Juliette Benzoni Aurore

PREMIÈRE PARTIE LE MYSTÈRE DE HERRENHAUSEN

1694

CHAPITRE I PARCE QUE NOUS SOMMES LES KOENIGSMARK…

« … Il y a trois jours, mon maître est sorti le soir vers dix heures et il n’a pas reparu. »

Vingt mots ! Pas un de plus et cependant Aurore de Koenigsmark les relisait pour la quatrième ou cinquième fois dans l’espoir absurde d'en extraire un sens caché, un début d’explication, mais non ! Bien loin d'expliquer, l'unique phrase confiée à la rapidité des chevaux de poste exsudait un affolement proche de la terreur qui se communiqua à la jeune fille. Elle connaissait trop Hildebrandt, le secrétaire de son frère Philippe, jeune homme sage et pondéré s'il en fut, pour l’imaginer griffonnant hâtivement sur un coin de table, l’oreille au guet, et se précipitant vers la maison de poste avant de…

Avant de quoi, au fait ? S’enfuir, être poursuivi, arrêté ? Le papier légèrement froissé trahissait une nervosité tout à fait inhabituelle. Il fallait que le scripteur redoutât pour son maître un sort pénible que sa fidélité lui faisait pressentir. Trois jours ? Trois jours sans être revenu chez lui, ne fût-ce que pour se changer, cela ne ressemblait vraiment pas à Philippe.

Aurore tendait la main vers le cordon de sonnette pour appeler Ulrica, sa femme de chambre, et commander ses bagages quand une porte s’ouvrit sous la main de sa sœur aînée, Amélie-Wilhelmine, mariée depuis cinq ans au comte Frédéric de Loewenhaupt, capitaine des gardes du duc-électeur de Saxe : un homme grave, pompeux, ennuyeux et qui, malheureusement, commençait à déteindre sur elle…

Non qu'Amélie eût jamais fait montre d’un naturel primesautier ou de la moindre originalité. C’était une blonde fille taillée pour porter la cuirasse des walkyries et qui, à trente-trois ans, posait sur aîtres et gens un regard bleu plein de certitudes. Cependant, ses autres sens lui permettaient de percevoir les subtils changements d’une atmosphère et, en pénétrant dans le salon de musique où la harpe d’Aurore avait cessé de soupirer depuis un moment, elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas :

- Mon Dieu ! s’écria-t-elle en considérant le visage si pâle de sa sœur. Tu es à faire peur alors que, ce matin, je t’ai entendue chanter dans le jardin. Aurais-tu reçu une mauvaise nouvelle ?

Pour unique réponse, celle-ci lui tendit le billet ouvert :

- Lis plutôt !

Ce fut vite fait. Sur le moment, Amélie ne trouva rien à dire, se contentant de se laisser tomber dans un fauteuil avec un grand froissement de taffetas prune afin de relire plus commodément le court texte :

- Cela ressemble à un appel au secours, murmura-t-elle… et si je n'étais certaine que Hildebrandt l'a signé j'aurais peine à le croire. C'est, après mon cher époux, le garçon le plus sage et le moins émotif que je connaisse. Il a dû écrire ce billet dans la hâte… peut-être sous la pression d'une menace. Qu'allons-nous faire ?

- Toi je ne sais pas mais moi je pars sur l'heure pour Hanovre ! répondit Aurore en se saisissant du cordon de sonnette en tapisserie qu'elle secoua à plusieurs reprises.

- Seule ? s’effraya son aînée.

- J’emmène Ulrica, naturellement, et, si tu acceptes de me prêter ton cocher, Gottlieb, il y en aura bien un de nous trois qui reviendra vivant !

- Ce n'est pas le moment de plaisanter… et je vais avec toi !

- Enceinte de six mois ? Tu n'y penses pas, protesta Aurore avec un coup d'œil au ventre arrondi de sa sœur qui remontait la taille de sa robe sous la poitrine. Et par cette chaleur ! En outre, ton époux annonce son retour : il ne comprendrait pas ton absence… Fais préparer notre bagage, Ulrica, ajouta-t-elle à l'attention de la femme qui venait d'entrer et qui attendait après une brève révérence. Nous allons à Hanovre !

Refusant de remarquer l'expression effrayée de son ancienne nourrice comme le geste de refus qu'elle avait ébauché, Aurore alla s’accouder à l'une des fenêtres d'où l'on découvrait les remparts de Stade, la campagne et le cours de la Schwinge, la rivière de son enfance. La journée avait été chaude, l’air sentait le foin dont les paysans achevaient la récolte. Un vent léger faisait monter la poussière que le soleil irisait. Tout était paisible, quotidien, rassurant, pourtant la jeune fille, en contemplant son pays, sentait son cœur se serrer comme si une ombre menaçante s’élevait sournoisement à l’horizon… Une ombre dont elle craignait fort que son frère adoré n'en eût été la victime.

Cette idée affreuse lui mit les larmes aux yeux. Philippe ! Si beau, si brave, si plein de fougue, si amoureux de la vie… si amoureux de sa princesse ! Pouvait-il vraiment avoir cessé d’exister pour n’être plus qu’une image gravée dans son cœur ? A la douleur qui la transperça, Aurore prit conscience qu’elle attendait le pire et qu’elle le redoutait depuis longtemps ! Parce que rien de bon ne pouvait venir de cette abominable cour de Hanovre sur laquelle régnaient un débauché et une harpie !

La main d’Amélie posée sur son épaule la tira de son amère rêverie :

- La nuit va bientôt tomber, tu partiras demain à l’aube. Ce sera plus sage…

- Tu veux que je reste ici à me ronger les sangs tandis que mon frère…

- Il est aussi le mien et je l’aime. Mais j’ai grand peur que quelques heures de plus ou de moins ne changent rien pour lui…

La jeune fille eut un cri :

- Tu le crois mort ?

- Ou jeté dans le cul-de-basse-fosse d’une forteresse inconnue où il n'aura à attendre de secours que de Dieu s'il consent à tourner son regard vers lui. Viens plutôt avec moi à la chapelle car avant toutes choses, il faut prier !

Sans répondre, Aurore glissa son bras sous celui de sa sœur pour descendre dans la cour du château et la traverser. Le soleil encore haut blessa les yeux rougis de la jeune fille et les larmes coulaient encore sans qu'elle en eût conscience, mais sa chaleur sur ses épaules lui fit du bien, chassant le froid qui l’envahissait depuis qu'elle avait lu le message de Hildebrandt… Elle le retrouva en franchissant le seuil du sanctuaire protestant qu’avait construit son grand-père Jean-Christophe, en même temps que cet énorme château d'Agathenburg, pour abriter sa sépulture et celle de ses enfants, une quarantaine d’années auparavant. Il en était d’ailleurs l’ornement principal, son tombeau occupant l’espace plus que l’autel - simple table de pierre - et la chaire à prêcher de bois noir.

Qu’il accaparât l’attention presque à égalité avec le Créateur avait toujours paru normal à sa jeune descendante. N’était-il pas le grand homme de la famille, le fondateur de l’énorme fortune des Koenigsmark jusqu’à lui relativement modeste : celle de nobles suédois subsistant de façon convenable dans leur château de Koechnitz1? La guerre où il excella fit de lui une sorte de légende. A la tête de troupes suédoises, il ravagea la Saxe et la Bohême et, en 1648, pilla Prague sans oublier au passage de se servir abondamment. Mais il était assez astucieux pour ne pas garder tout pour lui et envoya à sa souveraine, la fameuse Christine de Suède, une partie de ses rapines dont le Codex argenteus d'Ulphilas. Ce qui lui valut le titre de comte, de maréchal-gouverneur de Bremen et Verden. C’est alors qu'il s’installa à Stade, environ à mi-chemin de Bremen et de Hambourg, et, en l'honneur de sa femme, construisit Agathenburg où il mena grand train sous la double auréole de guerrier invincible et d’ami éclairé des sciences et belles-lettres. Ce qui était pour le moins inattendu pour ce semi-barbare ressemblant davantage à Attila qu’à saint Augustin… On ne l’en vénérait pas moins. Né avec le siècle, il avait soixante-trois ans quand son corps fut rapatrié de Stockholm où il était mort brusquement au cours d’un voyage et prit place dans la chapelle. Il n’y resta pas longtemps seul. Sa femme l’y suivit peu après et, en moins de vingt-cinq ans, ses trois fils et le premier de ses petits-fils l’y rejoignirent.

Trois fils qui ne déméritèrent en rien. L’aîné, Conrad-Christophe, n’avait pas trente ans quand il tomba glorieusement au siège de Bonn, en 1673. Il avait tout de même eu le temps de faire quatre enfants à son épouse Christine de Wrangel, fille du célèbre maréchal et d’une princesse palatine.

Le deuxième n’eut pas le temps de faire parler de lui - il mourut bêtement d’une chute de cheval durant un engagement, mais le troisième, Othon-Wilhelm, allait trouver le moyen d’égaler et même de dépasser son cher papa dans son goût de l’aventure et des démolitions de chefs-d’œuvre. Son géniteur avait à moitié détruit et soigneusement pillé Prague, la Cité d’or, lui s’offrit le Parthénon ! Qui dit mieux ?

Cet Othon-Wilhelm avait commencé de façon relativement calme en devenant ambassadeur de Suède en Angleterre puis en France où Louis XIV l'autorisa à suivre ses armées en Hollande. Là il se distingua au siège de Maëstricht et de Seneffe. Si bien que le Roi-Soleil le nomma maréchal de camp. Dans ces temps guerriers il aurait pu continuer en France une brillante carrière, mais son roi Charles XI le rappela en Suède, l’envoya combattre en Allemagne avec, en récompense, le titre de duc de Poméranie. S'estime-t-il satisfait ? Que nenni ! Après en avoir décousu avec les Turcs en Hongrie il découvrit, la paix survenue, qu'il y avait encore à faire du côté des Ottomans et offrit ses services au doge de Venise qui les accepta avec enthousiasme et lui donna le commandement suprême de ses troupes. Succès complet ! Après un débarquement victorieux à Corinthe, le voici qui assiège Athènes. Sans trop inquiéter l'adversaire d'ailleurs. Confiants en leur force, les « Infidèles » s'étaient retranchés sur l'Acropole où ils avaient entassé leurs munitions dans le Parthénon, encore intact et transformé provisoirement en mosquée. C'était sans doute un sacrilège mais Othon-Wilhelm n'hésita pas à faire plus fort : il dirigea le feu de ses canons sur le temple d'Athéna, et tout sauta : turbans et sublimes marbres fraternellement mêlés.

Encouragé par une si belle prouesse, notre homme se lança sur l'île de Nègrepont2 et assiégea Modon où les gens du Sultan s'étaient retranchés. Mais les dieux de la Grèce décrétant sans doute qu'il était temps d'arrêter le massacre, il mourut en 1688 de la peste qui sévissait périodiquement. Venise, reconnaissante, lui éleva un monument à l’Arsenal en italianisant son nom, et l’on peut toujours y admirer « Conismarco, semper victori ». Son corps, lui, avait rejoint Agathenburg où l’avait précédé son neveu Charles-Jean - troisième phénomène guerrier de la famille venu en Morée et emporté lui aussi par la peste, mais à vingt-six ans. Vingt-six années qu’il avait réussi à remplir à ras bord.

Celui-là était le frère d’Aurore, d’Amélie et de Philippe. Il était né en 1660, il se situait dans la lignée familiale entre Amélie, l’aînée, et Philippe né en 1665. Aurore apparue en 1668 étant la petite dernière…

Alors que sa sœur droite comme un i priait devant l’autel, c’était devant la tombe de Charles-Jean qu’Aurore s’agenouilla. Elle l’avait aimé. Pas autant que Philippe, tellement proche d’elle, mais comme un personnage de légende. Plus vieux qu’elle de huit ans, il était déjà chez les hommes quand elle vint au monde et faisait sentir cette distance aux deux plus petits pleins d’admiration. Curieusement, ils se ressemblaient physiquement ! Bruns aux yeux bleus tous les trois alors qu’Amélie représentait seule la blondeur de leur père. L’influence maternelle se faisait davantage sentir chez ces trois-là qui se démarquaient nettement de la rudesse des anciens Koenigsmark. Plus cultivés, plus affinés, plus policés, mais possédant tous la même bravoure, les garçons allaient rester fidèles à la vocation guerrière des ancêtres sans devenir pour autant des reîtres. Quant à Aurore, elle était la beauté féminine de la famille, ses frères se révélant eux aussi de redoutables séducteurs.

Les exploits de Charles-Jean avaient fait les délices de ses deux cadets. Il avait commencé sa carrière en rejoignant l’oncle « Conismarco » à la cour de Louis XIV, alors occupé à achever le fabuleux Versailles qui commençait à éblouir l'Europe. Il y mena joyeuse vie jusqu'à ce qu’il sente subitement l’intense besoin d’un idéal. Et ce protestant s’en alla offrir ses services et son épée aux chevaliers de Malte. Il rêvait de combattre les Barbaresques entre la mer bleue et l’éclatant soleil de la Méditerranée. Evidemment, il ne pouvait être question de l’inclure dans l’Ordre. Ce qui d’abord le déçut. Sans doute voyait-il dans les chevaliers à la croix rouge une sorte de Légion étrangère au service de Dieu ! Il n’en fut pas moins admis à combattre sur l’un des vaisseaux de l’Ordre. Il y avait en effet du grain à moudre et on ne refusait pas une si vaillante épée.

Et voilà notre héros à la poursuite d'un chebec turc chargé de prisonniers à l'abordage duquel il se lança tout seul et bon premier, sans attendre les ordres, en se balançant l'épée entre les dents à un filin qui le déposa sur le pont. Là, il fit un tel carnage que l'ennemi épouvanté choisit la solution de se faire sauter. Charles-Jean sauta de concert et fut projeté dans les airs comme un boulet de canon mais, grâce à sa lourde cuirasse, il décrivit une gracieuse parabole avant de disparaître dans les flots bleus à bonne distance du lieu du combat… On le croyait mort et l'on s'apprêtait à lui rendre les honneurs funèbres quand on le vit reparaître : un pêcheur l’avait récupéré et le ramenait, mais l’île entière cria au miracle et le Grand Maître, Raphaël Cotoner, laissant de côté les règles de l’Ordre, arma chevalier ce parpaillot si évidemment béni de Dieu. Une faveur qui demeurerait unique dans l’histoire de Malte !

Celle-ci entretenant d’excellentes relations avec la Sérénissime République, Charles-Jean se retrouva un beau jour à Venise au moment du Carnaval. C’est là que l’amour l’attendait sous le masque d'une ravissante Anglaise, épouse d’ambassadeur : la comtesse de Southampton. Ce fut la passion, si ardente même que Charles-Jean enleva sa belle avant de prendre le chemin de Paris. Naturellement, il ne pouvait être question d'étaler au grand jour l’aventure amoureuse d’un chevalier de Malte avec une lady, fût-elle duchesse. La belle endossa des habits masculins particulièrement seyants à une époque où dentelles et satins n’étaient pas l’apanage des dames. La silhouette fine de la jeune femme s’y prêtait d’ailleurs et le couple reçut à la Cour le meilleur accueil. Jusqu’à ce que Charles-Jean, invité à une chasse royale à Chambord, fût rattrapé dans la forêt par un serviteur venu lui annoncer que son page - le plus joli qu’on ait jamais vu à la cour de France selon la Palatine ! - était en train d’accoucher. Drame, scandale, séparation, rapatriement de la fugitive que l’on enferma à vie dans un couvent avec sa petite fille. Ni l’une ni l’autre n’en sortirent…

Cependant, le malencontreux amant avait pris lui aussi le chemin de l’Angleterre, dans l’espoir peut-être de réussir à retrouver sa maîtresse. Cela lui valut plusieurs duels avec la famille, dont il sortit indemne, et l’offre, par le roi Jacques II, d’un régiment pour aller combattre en Afrique du Nord où les Maures assiégeaient Tanger, tenue tant bien que mal par les Anglais. Notre héros fonça flamberge au vent, délivra la ville et reçut, en récompense, la propriété d’un régiment avec lequel, n’ayant plus rien à faire au Maroc, il s’en alla rejoindre, sous la bannière au lion de Venise, l’oncle « Conismarco » en Morée où la peste le faucha en 1686. Il venait d’avoir vingt-six ans…

Aurore n’oublierait jamais ce jour triste et gris où le lourd cercueil, porté par les soldats depuis la rivière où une barge l’avait amené et suivi des gens de la ville, était apparu dans la cour d’honneur et, au pas rythmé des hommes, avait été porté dans la chapelle tandis que battaient les tambours voilés de crêpe. Philippe était venu de Dresde où, depuis l’enfance, il avait été attaché à la personne du prince héritier de Saxe, Frédéric-Auguste, comme page et compagnon de jeux puis comme meilleur ami et compagnon de débauche.

Dès la prime adolescence, le jeune Frédéric-Auguste avait fait preuve d’un penchant nettement au-dessus de la moyenne pour les jolies filles et, de son côté, Philippe, de cinq ans son aîné, ne connaissait guère de cruelles. Le même goût pour les armes et les exercices violents les unissait aussi. A douze ans, le jeune géant qu’était le prince pliait une barre de fer entre ses mains et une pièce de monnaie entre ses doigts. Moins musclé physiquement, Philippe se rattrapait à cheval - c'était un vrai centaure ! - et, l’épée à la main, n’avait pas encore rencontré son vainqueur.

Si elle pensait aux funérailles de son frère aîné, c’était pourtant l’image de Philippe qui s'imposait à Aurore. En dépit de sa vêture de deuil, il lui était apparu plus beau que jamais. Plus sombre aussi, et son cœur s’était serré parce que la mort de Charles-Jean ne suffisait pas à expliquer l’aura de douleur qui émanait de lui. Il était attaché à son frère sans doute, mais c’était le sort des hommes de guerre de mourir au combat et de mourir jeunes. Etait-il à ce point sensible au fait que le défunt eût péri de l’immonde peste et non sous la lame étincelante d’un yatagan turc ? Ou alors…

Les honneurs rendus et le banquet funèbre achevé, elle l’avait entraîné au jardin dans le petit belvédère au-dessus de la rivière où ils aimaient jouer quand ils étaient enfants, et là, elle l’avait interrogé :

- Nous pleurons tous mais ton chagrin semble venir de plus loin.

- Que veux-tu dire ?

- Que tu sembles encore plus malheureux qu’à ton retour de Celle, il y a quatre ans, que l’on ne t’a pas vu depuis ; que tu avais alors l’air de porter sur tes épaules toute la douleur du monde et qu’enfin tu ne sembles pas aller mieux… Au contraire ! Est-ce un nouveau chagrin d’amour, en dépit de ce que l’on rapporte de tes succès auprès des belles Saxonnes ?

Haussant ses larges épaules, Philippe tourna carrément le dos à sa sœur mais elle le connaissait trop pour se laisser prendre à une dérobade qu'elle jugea enfantine :

- Cela signifie que tu… l’aimes toujours ? chuchota-t-elle sans oser prononcer de nom.

Brusquement, Philippe se retourna, dardant sur elle la flamme bleue de son regard furieux. C’était bien dans la manière qu'il partageait avec tous le mâles Koenigsmark passés et présents, de réagir par la colère quand ils se sentaient découverts :

- Oui, figure-toi ! Je l’aime toujours en dépit des autres qui ne sont rien auprès d’elle. Des corps ! Uniquement des corps auxquels je demande un peu d’apaisement à ma passion sans jamais réussir à effacer son image… Et j’en deviens fou parce qu’à présent je sais qu’elle est malheureuse !

Et sans vouloir s’expliquer davantage Philippe avait pris sa course à travers le jardin, laissant Aurore à ses réflexions…

« Elle » ! Autrement dit Sophie-Dorothée de Celle dont Philippe, un moment, avait espéré faire sa fiancée !

En ce temps-là - cinq ans plus tôt ! - le jeune Koenigsmark alors âgé de seize ans s’était rendu à Celle sur le conseil de l’Electeur de Saxe afin d’y tenter sa chance en vue d’un mariage qui lui permettrait d’accéder à la souveraineté de l’un des Etats dont se composait l’Allemagne à cette époque.

Georges-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, duc de Celle, tenait sa cour dans cette ville charmante et n’avait qu’une fille. Bâtarde d’ailleurs mais reconnue et même légitimée depuis qu’il avait décidé d'épouser sa mère, une ravissante huguenote française, Eléonore d’Olbreuse, qu’il avait connue à Breda, en Hollande, où se réfugiaient nombre de protestants français. Dont le marquis d'Olbreuse et ses enfants. Ils y avaient été accueillis par la princesse de Tarente auprès de qui Eléonore était devenue fille d’honneur tandis que son père s’engageait dans l’armée du prince d’Orange. D’abord mariée morganatiquement, Eléonore avait fini par devenir bel et bien duchesse de Celle, faisant ainsi de sa fille l’une des plus riches héritières d’Allemagne. La loi salique, en effet, n’existait pas outre-Rhin. Celui qui l’épouserait partagerait avec elle la souveraineté du duché…

En espérant devenir celui-là, le jeune comte de Koenigsmark ne faisait pas preuve d’outrecuidance. Il était de bonne race, auréolé en outre par la gloire recueillie par les siens et leur fortune, il était un prétendant des plus sortables. Très vite, la réalisation de ce projet devint le plus cher de ses désirs parce que, au premier regard, il était tombé amoureux de Sophie-Dorothée. Il sut qu’aucune autre jamais ne l’effacerait, qu'elle était unique et que s’il ne l’obtenait pas, c’en serait fait pour lui de tout espoir de bonheur.

De son côté, la jeune fille fut victime du même coup de foudre : si fier, si beau, si insolent, il incarna aussitôt ses rêves les plus romantiques. Elle le jugea inoubliable et sut qu’il n’y aurait pas de bonheur possible pour elle si elle ne l’épousait pas.

Les premiers jours de Philippe à Celle furent un enchantement : le duc Georges-Guillaume et surtout la duchesse Eléonore réservèrent un accueil flatteur au neveu de « Conismarco » dont les exploits retentissaient dans l’Europe entière et que l’on disait fabuleusement riche. Ce qui avait son prix aux yeux de Georges-Guillaume, quelque peu porté sur l’avarice. Très vite on parla mariage pour la plus grande félicité des amoureux, mais… il n’est pas rare qu’il y ait un « mais » dans une histoire trop idyllique.

Ce « mais » prit la forme revêche du comte Bernstorff, premier ministre de Celle, qui ne voulait pas de cette union et ne perdit pas une minute pour lui opposer la politique, ce monstre capable de broyer les rêves et les vies. Celle de Bernstorff se présenta sous l’aspect d’une affaire de famille.

Le duc de Celle avait un frère cadet, ancien évêque luthérien devenu duc de Hanovre et qui par un mariage intéressant avait obtenu de l’empereur le titre d’Electeur. Il avait, en effet, épousé une petite-fille du défunt roi d’Angleterre Jacques Ier, ce qui lui permettait de prendre rang dans la succession à ce trône prestigieux. En outre, tant que Sophie-Dorothée n’avait pas été légitimée, il était l’héritier tout naturel de son aîné. Aussi, après la reconnaissance officielle de la jeune fille, n’eut-il qu’une idée : obtenir sa main pour son fils Georges. L’affaire Koenigsmark détruisait ce beau plan. Conclusion : il fallait éliminer Koenigsmark. Bernstorff, entièrement acquis au Hanovrien, y employa son génie malfaisant : connaissant bien son maître, il fit établir un état de la fortune exacte des Koenigsmark et découvrit avec délectation qu’elle n'était plus ce qu'elle avait été. Et de loin ! Victoire complète ! Restait la seconde partie du projet : se débarrasser d’un prétendant devenu encombrant. En douceur si possible afin de ne pas incommoder les puissants princes de Saxe, ni Venise, ni la France, que les Koenigsmark avaient servis avec honneur. Georges-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, duc de Celle, et son acolyte usèrent alors d’un moyen infâme : les jeunes gens reçurent l’un de l’autre, et au même moment, une de ces lettres de rupture suffisamment cruelles pour être inexpiables. Et toutes deux l’œuvre d’un faussaire talentueux. Le résultat fut ce que l’on espérait : trop fier pour s’abaisser à demander une explication, Philippe sauta à cheval et regagna Dresde au plus vite cependant que, blessée au fond de l’âme, Sophie-Dorothée tombait malade, victime d’une fièvre cérébrale qui la mit un instant aux portes du tombeau. Les soins de sa mère, qui n'avait rien compris parce que l’on s'était prudemment gardé de la mettre dans la confidence, l’en tirèrent de justesse, mais ensuite, la duchesse Eléonore, qui croyait de bonne foi à la perfidie de Philippe et souhaitait que sa fille l’oublie, apporta son aide à son mari pour convaincre la pauvre petite à peine convalescente de se laisser marier. Quelques semaines plus tard, elle épousait Georges de Hanovre, son cousin germain…

Quand les sœurs de Philippe quittèrent le temple familial, Amélie, les yeux secs, marchait d’un pas assuré, les mains nouées sur son giron, humant l’air plus frais du soir tombant. Aurore, elle, marchait comme une somnambule, le visage noyé de larmes incessantes qu'elle essuyait de temps a autre d’un geste machinal. Cela finit par agacer son aînée qui vint la prendre par le bras :

- Pourquoi pleurer autant ? La prière ne t'a donc pas réconfortée ?

- Je n'ai pas pu prier : j'ai trop de craintes. Pendant tout ce temps, je revoyais ce jour affreux où nous est revenu le corps de Charles-Jean et je me demandais si on nous rendrait celui de Philippe.

- Pourquoi veux-tu absolument qu'il soit mort ? Je reconnais que le billet de Hildebrandt est inquiétant parce qu'il est lui-même inquiet, mais d'autres hypothèses peuvent être envisagées. Notre frère a peut-être eu un accident ? Fait une chute de cheval quelque part dans la campagne… ou alors on l'a emprisonné, que sais-je ? Au contraire de toi j'ai prié et j'en ai retiré une sorte de confiance…

Laissant enfin sécher ses larmes, Aurore regarda sa sœur avec stupeur :

- Confiance ? En quoi mon Dieu ? Cette cour de Hanovre est un cloaque gouverné par des barbares et des harpies !

- C'est pourquoi il n'aurait jamais dû y accepter un commandement après l'humiliant naufrage de son mariage à Celle !

- Accepter ? Allons, Amélie ne te fais pas plus naïve que tu n'es ! Tu sais, comme je sais, comme nous savons tous que cette charge de colonel des hussards de Hanovre c’est, sur sa demande, la Saxe qui la lui a fait offrir.

- Il voulait revoir Sophie-Dorothée, l’imbécile ! fit Mme de Loewenhaupt avec un haussement d’épaules. Quelle stupidité !

- Sans doute, mais surtout il voulait la sauver !

En effet, quelques mois après le transfert des cendres de Charles-Jean à Agathenburg, Philippe arrivait à Hanovre pour prendre le commandement de la garde de l’Electeur. Le précédent titulaire avait été tué par un baron suisse et cette involontaire défection gênait considérablement un prince impopulaire et qui, de ce fait, ressentait le besoin d’être protégé de façon efficace. Ernest-Auguste était un vieil homme tatillon, avare, naturellement soupçonneux et ayant passé toute sa vie entre les vins, les cartes et les filles. L’âge venant, il avait fini par se contenter d’une seule maîtresse : Clara-Elisabeth de Meissenbourg, qu’il avait mariée à un certain Platen dont il avait fait un comte afin qu’elle fût comtesse. Etant fort séduisante, elle suffisait à Ernest-Auguste. Mais la réciproque n’était pas vraie : le vieux duc ne suffisait pas à Mme de Platen, dite plus couramment « la Platen », nymphomane, follement ambitieuse et dépravée jusqu’à l'âme. Aussi avait-elle l’habitude de lui donner des coadjuteurs choisis parmi les officiers et même les simples soldats de la garde. Autant dire qu'elle avait réussi à faire de la cour de Hanovre, où l’ivrognerie était élevée à hauteur d'une institution, l’un des lieux les plus faisandés d’Europe.

Quant à l'héritier, Georges-Louis, il était franchement pire que son père. C’était une manière de hobereau tudesque, vulgaire, teigneux et sot, flottant généralement entre deux vins et pourvu d’une maîtresse : Catherine de Bush, la propre sœur de la Platen… « Groin de cochon », ainsi que le surnommaient gracieusement ses futurs sujets, passait avec elle le plus clair de son temps.

Sur ce fangeux décor, une femme se dessinait cependant à l’eau-forte : l’épouse de l’Electeur, Sophie, fille du roi détrôné de Bohême et détentrice originelle des quelques gouttes de sang anglais puisqu'elle était la petite-fille de feu Jacques Ier. Celle-là avait tant de hauteur qu'elle méprisait à peu près tous les princes allemands avec une particulière aversion pour son beau-frère, le duc de Celle, qui avait osé épouser « la d'Olbreuse », « une fille de rien » qu'elle appelait tout uniment « le tas de boue » ! La pauvre petite Sophie-Dorothée - elle n'avait que seize ans au moment de son mariage ! - allait en ressentir les effets et trouver en elle la pire des belles-mères !

Pourtant, les débuts du mariage avaient été encourageants. Sensible au charme de la ravissante poupée au teint de camélia, aux grands yeux gris, à la soyeuse chevelure d'un joli châtain clair traversé de mèches dorées qu'on lui offrait, Georges-Louis délaissa la Bush pour s'offrir une longue lune de miel avec celle qu'il appelait gentiment Fisette. Tant et si bien que deux enfants vinrent au monde. Hélas ! la venue du second marqua la fin des tendres sentiments de « Groin de cochon » qui se désintéressa presque totalement de sa femme pour les charmes opulents d’une géante de dix-sept ans que lui avait présentée Mme de Platen : Mélusine de Schulenburg.

On en était là quand, un soir de novembre 1688, les parquets du palais de la Leine à Hanovre crissèrent sous les talons de Philippe tandis qu'un chambellan clamait son nom au seuil du grand salon de réception où se tenait la Cour :

- Le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark !

Sophie-Dorothée savait qu’il allait venir se présenter : elle s'était préparée à « le » revoir. Pourtant, le nom résonna dans son cœur avec une intensité qu'elle n'attendait pas. Plus encore lorsqu'elle le vit paraître et s'avancer d'un pas ferme vers le trône de son beau-père, traversant la foule des courtisans qui s'ouvrait devant lui en faisant entendre une rumeur flatteuse. Six ans avaient passé : Philippe était à présent un homme en pleine force, en pleine possession de ses moyens et, surtout, d'un charme dont la jeune femme éprouva aussitôt le pouvoir. En quelques instants la blessure mal refermée se rouvrit et se remit à saigner, laissant fuir le fiel qui l'empoisonnait, laissant place au bonheur de le revoir plus fier plus séduisant que jamais.

De son côté, Koenigsmark retrouva sa princesse avec une émotion qu'il se garda bien de laisser voir. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que dans cette cour à l'étiquette pesante et aux plaisirs presque toujours sordides, Sophie-Dorothée était surveillée, épiée, jalousée par tous ceux - et toutes celles ! - qu’elle gênait, qui la détestaient ou plus simplement l’enviaient. Elle était en effet plus ravissante que jamais. Plus touchante aussi, avec cette fragilité des êtres que l’on confine dans une atmosphère malsaine. Au milieu de ces gens, elle lui parut parée de la grâce et de la fraîcheur d’une églantine. En face d’elle, il sentit non seulement se réveiller les juvéniles sentiments d’autrefois, mais épicés à présent d’un désir dont la violence le surprit, tempéré toutefois par la compassion normale de tout homme de cœur en face d’un être malheureux.

Bien sûr, flairant le danger inscrit sur les faces brutales du mari et du beau-père, Philippe a caché soigneusement ce qu’il éprouvait. Une déception l’y a aidé : ce soir-là comme les jours suivants, Sophie-Dorothée a gardé les yeux obstinément baissés en sa présence. Ce qui lui a inspiré un doute : l’aurait-elle oublié comme elle en exprimait l’intention dans l’horrible lettre de rupture ?

Dans ces conditions, le nouveau colonel n’a pas tardé à s'ennuyer dans une cour où - à l’exception tout de même du théâtre ! - les meilleures distractions étaient des repas pantagruéliques où l’on vidait les tonneaux aussi facilement que les œufs à la coque. Ayant d’autres habitudes et d’autres exigences physiques, il a noué distraitement quelques aventures passagères avec des dames de la Cour ou des comédiennes. En outre, la mort de l’oncle « Conismarco » est venue faire diversion. Philippe est allé à Venise recevoir sa dépouille et une fortune non négligeable. S’il n’y avait eu l’obligation de ramener le défunt à Agathenburg - et aussi sa signature au bas de son contrat avec le Hanovre ! - il serait volontiers resté au bord de l’Adriatique.

Il est donc rentré mais, cette fois, avec suffisamment d’argent pour s’offrir une jolie maison non loin de Herrenhausen, le palais d’été, un peu à l’écart de la ville et dont les jardins à la française étaient la plus remarquable beauté3. Et pour l’aider dans son installation Philippe a fait venir sa jeune sœur qui, à ses multiples talents - cultivée, musicienne et artiste, elle parlait plusieurs langues ! - joignait le plus grand goût et un véritable savoir-faire de maîtresse de maison en dépit de son jeune âge. Aurore partit pour Hanovre avec Ulrica.

Elle allait y rester près de deux ans. Suffisamment longtemps pour avoir une claire idée d’un drame en train de se jouer. Au retour de Venise, Philippe, en effet, s’était aperçu très vite de l’intérêt qu’il avait éveillé chez Mme de Platen. La favorite de l’Electeur lui a fait savoir sans détour qu’elle souhaitait le rencontrer dans des endroits moins sujets aux courants d’air que les salons ou les galeries du palais. Un peu par désœuvrement, un peu par curiosité - la dame jouissait d’une réputation sulfureuse ! - un peu aussi pour le plaisir d’orner de cornes la tête emperruquée de son employeur, Koenigsmark a répondu à l’invitation et rejoint, certain soir, la Platen dans la chambre somptueuse de son domaine, Monplaisir.

Depuis un bon moment, déjà, la dame en question a passé fleur mais elle est restée belle et surtout ardente et experte aux jeux de l'amour. Pour cet homme qui lui plaisait plus qu'aucun autre, elle a déployé tout son arsenal de séduction et d’artifices dans l'espoir de se l’attacher à jamais. Or, c'est le contraire qui s'est produit : le caprice d'un soir est devenu chez elle passion furieuse. Elle s'est mise à aimer le beau colonel avec une sorte d'emportement qui s'est traduit par un incroyable déchaînement sensuel.

Flatté peut-être d'être l'objet d'une passion aussi intense chez la maîtresse d'Ernest-Auguste, Philippe s'est laissé aimer par cette bacchante avec un certain plaisir. Aussi la Platen n’a-t-elle guère tardé à afficher ses sentiments avec une audace et une impudeur qui auraient pu provoquer un scandale si on ne l’avait sue aussi puissante.

Aurore se souvenait avec dégoût des scènes qu'il lui avait été donné de contempler. Par exemple, il n'était pas rare qu'au cours d'une promenade en voiture, la Platen s’asseye sur son amant pour se livrer à des embrassements qui n’avaient que fort peu à voir avec la civilité puérile et honnête. Il y eut aussi ce soir où, pénétrant dans un salon de Herrenhausen en compagnie de plusieurs dames, elle avait surpris le couple sur un canapé. Les voyant arriver, Philippe s’était hâté de demander de l’eau de la reine de Hongrie « pour la comtesse qui était en train de s’évanouir ». Personne ne fut dupe et les dames se retirèrent en ricanant pour aller raconter l’histoire à l'Electrice qui en fit des gorges chaudes. Aurore révoltée ne cacha pas à son frère sa façon de penser :

- Il faut que tu sois fou pour t’afficher ainsi avec cette femme qui a presque le double de ton âge ! Tu as envie de te retrouver au fond d’une geôle en attendant l'échafaud ?

- Rien à craindre de ce côté ! Elle règne sans partage sur le vieux duc. C'est si je la repoussais que je serais en danger.

- Mais, enfin, Philippe, je croyais que tu aimais… ailleurs ?

- Je n’ai pas changé mais, ailleurs comme tu dis, on ne se soucie pas plus de moi que si je n’existais pas. On ne me regarde même pas…

Ce fut dit avec tant d’amertume qu’Aurore se calma :

- Mais, dans ce cas, pourquoi cette femme ?

- Parce que je veux rester ici. Chose qui me serait impossible, si je la rejetais. Elle tient ce barbon d’Ernest-Auguste dans sa main. Je serais cassé de mon commandement et chassé en un clin d’œil. Je ne verrais plus celle qui…

- Si tu espères reconquérir son amour de la sorte tu t’y prends de bien étrange façon et si tu continues, c'est l'horreur que tu lui inspireras. Si ce n'est déjà fait !

- Tu le penses ?

- Je n'en sais rien. Si elle me réserve toujours un charmant accueil lorsque je vais la voir au palais, je ne suis pas dans ses confidences…

- Qui l'est alors ?

- Peut-être Eléonore de Knesebeck, sa demoiselle d'honneur qui ne la quitte guère, mais je la connais à peine. Elle est aussi discrète, aussi silencieuse que sa princesse…

- Ne peux-tu essayer de lui parler ? Peut-être réussiras-tu à apprendre ce que sa maîtresse pense de moi si l’affaire du canapé est allée jusqu’à elle…

- Si l’on considère la méchanceté qui règne sur cette cour, elle doit être au courant. Peut-être même l'aura-t-elle su avant la duchesse…

C’était en effet ce qui s’était passé. On n’ignorait rien, à Hanovre, du mariage manqué de Celle et Sophie-Dorothée comptait trop d’ennemis pour qu’on la laisse dans l’ignorance. A commencer par la sœur de la Platen, Catherine de Bush, l’ancienne maîtresse de Georges-Louis… Celle-ci se fit un plaisir de renseigner la princesse au moyen d’un billet. Anonyme comme il se doit. Après quoi l’Electrice en personne se hâta de rapporter le croustillant ragot au petit « tas de boue » avec une délectation cruelle.

Sophie-Dorothée en fut malade. Naturellement, on ne lui avait pas permis d’ignorer longtemps les rapports entre Mme de Platen et le comte de Koenigsmark. Elle en souffrait silencieusement, blessée à la fois dans son amour et dans sa délicatesse car, si elle pouvait admettre que Philippe se fût détourné d’elle - huit ans avaient passé depuis la fausse lettre de rupture ! - elle ne pouvait comprendre que le tendre amoureux d’autrefois se fût épris d’une furie telle que la Platen. Pourquoi était-il venu, d’ailleurs, sinon pour se venger en étalant à ses yeux sa passion pour une autre et sa perversité ?

Voyant la jeune femme dépérir, Mlle de Knesebeck, témoin des nuits sans sommeil, des larmes incessantes, de la fièvre qui la rongeait, s’affola et voulut en avoir le cœur net. Aurore n’eut aucune peine à s'entretenir avec elle dans les jardins du palais où elles se rencontrèrent comme par hasard. La sœur de Philippe n’y alla pas par quatre chemins. Au surplus, le temps manquait pour les grands développements oratoires. Son frère n’avait jamais cessé d’aimer sa fiancée d’autrefois. Il fallait lui donner un encouragement, sinon le malentendu installé depuis si longtemps risquerait de se prolonger indéfiniment…

Le soir même, à l’abri d’un bosquet dont l’ombre accentuait le crépuscule, elle recevait un court message pour son frère :

« Je vous aime plus qu’on n’a jamais fait. Je vous aime comme on n’a jamais aimé et je souffre comme on n’a jamais souffert… »

Ces quelques mots passèrent à la manière d’un ouragan sur Koenigsmark, balayant d’un seul coup ce qui encombrait sa vie quotidienne et en premier lieu la Platen. En un instant, sous l’œil surpris et vaguement inquiet de sa sœur, il redevint le tout jeune amoureux de Celle et, le billet s’achevant par un rendez-vous dans un bosquet du parc où Sophie-Dorothée avait coutume de s’isoler, il s’y précipita en criant à Aurore :

- Elle m'aime !… Je vais, enfin, être heureux !

Et ce fut le début d’un grand, d’un magnifique amour sous l’égide attendrie d’Eléonore de Knesebeck. Celle-ci était une Hanovrienne sentimentale, fervente lectrice de romans d’amour et de chevalerie, et elle prit à tâche de faciliter les rencontres entre les deux amants - ils le furent assez vite ! - grâce à un escalier secret découvert par hasard et qui, comme par un fait exprès, menait de la salle des Chevaliers de Herrenhausen aux appartements de la princesse héritière…

Tant qu'elle resta chez son frère, Aurore lui apporta toute l'aide dont elle était capable. Dans cette cour le plus souvent malveillante, il fallait se méfier de tout et de presque tous. Ne pouvant se rejoindre aussi souvent qu'ils le voulaient, Sophie-Dorothée et Philippe s'écrivaient des lettres si tendres qu'on ne pouvait se résoudre à les brûler. Aurore d'un côté, Knesebeck de l'autre les enfermaient dans un coffret dont la clé ne les quittait pas. La jeune fille, en particulier, était sensible à cette passion à deux voix qui s'exprimait jour après jour. Lorsqu’elle était seule au logis, elle ne pouvait s'empêcher de les relire au point d'en savoir certaines phrases par cœur :

« Vous m'avez ensorcelée, écrivait la princesse, je suis la plus amoureuse des femmes. Je vous appelle à moi jour et nuit… Je tiens à vous par des liens trop forts et trop charmants pour pouvoir jamais les rompre et tous les moments de ma vie seront employés à vous aimer malgré tout ce qui voudrait s'y opposer… »

Et Philippe écrivait - Aurore lisait souvent avant de transmettre ! - « A deux heures j'ai reçu la fatale nouvelle que le prince Georges se trouve dans vos bras. Dans quel désespoir m'a mis cette arrivée… » Ou encore, avant de partir pour un combat : « Si mon destin me veut assez de mal d'être estropié d'un bras ou d'une jambe, ne m'oubliez point et gardez un peu de bonté pour un misérable qui a fait son unique plaisir de vous aimer… »

Cependant, si Philippe et Sophie-Dorothée avaient choisi d’oublier le monde, celui-ci ne les oubliait pas et, au premier rang, il y avait la comtesse de Platen.

Elle a très mal supporté de ne plus rencontrer son amant que dans des circonstances officielles ou dans les couloirs du palais. Son orgueil a subi là une rude attaque. La sagesse aurait voulu que Koenigsmark prît quelques gants avec elle, qu'il espaçât leurs rencontres sous des prétextes divers en jouant un jeu assez subtil pour ne pas éveiller la jalousie d’une aussi redoutable adversaire, mais il n’était pas homme à s'encombrer de ces subtilités et, de toute façon, il était tout ce que l’on veut sauf un diplomate. Il ne mit plus les pieds à Monplaisir… Et cela en dépit des inquiétudes d’Aurore qui lui conseillait la prudence.

N’ayant jamais mis en doute le pouvoir de ses charmes, la Platen ne se tourmenta pas tout de suite. Son amant avait trop de succès auprès des femmes pour ne pas s’offrir une « fantaisie » de temps à autre. L’important était qu’il revienne. Mais cette fois, il ne revint pas. Alors elle chercha et trouva. Quand on possède le pouvoir, les espions se recrutent aisément.

La première à faire les frais des frustrations de la dame fut Aurore dont elle était persuadée qu’elle jouait un rôle important dans les amours de son frère. Il ne fut pas difficile de s’en débarrasser : la beauté de la jeune fille prenait chaque jour plus d’éclat, attirant autour d’elle un cercle de plus en plus nombreux d’amoureux et même de prétendants dont, cependant, elle n’encourageait aucun. Et surtout pas l'époux de Sophie-Dorothée qui se prit soudain pour elle d’un vif intérêt. Ce fut le prétexte : la Platen prévint le duc Ernest-Auguste du « danger » que la jeune comtesse de Koenigsmark représentait pour le ménage de son fils et n’eut aucune peine à obtenir satisfaction. Simplement, il y mit les formes : l’Electeur eut un entretien avec son colonel des gardes et, sur un ton paternel, lui demanda comme un service de renvoyer sa sœur à Agathenburg sous un prétexte quelconque afin de « préserver la bonne entente entre l’héritier et sa femme ». Ce qui ne l’empêcha pas, pour faire bonne mesure, d’envoyer un émissaire signifier sa volonté à la jeune fille.

