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Maurice Leblanc
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ARSÈNE LUPIN
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GENTLEMAN-CAMBRIOLEUR
(1907)
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– 2 –
Table des matières
– 1 – L’arrestation d’Arsène Lupin ......................................... 4
– 2 – Arsène Lupin en prison ................................................ 25
– 3 – L’évasion d’Arsène Lupin ............................................. 55
– 4 – Le mystérieux voyageur .............................................. 85
– 5 – Le Collier de la Reine ................................................. 109
– 6 – Le sept de cœur .......................................................... 134
– 7 – Le coffre-fort de madame Imbert .............................. 188
– 8 – La perle noire .............................................................205
– 9 – Herlock Sholmès arrive trop tard ............................. 226
À propos de cette édition électronique ................................. 264
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L’arrestation d’Arsène Lupin
L’étrange voyage ! Il avait si bien commencé cependant !
Pour ma part, je n’en fis jamais qui s’annonçât sous de plus heureux auspices. La Provence est un transatlantique rapide, confortable, commandé par le plus affable des hommes. La société la plus choisie s’y trouvait réunie. Des relations se formaient, des divertissements s’organisaient. Nous avions cette impression exquise d’être séparés du monde, réduits à nous-mêmes comme sur une île inconnue, obligés par conséquent, de nous rapprocher les uns des autres.
Et nous nous rapprochions…
Avez-vous jamais songé à ce qu’il y a d’original et d’imprévu dans ce groupement d’êtres qui, la veille encore, ne se connaissaient pas, et qui, durant quelques jours, entre le ciel infini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime, ensemble vont défier les colères de l’Océan, l’assaut terrifiant des vagues et le calme sournois de l’eau endormie ?
C’est, au fond, vécue en une sorte de raccourci tragique, la vie elle-même, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sa diversité, et voilà pourquoi, peut-être, on goûte avec une hâte fiévreuse et une volupté d’autant plus intense ce court voyage dont on aperçoit la fin du moment même où il commence.
Mais, depuis plusieurs années, quelque chose se passe qui ajoute singulièrement aux émotions de la traversée. La petite île
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flottante dépend encore de ce monde dont on se croyait affran-chi. Un lien subsiste, qui ne se dénoue que peu à peu, en plein Océan, et peu à peu, en plein Océan, se renoue. Le télégraphe sans fil ! appels d’un autre univers d’où l’on recevrait des nouvelles de la façon la plus mystérieuse qui soit ! L’imagination n’a plus la ressource d’évoquer des fils de fer au creux desquels glisse l’invisible message. Le mystère est plus insondable encore, plus poétique aussi, et c’est aux ailes du vent qu’il faut re-courir pour expliquer ce nouveau miracle.
Ainsi, les premières heures, nous sentîmes-nous suivis, escortés, précédés même par cette voix lointaine qui, de temps en temps, chuchotait à l’un de nous quelques paroles de là-bas.
Deux amis me parlèrent. Dix autres, vingt autres nous envoyè-
rent à tous, à travers l’espace, leurs adieux attristés ou souriants.
Or, le second jour, à cinq cents milles des côtes françaises, par un après-midi orageux, le télégraphe sans fil nous transmet-tait une dépêche dont voici la teneur :
« Arsène Lupin à votre bord, première classe, cheveux blonds, blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R… »
À ce moment précis, un coup de tonnerre violent éclata dans le ciel sombre. Les ondes électriques furent interrompues.
Le reste de la dépêche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachait Arsène Lupin, on ne sut que l’initiale.
S’il se fût agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que le secret en eût été scrupuleusement gardé par les employés du poste télégraphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces événements qui semblent forcer la discrétion la plus rigoureuse. Le jour même, sans qu’on
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pût dire comment la chose avait été ébruitée, nous savions tous que le fameux Arsène Lupin se cachait parmi nous.
Arsène Lupin parmi nous ! l’insaisissable cambrioleur dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! l’énigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagé ce duel à mort dont les pé-
ripéties se déroulaient de façon si pittoresque ! Arsène Lupin, le fantaisiste gentleman qui n’opère que dans les châteaux et les salons, et qui, une nuit, où il avait pénétré chez le baron Schor-mann, en était parti les mains vides et avait laissé sa carte, or-née de cette formule : « Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand les meubles seront authentiques. » Arsène Lupin, l’homme aux mille déguisements : tour à tour chauffeur, ténor, bookmaker, fils de famille, adolescent, vieillard, commis-voyageur marseillais, médecin russe, torero espagnol !
Qu’on se rende bien compte de ceci : Arsène Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint d’un transatlantique, que dis-je ! dans ce petit coin des premières où l’on se retrouvait à tout instant, dans cette salle à manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! Arsène Lupin, c’était peut-être ce monsieur… ou celui-là… mon voisin de table… mon compagnon de cabine…
– Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures !
s’écria le lendemain miss Nelly Underdown, mais c’est intolé-
rable ! J’espère bien qu’on va l’arrêter.
Et s’adressant à moi :
– Voyons, vous, monsieur d’Andrésy, qui êtes déjà au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ?
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J’aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire à miss Nelly ! C’était une de ces magnifiques créatures qui, partout où elles sont, occupent aussitôt la place la plus en vue. Leur beauté autant que leur fortune éblouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes.
Élevée à Paris par une mère française, elle rejoignait son père, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, l’accompagnait.
Dès la première heure, j’avais posé ma candidature de flirt.
Mais dans l’intimité rapide du voyage, tout de suite son charme m’avait troublé, et je me sentais un peu trop ému pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant, elle accueillait mes hommages avec une certaine faveur.
Elle daignait rire de mes bons mots et s’intéresser à mes anecdotes.
Une vague sympathie semblait répondre à
l’empressement que je lui témoignais.
Un seul rival peut-être m’eût inquiété, un assez beau gar-
çon, élégant, réservé, dont elle paraissait quelquefois préférer l’humeur taciturne à mes façons plus « en dehors » de Parisien.
Il faisait justement partie du groupe d’admirateurs qui entourait miss Nelly, lorsqu’elle m’interrogea. Nous étions sur le pont, agréablement installés dans des rocking-chairs. L’orage de la veille avait éclairci le ciel. L’heure était délicieuse.
– Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l’ennemi personnel d’Arsène Lupin ?
– Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup !
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– En quoi donc ? Le problème est-il si compliqué ?
– Très compliqué.
– C’est que vous oubliez les éléments que nous avons pour le résoudre.
– Quels éléments ?
– 1. Lupin se fait appeler monsieur R…
– Signalement un peu vague.
– 2. Il voyage seul.
– Si cette particularité vous suffit.
– 3. Il est blond.
– Et alors ?
– Alors nous n’avons plus qu’à consulter la liste des passagers et à procéder par élimination.
J’avais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus.
– Je note d’abord qu’il n’y a que treize personnes que leur initiale désigne à notre attention.
– Treize seulement ?
– En première classe, oui. Sur ces treize messieurs R…, comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnés de
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femmes, d’enfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolés : le marquis de Raverdan…
– Secrétaire d’ambassade, interrompit miss Nelly, je le connais.
– Le major Rawson…
– C’est mon oncle, dit quelqu’un.
– M. Rivolta…
– Présent, s’écria l’un de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir.
Miss Nelly éclata de rire.
– Monsieur n’est pas précisément blond.
– Alors, repris-je, nous sommes obligés de conclure que le coupable est le dernier de la liste.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire M. Rozaine. Quelqu’un connaît-il M. Rozaine ?
On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont l’assiduité près d’elle me tourmentait, lui dit :
– Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne répondez pas ?
On tourna les yeux vers lui. Il était blond.
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Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi.
Et le silence gêné qui pesa sur nous m’indiqua que les autres assistants éprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C’était absurde d’ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu’on le suspectât.
– Pourquoi je ne réponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualité de voyageur isolé et la couleur de mes cheveux, j’ai déjà procédé à une enquête analogue et que je suis arrivé au même résultat. Je suis donc d’avis qu’on m’arrête.
Il avait un drôle d’air, en prononçant ces paroles. Ses lèvres minces comme deux traits inflexibles s’amincirent encore et pâlirent. Des filets de sang strièrent ses yeux.
Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda :
– Mais vous n’avez pas de blessure ?
– Il est vrai, dit-il, la blessure manque.
D’un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras. Mais aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de miss Nelly : il avait montré le bras gauche.
Et, ma foi, j’allais en faire nettement la remarque, quand un incident détourna notre attention. Lady Jerland, l’amie de miss Nelly, arrivait en courant.
Elle était bouleversée. On s’empressa autour d’elle, et ce n’est qu’après bien des efforts qu’elle réussit à balbutier :
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– Mes bijoux, mes perles !… on a tout pris !…
Non, on n’avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite ; chose bien plus curieuse : on avait choisi !
De l’étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur en tenant le moins de place. Les montures gisaient là, sur la table. Je les vis, tous nous les vîmes, dépouillées de leurs joyaux comme des fleurs dont on eût arraché les beaux pétales étincelants et colorés.
Et pour exécuter ce travail, il avait fallu, pendant l’heure où lady Jerland prenait le thé, il avait fallu, en plein jour, et dans un couloir fréquenté, fracturer la porte de la cabine, trouver un petit sac dissimulé à dessein au fond d’un carton à chapeau, l’ouvrir et choisir !
Il n’y eut qu’un cri parmi nous. Il n’y eut qu’une opinion parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu : c’est Arsène Lupin. Et de fait, c’était bien sa manière compliquée, mysté-
rieuse, inconcevable… et logique cependant, car, s’il était difficile de receler la masse encombrante qu’eût formée l’ensemble des bijoux, combien moindre était l’embarras avec de petites choses indépendantes les unes des autres, perles, émeraudes et saphirs !
Et au dîner, il se passa ceci : à droite et à gauche de Rozaine, les deux places restèrent vides. Et le soir on sut qu’il avait été convoqué par le commandant.
Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un vé-
ritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-là on joua aux
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petits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaieté étourdissante qui me fit voir que si les hommages de Rozaine avaient pu lui agréer au début, elle ne s’en souvenait guère. Sa grâce acheva de me conquérir. Vers minuit, à la clarté sereine de la lune, je lui affirmai mon dévouement avec une émotion qui ne parut pas lui déplaire.
Mais le lendemain, à la stupeur générale, on apprit que, les charges relevées contre lui n’étant pas suffisantes, Rozaine était libre.
Fils d’un négociant considérable de Bordeaux, il avait exhi-bé des papiers parfaitement en règle. En outre, ses bras n’offraient pas la moindre trace de blessure.
– Des papiers ! des actes de naissance ! s’écrièrent les ennemis de Rozaine, mais Arsène Lupin vous en fournira tant que vous voudrez ! Quant à la blessure, c’est qu’il n’en a pas reçu…
ou qu’il en a effacé la trace !
On leur objectait qu’à l’heure du vol, Rozaine – c’était dé-
montré – se promenait sur le pont. À quoi ils ripostaient :
– Est-ce qu’un homme de la trempe d’Arsène Lupin a besoin d’assister au vol qu’il commet ?
Et puis, en dehors de toute considération étrangère, il y avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient épilo-guer. Qui, sauf Rozaine, voyageait seul, était blond, et portait un nom commençant par R ? Qui le télégramme désignait-il, si ce n’était Rozaine ?
Et quand Rozaine, quelques minutes avant le déjeuner, se dirigea audacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levèrent et s’éloignèrent.
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C’était bel et bien de la peur.
Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les employés du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes : M. Louis Rozaine promettait une somme de dix mille francs à qui démasquerait Arsène Lupin, ou trouverait le possesseur des pierres dérobées.
– Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, déclara Rozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire.
Rozaine contre Arsène Lupin, ou plutôt, selon le mot qui courut, Arsène Lupin lui-même contre Arsène Lupin, la lutte ne manquait pas d’intérêt !
Elle se prolongea durant deux journées.
On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mêler au personnel, interroger, fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rôdait.
De son côté, le commandant déploya l’énergie la plus active.
Du haut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillée. On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prétexte fort juste que les objets étaient cachés dans n’importe quel endroit, sauf dans la cabine du coupable.
– On finira bien par découvrir quelque chose, n’est-ce pas ?
me demandait miss Nelly. Tout sorcier qu’il soit, il ne peut faire que des diamants et des perles deviennent invisibles.
– Mais si, lui répondis-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous.
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Et lui montrant mon Kodak, un 9 x 12 avec lequel je ne me lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses :
– Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas qu’il y aurait place pour toutes les pierres pré-
cieuses de lady Jerland ? On affecte de prendre des vues et le tour est joué.
– Mais cependant j’ai entendu dire qu’il n’y a point de voleur qui ne laisse derrière lui un indice quelconque.
– Il y en a un : Arsène Lupin.
– Pourquoi ?
– Pourquoi ? parce qu’il ne pense pas seulement au vol qu’il commet, mais à toutes les circonstances qui pourraient le dé-
noncer.
– Au début, vous étiez plus confiant.
– Mais depuis, je l’ai vu à l’œuvre.
– Et alors, selon vous ?
– Selon moi, on perd son temps.
Et de fait, les investigations ne donnaient aucun résultat, ou du moins, celui qu’elles donnèrent ne correspondait pas à l’effort général : la montre du commandant lui fut volée.
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Furieux, il redoubla d’ardeur et surveilla de plus près encore Rozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, ironie charmante, on retrouvait la montre parmi les faux cols du commandant en second.
Tout cela avait un air de prodige, et dénonçait bien la ma-nière humoristique d’Arsène Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettante aussi. Il travaillait par goût et par vocation, certes, mais par amusement aussi. Il donnait l’impression du monsieur qui se divertit à la pièce qu’il fait jouer, et qui dans la coulisse, rit à gorge déployée de ses traits d’esprit, et des situations qu’il imagine.
Décidément, c’était un artiste en son genre, et quand j’observais Rozaine, sombre et opiniâtre, et que je songeais au double rôle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler sans une certaine admiration.
Or, l’avant-dernière nuit, l’officier de quart entendit des gémissements à l’endroit le plus obscur du pont. Il s’approcha.
Un homme était étendu, la tête enveloppée dans une écharpe grise très épaisse, les poignets ficelés à l’aide d’une fine corde-lette.
On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodigués.
Cet homme, c’était Rozaine.
C’était Rozaine assailli au cours d’une de ses expéditions, terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par une épingle à son vêtement portait ces mots :
« Arsène Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine. »
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En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt billets de mille.
Naturellement, on accusa le malheureux d’avoir simulé cette attaque contre lui-même. Mais, outre qu’il lui eût été impossible de se lier de cette façon, il fut établi que l’écriture de la carte différait absolument d l’écriture de Rozaine, et ressemblait au contraire, à s’y méprendre, à celle d’Arsène Lupin, telle que la reproduisait un ancien journal trouvé à bord.
Ainsi donc, Rozaine n’était plus Arsène Lupin. Rozaine était Rozaine fils d’un négociant de Bordeaux ! Et la présence d’Arsène Lupin s’affirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable !
Ce fut la terreur. On n’osa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage s’aventurer seul aux endroits trop écartés. Pru-demment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une méfiance instinctive divisait les plus intimes. C’est que la menace ne provenait pas d’un individu isolé, et par là même moins dangereux. Arsène Lupin maintenant c’était…
c’était tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, d’être tour à tour le respectable major Rawson ou le noble marquis de Raverdan, ou même car on ne s’arrêtait plus à l’initiale accusatrice, ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques.
Les premières dépêches sans fil n’apportèrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence n’était pas pour nous rassurer.
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Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans l’attente anxieuse d’un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n’admettait pas qu’Arsène Lupin s’en tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autorités réduites à l’impuissance, il n’avait qu’à vouloir, tout lui était permis, il disposait des biens et des existences.
Heures délicieuses pour moi, je l’avoue, car elles me valu-rent la confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d’événements, de nature déjà inquiète, elle chercha spontané-
ment à mes côtés une protection, une sécurité que j’étais heureux de lui offrir.
Au fond, je bénissais Arsène Lupin. N’était-ce pas lui qui nous rapprochait ? N’était-ce pas grâce à lui que j’avais le droit de m’abandonner aux plus beaux rêves ? Rêves d’amour et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas le confesser ? Les Andrésy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dédoré, et il ne me paraît pas indigne d’un gentilhomme de songer à rendre à son nom le lustre perdu.
Et ces rêves, je le sentais, n’offusquaient point Nelly. Ses yeux souriants m’autorisaient à les faire. La douceur de sa voix me disait d’espérer.
Et jusqu’au dernier moment, accoudés au bastingage, nous restâmes l’un près de l’autre, tandis que la ligne des côtes amé-
ricaines voguait au-devant de nous.
On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premières jusqu’à l’entrepont où grouillaient les émigrants, on attendait la minute suprême où s’expliquerait enfin l’insoluble énigme. Qui était Arsène Lupin ? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux Arsène Lupin ?
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Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je n’en oublierais pas le plus infime détail.
– Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne qui s’appuyait à mon bras, toute défaillante.
– Et vous ! me répondit-elle, ah ! vous êtes si changé !
– Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis heureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s’attardera quelquefois…
Elle n’écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle s’abattit. Mais avant que nous eussions la liberté de la franchir, des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uni-forme, des facteurs.
Miss Nelly balbutia :
– On s’apercevrait qu’Arsène Lupin s’est échappé pendant la traversée que je n’en serais pas surprise.
– Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plongé dans l’Atlantique plutôt que d’être arrêté.
– Ne riez pas, fit-elle, agacée.
Soudain, je tressaillis, et, comme elle me questionnait, je lui dis :
– Vous voyez ce vieux petit homme debout à l’extrémité de la passerelle…
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– Avec un parapluie et une redingote vert-olive ?
– C’est Ganimard.
– Ganimard ?
– Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu’Arsène Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah ! je comprends que l’on n’ait pas eu de renseignements de ce côté de l’Océan. Ganimard était là. Il aime bien que personne ne s’occupe de ses petites affaires.
– Alors Arsène Lupin est sûr d’être surpris ?
– Qui sait ? Ganimard ne l’a jamais vu, paraît-il, que grimé et déguisé. À moins qu’il ne connaisse son nom d’emprunt…
– Ah ! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister à l’arrestation !
– Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué la présence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers, quand l’œil du vieux sera fatigué.
Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l’air indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu’un officier du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.
Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l’Italien Rivolta défilèrent, et d’autres, et beaucoup d’autres… Et j’aperçus Rozaine qui s’approchait.
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Pauvre Rozaine ! Il ne paraissait pas remis de ses mésaven-tures !
– C’est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly…
Qu’en pensez-vous ?
– Je pense qu’il serait fort intéressant d’avoir sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargé.
Je le lui donnai, mais trop tard pour qu’elle s’en servît. Rozaine passait. L’officier se pencha à l’oreille de Ganimard, celui-ci haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.
Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin ?
– Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce ?
Il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes. Elle les observait tour à tour avec la crainte confuse qu’il ne fût pas, lui, au nombre de ces vingt personnes.
Je lui dis :
– Nous ne pouvons attendre plus longtemps.
Elle s’avança. Je la suivis. Mais nous n’avions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage.
– Eh bien, quoi ? m’écriai-je.
– Un instant, monsieur, qui vous presse ?
– J’accompagne mademoiselle.
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– Un instant, répéta-t-il d’une voix plus impérieuse.
Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux :
– Arsène Lupin, n’est-ce pas ?
Je me mis à rire.
– Non, Bernard d’Andrésy, tout simplement.
– Bernard d’Andrésy est mort il y a trois ans en Macédoine.
– Si Bernard d’Andrésy était mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce n’est pas le cas. Voici mes papiers.
– Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c’est ce que j’aurai le plaisir de vous expliquer.
– Mais vous êtes fou ! Arsène Lupin s’est embarqué sous le nom de R.
– Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancés, là-bas ! Ah ! vous êtes d’une jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin, montre-toi beau joueur.
J’hésitai une seconde. D’un coup sec il me frappa sur l’avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappé sur la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme.
Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly.
Elle écoutait, livide, chancelante.
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Son regard rencontra le mien, puis s’abaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j’eus l’impression, j’eus la certitude qu’elle comprenait tout à coup.
Oui, c’était là, entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit objet que j’avais eu la précaution de déposer entre ses mains avant que Ganimard ne m’arrêtât, c’était bien là que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland.
Ah ! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes m’entouraient, tout me fut indifférent, mon arrestation, l’hostilité des gens, tout, hors ceci : la résolution qu’allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confié.
Que l’on eût contre moi cette preuve matérielle et décisive, je ne songeais même pas à le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se déciderait-elle à la fournir ?
Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en en-nemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mépris s’adoucit d’un peu d’indulgence, d’un peu de sympathie involontaire ?
Elle passa devant moi. Je la saluai très bas, sans un mot.
Mêlée aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon Kodak à la main.
Sans doute, pensai-je, elle n’ose pas, en public. C’est dans une heure, dans un instant, qu’elle le donnera.
Mais arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulée, elle le laissa tomber dans l’eau, entre le mur du quai et le flanc du navire.
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Puis, je la vis s’éloigner.
Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m’apparut de nouveau et disparut. C’était fini, fini pour jamais.
Un instant, je restai immobile, triste à la fois et pénétré d’un doux attendrissement, puis, je soupirai, au grand étonnement de Ganimard :
– Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme…
C’était ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me raconta l’histoire de son arrestation. Le hasard d’incidents dont j’écrirai quelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirais-je d’amitié ? Oui, j’ose croire qu’Arsène Lupin m’honore de quelque amitié, et que c’est par amitié qu’il arrive parfois chez moi à l’improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaieté juvénile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur d’homme pour qui la destinée n’a que faveurs et sourires.
Son portrait ? Comment pourrais-je le faire ? Vingt fois j’ai vu Arsène Lupin, et vingt fois c’est un être différent qui m’est apparu… ou plutôt, le même être dont vingt miroirs m’auraient renvoyé autant d’images déformées, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractère.
– Moi-même, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus.
Boutade, certes, et paradoxe, mais vérité à l’égard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse faculté de trans-
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former jusqu’aux proportions de son visage, et d’altérer le rapport même de ses traits entre eux.
– Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie ?
Pourquoi ne pas éviter ce danger d’une personnalité toujours identique ? Mes actes me désignent suffisamment.
Et il précise, avec une pointe d’orgueil :
– Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela.
Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que j’essaie de reconstituer, d’après les confidences dont il eut la bonne grâce de me favoriser, certains soirs d’hiver, dans le silence de mon cabinet de travail…
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Arsène Lupin en prison
Il n’est point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de la Seine, et qui n’ait remarqué, en allant des ruines de Jumièges aux ruines de Saint-Wandrille, l’étrange petit châ-
teau féodal du Malaquis, si fièrement campé sur sa roche, en pleine rivière. L’arche d’un pont le relie à la route. La base de ses tourelles sombres se confond avec le granit qui le supporte, bloc énorme détaché d’on ne sait quelle montagne et jeté là par quelque formidable convulsion. Tout autour, l’eau calme du grand fleuve joue parmi les roseaux, et des bergeronnettes tremblent sur la crête humide des cailloux.
L’histoire du Malaquis est rude comme son nom, revêche comme sa silhouette. Ce ne fut que combats, sièges, assauts, rapines et massacres. Aux veillées du pays de Caux, on évoque en frissonnant les crimes qui s’y commirent. On raconte de mystérieuses légendes. On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis à l’abbaye de Jumièges et au manoir d’Agnès Sorel, la belle amie de Charles VII.
Dans cet ancien repaire de héros et de brigands, habite le baron Nathan Cahorn, le baron Satan, comme on l’appelait jadis à la Bourse où il s’est enrichi un peu trop brusquement. Les seigneurs du Malaquis, ruinés, ont dû lui vendre, pour un morceau de pain, la demeure de leurs ancêtres. Il y a installé ses admirables collections de meubles et de tableaux, de faïences et de bois sculptés. Il y vit seul, avec trois vieux domestiques. Nul n’y pénètre jamais. Nul n’a jamais contemplé dans le décor de ces
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salles antiques les trois Rubens, qu’il possède, ses deux Watteau, sa chaire de Jean Goujon, et tant d’autres merveilles arrachées à coups de billets de banque aux plus riches habitués des ventes publiques.
Le baron Satan a peur. Il a peur non point pour lui, mais pour les trésors accumulés avec une passion si tenace et la pers-picacité d’un amateur que les plus madrés des marchands ne peuvent se vanter d’avoir induit en erreur. Il les aime. Il les aime âprement, comme un avare ; jalousement, comme un amoureux.
Chaque jour, au coucher du soleil, les quatre portes bardées de fer, qui commandent les deux extrémités du pont et l’entrée de la cour d’honneur, sont fermées et verrouillées. Au moindre choc, des sonneries électriques vibreraient dans le silence. Du côté de la Seine, rien à craindre : le roc s’y dresse à pic.
Or, un vendredi de septembre, le facteur se présenta comme d’ordinaire à la tête de pont. Et, selon la règle quotidienne, ce fut le baron qui entrebâilla le lourd battant.
Il examina l’homme aussi minutieusement que s’il ne connaissait pas déjà, depuis des années, cette bonne face réjouie et ces yeux narquois de paysan, et l’homme lui dit en riant :
– C’est toujours moi, monsieur le baron. Je ne suis pas un autre qui aurait pris ma blouse et ma casquette.
– Sait-on jamais ? murmura Cahorn.
Le facteur lui remit une pile de journaux. Puis il ajouta :
– Et maintenant, monsieur le baron, il y a du nouveau.
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– Du nouveau ?
– Une lettre… et recommandée, encore.
Isolé, sans ami ni personne qui s’intéressât à lui, jamais le baron ne recevait de lettre, et tout de suite cela lui parut un évé-
nement de mauvais augure dont il y avait lieu de s’inquiéter.
Quel était ce mystérieux correspondant qui venait le relancer dans sa retraite ?
– Il faut signer, monsieur le baron.
Il signa en maugréant. Puis il prit la lettre, attendit que le facteur eût disparu au tournant de la route, et après avoir fait quelques pas de long en large, il s’appuya contre le parapet du pont et déchira l’enveloppe. Elle portait une feuille de papier quadrillé avec cet en-tête manuscrit : Prison de la Santé, Paris.
Il regarda la signature : Arsène Lupin. Stupéfait, il lut :
« Monsieur le baron,
« Il y a, dans la galerie qui réunit vos deux salons, un tableau de Philippe de Champaigne d’excellente facture et qui me plaît infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goût, ainsi que votre plus petit Watteau. Dans le salon de droite, je note la cré-
dence Louis XIII, les tapisseries de Beauvais, le guéridon Em-pire signé Jacob et le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine des bijoux et des miniatures.
« Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, je crois, d’un écoulement facile. Je vous prie donc de les faire emballer convenablement et de les expédier à mon nom (port payé), en gare des Batignolles, avant huit jours… faute de quoi, je ferai procéder moi-même à leur déménagement dans la nuit
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du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pas des objets sus-indiqués.
« Veuillez excuser le petit dérangement que je vous cause, et accepter l’expression de mes sentiments de respectueuse considération.
« Arsène Lupin. »
« P.-S. – Surtout ne pas m’envoyer le plus grand des Watteau. Quoique vous l’ayez payé trente mille francs à l’Hôtel des Ventes, ce n’est qu’une copie, l’original ayant été brûlé, sous le Directoire, par Barras, un soir d’orgie. Consulter les Mémoires inédits de Garat.
« Je ne tiens pas non plus à la châtelaine Louis XV dont l’authenticité me semble douteuse. ».
Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. Signée de tout autre, elle l’eût déjà considérablement alarmé, mais signée d’Arsène Lupin !
Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui se passait dans le monde en fait de vol et de crime, il n’ignorait rien des exploits de l’infernal cambrioleur. Certes, il savait que Lupin, arrêté en Amérique par son ennemi Ganimard, était bel et bien incarcéré, que l’on instruisait son procès – avec quelle peine ! Mais il savait aussi que l’on pouvait s’attendre à tout de sa part. D’ailleurs, cette connaissance exacte du château, de la disposition des tableaux et des meubles, était un indice des plus redoutables. Qui l’avait renseigné sur des choses que nul n’avait vues ?
Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche du Malaquis, son piédestal abrupt, l’eau profonde qui l’entoure,
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et haussa les épaules. Non, décidément, il n’y avait point de danger. Personne au monde ne pouvait pénétrer jusqu’au sanc-tuaire inviolable de ses collections.
Personne, soit, mais Arsène Lupin ? Pour Arsène Lupin, est-ce qu’il existe des portes, des ponts-levis, des murailles ? À quoi servent les obstacles les mieux imaginés, les précautions les plus habiles, si Arsène Lupin a décidé d’atteindre le but ?
Le soir même, il écrivit au procureur de la République de Rouen. Il envoyait la lettre de menaces et réclamait aide et protection.
La réponse ne tarda point : le nommé Arsène Lupin étant actuellement détenu à la Santé, surveillé de près, et dans l’impossibilité d’écrire, la lettre ne pouvait être que l’œuvre d’un mystificateur. Tout le démontrait, la logique et le bon sens, comme la réalité des faits. Toutefois, et par excès de prudence, on avait commis un expert à l’examen de l’écriture, et l’expert déclarait que, malgré certaines analogies, cette écriture n’était pas celle du détenu.
« Malgré certaines analogies », le baron ne retint que ces trois mots effarants, où il voyait l’aveu d’un doute qui, à lui seul, aurait dû suffire pour que la justice intervînt. Ses craintes s’exaspérèrent. Il ne cessait de relire la lettre. « Je ferai procé-
der moi-même au déménagement. » Et cette date précise : la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre !…
Soupçonneux et taciturne, il n’avait pas osé se confier à ses domestiques, dont le dévouement ne lui paraissait pas à l’abri de toute épreuve. Cependant, pour la première fois depuis des années, il éprouvait le besoin de parler, de prendre conseil.
Abandonné par la justice de son pays, il n’espérait plus se dé-
fendre avec ses propres ressources, et il fut sur le point d’aller
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jusqu’à Paris et d’implorer l’assistance de quelque ancien policier.
Deux jours s’écoulèrent. Le troisième, en lisant ses journaux, il tressaillit de joie. Le Réveil de Caudebec publiait cet entrefilet :
« Nous avons le plaisir de posséder dans nos murs, depuis bientôt trois semaines, l’inspecteur principal Ganimard, un des vétérans du service de la Sûreté. M. Ganimard, à qui l’arrestation d’Arsène Lupin, sa dernière prouesse, a valu une réputation européenne, se repose de ses longues fatigues en ta-quinant le goujon et l’ablette. »
Ganimard ! voilà bien l’auxiliaire que cherchait le baron Cahorn ! Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait dé-
jouer les projets de Lupin ?
Le baron n’hésita pas. Six kilomètres séparent le château de la petite ville de Caudebec. Il les franchit d’un pas allègre, en homme que surexcite l’espoir du salut.
Après plusieurs tentatives infructueuses pour connaître l’adresse de l’inspecteur principal, il se dirigea vers les bureaux du Réveil, situés au milieu du quai. Il y trouva le rédacteur de l’entrefilet, qui, s’approchant de la fenêtre, s’écria :
– Ganimard ? mais vous êtes sûr de le rencontrer le long du quai, la ligne à la main. C’est là que nous avons lié connaissance, et que j’ai lu par hasard son nom gravé sur sa canne à pêche.
Tenez, le petit vieux que l’on aperçoit là-bas, sous les arbres de la promenade.
– En redingote et en chapeau de paille ?
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– Justement ! Ah ! un drôle de type pas causeur et plutôt bourru.
Cinq minutes après, le baron abordait le célèbre Ganimard, se présentait et tâchait d’entrer en conversation. N’y parvenant point, il aborda franchement la question et exposa son cas.
L’autre écouta, immobile, sans perdre de vue le poisson qu’il guettait, puis il tourna la tête vers lui, le toisa des pieds à la tête d’un air de profonde pitié, et prononça :
– Monsieur, ce n’est guère l’habitude de prévenir les gens que l’on veut dépouiller. Arsène Lupin, en particulier, ne commet pas de pareilles bourdes.
– Cependant…
– Monsieur, si j’avais le moindre doute, croyez bien que le plaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin, l’emporterait sur toute autre considération. Par malheur, ce jeune homme est sous les verrous.
– S’il s’échappe ?…
– On ne s’échappe pas de la Santé.
– Mais lui…
– Lui pas plus qu’un autre.
– Cependant…
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– Eh bien, s’il s’échappe, tant mieux, je le repincerai. En at-tendant, dormez sur vos deux oreilles, et n’effarouchez pas davantage cette ablette.
La conversation était finie. Le baron retourna chez lui, un peu rassuré par l’insouciance de Ganimard. Il vérifia les serrures, espionna les domestiques, et quarante-huit heures se passèrent pendant lesquelles il arriva presque à se persuader que, somme toute, ses craintes étaient chimériques. Non, déci-dément, comme l’avait dit Ganimard, on ne prévient pas les gens que l’on veut dépouiller.
La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien de particulier. Mais à trois heures, un gamin sonna. Il apportait une dépêche.
« Aucun colis en gare Batignolles. Préparez tout pour demain soir. Arsène. »
De nouveau, ce fut l’affolement, à tel point qu’il se demanda s’il ne céderait pas aux exigences d’Arsène Lupin.
Il courut à Caudebec. Ganimard pêchait à la même place, assis sur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le télégramme.
– Et après ? fit l’inspecteur.
– Après ? mais c’est pour demain !
– Quoi ?
– Le cambriolage ! le pillage de mes collections !
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Ganimard déposa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux bras croisés sur sa poitrine, s’écria d’un ton d’impatience :
– Ah ! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais m’occuper d’une histoire aussi stupide !
– Quelle indemnité demandez-vous pour passer au château la nuit du 27 au 28 septembre ?
– Pas un sou, fichez-moi la paix.
– Fixez votre prix, je suis riche, extrêmement riche.
La brutalité de l’offre déconcerta Ganimard qui reprit, plus calme :
– Je suis ici en congé et je n’ai pas le droit de me mêler…
– Personne ne le saura. Je m’engage, quoi qu’il arrive, à garder le silence.
– Oh ! il n’arrivera rien.
– Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez ?
L’inspecteur huma une prise de tabac, réfléchit, et laissa tomber :
– Soit. Seulement, je dois vous déclarer loyalement que c’est de l’argent jeté par la fenêtre.
– Ça m’est égal.
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– En ce cas… Et puis, après tout, est-ce qu’on sait, avec ce diable de Lupin ! Il doit avoir à ses ordres toute une bande…
Êtes-vous sûr de vos domestiques ?
– Ma foi…
– Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prévenir par dé-
pêche deux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sécurité… Et maintenant, filez, qu’on ne nous voie pas ensemble. À demain, vers les neuf heures.
Le lendemain, date fixée par Arsène Lupin, le baron Cahorn décrocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena aux alentours du Malaquis. Rien d’équivoque ne le frappa.
Le soir, à huit heures et demie, il congédia ses domestiques.
Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu en retrait, et tout au bout du château. Une fois seul, il ouvrit doucement les quatre portes. Après un moment, il entendit des pas qui s’approchaient.
Ganimard présenta ses deux auxiliaires, grands gars solides, au cou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certaines explications. S’étant rendu compte de la disposition des lieux, il ferma soigneusement et barricada toutes les issues par où l’on pouvait pénétrer dans les salles menacées. Il inspecta les murs, souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans la galerie centrale.
– Pas de bêtises, hein ? On n’est pas ici pour dormir. À la moindre alerte, ouvrez les fenêtres de la cour et appelez-moi.
Attention aussi du côté de l’eau. Dix mètres de falaise droite, des diables de leur calibre, ça ne les effraye pas.
Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron :
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– Et maintenant, à notre poste.
Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite pièce pratiquée dans l’épaisseur des murailles d’enceinte, entre les deux portes principales, et qui était, jadis, le réduit du veilleur. Un judas s’ouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin on apercevait comme l’orifice d’un puits.
– Vous m’avez bien dit, monsieur le baron, que ce puits était l’unique entrée des souterrains, et que, de mémoire d’homme, elle est bouchée ?
– Oui.
– Donc, à moins qu’il n’existe une autre issue ignorée de tous, sauf d’Arsène Lupin, ce qui semble un peu problématique, nous sommes tranquilles.
Il aligna trois chaises, s’étendit confortablement, alluma sa pipe et soupira :
– Vraiment, monsieur le baron, il faut que j’aie rudement envie d’ajouter un étage à la maisonnette où je dois finir mes jours, pour accepter une besogne aussi élémentaire. Je raconte-rai l’histoire à l’ami Lupin, il se tiendra les côtes de rire.
Le baron ne riait pas. L’oreille aux écoutes, il interrogeait le silence avec une inquiétude croissante. De temps en temps il se penchait sur le puits et plongeait dans le trou béant un œil an-xieux.
Onze heures, minuit, une heure sonnèrent.
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Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se réveilla en sursaut.
– Vous entendez ?
– Oui.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est moi qui ronfle.
– Mais non, écoutez…
– Ah ! parfaitement, c’est la corne d’une automobile.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il est peu probable que Lupin se serve d’une automobile comme d’un bélier pour démolir votre château. Aussi, monsieur le baron, à votre place, je dormirais… comme je vais avoir l’honneur de le faire à nouveau. Bonsoir.
Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre son somme interrompu, et le baron n’entendit plus que son ronflement so-nore et régulier.
Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paix sereine, la paix du matin au bord de l’eau fraîche, enveloppait le château. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ils montèrent l’escalier. Aucun bruit. Rien de suspect.
– Que vous avais-je dit, monsieur le baron ? Au fond, je n’aurais pas dû accepter… Je suis honteux…
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Il prit les clefs et entra dans la galerie.
Sur deux chaises, courbés, les bras ballants, les deux agents dormaient.
– Tonnerre de nom d’un chien ! grogna l’inspecteur.
Au même instant, le baron poussait un cri :
– Les tableaux !… la crédence !…
Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides, vers les murs dénudés où pointaient les clous, où pendaient les cordes inutiles. Le Watteau, disparu ! Les Rubens, enlevés ! Les tapisseries, décrochées ! Les vitrines, vidées de leurs bijoux !
– Et mes candélabres Louis XVI !… et le chandelier du Ré-
gent et ma Vierge du douzième !…
Il courait d’un endroit à l’autre, effaré, désespéré. Il rappe-lait ses prix d’achat, additionnait les pertes subies, accumulait des chiffres, tout cela pêle-mêle, en mots indistincts, en phrases inachevées. Il trépignait, il se convulsait, fou de rage et de douleur. On aurait dit un homme ruiné qui n’a plus qu’à se brûler la cervelle.
Si quelque chose eût pu le consoler, c’eût été de voir la stupeur de Ganimard. Contrairement au baron, l’inspecteur ne bougeait pas, lui. Il semblait pétrifié, et d’un œil vague, il examinait les choses. Les fenêtres ? fermées. Les serrures des portes ? intactes. Pas de brèche au plafond. Pas de trou au plancher. L’ordre était parfait. Tout cela avait dû s’effectuer méthodiquement, d’après un plan inexorable et logique.
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– Arsène Lupin… Arsène Lupin, murmura-t-il, effondré.
Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colère enfin le secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria, Ils ne se réveillèrent point !
– Diable, fit-il, est-ce que par hasard ?…
Il se pencha sur eux, et, tour à tour, les observa avec attention : ils dormaient, mais d’un sommeil qui n’était pas naturel.
