Vladimir Mikhanovski Aventures en forêt

D’après mes calculs, j’aurais dû depuis longtemps déboucher sur la station ferroviaire, mais la forêt refusait de s’éclaircir. J’étais fatigué et en mon for intérieur je maudissais cette sortie aux champignons. Distrait par des lactaires et des bolets jaunes, j’avais fini par m’écarter des miens. Il ne manquait plus, pour finir, que je m’égare !

Chemin faisant j’avais calmé ma faim en grignotant quelques russules.

La forêt commença enfin à se faire moins dense et une odeur presque imperceptible de fumée émana de quelque part. « On brûle des feuilles d’érable. Certainement à la station », soupirai-je de soulagement.

Mais c’était non pas la station, mais un bourg que je ne connaissais pas. Des maisonnettes pimpantes se dressaient de part et d’autre de la rue principale. Leurs multicolores toits pointus flamboyaient dans les rayons du soleil couchant. Chaque tuile était couverte de caractères que, de loin, je ne parvenais pas à déchiffrer.

Non, ce n’était pas la station ! Et ce n’était pas des feuilles d’érable qu’un homme de petite taille brûlait dans un jardinet, mais des rubans bizarres qui grésillaient et se tordaient dans le feu, tels des serpents.

Je m’approchai.

Près du feu se tenait non pas un bambin, comme il m’avait semblé au début, mais un homme adulte qui m’arrivait à peine à la taille.

— Que brûlez-vous ? demandai-je en m’arrêtant.

— Ça ? L’homme avait une voix agréable, ses mouvements étaient précis et harmonieux. S’aidant d’un bâton, il repoussa dans les flammes quelques rubans sortis du foyer et dit : — De l’inforia.

— De l’inforia ? répétai-je en pensant avoir mal entendu.

— Eh bien oui, de l’information caduque. Déjà utilisée, jugea utile d’expliquer le petit homme en regardant mon visage qui s’allongeait.

— Je comprends, personne n’a besoin d’information périmée, dis-je d’une voix vive en pensant : « Comme il est curieusement habillé ! »

— Vous ne devez pas être d’ici, dit l’homme.

— Non, répondis-je. Pourriez-vous m’indiquer où je pourrais manger un morceau ? Parce que la station est encore loin et…

— Le point de restauration le plus proche se trouve là-bas à gauche.

— Je vous remercie, dis-je.

Dans le jardinet ajouré, comme sur les tuiles des toits, il me semblait voir des caractères incompréhensibles. Sans cesser de regarder les hiéroglyphes formés par les barres de fer savamment tordues de la clôture, je fis un pas en arrière, vers le chemin de plastique bombé.

— Mais je ne le vous conseille pas, me dit le petit homme qui s’était lancé à ma poursuite. L’information que l’on y sert n’est pas fraîche.

— Pas fraîche… bon. Mais où peut-on en obtenir de la fraîche ?

— Vous venez certainement de la capitale. Là-bas, bien sûr… Le petit homme agita le bâton et une gerbe d’étincelles fusa dans le jour qui baissait. Ici… Il fit un geste de sa main libre. Essayons quand même.

Une jeune fille mignonne comme tout sortit sur le perron d’une maisonnette. Exactement la poupée que j’avais achetée la veille à ma fille. Mais vivante, celle-là.

— Ol, dit le petit homme. Conduis l’hôte à l’infor central.

— Bien. La voix de la jeune fille résonnait comme une clochette d’argent. Elle dévala allègrement les marches.

Nous marchâmes assez longtemps. Je ne cessai de regarder les maisons aux toits pointus et construites avec un matériau que je ne connaissais pas.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en posant un doigt sur le mur d’une bâtisse à un niveau. Si j’avais voulu, j’aurais pu atteindre son sommet de la main.

— De l’inforia fossilisée. On la presse pour en faire des agglomérés, expliqua Ol.

« Elle aussi. Mon Dieu, où suis-je tombé ? Un asile, ça peut se comprendre. Mais toute une ville habitée par des fous ! »

— Cela doit être un bon matériau, dis-je pour entretenir la conversation.

— Il sert à tout faire, dit Ol.

— Résistant ?

— Pas toujours, fit Ol en hochant la tête. L’information est parfois sujette à caution.

— Et que se passe-t-il alors ?

— L’aggloméré s’effrite. Une fois, toute une maison s’est écroulée pour cette raison.

— Toute une maison ! Aie ! Aïe !

