Ben H. Winters J - 77 DERNIER MEURTRE AVANT LA FIN DU MONDE LIVRE II Traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Le Plouhinec

À Adele et Sherman Winters (43 ans),

et Alma et Irwin Hyman (44 ans).

« Nahui Ollin ne fut pas le premier soleil. Selon les Aztèques et leurs voisins, il fut précédé par quatre autres. Chacun régna sur un monde qui fut détruit par une catastrophe cosmique. Ces catastrophes ne se soldèrent pas toujours par une extinction de masse ; le résultat fut parfois une transformation, par exemple d’humains en animaux. »

Météorites et comètes dans le Mexique ancien

(Ulrich Köhler, in les numéros 3 et 5 du Geological Society of America Special Paper : « Événements catastrophiques et extinctions de masse »).

Forever doesn’t mean forever anymore

I said forever

but it doesn’t look like I’m gonna be around much anymore

Elvis Costello, Riot Act

Première partie A Man with a Woman on His Mind

Mercredi 18 juillet

Ascension droite : 20 08 05,1

Déclinaison : – 59 27 39

Élongation : 141,5

Delta : 0,873 ua

1

« Mais tu comprends, il m’avait promis ! On s’en était tous les deux fait le serment, peut-être un million de fois. »

C’est Martha Milano qui me parle, ses yeux pâles lançant des éclairs, les joues rougies par l’anxiété. Folle de chagrin, perdue, désespérée.

« Je vois. Bien sûr. »

Je tire un mouchoir en papier d’une boîte posée sur sa table de cuisine, et elle le prend, sourit faiblement, se mouche.

« Désolée. » Elle souffle une fois de plus, puis se ressaisit, juste un peu, se redresse et prend une profonde inspiration. « Mais donc, Henry, tu es policier.

— J’étais.

— Oui, bon. Ex-policier. Bref, enfin, est-ce que tu… »

Elle n’arrive pas au bout de sa phrase, mais ce n’est pas nécessaire. Je comprends la question, qui reste suspendue entre nous : Est-ce que tu pourrais faire quelque chose ? Et bien sûr, je meurs d’envie de l’aider, mais très franchement je ne suis pas certain qu’il y ait quoi que ce soit à faire, et c’est dur, impossible en fait, de savoir quoi répondre. Déjà une heure que je suis là à l’écouter, en notant les informations dans mon mince carnet bleu. Le mari disparu de Martha est Brett Cavatone. Trente-cinq ans. Vu pour la dernière fois dans un restaurant appelé Rocky’s Rock n’Bowl, sur Old Loudon Road, près du centre commercial Steeplegate. Martha vient de m’expliquer que le restau appartenait à son père à elle : une pizzeria-bowling faite pour les sorties en famille, encore ouverte malgré tout, bien que la carte soit de plus en plus maigre. Brett y travaille depuis deux ans, en tant que bras droit de son beau-père. Hier matin, vers 8 h 45, il est parti faire les courses et n’est jamais revenu.

Je relis ces quelques notes, une fois de plus, dans le silence inquiet de la cuisine bien rangée et inondée de soleil. Officiellement, elle s’appelle Martha Cavatone, mais pour moi elle sera toujours Martha Milano, l’ado de quinze ans qui nous gardait après l’école cinq jours par semaine, ma sœur Nico et moi, jusqu’au retour de ma mère, laquelle lui donnait alors dix dollars dans une enveloppe et lui demandait des nouvelles de ses parents. C’est déstabilisant de la voir adulte, et encore plus de la voir bouleversée, catastrophée par l’abandon de son mari. Cela doit l’être encore plus pour elle de faire appel à moi, moi qui avais douze ans quand elle m’a vu pour la dernière fois. Elle se mouche de nouveau, et je lui adresse un petit sourire plein de tendresse. Martha Milano avec son sac à dos JanSport bourré à craquer, son tee-shirt Pearl Jam. Ses chewing-gums à la cerise et son brillant à lèvres parfum cannelle.

Elle n’est pas maquillée en ce moment. Ses cheveux châtains sont en désordre ; elle a les yeux rouges d’avoir pleuré ; elle se mordille vigoureusement l’ongle du pouce.

« Répugnant, hein ? dit-elle en surprenant mon regard. Je fumais comme un pompier depuis avril, et Brett ne me faisait jamais une réflexion alors que je savais que ça le dégoûtait. J’ai l’impression absurde que si j’arrête maintenant, ça le ramènera à la maison. Excuse-moi, Henry, tu… » Elle se lève brusquement. « Tu veux un thé, quelque chose ?

— Non, merci.

— Un verre d’eau ?

— Non. Tout va bien, Martha. Rassieds-toi. »

Elle se laisse retomber sur sa chaise, contemple le plafond. Ce que j’aimerais, bien sûr, c’est du café, mais avec la désintégration en chaîne des infrastructures de distribution des denrées périssables (ne me demandez pas comment ça marche), il devient impossible d’en trouver. Je referme mon cahier et regarde Martha dans les yeux.

« C’est dur, vraiment, lui dis-je lentement. Dans la situation actuelle, pour un certain nombre de raisons, enquêter sur une disparition inquiétante s’avère particulièrement difficile.

— Oui, non. » Elle bat des paupières, ferme les yeux et les rouvre aussitôt. « Je veux dire, oui, bien sûr. Je sais. »

C’est difficile pour des dizaines de raisons, au bas mot. Des centaines. Impossible de diffuser un signalement, de lancer un avis de recherche ou de publier un avis sur la liste des enlèvements du FBI ou sur le listing des personnes disparues. Les témoins qui pourraient localiser un individu ont très peu d’intérêt ou de motivation à divulguer cette information, à supposer qu’eux-mêmes ne soient pas dans la nature. Pas moyen d’accéder aux bases de données locales ni fédérales. D’ailleurs il paraît que, depuis vendredi dernier, le sud du New Hampshire est entièrement privé d’électricité. Sans compter le fait, bien sûr, que je ne suis plus policier ; et que même si je l’étais, la police de Concord a décidé de ne plus enquêter sur ce genre d’affaires. Tout cela rend assez improbable la perspective de retrouver un individu en particulier, comme je l’explique à Martha. Surtout – et là je tâche de parler avec autant de tact et de sensibilité que possible –, surtout vu le nombre de disparitions volontaires.

« Oui, c’est sûr », dit-elle d’une voix blanche.

Martha sait bien tout cela. Tout le monde le sait. Le monde entier est sur le départ. Des tas de gens s’en vont encore vivre leurs dernières aventures, que ce soit pour s’adonner à la plongée sous-marine, sauter en parachute ou faire l’amour à des inconnu(e)s dans les jardins publics. En outre, ces derniers temps, à l’approche de la fin, on voit apparaître de nouvelles formes de départs abrupts, de nouvelles sortes de folie. Des adeptes de sectes arpentent la Nouvelle-Angleterre, drapés dans leurs tuniques, se disputant les convertis : les mormons du Jugement dernier, les Satellites de Dieu… des croisés de la miséricorde, tous autant qu’ils sont, qui longent les autoroutes désertes dans des bus à moteur reconverti au bois ou au charbon, à la recherche d’occasions de jouer les bons Samaritains. Et bien sûr, il y a aussi les survivalistes, qui amassent tout ce qu’ils peuvent et font des réserves pour l’après dans leurs sous-sols, comme s’il suffisait d’être préparé pour s’en sortir.

Je me lève, referme mon cahier. Changeons de sujet.

« Ça se passe comment, dans le quartier ?

— Bien. Enfin, je crois.

— L’association des résidents est active ?

— Oui. »

Elle hoche la tête, sans expression, pas du tout intéressée par ce genre de questions, pas prête à se demander comment elle va se débrouiller seule.

« Et j’aimerais te demander, théoriquement : s’il y avait une arme à feu dans la maison…

— Il y en a une. Brett a laissé son… »

Je lève une main pour l’interrompre.

« Théoriquement. Tu saurais t’en servir ?

— Oui. Je sais tirer, oui. »

J’opine du chef. Très bien. Pas besoin d’en savoir plus. La possession privée ou la vente des armes à feu est en principe interdite, même si les opérations de fouilles maison par maison ont été de courte durée, et ont cessé il y a des mois. Évidemment, je ne vais pas pédaler jusqu’au commissariat central de School Street pour rapporter que Martha Cavatone garde sous son lit le revolver de son mari – et la faire incarcérer jusqu’à la fin –, mais ce n’est pas non plus la peine que je connaisse tous les détails.

Martha s’excuse à mi-voix, se lève, ouvre brutalement le placard et tend la main vers une cartouche de cigarettes. Mais elle arrête soudain son geste, claque la porte du placard et fait volte-face pour se presser les yeux du bout des doigts. C’en est presque comique, tant ce comportement est adolescent : le mouvement impérieux pour chercher du réconfort, le refus immédiat et dégoûté. Je me revois dans l’entrée, chez nous, à sept ou huit ans, essayant de flairer un dernier effluve de cannelle et de chewing-gum juste après son départ le soir.

« D’accord, donc, Martha, ce que je peux faire, c’est passer au restaurant pour poser quelques questions… »

Je m’entends parler, et sitôt ces mots sortis de ma bouche elle se précipite pour me sauter au cou, sourit largement contre mon torse, comme si c’était fait, comme si je lui avais déjà ramené son mari et qu’il était là, sur le seuil, prêt à entrer.

« Oh, merci, souffle-t-elle. Merci, merci, Henry.

— Écoute, attends… attends, Martha. »

J’écarte doucement ses bras de mon cou, je recule d’un pas et je tiens ses épaules à bout de bras devant moi. Je tente d’adopter l’esprit austère et l’expression sévère de mon grand-père, de calmer Martha avec son regard dur.

« Je vais faire ce que je peux pour retrouver ton mari, d’accord ?

— D’accord, fait-elle, pantelante. C’est promis ?

— Promis. Je ne peux pas te promettre de le retrouver, et encore moins de le ramener à la maison. Mais je ferai mon possible.

— Bien sûr, je comprends », souffle-t-elle, rayonnante, avant de me serrer de nouveau dans ses bras, indifférente à mes mises en garde.

C’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de sourire à mon tour : quand Martha Milano me serre dans ses bras, moi, je souris.

« Je te paierai, bien sûr, ajoute-t-elle.

— Mais non.

