Vladimir Mikhanovski Tobor Premier

Les rayons obliques du soleil ardent éclairaient le paysage.

Le sol criblé d’entonnoirs ressemblait au visage fortement grossi d’un lépreux. Chaque cratère aux bords lacérés s’était formé au point d’impact et d’explosion d’une météorite. Le bombardement d’aérolithes semblait ne pas vouloir s’arrêter et la roche rougeâtre d’origine volcanique tremblait sans discontinuer.

Sur l’écran panoramique on voyait distinctement les explosions se produire çà et là, silencieusement parce que dans le vacuum. Après chaque déflagration on voyait se soulever un magnifique panache qui projetait une longue ombre noire sur le sol défoncé. Ensuite la poussière et les menus éclats de roche retombaient lentement. Et l’ombre du panache se rétrécissait jusqu’à ne plus être tout aussi lentement.

Naturellement le bombardement de météorites obéissait à une certaine loi tendancielle, mais la percer était une chose extrêmement malaisée non seulement pour l’homme, mais même pour un puissant cerveau à ions versé dans l’art de régler les problèmes de ce genre. Surtout quand on sait que le temps imparti pour trouver la solution se réduit à quelques centièmes de seconde, ce qui est infiniment moins que le temps accordé à un étudiant pour passer un examen. Et puis de cette solution dépend non pas la note que l’examinateur attribuera, mais l’existence même. Effectivement, l’existence de celui qui traversait maintenant cette nouvelle zone d’obstacles.

Au demeurant, ce qui était encore plus malaisé c’était non pas de calculer, de deviner le point de chute de la météorite, mais d’esquiver celle-là. Ici une agilité et des réflexes absolument fantastiques étaient nécessaires.

La tâche de celui qui avait à franchir la zone dangereuse aurait été bien plus facile s’il avait disposé d’une chenillette — du type de celles qu’on utilise sur des planètes inconnues —, d’un robot marchant ou, au pis aller, d’un scaphandre standard doté d’un champ antimétéorite. Mais que faire si le testé ne disposait de rien de tel et allait devoir compter uniquement sur ses propres forces ?… On n’y pouvait rien, telle était la devise du cycle actuel, terminal de l’expérience : conditions périlleuses. Ce sont elles qui constituaient l’essence du test auquel était soumis Tobor, un test des plus difficiles qui devait durer plus de trois jours.

Les personnes qui étaient assises dans la salle sphérique savaient que la zone de météorites n’était rien en comparaison de ce qui l’attendait. Tobor, lui, ignorait ce qu’il aurait à affronter à chaque étape… En s’engageant, sans préparation aucune, dans la zone de bombardement de météorites, il ne savait qu’une chose : il fallait la franchir sans dommage pour son existence, et ce le plus rapidement possible étant donné que chaque seconde dépassant le temps imparti équivalait à un point de pénalité.

La formule de l’examen était on ne peut plus simple : l’action était sensée se dérouler sur une planète inconnue ; supposons qu’une équipe de cosmonautes prospecteurs, accompagnée de l’auxiliaire protéique Tobor, se soit éloignée du vaisseau-mère et, placée dans une situation périlleuse, qu’elle ait été coupée du monde extérieur. Tous les moyens de communication avaient été mis hors d’usage (comme le montrait la longue histoire de l’exploration des planètes lointaines, cette chose, hélas, se produisait parfois, malgré le degré de perfectionnement des matériels : la nature a une imagination inexhaustible et chaque planète a ses côtés rébarbatifs). Et voilà, pendant que les explorateurs étaient à l’abri dans une caverne ou un quelconque autre refuge, Tobor devait le plus rapidement possible regagner lé vaisseau afin de donner l’alerte et de revenir avec des secours. Tout retard entraînerait la perte du groupe. Sur le chemin conduisant à l’intersteljet Tobor devait donc franchir toutes sortes d’obstacles, fruit de la fantaisie subtile des ingénieurs et des techniciens du polygone, multipliés par les pages correspondantes des rapports documentaires d’expéditions spatiales…

Un énorme écran scintillait faiblement dans la salle tendue plongée dans la pénombre. La transmission avec le lointain polygone était assurée par des appareils impassibles. Là-bas, à des dizaines de kilomètres de la confortable salle sphérique, une expérience avait lieu qui devait permettre d’apprécier le long travail d’un collectif composé de plusieurs milliers de personnes.

Si la commission d’État homologue Tobor — créature élaborée par l’homme, associant, réunissant en un tout les qualités de la machine et de l’organisme vivant —, alors les chambres de synthèse de la Cité Verte recevront un prototype à partir duquel on réalisera des milliers de Tobor, auxiliaires irremplaçables de l’homme sur Terre, dans les immensités du Système solaire et au-delà.

Mais l’essentiel, c’était qu’au moment même où avaient lieu les derniers essais de Tobor Premier, une expédition stellaire dans la région de Lyre était en préparation, et au capitaine de laquelle les autorités de la Cité Verte avaient promis d’attribuer un adjoint.

C’est la raison pour laquelle aucune des personnes assises dans la salle ne voulait imaginer que l’expérience puisse ne pas réussir.

Il allait de soi qu’aujourd’hui la liaison avec le polygone était rigoureusement unilatérale. Tobor ne pouvait recevoir aucun ordre, aucune explication, aucun conseil de ses concepteurs et éducateurs. En effet, conformément au scénario de l’examen, tous les moyens de communication avaient été mis hors d’usage.

Tobor s’activait, se hâtait. Le chemin était long et difficile, la planète étrangère était perfide et il ne pouvait compter que sur ses propres forces et sur sa débrouillardise.

La pieuvre géante se déplaçait par bonds rapides, chaque fois en réussissant miraculeusement à esquiver les redoutables météorites.

A gauche… ensuite légèrement en arrière… à droite… Et brusquement, alors qu’une explosion particulièrement forte se produisait devant, Tobor se figeait. L’aiguille d’un chronomètre égrenait impassiblement et irrésistiblement les secondes : il était là, près de l’écran, alors que Tobor était immobile, semblable à une sculpture.

Pour Ivan, la pause parut grandir comme une avalanche. « Plus vite ! Plus vite ! » criait, suppliait, exigeait mentalement Ivan en regardant la silhouette figée au centre de l’écran.

Tantôt au loin, tantôt à proximité, les météorites soulevaient des gerbes en percutant le sol, mais Tobor attendait toujours quelque chose.

« Élaborerait-il une stratégie nouvelle ? » se demanda Ivan avec perplexité.

Dans la salle les personnes conservaient leur calme. Elles savaient que, privé de tout limiteur, Tobor était entièrement libre dans ses actions. Pour mener la tâche à bien, on lui avait imparti un espace de temps plus une indépendance totale. Comment répartir et utiliser ce temps, c’était son affaire. Par conséquent la conduite présente de Tobor était peut-être une pause forcée, nécessaire pour pouvoir évaluer correctement la situation, décider comment agir pour le mieux par la suite…

Les yeux photocellulaires de Tobor fouillaient précautionneusement la parcelle de la zone de bombardement de météorites qu’il devait encore traverser. Ivan estima à quatre kilomètres la distance à encore parcourir, ce qui était considérable. Tobor ne traînait-il pas trop quand même ? Et puis pourquoi s’était-il plaqué ainsi contre le sol ? Jamais encore il ne s’était aplati de la sorte…

Ivan se mordit les lèvres jusqu’au sang. A ce moment, utilisant ses tentacules comme des ressorts, Tobor bondit en avant vers un grand entonnoir encore fumant.

Non, ce ne pouvait être le fait du hasard. Chaque mouvement du robot — Ivan le savait — était calculé au millimètre près.

Après avoir décrit une parabole, Tobor s’affala dans l’entonnoir brûlant au bord déchiqueté.

Des applaudissements solitaires se firent entendre derrière.

Assis dans une rangée du devant, Ivan se retourna. Celui qui applaudissait — un alpiniste aux joues roses — se trouvait au fin fond de la salle. Voyant qu’il avait attiré l’attention générale, il se troubla et plaça ses mains à plat sur le pupitre. Akim Ksénofontovitch se retourna, lança un regard absent sur l’alpiniste et de nouveau porta les yeux sur l’écran qu’il avait regardé sans discontinuer — Ivan aurait pu le jurer — depuis le matin même, depuis que Tobor avait entrepris son cheminement sur la planète imaginaire.

— Regardez-moi la précision de ce saut ! Tobor s’est laissé choir dans l’entonnoir sans en toucher les rebords, marmotta l’alpiniste comme pour se justifier.

— Très juste, mon vieux ! l’appuya inopinément un jeune vestibularis en lançant un clin d’oeil à Ivan.

— La longueur du bond elle aussi est exceptionnelle, ajouta celui-là.

Ce soutien fit s’épanouir l’alpiniste. Ici, en compagnie de sommités scientifiques, il n’était manifestement pas à l’aise.

— En février dernier, dans le Tian-chan, il nous était arrivé une drôle d’histoire à Tobor et moi. Il devait sauter d’un pic à un autre, commença l’alpiniste, mais il aperçut la nuque muette d’Akim Ksénofontovitch et s’arrêta court.

— Je voudrais bien savoir pourquoi Tobor a plongé dans l’entonnoir, bredouilla candide un des ingénieurs après une brève pause. Personne ne lui répondit.

« Question pertinente. Et loin d’être simple », songea Ivan. En effet, jusque-là, en franchissant la zone de bombardement de météorites, Tobor avait évité les entonnoirs. A présent son parcours zigzaguait, allant d’une cavité à une autre.

Avant son premier arrêt, Tobor avait totalisé très peu de points de pénalité depuis le matin. Il restait indemne — touchons du bois —, franchissant l’un après l’autre les obstacles qui se dressaient inopinément sur son chemin.

Malgré tout, depuis quelques minutes la singularité du comportement de Tobor préoccupait sérieusement Ivan. Comme pour annoncer un malheur, l’ombre sembla recouvrir le large écran.

Ivan parcourut des yeux la salle, vérifiant son impression. Cependant, tous ceux dont il faisait grand cas étaient calmes. Comme taillé dans du marbre, le visage du représentant du Conseil spatial paraissait impénétrable. Observant comment Tobor s’extirpait avec mille précautions de l’entonnoir pour bondir vers le suivant, le représentant du Conseil spatial esquissa un sourire, perdant d’emblée une bonne partie de sa gravité et de son inaccessibilité, et rectifia la mèche juvénile qui lui tombait sur le front.

Ivan serra plus fort les accoudoirs du fauteuil et se tranquillisa définitivement. « Tu divagues, se sermonna-t-il. C’est tout simplement la fatigue physique et nerveuse accumulée les semaines qui ont précédé les essais de Tobor. Il faut te ressaisir. »

— Que dites-vous, camarade Sourovtsev ? lui chuchota Akim Ksénofontovitch en se penchant vers lui et en regardant en direction de Tobor qui à ce moment retombait avec adresse dans un nouvel entonnoir.

— Tobor a imaginé une nouvelle tactique, répondit Ivan.

— Vouz pensez donc que c’est dans l’ordre des choses ?

— Je le pense, oui.

— Mouais… Seulement l’itinéraire brisé de Tobor s’allonge, fit remarquer Akim Ksénofontovitch.

Ivan haussa les épaules :

— En revanche il devient plus sûr.

— Certainement, acquiesça Akim Ksénofontovitch. Toutefois je voudrais vous poser une petite question, Ivan Vassiliévitch.

— Je vous écoute…

— Vous avez enseigné à Tobor la tactique d’utilisation des entonnoirs pour éviter les explosions ?

— Non.

— C’est bien ce que je pensais ! murmura avec animation Akim Ksénofontovitch. Partant, c’est Tobor lui-même qui en est arrivé là. Et ce, non pas dans le cadre tranquille de l’instruction, mais sur le champ de bataille, dans des conditions où l’on ne saurait se livrer à de longues réflexions.

— Sur le champ de bataille ?

— Précisément ! Je ne me suis pas mépris.

— Qu’avez-vous en vue ?

— Patientez quelque peu, bredouilla Akim Ksénofontovitch d’un air soucieux.

— La seule chose que je ne comprends pas, c’est en vertu de quelle association Tobor en est arrivé à sa décision, prononça entre ses dents Sourovtsev.

Akim Ksénofontovitch loucha dans sa direction, sembla vouloir dire quelque chose mais se tut.

Entre-temps Tobor avait presque atteint l’extrémité de la zone de bombardement de météorites : encore trois ou quatre bonds et il sortirait du secteur dangereux. Regardant le profil sévère de son voisin, Sourovtsev comprit que le patriarche était visiblement mécontent de quelque chose. A l’ISA (Institut des systèmes auto-organisés) tout le monde savait qu’il n’avait pas son pareil pour flairer les « défaillances de toutes sortes au bureau de garantie », pour reprendre l’expression de prédilection d’Akim Ksénofontovitch. Ce n’est pas pour rien que la direction l’avait nommé responsable du cycle décisif des essais de Tobor Premier.

— Mais c’est un scandale ! On dirait non pas une translation directe, mais une projection au ralenti, grommela Akim Ksénofontovitch sans prêter attention à personne lorsque Tobor se remit à lambiner.

— Seulement deux secondes de trop…, prononça machinalement Sourovtsev.

— Ce sont ces secondes qui, en s’accumulant, constituent les minutes, les heures de pénalité, dit Akim Ksénofontovitch.

— La route est encore longue. Il rattrapera le temps perdu ! intervint le vestibularis dans la conversation.

