JACQUES CHIRAC en collaboration avec Jean-Luc Barré CHAQUE PAS DOIT ÊTRE UN BUT MÉMOIRES

« Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant. »

Goethe

Conversations avec Eckermann

À mon petit-fils Martin

1 LES MILLE SOURCES

Je garde à portée de main, depuis longtemps, un document personnel résumant les grandes étapes de l’évolution de la Vie, de la Terre et de l’Univers. Cette fiche chronologique, qui remonte aux sources mêmes de notre histoire collective, ne m’a jamais quitté, que ce soit dans la vie courante ou dans l’exercice du pouvoir, à l’Élysée ou lors de mes déplacements à l’étranger. Il m’est souvent arrivé de l’extraire de ma serviette et de m’y plonger quand une réunion me paraissait traîner en longueur ou se perdre dans des débats inutiles.

Le fait de consulter régulièrement un tel document m’a sans doute conforté dans une certaine idée de la relativité des choses, aidé à préserver la distance, le recul nécessaire à une meilleure compréhension des hommes et des événements. Celui-ci demeure aujourd’hui une de mes références les plus précieuses pour apprécier, sur la durée, l’importance des enjeux auxquels notre planète est confrontée, et interpréter la psychologie des peuples et de leurs dirigeants à la lumière des traditions, des façons d’être, de vivre et de penser qui l’ont façonnée de longue date.

Dès mon adolescence, en même temps que je découvrais, au musée Guimet, le génie des civilisations asiatiques, je me suis intéressé à l’histoire de l’Homme. Savoir d’où nous venons et où nous allons, quels liens nous unissent aux peuples les plus anciens, comment s’est forgée la trame de nos identités, de nos cultures, de nos croyances, de notre mode de vie, et quel sera l’avenir de notre espèce, sans doute vouée, comme toutes les autres, à disparaître : ces questions n’ont cessé, avec les années, de nourrir ma réflexion politique et d’inspirer ma vision des problèmes nationaux et internationaux. Si je m’interroge sur les raisons profondes de mon engagement durant plus de quarante années de vie publique, j’aboutis immanquablement à la conclusion que tout est lié chez moi à cette passion de l’humain, de tout ce qui fait l’originalité de chaque être et le génie singulier, à mes yeux irremplaçable, de chaque race et de chaque nation.

Rien, par ailleurs, ne me prédestinait vraiment à accomplir une carrière politique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je n’ai pas grandi dans l’obsession d’accéder, un jour, aux plus hautes charges de l’État. Longtemps, mes aspirations, mes rêves ont été différents, même s’il s’agissait toujours, d’une manière ou d’une autre, de servir mon pays. Après avoir envisagé une carrière dans l’armée au moment de la guerre d’Algérie, pour laquelle je m’étais porté volontaire, ma seule ambition, à la sortie de l’ENA, était de devenir directeur de l’Aviation civile ou gouverneur de la Banque de France, comme le souhaitait mon père. C’est par hasard, et pratiquement sur ordre, que je suis entré en politique en 1967, à trente-cinq ans.

Affecté au cabinet de Georges Pompidou depuis le mois de décembre 1962, je suis convoqué, un jour de mai ou juin 1966, par le Premier ministre : « Chirac, me dit-il, vous allez vous présenter aux élections législatives à Paris. C’est ainsi que vous me servirez le mieux. » Pris de court, je lui réponds que je ne crois pas être fait pour cela, nourrissant, comme il le sait, d’autres projets, mais que je lui obéirai en toute hypothèse. J’insiste néanmoins pour être candidat, non à Paris, comme il me le demande, mais en Corrèze, une terre dont je me sens plus familier. « Hors de question, me rétorque Georges Pompidou. Le département dispose de trois circonscriptions : Brive, Tulle et Ussel. La première est réservée à Jean Charbonnel. La deuxième, celle du radical-socialiste Jean Montalat, est imprenable à l’heure actuelle. Quant à la troisième, c’est pour nous l’une des plus difficiles de France. Depuis la proclamation de la République, quels que soient l’élection ou le mode de scrutin, la circonscription d’Ussel n’a jamais échappé à la gauche. Qui plus est, les trajets, les routes sont épouvantables. Vous allez vous user et, quand j’aurai besoin de vous, vous ne serez plus bon à rien. Dans ces conditions, insiste-t-il, mieux vaut vous présenter à Paris. » Non sans mal, j’obtiendrai finalement gain de cause. Et c’est ainsi, sans l’avoir voulu, mais très vite galvanisé par ce nouveau défi, que je suis né, si je puis dire, à la vie politique, au cœur de la haute Corrèze, sur ce plateau des Mille-Sources, improprement appelé plateau de Millevaches, où la chaleur humaine compense la rudesse du climat.

Bien plus qu’une question de partis ou d’idéologies, la politique est d’emblée pour moi une affaire d’hommes, de caractères, de sensibilités. Par instinct et goût des autres, c’est sur ce terrain-là que je me trouve spontanément le plus en accord avec moi-même. Issu d’un milieu familial attaché à la défense de la laïcité et aux valeurs premières du radicalisme — mes grands-parents étaient tous quatre instituteurs —, je n’ai pas reçu pour autant de mon père ni de ma mère ce qu’on peut appeler une éducation politique. Aucun d’eux n’a jamais manifesté à cet égard des convictions susceptibles de m’influencer et de me préparer, moins encore, à devenir un jour député de Corrèze. Étaient-ils un peu plus à gauche qu’à droite, ou l’inverse ? Je n’ai jamais vraiment réussi à le savoir. Tous deux, qui faisaient preuve d’une authentique générosité, m’ont d’abord appris le sens du service et du partage à l’égard des autres et surtout des plus démunis.