— Non, je sais, pas en argent, mais on trouvera bien quelque chose…

— Martha, non. Je n’accepterai rien de toi. Bon, jetons un coup d’œil un peu partout, tu veux bien ?

— D’accord », dit-elle en séchant ses dernières larmes.

* * *

Martha me dégote une photo récente de son mari, un bon cliché en pied pris lors d’une partie de pêche il y a deux ou trois ans. Je l’observe : Brett Cavatone, un homme de petite taille mais puissamment bâti, prenant la pose classique sur la berge d’un cours d’eau, tenant à bout de bras une perche dégoulinante, l’homme et le poisson fixant l’objectif avec la même expression sceptique et sombre. Brett porte une barbe noire, épaisse et non taillée, mais ses cheveux sont soigneusement coupés à la tondeuse, une brosse militaire qui commence tout juste à repousser.

« Ton mari a été dans l’armée, Martha ?

— Non, il était flic. Comme toi. Mais pas à Concord. Dans la police d’État.

— Il était trooper ?

— Oui. »

Martha me reprend la photo, l’observe avec fierté.

« Pourquoi a-t-il arrêté ?

— Oh, tu sais… il en avait marre. Une envie de changement. Et mon père lançait justement le restaurant, alors, je ne sais pas. »

Elle murmure sa réponse par bribes – marre, envie de changement – comme si cela n’appelait pas d’explications, comme si quitter volontairement la police d’État pouvait aller de soi. Je reprends la photo et la glisse dans ma poche, en songeant à ma brève carrière à moi : quinze mois de patrouille, enquêteur à la police judiciaire pendant quatre mois, puis la mise à la retraite forcée, comme pour mes collègues, le 28 mars de cette année.

Nous parcourons la maison ensemble. Me voilà en train de regarder dans les placards, d’ouvrir les tiroirs de Brett, sans rien découvrir d’intéressant, rien de remarquable : une lampe torche, quelques livres de poche, une douzaine d’onces d’or. Son armoire et sa commode sont encore pleines de vêtements, ce qui, en temps normal, pourrait indiquer une disparition accidentelle plutôt qu’un abandon volontaire du foyer, sauf que la notion de normalité n’a plus cours. Hier, au déjeuner, McGully nous a raconté une histoire qu’il avait entendue : un couple marié sort faire un tour dans White Park, et la femme part en courant, comme ça, littéralement, elle saute une haie et disparaît au loin.

« Elle dit à son mec : “Tu peux me tenir mon cornet de glace une seconde ?”, a ajouté Gully, écroulé de rire, tapant du poing sur la table. Et le pauvre couillon qui reste planté là avec ses deux glaces ! »

L’ameublement de la chambre des Cavatone est élégant, robuste et sans fioritures. Sur la table de chevet de Martha repose un journal intime rose bonbon doté d’un mini cadenas en laiton, comme un journal de petite fille, et en le soulevant je perçois une infime fragrance de cannelle. Parfait. Je souris. Sur l’autre table, celle de Brett, il y a un jeu d’échecs miniature, avec une partie en cours ; Maria m’explique avec un sourire affectueux que son mari joue contre lui-même. Au-dessus de la commode est accroché un petit tableau de bon goût, un christ en croix. Sur le mur de la salle de bains, à côté du miroir, on peut lire un slogan en lettres capitales bien nettes : Si tu es ce que tu dois être, tu embraseras le monde !

« Sainte Catherine, précise Martha, qui apparaît à mes côtés dans la glace et suit les mots du bout de l’index. C’est beau, non ? »

Nous redescendons et nous asseyons face à face sur un canapé marron bien net, dans le salon. La porte d’entrée est garnie d’une colonne de verrous, et les fenêtres de barreaux. Je rouvre mon carnet pour y noter encore quelques détails : l’heure à laquelle son mari est parti travailler hier, celle où son père est passé lui demander : « Tu n’as pas vu Brett ? » et où ils se sont rendu compte qu’il avait disparu.

« La question peut sembler idiote, dis-je une fois que j’ai terminé d’inscrire ses réponses, mais que fait-il en ce moment, à ton avis ? »

Martha triture l’ongle de son petit doigt.

« Si tu savais combien j’y ai pensé ! Tu vas trouver ça bête, mais je pense qu’il fait quelque chose de bien. Il n’est pas du genre à s’en aller sauter à l’élastique, se shooter à l’héroïne ou je ne sais quoi encore. »

J’ai une pensée furtive pour Peter Zell, la dernière pauvre âme que j’ai recherchée, pendant que Martha continue : « S’il est réellement parti, s’il n’est pas… »

Je hoche la tête. S’il n’est pas mort. Car cette possibilité aussi flotte au-dessus de nos têtes. Beaucoup de disparus le sont pour cause de décès.

« Il doit être en train de faire quelque chose de noble, conclut Martha. Une chose qu’il juge noble, en tout cas. »

Je lisse les pointes de ma moustache. Quelque chose de noble. C’est puissant, de penser cela de son époux, surtout quand il vient de mettre les bouts sans un mot d’explication. Une goutte rose vient d’apparaître au bord de l’ongle de Martha.

« Et tu n’envisages pas la possibilité que…

— Non. Pas une femme. Jamais. » Elle secoue la tête, catégorique. « Pas Brett. »

Sans insister, j’enchaîne sur la suite. Elle me confie qu’il se déplaçait sur un vélo dix vitesses noir ; me dit que non, il n’avait pas d’activités régulières en dehors du travail et de la maison. Je lui demande si elle a autre chose à me révéler sur son mari ou son mariage, et elle répond par la négative : il était là, ils avaient un projet, et puis il a disparu.

Ne reste plus que la question à un million de dollars. Car même si j’arrive à retrouver sa trace – ce qui n’a presque aucune chance de se produire –, le fait demeure qu’abandonner son conjoint n’est pas illégal, ne l’a jamais été, et bien sûr à ce stade je n’ai pas le pouvoir de l’obliger à quoi que ce soit. Je ne sais pas, au juste, comment expliquer cela à Martha Milano, et comme de toute manière je suppose qu’elle le sait déjà, je me lance : « Que veux-tu que je fasse si je le retrouve ? »

Elle ne me répond pas tout de suite, mais se penche en avant sur le canapé pour me regarder profondément, presque amoureusement, dans les yeux.

« Dis-lui qu’il faut qu’il rentre à la maison. Dis-lui que son salut en dépend.

— Son… son salut ?

— Tu le lui diras, Henry ? Son salut. »

Je murmure quelque chose, j’ignore quoi, et baisse le nez vers mon carnet, vaguement gêné. La foi et la ferveur sont nouvelles ; elles n’ont jamais caractérisé Martha Milano quand nous étions jeunes. Ce n’est pas simplement qu’elle aime cet homme et qu’il lui manque ; elle croit qu’il a péché en l’abandonnant et qu’il en souffrira dans le monde d’après. Dont l’avènement, évidemment, est bien plus imminent que prévu.

Je dis à Martha que je reviendrai bientôt si j’ai des nouvelles et lui indique où elle peut me trouver entre-temps, au besoin.

Au moment où nous nous levons, son expression change.

« Bon sang, désolée, je suis une vraie… Pardon, Henry, comment va ta sœur ?

— Je ne sais pas. »

Je suis déjà à la porte, en train de négocier la série de chaînes et de verrous.

« Tu ne sais pas ?

— On se parle bientôt, Martha. Je te dirai ce que je trouve. »

* * *

La situation actuelle. C’est ce que j’ai dit à Martha : Dans la situation actuelle, pour un certain nombre de raisons, enquêter sur une disparition inquiétante s’avère particulièrement difficile. Je soupire, à présent, devant la pâle insuffisance de cet euphémisme. Même à présent, quatorze mois après les premières observations sporadiques et incrédules, sept mois après que la probabilité de l’impact est montée à cent pour cent, personne ne sait encore en quels termes qualifier ce qui nous arrive. « La conjoncture », disent certains, ou encore « ce qui se passe », « cette histoire de fous ». Le 3 octobre, dans soixante-dix-sept jours, l’astéroïde 2011GV1 – Maïa, pour les intimes –, 6,5 kilomètres de diamètre, va entrer en collision avec la Terre et tous nous anéantir. La situation actuelle.

Je descends d’un pas vif les marches du perron des Cavatone, sous le soleil, et détache mon vélo de la charmante baignoire à oiseaux en ciment. Leur pelouse est la seule de la rue qui soit tondue. Il fait un temps superbe aujourd’hui, chaud mais pas trop, grand ciel bleu, petits nuages blancs. Un pur temps d’été, sans complications. Dans la rue il n’y a aucune voiture, nul bruit de moteur.

Je ferme l’attache de mon casque, enfourche mon vélo et prends lentement la rue, tourne à droite dans Bradley Street, puis vers l’est en direction de Loudon Bridge, pour me rapprocher du centre commercial Steeplegate. Un véhicule de patrouille est garé au bout de Church Street, avec un agent sur le siège conducteur, un jeune homme assis bien droit, porteur de lunettes noires enveloppantes. Je le salue d’un signe de tête, qu’il me retourne, lentement, impassible. Il y a une seconde voiture de police au coin de Main et Pearl Streets, celle-là occupée par un agent que je reconnais vaguement, même si le signe de la main par lequel il répond au mien est machinal, rapide, sans un sourire. Il fait partie des légions de jeunes agents de patrouille sans aucune expérience qui sont venus gonfler les rangs de la police de Concord pendant les semaines qui ont précédé sa brusque restructuration sous l’autorité fédérale du département de la Justice – l’organisation même qui a dissous la PJ et les autres services d’enquête. Je ne reçois plus les notes de service, bien sûr, mais il semble que la stratégie opérationnelle en cours en ce moment se résume à une présence massive des uniformes : pas d’enquêtes, pas d’îlotage, juste un flic à chaque coin de rue et une réaction rapide au moindre début de trouble à l’ordre public, comme les récents événements de la Fête nationale.

Si j’étais encore de la maison, ce serait l’ordonnance générale 44-2 qui s’appliquerait au cas de Martha. Je peux encore faire surgir le formulaire dans ma tête, c’est comme si je le voyais : Clause I, procédures ; Clause VI, circonstances inhabituelles. Mesures d’enquête supplémentaires.

