L’ambassadeur de l’empereur d’Orient qui venait d’arriver était notablement plus jeune que Faustus ne l’imaginait : assez petit, bien bâti, d’une beauté presque féminine, quoique manifestement très compétent et malin, le genre d’homme qu’il faudrait garder à l’œil. À y regarder de près, il avait même quelque chose d’un peu effrayant. Il brillait de toute l’impénétrabilité d’une belle armure. En face de ce composé de langueur raffinée et de force cachée, Faustus, grand gaillard au teint fleuri qui avait tendance à s’épaissir autour de la taille et à s’éclaircir au niveau de l’occiput, se sentit franchement plébéien et ordinaire en dépit de sa noble ascendance.
En tant que fonctionnaire de la chancellerie commis à l’accueil de tous les visiteurs importants dans la capitale, il s’était rendu ce matin-là à Ostie pour le recevoir sur le débarcadère impérial – après être passé par la Sicile, le diplomate grec avait remonté la côte depuis Naples – et l’avait escorté jusqu’aux appartements du vieux palais de Sévère, où étaient habituellement logés les ambassadeurs de la moitié orientale de l’Empire. À présent, ils se faisaient face de part et d’autre d’une table formée d’une seule plaque d’onyx dans la petite galerie que plusieurs règnes avaient progressivement transformée en un salon quelque peu disproportionné. À ce stade, il convenait d’en rester aux banalités préliminaires. Faustus fit apporter du vin, un de ces vins généreux, élégants, des grands vignobles de la Gaule transalpine.
Les deux hommes s’accordèrent le temps qu’il fallait pour le savourer, puis, désireux de lever le voile sur la partie épineuse de la situation, Faustus dit : « Le prince Héraclius a malheureusement été appelé sur la frontière du nord. Le dîner de ce soir a donc été annulé. Vous pourrez en profiter à votre guise, peut-être pour vous reposer après votre long voyage. J’espère que vous n’y trouverez rien à redire.
— Ah. » Les lèvres du Grec s’étaient brièvement pincées. De toute évidence, il était quelque peu surpris d’être ainsi laissé à lui-même pour son premier soir à Rome. Il examina ses doigts parfaitement manucurés. Quand il releva la tête, ce fut avec une lueur d’inquiétude dans ses yeux noirs. « Je ne verrai donc pas non plus l’empereur ?
— L’empereur est en très mauvaise santé. Il ne sera pas en mesure de vous voir ce soir ni, peut-être, avant plusieurs jours. Le prince Héraclius s’est chargé de nombre de ses responsabilités. Mais en l’absence aussi inattendue qu’inévitable du prince, votre hôte et compagnon durant vos premiers jours à Rome sera son jeune frère Maximilianus. Je suis sûr que vous le trouverez amusant et tout à fait charmant, seigneur Menandros.
— Contrairement à son frère, je suppose », lâcha l’ambassadeur grec avec froideur.
On ne pouvait mieux dire, songea Faustus. Mais c’étaient là des paroles fort brutales. Faustus chercha ce qui avait pu les motiver. Après tout, Menandros venait ici négocier un mariage entre la sœur de son roi et maître et le prince dont il venait de parler de façon si désobligeante. Quand un diplomate aussi accompli que ce Grec oint des meilleures huiles disait quelque chose d’aussi peu diplomatique, il y avait généralement une bonne raison. Mais peut-être Menandros était-il simplement mécontent que le prince Héraclius ait trouvé le moyen de ne pas être disponible pour l’accueillir à son arrivée à Rome.
Faustus n’allait pas se laisser entraîner plus avant dans les comparaisons. Il se contenta d’un sourire oblique, de ce petit sourire en coin qu’il avait appris de son jeune ami César Maximilianus. « Les deux frères ont des personnalités très différentes, je vous le concède… Un peu plus de vin, Votre Excellence ? »
Ce qui amena un nouveau changement de ton. « Ah, trêve de formalités, je vous en prie. Soyons amis, vous et moi. » Puis, se penchant mollement en avant, il passa à une forme de langage plus intime. « Appelez-moi Menandros. Je vous appellerai Faustus. D’accord, mon ami ? Et oui, un peu plus de vin, bien sûr. Quel excellent cru ! Nous n’avons rien qui puisse égaler cela à Constantinopolis. D’où vient-il exactement ? »
Faustus lança un coup d’œil à l’un des serviteurs, qui remplit aussitôt les coupes. « De Gaule. Je n’en sais pas plus. » Un bref éclair de contrariété, vite dissimulé mais pas assez pourtant, traversa le visage du Grec. Être surpris à apprécier autant un vin provincial devait l’embarrasser. Mais il n’avait jamais été dans l’intention de Faustus de l’embarrasser. Il n’y avait rien à gagner à mettre mal à l’aise un personnage aussi puissant et, en principe, aussi précieux que le seigneur de l’ambassadeur d’Orient à la cour d’Occident.
Tout allait de mal en pis. Faustus s’empressa de faire oublier sa maladresse. « Le cœur de notre production se trouve désormais en Gaule. Les caves de l’empereur contiennent très peu de vins italiens, me dit-on. Très peu ! Ces rouges gaulois sont de loin les préférés de Sa Majesté, je vous assure.
— Alors, tant que je suis ici, il faudra que je m’en procure pour les caves de Sa Majesté Justinianus. »
Ils burent un moment en silence. Faustus avait l’impression de danser sur des épées.
« Si je comprends bien, c’est la première fois que vous venez à Rome ? lança-t-il quand le silence menaça de s’éterniser. Il prenait soin de rester dans le registre du ton familier adopté par Menandros.
« La première fois, oui. J’ai passé l’essentiel de ma carrière en Égypte et en Syrie. »
Faustus se demanda quelle pouvait être la longueur de cette carrière. Menandros devait avoir dans les vingt-cinq ans, trente tout au plus. Bien sûr, tous ces Grecs à la peau douce, aux yeux noirs, frottés des meilleures huiles, pommadés, bichonnés à la mode orientale, avaient tendance à faire plus jeunes que leur âge. Et maintenant que Faustus avait passé la cinquantaine, il trouvait de plus en plus difficile de donner un âge précis aux gens : tous ceux qui l’entouraient lui paraissaient désormais terriblement jeunes, presque des gamins, garçons comme filles. De ceux qui gouvernaient l’Empire du temps où lui-même était jeune, il ne restait personne en dehors du vieil empereur solitaire et fatigué – et rares étaient ceux qui avaient eu récemment l’occasion de le voir. Quant aux courtisans de la génération de Faustus, certains étaient morts, les autres avaient pris de confortables retraites loin de Rome. Faustus accusait une douzaine d’années de plus que son supérieur à la Chancellerie. Son ami le plus proche était à présent César Maximilianus, qui avait moins de la moitié de son âge. Faustus s’était toujours considéré comme une relique de quelque ère ancienne, ce qu’il était en vérité, puisqu’il appartenait à une famille qui avait occupé le trône trois dynasties auparavant ; mais, ces derniers temps, cette image avait pris une nouvelle signification à ses yeux, une signification cruelle, maintenant qu’il avait survécu non seulement à la grandeur de sa famille, mais même à ses propres contemporains.