— Eh oui ! Les agglomérés des fondations recelaient une information fallacieuse. Vous vous rendez compte ?

J’agitai la tête avec compassion.

— Depuis cette histoire nous vérifions toujours l’information, dit Ol. C’est plus sûr.

De temps à autre Ol saluait des gens, de petite taille comme elle. Les passants me regardaient avec eu riosité.

— Une nouvelle information, expliquait Ol.

Au milieu des habitants du bourg je ressemblais à Goliath, bien qu’étant moi-même de taille moyenne.

— Nous sommes arrivés, dit Ol. Elle me montra une porte transparente et partit en courant.

J’entrai dans l’infor. Ma tête touchait presque le plafond. Instinctivement je me courbai. M’efforçant, sans succès il est vrai, de ne pas retenir l’attention, je saisis un minuscule plateau et prit la file rangée devant le comptoir. Un self-service qui ressemblait fort au restaurant universitaire de ma jeunesse, et cela me réconforta quelque peu. Après m’être restauré je prendrais aussitôt le chemin de la station. C’est dimanche, les trains roulent jusque tard.

Seulement la nourriture exposée sur le comptoir me plongea une nouvelle fois dans la perplexité. Des mets comme cela, je n’en avais jamais vu de ma vie. Des cubes d’un rouge vireux, des boules bleues, des triangles verdâtres…

Lorsque mon tour arriva, je saisis avec espoir un blanc objet aérodynamique ellipsoidal — un œuf ! — mais sentis dans le creux de la main le froid du métal. Alors, après un geste de résignation, j’entrepris de piquer au hasard dans les mets — sans en oublier un—et de les disposer sur mon plateau miniature.

— Regardez ! Regardez !

— Il est affamé d’information ! entendis-je quelqu’un murmurer derrière moi.

Sans lever les yeux, je me faufilai dans la salle au plafond bas. Ayant trouvé une place libre, je m’assis et tentai de mordre dans un cube pourpre. Cela faillit me coûter une dent. Mon voisin de table me fixa, bouche bée. Exactement comme ma fille en apercevant au zoo un reptile amphibien.

— J’ai oublié comment on procède, dis-je avec un sourire pitoyable.

Le petit homme hocha la tête avec entendement. C’était une copie exacte de celui qui brûlait des rubans dans son jardin. D’ailleurs, selon moi tous les habitants de cette ville mystérieuse étaient frères et sœurs de lait.

— Regardez, roucoula mon voisin. Il saisit précautionneusement de ses doigts fins un cube pourpre et, se soulevant de son siège, il le porta à ma tempe.

Miracle ! Je sentis brusquement quelque chose pénétrer impérieusement mon être. Des rythmes que j’ignorais jusque-là illuminèrent mon cerveau, les échos nets d’un air lointain envahirent mes oreilles, des cerceaux de feu se mirent à danser devant moi.

— Tenez-le vous-même, je vous en prie, me demanda l’homme.

Progressivement, je commençai à saisir un certain ordre dans ce qui se déroulait devant mes yeux. Je n’aurais probablement pas pu expliquer cela avec des mots. Des ondes musicales associées avec des ondes de lumière, des ondes invisibles et inaudibles pour l’entourage, m’emportaient et me berçaient, ma fatigue fondait comme un glaçon plongé dans de l’eau chaude. Même ma faim s’apaisait.

La musique se fit plus forte, les visions devinrent plus distinctes. C’était une merveilleuse fusion de la puissance et de la tendresse, de la tristesse et de la joie. Des timbales battaient, des cors d’harmonie modulaient, un violoncelle couinait. Mais ce n’était bien sûr ni des timbales, ni un violoncelle ! C’étaient des instruments de musique inconnus. En tout cas, je n’avais encore jamais rien entendu de tel. Or, le soir, ma fille et moi nous adorons capter des concerts symphoniques sur notre vidéorama…

A peine eus-je évoqué ma fille que la musique baissa d’intensité. Les cerceaux de feu pâlirent, s’éloignèrent.

J’essayai de mieux appliquer le cube sur ma tempe, mais la musique se tut. Je reposai le cristal sur la table.

— Alors, l’inforia, ça vous plaît ? s’enquit mon voisin.

Celui-ci apprécia à sa façon les sons inarticulés que je prononçai. Je n’étais encore pas remis de tout ce qui venait de se produire.