Il y a un type au coin de Main et Court Streets, barbe sale et torse nu, qui tourne sur lui-même en donnant des coups de poing en l’air, des écouteurs dans les oreilles, même si je pourrais parier qu’aucune musique n’en sort. Je lève la main de mon guidon et le barbu me rend mon salut puis s’immobilise et baisse la tête pour régler le volume de sa musique inexistante. Une fois passé le pont, je fais un léger détour pour rejoindre, par les petites rues, Quincy Street et son école élémentaire. J’attache mon vélo à la grille du terrain de jeux, je retire mon casque et scrute la cour de récréation. On est en plein été, mais une petite armée de mioches traîne là, comme tous les jours, toute la journée, à jouer aux quatre coins et à la marelle, ou à chat dans les herbes folles du terrain de foot, urinant contre le mur en brique de l’école désertée. Beaucoup d’entre eux y passent aussi la nuit, installés sur leurs serviettes de plage et sur leurs draps Star Wars : La Guerre des clones.

Micah Rose est assis sur un banc en bordure de la cour, les jambes remontées contre son torse. Il a huit ans. Sa sœur Alyssa en a six, et elle fait les cent pas devant lui. Je sors les lunettes noires de la poche de mon manteau et les tends à la petite, qui joint les mains de ravissement.

« Tu les as réparées !

— Pas moi en personne. Quelqu’un que je connais, dis-je tout en jetant un œil sur Micah, qui garde les yeux rivés au sol avec un air d’indifférence glaciale. » Je désigne le banc du pouce. « Qu’est-ce qu’il a, mon copain ? »

Micah relève la tête et menace sa sœur d’un regard noir. Alyssa détourne les yeux. Elle porte un gilet sans manches en jean que je lui ai donné il y a quinze jours, deux tailles trop grand pour elle, orné d’un écusson « Social Distorsion » dans le dos. Il appartenait à Nico, ma frangine, il y a des années de cela.

J’insiste : « Allez, quoi. »

Alyssa jette un dernier regard à Micah avant de se lancer.

« Il y a des grands de St Alban’s qui sont venus et ils ont fait n’importe quoi, ils nous poussaient et tout, et ils ont pris des choses.

— La ferme ! » s’énerve Micah.

Alyssa nous regarde tour à tour, au bord des larmes, mais parvient à garder son sang-froid.

« Ils ont pris le sabre de Micah.

— Son sabre ? Hum. »

Leur père est un irresponsable appelé Johnson Rose, avec qui j’étais au lycée, et qui a été un des premiers à se faire la malle pour aller vivre ses derniers rêves. Suite à quoi la mère, si je ne me trompe pas, a succombé à une overdose de vodka et d’antalgiques. Un grand nombre des gosses qui passent leurs journées ici ont une histoire du même genre. Il y en a un, Andy Blackstone – je le vois en ce moment même en train de faire rebondir un ballon contre le mur de l’école –, qui était élevé, pour je ne sais quelle raison, par un de ses oncles. Lorsque la probabilité a atteint cent pour cent, il paraît que l’oncle lui a simplement dit de débarrasser le plancher.

Après encore quelques questions posées en douceur à Alyssa et Micah, je comprends, à mon grand soulagement, que ce qui a été perdu est un jouet : un sabre de samouraï en plastique, qui autrefois faisait partie d’un déguisement de ninja, mais que Micah portait à la ceinture depuis quelques semaines.

« D’accord, dis-je en pressant l’épaule d’Alyssa avant de me retourner pour regarder son frère. Ce n’est pas bien grave.

— C’est nul, c’est tout, lance Micah avec emphase. C’est trop nul.

— Je sais, oui. »

Je tourne les pages de mon carnet jusqu’à la fin, après les notes sur Brett Cavatone, là où j’inscris certaines petites tâches personnelles. Je barre Lunettes pour A et j’écris sabre de samouraï en dessous, accompagné de deux points d’interrogation. Alors que je me relève péniblement de ma position accroupie, Andy Blackstone lance son ballon dans ma direction, et je pivote juste à temps pour qu’il rebondisse sur le trottoir et tombe dans mes mains tendues, avec un claquement satisfaisant.

« Eh, Palace ! me crie Blackstone. Tu veux jouer ?

— Une autre fois, j’ai une enquête en cours, là », lui dis-je tout en lançant un clin d’œil à Alyssa avant de remettre mon casque.

2

Vérification faite, le restaurant Rocky’s Rock n’Bowl est une grosse bâtisse en brique avec des vitres en verre fumé et une enseigne kitsch au-dessus de la porte : des notes de musique et un dessin d’une famille souriante se régalant de pizzas. L’établissement se trouve juste après la coquille vide de l’ancien centre commercial Steeplegate, dont il faut traverser le vaste parking en effectuant un petit parcours du combattant entre les bennes à ordures, retournées et vomissant leur contenu, et les véhicules abandonnés dont des pillards ont ouvert le capot pour en extraire le moteur. Devant les portes du restaurant, assis, telle une statue ornementale, sur une boîte à journaux vide, il y a un jeune homme, âgé de vingt ans, vingt et un peut-être, arborant un vague duvet de barbe adolescente et un catogan court.

« Comment ça va ? me lance-t-il en me voyant approcher.

— Bien », dis-je en tamponnant mon front en sueur avec un mouchoir.

Le jeune saute de sa boîte et s’approche de moi d’un pas un peu furtif, tranquille et sans geste brusque, les mains enfoncées dans les poches de sa veste légère. Une astuce de criminel : on ne sait pas s’il a une arme ou non.

« Pas mal, le costard ! Vous cherchez quelque chose ?

— Oui, la pizzeria, je réponds en pointant le doigt derrière lui.

— Ah oui, bien sûr. Pardon, c’est quoi votre nom ?

— Henry. Palace.

— Comment vous avez entendu parler de nous ? »

Il pose beaucoup de questions, en rafale, pas pour les réponses mais pour se faire une idée : Il est nerveux, ce type, ou non ? Qu’est-ce qu’il veut ? Mais lui-même est nerveux, ses yeux méfiants glissent d’un côté à l’autre, et je parle lentement, calmement, en laissant mes mains bien en vue.

« Je connais la fille du proprio.

— Ah oui, sans blague ? Et elle s’appelle comment, déjà ?

— Martha.

— Martha, répète-t-il comme s’il avait oublié le prénom et avait besoin qu’on le lui rappelle. Tout à fait. »

Satisfait, il fait un pas exagéré en arrière pour pousser la porte.

« Eh, Rocky ! » lance-t-il.

Une bouffée de musique et d’odeurs chaudes surgit de l’ombre derrière lui.

« Un ami de Martha. »

Puis, à moi, alors que j’entre :

« Pardon de vous embêter. On n’est jamais trop prudent, par les temps qui courent, voyez ce que je veux dire ? »

Je fais oui de la tête, poliment, en me demandant ce qu’il planque dans sa veste, quels moyens dissimulés sont prêts à accueillir un visiteur qui n’aurait pas les bonnes réponses : un cran d’arrêt, un pied-de-biche, un revolver à canon court. On n’est jamais trop prudent, par les temps qui courent.

La musique qui passe à l’intérieur est du bon vieux rock’n’roll, au son aigrelet mais fort ; il doit y avoir un lecteur de CD à piles dans un coin, réglé au maximum. Le Rocky’s n’est qu’une vaste salle, large comme un hangar à avions, haute de plafond, où le bruit résonne. À un bout se trouve une cuisine ouverte équipée d’un énorme four à pizza fonctionnant au bois, on voit là-bas deux cuistots avec manches remontées et tablier, qui boivent des bières et chahutent en riant. Dans la salle à manger, on trouve les nappes à carreaux rouges et blancs de rigueur, les grosses boîtes rondes de piment en flocons, des vinyles et des guitares en carton découpé sur les moulures du haut. Un panneau en forme de juke-box Wurlitzer annonce les spécialités maison, qui portent toutes des noms d’héroïnes de standards du rock : la Layla, la Hazel, la Sally Simpson, la Julia.

Un gros bonhomme portant un tablier blanc taché sort à pas traînants de la cuisine et me salue en levant sa patte d’ours.

« Comment ça va ? », fait-il, exactement comme le gamin dehors : une cordialité bien travaillée.

Bedaine de père Noël, tatouages d’ancres de marine délavés sur les avant-bras, tache de sauce sur le devant, évoquant du sang de dessin animé.

« C’est pour tirer, ou c’est pour manger ?

— Tirer ? »

Il pointe le doigt. Derrière moi, six allées de bowling reconverties en stands de tir, avec des râteliers à carabines à un bout et des cibles humaines en papier à l’autre. Sous mes yeux, une jeune femme coiffée de protège-oreilles plisse les paupières et appuie sur la détente d’un pistolet de paintball, projetant une tache jaune dans le bras de la cible. Elle pousse un cri joyeux et son mari, ou peut-être son copain, tape dans ses mains : « Joli coup ! » Au stand d’à côté, un homme aux cheveux blancs et aux épaules voûtées, accompagné par un petit groupe du troisième âge, clopine lentement pour aller se mettre en place.

Je me retourne vers le grand balèze.

« Vous êtes M. Milano ?

— Rocky, me répond-il, tandis que son sourire décontracté se fige et se durcit. Je peux faire quelque chose pour vous ?

— Je l’espère. »

Il croise ses bras épais, plisse les yeux, et attend. C’est « Ooby Dooby » qui passe en ce moment sur le lecteur CD : du Roy Orbison bien vintage. J’adore cette chanson.

« Je m’appelle Henry Palace. On s’est déjà rencontrés, en fait.

— Ah ouais ? »

Il sourit, aimable mais pas spécialement intéressé : un restaurateur, un homme qui rencontre beaucoup de monde.

« J’étais enfant. J’ai eu une poussée de croissance depuis.

— Ah, d’accord. » Il me toise de bas en haut. « Et pas qu’une, on dirait. »

Je souris.

« Martha m’a demandé d’essayer de retrouver votre gendre.

— Wow, attendez, dit Rocky, dont le regard s’aiguise soudain pour mieux m’observer. Quoi, vous êtes flic ? Elle a appelé les flics ?

— Non, monsieur. Je ne suis pas policier. Je l’étais, mais plus maintenant.

— Eh bien, flic ou pas flic, je vais vous faire gagner du temps. Ce fumier avait dit qu’il resterait avec ma fille jusqu’au grand boum, et puis il a changé d’avis et il s’est tiré. » L’homme grogne, recroise les bras sur sa poitrine. « Des questions ?