Il était assez déconcertant que Justinianus ait envoyé un ambassadeur aussi jeune et, apparemment, aussi inexpérimenté pour une mission aussi délicate. Mais Faustus soupçonnait que ce serait une erreur de sous-estimer cet homme ; et le fait que Menandros ne connaisse pas la capitale lui fournirait au moins un moyen commode de contourner toutes les difficultés que la malencontreuse absence du prince Héraclius risquait de soulever dans les prochains jours.
Faustus applaudit de façon théâtrale. « Comme je vous envie, mon cher Menandros ! Voir l’Urbs dans toute sa splendeur pour la première fois ! Quelle magnifique expérience vous attend ! Nous qui sommes nés ici, qui tenons tout comme allant de soi ne pouvons l’apprécier comme vous allez en avoir l’occasion. La splendeur. La magnificence. » Oui, oui, se dit-il, que Maximilianus le promène d’un bout à l’autre de la cité jusqu’au retour d’Héraclius. On va l’éblouir de nos merveilles et, au bout de quelque temps, il aura oublié le manque de courtoisie d’Héraclius à son égard. « En attendant le retour de César, nous allons vous organiser tout un programme de visites. Tous les grands temples… l’amphithéâtre… les bains… le Forum… le Capitole… les palais… les magnifiques jardins…
— Les grottes de Titus Gallius, enchaîna Menandros de façon inattendue. Les temples et les sanctuaires souterrains. Le marché des sorciers. Les catacombes des prostituées sacrées de Chaldée. Le bassin des Baptai. Le labyrinthe des Ménades. Les cavernes des sorcières.
— Ah ? Vous avez aussi entendu parler de ces endroits ?
— Qui n’a pas entendu parler des Bas-Fonds de Rome ? C’est le principal sujet de conversation dans tout l’Empire. » Un instant, la brillante façade métallique du jeune homme parut fondre, ainsi que toute nuance de menace dans son attitude. À présent, quelque chose de bien différent se lisait dans ses yeux, une impatience dépourvue de tout calcul, un enthousiasme enfantin non déguisé. Et aussi une certaine coquinerie, l’indice de grossiers appétits qui démentaient son vernis urbain. Sur le ton de la confidence il reprit : « Puis-je vous confesser quelque chose, Faustus ? La magnificence m’ennuie. J’ai un certain goût pour le vulgaire. Cette dimension scabreuse qui fait la célébrité de Rome, les dessous sombres et louches de la cité, les putains et les magiciens, les monstres de foire, les orgies et les marchés aux voleurs, les étranges sanctuaires de vos cultes si bizarres… est-ce que je vous choque, Faustus ? Est-ce affreusement peu diplomatique de ma part d’admettre cela ? Je n’éprouve pas le besoin de visiter les temples. Mais puisque nous avons quelques jours devant nous avant de passer aux affaires sérieuses, c’est l’autre côté de Rome que j’ai envie de voir, le côté mystérieux, le côté sombre. Nous avons assez de temples et de palais à Constantinopolis, de bains et tout le reste. Des milles et des milles de marbre dans toute sa gloire et son éclat, à en demander grâce. Mais les mystères enfouis, la truculence, la saleté, la puanteur des réalités souterraines… voilà ce qui m’intéresse vraiment, Faustus. Tout cela a été extirpé de Constantinopolis, car jugé dangereux, décadent, absurde.
— C’est aussi notre opinion, dit Faustus en toute tranquillité.
— Oui, mais vous laissez faire ! Vous vous en régalez, même ! Du moins l’ai-je entendu dire, et de bonne source… Tout à l’heure, je vous ai dit que j’avais été en poste en Egypte et en Syrie. Autrement dit, le vieil Orient, de milliers d’années plus ancien que Rome ou Constantinopolis. La plupart des cultes bizarres sont originaires de là, vous savez. C’est dans ces pays que s’est développé mon intérêt pour eux. Et ce que j’ai vu, entendu et fait dans des villes comme Damas, Alexandrie et Antioche, ma foi… mais aujourd’hui Rome est au centre de tout ce qui est de cette eau, n’est-ce pas ? La capitale des merveilles ! Et je vous le dis, Faustus, ce que je brûle vraiment de connaître c’est… »
Il s’interrompit au milieu de sa phrase, le feu aux joues et l’air un peu étourdi.
« Ce vin, dit-il en secouant légèrement la tête. Je l’ai bu trop vite. Il doit être plus fort que je ne le pensais. »
Faustus tendit une main par-dessus la table et la posa délicatement sur le poignet du jeune homme. « N’ayez crainte, mon ami. Ces révélations ne me dérangent nullement. Je ne suis pas étranger aux Bas-Fonds, tout comme le prince Maximilianus. Et en attendant le retour du prince Héraclius, lui et moi, nous vous montrerons tout ce que vous désirez. » Il se leva et recula de quelques pas de façon à ne pas avoir l’air de dominer l’ambassadeur de sa masse imposante, donc de l’intimider. Après un mauvais départ il avait regagné quelque avantage qu’il ne voulait pas pousser trop loin. « À présent, je vais vous laisser. Vous avez fait un long voyage, et sans doute aspirez-vous à vous reposer. Je vais vous faire envoyer vos serviteurs. En plus de ceux qui vous ont accompagné depuis Constantinopolis, ces hommes et ces femmes (geste en direction des esclaves qui se tenaient en rang dans l’ombre autour de la pièce) sont à vos ordres jour et nuit. Ils sont vôtres. Demandez-leur tout ce que vous voudrez. Je dis bien tout, seigneur Menandros. »
Son palanquin attendait dehors. « Aux appartements de César », lança sèchement Faustus aux porteurs avant de prendre place.