Pendant plusieurs années Sourovtsev avait « édu-qué », perfectionné ce système protéique des plus complexes appelé Tobor, ou Tobor Premier. Le contraignant à assimiler un volume toujours plus grand d’informations, il lui avait appris à régler différents problèmes, peu à peu, en partant des ouvrages des grands philosophes il lui avait enseigné la logique, souple et en même temps indestructible comme une lame en acier damassé. A maintes reprises Sourovtsev avait observé Tobor « en campagne » car il accompagnait invariablement son élève sur tous les polygones d’instruction de la Cité Verte, lors des stages dans l’espace, dans les expéditions lointaines sur Mars et Vénus. Et jamais Ivan n’avait cessé d’admirer la grâce inimitable des mouvements de Tobor, jamais il n’avait pu s’habituer à ce spectacle ensorcelant que Tobor offrait en sautant. Tendant brusquement ses tentacules qu’il avait repliés, il bondissait dans l’air tel une torpille vivante. Regardant sur l’écran, Sourovtsev se souvint de ce sculpteur venu passer quelques mois à la Cité Verte en quête de sujets. De tout ce que les savants de la Cité avaient fait, l’artiste avait le plus apprécié Tobor et dit qu’il ne manquerait pas de faire une sculpture pour l’exposition martielle « Le genre humain », œuvre qui devait être la quintessence de tout ce que les hommes avaient réalisé tout au long de leur histoire millénaire. Le sculpteur avait raconté qu’il appellerait son œuvre « L’âme du vol accompli » et qu’elle représenterait Tobor bondissant…

Encore un saut précis et c’en sera fini de la zone de bombardement de météorites. « Dommage que le sculpteur ne soit pas dans la salle sphérique, songea Sourovtsev. Un bond pareil n’aurait pas manqué de l’inspirer. » Tobor sauta selon toutes les règles de cette science complexe et fine qu’est l’athlétisme, sous un angle de 45 degrés de manière à franchir le tronçon le plus long possible, et en plein vol il réussit à esquiver un bolide incandescent : sur l’écran panoramique le lourd débris laissa un long pointillé qui s’évanouit progressivement.

Sourovtsev essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Encore un obstacle de franchi. Tobor avait même réussi à réduire les pénalités lors des derniers sauts. Pourquoi alors le chef du cycle d’essais continuait-il à se renfrogner ?…

Les gens assis dans la salle s’agitèrent, une rumeur monta comme cela se produit toujours après une longue période de tension.

— Maintenant nous pouvons reprendre notre conversation, dit Akim Ksénofontovitch à Sourovtsev.

— A propos de l’enchaînement d’associations de Tobor ?

— Oui. J’ai compris comment Tobor avait deviné qu’il fallait sauter d’un cratère à un autre. Mais commençons par le commencement. Dernièrement un film sur la dernière guerre a été projeté au club de l’institut.

— Une bande historique ?

Akim Ksénofontovitch hocha la tête.

— Non pas historique, mais ancienne. Elle est sortie au lendemain du conflit, dans les années quarante du siècle dernier. Elle relate la défense d’une ville située sur la Volga. Je l’ai vue à deux reprises. Je vous conseille de voir ce film, Ivan Vas-siliévitch. Il est exaltant.

— Je l’ai vu.

— C’est donc ça. Vous l’avez montré à Tobor ?

— Non. Il m’a semblé que le film serait inintéressant pour lui. Il ne recèle pas d’informations utiles pour lui, jugea nécessaire de préciser Sourovtsev en jetant un regard en direction d’Akim Ksénofontovitch.

— Pas à moi, prononça celui-là, et j’ai demandé aux opérateurs de projeter le film spécialement pour Tobor. Je pense avoir rectifié votre erreur. Nous venons juste de nous en persuader en observant comment Tobor avait franchi la zone de bombardement de météorites.

— Je ne comprends pas…

— Réfléchissez.

— Attendez ! s’exclama soudain Sourovtsev. L’épisode de la contre-attaque ?…

— Bien sûr.

Sourovtsev se remémora les images documentaires du vieux film qui l’avait tant ému.

…De la ville il ne reste que des ruines. Dans le ciel des nuées d’avions déversent leur cargaison de mort. On a peine à croire qu’une âme vive encore parmi les décombres.

Des colonnes de fumées s’élèvent dans le ciel. Derrière, la Volga brûle. Les nazis y ont répandu le contenu de dizaines de citernes de pétrole et y ont mis le feu pour plonger les défenseurs de la cité dans un océan de flammes.

L’usine de tracteurs. Les soldats contre-attaquent sous le feu de l’artillerie ennemie. Ils sautent dans les entonnoirs encore fumants creusés par les obus de mortiers et de canons… L’instinct suggère aux combattants qu’il est peu probable que deux projectiles tombent au même endroit…

— Formidable, ce Tobor ! laissa échapper Sourovtsev.

— Il ne faut pas compter ses poussins avant qu’ils ne soient éclos, Ivan Vassiliévitch, dit à voix basse Akim Ksénofontovitch qui transféra son regard sur l’écran et ajouta : observons donc l’étape suivante.

Quelque chose préoccupait manifestement le patriarche, mais Sourovtsev préféra ne rien lui demander : de par expérience il savait que c’était toujours une entreprise infructueuse.

La zone de bombardement de météorites que Tobor avait franchie avec bonheur, nonobstant quelques minutes de pénalité, était la reconstitution d’une planète privée d’atmosphère, comme qui dirait la Lune.

Lors de la discussion du projet de la zone que Tobor devait franchir, les organisateurs des essais avaient recherché des effets contrastés, un « gradient de conditions » maximum entre deux secteurs voisins du parcours d’examen. Plus grande, plus inattendue cette différence de conditions physiques sera pour Tobor et plus dur cela sera pour lui…


* * *

Le secteur de vacuum était séparé des voisins par un champ de forces qui empêchait l’air de s’infiltrer : en présence d’atmosphère les météorites auraient été consumées avant d’atteindre la surface.

Lors du dernier saut Tobor vint percuter le mur invisible que ses radars avaient détecté à une soixantaine de mètres de là, et le bombardement d’aérolithes cessa comme par enchantement.

…Tout d’abord Tobor se figea, surpris qu’il était d’être passé sans transition aucune du royaume du silence à celui de sons assourdissants : tonnerre, craquements, sifflements, grondements.

Selon le dessein des expérimentateurs, ce secteur imitait une jeune planète dotée d’une épaisse enveloppe atmosphérique, encore instable qui plus est. Tobor allait devoir affronter des obstacles d’un autre genre : orages, tourbillons, ouragans furieux, courants gazeux transpercés en permanence par des décharges électriques.

La salle s’anima. En effet, ces conditions physiques étaient attendues sur la planète qui, d’après les calculs des astrophysiciens, devait graviter autour de R Lyre. C’est vers elle que Tobor devait s’envoler en compagnie d’un équipage d’hommes…

— N’est-ce pas une charge trop importante pour une seule journée ?… lança quelqu’un.

— Depuis ce matin nous en sommes déjà à la neuvième étape ! dit le représentant du Conseil spatial.

- Je n’estime pas que c’est beaucoup, répliqua Akim Ksénofontovitch. Qu’en pensez-vous, camarade Sourovtsev ? demanda-t-il à Ivan.

- Le potentiel de Tobor n’a encore pas été déterminé de manière précise, répondit Sourovtsev.

Toutefois le plafond de ses possibilités est extrêmement haut, et il n’y a pas lieu de craindre que nous l’avons atteint ou que nous l’approchons… Tobor est capable de réaliser en une journée un volume de travail trois ou quatre fois plus grand.

— Qu’est-ce qui vous le prouve, Ivan Vassiliévitch ? demanda le représentant du Conseil spatial.

— Avant les présents essais nous avons procédé à des tests de contrôle, répondit Sourovtsev. Tobor est resté plus de douze jours en action intense ininterrompue…

— Ininterrompue ? répéta le représentant du Conseil spatial. Et quand Sourovtsev acquiesça, il fit une inscription dans le bloc-notes qui, depuis le début des essais, était ouvert devant lui sur le pupitre.

— Sans repos…, soupira l’alpiniste.

On pouffa dans la salle.

— Dans les montagnes Tobor et moi observions toujours des haltes, ajouta l’alpiniste, conscient d’avoir encore lâché une ineptie.

— Voyez-vous, cher camarade, quoi qu’on fasse, Tobor est une machine, expliqua avec condescendance un ingénieur âgé et moustachu qui n’avait rien dit jusqu’ici. Or, une machine ignore la fatigue. Les haltes, c’est à vous qu’elles étaient nécessaires et pas du tout à Tobor.

— Parfois le métal lui aussi fatigue, lui objecta l’alpiniste brusquement pris par le démon de la contradiction.

— Si un métal fatigue, c’est qu’il est de mauvaise qualité, le coupa Akim Ksénofontovitch.

…Le soleil était invisible sur l’écran, ses rayons étaient impuissants à percer les nuages cotonneux qui filaient bas et denses. De temps en temps une ondée s’en détachait, emportée par le vent.

Tobor avait déjà assimilé la situation nouvelle, il s’y était adapté et avançait maintenant avec assurance, au petit trot.

Un très large et bruyant courant lui barra le chemin. La rive — montrée en gros plan par les appareils de retransmission — était fangeuse, les tentacules de Tobor s’y enfonçaient presque entièrement, par conséquent il aurait été dans l’impossibilité totale de prendre appui pour sauter.

Les violentes rafales ridaient les grosses vagues qui roulaient des blocs erratiques.

Tobor s’approcha au bord du liquide écumant et bouillonnant et, après avoir observé une énième et exténuante pause, ii plongea dans le courant. Il nageait, en évitant de heurter les troncs emportés.

Lorsque Tobor sauta sur l’abrupte rive opposée, l’instructeur de natation, un homme de petite taille et chétif, jeta un regard à la ronde et, le visage illuminé par un sourire, toisa triomphalement la salle. Depuis le matin, dans l’attente de cet instant, il n’avait pas prononcé un mot, ne prêtant aucune attention à ce qui se disait. Maintenant ii avait le cœur en fête. En effet, c’était lui et personne d’autre qui avait appris à nager à Tobor, qui lui avait inculqué le difficile art de se mouvoir dans un liquide agité et perfide, cherchant à te retourner… A présent l’instructeur de natation savourait son triomphe comme le vainqueur d’une épreuve olympique en recevant une couronne de lauriers. A la vue du sourire heureux de l’instructeur, l’alpiniste ne put contenir un sentiment d’envie.

La rive était parsemée de pierres acérées. Les évitant avec agilité, le robot entreprit l’escalade du versant rocailleux et abrupt. Il rampait, utilisant les moindres accidents de terrain.

L’ouragan hurlait, les éléments, dont les bruits étaient diffusés de manière atténuée par les haut-parleurs installés dans la salle, cherchaient à arracher Tobor et à le précipiter en bas, sur les roches tranchantes.

Dès que l’occasion se présentait, Tobor recourait à son procédé de prédilection : un bond immense. Un chercheur fit remarquer que sur ce secteur il aurait été préférable que Tobor se déplace au moyen de son train chenillé, et sa réplique eut pour effet de déclencher une vive discussion. Plus précisément, c’était un écho et le prolongement de débats précédents engagés de longue date. A l’époque la discussion avait porté sur la question de savoir de quel procédé de déplacement il fallait doter le jeune Tobor qui venait juste de quitter son giron maternel, à savoir la chambre de synthèse. Les uns proposaient de l’équiper de chenilles, les autres préconisaient un train à roues.

Après avoir préalablement écouté tous les avis, pesé tous les « pour » et « contre », l’académicien Akim Ksénofontovitch Pétrachevski, coordinateur inamovible du gigantesque projet « Tobor », avait déclaré avec conviction :

— Des pas, des pas, seulement des pas ! La course, autant que vous voulez ! Des sauts, parfait ! Au cours des millions d’années de son évolution la nature n’a pas inventé la roue, et cela non sans raison. L’avenir appartient aux mécanismes marchant et sautant.

…Sourovtsev se souvint comment, quatre ans auparavant, il avait franchi le seuil de l’Institut des systèmes auto-organisés.

— Pour quelle raison Tobor devrait-il ramper ? Dotons-le d’ailes et qu’il vole !… avait proposé le jeune spécialiste en bionique frais émoulu de la faculté de biochimie de l’Université de Moscou et qui avait été nommé — envié en cela par toute la promotion — à la Cité Verte.

— Voler, nous le lui apprendrons, collègue, avait dit Akim Ksénofontovitch en expliquant de façon circonstanciée : il ne doit pas se faire d’illusions là-dessus. En règle générale, un système protéique s’oriente et se déplace assez bien dans l’espace. Surtout s’il est de la classe de Tobor. Il est bien plus malaisé de lui apprendre à marcher, de manière à ce qu’aucun obstacle ne constitue une gêne pour lui. Sans cette aptitude notre Tobor sera d’une utilité insignifiante tant ici-bas que lors des lointaines expéditions cosmiques.

Le rouge de la gêne et de la honte était monté aux oreilles de Sourovtsev tandis que Pétrachevski, que cela n’avait pas semblé préoccuper, avait poursuivi sur un ton mesuré sa conférence improvisée. Tous ceux qui se trouvaient dans le laboratoire de biologie formaient un cercle autour d’eux et l’écoutaient.

— Voyez-vous, collègue, avait dit Akim Ksénofontovitch, pour accomplir un travail dont l’homme a besoin, Tobor doit au premier chef savoir marcher convenablement et non pas voltiger d’un endroit à un autre comme un papillon…

— Voler d’un endroit à un autre est plus simple que se déplacer sur le sol, avait répliqué Sourovtsev.

— Pas toujours, collègue, lui avait répondu Pétrachevski en souriant. Par ailleurs, il est notoire que certaines des planètes que nous allons devoir explorer ne possèdent pas d’atmosphère. Expliquez-moi alors comment Tobor fera pour voler ?

— On peut adjoindre au modèle un propulseur à réaction.

— C’est sensé, avait acquiescé Akim Ksénofontovitch. Figurez-vous, collègue, que nous y avons aussi pensé. Un petit pourcentage de Tobor aura probablement besoin de tels moteurs. Et d’ailes également. Mais cela concerne l’avenir… Pour commencer Tobor doit apprendre à marcher. Pour lui c’est le principal moyen de déplacement.