Personne - surtout Philippe qui savait à quoi s’en tenir sur l’état exact du ménage princier ! - ne fut dupe. Ce soudain souci d’épargner sa belle-fille chez un homme qui n’ignorait rien des relations de son fils avec Mélusine de Schulenburg aurait été risible s’il n’avait été inquiétant. Philippe et sa sœur le comprirent fort bien, et Aurore fit ses bagages pour rejoindre Agathenburg où « l’appelait Amélie victime d’un accident ».

Elle partit donc, à la fois furieuse et désolée, mais pas autant que Mlle de Knesebeck… Ne constituaient-elles pas, ensemble, la plus sûre protection des deux amants ?

- Que vais-je faire sans vous ? A qui faire tenir les messages ? Avec qui préparer les rendez-vous ?

A cela au moins, Aurore apportait une réponse. Son frère avait auprès de lui une jeune Hanovrien, Michel Hildebrandt, qui était son secrétaire. On pouvait d’autant plus se fier à lui que, vite attaché à Philippe, il exécrait en bloc la cour de Hanovre et ses princes tout en vouant à Mlle de Koenigsmark une admiration respectueuse proche de la dévotion. Navré de la voir partir, il trouva une petite consolation dans la mission de haute confiance dont elle l’investissait. Il savait presque depuis leur début à quoi s’en tenir sur les relations de son maître et de la princesse mais avait fait montre jusque-là d’une discrétion louable et dont Aurore, en lui recommandant de veiller à sa place sur son frère, le remercia. Puis, nantie des vœux de bon voyage parfaitement hypocrites de la bonne société, la jeune fille quitta Hanovre afin de rejoindre non le château familial mais Hambourg où les enfants de Christine von Wrangel possédaient une belle demeure et où Amélie se trouvait alors.

En embrassant Philippe avant de monter en voiture, Aurore avait certes les larmes aux yeux mais n’imaginait pas un seul instant que ce baiser serait le dernier…

- Pourquoi veux-tu absolument que ce soit le dernier ? s’insurgea Mme de Loewenhaupt, faisant ainsi comprendre à Aurore qu’elle venait de penser à voix haute. « A y réfléchir, le billet de Hildebrandt n’annonce pas sa mort. Il dit simplement qu’il a disparu depuis trois jours, et nous sommes là à nous désespérer comme si tout était fini ! C’est stupide !

- C'est pourtant ce que tu pensais quand nous avons reçu le message ? Au mieux, tu évoquais un cul-de-basse-fosse ! Qu’est-ce qui t'a fait changer d’avis ?

- La réflexion. Et peut-être aussi la prière. Nous deux connaissons Philippe, toi davantage que moi. Nous savons ses foucades, ses poussées d'enthousiasme, son goût de l’aventure…

- Pas depuis que lui et Sophie-Dorothée se sont retrouvés et ont pris conscience de leur passion mutuelle. Cet amour est devenu sa seule raison de vivre.

- Sans doute, mais nous aurons peut-être bientôt des nouvelles rassurantes. De quand date sa dernière lettre ?

- Il y a un mois, pendant que tu étais à Hambourg. Philippe m’a écrit de Dresde où il était retourné pour le couronnement de son ami Frédéric-Auguste, devenu duc-électeur de Saxe après la mort de son frère aîné4. Je ne te l’ai pas dit à l’époque, mais elle m’avait inquiétée autant que j’avais été soulagée de le savoir là-bas où il a reçu un accueil fraternel. Le nouvel Electeur lui a même offert un régiment avec le titre de major-général. J’avais espéré qu’il resterait en Saxe, mais ce dernier message m’enlevait toute illusion. Il m’écrivait qu’il repartait pour Hanovre et concluait par cette phrase : « Elle a besoin de moi autant que j’ai besoin d’elle »… Depuis, je te l’avoue, je ne vis pas tranquille.

- Pourquoi as-tu gardé cela pour toi ? fit Amélie visiblement vexée. Il est mon frère comme il est le tien, même s’il n’a jamais caché ses préférences.

- Encore une fois, tu n’étais pas là et tu avais tes propres soucis. Je n’allais pas y ajouter mes craintes ?… Et tu as toujours désapprouvé la liaison de Philippe et de Sophie-Dorothée.

- Aux yeux de Dieu l’adultère est une faute et je ne suis pas certaine qu’un grand amour soit une excuse. Quant à toi, tu ferais mieux de rester ici et d’attendre d’autres nouvelles. Que feras-tu de plus en te rendant à Hanovre ? Même si c’est désagréable pour nous tous, les Hanovre vous ont bel et bien chassés, Philippe et toi.

- D’abord je verrai Hildebrandt et, en outre, j’ai conservé de bons amis…

Les deux sœurs achevaient de souper dans un petit salon dont les fenêtres grandes ouvertes donnaient sur les jardins que la nuit tombante rafraîchissait. C’était plus agréable que l’immense salle des festins où elles se fussent senties perdues à cause de toutes ces places libres. De la famille elles n’étaient plus que deux et le ressentaient cruellement. Amélie cependant fit honneur au repas, mais n'avait-elle pas « charge d’âme » ? Aurore, elle, se contenta de grignoter. Pour finir, elle but quelques gouttes de vin et se leva :

- Je vais voir où en est Ulrica de nos préparatifs !

- Alors, c'est décidé : tu pars ?

- Comprends que je ne peux pas faire autrement : il faut que je sache…

A son tour Amélie quitta sa place, avec un peu de difficulté. Sa grossesse l’encombrait plus que les précédentes et elle en ressentait davantage les contingences extérieures.

- Bien ! soupira-t-elle. Je ne peux pas t’en empêcher mais je voudrais obtenir de toi une… concession.

- Laquelle ?

- Puisque tu m'as demandé Gottlieb, je voudrais que tu prennes ma voiture… et mon nom. As-tu oublié qu’Aurore de Koenigsmark n'est plus admise à Hanovre ? Ce n'est pas le cas d'Amélie de Loewenhaupt qui n'y a jamais mis les pieds. Je sais que nous ne nous ressemblons pas, ajouta-t-elle, prévenant l'objection majeure, mais c'est sans importance dès l'instant où tu prends soin de garder ton visage dans l'ombre, ou sous un masque en rabattant le plus possible coiffe et capuchon…

- J'ai songé à prendre un costume masculin…

- Qui te ferait ressembler plus encore à Philippe ? Non, crois-moi, ma solution vaut mieux. Nous avons la même taille et si je ne suis pas - de loin ! - aussi belle que toi, ajouta-t-elle avec un rien d'amertume, tu pourrais t'arranger de façon que cela ne se remarque pas. Qu'en dis-tu ?

Aurore vint vers elle et l'étreignit :

- Que tu es la meilleure sœur qu'une femme puisse avoir, fit-elle plus émue qu'elle ne voulait le laisser paraître. Tu as raison, ce sera plus facile.

- Donc tu acceptes ?

- Bien sûr… et je vais prévenir Ulrica !

- Attends ! Je voudrais que tu me promettes quelque chose.

- Quoi ? fit Aurore en fronçant légèrement le sourcil.

- De revenir au plus vite si tu te sens le moins du monde en danger !

- Tu as peur, toi aussi ? Avoue-le !

- Oui et non. Les Hanovre sont des gens impossibles mais je pense sincèrement qu’ils ont dû y regarder à deux fois avant de faire disparaître Philippe d’une manière… définitive. C’est un Koenigsmark ! Un nom qui compte en Suède, en Allemagne, en France et surtout en Saxe. Ce qui fait beaucoup de voix qui pourraient demander des comptes.

- C’est à cet espoir que tu te raccroches ? La Platen est capable du pire, tu le sais, et Ernest-Auguste est dans ses mains comme une chiffe molle…

- Peut-être, lui répondit Amélie l’œil soudain farouche, mais je ne la crois pas idiote et nous ne sommes pas n’importe qui. Notre sang a écrit de belles pages de l’Histoire. Et l’on ne peut en user avec nous sans bien y réfléchir parce que nous sommes les Koenigsmark !

Sous le cri d’orgueil, il y avait des larmes. Aurore qui s’éloignait déjà revint sur ses pas, prit à nouveau sa sœur aux épaules et l’embrassa :

- Je vais faire en sorte qu’on s’en souvienne ! dit-elle gravement.

CHAPITRE II UN AMI…

Durant les quelque cinquante lieues de mauvais chemins séparant Stade de Hanovre, Aurore s'efforça de chasser ses pensées pessimistes pour retrouver sinon la sérénité, du moins le calme dont elle avait le plus grand besoin et aussi ce courage dont elle n’avait jamais manqué jusque-là. Depuis qu’elle était montée en voiture en compagnie d’Ulrica, il semblait l’abandonner. Parce que, en dépit de son précédent séjour, elle allait s’enfoncer dans un inconnu probablement hostile où les rares amis dont elle espérait l’assistance n’oseraient peut-être plus la lui accorder.

Les tristes paysages défilant derrière les vitres du carrosse de voyage n’étaient guère réconfortants : des pâturages, des tourbières, des étendues mornes piquées par endroits de boqueteaux de bouleaux. Des fermes de briques noirâtres renforcées sous leurs pignons de colombages encore plus sombres… Tout cela, joint à la pluie qui s’était installée dans la nuit et développait une tenace grisaille, s’accordait pour faire de ce jour d’été une assez bonne copie d’un automne grincheux. Si les feuilles des arbres n'avaient été si vertes, on se serait cru en novembre : il faisait presque froid…

A l’intérieur du lourd véhicule, l'atmosphère n’était guère plus chaleureuse. Engoncée dans une sorte de pelisse d’un brun indécis doublée de fourrure grise, les ailes de sa cornette blanche rabattues sur son nez, Ulrica alternait les périodes de sommeil et celles de veille où elle ne cessait de récriminer contre l’inconfort du voyage, la folie qui avait poussé sa jeune maîtresse à l’entreprendre, et d’émettre des prédictions pessimistes. Selon elle, il y avait peu de chances qu’elles reviennent vivantes. En réalité, l’ancienne nourrice avait été ravie, jadis, de quitter Hanovre dont elle détestait en bloc la ville, les princes, la Cour et même les habitants, et l’idée d’y retourner ne l’enchantait pas. En outre, elle souffrait d'un genou dont l'articulation faisait des siennes. D'abord agacée, Aurore lui avait proposé de la ramener à Stade mais on lui avait répondu qu'aucune force humaine ne pourrait faire renoncer Ulrica à son devoir et son devoir lui ordonnait de suivre partout son ancien bébé afin de lui faire au moins un rempart de son corps si l'on tentait de l'assassiner. Ce qui ne pouvait manquer d'arriver ! On continua donc…

En dépit de la détermination d'Aurore, ces augures catastrophiques finirent par entamer ses certitudes et quand, au bout de quarante-huit heures de trajet, les murailles de Hanovre se dessinèrent sous le ciel bas que rayait le vol triangulaire d'une compagnie d'oies sauvages, elle se signa rapidement en marmottant une courte prière à laquelle Ulrica, bien réveillée, s’associa avec empressement.

Il était déjà tard. En arrivant au centre de la ville où s’était tenu le marché du vendredi, on eut quelque peine à franchir le tas de détritus qui débordaient de la halle jusqu’au bord de l’Altes Schloss, le vieux château médiéval qui servait surtout de caserne et de dépôt d’armes. Entre lui et la Leine, l’une des rivières qui arrosaient la ville, s’élevait la résidence de l’Electeur, dite Leineschloss ou château de la Leine. D’où en ce mois de juillet la famille ducale était absente, préférant les magnifiques jardins, les eaux vives et les beaux ombrages de Herrenhausen, le palais d’été qui se trouvait au nord-ouest de la ville, à un peu plus d’une demi-lieue.

Gottlieb, le cocher de Mme de Loewenhaupt, qui avait vu naître toute la famille Koenigsmark et dont Aurore avait réclamé les services, arrêta la voiture au milieu de la place et descendit pour aller aux ordres. Les gens de la ville ne prêtaient d’ailleurs qu’une attention distraite à cet équipage discret, de couleur neutre et couvert de boue, ne montrant pas le moindre signe distinctif.

- La nuit tombe et j’aperçois là-bas une auberge, Mademoiselle la comtesse. Pour ce que j’en ai vu elle me paraît convenable. Nous pourrions y aller ?

- C’est la maison Kasten, la meilleure de la ville et elle est très fréquentée, mais surtout par les officiers de la garde…

- Une auberge ? Pour quoi faire ? bougonna Ulrica. La maison de Monsieur Philippe était la nôtre il n’y a pas si longtemps. Nous n’avons qu'à y retourner. D’autant qu’il est peut-être revenu…

- Au fond, pourquoi pas ? approuva Aurore.

Elle expliqua le chemin à Gottlieb. Il n’était pas long, la demeure de Philippe se trouvant en lisière du parc qui faisait suite à la résidence ducale et à l’entrée de la longue allée plantée de tilleuls menant à Herrenhausen. Mais quand on fut en vue de la maison, Aurore ordonna d’arrêter : une obscurité absolue régnait dans cette jolie demeure où elle avait séjourné pendant près de deux ans. Aucune lumière à aucune fenêtre alors qu’à la nuit tombée tout était éclairé, d’habitude, même s'il n’y avait pas de réception. Philippe aimait que sa demeure brille dans l’obscurité, à la manière d’un phare, afin que ceux qui pouvaient avoir besoin de lui pussent la trouver aisément.

Devant cette masse ténébreuse, le cœur de la jeune fille se serra davantage et plus encore en observant que deux soldats montaient la garde devant ce qui ressemblait beaucoup à une coquille vide.

Ulrica, elle aussi, avait vu. Elle traça sur elle-même plusieurs signes de croix à toute allure mais ne dit rien. Une fois de plus, Gottlieb descendit et revint à la portière :

- Voulez-vous que j’aille leur parler ? proposa-t-il en désignant les sentinelles d’un mouvement de tête.

- Si tu veux… Dis-leur que tu arrives de Saxe chargé d’un message pour le comte de Koenigsmark…

Elle le suivit des yeux, le vit arrêter l’un des factionnaires tandis que l’autre continuait sa lente marche rythmée. L’entretien fut bref. Gottlieb revint au bout de peu d’instants.

- Monsieur le comte est absent de Hanovre. On ne sait ni où il est ni où il est allé ni quand il reviendra. Et les domestiques sont partis après lui. Descendons-nous à l’auberge maintenant ? Les chevaux sont fatigués…

- Toi aussi j’imagine, mais pas maintenant ! Je dois voir quelqu’un à tout prix. Conduis-nous Röselen Strasse. C’est près de l’hôtel de ville et je vais t’indiquer le chemin. Et n’oublie pas de m’annoncer sous le nom de ma sœur.

- A qui ?

- Au maréchal de Podewils. C’est un ami. Enfin, je crois, ajouta-t-elle en un murmure.

C’était en fait l’un des plus anciens… et des plus empressés même si leur dernier revoir s’était achevé sur une fausse note. Frédéric de Podewils était un Poméranien d’une cinquantaine d’années qui, dès son jeune âge, avait pris du service en France où il s’était battu avec honneur. Malheureusement, étant huguenot, la révocation de ledit de Nantes l’avait convaincu de rentrer chez lui, où il s’était engagé. Très lié avec la duchesse-électrice de Celle du temps où elle s’appelait Eléonore d’Olbreuse, il connaissait Philippe de Koenigsmark depuis ses fiançailles rompues avec Sophie-Dorothée, qu’il avait accompagnée lors de son mariage et qu’il avait tenté d’aider de son mieux pendant les années difficiles tout en poursuivant une carrière militaire brillante. En outre, il n’avait jamais caché l’admiration que lui inspirait Aurore et cela avait été pour lui un déchirement qu'on l’eût choisi pour faire comprendre à la sœur de Philippe qu'elle n’était plus persona grata même si les apparences avaient été respectées.

- Je vous croyais mon ami, lui avait alors dit la jeune fille.

- Et plus encore, vous le savez.

- Alors pourquoi avoir accepté cette mauvaise mission dont vous saviez qu’elle me blesserait ?

- Parce que dans ce cas, on en eût choisi un autre plus brutal. En m’en chargeant, l’Electeur qui n’a jamais été votre ennemi a pensé que le choc serait moins rude…

- Autrement dit, c’est la Platen qui exige mon départ et comme il ne lui refuse rien, il s’incline, lui qui devrait commander !

Ils s’étaient séparés sur cet instant pénible et, en dépit du fait qu’il le lui avait demandé, elle ne lui avait donné aucun signe de vie. Jamais il n’avait reçu d’elle le moindre billet…

Elle y pensait, pour le regretter à présent, tandis que sa voiture roulait lentement dans les rues obscures… et quasiment désertes de Hanovre. Il était indéniable que la ville n’était plus la même. Aurore n’avait remarqué qu’un peu d’animation devant l’auberge Kasten alors qu’autrefois - et surtout en été - les gens vivaient portes et fenêtres ouvertes, entretenant un joyeux brouhaha. La bière coulait presque dans la rue sur fond de chansons à boire cependant que, dans les bas quartiers, ivrognes et filles de joie sévissaient jusqu’au lever du jour. Quant à la bonne société, ses distractions nocturnes étaient pratiquement aussi bruyantes. On bâfrait avec enthousiasme dans les riches demeures à l'égal des tavernes… A présent c’était le silence, comme si un couvercle pesait sur la ville…

Cependant, la « comtesse de Loewenhaupt » n'eut aucune peine à faire ouvrir devant ses chevaux le porche d’une des plus belles maisons de la rue. Le visage toujours voilé, elle suivit le laquais armé d’un candélabre qui la guidait le long d’un majestueux escalier de bois sculpté orné de trophées militaires dont elle gardait le souvenir jusqu’à une pièce de l’étage dont elle n’avait pas oublié non plus qu’elle était le cabinet d’armes du maréchal.

Il l’y attendait debout derrière une table sur laquelle une carte géographique était déployée, mais vint à elle dès qu'elle fut entrée et la salua d’un :

- Madame de Loewenhaupt ! Voilà un plaisir inattendu… Je…

Le reste de la phrase s’étrangla dans sa gorge : après une brève révérence, Aurore rejetait d’une main son capuchon de soie bleue et, de l’autre, écartait le masque placé sur son visage depuis les portes de la ville.

- Bonsoir, Monsieur le maréchal, dit-elle d’un ton aussi paisible que si elle l’avait rencontré la veille tandis que s'empourprait le long visage habituellement si pâle de son hôte :

- Vous ? exhala-t-il, une note d’affolement dans la voix. C’est vous ?

- C’est bien moi, fit-elle avec un sourire où entrait du défi. Cet homme lui avait parlé d’amour et demandé sa main il n’y avait pas si longtemps, puisque c'était peu avant qu’il lui signifiât la volonté de l'Electeur. Elle entendait l’en faire souvenir.

Marchant calmement jusqu'à la fenêtre grande ouverte, elle la ferma, vint s’asseoir dans le fauteuil que l’on ne songeait pas à lui offrir et ôta lentement ses gants à crispin tout en tenant Podewils sous le feu de ses yeux. La surprise le pétrifiait :

- Vrai, soupira-t-elle, je ne pensais pas produire un tel effet ! Me prendriez-vous pour Méduse, par hasard ?

- Non… non, certainement pas, mais admettez que l’on puisse être surpris. Votre visite est d’une folle imprudence. Si l’on savait…

Oh !… mais il commençait à l’agacer !

- Mais on ne sait pas ! assena-t-elle péremptoire. Si j’ai emprunté la personnalité de ma sœur c’est afin d’éviter de soulever des curiosités intempestives et il fallait que je vienne. Vous deviez vous en douter ? Quoi qu’il en soit, je veux savoir où est à cette heure le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, mon frère !

- Je n’en sais rien ! Sur mon honneur !

Pour échapper au regard bleu étincelant qui ne le quittait pas, Podewils avait fait deux ou trois tours dans la pièce puis, finalement, tirant à lui un tabouret vint s’asseoir en face de sa visiteuse, les coudes aux genoux, son long corps maigre cassé en deux pour lui parler de plus près. Il semblait avoir repris possession de lui-même jusqu’à ébaucher un sourire :

- Pardonnez un accueil peu courtois, comtesse ! Vous connaissez depuis longtemps les sentiments que je nourris pour vous et, en d’autres circonstances nul ne serait plus heureux que moi à cet instant où nous sommes seuls tous les deux… Votre beauté…

- Laissons là ma beauté, s’il vous plaît, et parlez-moi des « circonstances » en question ! Tenez, je vais vous aider : j’ai reçu un billet m’annonçant que Philippe, sorti un soir, n’était pas revenu chez lui de trois jours. Vous êtes proche de lui… du moins vous l’étiez. Proche aussi de la Cour. Alors que s’est-il passé ? Il a pris la fuite ? On l’a arrêté ?

- Encore une fois je l’ignore ! Je n’avais même pas connaissance qu’il était revenu. Je le croyais à Dresde et il n’y a guère qu’une semaine que je l’ai rencontré par hasard.

- Dans quel état d’esprit l’avez-vous trouvé ? Il m’avait écrit son intention de revenir ici et je m’en inquiétais justement parce que j’espérais qu’il resterait en Saxe…

- Moi aussi. Quant à son état d’esprit, comment vous le décrire ? Il m’est apparu fébrile, inquiet en dépit de l’orgueil qu’il mettait à le dissimuler.

- A-t-il revu la Platen ?

- Je ne sais pas.

- Je viens de voir sa maison, elle est pleine de ténèbres, paraît abandonnée, pourtant deux sentinelles montent la garde devant la grille. Pourquoi ?

- Je… ne… sais pas !

Soudain rouge de colère, Aurore bondit sur ses pieds si brusquement que le maréchal dut se redresser :

- Pour l’amour de Dieu, que savez-vous au juste ?

Podewils haussa des épaules découragées :

- Pas grand-chose… et pourtant j’ai l’impression que c'est encore trop pour la paix de mon âme…

- Mais encore ?

- Avez-vous remarqué l’atmosphère de la ville ?

- Oh oui ! Elle ressemble à un monastère. Pas de bruits, pas d’éclats, pas de musique. Même les ivrognes et leurs chansons à boire donnent l’impression qu’ils ont disparu de la surface de la terre ! Les tavernes sont muettes…

- Comme les gens de Hanovre, comme les casernes, comme le château, comme la Cour. Même le marché d’aujourd’hui manquait d’animation. Pourtant des bruits courent qui sont à peine des chuchotements…

- Et que disent-ils ?

- Que dans la nuit du 1er juillet, il y a eu un drame au palais de Herrenhausen et que depuis, votre frère n’a été vu nulle part. Quant à la princesse héritière, Sophie-Dorothée, elle serait gardée dans son appartement par des soldats sans que personne puisse l’approcher. Pas même ses enfants. Surtout pas sa suivante ! Mlle de Knesebeck serait emprisonnée… Mon Dieu, êtes-vous souffrante ?

Devenue livide, Aurore venait de se rasseoir cependant que ses mains tremblaient :

- Mais Philippe, Philippe ?… Que dit-on ?

- Rien. On en est réduit aux conjectures. Certains pensent qu’on l’a jeté dans une voiture pour l’emmener vers une quelconque forteresse, d’autres… qu’il n’est pas ressorti vivant du palais. D’autres enfin qu’il s’est enfui pour se réfugier à Dresde… mais ce ne sont pas les plus nombreux !

- Pourquoi ?

- Parce qu’il serait au moins passé chez lui prévenir son secrétaire, prendre peut-être un bagage. Dès le lendemain, sa maison a été fouillée de fond en comble

- Alors Hildebrandt a été pris ?

- Je ne le crois pas. Un de mes amis qui habite dans le voisinage a vu ressortir les soldats chargés de boîtes, de corbeilles ou d’objets divers, mais aucun prisonnier. Quant aux serviteurs ils avaient déjà pris la fuite… Tenez, buvez cela, ajouta le maréchal en offrant un verre de schnaps à sa visiteuse. Vous en avez besoin.

Elle accepta sans dire mot, avala l’alcool d’un trait, reposa le verre, se leva pour gagner une fenêtre donnant sur le jardin nocturne, et s’y appuya. Podewils la rejoignit, visiblement prêt à la soutenir en cas de faiblesse.

- Je vous ai dit ce que je savais. Qu’allez-vous faire à présent ?

- Il me faut réfléchir. Je ne vous cache pas que chemin faisant j’avais dans l’idée de demander audience à Sophie-Dorothée elle-même…

- C’eût été d’une folle audace… et extrêmement dangereux ! N’importe comment, c’est désormais impossible.

- Qui voir alors ?

Il s’enhardit à lui prendre une main dans les siennes et constata qu'elle était glacée :

- Personne ! Ce serait de la dernière imprudence. Si ces gens ont commis un crime ils n’hésiteront pas à en commettre un autre et vous pourriez ne jamais ressortir de Herrenhausen. Où pensiez-vous dormir cette nuit ?

- D’abord chez mon frère puis, quand j’ai vu ce qu’il en était, à l’auberge Kasten. Beaucoup d’étrangers s’y arrêtent et Mme de Loewenhaupt est une voyageuse comme une autre…

- Ne le croyez pas : Mme de Platen a partout des espions qu’elle paye grassement. Le nom de votre sœur lui est sans doute familier. Il serait plus sage de rester ici.

- Chez vous ?

- Pourquoi non ? Demain vous repartirez comme vous êtes venue, mais reposée ? C’était inconscience de venir à Hanovre, mais chez moi vous êtes en sûreté. Accordez-moi au moins le titre d’ami fidèle à défaut d’un autre ! Je saurai le mériter, soyez-en persuadée !

Elle ne répondit pas. Il reprit, plus pressant :

- Vous êtes lasse, pleine de tristesse et d’angoisse, et cette main est glacée. Laissez-moi prendre soin de vous pour quelques heures ! Ce fardeau est trop lourd pour vous et j'étais l’ami de Philippe.

Elle eut une petite grimace douloureuse :

- « Jetais » ?… Vous estimez qu’il est mort, n’est-ce pas ?

- Non. Je le redoute seulement mais n’y crois pas encore. Et il est toujours mon ami ! C’est en son nom que j’insiste pour vous garder !

- En ce cas j’accepte… très volontiers !

- Merci ! Revenez vous asseoir ! Je vais ordonner que l’on dételle vos chevaux et que l’on prenne soin de vos serviteurs…

- Je n’en ai que deux : le cocher Gottlieb et Ulrica qui fut ma nourrice !

Le mot amena un sourire sur le visage un peu sévère du maréchal :

- Ah, c’est bien ! Tellement mieux qu’une jeune camériste à la tête folle ! Une jeune fille ne devrait jamais voyager sans sa nourrice !

Un moment plus tard, Aurore retrouvait Ulrica dans une vaste chambre à la fois pompeuse et austère, mais d’un certain confort relatif. Pas de tapis sous le grand lit à colonnes aussi dur qu’une planche, des sièges gothiques en chêne sombre, sculptés mais sans le moindre coussin pour en adoucir l’assise, des tentures vert foncé, des candélabres de fer forgé et, au mur, une tapisserie représentant le massacre des Innocents. En revanche, dans un coin, un domestique était en train d’allumer le poêle de faïence brune, à la mode du pays, qui répandit bientôt une chaleur bienvenue avec le temps affreux, froid et humide qui régnait à l’extérieur.

Le maréchal s’en était excusé auprès de sa visiteuse. Cette maison était celle d’un soldat, servie en majorité par des soldats, et les dames qui en franchissaient le seuil, pour un banquet par exemple, ne dépassaient jamais les limites des salons de réception :

- Vous devriez vous marier, Monsieur le maréchal, conclut Aurore tandis que son regard faisait le tour de son domaine provisoire.

- S'il n’avait tenu qu’à moi, je le serais depuis au moins deux ans et vous n'êtes guère charitable de me le reprocher.

- C'est vrai. Pardonnez-moi !… Je crois vous avoir déjà dit que j’avais peu d'attirance pour le mariage. Prendre soin de mon frère suffisait amplement à combler le besoin naturel chez toute femme de s'occuper d'un homme.

- … mais pas celui de mettre au monde des enfants et de les élever.

- Je ne me sens pas la fibre très maternelle, fit-elle avec désinvolture tandis qu'Ulrica ôtait de ses épaules l'ample cape de soie ouatinée.

- Comme c'est dommage !… En ce qui me concerne, je vais vous rassurer : je vais convoler.

- Vrai ?

- Vrai. Il est largement temps que je me soucie d'assurer la pérennité des Podewils puisque mon frère aîné est mort il y a six mois sans avoir engendré. Dans quelques jours je rentrerai chez moi, près de Stettin, afin d'y épouser une jeune veuve dont les terres avoisinent les miennes…

- Ah ! émit Aurore tout de même un peu surprise mais qui se reprit vite. C'est une bonne nouvelle et je vous souhaite tout le bonheur possible…

- Oh, le bonheur !… Mon majordome va venir dans un instant prendre vos ordres pour le souper que l’on vous servira ici.

La porte se referma sur lui, ce qui permit à Ulrica de donner libre cours à sa mauvaise humeur.

- Qu'est-ce que nous faisons dans cette maison glaciale quand nous serions très confortablement installés à l'auberge ? Vous tenez absolument à vous compromettre ?

- Podewils pourrait être mon père. En outre, il est fiancé, comme tu l’as entendu. Enfin, il pense qu'il eût été dangereux de passer la nuit chez Kasten, ajouta la jeune fille reprise par son anxiété.

- La nuit seulement ? On ne reste pas ?

- Non. Le maréchal m’a appris ce qu’il savait et, vu sa position, je ne vois pas qui pourrait m’en apprendre davantage. Pour le moment je préfère rentrer. Et surtout il faut que je réfléchisse… Va me chercher Gottlieb !

Mais Ulrica revint seule. Le cocher était sorti en annonçant qu’il allait faire un tour en ville après s’être informé de l’endroit où l’on buvait la meilleure bière.

- Et moi qui le croyais sérieux ! ragea Aurore. S’il finit sa nuit sous une table d’auberge à cuver sa bière, nous ne sommes pas près de repartir.

- Ce n’est pas son genre, protesta Ulrica. Je penserais plutôt qu’il est allé voir s’il ne pourrait glaner un renseignement ici ou là. Quant à la bière, celle qui le soûlera n’est pas encore au tonneau. Je le connais mieux que vous…

- Si tu le dis…

En effet, quand le lendemain à l’aube, la voiture se rangea devant le perron de l’hôtel du maréchal, Gottlieb, droit comme un i et frais comme l’œil, était sur le siège. Les adieux furent brefs. Podewils vint mettre sa visiteuse en voiture. Il était déjà en grand uniforme et dans la maison c’était le branle-bas de combat en perspective de la revue militaire que le duc Ernest-Auguste passerait dans la matinée. A Hanovre il y en avait une chaque semaine, l’Electeur tenant à s'assurer régulièrement de l'état des troupes dont il tirait une appréciable partie de ses revenus. Les Hanovriens étaient, comme les Hessois, des soldats réputés et l’Electeur en louait volontiers à l’empereur ou à d’autres princes selon les besoins. Autant dire qu’il les vendait car beaucoup - vaillance oblige ! - ne revenaient pas.

- La Garde va-t-elle défiler malgré l’absence de son colonel ? demanda la jeune fille tandis que son hôte lui offrait la main pour franchir le marchepied.

- Vous savez bien qu’il ne l’était plus. En outre, elle en a deux « à la suite1 » mais à l’exception de ceux qui vont escorter Son Altesse, les autres resteront au palais. Quand vous reverrai-je ?

- Peut-être jamais ! Il se peut que nos routes ne se croisent plus. Sauf si mon frère y revenait, je n’ai pas le sentiment que j’aurai un jour envie de revoir Hanovre. Et je ne vois pas ce que je pourrais aller faire en Poméranie. Merci de m’avoir accueillie… et encore tous mes vœux !

Lorsque l’on fut hors de la ville, Aurore fit arrêter la voiture et descendit sans attendre qu’on lui ouvre la portière.

- Eh bien, où courez-vous encore ? ronchonna Ulrica déjà sur le point de s'endormir.

Sans répondre, elle fit quelques pas et escalada un talus d’où l’on pouvait contempler Herrenhausen et ses fameux jardins. En dépit de leur beauté et de leur abondante floraison, ceux-ci ne parvenaient pas à parer de la moindre grâce ce lourd bâtiment gothico-Renaissance dont de maladroites réparations soulignaient la décrépitude plus qu’elles ne la cachaient. Dans la tendre lumière de ce petit matin d'une belle journée - le mauvais temps avait disparu dans la nuit, chassé par un vent du sud-ouest - la « Maison des seigneurs » mettait une tache lugubre, d’un gris roussâtre et comme imprégné de sang séché. La jeune fille n’avait jamais remarqué à quel point elle était sinistre et, à la pensée de l’exquise, de la délicate Sophie-Dorothée, son cœur se serra. Qu’allait-elle devenir, prisonnière de ces murailles mais moins peut-être que de la haine de ceux qui prétendaient lui composer une famille ? Eloignée de ses enfants, privée de sa fidèle Knesebeck, quel sort lui réservait-on ? Et pour quel crime ? L’hypothèse la plus valable était sans doute qu’on l’avait surprise dans les bras de Philippe ou qu’on les avait attirés dans un piège. Mais qui ? Le mari ? Englué par sa Mélusine, il ne devait guère se soucier d’elle… A moins qu’un jaloux sans amour puisse être plus redoutable qu’un autre ?…

Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas venir Gottlieb qui s'arrêta derrière elle :

- Il y a eu du bruit, là-dedans, dans la nuit du 1er juillet, murmura-t-il.

- Comment le savez-vous ?

- La ville a l’air morte, comme ça, mais il y a du monde dans les tavernes… et il arrive qu’on cause…

- Quelqu'un « a causé » ?

- Plus ou moins ! Un jeune laquais encore novice qui était de service cette nuit-là. Il avait oublié un plateau dans la salle des Chevaliers et quand il a été le chercher, il s’est aperçu que toutes les issues en étaient closes, alors il s’est mis en quête du majordome pour lui exposer son problème mais l’autre lui a répondu qu’il n’avait pas à s’occuper de ça et d’aller se coucher. Il y est allé, bien sûr, mais dans la nuit, il est revenu sur ses pas et il a attendu, caché dans un coin.

- Et il a vu quelque chose ?

- Non. Les portes n’ont pas été ouvertes mais vers deux heures il a entendu un bruit d’armes conséquent, comme si on se battait à l’intérieur, puis au bout d’un moment il n’a plus rien entendu du tout.

- Les portes étaient toujours fermées ?

- Oui. Et elles ne se sont pas ouvertes.

- Ce garçon est resté là pendant la nuit entière ? Et il n’a pas eu peur ?

- Si, mais il avait encore plus envie de savoir. Au chant du coq seulement il est retourné dans son galetas.

- Et il n’a rien dit à personne ? Il n’a pas essayé d’en connaître davantage ?

- C’est un jeunot, mais il n’est pas fou. Il s’était déjà fait rembarrer en s’étonnant que les portes fussent fermées. Il l’a gardé pour lui mais ça devait le ronger parce qu’il est allé plus souvent boire de la bière à la taverne voisine. Quand je l’y ai trouvé, hier soir, il était à moitié soûl et le patron refusait de le servir sous prétexte qu’il avait les poches vides. On allait même le flanquer dehors quand je l'ai pris sous ma protection parce que je l'avais entendu bafouiller qu’il « savait » des choses. En faisant semblant de m'amuser de lui, je l'ai entraîné à une table et il a continué à boire jusqu'à ce qu'il s'écroule. Alors j'ai demandé au tavernier où il habitait, je l'ai chargé sur mon dos et je l'ai finalement abandonné sous un arbre dans l'avenue de tilleuls qui relie la ville à ce château. Mais entretemps il m'avait raconté son histoire. Qu'en pensez-vous ?

- Qu'il vaudrait mieux qu'il ne boive plus et qu'il oublie. Dans ce pays-ci, cela pourrait lui coûter cher… mais, merci Gottlieb !

Une pièce d'or récompensa l'initiative du cocher, puis Aurore remonta en voiture plus inquiète que jamais, encore qu'elle ne démêlât pas clairement ce que Philippe aurait pu faire dans la salle des Chevaliers en plein milieu de la nuit. En outre, le mystérieux combat semblait n'avoir eu aucune suite puisque le valet n'avait vu sortir personne. Enfin, le jeune guetteur n'avait rapporté aucune parole, ni même aucun bruit humain. Seulement le froissement des armes… En résumé, rien n'assurait que Philippe y eût joué un rôle quelconque. Instinctivement, Aurore cherchait tous les moyens pour se rassurer mais elle était assez intelligente pour admettre que ses objections étaient fragiles si l'on pensait au fait que depuis la disparition de son frère, la princesse héritière était retranchée du monde… sans compter l'atmosphère inhabituelle qui régnait à Hanovre. En résumé, plus le temps passait et plus l'espoir de revoir bientôt Philippe allait s'amenuisant. En revanche, sa détermination à savoir la vérité et obtenir justice s'il était captif ou pis encore s'ancrait plus fermement que jamais dans son cœur. Dût-elle pour cela en appeler à toutes les cours allemandes et suédoises, voire même à l’empereur et au roi de France que les siens avaient tous servis avec honneur.

Cette décision lui rendit courage et ce fut dans un état d’esprit nettement différent de celui de son départ qu’elle regagna Agathenburg. On l’y attendait avec impatience, ainsi qu’elle put s’en apercevoir. A peine Gottlieb eut-il arrêté ses chevaux qu’un jeune homme dévalait les marches du perron pour venir lui ouvrir la portière en criant :

- Mademoiselle Aurore ! Quel bonheur !… J’allais repartir à votre recherche !

- Hildebrandt ? Vous êtes ici ? s’exclama-t-elle en reconnaissant le secrétaire de Philippe. Mais depuis quand ?

- Quelques heures seulement. Je m’étais d’abord rendu à Hambourg où je pensais vous trouver dans votre demeure du Binnenalster mais M. le comte de Loewenhaupt m’a dit que vous étiez encore au château… Dieu soit loué, vous voilà !

Dans sa hâte de mettre pied à terre, elle tomba presque dans ses bras :

- Enfin nous allons avoir des nouvelles ! J’espère qu’elles sont bonnes ?

- Pas trop, hélas !

L’expression heureuse s’effaçait déjà de l’aimable visage du jeune homme dont, jusque-là, Aurore avait apprécié l’humeur égale et l’imperturbable joie de vivre. A le regarder mieux, Mlle de Koenigsmark décela des traces de larmes et des plis soucieux hier encore inexistants chez ce garçon de vingt-cinq ans dont elle savait quel attachement l’unissait à Philippe. Elle prit son bras pour rentrer dans le château, répondant par un sourire mécanique à la bienvenue des serviteurs et s’étonnant de ne pas voir accourir Amélie-Wilhelmine mais celle-ci, prise de douleurs dans la nuit, gardait la chambre. Aussi, après avoir indiqué à Michel Hildebrandt d’aller l’attendre dans son boudoir, Aurore se rendit-elle près de sa sœur, pour embrasser avec précaution une Amélie pâle et gémissante déjà aux prises avec les prémices de l’enfantement. Assise à son chevet, sa femme de chambre Louisa lui tenait une main et de l’autre essuyait constamment son visage en sueur.

- J’ai fait chercher le docteur Cornélius, dit-elle à l’arrivante après une courte révérence. La nuit n’a pas été bonne et la baronne souffre davantage.

- Mais enfin, remarqua Aurore, elle ne devait accoucher que dans deux mois. Que s’est-il passé ?

- Mme la baronne a fait un faux pas en sortant de la chapelle hier soir, d’où une chute sans gravité apparente. C’est seulement au petit matin que les douleurs ont commencé.

- Et le médecin n’est pas encore là ? s’emporta la jeune fille. Qu’on lui envoie une demi-douzaine de valets pour le ramener de force s'il le faut ! Elle ne peut pas rester de la sorte…

- C'est l’évidence même aussi me voilà ! clama le praticien qui arrivait en courant, les basques de son habit voltigeant derrière lui. Toutes mes excuses, Madame la baronne, mais la femme du bourgmestre a eu la même idée que vous et je viens de la délivrer, non sans peine, d’un garçon beaucoup trop gros pour une aussi frêle créature. Et ici que se passe-t-il ? ajouta-t-il en ôtant ledit habit qu'il jeta sur une chaise avant de retrousser les manches de sa chemise.

- Je crains qu’elle ne soit en train de perdre son fruit, émit Aurore qui venait de prendre la place de Louisa. Le temps n’est pas révolu…

- Si sept mois le sont, l’enfant peut être viable. Laissez-moi la place, comtesse, et donnez des ordres pour que l’on prépare le nécessaire ! Ah, j’allais oublier : où est son époux ?

- A Hambourg ! Il devait venir ces jours-ci.

- Envoyez-lui un messager. Qu’il vienne immédiatement ! On… on ne sait jamais ! Et puis allez vous changer ! Vous êtes un vrai nid à poussière !

Ainsi mise à la porte, Aurore s'adossa un instant au battant refermé pour laisser son cœur reprendre son rythme normal. Il battait la chamade depuis qu'elle était entrée dans la chambre. Trouver Amélie-Wilhelmine en train d'accoucher prématurément avec le risque afférent était le dernier coup d'un sort qui, décidément, ne faisait pas de cadeaux à la famille Koenigsmark. Il restait à apprendre les nouvelles apportées par Hildebrandt et qu'elle redoutait plus que jamais à présent.

Avant de rejoindre le jeune homme dans la petite pièce intime où elle aimait se retirer pour rêver, réfléchir et aussi écrire, Aurore passa par sa garde-robe où Ulrica, qui était occupée à défaire son bagage, se retourna et constata :

- Vous avez une tête à faire peur.

- Tu ne crois pas qu'il y a de quoi ? Le secrétaire de Philippe m’attend à côté pour me donner des nouvelles dont il vient de m'annoncer qu'elles n'étaient pas bonnes et nous avons maintenant Amélie qui va perdre son enfant… et peut-être sa vie !

- Ce n'est pas la première femme à qui ça arrive ! Et puis elle est solide ! Enlevons ces vêtements sales ! Je vais vous en préparer d'autres pendant que vous irez vous rafraîchir, fit-elle d'un ton où l'autorité se mêlait à l'affection. Ensuite je vous ferai monter de quoi vous rendre des forces. Ce n'est pas le moment de flancher !

- Pense aussi à Hildebrandt, dans ce cas ! Je ne sais même pas si l'on s'est occupé de lui depuis son arrivée…

Quelques minutes plus tard, elle rejoignait le jeune secrétaire. Il l'attendait sagement, assis sur une « chauffeuse », tenant sur ses genoux un paquet soigneusement ficelé sous plusieurs sceaux. Il se leva à l'entrée d'Aurore et salua sans lâcher son colis. Naturellement, elle désigna l'objet :

- Qu'est-ce ?

Il le lui tendit :

- Deux jours après la disparition de mon maître, Mlle de Knesebeck - que j'avais d'ailleurs vainement tenté de rencontrer - me l'a fait porter chez moi par un gamin qui le tenait caché sous sa blouse et que j'ai cru un instant muet jusqu'à ce qu'il me dise qu'on lui avait promis un thaler. Je ne sais comment elle a réussi à me l'envoyer car j’ai appris le lendemain qu’elle avait été mise au secret…

Avec une vive émotion, la jeune fille lut ce qui était écrit dessus : « A la comtesse Aurore de Koenigsmark, à garder scellé jusqu'à ce qu’il soit réclamé par la princesse héritière. Si, cependant, il ne l’était pas, à brûler sans ouvrir et sans lire le contenu. » Quant aux sceaux, de cire bleue, ils portaient les armes de Sophie-Dorothée.

Instinctivement, Aurore les larmes aux yeux serra ce dépôt contre son cœur et même y posa ses lèvres un court instant : ce ne pouvait être que les lettres d’amour écrites par Philippe.

- C’est après les avoir reçues que vous m’avez envoyé ce billet si court ?