— Quelques-unes. »

Derrière nous, le bruit sourd et mort des cartouches de paintball heurtant leurs cibles. On voit ce genre de choses dans toute la ville, à des degrés variés : les gens se préparant à l’« après » par divers moyens. En apprenant à tirer, en se mettant au karaté, en construisant des condensateurs à eau. Le mois dernier, la bibliothèque a donné une conférence gratuite intitulée « Vivre en mangeant moins ».

Rocky Milano me fait traverser la salle jusqu’à une petite alcôve encombrée, adjacente à la cuisine. Des rumeurs ont toujours couru à propos du père de Martha, des rumeurs idiotes de gamins, partagées sur le ton de la confidence par les enfants qu’elle gardait : comme quoi il avait « des relations dans le milieu », il avait « fait de la taule », il avait un casier judiciaire long comme le bras. Je crois qu’une fois j’ai demandé à ma mère, qui travaillait au commissariat central, si elle pouvait me sortir son dossier : une requête qu’elle a traitée avec tout le mépris requis, surtout venant d’un enfant de dix ans.

Et voici à présent Rocky, s’excusant avec un bon sourire pendant qu’il pousse un tas d’assiettes en carton pour me libérer une chaise, s’installant pour sa part derrière un bureau en métal cabossé. Dans l’ensemble, il confirme tout ce que m’a dit Martha. Brett Cavatone l’a épousée il y a environ six ans, alors qu’il était encore en service actif dans la police d’État. Ils n’avaient pas grand-chose en commun, Brett et Rocky, mais ils s’entendaient bien. L’aîné respectait son gendre et appréciait la manière dont il traitait sa fille : « Comme une princesse… absolument comme une princesse. » Quand Rocky a décidé d’ouvrir le restau, Brett a quitté le service pour venir bosser avec lui, pour être son bras droit.

« D’accord, dis-je en notant tout. Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi venir travailler ici ?

— Ben quoi ? Vous voudriez pas venir travailler pour moi, vous ? »

Je relève vivement la tête, craignant d’être allé trop loin, mais le sourire tranquille de Rocky est toujours là.

« Je voulais dire : pourquoi quitter le service ?

— Mais oui, je sais bien ce que vous vouliez dire, me répond-il – et son sourire s’étire, ou plutôt s’étend, gagnant du terrain sur sa face ronde. Faudra lui demander. »

Il plaisante, évidemment, il me taquine, mais ça m’est égal. À vrai dire, j’aime bien le personnage. Je suis assez impressionné par son restaurant de bric et de broc et par son entêtement à le garder ouvert, fournissant ainsi à la ville une certaine dose de normalité et de réconfort jusqu’au « grand boum ».

« Ce qu’il y a avec Brett, continue Rocky – très à l’aise maintenant, il se renverse en arrière, les mains croisées derrière la tête –, c’est que ce mec était génial. Un gros bosseur. Un bœuf. Il passait plus de temps que moi ici. C’est lui qui a fabriqué la chaise sur laquelle vous êtes assis. Lui qui a trouvé les noms des pizzas maison, nom d’un chien ! » Avec un petit rire, il m’indique distraitement du doigt la salle à manger, où le couple du stand de tir est maintenant attablé devant une pizza. « Ces deux-là, ils ont eu une basique. La spécialité de la semaine s’appelle “Bonne Chance pour trouver de la viande, les gars”. » Il rit encore un peu, tousse. « Enfin bref, l’idée, c’était qu’on lance le restau ensemble, et puis que, le jour où je casse ma pipe ou je deviens gaga, il prenne ma place. Évidemment, ça ne va pas se passer comme ça, merci bien monsieur Foutu Astéroïde, mais quand j’ai décidé de rester ouvert jusqu’en octobre, Brett m’a répondu : “pas de souci”. Tranquille. Il était partant. »

Je hoche la tête, d’accord, je note tout cela : travailleur – a fabriqué les chaises – ouvert jusqu’en octobre. Je remplis une nouvelle page du carnet bleu.

« Il avait promis, ajoute Milano avec amertume. Mais il en a fait beaucoup, des promesses. Comme on vous l’a dit. »

Je rabaisse mon crayon, hésitant sur ce que je vais lui demander ensuite, soudain pris à la gorge par l’absurdité de ma mission. Comme si une quantité suffisante d’informations allait me préparer à sortir dans la vaste étendue sauvage et chaotique qu’est devenu le monde et ramener le mari de Martha Milano à ses promesses. Dans la cuisine, les cuistots éclatent d’un rire bruyant à propos de je ne sais quoi et se tapent dans la main. Une des cibles de l’ex-bowling est scotchée au mur derrière Rocky dans ce petit bureau encombré : une silhouette humaine stylisée, au visage entièrement éclaboussé de peinture bleue : en plein dans le mille.

« Et ses amis ? Brett avait-il beaucoup d’amis ?

— Oh, pas vraiment. » Milano renifle, se gratte la joue. « Pas à ma connaissance, en tout cas.

— Des hobbys ? »

Il hausse les épaules. Je me raccroche à ce que je peux, mais sans espoir. La question n’est pas de savoir s’il avait des hobbys mais des vices, ou un vice qu’il aurait voulu expérimenter, maintenant que la planète est passée en mode « compte à rebours ». Une maîtresse, peut-être ? Mais ce n’est pas le genre de chose qu’un beau-père saurait. Le lecteur CD joue maintenant du Buddy Holly : « A Man with a Woman on His Mind ». Encore une super chanson. Je n’écoute plus assez de musique en ce moment : pas d’autoradio, pas d’iPod, pas de chaîne hi-fi. Chez moi, j’écoute la radio grandes ondes sur un scanneur de la police, alternant entre la fréquence d’urgence fédérale et un baratineur énergique, jamais à court de rumeurs à répandre, qui se fait appeler Dan Dan the Radio Man.

« Pourriez-vous me donner une idée, monsieur, de l’endroit où était censé aller votre gendre quand il est parti d’ici hier matin ?

— Oui. Il allait juste faire les courses. Chercher du lait, du fromage, de la farine. Du PQ. Des tomates en boîte, si quelqu’un en avait. La plupart du temps, il se pointait pour faire l’ouverture avec moi, et puis il se dépêchait de partir sur son dix-vitesses, trouvait ce qu’il pouvait, et revenait pour le déjeuner.

— Et où serait-il allé chercher tout cela ? »

Rocky rit.

« Question suivante.

— D’accord. Pas de problème. »

Je tourne une page de mon carnet. Ça ne coûtait rien d’essayer. Où que se soit rendu Brett hier matin pour faire ses achats, ce n’était sans doute pas un établissement obéissant aux strictes restrictions du marché alimentaire telles que définies dans l’ordonnance SSPI-3, les articles révisés de la loi de préparation à l’impact encadrant la distribution des ressources : rationnement, limitation du troc, restrictions d’eau. Rocky Milano ne va pas livrer tous les détails à un visiteur curieux, surtout si ce dernier a des relations dans la police. Je me demande fugacement ce que pensait Brett Cavatone de ces petits arrangements avec la loi : un ancien policier, un homme qui a un portrait de Jésus accroché au mur au-dessus de son lit.

« Puis-je simplement vous demander, monsieur, s’il y avait quoi que ce soit d’inhabituel sur sa liste de courses d’hier ? Quelque chose qui sorte de l’ordinaire ?

— Bon, voyons… »

Il se renverse en arrière et ferme les yeux une seconde pour consulter quelque registre interne.

« Ben oui, en fait. Hier, il devait descendre à Suncook.

— Pourquoi Suncook ?

— Y a un endroit appelé Butler’s Warehouse là-bas, un magasin de meubles. Une fille est venue dîner ici ce week-end, et a dit qu’il était encore plein de vieilles tables en bois. On s’est dit qu’on irait les récupérer, histoire de voir ce qu’on pourrait en faire.

— D’accord. » Je marque un silence. « Il était à vélo, disiez-vous ?

— Eh ouais ! fait Milano après un autre silence. Avec une remorque. Je vous l’ai dit, c’est un bœuf, ce jeunot. »

Il me regarde sans broncher, les sourcils légèrement arrondis, et je ne peux m’empêcher de lire une provocation joyeuse dans son expression : suis-je censé le croire ? Je visualise le petit homme au corps puissant et à la barbe laineuse de la photo de Martha, l’imagine sur un dix-vitesses équipé d’une remorque par une chaude journée de juillet, penché en avant, les muscles tendus à craquer, tractant un empilement de tables rondes en bois sur tout le chemin depuis Suncook.

Rocky se lève brusquement et je jette un œil derrière moi, suivant son regard. C’est le gosse de dehors, celui qui a trois poils de barbe et un catogan.

« Salut, Jeremy, lui lance Rocky en singeant le salut militaire. Comment va le monde, dehors ?

— Pas mal. M. Norman est là.

— Sans blague ? Déjà ?

— Vous voulez que je…

— Non, j’arrive. »

Mon hôte s’étire comme un ours et renoue son tablier.

« Dis, notre ami ici présent veut se renseigner sur Brett. Tu as quelque chose à dire sur Brett ? »

Jeremy sourit, rougit presque. Il a un corps sec, ce petit, avec des traits délicats et des yeux pensifs.

« Brett est génial.

— Eh ouais. Du moins, il l’était », conclut Rocky Milano.

Sur ce, il sort à grands pas de l’alcôve pour passer à la cuisine et se remettre à ses affaires.

* * *

Devant le Rocky’s Rock n’Bowl, un chat pelé s’est faufilé derrière la roue arrière de mon vélo et miaule de terreur, les oreilles vrillées par l’alarme insistante d’une des voitures abandonnées sur le parking. Un avion de chasse passe à basse altitude dans un vacarme de tonnerre, dessinant une traînée blanche sur le bleu lumineux du ciel. Curieux : il est bien loin dans les terres, me dis-je tout en extirpant le chat de sa cachette pour le déposer sur l’asphalte chaud du trottoir. La plupart des sorties de l’Air Force se font plus près de la côte, là où l’armée apporte son renfort aux navires des gardes-côtes chargés d’intercepter les réfugiés de la catastrophe. Il y en a de plus en plus, ces jours-ci, du moins à en croire Dan Dan the Radio Man : gros cargos et embarcations de fortune, navires de plaisance et vaisseaux militaires volés, une marée incessante de migrants venus des quatre coins de l’Orient, prêts à tout pour gagner la partie du monde qui ne se trouve pas sur la trajectoire directe de Maïa, celle où il existe une mince chance de survivre, du moins pour un petit moment. La politique choisie par le gouvernement est celle de l’interdiction et de la rétention, c’est-à-dire que les gardes-côtes font faire demi-tour aux navires qui sont en état de le faire, interceptent les autres et les escortent jusqu’à terre. Là, les immigrants sont enregistrés en bloc et déplacés vers les centres sécurisés qui ont été bâtis ou sont en cours de construction tout le long de la côte.