…Et au fil des jours, au fil des années ils avaient appris à Tobor. A marcher, bien sûr, mais aussi à faire bien d’autres choses.

Sourovtsev avait gardé en mémoire pour longtemps — probablement pour toute la vie — la première conférence que l’académicien Pétrachevski lui avait lue en présence des spécialistes de bionique de l’Institut. Le ton d’Akim Ksénofontovitch avait été d’une courtoisie exemplaire, pourtant le terme « collègue » avait eu pour effet de l’agacer.

Par la suite Sourovtsev avait beaucoup fréquenté Pétrachevski. Plus il le connaissait et plus grande devenait la sympathie qu’il nourrissait pour lui. Ils avaient des discussions, des brouilles intervenaient, mais si Pétrachevski avait tort — ce qui arrivait aussi — il le reconnaissait publiquement. Homme à la destinée difficile, Akim Ksénofontovitch avait vécu une grande vie en conservant, nonobstant, vivacité juvénile et spontanéité. Et le temps aidant, Pétrachevski avait recouru de moins en moins au terme « collègue » en s’adressant à Sourovtsev.

Ivan appréciait : il avait compris que Pétrachevski utilisait le fielleux terme « collègue » pour désigner tous les parvenus de la science qu’il remettait toujours à leur place, bien que conscient de se faire des ennemis.

Sourovtsev ne s’imaginait pas sans la Cité Verte. Il s’y était enraciné, avait trouvé une compagne et soutenu une thèse. A présent il songeait au doctorat. Il avait refusé plusieurs propositions séduisantes d’aller s’installer à Moscou, à Paris ou à Marsopolis. Pourtant, combien il lui était malaisé de travailler ici, en permanence sous l’œil exigeant et impitoyable de l’académicien Pétrachevski, le directeur de l’Institut des systèmes auto-organisés…

Tobor achevait déjà un nouveau tronçon du parcours d’examen. Les personnes présentes dans la salle manifestèrent de nouveau leur ravissement, l’alpiniste allant même jusqu’à applaudir. Mais Sourovtsev ne montra aucune émotion particulière : l’inquiétude d’Akim Ksénofontovitch s’était communiquée à lui.


* * *

La voie de Tobor était venue buter contre une paroi rocheuse presque verticale. Les ingénieurs du polygone n’avaient pas chipoté quant à la difficulté : l’obstacle était de taille.

Le géant traînassait en prenant une décision. Une nouvelle fois cette pause sembla trop longue à Sourovtsev.

…Le rayon laser d’une sonde informa Tobor que l’épaisseur de la paroi rocheuse barrant la voie était moins grande qu’il aurait pu sembler au terme d’une observation visuelle : elle était approximativement d’une dizaine de mètres à la base.

Tobor se mit à sélectionner hâtivement les variantes, sans prêter attention à cette étrange lourdeur qui envahissait chacune des particules de son corps : jamais telle chose ne lui était encore arrivée. Il aurait été bien d’entrer en communication radio avec Aksène ou Iv (Tobor appelait ainsi Akim Ksénofontovitch et Sourovtsev, habitué qu’il était à abréger les noms des gens auxquels il avait affaire) et de les informer de ce phénomène. Hélas, il savait que c’était impossible et qu’il ne devait compter que sur ses propres forces et possibilités.

Pas question de contourner la muraille.

Creuser une sape ?

Les tentacules sensibles du robot s’étirèrent vers la base de la muraille. Ils se mirent à pétrir et à frapper la matière, mais la roche se montrait inattaquable, en pleine conformité avec les calculs des spécialistes de la résistance des matériaux.

Il ne restait qu’une solution, associée il est vrai à un risque mortel. Ce fut alors au tour de l’alpiniste, qui avait enseigné à Tobor le difficile art de la varappe, d’être sur les charbons ardents.

Tobor se déplaçait le long de la base de la muraille en se servant de ses tentacules. Aucun moyen de fortune, même le plus primitif, n’avait été prévu pour l’expérience.

— Quelle est la hauteur de la muraille à cet endroit ? demanda Akim Ksénofontovitch sans se retourner.

- Seize mètres, répondit à la place de l’ingénieur des mines l’alpiniste, la respiration saccadée par l’émotion.

Tobor devenait de plus en plus lent.

— Je crains que nous lui ayons inculqué un instinct de conservation trop développé…, ne put s’empêcher de dire Sourovtsev. Sa réplique resta en l’air.

A ce moment Tobor, hésitant, toucha de son tentacule central, le plus sensible, une des innombrables aiguilles de diamant dont le sol près de la muraille était hérissé.

— Il évalue le risque, fit remarquer un biocybernéticien assis derrière l’alpiniste.

Tobor se dressa sur ses tentacules postérieurs, son énorme corps s’allongea et se tendit comme une corde. Il semblait collé au rocher contre lequel un vent furieux continuait de projeter du sable piquant.

Tobor fit quelques mouvements aussi prudents que précis et, se servant de ses tentacules comme de ventouses, il commença l’escalade du rocher. A présent le plus grand danger était constitué par le vent dont il était impossible de deviner la direction et la force qui changeaient à chaque instant.

C’était une entreprise dangereuse au plus haut point : un seul et unique faux mouvement pouvait être fatal à Tobor. Une chute sur les aiguilles de diamant aurait signifié pour lui une mort immédiate.

— Quel varappeur cela aurait fait ! s’exclama bruyamment l’alpiniste. Il l’emporterait sur n’importe quel champion. Vous vous rendez compte, il s’est souvenu de tous les procédés que je lui ai appris, même de ceux que je lui ai montré une seule fois. Quelle mémoire !..

— Non pas mémoire, mais dispositif remémorant, grommela sur un ton acide Akim Ksénofontovitch dont l’humeur ne cessait de se dégrader.


* * *

Lorsque Tobor atteignit le sommet de la paroi rocheuse, tous les présents dans la salle semi-sphérique soupirèrent de soulagement.

C’est vrai que pour atteindre cet objectif intermédiaire il avait dû payer le prix fort : Tobor avait fait montre de tellement de lenteur et d’indécision au cours de l’ascension que son avance en points de pénalité avait dangereusement fondu.

Même l’alpiniste, rayonnant jusqu’ici, s’était rembruni.

— Je ne comprends pas ce qui se passe, dit-il. Jamais encore Tobor ne s’était montré aussi indolent.

A présent la question était de savoir ce que l’examiné allait faire : serait-t-il aussi lent lors de la descente, en perdant de précieuses secondes et en totalisant autant de points de pénalité, ou bien opterait-t-il pour le saut ?

La zone d’aiguilles acérées de l’autre côté du rocher avait été conçue de manière à ce que Tobor puisse l’éviter à condition toutefois de tendre au maximum tous ses muscles sans exception.

Ivan Sourovtsev était certain que pour les sauts Tobor ne jouerait de tour à personne. Lors d’innombrables entraînements ce mode de déplacement dans l’espace avait été minutieusement travaillé.

Tobor se ramassa, tel un ressort d’acier, et sauta. Tout paraissait correct. Sourovtsev aurait placé sa tête sous le couperet : l’angle d’élan, la secousse, l’inclinaison du corps avant le saut, tout correspondait à ce que Tobor avait déjà fait des centaines, des milliers de fois, remarquablement qui plus est, sans la moindre erreur, dans les conditions du polygone d’instruction.

Mais là…

Alors que Tobor décrivait encore un arc, Akim Ksénofontovitch cacha son visage dans ses mains.

Le saut effectué du rocher était raté. Tobor ne réussit pas à dépasser la zone d’aiguilles et l’une d’elles s’enfonça dans un tentacule. Le robot fut secoué par un spasme. Encore un point de pénalité, gros de conséquences celui-là…

La situation s’était brusquement compliquée. La blessure de Tobor semblait bénigne, à première vue, mais personne n’était à même de dire comment elle évoluerait. Que se passera-t-il si le robot est obligé de ralentir encore ?… C’en sera fini alors de l’examen !…

Quant à Tobor, boitant sur son tentacule meurtri, il s’engageait déjà dans le labyrinthe tridimentionnel où l’attendaient d’autres problèmes.

Maintenant l’alpiniste aux joues colorées ne faisait plus beaucoup d’attention à ce qui se passait sur l’écran. Tobor avait manifesté ses dons d’escaladeur — pas sans pertes, certes — sur le secteur « montagneux », et cela lui suffisait. Tout le reste lui était égal. Il se leva et gagna le foyer pour se détendre un peu et prendre un rafraîchissement. Ces fanatiques sont assis dans la salle semi-sphérique sans bouger, les yeux presque constamment rivés sur l’écran, songeait l’alpiniste. Comme si maintenant on pouvait changer quelque chose, accorder une aide quelconque à Tobor ou influer d’une manière ou d’une autre sur le cours des épreuves. Cela lui avait été expliqué avec force conviction par Vania Sourovtsev, son nouveau copain, responsable de toute l’« éducation » deTobor Premier.

Il s’arrêta devant une glace, se donna un coup de peigne et retourna dans la salle où il s’assit à côté de Sourovtsev avec qui il avait fait connaissance lors de leur travail commun sur Tobor. Pétrachevski jeta un regard assombri dans sa direction.

Tous regardaient Tobor. Celui-là, plongé dans des réflexions, se trouvait à proximité de la sortie du labyrinthe. Mais comment il se déplaçait !… Lourdement, en se dandinant, comme frappé de paralysie. Jamais chose pareille ne s’était produite avec lui.

Le représentant du Conseil spatial consultait son chronomètre et inscrivait avec application des chiffres sur son bloc-notes.

— Les sauts ne cessent de se dégrader, dit Akim Ksénofontovitch. L’angle de repoussement est insignifiant. C’est à mourir de rire !

« Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe avec Tobor », songea Sourovtsev.

— Il reste encore le volcan, dit le vestibularis. Tobor peut réagir et refaire son retard.

— Puissiez-vous avoir raison, dit Akim Ksénofontovitch en esquissant un sourire éploré.

Une autre épreuve précédait le volcan. Devant Tobor se dressait une structure dont il ignorait la destination. Le robot devait définir ce qu’elle représentait. Il n’était pas exclu qu’un problème de ce genre se pose sur une planète située dans le voisinage de G Lyre…

Tout comme dans la situation de l’éclaireur, Tobor commença par photographier l’ouvrage sous des angles différents. Ensuite il procéda à des mesures extérieures, préleva un échantillon pour en fixer la radiation.

— N’est-ce pas dangereux ? demanda l’alpiniste soucieux en regardant l’échelle du dosimètre. C’est que Tobor était sans cuirasse.

Seulement chacun comprenait que les épreuves sans risque, cela n’existait pas.

Quand, le travail extérieur achevé, Tobor pénétra sans hésiter dans la structure inconnue, Pétrachevski dit machinalement, en s’adressant à Sourovtsev :

— Et vous me parlez d’un instinct de conservation excessif !…

Bientôt sur un côté de l’écran apparurent des chiffres fournis par Tobor qui avait commencé l’étude de l’intérieur de la structure. Les monteurs assis dans la salle hochaient la tête de satisfaction, en comparant les informations du robot avec leurs données.

Tobor établit facilement que l’installation était destinée à la fission nucléaire, tout en élucidant sa puissance, son régime de fonctionnement et d’autres caractéristiques importantes. Le chronomètre indiquait que le robot avait dépensé pour toutes les opérations bien moins de temps que prévu.

— Deux cent quarante points de pénalité en moins ! s’exclama Sourovtsev après un rapide calcul.

— Je le savais bien que Tobor se montrerait à la hauteur ! lança l’alpiniste.

Pétrachevski dressa le bilan :

— La tête de Tobor fonctionne convenablement, mais le corps… Nous avons commis une erreur quelque part, et grave qui plus est.

La voie empruntée par Tobor commençait à grimper. Le robot progressait avec peine, par petits bonds qui semblaient lui coûter beaucoup de forces, comme pour confirmer le diagnostic d’Akim Ksénofontovitch.

Derrière le cadre bombé de l’écran la nuit tombait. Bientôt, au loin, à l’extrémité même du monde conventionnel, austère et bizarre dans lequel Tobor se trouvait, des lueurs mauves se mirent à flamboyer.

— Le crépuscule du soir ? demanda l’alpiniste que l’inquiétude générale avait gagné.

— Des reflets de lave, répondit Sourovtsev.

Le chemin avait conduit Tobor à un mont au-dessus duquel une fumée bleue s’élevait lentement. Les lourdes volutes étaient éclairées du dessous par des flammes qui, de loin, semblaient inoffensives.

De temps à autre Tobor s’arrêtait, procédait à une reconnaissance, branchant l’observation circulaire, puis se remettait en route, suivi de son ombre, énorme et anguleuse.

Tout en avançant, Tobor recueillait des informations sur le chemin parcouru. Les hommes qui le suivront auront la tâche facilitée…

Le chemin spiralé se faisait toujours plus raide. Sur le volcan rien ne poussait excepté quelques buissons austères qui, çà et là, avaient réussi à percer à travers de minuscules fissures dans la roche.

— De la bruyère martienne. Tel est le milieu de la planète étrangère, expliqua l’ingénieur en chef du polygone, après avoir intercepté le regard interrogateur de l’alpiniste.

Au-delà du passage, le chemin filait droit jusqu’au cratère.

Une lumière envahit l’écran de l’intérieur.

Dans la profondeur du cratère la lave roulait de lourdes vagues, et l’espace d’un instant Sourovtsev eut l’impression de respirer l’effluve de la chaleur, comme s’il s’était trouvé à proximité de Tobor.

Le robot marcha encore et deux tentacules antérieurs pendirent au-dessus du précipice. De petits fragments de roche déplacés par le lourd Tobor tombèrent, formant deux fins ruisseaux qui, en atteignant la surface de la lave, se transformèrent immédiatement en deux nuages de vapeur. Tobor observait attentivement comment, en enflant, les deux nuages fusionnèrent pour n’en faire qu’un.