Il dit au baron :
– On les a endormis.
– Mais qui ?
– Eh ! lui, parbleu !… ou sa bande, mais dirigée par lui. C’est un coup de sa façon. La griffe y est bien.
– En ce cas, je suis perdu, rien à faire.
– Rien à faire.
– Mais c’est abominable, c’est monstrueux.
– Déposez une plainte.
– À quoi bon ?
– Dame ! essayez toujours… la justice a des ressources…
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– La justice ! mais vous voyez bien par vous-même… Tenez, en ce moment, où vous pourriez chercher un indice, découvrir quelque chose, vous ne bougez même pas.
– Découvrir quelque chose, avec Arsène Lupin ! Mais, mon cher monsieur, Arsène Lupin ne laisse jamais rien derrière lui !
Il n’y a pas de hasard avec Arsène Lupin ! J’en suis à me demander si ce n’est pas volontairement qu’il s’est fait arrêter par moi, en Amérique !
– Alors, je dois renoncer à mes tableaux, à tout ! Mais ce sont les perles de ma collection qu’il m’a dérobées. Je donnerais une fortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, qu’il dise son prix !
Ganimard le regarda fixement.
– Ça, c’est une parole sensée. Vous ne la retirez pas ?
– Non, non, non. Mais pourquoi ?
– Une idée que j’ai.
– Quelle idée ?
– Nous en reparlerons si l’enquête n’aboutit pas… Seulement, pas un mot de moi, si vous voulez que je réussisse.
Il ajouta entre ses dents :
– Et puis, vrai, je n’ai pas de quoi me vanter.
Les deux agents reprenaient peu à peu connaissance, avec cet air hébété de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils
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ouvraient des yeux étonnés, ils cherchaient à comprendre.
Quand Ganimard les interrogea, ils ne se souvenaient de rien.
– Cependant, vous avez dû voir quelqu’un ?
– Non.
– Rappelez-vous ?
– Non, non.
– Et vous n’avez pas bu ?
Ils réfléchirent, et l’un d’eux répondit :
– Si, moi j’ai bu un peu d’eau.
– De l’eau de cette carafe ?
– Oui.
– Moi aussi, déclara le second.
Ganimard la sentit, la goûta. Elle n’avait aucun goût spécial, aucune odeur.
– Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce n’est pas en cinq minutes que l’on résout les problèmes posés par Arsène Lupin. Mais, morbleu, je jure bien que je le repincerai. Il gagne la seconde manche. À moi la belle !
Le jour même, une plainte en vol qualifié était déposée par le baron Cahorn contre Arsène Lupin, détenu à la Santé !
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Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit le Malaquis livré aux gendarmes, au procureur, au juge d’instruction, aux journalistes, à tous les curieux qui s’insinuent partout où ils ne devraient pas être.
L’affaire passionnait déjà l’opinion. Elle se produisait dans des conditions si particulières, le nom d’Arsène Lupin excitait à tel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistes remplissaient les colonnes des journaux et trouvaient créance auprès du public.
Mais la lettre initiale d’Arsène Lupin, que publia l’ Écho de France (et nul ne sut jamais qui en avait communiqué le texte), cette lettre où le baron Cahorn était effrontément prévenu de ce qui le menaçait, causa une émotion considérable. Aussitôt des explications fabuleuses furent proposées. On rappela l’existence des fameux souterrains. Et le Parquet, influencé, poussa ses recherches dans ce sens.
On fouilla le château du haut en bas. On questionna chacune des pierres. On étudia les boiseries et les cheminées, les cadres des glaces et les poutres des plafonds. À la lueur des torches on examina les caves immenses où les seigneurs du Malaquis entassaient jadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entrailles du rocher. Ce fut vainement. On ne découvrit pas le moindre vestige de souterrain. Il n’existait point de passage secret.
Soit, répondait-on de tous côtés, mais des meubles et des tableaux ne s’évanouissent pas comme des fantômes. Cela s’en va par des portes et par des fenêtres, et les gens qui s’en emparent s’introduisent et s’en vont également par des portes et des fenêtres. Quels sont ces gens ? Comment se sont-ils introduits ?
Et comment s’en sont-ils allés ?
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Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollici-ta le secours d’agents parisiens. M. Dudouis, le chef de la Sûreté, envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-même fit un séjour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne réussit pas davantage.
C’est alors qu’il manda l’inspecteur Ganimard dont il avait eu si souvent l’occasion d’apprécier les services.
Ganimard écouta silencieusement les instructions de son supérieur, puis, hochant la tête, il prononça :
– Je crois que l’on fait fausse route en s’obstinant à fouiller le château. La solution est ailleurs.
– Et où donc ?
– Auprès d’Arsène Lupin.
– Auprès d’Arsène Lupin ! Supposer cela, c’est admettre son intervention.
– Je l’admets. Bien plus, je la considère comme certaine.
– Voyons, Ganimard, c’est absurde. Arsène Lupin est en prison.
– Arsène Lupin est en prison, soit. Il est surveillé, je vous l’accorde. Mais il aurait les fers aux pieds, les cordes aux poignets et un bâillon sur la bouche, que je ne changerais pas d’avis.
– Et pourquoi cette obstination ?
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– Parce que, seul, Arsène Lupin est de taille à combiner une machination de cette envergure, et à la combiner de telle façon qu’elle réussisse… comme elle a réussi.
– Des mots, Ganimard !
– Qui sont des réalités. Mais voilà, qu’on ne cherche pas de souterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernes de ce calibre. Notre individu n’emploie pas des procédés aussi vieux jeu. Il est d’aujourd’hui, ou plutôt de demain.
– Et vous concluez ?
– Je conclus en vous demandant nettement l’autorisation de passer une heure avec lui.
– Dans sa cellule ?
– Oui. Au retour d’Amérique nous avons entretenu, pendant la traversée, d’excellents rapports, et j’ose dire qu’il a quelque sympathie pour celui qui a su l’arrêter. S’il peut me renseigner sans se compromettre, il n’hésitera pas à m’éviter un voyage inutile.
Il était un peu plus de midi lorsque Ganimard fut introduit dans la cellule d’Arsène Lupin. Celui-ci, étendu sur son lit, leva la tête et poussa un cri de joie.
– Ah ! ça, c’est une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici !
– Lui-même.
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– Je désirais bien des choses dans la retraite que j’ai choisie… mais aucune plus passionnément que de t’y recevoir.
– Trop aimable.
– Mais non, mais non, je professe pour toi la plus vive estime.
– J’en suis fier.
– Je l’ai toujours prétendu : Ganimard est notre meilleur détective. Il vaut presque – tu vois que je suis franc – il vaut presque Sherlock Holmes. Mais, en vérité, je suis désolé de n’avoir à t’offrir que cet escabeau. Et pas un rafraîchissement !
pas un verre de bière ! Excuse-moi, je suis là de passage.
Ganimard s’assit en souriant, et le prisonnier reprit, heureux de parler :
– Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figure d’un honnête homme ! J’en ai assez de toutes ces faces d’espions et de mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes poches et de ma modeste cellule, pour s’assurer que je ne prépare pas une évasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient à moi !…
– Il a raison.
– Mais non ! je serais si heureux qu’on me laissât vivre dans mon petit coin !
– Avec les rentes des autres.
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– N’est-ce pas ? Ce serait si simple ! Mais je bavarde, je dis des bêtises, et tu es peut-être pressé. Allons au fait, Ganimard !
Qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’une visite ?
– L’affaire Cahorn, déclara Ganimard, sans détour.
– Halte-là ! une seconde… C’est que j’en ai tant, d’affaires !
Que je trouve d’abord dans mon cerveau le dossier de l’affaire Cahorn… Ah ! voilà, j’y suis. Affaire Cahorn, château du Malaquis, Seine-Inférieure… Deux Rubens, un Watteau, et quelques menus objets.
– Menus !
– Oh ! ma foi, tout cela est de médiocre importance. Il y a mieux. Mais il suffit que l’affaire t’intéresse… Parle donc, Ganimard.
– Dois-je t’expliquer où nous en sommes de l’instruction ?
– Inutile. J’ai lu les journaux de ce matin. Je me permettrai même de te dire que vous n’avancez pas vite.
– C’est précisément la raison pour laquelle je m’adresse à ton obligeance.
– Entièrement à tes ordres.
– Tout d’abord ceci : l’affaire a bien été conduite par toi ?
– Depuis A jusqu’à Z.
– La lettre d’avis ? le télégramme ?
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– Sont de ton serviteur. Je dois même en avoir quelque part les récépissés.
Arsène ouvrit le tiroir d’une petite table en bois blanc qui composait, avec le lit et l’escabeau, tout le mobilier de la cellule, y prit deux chiffons de papier et les tendit à Ganimard.
– Ah ! ça mais, s’écria celui-ci, je te croyais gardé à vue et fouillé pour un oui ou pour un non. Or tu lis les journaux, tu collectionnes les reçus de la poste…
– Bah ! ces gens sont si bêtes ! Ils décousent la doublure de ma veste, ils explorent les semelles de mes bottines, ils auscul-tent les murs de cette pièce, mais pas un n’aurait l’idée qu’Arsène Lupin soit assez niais pour choisir une cachette aussi facile. C’est bien là-dessus que j’ai compté.
Ganimard, amusé, s’exclama :
– Quel drôle de garçon ! Tu me déconcertes. Allons, raconte-moi l’aventure.
– Oh ! oh ! comme tu y vas ! T’initier à tous mes secrets… te dévoiler mes petits trucs… C’est bien grave.
– Ai-je eu tort de compter sur ta complaisance ?
– Non, Ganimard, et puisque tu insistes…
Arsène Lupin arpenta deux ou trois fois sa chambre, puis s’arrêtant :
– Que penses-tu de ma lettre au baron ?
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– Je pense que tu as voulu te divertir, épater un peu la galerie.
– Ah ! voilà, épater la galerie ! Eh bien, je t’assure, Ganimard, que je te croyais plus fort. Est-ce que je m’attarde à ces puérilités, moi, Arsène Lupin ! Est-ce que j’aurais écrit cette lettre, si j’avais pu dévaliser le baron sans lui écrire ? Mais comprends donc, toi et les autres, que cette lettre est le point de dé-
part indispensable, le ressort qui a mis toute la machination en branle. Voyons, procédons par ordre, et préparons ensemble, si tu veux, le cambriolage du Malaquis.
– Je t’écoute.
Donc, supposons un château rigoureusement fermé, barricadé, comme l’était celui du baron Cahorn. Vais-je abandonner la partie et renoncer à des trésors que je convoite, sous prétexte que le château qui les contient est inaccessible ?
– Évidemment non.
– Vais-je tenter l’assaut comme autrefois, à la tête d’une troupe d’aventuriers ?
– Enfantin !
– Vais-je m’y introduire sournoisement ?
– Impossible.
– Reste un moyen, l’unique à mon avis, c’est de me faire inviter par le propriétaire dudit château.
– Le moyen est original.
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– Et combien facile ! Supposons qu’un jour, ledit proprié-
taire reçoive une lettre, l’avertissant de ce que trame contre lui un nommé Arsène Lupin, cambrioleur réputé. Que fera-t-il ?
– Il enverra la lettre au procureur.
– Qui se moquera de lui, puisque ledit Lupin est actuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme, lequel est tout prêt à demander secours au premier venu, n’est-il pas vrai ?
– Cela est hors de doute.
– Et s’il lui arrive de lire dans une feuille de chou qu’un policier célèbre est en villégiature dans la localité voisine…
– Il ira s’adresser à ce policier.
– Tu l’as dit. Mais, d’autre part, admettons qu’en prévision de cette démarche inévitable, Arsène Lupin ait prié l’un de ses amis les plus habiles de s’installer à Caudebec, d’entrer en relations avec un rédacteur du Réveil, journal auquel est abonné le baron, de laisser entendre qu’il est un tel, le policier célèbre, qu’adviendra-t-il ?
– Que le rédacteur annoncera dans Le Réveil la présence à Caudebec dudit policier.
– Parfait, et de deux choses l’une : ou bien le poisson – je veux dire Cahorn – ne mord pas à l’hameçon, et alors rien ne se passe. Ou bien, et c’est l’hypothèse la plus vraisemblable, il ac-court, tout frétillant. Et voilà donc mon Cahorn implorant contre moi l’assistance de l’un de mes amis.
– 48 –
– De plus en plus original.
– Bien entendu, le pseudo-policier refuse d’abord son concours. Là-dessus, dépêche d’Arsène Lupin. Épouvante du baron qui supplie de nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller à son salut. Ledit ami accepte, amène deux gaillards de notre bande, qui, la nuit, pendant que Cahorn est gardé à vue par son protecteur, déménagent par la fenêtre un certain nombre d’objets et les laissent glisser, à l’aide de cordes, dans une bonne petite chaloupe affrétée ad hoc. C’est simple comme Lupin.
– Et c’est tout bêtement merveilleux, s’écria Ganimard, et je ne saurais trop louer la hardiesse de la conception et l’ingéniosité des détails. Mais je ne vois guère de policier assez illustre pour que son nom ait pu attirer, suggestionner le baron à ce point.
Il y en a un, et il n’y en a qu’un.
Lequel ?
Celui du plus illustre, de l’ennemi personnel d’Arsène Lupin, bref, de l’inspecteur Ganimard.
– Moi !
– Toi-même, Ganimard. Et voilà ce qu’il y a de délicieux : si tu vas là-bas et que le baron se décide à causer, tu finiras par découvrir que ton devoir est de t’arrêter toi-même, comme tu m’as arrêté en Amérique. Hein ! la revanche est comique : je fais arrêter Ganimard par Ganimard !
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Arsène Lupin riait de bon cœur. L’inspecteur, assez vexé, se mordait les lèvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mériter de tels accès de joie.
L’arrivée d’un gardien lui donna le loisir de se remettre.
L’homme apportait le repas qu’Arsène Lupin, par faveur spé-
ciale, faisait venir du restaurant voisin. Ayant déposé le plateau sur la table, il se retira. Arsène s’installa, rompit son pain, en mangea deux ou trois bouchées et reprit :
– Mais sois tranquille, mon cher Ganimard, tu n’iras pas là-
bas. Je vais te révéler une chose qui te stupéfiera : l’affaire Cahorn est sur le point d’être classée.
– Hein ?
– Sur le point d’être classée, te dis-je.
– Allons donc, je quitte à l’instant le chef de la Sûreté.
– Et après ? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi sur ce qui me concerne ? Tu apprendras que Ganimard –
excuse-moi – que le pseudo-Ganimard est resté en fort bons termes avec le baron. Celui-ci, et c’est la raison principale pour laquelle il n’a rien avoué, l’a chargé de la très délicate mission de négocier avec moi une transaction, et à l’heure présente, moyennant une certaine somme, il est probable que le baron est rentré en possession de ses chers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc, plus de vol. Donc, il faudra bien que le parquet abandonne…
Ganimard considéra le détenu d’un air stupéfait.
– Et comment sais-tu tout cela ?
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– Je viens de recevoir la dépêche que j’attendais.
– Tu viens de recevoir une dépêche ?
– À l’instant, cher ami. Par politesse, je n’ai pas voulu la lire en ta présence. Mais si tu m’y autorises…
– Tu te moques de moi, Lupin.
– Veuille, mon cher ami, décapiter doucement cet œuf à la coque. Tu constateras par toi-même que je ne me moque pas de toi.
Machinalement, Ganimard obéit, et cassa l’œuf avec la lame d’un couteau. Un cri de surprise lui échappa. La coque vide contenait une feuille de papier bleu. Sur la prière d’Arsène, il la dé-
plia. C’était un télégramme, ou plutôt une partie de télégramme auquel on avait arraché les indications de la poste. Il lut :
« Accord conclu. Cent mille balles livrées. Tout va bien. »
– Cent mille balles ? fit-il.
– Oui, cent mille francs ! C’est peu, mais enfin les temps sont durs… Et j’ai des frais généraux si lourds ! Si tu connaissais mon budget… un budget de grande ville !
Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur s’était dissipée. Il réfléchit quelques secondes, embrassa d’un coup d’œil toute l’affaire, pour tâcher d’en découvrir le point faible. Puis il prononça d’un ton où il laissait franchement percer son admiration de connaisseur :
– 51 –
– Par bonheur, il n’en existe pas des douzaines comme toi, sans quoi il n’y aurait plus qu’à fermer boutique.
Arsène Lupin prit un petit air modeste et répondit :
– Bah ! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs…
d’autant que le coup ne pouvait réussir que si j’étais en prison.
– Comment ! s’exclama Ganimard, ton procès, ta défense, l’instruction, tout cela ne te suffit donc pas pour te distraire ?
– Non, car j’ai résolu de ne pas assister à mon procès.
– Oh ! oh !
Arsène Lupin répéta posément :
– Je n’assisterai pas à mon procès.
– En vérité !
– Ah ça, mon cher, t’imagines-tu que je vais pourrir sur la paille humide ? Tu m’outrages. Arsène Lupin ne reste en prison que le temps qu’il lui plaît, et pas une minute de plus.
– Il eût peut-être été plus prudent de commencer par ne pas y entrer, objecta l’inspecteur d’un ton ironique.
– Ah ! monsieur raille ? monsieur se souvient qu’il a eu l’honneur de procéder à mon arrestation ? Sache, mon respectable ami, que personne, pas plus toi qu’un autre, n’eût pu mettre la main sur moi, si un intérêt beaucoup plus considé-
rable ne m’avait sollicité à ce moment critique.
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– Tu m’étonnes.
– Une femme me regardait, Ganimard, et je l’aimais. Comprends-tu tout ce qu’il y a dans ce fait d’être regardé par une femme que l’on aime ? Le reste m’importait peu, je te jure. Et c’est pourquoi je suis ici.
– Depuis bien longtemps, permets-moi de le remarquer.
– Je voulais oublier d’abord. Ne ris pas : l’aventure avait été charmante, et j’en ai gardé encore le souvenir attendri… Et puis, je suis quelque peu neurasthénique ! La vie est si fiévreuse, de nos jours ! Il faut savoir, à certains moments, faire ce que l’on appelle une cure d’isolement. Cet endroit est souverain pour les régimes de ce genre. On y pratique la cure de la Santé dans toute sa rigueur.
– Arsène Lupin, observa Ganimard, tu te paies ma tête.
– Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourd’hui vendredi. Mercredi prochain, j’irai fumer mon cigare chez toi, rue Pergolèse, à quatre heures de l’après-midi.
– Arsène Lupin, je t’attends.
Ils se serrèrent la main comme deux bons amis qui s’estiment à leur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers la porte.
– Ganimard !
Celui-ci se retourna.
– Qu’y a-t-il ?
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– Ganimard, tu oublies ta montre.
– Ma montre ?
– Oui, elle s’est égarée dans ma poche.
Il la rendit en s’excusant.
– Pardonne-moi… une mauvaise habitude… Mais ce n’est pas une raison parce qu’ils m’ont pris la mienne pour que je te prive de la tienne. D’autant que j’ai là un chronomètre dont je n’ai pas à me plaindre et qui satisfait pleinement à mes besoins.
Il sortit du tiroir une large montre en or, épaisse et confortable, ornée d’une lourde chaîne.
– Et celle-ci, de quelle poche vient-elle ? demanda Ganimard.
Arsène Lupin examina négligemment les initiales.
– J. B… Qui diable cela peut-il bien être ?… Ah ! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge d’instruction, un homme charmant…
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– 3 –
L’évasion d’Arsène Lupin
Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa poche un beau cigare bagué d’or et l’examinait avec complaisance, la porte de la cellule s’ouvrit. Il n’eut que le temps de le jeter dans le tiroir et de s’éloigner de la table. Le gardien entra, c’était l’heure de la promenade.