Ils savaient de quel César il s’agissait. À Rome ce nom pouvait s’appliquer à beaucoup de personnages de haute naissance en dehors de l’empereur – Faustus lui-même pouvait le revendiquer – mais désormais, la règle voulait que cette appellation soit exclusivement réservée aux deux fils de Maximilianus II. Que les porteurs de Faustus soient informés ou non de l’absence du fils aîné n’avait aucune importance, ils étaient assez intelligents pour comprendre que, selon toute probabilité, leur maître ne leur demanderait pas de l’emmener chez l’austère et ennuyeux prince Héraclius. Non, c’était l’aimable débauché Maximilianus César, qu’il avait sûrement décidé d’aller voir : le prince Maximilianus, l’ami, le compagnon le plus cher et le plus intime, pratiquement le seul véritable ami et compagnon dont pouvait se prévaloir ce petit fonctionnaire vieillissant et de plus en plus seul de la cour impériale, Faustus Flavius Constantinus César.
Maximilianus vivait de l’autre côté du Palatin, dans un élégant palais de marbre rose, d’une dimension relativement modeste, que les fils cadets de l’empereur avaient coutume d’occuper depuis une douzaine de règnes. Le prince, roux, les yeux bleus, les membres longs, qui rivalisait de taille avec Faustus mais était aussi maigre et délié que ce dernier était lourd et carré, s’extirpa d’un divan à l’entrée de son visiteur et l’accueillit avec une chaleureuse accolade et un grand gobelet de vin blanc frais. Que Faustus ait bu du vin rouge avec l’ambassadeur grec au cours de l’heure et demie qui venait de s’écouler importait peu. Maximilianus, en sa qualité de prince de sang, avait accès aux meilleurs celliers des caves impériales, et les vins qui flattaient le plus son palais étaient les blancs exceptionnels des collines d’Albe – aussi vieux, doux et frais que possible.
Quand Faustus se trouvait en sa compagnie, c’étaient ces vins-là qu’il buvait.
« Regarde-moi ça », dit Maximilianus sans laisser à Faustus le temps d’aller au-delà d’un mot d’appréciation sur le vin. Il produisit une longue bourse ventrue en velours pourpre et, d’un grand geste du bras, répandit une avalanche de bijoux étincelants sur la table : un enchevêtrement de colliers, boucles d’oreilles, bagues, pendentifs, tous à base d’opales montées sur filigranes en or, des opales de toutes les couleurs et de toutes les sortes, roses, laiteuses, d’un vert chatoyant, d’un noir ténébreux ou d’un féroce écarlate. Maximilianus y plongea joyeusement les mains et laissa ruisseler les joyaux entre ses doigts. Ses yeux pétillaient. Il avait l’air transporté par ce splendide étalage.
Faustus afficha une expression perplexe devant ce déploiement de colifichets brillant de tout leur éclat. Certes, c’étaient là de très belles pièces ; mais l’enthousiasme qu’elles inspiraient au prince semblait excessif. Pourquoi était-il à ce point fasciné ? « Très joli, dit Faustus. As-tu gagné cela au jeu ? Ou as-tu acheté ces babioles pour en faire cadeau à une de tes maîtresses ?
— Des babioles ! Se récria Maximilianus. Il s’agit là des bijoux de Cybèle ! Le trésor de la grande prêtresse de la Mère des Dieux ! Ne sont-ils pas magnifiques, Faustus ? L’Hébreu vient de me les apporter. Ils ont été volés, bien sûr. Dans le sanctuaire le plus sacré de la déesse. Je compte les donner à ma nouvelle belle-sœur en cadeau de mariage.
— Volés ? Dans le sanctuaire ? Quel sanctuaire ? Quel Hébreu ? Qu’est-ce que tu racontes, Maximilianus ? »
Le prince eut un grand sourire et plaqua un des plus gros pendentifs au creux de la main gauche de Faustus avant d’obliger celui-ci à refermer les doigts dessus. « Tiens ça, dit-il avec un clin d’œil appuyé. Serre ça. Sens la vibrante magie de la déesse se déverser en toi. Tu as la queue qui durcit ? C’est ce qui devrait se passer, Faustus. Ce sont des amulettes de fertilité que nous avons là. D’une formidable efficacité. Dans le sanctuaire, la prêtresse les porte, et celui ou celle qu’elle touche d’une de ces pierres se transforme en un bouillonnement d’énergie procréatrice. La princesse d’Héraclius lui concevra un héritier à la première intromission. C’est pratiquement garanti. La dynastie continue. Ma façon de rendre service à mon glaçon asexué de frère. J’expliquerai tout cela à sa bien-aimée, et elle saura quoi faire. Hein ? Hein ? » Maximilianus tapota gentiment le ventre de Faustus. « Qu’est-ce que tu sens là, vieil homme ? »
Faustus lui rendit le pendentif. « Je sens que tu es peut-être allé un peu trop loin, cette fois. Par qui as-tu obtenu ces objets ? Danielus bar-Heap ?
— Bar-Heap, bien sûr. Qui d’autre ?
— Et où les a-t-il pris ? Il les a volés au temple de la Grande Mère, c’est ça ? Il est allé faire un tour dans la grotte par une nuit bien noire et s’est glissé dans le sanctuaire quand les prêtresses regardaient ailleurs ? » Faustus ferma les yeux, se prit le front et, les lèvres closes, poussa un vibrant soupir d’étonnement et de désapprobation. Il était même choqué – enfin, un peu. Une émotion qui n’était guère dans ses habitudes. Le prince était le seul homme à côté duquel il lui arrivait de se juger timoré et collet monté. « Au nom de Jupiter Tout-Puissant, Maximilianus, explique-moi comment tu crois pouvoir donner des bijoux volés en cadeau de mariage ! Un mariage royal, en plus. Tu ne penses pas que des hauts cris vont retentir d’ici jusqu’en Inde et retour quand la grande prêtresse va découvrir que ce fourbi a disparu ? »
Maximilianus gratifia Faustus de son petit sourire espiègle et rassembla les bijoux pour les remettre dans la bourse. « Deviendrais-tu gâteux en vieillissant ? Est-ce que tu crois que ces bijoux ont été volés hier ? En fait, ça s’est passé sous le règne de Marcus Anastasius, c’est-à-dire il y a… quoi ? Deux cent cinquante ans ? Et le sanctuaire où ils ont été volés ne se trouvait pas ici mais quelque part en Phrygie, un pays que je ne saurais même pas situer. Par ailleurs, ils ont déjà eu au moins cinq propriétaires légitimes, ce qui est largement suffisant pour leur ôter leur statut d’objets volés. Et puis, je les ai payés en bonnes espèces sonnantes et trébuchantes. J’ai dit à l’Hébreu qu’il me fallait un beau cadeau de mariage pour l’épouse de l’aîné des Césars, et il m’a répondu que cette petite collection était à vendre. « Très bien, alors va me la chercher », et je lui ai donné un poids de pièces d’or dépassant celui de deux gros Faustus. Il s’est rendu dans la grotte des Bijoutiers la nuit dernière, a conclu l’affaire, et voilà. Je veux voir la tête que fera mon cher frère quand j’offrirai ces trésors à sa charmante Sabbatia, des cadeaux vraiment dignes d’une reine. Et quand je lui parlerai des pouvoirs très particuliers qu’ils sont censés avoir. » Et Maximilianus d’adopter une voix de tête railleuse au possible. « Très cher frère, j’ai pensé que tu risquais d’avoir besoin d’aide pour consommer ton mariage. Aussi je te conseille de faire porter cette bague à ton épouse pour la nuit de noces, de mettre ce bracelet à son poignet, et de l’inviter à nicher ce pendentif entre ses seins… »
Faustus se sentit pris d’un début de migraine. Il y avait des moments où la folle exubérance de César passait les bornes, même pour lui. Sans un mot, il se servit un peu plus de vin et le but posément, à longues gorgées. Puis il marcha jusqu’à la fenêtre et se planta devant, tournant le dos au prince.