Évidemment, un certain nombre de ces réfugiés parviennent à fuir où à échapper à la vigilance des patrouilles, et esquivent même les milices anti-immigration qui les traquent sur le littoral et jusque dans les bois. Je n’en ai vu qu’une poignée, ici, à Concord : une famille de Chinois, las et émaciés, mendiant poliment de la nourriture il y a deux ou trois semaines devant le centre de distribution du SUAR, installé dans l’ancienne boulangerie Waugh’s de South Street. J’ai fait la queue pour acheter trois gros pains que j’ai rompus pour les distribuer en morceaux à ces gens, comme s’ils avaient été des pigeons ou des canards.

* * *

Au retour, je m’arrête sur la large pelouse non tondue du Capitole du New Hampshire, qui résonne de rires et d’exclamations joyeuses : il y a là une petite troupe de gens acclamant quelque chose, dispersés par groupes de deux ou trois. Des petites familles, de jeunes couples, des tables de jeu poussées les unes contre les autres et entourées de gens âgés, endimanchés. Des paniers à pique-nique, des bouteilles de vin. Un orateur se tient debout sur une caisse, un homme entre deux âges, chauve, les mains placées en mégaphone.

« Les Patriots de Boston ! braille-t-il. L’US Open ! Les restaurants Outback Steakhouse. »

Des rires complices ; quelques clameurs d’approbation. Cela dure depuis quelques semaines, une riche idée qui a bien pris : les gens se relaient, attendent patiemment leur tour, pour cette récitation non-stop de tout ce qui nous manquera quand ce monde ne sera plus. Deux agents de police, aussi anonymes que des robots dans leur tenue d’émeute noire, mitraillette en bandoulière, sont présents pour surveiller la scène sans mot dire.

« Le ping-pong ! Starbucks ! », continue l’orateur.

Les gens approuvent, applaudissent, se poussent du coude. Une jeune mère, maigre, un bambin sur la hanche, attend derrière lui pour déclamer sa propre liste.

« Les gros paquets de pop-corn qu’on achète pour les fêtes de fin d’année. »

J’ai appris qu’une contre-manifestation satirique avait lieu de temps en temps dans un bar en sous-sol de Phenix Street, organisée par un type qui était naguère assistant de direction au Capital Arts Center. Là, les gens annoncent avec une solennité feinte tout ce qui ne leur manquera pas : les téléopérateurs des services après-vente ; les impôts ; Internet.

Je remonte sur mon vélo et file vers le nord puis vers l’ouest où j’ai rendez-vous pour déjeuner, en pensant à Brett Cavatone – l’homme qui a eu la chance d’épouser Martha Milano, et qui l’a laissée en plan. Une image se forme dans ma tête : un homme solide, intelligent, fort. Et… quel mot a employé Martha, déjà ? Noble. Il doit être en train de faire quelque chose de noble. S’il y a une chose que je sais, c’est que tout le monde n’entre pas dans la police d’État. Et je n’en ai jamais rencontré un seul qui ait quitté le service pour aller travailler dans la restauration.

3

« C’est l’histoire d’une bonne femme, elle est chez le médecin, elle a une douleur bizarre, le doc lui fait passer tous les examens et finit par lui dire : “Désolé, vous avez un cancer.” »

L’inspecteur McGully gesticule comme un comédien de vaudeville, son crâne chauve est tout rouge, sa voix rauque déjà secouée par un rire anticipé.

« Et alors voilà, on ne peut absolument rien y faire. Rien ! Pas de rayons, pas de chimio. Il n’y a plus de médocs, et les machines à perfusion ne marchent pas bien avec les générateurs. C’est le bordel. Le médecin lui dit : “Écoutez, ma petite dame, je regrette, mais vous n’avez plus que six mois à vivre.” »

Culverson lève les yeux au ciel. McGully est prêt à nous achever.

« Alors la bonne femme le regarde et fait : “Six mois ? C’est génial ! Trois mois de plus que tout le monde !” »

McGully fait une grimace de comédien pour souligner sa chute, agite les mains, tsin tsiiiin ! Je souris poliment. Culverson racle du miel au bord du pot pour le faire fondre dans son thé.

« Oh, allez vous faire voir, tous les deux, nous lâche McGully avec un geste dédaigneux de ses grosses paluches. Je vous dis que c’est marrant, moi. »

L’inspecteur Culverson a un grognement vague et boit son thé à petites gorgées tandis que je me replonge dans mon carnet ouvert sur la table à côté de la pile de menus que nous n’avons pas touchés. Ruth-Ann, la serveuse du Somerset Diner, tient méticuleusement la carte à jour, semaine à près semaine, apportant les changements à la main, barrant les plats indisponibles d’un gros trait au marqueur noir. McGully, qui rigole toujours de sa propre blague, sort deux cigares de sa poche et les fait rouler sur la table en direction de Culverson, qui allume les deux et lui en rend un. Mes amis, tétant leurs cigares à l’unisson : un Blanc chauve et un Noir bedonnant, tous deux d’âge moyen, inséparables, à l’aise sur une banquette de diner. Deux hommes résignés à leur retraite forcée, jouissant de leur temps libre tels deux octogénaires.

Pendant ce temps, je révise mes notes de ce matin, revois Martha en train de se ronger les ongles, son regard fixe se posant dans les coins de la pièce.

« Et au fait, c’est une histoire vraie, ajoute McGully. Pas le coup des six mois, mais Beth a une copine qui vient de recevoir le diagnostic, quarante ans, et ils ne peuvent absolument rien pour elle. Vrai de vrai.

— Et Beth, comment va-t-elle ?

— Bien. Elle tricote des chandails. Je lui fais remarquer qu’on est en été, et elle me répond qu’il va faire froid. Je lui dis : “Quoi, quand la cendre aura bouffé le soleil ?” »

McGully nous sort cela comme si c’était une nouvelle blague, mais personne ne rit, pas même lui.

« Dites, vous êtes au courant pour Dothseth ? demande Culverson.

— Ouais, grogne McGully. Le coup du lieutenant-gouverneur ?

— Oui. C’est dingue. »

J’ai déjà entendu toutes ces histoires. Je scrute les pages de mon carnet. Comment vais-je faire pour mettre la main sur un sabre de samouraï en plastique ?

Ruth-Ann, âgée, râblée, les cheveux gris, vient débarrasser nos assiettes et glisser des cendriers sous les cigares, et tout le monde la remercie d’un hochement de tête. En dehors de la bouillie d’avoine et du fromage, la principale denrée qu’elle puisse nous proposer est du thé parce que son ingrédient majoritaire est l’eau, qui pour l’instant est encore disponible au robinet. Quant à savoir pour combien de temps, les estimations varient, maintenant qu’il n’y a plus d’électricité. Cela dépendra de ce qui reste dans les réservoirs ; et de si le département de l’Énergie a donné la priorité à nos générateurs urbains plutôt qu’à ceux d’autres zones du Nord-Est – ça dépend, ça dépend, ça dépend…

« Et au fait, Palace… », me lance soudain Culverson, avec sa nonchalance travaillée, comme si cela venait de lui revenir en tête.

Mon échine se raidit d’agacement : je sais déjà ce qu’il va me demander.

« Des nouvelles de ta sœur ?

— Non.

— Rien du tout ?

— Non. »

Ce n’est pas la première fois qu’il me pose la question. Il n’arrête pas de me la poser.

« Tu n’as pas eu de ses nouvelles ?

— Aucune. »

McGully met son grain de sel.

« Tu ne vas pas essayer de la retrouver avant que ça arrive ?

— Eh non. »

Ils se regardent : quel gâchis. Je change de sujet.

« Je voudrais vous poser une question, les gars. Vous diriez qu’il y a combien de bornes d’ici à Suncook ? »

Culverson incline la tête sur le côté.

« Je sais pas… dix ?

— Mais non, dit McGully. Treize. Et des poussières. »

Il souffle un épais nuage de fumée, que je chasse du plat de la main. Naguère, le ventilateur du plafond évacuait en partie la fumée, mais il est désormais immobile, et les gros nuages gris restent suspendus au-dessus des banquettes.

« Pourquoi ? s’enquiert Culverson.

— C’est un type que je cherche, il devait aller là-bas à vélo pour récupérer des tables.

— À vélo ? Avec une remorque, alors ?

— Qui est-ce que tu cherches ? veut savoir McGully.

— Une personne disparue.

— Il comptait les ramener de Suncook ? s’étonne Culverson. C’est qui, ce type, un éléphant ?

— Attends. Minute. » McGully penche la tête vers moi, son cigare se consumant dans le V de ses doigts. « Une personne disparue ? Vous êtes sur une affaire, inspecteur ? »

Je leur résume rapidement l’histoire : mon ancienne baby-sitter, son mari en vadrouille, la pizzeria à côté du centre commercial Steeplegate.

« C’est un trooper ? dit Culverson.

— C’était. Il a arrêté pour bosser à la pizzeria. »

Culverson fait une grimace. McGully revient à la charge.

« Elle te paie combien, cette nana ? Pour retrouver son mari volage ?

— Je te l’ai dit, c’est une vieille amie.

— Ça ne nourrit pas son homme, ça. »

Culverson pouffe de rire, mais il est ailleurs. Je vois bien qu’il rumine l’autre élément, le coup du policier d’État devenu pizzaïolo. McGully n’en a pas encore terminé.

« Tu l’as prévenue que c’était mort, la bonne femme, hein ?

— Je lui ai dit que ça ne serait pas facile.

Pas facile ? » Agité, il tape sur la table. « On peut voir ça comme ça, oui. Tu sais ce que tu devrais lui dire, Sherlock ? Que son mec est loin. Qu’il est mort, ou au claque, ou qu’il fume du crack à La Nouvelle-Orléans, au Bélize ou je ne sais où. Et que s’il l’a quittée, c’est parce qu’il le voulait bien, et que le mieux qu’elle puisse faire, c’est l’oublier. Qu’elle n’a plus qu’à prendre une chaise et s’installer en attendant le coucher de soleil.