Le seul de mes proches à avoir fait de la politique est mon grand-père paternel, Louis Chirac. J’avais à peine cinq ans à sa mort, en mai 1937, mais je garde de lui un souvenir assez précis. C’était un personnage imposant, tant par la stature que par le caractère. Mon grand-père mesurait près de deux mètres. Doté d’une magnifique chevelure et d’une voix superbe, il me terrorisait, enfant, par une autorité que personne parmi les siens ne songeait à contester. Devant lui, tout le monde filait doux. Et il suffisait qu’il entre dans une pièce pour que je décampe aussitôt ou me cache sous la table.

Instituteur apprécié de ses élèves comme de ses supérieurs, Louis Chirac a terminé sa carrière à Brive comme directeur de l’école Firmin-Marbeau, qu’on appelle encore aujourd’hui « l’école Chirac », tant la figure de mon grand-père est restée ancrée dans les mémoires. J’ai connu nombre de ses anciens élèves à qui il avait coutume de taper sur les doigts avec sa règle.

Soucieux de faire de ses élèves des citoyens responsables, il leur inculque les valeurs républicaines de solidarité et de fraternité. Il leur fait apprendre par cœur quelques poèmes extraits des Châtiments de Victor Hugo, ceux notamment écrits en l’honneur des « soldats de l’an II », étudier la vie de Voltaire et l’histoire des idées au siècle des Lumières. Archétype même du « hussard noir de la République », c’est un militant passionné de l’enseignement public.

Franc-maçon notoire — j’ai retrouvé, plus tard, dans le grenier de notre petite maison familiale de Sainte-Féréole, des accessoires qui en témoignaient —, Louis Chirac est devenu localement le vénérable de la loge de la Fidélité à l’Orient. Il faisait profession d’anticléricalisme avec une franche allégresse. Avant d’être le correspondant local de La Dépêche de Toulouse, il signait chaque semaine, dans La Corrèze républicaine, des articles au vitriol contre le chanoine Chastrusse, qui lui répondait sur le même ton dans un journal catholique de la région. C’était Don Camillo avant la lettre, et leur affrontement ne devait pas manquer, lui non plus, d’une certaine truculence. Il échangeait aussi des lettres d’une grande agressivité avec le député de Corrèze, Charles de Lasteyrie, qui deviendra ministre des Finances : le grand-oncle de ma future épouse, Bernadette de Courcel…

Membre actif du parti radical-socialiste de l’arrondissement de Brive, Louis Chirac a été de tous les combats politiques de l’entre-deux-guerres et un ardent défenseur du Cartel des gauches, dans les années vingt, comme du Front populaire, qu’il eut le bonheur, peu avant sa mort, de voir triompher aux élections du printemps 1936. À cette date, déjà président de l’Université populaire, vice-président de l’association des Écoles laïques et secrétaire de la section locale des pupilles de la Nation, il prend part au congrès de l’Union française pour le suffrage des femmes, qui se tient à Brive cette année-là. Une photographie parue dans les journaux montre Louis Chirac au milieu d’un groupe de féministes, sous une banderole proclamant : « Les Françaises veulent voter ! »

Mon grand-père était d’autant plus fier du Front populaire que deux Corréziens siégeaient dans le gouvernement de Léon Blum : Suzanne Lacorre, sous-secrétaire d’État à la Protection de l’enfance, et Charles Spinasse, ministre de l’Économie nationale. Toujours maire d’Égletons et resté, avec Henri Queuille, ancien président du Conseil de la IVe République, qu’on surnommait « le petit père Queuille », l’un des personnages incontournables de la vie politique locale, quand je commençai, trente ans plus tard, à faire campagne dans la circonscription d’Ussel, Charles Spinasse a souvent évoqué devant moi ses souvenirs du Front populaire. C’est à lui que je dois d’avoir mieux compris la noble aventure de ces hommes emportés par un espoir fou de transformer la société, de la rendre plus juste et plus équitable. Grâce à eux, un grand vent salubre traversait alors les esprits. Et j’étais heureux et fier d’entendre Charles Spinasse me parler du rôle que mon grand-père avait joué à ses côtés lors des rassemblements antifascistes qui se tenaient à Brive, durant l’été 1936, pour soutenir les républicains espagnols dans l’effroyable guerre civile qui les opposait aux troupes de Franco.