— Arrêtez Tobor ! lança l’alpiniste bouleversé, troublant le fragile silence qui régnait dans la salle. Vous ne voyez donc pas que dans cet état il ne pourra pas franchir le cratère en sautant ? !

— Je n’ai pas le droit ni l’intention d’intervenir dans le cours de l’expérience, fit inopinément le représentant du Conseil spatial, mais j’estime que le camarade a raison : Tobor peut périr.

Des voix se firent entendre.

— Tobor est dans l’impossibilité de prendre correctement son élan, il a un tentacule endommagé, dit le vestibularis.

Sourovtsev sentit sa gorge se serrer. S’agitant dans son fauteuil comme s’il était assis sur les aiguilles dont l’une avait perforé un tentacule de Tobor, Ivan appréhenda avec effroi que l’irrémédiable allait se produire. Si Tobor ne réussissait pas à franchir le cratère, il tomberait dans la lave qui l’engloutirait.

Seulement donner un ordre à Tobor, entrer en contact radio avec lui, ce serait automatiquement annuler tous les résultats des essais.

Tobor se préparait déjà à sauter. Il pouvait bondir à tout moment.

A présent tous regardaient Pétrachevski, qui seul était habilité à prendre une décision.

— L’expérience continue, dit tranquillement Akim Ksénofontovitch. Et il haussa les épaules.

— Écoutez, Aksen ! Oh, excusez-moi, Akim Ksénofontovitch, dit le vestibularis confus comme un gamin l’espace d’un instant. Vous ne voyez donc pas ? Tobor tient à peine sur ses tentacules. Dans cet état il n’atteindra même pas le milieu du gouffre !…

Pétrachevski remua les lèvres.

— Voyez-vous, camarades…, commença-t-il. Vous comprenez aussi bien que moi que si maintenant je donne l’ordre à Tobor de ne pas sauter, de renoncer, un zéro sera attribué aux essais. Pourriez-vous dire, la main sur le cœur, que le travail que nous avons accompli de longues années durant mérite cette note ? Je considère qu’il vaut plus.

— La main sur le cœur… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, s’emporta le vestibularis. Et comme toujours dans les moments d’intense émotion, son accent caucasien perça plus fortement qu’à l’accoutumée. Ce dont il s’agit, c’est que Tobor peut périr !…

— Mais non, Tobor ne périra pas. Je lui fais confiance ! prononça Akim Ksénofontovitch avec autorité, posément.

Écoutant le chef en cet instant critique, Sourovtsev fut frappé moins par ces propos que par la manière avec laquelle il les avait prononcés : tranquillement, imperturbablement, lentement comme à dessein. Comme si les choses se passaient non pas au cours d’essais autonomes décisifs, quand Tobor n’est subordonné qu’aux ordres de son propre cerveau et quand l’irréparable peut se produire à tout moment, mais lors d’un séminaire ordinaire.

Seuls les doigts blanchis de Pétrachevski qui serraient les accoudoirs du fauteuil permettaient de deviner ce qui se passait maintenant dans l’âme du vieux savant. Et immédiatement Sourovtsev — Dieu sait en vertu de quelle association — s’imagina quelle douleur causait à Tobor son tentacule blessé : Tobor n’avait pas le droit, naturellement, de débrancher ses sensations douloureuses avant la fin des essais.

Entre-temps Tobor semblait être sorti de son assoupissement dans lequel l’avait plongé la contemplation du gouffre. Probablement, avant de le franchir il avait décidé d’étudier le voisinage.

Le volcan tremblait de manière rythmique, c’était bien visible sur l’écran. D’épaisses émanations sulfureuses fusaient de minuscules fissures comme la vapeur surchauffée qui fuse d’une chaudière percée.

« Belle illustration pour la Divine comédie », songea Sourovtsev mal à propos.

Le cratère du volcan ressemblait au tube d’un gigantesque canon antédiluvien prêt à tirer.

S’écartant de quelques mètres du cratère, Tobor s’approcha d’un rocher solitaire qui dépassait comme une dent au milieu d’un petit lac de magma figé.

Les actions de Tobor étaient vraiment énigmatiques. Il toucha, pour une raison inconnue, le sommet du rocher, puis, au moyen d’un tentacule, en arracha un assez gros morceau de basalte. Ensuite Tobor mesura le bloc et, d’un coup bien calculé, il le brisa en deux parties approximativement égales ! Perplexe, Sourovtsev évalua à l’œil que chaque moitié devait peser au moins un quintal et demi.

- Que fait-il, Vania ? demanda l’alpiniste en saisissant Sourovtsev par le coude. Serait-il devenu fou ?

Mais ni Sourovtsev ni aucun des scientifiques assis dans la salle semi-sphérique n’était en mesure de répondre à la question de l’alpiniste.

Au demeurant, quelques secondes plus tard Sourovtsev fut pris d’un soupçon tellement insolite que le responsable de l’éducation de Tobor préféra ne pas en faire part à ses collègues.

Le sommet du volcan où le chemin avait conduit Tobor constituait un petit plateau ovale percé en son milieu par le cratère.

Tobor saisit dans chacun de ses tentacules antérieurs un lourd fragment de roche fraîchement arrachée et commença à reculer vers le bord même de la terrasse, s’écartant du cratère bouillonnant.

— Tobor aurait-il eu peur ? demanda l’alpiniste prostré.

Sourovtsev hocha la tête.

— Je ne le pense pas.

— Pourquoi alors s’éloigne-t-il du gouffre ?

— Probablement pour disposer d’une aire d’élan.

— Et ces blocs, à quoi ils lui servent ? poursuivit son interrogatoire l’alpiniste.

— Visiblement pour le saut.

— Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter, Vania !… fit l’alpiniste un brin offensé. Tu ne vois pas que les pierres gênent Tobor ? Le poids accroît…

— Regarde, regarde !… Tu vas comprendre, chuchota Sourovtsev en saisissant l’alpiniste par le bras. Si seulement ma supposition pouvait s’avérer juste…

Prenant lourdement son élan sur les tentacules dépourvus de blocs, Tobor se catapulta du bord du cratère. En plein vol il tendit loin en avant les deux tentacules tenant les blocs. Comme tend les bras le plongeur de haut vol.

— Qu’est-ce encore que ce songe, collègue ? demanda Akim Ksénofontovitch. Une pierre attachée au cou et… plouf ? Un moyen efficace de suicide ?…

Sourovtsev n’eut pas le temps de répondre.

En plein saut Tobor ramena lentement en arrière les tentacules lestés.

— Maintenant je comprends, grommela Pétrachevski. Chapeau !…

Tobor rejeta violemment de soi les deux blocs, ce qui eut pour effet d’accroître tant la vitesse que la courbe de la parabole qu’il décrivait. La reproduction du saut au ralenti montra la chose avec netteté.

L’alpiniste poussa un cri : la pieuvre étirée manqua de quelques centimètres le bord du gouffre. Cependant elle réussit à l’atteindre avec les tentacules délestés et à solidement fixer ses ventouses sur la roche.

— Ouf ! soupira le représentant du Conseil spatial en froissant convulsivement son bloc-notes.

Alors que Tobor se balançait au-dessus du gouffre, suspendu par les deux tentacules antérieurs, les caméras suivirent la chute des blocs de roche lâchés par le robot pendant le saut. Les pierres tombèrent dans la lave bouillonnante, soulevant deux gerbes de feu.

Enfin, après avoir repris tout son courage, Tobor se hissa à la force des tentacules et se traîna sur l’espèce de parapet légèrement surélevé qui bordait le cratère…

L’écran s’éteignit, mais quelques secondes encore les gens restèrent assis sans rien dire, troublés par ce qu’ils venaient de voir. Ensuite ils se levèrent, échangèrent leurs impressions, épiloguant sur l’étrange comportement de Tobor au cours des dernières étapes des essais, surtout sur la scène finale.

Le représentant du Conseil spatial s’approcha de Pétrachevski et lui serra vigoureusement la main.

— Toutes mes félicitations, Akim Ksénofontovitch ! dit-il en empochant le bloc-notes de sa main libre.

— Merci, répondit Pétrachevski d’un ton las. Seulement, au fond, il n’y a aucune raison de nous complimenter.

— Ne faites pas le modeste, fit le représentant du Conseil spatial dans un sourire réconfortant. Les essais d’aujourd’hui n’ont pas été des plus faciles pour Tobor. Mais peut-être les avez-vous surchargés ? Le volcan à lui seul… Je comprends, vous vouliez bien sûr le brio en plus. Que faire. Nous sommes des hommes. Toutefois, il aurait vraisemblablement fallu placer la barre moins haut…

— Sur le polygone d’instruction Tobor avait pourtant franchi des obstacles d’une autre envergure, prononça Sourovtsev d’une voix saccadée. En fin de compte, nous disposons d’un film…

— Mon cher Ivan Vassiliévitch, fit le représentant du Conseil spatial en se tournant vers lui. On pourrait croire que nous ne l’avons pas visionné… Enfin, n’était cette bande, le Conseil spatial aurait-il donné son aval aux présents essais ? Personne ne discute ce qui a été. Nous parlons seulement de ce qui est. Personnellement, dit-il à l’adresse de Pétrachevski, j’estime que des perfectionnements techniques doivent être apportés à Tobor. Ces faiblesses ont incontestablement eu une incidence sur les essais d’aujourd’hui.

Pétrachevski et le représentant du Conseil spatial se dirigeaient lentement vers la sortie, entourés d’un groupe de personnes. Les savants accablés se taisaient. Chacun attendait que le représentant du Conseil spatial tienne un discours calamiteux…

— Le Conseil n’attendait pas du tout un tel affront de votre part, mes amis, soupira le représentant du Conseil spatial. Regardez donc la table des pénalités !…

— Notre cher collègue a raison, lança inopinément Akim Ksénofontovitch en abondant dans son sens. Les chiffres de la table des pénalités ne plaident pas en notre faveur.

— Ne vous faites pas plus malheureux que vous n’êtes, dit le représentant du Conseil spatial. L’Institut a réalisé un travail déterminé et pas des moindres. C’est visible à l’œil nu. Même avec les imperfections techniques, sur lesquelles vous allez devoir encore vous pencher, il a réussi à mener jusqu’au bout les essais d’aujourd’hui…

— Passablement, l’entrecoupa Akim Ksénofontovitch. Il donnait l’impression de commencer à éprouver une certaine satisfaction amère à dénigrer sa propre création.

— Tout peut arriver, on n’y peut rien, dit le représentant du Conseil spatial. J’ai procédé à des dizaines d’essais de systèmes protéiques et je puis témoigner que lors du dernier examen les incidents les plus inexplicables peuvent se produire. C’est inévitable, ces systèmes sont par trop complexes. Et votre Tobor l’est tout particulièrement. Jamais encore une telle synthèse de la matière vivante n’avait eu lieu dans la pratique.

Ils sortirent de la salle semi-sphérique et s’installèrent dans le foyer.

— Quelles sont donc vos conclusions, cher collègue ? demanda Akim Ksénofontovitch sur un ton d’une tranquillité suspecte.

Connaissant le patriarche, Sourovtsev savait combien ce calme feint lui coûtait.

L’interlocuteur de Pétrachevski se frotta le menton.

— Personnellement, j’estime — commença-t-il avec prudence, comme s’il avançait sur une fine couche de glace — que le modèle « Tobor Premier » conçu par l’Institut est intéressant. Apparemment, il y a tout lieu de poursuivre le travail entrepris. Je ferai part au Grand Conseil spatial de tout ce que j’ai vu. Je pense que les camarades seront d’accord avec moi.

L’alpiniste s’avéra plus prompt que les autres. Il prit une pile de gobelets en carton à côté d’un distributeur automatique, les remplit de café et les répartit. Il ne comprenait pas très bien le fond de toutes ces discussions. Il pensait qu’en ce qui concernait Tobor tout était en ordre : plus ou moins, certes, mais il avait franchi tous les obstacles. Pourquoi alors entrer dans les détails ? Il se disait aussi que les quelques jours durant lesquels il avait été séparé de Tobor il s’était bougrement ennuyé de lui, énorme, trapu et en même temps léger, tantôt créature, tantôt machine. Il avait noué de solides liens d’amitié avec Tobor dans le Tian-chan, lors du stage d’alpinisme que le système protéique avait brillamment passé.

— Cela veut-il dire que Tobor n’ira pas sur β Lyre ? demanda le vestibularis d’une voix affligée.

— Inutile d’insister, dit le représentant du Conseil spatial après avoir avalé une gorgée de café. Comme vous le savez, l’expédition qui doit partir pour β Lyre est quasiment formée, le vaisseau a été réceptionné par la commission technique. Le départ est par conséquent imminent. Bien sûr, vous nous avez joué un mauvais tour avec Tobor, mais que pouvons-nous y faire ? Nous chercherons une autre issue.

— Je suis en possession de tous les procès-verbaux des essais d’instruction, dit Sourovtsev en s’avançant vers lui. Je puis vous les apporter aujourd’hui même à l’hôtel.

D’après le ton de son ami, l’alpiniste comprit que quelque chose clochait et, après avoir posé le plateau avec les gobelets sur un fauteuil, il se mit à écouter intensément la conversation qui s’enflammait.

— Les procès-verbaux des essais d’instruction ? fit le représentant du Conseil spatial avec perplexité.

— Oui, tous les procès-verbaux, dit Sourovtsev en faisant un signe affirmatif de la tête, ainsi que les micropellicules, les données des clichés aériens des recherches d’instruction, les…

— Attendez, Ivan Vassiliévitch, le coupa le représentant du Conseil spatial, je ne comprends pas très bien, pourquoi me remettre tout cela ?

— A partir de tous ces documents vous verrez que même dans la recherche la plus complexe, du degré de difficulté douze, qui a eu lieu la veille des malencontreux essais actuels, Tobor n’a pas totalisé le dixième des points de pénalité qu’il a engrangés aujourd’hui.