Pouvait-il se fier à ce que Maximilianus lui racontait au sujet de la provenance de ces bijoux ? Avaient-ils vraiment été dérobés autrefois, ou quelque voleur s’en était-il emparé tout récemment ? Il ne manquerait plus que ça, songea-t-il. Au beau milieu des négociations visant à obtenir l’indispensable alliance militaire qui allait avec le mariage du prince occidental et de la princesse orientale, le très pieux et très vertueux Justinianus découvre que le frère de son nouveau beau-frère a allègrement donné à la sœur de l’empereur d’Orient un cadeau de mariage volé et sacrilège. Un cadeau qui était peut-être en ce moment même l’objet d’une enquête policière en règle.
Maximilianus continuait de discourir sur les bijoux, mais Faustus ne lui prêtait que peu d’attention. Le crépuscule faisait flotter vers lui un courant d’air frais délicieusement apaisant, chargé de tout un mélange complexe d’odeurs : cannelle, poivre, noix de muscade, viande rôtie, vin capiteux, piquant du citron coupé en tranches, tous les merveilleux arômes de quelque somptueux festin dans le voisinage. Comme c’était reposant !
Sous la douce influence de la brise parfumée venue du dehors, Faustus sentit ses scrupules, qui n’avaient déjà rien d’excessif, se dissiper peu à peu. Non, il n’y avait rien à craindre. La transaction était probablement légitime. Et même si les opales avaient été volées au sanctuaire de la Grande Mère, les prêtresses outragées ne pourraient pas y faire grand-chose, vu que l’enquête de la police avait peu de chances de se poursuivre jusque dans la maisonnée de la famille impériale. Et que le cadeau de Maximilianus soit réputé posséder des vertus aphrodisiaques serait un bon tour à jouer à son bégueule de frère.
Faustus éprouva soudain une grande bouffée d’affection pour son ami Maximilianus. Une fois de plus, le prince lui montrait qu’il avait beau avoir la moitié de son âge, il était plus que son égal en matière de malignité – ce qui n’était pas peu dire.
« À propos, est-ce que l’ambassadeur t’a montré un portrait d’elle ? » demanda Maximilianus.
Faustus se retourna. « Il aurait dû ? Ce n’est pourtant pas moi qu’elle épouse.
— Simple curiosité. Je me demandais si elle est aussi laide qu’on le dit. Il paraît qu’elle ressemble beaucoup à son frère, tu sais. Et Justinianus a une tête de cheval. Et puis elle est beaucoup plus vieille qu’Héraclius.
— Ah bon ? Je l’ignorais.
— Justinianus a dans les quarante-cinq ans, non ? Est-il vraisemblable qu’il ait une sœur de dix-huit ou vingt ans ?
— Il se peut qu’elle ait vingt-cinq ans.
— Plus probablement trente-cinq. Voire davantage. Héraclius a vingt-neuf ans. Mon frère va épouser un vieux laideron. Qui n’est peut-être même plus capable d’enfanter – y a-t-il quelqu’un qui ait pensé à cela ?
— Un vieux laideron, si tant est que ce soit le cas, qui se trouve être la sœur de l’empereur d’Orient, souligna Faustus. Et qui, par conséquent, créera entre les deux moitiés de l’Empire un lien de sang, susceptible de se révéler très utile quand nous demanderons à Justinianus de nous prêter quelques légions pour nous aider à repousser les Barbares du Nord, maintenant que nos amis les Goths et les Vandales se remettent à nous agacer les orteils. Qu’elle soit en âge d’enfanter ou non est secondaire. Les héritiers du trône peuvent toujours être adoptés, vois-tu.
— Oui. Bien sûr. Mais le principal, cette magnifique alliance… est-ce si important, Faustus ? Si les Barbares, ces bêtes puantes, sont revenus en découdre, pourquoi ne pouvons-nous pas les repousser nous-mêmes ? Mon père s’est plutôt bien acquitté de cette tâche en 42, quand ils sont revenus renifler à nos frontières, non ? Pour ne rien dire de ce que son grand-père a fait à Attila et ses Huns une cinquantaine d’année plus tôt.
— 42… ça ne date pas d’hier. Ton père est vieux et malade à présent. Et, en ce moment, nous manquons un peu de grands généraux.
— Et Héraclius ? Il pourrait bien nous étonner tous.
— Héraclius ? » Quelle idée saugrenue, se dit Faustus – ce personnage falot, distant, revêche, ascétique à la tête d’une armée en campagne ? Même Maximilianus, qui n’était pourtant qu’un garnement frivole et indiscipliné, ferait un candidat plus plausible au rôle de héros militaire.
Maximilianus prit de faux grands airs. « Je vous rappelle, seigneur Faustus, que nous sommes une dynastie de combattants. Le sang de puissants guerriers coule dans les veines de mon frère comme dans les miennes.
— Oui… le puissant guerrier Héraclius… » persifla Faustus, et tous deux éclatèrent de rire.
« Très bien. Je concède le point. Nous avons besoin de l’aide de Justinianus, je suppose. Donc, mon frère épouse la vilaine princesse, son frère à elle nous aide à écraser une bonne fois pour toutes les sauvages hirsutes du Nord, et voilà l’Empire embarqué dans un futur de paix éternelle, à quelques chamailleries près avec les Perses, peut-être, qui sont le problème de Justinianus, pas le nôtre. Bon, qu’il en soit ainsi. De toute façon, pourquoi me soucierais-je de la figure de l’épouse d’Héraclius ? Lui-même ne s’en souciera pas.
