Poésie

Le Dieu créateur

Premier poème connu écrit par Guy de Maupassant.


Guy de Maupassant écrivit le poème ci-dessous en 1868 ; il était alors âgé de 18 ans et poursuivait sa scolarité au lycée de Rouen ; il venait d’y être admis en mai ou en juin de cette même année. Ce poème fut conservé dans les archives du lycée de Rouen parce qu’il valut à son auteur un premier prix de philosophie, et fut ajouté au cahier d’honneur de ce même établissement.


Dieu, cet être inconnu dont nul n'a vu la face,

Roi qui commande aux rois et règne dans l'espace,

Las d'être toujours seul, lui dont l'infinité

De l'univers sans bornes emplit l'immensité,

Et d'embrasser toujours, seul, par sa plénitude

De l'espace et des temps la sombre solitude,

De rester toujours tel qu'il a toujours été,

Solitaire et puissant durant l'Éternité,

Portant de sa grandeur la marque indélébile,

D'être le seul pour qui le temps soit immobile,

Pour qui tout le passé reste sans souvenir

Et qui n'attend rien de l'immense avenir ;

Qui de la nuit des temps perce l'ombre profonde ;

Pour qui tout soit égal, pour qui tout se confonde

Dans l'éternel ennui d'un éternel présent,

Solitaire et puissant et pourtant impuissant

A changer son destin dont il n'est pas le maître,

Le grand Dieu qui peut tout ne peut pas ne pas être !

Et ce Dieu souverain, fatigué de son sort,

Peut-être en sa grandeur a désiré la mort !

Une éternité passe, et toujours solitaire

Il voit l'éternité se dresser tout entière !

Enfin las de rester seul avec son ennui

Des astres au front d'or il a peuplé la nuit ;

Dans l'espace flottait comme un chaos immonde ;

De la matière impure il a formé le monde.

Depuis longtemps la masse aride errait toujours,

Comme Dieu solitaire et dans la nuit sans jours ;

Mais les astres brillaient et quelquefois dans l'ombre

Un beau rayon de feu courant par la nuit sombre

Éclairait tout à coup le sol inhabité

Cachant comme un proscrit sa triste nudité !

Soudain levant son bras, le grand Dieu solitaire

Alluma le soleil et regarda la terre !

Alors tout s'anima sous l'ardeur de ses feux,

L'arbre géant tordit ses membres monstrueux,

La végétation monta, puissante, énorme,

Premier essai de Dieu, production informe

Et le globe roulant ses prés, ses grands bois verts,

Tournait silencieux dans le vaste univers,

Balançant dans le ciel sur sa tête parée

Et ses hautes forêts et sa mer azurée.

Pourtant Dieu le trouva triste et nu comme lui.

Rêveur, il y jeta le feu qui gronde et luit ;

Alors tout disparut, englouti sous la flamme.

Mais quand il renaquit, le monde avait une âme.

C'était la vie ardente, aux souffles tout-puissants,

Mais confuse et jetée en des êtres pesants

Faits de vie et de sève et de chair et d'argile

Comme l'oeuvre incomplet d'un artiste inhabile.

Monstres hideux sortant de gouffres inconnus

Qui traînaient au soleil leurs corps mous et charnus.

Se penchant de nouveau, Dieu regarda la terre,

Elle tournait toujours sauvage et solitaire.

Tout paraissait tranquille et calme ; mais parfois

Quelque bête en hurlant passait dans les grands bois,

D'arbres déracinés laissant un long sillage,

Et son dos monstrueux soulevait le feuillage ;

Elle allait mugissante et traînant lentement

Son corps inerte et lourd sous le bleu firmament ;

Et sa voix bondissait par l'écho répétée

Jusqu'au trône de Dieu dans l'espace emportée ;

Et puis tout se taisait et l'on ne voyait plus

Que le flot verdoyant des grands arbres touffus.

Mais toujours mécontent, ce Dieu lança sa foudre,

Alors tout disparut brûlé, réduit en poudre.

Puis la sève revint, ainsi qu'un sang vermeil

Dans les veines du sol qu'échauffait le soleil,

L'herbe verte et les fleurs cachaient la terre nue ;

L'arbre ne portait plus sa tête dans la nue ;

De frêles arbrisseaux les monts étaient couverts

Tout renaissait plus beau dans le jeune univers.

Mais un jour, tout à coup, tout trembla sur la terre,

Son globe n'était plus désert et solitaire ;

Le grand bois tressaillit, car un être inconnu

Sur l'univers esclave a levé son bras nu.

Le monde tout entier a plié sous cet être ;

Regardant la nature, il a dit : "Je suis maître."

Regardant le soleil, il a dit : "C'est pour moi."

L'animal furieux fuyait tremblant d'effroi ;

Il a dit : "C'est à moi" ; le ciel brillait d'étoiles,

Il a dit : "Dieu c'est moi." L'ombre étendit ses voiles :

L'homme d'une étincelle embrasa les forêts,

Et du Dieu créateur arrachant les secrets,

Seul, perdu dans l'espace, il se bâtit un monde.

Tout plia sous ses lois, le feu, la terre et l'onde.

Mais il marche toujours et depuis six mille ans

Rien n'a pu ralentir ses progrès insolents,

Et souvent quand il parle, on a cru que la vie

Jaillissait du néant au gré de son envie.

Mais cet être qui tient la terre sous sa loi,

Qui de ce monde errant s'est proclamé le roi ;

Cet être formidable armé d'intelligence,

Qui sur tout ce qui vit exerce sa puissance,

Qu'est-il lui-même ? Ainsi que ces monstres si lourds

Qui furent le dessin des races de nos jours ;

Que les arbres géants, aux têtes souveraines

Dont nous avons trouvé des forêts souterraines,

L'homme n'est-il aussi qu'un ouvrage incomplet,

Que l'ébauche et le plan d'un être plus parfait ;

Ira-t-il au néant ? Ou sa tâche finie,

Montera-t-il au Dieu qui lui donna la vie ?

Ô vous, vieux habitants des siècles d'autrefois

Qui seuls mêliez vos cris au grand souffle des bois,

Qui vîntes les premiers dans ce monde où nous sommes,

Le dernier échelon, dites, sont-ce les hommes ?

Vous êtes disparus avec les siècles morts ;

Si nous passons aussi, que sommes-nous alors ?

Seigneur, Dieu tout-puissant, quand je veux te comprendre,

Ta grandeur m'éblouit et vient me le défendre.

Quand ma raison s'élève à ton infinité

Dans le doute et la nuit je suis précipité,

Et je ne puis saisir, dans l'ombre qui m'enlace

Qu'un éclair passager qui brille et qui s'efface.

Mais j'espère pourtant, car là-haut tu souris !

Car souvent, quand un jour se lève triste et gris,

Quand on ne voit partout que de sombres images,

Un rayon de soleil glisse entre deux nuages

Qui nous montre là-bas un petit coin d'azur ;

Quand l'homme doute et que tout lui paraît obscur,

Il a toujours à l'âme un rayon d'espérance ;

Car il reste toujours, même dans la souffrance,

Au plus désespéré, par le temps le plus noir,

Un peu d'azur au ciel, au cœur un peu d'espoir.

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