— Pas fraîche, n’est-ce pas ? dit-il avec compassion. Vous savez, ce n’est pas la capitale… Mais goûtez ceci, fit mon voisin en montrant un œuf coulé dans du métal léger ressemblant à de l’aluminium.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De l’information sur les étoiles instables !

Mon mets préféré, dit l’homme en souriant.

Repu d’information, je sortis. La ville lilliputienne scintillait déjà dans l’obscurité. Le sentiment d’avoir déjà vu cette ville sortie d’un conte de fées ne me quittait pas. Mais où ? Dans un livre lu avec ma fille ? Au cinéma ? J’interrogeai ma mémoire, mais en vain.

En marchant précautionneusement dans les rues, je regardais — je l’avoue — à l’intérieur des maisons. Je voulais savoir de quoi vivaient ces gens, ce qui constituait le sens de leur existence. Pourquoi l’information ou, comme ils disaient, l’inforia était le principal sujet de leurs conversations.

Dans les fenêtres je voyais déjà un tableau familier. Une personne assise, tenant un cube ou une boule appliqué sur la tempe, le visage concentré, comme privé d’expression. Ma fille a cette physionomie lorsque je lui narre un conte captivant.

J’avais déjà deviné que les petits objets à la forme géométrique régulière étaient des blocs d’information. L’institut dans lequel je travaillais planchait depuis plusieurs années sur la création de blocs portatifs pouvant enregistrer différents renseignements. Vous vous rendez compte de l’utilité de la chose pour les cosmonautes ? Au lieu de centaines de lourds volumes d’encyclopédies quelconques il leur suffira d’emporter dans leurs vols lointains, où chaque gramme de poids superflu est comptabilisé, une petite boule ou un petit cube de ce genre. Et puis sur la Terre aussi ces blocs trouveraient application. Notre institut est en passe d’aboutir, sem-ble-t-il… Mais j’ai l’impression que le peuple de lilliputiens l’a devancé.

Non, ces créatures ne sont pas des gens, pensai-je, même si extérieurement elles leurs ressemblent. L’homme peut-il vivre de la seule information, aussi intéressante et diversifiée soit-elle ?

Je prêtai attention aux slogans tracés en lettres lumineuses qui se détachaient dans le ciel nocturne : « Produisons davantage d’inforia », « Toute l’inforia doit être de qualité supérieure ! » et autres clichés de la même veine.

Les piétons se faisaient plus rares. L’information que j’avais ingurgitée au repas me bourdonnait dans la tête. Il fallait absolument que je tire les choses au clair. Si je raconte ça aux amis, ils ne me croiront pas. Les collègues du service ricaneront. C’est pourtant la vérité ! Me voici à un carrefour animé, des passants pressés me bousculent. Ma montre émet son tic-tac habituel. Il est vingt heures trente, la nuit tombe plus tôt en automne. Je me pince. La douleur est bien réelle.

Peut-être des extraterrestres ? Non, c’est absurde. Comme ça, à la vue de tous et à deux pas de la station ? Et personne ne les aurait remarqués excepté moi ? Ensuite, cette ville n’est probablement pas leur seule colonie. Ils ont à plusieurs reprises parlé de la capitale. Il y aurait donc ici, entre la forêt et la voie ferrée, tout un pays ? Un pays baptisé Inforia et qui ne figure pas sur la carte ?

Un homme — croyez-moi, il m’était impossible de les appeler autrement tant ils ressemblaient aux gens malgré leur gabarit réduit — venait à ma rencontre sans se presser. Il était âgé et semblait assagi par l’existence. C’est la personne qu’il me fallait.

Qu’elle m’explique enfin dans quel monde je me trouve.

Je me penchai et pris le vieillard par le bras.

— Je vous demande pardon, je voudrais m’entretenir avec vous, dis-je.

Le vieillard ne sembla pas étonné.

— Pourquoi donc, échangeons de l’inforia, répondit-il.

— Inforia, inforia, je n’entends parler que de cela, grommelai-je. Vous n’avez vraiment pas d’autres sujets de conversation ?

— Qui aurait-il de plus important au monde que l’inforia ? objecta le vieillard.

Nous arrivâmes devant une clairière éclairée par la pleine lune. L’herbe droite arrivait presque au menton de mon interlocuteur.

— Remarquable inforia, dit-il en caressant une tige. Regardant de plus près, je compris que c’était non pas de l’herbe, mais des rubans pareils à ceux que la première personne que j’avais rencontrée jetait dans le feu. Mais ceux-ci étaient verts et non pas jaunis et flétris.