— Exact. » L’héritier du trône ne se signalait pas par son intérêt pour les femmes.
« Les bijoux de la Grande Mère – si leur réputation n’est pas usurpée – l’aideront à engendrer rapidement un nouveau petit César, du moins espérons-le. Après quoi, il ne la touchera sans doute plus jamais au grand soulagement de celle-ci et au sien, pas vrai ? » Maximilianus bondit de son divan pour verser un peu plus de vin à Faustus et se resservir lui-même. « À propos, est-il vraiment allé dans le Nord inspecter les troupes ? C’est ce que j’ai entendu dire, en tout cas.
— Moi aussi. C’est la version officielle, mais j’ai des doutes. Il est plus probable qu’il soit parti quelques jours chasser dans ses forêts, histoire de se dérober le plus longtemps possible à cette histoire de mariage. » C’était la seule distraction connue du César Héraclius : la poursuite inlassable, sans joie, d’un cerf, d’un sanglier, d’un renard ou d’un lièvre. « L’ambassadeur grec a d’ailleurs été assez fâché de découvrir que le prince avait précisément choisi la semaine de son arrivée pour quitter la ville. Il m’a fait clairement comprendre à quel point il était contrarié. Ce qui m’amène à la raison principale de ma visite, en fait. J’ai un travail à te confier. Il nous revient, à toi et à moi, de distraire l’ambassadeur jusqu’à ce qu’Héraclius daigne revenir. »
Maximilianus haussa nonchalamment les épaules. « À toi, peut-être. Mais pourquoi à moi, mon vieil ami ?
— Parce que je crois que ça t’amusera, une fois que tu sauras ce que j’ai en tête. Par ailleurs, je t’ai déjà embrigadé, et tu n’oseras pas me laisser tomber. L’ambassadeur désire visiter Rome… mais pas les sites touristiques habituels. Ce sont les Bas-Fonds qui l’intéressent. »
Les yeux princiers s’agrandirent. « Vraiment ? Un ambassadeur ? C’est là qu’il veut aller ?
— Il est jeune. C’est un Grec. Peut-être un peu pervers sur les bords ou, tout simplement, aspirant à l’être. Je lui ai dit que toi et moi lui ferions visiter les temples et les palais, et il m’a demandé de lui montrer plutôt les souterrains et les lupanars. Le marché des sorciers, les cavernes, ce genre de choses. « J’ai un certain goût pour le vulgaire », m’a-t-il confié. » Et Faustus d’imiter fort passablement la voix traînante et l’accent oriental de Menandros. « Les dessous sombres et louches de la cité », ce sont ses mots. « Cette dimension scabreuse qui fait la célébrité de Rome ».
— Un touriste, lâcha Maximilianus d’un ton méprisant. Il veut simplement un circuit légèrement différent de ce qui est habituel.
— N’importe quoi fera l’affaire. En tout cas, je dois m’arranger pour le divertir. Avec ton frère parti se cacher dans les bois et ton père malade, il faut qu’un autre membre de la famille impériale s’empresse de lui servir d’hôte, et qui est mieux désigné que toi ? Ça fait à peine une demi-journée qu’il est arrivé et Héraclius a déjà réussi à l’offenser sans même être présent. Plus il sera fâché, plus il se montrera dur dans les négociations quand ton frère se manifestera. Il est plus coriace qu’il n’y paraît et il serait dangereux de le sous-estimer. Si je le laisse mijoter dans son ressentiment durant les quelques jours à venir, il risque de nous causer de gros ennuis.
— Des ennuis ? De quelle sorte ? Il ne peut pas annuler le mariage simplement parce qu’il se sent dédaigné.
— Non, je suppose que non. Mais s’il est mal luné, il peut rapporter à Justinianus que le prochain empereur d’Occident est un imbécile prétentieux qui ne vaut pas la peine qu’on lui sacrifie des soldats, et encore moins une sœur. La princesse Sabbatia regagne discrètement Constantinopolis quelques mois après le mariage et nous voilà obligés d’affronter les Barbares tout seuls. Je pense pouvoir éviter cela si j’arrive à distraire l’ambassadeur une semaine ou deux à coups de petits amusements crapuleux dans les catacombes. Et là, tu peux m’aider. On y a passé du bon temps tous les deux, hein, mon ami ? On peut l’emmener dans quelques-uns de nos repaires préférés. Oui ? D’accord ?
— On peut se faire accompagner par l’Hébreu ? Il nous servira de guide. Il connaît les Bas-Fonds encore mieux que nous.
— Tu veux parler de Danielus bar-Heap ?
— C’est ça. Bar-Heap.
— Bien sûr. Plus on est de fous, plus on rit. »
Quand Faustus quitta Maximilianus, la soirée était trop avancée pour un détour par les thermes. Il préféra regagner ses quartiers, où il ordonna qu’on lui fasse couler un bain chaud. Après un bon massage, il enverrait chercher Olathea, la petite esclave numide au teint mat, seize ans, agile comme une anguille, avec laquelle il n’avait en commun que le langage d’Eros.
La journée avait été longue, dure, fatigante. À son retour d’Ostie en compagnie de l’ambassadeur d’Orient, la nouvelle de l’absence d’Héraclius l’avait pris au dépourvu. Étant donné la déplorable santé du vieil empereur Maximilianus, il était prévu que l’ambassadeur grec dîne avec le prince Héraclius pour son premier soir dans la capitale ; mais aussitôt après le départ de Faustus pour Ostie, Héraclius s’était empressé de quitter la ville sur la piètre excuse d’une inspection des troupes du Nord. L’empereur étant indisponible et Héraclius au loin, il ne restait aucun personnage de haut rang susceptible d’assumer le rôle d’hôte dans un dîner officiel en dehors du frère cadet, ce chenapan de Maximilianus, et aucun des dignitaires de la maison royale ne se serait risqué à proposer cette solution sans l’approbation préalable de Faustus. Le dîner officiel avait donc été purement et simplement annulé, ce que Faustus n’avait découvert qu’à son retour du port. Il était alors trop tard pour y remédier autrement qu’en envoyant au prince envolé un message l’implorant de regagner Rome le plus vite possible. Si Héraclius était effectivement allé chasser, le message l’atteindrait à son pavillon en forêt de l’autre côté du lac Nemorensis, et peut-être, peut-être en tiendrait-il compte. Si, contre toute probabilité, il était vraiment parti pour la frontière militaire, il n’était pas près de revenir. Ce qui ne laissait que César Maximilianus pour faire face – bon gré, mal gré. Un recours qui pouvait se révéler risqué.