- Oui. Je me suis précipité chez mon maître et j’ai ouvert les meubles où il gardait ses papiers. Mais quelqu'un était venu avant moi et je me suis trouvé aux prises avec un désordre incroyable que j’ai fouillé, sans rien trouver de compromettant d’ailleurs, et je commençais à vous écrire quand j’ai vu, dans la cour, des hommes que je savais au service de Mme de Platen. S’attarder eût été dangereux. Je me suis hâté de signer mes quelques mots, de les sceller et de les glisser dans ma poche puis je me suis enfui par les caves et en passant devant la maison de poste, j’ai remis mon billet tel qu’il était : le courrier pour Hambourg allait partir. Le lendemain, je suis retourné chez M. le comte où j’ai trouvé un désordre plus désolant encore et je me suis souvenu alors d’un paquet de lettres de Mme de Platen rangé dans un placard, mais il n’y était plus. Comme la première fois, rien n’avait été volé des affaires de mon maître que je vais devoir vous faire parvenir mais, en raison de la quantité, j'ai remis ce soin à plus tard : il était important que ceci arrive entre vos mains le plus tôt possible…

L'entrée d'un valet porteur d'un plateau d'argent l'interrompit. C'était le souper annoncé. La comtesse le fit déposer sur une table en ajoutant qu'elle servirait elle-même : les lettres de la princesse étaient sur une console et elle entendait les cacher sans être observée par qui que ce soit.

En dépit des protestations confuses du jeune homme, elle l'obligea à partager son repas mais une fois attablé, il y alla de bon cœur, en homme qui a dans les jambes une longue chevauchée. Elle, n'ayant guère d'appétit, reposa bientôt son couvert et se prit à réfléchir puis, quand Hildebrandt eut achevé son dessert, elle demanda :

- Vous dites n'avoir rien trouvé de compromettant lors de votre première visite. Cela veut dire que ce qui l'était - j'entends les lettres de la princesse que mon frère conservait comme un trésor - avait déjà été enlevé ?

Hildebrandt devint écarlate, se mit à tousser et chercha du secours dans sa chope de bière :

- J'ignore où M. le comte les cachait, mais il y a fort à craindre qu'en effet elles aient été retrouvées. La fouille a été vraiment très méthodique…

- Vous voulez retourner là-bas ?

- J'y suis obligé. Quand Mademoiselle est partie, M. le comte possédait déjà énormément d'objets personnels et de vêtements. Ce n'est rien à côté de ce qu'il y a à présent. J'ai compté environ deux cents habits et uniformes, quarante-sept pelisses, soixante et onze sabres, deux cents montres et je ne sais combien d'insignes d'ordres royaux souvent richement ornés. C’étaient avec les montres ses seuls bijoux. Mademoiselle connaît l’aversion qu'il avait pour les parures, les jugeant trop féminines. Je vais faire en sorte que la totalité vous parvienne… dès que la maison aura été vendue.

Le mot souleva la colère d'Aurore :

- Comme après une mort ?… La sienne ne fait de doute pour personne, n’est-ce pas, et pour vous non plus !

Le jeune secrétaire eut soudain l'air très malheureux :

- J’aimerais croire qu’il est toujours vivant mais… comment imaginer une fugue ainsi que l’on essaye d’en faire courir le bruit : il n’a rien emporté, pas même une chemise, et tous les chevaux sont à l’écurie !

- Qui s’en occupe puisque les serviteurs ont fui ?

- Les officiers de la Garde y veillent… Ce qui indique…

- Sa mort ? s'écria Aurore. Je la refuse. Vous dites qu'il n'a même pas emporté une chemise… mais quand on jette quelqu’un en prison, il est assez rare qu'on lui laisse le temps de faire ses bagages !

- Vous pensez qu’on l'a enlevé et qu'il est retenu en prison quelque part ?

- Pourquoi pas ? s'emporta Aurore, puisant une nouvelle confiance dans ses propres paroles. Pourquoi faut-il absolument qu'il soit mort ? En admettant que sa princesse et lui aient été dénoncés, surpris, je ne vois pas l'Electeur Ernest-Auguste faisant assassiner un Koenigsmark sous ses yeux ! C’est un homme impossible mais il sait contrôler ses colères et ce qui touche à son armée lui est cher. Mon frère commandait sa garde…

- Non. Quand il est parti pour Dresde il savait que son retour n’était pas souhaité et qu’il ne retrouverait pas son commandement s’il rentrait.

- Il m’a seulement écrit qu’il devait retourner à Hanovre pour Sophie-Dorothée…

- Pourtant, elle était absente lors de son retour.

- Où était-elle ?

- A Celle, auprès de ses parents. Elle n’a réintégré Herrenhausen qu’une petite semaine après lui.

- Il devait en avoir connaissance. En ce cas pourquoi ne pas l’avoir rejointe ? Il aurait pu s’entretenir avec elle à son aise. D’autant plus qu’il venait d’être nommé major-général par l’Electeur de Saxe et se trouvait donc désormais sous sa protection. Il n’avait plus rien à faire à Hanovre.

- Si, justement ! Il voulait mettre en vente sa maison et préparer son déménagement.

- Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ?, s’emporta Aurore. Hildebrandt, mon ami, il faut vous arracher les paroles ! Il n’y avait nulle d’offense pour le prince dans un retour on ne peut plus naturel puisqu’il s’agissait de liquider sa situation. Si vous me racontiez ce qui s’est passé le soir où il est sorti pour ne plus revenir ? Il était dix heures du soir selon votre billet. Donc vous n’aviez pas encore regagné votre logis. Il ne vous a pas dit où il se rendait ?

- Pas vraiment mais ce n’était pas difficile à deviner. Il avait reçu en fin de journée un message écrit au crayon et sans signature qu’il a froissé, déchiré et jeté à la corbeille après l’avoir lu. Il n’a plus prononcé une parole ensuite. Je vis bien qu’il était soucieux. Quand il est parti, j’ai cherché les morceaux. Un seul était vraiment lisible. Il portait : « … ma princesse désire vous voir. Elle ne peut écrire s’étant brûlé la main… »

- Le message devait être de Mlle de Knesebeck ?

- Sans aucun doute. Après l’avoir reçu, mon cher maître semblait presque heureux. En sortant, il m’a confié : « Grâce à Dieu nous en aurons bientôt fini avec toutes ces comédies ! » Ce furent ses derniers mots !

- Encore une question et vous pourrez aller prendre du repos : a-t-il revu la Platen ?

- Je n’en sais rien. Pas à la Cour en tout cas, où il ne s’est pas présenté, mais peut-être s’est-il rendu chez elle, à Monplaisir. C’est même probable : j’ai vu venir à deux reprises un valet de la dame.

- Merci Hildebrandt !…

Vers la fin de la journée, à l’heure où les paysans revenaient des champs, Amélie-Wilhelmine accoucha d’un enfant dont le souffle à peine éclos s’éteignit. C’était une fille - son espérance après deux garçons ! - et elle était tellement épuisée après tant d’heures de souffrances qu’elle s’endormit une fois délivrée et ne sut pas tout de suite que l’enfant ne vivrait pas. Aurore était restée auprès d’elle depuis la fin de son entretien avec Hildebrandt, tenant une main que la douleur crispait dans la sienne et épongeant la sueur qui ne cessait de mouiller le front de sa sœur. Le combat fut si rude qu’un moment on put redouter que la jeune femme ne se relève pas et l’angoisse ne disparut qu’en entendant le médecin, alors occupé à se laver les mains dans la cuvette que lui tenait une camériste, déclarer qu’elle s’en remettrait aussi bien que de ses couches précédentes.

- Néanmoins, il serait préférable que Mme de Loewenhaupt ne tente pas une nouvelle maternité.

- C’est à son époux qu’il faudrait le dire, docteur Cornélius, murmura Aurore.

- Pourquoi ? Il a déjà deux fils. Cela devrait lui suffire…

- Certes, cela devrait mais…

Dieu que c’était difficile à dire pour une jeune fille ! Son beau-frère, de religion austère, ne comprenait les rapports physiques entre mari et femme que dans l’unique but de procréer. Des rares et discrètes confidences de sa sœur - d’accord en tous points avec lui d’ailleurs ! - Aurore avait déduit que, chez son Frédéric, l’acte d’amour ne pouvait être soumis à aucune restriction. « Croissez et multipliez », avait dit le Seigneur, et Loewenhaupt espérait bien tirer de son épouse une vaste descendance. S’il ne devait plus approcher sa femme que pour le seul plaisir, il était capable de ne plus l’approcher du tout…

- Cela devrait lui suffire, en effet, articula-t-elle gênée sans oser regarder le médecin, mais celui-ci avait compris :

- Je vois ! soupira-t-il. Je lui parlerai… et je parlerai aussi à Mme de Loewenhaupt. Au fond, une femme dispose de certains moyens qui… que… enfin vous apprendrez cela quand vous vous marierez vous-même, ajouta-t-il, soudain conscient de s’adresser à une demoiselle.

L’entrée de deux cavaliers dans la cour mit fin à la conversation. Frédéric de Loewenhaupt arrivait en personne, flanqué de son aide de camp. Le médecin qui s’était approché de la fenêtre en même temps que la jeune fille en tira une conclusion immédiate :

- Il arrive à point.. Je vais pouvoir lui parler ! L’état d’épuisement dans lequel se trouve sa femme sera la meilleure explication…

Hélas ! l’époux d’Amélie ne prêta qu’une oreille distraite aux objurgations du Dr Cornélius, à l’indignation de celui-ci. Il alla embrasser sa femme, lui délivra quelques bonnes paroles en lui disant qu’elle aurait sûrement une fille la prochaine fois puis, saisissant sa belle-sœur par le bras, il l’entraîna dans la bibliothèque :

- Qu’est-ce que m’a raconté Hildebrandt ? Koenigsmark a disparu ?

- Ce n’est que trop vrai ! J’arrive de Hanovre. Il n’y a plus trace de lui depuis le soir du 1er juillet. Sa maison a été fouillée de fond en comble à deux reprises… et la princesse Sophie-Dorothée est autant dire prisonnière dans ses appartements de Herrenhausen. Quant à Knesebeck, sa suivante, elle a été arrêtée.

La bouche mince de Loewenhaupt se pinça de dégoût. Pas très grand mais sec, osseux même, il avait un visage en lame de couteau, une peau pâle qui ne rougissait jamais fût-ce dans la pire colère, des cheveux blonds et raides. Un maintien qui l’était tout autant et une intelligence uniquement tournée vers l’armée. En résumé, ce Suédois avait tout de l’officier prussien et Aurore, encore petite fille quand il avait épousé son aînée, s’était demandé ce que celle-ci pouvait bien lui trouver pour se tortiller en baissant les yeux et en arborant un sourire béat chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Certes il possédait certaines qualités : c’était un vaillant soldat et un honnête homme, mais son discours était aussi empesé que sa personne et son épouse, selon la petite sœur, était destinée à mourir d’ennui avant qu’il soit longtemps ! Amélie n’en fit rien, au contraire, et, définitivement amoureuse, s’efforça de se couler dans le même moule que son époux, avec une surprenante aisance. Ses affections familiales n’en furent pas affectées, cependant elle y joignit un orgueil de caste frisant parfois la morgue et une assiduité aux rites religieux dépassant de beaucoup ce qui se pratiquait à Agathenburg.

Les paroles qu’il laissa tomber n’étaient que son reflet :

- Quand on viole les lois du Seigneur et que l’on s’abandonne à l’adultère, on doit s’attendre à en subir le châtiment…

Le ton sentencieux acheva d’exaspérer Aurore :

- Vous ne trouvez rien d’autre à dire ? Philippe est peut-être mort ou enseveli dans une geôle infecte et vous n’y voyez que la main du Seigneur ? Je vous croyais son ami en plus de son beau-frère ?

- Je suis l’ami du soldat, pas du libertin !

- Subtil distinguo ! ricana-t-elle. C’est ce qui s’appelle avoir un cœur à tiroirs ! Dans lequel rangez-vous votre femme ? On vient de vous dire qu'elle a failli mourir et que si elle devait mettre un autre enfant au monde elle n’en réchapperait peut-être pas, et tout ce que vous avez trouvé à formuler c’est que la fille espérée serait pour la prochaine fois ? Vous êtes sourd, ou vous le faites exprès ?

La fureur de la jeune fille réussit à percer l’épaisse cuirasse de certitude de Loewenhaupt. Il leva un sourcil surpris :

- A-t-on vraiment dit cela ?

- Vous voulez que le Dr Cornélius vous répète sa mise en garde : il pourrait vous la chanter sur l’air du Dies irae?

- Ma chère sœur, vous perdez le sens de la mesure !

- Vous le feriez perdre à n’importe qui. A présent souffrez que je vous quitte. J’aspire à un peu de repos car dès l’aube je me remets en chemin…

- Pour où, s’il vous plaît ?

- Celle ! Il faut que je m’entretienne avec la duchesse Eléonore.

Loewenhaupt émit un son bref qui était chez lui le signe d’une bruyante hilarité :

- Vos idées me semblent bien confuses ! Vous partez pour Celle à peine revenue de Hanovre alors qu’onze lieues seulement séparent ces deux villes et qu’en rentrant vous pouviez passer par Celle…

- Je ne l’ignore pas et mes idées se portent à merveille. C’est seulement en arrivant ici que j’ai appris certains détails qui m’incitent à refaire la majeure partie de mon voyage ! Satisfait ?

- Certainement pas ! Vous n’oubliez qu’une chose : votre sœur est souffrante. Ne devriez-vous pas vous en occuper ?

- Et vous ? C’est votre épouse, non ? Elle est tirée d’affaire et il ne lui est nécessaire que de se refaire des forces… et de recevoir beaucoup de tendresse. La vôtre me paraît particulièrement indiquée. Ceci au cas où vous n’auriez pas remarqué qu’elle vous aime…

Sur le point de quitter la place, Aurore se ravisa, une main sur la porte :

- Pendant que j’y pense, vous êtes toujours au service du prince-électeur de Saxe ?

- Certes, quoique que je sois en congé à la suite de ma dernière blessure…

- Alors, faites donc savoir à Frédéric-Auguste que les gens de Hanovre se sont permis d’escamoter le nouveau major-général qu’il a lui-même nommé. Comme il est aussi son ami cela me semble la moindre des choses, vous ne trouvez pas ?

Le ton était raide, exprimant un ordre plus qu’un conseil. Loewenhaupt eut un haut-le-corps, pinça les lèvres pour retenir peut-être une riposte mais capitula :

- Vous avez raison, je vais écrire sur l’heure et dès que ma chère épouse sera remise, nous rentrerons à Dresde.

Elle lui offrit enfin l’ombre d’un sourire :

- Voilà qui est parfait ! N’oubliez surtout pas que vous êtes le seul homme de la famille tant que l’on n’a pas retrouvé Philippe ! Cela oblige !…

CHAPITRE III UNE LUEUR D’ESPOIR

Eléonore, duchesse de Celle, avait passé une mauvaise nuit. Ce n’était pas la première : c’était même en train de devenir une habitude. Déplorable, si l’on en croyait le grand miroir placé sur sa table à coiffer ! Et, ce matin, l’image qu’il renvoyait lui parut affligeante.

A cinquante-cinq ans, la mère de Sophie-Dorothée pouvait, jusqu’à ces derniers jours, s’estimer légitimement fière d’avoir su conserver la beauté que lui avait conférée son lointain Poitou, terre étrange habitée par les fées où il semblait que le sang des filles fût d’une qualité exceptionnelle, composée d’une sorte de magie. Deux d’entre elles avaient conquis l’amour du plus puissant des rois, celui qui n’avait pas craint de prendre le soleil pour emblème : Athénaïs de Montespan, à cette heure disgraciée, et Françoise de Maintenon qui régnait sur le fabuleux Versailles et dont on chuchotait qu’elle s’était fait épouser morganatiquement. Comme Eléonore l’avait été elle-même avant que son mariage hautement reconnu ne l’amène au trône de Celle mais, en contemplant son visage aux yeux las, à la bouche amère, elle sentait poindre le découragement. Les soins attentifs qu’elle donnait à sa personne réussiraient-ils à lui rendre l’éclat qu’elle avait su garder jusqu’à cette dernière visite de sa fille ?

Sophie-Dorothée était arrivée dans les derniers jours du mois de mai dans un état pitoyable, couverte de bleus, d’ecchymoses, un poignet bandé et même une mèche de ses beaux cheveux brun doré arrachée. Seule Mlle de Knesebeck l’accompagnait dans le carrosse sans laquais et sans armoiries que menait un seul cocher. A peine arrivée, elle s’était précipitée dans la chambre de sa mère et s’était jetée dans ses bras en sanglotant, aux prises avec une véritable crise nerveuse que l’on avait eu bien du mal à calmer. Il était en outre évident qu’elle brûlait de fièvre et, remettant à plus tard les explications, la duchesse l’avait fait porter dans sa chambre de jeune fille et appelé le médecin de la Cour. Ce fut seulement quand elle se fut endormie sous l’effet d’une drogue calmante qu’Eléonore interrogea Knesebeck, cette autre Eléonore qui était d’ailleurs sa filleule.

Celle-ci raconta comment, le matin même et alors qu’elle prenait son petit déjeuner, la princesse avait été jetée à bas de son lit par son époux. Fou de rage, la traînant par les cheveux, il l’avait bourrée de coups de pied et de coups de poing :

- Il a fallu l’arracher de ses mains sinon le prince était si fort enragé contre elle qu’il pouvait la tuer…

- Mais pourquoi ?

- A cause du comte de Koenigsmark, dont Votre Altesse sait qu’il est depuis longtemps attaché à ma maîtresse par une… douce amitié. Celui-ci, qui se trouve actuellement à Dresde pour les fêtes de la prise de règne du nouvel Electeur de Saxe, se serait laissé aller, après boire dans un banquet, à dauber sur la comtesse de Platen, ses charmes flétris et les soins qu’elle prend pour leur redonner quelque fraîcheur.

- C’est presque de notoriété publique et, de toute façon, cela regarde le beau-père de ma fille, non son époux…

- Sans doute mais le comte Philippe ne s’en est pas tenu là : il a brocardé aussi la demoiselle Mélusine de Schulenburg qui… dont…

- Ne cherchez pas à finasser ! Qui est la maîtresse de mon gendre. Et alors ?

- Quelqu’un lui a rapporté le propos et elle est allée se plaindre au prince Georges. La suite, Votre Altesse vient d’en constater les effets : ma princesse m’a ordonné de lui chercher une voiture en criant qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans un palais où l’on n’avait pour elle que de mauvais procédés et qu’elle n’y reviendrait plus !

- C’est la première fois que mon gendre se laisse aller à…

- Frapper ? Non, Madame. Cela arrive, au contraire, de plus en plus souvent quand Son Altesse a trop bu…

- Dire que ces gens-là se croient civilisés ! s’exclama la duchesse en faisant deux ou trois tours dans sa chambre. Bâfrer, se soûler et se vautrer n’importe où avec leurs maîtresses. Voilà leurs passe-temps ! Ma pauvre petite fille ! Elle a eu raison de se réfugier ici… mais je me demande ce que va en dire son père.

Elle s’attendait que Georges-Guillaume partage un tant soit peu son indignation et, peut-être même, qu’il pique une de ses fameuses colères. Or il n’en fut rien. Tout ce qu’il exprima fut un embarras certain et, si mécontentement il y eut, sa fille en fit les frais :

- Que d’embarras pour une querelle de ménage ! Sophie-Dorothée devrait savoir que ce genre d’inconvénient peut advenir entre époux…

- Vous ne m’avez jamais battue que je sache !

- C’est que vous ne l’avez jamais mérité. Les bruits qui courent sur notre fille et le jeune Koenigsmark ne sont guère de nature à contenter un mari…

- Des bruits ! Rien que des bruits alors que le mari en question étale jour après jour une maîtresse à qui il donne le pas sur sa femme et à laquelle il vient de faire un enfant !

- Peut-être, mais, croyez-moi, ma chère, il faut que Sophie-Dorothée réintègre le domicile conjugal…

- Encore faudrait-il en être capable. Elle est dans un état si pitoyable que j’ai dû appeler notre médecin. Elle a une forte fièvre et j’espère seulement qu’elle en réchappera ! Cela vaudrait au moins que vous fissiez entendre quelque mécontentement à Ernest-Auguste. D’autant qu’il est toujours votre frère !

- Oui, mais… vous savez à quel point m’inquiètent les agissements des Danois, qui ne cessent de menacer nos terres du nord, et j’ai demandé à Ernest-Auguste de m’envoyer des troupes de renfort qu’en bon parent il ne devrait pas me faire payer, acheva le duc d’un air tellement déconfit qu’Eléonore ne put retenir un bref éclat de rire.

- Cela vous amuse ? grogna-t-il.

- Cela pourrait m’amuser si les circonstances n’étaient aussi dramatiques. Venez voir ce que cette brute a fait de notre fille !

Force fut d’admettre que le cas était grave, même avant que le médecin ne le soulignât : sur le visage empourpré, les traces de coups étaient évidentes. La jeune femme délirait. Un délire tellement instructif qu’Eléonore décida de veiller elle-même avec la seule assistance de Knesebeck et d’une vieille servante qui avait vu naître Sophie-Dorothée. En peu de temps, les trois femmes purent mesurer la profondeur de la passion qui la liait à son amant.

Tandis que son époux se résignait à entreprendre avec son frère des pourparlers houleux, Eléonore désolée écoutait jour après jour, nuit après nuit, battre le cœur affolé de son enfant… Quand enfin la fièvre tomba, quand le danger s’éloigna, elle avait compris que renvoyer Sophie-Dorothée à Hanovre pouvait lui être fatal. Aussi, lorsque la malade, encore bien faible, lui confia son désir d’obtenir le divorce, se déclara-t-elle prête à l’y aider, confiante dans l’influence qu’elle possédait sur son mari pour obtenir satisfaction. C’était compter sans le ministre Bernstorff, l’homme qui avait monté jadis la comédie des fausses lettres pour séparer les deux amoureux. Il fit entendre au duc la voix sévère de la raison d’Etat : on ne divorce pas d’un prince dont les chances de devenir roi d’Angleterre allaient se précisant. Il y allait de la gloire de la maison de Celle.

Que répondre à cela ? Eléonore ne trouva rien, secrètement flattée à l’idée que le sang de ses ancêtres poitevins pût s’élever jusqu’au trône des Plantagenêts, des Tudors, des Stuarts. Sa fille n’était plus une jouvencelle de quinze ans mais une femme accomplie, une mère aussi qui devait prendre en considération l’avenir de son fils et de sa fille. Echapper à l’enchevêtrement des duchés, principautés et autres électorats qui composaient alors l’Empire pour accéder à l’une des plus prestigieuses couronnes européennes, cela demandait considération. D’autant que les Hanovre, après avoir admis que Georges-Louis s’était conduit comme une brute, faisaient les premiers pas vers la réconciliation en demandant le retour au bercail de la brebis égarée.

Quelques scènes mémorables opposèrent alors Sophie-Dorothée à son père. Tant qu’elle avait cru sa mère rangée à ses côtés, la jeune femme avait tenu bon mais quand elle comprit qu’elle était seule, elle finit par capituler. Non sans s’offrir un morceau de bravoure : tandis qu’on l’attendait à Herrenhausen avec tout l’apparat désirable, elle interdit à son cocher de s’arrêter et passa sans tourner la tête sous les yeux de son époux et de ses beaux-parents pour regagner le palais de la Leine. C’était pire qu’une insolence : une sorte de défi, presque une rupture publique…

Depuis, Eléonore ne savait plus rien de sa fille. C’était comme si, en franchissant les murs de Celle, le carrosse avait basculé dans un autre monde, un monde dont ne revenait aucun écho. Sur le visage qu’elle contemplait dans le miroir avec une fascination morne, elle vit couler une larme. Qu’elle essuya d’un geste las puis, se levant, elle retourna s’asseoir sur son lit, luttant contre la tentation de s’y recoucher et de dormir jusqu’à la consommation des siècles.

C’était un symbole que ce lit surélevé par trois marches couvertes de tapis : celui de la réussite d’une femme et du rang qu’elle avait atteint. Enorme, drapé de soie écarlate à crépines d’or dont les angelots dorés retenaient le flot, il avait quelque chose d’impérial commandant le respect. L’étiquette sourcilleuse de la principauté ne prescrivait-elle pas aux femmes admises dans cette chambre de le saluer en passant devant qu’il soit occupé ou non, comme à Versailles ! Ce Versailles toujours rêvé sans jamais l’avoir contemplé mais dont elle se donnait l’illusion : il n’était pas un meuble de son appartement qui ne vînt de France et dans la plupart des salons, le pesant gothique avait reculé pour laisser place aux œuvres somptueuses d’André-Charles Boulle et de ses confrères…

Grâce à elle, le duché de Celle était devenu une sorte de parenthèse française coincée entre la Hollande et le Brandebourg prussien, et c’était sa fierté. A sa petite capitale teutonne perdue dans les sables de l’Aller Eléonore avait insufflé une vie nouvelle, transformant les douves des châteaux en jardins, construisant un théâtre « où le duc s’amusait tellement à courir de loge en loge et des foyers aux couloirs qu’il ne voyait même pas les spectacles ». A chaque carnaval débarquaient les danseurs de Paris, magnifiquement vêtus, et presque chaque jour quelque nouveauté arrivait de France, à commencer par les poupées des couturières qui, à chaque printemps, faisaient le tour des cours de l’Europe du Nord pour apporter les dernières modes de la capitale. L’époux d’Eléonore adorait d’ailleurs tous ces changements et avait même accepté qu’elle mît un peu d’ordre dans le protocole intérieur du château où les repas n’étaient plus annoncés à la trompette comme dans les casernes et aux mêmes heures. C’était le sénéchal qui s’en chargeait, assisté d’un page, en rappelant - pour les éventuels nouveaux venus ! - qu’il était interdit de s’injurier à table, de se jeter des os, du pain, voire une assiette pleine à la figure et de s’enivrer au point que l’on était obligé de ramener les ivrognes chez eux dans des brouettes. La cuisine elle aussi devint plus raffinée. Débarrassée des sempiternels choux et venaisons plus ou moins bien apprêtées, elle acquit une petite renommée dont le duc n’était pas peu fier. Enfin, Eléonore s’était faite la providence des huguenots français réfugiés, surtout ceux d’Aunis et de Saintonge, qui étaient assurés d’obtenir une place ou un grade dans l’armée. Oui, elle pouvait s’estimer satisfaite, encore que lui manquassent souvent les doux paysages de son Poitou natal…

De temps en temps, la duchesse renvoyait ses femmes afin de pouvoir « rêver en français » à l’écart des rudesses de la langue germanique. C’est ce qu’elle avait fait, ce matin, après le rite de la toilette, mais un coup d’œil à la pendule de parquet en marqueterie précieuse lui apprit que la récréation avait assez duré. D’ailleurs, quelqu’un grattait à la porte et entrait sans attendre la réponse. La baronne Berckhoff, dame d’honneur, fit son apparition. C’était aussi la plus ancienne et la plus fidèle amie de la duchesse dans une cour où elle n’en comptait pas beaucoup. Toutes deux étaient d’âge sensiblement égal. La révérence s’en ressentit : suffisamment profonde mais nettement moins longue :

- Une visite se présente pour Votre Altesse. Ne sachant s’il conviendrait de la recevoir, j’ai fait prier d’attendre.

- Y aurait-il une raison pour qu’elle ne convienne pas ? De qui s’agit-il ?

- La jeune comtesse Aurore de Koenigsmark, Madame.

- Ah !

Le nom résonnait désagréablement aux oreilles de la duchesse. Au bout d’un instant, elle s’enquit :

- Auriez-vous une idée de ce qu’elle veut, baronne ?

- Non, Madame… sinon qu'elle semble émue bien qu’elle s’efforce de le dissimuler. J’ajoute qu’elle ne demande pas : elle supplie que Votre Altesse lui accorde un bref entretien.

- En ce cas, allez la chercher !

Quelques secondes plus tard, Aurore pénétrait dans la chambre et s’abîmait en un profond salut qui étala autour d’elle l’ample mante à capuchon de taffetas brun à reflets dorés doublée de soie blanche et assortie à sa robe. Eléonore eut un léger soupir de soulagement. Dieu sait pourquoi, elle s’attendait à voir sa visiteuse toute de noir vêtue. En outre, celle-ci était habillée comme elle à la dernière mode de Paris mais, quand le ravissant visage se leva vers elle, l’impression de soulagement disparut : l’angoisse y était inscrite dans le cerne des yeux bleus et le pli d’amertume des lèvres fraîches.

- Vous avez demandé à me voir, comtesse, dit Eléonore d’une voix impersonnelle. Me confieriez-vous la raison d’une visite pour le moins… inattendue ?

- Je sais que j’aurais dû écrire à Votre Altesse pour solliciter une audience et je la supplie de me pardonner cette impolitesse, mais les jours que je vis depuis le début de ce mois m’ont poussée à venir jusqu’à elle.

- Je vous excuse d’autant plus volontiers que vous paraissez fort troublée. Remettez-vous et dites-moi ce qui vous amène !

- La disparition de mon frère, le comte Philippe-Christophe. Il a quitté sa maison de Hanovre…

- Il y était donc retourné ? coupa Eléonore en fronçant le sourcil. Il me semble avoir entendu dire que sa présence n’y était plus souhaitée et qu’il avait repris du service en Saxe ?

- En effet. Pourtant il y est revenu, poussé par une force à laquelle il ne pouvait plus résister.

Peu désireuse d’entendre préciser ce que pouvait être cette force, la duchesse se hâta d’enchaîner :

- Quoi qu’il en soit, il est sorti de chez lui…

- Le 1er juillet à dix heures du soir… et il n’y est jamais revenu.

- Depuis quand était-il de retour ?

- Deux ou trois jours, je crois.

Eléonore de Celle se livra à un rapide calcul mental. Ce devait être le 27 ou le 28 juin. Et Sophie-Dorothée était repartie le 28. Difficile de ne pas établir une corrélation ! Mais, bien entendu, elle n’en dit rien, se contentant de reprendre avec un soupir qui suggérait l’ennui :

- Donc votre frère a quitté Hanovre le 1er juillet. C’est un fait mais, ce que je comprends mal, c’est pourquoi vous vous adressez à nous. Pensez-vous qu’il soit venu ici ?

- Non. Je ne le pense pas, mais…

- En ce cas, c’est chez mon beau-frère de Hanovre qu’il faut vous rendre.

- J’en reviens…

- Et alors ?

- Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu. Il semblerait qu’il se soit volatilisé sans laisser la moindre trace. En revanche, sa maison a été fouillée de fond en comble par deux fois, ses domestiques se sont enfuis et la garde du prince a récupéré ses chevaux.

La duchesse se leva, passa près de sa visiteuse - qu’elle n’avait pas invitée à s’asseoir -, alla prendre sur une console un éventail de plumes blanches qu’elle agita mollement devant son visage :

- Et vous n’avez pas compris ? fit-elle avec un dédain signifiant qu’Aurore ne devait pas être fort intelligente. J’ai l’impression pourtant que c’est clair : votre frère est revenu à Hanovre contre le gré de l’Electeur ; il a été arrêté, jeté dans quelque prison où il attend son jugement… à moins qu’on ne l’ait reconduit à la frontière…

- Une arrestation qui ressemblerait à une embuscade ? Cela m’étonnerait, Madame. Ce ne sont pas… façons de prince. Un Koenigsmark, on s’en saisit au grand jour, ajouta la jeune fille avec orgueil. Mais si je suis venue à Votre Altesse c’est parce qu’il s’est passé cette nuit-là ou à l’aube du lendemain un événement grave qui l’intéresse au premier chef.

L’éventail cessa son gracieux va-et-vient et, dans la poitrine de la duchesse, le cœur manqua un battement :

- Et c’est ?

- La princesse héritière est enfermée dans ses appartements de Herrenhausen avec défense d’en sortir ou de recevoir… même ses enfants.

- Elle est… mais quelle sottise avez-vous ramassée là-bas ? Ma fille vient d’être sérieusement malade. Elle est fragile. Une rechute a dû se produire, alors le vulgaire ne perd pas une si belle occasion de fabuler et de clabauder ! Quelle infamie ! Et vous ne craignez pas de me la faire entendre ? Dites carrément que l’Electeur s’est saisi de sa personne !

Sans surprise, Aurore subissait à présent la colère de la duchesse et, chose étrange, plus Eléonore se montait, et plus le calme, à elle, lui revenait. Il lui restait un fait à révéler, elle n’hésita pas. Au point où elle en était !

- Je suis désolée d’apprendre que la princesse est souffrante. Elle doit, s’il se peut, l’être plus encore que ne l’imagine Votre Altesse puisqu’on lui a enlevé le réconfort que donne la présence d’une suivante aussi dévouée que Mlle de Knesebeck : celle-ci a été appréhendée et jetée en prison.

Il y eut un silence. Eléonore de Celle ferma les yeux et porta une main tremblante à sa gorge. Elle était devenue si pâle que sa visiteuse crut qu’elle allait s’évanouir. Elle s’approchait déjà, les mains tendues, prête à lui porter secours, mais elle n’eut pas le temps d’achever son mouvement. Les paupières de la duchesse se relevèrent brusquement, libérant un regard étincelant de fureur :

- Allez-vous-en ! gronda-t-elle. Sortez, vous et vos insinuations malveillantes dont le but n’est que trop clair ! Si vous pensiez nous intéresser à la cause de votre maudit frère, vous vous êtes trompée. Philippe de Koenigsmark n’a fait que du mal ici et s’il lui est arrivé malheur, c’est qu’il y a une justice au ciel ! Il n’a osé rentrer à Hanovre que pour essayer de reprendre sur ma fille sa détestable influence ! Nul n’ignore qu’il l’a poursuivie de ses assiduités durant des années et si elle est enfermée chez elle, c’est afin de la protéger des entreprises d’un aventurier sans scrupules qui a osé lever les yeux jusqu’à une future reine d’Angleterre ! Qu’il aille au diable, si ce n’est déjà fait et vous n’avez qu’à l’y rejoindre ! Berckhoff ! Berckhoff ! Venez !

Cette fois elle avait hurlé et la baronne qui ne devait pas être loin apparut à la seconde près. D’un doigt tremblant de fureur, Eléonore lui désigna la jeune fille qui semblait pétrifiée par cette explosion :

- Appelez la garde ! Faites jeter cette fille hors de chez moi, hors du palais où elle ne devra jamais remettre les pieds sous peine de prison ! Qu’on la ramène à la frontière du duché ! Et qu’elle soit maudite… maudite !

La voix se brisa sur le dernier mot et la duchesse alla s’abattre sur son lit, secouée de sanglots convulsifs qui effrayèrent la dame d’honneur. Celle-ci se tourna vers Aurore :

- Qu’avez-vous pu lui dire pour la mettre dans cet état ? chuchota-t-elle. Venez vite ! Je vais vous faire raccompagner et vous quitterez Celle sur l’heure.

Après avoir tiré sur le cordon de la sonnette pour appeler les femmes de la duchesse, elle conduisit Aurore jusqu’à l’antichambre dont la porte était gardée par deux sentinelles… Il y avait là un officier qui faisait les cent pas avec l’agitation de qui attend depuis un moment. La baronne l’arrêta :

- Monsieur d’Asfeld, j’ai un ordre pour vous de Son Altesse…

- C’est que justement j’attendais d’être reçu par elle. Je voulais…

- Plus tard, lieutenant, plus tard ! Vous devez d’abord accomplir la mission dont on vous charge. Voici la comtesse Aurore de Koenigsmark. Vous devez l’accompagner à sa voiture et, ensuite, prendre deux hommes et la ramener sous votre responsabilité à la frontière du duché.

- Laquelle ? Nord, sud, est ou ouest ?

- Nord. Mlle de Koenigsmark retourne chez elle à Hambourg, je crois ? Vous prendrez grand soin d’elle…

- C’est promis mais, auparavant, est-ce que Son Altesse ne pourrait pas me recevoir juste un petit instant ?

- Son Altesse est souffrante et votre petit instant vous ne pouvez guère l’espérer avant demain… ou après, bien après au cas où vous n’exécuteriez pas ses ordres ! J’ajoute qu’elle n’est pas d’humeur !

- Tant pis ! Mais cela m’ennuie beaucoup…

Aurore qui observait la scène à travers le masque qu’elle avait remis en même temps qu’elle relevait son capuchon de soie, se mêla au débat :

- Est-il indispensable de déranger les projets de Monsieur ? Je vous promets de quitter Celle sans tarder, baronne. Rester serait mal vous remercier d’avoir quelque peu… adouci la volonté de la duchesse !

La dame d’honneur sourit pour la première fois et ce sourire était plein de chaleur :

- L’important est que l’on vous voie partir sous escorte. Inutile d’y ajouter une brutalité… que votre défunte mère ne me pardonnerait pas !

- Vous l’avez connue ?

- A Hambourg où je suis née, et longtemps avant mon mariage. Nous avons été inséparables pendant plusieurs années… Allez maintenant, ma chère, reprenez courage !… et pardonnez-lui, ajouta-t-elle tout bas. Depuis que notre princesse est repartie vers son époux, Son Altesse se tourmente énormément !

- Non sans raison, j’en ai peur. Ces Hanovre sont des brutes…

- Pauvre enfant !… Allons, lieutenant ! Faites ce que l’on vous commande !

Résigné, l’interpellé rectifia la position, claqua des talons en relevant le menton :

- Aux ordres de Son Altesse !

Puis se mit en devoir de précéder Aurore dans l’escalier.

Quelques instants plus tard, le carrosse enveloppé de quatre cavaliers reprenait la route de Hambourg après un bref arrêt à l’hostellerie où l’on avait passé la nuit, pour régler la dépense et reprendre les bagages. Ce dont Gottlieb se chargea. Nicolas d’Asfeld, raide d’un mécontentement qu’il n’osait pas exprimer, galopait à la portière d’Aurore, ce qui permettait à celle-ci de l’observer. C’était, en effet, un spécimen peu courant. Long, sec et maigre, il était roux comme une carotte avec des mains et des pieds interminables. Quant à son visage à la peau déjà tannée en dépit de son jeune âge - il ne devait guère dépasser vingt-deux ou vingt-trois ans ! - c’était à lui seul une sorte de gageure grâce à deux balafres qui lui tailladaient les joues : rien n’avait l’air d’y être à la bonne place, pourtant il trouvait le moyen de dégager un certain charme. Sans doute à cause de ses yeux d’un azur candide qui forçaient la sympathie. En outre, il devait aimer rire, cela se devinait au pli naturel de sa grande bouche.

Le train qu’il imposait à ce cortège restreint était rapide : il devait être pressé de retourner auprès de la duchesse. Dans la voiture, Aurore et Ulrica étaient secouées comme pruniers en août. Heureusement le poste-frontière n’était pas très éloigné et elles le virent venir avec soulagement. Asfeld s’arrêta pile à l’aplomb de la séparation des deux territoires et, ôtant son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, vint à la portière :

- Vous voilà hors du duché de Celle, Madame, et c’est ici que nous nous quittons. Il me reste à vous saluer en vous souhaitant un bon voyage.

Le ton était raide, à la limite de la politesse. Visiblement, il avait hâte d’en finir avec cette corvée ; il s’agissait finalement de renvoyer chez elle une indésirable, même si Mme Berckhoff y avait mis les formes. Sensible aux nuances et au moins aussi mécontente que lui, Aurore décida de le retenir un moment :

- Il n’aura pas de mal à être meilleur, lieutenant… d’Asfeld ? C’est bien cela ? Ou ai-je mal compris.

- Du tout, c’est bien cela et si…

- Grâce à vous nous arriverons couvertes de bleus. Qu’est-ce qu’il vous a pris de mener ce train d’enfer ?

- C’était normal, Madame, dès l’instant où il s’agissait de vous… expulser en quelque sorte ? Les choses eussent été différentes… oh !

L’interjection stupéfaite saluait le geste de la jeune fille qui venait de rejeter son capuchon et d’ôter son masque. Asfeld la regarda comme une apparition. Saint Paul sur le chemin de Damas devait avoir eu ce regard ébloui.

- Dites-moi ? fit-elle acerbe, les choses eussent été différentes si ?…

- Si… je vous avais vue, balbutia-t-il comme du fond d’un rêve. Vous êtes… merveilleusement belle !

Elle ne put d’empêcher de rire :

- C’est une habitude chez vous d’accomplir vos missions de telle ou telle façon selon le physique de ceux qui en sont l’objet ?

- Non… Oh non ! Je vous supplie de me pardonner de vous avoir si mal traitée. Mon excuse est…

- … que vous avez hâte de rentrer afin d’avoir avec Son Altesse un entretien ne souffrant aucun retard ? Qu’attendez-vous ? Partez, nous n’avons plus rien à nous dire… sinon que j’espère ne vous revoir jamais… Allons Gottlieb ! enjoignit-elle à l’adresse de son cocher, et tâchez de me mener plus doucement même si moi aussi je suis pressée de quitter une terre à ce point inhospitalière !

- Non !… Non ! Je vous en supplie, Madame !… Encore un mot !

Pour seule réponse, elle referma la vitre, remit son masque et se rejeta dans son coin de carrosse tandis que le cocher enlevait ses chevaux. Alors seulement, elle éclata de rire. Ulrica ronchonna :

- Un de plus !

- Que veux-tu dire ?

- Vous le savez : un amoureux de plus ! N’importe, vous auriez pu vous montrer plus tôt ! Je suis aussi moulue que si j’avais reçu une volée de bois vert !…

Sans répondre, Aurore jeta un coup d’œil par l’étroite vitre arrière. Le jeune Asfeld était toujours là, planté sur son cheval au milieu de la route, la regardant s’éloigner. Il ne songeait même pas à remettre son chapeau.

Elle eût sans doute mieux mesuré l’importance du choc encaissé par l’officier si, par un tour de magie, elle avait pu assister à son retour au palais de Celle. Le hasard voulut qu’au moment où il mettait pied à terre dans la cour intérieure, la baronne Berckhoff y descendait. Elle vint alors à sa rencontre pour lui demander comment les choses s’étaient passées, s’étonnant de l’entendre répondre quelque chose d’inaudible et sans la regarder.

- Dites-moi, lieutenant, vous êtes fatigué à ce point ?

Il sursauta :

- Fatigué, moi ? Pas le moins du monde… Toujours aux ordres de Son Altesse, ajouta-t-il en claquant les talons.

- En ce cas je peux peut-être vous annoncer ?

- Moi ? A Son Altesse ? Pourquoi ?

- Mais voyons ! Avant que je ne vous envoie raccompagner la comtesse de Koenigsmark à la frontière, vous vouliez demander audience pour une affaire qui, selon vous, ne pouvait attendre.

- Ah oui ? En cas pardonnez-moi, baronne, mais je ne m’en souviens vraiment pas…

Il la salua et passa son chemin, un doux sourire aux lèvres et des étoiles dans les yeux.

- De deux choses l’une, murmura Mme Berckhoff, ou il est somnambule ou il est amoureux. J’aimerais mieux la seconde version : elle pourrait avoir son utilité…

Cependant Aurore, en reprenant son chemin, se sentait un peu moins crispée. Avoir usé sa colère sur ce jeune imbécile avait détendu ses nerfs mis à mal par la violence de la réaction de la duchesse Eléonore. Violence qui la révoltait. Quoi qu’ait pu faire Philippe - et son crime, si crime il y avait, était de pur amour - il ne méritait pas tant de mépris, tant de haine de la part d’une femme qui, autrefois, lui montrait toujours beaucoup de grâce au point que l’on pouvait se demander si elle n’était pas tombée sous le charme de l’amoureux de sa fille…

Qu’elle ait peur pour elle se pouvait concevoir, la situation de Sophie-Dorothée était dangereuse, mais était-ce une raison pour refuser de compatir aux angoisses d’une sœur ? Duchesse régnante, Eléonore pouvait obtenir de son époux qu’il interroge l’Electeur de Hanovre, son propre frère, sur ce qui s’était passé dans la nuit du 1er juillet…

Le retour à Agathenburg fut plus morne encore que celui de Hanovre. L’espoir qui venait de s’envoler était de taille. Restait à apprendre ce qui s’était passé durant son absence… Mais de ce côté-là tout semblait aller mieux. A son arrivée, Aurore trouva sa sœur dans le jardin où elle se promenait - à petits pas sans doute mais bel et bien sur ses pieds ! - au bras de Liselotte, sa femme de chambre. L’apparition d’Aurore lui arracha une exclamation de joie :

- Je me faisais tellement de souci pour toi ! dit-elle en l’embrassant. As-tu été convenablement reçue ?