— Lorsque nous avons procédé à la dernière estimation, Tobor s’est surpassé, ajouta le vestibularis.

— Vous pourrez envelopper du poisson dans ces procès-verbaux, coupa le représentant du Conseil spatial. Il plaça son gobelet de café sur un appui de fenêtre d’un geste si brusque que le liquide brun se répandit sur le plastique rose. — Vous venez de voir comment les essais d’aujourd’hui se sont déroulés. Le comportement de Tobor n’a cessé de se dérégler au fil des heures.

— Il a tout de même franchi tous les obstacles, rappela Sourovtsev.

Le représentant du Conseil spatial acquiesça de la tête.

— Il les a franchis, vous avez raison, mais en allant à la limite de ses possibilités. Que se passera-t-il si à cause de lui l’expédition stellaire échoue ?

Un silence pesant se fit dans la pièce.

L’alpiniste assombri songea qu’en effet il n’y avait plus rien à faire, le représentant du Conseil spatial avait la logique pour lui. Cependant, pourquoi les habitants de la Cité Verte semblaient si abattus alors que les essais n’étaient pas encore terminés ? Les derniers auraient lieu demain. Tobor va se ressaisir et, comme on dit, refera son retard…

— Eh bien, camarades, il ne nous reste plus qu’à dresser le bilan, dit le représentant du Conseil spatial en mettant un terme à la pause.

Comme s’il avait deviné la pensée de l’alpiniste, Akim Ksénofontovitch dit :

— Cher collègue, n’est-ce pas prématuré ? C’est que nous avons encore 24 heures devant nous !

— Bon, nous sommes arrivés à l’essentiel, dit le représentant du Conseil spatial. Sont-ils nécessaires, ces essais de demain ? Personnellement, je pense que non. Il promena son regard sur les visages moroses des scientifiques et poursuivit : — Pour moi c’est heureux que Tobor n’ait pas péri aujourd’hui en tombant dans le cratère. Or, les essais de demain seront encore plus difficiles. Alors, convient-il de le soumettre à un risque inutile ? Vous savez tout comme moi le prix de ce système protéique.

— Je suis catégoriquement opposé à la cessation des essais, dit Pétrachevski d’une voix basse mais ferme.

— Et si Tobor meurt ? lança le représentant du Conseil spatial les yeux à demi fermés. Vous vous imaginez le péril qui le menace ?

— Vous savez, cher collègue, que sans risque il ne saurait y avoir de progrès, dit Akim Ksénofontovitch. La Terre serait encore peuplée de singes sautant de branche. D’ailleurs, même ici il y a un risque. Alors, vous voyez bien…

— J’apprécie votre esprit, académicien, seulement il me semble déplacé dans le cas présent, dit le représentant du Conseil spatial en pianotant sur le rebord de la fenêtre.

— Pourquoi ? réfuta Pétrachevski. A propos, sans risque Youri Gagarine n’aurait pas pris le chemin de l’espace le 12 avril 1961.

— J’exige que cesse cette démagogie !… cria le représentant du Conseil spatial cramoisi. Le pouvoir m’en est donné, je mets un terme aux essais !

— Je voudrais vous rappeler, collègue, que moi aussi je suis investi de quelques prérogatives, dit Pétrachevski.

Ils étaient debout face à face, comme des coqs prêts à en découdre.

Le contradicteur de Pétrachevski se ressaisit le premier.

— Oh, Aksen, Aksen, tête chaude, dit le représentant du Conseil spatial. Sourovtsev eut l’impression d’avoir mal compris : Aksen était le nom attribué à l’académicien par l’inventif Tobor. — Depuis quand nous connaissons-nous, Akim Ksénofontovitch ? poursuivit le représentant du Conseil spatial. Trente ans ? Certainement pas moins.

— Effectivement, acquiesça Pétrachevski.

— Et si ma mémoire est bonne, vous êtes toujours prêt à mettre votre tête sous le couperet.

— Toujours, si les intérêts de la cause l’exigent, fit Akim Ksénofontovitch avec entêtement.

— Les intérêts de la cause ! répéta le représentant du Conseil spatial. On pourrait penser que je ne me soucie que de ma personne, lança-t-il en s’enfonçant un doigt dans la poitrine.

— Je l’ignore, je l’ignore, cher collègue, grommela Akim Ksénofontovitch.

— A propos, honoré Aksen, il est superflu que vous m’appeliez « cher collègue ». C’est là un droit que je ne mérite pas.

— Ce sera comme vous voudrez, acquiesça volontiers Pétrachevski. Alors, ces essais de Tobor, nous les achevons demain ?

— Mon Dieu, ce que vous êtes obstiné, académicien ! dit le représentant du Conseil spatial en clignant les yeux de défi. Pour Sourovtsev, il avait perdu l’air de jeunesse qu’il avait dans la salle semi-sphérique et maintenant il paraissait âgé et lymphatique.

— Sous ma responsabilité, dit Pétrachevski.

— Mon Dieu, jusqu’à quel point l’homme est insensé, fit le représentant du Conseil spatial en hochant la tête et en lançant un regard imposant, comme en prenant à témoin tous ceux qui avaient écouté en silence jusque-là. Dois-je dire à combien Tobor est revenu à l’État ? Avec l’argent dépensé à ces fins on pourrait ériger toute une ville dans le désert… Alors, mes amis, pourquoi vous emballez-vous ? Débrouillez les choses conjointement, éliminez les défectuosités, mettez le modèle au point et ensuite vous pourrez procéder à tous les essais que vous voudrez.

— Du point de vue technique, Tobor est en état de marche, et nous le prouverons demain, répondit Pétrachevski d’un ton tranchant.

— Des mots, des mots…, fit d’une voix traînante le représentant du Conseil spatial. Mes amis, savez-vous ce que nous allons faire ? Nous allons laisser la question en suspens jusqu’à demain matin. Je vais réexaminer tous les documents, procéder à des estimations… Vous me passerez le dossier, demanda-t-il à Pétrachevski. Celui-ci acquiesça, alors que son visage soucieux s’éclairait quelque peu.


Dans la rue il faisait humide. Le vent automnal chassait les feuilles mortes sur l’asphalte. Le jour baissait et les chemins en plastique multicolores qui menaient à de lointaines coupoles commençaient à irradier de la lumière.

— Quel luxe ! bredouilla le vestibularis étroitement enveloppé dans un imperméable.

Les gens avançaient en formant une dense troupe soucieuse, qui semblait être écrasée par un invisible nuage de fatigue, de désappointement et de perplexité.

Il n’y avait pas assez d’asphalte pour Sourovtsev et celui-ci marchait dans l’herbe fanée et rendue humide par la rosée tardive.

L’alpiniste avançait en silence, n’entrant pas dans la discussion qui, de temps à autre, se faisait générale. Enfin, saisissant le moment, il interrompit une pause inopinée :

— Excusez-moi… Je suis profane, bien sûr, je ne comprends pas grand-chose à la biocybernétique… Mais, selon moi, personne n’a encore abordé ce qu’il y avait d’essentiel dans les essais d’aujourd’hui !

Tous se tournèrent vers celui qui parlait. Surmontant sa confusion, l’alpiniste expliqua :

— Vous ne parlez que de carences de Tobor… Pourtant, vous avez vu comment il a franchi le cratère ? ! Fallait le faire, tout de même !

— La tâche qui nous incombe, jeune homme, c’est de déceler les défauts, soupira le représentant du Conseil spatial.

— Le saut de Tobor, c’était quand même quelque chose, dit un ingénieur resté jusque-là silencieux. Vous l’aviez programmé aussi, Ivan Vassiliévitch ? prononça-t-il en se tournant vers Sourovtsev.

— Pas du tout, fit celui-ci en hochant la tête.

— Cela veut-il dire que Tobor l’a imaginé chemin faisant ? s’extasia l’alpiniste. Sauter avec du lest pour ensuite s’en débarrasser ?…

— Pas tout à fait, dit Sourovtsev. Le saut lesté était connu il y a plusieurs millénaires, les athlètes de l’antiquité l’utilisaient. Cette chose, je l’ai apprise lors d’un séjour en Grèce, sur les lieux où jadis avaient lieu les Olympiades antiques… Plusieurs jours et nuits j’avais erré, comme fasciné, parmi les ruines, les temples et les stades, examiné sur des dalles de marbre des inscriptions à demi effacées par le temps… Elles m’ont révélé bien des choses. Entre autres, que le légendaire Grec Tilon a sauté plus de seize mètres en se servant d’haltères et est entré à jamais dans l’histoire sportive des Terriens.

— Quelqu’un a-t-il réitéré le saut de Tilon ?

— Personne, bien que beaucoup aient essayé, dit Sourovtsev. J’ai étudié tout spécialement les annales de toutes les Olympiades, depuis les premières, ainsi que les tablettes des grandes compétitions.

— Comment expliquez-vous la chose ? demanda le représentant du Conseil spatial.

— Difficile à dire, fit Sourovtsev en haussant les épaules. Les avis divergent. Je pense que pour le saut lesté il fallait une technique particulière, remarquablement peaufinée, qui par la suite s’est perdue. Mais il y a une chose que je suis en mesure de certifier : Tilon a été entraîné par quelqu’un d’exceptionnel… Un moniteur initié au saut lesté, nous en avons cherché un, mais en vain.

— Comment se fait-il alors que Tobor ait deviné ?… demanda une voix.

— Eh bien, Ivan Vassiliévitch, fit Pétrachevski en souriant malicieusement, révélez aux camarades les secrets de l’éducation de Tobor.

— J’ai communiqué à Tobor toute l’information relative à la technique du saut. Toute, souligna Sourovtsev. Et je lui ai fourni la possibilité de s’y débrouiller lui-même. Quant au résultat, vous l’avez vu aujourd’hui sur l’écran.

Le groupe qui avançait s’éclaircissait peu à peu.

— Bon, j’attends les procès-verbaux des recherches, dit le représentant du Conseil spatial en s’engageant dans un sentier qui menait vers un minuscule hôtel dont la forme rappelait un tournesol. Maintenant son disque était tourné vers le couchant qui déclinait doucement. Sourovtsev lui aussi était descendu dans cet établissement.

— Je vous les apporterai moi-même, dit Pétrachevski.

— Bien, venez. Nous les éplucherons ensemble. Nous trouverons peut-être les carences révélées par le bureau de garantie, lança sarcastiquement le représentant du Conseil spatial.

Sourovtsev décida de raccompagner Pétrachevski. Pour la durée des essais de Tobor, Akim Ksénofontovitch s’était installé dans un cottage situé à l’extrémité de la rangée de bâtisses. Au-delà de la maisonnette en vinyle, commençait la taïga.

Ils s’arrêtèrent près du perron faiblement éclairé.

— La dernière épreuve commence, proféra Pétrachevski. Il sembla à Sourovtsev que la voix du patriarche avait tremblé. Mais qu’importe, nous ne laisserons pas faire, bon sang !… Akim Ksénofontovitch fit un geste de la main, escalada allègrement le perron et claqua la porte.

Pendant quelques minutes Sourovtsev écouta le silence lourd de menaces qui l’entourait. L’automne était sa saison préférée.

Il avançait, écartant précautionneusement les branches de son visage. Ça sentait la résine, les feuilles putréfiées et encore quelque chose qui suscitait un pincement de cœur.

Un sentier étriqué, presque imperceptible dans le crépuscule qui s’était brusquement abattu, menait Sourovtsev dans la profondeur de la forêt.

Bientôt il s’égara et se mit à marcher au hasard. Il ne cessait de penser à Tobor, à sa nonchalance étrange et incompréhensible, qui s’était incessamment et irréversiblement amplifiée au cours de cette journée d’essais. Le fait qu’auparavant Tobor ne s’était jamais comporté ainsi n’arrangeait pas les choses… Aurait-on commis une erreur de construction quelque part ? Dans ce cas le grandiose travail accompli par les gens de la Cité Verte tomberait dans le lac.

Les étoiles basses, scintillant mystérieusement, semblaient toucher la cime des cèdres.

…Ce n’est évidemment pas sans dessein qu’Aksen ne l’a pas invité à l’hôtel, chez sa vieille connaissance venue réceptionner Tobor au nom du Conseil spatial. Ce sont des antipodes en biocybernétique. La « glace et le feu », pourrait-on dire. Ils se connaissent depuis trois décennies et en sont encore à se vouvoyer. Et puis maintenant cette algarade… Aksen a évidemment voulu avoir une discussion entre quatre yeux, défendre la position de l’Institut. Eh bien, c’est conforme à la logique. Qu’il débrouille les choses d’ici à demain !

Tout en marchant Sourovtsev se frotta rageusement les paupières gonflées. Maintenant il va se reposer, reprendre haleine comme il sied. C’est que les interminables entraînements de Tobor, son activité intarissable, les innombrables questions l’ont mis à plat. Le système protéique, lui, ignore la fatigue, comme toute machine. Avec lui les hommes travaillent à quatre postes. Et terminent totalement fourbus alors que Tobor est frais comme un gardon.

Dans l’obscurité Sourovtsev butta contre un tronc et jura. Il continua d’avancer à l’aveuglette, en tâtant doucement la bosse qui grossissait sur son front. Il lissa ses cheveux comme il put et sourit en pensant à la réaction qu’il aurait s’il se voyait dans une glace. « Une photo de toi dans cet état aurait certainement du succès à l’expo “Le genre humain”, quelque part à proximité du pavillon “Pithécantrope”, organisée à Marsopolis », songea-t-il.

C’était la nouvelle lune et l’obscurité dans la forêt avait épaissi pour devenir presque palpable.

Sourovtsev avançait toujours. Le cuisant sentiment de contrariété qu’il ressentait ne le quittait pas. Si les essais de demain sont reportés, Tobor ne s’envolera pas pour 13 Lyre ? Il n’y a pas longtemps, des signaux mystérieux parvenus de ce système stellaire ont contraint les Terriens à préparer d’urgence une expédition cosmique.