Bon, la petite confession de l’ambassadeur concernant son penchant pour le vulgaire réglait la question de savoir comment on allait le divertir, du moins durant les deux ou trois prochains jours. Si c’était traîner dans les Bas-Fonds qui intéressait Menandros, Maximilianus devenait la solution plutôt que le problème.
Faustus se laissa aller dans son bain, savourant la chaleur de l’eau, se délectant de la suave odeur des huiles qui flottaient à la surface. C’était dans leur bain que les vrais Romains de l’ancien temps.
— Sénèque, disons, ou le poète Lucain, ou cette vieille harpie d’Antonia, la mère de l’empereur Claudius – choisissaient de s’ouvrir les veines plutôt que d’endurer la médiocrité et la corruption de la société où ils vivaient. Mais on n’était plus dans l’ancien temps ; Faustus ne se formalisait pas autant de la médiocrité et de la corruption de la société que ces nobles vieux Romains et, de toute façon, l’idée même du suicide ne l’attirait guère.
Et pourtant, quelle triste époque pour Rome ! L’empereur était au bord de la tombe, l’héritier du trône un imbécile qui s’offusquait pour un rien, l’autre fils de l’empereur, un propre à rien, et les Barbares, censés avoir été écrasés bien des années auparavant, se remettaient à frapper aux portes. Faustus n’était certes pas un exemple des anciennes vertus romaines – qui aurait pu se prétendre tel cinq siècles après Auguste ? Mais en dépit de ses faiblesses et de ses défauts, il ne pouvait s’empêcher de fustiger intérieurement la profonde inauthenticité de l’époque. Nous nous donnons le nom de Romains, songeait-il, et jusqu’à un certain point nous savons imiter les attitudes et prendre les airs de nos nobles aïeux. Mais c’est tout ce que nous faisons : nous composer des attitudes, nous donner des grands airs. Nous nous contentons de jouer les Romains et confondons parfois la réalité avec son imitation.
Oui, triste époque.
Il était lui-même de sang royal – plus ou moins. Son nom même l’indiquait hautement : Faustus Flavius Constantinus César. S’y trouvait enchâssé le surnom de son fameux ancêtre impérial, Constantinus le Grand, en même temps qu’il rappelait le prénom de l’épouse de Constantinus, Fausta, elle-même fille de l’empereur Maximilianus. La dynastie de Constantinus avait depuis longtemps disparu de la scène, bien sûr, mais par divers détours généalogiques Faustus pouvait y faire remonter sa famille, ce qui lui permettait d’ajouter l’illustre nom de « César » au tableau. Il n’en occupait pas moins un poste de second ordre à la chancellerie de Maximilianus II Augustus, de même, son père n’avait été qu’un officier subalterne dans l’armée du Nord, et le père de celui-ci… bah, se dit Faustus, mieux valait ne pas penser à lui. La famille avait connu des revers au cours des deux siècles qui avaient suivi le règne de Constantinus. Mais personne ne pouvait nier son ascendance, et il y avait des moments où il se surprenait à considérer secrètement l’actuelle famille royale comme de simples parvenus, jaillis de nulle part. Bien entendu, les premiers empereurs, Augustus César, Tiberius, Claudius et compagnie auraient considéré même Constantinus le Grand comme un parvenu ; et les grands hommes de la vieille république, Camillus, par exemple, ou Claudius Marcellus, auraient sans doute pensé la même chose d’Augustus et de Tiberius. Se prévaloir de son ascendance était une sottise, conclut Faustus. À Rome, le passé formait une série de couches superposées, un passé de près de treize cents ans, et chacun avait été un parvenu en son temps, y compris le fondateur de Rome lui-même, Romulus.
L’ère du grand Constantinus était venue pour disparaître à son tour, et on avait là son lointain descendant, Faustus Flavius Constantinus César, qui prenait de l’âge, du poids, se déplumait, tout en continuant à besogner dans les échelons intermédiaires de la chancellerie impériale. L’Empire lui-même semblait mal vieillir. Un ramollissement général avait marqué les dernières années du long règne de Maximilianus II. Les jours glorieux de Titus Gallius et de sa dynastie, de Constantinus et de la sienne, du premier Maximilianus, de son fils et son petit-fils semblaient déjà appartenir aux légendes de l’Antiquité, même si le deuxième Maximilianus occupait toujours le trône. Les choses avaient bien changé au cours des dix ou vingt dernières années. L’Empire ne paraissait plus aussi solide. Et cette année, dans les couloirs ténébreux du marché aux sorciers, à la suite de la récente découverte d’un manuscrit des Livres sibyllins, il avait beaucoup été question de prophéties oraculaires annonçant que Rome était entrée dans son dernier siècle, après quoi viendrait le feu, le chaos, l’écroulement général.
Dans ce cas, se dit Faustus, que cela attende encore vingt ou trente ans. Ensuite le monde peut bien finir, pour ce que j’en aurai à faire.
C’était quand même là quelque chose de nouveau que ces bruits sur la fin de Rome l’éternelle. Des centaines d’années durant, il y avait toujours eu un homme d’exception pour se manifester et sauver la situation en période de crise. Il y avait quelque trois cents ans de cela, Septimus Severus s’était trouvé là pour sauver l’Empire de la démence de Commodus. Une génération plus tard, après la nouvelle plaie qu’avait été le fils de Severus, Caracalla, un fou encore plus dangereux, c’était le magnifique Titus Gallius qui avait pris les rênes et réparé les dégâts. Les Barbares commençaient alors à s’agiter sérieusement aux frontières de l’Empire mais, chaque fois, de puissants empereurs les repoussaient : d’abord Titus Gallius, puis son neveu Gaius Martius, puis Marcus Anastasius, puis Dioclétianus, le premier à avoir réparti l’Empire entre deux Augustes, et Constantinus, le fondateur de la seconde capitale en Orient, et ainsi de suite jusqu’à maintenant. Mais aujourd’hui le trône était pratiquement vacant, et tout le monde pouvait voir que son héritier n’avait rien d’un aigle – et d’où, se demandait Faustus, était censé venir le nouveau sauveur du royaume ?