Sans être politiquement aussi engagé, mon grand-père maternel, Jean Valette, bien qu’ancien élève des jésuites, était empreint, tout comme son épouse, de la même fibre républicaine, attaché aux mêmes principes d’un radicalisme rigoureux, laïc et progressiste. Cet esprit humaniste, que chacun de mes aïeux a ainsi défendu et incarné à sa manière, fait partie intégrante d’un héritage familial dans lequel je me suis toujours reconnu. Ce n’est pas par hasard que je suis devenu à mon tour un combattant de la laïcité, convaincu qu’une société se doit d’accorder la plus grande liberté de conscience et de convictions à tous ses membres et qu’il n’est pas acceptable de vouloir imposer à quiconque une direction religieuse. Ce qui, pour ma part, ne m’a jamais empêché d’être croyant, ni de m’intéresser de près aux questions spirituelles et à l’histoire de toutes les religions…

C’est ma mère, restée une catholique fervente et pratiquante, qui assurera mon éducation chrétienne. Ainsi ai-je servi comme enfant de chœur à l’église Saint-Philippe-du-Roule avant d’effectuer un bref passage chez les scouts, où l’on me surnomma, je ne sais pourquoi, « Bison égocentrique ». Soucieuse de me transmettre sa propre foi, ma mère s’est employée autant qu’elle l’a pu à me préserver de l’anticléricalisme déclaré d’une grande partie de mes ancêtres corréziens.

Si je me suis toujours senti profondément enraciné dans cette terre de Corrèze, d’où les miens sont issus depuis plusieurs générations, j’ai été pourtant le premier à ne pas voir le jour du côté de Noailhac ou de Sainte-Féréole, de Beaulieu ou de Queyssac-les-Vignes, aux alentours de Brive. Pour l’état civil, et comme nombre d’Auvergnats ou de Limousins dont les ascendants sont venus chercher fortune dans la capitale, je suis né à Paris, le 29 novembre 1932, à la clinique Geoffroy-Saint-Hilaire, dans le Ve arrondissement.

Mon père s’y est installé une dizaine d’années auparavant, après avoir quitté la Corrèze pour faire carrière dans la banque. Il dirige à cette date l’agence de la Banque nationale pour le Commerce et l’Industrie, avenue de la Grande-Armée. Un poste envié, qui lui permet de nouer des relations étroites avec les milieux aéronautiques. C’est ainsi qu’il fera la connaissance de deux hommes appelés à jouer un rôle décisif dans la suite de son parcours professionnel : Henry Potez et Marcel Bloch, futur Marcel Dassault.

Comme la plupart des hommes de sa génération, mon père avait été très marqué, tant moralement que physiquement, par son expérience de la Grande Guerre. Mobilisé en 1917, à l’âge de dix-neuf ans, Abel François Marie Chirac, qui choisira plus tard de se faire appeler par son second prénom, François, est blessé à la poitrine par un éclat d’obus, devant Montdidier, en mai 1918 et laissé pour mort sur le terrain. Il met trois mois à récupérer, avant de retourner sur le front en août 1918. Au lendemain de l’armistice, il se porte volontaire pour aller se battre en Pologne contre l’Armée rouge. Ce qui lui vaut d’être cité à l’ordre du 1er régiment des chars polonais, pour son courage et son dévouement.

Mon père reviendra en France, en juin 1920, épuisé par le véritable calvaire qu’il avait enduré à la frontière russe, dans les marais du Pripet, lesquels n’étaient pas, comme on l’imagine, des lieux très hospitaliers. Il acceptait de me raconter ses années de guerre, quand je l’interrogeais. Mais sans s’y attarder et en s’efforçant de ne pas trop trahir ses sentiments. Mon père était toujours d’une grande pudeur pour tout ce qui le concernait. Il lui était difficile de se livrer et il répugnait manifestement à revenir sur un passé qui l’avait meurtri sur tous les plans. Sans doute pour me permettre de mieux ressentir ce qu’il avait vécu sur le front, il me fit lire, très jeune, Les Croix de bois de Roland Dorgelès. Ce roman a été l’une de mes premières émotions littéraires.

Mon père avait une grande autorité naturelle. C’était un homme sûr de lui, exigeant, froid et déterminé. Joueur de rugby, sa haute taille lui conférait un avantage incontestable. Je l’aimais beaucoup, mais nos rapports étaient avant tout placés sous le signe de la hiérarchie père-fils, celui-ci étant fait pour obéir à celui-là. À l’époque, ce type de relation allait de soi et ne se discutait pas. Même s’il m’est arrivé de m’affranchir de la règle familiale, sans doute conforté par le fait d’avoir toujours été extrêmement gâté par ma mère.

Mes parents s’étaient mariés à Noailhac en février 1921 et leur vie de jeune couple avait été aussitôt endeuillée par un drame qui les avait traumatisés l’un et l’autre : la perte de leur premier enfant, une petite fille, Jacqueline, emportée par une broncho-pneumonie deux ans à peine après sa naissance. Ce drame explique probablement pourquoi ils ont attendu près d’une dizaine d’années avant d’avoir un deuxième enfant.