- De prime abord oui, mais ensuite cela s’est gâté et si tu veux le savoir j’ai été reconduite à la frontière par un peloton de cavalerie.

- Toi ? Une comtesse de Koenigsmark ?

- Eh oui ! On dirait que nous nous dévaluons de jour en jour, soupira la jeune fille. La duchesse se ronge d’inquiétude pour sa fille et semble trouver commode de charger notre Philippe de tous les péchés. Sans lui, Sophie-Dorothée n’aurait jamais dévié de sa morne ligne de princesse héritière, mais ce qu’elle n’a pas l’air de vouloir comprendre c’est que ce n’est plus une enfant mais une jeune femme de vingt-sept ans, mère de famille, d’esprit vif et délié, douée en outre d’une volonté propre et d’un caractère pas toujours facile. Rien de la douce agnelle qui se laisse mener par son maître au bout d’un ruban de satin bleu. Elle a seulement un an de moins que Philippe. Ce dont j’enrage, c’est que ces deux-là sont faits l’un pour l’autre et qu’on a brisé leurs fiançailles par un moyen franchement infâme. Les responsables, ce sont les gens de Celle qui ont commis le crime ! Seule la mort peut briser un tel amour ! Et encore !…

- Calme-toi !… Si je t’entends, tu n’as pas appris grand-chose ?

- Rien… Sinon un détail. A l’hôtellerie, en bavardant avec la patronne, Ulrica a appris que Sophie-Dorothée a passé tout le mois de juin dernier chez ses parents, qu’elle a même été malade, mais qu’elle serait partie brouillée avec son père et en claquant les portes ! Les gens de Celle ont toujours aimé leur petite princesse et ils se soucient d’elle parce que, pour eux, ceux de Hanovre ne sont rien d’autre que des demi-sauvages… Et ici ? Hildebrandt est revenu ?

- Pas encore mais Frédéric est parti pour Dresde avertir le nouveau prince de la disparition de son général… De toute façon, il devait retourner en Saxe, son congé étant achevé.

- Espérons qu’il réussira ! En attendant…

Un véritable hurlement lui coupa la parole :

- Ne me dis pas que tu vas encore repartir ?

- Qu’est-ce qui peut te le faire croire ?

- Je te connais, tu sais ? Depuis que nous sommes sans nouvelles de Philippe, tu ne tiens pas en place.

Un instant, la jeune fille garda le silence, puis, relevant sur sa sœur son regard mouillé, elle murmura avec une tristesse infinie :

- C’est vrai. Cet universel silence dans lequel on veut enfermer Philippe m’est intolérable. Il faut que je sache ! Tu vois, j’ai constamment l’impression qu’il m’appelle, qu’il attend de moi le secours. Alors je cherche, dans l’espoir qu’un vent favorable m’apportera un signe, une piste. Peut-être que si je faisais le tour de toutes les forteresses de ce maudit Hanovre, les pierres me parleraient ? Au temps jadis, le trouvère Blondel, cherchant son maître, le roi d’Angleterre Richard au cœur de lion, a parcouru l’Autriche en long et en large jusqu’à ce qu’enfin une voix s’élève des profondeurs d’une tour…

- Tu t’épuiserais en vain. L’époque des chevaliers n’est plus et à errer ainsi comme un oiseau affolé, tu n’y gagnerais qu’un peu plus d’amertume et moi je me rongerais d’inquiétude.

Aurore regarda sa sœur sans songer à dissimuler son étonnement. La calme… on pourrait presque dire la froide Amélie cuirassée par ses certitudes, cacherait-elle plus de tendresse qu’elle ne voulait l’admettre ? Elle sourit d’ailleurs à l’interrogation muette de sa cadette et serra un peu son bras contre elle :

- Reste avec moi ! pria-t-elle en conclusion. A deux on se sentira plus fortes.

Un nouveau silence mais, cette fois, ce fut la jeune fille qui le rompit :

- Dismoi le vrai de ta pensée ! Tu le crois… mort ?

- Le vrai ? C’est que je n’en sais rien. Il me paraît impensable qu’un prince - quel qu’il soit ! - ait osé attirer un homme tel que Philippe dans je ne sais quel traquenard. Mais ça, c’est l’orgueil de notre nom qui le souffle et, au fond, plus j’avance dans la vie et plus je pense que la brutalité des premiers âges est toujours bien vivante. Sous la soie, le velours et les joyaux changeant au gré des modes, il y a toujours le même homme de chair et d’os avec ses faiblesses, ses terreurs et ses haines. Alors qui peut savoir ?…

En rentrant au château, Aurore décida de se ranger, au moins pour l’instant, à l’avis de sa sœur et d’attendre les nouvelles qui pourraient lui parvenir. Son entrevue avec la duchesse de Celle lui laissait un goût amer. Elle n’avait pas envie, pour le moment tout au moins, d’essuyer d’autres rebuffades inhérentes sans doute à son sexe. On en userait de façon différente si elle était capable de mettre l’épée à la main pour se faire rendre raison, dans cette Allemagne qui n’avait pas fini de lécher les blessures de la guerre de Trente Ans et dans laquelle on s’entretuait volontiers entre princes « souverains » quand il ne s’agissait pas de repous ser l’envahisseur danois ou suédois. Le bruit des armes retentissait toujours dans un endroit ou dans un autre.

Cependant, à une faible femme il restait un instrument non négligeable à condition de savoir s’en servir : la plume. A ces jeux-là Aurore était experte, parlant et écrivant plusieurs langues dans un style plein d’élégance que pouvait même ennoblir encore le souffle poétique né d’une imagination vive et féconde1. Elle s’installa donc à son petit bureau placé devant sa fenêtre ouverte sur le cours paisible de la Schwinge, tailla une demi-douzaine de plumes d’oie et, les trempant dans l’encre de l’indignation, se mit à l’ouvrage. En variant le ton, toutefois : on n’écrit pas à l’empereur comme à l’un de ses vassaux ! Le premier sur la liste fut naturellement Ernest-Auguste de Hanovre à qui elle demanda, purement et simplement, compte du sort de son frère en se gardant d’évoquer Sophie-Dorothée de quelque manière que ce soit. Ensuite, elle appela au secours le chef de nom et d’armes de la maison de Brunswick à laquelle appartenaient l’Electeur de Hanovre ainsi que le duc de Celle : le duc Antoine-Ulrich de Brunswick-Wolfenbüttel qui avait jadis demandé la main de Sophie-Dorothée pour son fils. Celui-là, elle en était certaine, avait d’autant moins digéré l’affront de la rupture. En outre, il était catholique et des plus lié à la cour de Versailles. Elle fit vibrer la corde émotionnelle sur le sort d’une princesse toujours regrettée avec l’espoir que, par ce truchement, le bruit en irait jusqu'aux oreilles de Louis XIV. Ensuite, ce fut le tour du duc de Mecklembourg-Schwerin, important s'il en fut parmi les proches voisins. Plusieurs autres princes passèrent ainsi sous sa plume. Pas tous : il y en avait trop2 et certaines maisons ne s'intéressaient en aucune façon à ce qui se passait dans les Etats du Nord. Elle finit cette première série par le roi de Suède et l’empereur Léopold Ier, rappelant au Wasa de Stockholm comme au Habsbourg de Vienne l’éclat des services rendus par les siens à leurs couronnes respectives et suppliant que l’on voulût bien obliger le Hanovre à remettre son frère en liberté. Elle se refusait, en effet, à croire que l’on eût osé attenter à la vie du dernier des Koenigsmark. Le seul à qui elle n’écrivit pas fut le nouveau maître de la Saxe puisque son beau-frère s’était chargé de l’avertir…

Il ne restait plus qu’à attendre…

C’était le genre de situation qu'elle supportait le moins facilement, la patience ne faisant pas partie de ses vertus. Pendant plusieurs jours on put la voir errer à travers l'immense demeure et ses jardins, dont elle ne rentrait jamais sans passer par la chapelle. Pas pour prier Dieu, encore qu'elle n'omît jamais les oraisons quotidiennes, mais, comme elle l'avait fait au premier jour, pour s’adresser aux mânes de ses impétueux ascendants : son père, son oncle et son grand-père dont elle ne doutait pas que leur vaillance leur eût valu une place de choix dans un paradis guerrier plus proche de l’antique Walhalla peuplé d’impétueuses walkyries que d’un Ciel perpétuellement limpide et pur où des théories d’anges et de bienheureux gravitaient autour du trône de l’Eternel en célébrant ses louanges… En fait, Aurore sommait plus ou moins ces souverains qui avaient fait trembler l’Europe de s’occuper plus activement d’un descendant en tous points digne d’eux…

Les premières réponses qui arrivèrent à Agathenburg étaient décourageantes. Des chefs-d’œuvre d’hypocrisie ! On plaignait beaucoup la comtesse de Koenigsmark atteinte si cruellement dans ses affections mais on ne voyait pas comment on pouvait agir dans une affaire privée de la famille de Hanovre et sur le développement de laquelle un apaisant silence semblait désirable. Aurore et sa sœur les lisaient avec des larmes de rage :

- Des lâches ! Ce sont tous de lâches ! s’indignait la jeune fille. Ces gens auraient-ils peur du vieil Ernest-Auguste et de son abominable fils ?

Plus lucide et plus froide, Amélie traduisait autrement :

- Ils n’ont pas peur de ce qu’ils sont… mais de ce qu’ils ont à présent une chance de devenir. On meurt beaucoup à Londres ces temps-ci. Que pesons-nous en face de la couronne d’Angleterre ? Personne ne rompra des lances pour nous…

- Pour nous peut-être pas, mais pour la future reine d’Angleterre ? Car si Georges-Louis accède au trône, Sophie-Dorothée l’y accompagnera. Quelques-uns de ces princes pourraient se soucier de son sort ?

Cela semblait logique, pourtant il n’en fut rien. Même l’empereur fit savoir à la comtesse de Koenigsmark qu’il ne souhaitait pas intervenir dans une affaire familiale concernant seulement les duchés de Hanovre et de Celle, autrement dit deux frères. En réalité il n’avait pas la moindre envie d’indisposer le Hanovrien qui lui fournissait de si bons soldats lui permettant d’économiser le sang de ses sujets…

Au fil des jours, l’horizon s’assombrit…

L’arrivée soudaine de Loewenhaupt dans les premiers jours de septembre apporta une éclaircie en ressuscitant l’espoir. Frédéric-Auguste de Saxe, dès qu’il avait été mis au courant, écrivit en personne à son « cousin » une lettre fort sèche, réclamant le retour à Dresde de son major-général… Il en reçut une réponse qui le mit en fureur. Après les formalités d’usage, l’Electeur demandait avec grossièreté « qu’on ne lui cassât pas la tête avec cette histoire, que ledit gentilhomme était un libertin fieffé habitué à vivre dans la débauche et qu’on ne savait pas en somme ce qu’il était devenu ».

- Cette réponse a mis le prince hors de lui, expliqua l’époux d’Amélie. Il faut avouer qu’on n’est pas rustre à ce point ! Aussi a-t-il envoyé à Hanovre l’un de ses conseillers, le général Banner, pour exiger en son nom le « général de cavalerie saxonne comte de Koenigsmark » sous peine de représailles. Nous en sommes là pour l’instant. Banner est toujours à Hanovre où il se fait de plus en plus menaçant, réclamant au moins une enquête poussée sur une disparition aussi inexplicable.

- Dieu soit loué ! soupira Aurore en se laissant tomber dans un fauteuil. Nous avons enfin un défenseur !

C’était un tel soulagement que famille et serviteurs se rendirent ensemble à la chapelle pour chanter des psaumes à la gloire du Seigneur. Il ne restait qu’à attendre, avec confiance, le résultat de l’intervention saxonne. Frédéric-Auguste n’était-il pas, avec l’Electeur de Prusse et celui de Bavière, le plus puissant des princes allemands ? Et de tous il était le plus riche. Le spectre de la future couronne britannique ne l’impressionnait pas.

Une semaine durant ce fut la détente, le retour aux occupations préférées. Aurore retrouva son écritoire, mais pour le seul plaisir de laisser courir son imagination. Son clavecin aussi dont elle jouait en artiste. Un automne précoce s’installait, charriant des nuages et de la pluie, mais les deux sœurs n’en firent pas moins de longues promenades à cheval dans la campagne ou à pied dans le parc et au bord de la rivière. Puis le froid vint et des feux flambèrent dans les grandes cheminées de marbre auprès desquelles il faisait bon s’attarder, un ouvrage ou un livre dans les mains, en écoutant crépiter les bûches et en savourant ces derniers jours à Agathenburg où les Koenigsmark séjournaient seulement l’été. La mauvaise saison, les deux sœurs la passaient à Hambourg dans la belle demeure que leur avait léguée leur mère. Ses dimensions moins imposantes que celles du palais de Stade permettaient d’y vivre plus confortablement. Les fils d’Amélie y étaient nés et y avaient passé leur enfance avant d’être envoyés, avec serviteurs et gouverneurs, dans les domaines paternels de Suède selon la coutume des grandes familles. D’où ce désir de leur mère d’avoir une fille qu’on lui aurait laissée. Quant à Dresde, la comtesse de Loewenhaupt n’y séjournait pas souvent, son époux, comme presque tous les soldats au service d’un prince étranger, n’y possédant qu’une sorte de pied-à-terre convenant aussi bien à son besoin de se sentir libre qu’à une avarice certaine. Marié à une Koenigsmark fortunée, il trouvait normal qu'elle vécût les trois quarts du temps sur les domaines de la famille et en compagnie de sa sœur.

La bienheureuse semaine s’achevait à peine quand, un soir, alors que les deux sœurs s’apprêtaient à passer à table, le majordome vint annoncer qu’un cortège de quatre chariots bâchés et de trois cavaliers se présentait à la porterie du château, mais il n’eut pas le loisir d’en dire davantage : Michel Hildebrandt trempé comme une soupe surgit sur ses talons. Il faisait en effet un temps épouvantable. Le vent froid de la Baltique proche soufflait en tempête et l’on venait de fixer à un jour prochain le départ pour Hambourg :

- Je demande votre pardon, nobles dames, d’arriver ainsi sans avoir prévenu, mais on m’a contraint de quitter Hanovre dès que tout a été emballé et, vu le temps, j’ai pensé qu’il fallait marcher au plus vite. Nous ne sommes que trois pour protéger le convoi contre une mauvaise rencontre toujours possible.

- Vous n’avez pas à vous excuser, dit Aurore. Nous ramenez-vous les biens de notre frère ?

- Ses affaires personnelles. Heureusement que l’on m’a permis de les enlever avant la mise en vente !

- Comment cela, la mise en vente ? protesta Amélie. En admettant qu’il soit arrivé malheur au comte Philippe, c’est à nous qu’il appartient d’en décider ?

Une boule se noua dans la gorge d’Aurore :

- Cela veut-il dire qu’on le considère comme… mort ?

- Oui et non. Le bruit - discret ! - court d’un duel qui l’aurait opposé à un officier, le comte de Lippe, où il aurait eu le dessous…

Une série d’éternuements lui coupa la parole et apitoya la jeune fille :

- Mon pauvre ami ! Vous coulez comme une gouttière et l’on vous tient là à vous interroger ! Dépêchez-vous d’aller vous sécher, vous changer et boire quelque chose de chaud puis revenez ! Nous vous attendrons pour souper…

- Oh merci, merci infiniment ! Soyez tranquille pour le chargement, vos gens et les miens doivent l’avoir mis à couvert…

Quand il revint, sec et impeccable, les deux sœurs le laissèrent se restaurer avant le jeu des questions. Ce fut Aurore qui commença :

- Cette histoire de Lippe ne tient pas debout. Je le connais parfaitement : il était l’un des amants de la Platen, ce qui ne l’empêchait pas de me faire la cour. Il n’a jamais eu le moindre mot avec mon frère. En outre, un duel n’a jamais été un sujet de mystère. Si Philippe avait été tué on l’aurait rapporté chez lui et son vainqueur n’aurait pas pris la fuite. Et puis à quel propos, cette querelle ?

- Mme de Platen. Le comte Philippe lui serait revenu et la chose aurait déplu à Lippe.

- A cause de cette vieille garce ? s’insurgea Aurore. Mais si tous ceux qui l’ont eue devaient s’entretuer, la population mâle du Hanovre serait diminuée de moitié !

- Quoi qu’il en soit la cour de Herrenhausen s’en tient à cette explication. Le comte de Lippe a tué son adversaire et pris la fuite…

- … en emportant le cadavre ? Comme c’est vraisemblable !

- De toute façon, le comte Philippe n’aurait jamais dû revenir à Hanovre où il n’était plus souhaité. Ce qui est étrange, c’est que l’on ait su ce retour tant il a été discret : j’en suis témoin. Mais il fallait bien répondre quelque chose au général Banner qui montrait les dents au nom de l’Electeur de Saxe en train de perdre patience.

- Et il s’en est contenté ? s’étonna Amélie à son tour. Il aurait pu exiger que l’on cherche… et que l’on trouve Eberhardt de Lippe. Ce n’est pas un homme à se cacher. Surtout pour un duel.

- On s’en occupera plus tard, coupa Aurore. La maison maintenant ! De quel droit l’avoir vendue sans nous prévenir ?

- Les créanciers, Mademoiselle ! Et Dieu sait s’il y en avait !

- A ce point-là ? Mais enfin mon frère était… est riche ! C’est notoire !

Visiblement embarrassé, Hildebrandt but quelques gorgées de bière, essuya la mousse de ses lèvres et toussota deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix :

- Je le pensais. Pourtant - et c’est un fait - j’ai trouvé dans ses papiers de nombreuses créances, souvent lourdes. Monsieur le comte était un grand seigneur : il dépensait sans compter pour son faste personnel, l’éclat de sa maison et le bien-être de ses hommes. En outre, il était extrêmement généreux avec qui le sollicitait. Enfin… enfin il y avait le jeu !

- Il jouait ? s’étonna Amélie. J’étais persuadée qu’il détestait cela ?

- Je le croyais aussi, fit sa sœur en écho.

- Je ne peux dire que ce que je sais, Mesdames. Toujours est-il que le duc Ernest-Auguste a ordonné la vente de la maison, des chevaux et des meubles. Heureusement, la somme retirée a suffi à éteindre les dettes et j’ai pu récupérer tous ses effets personnels…

- Nous nous en occuperons demain, soupira Aurore. Pouvez-vous nous dire ce que devient la princesse Sophie-Dorothée ?

- Personne ne l’a revue depuis la fatale nuit de juillet. Elle est enfermée dans son appartement gardé militairement. Un médecin et deux servantes veillent à son entretien. Des servantes de Mme de Platen !

Aurore bondit :

- De cette femme ? Mais de quel droit ? C’est à n’y pas croire ! N’y a-t-il pas assez de domestiques au palais ?

- Toutes sont plus ou moins attachées à la princesse héritière. Elles pourraient l’aider à fuir. Rien à craindre avec les gens de…

- La Platen ? gronda la jeune fille. J’aurais dû y penser plus tôt ! Elle était folle de mon frère et il n’est revenu que pour Sophie-Dorothée ! Malheureusement, elle fait ce qu’elle veut du vieil Ernest-Auguste…

- Oh, elle est plus puissante que jamais. Son époux a même été nommé premier ministre !

- Beau choix en vérité ! Un pantin dont la tête porte une forêt de cornes. J’en suis sûre à présent : cette femme sait ce qu’il est advenu à mon frère. Elle est capable de le retenir captif ! N’est-ce pas la meilleure manière de l’avoir enfin pour elle seule ?…

Elle s’était levée et arpentait la salle, les bras croisés sur la poitrine et l’œil flambant. Et sa colère allait croissant au rythme de ses pas :

- Il faudra bien qu’elle me le rende ! Dussé-je la faire enlever comme elle a enlevé Philippe et la mettre à la question jusqu’à ce qu’elle parle ! Je n’aurai plus trêve ni repos avant de savoir la vérité ! Philippe ! Je te le jure, j’arriverai à te retrouver !…

Inquiète de la voir s’enfiévrer de la sorte, Amélie la rejoignit et la freina en la prenant dans ses bras :

- Oui, nous y parviendrons ! Et je t’aiderai de toutes mes forces mais pour l’amour de Dieu, calme-toi. L’agitation ne sert à rien et nous avons plus que jamais besoin de sang-froid et de réflexion. Si cette femme a enlevé Philippe, elle ne sera pas facile à atteindre car elle doit être fortement gardée. Suffisamment en tout cas pour être sûre de son impunité…

- Je sais. Les obstacles seront nombreux mais, sur ma vie, je l’atteindrai où qu’elle soit !

Rentrée dans sa chambre, Aurore moucha toutes les bougies et, tirant un fauteuil près d’une fenêtre, s’y installa pour la nuit à écouter les déchaînements de l’ouragan. Sa violence orchestrait celle de son cœur. Elle y voyait une réponse du Ciel à son propre bouleversement, un encouragement à la lutte sans merci qu’elle allait entreprendre pour sauver Philippe, son Philippe ! Le seul homme qu’elle eût jamais aimé d’amour. D’un amour dépassant de beaucoup le plus chaud sentiment fraternel. La tempête qui l’environnait, hurlant sous le bas des portes et secouant les hautes fenêtres dont les huisseries gémissaient, était en train de la dépouiller de tous les faux-semblants où elle s’abritait, les lui arrachant l’un après l’autre pour ne laisser qu’une vérité brutale, une vérité aveuglante : si à vingt-quatre ans elle était encore vierge, si, parée d’une exceptionnelle beauté, elle ne cessait de repousser soupirants et demandes en mariage, c’était parce qu’il était le seul à qui elle eût souhaité se donner. En un mot parce qu’elle était follement, éperdument amoureuse de lui…

Quand la lumière crue de la vérité l’inonda, portée par la zébrure fulgurante d’un éclair, Aurore se laissa tomber à genoux et pria avec des sanglots pour que cet amour défendu n’attire pas sur Philippe et sur elle la malédiction du Ciel…

CHAPITRE IV UN ÉTRANGE DOCUMENT

A la surprise d’Amélie, Aurore dès l’aube et sans se soucier du mauvais temps - qui se calmait peu à peu ! - fit ouvrir les caisses à l’abri d’une remise et transporter leur contenu dans l’appartement principal : celui du seigneur d’Agathenburg, inoccupé depuis des années puisque le dernier possesseur, son frère aîné, était allé mourir en Morée dans les bras de l’oncle vénitien. Philippe lui-même ne l’avait jamais habité lors de ses - rares et toujours rapides ! - séjours au château, lui préférant sa chambre de jeune homme. Il lui revenait de droit, cependant, comme chef de nom et d’armes de la famille, et, en y procédant à l’installation de ses affaires, Aurore affirmait sa confiance dans sa survie plus encore qu’un devoir pieux. Elle exigea que les nombreux vêtements fussent rangés comme il convenait dans les armoires, les armes disposées en trophées sur les murs, les montres et les ordres militaires souvent enrichis de pierres précieuses enfermés dans des coffres. Tout fut arrangé comme si le maître devait reparaître du jour au lendemain. Elle exigea que les plus beaux draps fussent mis au grand lit à colonnes que l’on recouvrit ensuite de sa courtepointe de brocart. Sachant qu’il aimait écrire, même s’il se souciait peu de l’orthographe, elle veilla à ce que le bureau fût équipé de papier, de plumes, d’encre, de sable et de cire à cacheter - le cachet aux armes se trouvait avec les autres objets - et ce qui pourrait lui être nécessaire. Assise dans un fauteuil, Amélie la regardait faire. Finalement elle soupira :

- Tu ne penses pas que c’est trop ? Je sais que tu crois profondément, comme moi, que nous le reverrons un jour ou l’autre, mais n’est-ce pas vouloir forcer le destin que de mettre ces choses en place comme s’il devait être là demain ?

- Non. Il est désormais le seigneur et, même absent, il faut que chacun ici en ait pleine conscience. Je laisserai des ordres pour que tout soit maintenu dans l’état où je vais le laisser. Ah ! ajouta-t-elle en se tournant vers Potter le majordome, faites préparer de quoi allumer le feu dans la cheminée !

Amélie hocha la tête avec un nouveau soupir :

- Si nous partons après-demain, tu pourrais peut-être emporter un ou deux objets à Hambourg ?

- Mais j’y compte bien puisque que j’ai mis cela de côté, dit-elle en désignant une magnifique épée de cour au pommeau enrichi de diamants que Philippe avait souvent arborée aux palais de Hanovre, une montre en or, très simple, qu’il emportait en campagne et sa plus vieille pelisse en épais drap noir, garni de loutre, celle qu’il avait le plus souvent portée et où s’attardait son odeur. C’était tellement précieux pour évoquer sa présence !

Quand cet agencement fut terminé, Aurore fit refermer volets et portes, remit les clés à Potter et regagna sa chambre pour vaquer aux préparatifs de son voyage.

Le lendemain, les deux sœurs quittaient Agathenburg après le départ de Michel Hildebrandt qui retournait à Hanovre rapatrier ses chariots et mettre ordre à ses affaires personnelles. Celui-là au moins repartait plein de joie : Mlle de Koenigsmark ne l’avait-elle pas engagé à son service en raison de son savoir et de la fidélité dont il avait toujours fait preuve envers Philippe ?

D’accord avec Mme de Loewenhaupt, la jeune fille ressentait le besoin, étant donné la situation, d’avoir auprès d’elle quelqu’un n’ignorant rien de ses difficultés. Une confiance qui avait touché d’autant plus le jeune Hanovrien qu’il était, depuis leur première rencontre, amoureux d’elle. Sans jamais oser, bien sûr, le lui montrer mais la pensée de vivre désormais dans son orbe l’emplissait d’un bonheur dont il s’efforçait de contenir l’exubérance à un moment où elle risquait d’être malvenue. Cependant, il ne rejoindrait pas dans l’immédiat son nouveau poste : Aurore l’avait prié de demeurer encore quelque temps à Hanovre afin d’observer comment les choses allaient se dérouler au palais : il était impensable que Sophie-Dorothée y restât enfermée jusqu’à la fin de ses jours ! Tôt ou tard, il faudrait bien que l’Electeur prenne une décision. A moins qu’il ne choisisse - et cela Aurore le redoutait - de laisser pourrir l’affaire jusqu’à ce que le silence l'étouffe. Un silence qu’une issue fatale pourrait rendre définitif. Il existait pour un potentat sans scrupules tant de moyens de faire disparaître une prisonnière encombrante ! Et pourquoi donc pas un prisonnier ?

Mais cette idée-là, Aurore la repoussait obstinément. Philippe était vivant ! Il fallait qu’il le soit ! Elle était persuadée que s’il lui arrivait un malheur, elle le ressentirait dans sa propre chair.

Sûre d’avoir là-bas un observateur plus que fiable, elle allait continuer à demander l’aide de ceux qui, dans toute l’Europe, pouvaient détenir une once d’influence sur les gens de Herrenhausen. Depuis Hambourg, les communications avec le monde entier devenaient plus faciles. La puissante cité qui, au XIIe siècle, avait fondé avec Brême et Lübeck - cette dernière étant l’initiatrice - la célèbre Hanse des marchands destinée à protéger leurs ports et leurs navires tout en contrôlant le lucratif transport maritime dans la mer du Nord et la Baltique. Elle conservait son statut de ville libre que respectait l’empereur. Le trafic y était intense même après les ravages laissés par la meurtrière guerre de Trente Ans, la prospérité évidente et les bâtiments publics fastueux. On y côtoyait des gens venus des quatre coins du monde1. Pas seulement des marchands mais aussi des artistes, des penseurs et des esprits comme l’étrange reine Christine de Suède qui avait séjourné là quelque temps.

Après la mort de leur père, les enfants Koenigsmark avaient été élevés en grande partie chez leur mère, Christine de Wrangel, dans la belle demeure donnant sur le Binnenalster, le lac intramuros que prolongeait, hors murailles, l’Aussenalster plus vaste encore et dont on pouvait franchir l’entrée par un pont. L’endroit planté d’arbres était magnifique et, en raison des nombreux canaux reliant la ville au port situé sur le profond estuaire de l’Elbe, Hambourg ne craignait pas de se déclarer la Venise du Nord. Une Venise de briques allant du rose au violet. Le gothique tardif de la cité antique se hérissait de clochers pointus et de tours que dominait, telle une souveraine, celle de la Sankt Michaeliskirche dont on disait qu’elle était la plus haute du monde. Ce qui avec ses 132 mètres était bien possible !

L’hôtel Wrangel était l’un des plus vastes et des plus riches du quai. Les deux filles de Christine aimaient à y revenir parce qu'elles s’y sentaient chez elles davantage que dans l’immense Agathenburg dédié à la gloire militaire des Koenigsmark. C’était une demeure aux dimensions plus féminines où elles retrouvaient maints souvenirs d’une mère qui la leur avait donnée dans ses dispositions testamentaires. Christine y avait vécu jusqu’à son mariage et n’avait pas hésité à l’extraire formellement de l’héritage où, généralement, le fils aîné ramassait tout. Sage entre les sages, la filleule d’une reine qui l’était moins pensait mettre ainsi ses filles à l’abri des catastrophes financières inhérentes au jeu et aux dilapidations des hommes : au moins elles auraient un toit…

Aurore y pensait en retrouvant sa chambre ouverte par ses deux fenêtres sur l’eau calme du Binnenalster. L’annonce de l’état des finances de Philippe l’avait secouée. Cela signifiait qu’il ne restait pas grand-chose de l’énorme fortune bâtie par le grand-père, le maréchal Jean-Christophe, et l’oncle « Conismarco » dont le jeune homme était devenu l’unique dépositaire par la force des choses. Elle se demandait même, au cas où elle eût accepté de donner sa main à l’un de ceux qui l’avaient demandée, s’il serait encore possible de lui constituer une dot. Par chance le mariage ne la tentait pas, ne l’avait jamais tentée. Sans nul doute parce que aucun de ses soupirants ne supportait la comparaison avec Philippe. En lui était la perfection et, avec son image au fond des yeux, au fond du cœur, elle se savait incapable de s’émouvoir pour un autre. A moins qu’il ne fût prince régnant, et là ce ne serait pas l’amour qui parlerait en elle, mais l’orgueil du sang. Un souverain ou rien ! Telle était sa devise. Or il y avait fort à craindre à présent que le fléau de la balance ne descendît sur « rien » ! Amélie au moins s’était mariée à temps !

Aurore n’en éprouvait aucune amertume. Revoir ce frère trop aimé et le revoir vivant était désormais le but unique de sa vie.

Tandis qu’Ulrica et une chambrière commençaient à défaire ses coffres et ranger ses affaires, elle ouvrit l’une des fenêtres et s’y accouda. La tempête avait lavé le ciel, ne laissant derrière elle que de petits nuages blancs, voletant comme des plumes contre l’azur léger que rayait déjà un vol d’hirondelles en route vers le sud. Aurore respira avec délices l’air chargé d’iode et de sel dont sa langue chercha le goût sur ses lèvres. La mer était doublement proche à Hambourg, ouverte à la fois sur la Baltique et sur celle du Nord, et elle l’avait toujours aimée.

- Vous allez prendre froid, fit derrière elle la voix bougonne d’Ulrica. En même temps, elle sentit sur ses épaules la douceur d’une écharpe duveteuse qu’elle resserra machinalement autour d’elle, et sourit :

- Merci ! Tu as raison. A cause de cette belle lumière je ne m’en rendais pas compte.

- C’est quand il est trop tard qu’on s’en aperçoit ! Et cette année l’hiver sera précoce.

La maison, avec ses grands poêles de faïence blanche, ne le craignait pas mais il n’en allait pas de même dans les prisons dont certaines tuaient aussi sûrement que la hache du bourreau, quoique plus lentement et donc de façon plus cruelle. La jeune fille repoussa avec horreur l’image de Philippe enchaîné au fond d’une fosse humide dont l’eau finirait par geler, sans lumière et sans espoir. L’évocation fut cependant la plus forte et lui arracha un sanglot.

- Allons, ne vous mettez pas martel en tête ! fit Ulrica, plus fine que son aspect rugueux ne le laissait supposer et qui, parfois, faisait preuve d’une curieuse clairvoyance. Le comte Philippe est un jeune homme vigoureux et il aime trop la vie. Où qu’il soit il luttera de toutes ses forces pour s’en sortir. C’est « une Koenigsmark2 » de la meilleure trempe !

Elle avait dit ce qu’il fallait. Aurore vint l’embrasser :

- Fasse le Ciel que tu aies raison ! Si seulement nous pouvions apprendre où il est retenu !

- Pour faire évader quelqu’un il faut de l’argent. Et si j’ai bien compris il ne nous en reste guère.

- Il en restera toujours assez ! Dussé-je vendre tout ce que je possède et jusqu’à ma dernière paire de souliers !

Le ton était farouche, pourtant la nourrice se mit à rire :

- Vous auriez bonne mine ! Et je ne crois pas que Monsieur Philippe aimerait vous voir pieds nus et en haillons ! Il est tellement fier de votre beauté et de votre élégance !

Même dans une ville aussi animée que Hambourg, le retour des deux sœurs n’était pas passé inaperçu. D’anciens amis se manifestèrent. Moins peut-être qu’avant le drame mais pas beaucoup. Hambourg, fière de son statut de ville libre, n’avait de comptes à rendre à personne, fût-ce à l’empereur qui se gardait prudemment de contrarier ses édiles : elle était beaucoup trop riche pour cela !

Deux jours après leur arrivée, un jeune homme à la mise modeste mais soignée vint, le chapeau sous le bras, demander si la comtesse de Koenigsmark accepterait de lui accorder un moment d’entretien pour une affaire de la plus haute importance. Le valet qui lui ouvrit alla en référer à Potter qui vint en personne voir de quoi il retournait et demanda à l’arrivant pourquoi il n’avait pas donné son nom.

- Parce que je n’ai pas l’honneur d’être connu d’une si haute dame. Je suis comptable à la banque Lastrop… et j’ai des choses à dire, affirma-t-il avec une poussée d’énergie destinée à masquer son manque d’assurance.

- C’est bon ! Suivez-moi !

Ils trouvèrent Aurore assise dans un salon donnant sur le petit jardin - une charmille autour d’une fontaine avec deux bancs de pierre - qui tenait l’arrière de la maison. Elle lisait un livre, ou plutôt elle tenait un livre ouvert retourné sur ses genoux et rêvassait mais offrit un sourire au jeune homme, visiblement très ému, que Potter introduisait en lâchant du bout des lèvres un nom tellement commun que c’en était presque une gageure :

- M. Hans Müller demande à parler à Mademoiselle.

Ce genre de préambule n’était pas de nature à rassurer le garçon. Il se confondit en salutations accompagnées d’un bredouillement quasi inintelligible. Apitoyée, Aurore lui indiqua un tabouret afin qu’il retrouve une assise au propre comme au figuré, puis demanda avec douceur :

- Qu’avez-vous à me dire ?

Heureux soudain de se voir traiter si gracieusement, il se sentit plus à l’aise :

- Mademoiselle la comtesse, j’ai à vous révéler une chose d’importance. Voilà : je suis comptable à la banque Lastrop et le… hasard m’a permis de découvrir un document qui devrait intéresser…

Tout en parlant, il extrayait du fond de son chapeau, qu’il avait tenu jusque-là plaqué contre sa poitrine, une lettre qu’il déplia soigneusement avant de l’offrir :

- Tenez ! L’auteur en est M. le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, frère de Votre Seigneurie et…

Aurore ne l’écoutait plus… Elle venait de reconnaître l’écriture… et l’orthographe hautement fantaisiste de son frère. C’était un signe distinctif de tous les guerriers de la famille : bien qu’ils aimassent écrire ils n’avaient jamais perdu de temps aux raffinements superflus de l’orthographe dès l’instant où l’on se faisait clairement comprendre ! Mais à mesure qu’elle lisait, l’étonnement d’Aurore se changeait en stupeur : la lettre annonçait au banquier Lastrop l’envoi imminent d’une somme de quatre cent mille thalers3 ainsi que des bijoux d’une grande valeur au nombre desquels était le rubis « Naxos » dont la forme rappelait celle de l’île du même nom. Cette magnifique pierre prise aux Turcs avait été offerte à « Conismarco » peu avant sa mort en Grèce par le nouveau et illustre doge de Venise, Francesco Morosini, le « Péloponnésiarque », sous lequel il servait. En récompense du sang versé au service de Venise. La lettre précisait que Lastrop devait garder ces biens en dépôt après s’être remboursé des dettes contractées par Philippe et mis à part deux sommes de dix mille thalers pour ses sœurs au cas où elles se trouveraient démunies.

La jeune fille lut et relut l’incroyable épître. Où donc son frère avait-il pu trouver une somme pareille alors qu’on le disait ruiné ? Elle releva sur le jeune homme un regard plein d’interrogation :

- Comment se fait-il que vous m’apportiez ceci ? Ne serait-ce pas plutôt M. Lastrop qui… » et comme Müller se contentait de triturer son chapeau en gardant les yeux attachés au tapis, elle ajouta : « Ignorerait-il votre démarche ? »

Soudain, le timide jeune homme se transforma en furie. Dressé sur ses pieds et l’œil flamboyant, il clama :

- Oh ! Lui il l’ignore, mais je compte sur Mademoiselle la comtesse pour lui faire rendre gorge ! C’est un monstre, un véritable monstre que cet homme… et aussi un voleur ! Et un homme sans cœur ni entrailles ! Comme je lui demandais de m’avancer quelques thalers pour venir en aide à mon grand-père malade, il m’a jeté à la porte en disant qu’il tenait pas bureau de charité. Alors…

- Alors vous avez pensé, avec juste raison d’ailleurs, qu’en m’apportant ce document - qui est d’une grande importance pour notre famille, je ne le nie pas ! - vous trouveriez chez moi plus de compréhension ?

- Exactement !

- Je n’en doute pas. A combien se montait la somme que Lastrop vous a refusée ?

- Dix thalers… mais ce n’est pas ce qui importe ! Je ne les lui avais demandés que pour voir ce qu’il dirait. J’ai vu… et comme je savais où était cette lettre, je l’ai prise et me voici… tout à votre service, gracieuse demoiselle !

Aurore ne put s’empêcher de rire :

- A mon service ?? Mais je n’ai guère besoin d’un comptable, Herr Müller !

- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’espère seulement que, lorsque vous aurez réussi à faire rendre gorge à ce voleur, vous vous souviendrez de moi…

- Sans aucun doute… mais qu’allez-vous faire dorénavant puisque vous avez perdu votre place ?

- Un bon comptable n’est pas en peine d’en trouver une autre à Hambourg. Je demanderai seulement à Mademoiselle la comtesse de me garder le secret.

- Cela va de soi. En attendant…

Le laissant seul un moment, elle alla dans sa chambre, prit dix thalers dans la cassette où elle gardait son argent et revint les mettre dans la main du jeune homme mais à sa stupéfaction, il les refusa :

- Mademoiselle la comtesse est trop généreuse… mais je n’en ai pas besoin.

- Cependant… votre grand-père ?

- Se porte à merveille ! Je voulais seulement un prétexte pour quitter cet homme qui est le plus malhonnête que je connaisse. Je suis déjà engagé à la banque Pretzen, à Lübeck. C’est là que Mademoiselle la comtesse me trouvera quand…

Il retrouvait sa timidité et se tortillait en pétrissant son chapeau, ne sachant visiblement comment prendre congé. Cela fit sourire Aurore qui, spontanément lui tendit la main :

- Soyez certain que je ne vous oublierai pas, Herr Müller… et que vous avez droit à mon entière gratitude !

Devenu ponceau, il s’inclina sur cette main qu’il osa à peine toucher et sortit à reculons en manquant de se prendre les pieds dans le tapis. Restée seule, Aurore lut pour la troisième fois mais plus lentement l’étrange papier qui lui posait une foule de points d’interrogation. Son authenticité était incontestable. Seul Philippe pouvait en être l’auteur mais encore une fois, d’où avait-il tiré cette somme fabuleuse dont bien peu de princes allemands pouvaient se vanter de posséder l’équivalent. Et ces bijoux ? D’où Philippe qui n’en portait jamais les sortait-il ? La présence parmi eux du rubis offert par le doge les accréditait. Aurore savait qu’il avait fait partie de l’héritage recueilli à Venise après la mort de l’oncle. Elle savait aussi qu’après avoir songé à le faire monter sur la garde de son épée de parade, Philippe y avait renoncé afin de ne pas indisposer l’Electeur Ernest-Auguste dont il connaissait la cupidité, car c’était vraiment une très belle pierre. N’ayant rien à cacher à sa jeune sœur, Philippe lui avait même montré la cachette, dans une boiserie de sa chambre, où il le conservait, dans le but qu’elle sût où le trouver en cas de malheur. Et à présent la jeune fille se reprochait de n’y avoir plus pensé quand la nouvelle de la catastrophe lui était tombée dessus. Le choc avait été si violent qu’elle en était encore étourdie. Cependant, il fallait songer à se faire restituer ce véritable trésor : il permettrait d’acheter nombre de complicités lorsque l’on aurait enfin découvert l’endroit où Philippe était tenu captif, car elle en était sûre maintenant : on l’avait jeté au fond d’une quelconque forteresse. Quelqu’un avait eu connaissance de cette fortune qu’il avait réunie secrètement. Peut-être pour fuir loin de Hanovre avec Sophie-Dorothée ? Après tout, les bijoux auraient pu être ceux de la princesse ? Toujours est-il que ce quelqu’un, ignorant ce que Philippe avait pu faire de ces richesses, avait dû choisir de l’incarcérer pour le faire parler plutôt que de le tuer bêtement.

Au retour d’Amélie d’une visite à l’église voisine - beaucoup plus pieuse que sa sœur, elle s’y rendait souvent dans l’espoir d’obtenir du Très Haut le secours que refusaient les hommes - Aurore lui montra la lettre. Son aînée en conçut une joie telle qu’elle la jugea excessive :

- Dieu soit loué mille et mille fois qui apporte à mes prières une si magnifique réponse ! s’écria-t-elle en esquissant un mouvement pour se jeter à genoux et rendre grâces mais Aurore la retint :

- Un peu de calme, veux-tu ? Nous louerons le Seigneur autant que tu voudras quand ces biens nous auront été rendus. Ce qui n’est pas évident. Si le jeune Müller n’avait pas subtilisé le message, nous serions dans la plus totale ignorance. Or, nous sommes ici depuis plusieurs jours et notre retour n’est pas passé inaperçu. D’où vient alors que ce Lastrop ne nous ait pas rendu visite ?

Un instant interdite, Amélie ne tarda guère à trouver une réponse :

- Il doit penser que nous n’avons pas besoin d’argent. Philippe ne mentionne-t-il pas qu’il doit tenir dix mille thalers à notre disposition au cas où nous serions dans la gêne ? Comme nous le sommes, la seule chose à faire est d’aller lui rendre visite. Ce que nous ferons dès demain…

C’était dit d’un ton si posé qu’Aurore ne put s’empêcher de rire :

- Ma parole, tu as raison !… Cependant, remettons aussi à demain les louanges au Seigneur. Il ne faut pas oublier que le jeune Müller tient son patron pour une franche canaille… ou peu s’en faut ! Nous verrons ce qu’il en est.

Le banquier habitait sur l’un des canaux menant au port une belle maison gothique en briques rouge foncé à laquelle des pignons à redents donnaient une vague allure de tour crénelée. L’activité se situait au rez-de-chaussée mais c’était une activité mesurée, calme, comme il convenait à un établissement bien ordonné. Le maître lui-même tenait ses assises dans une pièce du premier étage où menait un escalier en bois sombre, lourd et ornementé comme les meubles Renaissance dont l’un, un coffre imposant à grosses ferrures, s’appuyait à une ancienne tapisserie dans les tons verdâtres.

Lastrop ressemblait à sa maison : c’était un homme lent et lourd. Lorsqu’il quitta sa table à écrire pour venir au-devant de ses visiteuses, celles-ci eurent l’impression qu’une des armoires murales venait de se mettre en marche. Entre l’épaisse perruque brune à la frisure serrée - qui ne trompait personne à cause des poils gris qui en dépassaient - et l’habit de même couleur à boutons d’argent éclairé d’un rabat blanc, le visage soigneusement rasé était large, rouge, luisant comme une pomme d’api longuement astiquée, jovial au demeurant mais sous l’arcade basse et touffue l’œil enfoncé était celui d’un renard à l’affût.