Le prince Maximilianus avait raison : il appartenait à une lignée de puissants guerriers. Maximilianus Ier, un homme du Nord, non un Romain de Rome, mais quelqu’un qui pouvait se prévaloir de descendre des anciens Étrusques, avait fondé cette lignée lorsqu’il avait pris la succession du grand Theodosius sur le trône impérial. Jeune général plein d’ardeur, il avait refoulé les Goths quand ceux-ci menaçaient la frontière du nord de l’Italie et, à l’automne de sa vie, il s’était associé avec Theodosius II, de l’Empire d’Orient, pour écraser les Huns conduits par Attila. Puis était venu le fils de Maximilianus, Héraclius Ier, qui avait fait front sur toutes les frontières, et quand une nouvelle vague de Goths et autres Vandales s’était mise à saccager la Gaule et les terres germaniques, le fils d’Héraclius, le jeune empereur Maximilianus II, les avait taillés en pièces à l’occasion d’une féroce contre-attaque dont on pouvait penser qu’elle avait mis fin à leur menace pour toujours.
Mais non : on n’en avait jamais fini, semblait-il, avec les Goths, les Vandales et les tribus nomades de cette espèce. Quarante ans après la défaite que Maximilianus, fort des vingt légions auxquelles il avait fait traverser le Rhin pour entrer en Gaule, leur avait infligée, voilà qu’ils se rassemblaient pour ce qui semblait la plus grande attaque depuis le règne de Theodosius. Sauf qu’à présent, Maximilianus II n’était plus qu’un frêle vieillard, probablement mourant. Au mieux, on pouvait supposer qu’il vivait reclus, en la seule compagnie de ses médecins, mais des rumeurs aussi peu dignes de foi les unes que les autres circulaient quant au lieu de sa retraite : peut-être se trouvait-il ici, à Rome, peut-être plus au sud, sur l’île de Capri, voire à Carthage, Volubilis, ou quelque autre cité africaine inondée de soleil. Pour ce qu’en savait Faustus, il était déjà mort, et ses ministres, prompts à l’affolement, craignaient de divulguer la nouvelle. Une situation qui n’aurait rien d’inédit dans l’histoire de Rome.
Et après Maximilianus ? Le prince Héraclius monterait sur le trône, certes. Mais quel genre d’empereur serait-il ? Il n’y avait pas de quoi se montrer trop optimiste. Faustus n’imaginait que trop bien l’enchaînement des événements : les Goths, impossibles à arrêter, déferlent depuis le nord et envahissent l’Italie, mettent la cité à sac, massacrent l’aristocratie et proclament un de leurs rois monarque de Rome. Tandis qu’à l’ouest, les Vandales, ou quelque autre tribu de cet acabit, s’emparent des riches provinces de la Gaule et de l’Espagne, qui deviennent alors des royaumes indépendants, et voilà l’Empire dissous.
« Notre meilleur et, en fait, unique espoir, avait entendu dire Faustus de la bouche du chancelier impérial Licinius Obsequens, c’est le mariage royal. Justinianus, pour sauver le trône de son beau-frère, mais aussi parce qu’il ne tient pas à ce qu’un tas de royaumes barbares indisciplinés surgissent le long de ses frontières à la place de l’Empire d’Occident, envoie une armée épauler la nôtre, et avec l’aide de quelques généraux grecs compétents, on finit par régler leur compte aux Goths. » Mais même cette solution ne résout rien pour nous. On voit bien un des généraux de Justinianus proposer de rester à titre de « conseiller » de notre jeune empereur Héraclius, qui se retrouve rapidement empoisonné tandis que le général en question fait savoir qu’il acceptera volontiers l’invitation du sénat à occuper le trône. À partir de là, l’Empire d’Occident passe complètement sous la domination de celui d’Orient, tout l’argent des impôts file à Constantinopolis, et Justinianus est maître du monde.
Notre meilleur et, en fait, notre seul espoir… Je devrais vraiment me trancher les veines, songea Faustus. Opter pour la seule issue logique face à des circonstances insurmontables, à l’exemple de bien des héros romains avant moi. Les précédents ne manquent pas. Il pensait à Lucain, mort en récitant tranquillement sa propre poésie. À Pétrone Arbiter, qui avait procédé de même. À Cocceius Nerva, qui s’était laissé mourir de faim en expression de son dégoût pour les actes de Tibère. « La mort la plus laide, disait Sénèque, est préférable au plus bel esclavage. » Rien de plus vrai ; mais peut-être ne suis-je pas un vrai héros romain.
Il sortit de son bain. Deux esclaves se précipitèrent pour l’envelopper de serviettes moelleuses. « Amenez-moi la petite Numide », dit-il en se dirigeant vers sa chambre à coucher.
« Nous entrerons, expliqua Danielus bar-Heap, par la porte de Titus Gallius, le moyen d’accès le plus connu aux Bas-Fonds.
Il y a beaucoup d’autres entrées, mais celle-ci est la plus impressionnante. »
On était en milieu de matinée, un peu tôt, peut-être, pour descendre dans les souterrains, et du point de vue d’un viveur comme le prince Maximilianus, trop tôt pour être déjà sur pied. Mais Faustus avait voulu partir au plus vite pour cette excursion. Distraire l’ambassadeur était désormais pour lui une priorité.
L’Hébreu s’était rapidement chargé de l’entreprise – de son organisation comme de l’essentiel des commentaires à fournir. C’était un des compagnons les plus chers du prince. Faustus avait déjà rencontré plus d’une fois cet homme à la voix profonde, aux épaules carrées, aux pommettes saillantes, au nez fortement crochu, dont les cheveux aile de corbeau, aux reflets bleutés, étaient tressés en une multitude de frisettes. Il y avait bien des années que la mode romaine voulait un visage glabre pour les hommes, mais bar-Heap arborait une barbe voyante, très fournie, qui s’accrochait en rouleaux serrés à ses joues et à son menton. Au lieu d’une toge, il portait une tunique de lin écru qui s’arrêtait au genou et dont l’ourlet était brodé d’audacieux motifs d’un vert vif en forme d’éclairs.
L’ambassadeur Menandros, tout oriental qu’il était, n’avait apparemment jamais rencontré d’Hébreu et il avait fallu lui donner quelques explications sur bar-Heap. « Une petite tribu de gens du désert qui vivait autrefois en Egypte, l’avait informé Faustus. Désormais dispersés un peu partout dans l’Empire. Vous devriez pouvoir en trouver quelques-uns à Constantinopolis. Ce sont des gens malins, déterminés, assez ergoteurs, qui n’ont pas toujours le plus grand respect des lois, en dehors de celles de leur propre tribu, auxquelles ils obéissent en toute circonstance de la plus fanatique des façons. Je crois savoir qu’ils ne croient pas aux dieux, par exemple, et qu’ils ne reconnaissent qu’à contrecœur l’autorité de l’empereur.