Bien sûr. Oui, oui. »

Je me retire de la conversation, baisse le regard vers mes mains et vers les menus corrigés. Des rayons de soleil d’un jaune sale, réfractés par la crasse de la vitre, luisent sur la table tels de fragiles barreaux de prison. Quand je relève la tête, McGully est en train de soupirer.

« Bon, écoute, tu l’aimes bien, cette gonzesse ? Alors ne lui donne pas de faux espoirs. Ne lui fais pas perdre son temps. Et ne va pas perdre le tien. »

Je me tourne vers Culverson, qui, un demi-sourire aux lèvres, se tapote le front du bout des doigts.

« Au fait, je vous ai déjà dit que mon voisin d’à côté était le sergent Tonnerre ? dit-il.

— Quoi ? s’exclame McGully.

— Le M. météo ?

— Sur Channel 4, à 6 heures et 10 heures. Ma célébrité à moi ! »

Il se met à palper les poches de sa veste, cherchant quelque chose. Culverson et moi portons encore le blazer, la plupart du temps ; la plupart du temps, je mets aussi une cravate. McGully, lui, est en polo, avec son nom brodé sur la poche de poitrine.

« On n’avait jamais beaucoup bavardé, explique Culverson, juste bonjour bonsoir, sauf que maintenant il n’y a plus que nous deux dans le pâté de maisons. Du coup, je passe le voir de temps en temps, je frappe juste à sa porte, “Tout va bien ?”, vous voyez… Il n’est plus tout jeune. »

McGully tire sur son cigare ; il commence à s’ennuyer.

« Enfin bref, hier, voilà que le sergent Tonnerre déboule chez moi pour me montrer quelque chose. Il me dit qu’il n’est pas censé le faire, mais qu’il ne résiste pas. »

Culverson trouve ce qu’il cherchait dans sa poche intérieure droite et le fait glisser vers moi sur la table. C’est une brochure, mince et élégante, un dépliant tout en couleurs sur papier glacé sur lequel on peut voir des photos de personnes âgées, tout sourire dans un salon à boiseries et éclairage indirect, agréable. Et des photos de vigiles à la mâchoire héroïque, casqués, marchant d’un pas décidé dans des couloirs stériles. Un jeune couple souriant de toutes ses dents au-dessus d’un repas : nappe en tissu, pâtes et salade. Et, dans une police de caractères d’une élégance discrète : Le Monde de demain vous attend…

« Le Monde de demain ? »

McGully me prend la brochure des mains.

« Quelles conneries ! lâche-t-il avec mépris en la faisant tourner entre ses doigts. Une grosse benne à ordures pleine de conneries, je vous le dis. »

Il jette la brochure sur la table, ce qui me permet de lire l’argumentaire au verso. Le Monde de demain propose des logements dans « une installation permanente conçue avec le plus grand soin, construite pour la sécurité, dans un lieu tenu secret au cœur des Montagnes blanches et des superbes paysages du New Hampshire ». Le mot « permanente » est en italiques. Il y a trois niveaux de prestation : standard, premium et luxe.

Je repose le document sur la table.

« Tiens, me dit McGully. Prends une serviette, pour essuyer un peu la merde de tes doigts. »

Je note qu’aucun tarif n’est indiqué pour être admis dans ce merveilleux « Monde de demain ». Je pose la question à Culverson, et il me répond sans rire que, d’après le sergent Tonnerre, cela varie d’un client à l’autre. Autrement dit, le tarif est aligné sur votre compte en banque.

« Hier soir, je les ai regardés venir prendre la tondeuse à gazon du sergent Tonnerre, son petit frigo à vin et son micro-ondes. Ce matin, ils ont démonté sa cabane de jardin, en la défonçant à coups de masse pour emporter les briques. Ils sont en uniforme, genre combinaison intégrale, les mecs. Une touche élégante, je trouve, quand on est en train de dépouiller quelqu’un de tout ce qu’il possède.

— Tu n’as pas essayé de les arrêter ? », demande McGully.

Culverson a un mouvement de recul, et un regard qui signifie : « T’es pas fou ? »

« Si, tu penses, j’ai brandi mes petits poings. Tu t’imagines qu’ils ne sont pas armés, ces types ? »

Je retourne la brochure entre mes mains. Équipement médical dernier cri. Repas gastronomiques. Tables de craps.

« Et en plus, ajoute Culverson, il fallait voir le sourire du sergent. » Il s’adosse à son siège et nous lance son regard de renard dans le poulailler. « Un sourire d’obsédé sexuel. Je n’avais jamais vu un vieillard si heureux. »

McGully semble agité. Il en laisse tomber de la cendre dans sa tasse à thé.

« Tout ça pour quoi ? »

Mais il connaît déjà la réponse, et moi aussi. Culverson nous la donne quand même.

« C’est peut-être un faux espoir que tu donnes à cette fille, ton ancienne baby-sitter… mais c’est de l’espoir quand même, pas vrai ? Une petite étoile dans les ténèbres ? »

McGully souffle d’agacement, et Culverson se tourne vers lui.

« Je suis sérieux, mon pote. Avoir Palace pour mener l’enquête empêchera peut-être cette nana de devenir folle.

— Exactement, dis-je. C’est… oui, c’est tout à fait ça. »

Culverson me regarde avec une attention sérieuse, avant de pivoter une fois de plus vers McGully.

« Et puis quoi, va savoir, c’est peut-être Palace que ça empêche de devenir dingue. »

Je me penche à nouveau sur mon carnet. Passons à autre chose.

« Si vous vouliez préparer une pizza, où iriez-vous chercher les ingrédients ? Le patron de ce type l’a envoyé hier chercher des denrées de base, et je présume qu’il voulait dire au marché noir.

— Aucun doute là-dessus, déclare Culverson. Personne ne fait tourner une pizzeria avec le fromage du SUAR. »

Il n’épelle pas les lettres de l’acronyme, qu’il prononce comme soir. Le Système d’allocations de ressources d’urgence.

« Mais quel marché ? Celui de Pirelli ?

— Hé, j’en sais rien, moi. Je me porte très bien avec mon petit jardin et l’hospitalité de Ruth-Ann. Mais mon estimé collègue ici présent est un homme marié, il a des besoins différents. »

Il y a alors un long silence, pendant lequel Culverson écrase son cigare dans le cendrier et lance un regard entendu à McGully, qui finit par lever les mains et soupirer.

« Bon Dieu, souffle-t-il. Le vieux bâtiment de l’Elks Lodge. Dans South Street, après l’immeuble Corvant.

— Tu es sûr ? » Je prends des notes, en tapant du pied sur le plancher de Ruth-Ann. « Je suis passé devant en allant faire réparer des lunettes chez Paulie. Le Lodge m’a eu l’air d’avoir été complètement nettoyé par les pillards.

— Pas le sous-sol. Ton type, il cherchait du fromage, des tomates en boîte, des olives ? Marché noir de l’Elks Lodge. Un dollar le donut. Dis-leur que tu viens de ma part.

— Merci, McGully. »

Je repose mon crayon, un grand sourire aux lèvres.

« N’oublie pas, il faut que tu apportes quelque chose.

— Merci mille fois.

— Ouais, bon. Va te faire foutre.

— Quelque part, tout au fond de toi, tu es une étoile de bonté, plaisante Culverson en posant sur McGully un regard affectueux.

— Toi aussi, va te faire foutre. »

Ruth-Ann revient, rapide et agile dans ses chaussures orthopédiques. Je lui souris et elle m’adresse un clin d’œil. Je viens au Somerset depuis mes douze ans.

« On vous doit combien ? s’enquiert Culverson, comme toujours.

— Mille milliards de dollars », réplique Ruth-Ann, comme toujours, avant de s’éloigner.


De retour chez moi, je verse les restes de tout le monde dans une grande écuelle en plastique et je siffle mon chien, un bichon frisé blanc au poil mousseux appelé Houdini, qui a appartenu à un trafiquant de drogue.

« Hé, attends un peu ! dis-je en le voyant propulser son petit corps à travers la pièce pour foncer sur sa gamelle. Assis. Pas bouger. »

Le chien ne m’écoute pas ; il jappe de joie et plonge sa petite gueule heureuse dans les restes. Pendant un très bref laps de temps, lorsque nous avons fait connaissance, j’ai eu l’intention de le dresser pour en faire un chien de recherches et de secours, mais j’ai depuis longtemps abandonné ce projet. Il se désintéresse absolument de tout ce qui peut ressembler à un ordre ou à une instruction ; cet animal restera à jamais infantile, pur et sans entraves. Je prends place à la table de la cuisine, sur une chaise en bois, pour le regarder manger.

J’ai menti à Culverson et à McGully, tout à l’heure, comme je le fais chaque fois qu’ils me pressent de questions à propos de ma petite sœur. Je sais où elle est, et je sais ce qu’elle fait. Nico s’est retrouvée mêlée à une sorte de conspiration anti-astéroïde, un des nombreux petits réseaux de fantaisistes et de crétins qui croient savoir comment détourner ce qui nous arrive dessus, ou prouver que c’est un gigantesque canular gouvernemental, comme le voyage sur la Lune ou l’assassinat de Kennedy. J’ignore les détails de son opération en particulier, et je n’ai aucune envie de les connaître. Et encore moins envie d’en parler avec mes collègues. Je préfère concentrer mes pensées sur plus intéressant.

« Désolé, mon chien, c’est tout ce que j’ai », dis-je à Houdini une fois qu’il a vidé sa gamelle et qu’il relève vers moi des yeux pleins d’espoir.

J’allume mon scanner radio et tripote le bouton jusqu’à tomber sur Dan Dan the Radio Man. Il est en train de parler de la commission Mayfair : la commission d’enquête de la Chambre et du Sénat qui reproche à la NASA et aux différentes agences internes aux départements de la Défense et de la Sécurité intérieure d’avoir échoué « à fournir un avertissement ou une protection suffisants contre la menace imminente, sur une période couvrant des années et même des décennies ». Cela nous a bien fait rire, au Somerset, les autres inspecteurs et moi, d’imaginer le vieux sénateur Mayfair tâchant de découvrir qui était au courant de l’existence de 2011GV1 et quand. « Mais c’est une honte ! l’imite McGully, brandissant en l’air un index sénatorial. Nos propres savants, conspirant avec l’astéroïde depuis le début ! »

À présent, Dan Dan the Radio Man rapporte avec consternation qu’Eleanor Tollhouse, directrice adjointe de la NASA entre 1981 et 1987, désormais âgée de quatre-vingt-cinq ans, est retenue au Sénat dans une cage, « pour sa propre protection ».