Il se dépensa en mille civilités pour recevoir les nobles dames qui voulaient bien honorer son modeste établissement et se déclara d’emblée tout prêt à les servir en toutes choses avant même de leur avoir offert des sièges. Tant de révérence mit Aurore sur ses gardes : elle n’aimait pas que l’on en fît trop. Cependant elle se garda de le montrer et en s’installant dans le fauteuil raide tendu de cuir repoussé, elle lui offrit un sourire aimable :

- Nous ne vous dérangerons pas longtemps, Herr Lastrop, dit-elle. Mme de Loewenhaupt et moi-même venons simplement vous demander de nous remettre les vingt mille thalers que notre frère, le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, vous a confiés en précisant qu’ils devaient être tenus à notre disposition.

Les épais sourcils remontèrent d’un seul coup pour laisser voir deux prunelles noires empreintes de la plus entière stupéfaction.

- Vingt mille thalers ? A moi confiés par M. le comte ? Et à quelle occasion ?

Sans se démonter, la jeune fille prit le portefeuille qu’Amélie tenait entre ses mains, en sortit la lettre qu’elle déplia avec soin sans la donner :

- Nous tenons ici copie d’une lettre aux termes de laquelle notre frère vous annonce le départ d’un important envoi de… quatre cent mille thalers plus une somme équivalente en bijoux divers…

Elle n’alla pas plus loin : le banquier sautait en l’air :

- Quatre cent mille thalers ?… Et encore autant ?… Mais c’est de la folie, brama Lastrop devenu apoplectique. D’où tenez-vous cela ?

- Je viens de vous le dire. Au cours de son dernier courrier, notre frère nous a fait parvenir copie, de sa main - en fait c’était l’authentique ! -, de ce message qui accompagnait son envoi. Lisez plutôt ! ajouta-t-elle en offrant le papier.

Elle sut tout de suite qu’il l’avait reconnu parce qu’en le lisant elle le vit pâlir - ce dont elle aurait cru incapable cette face rubiconde ! - et qu’en le tenant la main tremblait légèrement. Elle surprit aussi le rapide regard qu’il glissa vers le fond de la pièce où était une armoire armée de pentures de fer. Cependant il se reprit vite et, au bout de quelques secondes, rendit le papier à sa visiteuse :

- Je n’ai jamais reçu cette lettre, affirma-t-il en appuyant sur chaque mot. Et moins encore cet envoi inouï. Il s’agit là d’un vrai trésor qui ne saurait passer inaperçu et soyez persuadée que si je l’avais reçu je le saurais, conclut-il avec un petit rire qui se voulait spirituel.

Amélie qui n’avait pas encore ouvert la bouche prit la parole sur le ton froid qui lui était habituel :

- Ainsi, vous n’avez jamais reçu cette lettre ?

- Non, Madame la comtesse, cent fois non !

- Fort bien ! Venez, ma sœur, nous partons… Non, ne nous raccompagnez pas ! ajouta-t-elle en voyant le banquier se lever… Nous connaissons le chemin !

Elle sortit dignement, suivie d’Aurore, mais, arrivée à l’escalier, elle revint précipitamment sur ses pas. Ainsi qu’elle l’avait supposé, Lastrop avait ouvert l’armoire et y fourrageait fébrilement. En la revoyant, il devint écarlate :

- Vous… vous avez oublié quelque chose ?

- Nous avons oublié de vous dire que nous vous tenons pour un menteur. La lettre n’est pas une copie : elle vient de cet endroit où quelqu’un vous l’a volée avant de nous la remettre ! Dans ces conditions, peut-être pouvons-nous aussi vous considérer comme un voleur… avec la suite qui peut en découler ?… Je vous souhaite une bonne santé, Herr Lastrop !

Et, toujours aussi majestueuses, les deux sœurs regagnèrent leur voiture pour rentrer chez elles. Elles n’y étaient pas depuis un quart d’heure que le banquier s’y présentait.

- Là ! triompha Amélie. Je te l’avais dit, qu’il n’en resterait pas où nous l’avons laissé. Voyons à présent ce qu’il a dans son sac à malice !

Elles le rejoignirent dans le salon où elles avaient ordonné qu’il fût introduit. Il y faisait les cent pas et prit à peine le temps d’un salut avant d’aborder le sujet brûlant :

- Il faut que nous parlions ! s’écria-t-il d’entrée. Je veux bien admettre avoir menti mais je refuse de passer pour un voleur.

- Ce qui signifie ? dit, sans le regarder, Aurore qui faisait toute une affaire de détacher son éventail de sa ceinture orfévrée.

- Que j’ai reçu la lettre mais elle seulement. Jamais, sur mon honneur, le chargement mirifique qu'elle annonçait. D’ailleurs, comme vous l’avez sans doute remarqué, elle est datée du 29 juin dernier et…

- Et ?

- Si j’en crois ce que j’ai entendu dire c’est le surlendemain que M. le comte a disparu. Peut-être n’a-t-il pas eu assez de temps pour achever ses préparatifs d’expédition ?

- Où le prenez-vous ? laissa tomber Aurore. N’écrit-il pas qu’il « envoie » ? Donc l’argent et les bijoux sont partis avec la lettre…

- C’est impossible ! Savez-vous quel poids représentent quatre cent mille thalers d’argent ? Sans compter les bijoux. On ne saurait mettre une telle masse dans un portefeuille confié à un messager. Impossible ! Beaucoup trop spectaculaire pour un homme revenu clandestinement à Hanovre et sans doute surveillé. Beaucoup trop dangereux !…

- Où voulez-vous en venir ?

- A ce que j’ai dit en entrant, Mademoiselle la comtesse : la lettre m’est effectivement parvenue… mais c’est tout ! Sur le salut de mon âme, je vous jure que cette fortune n’est jamais arrivée jusqu’à moi.

Lastrop semblait sincère. Les deux sœur échangèrent un regard. Aurore demanda :

- Qu’a-t-il pu arriver selon vous ? Je connais mon frère : s’il écrit qu’il envoie c’est que la chose est accomplie. Sinon il aurait écrit « je vais envoyer », ou « j’enverrai demain, ou ce soir… ». Le chargement a dû partir en même temps que la lettre. Qui vous l’a apportée ?

- Le messager normal des postes. Et si vous me permettez de donner un avis, plusieurs éventualités se présentent : ou bien la personne qui accompagnait cette fortune a jugé préférable de la garder pour elle…

- Mon frère n’aurait jamais rien confié d’aussi important à quelqu’un dont il n’aurait pas été absolument sûr ! coupa Aurore.

- En ce cas il ne reste plus qu’une seule réponse : les dangers des mauvais chemins. L’homme a été attaqué, dévalisé et peut-être tué. Pour ma part, si une nouvelle m’en revenait, soyez certaines, Madame et Mademoiselle la comtesse, que je vous le ferais savoir aussitôt !

Il se retira peu après, laissant les deux femmes dans une grande perplexité. Quelque chose n’allait pas dans cette histoire et ce quelque chose était Michel Hildebrandt. Si une personne possédait la confiance de Philippe c’était lui. Or il n’avait jamais fait allusion à ce trésor tellement inattendu. Au contraire, il n’avait pas caché l’état délabré de la fortune de son maître :

- Serait-il moins honnête que nous ne l’avons cru jusqu’à présent ? souffla Amélie sans prononcer de nom mais la pensée d’Aurore cheminait dans le même sens et elle n’eut pas besoin de traduction :

- C’est impossible ! fit-elle avec humeur. Philippe l’aime beaucoup et ne pourrait s’être trompé à ce point sur un être qui vit auprès de lui depuis des années ! Et toi et moi l’avons toujours apprécié. Alors de deux choses l’une : ou Philippe pour une raison ou pour une autre a choisi quelqu’un d’autre pour acheminer son trésor jusqu’à Hambourg, ou il en a chargé son secrétaire et je le proclame dans ce cas le plus fantastique comédien de ce temps ! Ou alors c’est nous qui sommes idiotes !

Amélie haussa des épaules désabusées :

- Qui peut savoir l’effet produit sur un jeune homme honnête par la vue d’une telle fortune ? Te rends-tu compte de ce que représentent quatre cent mille thalers et un coffre de joyaux ?

- Oh, très bien ! On peut même se laisser tenter pour moins que ça ! Mais vois-tu, jusqu’à preuve du contraire, j’aurais plutôt tendance à garder ma confiance à Hildebrandt. En revanche, et même s’il en a juré sur sa vie, je ne suis pas encore certaine que nous devions croire aveuglément ce qu’a dit Lastrop… C’est un banquier… et pas vraiment sympathique.

- C’est vrai aussi. Que faisons-nous ?

- Toi rien pour le moment. Quant à moi je vais écrire à Hildebrandt en lui demandant de revenir aussi vite que possible. Et fais-moi confiance pour lui arracher la vérité. S’il y en a une !

Un moment plus tard, la lettre sous le sceau des Loewenhaupt était portée par un valet à la maison de poste.

Et les jours se remirent à couler sous un ciel d’automne qui n’avait jamais autant pleuré. Un ciel gris et bas, pesant comme un pont écroulé, succédait inexorablement à des tempêtes charriant de si noirs nuages que l’on finissait par ne plus distinguer le jour de la nuit. Mais le plus pénible était le silence. Au bout d’un mois, non seulement le secrétaire n’avait pas reparu mais le message d’Aurore n’avait reçu aucune réponse et, dans la belle demeure sur le Binnenalster, l’espoir diminuait encore plus vite que la lumière. On n’avait plus de nouvelles de personne. Pas même de Loewenhaupt qui, parti on ne savait où, ne jugeait pas utile d’écrire. A Hambourg, le trafic habituel marchait au ralenti et rares étaient les bateaux qui se risquaient à redescendre l’estuaire de l’Elbe ou celui de la Trave jusqu’à Lübeck marquant l’ouverture sur la Baltique. Enfermée dans ses murailles, repliée sur ses richesses, la vieille cité hanséatique semblait faire le gros dos sous les coups de boutoir des vents furieux. On se serait cru au cœur de l’hiver alors qu’on n’en était pas encore là…

Sans nouvelles des siens, Amélie priait de plus en plus, et Aurore de moins en moins. La plus jeune enrageait de cette captivité forcée à quoi l’obligeaient les éléments en furie. Il y avait maintenant deux mois qu’elle avait prié Hildebrandt de la rejoindre, et il n’avait même pas envoyé un mot d’explication ou d’excuses. Ce silence générait le doute : se pouvait-il que le fidèle secrétaire, incapable de résister à l’attrait d’une fortune rapide, eût été impliqué dans la disparition du trésor ? C’était difficile à croire mais à mesure que passaient les jours sans apporter de réponse, le soupçon se renforçait, d’autant plus qu’en dépit du temps épouvantable des coursiers parvenaient toujours à relier le puissant port aux autres Etats d’Allemagne.

La veille de Noël, l’interminable ouragan se calma. Plus de vent, mais une neige douce qui se mit à tomber durant des heures, enveloppant choses et gens de son épais manteau pour la plus grande joie des enfants. Ce soir on pourrait aller en bandes par la ville en chantant les vieux noëls et recevoir en échange des gâteaux et des bonbons. Les voix enfantines avaient quelque chose de magique, de rafraîchissant, et Aurore, quand elle eut vu le petit groupe s’éloigner dans l’épaisse couche blanche avec ses galoches et ses vêtements de laine aux couleurs vives, sentit le calme lui revenir en même temps qu’une ferme décision :

- Je ne peux plus rester ici à me ronger les sangs ! Dès la fin des fêtes je repars. Seule !

Le mot arracha aussitôt à sa sœur un cri de protestation :

- Seule ? Sans Ulrica ni…

- Sans personne d’autre qu’un cheval ferré à glace… et un costume de cavalier. Le mutisme de Hildebrandt m’est insupportable et je veux retourner à Hanovre voir ce qu’il devient !

- Tu es folle ! On ne te laissera pas entrer dans la ville !

- En tant qu’Aurore de Koenigsmark, j’en suis persuadée, mais pourquoi refuserait-on disons… Hugo de Mellendorf, un jeune homme de bonne famille faisant le tour des principautés allemandes pour s’ouvrir l’esprit et se chercher peut-être un destin ?

- Trouve autre chose comme but ! Hanovre est bourrée de sergents recruteurs qui auront tôt fait de t’enrôler dans la première compagnie en formation.

- Jamais de la vie. Je suis noble et… et de santé fragile. Il faut qu’avant trois jours j’aie pu obtenir un passeport à ce nom.

- Sois un peu raisonnable et essaye de patienter…

- Je n’ai que trop patienté !

- Je voulais dire, laisse s’achever cette période. Après le 1er janvier les jours reprendront leur cours normal.

- Et le temps relativement doux peut redevenir exécrable !… Bon, c’est entendu nous finissons l’année ensemble puisque aussi bien personne n’est venu nous tenir compagnie ! ajouta-t-elle plus doucement en se penchant pour embrasser Amélie.

Loewenhaupt, en effet, ne s’était pas montré, mais d’autre part Amélie aurait pu se rendre à la Gardie, en Suède, afin de passer Noël avec ses fils. La profonde fatigue qu’elle tramait depuis ses relevailles et aussi le temps l’en avaient dissuadée, tout autant que son désir de rester auprès de sa sœur. Ce dont celle-ci ne pouvait se défendre d’être touchée. Mais elle n’eut pas à se préoccuper d’un faux passeport. Au matin du 1er janvier, un cavalier mettait pied à terre devant le portail de la maison, confiait son cheval à un valet d’écurie avec force recommandations et, pour finir, demandait à être reçu par Mlle la comtesse de Koenigsmark.

- Qui dois-je annoncer ? demanda le laquais.

- Je le dirai personnellement à la comtesse. Contentez-vous de préciser que je viens de Celle avec une mission particulière de Son Altesse Mme la duchesse.

Un instant plus tard, dans le salon, décoré de branches de sapin enguirlandées d’argent et de houx couvert de petites boules rouges, Nicolas d’Asfeld se matérialisait sous l’œil surpris d’Aurore et s’inclinait devant elle. Il était visiblement fatigué mais, au-dessus de ses habits mouillés et tachés de boue, son curieux visage asymétrique rayonnait d’une joie qui, pour être intérieure, ne l’apparentait pas moins à un bienheureux arrivant à la porte du paradis.

- Bonjour baron ! fit-elle tandis qu’il balayait le tapis des plumes découragées de son chapeau. Puis-je savoir ce qui me vaut un honneur aussi inattendu ? On me dit que la duchesse Eléonore vous envoie ? C’est fort étonnant si je m’en tiens à la façon dont elle m’a reçue à la fin de l’été dernier.

- En effet, Son Altesse m’envoie. fit-il tandis qu’un sourire radieux s’étalait sur son visage couturé.

Il n’en dit pas plus, continuant à regarder Aurore avec une sorte de béatitude qui ne tarda pas à lui taper sur les nerfs qu’elle avait plutôt sensibles ces derniers temps.

- Et… c’est tout ? Elle ne vous a confié aucune mission et vous êtes venu simplement me saluer ?

- Ouiiii… non !

Et, pliant le genou devant la jeune fille comme si elle était une souveraine, il lui remit une lettre dont elle fit sauter le cachet d’un doigt nerveux. Elle émanait en effet de la duchesse Eléonore et le texte en était court : après deux phrases excusant plus ou moins sa conduite lors de leur dernière rencontre, celle-ci priait instamment Mlle de Koenigsmark de bien vouloir suivre son messager « en y mettant le plus de discrétion possible afin d’examiner avec elle une affaire de la plus haute gravité ».

Songeuse, Aurore replia la missive et, cherchant des yeux le messager, vit qu’il était toujours à genoux :

- Que faites-vous là ? Relevez-vous, voyons ! Je ne suis pas le Saint-Sacrement !

- Pour moi vous êtes davantage ! fit-il avec âme mais en obéissant.

- Savez-vous ce que m’écrit la duchesse ?

- Que je dois vous conduire vers elle en prenant des précautions. Il est important que votre rencontre demeure secrète, récita-t-il. Si Son Altesse le duc en était avisé, les conséquences pourraient en être désagréables.

- Je veux bien le croire et souscris à l’avance. Encore faut-il que vous m’expliquiez ce qu’elle entend par l’« affaire » ? Il ne saurait être question, j’imagine, que je me rende à Celle dans mon carrosse armorié avec cocher et laquais et qu’en cet équipage je débarque dans la cour d’honneur du palais en robe de présentation ? Nous sommes d’accord ?

- Oh !… Entièrement !

- Alors que faisons-nous ? Et d’abord asseyez-vous, lieutenant ! Vous êtes trop grand !

Cette fois il obtempéra avec empressement, repliant son long corps sur un tabouret où il se tint assis modestement, les genoux pliés et en serrant son chapeau contre sa poitrine à la manière de Hans Müller. Puis, après s’être raclé la gorge deux ou trois fois, il expliqua :

- C’est chez la baronne Berckhoff que vous vous rencontrerez. Dans sa maison de ville. Il serait imprudent que vous veniez au palais et une auberge ne serait pas convenable. Il vous faut un équipage… modeste. Vous pourriez être, par exemple, une marchande à la toilette…

- Ce qui me donnerait le droit d’aller directement au palais ? Vous n’y connaissez rien, lieutenant !… Mais, j’y pense, vous a-t-on remis un passeport pour moi ?

- Naturellement. Le nom est en blanc afin que vous puissiez choisir ce qui vous plaira.

En même temps, il tirait de son dolman un rouleau de papier d’où pendait un sceau qu’il tendit à la jeune fille. Celle-ci le lut attentivement. Elle s’assit un instant devant son petit bureau, elle ajouta quelques mots avant de le rendre à l’officier :

- Voilà ! Je suis désormais Hugo de Mellendorf votre jeune cousin… ou celui de la baronne. Vous choisirez vous-même…

Il eut un haut-le-corps et tourna vers la jeune fille un regard indigné :

- Un garçon ? Vous voulez passer pour un garçon, vous ? Impossible !

- Voulez-vous me dire ce qui s’y oppose ?

- Mais… tout ! Vous ne donnerez le change à personne. Nulle n’est plus… féminine que vous !

- Vous désirez parier ? Où avez-vous pris logis ?

- Je… je n’ai pas encore choisi. Je pensais…

- Loger chez moi ? C’est cela qui ne serait pas convenable. Optez donc pour l’auberge Moser, face à l’hôtel de ville. Ce n’est pas loin et c’est une excellente maison. Je vous y rejoindrai demain matin à huit heures. Soyez prêt à partir. Moi je le serai.

Il ne put pas faire autrement que d’en passer par où le voulait Aurore. Celle-ci relisait d’ailleurs avec un sourire satisfait le passeport désormais inutilisable pour tout autre que Hugo de Mellendorf… Fort mécontent, Asfeld dut se contenter d’un simple geste - amical mais distrait ! - de la main en réponse à son profond salut.

Aurore, elle, était enchantée. Ce n’était pas la première fois qu’elle songeait à emprunter l’aspect d’un jeune homme afin de voyager plus commodément et plus légèrement : un simple portemanteau au lieu d’un coffre encombrant et un cheval - muet par définition ! - au lieu des ronchonnements perpétuels de cette chère Ulrica ! Quant à ce benêt qui allait l’escorter, elle était déjà sûre de son pouvoir sur lui. C’était incroyablement reposant pour l’esprit même si la route, en hiver, risquait de l’être moins mais c’était sans importance. Ce qui en avait, c’était l’appel inattendu de la duchesse de Celle. Que pouvait bien lui vouloir l’arrogante mère de Sophie-Dorothée ?

Le reste de la journée se passa en préparatifs. Naturellement, Ulrica n’avait pas perdu une si belle occasion de pousser les hauts cris. D’autant plus amers qu’elle avait l’impression d’être écartée : sa nourrissonne n’avait plus besoin d’elle et le lui signifiait brutalement. C’était inexact ainsi qu’Aurore le lui expliqua, mais il y avait là un trop beau prétexte à dramatiser pour qu'elle le laisse passer.

Toute autre fut la réaction d’Amélie. Même si elle était choquée dans ses principes par la décision de sa sœur, elle se garda de le lui laisser voir parce qu’elle devinait une espérance au bout de cette mascarade. Il y avait des mois que l’absence de nouvelles les étouffait toutes deux. Le rendez-vous que demandait l’ex-Eléonore d’Olbreuse allait peut-être leur apporter un élément nouveau, une piste pour retracer les derniers pas de leur frère. Elle poussa même l’obligeance jusqu’à l’aider dans son équipement, en puisant dans la garde-robe de son mari. Aurore et lui étaient à peu près de taille équivalente : si Loewenhaupt était de stature moyenne à l’échelle masculine, la jeune fille était grande pour une femme, ce qui les faisait se rejoindre. Quelques retouches la mirent en possession d’un justaucorps de velours prune descendant jusqu’aux genoux, cachant des culottes du même tissu. Les manches à vastes revers montraient les poignets de la chemise de fine toile et se terminant au cou par une cravate mousseuse formant jabot. Un long gilet complétait l’ensemble avec des bas qui disparurent dans des bottes à entonnoir. Des gants à crispin, un feutre noir garni de courtes plumes grises et un manteau de cheval noir doublé de fourrure rase achevèrent la transformation. Seuls les cheveux présentèrent une difficulté. Ceux d’Aurore étaient longs, épais et soyeux, impossibles à enfouir sous une perruque. Amélie trouva la solution avec une fine résille de tulle noir laissant libres quelques mèches autour du visage, le reste étant noué sur la nuque par un ruban ainsi que la mode commençait à le proposer. L’ensemble était très réussi néanmoins et, le soir venu, quand elle passa en revue ses nouveaux habits disposés sur les sièges de sa chambre, Aurore éprouva un peu de tristesse. Elle aurait tant voulu porter les vêtements de Philippe ! Mais, taillés pour un homme de haute stature et superbement musclé, ils étaient nettement trop grands pour elle. Même la vieille pelisse qu’il avait portée depuis qu’il était tout jeune homme ne pouvait aller, ce qu’elle déplora. Cela aurait été tellement merveilleux de pouvoir emporter avec elle son odeur ! Ce soir il lui manquait plus cruellement que jamais. Il était toujours si tendre avec elle ! Au point - on le lui avait dit - d’éveiller la jalousie de la Platen et même de Sophie-Dorothée… Au point qu’elle s’était prise à regretter, dans le secret de son cœur, que le lien du sang s’oppose à d’autres accomplissements…

Elle savait que l’amour charnel pouvait exister entre frères et sœurs et, parfois, elle s’était demandé si elle l’aurait écarté. Il était beau comme un dieu et la culture poussée que Christine de Wrangel avait donnée à sa fille lui avait appris que les dieux s’unissaient entre eux… Debout devant son miroir, elle s’observa pendant de longues minutes. Elle se savait très belle, mais l’était-elle assez pour attirer l’amour d’un dieu ? L’image que lui renvoyait la glace était plutôt rassurante. La lumière des bougies dorait légèrement son teint qu’encadrait à merveille la splendeur de sa chevelure de jais lustré. Elle faisait scintiller ses larges prunelles d’azur et caressait la fleur humide de ses lèvres roses. Pour mieux se voir, elle défit sa robe, sa jupe, laissa tomber ses jupons, sa chemise. La beauté de son corps l’enchanta tout en la désolant. Etait-il condamné à se faner lentement sans avoir connu l’épanouissement, sans avoir porté de fruit puisque seule une divinité était digne de se le voir offrir et que celui qu’elle aimait passionnément…

Non, il n’était pas mort ! Il ne pouvait pas être mort, sinon il ne resterait plus à elle-même qu’à en finir avec une existence dépourvue d’attraits. Peut-être serait-ce la punition dont le Ciel frapperait son crime, car aimer son frère comme un amant était passible du bûcher. Mais mourir avec lui n’eût été qu’un bonheur de plus !

Saisissant alors la pelisse noire, elle y réfugia sa nudité avec un frisson délicieux quand la fourrure caressa sa peau puis elle alla se jeter sur son lit, secouée de sanglots désespérés…

CHAPITRE V CE QUE LA DUCHESSE AVAIT À DIRE

En dépit de cette nuit troublante où elle n’avait guère dormi et d’une halte de quelques heures dans une auberge de campagne pour reposer les chevaux, Aurore était à peine fatiguée lorsque l’on franchit les remparts de Celle. Elle avait découvert que galoper en habit d’homme sur une monture à l’allure souple et régulière était moins pénible que de se faire secouer interminablement dans un carrosse plus ou moins bien suspendu dont les roues ne vous épargnaient aucune ornière, aucune roche affleurante, aucune fondrière. Et Dieu sait que les landes de Lunebourg formant le nord du duché de Celle n’en manquaient pas. En outre, le temps ayant choisi de se stabiliser sur un petit froid sec et le ciel montrant quelque clarté, ce paysage qu’elle avait jugé sinistre lors de ses précédents voyages se parait d’une sorte de poésie sauvage sous les couleurs changeantes des nuages courant d’un bout à l’autre de l’horizon et du goût de sel et d’iode charrié par le vent de nord-ouest.

En revanche, la surveillance constante dont l’accablait son compagnon l’irritait et ôtait de l’attrait à ce que l’on pouvait appeler une aventure dont elle attendait beaucoup. Après son entrevue avec la duchesse, elle était décidée à pousser jusqu’à Hanovre afin de savoir ce qu’il était advenu de Hildebrandt… Aussi l’œil rond de Nicolas d’Asfeld continuellement fixé sur elle comme l’aiguille aimantée de la boussole sur le nord magnétique l’agaçait-il au point qu’elle finit par lâcher :

- Pour l’amour de Dieu, baron, ne pouvez-vous regarder autre chose que moi ? Je n’ai nullement l’intention de vous fausser compagnie.

- Je n’en doute pas un seul instant, Mademoiselle, mais j’ai ma consigne.

- Qui est ?

- De ne jamais vous perdre de vue et de veiller à ce que vous parveniez saine et sauve au rendez-vous. Son Altesse y tient énormément !

- Que d’attentions ! Mais de là à partager une chambre avec vous à notre halte d’hier soir…

- Tout à fait normal dès l’instant où deux hommes voyagent ensemble, et ce n’est pas moi qui vous ai obligée à vous vêtir de la sorte ! En outre, la maison était bondée et c’était l’unique chambre libre, se hâta-t-il d’ajouter pour prévenir une protestation qui d’ailleurs ne vint pas. Chacun ayant dormi tout habillé, l’une sur le lit et l’autre par terre sur son manteau. Aurore se contenta d’espérer que la baronne Berckhoff pourrait lui offrir une hospitalité plus conforme à ses habitudes : elle détestait en effet renoncer à sa toilette du soir et dormir dans ses vêtements du jour.

On fut chez elle le lendemain à la tombée de la nuit. C’était l’une des plus belles maisons de Zöllner Strasse, une ancienne et vaste demeure à colombages dont le maître pignon s’ornait de peintures allégoriques un peu effacées par le temps, disposées autour de l’aigle impériale et d’un blason compliqué dans les tons rouge, noir et or. On y pénétrait par une voûte passant sous la maison et débouchant dans une cour plantée d’arbres défeuillés autour d’un vieux puits coiffé d’une dentelle de fer forgé. Un valet d’écurie surgit pour s’emparer de la monture d’Aurore tandis qu’Asfeld restait en selle et saluait :

- Vous voilà à bon port, comtesse… et débarrassée de moi par la même occasion, dit-il. A présent je vais rendre compte..

Il fit volter son cheval et disparut sous la voûte si vite que la jeune fille n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. D’ailleurs, en mettant pied à terre, elle vit la baronne Berckhoff venir à sa rencontre avec un sourire :

- Entrez vite ! fit celle-ci, vous devez être lasse ! Puis baissant la voix tout en glissant son bras sous celui de la voyageuse, elle lui confia : « J’avoue que je ne m’attendais pas à recevoir un jeune seigneur mais l’idée n’est pas mauvaise, au contraire. Son Altesse sera satisfaite. »

- Quand la verrai-je ?

- Sans doute viendra-t-elle bientôt prendre de mes nouvelles. Je suis censée être souffrante, expliqua-t-elle en montrant la canne dont elle étayait une démarche prudente.

- Vous vous êtes blessée ?

- Une chute qui a réveillé une ancienne douleur. Ce qui m’empêche de rester debout durant des heures au palais comme l’étiquette m’y oblige. C’est arrivé il y a quatre jours… quelques minutes après que la duchesse eut dépêché vers vous le jeune Asfeld. C’était le seul dont nous puissions être sûres : vous êtes devenue son idole et il se ferait hacher pour vous. J’espère qu’il vous a bien soignée ?

- Trop ! Beaucoup trop ! Il m’a couvée de l’œil tout au long du voyage comme si j’étais du lait sur le feu…

Sans cesser de parler, les deux femmes étaient arrivées dans la salle principale de la maison où le couvert était mis devant une cheminée de pierre sculptée, digne d’un château et dans laquelle brûlait une pyramide de bûches.

- On peut servir à l’instant si vous le souhaitez, proposa la baronne mais peut-être préférez-vous vous rafraîchir dans votre chambre ?

- Ma foi non, si vous le permettez ! Je suis gelée et je meurs de faim mais j’aimerais me passer les mains à l’eau… Quant aux vêtements, si vous tenez à souper avec une femme il vous faudra me prêter une robe !

- Non, vous êtes parfaite ainsi et ma maison est la plus sûre du duché. Pour tous ici vous êtes une amie de notre pauvre princesse venue secrètement aux nouvelles…

Un voile passa sur l’aimable visage de Charlotte Berckhoff qui d’un doigt rapide essuya une larme indiscrète.

- Mon Dieu ! souffla Aurore. Qu’est-il arrivé ?

Une servante entrait avec une cuvette, un pot à eau et une serviette, obligeant au silence. La voyageuse se lava les mains rapidement puis les deux femmes passèrent à table où la baronne dit les grâces avant de s’asseoir :

- Bénissez, Seigneur, la nourriture que nous allons prendre…

La soupe aux quenelles de foie était épaisse, chaude et réconfortante mais peu propice à la conversation. On l’absorba sans dire mot mais quand on eut servi une oie aux choux et aux pruneaux, la chaleur du plat et le temps requis pour sa dégustation permirent de causer. Ce fut Aurore qui ouvrit le feu :

- Je ne vous cache pas ma surprise en recevant le billet de Son Altesse. Nous nous étions quittées en termes si froids… pour ne pas dire pire.

D’une serviette délicate, la baronne essuya la mousse de bière qui ornait sa lèvre supérieure :

- Elle est comme cela : coléreuse, imprévisible, trop orgueilleuse pour ne pas avoir eu à en souffrir. Entre la chambre des filles d’honneur de la princesse de Tarente à Breda et le palais où vous l’avez vue, la distance est énorme. Il lui a fallu avaler bien des couleuvres avant de parvenir au sommet et elle a parfois tendance à faire payer aux autres ce qu’elle a eu à souffrir, mais elle est bonne au fond… et surtout elle est malheureuse. D’autant plus qu’elle refuse de l’admettre.

- A cause de sa fille ?

- Evidemment. Ceux qui la connaissent peu ne s’en doutent pas tant elle tient à garder les apparences, mais moi qui suis son amie, la seule peut-être depuis des années, je sais lire derrière le fard du visage et la hauteur du maintien. Notre princesse est son seul enfant… et elle en était si fière ! On peut dire qu'elle l’a élevée avec amour. Elle aurait tellement voulu qu’elle soit heureuse !… Hélas !… Elle a commencé à trembler lorsqu’on l’a donnée à son cousin Georges-Louis après qu’on lui eut enlevé votre frère. Le Hanovrien est un porc. Et maintenant, parce qu’elle n’a pu oublier son amour de jeune fille, on s’apprête à la briser.

- De quelle façon ?

- Elle l’est déjà… et de toutes les façons !

La voix de la duchesse Eléonore venait de répondre du seuil obscur de la porte. Vivement relevées, les deux femmes saluèrent cependant que la visiteuse s’avançait vers le feu pour se laisser tomber dans l’un des grands fauteuils de cuir clouté abandonnés par leurs occupantes… Elle avait abandonné sur le tapis sa pelisse de renard noir que la baronne se hâta de ramasser pour la déposer sur un autre siège, mais ses robes de velours et de satin violet sombre brodées de perles de jais comme son collier et ses boucles d’oreilles annonçaient un deuil qui n’osait pas encore dire son nom. Lorsqu’elle tendit vers le feu ses mains à demi couvertes de mitaines noires en dentelles, et celles qui l’observaient purent les voir trembler. Aussitôt Charlotte Berckhoff se jeta à genoux auprès d’elle :

- Madame, Madame !… Vous m’épouvantez ! Qu’est-il arrivé ?

- Le duc et moi sommes rentrés de Hanovre il y a une heure.

- Vous y êtes allés ?

- En hâte. Il nous fallait voir ces misérables sceller le sort de ma fille… Puis, tournant la tête vers Aurore : « Ah, vous êtes là, comtesse ? Merci d’être venue mais j’ai failli ne pas vous reconnaître, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire.

- Il m’a semblé qu’il me serait plus facile d’être utile à Votre Altesse sous ce costume qu’encombrée de jupons. A présent, si elle consentait à me dire ce qu’elle attend de moi…

- A dire vrai, je ne le sais trop pour le moment. Ce que j’ai vu et entendu là-bas m’a bouleversée et je me demande quelle aide je pourrais apporter à ma fille…

Elle raconta alors comment les Hanovre venaient de réunir une Haute Cour consistoriale composée de quatre ecclésiastiques et de quatre laïcs sous la présidence du conseiller privé von Busch. Ils avaient invité les Celle à y assister.

- J’ai la conviction que ces hommes étaient de braves gens empêtrés de ce qu’on leur demandait mais attentifs à respecter scrupuleusement le serment d’impartialité et de justice qu’on leur avait fait prêter. Ils savaient qu’ils allaient avoir à examiner puis à prononcer une séparation « équitable » entre Georges-Louis et son épouse. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’en réalité, ils devaient juger une épouse adultère, déjà privée de liberté et à qui il s’agissait doter quelque chance que ce soit de retrouver un jour un mode d’existence au moins acceptable. Ils n’eurent même pas le choix de la sentence !

- La princesse a été interrogée ? demanda Mme Berckhoff.

- Oui. Elle est apparue comme le fantôme du désespoir, entièrement habillée de noir, si pâle qu’elle m’a épouvantée. Elle semblait absente et aussi peu concernée que possible par ce qui se déroulait autour d’elle. Pourtant, alors qu’il était question à l’origine de prononcer sur une mésentente dans le couple héritier, elle a été immédiatement accusée… et convaincue d’adultère avec le défunt comte Philippe-Christophe de Koenigsmark…

Le cri d’Aurore lui coupa la parole :

- Le défunt ?… Il est donc mort ? Où ? Quand ? Comment ?

- Le comte de Platen, premier ministre, qui représentait l’époux outragé, ne l’a pas dit. Il a éludé les questions que posait à ce sujet le président Busch mais il suffisait de regarder le visage de ma pauvre enfant pour sentir qu’on l’en a persuadée. D’où ce deuil sévère qu’elle avait choisi.

- Mais enfin, reprit la baronne, comment Mgr le duc et vous-même, Madame, avez-vous permis que la princesse soit traitée de la sorte ? Ce devait être insupportable…

- Aussi ne l’ai-je pas supporté et j’ai protesté hautement, mais mon époux a exigé que je me taise… Je me suis alors aperçue qu’il épousait entièrement le ressentiment des Hanovre. Platen a produit les lettres de Sophie-Dorothée trouvées chez Koenigsmark et malheureusement il n’y était pas seulement question de son amour. Vous souvenez-vous, ma bonne Berckhoff, de ce séjour qu’elle fit ici après que son mari l’eut à moitié assommée ?

- Dans quel état ! Nous l’avons soignée et réconfortée de notre mieux mais ce ne fut pas facile.

- Vous n’avez pas oublié non plus cette violente dispute qui l’a opposée à son père parce qu’il refusait de lui donner de l’argent. Elle se plaignait d’être quasiment réduite à la mendicité quand elle avait apporté une dot importante. Alors que les favorites croulaient sous les bijoux et le faste, on lui avait pris une partie des siens pour en parer la grosse Mélusine. Elle disait que ce qui venait de se passer faisait déborder le vase. Elle ne voulait plus user ses jours à trotter indéfiniment derrière l’Electrice Sophie sa belle-mère dont le passe-temps favori consistait à arpenter pendant des heures et à vive allure les allées de Herrenhausen et de ses environs. Elle voulait être hautement reconnue et non traitée de petit « tas de boue » - vous savez que le grand tas de boue c’est moi - et, puisque l’on en était là, obtenir de vivre séparée de son époux dans une résidence personnelle avec un statut adéquat.

- Cela m’aurait semblé sage.

- A moi aussi, mais vous connaissez l’avarice de son père. A l’entendre, elle n’avait qu’à s’arranger pour se faire restituer une partie de sa dot. Lui ne donnerait pas un kreutzer de plus… et elle est partie là-dessus ! Par malheur, les maudites lettres disaient bien autre chose ! Ce qu’elle voulait, c’était fuir en France en compagnie de son amant revenu exprès pour la chercher. En outre, elle ne se privait pas d’y railler les mœurs de son beau-père avec la Platen et de s’y plaindre de son père comme de son époux, traitant l’un de « vieux tyran » et l’autre de bourreau. De cet instant mon époux est devenu son ennemi, plus acharné peut-être que l’Electeur Ernest-Auguste. Et je l’avoue, je l’ai rendu furieux en essayant de prendre la défense de mon enfant.

« - S’il me vient aux oreilles que vous tentez de l’aider en quoi que ce soit, m’a-t-il dit, vous aurez le choix entre repartir pour la France et rejoindre cette fille dénaturée dans le logis qu’on lui destine ! »

- Et c’est cela le plus odieux, soupira la duchesse à présent en larmes. Le divorce est prononcé avec interdiction de se remarier alors que Georges-Louis pourra reconvoler quand il voudra. Les enfants sont enlevés à leur mère qui ne les reverra plus. Enfin, puisqu’elle tenait tellement à quitter Hanovre, elle vivra désormais sur notre territoire de Celle mais sous surveillance étroite et dans un lieu dont elle n’aura le droit de sortir que pour une promenade quotidienne et sous bonne escorte. Naturellement, elle n’a le droit de recevoir personne. Sauf son père… et moi à condition qu’il y consente, et quiconque tentera de l’approcher le paiera de sa tête !

Un pesant silence envahit la pièce. La duchesse Eléonore sanglotait sans plus de retenue et ses deux compagnes semblaient frappées par la foudre. On n’entendait que le crépitement du feu et les pleurs de cette mère écrasée de douleur.

Aurore et la baronne réagirent au même instant. Pendant que la seconde à genoux devant sa maîtresse lui parlait doucement en essuyant ses larmes, la première osa demander :

- Sait-on quel est ce lieu ?

- Ahlden !

- Oh non !

Le cri de protestation, c 'était la baronne qui l’avait poussé. Ses mains se joignirent devant sa bouche et comme Aurore tournait vers elle un regard interrogateur, elle expliqua :

- C’est aux confins du duché l’endroit le plus déshérité des landes de Lunebourg. Une forteresse des bords de l’Aller régnant sur une terre noire faite de graviers jamais séchés. Rien n’y pousse sinon de maigres champs de sarrasin. Des murs rébarbatifs avoisinant un village minable où vivent quelques paysans rudes dont certains ont travaillé dans les mines de sel… Oh, mon Dieu ! Il n’est pas possible qu’on l’envoie dans un tel lieu !

La duchesse tira son mouchoir, se moucha, ce qui étancha un peu ses larmes, puis fit entendre un ricanement encore plus triste :

- C’est tellement possible que mon époux vient d’ériger ce désert en duché ! Car ne vous y trompez pas, ce n’est pas une prisonnière que l’on y expédie mais une suzeraine ! Elle y aura des serviteurs, une garde de quarante soldats, et l’on va aménager les lieux autant que faire se pourra ! Pas de paille humide des cachots ! Pas de fers ! Des tapis, des meubles et des vêtements conformes à son nouveau rang ! Ce serait risible si ce n’était si tragique ! Ma pauvre petite ! Si le chagrin ne la tue pas, Ahlden s’en chargera… Donnez-moi à boire, Berckhoff !… Quelque chose de fort !

Elle avait pâli tout à coup et, les yeux fermés, se laissait aller contre le dossier de son fauteuil… La baronne remplit vivement un verre d’eau-de-vie et le lui porta :

- Vous êtes souffrante, Madame ! Tout cela est trop pour vous !…

- Ce n’est rien !… Mes nerfs je pense. Cela va passer.

Elle but une gorgée prudemment, puis vida le verre d’un seul coup et se redressa :

- Je dois rentrer à présent.

Son malaise qui la laissait décolorée et légèrement tremblante lui avait fait oublier Aurore. Celle-ci se rapprocha en la voyant se lever :

- Votre Altesse a-t-elle oublié qu’elle m’a fait venir de Hambourg ? Elle doit avoir une raison ?

- C’est vrai ! J’avais oublié. Pardonnez-moi, comtesse ! C’est dû à l’angoisse qui m’étreint… dit-elle en se rasseyant. En outre, l’importance de certaine disparition s’est amoindrie devant le drame qui nous frappe. Lorsque nous avons fouillé les appartements de ma fille - de Son Altesse Sérénissime la princesse héritière électorale de Hanovre ! cracha-t-elle dans une soudaine poussée de fureur - on s’est aperçu qu’il manquait la part des bijoux qu’elle avait apportés en se mariant, qui lui étaient donc les plus chers, plus le collier de diamants offert par son époux à la naissance de son fils. On suppose qu’elle les a remis à votre frère puisque apparemment elle s’apprêtait à fuir avec lui. Je voulais vous demander de me les rendre afin que je puisse les lui restituer ou tout au moins les utiliser pour la sortir de ce… de cette impasse…

- Encore faudrait-il que je les aie ! Puis-je vous rappeler, Madame, que mon frère a disparu et qu’il serait mort de manière si mystérieuse que nul n’est capable de révéler ni où ni de quelle façon ? Son assassin ou celui qui l’a fait enlever devrait pouvoir répondre à votre question, émit la jeune fille avec amertume. Mais puis-je savoir comment Votre Altesse a eu connaissance de ces joyaux envolés ? Je croyais le silence absolu établi depuis le 1er juillet entre sa cour et celle de Hanovre, la princesse Sophie-Dorothée étant au secret !

L’hésitation de la duchesse fut sensible. Elle tourna la tête pour fixer son regard sur sa dame d’honneur comme pour lui demander son aide, mais celle-ci ne réagit pas… Elle se résigna :

- J’ai surpris une conversation entre le prince, mon époux, et notre chancelier Bernstorff. J’ai appris ainsi que celui-ci entretenait depuis longtemps des relations amicales avec le comte et la comtesse de Platen. Cette femme aurait été autorisée par l’Electeur Ernest-Auguste à faire fouiller l’appartement de sa belle-fille.

Une brusque colère enflamma Mlle de Koenigsmark :

- Les gens d’une putain reconnue autorisés à plonger leurs mains sales dans les affaires d’une princesse héritière ? Et le duc de Celle a admis cela ? Et Votre Altesse ne s’en est pas indignée ?

- Je n’étais pas censée entendre, je vous le répète. Quant à mon époux, seule l’indisposait, hélas, la disparition des joyaux.

- Auxquels en étaient joints d’autres, peut-être plus précieux encore, appartenant à ma famille comme le gros rubis « Naxos » offert par le doge de Venise, Francesco Morosini, qui venait d’être investi du pouvoir suprême alors qu’il commandait les troupes vénitiennes dans le Péloponnèse. La pierre a été remise à notre oncle, Othon-Wilhelm, dit « Conismarco », en remerciement des services éminents rendus par lui durant la campagne et du sang qu’il avait versé. Le joyau, sublime, provenait du trésor ottoman mais Morosini aimait comme un frère cet homme dont la vaillance égalait la sienne et c’est sa main auguste qui, un peu plus tard, lui a fermé les yeux au mépris de la contagion quand la peste l’a emporté devant Modon. Lui encore qui prit soin de ses biens et ordonna qu’ils fussent remis à mon frère, Philippe.