– Je t’attendais, mon cher ami, s’écria Lupin, toujours de bonne humeur.
Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à l’angle du couloir, que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et en commencèrent l’examen minutieux. L’un était l’inspecteur Dieuzy, l’autre l’inspecteur Folenfant.
On voulait en finir. Il n’y avait point de doute : Arsène Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affiliés. La veille encore, le Grand Journal publiait ces lignes adressées à son collaborateur judiciaire :
« Monsieur,
« Dans un article paru ces jours-ci, vous vous êtes exprimé sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant l’ouverture de mon procès, j’irai vous en demander compte.
« Salutations distinguées,
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« Arsène Lupin. »
L’écriture était bien d’Arsène Lupin. Donc, il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il était certain qu’il préparait cette évasion annoncée par lui d’une façon si arrogante.
La situation devenait intolérable. D’accord avec le juge d’instruction, le chef de la Sûreté, M. Dudouis, se rendit lui-même à la Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures qu’il convenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux hommes dans la cellule du détenu.
Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent tout ce qu’il est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne découvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit :
– Le tiroir… regardez le tiroir de la table. Quand je suis en-tré, il m’a semblé qu’il le repoussait.
Ils regardèrent, et Dieuzy s’écria :
– Pour Dieu, cette fois nous le tenons, le client.
Folenfant l’arrêta.
– Halte-là, mon petit, le chef fera l’inventaire.
– Pourtant, ce cigare de luxe…
– Laisse le havane et prévenons le chef.
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Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva d’abord une liasse d’articles de journaux découpés par l’ Argus de la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blague à tabac, une pipe, du papier dit pelure d’oignon, et enfin deux livres.
Il en regarda le titre. C’était le Culte des héros, de Carlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure du temps, le Manuel d’Épictète, traduction allemande publiée à Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes les pages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que l’on a pour un livre ?
– Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.
Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare bagué d’or :
– Fichtre, il se met bien, notre ami, s’écria-t-il, un Henri Clay !
D’un geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreille et le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa.
Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l’examina avec plus d’attention et ne tarda pas à distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à l’aide d’une épingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine gros comme un cure-dent. C’était un billet. Il le déroula et lut ces mots, d’une menue écriture de femme :
« Le panier a pris la place de l’autre. Huit sur dix sont pré-
parés. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève de haut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Mais
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où ? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. »
M. Dudouis réfléchit un instant et dit :
– C’est suffisamment clair… le panier… les huit cases… De douze à seize, c’est-à-dire de midi à quatre heures…
– Mais ce H-P, qui attendra ?
– H-P en l’occurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, n’est-ce pas ainsi qu’en langage sportif on désigne la force d’un moteur ? Une vingt-quatre H-P, c’est une automobile de vingt-quatre chevaux.
Il se leva et demanda :
– Le détenu finissait de déjeuner ?
– Oui.
– Et comme il n’a pas encore lu ce message, ainsi que le prouve l’état du cigare, il est probable qu’il venait de le recevoir.
– Comment ?
– Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d’une pomme de terre, que sais-je ?
– Impossible, on ne l’a autorisé à faire venir sa nourriture que pour le prendre au piège, et nous n’avons rien trouvé.
– Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à mon-
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sieur le juge d’instruction. S’il est de mon avis, nous ferons im-médiatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique, contenant le message original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute de rien.
Ce n’est pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis s’en retourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de l’inspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettes s’étalaient.
Il a mangé ?
– Oui, répondit le directeur.
– Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain…
Rien ?
– Non, chef.
M. Dudouis examina les assiettes, fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fit tourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche céda et se dévissa. Le couteau était creux et servait d’étui à une feuille de papier.
– Peuh ! fit-il, ce n’est pas bien malin pour un homme comme Arsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquête dans ce restaurant.
Puis il lut :
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« Je m’en remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour.
J’irai au-devant. À bientôt, chère et admirable amie. »
– Enfin, s’écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que l’affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et l’évasion réussit… assez du moins pour nous permettre de pincer les complices.
– Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur.
– Nous emploierons le nombre d’hommes nécessaire. Si cependant il y mettait trop d’habileté… ma foi, tant pis pour lui !
Quant à la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.
Et, de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis des mois, M. Jules Bouvier, le juge d’instruction, s’y évertuait vainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloques dépourvus d’intérêt entre le juge et l’avocat, maître Danval, un des princes du barreau, lequel d’ailleurs en savait sur l’inculpé à peu près autant que le premier venu.
De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissait tomber :
– Mais oui, monsieur le Juge, nous sommes d’accord : le vol du Crédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l’émission des faux billets de banque, l’affaire des polices d’assurance, le cambriolage des châteaux d’Armesnil, de Gouret, d’Imblevain, des Groselliers, du Malaquis, tout cela, c’est de votre serviteur.
– Alors, pourriez-vous m’expliquer…
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– Inutile, j’avoue tout en bloc, tout, et même dix fois plus que vous n’en supposez.
De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billets inter-ceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupin fut amené de la Santé au Dépôt, dans une voiture pénitentiaire, avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures.
Or, un après-midi, ce retour s’effectua dans des conditions particulières. Les autres détenus de la Santé n’ayant pas encore été questionnés, on décida de reconduire d’abord Arsène Lupin.
Il monta donc seul dans la voiture.
Ces voitures pénitentiaires, vulgairement appelées « paniers à salade », sont divisées, dans leur longueur, par un couloir central, sur lequel s’ouvrent dix cases : cinq à droite et cinq à gauche. Chacune de ces cases est disposée de telle façon que l’on doit s’y tenir assis, et que les cinq prisonniers, outre qu’ils ne disposent chacun que d’une place fort étroite, sont séparés les uns des autres par des cloisons parallèles. Un garde municipal, placé à l’extrémité, surveille le couloir.
Arsène fut introduit dans la troisième cellule de droite, et la lourde voiture s’ébranla. Il se rendit compte que l’on quittait le quai de l’Horloge et que l’on passait devant le Palais de Justice.
Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya du pied droit, ainsi qu’il le faisait chaque fois, sur la plaque de tôle qui fermait sa cellule. Tout de suite, quelque chose se déclencha, la plaque de tôle s’écarta insensiblement. Il put constater qu’il se trouvait juste entre les deux roues.
Il attendit, l’œil aux aguets. La voiture monta au pas le boulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s’arrêta.
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Le cheval d’un camion s’était abattu. La circulation étant interrompue, très vite, ce fut un encombrement de fiacres et d’omnibus.
Arsène Lupin passa la tête. Une autre voiture pénitentiaire stationnait le long de celle qu’il occupait. Il souleva davantage la tête, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta à terre.
Un cocher le vit, s’esclaffa de rire, puis voulut appeler. Mais sa voix se perdit dans le fracas des véhicules, qui s’écoulaient de nouveau. D’ailleurs, Arsène Lupin était loin déjà.
Il avait fait quelques pas en courant, mais, sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelqu’un qui ne sait encore trop quelle direc-tion il va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et, de l’air insouciant d’un promeneur qui flâne, il continua de monter le boulevard.
Le temps était doux, un temps heureux et léger d’automne.
Les cafés étaient pleins. Il s’assit à la terrasse de l’un d’eux.
Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, s’étant levé, il pria le garçon de faire venir le gérant.
Le gérant vint, et Arsène Lupin lui dit, assez haut pour être entendu de tous :
– Je suis désolé, monsieur ; j’ai oublié mon porte-monnaie.
Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crédit de quelques jours : Arsène Lupin.
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Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Ar-sène répéta :
– Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d’évasion.
J’ose croire que ce nom vous inspire toute confiance.
Et il s’éloigna, au milieu des rires, sans que l’autre songeât à réclamer.
Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue Saint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s’arrêtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s’orienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts murs moroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, il arriva près du garde municipal qui montait la faction, et, retirant son chapeau :
– C’est bien ici la prison de la Santé ?
– Oui.
– Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m’a laissé en route, et je ne voudrais pas abuser…
Le garçon grogna…
– Dites donc, l’homme, passez votre chemin, et plus vite que ça !
– Pardon, pardon ! C’est que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vous coûter gros, mon ami !
– Arsène Lupin ! Qu’est-ce que vous me chantez là ?
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– Je regrette de n’avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant de fouiller ses poches.
Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fer s’entrebâilla.
Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu’au greffe, gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit :
– Allons, monsieur le Directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment ! On a la précaution de me ramener seul dans la voiture, on prépare un bon petit encombrement, et l’on s’imagine que je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis ! Eh bien ! Et les vingt agents de la Sûreté, qui nous escortaient à pied, en fiacre et à bicyclette ? Non, ce qu’ils m’auraient arrangé ! Je n’en serais pas sorti vivant. Dites donc, monsieur le Directeur, c’est peut-être là-dessus que l’on comp-tait ?
Il haussa les épaules et ajouta :
– Je vous en prie, monsieur le Directeur, qu’on ne s’occupe pas de moi. Le jour où je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin de personne.
Le surlendemain, l’ Écho de France, qui, décidément, devenait le moniteur officiel des exploits d’Arsène Lupin – on disait qu’il en était un des principaux commanditaires – l’ Écho de France publiait les détails les plus complets sur cette tentative d’évasion. Le texte même des billets échangés entre le détenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cette correspondance, la complicité de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, l’incident du café Soufflot, tout était dévoilé. On
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savait que les recherches de l’inspecteur Dieuzy auprès des gar-
çons de restaurant n’avaient donné aucun résultat. Et l’on apprenait, en outre, cette chose stupéfiante, qui montrait l’infinie variété des ressources dont cet homme disposait : la voiture pé-
nitentiaire, dans laquelle on l’avait transporté, était une voiture entièrement truquée, que sa bande avait substituée à l’une des six voitures habituelles qui composent le service des prisons.
L’évasion prochaine d’Arsène Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-même, d’ailleurs, l’annonçait en termes ca-tégoriques, comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain de l’incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui dit froidement :
– Écoutez bien ceci, monsieur, et croyez-m’en sur parole : cette tentative d’évasion faisait partie de mon plan d’évasion.
– Je ne comprends pas, ricana le juge.
– Il est inutile que vous compreniez.
Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire, qui parut tout au long dans les colonnes de l’ Écho de France, comme le juge revenait à son instruction, il s’écria, d’un air de lassitude.
– Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon ! toutes ces questions n’ont aucune importance.
– Comment, aucune importance ?
– Mais non, puisque je n’assisterai pas à mon procès.
– Vous n’assisterez pas…
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– Non, c’est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne me fera transiger.
Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice. Il y avait là des secrets qu’Arsène Lupin était seul à connaître, et dont la divulgation, par conséquent, ne pouvait prove-nir que de lui. Mais dans quel but les dévoilait-il ? et comment ?
On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit à l’étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction et renvoya l’affaire à la chambre des mises en accusation.
Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendu sur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Ce changement de cellule semblait l’avoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec ses gardiens.
Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer. Il se plaignait du manque d’air. On le fit sortir dans la cour, le matin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes.
La curiosité publique, cependant ne s’était pas affaiblie.
Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve, sa gaieté, sa diversité, son génie d’invention et le mystère de sa vie. Arsène Lupin devait s’évader. C’était inévitable, fatal. On s’étonnait même que cela tardât si longtemps.
Tous les matins, le Préfet de police demandait à son secrétaire :
– Eh bien ! il n’est pas encore parti ?
– Non, monsieur le Préfet.
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– Ce sera donc pour demain.
Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s’éloigna rapidement. Sur la carte, ces mots étaient inscrits :
« Arsène Lupin tient toujours ses promesses. »
C’est dans ces conditions que les débats s’ouvrirent.
L’affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameux Lupin et ne savourât d’avance la façon dont il se jouerait du président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de l’audience.
Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal Arsène Lupin lorsque les gardes l’eurent introduit. Cependant son attitude lourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, son immobilité indifférente et passive ne prévinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat – un des secrétaires de Me Danval, celui-ci ayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit
– plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et se taisait.
Le greffier lut l’acte d’accusation, puis le président pronon-
ça :
– Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession ?
Ne recevant pas de réponse, il répéta :
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– Votre nom ? Je vous demande votre nom.
Une voix épaisse et fatiguée articula :
– Baudru, Désiré.
Il y eut des murmures. Mais le président repartit :
– Baudru, Désiré ? Ah ! bien, un nouvel avatar ! Comme c’est à peu près le huitième nom auquel vous prétendez, et qu’il est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, à celui d’Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plus avantageusement connu.
Le président consulta ses notes et reprit :
– Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible de reconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez original dans notre société moderne, de n’avoir point de passé. Nous ne savons qui vous êtes, d’où vous venez, où s’est écoulée votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d’un coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler tout d’un coup Arsène Lupin, c’est-à-dire un composé bizarre d’intelligence et de perversion, d’immoralité et de générosité.
Les données que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt des suppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dick-son n’était autre qu’Arsène Lupin. Il est probable que l’étudiant russe qui fréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, à l’hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître par l’ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et la hardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n’était autre qu’Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur de lutte japonaise qui s’établit à Paris bien avant qu’on y parlât de jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui
– 68 –
gagna le Grand Prix de l’Exposition, toucha ses dix mille francs et ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité… et les dévalisa.
Et, après une pause, le président conclut :
– Telle est cette époque, qui semble n’avoir été qu’une pré-
paration minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contre la société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plus haut point votre force, votre énergie et votre adresse. Reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits ?
Pendant ce discours, l’accusé s’était balancé d’une jambe sur l’autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive, on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettes étrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré de petites plaques rouges, et encadré d’une barbe iné-
gale et rare. La prison l’avait considérablement vieilli et flétri.
On ne reconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dont les journaux avaient si souvent publié le portrait sympathique.
On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question qu’on lui posait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux, parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura :
– Baudru, Désiré.
Le président se mit à rire.
– Je ne me rends pas un compte exact du système de dé-
fense que vous avez adopté, Arsène Lupin. Si c’est de jouer les imbéciles et les irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j’irai droit au but sans me soucier de vos fantaisies.
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Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et faux re-prochés à Lupin. Parfois il interrogeait l’accusé. Celui-ci poussait un grognement ou ne répondait pas.
Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositions insignifiantes, d’autres plus sérieuses, qui toutes avaient ce caractère commun de se contredire les unes les autres. Une obscurité troublante enveloppait les débats, mais l’inspecteur principal Ganimard fut introduit, et l’intérêt se réveilla.
Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certaine déception. Il avait l’air, non pas intimidé – il en avait vu bien d’autres – mais inquiet, mal à l’aise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers l’accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mains appuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avait été mêlé, sa poursuite à travers l’Europe, son arrivée en Amérique. Et on l’écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises il s’arrêta, distrait, indécis.
Il était clair qu’une autre pensée l’obsédait. Le président lui dit :
– Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre témoignage.
– Non, non, seulement…
Il se tut, regarda l’accusé longuement, profondément, puis il dit :
– Je demande l’autorisation d’examiner l’accusé de plus près, il y a là un mystère qu’il faut que j’éclaircisse.
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Il s’approcha, le considéra plus longuement encore, de toute son attention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d’un ton un peu solennel, il prononça :
– Monsieur le Président, j’affirme que l’homme qui est ici, en face de moi, n’est pas Arsène Lupin.
Un grand silence accueillit ces paroles. Le président, interloqué, d’abord, s’écria :
– Ah ça, que dites-vous ! vous êtes fou !
L’inspecteur affirma posément :
– À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance, qui existe, en effet, je l’avoue, mais il suffit d’une seconde d’attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau… enfin, quoi : ce n’est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc ! a-t-il jamais eu ces yeux d’alcoolique ?
– Voyons, voyons, expliquez-vous. Que prétendez-vous, té-
moin ?
– Est-ce que je sais ! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que l’on allait condamner. À moins que ce ne soit un complice.
Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtés, dans la salle qu’agitait ce coup de théâtre inattendu. Le président fit mander le juge d’instruction, le directeur de la Santé, les gardiens, et suspendit l’audience.
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À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence de l’accusé, déclarèrent qu’il n’y avait entre Arsène Lupin et cet homme qu’une très vague similitude de traits.
– Mais alors, s’écria le président, quel est cet homme ? D’où vient-il ? Comment se trouve-t-il entre les mains de la justice ?
On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradiction stupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient la surveillance à tour de rôle !
Le président respira.
Mais l’un des gardiens reprit :
– Oui, oui, je crois bien que c’est lui.
– Comment, vous croyez ?
– Dame ! je l’ai à peine vu. On me l’a livré le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couché contre le mur.
– Mais avant ces deux mois ?
– Ah ! avant, il n’occupait pas la cellule 24.
Le directeur de la prison précisa ce point :
– Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentative d’évasion.
– Mais vous, monsieur le directeur, vous l’avez vu depuis deux mois ?
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– Je n’ai pas eu l’occasion de le voir… il se tenait tranquille.
– Et cet homme-là n’est pas le détenu qui vous a été remis ?
– Non.
– Alors, qui est-il ?
– Je ne saurais dire.
– Nous sommes donc en présence d’une substitution qui se serait effectuée il y a deux mois. Comment l’expliquez-vous ?
– C’est impossible.
– Alors ?
En désespoir de cause, le président se tourna vers l’accusé, et, d’une voix engageante :
– Voyons, accusé, pourriez-vous m’expliquer comment et depuis quand vous êtes entre les mains de la justice.
On eût dit que ce ton bienveillant désarmait la méfiance ou stimulait l’entendement de l’homme. Il essaya de répondre. Enfin, habilement et doucement interrogé, il réussit à rassembler quelques phrases, d’où il ressortait ceci : deux mois auparavant, il avait été amené au Dépôt. Il y avait passé une nuit et une matinée. Possesseur d’une somme de soixante-quinze centimes, il avait été relâché. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes le prenaient par le bras et le conduisaient jusqu’à la voiture pé-
nitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pas malheureux…
on y mange bien… on y dort pas mal… Aussi n’avait-il pas protesté…
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Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d’une grande effervescence, le président renvoya l’affaire à une autre session pour supplément d’enquête.
L’enquête, tout de suite, établit ce fait consigné sur le registre d’écrou : huit semaines auparavant, un nommé Baudru Désiré avait couché au Dépôt. Libéré le lendemain, il quittait le Dépôt à deux heures de l’après-midi. Or, ce jour-là, à deux heures, interrogé pour la dernière fois, Arsène Lupin sortait de l’instruction et repartait en voiture pénitentiaire.
Les gardiens avaient-ils commis une erreur ? Trompés par la ressemblance, avaient-ils eux-mêmes, dans une minute d’inattention, substitué cet homme à leur prisonnier ? Il eût fal-lut vraiment qu’ils y missent une complaisance que leurs états de service ne permettaient pas de supposer.
La substitution était-elle combinée d’avance ? Outre que la disposition des lieux rendait la chose presque irréalisable, il eût été nécessaire en ce cas que Baudru fût un complice et qu’il se fût fait arrêter dans le but précis de prendre la place d’Arsène Lupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondé sur une série de chances invraisemblables, de rencontres fortuites et d’erreurs fabuleuses, avait-il pu réussir ?
On fit passer Désiré Baudru au service anthropométrique : il n’y avait pas de fiche correspondant à son signalement. Du reste on retrouva aisément ses traces. À Courbevoie, à Asnières, à Levallois, il était connu. Il vivait d’aumônes et couchait dans une de ces cahutes de chiffonniers qui s’entassent près de la barrière des Ternes. Depuis un an, cependant, il avait disparu.