Les rubans bruissaient sous l’effet du vent, comme me murmurant une information insolite.

Les reflets de lune glissaient sur le visage du vieillard lorsqu’il tournait la tête.

— Ces rubans, qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Des bandes perforées ordinaires.

— De l’information y est donc enregistrée ?

— Bien sûr.

— Mais laquelle ?

— De l’information variée, dit le vieillard en haussant les épaules. Il arracha un brin d’herbe — pardon, un ruban — et le goûta.

— Il est bon ? demandai-je bêtement.

— Déjà mûr, répondit le vieillard avec sérieux. Le moment est venu de faucher.

— Et après, qu’en ferez-vous ?

— Du fourrage pour les vaches, cela va de soi.

— Des vaches… de l’information ? dis-je, décontenancé.

— Et quoi encore ? Seulement il faut faucher juste au moment où l’inforia est mûre. Au moindre retard, l’information s’égrène. Ces rubans ne servent alors plus à rien.

— Vous les jetez ?

— Nous les brûlons.

— Écoutez, dis-je. Je n’arrive pas à comprendre. Chez vous les gens vivent d’information, les animaux aussi. Mais qu’en est-il de la véritable nourriture ?

— L’inforia est précisément la seule nourriture véritable, répondit le vieillard. Jugez vous-même : tout, dans ce monde, ne se réduit-il pas à l’information ?

Maintenant nous avancions dans une ruelle tranquille, faiblement éclairée et couverte de plantes que je ne connaissais pas. J’étais sur mes gardes : dans chaque buisson je voyais une boîte à information, dans chaque arbre, un bloc d’information.

— Dites-moi, enfin, explosai-je, quelle est donc cette information que vous ne cessez de traiter ? De l’information, cela doit absolument parler de quelque chose ! Alors ?

— N’est-ce pas égal ? dit l’étrange vieillard. Est-ce qu’une machine s’interroge quant à la source de l’énergie qui l’alimente ? Non. La machine se moque bien de ce qui brûle dans son foyer, de ce qui la met en action : du charbon, du bois ou encore la synthèse thermonucléaire. La machine, ce qu’elle veut, ce sont des calories, tout le reste lui est indifférent.

— Un combustible peut s’avérer inadapté, bredouillai-je finalement, décontenancé par l’étonnante logique de mon interlocuteur.

— Nous y venons, se réjouit le vieillard. Vous avez saisi le fond. C’est la même chose avec l’information. Elle aussi peut être inadaptée à l’homme.

— Pourquoi ?

— Pour plusieurs raisons. Par exemple, l’inforia peut manquer de fraîcheur… D’une manière générale, il n’y a pas de denrée plus délicate et plus périssable. Parfois on sert de l’inforia pauvre en vitamines.

— Comment ça ?

— Eh bien, si elle répète des choses notoirement connues. Mais le plus terrible, c’est le mensonge. Ne vous est-il jamais arrivé d’avoir été empoisonné par de l’information fallacieuse ?

— Si, une intoxication légère, marmottai-je.

— Vous avez de la chance, dit le vieillard. Il est dangereux aussi de s’étrangler avec de l’inforia…

— S’étrangler ?

— Cela se produit quand l’information est avalée par trop rapidement.

— Laissons la machine et revenons à l’homme, dis-je. L’organisme humain peut-il être nourri au moyen de la seule information et rien d’autre ?

— Non, vous n’avez pas saisi le fond, dit tristement le vieillard. Voilà déjà une heure que je m’évertue à vous expliquer que tout ce que l’organisme vivant — dont l’homme — reçoit de l’extérieur se réduit, en dernière analyse, à l’information. Toute sa vie l’homme ne fait que recevoir et traiter de l’inforia. Sans l’inforia il n’y aurait rien de vivant, si vous voulez savoir. Sans l’inforia le genre humain se serait désagrégé, il aurait disparu !…

— Oh…, fis-je, sceptique.

— Mais si ! Les cellules héréditaires, ne sont-ce pas un écheveau d’information recelant toutes les propriétés d’un individu donné de manière à les transmettre de génération en génération, des ancêtres aux descendants ?

— Certainement…

— Et la mémoire, la mémoire humaine, n’est-elle pas la plus riche réserve d’information ?

Le vieillard se classait donc, lui et son peuple, dans le genre humain.