Qui sait, songea Sourovtsev, les Terriens y rencontreront enfin, comme on le dit parfois avec emphase, des « frères de raison ». Les signaux reçus, qui n’ont encore pas été déchiffrés, n’excluent pas cette éventualité…

Des créatures douées de raison venues de la lointaine étoile ont peut-être débarqué un jour sur la Terre. Et erré ici, où lui-même erre maintenant. Elles avaient écouté le bruit de la taïga séculaire, admiré le Baïkal, encore anonyme à l’époque…

Maintenant les Terriens préparent la visite réciproque !

Quel auxiliaire aurait été Tobor lors des premiers contacts — les plus importants — avec les extraterrestres !… N’avait-il pas réussi à établir des relations amicales avec une famille de dauphins lors de recherches d’instruction dans la mer Noire ? Et tout récemment encore il avait déchiffré le langage des ours, des blaireaux…

Il serait prématuré de tomber dans la résignation, se dit Sourovtsev, fâché contre lui-même. Tout se décidera demain.

Un oiseau de nuit effrayé s’envola en poussant un cri perçant. Ivan tressaillit et s’arrêta. « Où me suis-je encore fourré ? » se demanda-t-il. Les bruissements et les odeurs nocturnes pénétrèrent soudain sa conscience. Les feuilles encore accrochées aux branches émettaient un frémissement enchanteur, la menthe automnale exalait une senteur capiteuse, un butor « meuglait » quelque part au loin.

Sourovtsev remua les épaules et consulta sa montre : ça alors, une heure et demie ! La tension avait quelque peu baissé, maintenant il avançait tout à fait lentement. Brusquement il se dit qu’il ressemblait fort à Tobor à la fin des essais de la journée.

Le terrain se mit en déclivité et devint humide. « La rivière », devina plus Ivan qu’il ne la vit. Des milliers de fois il avait survolé en autojet ce ruisseau en faisant le trajet domicile-institut et retour.

La rive était fangeuse, chaque pas se doublait d’un clapotement. Le fin croissant de lune répandait une lumière incertaine sur l’eau ondoyant rapidement. Les vaguelettes rappelaient à Ivan le magma de feu qui s’agitait au fond du cratère que Tobor allait devoir franchir d’un bond. Et il l’avait franchi, crénom de nom ! Et de quelle manière encore ! Stop ! Il lui sembla qu’il s’emportait de nouveau.

Sourovtsev resta longtemps immobile, écoutant le paisible clapotis de l’eau. Il éprouva brusquement une terrible envie de se baigner, bien qu’un frisson lui parcourut le corps en songeant aux vaguelettes glaciales.

Une pente relativement raide menait des terres submersibles à la rivière. Ivan se mit à la dévaler en se retenant aux buissons, risquant à chaque instant de se rompre le cou.

Il lança négligemment ses vêtements sur les branches et s’engagea dans l’eau. Le liquide froid lui brûla le corps. La rivière n’était pas aussi étroite qu’il lui avait semblé d’en haut. En tout cas on pouvait y nager.

En quatre mouvements Ivan atteignit le milieu du cours d’eau, plongea et refit surface, s’ébroua et recracha l’eau qui lui avait provoqué un élancement dans les dents. Et alors, comme un véritable gamin, il cria :

— C’est for-mi-da-ble !…

La fraîcheur enchanteresse décontractait, inondait chaque cellule de son organisme. Oubliant le temps, Ivan nageait, faisait le fou, soulevait des éclaboussures, riait à gorge déployée, troublant le silence nocturne. S’étant apaisé quelque peu, il s’accrocha à une souche qui crevait la surface de l’eau près de la rive et pensa à haute voix :

— Si sir Isaac Newton était encore en vie, il découvrirait absolument sa quatrième loi. Et il la formulerait approximativement ainsi : « Un bain glacé ôte la fatigue ».

Stop. La fatigue ? Frappé par une idée encore confuse, Sourovtsev se figea, ne prêtant pas attention au fait que la souche qu’il avait saisie commençait à lentement s’enfoncer. L’instant suivant Ivan fusa littéralement de l’eau. Le sol était souple, malléable et terriblement froid. Respirant péniblement, tombant sans cesse dans des trous pleins d’eau, il chercha longtemps à tâtons ses vêtements abandonnés à la hâte. Ayant enfin trouvé le buisson, il tendit le bras et sa main sentit quelque chose d’oblong et de lourd dans la poche de son blouson. La lampe ! Comment avait-il pu l’oublier ? Cette lampe que Vasska avait donné à Sourovtsev lorsque celui-ci avait quitté la maison, pressé de se rendre aux essais et ému comme un écolier avant un examen décisif. Au fond, c’était bien ça…

Quand donc était-il parti ? Seulement avant-hier ?… Il semble que toute une éternité s’est écoulée depuis.

Sourovtsev, impatient qu’il était, n’arrivait pas à enfiler son pantalon. Alors, y renonçant, il alluma la lampe, la fixa à une branche située au-dessus de lui puis sortit le méchant bloc-notes dont il ne se séparait jamais, chercha une feuille vierge et, claquant des dents, il se plongea dans des calculs.

L’étroit faisceau jaune de la lampe tombait sur des formules structurelles qui sortaient avec précipitation du feutre tremblant de Sourovtsev. A travers cette avalanche de formules et d’intégrales, le chercheur frayait la voie menant à la vérité, simple et infaillible, qui lui avait illuminé l’esprit alors qu’il se baignait dans l’eau froide de la rivière.

Le ciel à l’est s’était légèrement éclairé quand Ivan Vassiliévitch se détacha enfin de son bloc-notes. Il entoura d’un cercle la dernière conclusion et traça à côté quatre points d’exclamation.

Mon Dieu, c’est si simple ! Comment avait-il pu ne pas y penser plus tôt ? Comment se fait-il qu’aucun chercheur n’ait trouvé la solution qui est l’évidence même ? !

Maintenant il ne reste plus qu’à aller trouver au plus vite Akim Ksénofontovitch.

Après s’être habillé à la hâte, Sourovtsev, frigorifié, décida : « Je courrai pieds nus pour ne pas perdre de temps ! » Et il s’élança. « Comment ai-je pu rester en vie cette nuit ?… » s’étonna-t-il chemin faisant, en gravissant péniblement la pente raide.

Les branches lui cinglaient le visage brûlant, les aiguilles lui piquaient les pieds. Une seule idée lui revenait en tête : plus vite, plus vite ! Pour plus de sécurité, Sourovtsev tenait son bloc-notes dans son poing serré.

L’aube tardive se levait. Elle s’enflammait lentement, comme à contrecœur.

Sourovtsev éprouvait des difficultés à courir parce que constamment obligé de louvoyer entre les arbres. Mais à quelque chose malheur est bon : il se réchauffa rapidement.

Il courait, passait à la marche, reprenait la course, mais la taïga restait toujours aussi dense. Et comme par un fait exprès, pas un seul sentier ne coupait son chemin.

Une éclaircie apparut enfin. Sourovtsev accéléra le pas, mais il était à bout de forces. Hélas, ce n’était qu’une simple trouée. Large, tirée au cordeau, elle s’éloignait jusqu’à perte de vue, fusionnant, tel un cours d’eau, avec l’aube blafarde. « Je me suis égaré !… » se dit-il en ressentant un pincement au cœur. La veille au soir, sur le chemin de la rivière, il n’avait pas traversé cette trouée.

Ivan Vassiliévitch sentit brusquement ses muscles devenir de plomb. Exténué, il s’adossa à un pin pour reprendre haleine.

« Si je n’arrive pas à huit heures, quand Tobor recevra l’ordre de reprendre les essais, tout tombera à l’eau, pensa Sourovtsev avec renoncement et calme, comme s’il s’agissait de quelque chose d’étranger et de secondaire pour lui. Le représentant du Conseil spatial opposera son veto aux essais, c’est clair comme de l’eau de source. Il est peu probable qu’Aksen réussisse de le convaincre de quelque chose sans être en possession de cette sim-ple solution… », songea-t-il en posant son regard sur le bloc-notes bien inutile maintenant.

Un bruit semblable à celui que font les feuilles en frémissant se fit entendre derrière. Sourovtsev se retourna.

Dans les profondeurs sombres de l’autre côté de la trouée quelque chose bougea et avança droit sur lui. C’était une créature énorme et bizarre. Dans les ténèbres pâlissantes on devinait seulement les contours d’une chose semblable à une tour étriquée dont la hauteur dépassait probablement dix mètres. La tour reposait sur une plate-forme dont le profil se perdait dans le brouillard prématinal qui matelassait le sol.

La tour oscillait légèrement telle la tête d’un serpent en passe d’attaquer.

Sourovtsev secoua la tête sans que la vision disparaisse. Pire même, ce qui se mouvait continuait d’avancer dans sa direction.

Alors, Ivan Vassiliévitch serra le bloc-notes dans ses doigts comme on serre une arme et se porta à la rencontre du monstre.

— Qui es-tu ? fit une voix perçante et inhumaine, privée de toute intonation, alors que la distance les séparant ne fut plus que de quelques mètres.

Sourovtsev perdit contenance.

— Moi ? Un homme…

— Je le vois bien, poursuivit la voix saccadée soit d’une créature, soit d’une machine. Cependant, ton apparence est singulière, homme.

— Peut-être, acquiesça Sourovtsev en se lançant un regard critique et en rectifiant son pantalon que la course avait déplacé.

Arrivée presque tout contre Ivan Vassiliévitch, la créature s’arrêta.

— Tu es privé de certains accessoires artificiels propres à l’homme, prononça la voix.

— Quels accessoires ?…

— Tu n’as pas de chaussures.

Ils se tenaient l’un en face de l’autre et Sourovtsev put examiner plus en détail le phénomène surprenant qui n’avait encore pas, fort heureusement, manifesté de signes d’agressivité. La tour oscillante’.

haute comme une maison de deux étages et qui rappelait le cou d’une girafe, se terminait par une tête étroite que couronnait une large gueule qui, lorsqu’elle s’ouvrit, laissa voir des dents si régulières et acérées que Sourovtsev ne put s’empêcher de faire un pas en arrière.

La créature baissa le cou et, relevant la tête, mordit légèrement dans une branche de cèdre grosse comme un bras. La branche s’abattit sur le sol.

Des pensées plus absurdes les unes que les autres se succédaient dans le cerveau d’Ivan Vassiliévitch. Une créature extraterrestre ?… Les habitants de 13 Lyre ont eu vent de la lointaine expédition en préparation vers leur système stellaire et ont décidé d’effectuer les premiers une « visite de courtoisie » sur Terre ? ! Ils ont intercepté des informations, on peut donc supposer que les Lyriens ont les moyens de déchiffrer les signaux radio et TV… Et puis ce n’est peut-être pas la première fois qu’ils débarquent sur notre planète ?

— Tu as froid, homme, constata la voix.

Debout sans bouger, Sourovtsev avait effectivement commencé à trembler.

— Compte tenu de la température ainsi que de l’humidité relative et absolue de l’atmosphère, tu n’aurais pas dû sortir sans chaussures, homme, fit la voix sur un ton édifiant.

Sourovtsev sautait d’une jambe sur l’autre. Tout ce qu’il vivait sur cette large et régulière trouée ressemblait à un mauvais rêve.

— Il y a longtemps que tu te trouves dans la taiga ? Telle fut la première question qui lui passa dans la tête.

— Trois jours.

— Tu accomplis un programme ?

— Évidemment.

« Ils maîtrisent le langage des Terriens, et impeccablement, remarqua Ivan Vassiliévitch. Leur niveau doit être assez élevé, s’ils peuvent ainsi communiquer librement avec des êtres qui leur sont étrangers. »

— En quoi consiste-t-il, votre programme ? demanda Sourovtsev d’un ton indifférent.

— A remettre en état le secteur de forêt qui jouxte le centre d’instruction de la Cité Verte.

« Ils savent tout, même le nom du lieu où ils se sont posés, songea Sourovtsev. Qu’ont-ils donc derrière la tête ?… »

— Remettre en état, qu’est-ce que cela signifie ? questionna-t-il à haute voix.

— Débarrasser le sous-bois des mauvaises herbes. Couper les branches mortes. Préparer une trouée, répondit rapidement la créature.

— Cette trouée, c’est vous ?

— Nous.

— A quoi servira-t-elle ?

— Je l’ignore, répondit lentement, comme avec répugnance, la créature après une longue pause.

« Il cache quelque chose, pour sûr. Et puis à quel titre devrait-il révéler son programme à un Terrien ? Et si j’étais le premier Terrien rencontré par ces extraterrestres ayant débarqué à proximité de la Cité Verte ? Qu’ont-ils donc derrière la tête ? Sont-ils bien intentionnés ? En tout cas je me dois de prévenir les autres au plus vite. Mais comment ? Je n’ai pas le moindre émetteur, même déglingué, continua de réfléchir Ivan Vassiliévitch. Courir, tenter de lui échapper ? Primo, cette créature me rattrapera en moins de deux. Secundo, je ne connais même pas la direction dans laquelle il faut courir… »

Sourovtsev remarqua que la plate-forme vibrante qui constituait en quelque sorte le corps du monstre prenait appui sur tout un système de tentacules souples. « Comme chez Tobor, songea-t-il et de décider : pour le moment il convient, sans tarder, de lui faire dire le plus de choses possibles. On verra ensuite ».

Ivan interrogea :

— Combien êtes-vous au total ?

— Dix, répondit sur-le-champ la voix émanant de quelque part à l’intérieur du monstre.

« Que cette créature peut être naïve ! Étrange… Elle est prête à révéler tous les secrets des extraterrestres dont elle est en possession. Mais cette franchise est peut-être la preuve de leurs intentions pacifiques ? Seulement une autre chose n’est pas exclue : l’étranger ment tout simplement. »

— D’autres de tes compagnons se trouvent-ils quelque part ailleurs sur notre planète ? interrogea Sourovtsev.