Avait-il été embauché par Arsène Lupin ? Rien n’autorisait à le croire. Et quand cela eût été, on n’en eût pas su davantage sur
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la fuite du prisonnier. Le prodige demeurait le même. Des vingt hypothèses qui tentaient de l’expliquer, aucune n’était satisfai-sante. L’évasion seule ne faisait pas de doute, et une évasion incompréhensible, impressionnante, où le public, de même que la justice, sentait l’effort d’une longue préparation, un ensemble d’actes merveilleusement enchevêtrés les uns dans les autres, et dont le dénouement justifiait l’orgueilleuse prédiction d’Arsène Lupin : « Je n’assisterai pas à mon procès. »
Au bout d’un mois de recherches minutieuses, l’énigme se présentait avec le même caractère indéchiffrable. On ne pouvait cependant pas garder indéfiniment ce pauvre diable de Baudru.
Son procès eût été ridicule : quelles charges avait-on contre lui ?
Sa mise en liberté fut signée par le juge d’instruction. Mais le chef de la Sûreté résolut d’établir autour de lui une surveillance active.
L’idée provenait de Ganimard. À son point de vue, il n’y avait ni complicité ni hasard. Baudru était un instrument dont Arsène Lupin avait joué avec son extraordinaire habileté. Baudru libre, par lui on remonterait jusqu’à Arsène Lupin ou du moins jusqu’à quelqu’un de sa bande.
On adjoignit à Ganimard les deux inspecteurs Folenfant et Dieuzy, et, un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes de la prison s’ouvrirent devant Baudru Désiré.
Il parut d’abord embarrassé, et marcha comme un homme qui n’a pas d’idées bien précises sur l’emploi de son temps. Il suivit la rue de la Santé et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d’un fripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son gilet moyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s’en alla.
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Il traversa la Seine. Au Châtelet un omnibus le dépassa. Il voulut y monter. Il n’y avait pas de place. Le contrôleur lui con-seillant de prendre un numéro, il entra dans la salle d’attente.
À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes près de lui, et, sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hâte :
– Arrêtez une voiture… non, deux, c’est plus prudent. J’irai avec l’un de vous et nous le suivrons.
Les hommes obéirent. Baudru cependant ne paraissait pas.
Ganimard s’avança : il n’y avait personne dans la salle.
– Idiot que je suis, murmura-t-il, j’oubliais la seconde issue.
Le bureau communique, en effet, par un couloir intérieur, avec celui de la rue Saint-Martin. Ganimard s’élança. Il arriva juste à temps pour apercevoir Baudru sur l’impériale du Batignolles-Jardin des Plantes qui tournait au coin de la rue de Ri-voli. Il courut et rattrapa l’omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il était seul à continuer la poursuite.
Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sans plus de formalité. N’était-ce pas avec préméditation et par une ruse ingénieuse que ce soi-disant imbécile l’avait séparé de ses auxiliaires ?
Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette et sa tête ballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entrouverte, son visage avait une incroyable expression de bêtise. Non, ce n’était pas là un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard.
Le hasard l’avait servi, voilà tout.
Au carrefour des Galeries Lafayette l’homme sauta de l’omnibus dans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard
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Haussmann, l’avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station de la Muette. Et d’un pas nonchalant, il s’enfonça dans le bois de Boulogne.
Il passait d’une allée à l’autre, revenait sur ses pas, s’éloignait. Que cherchait-il ? Avait-il un but ?
Après une heure de ce manège, il semblait harassé de fatigue. De fait, avisant un banc, il s’assit. L’endroit, situé non loin d’Auteuil, au bord d’un petit lac caché parmi les arbres, était absolument désert. Une demi-heure s’écoula. Impatienté, Ganimard résolut d’entrer en conversation.
Il s’approcha donc et prit place aux côtés de Baudru. Il alluma une cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, et dit :
– Il ne fait pas chaud.
Un silence. Et soudain, dans ce silence, un éclat de rire retentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d’un enfant pris de fou rire et qui ne peut pas s’empêcher de rire. Nettement, réellement, Ganimard sentit ses cheveux se hérisser sur le cuir soulevé de son crâne. Ce rire, ce rire infernal qu’il connaissait si bien !…
D’un geste brusque, il saisit l’homme par les parements de sa veste et le regarda, profondément, violemment, mieux encore qu’il ne l’avait regardé aux assises, et en vérité ce ne fut plus l’homme qu’il vit. C’était l’homme, mais c’était en même temps l’autre, le vrai.
Aidé par une volonté complice, il retrouvait la vie ardente des yeux, il complétait le masque amaigri, il apercevait la chair réelle sous l’épiderme abîmé, la bouche réelle à travers le rictus
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qui la déformait. Et c’étaient les yeux de l’autre, la bouche de l’autre, c’était surtout son expression aiguë, vivante, moqueuse, spirituelle, si claire et si jeune.
– Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il.
Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d’une vi-gueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s’il parve-nait à le ramener !
La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussi promptement qu’il avait attaqué, Ganimard lâcha prise.
Son bras droit pendait, inerte, engourdi.
– Si l’on vous apprenait le jiu-jitsu au quai des Orfèvres, dé-
clara Lupin, tu saurais que ce coup s’appelle udi-shi-ghi en japonais.
Et il ajouta froidement :
« Une seconde de plus, je te cassais le bras, et tu n’aurais eu que ce que tu mérites. Comment, toi, un vieil ami que j’estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, tu abuses de ma confiance ! C’est mal… Eh bien ! quoi, qu’as-tu ? »
Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeait responsable n’était-ce pas lui qui, par sa déposition sensationnelle, avait induit la justice en erreur ? – cette évasion lui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers sa moustache grise.
– Eh ! mon Dieu, Ganimard, ne te fais pas de bile : si tu n’avais pas parlé, je me serais arrangé pour qu’un autre parlât.
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Voyons, pouvais-je admettre que l’on condamnât Baudru Dési-ré ?
– Alors, murmura Ganimard, c’était toi qui étais là-bas ?
C’est toi qui es ici !
– Moi, toujours moi, uniquement moi.
– Est-ce possible ?
– Oh ! point n’est besoin d’être sorcier. Il suffit, comme l’a dit ce brave président, de se préparer pendant une dizaine d’années pour être prêt à toutes les éventualités.
– Mais ton visage ? Tes yeux ?
– Tu comprends bien que, si j’ai travaillé dix-huit mois à Saint-Louis avec le docteur Altier, ce n’est pas par amour de l’art. J’ai pensé que celui qui aurait un jour l’honneur de s’appeler Arsène Lupin devait se soustraire aux lois ordinaires de l’apparence et de l’identité. L’apparence ? Mais on la modifie à son gré. Telle injection hypodermique de paraffine vous bour-soufle la peau, juste à l’endroit choisi. L’acide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joins à cela deux mois de diète dans la cellule n°24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tête selon cette incli-naison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes d’atropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué.
– Je ne conçois pas que les gardiens…
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– La métamorphose a été progressive. Ils n’ont pu remarquer l’évolution quotidienne.
– Mais Baudru Désiré ?
– Baudru existe. C’est un pauvre innocent que j’ai rencontré l’an dernier, et qui vraiment n’est pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prévision d’une arrestation toujours possible, je l’ai mis en sûreté, et je me suis appliqué à discerner dès l’abord les points de dissemblance qui nous séparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu’il en sortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidence fût facile à constater. Car, note-le, il fallait qu’on retrouvât la trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé qui j’étais. Tandis qu’en lui offrant cet excellent Baudru, il était iné-
vitable, tu entends, inévitable qu’elle sauterait sur lui, et que malgré les difficultés insurmontables d’une substitution, elle préférerait croire à la substitution plutôt que d’avouer son ignorance.
– Oui, oui, en effet, murmura Ganimard.
– Et puis, s’écria Arsène Lupin, j’avais entre les mains un atout formidable, une carte machinée par moi dès le début : l’attente où tout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l’erreur grossière où vous êtes tombés, toi et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, et dont l’enjeu était ma liberté : vous avez supposé encore une fois que j’agissais par fanfaronnade, que j’étais grisé par mes succès ainsi qu’un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse ! Et, pas plus que dans l’affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit : « Du moment qu’Arsène Lupin crie sur les toits qu’il s’évadera, c’est qu’il a des raisons qui l’obligent à le crier. »
Mais, sapristi, comprends donc que, pour m’évader… sans m’évader, il fallait que l’on crût à l’avance à cette évasion, que ce
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fût un article de foi, une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s’évaderait, Arsène Lupin n’assisterait pas à son procès. Et quand tu t’es levé pour dire : « Cet homme n’est pas Arsène Lupin », il eût été surnaturel que tout le monde ne crût pas immé-
diatement que je n’étais pas Arsène Lupin. Qu’une seule personne doutât qu’une seule émît cette simple restriction : « Et si c’était Arsène Lupin ? » à la minute même j’étais perdu. Il suffi-sait de se pencher vers moi, non pas avec l’idée que je n’étais pas Arsène Lupin, comme tu l’as fait, toi et les autres, mais avec l’idée que je pouvais être Arsène Lupin, et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j’étais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idée.
Il saisit tout à coup la main de Ganimard.
– Voyons, Ganimard, avoue que huit jours après notre entrevue dans la prison de la Santé, tu m’as attendu à quatre heures, chez toi, comme je t’en avais prié.
– Et ta voiture pénitentiaire ? dit Ganimard évitant de ré-
pondre.
– Du bluff ! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cette ancienne voiture hors d’usage et qui voulaient tenter le coup, Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement, j’ai trouvé utile de para-chever cette tentative d’évasion et de lui donner la plus grande publicité. Une première évasion audacieusement combinée donnait à la seconde la valeur d’une évasion réalisée d’avance.
– De sorte que le cigare…
– Creusé par moi ainsi que le couteau.
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– Et les billets ?
– Écrits par moi.
– Et la mystérieuse correspondante ?
– Elle et moi nous ne faisons qu’un. J’ai toutes les écritures à volonté. Ganimard réfléchit un instant et objecta :
– Comment se peut-il qu’au service d’anthropométrie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu’elle coïncidait avec celle d’Arsène Lupin ?
– La fiche d’Arsène Lupin n’existe pas.
– Allons donc !
– Ou du moins elle est fausse. C’est une question que j’ai beaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d’abord le signalement visuel – et tu vois qu’il n’est pas infaillible – et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts, des oreilles, etc. Là, par contre, rien à faire.
– Alors ?
– Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d’Amérique, un des employés du service acceptait tant pour ins-crire une fausse mesure au début de ma mensuration. C’est suffisant pour que tout le système dévie, et qu’une fiche s’oriente vers une case diamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin.
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Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda :
– Et maintenant que vas-tu faire ?
– Maintenant, s’exclama Lupin, je vais me reposer, suivre un régime de suralimentation et peu à peu redevenir moi.
C’était très bien d’être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son écriture. Mais il arrive que l’on ne s’y reconnaît plus dans tout cela et que c’est fort triste. Actuellement, j’éprouve ce que devait éprouver l’homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher… et me retrouver.
Il se promena de long en large. Un peu d’obscurité se mêlait à la lueur du jour. Il s’arrêta devant Ganimard.
– Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois ?
– Si, répondit l’inspecteur, je voudrais savoir si tu révéleras la vérité sur ton évasion… L’erreur que j’ai commise…
– Oh ! personne ne saura jamais que c’est Arsène Lupin qui a été relâché. J’ai trop d’intérêt à accumuler autour de moi les ténèbres les plus mystérieuses pour ne pas laisser à cette évasion son caractère presque miraculeux. Aussi, ne crains rien, mon bon ami, et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n’ai que le temps de m’habiller.
– Je te croyais si désireux de repos !
– Hélas ! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peut se soustraire. Le repos commencera demain.
– Et où dînes-tu donc ?
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– À l’ambassade d’Angleterre.
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Le mystérieux voyageur
La veille, j’avais envoyé mon automobile à Rouen par la route. Je devais l’y rejoindre en chemin de fer, et, de là, me rendre chez des amis qui habitent les bords de la Seine.
Or, à Paris, quelques minutes avant le départ, sept messieurs envahirent mon compartiment ; cinq d’entre eux fumaient. Si court que soit le trajet en rapide, la perspective de l’effectuer en une telle compagnie me fut désagréable, d’autant que le wagon, d’ancien modèle, n’avait pas de couloir. Je pris donc mon pardessus, mes journaux, mon indicateur, et me ré-
fugiai dans un des compartiments voisins.
Une dame s’y trouvait. À ma vue, elle eut un geste de con-trariété qui ne m’échappa point, et elle se pencha vers un monsieur planté sur le marchepied, son mari, sans doute, qui l’avait accompagnée à la gare. Le monsieur m’observa, et l’examen se termina probablement à mon avantage, car il parla bas à sa femme, en souriant, de l’air dont on rassure un enfant qui a peur. Elle sourit à son tour, et me glissa un œil amical, comme si elle comprenait tout à coup que j’étais un de ces galants hommes avec qui une femme peut rester enfermée deux heures durant, dans une petite boîte de six pieds carrés, sans avoir rien à craindre.
Son mari lui dit :
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– Tu ne m’en voudras pas, ma chérie, mais j’ai un rendez-vous urgent, et je ne puis attendre.
Il l’embrassa affectueusement, et s’en alla. Sa femme lui envoya par la fenêtre de petits baisers discrets, et agita son mouchoir.
Mais un coup de sifflet retentit. Le train s’ébranla.
À ce moment précis, et malgré les protestations des employés, la porte s’ouvrit et un homme surgit dans notre compartiment. Ma compagne, qui était debout alors et rangeait ses affaires le long du filet, poussa un cri de terreur et tomba sur la banquette.
Je ne suis pas poltron, loin de là, mais j’avoue que ces irrup-tions de la dernière heure sont toujours pénibles. Elles semblent équivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque chose là-
dessous, sans quoi…
L’aspect du nouveau venu cependant et son attitude eussent plutôt atténué la mauvaise impression produite par son acte. De la correction, de l’élégance presque, une cravate de bon goût, des gants propres, un visage énergique… Mais, au fait, où diable avais-je vu ce visage ? Car, le doute n’était point possible, je l’avais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi la sorte de souvenir que laisse la vision d’un portrait plusieurs fois aperçu et dont on n’a jamais contemplé l’original. Et, en même temps, je sentais l’inutilité de tout effort de mémoire, tellement ce souvenir était inconsistant et vague.
Mais, ayant reporté mon attention sur la dame, je fus stupé-
fait de sa pâleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait son voisin – ils étaient assis du même côté – avec une expression de réel effroi, et je constatai qu’une de ses mains, toute
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tremblante, se glissait vers un petit sac de voyage posé sur la banquette à vingt centimètres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusement l’attira contre elle.
Nos yeux se rencontrèrent, et je lus dans les siens tant de malaise et d’anxiété, que je ne pus m’empêcher de lui dire :
– Vous n’êtes pas souffrante, madame ?… Dois-je ouvrir cette fenêtre ?
Sans me répondre, elle me désigna d’un geste craintif l’individu. Je souris comme avait fait son mari, haussai les épaules et lui expliquai par signes qu’elle n’avait rien à redouter, que j’étais là, et d’ailleurs que ce monsieur semblait bien inof-fensif.
À cet instant, il se tourna vers nous l’un après l’autre, nous considéra des pieds à la tête, puis se renfonça dans son coin et ne bougea plus.
Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassé toute son énergie pour accomplir un acte désespéré, me dit d’une voix à peine intelligible :
– Vous savez qu’il est dans notre train ?
– Qui ?
– Mais lui… lui… je vous assure.
– Qui, lui ?
– Arsène Lupin !
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Elle n’avait pas quitté des yeux le voyageur et c’était à lui plutôt qu’à moi qu’elle lança les syllabes de ce nom inquiétant.
Il baissa son chapeau sur son nez. Était-ce pour masquer son trouble, ou simplement, se préparait-il à dormir ?
Je fis cette objection :
– Arsène Lupin a été condamné hier, par contumace, à vingt ans de travaux forcés. Il est donc peu probable qu’il commette aujourd’hui l’imprudence de se montrer en public. En outre, les journaux n’ont-ils pas signalé sa présence en Turquie, cet hiver, depuis sa fameuse évasion de la Santé ?
– Il se trouve dans ce train, répéta la dame, avec l’intention de plus en plus marquée d’être entendue de notre compagnon, mon mari est sous-directeur aux services pénitentiaires, et c’est le commissaire de la gare lui-même qui nous a dit qu’on cherchait Arsène Lupin.
– Ce n’est pas une raison…
– On l’a rencontré dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris un billet de première classe pour Rouen.
– Il était facile de mettre la main sur lui.
– Il a disparu. Le contrôleur, à l’entrée des salles d’attente, ne l’a pas vu, mais on supposait qu’il avait passé par les quais de banlieue, et qu’il était monté dans l’express qui part dix minutes après nous.
– En ce cas, on l’y aura pincé.
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– Et si, au dernier moment, il a sauté de cet express pour venir ici, dans notre train… comme c’est probable… comme c’est certain ?
– En ce cas, c’est ici qu’il sera pincé. Car les employés et les agents n’auront pas manqué de voir ce passage d’un train dans l’autre, et, lorsque nous arriverons à Rouen on le cueillera bien proprement.
– Lui, jamais ! il trouvera le moyen de s’échapper encore.
– En ce cas, je lui souhaite bon voyage.
– Mais d’ici là, tout ce qu’il peut faire…
– Quoi ?
– Est-ce que je sais ? Il faut s’attendre à tout.
Elle était très agitée, et de fait la situation justifiait jusqu’à un certain point cette surexcitation nerveuse.
Presque malgré moi, je lui dis :
– Il y a en effet des coïncidences curieuses… Mais tranquilli-sez-vous. En admettant qu’Arsène Lupin soit dans un de ces wagons, il s’y tiendra bien sage, et, plutôt que de s’attirer de nouveaux ennuis, il n’aura pas d’autre idée que d’éviter le péril qui le menace.
Mes paroles ne la rassurèrent point. Cependant elle se tut, craignant sans doute d’être indiscrète.
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Moi, je dépliai mes journaux et lus les comptes rendus du procès d’Arsène Lupin. Comme ils ne contenaient rien que l’on ne connût déjà, ils ne m’intéressèrent que médiocrement. En outre, j’étais fatigué, j’avais mal dormi, je sentis mes paupières s’alourdir et ma tête s’incliner.
– Mais, monsieur, vous n’allez pas dormir.
La dame m’arrachait mes journaux et me regardait avec indignation.
– Évidemment non, répondis-je, je n’en ai aucune envie.
– Ce serait de la dernière imprudence, me dit-elle.
– De la dernière, répétai-je.
Et je luttai énergiquement, m’accrochant au paysage, aux nuées qui rayaient le ciel. Et bientôt tout cela se brouilla dans l’espace, l’image de la dame agitée et du monsieur assoupi s’effaça dans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence du sommeil.
Des rêves inconsistants et légers bientôt l’agrémentèrent, un être qui jouait le rôle et portait le nom d’Arsène Lupin y tenait une certaine place. Il évoluait à l’horizon, le dos chargé d’objets précieux, traversait des murs et démeublait des châteaux.
Mais la silhouette de cet être, qui n’était d’ailleurs plus Ar-sène Lupin, se précisa. Il venait vers moi, devenait de plus en plus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilité, et retombait en plein sur ma poitrine.
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Une vive douleur… un cri déchirant. Je me réveillai.
L’homme, le voyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait à la gorge.
Je vis cela très vaguement, car mes yeux étaient injectés de sang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proie à une attaque de nerfs. Je n’essayai même pas de résister.
D’ailleurs, je n’en aurais pas eu la force : mes tempes bourdon-naient, je suffoquais… je râlais… Une minute encore… et c’était l’asphyxie.
L’homme dut le sentir. Il relâcha son étreinte. Sans s’écarter, de la main droite, il tendit une corde où il avait prépa-ré un nœud coulant, et, d’un geste sec, il me lia les deux poignets. En un instant, je fus garrotté, bâillonné, immobilisé.
Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle du monde, avec une aisance où se révélait le savoir d’un maître, d’un professionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvement fébrile. Du sang-froid et de l’audace. Et j’étais là, sur la banquette, ficelé comme une momie, moi, Arsène Lupin !