Ma mère, née Marie-Louise Valette, était une femme de caractère, douée d’un sens aigu de la repartie et d’un franc-parler qui pouvait déconcerter. Énergique, tenace et chaleureuse, elle savait se montrer attentive aux autres et d’une très grande bonté. Maîtresse de maison hors pair, réputée pour ses talents de cuisinière, sa principale préoccupation était de prendre soin de mon père et de moi, son fils unique qu’elle couvrait d’attentions et protégeait à l’extrême. À mon retour de l’école, quand j’étais enfant, elle allait jusqu’à préparer ma sucette en enlevant le papier pour m’éviter toute fatigue inutile ! Elle me passait tous mes caprices, s’empressait de satisfaire le moindre de mes désirs. « Il me mange tous mes chapeaux ! » se plaignait-elle parfois, tant elle ne reculait devant aucun sacrifice pour me faire plaisir et s’assurer que je ne manquais de rien. C’est ainsi qu’on finit par prendre de mauvaises habitudes…

J’adorais ma mère autant qu’elle m’adorait. Si mon enfance a baigné dans une atmosphère d’autorité certaine, elle fut aussi l’une des plus heureuses et des plus comblées qui soient, malgré la menace d’une guerre dont je n’avais encore, par la force des choses, qu’une conscience très évasive.

Trois ans après ma naissance, mon père a pris la direction, en septembre 1935, de la succursale de la BNCI à Clermont-Ferrand, dont il s’occupera jusqu’à notre retour à Paris en novembre 1937. Je me souviens de promenades en famille sur la place de Jaude et des fins de semaine que nous passions dans le village de Vertolaye, traversé par une rivière, la Dore, où je faisais semblant de pêcher la truite. J’avais quatre ans et une « petite amie », prénommée Bernadette, que j’embrassais tout le temps, paraît-il, et qui n’arrêtait pas de me dire : « Jacques, tu m’uses, tu m’uses ! »

L’été, je passe une grande partie de mes vacances à Sainte-Féréole, sur la terre de mes ancêtres, vite devenue pour moi un symbole de liberté et de vagabondage. J’aime vivre en pleine campagne. Mes grands-parents maternels habitent en face d’une ferme où j’aide à traire et à soigner les vaches. On les utilisait alors comme animaux de trait et on les ferrait. Il y a aussi, à proximité, un forgeron et un charron chez qui je connaîtrai des moments de pur bonheur.

Avec un de mes camarades, Léon Bordes, je vais pêcher les écrevisses à la lampe à carbone. Les garçons du village m’ont vite adopté. L’après-midi, nous nous retrouvons autour du baby-foot dont l’arrivée au café de Sainte-Féréole a été pour eux un véritable événement. Un autre de nos jeux favoris est de préparer des bombes à châtaignes pour les lancer sur le passage des filles.

Dès cet instant, je me suis senti physiquement, instinctivement plus corrézien que parisien, attaché aux êtres que je côtoie à Sainte-Féréole par des liens qui s’exprimaient d’une façon plus authentique. Je me souviens du maire d’une petite commune de Corrèze, Combressol, dont j’ai fait la connaissance quelques années plus tard. Ce maire s’appelait Fernand Rougerie. Chaque fois qu’il me voyait, il me passait la main dans les cheveux, que j’avais plus épais qu’aujourd’hui, et s’amusait à me décoiffer. C’était sa manière à lui de me manifester son amitié.

En juin 1940, tandis qu’une débâcle militaire sans précédent dans notre histoire nationale plonge la France, en quelques jours, dans le chaos et la pénurie, c’est à Sainte-Féréole que ma mère et moi trouvons refuge, après avoir quitté précipitamment Paris sur les conseils insistants de Marcel Bloch. Un vieil ami de ma famille, Georges Basset, vient nous chercher en hâte à Parmain, près de L’Isle-Adam, où mes parents louent une maison de campagne pour le week-end. Nous entassons quelques bagages dans sa Renault Vivaquatre et partons vers le sud, comme tous ceux qui, par milliers, fuient la capitale au milieu d’un désordre inextricable. Sur le pont de Parmain, notre voiture est bloquée par un premier embouteillage. C’est alors que j’assiste à une scène demeurée pour moi inoubliable.

Georges Basset, ancien combattant de la Grande Guerre, qui a le patriotisme chevillé au corps, avise un officier en train de marcher sur le bord de la route : « Mon capitaine, que se passe-t-il ? Qu’est-ce que vous faites ? — Je m’en vais, je file. Les Allemands sont à cinquante kilomètres. — Mais enfin, vous ne vous battez pas ? » s’étonne Georges Basset. J’entends encore la réponse de l’officier : « Vous vous rendez compte, monsieur, ils nous tirent dessus ! » Tel était malheureusement l’état d’esprit d’une partie de mes compatriotes à cette époque.

Au moment de l’exode, mon père se trouve au Canada, où il négocie une affaire pour Henry Potez, qui l’a recruté en 1937 comme directeur général de son entreprise. Henry Potez et son ami Marcel Bloch avaient révolutionné l’industrie aéronautique en mettant au point l’hélice « Éclair » durant la guerre de 14. Devenus les patrons du groupe français le plus florissant dans ce secteur, ils entretiennent avec mon père, chargé de gérer leur compte au sein de la BNCI, des relations professionnelles d’une grande proximité. En 1936, Henry Potez et Marcel Bloch avaient su tirer parti des nationalisations industrielles opérées par le Front populaire, en obtenant du gouvernement de confortables indemnités. Coup de génie dont mon père, qui avait l’habitude de les conseiller, fut peut-être l’inspirateur judicieux. Toujours est-il qu’il se voit confier, l’année suivante, la direction de la société Henry Potez qui continuera, jusqu’à la guerre, à s’occuper de la production de nouveaux prototypes pour répondre aux besoins des états-majors. C’est ainsi que, durant mon enfance, j’ai toujours entendu parler d’aviation et secrètement rêvé d’y faire carrière à mon tour.