— Non, le groupe au complet se trouve ici, à proximité de la Cité Verte, répondit le monstre.

« C’est bien ce que je pensais », songea Sourovtsev. Il consulta sa montre. Huit heures moins le quart. Si quelque chose de surnaturel ne se produit pas, il ne sera jamais dans quinze minutes auprès d’Aksen. Or, mis à part ce monstre au cou filiforme, qui balance mélancoliquement la tête…

L’extraterrestre dit inopinément :

— Je te connais, homme.

— Ah bon !- Qui suis-je donc ? interrogea Sourovtsev décidé à ne plus s’étonner de rien.

— Tu es l’ingénieur chargé de l’éducation de Tobor. Il t’appelle Iv.

— Comment, tu connais aussi Tobor ?

— Tobor et moi-même sommes frères de biosynthèse, prononça la voix avec dignité.

— Mais qui es-tu, sapristi ! s’exclama Sourovtsev qui commençait à deviner la vérité.

— Je me présente, homme, dit le monstre sur un ton inculqué : Système protéique N° 214787, série RM, profil étroit, destiné à travailler au nettoyage des forêts ainsi qu’à…

— Arrête ! Tu me fatigues avec ta prolixité ! cria Ivan Vassiliévitch en se prenant la tête dans les mains. Pour quelle raison je ne te connais pas, moi ? Peux-tu me le dire ?…

— Parce que, me trouvant continuellement dans le biolaboratoire, le régleur me communiquait l’information concernant le monde extérieur. Aujourd’hui, j’effectue ma première sortie sur le tas, répondit le monstre avec importance. A propos, l’importance dans sa voix de même que toutes les nuances du ton, Sourovtsev les avait bien sûr imaginées : la voix avec laquelle le système protéique s’expliquait avec lui était sèche et flegmatique. On sait bien qu’il ne sert à rien d’introduire de l’émotion dans un programme destiné à une machine de profil étroit.

Sourovtsev eut alors la sensation pénible et irrésistible de devenir cramoisi comme un coquelicot. Quelle bévue il avait commise !

« Encore heureux qu’il n’y ait pas de témoins, mis à part, bien entendu, ce bidule. Tu parles d’un voyageur spatial rencontré dans la taiga ! Un extraterrestre venu d’un monde raisonnable étranger ! Mon Dieu, comme idiot je me pose là. Je n’ai pas été à même de reconnaître un pur produit de l’Institut !.. »

Complètement décontenancé, Ivan Vassiliévitch laissa tomber son précieux bloc-notes. Le monstre le saisit avec un tentacule et le tendit sans rien dire à son propriétaire.

— Écoute, série RM, dit Sourovtsev, je dois quitter la taiga au plus vite. Quel est le chemin le plus court menant au centre d’instruction ?

— Tu dois t’engager dans cette voie, lui indiqua le monstre en tendant un tentacule dans une direction diamétralement opposée à celle que Sourovtsev s’apprêtait à suivre.

— La distance ?

— A vol d’oiseau et en kilomètres…, commença la machine de sa voix froide, mais Sourovtsev ne l’entendait déjà plus.

Et si…

Coupant la machine, Ivan Vassiliévitch sauta sur la plate-forme souple qui fléchit sous lui et cria :

— File au centre d’instruction !… Conduis-moi au dernier cottage situé au-delà de l’hôtel, à la lisière.

Cependant, la machine resta immobile. Le système protéique ne réagirait-il pas à un ordre de l’homme ?… Cela n’était encore jamais arrivé à Sourovtsev, même quand il travaillait avec Tobor au caractère pourtant singulier, privé de tout limita teur.

— Eh bien…, soupira doucement Ivan Vassiliévitch en sentant son souffle s’interrompre.

— File ?… répéta faiblement la machine d’une voix pour la première fois manifestement empreinte de désarroi.

— Sapristi ! Mais cours, bondis, saute, fais ce que tu veux à la fin mais conduis-moi au centre d’instruction, et à fond de train encore !

— Mais ma mission ?

— Je prends sur moi toute la responsabilité, série RM, coupa Sourovtsev avec précipitation. S’il savait faire quelque chose, c’était bien de procéder avec les systèmes protéiques.

La machine s’élança aussitôt avec une telle fougue qu’lvan Vassiliévitch dut s’agripper à son coup pour ne pas tomber. La tête du monstre serpentait entre les troncs, comme frayant le chemin.

A la différence de l’universel Tobor, c’était un système protéique de profil étroit, et ses concepteurs ne l’avaient bien sûr pas destiné au rôle de coursier ou d’un quelconque autre moyen de transport.

Impitoyablement secoué, l’âme retournée, le visage cinglé par les branches bien que dissimulé derrière le cou du monstre, la joue griffée jusqu’au sang par une branche pernicieuse, Sourovtsev perçut rapidement cette vérité.

Bientôt la forêt commença à s’éclaircir. La clairière au-delà de laquelle se dressait la maisonnette familière baignée par les lueurs de l’aurore apparut enfin.

— Arrête, série ! commanda Ivan Vassiliévitch. Et l’appareil stoppa docilement.

Sourovtsev sauta de la plate-forme sur l’herbe fanée, prise par le givre. Le froid lui fouetta la plante des pieds.

— Je continue seul, dit-il sur un ton morose. Quant à toi, série… Pas un mot à quiconque au sujet de notre rencontre et de notre conversation dans la forêt. D’accord ?

Le monstre garda le silence.

— Réponds presto, fit Ivan Vassiliévitch. Je suis très pressé.

— Tu dois savoir, homme Iv, que je n’ai pas le droit de dissimuler l’information à mon chef, annonça la machine protéique.

— Et celui-ci ira bien sûr le claironner sur les toits, soupira Sourovtsev. Bon, agis comme tu le voudras, série ! Honte au corniaud que je suis, c’est mérité. Et, faisant un mouvement de la main, Ivan Vassiliévitch s’élança en courant vers le cottage sans se retourner.

Il était huit heures moins quelques minutes.

La porte de la maison était close. Probablement, rentré de l’hôtel, Aksen s’était enfermé.

Sourovtsev heurta précautionneusement le panneau — le plastique absorba le bruit — et ensuite actionna la poignée, mais le battant resta immobile.

Il se dirigea vers la fenêtre et regarda dans la pièce. Le patriarche y dormait sur un divan.

Apparemment, Pétrachevski s’était couché il y a peu : une tasse de thé ou de café fumait encore sur la table de chevet. Ce qui était bien compréhensible : Aksen était rentré tard de l’hôtel. Par conséquent il s’était longuement entretenu avec le représentant du Conseil spatial.

A côté de la tasse il y avait un tube de somnifères déchiré. Le visage d’Akim Ksénofontovitch avait conservé sa tristesse, les rides verticaux qui barraient son front n’avaient pas été estompés même par le sommeil. D’après l’expression du visage et le tube entamé, il n’était pas difficile de deviner comment les pourparlers avaient pris fin à l’hôtel.

Sourovtsev embrassa d’un seul regard le tableau qui se présentait devant lui.

Il tambourina contre la vitre, mais Akim Ksénofontovitch ne bougea même pas. « Des coups de canon ne le réveilleraient pas », songea Sourovtsev.

Après s’être enveloppé la main dans son blouson, il brisa le carreau. Les débris de verre tombèrent à l’intérieur en tintant, mais sans réveiller Pétrachevski.

— Pourvu que le vieux n’ait pris qu’un comprimé, se dit avec inquiétude Sourovtsev en franchissant l’appui de fenêtre parsemé d’éclats de verre.

Il s’approcha du lit et secoua Pétrachevski par l’épaule :

— Levez-vous, Akim Ksénofontovitch !

L’académicien répondit par un grognement et piqua du nez dans le traversin qui lui servait d’oreiller.

Sourovtsev secoua la couverture :

— Alerte !…

Pétrachevski ouvrit les yeux.

— Des extraterrestres sont sur le seuil ! cria encore plus fort Sourovtsev.

En entendant ces mots, Akim Ksénofontovitch bondit sur son séant et cligna des yeux, ébloui qu’il était par un éclatant rayon matinal qui venait juste de traverser un amoncellement de nuées automnales, éclairant la pièce en désordre.

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie douteuse, Ivan Vassiliévitch ! maugréa l’académicien somnolent. Franchement, cela ne vous ressemble pas.

Pétrachevski avait visiblement de la peine à sortir de la torpeur dans laquelle le soporifique l’avait plongé. Aussi Sourovtsev décida-t-il qu’il fallait tenter de le tirer rapidement de cet état. Sinon Pétrachevski ne serait pas à même de saisir toutes les déductions et formules que Sourovtsev était impatient de déballer.

— Mais je ne plaisante pas, prononça Sourovtsev avec autorité et en arrondissant les yeux. Des extraterrestres ont débarqué dans la Cité Verte.

— Mouais…

— Je viens juste de communiquer avec l’un d’eux.

— Mon cher, buvez un peu d’eau…, dit Pétrachevski d’une voix » inquiète et sifflante après le sommeil. Ou, mieux encore, prenez ce thé, il est encore tiède, je crois.

« Ça va, il a mordu », se dit Sourovtsev.

— Je suis venu ici à cheval sur un de ces étrangers, continua-t-il son histoire avec entêtement.

La communication de Sourovtsev respirait une telle sincérité que l’inquiétude de Pétrachevski grandit.

— Vous n’avez pas pu venir ici à cheval sur un extraterrestre ou sur autre chose pour la bonne raison que vous dormiez dans la pièce voisine, Ivan, dit d’une voix douce Pétrachevski.

— J’ai passé toute la nuit dans la taiga, raconta honnêtement Sourovtsev.

— Mais bien sûr, dans la taiga, où donc encore ? reprit Pétrachevski en souriant avec entendement. Et maintenant vous allez devoir vous reposer comme il sied. Vous en avez désormais le temps, hélas. Vous vous êtes surmené, mon cher.

— C’est bien ça, je me suis surmené. Vous avez visé juste, cher Aksen !…

A présent Pétrachevski regardait Sourovtsev avec une franche circonspection. Sa léthargie disparut brusquement.

— Combien de lois de Newton connaissez-vous, Akim Ksénofontovitch ? demanda Sourovtsev.

— Trois…, mâchonna Pétrachevski.

— Dans la taiga j’en ai découvert une quatrième ! lança triomphalement Sourovtsev.

Pétrachevski le prit par le poignet :

— Oh ! oh ! Le pouls est intermittent.

— Vous dites des sottises, lâcha Sourovtsev en songeant : « J’ai l’impression qu’Aksen est définitivement réveillé. »

— Pourquoi avez-vous du sang sur la joue ? interrogea Akim Ksénofontovitch.

— Je me suis chamaillé avec un extraterrestre.

— Et vos chaussures, où les avez-vous laissées ? continua Pétrachevski exaspéré à l’extrême de ne pas réussir à comprendre ce dont il s’agissait.

En guise de réponse Sourovtsev saisit soudain Akim Ksénofontovitch par la taille et le fit tourner malgré ses regimbements.

— Qu’est-ce que c’est encore…, fit Pétrachevski qui avait remarqué le carreau brisé et les éclats de verre jonchant le sol.

Sourovtsev haussa les épaules.

— J’ai dû m’y résigner, dit-il négligemment, car la porte étgit fermée. J’avais frappé, mais en vain.

— Il est devenu fou !… Essoufflé, Akim Ksénofontovitch repoussa les débris de verre du bout du pied. — Vous allez vous couper !

— Qu’est-ce que cela peut faire puisque le mystère concernant Tobor est désormais levé ! prononça solennellement Sourovtsev.

Pétrachevski s’arrêta.

— Allons, dites-moi un peu ce que vous avez encore inventé ! ordonna-t-il. Et en vitesse !

— Il sera huit heures dans quelques minutes, dit Sourovtsev. C’est amplement suffisant pour exposer le fond de l’affaire…

Il ouvrit le bloc-notes et relata succinctement sa découverte, en énonçant après chaque phrase, à titre de preuve, les formules tracées tant bien que mal à la lueur incertaine de la lampe.

Akim Ksénofontovitch écouta d’abord avec scepticisme, en prononçant ses invariables « hum-hum », en se pénétrant rapidement tant de l’élégance souple des preuves que de la logique rigoureuse, et lorsque Ivan se tut, il s’exclama :

— Quand avez-vous réussi ?

— Cette nuit.

— Il y a là au moins une semaine de travail intense !

— Voyez-vous, j’ai été aidé aussi par une autre circonstance, dont je vous ai d’ailleurs parlé, dit Sourovtsev en souriant.

— Une autre circonstance ?

— Oui, la quatrième loi de sir Isaac Newton, qu’il a fallu découvrir chemin faisant…

— Oh, cessez de faire tourner un vieillard en bourrique, menaça du doigt Pétrachevski.

Alors, avalant les mots d’impatience, Sourovtsev narra brièvement à Akim Ksénofontovitch ses aventures nocturnes. Il décida de ne rien cacher à son chef, même pas l’affront au sujet de la « série ». L’académicien l’écouta, presque sans l’interrompre, totalement d’accord avec la formulation de la quatrième loi de Newton, et s’amusa longuement lorsqu’-Ivan raconta sa rencontre avec l’extraterrestre.

Quand Sourovtsev acheva son récit, la trotteuse de sa montre entamait le dernier tour de cadran avant huit heures.

Sans tramer, Pétrachevski brancha l’écran d’un magnétoscope, appuya sur la touche de la liaison totale et, d’une voix lente comportant une pointe de théâtralisme, prononça :

— Appel général, appel général !… Les essais de Tobor reprennent. Les collaborateurs de l’Institut concernés par l’examen ainsi que les hôtes sont invités à se rendre d’urgence dans la salle semi-sphérique.

— Eh bien, maintenant attendez la tempête !… lança Akim Ksénofontovitch à Sourovtsev.