En vérité, il y avait de quoi rire. Et, malgré la gravité des circonstances, je n’étais pas sans apprécier tout ce que la situation comportait d’ironique et de savoureux. Arsène Lupin roulé comme un novice ! dévalisé comme le premier venu – car, bien entendu, le bandit m’allégea de ma bourse et de mon portefeuille ! Arsène Lupin, victime à son tour, dupé, vaincu… Quelle aventure !
Restait la dame. Il n’y prêta même pas attention. Il se con-tenta de ramasser la petite sacoche qui gisait sur le tapis et d’en extraire les bijoux, porte-monnaie, bibelots d’or et d’argent qu’elle contenait. La dame ouvrit un œil, tressaillit d’épouvante, ôta ses bagues et les tendit à l’homme comme si elle avait voulu
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lui épargner tout effort inutile. Il prit les bagues et la regarda : elle s’évanouit.
Alors, toujours silencieux et tranquille, sans plus s’occuper de nous, il regagna sa place, alluma une cigarette et se livra à un examen approfondi des trésors qu’il avait conquis, examen qui parut le satisfaire entièrement.
J’étais beaucoup moins satisfait. Je ne parle pas des douze mille francs dont on m’avait indûment dépouillé : c’était un dommage que je n’acceptais que momentanément et je comptais bien que ces douze mille francs rentreraient en ma possession dans le plus bref délai, ainsi que les papiers fort importants que renfermait mon portefeuille : projets, devis, adresses, listes de correspondants, lettres compromettantes. Mais, pour le moment, un souci plus immédiat et plus sérieux me tracassait : Qu’allait-il se produire ?
Comme bien l’on pense, l’agitation causée par mon passage à travers la gare Saint-Lazare ne m’avait pas échappé. Invité chez des amis que je fréquentais sous le nom de Guillaume Berlat, et pour qui ma ressemblance avec Arsène Lupin était un sujet de plaisanteries affectueuses, je n’avais pu me grimer à ma guise, et ma présence avait été signalée. En outre, on avait vu un homme se précipiter de l’express dans le rapide. Qui était cet homme, sinon Arsène Lupin ? Donc, inévitablement, fatalement, le commissaire de police de Rouen, prévenu par télé-
gramme, et assisté d’un nombre respectable d’agents, se trouverait à l’arrivée du train, interrogerait les voyageurs suspects, et procéderait à une revue minutieuse des wagons.
Tout cela, je le prévoyais, et je ne m’en étais pas trop ému, certain que la police de Rouen ne serait pas plus perspicace que celle de Paris, et que je saurais bien passer inaperçu – ne me
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suffirait-il pas, à la sortie, de montrer négligemment ma carte de député, grâce à laquelle j’avais déjà inspiré toute confiance au contrôleur de Saint-Lazare ? Mais combien les choses avaient changé ! Je n’étais plus libre. Impossible de tenter un de mes coups habituels. Dans un des wagons, le commissaire découvri-rait le sieur Arsène Lupin qu’un hasard propice lui envoyait pieds et poings liés, docile comme un agneau, empaqueté, tout préparé. Il n’aurait qu’à en prendre livraison, comme on reçoit un colis postal qui vous est adressé en gare, bourriche de gibier ou panier de fruits et légumes.
Et pour éviter ce fâcheux dénouement, que pouvais-je, en-tortillé dans mes bandelettes ?
Et le rapide filait vers Rouen, unique et prochaine station, brûlait Vernon, Saint-Pierre.
Un autre problème m’intriguait, où j’étais moins directement intéressé, mais dont la solution éveillait ma curiosité de professionnel. Quelles étaient les intentions de mon compagnon ?
J’aurais été seul qu’il eût le temps, à Rouen, de descendre en toute tranquillité. Mais la dame ? À peine la portière serait-elle ouverte, la dame si sage et si humble en ce moment, crierait, se démènerait, appellerait au secours !
Et de là mon étonnement ! pourquoi ne la réduisait-il pas à la même impuissance que moi, ce qui lui aurait donné le loisir de disparaître avant qu’on se fût aperçu de son double méfait ?
Il fumait toujours, les yeux fixés sur l’espace qu’une pluie hésitante commençait à rayer de grandes lignes obliques. Une fois cependant il se détourna, saisit mon indicateur et le consulta.
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La dame, elle, s’efforçait de rester évanouie, pour rassurer son ennemi. Mais des quintes de toux provoquées par la fumée démentaient cet évanouissement.
Quant à moi, j’étais fort mal à l’aise, et très courbaturé. Et je songeais… je combinais…
Pont-de-l’Arche, Oissel… Le rapide se hâtait, joyeux, ivre de vitesse.
Saint-Étienne… À cet instant, l’homme se leva, et fit deux pas vers nous, ce à quoi la dame s’empressa de répondre par un nouveau cri et par un évanouissement non simulé.
Mais quel était son but, à lui ? Il baissa la glace de notre cô-
té. La pluie maintenant tombait avec rage, et son geste marqua l’ennui qu’il éprouvait à n’avoir ni parapluie ni pardessus. Il jeta les yeux sur le filet : l’en-cas de la dame s’y trouvait. Il le prit. Il prit également mon pardessus et s’en vêtit.
On traversait la Seine. Il retroussa le bas de son pantalon, puis se penchant, il souleva le loquet extérieur.
Allait-il se jeter sur la voie ? À cette vitesse, c’eût été la mort certaine. On s’engouffra dans le tunnel percé sous la côte Sainte-Catherine. L’homme entrouvrit la portière et, du pied, tâta la première marche. Quelle folie ! Les ténèbres, la fumée, le vacarme, tout cela donnait à une telle tentative une apparence fantastique. Mais, tout à coup, le train ralentit, les westinghouse s’opposèrent à l’effort des roues. En une minute l’allure devint normale, diminua encore. Sans aucun doute des travaux de con-solidation étaient projetés dans cette partie du tunnel, qui né-
cessitaient le passage ralenti des trains, depuis quelques jours peut-être, et l’homme le savait.
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Il n’eut donc qu’à poser l’autre pied sur la marche, à descendre sur la seconde et à s’en aller paisiblement, non sans avoir au préalable rabattu le loquet et refermé la portière.
À peine avait-il disparu que du jour éclaira la fumée plus blanche. On déboucha dans une vallée. Encore un tunnel et nous étions à Rouen.
Aussitôt la dame recouvra ses esprits et son premier soin fut de se lamenter sur la perte de ses bijoux. Je l’implorai des yeux.
Elle comprit et me délivra du bâillon qui m’étouffait. Elle voulait aussi dénouer mes liens, je l’en empêchai.
– Non, non, il faut que la police voie les choses en l’état. Je désire qu’elle soit édifiée sur ce gredin.
– Et si je tirais la sonnette d’alarme ?
– Trop tard, il fallait y penser pendant qu’il m’attaquait.
– Mais il m’aurait tuée ! Ah ! monsieur, vous l’avais-je dit qu’il voyageait dans ce train ! Je l’ai reconnu tout de suite, d’après son portrait. Et le voilà parti avec mes bijoux.
– On le retrouvera, n’ayez pas peur.
– Retrouver Arsène Lupin ! Jamais.
– Cela dépend de vous, madame. Écoutez. Dès l’arrivée, soyez à la portière, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employés viendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots l’agression dont j’ai été victime et la fuite
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d’Arsène Lupin, donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie – le vôtre – un pardessus gris à taille.
– Le vôtre, dit-elle.
– Comment le mien ? Mais non, le sien. Moi, je n’en avais pas.
– Il m’avait semblé qu’il n’en avait pas non plus quand il est monté.
– Si, si… à moins que ce ne soit un vêtement oublié dans le filet. En tout cas, il l’avait quand il est descendu, et c’est là l’essentiel… un pardessus gris, à taille, rappelez-vous… Ah !
j’oubliais… dites votre nom, dès l’abord. Les fonctions de votre mari stimuleront le zèle de tous ces gens.
On arrivait. Elle se penchait déjà à la portière. Je repris d’une voix un peu forte, presque impérieuse, pour que mes paroles se gravassent bien dans son cerveau :
– Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites que vous me connaissez… Cela nous gagnera du temps… il faut qu’on expédie l’enquête préliminaire… l’important, c’est la poursuite d’Arsène Lupin… vos bijoux… Il n’y a pas d’erreur, n’est-ce pas ? Guillaume Berlat, un ami de votre mari.
– Entendu… Guillaume Berlat.
Elle appelait déjà et gesticulait. Le train n’avait pas stoppé qu’un monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. L’heure critique sonnait.
Haletante, la dame s’écria :
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– Arsène Lupin… ils nous a attaqués… il a volé mes bijoux…
Je suis madame Renaud… mon mari est sous-directeur des services pénitentiaires… Ah ! tenez, voici précisément mon frère, Georges Ardelle, directeur du Crédit Rouennais… vous devez savoir…
Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, et que le commissaire salua, et elle reprit, éplorée :
– Oui, Arsène Lupin… tandis que monsieur dormait, il s’est jeté à sa gorge… Monsieur Berlat, un ami de mon mari.
Le commissaire demanda :
– Mais où est-il, Arsène Lupin ?
– Il a sauté du train sous le tunnel, après la Seine.
– Êtes-vous sûre que ce soit lui ?
– Si j’en suis sûre ! Je l’ai parfaitement reconnu. D’ailleurs on l’a vu à la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou…
– Non pas… un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rec-tifia le commissaire en désignant mon chapeau.
– Un chapeau mou, je l’affirme, répéta Mme Renaud, et un pardessus gris à taille.
– En effet, murmura le commissaire, le télégramme signale ce pardessus gris, à taille et à col de velours noir.
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– À col de velours noir, justement, s’écria Mme Renaud triomphante.
Je respirai. Ah ! la brave, l’excellente amie que j’avais là !
Les agents cependant m’avaient débarrassé de mes en-traves. Je me mordis violemment les lèvres, du sang coula.
Courbé en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient à un individu qui est resté longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bâillon, je dis au commissaire, d’une voix affaiblie :
– Monsieur, c’était Arsène Lupin, il n’y a pas de doute… En faisant diligence on le rattrapera… Je crois que je puis vous être d’une certaine utilité…
Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut détaché. Le train continua vers Le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, à travers la foule de curieux qui encombrait le quai.
À ce moment, j’eus une hésitation. Sous un prétexte quelconque, je pouvais m’éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre était dangereux. Qu’un incident se produisît, qu’une dépêche survint de Paris, et j’étais perdu.
Oui, mais mon voleur ? Abandonné à mes propres ressources, dans une région qui ne m’était pas très familière, je ne devais pas espérer le rejoindre.
« Bah ! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile à gagner, mais si amusante à jouer ! Et l’enjeu en vaut la peine. »
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Et comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dépositions, je m’écriai :
– Monsieur le commissaire, actuellement Arsène Lupin prend de l’avance. Mon automobile m’attend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir d’y monter, nous essaierions…
Le commissaire sourit d’un air fin :
– L’idée n’est pas mauvaise… si peu mauvaise même qu’elle est en voie d’exécution.
– Ah !
– Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis à bicyclette… depuis un certain temps déjà.
– Mais où ?
– À la sortie même du tunnel. Là, ils recueilleront les indices, les témoignages, et suivront la piste d’Arsène Lupin.
Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules.
– Vos deux agents ne recueilleront ni indice ni témoignage.
– Vraiment !
– Arsène Lupin se sera arrangé pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la première route et, de là…
– Et de là, Rouen, où nous le pincerons.
– Il n’ira pas à Rouen.
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– Alors, il restera dans les environs où nous sommes encore plus sûrs…
– Il ne restera pas dans les environs.
– Oh ! oh ! Et où donc se cachera-t-il ?
Je tirai ma montre.
– À l’heure présente, Arsène Lupin rôde autour de la gare de Darnétal. À dix heures cinquante, c’est-à-dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, à Amiens.
– Vous croyez ? Et comment le savez-vous ?
– Oh ! c’est bien simple. Dans le compartiment, Arsène Lupin a consulté mon indicateur. Pour quelle raison ? Y avait-il, non loin de l’endroit où il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train s’arrêtant à cette gare ? À mon tour je viens de consulter l’indicateur. Il m’a renseigné.
– En vérité, monsieur, dit le commissaire, c’est merveilleusement déduit. Quelle compétence !
Entraîné par ma conviction, j’avais commis une maladresse en faisant preuve de tant d’habileté. Il me regardait avec étonnement, et je crus sentir qu’un soupçon l’effleurait. – Oh ! à peine, car les photographies envoyées de tous côtés par le parquet étaient trop imparfaites, représentaient un Arsène Lupin trop différent de celui qu’il avait devant lui, pour qu’il lui fût possible de me reconnaître. Mais, tout de même, il était troublé, confusément inquiet.
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Il y eut un moment de silence. Quelque chose d’équivoque et d’incertain arrêtait nos paroles. Moi-même, un frisson de gêne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi ? Me dominant, je me mis à rire.
– Mon Dieu, rien ne vous ouvre la compréhension comme la perte d’un portefeuille et le désir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-être…
– Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire, s’écria Mme Renaud, écoutez M. Berlat.
L’intervention de mon excellente amie fut décisive. Prononcé par elle, la femme d’un personnage influent, ce nom de Berlat devenait réellement le mien et me conférait une identité qu’aucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva :
– Je serais trop heureux monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir réussir. Autant que vous je tiens à l’arrestation d’Arsène Lupin.
Il me conduisit jusqu’à l’automobile. Deux de ses agents, qu’il me présenta, Honoré Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je m’installai au volant. Mon mécanicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes après nous quittions la gare.
J’étais sauvé.
Ah ! j’avoue qu’en roulant sur les boulevards qui ceignent la vieille cité normande, à l’allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n’étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. À droite et à gauche, les arbres s’enfuyaient derrière nous. Et libre, hors de danger, je n’avais plus maintenant qu’à régler mes petites af-
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faires personnelles, avec le concours des deux honnêtes repré-
sentants de la force publique. Arsène Lupin s’en allait à la recherche d’Arsène Lupin !
Modestes soutiens de l’ordre social, Delivet Gaston et Massol Honoré, combien votre assistance me fut précieuse !
Qu’aurais-je fait sans vous ? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, j’eusse choisi la mauvaise route ! Sans vous, Arsène Lupin se trompait, et l’autre s’échappait !
Mais tout n’était pas fini. Loin de là. Il me restait d’abord à rattraper l’individu et ensuite à m’emparer moi-même des papiers qu’il m’avait dérobés. À aucun prix, il ne fallait que mes deux acolytes missent le nez dans ces documents, encore moins qu’ils ne s’en saisissent. Me servir d’eux et agir en dehors d’eux, voilà ce que je voulais et qui n’était point aisé.
À Darnétal, nous arrivâmes trois minutes après le passage du train. Il est vrai que j’eus la consolation d’apprendre qu’un individu en pardessus gris, à taille, à collet de velours noir, était monté dans un compartiment de seconde classe, muni d’un billet pour Amiens. Décidément, mes débuts comme policier promettaient.
Delivet me dit :
– Le train est express et ne s’arrête plus qu’à Montérolier-Buchy, dans dix-neuf minutes. Si nous n’y sommes pas avant Arsène Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquer sur Clères, et de là gagner Dieppe ou Paris.
– Montérolier, quelle distance ?
– Vingt-trois kilomètres.
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– Vingt-trois kilomètres en dix-neuf minutes… Nous y serons avant lui.
La passionnante étape ! Jamais ma fidèle Moreau-Lepton ne répondit à mon impatience avec plus d’ardeur et de régulari-té. Il me semblait que je lui communiquais ma volonté directement, sans l’intermédiaire des leviers et des manettes. Elle par-tageait mes désirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait mon animosité contre ce gredin d’Arsène Lupin. Le fourbe ! le traître ! aurais-je raison de lui ? Se jouerait-il une fois de plus de l’autorité, de cette autorité dont j’étais l’incarnation ?
– À droite, criait Delivet !… À gauche !… Tout droit !…
Nous glissions au-dessus du sol. Les bornes avaient l’air de petites bêtes peureuses qui s’évanouissaient à notre approche.
Et tout à coup, au détour d’une route, un tourbillon de fu-mée, l’express du Nord.
Durant un kilomètre, ce fut la lutte, côte à côte, lutte inégale dont l’issue était certaine. À l’arrivée, nous le battions de vingt longueurs.
En trois secondes, nous étions sur le quai, devant les deuxièmes classes. Les portières s’ouvrirent. Quelques personnes descendaient. Mon voleur point. Nous inspectâmes les compartiments. Pas d’Arsène Lupin.
Sapristi ! m’écriai-je, il m’aura reconnu dans l’automobile tandis que nous marchions côte à côte, et il aura sauté.
Le chef de train confirma cette supposition. Il avait vu un homme qui dégringolait le long du remblai, à deux cents mètres de la gare.
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– Tenez, là-bas… celui qui traverse le passage à niveau.
Je m’élançai, suivi de mes deux acolytes, ou plutôt suivi de l’un d’eux, car l’autre, Massol, se trouvait être un coureur exceptionnel, ayant autant de fond que de vitesse. En peu d’instants, l’intervalle qui le séparait du fugitif diminua singulièrement.
L’homme l’aperçut, franchit une haie et détala rapidement vers un talus qu’il grimpa. Nous le vîmes encore plus loin : il entrait dans un petit bois.
Quand nous atteignîmes le petit bois, Massol nous y attendait. Il avait jugé inutile de s’aventurer davantage, dans la crainte de nous perdre.
– Et je vous félicite, mon cher ami, lui dis-je. Après une pareille course, notre individu doit être à bout de souffle. Nous le tenons.
J’examinai les environs, tout en réfléchissant aux moyens de procéder seul à l’arrestation du fugitif, afin de faire moi-même des reprises que la justice n’aurait sans doute tolérées qu’après beaucoup d’enquêtes désagréables. Puis, je revins à mes compagnons.
– Voilà, c’est facile. Vous, Massol, postez-vous à gauche.
Vous, Delivet, à droite. De là, vous surveillez toute la ligne postérieure du bosquet, et il ne peut en sortir, sans être aperçu de vous, que par cette cavée, où je prends position. S’il ne sort pas, moi j’entre, et, forcément, je le rabats sur l’un ou sur l’autre.
Vous n’avez donc qu’à attendre. Ah ! j’oubliais : en cas d’alerte, un coup de feu.
Massol et Delivet s’éloignèrent chacun de son côté. Aussitôt qu’ils eurent disparus, je pénétrai dans le bois, avec les plus
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grandes précautions, de manière à n’être ni vu ni entendu.
C’étaient des fourrés épais, aménagés pour la chasse, et coupés de sentes très étroites où il n’était possible de marcher qu’en se courbant comme dans des souterrains de verdure.
L’une d’elles aboutissait à une clairière où l’herbe mouillée présentait des traces de pas. Je les suivis en ayant soin de me glisser à travers les taillis. Elles me conduisirent au pied d’un petit monticule que couronnait une masure en plâtras, à moitié démolie.
« Il doit être là, pensai-je. L’observatoire est bien choisi. »
Je rampai jusqu’à proximité de la bâtisse. Un bruit léger m’avertit de sa présence, et, de fait, par une ouverture, je l’aperçus qui me tournait le dos.
En deux bonds je fus sur lui. Il essaya de braquer le revolver qu’il tenait à la main. Je ne lui en laissai pas le temps, et l’entraînai à terre, de telle façon que ses deux bras étaient pris sous lui, tordus, et que je pesais de mon genou sur sa poitrine.
– Écoute, mon petit, lui dis-je à l’oreille, je suis Arsène Lupin. Tu vas me rendre toute de suite et de bonne grâce mon portefeuille et la sacoche de la dame… moyennant quoi je te tire des griffes de la police, et je t’enrôle parmi mes amis. Un mot seulement : oui ou non ?