Le paisible et riche décor de la noble demeure s’effaça soudain à l’appel de cette voix orgueilleuse, laissant entrer la splendeur de la mer sous le soleil, le fracas des combats entre galères de pourpre et d’or dont les voiles et les flammes claquaient dans le vent…

Il y eut un silence, peuplé seulement par la respiration haletante d’Eléonore de Celle :

- Comment, murmura-t-elle enfin, pouvez-vous savoir que ce joyau avait rejoint ceux de ma fille ?

Aurore tira de son justaucorps la lettre de Philippe :

- J’ai reçu ceci… mais j’ajoute, afin que Votre Altesse ne se réjouisse pas trop vite, que le banquier Lastrop jure sur la Bible de ses pères n’avoir rien reçu d’autre que ce message. Le chargement ne lui est jamais parvenu.

La duchesse parcourut avidement le texte et s’exclama :

- Quatre cent mille thalers ? Mais c’est fou ! Je ne pense pas que notre trésorerie en possède la moitié et l’on disait le comte Philippe ruiné…

- Il voulait peut-être qu’on le croie. Mon sentiment est que l’héritage qu’il est allé chercher à Venise était vraiment très important…

- Et vous n’avez pas connaissance que ce que cette fortune est devenue ?

- Non, mais j’ai l’intention de me renseigner. Quand M. d’Asfeld m’a porté la lettre de Votre Altesse j’avais déjà décidé de me rendre à Hanovre sous ce déguisement.

- C’est de la folie ! jeta la baronne Berckhoff. Si vous étiez reconnue vous risqueriez…

- … de rejoindre mon frère dans sa prison ou dans la mort ? Chère baronne, c’est ce que je désire le plus au monde. Cela ne me causerait donc aucune peine. Mais auparavant, je souhaite apprendre ce qu’il est advenu du secrétaire de mon frère, Michel Hildebrandt. Il m’a rapporté tous ses effets personnels mais n’a pas fait la moindre mention du chargement en question.

- Peut-être l’ignorait-il ? Un secrétaire sert habituellement à écrire des lettres. Or vous dites que celle-ci est de la main du comte Philippe. Imaginez qu’il se soit méfié de lui ? Dans ce cas il est suspect au premier chef.

- J’y ai pensé, admit la jeune fille. D’autant plus qu’il n’a répondu à aucun de mes appels, aucune de mes lettres. Aussi dois-je me rendre impérativement à Hanovre… quel que soit le danger ! J’ai besoin de savoir !

- Ce que je peux comprendre, coupa la duchesse, son calme revenu. Et je vais vous aider. Entrer seule dans la ville, même sous cet aspect, est une folie. Il vous faut un compagnon… et un asile ne serait-ce que pour un seul jour.

- Oh, fit la baronne en souriant, je crois que le compagnon est tout trouvé : j’ai l’impression que le jeune Asfeld tomberait malade si Votre Altesse désignait quelqu’un d’autre.

- Il m’agace ! trancha Aurore. Il me surveille comme si j’était un pot de lait posé sur le feu ! répéta-t-elle.

- Sans doute en fait-il un peu trop, mais cela tient à ce qu’il est amoureux de vous, dit Charlotte Berckhoff. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas remarqué ?

- Si… bien sûr, mais je crois que c’est ce qui m’irrite. C’est un benêt…

- Certainement pas, vous pouvez en être persuadée ! Cependant je reconnais qu’en face de vous, il a tendance à perdre tous ses moyens. Traitez-le avec quelque douceur et il s’épanouira comme une fleur au soleil.

Le rude visage du lieutenant n’évoquait en rien une tendre corolle aussi, voyant Aurore esquisser une grimace, l’aimable baronne reprit :

- Si vous pensez trouver mieux je ne vous en empêche pas mais, vu l’urgence, sincèrement, je vous conseille de lui faire confiance. Surtout si on lui dit que votre sécurité, votre vie peut-être, vont dépendre de lui.

- De toute façon, interrompit la duchesse, je ne peux déplacer que lui sans que l’on pose des questions. Maintenant, parlons de l’asile.

- Il ne devrait pas y avoir de difficulté, fit Mme Berckhoff qui semblait avoir réponse à tout. Peter Stohlen qui dirige le théâtre à la Cour possède une vaste maison proche du Leineschloss, où il reçoit les différentes troupes passant dans la ville puisque jusqu’à présent, l’Electeur n’a pas encore réussi à s’en attacher une. Il y a toujours foule chez lui et, n’importe comment, deux étrangers passeront inaperçus. En outre, il a épousé une ancienne femme de chambre de l’Electrice Sophie, remerciée pour ne pas dire chassée à la suite d’une bizarre affaire d’éventail perdu dont la Platen cachait à peine qu’il lui plaisait. Que croyez-vous qu’il advint ? L’éventail disparut et ne fut pas retrouvé. Mais Hilda était responsable de cette partie de la garde-robe ducale et comme il fallait bien trouver une coupable cet honneur lui échut. L’Electeur lui fit comprendre qu’il lui serait agréable qu’elle se sacrifie. En récompense elle épousa Peter Stohlen, ce qui était une façon élégante de s’en débarrasser. Il était d’ailleurs amoureux d’elle et ce fut un bon mariage. Or je connais bien Peter, qui est né à Berckhoff, frère de lait de mon défunt époux. J’ai donc offert un présent lors du mariage, ce dont Hilda m’a été reconnaissante. J’ajoute qu’elle n’a pas pardonné au couple grand-ducal de l’avoir prise comme bouc émissaire…

- On peut la comprendre, remarqua Aurore, mais elle et son époux connaissaient mon frère et je lui ressemble.

- Pas à ce point, et l’on peut toujours ajouter quelque artifice. Au demeurant, elle sera heureuse de vous héberger. Justement parce que votre visage lui en rappellera un autre. C’est une femme très… vraiment très sentimentale !

- Vous voulez dire qu’elle avait un faible pour lui ?

- Elle n’était pas la seule et vous le savez. Je vais vous donner une lettre pour elle. Officiellement vous pourriez être deux amis d’enfance censés rechercher un jeune cousin fugueur, et l’idée vous serait venue d’explorer le milieu des comédiens. Vous n’imaginez pas le nombre de gens que l’on y trouve et qui n’ont rien à y faire !

- Mais pourquoi ?

- Oh, les raisons sont multiples : échapper à une famille trop contraignante, envie de voir du pays, entrer dans des châteaux, changer de personnalité ou même suivre le destin d’un acteur ou d’une actrice en les rejoignant sur les planches afin d’y vivre jusqu’au bout une histoire d’amour.

- C’est vrai ! soupira Aurore devant qui Charlotte venait d’ouvrir des perspectives insoupçonnées. Les comédiens vont partout, entrent partout, et nul ne peut dire ce qui se cache sous leurs masques…

- N’est-ce pas que mon idée est bonne ? Vous pourrez faire entière confiance à Hilda. Et comme elle fait ce qu’elle veut de son époux et de son beau-père qui vit avec eux…

- Reste à savoir si le baron d’Asfeld acceptera ?…

- Cela, j’en réponds, coupa la duchesse. J’admets qu’il ait un air quelque peu empaillé, mais il pourrait vous réserver des surprises. Fiez-vous à lui.

Les choses étant ainsi réglées, la duchesse allait se retirer quand Aurore demanda la permission de poser une dernière question. Ce qui lui fut accordé.

- Votre Altesse sait-elle ce qu’il est advenu de Mlle de Knesebeck ? Je l’ai connue lorsque je tenais la maison de mon frère et… j’avais de l’amitié pour elle.

Elle n’ajouta pas qu’elles avaient servi, l’une comme l’autre, de boîtes aux lettres à ce grand amour que l’on venait de briser, mais il y avait une chance pour que la duchesse s’en doutât. Son regard, d’ailleurs, s’attarda un instant sur la jeune fille avec une immense tristesse :

- Ma pauvre filleule ! C’est bien à vous, comtesse, de vous en souvenir parce que c’est elle qui va payer le plus cher. Les juges de Hanovre l’ont chargée au maximum. Tout est sa faute Alors, détenue jusqu’à présent dans l’une des geôles de Leineschloss, elle doit être en route à cette heure pour la forteresse de Scharfeld où elle est condamnée à finir ses jours au secret.

- Scharfeld ? Où est-ce ?

- Dans le Harz. Non loin du mont Brocken sur lequel on dit que durant la nuit de Walpurgis se rassemblent les sorcières. C’est de cela qu’on a fini par l’accuser. Elle aurait empoisonné l’esprit de ma fille avec ses conseils perfides. Elle est le serpent qui, dans le jardin d’Eden, a incité Eve à la désobéissance fatale…

- C’est idiot ! remarqua la baronne. Jamais fille n’a eu besoin de conseils pour tomber amoureuse d’un beau garçon. Et ces gens ont vu de la sorcellerie là-dedans ? Ce serait à mourir de rire si ce n’était à pleurer !

- Ne riez pas ! Elle a échappé de justesse au bûcher ! Raccompagnez-moi à la voiture, baronne ! Je suis très lasse. Quant à vous, comtesse, j’espère vous revoir bientôt. Peut-être parviendrons-nous, en nous alliant, à adoucir le sort de ma pauvre enfant !

- Il n’y a qu’un seul remède à son mal : retrouver mon frère vivant ! Aidez-moi dans ce sens, Madame, et vous n’aurez pas de plus fidèle servante que moi…

- Dieu nous entende toutes deux !

Elle se signa rapidement puis, reprenant les fourrures qu’elle avait abandonnées en entrant, Eléonore de Celle s’en alla, raccompagnée jusqu’à sa voiture par Charlotte Berckhoff.

Quand celle-ci revint, ce fut pour annoncer à Aurore qu’Asfeld viendrait la chercher peu avant sept heures, lorsque s’ouvraient les portes de la ville. Puis elle demanda à sa visiteuse si elle souhaitait un chocolat chaud avant de se mettre au lit. Aurore refusa :

- En revanche, ajouta-t-elle, il me semble qu’un verre de cette eau-de-vie qui a si bien réussi à Son Altesse me ferait plaisir.

- Combien vous avez raison ! approuva la baronne en riant. Et si vous désirez le savoir j’en bois quelques gouttes chaque soir. Je n’en dors que mieux ! En outre, c’est un excellent moyen de sceller une amitié toute neuve. J’espère en effet que vous voudrez bien considérer à l’avenir cette maison comme la vôtre. En souvenir de cette chère Christine, votre mère !

Cette nuit-là, Aurore dormit comme un ange. Nécessité de réparer sans doute la fatigue d’une longue chevauchée mais aussi par cette qualité de sommeil que procurent la confiance et la certitude de s’abandonner entièrement au confort d’un lit amical… C’était tellement appréciable.

Le soleil levant - si l’on pouvait appeler ainsi la curieuse lumière jaunâtre étendue sur la triste campagne - la trouva trottant au côté de Nicolas sur la route de Hanovre. L’atmosphère, sans être franchement cordiale, s’était détendue entre eux. Visiblement, Asfeld était enchanté de servir de mentor « sine die » à son ami d’enfance Hugo de Mellendorf qui avait entrepris de visiter les diverses cours allemandes pour retrouver un cousin fantôme et se construire un destin convenant à un jeune homme de bonne souche mais de petite santé ce qui, surtout à Hanovre, représentait la meilleure parade contre les recruteurs d’Ernest-Auguste toujours prêts à enrichir leur cheptel d’une nouvelle unité. Aussi, sur le conseil de Charlotte Berckhoff, les belles couleurs d’Aurore se cachaient-elles à présent sous une couche de crème jaunâtre qui avec ses cheveux noirs et ses longs yeux qu’elle tenait à demi fermés lui conférait un curieux air asiatique. Cette fois, elle était à peu près méconnaissable.

Le vent soufflant dans le bon sens et le temps ayant consenti à rester sec, on atteignit Hanovre peu avant l’heure du souper mais, cette fois, Aurore n’hésita pas sur le chemin à prendre et les mena tous deux à la maison Stohlen où l’hiver étaient hébergées les troupes de comédiens assez courageux pour braver le froid, la neige et les mauvaises routes. Le plus souvent des Allemands qui, s’ils avaient l’honneur d’être appelés parfois au château, faisaient en général la joie des gens de la ville dans le théâtre accolé au Leineschloss voisin. Aux beaux jours venaient des comédiens français, très à la mode depuis que la princesse Palatine, Elisabeth-Charlotte nièce de l’Electrice Sophie, avait épousé le duc d’Orléans, frère de Louis XIV, et vivait dans le prestigieux Versailles. Ils donnaient alors leurs représentations dans le théâtre de verdure de Herrenhausen où ils étaient fort prisés. Surtout depuis que l’Electrice Sophie, en personne, s’était donné le plaisir de jouer Médée dans la pièce de M. Corneille.

Contrairement à ce qu’avait dit la duchesse de Celle, la maison Stohlen était vide. Ou à peu près. Il ne s’y trouvait que le couple Stohlen et le beau-père de Hilda, le vieux Thélonius qui, pris par le théâtre sur le tard - il était autrefois caviste au château -, s’y était jeté à corps perdu et faisait encore merveille dans les rôles de vieillard quinteux et atrabilaire. Au demeurant le meilleur homme du monde… Tous trois accueillirent les voyageurs avec un plaisir évident. Ils n’avaient rien à refuser à la baronne mais ne purent confirmer ce qu’avait annoncé la duchesse. Cela faisait des mois que personne n’était venu poser son sac chez eux, et l’hiver guère plus rude que d’habitude n’y était pour rien. La ville et ses princes étaient trop étroitement imbriqués pour que le drame des uns ne déteignît pas sur l’autre :

- Depuis que l’on sait la princesse héréditaire enfermée et son amant disparu, confia Hilda à Aurore tandis qu’elle la conduisait à sa chambre, celle-ci ayant demandé à se coucher tout de suite, nous n’avons reçu aucune troupe venant de France ou même d’Italie. En outre, cela fait maintenant deux mois que l’on ne voit plus non plus l’Electeur. Il est malade au point de ne plus assister aux revues militaires qu’il aime tant. C’est « Groin de… », je veux dire son fils, qui s’en charge et comme il passe ses nuits à boire avec sa Mélusine, il a toutes les peines du monde à se tenir à cheval… Ce qui fait d’autant plus mauvais effet sur les troupes qu’ici personne - et surtout pas les femmes ! - n’arrive à oublier le beau colonel de la Garde qui transformait ces revues en une véritable fête. Rien qu’à le voir dressé sur son splendide cheval noir dont les jambes fines dansaient sous lui, avec son sourire à belles dents blanches et les plumes de son chapeau que le vent ébouriffait, on se sentait fondre le cœur. Et maintenant il n’est plus là…

Aurore n’eut garde de laisser passer l’occasion :

- On ne sait toujours pas ce qu’il est devenu ?

- Ma foi non. On a dit toutes sortes de choses : qu’il s’était battu en duel et qu’il avait été tué, puis qu’il avait été surpris avec sa princesse par le mari qui l’aurait étendu raide mort. Comme si c’était possible : il avait une tête de plus que « Groin de cochon » et savait manier les armes. Mais, n’importe comment, il aurait fallu l’enterrer et il y avait l’envoyé du prince de Saxe qui faisait un bruit de tous les diables en réclamant au moins son corps. Finalement, on l’a officiellement déclaré « disparu ». Il se serait enfui avec une de ses maîtresses. Alors que la Platen le surveillait comme l’avare sa cassette !… Et puis maintenant ce drame : le divorce avec deux petits enfants qui n’ont pas vu leur mère depuis des mois ! On l’a renvoyée chez elle à ce qu’il paraît et moi je l’ai vue partir. Si on peut appeler ça voir : un carrosse aux mantelets baissés entouré de vingt cavaliers armés jusqu’aux dents. Alors, vous savez, ce genre d’atmosphère n’est guère propice aux divertissements…

- Va pour le château, mais le peuple pourrait vouloir se distraire ? Vous ne jouez plus rien ici ?

- Le peuple ? Si vous voulez que je vous dise tout, il a peur. Il ne sait pas pourquoi au juste mais il a peur ! Sur l’ordre de l’Electrice, on a bien essayé de jouer une espèce de « mystère » pour Noël avec les quelques comédiens amateurs qu’on a au pays parce que les troupes itinérantes nous évitent. Cette représentation s’appelait La Tentation d’Adam et Eve ou le Paradis perdu. D’ordinaire ça plaît assez à cause de… parce qu’on coud les héros de l’histoire dans une toile couleur de chair avec une petite ceinture en feuilles de figuier et que le public espère toujours que la toile va craquer. Il y a aussi des anges et des diables qui dansent en chantant - je devrais dire il y avait parce que le pasteur Schlumpf a défendu qu’on les fasse danser ensemble, ce qui a posé un problème. Enfin mon beau-père, qui jouait le Père éternel avec une immense perruque et une barbe de fleuve, n’a pas retrouvé son costume. Il a joué en robe de chambre à ramages. Vous imaginez ?

- Oh oui ! fit Aurore qui ne pouvait s’empêcher de rire tout en dégrafant son manteau qu’elle jeta sur une chaise. Ce faisant, elle dénoua le ruban noir, sans doute relâché, qui nouait ses cheveux sur sa nuque et d’un mouvement spontané secoua la tête pour les libérer. Elle comprit qu’elle avait commis une imprudence en voyant s’arrondir les yeux de Hilda, brusquement figée sur place :

- Mon Dieu ! fit celle-ci en joignant les mains. Vous êtes Mademoiselle la comtesse de…

Vivement, celle d’Aurore s’appliqua sur sa bouche :

- Pour l’amour du Ciel, taisez-vous ! Vous pourriez nous perdre tous !

Mais, habituée à faire face aux situations les plus diverses, Hilda Stohlen se remettait vite :

- N’ayez crainte ! chuchota-t-elle en faisant asseoir la jeune fille sur un escabeau pour achever de dénouer ses cheveux et les brosser. Seriez-vous le diable en personne envoyé par Mme la baronne, que cette maison vous serait grande ouverte ! Or, vous n’êtes pas le diable mais quelqu’un que je suis très heureuse de revoir. Mais nous parlerons plus tard. Pour l’instant, vous allez vous coucher et je vais donner une autre chambre à votre compagnon puisque la moitié de la maison est vide. A moins que vous ne préfériez…

- Non ! Nous sommes seulement compagnons de voyage. La duchesse Eléonore l’a chargé de veiller sur moi… et bien que je n’aie rien à lui reprocher, je préfère dormir seule.

D’un seul coup, Hilda déborda d’une activité dont on aurait pu croire incapable cette petite femme rousse et replète qui, ayant joué jadis les coquettes, ne se déplaçait qu’avec une certaine lenteur et un balancement des hanches incompatible avec toute agitation. En un tournemain, elle eut mis des draps au lit, ajouté des bûches dans la cheminée, apporté un pot d’eau chaude, cherché une chemise de nuit en toile assez fine et fait lever Aurore pour l’aider à se déshabiller, tout cela sans dire un mot. Ce ne fut que quand sa visiteuse grimpa sur les trois matelas empilés qu’elle reprit son discours :

- Voilà ! Je vais dire que vous êtes… souffrant et que je me charge entièrement de vous. La servante ne mettra pas les pieds ici. Tout à l’heure je vous apporterai une soupe bien chaude, des saucisses…

- Pas de saucisses s’il vous plaît ! La soupe suffira. En outre une malade doit manger légèrement. Mais un verre de vin me ferait plaisir !

- Vous l’aurez ! Je vais revenir dans un moment avec ce qu’il faut. En attendant, je vous enferme et je garde la clé sur moi. Lottie est une brave fille mais elle aime un peu trop les beaux garçons… Je vais lui confier votre garde du corps…

- Si elle aime les beaux garçons, elle sera déçue ?

- Ah ? Vous trouvez ? A moi il me paraît plutôt séduisant ! On voit immédiatement que c’est un homme, un vrai…

- Ce qui n’est pas mon cas, évidemment, sourit la jeune fille qui redevint grave pour soupirer :

- Merci de ce que vous faites ! Du fond du cœur !

- Ce n’est rien ! Voyez-vous… j’aimais beaucoup le comte Philippe, qui bavardait toujours avec moi quand il venait au théâtre… Il m’a même envoyé des fleurs. Et vous avez ses yeux…

Ne jugeant pas utile d’expliquer davantage, elle sortit sans oublier de refermer soigneusement derrière elle, laissant Aurore essayer de remettre de l’ordre dans ses esprits. Tout avait été si vite ! Livrée à elle-même, à présent, elle se demandait si justement ce n’était pas trop rapide et si elle pouvait faire entière confiance à son hôtesse. Qu’elle eût aimé Philippe n’était pas surprenant. N’était-il pas l’homme le plus séduisant qu’il y eût au monde ? Restait à savoir si Hilda Stohlen avait dit la vérité sur leurs relations. Et si les choses avaient été différentes de ce que la comédienne avait raconté ? Si une brève aventure qui aurait mal tourné n’aurait pas inspiré à cette femme quelque ressentiment ? Elle semblait tellement heureuse d’avoir la sœur sous son toit ! Un peu trop peut-être ? Et puis il y avait cette porte fermée à clé. N’eût-il pas été suffisant d’interdire à la servante de troubler le repos du jeune voyageur ?

Arrivée là de ses cogitations, Aurore sauta à bas du lit et, sur ses pieds nus, courut à l’unique fenêtre. Couverte de buée, elle ne permettait de voir que la vague silhouette d’un arbre derrière lequel il y avait une maison dont le toit, comme les branches, était couvert de neige. En outre on était au second étage et si les murs du logis étaient peints ainsi que nombre de maisons en Allemagne du Nord, il n’y avait guère de saillies permettant l’escalade ou la descente… Y en eût-il eu, d’ailleurs, qu'elles n’eussent apporté à Aurore qu’une aide morale. Hilda avait emporté ses vêtements pour les faire sécher et elle se voyait mal s’enfuyant par les rues, pieds nus et en chemise de nuit. Au fond, à y réfléchir c’était idiot ! Charlotte Berckhoff ne lui avait-elle pas dit qu’elle pouvait faire entière confiance au couple Stohlen ? Les braves gens existaient à Hanovre comme partout ailleurs et les gens des palais ou autres châteaux ne déteignaient pas fatalement sur leurs sujets.

Elle venait de réintégrer son lit quand Hilda revint avec un plateau chargé d’un couvert, d’une soupière, de petits pains ronds réchauffés au four, d’un peu de beurre, de confiture de prunes et d’un pichet de vin dont elle versa un fond de verre avant de le tendre à sa pensionnaire :

- Goûtez ! fit-elle. Je n’ai malheureusement pas de vins français, mais celui-là vient de Heidelberg et n’est pas mauvais.

Il était même excellent et le moral d’Aurore s’en trouva remonté. Elle attaqua sa collation dont elle ne laissa pas une miette, après quoi elle se laissa glisser sous les couvertures avec une vraie sensation de bien-être. Hilda poussa l’attention jusqu’à la border, mais ne s’en alla pas pour autant.

- J’imagine, commença-t-elle après un moment d’hésitation, que vous n’allez pas nous rester longtemps puisque nous ne logeons pas la moindre troupe de théâtre ces temps-ci et que, par définition, celui que vous cherchez n’y est pas.

- C’est la version officielle, répondit Aurore après une brève hésitation, mais maintenant que vous savez qui je suis, cela n’a plus beaucoup d’importance. L’idée était de Mme Berckhoff lorsqu’il s’est agi de nous trouver un logis plus sûr qu’une auberge. Connaissez-vous Michel Hildebrandt ?

- Son nom me dit quelque chose mais j’avoue que je le situe mal.

- Il était le secrétaire de mon frère jusqu’à la disparition de celui-ci et s’était engagé à devenir le mien dès qu’il aurait mis ordre à ses affaires en Hanovre. Or, je n’ai plus de nouvelles de lui…

- Et c’est lui que vous cherchez. Est-ce qu’il n’habitait pas la maison de M. le comte ?

- Si. Bien sûr. Du moins jusqu’à sa disparition, mais il était d’ici et avait hérité de ses parents un bien dans Sankt Klemens Strasse, près de l’église, et c’est là qu’il a dû retourner.

- Voulez-vous que j’envoie mon époux demander après lui ?

- Non, merci. A cette heure tardive, cela pourrait éveiller des curiosités. J’irai dès le matin avec Nicolas.

Le jour suivant, aussi gris que le précédent, les trouva en effet aux abords de l’église, flânant le nez en l’air avec l’allure tranquille d’étrangers qui visitent une ville inconnue. Aurore eut vite repéré la maison Hildebrandt, facile à reconnaître avec ses murs jaunes sur l’un desquels on avait peint une sorte d’ange pourvu d’ailes beaucoup trop petites pour sa taille.

- S’il arrive à voler avec ça il n’ira pas loin, remarqua Asfeld entre ses dents. Ce qui lui valut un coup d’œil surpris : Aurore n’aurait jamais imaginé que son compagnon pût avoir si peu que ce soit le sens de l’humour. Cela méritait d’être encouragé et elle lui sourit :

- En tout cas, je me demande s’il y a quelqu’un là-dedans. Les volets sont fermés.

- Il est encore tôt et votre « secrétaire » ne se lève peut-être pas de bonne heure ? Je vais sonner.

Joignant le geste à la parole, il empoigna la chaîne suspendue près de la porte et l’agita vigoureusement à plusieurs reprises, mais sans faire surgir le moindre signe de vie.

- On dirait qu’il n’y a personne, remarqua-t-il en déclenchant un nouveau carillon qui, cette fois, fit apparaître à la fenêtre d’un logis voisin une tête d’homme coiffée d’un bonnet qui tonna :

- Qu’est-ce que vous avez à faire ce tintamarre du diable ? Vous n’avez pas encore compris qu’il n’y a personne ?

- Je m’en rends compte, fit Nicolas sans se démonter, mais je suis venu de loin pour rencontrer M. Hildebrandt et vous me voyez fort contrarié de son absence. Sauriez-vous par hasard où il est ?

L’homme au bonnet grommela des mots intraduisibles et referma sa fenêtre… qui se rouvrit presque aussitôt pour livrer passage à un visage de femme. Elle cria :

- Patientez un moment ! Je descends !

Un instant plus tard, enveloppée d’un vaste châle et chaussée de sabots, une dame replète dont le capuchon recouvrait un chignon de nattes en cheveux gris surmonté d’un affiquet de ruban noir les rejoignait, arborant une mine compatissante qui fit froncer les sourcils d’Aurore.

- Vous cherchez ce pauvre M. Hildebrandt ? demanda-t-elle en frottant l’une contre l’autre ses mains à demi couvertes de mitaines de laine noire. Vous étiez de ses amis peut-être ?

- Pourquoi « étiez » ? gronda Aurore qui n’aimait pas plus l’air confit de la bonne femme que la rudesse de son époux. Lui est-il arrivé quelque chose ?

- Ça on peut le dire ! Pauvre jeune homme ! Toujours si poli ! On ne le voyait pas souvent, surtout après la mort de ses pauvre parents qui étaient bien les voisins les plus paisibles et les plus obligeants qui soient. Nous en parlons souvent, Herr Acker et moi. Herr Acker est mon mari et il ne faut pas lui en vouloir s’il se montre parfois un peu grincheux. Ce sont ses rhumatismes, vous savez et avec ce temps…

Le discours risquait de durer, Nicolas y mit fin sans trop de douceur :

- Pardon, madame mais si nous compatissons aux douleurs de monsieur votre époux, c’est de Michel Hildebrandt que nous sommes en peine. Que lui est-il arrivé, s’il vous plaît ?

- Il est mort, mon pauvre monsieur…

- Mort ? lâchèrent simultanément Aurore et Asfeld. Mais comment ?

- Oh, bien vilainement ! Il ne méritait pas ça mais vous savez…

Refrénant difficilement l’envie de prendre cette femme aux épaules pour la secouer comme un prunier, Aurore s’écria :

- Mais enfin comment est-il mort ? Dites-le, par tous les diables !

Son dernier mot lui valut un regard horrifié et la femme se signa précipitamment :

- Il a été assassiné !… Là, devant sa porte ! On l’a trouvé hier matin dans la neige, un grand couteau planté dans le dos, juste en travers du seuil. Même que son corps empêchait de fermer la porte… Vous vous sentez mal, jeune homme ? ajouta-t-elle à l’intention d’Aurore. Les jambes fauchées par ce nouveau coup du sort, elle s’était assise sur le montoir à chevaux.

En dépit du froid, la petite scène que jouaient depuis un instant les trois personnages avait éveillé les curiosités. Des gens, rapidement couverts de ce qui leur était tombé sous la main, s’approchaient, mais quelqu’un fut plus rapide qu’eux : le pasteur de l’église voisine. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre ce qui venait d’arriver et il opposa aussitôt sa haute silhouette aux curieux :

- Je vous en conjure, mes frères ! Rentrez chez vous ! Si ces jeunes gens sont de la famille du mort, il ne faut pas que votre indiscrétion ajoute à leur chagrin. Je vais m’en occuper. Quant à vous, allez prier ! Cela sera meilleur pour tout le monde !

Sa voix profonde comme un bourdon de cathédrale, le feu impérieux de ses yeux lui conféraient sans doute une grande influence. Le flot s’arrêta net puis reflua lentement. A regret visiblement, mais il reflua. Telle une meute à l’ordre d’un piqueur. Celui-ci se tourna vers les deux étrangers :

- Je suis le pasteur Cramer, dit-il. Seriez-vous de la famille ? Il me semblait pourtant que le malheureux n’en avait plus.

- Seulement des amis, répondit Asfeld pour laisser à Aurore le temps de se remettre. Nous venons de Hambourg et nous ne sommes que de passage dans cette ville, mon jeune cousin et moi, et l’idée nous est venue de saluer Herr Hildebrandt avec qui nous avons lié connaissance au cours d’un de ses séjours à l’hôtel Wrangel. Or nous tombons sur cette catastrophe à laquelle nous ne comprenons rien et qui nous atterre.

- Comment vous appelez-vous ?

- Je suis Nicolas Asfeld et voici Hugo Mellendorf, répondit-il, avalant volontairement les particules. Auriez-vous la bonté, Monsieur le pasteur, de nous dire pour quelle raison on a tué ce malheureux Michel et aussi ce que l’on a fait de son cadavre ? Les gens de M. le bourgmestre s’en sont chargés je pense…

- Non. C’est moi. Il est dans la crypte de l’église et en souvenir de ses parents qui étaient les meilleurs gens du monde, je compte m’occuper de ses funérailles…

- Mais enfin, coupa Aurore, n’y aura-t-il pas enquête de la police ducale ? Il faut savoir qui l’a tué…

- Le palais a déclaré qu’il laissait ce soin à la police urbaine…

- Ce qui signifie que l’assassin peut dormir tranquille, fit la jeune fille avec une colère dont elle ne fut pas maîtresse… Oh, c’est indigne, indigne ! Ce garçon a-t-il cessé d’être sujet de l’Electeur parce que…

La main de Nicolas lui serra discrètement le bras pour lui faire comprendre qu'elle en disait trop et en même temps il demandait :

- Pouvons-nous le voir afin de nous recueillir ?

- Bien sûr ! Suivez-moi !

Laissant la femme Acker assez perplexe rejoindre des commères que son intervention avait tenues à l'écart mais qui étaient toujours présentes, le pasteur dirigea les deux jeunes gens vers l’église dont, en sortant, il avait pris soin de fermer la porte. Rien dans son visage ne permettait de deviner ce qu’il pensait, mais quand il les eut fait entrer sous la voûte gothique où il faisait plus froid encore qu’à l’extérieur, il referma à deux tours de clé avant de les guider vers l’étroit escalier descendant à droite de l’autel. L’église était sombre mais la crypte l’était davantage en dépit des deux bougies allumées de part et d’autre d’un cercueil en bois rustique posé sur des tréteaux. Un cercueil dans lequel reposait Michel Hildebrandt, les mains croisées sur sa poitrine.

A cette vue, Aurore tenta de retenir un sanglot mais la main de Cramer se posa sur son épaule tandis qu’il murmurait :

- Ne craignez pas de donner libre cours à votre chagrin, Mademoiselle de Koenigsmark ! Vous êtes ici dans la maison de Dieu mais aussi d’un ami…

CHAPITRE VI ÉTRANGE INCOGNITO !

Trop choquée par ce qu'elle voyait, Aurore ne s’étonna même pas d’avoir été reconnue. Un prie-Dieu était disposé devant le jeune mort. Elle s’y laissa tomber plus qu’elle ne s’agenouilla et, le visage enfoui dans ses mains, essaya de prier. C’était déjà difficile de mettre deux idées sensées bout à bout, alors trouver les mots capables d’attirer sur elle la clémence du Ciel ! En plein désarroi, elle ne savait que répéter :

- Pourquoi, mon Dieu ! Mais pourquoi ?…

Tout en versant des larmes abondantes, elle osait à peine regarder ce visage à jamais immobile, hier encore plein de vie et de projets. Elle revoyait le sourire qu’il avait eu lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle souhaitait le garder auprès d’elle, et c’était un crève-cœur de plus parce qu’il ne faisait aucun doute que ce pauvre garçon était mort pour elle…

Elle aurait pu rester là des heures si la main du pasteur ne s’était posée sur son épaule :

- Venez ! Vous avez besoin de réconfort et aussi de parler. Allons chez moi !

Elle accepta d’un hochement de tête et se releva :

- Quand comptez-vous l’enterrer ?

- Demain auprès de ses parents. Ce soir au prône j’inviterai les fidèles à venir prier pour lui.

- Nous y serons aussi.

- Sûrement pas ! J’espère même que vous allez quitter cette ville au plus vite…

Sans lui répondre, Aurore fit le tour des candélabres et, se penchant sur le corps, posa un instant ses lèvres sur le front du jeune homme pour un dernier adieu. Il lui sembla alors qu’une ombre de sourire passait sur ce visage auquel la mort avait apporté une sérénité qu’elle ne lui avait jamais connue. Puis, sans attendre les autres, elle remonta l’escalier.

La maison du pasteur Cramer, voisine de l’église, n’offrait aucun signe particulier. Austère et peu meublée, comme il convenait à un ministre célibataire, elle était d’une propreté irréprochable par les soins d’une gouvernante déjà âgée dont la vêture réussissait à être encore plus sévère que celle d’une religieuse catholique : rien que du noir avec juste un mince liséré blanc autour de la coiffe et du col remontant jusqu’au menton. Sans demander l’avis du pasteur, elle ouvrit, devant les étrangers, un petit parloir éclairé par une seule fenêtre faisant face à une grande croix de bois où trois bancs et une demi-douzaine d’escabeaux composaient tout le mobilier. Aurore choisit l’un de ceux-ci cependant que les deux hommes restaient debout, et la jeune fille ne put s’empêcher de se demander à quelle sorte de réconfort Cramer avait fait allusion : il n’y avait même pas de feu dans la cheminée !

Il dut deviner ce qu’elle pensait car, avant que la femme n’eût refermé la porte, il lui proposa un peu de lait chaud. Qu’elle refusa. Elle avait hâte à présent de retourner chez Stohlen. Aussi questionna-t-elle : pourquoi son hôte semblait-il si pressé de les voir quitter la ville ?

- Simplement parce que vous êtes en danger, fit-il avec un haussement d’épaules. Comme tout ce qui touche ou a touché de près comme de loin à votre frère. Michel Hildebrandt vient de vous en apporter la preuve tragique. Après avoir déménagé la demeure du comte, il n’aurait jamais dû revenir.

- Je ne vois pas pourquoi. Il était du pays, il y possédait un peu de bien et c’était grâce à ses compétences, à son honnêteté et à la sympathie qu’il inspirait que mon frère l’avait engagé en tant que secrétaire. Celui-ci ayant… disparu, il était normal qu’ayant accompli son devoir envers nous, il revienne à son foyer.

- Vous devriez m’accorder autant de confiance que Michel m’en gardait. Je n’ignorais pas qu’il souhaitait quitter définitivement Hanovre pour s’attacher à votre maison. Il n’était là que pour essayer d’en apprendre davantage sur l’absence d’un maître qu’il refusait de croire définitive…

- Comme moi-même, Monsieur le pasteur.

- Je ne peux pas vous le reprocher… encore que je craigne fort que vous n’entreteniez une illusion. Chacun ici est persuadé qu’il ne reviendra plus…

- Que c’est commode ! Cela a permis la hâte indécente avec laquelle on a mis à sac sa maison avant de la vendre avec ses chevaux et je n’arrive pas à comprendre par quel tour de force Michel Hildebrandt a réussi à sauver ses effets personnels.

- Les créanciers ayant été payés, il était difficile de le lui interdire. D’autant qu’il l’a fait au grand jour, au vu et au su de tous, afin d’apporter quelque adoucissement à une famille en deuil…

La patience d’Aurore allait s’amenuisant. Elle n’était pas venue discourir sur les probabilités du sort de Philippe :

- Puisque tout le monde, et vous le premier, êtes persuadé de la fin tragique de mon frère, vous devez bien étayer cette conviction sur une base solide ?

- Comment l’entendez-vous ?

- Oh, c’est élémentaire. Il est mort dites-vous ? Ce qui veut donc dire qu’on l’a tué. Alors moi je veux savoir qui ? Vous devez bien avoir une idée là-dessus ?.. Et ne me parlez pas du comte de Lippe ? Ce n’était qu’un leurre. Alors qui ?

Le maigre visage strictement rasé se contracta un instant comme sous l’empire d’une douleur :

- En vérité, je n’ai aucune certitude. Rien que des doutes. D’ailleurs confirmés par la mort de Hildebrandt… Je suis persuadé que son assassin est le même que celui du comte Philippe.

- Son assassin ? Il en aurait fallu plus d’un pour ôter la vie à mon frère.

- Vous avez peut-être raison, si l’on considère qu’après la mort de ce pauvre garçon, sa maison a été pillée comme la vôtre. La méthode était la même, la main devait l’être aussi.

- Mais enfin, personne n’a rien vu ? lança Nicolas qui, à son tour, perdait patience.

- Peut-être, mais l’on se taira et si j’avais une certitude je la garderais pour moi. D’abord parce que mon ministère interdit la dénonciation…

- Vous préférez laisser courir les meurtriers ? ironisa Aurore avec amertume.

- Non, mais la disparition du comte Philippe est devenue un secret d’Etat. Par conséquent mortel. N’oubliez pas que la Saxe demande des comptes. Et tout ce qui peut rappeler son souvenir sur cette terre de Hanovre doit disparaître. C’est pourquoi je vous supplie de repartir sur-le-champ…

- Avec le respect que je vous dois, Monsieur le pasteur, laissez-moi vous dire que chacun est libre de sa destinée donc de risquer sa vie…

- La vôtre, oui. Pas celle des autres ! Je dois vous préciser que même l’aubergiste chez qui vous devez loger est en danger si quelqu’un vous reconnaît. Et je vous ai reconnue, comtesse Aurore ! Alors partez !… Je parle, croyez-le, dans l’intérêt des gens de ce pays autant que du vôtre !

- Je ne cherche pas mon intérêt, pasteur Cramer, mais la vérité. Puisque vous vous êtes annoncé, dès l’abord, comme un ami, prouvez-le !

- Mais je le prouve en vous implorant de vous en aller sans chercher plus avant : il n’y a déjà que trop de sang versé… sans compter les morts vivants.

- A qui faites-vous allusion ?

- A celle que l’on a affublée de ce titre dérisoire de duchesse d’Ahlden… et à Eléonore de Knesebeck qui ne reverra sans doute plus la couleur du ciel. Ces deux-là, j’en suis convaincu, savent la vérité… mais je ne vois pas comment vous pourriez la leur demander.

Aurore ne sut que répondre. Son regard bleu essayait de percer le secret de ce visage à ce point immobile que ce devait être le résultat d’un long entraînement. Il savait quelque chose… et peut-être encore plus qu’elle ne l’imaginait. Le sort de Sophie-Dorothée et celui de sa suivante n’étaient connus que depuis bien peu de temps. Or il semblait n’en rien ignorer… Pour s’en assurer, elle demanda comme par inadvertance :

- Pauvre Eléonore ! Je ne connais pas les prisons du Leineschloss mais en pleine ville, une aide pourrait lui venir…

- Elle n’y est pas. C’est dans une forteresse du Harz qu’elle a été transportée. Il faut prier pour elle !

Il était tombé dans le piège. Comment ce pasteur de quartier pouvait-il être au courant des décisions d’un tribunal secret qui n’avait siégé que quatre jours plus tôt ?… A moins qu’il n’en ait fait partie ? Mais il serait inutile de le lui faire remarquer. Elle se contenta de lui offrir un faible sourire en quittant son tabouret :

- Eh bien, il me reste à vous remercier, Monsieur le pasteur. A la fois de votre accueil et des soins que vous prenez de la dépouille mortelle d’un ami cher. Soins auxquels vous me permettrez de participer, ajouta-t-elle en tirant de sa bourse une pièce d’or… qu’il refusa :

- Vous n’êtes pas dans une église catholique où l’on fait payer les prières et un apparat hors de saison, fit-il avec un mépris qui empourpra les joues de la jeune fille :

- Vous auriez pu accepter… ne serait-ce que pour secourir des pauvres gens en son nom ? Ou, cette église, qui est la mienne, se contente-t-elle de leur offrir des prières pour apaiser leurs maux ? Quoi qu’il en soit, je vous salue, Monsieur le pasteur.

- Vous allez suivre mon conseil et rentrer chez vous ?

- Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre…

- C’est la sagesse. Que Dieu vous accompagne !

En se retrouvant dans la rue, Aurore et son compagnon marchèrent pendant un moment sans parler. Ce fut seulement quand on franchit le pont sur la Leine qu’Asfeld émit comme s’il se parlait à lui-même :

- Je commence à me demander s’il n’y a pas un espion dissimulé derrière chaque coin de rue ?

- Pourquoi dites-vous cela ?

- J’explique. Vous êtes ici sous un faux nom, sous des habits de garçon et une apparence qui est loin d’être la vôtre. Si je vous rencontrais quelque part, telle que vous voilà, je ne pense pas que je vous reconnaîtrais. Or, où que vous alliez, il y a quelqu’un qui n’hésite pas à vous appeler Mlle de Koenigsmark. Passe encore pour Hilda Stohlen qui était plus ou moins éprise de votre frère, qui connaît parfaitement la Cour et vous a vue lors de votre séjour à Hanovre. Mais ce ministre d’une église écartée du centre de la ville ? Vous l’aviez déjà rencontré ?

- Non, j’en suis sûre ! Il a une physionomie, une allure que l’on n’oublie pas et, croyez-le, je possède une excellente mémoire, en particulier des visages. Or, il s’est déclaré mon ami. Un ami qui sait des choses et qui refuse dans mon intérêt, comme il se doit, de les partager avec moi…

- Il a tout de même dit que Mlle de Knesebeck a été envoyée dans le Harz, que la princesse Sophie-Dorothée « règne » désormais sur un désert. D’où sort-il ces informations ? Je n’ai vu aucune proclamation placardée sur les murs et il n’est pas d’usage que l’Electeur de Hanovre fasse appel aux services d’un crieur public. Alors ?

- Alors, le mystère reste entier et j’y inclus la mort de Michel Hildebrandt. Il est revenu ici depuis plusieurs semaines, n’a pas répondu à mes lettres, et il est assassiné le jour de notre arrivée… Qu’est-ce que ça signifie ?

- J’aimerais le savoir. L’hypothèse la plus vraisemblable est que vous êtes constamment surveillée. Peut-être même depuis Hambourg.

- Ce qui supposerait une sorte de réseau plutôt coûteux. Et aux ordres de qui ? Dans l’état actuel des choses nous n’avons nul moyen de le savoir encore que je pencherais volontiers pour Ernest-Auguste et ses Platen, mari et femme. Ceux-là ont les moyens alors que nous n’en avons guère. Que conseillez-vous ?

- D’aller raconter ce que nous venons d’apprendre à Son Altesse la duchesse de Celle… et de ne pas nous éterniser dans ce lieu où l’on dirait bien qu’il pourrait pleuvoir des poignards. Et je n’ai qu’un seul dos à mettre entre eux et vous !… Auriez-vous envie d’acheter des tissus ?

Aurore venait, en effet, de s’arrêter devant la boutique d’un drapier, mais c’était pour dévisager son « garde du corps » avec un œil neuf. Elle l’avait pris jusque-là pour un benêt, regrettablement amoureux d’elle sans doute et doté d’un grand courage, mais incapable d’aligner bout à bout trois idées intelligentes. Et voilà qu’elle se surprenait à causer avec lui comme avec un ami dont les avis méritaient au moins l’examen et qui, en outre, n’était pas dépourvu d’humour. En vérité c’était à n’y pas croire.