Si j’ai bien connu Henry Potez, pour l’avoir beaucoup côtoyé, ainsi que sa femme et ses trois enfants, pendant les cinq années de guerre au Rayol, près de Toulon, où nos deux familles s’étaient établies à une courte distance l’une de l’autre, ce sont des liens d’un autre ordre qui ont commencé de se nouer entre Marcel Bloch et moi à partir de cette époque.

Je l’ai rencontré pour la première fois à une terrasse de café à Vichy, un jour de l’été 1940, alors que nous descendions vers la Côte d’Azur pour nous y installer en attendant de pouvoir regagner Paris. J’avais huit ans et me passionnais aussi pour les voitures, comme beaucoup de garçons de mon âge. Celle de Marcel Bloch me paraissait inouïe. Il affirmait qu’il n’en existait en France que quelques modèles. Son automobile me fascinait à tel point que ma mère finit par lui avouer, en riant, que j’étais incollable sur ce sujet.

Il se penche alors vers moi :

— Si tu me dis la marque de la mienne, nous allons tout de suite chez le marchand de jouets en face et je t’achète ce que tu veux.

Je réponds sans hésitation :

— C’est une Graham Paige.

Sidéré, Marcel Bloch se lève aussitôt et m’entraîne dans la boutique voisine où il m’offre ce que je souhaitais : un train électrique… Plus tard, Marcel Dassault m’a souvent rappelé la surprise que ma réponse lui avait causée. Après la guerre, nous nous sommes un peu perdus de vue et c’est au cabinet de Georges Pompidou, où je m’occupais notamment des questions aéronautiques, que nous avons repris contact et sommes redevenus proches jusqu’à sa mort, en 1986. J’y reviendrai.

Au Rayol, où Henry Potez a décidé de transférer le siège de sa société, après avoir fermé ses usines de Méaulte à l’arrivée des Allemands, nous habitons une charmante villa, La Farandole, proche de son domaine où mon père et lui continuent de travailler. En réalité, tous deux n’ont plus grand-chose à faire, en dehors de jouer au bridge et de commenter l’actualité. Un jour où ils prennent le soleil en fumant, sur la grande terrasse face à la mer, j’entends mon père déclarer à Henry Potez : « Les Allemands, de victoire en victoire, vont à la défaite finale ! » Hostile à la collaboration, mon père n’en gardait pas moins un certain respect pour le Maréchal, comme beaucoup d’hommes de sa génération, liés par une même vénération pour le vainqueur de Verdun. Mais au fil du temps, il s’est mis à parler de Pétain avec un regret croissant et une sorte de désespoir, devenant du même coup de plus en plus ouvertement gaulliste. Il le restera jusqu’à sa mort, en juin 1968.

Chaque matin, je me rends à l’école communale du Rayol, située à une heure de marche de notre villa. Mon meilleur ami s’appelle Darius Zunino. C’est le fils d’un immigré italien, qui travaille comme ouvrier agricole. Sa famille est communiste. Darius passe pour un « petit voyou », ce qui n’est pas fait pour me déplaire. Ensemble, nous faisons naturellement les quatre cents coups. Après l’école, je passe le plus clair de mon temps à musarder avec Darius Zunino sur les collines environnantes, à courir dans les ravins, à chasser les oiseaux ou à pêcher, le plus souvent pieds nus, si bien que j’aurai beaucoup de mal à me réhabituer à porter des chaussures, une fois rentré à Paris. Je garde un souvenir enchanteur de cette période de ma vie, malgré l’arrivée des Allemands en novembre 1942.

Depuis qu’ils ont envahi la zone libre et fait leur apparition sur la Côte, on les rencontre un peu partout, dans les vignes ou sur les chemins des plages. Ils communiquent entre eux par des téléphones de campagne. Des kilomètres de fils noirs, qu’ils n’enterrent pas, courent dans les champs. Avec Darius, nous nous amusons à couper ces fils, inconscients des risques que nous prenons en le faisant. Non pour commettre, évidemment, un acte de résistance, mais parce qu’en ces temps de pénurie ce fil noir se prête, pour des garçons de notre âge, à quantité d’utilisations.

Le 27 novembre 1942, alors que je me promène comme souvent sur les hauteurs du Rayol, j’entends tout à coup une énorme explosion et vois le ciel s’embraser avant de se couvrir de fumée. Je viens d’assister, sans le savoir, à mon premier événement historique : le sabordage de la flotte française en rade de Toulon. En rentrant chez moi, j’apprends par mon père ce qui s’est passé. Il est très en colère à l’idée que la France, ou plutôt Vichy, ait pu détruire de sa propre initiative un de ses derniers atouts militaires, au lieu de tenter une sortie en direction d’un des ports d’Afrique du Nord ou d’Angleterre. Et instinctivement, j’en ai été choqué, moi aussi, ressentant, comme une évidence physique, qu’il venait de se produire quelque chose qui n’était pas digne et qu’on aurait dû empêcher. D’une certaine manière, le drame de Toulon a contribué à mon éveil politique.