J’éteins la radio. Houdini me regarde toujours, le regard triste et ardent, si bien que je soupire et lui verse un quart de bol de croquettes, précisément ce que j’espérais éviter en rapportant les restes à la maison. Il n’y a plus qu’une portion dans ce paquet, et après celui-ci j’en ai encore seize, à raison de dix rations par paquet. Houdini fait environ deux repas par jour : nous avons donc à peine de quoi tenir pendant les soixante-dix-sept jours restants. Mais qui tient encore le compte ?

Je me lève, m’étire et remplis sa gamelle d’eau. C’est une des blagues qui courent : Qui tient encore le compte ? La réponse est évidemment : « tout le monde ». Tout le monde compte.

4

Le chien aboie, j’ouvre les yeux et me redresse d’un coup, tout droit, le cœur serré comme un poing.

« Quoi, le chien ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Houdini s’époumone contre la porte d’entrée, à quelques pas du canapé défoncé du salon, sur lequel je dors depuis avril. Il continue de lancer ses aboiements, bruyants, stridents, insistants, ce qui ne lui ressemble pas du tout. Je me laisse tomber du canapé, que je pousse pour soulever quatre lattes du plancher non fixées. En tâtonnant dans la pénombre, je trouve le coffre, sa serrure, fais tourner le cadran, soulève la trappe, et en sors un long couteau à dents et une arme de poing Ruger LCP.

Houdini continue de japper et de s’agiter, une vraie petite boule d’anxiété, bondissant d’un côté à l’autre. Je lui ordonne de se calmer, en vain. Les poings serrés sur mes armes, je passe devant lui d’un pas lent et délibéré, jusqu’à ce que mon épaule soit appuyée contre la porte.

« C’est bon, le chien, fais-je entre mes dents, le cœur battant à tout rompre, le manche du couteau moite de sueur dans ma paume. C’est bon, tout va bien. »

Par le fenestron de la porte, je distingue un maigre frémissement de lumière, le faisceau d’une lampe torche filant sur le gazon. Et si moi, Stretch, je suis assassiné chez moi avant de pouvoir commencer à enquêter ? demandé-je muettement à Culverson. Que deviennent mon ancienne baby-sitter et son étincelle dans la nuit ?

On entend de ces histoires, de nos jours. Les gens se les racontent à voix basse, l’air choqué : des récits d’effractions, d’agressions physiques. Leon James, dans Thayer Street, un ancien banquier, tabassé et laissé pour mort, sa maison saccagée pour en prendre tout le cuivre. Les deux femmes d’âge moyen, vieilles amies qui s’étaient installées ensemble après que leurs maris s’étaient évanouis dans la nature. Pour elles, cela a été une bande de jeunes avec des masques de gorilles, toutes deux agressées sexuellement et battues presque à mort. Les gorilles n’ont rien volé et n’étaient ni saouls ni défoncés, simplement déchaînés. Cette histoire-là, je l’ai signalée quand je l’ai entendue : j’ai toqué à la vitre d’une des Chevrolet Impala postées aux coins des rues, j’ai indiqué l’adresse et le nom des femmes comme on me les avait donnés. Le jeune agent assis dans le véhicule m’a regardé sans manifester la moindre émotion, m’a dit qu’un rapport serait rédigé, et a lentement remonté sa vitre.

Le faisceau lumineux a disparu. Je scrute l’obscurité, les arbres en surplomb, les branches desséchées par l’été qui se découpent contre le clair de lune. Mon pouls galopant ; le souffle rapide et perturbé de Houdini.

Puis un grand fracas dehors, quelque part sur la pelouse, un bruit de verre brisé, suivi un instant plus tard par une voix d’homme, basse mais distincte : « Merde, fait chier, putain. »

Je pousse la porte et sors en courant, en braillant, le flingue dans une main et le couteau dans l’autre, tel un barbare lançant un raid sur un campement médiéval.

Je m’arrête au milieu de la pelouse. Rien. Je ne vois personne. Il y a des réverbères alignés de mon côté de West Clinton Street, mais bien sûr ils sont désormais tous éteints et renvoient de faibles reflets sous les étoiles, suspendus à leurs mâts tels des fruits de verre fossilisés. Encore du bruit : un raclement puis un broiement, du verre frottant contre du verre, et encore des jurons étouffés.

Le poids de ce pistolet ne m’est pas familier ; il est plus petit et plus compact que le revolver de service SIG Sauer P229 que je portais en patrouille. Mon amie Trish McConnell m’a fourni le Ruger pas plus tard que la semaine dernière, quand je lui ai dit que je me conformais à la loi SSPI sur les armes à feu et que je n’en avais pas chez moi. McConnell, une ancienne collègue qui est encore dans la police, a laissé l’arme dans une enveloppe en kraft entre ma moustiquaire et ma porte d’entrée avec un petit mot : « Prends-le. Je te le demande. »

À présent, je suis bien content de l’avoir. Je lui fais décrire un large arc de cercle, balayant la pelouse, et je prends une grosse voix dans le noir.

« Restez où vous êtes. On ne bouge pas et on lâche son arme.

— Je ne… je n’ai pas d’arme. Oh, merde, désolé, vraiment. »

Cette voix éraillée qui émane du jardin d’à côté à mon approche… je la connais sans arriver à la replacer, comme une voix entendue en rêve.

« Oh, putain, je suis absolument désolé. »

Je m’arrête.

« Qui est là ?

— C’est Jeremy. »

Jeremy. Le gamin de la pizzeria, la barbe de trois jours et le catogan. Je lâche un soupir de soulagement. Mon pouls ralentit. Bon Dieu.

« Je crois que je suis tombé… dans un piège, je sais pas trop, dit-il.

— Attends, j’arrive. »

Je trouve Jeremy dans le jardin de M. Maron, gisant dans une mare de gros morceaux de verre brisé. Je cligne des yeux dans le clair de lune, fais le point, et le découvre, échevelé et hagard, une plaie semblable à un coup de poignard en travers du front.

« B’soir, bredouille-t-il. Désolé. »

Je baisse les yeux vers lui, et il lève timidement la tête vers moi, tel un faon blessé.

« Ce n’est pas un piège, lui dis-je. C’est un distillateur solaire.

— C’est quoi, un distillateur solaire ? » Il contemple autour de lui l’enchevêtrement de débris. « Je crois que je l’ai bousillé. »

J’éclate de rire : en même temps qu’un intense soulagement, je ressens une bouffée d’affection pour ce gosse qui s’est blessé à côté de chez moi en pleine nuit. Comme si ce machin idiot était réellement un piège, et que j’avais capturé quelque lutin maladroit

« C’est un système de captation, pour extraire l’eau de l’atmosphère. C’est mon voisin qui a construit celui-ci.

— Ah. Vous lui direz que je m’excuse.

— Il est mort. Qu’est-ce que tu fais là ? »

Jeremy lève une main jusqu’à sa blessure au front, grimace, puis observe ses doigts tachés de sang. Il a la même dégaine qu’au restaurant : un petit mec au regard sombre et sensible, au visage doux, peu viril. Mon voisin, M. Moran, un jovial célibataire entre deux âges, représentant en chaussures, a passé trois semaines à construire son distillateur avant d’être abattu le 4 juillet par un groupe de justiciers membres d’une organisation appelée Terre d’Amérique. Il essayait de les éloigner d’un chauffeur routier qui partait pour le camp de réfugiés de Cape Cod avec de la nourriture et du matériel de premiers secours. Le routier aussi a été tué.

« Ouais, je m’excuse, vraiment, répète Jeremy. C’est juste que je voulais pas que Rocky sache que je venais vous voir, et comme j’ai pas trouvé d’excuse pour quitter le restau en avance, j’ai dû attendre la fermeture.

— D’accord.

— Et ensuite j’ai dû aller à la bibliothèque chercher votre adresse.

— D’accord.

— Vous n’étiez pas dans l’annuaire, mais il y avait un autre Palace : N. Palace ?

— Ma sœur. Elle se servait de mon adresse, avant, pour ses demandes de cartes de crédit.

— Ah bon. »

Il est encore étalé par terre dans les morceaux de verre, et je ne veux pas qu’il en bouge avant de m’avoir expliqué précisément ce qui se passe. La salle de lecture de la bibliothèque municipale de Concord est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre en ce moment, entretenue et éclairée par une maigre équipe de bibliothécaires assistés par des bénévoles.

« Jeremy. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je voulais juste vous dire : ne faites pas ça. Ne ramenez pas Brett. Il faut lui ficher la paix. »

Je pose mon couteau et mon flingue, et tends une main vers les débris du distillateur.

« Bon, viens. Lève-toi.

— C’est idiot, ce que j’ai fait.

— Ce n’est rien.

— Je me sens con.

— C’est pas grave. »

Jeremy est maintenant assis à la table de ma cuisine, un Sopalin dont les bords s’imprègnent peu à peu de sang appuyé contre le front.

« Sérieux. Je me sens vraiment couillon.

— Je t’assure, ne t’en fais pas pour ça. »

Je ne le presse pas de questions au sujet de Brett, pas encore, je ne lui demande pas de m’exposer les raisons qui ont pu le pousser à traverser toute la ville pour me retrouver. Je ne veux pas qu’il s’enfuie, et c’est ce que je pressens : qu’il est gêné et déconcerté, et que si j’insiste il va me dire : « laissez tomber » et filer dans la nuit.

J’allume des bougies, ainsi que mon réchaud de camping, je pose une bouilloire dessus pour faire du thé, et je lui pose quelques questions anodines. Il se trouve que son nom de famille est Canliss. Comme ce nom me dit quelque chose, je lui demande de me l’épeler.

« Tiens. Tu es de Concord ?