— Détruisez la mémoire. Que deviendra alors l’humanité ? poursuivit le vieillard. L’histoire, les arts, la culture disparaîtront. Un écrivain antique avait relaté cette histoire : le diable proposa à un pauvre tous les biens de la Terre à condition qu’il lui fasse don de sa mémoire. L’homme accepta, le diable tint parole et lui donna tout ce qu’il demanda. Seulement, privé de mémoire, l’homme perdit son visage humain. La mémoire, c’est tout, dit le vieillard en faisant un geste de la main. Or, recèle-t-elle quelque chose qui ne soit pas de l’information ?

— Il me semble que je commence à comprendre où vous voulez en venir, dis-je. Cela signifie que la nourriture ordinaire, disons un morceau de pain…

— Ce n’est rien d’autre qu’une certaine portion d’information, reprit le vieillard. D’information pour l’estomac, pour les cellules nerveuses, pour l’intestin et, en dernière analyse, pour tout l’organisme. Mais une information grossière, de mauvaise qualité, primaire, si l’on peut dire. Une telle nourriture peut être débarrassée des adjonctions et transformée en pure information. Nous nous nourrissons de ces blocs d’information.

— J’y ai goûté, dis-je.

— Je reviens à l’idée initiale, fit le vieillard. La machine se moque du combustible avec lequel on l’alimente, pourvu qu’il soit de bonne qualité. Or, l’homme est la même machine, quoique plus complexe. C’est pourquoi lui aussi est indifférent à l’information dont il se nourrit, pourvu qu’elle soit de bonne qualité. Partant, l’homme doit consommer une inforia pure, naturelle. Nous sommes parvenus à l’obtenir. — Il y avait quelque chose de solennel dans la voix du vieillard. — Par la même occasion nous avons triomphé d’une foule de maladies gastriques. En règle générale, le tube digestif en tant que tel a perdu sa raison d’être.

Le temps passait et le monde dans lequel je me trouvais ne me semblait plus aussi étrange qu’au début. Ce monde vivait selon ses lois qui ne manquaient assurément pas de logique.

Cependant, ces gens ne devaient-ils pas avoir quelque chose de commun avec mon bon vieux monde ordinaire ?

— Chez vous, l’argent existe ? demandai-je à brûle-pourpoint.

— L’argent ? répéta le vieillard. Qu’est-ce que c’est ?

— L’argent…, fis-je, décontenancé. Il permet d’acheter tout ce qui est indispensable.

— Chez nous chacun reçoit autant d’inforia qu’il le désire. Vous, par exemple. Vous avez dit que vous veniez de dîner à l’infor central. Avez-vous payé les blocs d’information avec cet… argent ?

Il avait raison. Mais je n’abdiquai pas.

— Comment vous passez-vous d’argent ?

— Il ne sert à rien.

— Mais si vous avez besoin de comparer deux blocs d’information pour établir celui qui a le plus de valeur ? Avec des roubles et des kopecks la chose serait aisée. Mais sans l’aide de l’argent…

— Vous ne savez donc pas qu’il est très simple de mesurer l’inforia ? dit le vieillard. L’unité de mesure de l’information est le bit. Un bit équivaut à…

— Seulement pas de conférence, implorai-je. J’en ai par-dessus la tête. Je regardai alentour.

Le vieillard avait disparu comme par enchantement.

L’information absorbée commençait visiblement à faire son œuvre. J’avais des nausées, des brûlures d’estomac. J’étais complètement retourné. Ou bien l’information était trop relevée, ou bien elle était simplement fallacieuse.

J’avançais. Les maisonnettes devant moi oscillaient, tantôt sortant du brouillard, tantôt de nouveau englouties par celui-ci. « Et si, effectivement, tout se réduisait à cette inforia ? me demandai-je en faisant une grimace due à un terrible mal de crâne. Si l’on réfléchit bien… Lorsque j’interroge un élève, qu’est-ce que je lui demande sinon de l’information ? Le savoir ! C’est l’assimilation de l’information. Et lorsque je colle une mauvaise note, c’est que l’information est insuffisamment assimilée. En lisant un livre, n’est-ce pas de l’information que nous recherchons au premier chef ? De l’information sur ce que nous ignorons encore, sur ce qui nous préoccupe et intéresse. Et si ce n’est pas le cas, alors nous refermons le livre de dépit… »

Trébuchant dans la demi-obscurité, je faillis tomber. Me baissant, je ramassai un débris poreux ressemblant à du tuf. Un autre à ma place l’aurait jeté. Mais par habitude professionnelle je me dirigeai vers un lampadaire qui diffusait une lumière blafarde. Mais bien sûr ! Que peut-on attendre d’autre dans ce pays ? C’était non pas une pierre, mais un bloc fossilisé d’information. A tout hasard je l’empochai. Une fois rentré, je relaterai à tout le monde mon périple au pays Inforia. Ma fille, elle me croira d’emblée. Si quelqu’un émet des doutes, je montrerai ce débris. Qu’on essaye un peu de réfuter une pièce à conviction !