Deux ans plus tard, dans la nuit du 14 au 15 août 1944, les premiers commandos alliés débarquent non loin de notre nouvelle résidence, la villa Casa Rosa. C’est mon autre rendez-vous avec l’Histoire en train de s’accomplir. Trompés par une mer anormalement calme, les hommes du capitaine Ducourneau échouent, non devant le point de repère prévu, en face de la plage d’Henry Potez, mais à proximité des falaises du cap Nègre, qu’ils doivent escalader à pic sous le feu des batteries allemandes. Puis, dans la lumière du matin, nous voyons surgir de la mer des soldats qui parlent notre langue. Parmi eux, un personnage déjà mythique, le général Diego Brosset, chef de la 1re division de la France Libre. L’un des premiers militaires à avoir rallié le général de Gaulle.

Mes parents l’hébergent dans leur villa, durant la nuit qui suit celle du débarquement. Très impressionné, je le salue, au vu de ses deux étoiles, en l’appelant « Mon lieutenant », parce qu’on m’avait appris que les lieutenants ont toujours deux galons. Cette confusion lui plaît beaucoup. Par la suite, Diego Brosset m’adressera plusieurs lettres toujours signées « Ton lieutenant », avec une complicité amusée.

Quelques mois après, j’apprends qu’il vient de se tuer accidentellement en Alsace où sa voiture est tombée dans un ravin. J’éclate en sanglots à cette nouvelle. Bouleversé, je décide de lui rendre hommage à ma manière en baptisant « avenue du Général-Brosset » la route en terre reliant, au Rayol, la côte à la route nationale. Je le fais au moyen d’un simple écriteau que j’ai moi-même confectionné. Trente ans plus tard, cet écriteau étant toujours là, le maire du Rayol, Étienne Gola, découvrant que j’en étais l’auteur, me demandera, alors Premier ministre, de venir inaugurer une plaque plus officielle. Ce que je ferai, en présence des deux enfants du général Brosset, le héros de mon adolescence.

* * *

La guerre nous a donné une jeunesse particulière. Elle a fait de moi un garçon un peu rebelle, provocateur et prompt, non à se dresser contre l’ordre établi, mais à suivre sa propre inspiration, à n’écouter que ses élans et sa curiosité. De ces cinq années passées sur la Côte, je gardais une impression de liberté, d’ivresse et d’insouciance, une sensation de grandes vacances, qui ne me prédisposaient pas à rentrer spontanément dans le rang à l’âge où l’on doit pourtant commencer à se préoccuper de ses études.

En 1945, je suis inscrit au lycée Hoche, à Saint-Cloud, où mes parents se sont installés provisoirement à leur retour à Paris. Je n’y effectuerai qu’un bref séjour, renvoyé quelques mois plus tard pour avoir tiré des boulettes en papier contre mon professeur de géographie. Je continue à marcher pieds nus dès que j’en ai l’occasion. Ma mère a beau insister pour que je mette des chaussures, je ne peux plus les supporter. Et plutôt que de discuter, je les garde jusqu’au moment où, ayant quitté le domicile familial, je m’empresse de les enlever pour marcher de nouveau librement, comme je le faisais sur les sentiers du Rayol, en compagnie de Darius Zunino.

L’année suivante, nous quittons Saint-Cloud pour vivre 10, rue Frédéric-Bastiat, dans le VIIIe arrondissement de Paris, où mon père a réussi, non sans difficultés, à trouver un appartement. J’intègre le lycée Carnot, où je m’efforcerai tout au plus, jusqu’en classe de première, de travailler suffisamment pour ne pas avoir à redoubler l’année suivante et risquer de gâcher mes vacances en étant contraint de préparer un examen de rentrée. Je me débrouille pour arriver à franchir la barre, même de justesse, afin de ne rien avoir à faire durant les trois mois d’été. C’est mon seul objectif. Il est fréquent, le reste du temps, que je me fasse mettre à la porte de ma classe pour indiscipline, quand je ne décide pas, certains jours, de sauter les cours, préférant demeurer dans ma chambre ou flâner le long des rues.

En seconde ou troisième, je suis devenu la tête de Turc de mon professeur de français. Il porte un nom irrésistible : M. Vandaele. C’est un personnage très distingué, qui a l’habitude de circuler à vélo. Un vélo superbe, rutilant, tout en aluminium, qu’il range dans la classe à son arrivée et impose au mauvais élève du moment de nettoyer pendant l’heure de cours. Et c’est moi qu’il désigne le plus souvent : « Chirac, mon vélo ! » Je m’exécute sans rechigner. À tout prendre, cette punition me paraît moins fastidieuse que l’enseignement qu’il s’efforce de me dispenser.

En dehors des connaissances élémentaires qu’on reçoit à l’école, l’essentiel de ce que je sais, à ce moment-là, je l’ai reçu au-dehors ou appris par moi-même. Aux alentours de ma quinzième année commence de se constituer ce « jardin secret » que je me suis efforcé, depuis lors, de toujours préserver. Avec l’argent que me donne ma mère, j’achète en cachette des livres d’art ou de poésie. Pourquoi me cacher ? Par crainte d’être incompris et souci qu’on me laisse tranquille, qu’on ne se mêle pas de mes petites affaires. J’ai continué, à l’âge adulte, à ne rien livrer de mes hobbies personnels, au point qu’on a fini par me croire imperméable à toute culture. Un quiproquo que j’ai soigneusement entretenu, il est vrai, en laissant penser que je n’avais pas d’autres passions que les romans policiers et la musique militaire.