— Non. Enfin oui. » Il soupire, se carre sur sa chaise, se met à l’aise. « Enfin pas vraiment. »

Il est né ici, me raconte-t-il, mais a déménagé à l’âge de quinze mois. Une histoire typique de Nouvelle-Angleterre : élevé non loin de Montpelier ; a péniblement terminé le lycée ; a dégoté quelques jobs en extérieur ; s’est « plus ou moins éloigné de sa famille », s’est retrouvé à Portsmouth, où il a fréquenté la fac pendant un semestre ; a arrêté, essayé encore une fois, de nouveau laissé tomber ; et finalement il s’est retrouvé ici à Concord, où il a squatté chez des copains dans une « bicoque merdique ». Puis il a trouvé ce job à la pizzeria, et là, la fin du monde a été annoncée.

« Et Brett, dans tout ça ? dis-je enfin, d’un air détaché, en servant le thé, parlant à mi-voix par-dessus mon épaule depuis l’autre côté de la pièce. Pourquoi est-ce que tu ne veux pas que je le retrouve ?

— Bon, enfin, ça ne me regarde pas » dit-il avant de se taire, tandis que je me concentre sur l’eau et les tasses.

Quand je me retourne, il est en train de se frotter le menton, et il se contente d’ajouter : « Parce que c’est Brett, quoi, vous voyez ? »

Je pose les tasses et je m’assieds. J’attends.

Jeremy lève les mains, comme s’il cherchait physiquement ses mots.

« S’il… S’il est parti, c’est qu’il devait partir. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Pas vraiment, non. Je ne le connais pas. Parle-moi de lui.

— Je sais pas. » Il a un rire gêné, se répète. « C’est Brett, quoi ! »

Ce compliment vague et tautologique est empreint d’un respect et d’une admiration si profonds que le timbre de sa voix en est changé. Quand il dit « Brett », c’est sur le même ton que d’autres évoquant Elvis ou Jésus. On ne parle pas de n’importe qui, là : on parle de Brett. Houdini, pendant ce temps, tremble toujours sous la table, pas encore convaincu que le danger soit écarté. Je me lève pour lui servir le fond du paquet de croquettes, une faveur destinée à l’apaiser. Plus que seize paquets, dix portions par paquet.

« Je suis sûr qu’il avait ses raisons, éclate soudain Jeremy. C’est tout ce que je dis.

— Quel genre de raisons ? »

Il baisse la tête.

« Enfin, quoi. Vous savez bien.

— Mais non ! Sincèrement, non. Tu étais proche de lui ?

— Non. Pas vraiment. »

Il retire le Sopalin de son front et le fait sauter d’une main à l’autre.

« Mais c’était un ami ?

— Bon, enfin, un pote de boulot, vous voyez ? Du restau.

— Vous travailliez souvent ensemble.

— Ah, ouais. Carrément. Surtout avant cette saloperie d’astéroïde de merde. »

Je souris. Nettement moins ambigu que la situation actuelle. Saloperie d’astéroïde de merde.

« Au début, je le trouvais soûlant, vous savez ? Le genre cul-bénit. Il est croyant, il ne boit pas, c’est le beau-fils du boss, tout ça, quoi. »

Je n’ai pas de cahier ici. Pas de crayon. Je hoche lentement la tête, enregistrant les détails, exigeant de mon esprit nocturne beaucoup d’attention pour cataloguer et ordonner les faits qu’il reçoit.

« Mais quand on le fréquente, tout d’un coup on se dit : ah. Ce mec est cool. Il sortait tout le temps de drôles de blagues, entre ses dents, quand on était en voiture. Des blagues intelligentes, du genre qu’on comprend pas tout à fait mais on sait que c’est brillant. Et il vous aidait à faire les trucs qu’on savait pas bien faire, mais sans qu’on se sente crétin pour autant. »

Je hoche la tête. J’en ai connu, des gens comme ça, mais allez savoir pourquoi, la personne qui me vient en tête est mon grand-père Nathanael Palace, qui nous a élevés, Nico et moi, après la mort de nos parents, et qui avait un caractère diamétralement opposé : toujours prêt à vous démontrer que vous étiez un incapable, que vous vous y preniez mal.

« Brett et moi, on s’asseyait sur les marches devant chez moi et on regardait les… comment ça s’appelle, les paniers à salade ? entrer sortir de la prison.

— Les fourgons de transfèrement, dis-je en chassant l’image de mon grand-père pour rester concentré.

— Voilà, c’est ça. Et Brett me montrait les fourgons et disait : “Tu serais là-bas, sans la grâce de Dieu, mon ami. Sans Sa grâce.” Comme s’il se souciait de moi, vous voyez ? Et pas seulement de moi. Il se souciait des gens en général.

— Et… » Je marque une pause, retourne cela dans ma tête. « Brett parlait-il de partir ? De disparaître pour réaliser ses rêves, je veux dire ? »

Jeremy baisse la tête. Ses joues se colorent.

« Purée, vous, alors… Vous posez beaucoup de questions.

— C’est dans ma nature. Il en parlait, ou non ?

— Non. Pas précisément. Mais il était prêt à partir. Vous voyez ?

— Avait-il une petite amie ?

— J’en sais rien. Non.

— Tu ne sais pas, ou c’est non ?

— Peut-être. Je crois, peut-être, oui.

— Qui ça ? » Je me penche en avant, et maintenant mon cœur s’emballe, part au galop. « Où ça ?

— Je sais pas, dit Jeremy avec un mouvement de recul face à mon impatience. Aucune idée.

— Est-ce qu’une fille venait à la pizzeria ?

— Non. Je sais pas. »

Si, il sait. Il sait quelque chose. Mais il ne va pas me le dire, pas maintenant. Je me masse les paupières du bout des doigts. Autre chose me préoccupe.

« Brett était cul-bénit, m’as-tu dit, il avait de la religion. Que pensait-il des pratiques de Rocky en marge du SUAR ?

— Quoi ? »

Le gamin a l’air perplexe, contrarié.

« Je veux dire, du fait qu’il l’envoie faire du marché noir ?

— Minute ! lance Jeremy en tapant du plat de la main sur la table. Arrêtez. Écoutez. »

Et soudain mon visiteur nocturne parle tellement vite et avec tant d’ardeur que sa bouche devient une tache indistincte dans la pénombre, de l’autre côté de la table.

« S’il voulait aller jeter sa gourme ou je ne sais quoi, alors là, il n’avait besoin de la permission de personne, je vous le dis.

— Pas même celle de sa femme ?

— Non, pas même celle de sa femme. »

Il est assis bien droit, maintenant, et s’adresse à moi avec intensité.

« Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai pas les couilles de me barrer comme ça pour faire ce que je veux. Que ce soit une gonzesse, ou du parapente, ou je sais pas… ce que vous voulez. Même maintenant, j’en ai pas le courage. » Il secoue la tête avec amertume, s’en voulant à lui-même, comme si c’était le pire des défauts, ce manque de bravoure préapocalyptique. « Mais apparemment, Brett les a, les couilles, lui, pas vrai ? Et comme je l’ai dit, c’est… c’est quelqu’un de bien. Alors tout ce que je dis, c’est qu’il faut le laisser faire ce qu’il veut. Et je ne pense pas que vous, ou Martha, ou n’importe qui, deviez aller le chercher par la peau du cou. »

Il jette le Sopalin sanguinolent sur la table et repousse sa chaise.

« C’est tout, voilà. Désolé de vous avoir dérangé. »

Il se lève. Moi aussi.

« J’ai encore des questions.

— Et pardon pour le machin de votre voisin. Sur la pelouse. Je m’excuse, vraiment. »

Et c’est tout, le voilà parti, et étant donné que je ne suis plus investi par la ville de Concord du pouvoir de le retenir, je le regarde simplement s’en aller, trébuchant dans le noir, le faisceau de sa lampe oscillant entre les silhouettes sombres des arbres. Je réfléchis à la force de personnalité que devait posséder mon disparu pour inspirer la dévotion intense, quoique curieuse, que je viens d’observer. Ce gosse pense peut-être manquer de courage, mais il s’est lancé dans une considérable expédition à travers la ville, sans protection, dans le noir, pour défendre la cause de son ami. Par admiration. Et parce qu’il aimerait être parti quelque part, lui aussi.

Je passe au salon en tenant une bougie sur une soucoupe, tel un personnage de roman de Dickens, et, dès que j’ai trouvé un crayon et mon carnet, je couche sur le papier tout ce dont je me souviens, en écrivant aussi vite et aussi soigneusement que possible. Une copine ? Du parapente ? Un peu cul-bénit. Je résume à grands traits l’enfance de Jeremy, trace son nom complet et le regarde fixement. Ce terme si vieillot qu’il a employé, jeter sa gourme. « S’il voulait aller jeter sa gourme ou je ne sais quoi… »

Une fois que j’ai fini d’écrire, je pose le crayon et contemple la flamme vacillante de la bougie. La grande question demeure celle que j’ai posée à Martha, il y a maintenant une douzaine d’heures : Qu’est-ce que je fais si je le trouve ? Si Jeremy a dit vrai, si Brett est en train de jeter sa gourme quelque part, et si par miracle je parviens à remonter la piste de cet impressionnant personnage, cet ancien policier d’État… alors, je fais quoi ? Je me pointe devant cet adulte qui fait ce qu’il veut du peu de temps qui lui reste, et je lui dis quoi, au juste ?

Je m’appelle Henry Palace, monsieur. Votre femme aimerait que vous rentriez à la maison, maintenant, si vous voulez bien.

Je souffle la bougie.

Je passe sur la pointe des pieds devant mon chien endormi, remonte mes longues jambes sur le canapé et ferme les yeux.

Les souvenirs remontent comme ils le font toujours, et je les repousse.

Ce sont là les scènes que j’ai studieusement bloquées, et que je suis conscient d’avoir bloquées. Pas celles qui concernent mes parents ; mes parents décédés, je vis avec eux depuis de longues années, maintenant, et j’ai intégré leur absence et mon chagrin dans les profondeurs de mon être. Mais il y a une blessure plus récente, une femme appelée Naomi que j’aimais et qui m’a été arrachée, une perte aussi soudaine et violente qu’un coup de feu dans une pièce sombre. Et j’ai conscience que la chose à faire, d’un point de vue thérapeutique, serait de laisser remonter les souvenirs appropriés, m’autoriser à affronter le traumatisme, l’exposer à la lumière pour laisser le temps faire son travail de cicatrisation.

Sauf que du temps, il n’y en a plus. Soixante-dix-sept jours – soixante-seize maintenant, moins de trois mois… qui tient encore le compte ? Il n’y a pas le temps.

Je repousse les souvenirs, me retourne, et songe à mon enquête.

Загрузка...