– Oui, murmura-t-il.
– Tant mieux. Ton affaire, ce matin, était joliment combinée. On s’entendra.
Je me relevai. Il fouilla dans sa poche, en sortit un large couteau et voulut m’en frapper.
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– Imbécile ! m’écriai-je.
D’une main, j’avais paré l’attaque. De l’autre, je lui portai un violent coup sur l’artère carotide, ce qui s’appelle le « hook à la carotide ». Il tomba assommé.
Dans mon portefeuille, je retrouvai mes papiers et mes billets de banque. Par curiosité, je pris le sien. Sur une enveloppe qui lui était adressée, je lus son nom : Pierre Onfrey.
Je tressaillis. Pierre Onfrey, l’assassin de la rue Lafontaine, à Auteuil ! Pierre Onfrey, celui qui avait égorgé Mme Delbois et ses deux filles. Je me penchai sur lui. Oui, c’était ce visage qui, dans le compartiment, avait éveillé en moi le souvenir de traits déjà contemplés.
Mais le temps passait. Je mis dans une enveloppe deux billets de cent francs, une carte et ces mots :
« Arsène Lupin à ses bons collègues Honoré Massol et Gaston Delivet, en témoignage de reconnaissance. »
Je posai cela en évidence au milieu de la pièce. À côté, la sacoche de Mme Renaud. Pouvais-je ne point la rendre à l’excellente amie qui m’avait secouru ?
Je confesse cependant que j’en retirai tout ce qui présentait un intérêt quelconque, n’y laissant qu’un peigne en écaille, et un porte-monnaie vide. Que diable ! Les affaires sont les affaires.
Et puis, vraiment, son mari exerçait un métier si peu hono-rable !…
Restait l’homme. Il commençait à remuer. Que devais-je faire ? Je n’avais qualité ni pour le sauver ni pour le condamner.
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Je lui enlevai ses armes et tirai en l’air un coup de revolver.
– Les deux autres vont venir, pensai-je, qu’il se débrouille !
Les choses s’accompliront dans le sens de son destin.
Et je m’éloignai au pas de course par le chemin de la cavée.
Vingt minutes plus tard, une route de traverse, que j’avais remarquée lors de notre poursuite, me ramenait auprès de mon automobile.
À quatre heures, je télégraphiais à mes amis de Rouen qu’un incident imprévu me contraignait à remettre ma visite. Entre nous, je crains fort, étant donné ce qu’ils doivent savoir maintenant, d’être obligé de la remettre indéfiniment. Cruelle désillu-sion pour eux !
À six heures, je rentrais à Paris par l’Isle-Adam, Enghien et la porte Bineau.
Les journaux du soir m’apprirent que l’on avait enfin réussi à s’emparer de Pierre Onfrey.
Le lendemain – ne dédaignons point les avantages d’une in-telligente réclame – l’ Écho de France publiait cet entrefilet sensationnel :
« Hier, aux environs de Buchy, après de nombreux incidents, Arsène Lupin a opéré l’arrestation de Pierre Onfrey.
L’assassin de la rue Lafontaine venait de dévaliser, sur la ligne de Paris au Havre, Mme Renaud, la femme du sous-directeur des services pénitentiaires. Arsène Lupin a restitué à Mme Renaud la sacoche qui contenait ses bijoux, et a récompensé généreuse-
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ment les deux agents de la Sûreté qui l’avaient aidé au cours de cette dramatique arrestation. »
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Le Collier de la Reine
Deux ou trois fois par an, à l’occasion de solennités importantes, comme les bals de l’ambassade d’Autriche ou les soirées de lady Billingstone, la comtesse de Dreux-Soubise mettait sur ses blanches épaules « le Collier de la Reine ».
C’était bien le fameux collier, le collier légendaire que Bohmer et Bassenge, joailliers de la couronne, destinaient à la du Barry, que le cardinal de Rohan-Soubise crut offrir à Marie-Antoinette, reine de France, et que l’aventurière Jeanne de Valois, comtesse de La Motte, dépeça un soir de février 1785, avec l’aide de son mari et de leur complice Rétaux de Villette.
Pour dire vrai, la monture seule était authentique. Rétaux de Villette l’avait conservée, tandis que le sieur de La Motte et sa femme dispersaient aux quatre vents les pierres brutalement desserties, les admirables pierres si soigneusement choisies par Bohmer. Plus tard, en Italie, il la vendit à Gaston de Dreux-Soubise, neveu et héritier du cardinal, sauvé par lui de la ruine lors de la retentissante banqueroute de Rohan-Guéménée, et qui en souvenir de son oncle, racheta les quelques diamants qui restaient en la possession du bijoutier anglais Jefferys, les compléta avec d’autres de valeur beaucoup moindre, mais de même dimension, et parvint à reconstituer le merveilleux « collier en esclavage », tel qu’il était sorti des mains de Bohmer et Bassenge.
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De ce bijou historique, pendant près d’un siècle, les Dreux-Soubise s’enorgueillirent. Bien que diverses circonstances eussent notablement diminué leur fortune, ils aimèrent mieux ré-
duire leur train de maison que d’aliéner la royale et précieuse relique. En particulier le comte actuel y tenait comme on tient à la demeure de ses pères. Par prudence, il avait loué un coffre au Crédit Lyonnais pour l’y déposer. Il allait l’y chercher lui-même l’après-midi du jour où sa femme voulait s’en parer, et l’y reportait lui-même le lendemain.
Ce soir-là, à la réception du Palais de Castille – l’aventure remonte au début du siècle – la comtesse eut un véritable succès, et le roi Christian, en l’honneur de qui la fête était donnée, remarqua sa beauté magnifique. Les pierreries ruisselaient autour du cou gracieux. Les mille facettes des diamants brillaient et scintillaient comme des flammes à la clarté des lumières.
Nulle autre qu’elle, semblait-il, n’eût pu porter avec tant d’aisance et de noblesse le fardeau d’une telle parure.
Ce fut un double triomphe, que le comte de Dreux goûta profondément, et dont il s’applaudit, quand ils furent rentrés dans la chambre de leur vieil hôtel du faubourg Saint-Germain.
Il était fier de sa femme et tout autant peut-être du bijou qui illustrait sa maison depuis quatre générations. Et sa femme en tirait une vanité un peu puérile, mais qui était bien la marque de son caractère altier.
Non sans regret, elle détacha le collier de ses épaules et le tendit à son mari qui l’examina avec admiration, comme s’il ne le connaissait point. Puis, l’ayant remis dans son écrin de cuir rouge aux armes du Cardinal, il passa dans un cabinet voisin, sorte d’alcôve plutôt, que l’on avait complètement isolée de la chambre, et dont l’unique entrée se trouvait au pied de leur lit.
Comme les autres fois, il le dissimula sur une planche assez éle-vée, parmi des cartons à chapeau et des piles de linge. Il referma la porte et se dévêtit.
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Au matin, il se leva vers neuf heures, avec l’intention d’aller, avant le déjeuner, jusqu’au Crédit Lyonnais. Il s’habilla, but une tasse de café et descendit aux écuries. Là, il donna des ordres.
Un des chevaux l’inquiétait. Il le fit marcher et trotter devant lui dans la cour. Puis il retourna près de sa femme.
Elle n’avait point quitté la chambre, et se coiffait, aidée de sa bonne. Elle lui dit :
– Vous sortez ?
– Oui… pour cette course…
– Ah ! en effet… c’est plus prudent…
Il pénétra dans le cabinet. Mais, au bout de quelques secondes, il demanda, sans le moindre étonnement d’ailleurs :
– Vous l’avez pris, chère amie ?
Elle répliqua :
– Comment ? mais non, je n’ai rien pris.
– Vous l’avez dérangé.
– Pas du tout… je n’ai même pas ouvert cette porte.
Il apparut, décomposé, et il balbutia, la voix à peine intelligible :
– Vous n’avez pas ?… Ce n’est pas vous ?… Alors…
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Elle accourut, et ils cherchèrent fiévreusement, jetant les cartons à terre et démolissant les piles de linge. Et le comte ré-
pétait :
– Inutile… tout ce que nous faisons est inutile… C’est ici, là, sur cette planche, que je l’ai mis.
– Vous avez pu vous tromper.
– C’est ici, là, sur cette planche, et pas sur une autre.
Ils allumèrent une bougie, car la pièce était assez obscure, et ils enlevèrent tout le linge et tous les objets qui l’encombraient.
Et quand il n’y eut plus rien dans le cabinet, ils durent s’avouer avec désespoir que le fameux collier, « le Collier en esclavage de la Reine », avait disparu.
De nature résolue, la comtesse, sans perdre de temps en vaines lamentations, fit prévenir le commissaire, M. Valorbe, dont ils avaient eu déjà l’occasion d’apprécier l’esprit sagace et la clairvoyance. On le mit au courant par le détail, et tout de suite il demanda :
– Êtes-vous sûr, monsieur le comte, que personne n’a pu traverser la nuit votre chambre ?
– Absolument sûr. J’ai le sommeil très léger. Mieux encore : la porte de cette chambre était fermée au verrou. J’ai dû le tirer ce matin quand ma femme a sonné la bonne.
– Et il n’existe pas d’autre passage qui permette de s’introduire dans le cabinet ?
– Aucun.
– 112 –
– Pas de fenêtre ?
– Si, mais elle est condamnée.
– Je désirerais m’en rendre compte…
On alluma des bougies, et aussitôt M. Valorbe fit remarquer que la fenêtre n’était condamnée qu’à mi-hauteur, par un bahut, lequel, en outre, ne touchait pas exactement aux croisées.
– Il y touche suffisamment, répliqua M. de Dreux, pour qu’il soit impossible de le déplacer sans faire beaucoup de bruit.
– Et sur quoi donne cette fenêtre ?
– Sur une courette intérieure.
– Et vous avez encore un étage au-dessus de celui-là ?
– Deux, mais au niveau de celui des domestiques, la courette est protégée par une grille à petites mailles. C’est pourquoi nous avons si peu de jour.
D’ailleurs, quand on eut écarté le bahut, on constata que la fenêtre était close, ce qui n’aurait pas été, si quelqu’un avait pé-
nétré du dehors.
– À moins, observa le comte, que ce quelqu’un ne soit sorti par notre chambre.
– Auquel cas, vous n’auriez pas trouvé le verrou de cette chambre poussé.
– 113 –
Le commissaire réfléchit un instant, puis se tournant vers la comtesse :
– Savait-on dans votre entourage, madame, que vous deviez porter ce collier hier soir ?
– Certes, je ne m’en suis pas cachée. Mais personne ne savait que nous l’enfermions dans ce cabinet.
– Personne ?
– Personne… À moins que…
– Je vous en prie, madame, précisez. C’est là un point des plus importants.
Elle dit à son mari :
– Je songeais à Henriette.
– Henriette ? Elle ignore ce détail comme les autres.
– En es-tu certain ?
– Quelle est cette dame ? interrogea M. Valorbe.
– Une amie de couvent, qui s’est fâchée avec sa famille pour épouser une sorte d’ouvrier. À la mort de son mari, je l’ai re-cueillie avec son fils et leur ai meublé un appartement dans cet hôtel.
Et elle ajouta avec embarras :
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– Elle me rend quelques services. Elle est très adroite de ses mains.
– À quel étage habite-t-elle ?
– Au nôtre, pas loin du reste… à l’extrémité de ce couloir…
Et même, j’y pense… la fenêtre de sa cuisine…
– Ouvre sur cette courette, n’est-ce pas ?
– Oui, juste en face de la nôtre.
Un léger silence suivit cette déclaration.
Puis M. Valorbe demanda qu’on le conduisît auprès d’Henriette.
Ils la trouvèrent en train de coudre, tandis que son fils Raoul, un bambin de six à sept ans, lisait à ses côtés. Assez étonné de voir le misérable appartement qu’on avait meublé pour elle, et qui se composait au total d’une pièce sans cheminée et d’un réduit servant de cuisine, le commissaire la questionna.
Elle parut bouleversée en apprenant le vol commis. La veille au soir, elle avait elle-même habillé la comtesse et fixé le collier autour de son cou.
– Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, qui m’aurait jamais dit ?
– Et vous n’avez aucune idée ? pas le moindre doute ? Il est possible que le coupable ait passé par votre chambre.
Elle rit de bon cœur, sans même imaginer qu’on pouvait l’effleurer d’un soupçon :
– 115 –
– Mais je ne l’ai pas quittée, ma chambre ! je ne sors jamais, moi. Et puis ; vous n’avez donc pas vu ?
Elle ouvrit la fenêtre du réduit.
– Tenez, il y a bien trois mètres jusqu’au rebord opposé.
– Qui vous a dit que nous envisagions l’hypothèse d’un vol effectué par là ?
– Mais… le collier n’était-il pas dans le cabinet ?
– Comment le savez-vous ?
– Dame ! j’ai toujours su qu’on l’y mettait la nuit… on en a parlé devant moi…
Sa figure, encore jeune, mais que les chagrins avaient flé-
trie, marquait une grande douceur et de la résignation. Cependant elle eut soudain, dans le silence, une expression d’angoisse, comme si un danger l’eût menacée. Elle attira son fils contre elle. L’enfant lui prit la main et l’embrassa tendrement.
– Je ne suppose pas, dit M. de Dreux au commissaire, quand ils furent seuls, – je ne suppose pas que vous la soupçon-niez ? Je réponds d’elle. C’est l’honnêteté même.
– Oh ! je suis tout à fait de votre avis, affirma M. Valorbe.
C’est tout au plus si j’avais pensé à une complicité inconsciente.
Mais je reconnais que cette explication doit être abandonnée, d’autant qu’elle ne résout nullement le problème, auquel nous nous heurtons.
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Le commissaire ne poussa pas plus avant cette enquête, que le juge d’instruction reprit et compléta les jours suivants. On interrogea les domestiques, on vérifia l’état du verrou, on fit des expériences sur la fermeture et sur l’ouverture de la fenêtre du cabinet, on explora la courette de haut en bas… Tout fut inutile.
Le verrou était intact. La fenêtre ne pouvait s’ouvrir ni se fermer du dehors.
Plus spécialement, les recherches visèrent Henriette, car, malgré tout, on en revenait toujours de ce côté. On fouilla sa vie minutieusement, et il fut constaté que, depuis trois ans, elle n’était sortie que quatre fois de l’hôtel, et les quatre fois pour des courses que l’on put déterminer. En réalité, elle servait de femme de chambre et de couturière à Mme de Dreux, qui se montrait à son égard d’une rigueur dont tous les domestiques témoignèrent en confidence.
– D’ailleurs, disait le juge d’instruction, qui, au bout d’une semaine, aboutit aux mêmes conclusions que le commissaire, en admettant que nous connaissions le coupable, et nous n’en sommes pas là, nous n’en saurions pas davantage sur la manière dont le vol a été commis. Nous sommes barrés à droite et à gauche par deux obstacles : une porte et une fenêtre fermées. Le mystère est double ! Comment a-t-on pu s’introduire, et comment, ce qui était beaucoup plus difficile, a-t-on pu s’échapper en laissant derrière soi une porte close au verrou et une fenêtre fermée ?
Au bout de quatre mois d’investigations, l’idée secrète du juge était celle-ci : M. et Mme de Dreux, pressés par des besoins d’argent, avaient vendu le Collier de la Reine. Il classa l’affaire.
Le vol du précieux bijou porta aux Dreux-Soubise un coup dont ils gardèrent longtemps la marque. Leur crédit n’étant plus soutenu par la sorte de réserve que constituait un tel trésor, ils se trouvèrent en face de créanciers plus exigeants et de prêteurs
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moins favorables. Ils durent couper dans le vif, aliéner, hypothéquer. Bref, c’eût été la ruine si deux gros héritages de parents éloignés ne les avaient sauvés.
Ils souffrirent aussi dans leur orgueil, comme s’ils avaient perdu un quartier de noblesse. Et, chose bizarre, ce fut à son ancienne amie de pension que la comtesse s’en prit. Elle ressen-tait contre elle une véritable rancune et l’accusait ouvertement.
On la relégua d’abord à l’étage des domestiques, puis on la congédia du jour au lendemain.
Et la vie coula, sans événements notables. Ils voyagèrent beaucoup.
Un seul fait doit être relevé au cours de cette époque.
Quelques mois après le départ d’Henriette, la comtesse reçut d’elle une lettre qui la remplit d’étonnement :
« Madame,
« Je ne sais comment vous remercier. Car c’est bien vous, n’est-ce pas, qui m’avez envoyé cela ? Ce ne peut être que vous.
Personne autre ne connaît ma retraite au fond de ce petit village. Si je me trompe, excusez-moi et retenez du moins l’expression de ma reconnaissance pour vos bontés passées… »
Que voulait-elle dire ? Les bontés présentes ou passées de la comtesse envers elle se réduisaient à beaucoup d’injustices. Que signifiaient ces remerciements ?
Sommée de s’expliquer, elle répondit qu’elle avait reçu par la poste, en un pli non recommandé ni chargé, deux billets de mille francs. L’enveloppe, qu’elle joignait à sa réponse, était timbrée de Paris, et ne portait que son adresse, tracée d’une écriture visiblement déguisée.
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D’où provenaient ces deux mille francs ? Qui les avait envoyés ? La justice s’informa. Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi ces ténèbres ?
Et le même fait se reproduisit douze mois après. Et une troisième fois ; et une quatrième fois ; et chaque année pendant six ans, avec cette différence que la cinquième et la sixième année, la somme doubla, ce qui permit à Henriette, tombée subitement malade, de se soigner comme il convenait.
Autre différence : l’administration de la poste ayant saisi une des lettres sous prétexte qu’elle n’était point chargée, les deux dernières lettres furent envoyées selon le règlement, la première datée de Saint-Germain, l’autre de Suresnes.
L’expéditeur signa d’abord Anquety, puis Péchard. Les adresses qu’il donna étaient fausses.
Au bout de six ans, Henriette mourut. L’énigme demeura entière.
Tous ces événements sont connus du public. L’affaire fut de celles qui passionnèrent l’opinion, et c’est un destin étrange que celui de ce collier, qui, après avoir bouleversé la France à la fin du XVIIIe siècle, souleva encore tant d’émotion cent vingt ans plus tard. Mais ce que je vais dire est ignoré de tous, sauf des principaux intéressés et de quelques personnes auxquelles le comte demanda le secret absolu. Comme il est probable qu’un jour ou l’autre elles manqueront à leur promesse, je n’ai, moi, aucun scrupule à déchirer le voile et l’on saura ainsi, en même temps que la clef de l’énigme, l’explication de la lettre publiée par les journaux d’avant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutait encore, si c’est possible, un peu d’ombre et de mystère aux obscurités de ce drame.
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Il y a cinq jours de cela. Au nombre des invités qui déjeu-naient chez M. de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux nièces et sa cousine, et, comme hommes, le président d’Essaville, le député Bochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile, et le général marquis de Rouzières, un vieux camarade de cercle.
Après le repas, ces dames servirent le café et les messieurs eurent l’autorisation d’une cigarette, à condition de ne point déserter le salon. On causa. L’une des jeunes filles s’amusa à faire les cartes et à dire la bonne aventure. Puis on en vint à parler de crimes célèbres. Et c’est à ce propos que M. de Rouzières, qui ne manquait jamais l’occasion de taquiner le comte, rappela l’aventure du collier, sujet de conversation que M. de Dreux avait en horreur.
Aussitôt chacun émit son avis. Chacun recommença l’instruction à sa manière. Et, bien entendu, toutes les hypothèses se contredisaient, toutes également inadmissibles.
– Et vous, monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani, quelle est votre opinion ?
– Oh ! moi, je n’ai pas d’opinion, madame.