- Aurais-je dit une stupidité ? s’inquiéta-t-il.

Elle eut un petit rire moqueur :

- Absolument pas ! Je viens seulement de comprendre que je vous avais mal jugé. C’est donc moi qui suis stupide : vous êtes quelqu’un de bien en réalité… et j’ai l’impression que nous allons être amis !

- Je… oh, merci !

Il devint soudain rouge vif et, sous ce regard amusé qui le détaillait, il se remettait à bredouiller. Aurore, alors, glissa son bras sous le sien pour reprendre le chemin comme feraient deux camarades :

- Pour en revenir à notre problème : nous allons suivre l’avis du pasteur Cramer et prendre la route du retour. Quitte à tenter plus tard une autre expérience !

- Et si vous me laissiez la tenter seul, cette autre expérience ? Depuis que nous avons quitté l’église et chaque fois que quelqu’un vous regarde je m’attends à le voir se précipiter sur vous en vous appelant…

- Ça suffit ! Ne vous en chargez pas vous-même ! Mais, dites-moi, il ne vous paraît pas que cette ville est en train de s’agiter ?

Il était incontestable que, depuis leur sortie de Sankt Klemens, la respiration de Hanovre avait pris un rythme croissant à mesure que l’on avançait vers le centre… Des formations militaires allaient prendre position à droite ou à gauche sous le commandement d’un officier ; on se hâtait de décorer les maisons des artères principales au moyen de bannières corporatives ou de tapisseries pendues aux fenêtres. Au marché, les ménagères avaient cessé de flâner cependant que des groupes d’hommes se réunissaient, souvent la pipe à la bouche, pour débattre entre eux d’un sujet apparemment passionnant.

- On dirait qu’ils attendent quelque chose ? remarqua Nicolas. Un hôte qui vient seulement de s’annoncer peut-être car cela sent l’urgence…

Aurore voulait interroger l’un des discoureurs mais Nicolas s’y opposa :

- Je suis persuadé que les Stohlen sont au courant…

Il avait raison. Lorsqu’ils arrivèrent au théâtre, ils trouvèrent Peter Stohlen dans le vestibule en conversation animée avec le chambellan du palais, personnage fort déplaisant dont Aurore gardait un souvenir exécrable à cause de sa déplorable manie, lors des bals à la Cour, de lancer des fruits confits dans le décolleté des plus jolies femmes pour avoir le plaisir d’aller les y rechercher. Cette fine plaisanterie faisait beaucoup rire l’Electeur Ernest-Auguste auquel, bien sûr, il offrait le privilège d’officier en personne. Aurore y avait eu droit et lui en gardait rancune. Aussi choisit-elle de s’abriter derrière son compagnon pour traverser ledit vestibule. D’ailleurs l’entretien s’achevait. Si l’on pouvait appeler ainsi la série d’ordres péremptoires déversée sur la tête du malheureux Stohlen, au bord des larmes, dont la partie, en ce duo, consistait à émettre de timides objections que l’autre n’écoutait même pas.

Finalement, le haut personnage abandonna sa victime et sortit en lui lançant une dernière flèche du Parthe :

- Faites en sorte que ce soit prêt à l’heure dite ! Et s’il vous manque des danseuses, allez en chercher dans les bordels. Les filles sont souvent affriolantes et seront ravies de se montrer à la Cour…

Quand il fut parti, Stohlen trouva juste la force de s’asseoir sur les marches menant à la salle et de tirer son mouchoir pour éponger son front trempé de sueur en dépit de la température glaciale.

- Que vous arrive-t-il ? demanda Nicolas. Vous avez l’air accablé.

L’autre leva sur lui des yeux noyés :

- Il y a de quoi. L’Electeur de Hesse-Cassel, notre voisin, se rend à Hambourg et il a envoyé ce matin un coureur demander à notre prince l’hospitalité pour la nuit… en toute simplicité ! Mais on sait ce que ça veut dire ! S’il n’est pas reçu avec tous les honneurs dus à son rang, il trouvera le moyen de se fâcher et comme il cousine avec Son Altesse l’Electrice… Vous avez dû remarquer que la ville s’affaire déjà à se parer en dépit du temps qu’il fait.

- Je ne comprends pas, remarqua Aurore. Un cousin fait partie de la famille, il me semble ? Or, avec ce qui vient de se passer ici, il devrait comprendre que ce n’est guère le moment de danser, de festoyer et de tirer des feux d’artifice ?

- Mais il ne s’est rien passé, mon jeune monsieur, intervint Hilda qui vint s’asseoir auprès de son époux en serrant un châle de laine autour de ses épaules. Rien ! Sinon quelque chose de très heureux pour l’Electrice Sophie ainsi que pour Mme de Platen. Le prince héritier vient de se séparer… en parfait accord, d’une épouse que la première a toujours traitée comme une fille de peu, et dont la seconde était férocement jalouse. Il convient donc, au contraire, de festoyer joyeusement avec le premier cousin venu afin qu’il puisse proclamer partout la félicité qui règne chez nous, conclut-elle avec amertume. Et nous, il nous faut participer de notre mieux à ces réjouissances…

- Tu ne devrais pas parler de la sorte, Hilda ! En attendant, je ne sais pas ce que nous allons faire. On m’ordonne de représenter pendant le festin dans la salle d’honneur le ballet Les Plaisirs d’Alexandre que nous avions donné avec la troupe venue d’Heidelberg. Quant à ce dont nous disposons, la moitié est au lit avec la gorge prise. Je ne suis pas Dieu, moi, et je ne peux pas changer en cinq minutes des moribonds en guillerets batteurs d’entrechats…

Dieu dut le prendre en pitié car, l’instant suivant, le chambellan Rögen se matérialisait de nouveau, mais cette fois accompagné du secrétaire de l’Electrice. Les yeux pleins d’angoisse, les deux époux s’étaient relevés pour les saluer, s’attendant au pire. Or, il n’en fut rien :

- Il y a contrordre, annonça l’intendant. Son Altesse s’oppose à ce que l’on joue ce qu’elle appelle « une farce ridicule », et dit que l’hôte apprécie surtout la musique et, en particulier les chanteurs mâles. Un concert pendant le souper serait indiqué. A la suite de quoi l’on danserait. Grâce au Ciel, si nous n’avons pas de troupe théâtrale à demeure - ce à quoi il faudrait porter remède ! - les musiciens de la Cour sont fort convenables. Ils feront danser après le repas et peuvent accompagner un chanteur digne de ce nom. Votre rôle, Stohlen, se borne donc à nous en trouver un. Un bon, évidemment. Agréable à regarder s’il vous plaît. Le duc est difficile !

La petite flamme de retour à la vie qui s’était rallumée dans les yeux du pauvre Peter s’éteignit comme une chandelle sous un verre. Il essaya une échappatoire :

- Pourquoi « un » chanteur et pas un chœur ? Celui de la cathédrale est excellent !

- Sans doute, sans doute, mais il ne s’agit pas de faire entendre des chants religieux. Pendant un banquet ce serait choquant ! Comprenez-moi : il nous faut un jeune homme, bien fait, avec une belle voix, connaissant les opéras italiens que le duc adore. Orphée de Monteverdi, par exemple, ou La Pomme d’or de Cesti, ou encore les œuvres de ce Lulli qui fait les délices de la cour de France !

- Mais où voulez-vous que je trouve cet oiseau rare ? Nous avons quelques interprètes de chansons traditionnelles mais aucun n’est capable de chanter un opéra !

- Cherchez, mon ami, cherchez ! Après tout c’est votre rôle !

Et les deux hommes repartirent, satisfaits d’avoir rempli leur mission. Si la soirée était un four, ce ne serait pas leur faute. Le vestibule du théâtre retomba dans le silence des grandes tragédies. Au point qu’Aurore n’osait même pas annoncer son départ : elle avait l’impression d’abandonner un bateau en train de prendre l’eau. Elle échangea un coup d’œil avec Nicolas mais celui qu’il lui renvoya pétillait et soudain, elle entendit :

- Si vous avez dans vos tiroirs les partitions de l'Orphée ou de la Pomme, je peux peut-être vous aider.

- Vous ? s’étrangla Stohlen.

- Pourquoi non ?

Et, à la stupeur générale, il entonna a capella le grand air d’Orphée. Il possédait une voix à la fois puissante, souple et un peu basse, qui sidéra Aurore mais ramena à la vie le pauvre directeur du théâtre ducal.

- Nous sommes sauvés ! s’exclama-t-il dès la fin de la seconde strophe. Sauvés ! Mon cher Monsieur, je ne vous remercierai jamais assez ! Vous chanterez au palais ce soir !

- Oui, mais à une condition : je veux chanter masqué au cas où quelqu’un me reconnaîtrait. En outre, avec ces cicatrices, ma figure n’a rien de séduisant…

- L’idée est bonne : le masque suggère le mystère. Mais le duc vous demandera de l’enlever.

- Il suffira de prétendre qu’il cache une affreuse blessure…

- Je suis sûre que cela donnera du piquant… auprès des dames surtout ! remarqua Hilda. Eh bien, je crois que nous sommes tirés d’affaire ?…

- Et vous ? demanda Stohlen en s’adressant à Aurore. Est-ce que vous chantez ?

- Non. Je suis seulement assez musicien. Je joue de la harpe et de la guitare.

Elle mentait, car elle possédait une très jolie voix, mais par trop féminine pour s’accommoder de son costume masculin. En outre, on l’avait déjà suffisamment reconnue dans cette ville. S’afficher sous les illuminations du palais avec les regards de toute la Cour tournés vers elle serait tout simplement du suicide… Il avait suffi de la proposition tellement inattendue de cet animal d’Asfeld pour faire glisser une sueur froide, fort désagréable, le long de son dos et elle s’était demandé un instant s’il ne devenait pas fou : à peine une heure plus tôt, il prêchait la fuite dans les plus brefs délais… D’autre part, son goût secret de l’aventure s’en trouvait excité. Pénétrer dans ce maudit Leineschloss dont les murs devaient garder l’écho des sanglots de Sophie-Dorothée, c’était à la fois inattendu et passionnant. Elle avait soudain envie de voir ces visages détestés dans l’espoir d’y lire… quoi au fait ? une expression, une grimace, un regard…

Tandis que Peter emmenait Nicolas pour lui faire essayer des costumes de théâtre, elle prit Hilda à part :

- Ce que je vais vous demander est de la folie mais je voudrais moi aussi pénétrer dans le palais.

La comédienne la dévisagea avec inquiétude puis ses traits s’adoucirent :

- On va y penser mais il va falloir d’abord trouver un pseudonyme pour votre compagnon. Nous pourrions dire, par exemple, que nous l’avons rencontré à l’auberge Kasten où il faisait étape, avec son valet, en se rendant chez le grand-duc de Bade. Notre duc à nous déteste trop ce dernier pour lui demander des renseignements. Ensuite, il faudra filer dès l’aube demain matin.

- Nous ne demandons que cela. Nous venions même vous dire adieu afin de quitter Hanovre avant la nuit. Le secrétaire de mon frère a été assassiné et moi j’ai été reconnue par le pasteur qui s’est chargé de l’enterrer. Le sol devient brûlant mais…

- … mais vous voudriez assister à la soirée. On va essayer d’arranger cela… C’est dommage tout de même d’être obligée de vous cacher. Votre présence eût assuré le succès du concert.

Il n’était pas rare, en effet, que, dans les cours européennes, certains hauts personnages se donnent le plaisir de mettre la main à la pâte et de participer à un ballet, un opéra ou un concert… En France, par exemple, et en particulier dans les premières années de son règne, Louis XIV avait une passion pour la danse et se montrait dans des ballets fastueux. En temps normal, il aurait été naturel pour Aurore de se faire entendre ou de danser quelques pas de ballet, mais ce soir l’initiative de Nicolas allait les faire évoluer sur un terrain singulièrement glissant. Cependant elle n’avait pas peur. Ce qu'elle éprouvait, c’était une sorte d’attente. Parce qu’il allait se passer quelque chose : son subconscient le lui soufflait…

La nuit venue, affublée d’une ample perruque blonde et d’une moustache assortie, vêtue d’un costume rouge et bleu semblable à celui des musiciens de la Cour et une guitare sur le dos, elle pénétrait à la suite de Stohlen et de Nicolas, masqué de blanc et superbement accommodé de satin bleu et de rubans d’argent, dans le palais de la Leine qu’elle connaissait si bien. Il était déjà tard et le festin était commencé depuis un moment. On avait même dû boire pas mal si l’on en jugeait les bruits provenant de la salle d’honneur où s’entassait une centaine de personnes parlant toutes à la fois et dont certaines criaient, proposant des « Santé ! », ce qui faisait que l’on n’entendait pratiquement pas les musiciens chargés de la musique de fond.

Stohlen les mena jusqu’à une pièce à l’écart où ceux qui devaient distraire les convives d’un souper quelconque déposaient leurs affaires et attendaient qu’on les appelle. Ce soir elle était vide et leur guide les fit asseoir en disant qu’il allait voir où l’on en était. Il revint d’ailleurs presque aussitôt, armé d’un plateau sur lequel il y avait deux gobelets et un pot de vin dont Aurore se servit immédiatement une bonne rasade. Ce n’était pas elle qui devait chanter mais elle se sentait la bouche aussi sèche que si elle venait de traverser un désert.

- Vous avez peur ? s’inquiéta Nicolas.

- Pas vous ?

- Pas vraiment. Il y a peu de risque que l’on connaisse ma figure ici et, sous ce masque, il y en aura encore moins. J’espère que vous ne m’en voulez pas ?

- De nous avoir embarqués dans cette galère alors que nous aurions pu prendre la poudre d’escampette au plus vite ? Non. Je me demande si le Ciel ne vous a pas inspiré. Mais dites-moi : avez-vous d’autres talents en réserve ?

- Non, rassurez-vous ! Je danse mal et je ne sais pas tourner le madrigal. Quant au chant, je le dois à ma mère. Mon père a été longtemps ambassadeur à Florence où j’ai passé plusieurs années. Elle s’y est prise d’engouement pour l’opéra et, quand elle s’est aperçue que j’avais une voix, elle m’a fait donner des leçons. Pour son seul plaisir. Ce qui exaspérait mon père mais elle fait de lui ce qu’elle veut. Elle est encore très belle, vous savez, de ce côté je ne lui ressemble pas !

- Cela vaut mieux, je pense. Votre père n’aurait peut-être pas aimé ce que vous ferez ce soir. Connaît-on votre talent à Celle ?

- Seule, la baronne Berckhoff… et elle me garde le secret. C’est mieux pour ma réputation. Chez nous, vous le savez, on apprécie surtout les militaires. Ce que je suis des pieds à la tête et, pour le moment, votre serviteur.

« Ô combien précieux ! » pensa Aurore en se gardant de donner son sentiment sur le sujet. D’ailleurs Peter Stohlen revenait. Le duc de Hesse-Cassel, qui ne semblait pas s’amuser énormément, réclamait le chanteur qu’on lui avait promis. Nicolas assura son masque, prit la guitare et le suivit. Aurore se glissa derrière lui mais s’arrêta à l’entrée de la salle, mêlée aux serviteurs et aux curieux qui s’y massaient.

Une bouffée d’odeurs désagréables lui sauta au visage : viandes, choux, gibiers, vin, bière, pâtisseries, sauces, poissons, la totalité de ce dont regorgeaient les cuisines du palais se mélangeait avec les parfums des soupeurs, hommes ou femmes, pour former des relents pénibles. Les dalles étaient souillées de flaques de vin ou de bière, jonchées d’os ou même de morceaux de viande que se disputaient les chiens. Pourtant le coup d’œil était magnifique sous les hauts plafonds à caissons dorés et enluminés. L’immense table en U, telle qu’on la concevait au Moyen Âge, était cernée par une fresque de personnages chatoyants, scintillants, d’où partaient des rires, et des chansons à boire. Les musiciens de la Cour se tenaient au milieu de cette belle salle, Renaissance comme le palais, que réchauffaient de belles tapisseries et deux vastes cheminées où flambaient des troncs d’arbre.

Un silence se fit à l’entrée de Nicolas que le maître des cérémonies conduisait par la main. Le Hessois eut l’air enchanté et prit un petit face-à-main d’or pendu sur sa poitrine par une chaîne pour détailler l’arrivant. D’où elle était, Aurore l’entendit proclamer avec un gros rire qu’il était bien bâti et qu’il fallait voir si le ramage correspondait au plumage. Ce qui parut le comble de la drôlerie et déchaîna une tempête de rires courtisans assaisonnée de plaisanteries de mauvais goût tandis que Nicolas allait prendre sa place au milieu des musiciens.

En dépit de l’échantillon qu’il en avait donné précédemment, Aurore n’arrivait pas à chasser son inquiétude. Selon elle, il était à peu près impossible de s’improviser chanteur de théâtre et elle ferma les yeux quand les violons préludèrent. Il est vrai que les convives faisaient un tel bruit que, au fond, si Nicolas n’était pas à la hauteur cela n’aurait pas beaucoup d’importance. D’autant qu’une bonne moitié était déjà ivre. Mais à peine eut-il lancé les premières notes que l’invité d’honneur hurlait un « taisez-vous tous ! » tonitruant qui généra un silence immédiat et rouvrit les yeux de la jeune fille. Elle put alors détailler les personnages de la table d’honneur figés dans une immobilité quasi minérale. L’Electeur Ernest-Auguste avec son visage poupin vermillonné par les libations et ses yeux larmoyants. Sa femme Sophie dont les grandes joues plates s’empourpraient à la moindre colère, maniant furieusement son éventail d’ivoire pour pallier son mécontentement de s’être entendu intimer l’ordre de se taire. Georges-Louis, plus « Groin de cochon » que jamais, qui dodelinait de la tête comme un qui lutte contre le sommeil, sa main rivée au bras d’une géante blonde, rose et molle qui était sa Mélusine.

Le regard d’Aurore ne fit qu’effleurer l’invité qui, renversé dans son fauteuil, semblait sur le point de se pâmer, cherchant la Platen qu’elle n’eut pas de peine à trouver : vêtue et empanachée d’écarlate « comme le bourreau », elle tenait la gauche de l’invité, en symétrie avec la princesse-électrice dont les bleus évanescents couverts de perles contrastaient violemment avec son rouge. Cruelle, Aurore nota les ravages que la débauche imprimait sur ce visage arrogant. Celle que l’on disait « la plus belle femme d’Europe » avec une évidente flagornerie vieillissait mal et plâtrait à présent d’une couche de blanc épaisse d’un pied des traits en voie d’affaissement qui n’en tiraient aucune amélioration. Le menton avait doublé de volume et, sur les yeux couleur d’émeraude, les paupières se plissaient. Seule la gorge découverte à la limite de la décence semblait encore belle et ferme bien que les baleines du corset y fussent sans doute pour quelque chose. Celle-là ruisselait de diamants et de rubis dont les scintillements brouillaient la vue… mais, soudain, Aurore eut un hoquet et perdit ce plaisir essentiellement féminin qu'elle éprouvait à détailler la favorite vieillissante : une chaîne de pierres précieuses sertissait le décolleté, se rejoignant entre les seins rebondis sur un splendide joyau que la sœur de Philippe reconnut avec une fureur qu’elle eut peine à contenir : c’était, monté en broche et entouré de diamants, le rubis « Naxos » avec lequel cette misérable femme osait se pavaner !

Le choc fut si violent qu’Aurore dut se retirer dans le vestibule de la salle pour y chercher l’appui d’une banquette où elle se laissa tomber tandis que l’effort produit pour se maîtriser la faisait blêmir et lui mettait la sueur au front. L’un des serveurs qui s’étaient rassemblés à la porte s’en aperçut :

- On dirait que tu n’es pas à ton aise, mon garçon ? Tu es le valet du chanteur ?

- Son… son accompagnateur habituel. Ne t’inquiète pas !… Ce n’est rien. La chaleur peut-être ?

- Ici, dans les courants d’air ? En plus tu es tout blanc… Attends ! Je vais te chercher un remontant.

Ce brave homme revint au bout d’un instant avec un gobelet de vin qu’il voulut mettre dans les mains d’Aurore mais celles-ci tremblaient tellement qu’il y renonça et la fit boire lui-même.

- Là !… Doucement !… Ça va te requinquer. C’est de la malvoisie…

En effet, Aurore se sentit mieux rapidement. La chaleur du vin chassa la vague de froid qui l’avait envahie. En remerciant le garçon, elle s’étonna qu’il ait pu lui donner un vin de cette qualité…

- Dans cette maison, quand il y a un festin, on peut se servir comme on veut. Le majordome s’enivre encore plus vite que Son Altesse. Tiens, je te laisse le reste ! Il faut que je retourne à mon service… On dirait que ton maître a du succès.

En effet, un tonnerre d’applaudissements saluait la fin de l’air que Nicolas dut bisser et même trisser avant qu’on lui permette de chanter une autre mélodie. C’était un vrai triomphe mais, justement, c’était trop pour Aurore. Elle n’avait qu’une envie : se réfugier dans un coin tranquille, obscur et silencieux de préférence, pour y prendre un peu de repos et mettre de l’ordre dans ses idées. Loin de la Platen, surtout ! La haine que cette ignoble femme lui inspirait l’aveuglait et la rendait sourde au point de perturber son esprit toujours si clair. Une seule pensée surnageait : inutile de chercher ce qu’avait pu devenir l’envoi de Philippe à Lastrop : la Platen avait fait main basse dessus… Restait à savoir comment ?

Décidée à rentrer chez les Stohlen, elle chercha celui qui l’avait secourue pour qu’il prévienne Nicolas, ne le trouva pas et confia son message à l’un des musiciens qui, profitant d’un moment où le chanteur s’accompagnait lui-même à la guitare, s’était esquivé pour satisfaire un besoin urgent.

Elle atteignait l’escalier d’honneur où s’alignaient des hallebardiers monumentaux quand le serviteur qu'elle avait cherché la rejoignit et la prit par le bras.

- Pas par-là ! fit-il. Tu n’as droit qu’à l’escalier de service que je vais te montrer…

Quand ils ne furent plus à portée d’oreilles étrangères, il changea subitement de ton :

- Veuillez me pardonner d’avoir osé vous tutoyer, Mademoiselle la comtesse, mais je ne pouvais pas faire autrement. Si vous voulez rentrer, je vais vous accompagner. Vous risquez de mauvaises rencontres cette nuit… les autres aussi d’ailleurs !

Elle se figea sur place et le regarda avec accablement. Encore un ! Alors qu’elle se croyait si parfaitement grimée ! Mais elle était trop lasse pour prendre la peine de nier :

- Comment m’avez-vous reconnue ? soupira-t-elle.

Il se mit à rire et glissa un objet dans sa main :

- Quand on arrive avec une moustache, il vaut toujours mieux l’avoir encore à la sortie… avec le respect que je dois à Mademoiselle ! En outre, j’étais l’un des valets de pied de M. le comte : Donner ! Joachim Donner !… encore tout à votre service…

Cette fois elle le regarda et, en effet, se souvint de ce visage plein et avenant, de ce sourire paisible qu'elle n’eut aucune peine à habiller aux couleurs d’autrefois.

- Joachim Donner !… Oh oui, je me souviens ! Vous étiez de ceux dont mon frère réclamait le plus souvent les services. Quand je suis revenue à Hanovre, après avoir appris sa disparition, je me suis rendue directement à sa demeure et je n’ai plus rencontré âme qui vive. Qu’étiez-vous devenus, vous, ses serviteurs ?

- Deux jours après son départ on nous a fait savoir qu’il s’absentait pour longtemps, que la maison serait fermée et que nous devions rentrer au palais dont, soit dit en passant, la plupart d’entre nous avaient été détachés.

- Et vous n’en avez pas été surpris ?

- Si, naturellement… et désolés aussi. Nous étions bien chez M. le comte. Ce qui n’est vraiment pas le cas ici ou à Herrenhausen. En dépit de ses coups de gueule c’était un plaisir de le servir… et davantage encore Mademoiselle !

- Aucun de vous n’est allé chez Mme de Platen ?

- Deux, mais, outre qu’ils ne venaient pas des palais, j’ai toujours été persuadé qu’ils sortaient de chez elle et qu’ils étaient là pour surveiller notre maître.

- Je me demande s’il existe un endroit à Hanovre où elle n’a pas d’espions…

- Pas seulement à Hanovre. L’époux de la dame est premier ministre, ce qui lui permet d’élargir ses vues.

Sortis du Leineschloss par une petite porte, on fut rapidement devant la maison Stohlen où Hilda devait veiller si l’on en jugeait par les deux fenêtres éclairées. Aurore se tourna vers Joachim et, d’un geste spontané, lui tendit une main que, confus, il osa à peine toucher :

- Merci de m’avoir ramenée à bon port, Donner ! Puis-je vous demander de me rendre encore un service ?

- Ce que Mademoiselle voudra. C’est au sien que j’aimerais revenir !

- Il pourrait se faire. J’habite l’hôtel Wrangel à Hambourg… Et au sujet de ce service, je voudrais que vous veilliez sur mon pseudo-maître. Je ne serai tranquille que lorsqu’il sera rentré…

- Je ferai de mon mieux mais, si Mademoiselle la comtesse le permet, je ne serai tranquille, moi, que lorsqu’elle aura quitté cette ville !

- Demain matin si tout va bien. Moi aussi j’ai hâte de partir.

Elle retint de justesse le « quoique » qui lui venait. Ce garçon lui était sympathique et elle savait que Philippe le voyait ainsi, mais la prudence conseillait de ne pas trop se livrer. Pour le moment il en savait assez et elle le laissa s’enfoncer dans la rue obscure. Quant à ce qu’elle avait failli confier imprudemment, c’était son envie soudaine d’aller rôder autour de « Monplaisir », la riche demeure des Platen à mi-chemin entre le Leineschloss et Herrenhausen, mais cela ne l’aurait avancée à rien. En dépit du fait que les maîtres étaient absents, la maison devait être étroitement gardée. Surtout si elle recelait le trésor que Lastrop n’avait jamais vu arriver. Ce qui, après ce qu’elle venait de voir, ne faisait plus le moindre doute pour Aurore.

Ainsi qu’elle le pensait, elle trouva Hilda assise près de sa cheminée, en robe de chambre et bonnet de laine, en train de boire du lait chaud additionné de rhum :

- En voulez-vous ? proposa-t-elle. Il fait un froid d’enfer cette nuit.

- Volontiers ! accepta Aurore en tirant un fauteuil pour se rapprocher du feu vers lequel elle tendit ses mains glacées. J’ai eu une sorte de malaise ce soir et j’ai préféré revenir. Nicolas n’avait d’ailleurs pas besoin de moi et s’accompagne parfaitement lui-même à la guitare.

- Et… cela a marché ?

- Un vrai triomphe ! Qui, je l’espère, ne va pas s’éterniser parce que je voudrais repartir au petit matin.

- Si j’étais vous je n’y compterais pas trop ! Si votre ami a soulevé l’enthousiasme du prince de Hesse, il va vouloir se l’attacher.

- Il ne peut pas demander ça. Ce serait faire injure à son hôte que vouloir lui prendre un chanteur entendu chez lui…

- C’est juste ! Mais Son Altesse l’Electrice Sophie pourrait aussi vouloir le garder ?

- Ce qui serait pire ! Seigneur Dieu ! Je n’aurais jamais imaginé que ce garçon pouvait soulever les foules. Où est-il allé chercher une voix pareille ?

Hilda se mit à rire :

- C’est ce qu’on appelle un don de Dieu et Dieu distribue ses dons comme bon lui semble, vous savez que ses voies sont impénétrables.

- Tellement même que l’on a souvent du mal à le suivre ! Ce doit être ce que les Anglais appellent l’humour…

Incapables d’aller se coucher, les deux femmes restèrent à attendre et finirent par s’endormir dans leurs fauteuils respectifs.

Le retour en trombe de Nicolas et de Stohlen les réveilla en sursaut.

- Je désespérais de réussir à leur échapper, dit le premier. Je suis enroué tant ils m’ont fait chanter !… Grâce au Ciel, ils sont presque tous ivres à ne voir plus clair. Cela a été ma chance mais à présent, il faut filer d’ici… et en vitesse… Dépêchez-vous de vous préparer, comtesse ! Vous devez être lasse et je vous prie de m’en excuser…

- Mais enfin pourquoi cette hâte ? demanda Hilda

Ce fut son époux qui lui répondit :

- Ils étaient trois là-haut à se le disputer. L’Electeur, le Hessois et la Platen… encore que Monseigneur l’ait réduite au silence par un maître coup de poing qui l’a envoyée au pays des rêves… mais elle en sortira. Il faut se presser !

- Il n’est que cinq heures, objecta Aurore. Les portes de la villes sont closes…

- On peut en sortir par le parc de Herrenhausen. Je vais vous conduire !

- Vous risquez d’avoir des ennuis, objecta Aurore, et je ne voudrais pas payer si mal votre hospitalité et votre amitié !

- Ne vous tourmentez pas ! répondit Peter Stohlen gaiement. Celui qui risque d’en avoir, c’est Kasten l’aubergiste puisque j’ai dit que je vous avais trouvés chez lui.

- Il renverra chez vous, forcément.

- Ne vous tourmentez pas, vous dis-je ! Je sais d’avance ce que je raconterai. Ne perdez pas de temps ! Je descends préparer les chevaux et je vous attends à l’écurie…

Un quart d’heure plus tard, les deux voyageurs disparaissaient dans la profonde obscurité qu’engendre la dernière heure précédant le lever du jour. Ils purent s’engager dans l’allée des tilleuls menant au palais sans rencontrer âme qui vive. Ils tenaient leurs chevaux en bride en leur pinçant les naseaux pour les empêcher de hennir. Leur chance voulut qu’à ce moment il se mit à neiger.

- Voilà qui va effacer vos traces, constata Peter avec satisfaction. Allez, et que Dieu vous garde !

- Que surtout il vous garde tous les deux !

Après avoir embrassé le brave homme comme elle avait embrassé Hilda, Aurore enfourcha son cheval et rejoignit Asfeld qui avait pris le trot avant de passer au galop. La route était vide et filait à travers une campagne déjà blanche. La neige tombait à gros flocons mais doucement, comme si une main céleste éparpillait négligemment le contenu d’un gigantesque édredon de plume. Il faisait moins froid tout à coup.

Le jour se levait quand on aperçut la frontière. On n’avait rencontré personne depuis Hanovre, mais une sentinelle faisait les cent pas entre une cabane peinte aux couleurs de Hanovre et la barre de bois à contrepoids placée en travers du chemin. A vingt mètres de là, le même dispositif se retrouvait sous les couleurs des Brunswick-Lunebourg, ducs de Celle. Asfeld retint son cheval :

- Le saut d’obstacles vous fait-il peur, comtesse ?

- Absolument pas ! Et j’avouerais que j’aime assez ça !

- Alors, on y va !

Lançant sa monture au galop de charge, Nicolas tira de sa poche un papier d’où pendait un sceau au bout d’un ruban rouge et brailla en franchissant l’obstacle :

- Mission spéciale de Mgr le prince Electeur !

Il passa tel un éclair sous les yeux ensommeillés du factionnaire, immédiatement suivi par Aurore, et renouvela l’exploit en arrivant sur le poste frontière de Celle, mais en variant le texte. Cette fois, ce fut :

- Ordre de Son Altesse Mme la duchesse de Celle !

La phrase résonnait encore que les deux cavaliers avaient déjà pris leurs distances. Quant aux sentinelles, elles n’avaient pas compris ce qui leur arrivait. On fut à Celle juste avant la fermeture des portes et l’on gagna la maison de la baronne Berckhoff. Aurore, pour sa part, était rompue. Cette chevauchée forcenée après une nuit sans sommeil l’avait menée aux limites de sa résistance. Elle tomba dans les bras de la baronne accourue dans la cour à l’annonce de leur arrivée :

- Faites-moi l’aumône d’une soupe chaude et d’un lit, mon amie ! lui dit-elle. Il me semble que je ne tiens plus debout…

- Vous les aurez et plus si vous le désirez. Sans oublier le temps de vous reposer. Et vous, lieutenant, remontez-vous au château ou puis-je vous offrir à souper ?

- Le souper sera bienvenu. Nous courons depuis Hanovre d’où il était urgent de sortir et nous n’avons fait halte qu’un moment dans une mauvaise auberge, le temps de faire reposer les chevaux et d’avaler une choucroute qui avait dû mariner dans du vitriol !

- Apportez-vous de bonnes nouvelles ? demanda-t-elle en les accompagnant à la salle à manger où le couvert n’était mis que pour elle. Elle en commanda aussitôt deux autres et réclama du vin d’Espagne et des bretzels tandis qu’on allongerait le menu.

- Bonnes, non. Intéressantes, oui, répondit Nicolas qui avait retrouvé sa raideur militaire comme par magie. Mais n’en devons-nous pas la primeur à Son Altesse ?

- Je peux la faire prévenir si vous vous sentez le courage de répondre à ses questions. Elle est seule au palais. Le duc est parti pour trois jours chasser dans les marais de l’Aller.

- Que peut-il bien chasser là-bas et en plein hiver ? remarqua Nicolas.

- Peut-être des remords. C’est du moins ce que je veux espérer, répondit Charlotte Berckhoff. Les marais entourent Ahlden…

Un valet apportait une soupière d’argent et l’on se mit à table tandis que planait l’ombre désolée de la princesse captive au milieu de ces terres inhospitalières. Les grâces dites, chacun mangea en silence. La baronne avait envoyé prévenir la duchesse et l’on se borna, tout en absorbant un copieux repas, à vanter la chaleur de l’accueil reçu chez les Stohlen grâce à la baronne. Autrement dit, on parla surtout d’eux et de l’atmosphère qui régnait à Hanovre. On en était au dessert composé d’une compote de prunes et de craquelins quand la duchesse Eléonore entra en coup de vent. Elle avait dû sauter de son carrosse l’écho des roues ferrées à peine éteint. Elle ne s’encombra guère des politesses de l’arrivée.

- Alors ? fit-elle seulement en prenant place dans le fauteuil que lui avançait sa suivante. Qu’avez-vous appris ?

Ce fut Aurore qui ouvrit le feu :

- Que le secrétaire vient d’être assassiné et que, de toute évidence, les joyaux que sa lettre annonçait à Lastrop ont trouvé refuge chez la Platen. Ce qui donne à penser que l’argent y est aussi. Je pense qu’elle a eu connaissance par l’un de ses nombreux espions de ce que préparait mon frère et, s’il est parti de Hanovre, le chargement n’a pas dû aller loin.

De sous les paupières rétrécies d’Eléonore de Celle, un éclair de colère s’échappa :

- Comment pouvez-vous en être sûre ?

- Hier soir, à la fête donnée au Leineschloss pour le duc de Hesse-Cassel, le rubis « Naxos » brillait sur la gorge de cette femme. Et, croyez-moi, Madame, je le connais parfaitement, la dernière fois que je l’ai vu…

L’émotion nouait sa gorge et une larme lui monta aux yeux. Ce qui eut le don d’agacer la duchesse…

- Ah, vous n’allez pas vous mettre à pleurer ! Racontez, Asfeld !… A moins que vous ne soyez vous aussi atteint de sensiblerie ?

- Aux ordres de Votre Altesse !

Le récit gagna sans doute en clarté mais, dépouillé de sentiment, il ressemblait davantage à un rapport militaire qu’à la relation romantique d’une aventure dont le danger n’était pas exclu. Aurore ne put s’empêcher de le lui faire remarquer :

- Vous chantez comme un ange, mon ami, mais vous racontez comme une commission d’enquête.

Nicolas s’empourpra mais n’eut pas le temps de protester. La duchesse s’écriait :

- Il chante ? Voilà qui est nouveau ! Et il chante quoi ?

- L’opéra, Votre Altesse… la romance, les… les chants de guerre, émit le malheureux devenu ponceau.

- Et comment se fait-il que nous ne le sachions pas ? s’indigna Eléonore remontée sur son trône par le truchement du pluriel de majesté.

- Parce que je ne pensais pas que cela pût intéresser Votre Altesse. C’est un mince talent de société. Ma mère trouvait que j’avais une voix agréable et m’a fait donner des leçons. Je chante surtout pour mes camarades de régiment… et à l’église… avec les autres ! Si j’ai mentionné ce fait à Peter Stohlen, c’est uniquement pour le tirer d’embarras. Le pauvre ne savait plus que faire. Avec ces gens de Hanovre, il faudrait posséder une baguette magique pour les servir comme ils l’entendent…

- C’est moi qui vous entendrai, mon garçon, et pas plus tard que demain ! Je verrai ensuite à vous faire détacher à mon service personnel. En attendant, continuez donc votre histoire, comtesse ! On en était au moment où vous rentriez chez les Stohlen pour leur faire vos adieux… et pas d’émotion superflue, je vous prie !

- Aux ordres de Votre Altesse. C’est justement là qu’intervint l’épisode du chant…

Et Aurore, prise par le jeu d’ailleurs, raconta comment s’était passée leur soirée sans omettre le moindre détail. Les deux femmes l’écoutèrent avec une attention passionnée mais, quand elle eut fini, la duchesse parut tomber dans une profonde rêverie. Accoudée à son fauteuil, le menton reposant sur la paume de sa main où scintillaient des améthystes et des diamants, elle fixait les flammes comme si elle en attendait une réponse. Les autres, osant à peine respirer, se gardèrent prudemment de la troubler. Cela dura si longtemps qu’Aurore, exténuée, faillit s’endormir. Un coup de coude de Charlotte Berckhoff l’en sauva au moment même où la duchesse revenait sur terre et s’adressait à elle :

- Que comptez-vous faire, à présent, comtesse Aurore ?

- Rentrer à Hambourg, s’il plaît à Votre Altesse.

- Je ne suis pas certaine, justement, que cela me plaise. Qu’y ferez-vous ?

- Discuter de ces choses avec ma sœur, Mme de Loewenhaupt, après quoi, je compte en appeler au nouveau prince-électeur de Saxe qui est le meilleur ami de mon frère pour le mettre au courant de ce que nous venons de voir.

- Qu’espérez-vous ? Qu’il déclare la guerre à Ernest-Auguste, aille assiéger Hanovre et passe à la question ceux qui ont trempé dans cette vilaine affaire ? Vous risquez de rester longtemps sans nouvelles car cela prendra un bon moment. Je pense qu’il devrait y avoir mieux à faire… Ma bonne Berckhoff, verriez-vous un inconvénient à garder Mlle de Koenigsmark près de vous pendant quelques jours ?

- Absolument pas ! Au contraire, répondit celle-ci avec un sourire à l’adresse de la jeune fille. A quoi pensez-vous, Madame la duchesse ?

- Je vous le dirai demain ! Venez au château après ma toilette et amenez cette jeune dame, en vêtements féminins s’il vous plaît ! Je vous fais confiance pour y remédier. Elle passera pour celle de vos femmes qui veille sur vous jusqu’à ce que votre jambe soit guérie. Un léger grimage suffira : peu de gens la connaissent ici. Sinon pas du tout, et mon époux ne sera pas rentré. Quant à vous, ajouta-t-elle en se tournant vers Asfeld, vous rentrez à vos quartiers mais attendez-vous à être appelé chez moi à tout instant. Si vous étiez de garde ce serait une bonne chose.

- C’est que je ne sais plus guère où en sont les tours de garde. Absent, Monseigneur a dû emmener du monde…

- Sans doute, sans doute ! C’est ce que nous verrons !

Elle repartit comme elle était venue, dans une sorte de tourbillon en rassemblant ses velours, ses fourrures et ses coiffes de dentelle, disparaissant aussi subitement qu’un fantôme mais laissant derrière elle un intense parfum de rose et de jasmin…

Aurore n’avait même pas eu le temps d’une révérence.

- Qu’a-t-elle dans l’idée ? demanda-t-elle.

- Avec elle on ne peut jamais savoir, fit la baronne en allant prendre le bras de son invitée. En attendant, venez dormir ! Vous en avez le plus grand besoin !

CHAPITRE VII LA PRISONNIÈRE D’AHLDEN

Ce fut sans aucun plaisir qu’Aurore pénétra le lendemain dans la chambre de la duchesse. Elle en avait gardé un trop mauvais souvenir ! Pourtant l’atmosphère n’était plus la même. Le ballet des chambrières venait de s’achever autour d’Eléonore qui, assise à sa table de toilette s’examinait avec attention dans le miroir, prête à une immédiate critique mais non, tout était parfait. Autour de la « fontanges » de rubans violets et de dentelle empesée, les beaux cheveux argentés s’ordonnaient admirablement, laissant couler avec grâce deux longues boucles le long du cou.

- Alors, ma bonne Berckhoff ! Vous nous revenez ? s’exclama-t-elle en voyant paraître les deux femmes dont l’une s’appuyait d’une main sur une canne et de l’autre à l’épaule de sa compagne. Comment va cette jambe ?

- Comme Votre Altesse peut le voir. Il me faut encore du secours. Surtout avec tous ces escaliers ! soupira-t-elle.

- Que ne vous faites-vous porter par des laquais ? Ils sont là pour cela, que diantre ! Tenez, asseyez-vous et, vous, petite, restez à ses côtés. Puis d’un geste qui englobait la coiffeuse et les autres : « Merci, c’est impeccable. Je n’ai plus besoin de vous !… A l’exception d’Ilse toutefois ! »

Une jolie fille blonde se détacha du groupe et revint se tenir modestement à la tête du lit dont elle arrangea les oreillers, assez loin pour n’être pas gênante si la duchesse baissait le ton, mais celle-ci ne dit rien avant que les portes ne fussent refermées. Encore se leva-t-elle pour s’assurer en personne qu’aucune oreille indiscrète ne tramait autour de sa chambre. Après quoi, prenant la soubrette par la main, elle revint s’asseoir devant son miroir de Venise.

- Voici Ilse Fizen, présenta-t-elle. Vous l’avez déjà vue ici, baronne, bien qu’elle n’y soit pas depuis longtemps.

- Votre Altesse l’a recueillie l’automne dernier, où elle l’avait trouvée exténuée et blessée au cours d’une chasse ?

Vue de près, la jeune fille était moins belle qu’Aurore ne l’avait cru tout d’abord. La silhouette était charmante, la chevelure blonde semblait magnifique sous le bonnet de mousseline blanche orné de rubans roses et les yeux, grands et agréablement fendus, d’un bleu très doux. Malheureusement une balafre qui allait du coin de la bouche à la tempe gauche abîmait l’un des profils de cette jeune fille qui pouvait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans, tirant vers le bas le coin d’un œil. Elle semblait douce et timide, ce qui fit comprendre à Aurore qu’elle avait devant elle une victime.

- Ilse est hanovrienne, poursuivit la duchesse. Elle était la fille unique d’un garde-chasse de l’Electeur qui venait d’être tué par un sanglier. Comme elle était devenue orpheline et sans ressources, la Platen l’a prise en tant que femme de chambre. Un caprice qui lui était passé par la tête ! Jusqu’au jour où l’Electeur Ernest-Auguste a remarqué sa beauté et fait auprès d’elle des travaux d’approche. La Platen, alors, est entrée dans une fureur dont elle seule a le talent : elle devint monstrueuse. C’est sa cravache qui a défiguré Ilse mais le corps porte d’autres cicatrices car elle l’avait d’abord obligée à se déshabiller. Ensuite, l’un des valets-à-tout-faire qu’elle doit payer grassement a emporté Ilse à demi morte jusqu’à la frontière du duché. Il l’y a abandonnée dans les broussailles. Où nous l’avons trouvée. Quand elle a été guérie, je l’ai gardée près de moi.

- A l’entière satisfaction de Votre Altesse il me semble, précisa Mme Berckhoff tandis que la jeune fille pliait vivement le genou pour baiser la main d’Eléonore. Celle-ci lui sourit :

- C’est bien, ma fille ! A présent, va dans l’antichambre. Le lieutenant d’Asfeld doit y attendre mes ordres. Amène-le-moi !