« Et toutes les grandes découvertes scientifiques ? poursuivis-je mes réflexions. C’est que chacune d’elles n’est rien d’autre qu’une nouvelle parcelle d’information sur la nature qui nous environne. N’est-ce pas ? »

J’inventai toutes sortes d’exemples confirmant l’idée selon laquelle tout dans notre monde se réduit à l’information. Et j’imaginai comment, dans un avenir proche, les écoliers résoudraient des problèmes de ce genre :

« Deux tuyaux sont branchés sur un bassin. Si l’on ouvre les deux robinets, le bassin se remplit d’information en cinq heures. On connaît le diamètre des tuyaux. En combien d’heures le bassin se remplira d’information si celle-ci coule dans un tuyau et s’écoule dans l’autre ?… »

Marchant au hasard, je débouchai de nouveau dans la rue principale. Les passants étaient rares.

Je me sentais étranger parmi ces petits êtres adroits qui vaquaient à leurs occupations.

Vous ne pouvez imaginer ma joie lorsque j’aperçus la fine silhouette familière ! C’était Ol. Elle donnait à manger à des oiseaux peluchés. Ceux-ci piaillaient autour d’elle. Deux d’entre eux s’étaient posés sur ses épaules, les plus hardis picoraient des miettes d’information dans le creux de sa main.

— Ol, appelai-je.


— Enfin, prononça une voix réjouie à proximité.

Je me retournai.

— Restez couché. Vous ne devez pas bouger, dit sévèrement une jeune fille en blouse blanche surgissant des ténèbres. Elle avait le même visage que la jeune fille aux oiseaux.

— Ol, répétai-je.

— Je m’appelle effectivement Olga. Vous me connaissez donc ? s’étonna la jeune fille.

— Bien sûr. Vous êtes Ol, du pays Inforia…

— Il délire de nouveau, dit quelqu’un sur un ton inquiet.

— Le symptôme typique de l’empoisonnement par des champignons, prononça une basse avec assurance. Je crains qu’il faille répéter le lavement.

En entendant les mots « répéter le lavement », je sentis mon état s’améliorer prestissimo.

— Où l’avez-vous trouvé ? demanda quelqu’un.

— Dans la bande boisée.

— Au-delà de la station ?

— Oui.

— Il était allongé à deux pas de la voie, dit Ol.

— Vous avez eu la malencontreuse idée de manger des champignons, dit un homme. Après les petits habitants du pays Inforia, il me paraissait immense. Prenez donc cela. Il me tendit un verre contenant un liquide rosâtre.

Après avoir bu la boisson tonifiante, je sentis que j’avais définitivement repris mes sens. Je ne cessai de regarder Ol. Confuse, elle détourna les yeux. J’avais l’impression qu’un simple effort me renverrait dans le merveilleux petit pays, dans la ville lilliputienne dans les rues de laquelle je venais d’errer.

— Alors, comment ça va ? me demanda un médecin.

En guise de réponse je me levai et effectuai quelque pas dans la chambre.

— Parfait, dit-il.

Ol me sourit et je compris que nous ne pouvions pas nous séparer aussi simplement. En effet, n’avions-nous pas un secret commun ?

— Olga, dit le médecin, accompagnez votre cavalier. Il peut encore attraper le dernier train.

Plongeant la main dans la poche de ma veste, je sentis quelque chose de dur. Le débris fossilisé d’information ! J’avais dans le creux de la main une pierre à la forme étrange. Sa surface, rongée par les intempéries, semblait couverte de caractères.

— D’où tenez-vous cela ? demanda le médecin en fronçant les sourcils. C’est curieux…

Il tourna et retourna longtemps la pierre, comme s’il cherchait à lire une écriture inconnue.

— L’acide du sol a dissous les mouchetures les plus tendres de la roche, dit-il enfin en me rendant la pierre. D’où ces arabesques.

Je ne dis rien. Parce que j’ai horreur des sceptiques et de ceux qui ont l’habitude de donner à chaque événement une explication trop simple.

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