Mon intérêt pour l’art et la poésie date de l’époque où mes parents viennent de s’installer rue de Seine. Je passe de longues heures à flâner sur les quais et les trottoirs du boulevard Saint-Germain, fasciné, émerveillé par tout ce que je découvre chez les bouquinistes ou à la vitrine des libraires et des antiquaires. Je me passionne pour les poèmes d’Aragon, de Paul Éluard et de René Char, collectionne les reproductions, sur cartes postales, des tableaux de Chirico, de Balthus, de Miró, de Kandinsky, qui restera l’un de mes peintres préférés. C’est alors, sur le chemin du lycée Carnot, que je me suis mis, à l’insu de tous, à faire des haltes régulières au musée Guimet, lieu initiatique sans équivalent pour un garçon solitaire déjà attiré, comme je l’étais, par les cultures les plus anciennes, et qui vit un peu hors du temps, indifférent à tout ce qui fait l’actualité du moment, politique ou autre.

C’est au musée Guimet que j’ai rencontré et appris à aimer l’Asie, découvert le génie de civilisations majestueuses, mesuré leur grandeur et, par contraste, le carcan, ethnographique ou exotique, dans lequel l’Occident les avait trop souvent enfermées. Admirant, sur les linteaux et frontons des temples khmers, l’affrontement des dieux gracieux et des titans. Interrogeant le sourire énigmatique des somptueux bodhisattvas. Fixant leurs figures harmonieuses et calmes, écoutant leur message silencieux de détachement et de sérénité. Comme beaucoup de visiteurs, à travers les années, j’y ai médité sur l’Éveil du prince Siddhârtha, et suivi en imagination le long chemin de Sa pensée, par la route de la Soie. Devant les bouddhas à visage d’Aphrodite ou de Ganymède exhumés de Hadda, j’ai rêvé à la prodigieuse rencontre des soldats perdus d’Alexandre avec les cavaliers des steppes et les ascètes de l’Inde.

Vers ma seizième année, en même temps que je songe à me convertir à l’hindouisme, je me mets en tête d’apprendre le sanskrit, une des plus vieilles langues du monde. On m’indique alors l’adresse d’un professeur, du nom de Vladimir Belanovitch, et je m’empresse d’aller lui rendre visite dans la petite chambre qu’il occupe, au fond d’une cour du XIVe arrondissement.

C’est un « Russe blanc » d’une soixantaine d’années, qui a réussi à préserver une grande élégance en dépit de conditions d’existence assez misérables. Ancien diplomate contraint à l’exil par la Révolution, il a dû, comme beaucoup de ses compatriotes arrivés en France, faire tous les métiers pour survivre. D’abord ouvrier chez Renault, puis chauffeur de taxi, il fabrique des « écorchés » en carton-pâte pour les écoles. Il donne également des cours de langues lorsque je fais sa connaissance. « Monsieur Belanovitch » en parle plusieurs, dont le latin, le grec et le sanskrit, qu’il va tenter de m’enseigner.

Au bout de quelques semaines, il me conseille de renoncer. « Écoute, me dit-il, premièrement tu n’es pas doué et deuxièmement le sanskrit, ça ne sert à rien. Si tu veux apprendre une langue, il vaut mieux que tu apprennes le russe. » J’ai accepté et à partir de là nous nous sommes liés d’amitié. Je l’ai présenté à mes parents qui l’ont pris à leur tour en affection, lui proposant même de l’héberger. Il nous accompagne parfois pour les vacances en Corrèze, où ce Russe, parlant russe, fait sensation à Sainte-Féréole.

« Monsieur Belanovitch » m’a non seulement révélé cette langue que je parle presque couramment à dix-sept ans, mais aussi l’histoire de son pays, de son peuple, de sa littérature. Il m’oblige à lire tout Tolstoï, me fait découvrir Pouchkine et Dostoïevski. C’est lui qui m’incitera, à vingt ans, à traduire Eugène Oneguine, traduction que j’adresserai en vain à une dizaine d’éditeurs et que je conserve aujourd’hui dans mon bureau.

Sans être un maître ni un père, comme on l’a écrit, Vladimir Belanovitch a été pour moi un incomparable initiateur à l’âme russe, qui est une de celles, dans le monde, à laquelle je suis resté le plus profondément attaché.