On se récria. Précisément, le chevalier venait de raconter très brillamment diverses aventures auxquelles il avait été mêlé avec son père, magistrat à Palerme, et où s’étaient affirmés son jugement et son goût pour ces questions.
– J’avoue, dit-il, qu’il m’est arrivé de réussir alors que de plus habiles avaient renoncé. Mais de là à me considérer comme un Sherlock Holmes… Et puis, c’est à peine si je sais de quoi il s’agit.
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On se tourna vers le maître de la maison. À contrecœur, il dut résumer les faits. Le chevalier écouta, réfléchit, posa quelques interrogations, et murmura :
– C’est drôle… à première vue il ne me semble pas que la chose soit si difficile à deviner.
Le comte haussa les épaules. Mais les autres personnes s’empressèrent autour du chevalier, et il reprit d’un ton un peu dogmatique :
– En général, pour remonter à l’auteur d’un crime ou d’un vol, il faut déterminer comment ce crime ou ce vol ont été commis. Dans le cas actuel, rien de plus simple, selon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurs hypothèses, mais d’une certitude, d’une certitude unique, rigoureuse, et qui s’énonce ainsi : l’individu ne pouvait entrer que par la porte de la chambre ou par la fenêtre du cabinet. Or on n’ouvre pas, de l’extérieur, une porte verrouillée. Donc il est entré par la fe-nêtre.
– Elle était fermée, et on l’a retrouvée fermée, déclara M. de Dreux.
– Pour cela, continua Floriani, sans relever l’interruption, il n’a eu besoin que d’établir un pont, planche ou échelle, entre le balcon de la cuisine et le rebord de la fenêtre, et dès que l’écrin…
– Mais je vous répète que la fenêtre était fermée ! s’écria le comte avec impatience.
Cette fois Floriani dut répondre. Il le fit avec la plus grande tranquillité, en homme qu’une objection aussi insignifiante ne trouble point.
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– Je veux croire qu’elle l’était, mais n’y a-t-il pas un vasistas ?
– Comment le savez-vous ?
– D’abord c’est presque une règle, dans les hôtels de cette époque. Et ensuite il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque, autrement, le vol serait inexplicable.
– En effet, il y en a un, mais il est clos, comme la fenêtre. On n’y a même pas fait attention.
– C’est un tort. Car si on y avait fait attention, on aurait vu évidemment qu’il avait été ouvert.
– Et comment ?
– Je suppose que, pareil à tous les autres, il s’ouvre au moyen d’un fil de fer tressé, muni d’un anneau à son extrémité inférieure ?
– Oui.
– Et cet anneau pendait entre la croisée et le bahut ?
– Oui, mais je ne comprends pas…
– Voici. Par une fente pratiquée dans le carreau, on a pu, à l’aide d’un instrument quelconque, mettons une baguette de fer pourvue d’un crochet, agripper l’anneau, peser et ouvrir.
Le comte ricana :
– 122 –
– Parfait ! parfait ! vous arrangez tout cela avec une aisance seulement vous oubliez une chose, cher monsieur, c’est qu’il n’y a pas eu de fente pratiquée dans le carreau.
– Il y a eu une fente.
– Allons donc, on l’aurait vue.
– Pour voir il faut regarder, et l’on n’a pas regardé. La fente existe, il est matériellement impossible qu’elle n’existe pas, le long du carreau, contre le mastic… dans le sens vertical, bien entendu.
Le comte se leva. Il paraissait très surexcité. Il arpenta deux ou trois fois le salon d’un pas nerveux, et, s’approchant de Floriani :
– Rien n’a changé là-haut depuis ce jour… personne n’a mis les pieds dans ce cabinet.
– En ce cas, monsieur, il vous est loisible de vous assurer que mon explication concorde avec la réalité.
– Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice a constatés. Vous n’avez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez à l’encontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que nous savons.
Floriani ne sembla point remarquer l’irritation du comte, et il dit en souriant :
– Mon Dieu, monsieur, je tâche de voir clair, voilà tout. Si je me trompe, prouvez-moi mon erreur.
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– Sans plus tarder… J’avoue qu’à la longue votre assurance…
M. de Dreux mâchonna encore quelques paroles, puis, soudain, se dirigea vers la porte et sortit.
Pas un mot ne fut prononcé. On attendait anxieusement, comme si, vraiment, une parcelle de la vérité allait apparaître.
Et le silence avait une gravité extrême.
Enfin, le comte apparut dans l’embrasure de la porte. Il était pâle et singulièrement agité. Il dit à ses amis, d’une voix tremblante :
– Je vous demande pardon… les révélations de monsieur sont si imprévues… je n’aurais jamais pensé…
Sa femme l’interrogea avidement :
– Parle… je t’en supplie… qu’y a-t-il ?
Il balbutia :
– La fente existe… à l’endroit même indiqué… le long du carreau…
Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit d’un ton impérieux :
– Et maintenant, monsieur, poursuivez… je reconnais que vous avez raison jusqu’ici ; mais maintenant, ce n’est pas fini…
répondez… que s’est-il passé, selon vous ?
– 124 –
Floriani se dégagea doucement et après un instant pronon-
ça :
– Eh bien, selon moi, voilà ce qui s’est passé. L’individu, sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier, a jeté sa passerelle pendant votre absence. Au travers de la fenêtre, il vous a surveillé et vous a vu cacher le bijou. Dès que vous êtes parti, il a coupé la vitre et a tiré l’anneau.
– Soit, mais la distance est trop grande pour qu’il ait pu, par le vasistas, atteindre la poignée de la fenêtre.
– S’il n’a pu l’ouvrir, c’est qu’il est entré par le vasistas lui-même.
– Impossible ; il n’y a pas d’homme assez mince pour s’introduire par là.
– Alors ce n’est pas un homme.
– Comment !
– Certes. Si le passage est trop étroit pour un homme, il faut bien que ce soit un enfant.
– Un enfant !
– Ne m’avez-vous pas dit que votre amie Henriette avait un fils ?
– En effet… un fils qui s’appelait Raoul.
– Il est infiniment probable que c’est ce Raoul qui a commis le vol.
– 125 –
– Quelle preuve en avez-vous ?
– Quelle preuve ?… il n’en manque pas, de preuves… Ainsi, par exemple…
Il se tut et réfléchit quelques secondes. Puis il reprit :
– Ainsi, par exemple, cette passerelle, il n’est pas à croire que l’enfant l’ait apportée du dehors et remportée sans que l’on s’en soit aperçu. Il a dû employer ce qui était à sa disposition.
Dans le réduit où Henriette faisait sa cuisine, il y avait, n’est-ce pas, des tablettes accrochées au mur où l’on posait les casse-roles ?
– Deux tablettes, autant que je me souvienne.
– Il faudrait s’assurer si ces planches sont réellement fixées aux tasseaux de bois qui les supportent. Dans le cas contraire, nous serions autorisés à penser que l’enfant les a déclouées, puis attachées l’une à l’autre. Peut-être aussi, puisqu’il y avait un fourneau, trouverait-on le crochet à fourneau dont il a dû se servir pour ouvrir le vasistas.
Sans mot dire le comte sortit, et cette fois, les assistants ne ressentirent même point la petite anxiété de l’inconnu qu’ils avaient éprouvée la première fois. Ils savaient, ils savaient de façon absolue que les prévisions de Floriani étaient justes. Il émanait de cet homme une impression de certitude si rigoureuse qu’on l’écoutait non point comme s’il déduisait des faits les uns des autres, mais comme s’il racontait des événements dont il était facile de vérifier au fur et à mesure l’authenticité.
Et personne ne s’étonna lorsque à son tour le comte déclara :
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– C’est bien l’enfant, c’est bien lui, tout l’atteste.
– Vous avez vu les planches… le crochet ?
– J’ai vu… les planches ont été déclouées… le crochet est encore là.
Mme de Dreux-Soubise s’écria :
– C’est lui… Vous voulez dire plutôt que c’est sa mère. Henriette est la seule coupable. Elle aura obligé son fils…
– Non, affirma le chevalier, la mère n’y est pour rien.
– Allons donc ! ils habitaient la même chambre, l’enfant n’aurait pu agir à l’insu d’Henriette.
– Ils habitaient la même chambre, mais tout s’est passé dans la pièce voisine, la nuit, tandis que la mère dormait.
Et le collier ? fit le comte, on l’aurait trouvé dans les affaires de l’enfant.
– Pardon ! il sortait, lui. Le matin même où vous l’avez surpris devant sa table de travail, il venait de l’école, et peut-être la justice, au lieu d’épuiser ses ressources contre la mère inno-cente, aurait-elle été mieux inspirée en perquisitionnant là-bas, dans le pupitre de l’enfant, parmi ses livres de classe.
– Soit, mais ces deux mille francs qu’Henriette recevait chaque année, n’est-ce pas le meilleur signe de sa complicité ?
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– Complice, vous eût-elle remerciés de cet argent ? Et puis, ne la surveillait-on pas ? Tandis que l’enfant est libre, lui, il a toute facilité pour courir jusqu’à la ville voisine pour s’aboucher avec un revendeur quelconque et lui céder à vil prix un diamant, deux diamants, selon le cas… sous la seule condition que l’envoi d’argent sera effectué de Paris, moyennant quoi on recommencera l’année suivante.
Un malaise indéfinissable oppressait les Dreux-Soubise et leurs invités. Vraiment il y avait dans le ton, dans l’attitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui, dès le début avait si fort agacé le comte. Il y avait comme de l’ironie, et une ironie qui semblait plutôt hostile que sympathique et amicale ainsi qu’il eût convenu.
Le comte affecta de rire.
– Tout cela est d’un ingénieux qui me ravit ! Mes compli-ments ! Quelle imagination brillante !
– Mais non, mais non, s’écria Floriani avec plus de gravité, je n’imagine pas, j’évoque des circonstances qui furent inévitablement telles que je les montre.
– Qu’en savez-vous ?
– Ce que vous-même m’en avez dit. Je me représente la vie de la mère et de l’enfant, là-bas, au fond de la province, la mère qui tombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre les pierreries et sauver sa mère ou tout au moins adoucir ses derniers moments. Le mal l’emporte. Elle meurt. Des années passent. L’enfant grandit, devient un homme. Et alors – et pour cette fois, je veux bien admettre que mon imagination se donne libre cours – supposons que cet homme éprouve le besoin de revenir dans les lieux où il a vécu son enfance, qu’il les revoie,
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qu’il retrouve ceux qui ont soupçonné, accusé sa mère… pensez-vous à l’intérêt poignant d’une telle entrevue dans la vieille maison où se sont déroulées les péripéties du drame ?
Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silence inquiet, et sur le visage de M. et Mme de Dreux, se lisait un effort éperdu pour comprendre, en même temps que la peur, que l’angoisse de comprendre. Le comte murmura :
– Qui êtes-vous donc, monsieur ?
– Moi ? mais le chevalier Floriani que vous avez rencontré à Palerme et que vous avez été assez bon de convier chez vous déjà plusieurs fois.
– Alors que signifie cette histoire ?
– Oh ! mais rien du tout ! C’est simple jeu de ma part.
J’essaie de me figurer la joie que le fils d’Henriette, s’il existe encore, aurait à vous dire qu’il fut le seul coupable, et qu’il le fut parce que sa mère était malheureuse, sur le point de perdre la place de… domestique dont elle vivait, et parce que l’enfant souffrait de voir sa mère malheureuse.
Il s’exprimait avec une émotion contenue, à demi levé et penché vers la comtesse. Aucun doute ne pouvait subsister. Le chevalier Floriani n’était autre que le fils d’Henriette. Tout, dans son attitude, dans ses paroles, le proclamait. D’ailleurs n’était-ce point son intention évidente, sa volonté même d’être reconnu comme tel ?
Le comte hésita. Quelle conduite allait-il tenir envers l’audacieux personnage ? Sonner ? Provoquer un scandale ?
Démasquer celui qui l’avait dépouillé jadis ? Mais il y avait si longtemps ! Et qui voudrait admettre cette histoire absurde
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d’enfant coupable ? Non, il valait mieux accepter la situation, en affectant de n’en point saisir le véritable sens. Et le comte, s’approchant de Floriani, s’écria avec enjouement :
– Très amusant, très curieux, votre roman. Je vous jure qu’il me passionne. Mais, suivant vous, qu’est-il devenu, ce bon jeune homme, ce modèle des fils ? J’espère qu’il ne s’est pas arrêté en si beau chemin.
– Oh ! certes non.
– N’est-ce pas ! Après un tel début ! Prendre le collier de la Reine à six ans, le célèbre collier que convoitait Marie-Antoinette !
– Et le prendre, observa Floriani, se prêtant au jeu du comte, le prendre sans qu’il lui en coûte le moindre désagré-
ment, sans que personne ait l’idée d’examiner l’état des car-reaux, ou s’aviser que le rebord de la fenêtre est trop propre, ce rebord qu’il avait essuyé pour effacer les traces de son passage sur l’épaisse poussière… Avouez qu’il y avait de quoi tourner la tête d’un gamin de son âge. C’est donc si facile ? Il n’y a donc qu’à vouloir et tendre la main ?… Ma foi, il voulut…
– Et il tendit la main.
– Les deux mains, reprit le chevalier en riant.
Il y eut un frisson. Quel mystère cachait la vie de ce soi-disant Floriani ? Combien extraordinaire devait être l’existence de cet aventurier, voleur génial à six ans, et qui, aujourd’hui, par un raffinement de dilettante en quête d’émotion, ou tout au plus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver sa victime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avec toute la correction d’un galant homme en visite !
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Il se leva et s’approcha de la comtesse pour prendre congé.
Elle réprima un mouvement de recul. Il sourit.
– Oh ! madame, vous avez peur ! aurais-je donc poussé trop loin ma petite comédie de sorcier de salon ?
Elle se domina et répondit avec la même désinvolture un peu railleuse :
– Nullement, monsieur. La légende de ce bon fils m’a au contraire fort intéressée, et je suis heureuse que mon collier ait été l’occasion d’une destinée aussi brillante. Mais ne croyez-vous pas que le fils de cette… femme, de cette Henriette, obéissait surtout à sa vocation ?
Il tressaillit, sentant la pointe, et répliqua :
– J’en suis persuadé, et il fallait même que cette vocation fût sérieuse pour que l’enfant ne se rebutât point.
– Et comment cela ?
– Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres étaient fausses. Il n’y avait de vrai que les quelques diamants rachetés au bijoutier anglais, les autres ayant été vendus un à un selon les dures nécessités de la vie.
– C’était toujours le Collier de la Reine, monsieur, dit la comtesse avec hauteur, et voilà, me semble-t-il, ce que le fils d’Henriette ne pouvait comprendre.
– Il a dû comprendre, madame, que faux ou vrai, le collier était avant tout un objet de parade, une enseigne.
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M. de Dreux fit un geste. Sa femme aussitôt le prévint.
– Monsieur, dit-elle, si l’homme auquel vous faites allusion a la moindre pudeur…
Elle s’interrompit, intimidée par le calme regard de Floriani.
Il répéta :
– Si cet homme a la moindre pudeur ?…
Elle sentit qu’elle ne gagnerait rien à lui parler de la sorte, et malgré elle, malgré sa colère et son indignation toute frémis-sante d’orgueil humilié, elle lui dit presque poliment :
– Monsieur, la légende veut que Rétaux de Villette, quand il eut le Collier de la Reine entre les mains et qu’il en eut fait sauter tous les diamants avec Jeanne de Valois, n’ait point osé toucher à la monture. Il comprit que les diamants n’étaient que l’ornement, l’accessoire, mais que la monture était l’œuvre essentielle, la création même de l’artiste, et il la respecta. Pensez-vous que cet homme ait compris également ?
– Je ne doute pas que la monture existe. L’enfant l’a respectée.
– Eh bien ! monsieur, s’il vous arrive de le rencontrer, vous lui direz qu’il garde injustement une de ces reliques qui sont la propriété et la gloire de certaines familles, et qu’il a pu en arracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessât d’appartenir à la maison de Dreux-Soubise. Il nous appartient comme notre nom, comme notre honneur.
– 132 –
Le chevalier répondit simplement :
– Je lui dirai, madame.
Il s’inclina devant elle, salua le comte, salua les uns après les autres tous les assistants et sortit.
Quatre jours après, Mme de Dreux trouvait sur la table de sa chambre un écrin rouge aux armes du Cardinal. Elle l’ouvrit.
C’était le Collier en esclavage de la Reine.
Mais comme toutes les choses doivent, dans la vie d’un homme soucieux d’unité et de logique, concourir au même but –
et qu’un peu de réclame n’est jamais nuisible – le lendemain l’ Écho de France publiait ces lignes sensationnelles :
« Le Collier de la Reine, le célèbre bijou dérobé autrefois à la famille de Dreux-Soubise, a été retrouvé par Arsène Lupin.
Arsène Lupin s’est empressé de le rendre à ses légitimes propriétaires. On ne peut qu’applaudir à cette attention délicate et chevaleresque. »
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Le sept de cœur
Une question se pose et elle me fut souvent posée : « Comment ai-je connu Arsène Lupin ? »
Personne ne doute que je le connaisse. Les détails que j’accumule sur cet homme déconcertant, les faits irréfutables que j’expose,
les preuves nouvelles que j’apporte,
l’interprétation que je donne de certains actes dont on n’avait vu que les manifestations extérieures sans en pénétrer les raisons secrètes ni le mécanisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimité, que l’existence même de Lupin rendrait impossible, du moins des relations amicales et des confidences suivies.
Mais comment l’ai-je connu ? D’où me vient la faveur d’être son historiographe ? Pourquoi moi et pas un autre ?
La réponse est facile : le hasard seul a présidé à un choix où mon mérite n’entre pour rien. C’est le hasard qui m’a mis sur sa route. C’est par hasard que j’ai été mêlé à une de ses plus étranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux met-teur en scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péri-péties que j’éprouve un certain embarras au moment d’en en-treprendre le récit.
Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin, dont on a tant parlé. Et pour ma part, disons-le
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tout de suite, j’attribue la conduite assez anormale que je tins en l’occasion, à l’état d’esprit très spécial où je me trouvais en ren-trant chez moi. Nous avions dîné entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et que l’orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nous n’avions parlé que de crimes et de vols, d’intrigues effrayantes et ténébreuses. C’est toujours là une mauvaise préparation au sommeil.
Les Saint-Martin s’en allèrent en automobile, Jean Daspry –
ce charmant et insouciant Daspry qui devait six mois après, se faire tuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc – Jean Daspry et moi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude. Quand nous fûmes arrivés devant le petit hôtel que j’habitais depuis un an à Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit :
– Vous n’avez jamais peur ?
– Quelle idée !
– Dame, ce pavillon est tellement isolé ! pas de voisins… des terrains vagues… Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant…
– Eh bien ! vous êtes gai, vous !
– Oh ! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martin m’ont impressionné avec leurs histoires de brigands.
M’ayant serré la main, il s’éloigna. Je pris ma clef et j’ouvris.
– Allons ! bon, murmurai-je. Antoine a oublié de m’allumer une bougie.
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Et soudain je me rappelai : Antoine était absent, je lui avais donné congé.
Tout de suite l’ombre et le silence me furent désagréables.
Je montai jusqu’à ma chambre, à tâtons, le plus vite possible, et aussitôt, contrairement, à mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou. Puis j’allumai.
La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j’eus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longue portée, et je le posai à côté de mon lit. Cette précaution acheva de me rassurer. Je me couchai et, comme à l’ordinaire, pour m’endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m’y attendait chaque soir.
Je fus très étonné. À la place du coupe-papier dont je l’avais marqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinq cachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait comme adresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette men-tion :
« Urgent. »
Une lettre ! une lettre à mon nom ! qui pouvait l’avoir mise à cet endroit ? Un peu nerveux, je déchirai l’enveloppe et je lus :