Quand Ilse eut disparu aussi légère qu’une ombre, la duchesse reprit :

- Elle n’était malheureusement plus à Hanovre au moment de la disparition du comte Philippe, ce que nous pouvons déplorer. Cependant, elle n’en est pas moins précieuse parce qu’elle est intelligente et observatrice. J’ai acquis la certitude que nulle ne connaît aussi bien qu’elle les habitudes de la Platen, ses serviteurs ainsi que la configuration intérieure de ce « Monplaisir » dont elle est si fière et où elle joue à la sultane. Ilse a tout visité, tout examiné et, surtout, elle possède une mémoire prodigieuse… Ah ! Les voici ! ajouta-t-elle quand la jeune fille revint accompagnée de Nicolas

Réintégré dans son uniforme vert doré sur tranche et sa raideur militaire, Asfeld avait belle allure. Aurore n’en regretta pas moins, en son for intérieur, le chanteur aux rubans de satin bleu sous son masque blanc. Ce n’était sans doute qu’une apparence, mais combien plus attirante que la réalité ! Au garde-à-vous devant la duchesse qu’il venait de saluer, il attendait qu'elle lui adresse la parole. Celle-ci eut un petit rire moqueur :

- Repos, lieutenant ! Posez votre chapeau et votre épée sur ce coffre et asseyez-vous ! Il y a là un tabouret.

- Votre Altesse ! protesta-t-il, choqué.

- Eh quoi ? Je suis votre souveraine, il me semble ? Alors je vous dis de vous asseoir. Ce n’est pas à l’officier que je m’adresse mais à cet artiste qui, avant-hier, soulevait l’enthousiasme de cette méprisable cour de Hanovre… J’entends que vous le fassiez revivre !

Habitué à recevoir des commandements aussi divers que variés, Asfeld ne broncha pas, se contentant de demander :

- A quelle occasion, s’il plaît à Votre Altesse ?

- Vous le verrez. En tout cas, pas ici : vous retournez chez mon beau-frère de Hanovre !

Le jeune homme était à peine assis. Il se retrouva debout :

- Votre Altesse ! C’est impossible !

- Impossible n’est pas français et vous n’imaginez pas à quel point je me sens française en ce moment. Je répète donc : vous retournez à Hanovre mais pas au Leineschloss. Vous irez directement chez la comtesse de Platen !

- Moi ? Chez cette…

- Mégère, putain, guenipe, ribaude, succube… je vous offre un large éventail d’épithètes. Cependant vous irez et elle vous accueillera à bras ouverts, croyez-moi ! Nulle femme au monde n’est aussi sottement vaniteuse que cette garce. Vous m’avez bien dit qu’à la fin du concert, elle s’était presque battue pour vous avec Hesse-Cassel et son vieil amant Ernest-Auguste, et même que celui-ci avait imposé sa façon de voir avec un vigoureux coup de poing ?

- C’est vrai mais…

- Donc j’ai raison. Vous allez chez elle, vous la charmez et surtout, vous vous arrangez pour fouiller à fond sa maison…

- Si Votre Altesse permet que je l’interrompe, coupa Aurore, M. d’Asfeld était avec moi quand il s’est produit devant l’Electeur et chez la Platen, je risque d’être reconnue…

- Aussi n’irez-vous pas. J’ai besoin de vous… ailleurs ! Revenons à vous, lieutenant ! Mlle de Koenigsmark ne vous l’a peut-être pas dit mais, au cours de votre concert elle a remarqué au cou de la femme un très beau rubis jadis offert à son oncle par le doge de Venise. Cela prouverait qu’elle a réussi à s’approprier un envoi important en argent et en joyaux envoyé au banquier Lastrop à Hambourg à la veille de la disparition du comte. La plupart des bijoux appartenaient sûrement à ma fille.

- Et Votre Altesse veut que je… vole ce rubis ?

- Pourquoi pas, mais ce n’est pas le plus important. Je veux que vous examiniez la cassette, les papiers, le maximum de ce qui touche à cette femme. Je veux aussi, ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Aurore, que vous essayiez d’apprendre si elle est impliquée dans la disparition du comte Philippe. Naturellement vous y allez seul - votre « accompagnateur » sera tombé malade - mais, avant de partir, vous allez passer de longues heures en compagnie d’Ilse, la femme de chambre qui vient de vous introduire et que la Platen a chassée et meurtrie naguère. Elle vous expliquera ce que vous devez savoir sur le château de Monplaisir : la disposition des pièces, des meubles et principalement l’endroit où elle cache ses secrets… en admettant que la dame ne vous les confie pas sur l’oreiller !

- Sur l’oreiller ? Votre Altesse ne veut pas…

- Que vous deveniez son amant ? Il est plus que probable qu’elle vous lancera le mouchoir. Vous êtes jeune, agréablement bâti et pas plus laid qu’un autre. Surtout sous le masque puisque vous passez pour défiguré. Sans compter votre voix. C’est plus qu’il n’en faut pour éveiller la convoitise de cette vieille gaupe ! On raconte que même ses valets passent dans son lit.

- Mais je ne pourrai jamais, protesta le malheureux. Votre Altesse doit savoir que pour accomplir certains… gestes, il est nécessaire à un homme d’avoir un minimum de…

- D’appétit ? fit la duchesse narquoise. Arrangez-vous pour en avoir ! Soûlez-vous ou prenez un aphrodisiaque quelconque mais agissez en sorte de la satisfaire !

- Si je peux me permettre, flûta Charlotte Berckhoff, certains bruits me sont revenus des quatre vents car la réputation de cette dame n’est plus à faire. Elle disposerait de plus de moyens d’obtenir satisfaction qu’une bacchante ou une servante de Vénus…

Aurore, de son côté, ne dit rien. Elle regardait Nicolas avec une sincère compassion et une légère appréhension. Il était visiblement désespéré de débattre d’un tel sujet en sa présence. D’ailleurs, il n’osa pas la regarder et cela la toucha davantage que les regards énamourés dont il la couvait quand il s’imaginait qu’elle ne le voyait pas. Il n’en avait pas moins été pour elle un excellent compagnon en tous points digne de confiance et elle comprit qu’il lui fallait l’aider ne serait-ce qu’un peu. Elle se leva pour aller poser une main sur son épaule. Qu’elle sentit trembler sous le drap d’uniforme :

- C’est beaucoup vous demander ou aurais-je tort ? fit-elle avec une infinie douceur. Mais vous ne manquez pas de vaillance et c’est une guerre comme une autre que nous entreprenons. Madame la duchesse - et c’est naturel ! - veut savoir quel rôle exact joue cette femme dans le malheur de sa fille et moi je suis de plus en plus persuadée qu’elle est au courant de ce qui s’est passé. Si, grâce à vous, mes doutes pouvaient se dissiper…

Uniquement conscient à cette minute de la main soyeuse posée sur lui, Nicolas leva sur la jeune fille un regard où elle lut que, pour elle, il accepterait de traverser l’enfer lui-même.

- En ce cas, je la tuerai ! J’en fais le serment !

- Je vous le défends !… En tout cas pas avant moi ! Je veux être présente !

- Quoi qu’il en soit, l’affaire est close, intervint Eléonore qui avait observé avec un vif intérêt la courte scène. Et, rassurez-vous, Asfeld ! Si vous deviez payer de votre personne, ce ne serait jamais qu’un mauvais moment à passer. En outre, il se peut que la chance soit avec vous et que votre mission soit brève. Alors vous reviendrez ! Ces gens veulent du théâtre, ils vont être servis…

Nicolas se leva, rectifia la position et, claquant des talons :

- Aux ordres de Votre Altesse Sérénissime ! Quand dois-je partir ?

- Dès qu’Ilse vous aura mis au courant de tout ce qui vous sera utile. Ah, j’allais oublier : possédez-vous un serviteur de confiance, quelqu’un d’absolument sûr ?

- Josef, mon valet qui est aussi mon frère de lait.

- Dans ce cas, emmenez-le et laissez-le à l’auberge la plus proche de « Monplaisir » où vous serez sans doute logé. Il est bon que l’on puisse nous donner des nouvelles… quelles qu’elles soient !

Sur ces fortes paroles qui ne péchaient pas par excès d’optimisme, elle congédia le jeune homme. Il salua profondément, non sans regarder Aurore comme s’il ne devait la revoir de sa vie, et rejoignit Ilse dans le cabinet d’écriture de la duchesse où ils allaient passer un long moment.

Eléonore de Celle attendit que la porte se fût refermée sur eux. Alors seulement, elle se tourna vers ses deux visiteuses…

Quelques jours plus tard un luxueux carrosse de voyage aux portières frappées des léopards d’or, du lion d’azur, des faucilles d’argent et de l’étoile d’or sur champ de gueules des ducs de Brunswick-Lunebourg franchissait la porterie du palais de Celle sous la protection d’une dizaine de cavaliers de la garde. Un instant encore, et il s’arrêtait brièvement devant la maison de la baronne Berckhoff : juste le temps pour celle-ci de se hisser à l’intérieur avec l’assistance de deux laquais. L’atmosphère légèrement brumeuse était très froide et justifiait un habillement quasi polaire : sur plusieurs épaisseurs de jupes, jupons, de vêtements de velours et d’écharpes de soie sans compter les coiffes qui lui entouraient entièrement la tête, la baronne portait une chaude mante noire à large capuchon entièrement doublée de petit-gris comme le grand manchon de velours où disparaissaient ses doigts gantés de mitaines de laine.

La duchesse Eléonore qui lui tendit la main pour l’aider à prendre place était emmitouflée comme elle ; la seule différence étant que sa mante était doublée de zibeline. Autrement, pour la forme et la couleur, les vêtements étaient identiques. En outre, une couverture de martre était posée sur ses genoux :

- Vous avez l’air gelée, ma pauvre Berckhoff ! fit-elle en riant quand sa dame d’honneur eut réussi à se caser auprès d’elle. Vous sentez-vous bien ?

- Assez bien, Madame, et j’en remercie Votre Altesse. Elle sait combien je suis frileuse, mais grâce à Dieu ma jambe va mieux !

- Vous n’aurez pas froid. Nous avons là des chaufferettes garnies de braises et sous cette bonne couverture nous nous réchaufferons mutuellement. Allez, cocher !

Le marchepied fut relevé, la portière refermée et la voiture dont les mantelets étaient à moitié baissés reprit son chemin, franchissant la porte de la ville comme si elle se rendait à Hambourg puis obliquant rapidement à gauche pour rejoindre la route menant à Verden et à Brême. Ce voyage représentait une victoire de la duchesse et, confortablement enfoncée dans les coussins de velours, la tête appuyée au dossier, elle fermait les yeux pour mieux en goûter la saveur : elle avait réussi à arracher à son époux la permission de rendre visite à sa fille. Ce qui n’avait pas été sans peine…

Lorsqu’il était revenu, trois jours auparavant, de « chasser l’oie sauvage » dans les marais de l’Aller, le duc était de si mauvaise humeur que sa femme jugea prudent de ne pas ironiser sur la maigreur du tableau de chasse. Elle savait bien qu’il était allé là-bas pour une tout autre raison et en avait eu confirmation quand, le rejoignant au salon des Arts avant de passer à table, elle l’avait trouvé les mains au dos et la tête dans les épaules, tournant autour d’un guéridon tel un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle tandis que la Cour, visiblement inquiète, se massait à l’autre bout de l’élégante pièce, peu désireuse d’entamer un dialogue qu’elle sentait périlleux. Eléonore, elle, n’avait que faire de ces dialogues : elle connaissait à fond son Georges-Guillaume et, au fil des ans, avait appris à ne pas le redouter. Elle alla s’asseoir aux environs de la table en question :

- Eh bien, mon ami, vous êtes satisfait de votre petit voyage ? Les choses vont-elles à votre convenance ?

Il arrêta sa promenade devant elle et grogna :

- La chasse était bonne. Merci !

- Oh, ce n’est pas à cela que je faisais allusion, fit-elle, baissant tout de même la voix pour ne pas être entendue des autres. Je voulais savoir si vous êtes satisfait des conditions d’existence que votre abominable frère vous contraint de faire à notre fille, sur nos propres terres ?

- A votre place, Madame, j’éviterais un sujet dont vous savez qu’il me fâche.

- Il ne vous fâche pas, il tourmente votre conscience. Ce n’est pas pareil ! Cependant il y a de quoi ! Se faire le geôlier de son enfant pour complaire à un souverain étranger…

- Etranger ? Vous parlez de mon frère !

- C’est encore pire puisque vous le laissez agir chez vous à sa guise ! Non, mon seigneur époux, vous ne me ferez pas croire que cette situation vous met à l’aise et si vous n’êtes pas à prendre avec des pincettes c’est que votre conscience vous tourmente.

- Laissez ma conscience où elle est et sachez qu’elle ne me fait aucun reproche. Et… là-bas, tout va au mieux !

- En vérité ?

- En vérité ! A présent passons à table !

- Une minute s’il vous plaît ! Vous dites que tout va pour le mieux, j’en suis enchantée, mais je le serais davantage si je pouvais m’en assurer par moi-même.

Il s’apprêtait à filer vers la salle à manger dont deux laquais venaient d’ouvrir les doubles portes mais s’arrêta et tourna vers elle un regard noir :

- Il ne saurait en être question ! Allons, venez !

- Je ne bougerai d’ici que satisfaite. C’est dire que nous allons causer. Aussi faites-moi donc le plaisir d’envoyer ces gens souper ailleurs ! Cela leur laissera le choix entre jeûner ou aller à l’auberge.

- Mais l’étiquette…

- Vous me faites rire avec votre étiquette. Nous ne sommes pas à Versailles où elle régente des êtres civilisés. Ce qui n’est pas le cas chez nous. Allons, mon ami, ajouta-t-elle avec une grâce soudaine, il vous est tellement pénible de souper en tête à tête avec moi ? Puis comme il hésitait encore : « Décidez-vous ou je m’en charge personnellement ! »

Il s’exécuta de mauvaise grâce et offrit sa main à son épouse pour la conduire à la table ducale autour de laquelle plusieurs autres gravitaient qui allaient rester vides…

- J’ai toujours apprécié l’intimité ! fit Eléonore en dépliant sa serviette tandis que son regard ironique faisait le tour de l’immense salle aux boiseries dorées, aux plafonds peints de personnages mythologiques et où il n’y avait plus qu’eux, le maître d’hôtel et un nombre restreint de serviteurs. Pour se donner du courage, Georges-Guillaume engloutit d’un trait une chope de bière dont le contenu devait approcher celui d’une bouteille. Sa femme le laissa faire puis observa :

- Vous n’êtes pas raisonnable : vous allez encore vous plaindre de ballonnements. Votre santé m’est chère, vous le savez !

- Tant que ça ? grogna le duc. Je me demande vraiment pourquoi ?

- Un reste de tendresse sans doute et aussi le souci de mon avenir. Si vous n’étiez plus là, votre frère se ferait une joie de mettre la main sur vos terres puisqu’en enfermant notre seule enfant avec interdiction de se remarier, il l’a rayée du même coup de la succession. Dieu seul sait, d’ailleurs, quelle longévité on lui accorderait ! C’est la raison pour laquelle je veux la voir…

- Et moi je ne le veux pas !

- Pourquoi ? Craignez-vous à ce point mes reproches quand j’aurai constaté quelles conditions de vie sont les siennes ?

- Elle n’a pas à se plaindre. Ne pouvez-vous me croire sur parole ?

- Non, parce que depuis ce jugement inique, elle a cessé de trouver grâce aux yeux de son père. Il lui reste ceux de sa mère et vous n’avez pas le droit de l’en priver ! En outre, ne suis-je pas la seule, avec vous, qui ait le droit de lui rendre visite ? De surcroît, on lui refuse ses enfants !

- Les enfants sauront suffisamment tôt que leur mère s’est conduite comme une putain…

- Pour la raison qu’elle aime un autre homme que « Groin de cochon » ? Auprès de qui elle n’a pas trouvé un instant de bonheur et qui la trompe ouvertement avec la grosse Schulenburg ? J’ai eu plus de chance, moi : je n’ai jamais aimé que vous…

Mais, en le regardant, elle se demandait où était passé le beau prince qu’elle avait connu à Breda, qui faisait rêver les filles et pour lequel la palatine Sophie eût volontiers échangé son Ernest-Auguste de Hanovre. Les beaux yeux gris qu’elle avait adorés disparaissaient sous les bouffissures de la graisse et s’injectaient de sang… De cela, elle se garda prudemment d’en faire état. Son appel au cher passé semblait en effet avoir atteint son but : il avait reposé la chope que l’on venait de lui remplir et la considérait d’un œil songeur :

- Vous contenterez-vous d’une simple visite ? Disons… d’une heure et sans intention de séjourner… Vous serez rentrée demain soir ? C’est tout ce que je vous accorde.

- N’exagérons rien ! Je vous rappelle qu’il fait un temps abominable.

- Attendez le printemps en ce cas !

- Non. C’est maintenant que je veux y aller. Il me faut deux jours car je ne sais à quelle heure j’arriverai et je suppose que les portes sont closes à la nuit tombante. Je n’y résiderai pas. Il doit certainement y avoir une auberge que vous connaissez puisque vous en venez !

- Oui, mais affreuse et ruineuse. Faites-en l’économie et dormez dans votre voiture si nécessaire !

L’avarice à présent ! Cet exécrable défaut qui, léger dans sa jeunesse, en était venu à l’envahir complètement. S’il n’y avait eu l’orgueil du rang et, surtout, la crainte de faire piètre figure à côté des fastes des Hanovre, il était probable que la cour de Celle eût vécu chichement…

- Vous êtes gracieux ! fit-elle sans songer à cacher son mécontentement. Oubliez-vous qu’il fait froid, que je ne saurais me déplacer sans une escorte et que vous pouvez nous condamner tous à la pneumonie !

- Soit ! Va pour deux jours ! Mais pas un de plus ! Quand partez-vous ?

- Après-demain, je pense. Et naturellement j’emmène la baronne Berckhoff ! Elle m’est indispensable.

- Va pour la baronne mais elle ne devra pas franchir l’enceinte du château…

Eléonore remercia du bout des dents, envahie d’une profonde tristesse en face de cet homme qu’elle avait cru noble et bon, et qui, pourtant, obnubilé par l’ombre de la couronne anglaise étendue sur son frère de Hanovre, ne songeait plus qu’à s’en faire le plat valet !

C’était à cela qu’elle songeait tandis qu’emporté au galop de ses six solides mecklembourgeois ferrés à glace, son carrosse s’enfonçait dans la brume encore légère du matin qui se ferait peut-être plus dense en traversant les landes. Respectant son silence, sa compagne semblait s’être assoupie.

Se penchant sur elle, la duchesse écarta la capuche et le bavolet de dentelle de la coiffe pour découvrir le visage endormi qu'elle contempla un instant avant de se signer précipitamment. Puis elle les remit en place et, s’enfonçant dans son coin, la main passée dans la dragonne de soie grise, elle se mit à prier le Saint-Esprit. Elle n’aurait pas trop de cette aide toute-puissante pour mener à bien la petite conspiration qu’elle avait imaginée.

En effet, les traits qu’elle venait de contempler n’étaient pas ceux de l’excellente Charlotte Berckhoff mais ceux d’Aurore de Koenigsmark, dont Asfeld avait vanté les dispositions à la comédie durant leur équipée commune chez les Stohlen. En outre, si elle était un peu plus grande que la baronne, la sœur de Philippe était de la même taille qu’elle-même. D’où l’idée de l’emmener afin de l’introduire au château d’Ahlden en ses lieu et place. Il suffirait qu’avant de descendre de voiture, elles échangent leurs mantes semblables à l’exception de la fourrure. Aurore endosserait ses zibelines et serait menée auprès de Sophie-Dorothée.

La raison de ce changement tenait en une seule mais navrante circonstance. Sophie-Dorothée refuserait formellement de s’ouvrir à sa mère qu’elle accusait de partager les vues aussi étroites qu’impitoyables de son père par crainte de se voir répudiée, elle qui n’était née que dans un château poitevin et non aux marches d’un trône princier.

L’avouer à sa jeune compagne avait mis à l’épreuve l’orgueil de la duchesse, mais elle savait que sa fille se confierait plus volontiers à la sœur de son amant qu’elle avait connue durant les deux années qu’Aurore avait passées à Hanovre et qui, en outre, lui ressemblait… C'était un coup d’audace inouï qui pouvait valoir la mort à la jeune fille et, pour sa part, une ignominieuse répudiation, mais l’ancienne Eléonore d’Olbreuse portait en elle le. sang de ces chevaliers francs qui avaient affronté victorieusement et chassé de leurs terres les redoutables cavaliers maures d’Abd al-Rahmane, et l’éloge de celui des Koenigsmark n’était plus à faire.

Une dizaine de lieues séparait Celle de ce bout de terre que l’on venait d’élever au rang de duché, mais le chemin n’était pas facile. A mesure que l’on approchait, le silence devenait plus profond entre les deux femmes. Eléonore priait cependant qu’Aurore, réveillée, s’enfonçait dans ses pensées, répétant en quelque sorte le rôle excitant que, de toute façon, elle ne jouerait qu’une fois. Enfin, vers le milieu de l’après-midi, Ahlden fut en vue.

C’était la partie la plus méridionale des landes de Lunebourg, la plus basse et la plus désolée aussi. Là, même en été, point de genévriers ou de bruyères comme dans le Nord rocheux. Un paysage d’une laideur et d’une tristesse indicibles, sans forme ni couleur. Une eau grise, des graviers, des plaques d’herbe rare et jaune avec à l’horizon, pour délimiter le ciel de la terre, un rideau de grêles sapins aux fûts dégarnis ressemblant davantage à la grille d’une prison qu’à un élément de végétation. Quant au château, il dressait sur une boucle de l’Aller qui fournissait l’eau de ses sources, ses murailles de brique d’un rouge sang séché renforcées de colombages de fer en forme de croix et ses tours aveugles où veillaient des soldats l’arme sur l’épaule. Aurore ne put s’empêcher de frissonner et le froid n’y était pour rien. Difficile de croire que cette rivière était la même qui chantait à Celle !

Escorte et carrosse s’arrêtèrent devant le pont-levis relevé. L’officier qui commandait vint au bord de la douve, levant la tête vers le crénelage où se penchait une silhouette. Il annonça d’une voix forte la duchesse de Brunswick-Lunebourg-Celle et ordonna que le pont soit abattu et la herse ouverte.

L’autre sur sa tour bredouilla quelque chose de peu intelligible d’où il ressortit qu’il allait prévenir M. le gouverneur. L’instant suivant, la lourde plaque de madriers renforcée de ferraille descendait lentement en grinçant et vint s’encastrer dans son logis à quelques mètres des chevaux. Presque simultanément accourut le maître des lieux : Auguste-Henri von Wackerbach, un homme entre deux âges dont la figure n’avait rien d’avenant mais annonçait un buveur de bière confirmé. Pas rasé, il avait dû être surpris dans son négligé : sa perruque donnait de la bande, sa tunique copieusement galonnée d’or était à peine boutonnée et il tenait son chapeau à l’envers. Visiblement inquiet, il vint à la portière à laquelle Eléonore se pencha sans tarder, son visage encore masqué. Wackerbach se cassa en deux :

- Que… que désire Son Altesse ?

- Voir ma fille ainsi que ce laissez-passer m’en donne l’autorisation, fit-elle en présentant le document que le « gouverneur » prit avec autant de précautions que s’il s’agissait d’un fer rouge.

- C’est que… il est déjà tard. Mme la duchesse vient juste de rentrer de sa promenade et c'est l’heure où elle se repose.

- Peu importe ! Je veux la voir, vous dis-je !

Ce disant, elle écartait le masque de velours noir afin qu’il vît nettement son visage courroucé qui, à l’évidence, l’effraya. Il essaya encore, sottement, de gagner un temps inutile :

- Et… l’autre dame ?

- La baronne Berckhoff, ma dame d’honneur. Elle n’est pas autorisée à voir la princesse et restera dans la voiture sous la garde de l’escorte… à laquelle vous pourriez peut-être offrir des boissons chaudes !

- Ma… Madame la duchesse compte… coucher céans ?

- Non. Nous chercherons une auberge ! Il suffit maintenant ! Avancez, cocher ! ajouta-t-elle en se rejetant en arrière et en remettant son masque…

La voiture se mit en marche lentement. A l’intérieur, il faisait très ombre.

- C’est le moment ! souffla la duchesse. Prenez garde ensuite à bien jouer votre rôle ! Et que Dieu soit avec vous !

Rapidement elles ôtèrent leurs mantes qu'elles échangèrent en même temps que leurs places. Les vêtements qu'elles portaient en dessous étant rigoureusement semblables, les masques aussi, c’était à s’y méprendre. Eléonore ôta ses bagues et le bracelet à ses armes qu’elle tendit à son double.

- Il ne faut rien négliger, murmura-t-elle. Faites très attention de surveiller votre voix - depuis la veille, Aurore s’était consciencieusement efforcée de copier le timbre légèrement enroué par un reste de rhume qui facilitait les choses.

On avait franchi le pont-levis, la voûte gothique où s’encastrait la herse et à laquelle succédait une porte à pentures de fer. La voiture s’arrêta au milieu d’une cour qui ressemblait davantage à un puits qu’à une cour d’honneur digne de ce nom. Dans la lumière pauvre d’un crépuscule précoce que trois ou quatre torches plantées dans les grilles s’efforçaient de pallier, Aurore vit des poules en liberté et même un cochon qui, près de la porte ouverte des cuisines, dévorait les détritus qu’on venait de lui jeter. Quel décor pour la délicate créature qu’aimait Philippe !

Soutenue par l’officier d’escorte, elle descendit précautionneusement du carrosse pour se diriger vers une tourelle abritant l’escalier. Dans un château normal, un laquais aurait dû l’y attendre armé d’un candélabre. Là, c’était un soldat tenant une torche dont la flamme rabattue par un coup de vent manqua d’effleurer son visage heureusement protégé par le masque.

- Prenez donc garde, maladroit ! gronda-t-elle du ton exact qu’eût employé Eléonore.

L’homme marmotta une vague excuse et la précéda dans la vis de pierre aux marches usées dont les murs, ayant dû être hâtivement nettoyés, laissaient paraître des traces de salpêtre. Cela sentait affreusement l’humidité…

A l’étage, on pénétra dans une antichambre meublée d’une tapisserie, d’un coffre et de deux bancelles où veillaient deux gardes. Au-delà, il y avait une assez vaste pièce où de lourds meubles Renaissance, du velours jaune et de rares dorures s’efforçaient de composer un salon. Un vieux gentilhomme y jouait aux échecs avec une dame presque aussi âgée que lui mais à l’annonce de la duchesse ils se levèrent pour la saluer. Celle-ci leur rendit une brève inclination de la tête :

- Je veux voir ma fille, leur dit-elle sans prêter attention aux noms qu’ils prononçaient pour se présenter. A eux deux, ils devaient composer la majeure partie de la « cour » d’Ahlden. A ce moment, la porte s’ouvrit sous la main d’une femme de chambre portant des vêtements pliés sur son bras. Elle eut à peine le temps d’esquisser une révérence devant cette femme majestueuse somptueusement vêtue dont la mousseline des coiffes cachait la majeure partie de la figure. Celle-ci l’écarta de la main et franchit la porte avant qu’elle n’eût le loisir de la refermer, puis rabattit elle-même le battant en ordonnant :

- Qu’on nous laisse seules !

Ainsi qu’elle le pensait, elle se trouvait dans la chambre de Sophie-Dorothée et la vit assise, près de la cheminée de pierre, dans une cathèdre d’ébène garnie de coussins, regardant sans les voir les jeux des flammes dont le reflet donnait un peu de vie à son visage aux yeux clos… Habillée de velours noir sans un bijou, sans la moindre dentelle pour en adoucir la rigueur, les mains abandonnées sur ses genoux, elle semblait incroyablement fragile et désolée. Tout cela Aurore l’observa le temps d’un éclair. Son entrée tumultueuse à souhait avait réveillé la jeune femme qui, instantanément, fut debout :

- Veuillez me pardonner, Madame, mais je ne souhaite pas votre venue !

- Dans ce cas, fermez les yeux. Je désirais vous parler. C’est il me semble chose naturelle et dont jusqu’à présent on ne m’a pas accordé licence.

Elle repoussa d’une main ses dentelles et de l’autre posa un doigt sur sa bouche.

- Vous !… souffla Sophie-Dorothée, qui l’instant suivant entrait dans le jeu avec une étonnante présence d’esprit, ce qui soulagea infiniment sa visiteuse. « Il est évident que je ne peux vous en empêcher ! » enchaîna-t-elle avec un soupir de lassitude.

Imitant l’espèce de majesté désinvolte qui caractérisait la duchesse, Aurore vint tendre ses mains dégantées à la chaleur du feu en les frottant l’une contre l’autre :

- Il fait un froid d’enfer, aujourd’hui, dit-elle en baissant la voix comme si elle accusait un moment de fatigue. Ce qui allait permettre un dialogue inaudible depuis le salon.

Ensuite, elle tira le siège placé de l’autre côté de la cheminée pour le rapprocher de celui de « sa fille » mais en prenant bien soin de lui faire tourner le dos à la porte :

- Maintenant, causons ! dit-elle avec satisfaction en étendant ses jambes vers la flamme.

- Voulez-vous que je vous fasse servir une collation ? demanda Sophie-Dorothée dans le même registre vocal. Du chocolat… du thé ?

- Rien, merci ! Cela signifierait faire entrer une servante. Je n’ai pas l’intention de m’attarder, mais il faut que je vous pose certaines questions…

- J’y répondrai de mon mieux mais, en premier lieu, où est ma mère ?

- En bas, dans la voiture, sous le manteau de la baronne Berckhoff. Nous avons fait l’échange pendant que nous franchissions les défenses et après qu’elle se fut fait reconnaître. Grâce à Dieu nous sommes de même taille et je commence à croire que je suis une assez bonne comédienne…

La prisonnière - on ne pouvait guère l’appeler autrement ! - eut l’ombre d’un sourire :

- Vous pouvez en être sûre. Que voulez-vous savoir ?

- Ce qui s’est passé exactement dans la nuit du 1er au 2 juillet dernier. A Herrenhausen, je suppose ?

- Vous supposez juste. Nous nous préparions à nous enfuir votre frère et moi !

- Où ?

- A Wolfenbüttel pour commencer. Vous vous souvenez peut-être qu’avant la demande de Hanovre, j’étais promise au fils du duc Antoine-Ulrich et qu’il a suffi d’une visite de l’Electrice Sophie pour jeter tout à bas et même changer le cœur de mon père. Les Wolfenbüttel sont nos cousins, nos proches voisins, outre le fait qu’ils sont charmants. D’un instant à l’autre ils sont devenus l’ennemi, catholique de surcroît et surtout ami du roi de France. Quand Hanovre m’est devenu insupportable, je leur ai écrit pour demander asile, pour quelque temps, avant de passer en France. Et l’asile m’a été accordé de grand cœur. Nous avons donc fait nos préparatifs et nous devions fuir au soir du 2 juillet afin de profiter d’une absence de l’Electeur Ernest-Auguste mais il s’est trouvé souffrant et sa présence compliquait les choses. Alors j’ai prié ma chère Knesebeck d’écrire un mot à Philippe, le priant de passer me voir au palais, par notre chemin habituel, entre onze heures et minuit. Pour se faire ouvrir les portes, il devait siffler quelques notes des Folies d’Espagne de Corelli qui était notre signal. Il est venu…

- Mais pourquoi l’avoir appelé ? Ne suffisait-il pas de lui écrire que le rendez-vous était remis ?

Le regard sombre, si joliment pailleté, de Sophie-Dorothée s’évada, plein de douleur :

- Il fallait que je puisse le lui dire moi-même. Vous n’imaginez pas le degré qu’avaient atteint sa jalousie et sa hâte de partir. Il n’en pouvait plus de me savoir aux mains de mon époux. C’était d’ailleurs uniquement pour m’emmener qu’il était revenu de Dresde et moi, je l’avoue, j’aspirais de toute mon âme à en finir une bonne fois avec les mensonges, les demi-vérités, les masques et cette hypocrisie que nous étions obligés de pratiquer. Nous ne demandions qu’à pouvoir nous aimer loin de l’atmosphère fétide de Hanovre.

- Donc il est venu. Et ?

Le délicat visage s’empourpra :

- Et au lieu d’un entretien de quelques minutes, nous avons commis la folie de nous aimer. Il y avait des mois que nous n’avions connu ce merveilleux bonheur. Cela a convaincu Philippe et il a consenti à modifier ses plans. Nous nous voyions déjà hors d’atteinte, galopant au-delà de la frontière vers notre premier asile… et vers le bonheur. C’était tellement délicieux que nous avons oublié l’heure. Knesebeck cependant veillait, morte d’inquiétude, nous répétant que le jour se lève tôt en été. Nous nous sommes séparés. Philippe m’a dit : « A dans trois jours ! » et il s’est envolé comme une fumée… Je ne l’ai plus jamais revu… Ensuite il y a eu ce cauchemar, la colère de mon beau-père, la haine de mon époux, le mépris de ma belle-mère. Ma précieuse Knesebeck m’a été enlevée ; on a mis des gardes à ma porte… mais le pire c’était que l’on m’a appris qu’il était mort.

- Où ? Quand ? Comment ?

- Je ne sais pas. Lorsque le ministre Platen m’est venu annoncer cette horrible nouvelle, j’ai voulu courir chez mon beau-père. A tout prendre c’est encore auprès de lui que j’avais auparavant trouvé quelque gentillesse, mais au sortir de mon appartement deux hallebardes se sont croisées devant moi. C’est ainsi que j’ai su que j’étais captive. Et, le soir, avant de se coucher, mes enfants ne sont pas venus m’embrasser comme d’habitude… Depuis le désespoir me tient et j’ai perdu jusqu’à l’envie de vivre. Alors, ici ou ailleurs !…

- Vous en a-t-on donné la preuve ?

- Est-ce que l’on donne des preuves à la femme adultère que j’étais désormais ? On n’a même pas voulu me dire ce que l’on avait fait du corps de Philippe. S’il avait été rendu à sa famille…

- Je ne serais pas là. A moi aussi on m’a dit qu’il avait été tué. En duel d’abord, contre le comte de Lippe ! Ce qui n’a pas de sens. A l’ambassadeur de Saxe envoyé par l’Electeur réclamer son général, on a parlé d’escapade qui aurait mal tourné. Il n’a rien voulu en croire, demandant qu’au moins on lui permette de ramener la dépouille en Saxe. Moi, je refuse d’admettre une mort que l’on est incapable de prouver… Par quel chemin Philippe a-t-il quitté votre appartement ?

- Celui par lequel il y était entré et qui donne directement sur les jardins.

- Et si celui-là avait été fermé ?

- Je ne vois pas par qui, mais en ce cas il aurait pu passer par la salle des Chevaliers. C’est évidemment plus long…

- J’ai appris par un de mes serviteurs qu’il y avait eu au cours de cette nuit du bruit à cet endroit et l’idée m’est venue que votre époux, ou son père, avaient pu le faire arrêter, jeter dans une voiture et transporter dans un donjon éloigné, ce qui expliquerait l’absence de cadavre…

Il y eut un silence puis soudain, Sophie-Dorothée se pencha pour saisir les deux mains d’Aurore. Dans ses yeux brillait une étincelle qui ressemblait à une lueur d’espoir :

- Vous pensez sincèrement ce que vous dites ? Vous croyez qu’il pourrait être…

Elle n’osa pas prononcer le mot. Peut-être par crainte de son trop grand espoir. Aurore serra entre les siennes les mains si froides :

- Captif quelque part ? Oui. C’est à cette idée que je m’accroche depuis que je le sais disparu. Alors, je cherche et je vais chercher encore. Je compte me rendre en Saxe. Le jeune Electeur est à la fois riche et puissant. En outre, il aime Philippe comme un frère. C’est le seul jusqu’à présent qui ait fait quelque chose et, avec son aide, je pourrai obtenir davantage. Le Hanovre n’est pas l’Europe que je sache et le nombre de ses forteresses n’est pas si grand…

Déjà elle réenfourchait son rêve dont elle put voir le reflet sur le visage tendu vers elle : la femme à demi morte qu’elle avait en face d’elle était en train de revivre. Elle l’entendit murmurer :

- Oh, si vous pouviez le retrouver, je supporterais plus vaillamment ma captivité ! Le savoir libre ! Quel bonheur !

- Mais il n’y en aurait pas de possible pour lui sans vous !

- Me faire sortir d’ici ? Ce serait difficile ! Ce château est mieux gardé que la trésorerie d’Etat. Je sors chaque jour, en carrosse afin que tous puissent me voir, mais vingt cavaliers enveloppent ma voiture et je n’ai pas le droit de descendre. Ce n’est pas, croyez-le, par souci de ma santé : on me montre afin que l’on puisse se convaincre que je suis toujours présente… et toujours la même.

- L’amour peut renverser des montagnes et Philippe vous aime.

« Comment pourrait-il en être autrement », songea-t-elle en regardant plus attentivement la princesse. Cette admirable chevelure d’un brun mordoré, ces yeux noirs pailletés d’or, ce teint délicat, cette bouche exquise ! Sans compter la grâce d’un corps dont la sévère robe noire n’arrivait pas à dissimuler les formes voluptueuses… Sophie-Dorothée n’était plus une jeune fille. Elle avait eu deux enfants qui l’avaient délivrée des mièvreries adolescentes. Elle était de la tête aux pieds faite pour l’amour et la passion de Philippe, sa folle jalousie aussi trouvaient leur justification dans cette femme adorable. Le constater lui procura un léger pincement au cœur mais elle-même aimait son frère au point d’accepter tous les sacrifices que réclamait son bonheur.

Jetant un coup d’œil à l’horloge de parquet logée dans un coin, elle vit que le temps passait vite. Trop vite ! Il fallait se hâter.

- Quand vous organisiez votre fuite de Hanovre quels préparatifs avez-vous faits ?

- Oh, c’était surtout Philippe qui s’en chargeait ! Moi je m’étais contentée de lui remettre l’argent que je pouvais avoir et une partie de mes bijoux, ceux que je préférais. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Un banquier de Hambourg détenait une lettre de Philippe lui annonçant l’arrivée de joyaux au nombre desquels était son rubis « Naxos » et aussi une somme de quatre cent mille thalers…

- Quatre cent mille ? Mon Dieu ! D’où pouvaient-ils venir ? Je sais qu’il rassemblait secrètement des fonds en vue de notre départ commun mais je n’aurais pas imaginé une somme pareille ?

- S’il l’a écrit c’est que c’était vrai, mais le banquier n’a rien reçu.

- Aurait-il osé s’en emparer ?

- Je l’ai cru d’abord mais ne le pense plus. Une circonstance que je n’ai pas le temps de vous expliquer m’a permis de voir le rubis familial au cou de la Platen. L’envoi a dû être détourné par ses gens. Par le truchement du duc, le Hanovre entier est sous la griffe de cette femme…

- Oh, je sais ! Et surtout qu’elle me haïssait autant et plus que ma belle-mère ! Elle était folle de Philippe et le cachait si peu que je n’ai jamais compris la raison pour laquelle son amant en titre et le reste de la famille lui accordaient un tel pouvoir ! Pensez-vous qu’elle aurait pu jouer un rôle dans la disparition de Philippe ?

- Pourquoi non puisqu’elle fait ce qu’elle veut d’Ernest-Auguste ? Elle peut très bien avoir obtenu un ordre d’arrestation pour qu’il soit enfermé dans l’un de ses châteaux… J’ai envoyé…

Elle s’interrompit. Dans le miroir placé au-dessus de la cheminée, elle venait de voir s’entrouvrir la porte sous la main du vieux gentilhomme. Elle comprit que le temps imparti était écoulé et reprit plus haut et en se levant :

- Je suis rassurée, ma chère fille, de vous voir aussi raisonnable ! Mais il faut que vous me promettiez de prendre plus grand soin de votre santé ! Le confinement ne vous vaut rien…

- Ce n’est pas moi qui l’ai demandé, Madame ! J’avoue d’ailleurs que je me sens souvent lasse !

- Je vais en toucher un mot à votre père ! Il vous faut davantage d’exercice… et plus d’air !

Aurore remettait ses coiffes en place quand Sophie-Dorothée demanda :

- Ne m’embrasserez-vous pas, ma mère ? Votre visite m’a réconfortée et je vous demande excuses de vous avoir si mal accueillie au début de notre entretien.

Emue aux larmes, Aurore ouvrit les bras. Les deux jeunes femmes restèrent un instant serrées l’une contre l’autre :

- Ayez confiance, ma princesse ! chuchota Aurore. Je reviendrai.

- Au fait, avez-vous reçu « ses » lettres ?

- Absolument !

- Si vous revenez… apportez-m’en une ou deux… s’il vous plaît !

- Promis !

- Prenez garde à vous ! Et… remerciez ma mère !

En traversant la chambre, Aurore n’eut pas à faire d’efforts pour dissimuler son visage. Le mouchoir qu’elle tira pour essuyer ses larmes suffit amplement. Répondant d’un signe de tête au profond salut du vieux couple, elle se jeta dans l’escalier au bas duquel le gouverneur Wackerbach l’attendait. Elle eut l’audace de lui demander :

- Qui sont ces gens qui vivent avec ma fille ? Je ne les connais pas.

- Oh, ce sont des personnes de qualité ! Le comte et la comtesse von Neudorf. La cour de Hanovre les a recommandés pour leur venir en aide parce qu’ils sont ruinés !

Des Hanovriens ! Elle aurait dû s’en douter !

- Ne pouvait-on trouver mieux pour tenir compagnie à une jeune princesse ? Ils ont chacun un pied dans la tombe, lâcha-t-elle avec une rage dont elle ne fut pas maîtresse.

L’autre se mit à patauger :

- C’est… c’est possible mais… je n’y suis pour rien ! Votre Altesse devrait savoir… ce sont les ordres et…

- Il suffit ! Essayez de vous rappeler à l’occasion que vous êtes aux ordres de mon seigneur époux !

Et, se mouchant une dernière fois avec vigueur, elle s’engouffra dans la voiture dont un laquais lui tenait la portière ouverte. Le cocher fit faire demi-tour à ses chevaux, cependant qu’à l’intérieur, la duchesse et Aurore changeaient à nouveau de personnalité. Ce qui permit à Eléonore de remettre la tête à la portière au moment où l’on franchissait le pont-levis sur lequel Wackerbach était accouru pour un ultime salut :

- Souvenez-vous de mes paroles, major ! Je reviendrai !

Après quoi elle ferma la vitre et se rejeta en arrière :

- Alors ? Comment l’avez-vous trouvée ? Et qu’a-t-elle dit ?

- Ses derniers mots ont été pour Votre Altesse. Elle m'a demandé de la remercier… et de l’embrasser !

- C’est ce qu’elle a dit ?… Vraiment ?

- J’en fais serment !

- Oh, mon Dieu !… Merci… merci !

Sous le choc de l’émotion, la carapace de froideur dont s’enveloppait Eléonore se fissura pour laisser voir la mère. Une mère bouleversée qui étreignit soudain Aurore en pleurant.

- Il faudra revenir, Madame la duchesse, chuchota-t-elle. Je le lui ai promis. Elle a tellement besoin de se sentir aimée.

- Je m’en souviendrai. Racontez maintenant !

Elle n’en eut pas le loisir. Le capitaine commandant l’escorte fit faire halte au carrosse et vint, chapeau bas, demander les ordres :

- Nous ne pourrons pas rentrer à Celle cette nuit, Madame la duchesse. Il recommence à neiger : le chemin va se faire plus difficile et les hommes comme les chevaux doivent se reposer !

- Arrêtez-vous au prochain village digne de ce nom. Il y aura bien une auberge que vous réquisitionnerez. J’avoue qu’à moi aussi une soupe chaude et une chope de bière me feraient plaisir. Pas vous, baronne ?

- Oh, sans aucun doute, Madame. Avec un peu de chance, Votre Altesse trouvera peut-être un verre de vin !

Elle savait, en effet, qu’Eléonore détestait la bière et n’en buvait que quand il lui était impossible de faire autrement ou encore pour complaire à son époux…

La voiture repartit.

- Pensez-vous, comtesse, que la chance soit avec nous aujourd’hui ? demanda Eléonore au bout d’un instant.

Celle-ci lui offrit un sourire éclatant :

- J’en suis certaine, Madame. Nous avons pu faire du bon travail. J’espère qu’il en est de même pour Nicolas d’Asfeld…

Elle avait raison. Non seulement l’auberge que l’on investit littéralement était propre mais sa cave contenait quelques fûts de vin. Quant à Nicolas, du temps allait s’écouler sans apporter de nouvelles…

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