Il ne se trompait pas.

Quelques instants plus tard le visage renfrogné du représentant du Conseil spatial apparut sur l’écran.

— Vous violez notre accord, académicien, dit-il. Je vous demande d’annuler votre décision.

— Non.

— Alors c’est moi qui vais le faire. Et informer sans tarder Moscou de votre arbitraire qui peut coûter cher.

Pétrachevski haussa les épaules :

— C’est votre droit… Mais j’espère qu’auparavant vous daignerez m’écouter.

— C’est ce que j’ai fait presque toute la nuit, Akim Ksénofontovitch. Et nous sommes parvenus, difficilement certes, à un point de vue commun. Permettez-moi de le rappeler. Je vais parler plus fort étant donné que tout le monde m’écoute : il est indispensable d’interrompre les essais de Tobor. A la fin de la seconde journée des tests il s’est comporté de manière étrange et inexplicable, ce qui risque de provoquer une catastrophe.

— Voyez-vous, collègue, nous sommes en possession de données nouvelles concernant Tobor…, commença avec douceur Akim Ksénofontovitch.

— Elles sont tombées des nues, vos données nouvelles ? le coupa brusquement son contradicteur.

— Pourquoi des nues ? Elles sont entrées par la fenêtre…

— Je n’ai pas l’esprit à la plaisanterie.

— Je n’ai jamais été aussi sérieux, dit Akim Ksénofontovitch en hochant la tête. Et je vous conseille de vous hâter avec tous les autres. Si vous voulez avoir les meilleures places dans la salle.

En entendant cette altercation entre les deux coryphées de la biocybernétique, Sourovtsev imagina les gens excités et perplexes groupés devant les écrans informateurs disposés dans les rues, sur les polygones d’instruction, dans les laboratoires, les bibliothèques et les amphithéâtres, partout sur l’immense territoire qui a pour nom Cité Verte.

Et il y avait de quoi ! Car ils avaient entre les mains les destinées de Tobor, créature de l’Institut, pour lequel la cité vivait et s’enorgueillissait depuis plusieurs années.

Chacun savait que toute décision de principe concernant les tests finaux de Tobor réclamait un avis concerté, c’est-à-dire identique de ces deux hommes.

Dans le même temps, le « non » de l’un d’eux avait force de « veto ».

Quand Pétrachevski recommanda à son impertinent contradicteur de rejoindre rapidement la salle pour y occuper une bonne place, celui-ci se pencha sur la membrane et emplit ses poumons pour crier un ordre dont on devinait aisément la teneur.

— Je ne vous le conseille pas, mon cher, dit tranquillement Akim Ksénofontovitch. Vous risqueriez de vous couvrir de ridicule.

Le représentant du Conseil spatial se troubla.

— Je sais, l’Institut possède des gens capables, dit-il. Seulement on ne saurait rectifier le système protéique en cours d’essais. Par conséquent, vous avez beau faire, les choses ne feront qu’empirer… Une pointe de compassion sembla percer dans sa voix.

« C’est quand même un brave gars. A quoi bon cette querelle avec Aksen ? » se dit Sourovtsev.

— Je connais le règlement des essais aussi bien que vous, martela Pétrachevski. Il semblait prendre du plaisir à faire rager son « collègue ». Au cours de la nuit aucun ingénieur ou technicien n’a touché à Tobor. La zone de protection établie autour du robot vous le confirmera. Personne ne l’a franchie.

— Dans ce cas, je renonce à vous comprendre, fit le représentant du Conseil spatial en haussant les épaules.

— C’est pourtant bien simple à deviner, dit Pétrachevski. Tobor doit lui-même revenir à la normale, parce qu’il est resté débranché toute la nuit. En d’autres termes, il s’est reposé.

— Et alors ?

— Il a tout autant besoin de repos qu’un homme, termina Pétrachevski.

— J’adore les contes, vous savez, prononça froidement l’interlocuteur de Pétrachevski.

— Ce n’est pas un conte, mais une découverte scientifique sérieuse, dit calmement Akim Ksénofontovitch.

— Tobor, du repos ! Laissez-moi rire. Vous rendez-vous seulement compte que cela contredit toutes les conceptions scientif iques ?

— Le progrès de la science consiste justement à briser et à remanier nos propres concepts.

— Tobor est une machine.

— Une machine protéique, précisa Akim Ksénofontovitch. Il s’avère que même le système protéique le plus sophistiqué a besoin de prendre du repos. Peut-être pas aussi longtemps et aussi fréquemment que l’homme. Une fois par mois, tous les semestres ou encore tous les dix ans. C’est déjà un détail. Ce qui importe, c’est le principe. Or, nous l’avons négligé…

— 11 y a peut-être là quelque chose, dit le contradicteur avec hésitation. Mais des preuves sont nécessaires.

— Les voilà ! s’écria Pétrachevski. Il arracha des mains de Sourovtsev le bloc-notes que celui-ci tenait ouvert et le plaça à hauteur du dispositif de retransmission : — Regardez… Voilà la cellule protéique telle qu’elle sort de la chambre de synthèse… Voici maintenant comment elle se présente au terme de plusieurs années d’activité incessante du système…

Il usait de termes que seuls des initiés étaient à même de comprendre, mais à la Cité Verte il n’y avait pas de profanes.

Akim Ksénofontovitch parla peu. En conclusion il mit en évidence les formules produites la nuit même par Sourovtsev sur le bord de la rivière anonyme après son bain glacial et présenta leur auteur.

Ivan explicita aux collaborateurs dans quels éléments de Tobor on observe une accumulation de fatigue freinant la mobilité du robot et comment un repos ordinaire de quelques heures devait rétablir le système protéique.

— Vous m’avez convaincu, dit le représentant du Conseil spatial. Risquons !…

— Merci, Alexéi Alexéévitch, dit simplement l’académicien Pétrachevski.

Sourovtsev remarqua dans son for intérieur que pour la première fois depuis le début des essais de Tobor le chef avait appelé sa vieille connaissance par son patronyme. Des légendes couraient à l’Institut au sujet de leur longue brouille et, apparemment, la décision concertée de reprendre l’examen constituait le premier pas vers leur réconciliation.

Akim Ksénofontovitch appuya sur une touche et, une fois l’écran éteint, se pencha brusquement en geignant et regarda sous le divan où, quelques minutes auparavant, il dormait d’un sommeil profond.

— Que cherchez-vous ? demanda Sourovtsev, perplexe.

— Des chaussures, voilà ce que je cherche, grommela le patriarche. J’en ai vues qui traînaient par là…

— Vous les avez aux pieds.

— Mais ce n’est pas pour moi ! Vous n’irez quand même pas pieds nus au forum ! Ne lambinez pas, ne lambinez pas, mon cher. Et nettoyez-moi vite le sang qui macule votre joue et redonnez-vous une apparence décente. Sinon on pourrait vous prendre pour un extraterrestre.

Par manque de temps ils durent renoncer à prendre une tasse de café.

Ils sortirent et se hâtèrent vers le Centre. Sourovtsev regarda plusieurs fois en direction de la lisière de la forêt jusqu’à ce qu’elle disparaisse de sa vue à un tournant.

Durant son séjour à la Cité Verte il s’était mis à aimer la taiga. Et celle-ci le lui rendait bien. En effet, n’est-ce pas à l’une de ses rivières qu’il devait sa dernière découverte ?

Sourovtsev se voyait voler au-dessus de la taiga, en route pour le travail ou son domicile.

Sous le plancher transparent la frondaison des arbres ondule sous l’effet du déplacement d’air. Le cyberpilote conduit l’appareil à basse altitude, comme Ivan affectionne, presque en effleurant les cimes.

Le vol à ce régime lui rappelle une course sur skis nautiques. On file derrière le canot avec l’impression que les vagues vont vous briser, vous engloutir… Mais on bondit sur elles, en conservant l’équilibre, et cela jusqu’à l’infini. Seulement deux gerbes d’éclaboussures, avec le soleil dans les yeux et le visage cinglé par le vent…

Akim Ksénofontovitch marchait à côté, renfermé, plongé dans des réflexions. « Bigrement éreinté, le patriarche, songea Sourovtsev après avoir observé son visage anguleux. La journée d’hier a été une rude épreuve pour lui. Probablement plus difficile que toutes les précédentes. »

A cet instant, Ivan sentit pour la première fois un doute s’éveiller dans son esprit. Et si une erreur quelconque s’était glissée dans ses calculs ? Si Tobor périssait dès le premier obstacle ? Qui alors assumerait la responsabilité de sa mort ?

Les passants se faisaient toujours plus nombreux dans les rues matinales. Tous se pressaient dans une même direction.

— Je te félicite, Ivan ! lança l’alpiniste en lui donnant une vigoureuse poignée de mains.

— C’est prématuré, répondit Sourovtsev avec retenue.

Les rayons de l’aurore incendiaient les nuages qui défilaient rapidement. Un frisson nerveux le secoua doucement, comme cette nuit au bord de la rivière.

Lorsqu’ils arrivèrent, la spacieuse salle était presque comble. C’est difficilement qu’ils trouvèrent une place aux premiers rangs.

Sourovtsev regarda l’écran et vit, le cœur soulagé, que la course de Tobor était habituelle : souple, vive, assurée.

A cette vitesse-là le robot atteindrait le premier obstacle de la journée dans quinze minutes.

— C’est vraiment drôle, dit l’alpiniste radieux en se penchant vers Sourovtsev pour lui chuchoter quelque chose. L’interruption des essais pour la nuit est faite pour nous, pour les hommes… Je comprends, un homme ne saurait supporter trois jours une telle tension… Ces quelques heures ont pratiquement sauvé Tobor. Merci, mon vieux ! dit-il en terminant et en serrant inopinément la main d’Ivan.

Lorsque, bien en avance sur l’horaire assez serré, Tobor surmonta avec facilité le premier obstacle du jour, des applaudissements crépitèrent dans la salle. Cette fois, tout le monde battait des mains, même Alexéi Alexéévitch. L’alpiniste démontrait un zèle particulier. Il resplendissait comme si c’était lui et non pas Tobor qui, sans forcer, venait d’avoir raison de l’obstacle et qui maintenant filait avec assurance vers la ligne d’arrivée…

D’ailleurs, chacun de ceux qui regardaient l’écran et consultaient le tableau éprouvait un sentiment de participation.

Quand Tobor s’envolera pour le monde inconnu, ne partiront-ils pas avec lui ?

Ne sont-ce pas eux qui ont introduit une parcelle de leur âme dans ce système remarquable qui tient à la fois de la machine et de la créature ?

N’est-ce pas lui, Tobor, qui avait en quelque sorte synthétisé leurs nuits sans sommeil, leurs inquiétudes, le supplice des essais sur les polygones, les recherches fastidieuses par leur uniformité ?

Combien de fois n’importe lequel d’entre eux avait été sur le point d’envoyer au diable ce conglomérat maladroit de cellules protéiques élevées dans les chambres de synthèse de la Tour du Silence ? Mais l’action réussie suivante de Tobor les expiait tous et, oubliant les échecs, les chercheurs continuaient d’avancer plus loin dans la voie, la très longue voie qu’ils avaient tracée pour eux (et aussi pour Tobor !).

La récompense pour tous était enfin arrivée…

Sourovtsev se leva et gagna le hall.

La cabine téléphonique neuve exhalait une forte odeur de peinture, de laque chaude et… de parfum.

Ivan composa le numéro et attendit longtemps que l’on décroche. Il commençait déjà à s’inquiéter lorsqu’apparut sur l’écran le visage de sa femme.

Essoufflée, celle-ci avait dû courir de l’orangerie où elle cultivait des orchydées, ses fleurs de prédilection auxquelles elle consacrait tous ses loisirs.

-Tu me manques, chuchota Sourovtsev en fixant à la hâte les écouteurs.

— Moi aussi, dit-elle. Et les essais, où en êtes-vous ?

Ivan relata brièvement les événements des dernières heures et fit part de son heureuse découverte.

— Tu penses donc que maintenant Tobor surmontera l’épreuve ? demanda sa femme.

— J’en suis certain.

— Quel bonheur ! dit-elle. Je me faisais du souci. J’en ai perdu le sommeil… Ici, à la cité, tout le monde attend le résultat de l’examen avec anxiété. Vous ne fournissez aucune information…

— C’est le règlement.

— Je le sais, mais cela ne me soulage en rien. Quand les essais de Tobor prennent-ils fin ?

— Ce soir.

— Et après ?

— En guise de prime le chef m’a promis un congé d’un ou deux jours.

— Je le couvrirai de baisers.

— Ça m’étonnerait, fit Ivan en hochant la tête. Tu sais bien qu’Aksen est un misogyne invétéré. Mais je peux peut-être le remplacer ?…

— Nous verrons.

Le visage enluminé du fils d’Ivan apparut sur l’écran.

— Merci, fiston, ta lampe m’a rendu un fier service cette nuit, dit Sourovtsev en lui souriant.

Les yeux de Vassia brillèrent :

— Papa, tu as été à la chasse ?

— Comme qui dirait.

— A la chasse à quoi ?

— La taiga qui entoure la Cité Verte est giboyeuse… Un nouvel animal y a fait son apparition. Je l’ai rencontré cette nuit.

— Oh, comment est-il ? demanda Vassia avec ravissement.

— Un animal comme un autre. Sourovtsev ferma un instant les yeux pour mieux se souvenir et entreprit de décrire exactement I’« extraterrestre » qu’il avait rencontré la nuit précédente.

Lorsqu’il arriva au long cou se terminant par une effroyable gueule hérissée de dents, avec laquelle l’animal pouvait sectionner de grosses branches mortes, sa femme s’indigna :

— Pourquoi racontes-tu de telles salades à ton fils ?…

— Ce que je dis est la pure vérité, fit Ivan en faisant un signe de l’oeil à son fils. Dimanche prochain je t’emmènerai avec moi dans la taiga et tu pourras t’en convaincre.

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