Lorsque je quitte le lycée Carnot, à dix-huit ans, mon baccalauréat en poche, avec une mention « assez bien » décrochée à la surprise générale, je n’ai qu’un désir : devenir capitaine au long cours. Voyager, sillonner toutes les mers du globe, je n’aspire qu’à cela depuis que j’ai commencé à explorer d’autres univers. Mon père, qui nourrit pour moi des ambitions plus sérieuses, m’inscrit d’autorité en mathématiques supérieures au lycée Louis-le-Grand afin que j’y prépare Polytechnique. Résolu malgré tout à tenter la seule expérience qui m’intéresse, je décide, au début de l’été 1950, d’aller m’engager secrètement comme pilotin sur un bateau de la marine marchande. N’écoutant que mon besoin d’évasion, je prends le risque, sans le vouloir expressément, de défier l’autorité paternelle. Peut-être parce que je me sens assuré, quoi qu’il advienne, de la haute protection de ma mère…

Prétendant être invité à passer une dizaine de jours de vacances chez des amis, en Normandie, je vais faire le nécessaire, à Rouen, pour être inscrit maritime et trouver de l’embauche. J’en trouve à Dunkerque, sur un cargo charbonnier de cinq mille tonnes, le Capitaine Saint-Martin, appartenant à l’Union Industrielle et Maritime. En partance pour Alger où il transporte du charbon, le cargo doit se rendre ensuite à Melilla, au Maroc espagnol, pour y charger du minerai de fer qu’il ramènera à son point de départ.

Avant de monter à bord, pour avoir l’air d’un authentique marin, je prends soin de m’acheter une pipe et un paquet de tabac noir — du « gros cul », comme on disait à l’époque. Et me voilà embarqué…

Le capitaine du bateau est un vieux bourlingueur. À l’heure des accostages, il monte sur la dunette, sans doute un peu imbibé, embouche son haut-parleur et hurle : « Hop ! là ! Oh ! là ! Ça va y aller ! » Et de fait, « ça y allait », on encadrait le quai à tous les coups. J’apprendrai, plus tard, qu’en remontant la Seine à côté du Havre il avait renversé une péniche et que l’Union Industrielle et Maritime avait dû se priver de ses services.

Dès le golfe de Gascogne, le mal de mer m’a pris. Il faut dire que, pour faire davantage loup de mer, je n’avais cessé de fumer la pipe durant la traversée, ce qui a fini naturellement par me donner la nausée. Le « bosco » me surveille du coin de l’œil. Il a franchi le cap Horn au temps de la marine à voiles et raconte des choses étonnantes à ce sujet. Quand il me voit en perdition, penché sur le bastingage, il m’entraîne dans sa cabine :

— Viens. Tu vas voir…

Ce n’est pas le luxe, à bord. On pratique les trois-huit. Nous n’avons qu’une couchette pour trois qu’on occupe à tour de rôle. Le « bosco » farfouille dans son coin, sort quatre boîtes de sardines à l’huile et me les fait avaler. Au début, j’ai cru que j’allais mourir, mais il insiste :

— Encore… Encore…

De fait, ce « remède » se révèle radical et je ne serai plus malade jusqu’à la fin de la traversée. En mer, je forme des projets. Résolu à arrêter mes études, je présenterai à mon retour le concours de capitaine au long cours et, pour finir, je serai capitaine de navire marchand, naviguant sur tous les océans du monde. Je n’ai qu’une envie : quitter Paris et partir le plus loin possible. Si j’avais trouvé, à Dunkerque ou ailleurs, un bateau en partance pour les Indes, j’aurais sauté dedans sans hésiter.

Avant même le débarquement à Alger, les marins s’étaient passé le mot. J’ai eu droit au grand jeu. Le « bosco » me demande si je suis puceau. Je lui réponds que oui. « Alors, on va arranger ça, tu vas voir ! » me dit-il. C’était très gentil de sa part, il fallait bien le faire ! Et il m’a emmené dans les fameux quartiers de la Casbah où nous avons passé la nuit entière. Quand, au matin, je suis redescendu vers le port, dans l’odeur de crésyl sur les trottoirs, d’anisette et de produits coloniaux, je n’étais plus le même homme.

Puis nous sommes repartis en direction de Melilla, pour charger du minerai de fer. Le matériau le plus désagréable qui soit à transporter, puisqu’il dégage une poussière rouge qui s’infiltre partout, dans les cheveux, dans les oreilles, entre les cils, et qu’il faut plusieurs jours pour s’en débarrasser…

Cette escapade a duré plus de trois mois. Elle m’en a plus appris sur la vie, sur les hommes et sur moi-même que tout ce que j’avais connu jusqu’alors. Elle a conforté en moi ce goût de l’aventure, cet amour des grands espaces, qui ne m’a jamais quitté par la suite. En rentrant en France, je me sens, sur tous les plans, « amariné ».

Nous sommes en octobre et les cours, à Louis-le-Grand, ont débuté sans moi, à la grande fureur de mon père qui me destine toujours à Polytechnique. Lorsque le Capitaine Saint-Martin accoste à Dunkerque, je remarque tout de suite, sur le quai, une haute silhouette qui m’est familière, et pense au fond de moi : « Pas de doute, voilà les ennuis qui commencent ! » D’un ton assez rude, mon père me dit que c’en est fini de plaisanter et qu’il est temps de rentrer à la maison. C’est à peine s’il me laisse placer un mot. Il me ramène à Paris sans que j’aie eu le temps de m’expliquer. Il faut dire que mon père étant plus grand et plus solide que moi, le rapport de forces jouait nettement en sa faveur.

Adieu, donc, l’Union Industrielle et Maritime et ma carrière de navigateur ! J’ai conservé ma première fiche de paie de pilotin. Lorsque j’ai été nommé Premier ministre, en 1974, la Compagnie en a publié le fac-similé dans son bulletin intérieur. Il ne subsistait plus que cette trace d’une autre vie possible.

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