— Ils ne croient pas aux dieux ? s’était étonné Menandros. En aucun d’eux ?
— Pas que je sache.
— En fait, ils ont un dieu à eux, était intervenu Maximilianus. Mais nul n’est autorisé à le voir, ils ne le représentent pas par des statues, et il a établi tout un tas de lois absurdes sur ce qu’ils peuvent manger ou non, et ainsi de suite. Bar-Heap vous donnera sans doute tous les détails, si vous le lui demandez. Ou s’y refusera peut-être. Comme tous ses congénères, c’est quelqu’un d’irritable et d’imprévisible. »
Faustus avait avisé l’ambassadeur qu’ils avaient intérêt à s’habiller simplement pour cette sortie, sans rien qui pût indiquer leur rang. Bien entendu, la garde-robe de Menandros se composait d’un vaste choix de somptueuses robes en soie et autres splendeurs orientales, mais Faustus lui avait procuré une simple toge en laine, sans bandes indiquant son rang, dont il s’était montré capable de se draper dans les règles. Maximilianus César, qui, en tant que fils de l’empereur régnant, avait le droit de porter une toge ornée d’une bande pourpre et de broderies en or, en portait une pareillement dépourvue de tout signe distinctif. Faustus aussi, même s’il descendait d’un empereur et avait donc droit, à l’instar du prince, à la bande pourpre. Certes, personne en bas ne les prendrait pour autre chose que ce qu’ils étaient, à savoir des aristocrates, mais il n’était jamais recommandé d’afficher trop ostensiblement des airs patriciens dans le monde souterrain de Rome.
L’entrée que l’Hébreu leur avait choisie se trouvait à la lisière du quartier populeux connu sous le nom de Subure, qui s’étendait dans la vallée séparant le Viminal de l’Esquilin. Là, dans un lieu qui se signalait par sa puanteur, sa crasse et un vacarme assourdissant, où la populace s’entassait dans des bâtiments rudimentaires de quatre ou cinq étages, où des charrettes grinçantes circulaient avec la plus grande difficulté dans des rues étroites et sinueuses, l’empereur Titus Gallius avait commencé, vers 980, à faire creuser un refuge souterrain destiné à servir d’abri aux citoyens romains si les Goths, qui se massaient alors dans le Nord, devaient percer les défenses de Rome et pénétrer dans la cité.
Finalement, les Goths avaient été mis en déroute bien avant de s’être approchés de près ou de loin de la capitale. Mais en attendant, Titus Gallius avait fait aménager sous le Subure un réseau complexe de passages que lui et ses successeurs avaient continué à étendre pendant des dizaines d’années, projetant des tentacules dans toutes les directions, créant des communications avec le labyrinthe déjà existant de galeries, tunnels et salles souterraines que les Romains n’avaient cessé de construire un peu partout dans la cité depuis un millier d’années.
Et désormais, ces Bas-Fonds formaient une cité sous la cité, une entité à part entière dans les ténèbres humides du sous-sol. La porte de Titus Gallius s’ouvrait devant eux, deux arches en pierre ouvragées pareilles aux mâchoires d’une gueule géante, qui s’élevaient au milieu de la rue où, des siècles auparavant, les forces impériales avaient rasé de chaque côté tout un pâté de taudis au profit de la place qui menait aujourd’hui à l’entrée. L’accès aux Bas-Fonds était assez large pour laisser passer trois chariots à la fois. Une rampe en briques brunes passablement usées conduisait dans les profondeurs.
« Voici vos lanternes, dit bar-Heap en les allumant, avant de les passer à la ronde. Tenez-les assez haut pour éviter qu’elles ne s’éteignent. L’air est plus lourd au niveau des genoux et risquerait d’étouffer la flamme. »
Ils s’engagèrent sur la rampe, le César en tête ; Faustus s’était placé près du Grec ; bar-Heap fermait la marche. Menandros avait été fort surpris qu’ils aillent à pied, mais Faustus lui avait expliqué que les litières portées à bras d’hommes seraient très malcommodes dans les passages étroits et surpeuplés du monde d’en bas ; ils ne seraient même pas accompagnés de serviteurs. Le Grec, qui semblait bien décidé à s’encanailler, s’en était montré ravi. Il tenait à circuler dans les Bas-Fonds comme un Romain ordinaire, à plonger résolument dans la boue, l’ordure et le danger.
Même à cette heure matinale, la rampe grouillait de monde à la fois dans le sens montant et descendant. Un peu plus loin, tout baignait dans une obscurité quasi palpable. Faustus retrouvait la même impression chaque fois qu’il se rendait dans les Bas-Fonds : celle d’entrer dans le repaire de quelque énorme créature. Voilà que la fraîcheur épicée des épaisses ténèbres tombait de nouveau sur lui. Il en savoura l’étreinte. Combien de fois César et lui étaient entrés ici à la recherche d’un divertissement nocturne inédit, et combien de fois ils l’avaient trouvé !
Rapidement ses yeux s’accoutumèrent à la lueur charbonneuse des lanternes. Grâce à la chiche lumière dispensée par des torches lointaines, il pouvait apercevoir la longue succession de couloirs qui partaient de chaque côté. La descente s’était aplanie dès l’entrée dans l’immense vestibule. Des bouffées de cet air fétide caractéristique des souterrains les accueillirent, charriant toutes sortes d’odeurs : effluves de fumée, de sueur, de moisi, de charognes. L’endroit était très animé ; de longues files d’hommes, de femmes et de bêtes de somme allaient et venaient dans une douzaine de directions. La large avenue connue sous le nom de Via Subterranea s’étendait devant eux, se subdivisant à droite et à gauche en une myriade de passages plus étroits. Faustus revit les colonnes, les voûtes et les travées qui lui étaient familières, l’arrondi des murs en brique d’un bel ocre pâle, les lourds piliers taillés dans le roc et les innombrables alcôves qui se trouvaient derrière. Et aussitôt, l’obscurité de ce monde ténébreux lui parut moins oppressante.
Il jeta un coup d’œil sur le Grec. Ses traits doux respiraient l’enthousiasme. Ses narines palpitaient, ses lèvres se crispaient. Son expression était celle d’un enfant que l’on emmène pour la première fois voir des combats de gladiateurs. Lui-même avait presque l’air d’un enfant au milieu des trois hommes de haute taille qui l’accompagnaient, d’un petit être fragile à côté de ce grand échalas de Maximilianus, de ce gaillard au torse puissant qu’était bar-Heap et du corpulent Faustus.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Menandros en désignant l’énorme tête barbue en marbre cimentée dans le mur juste devant eux. D’une des ouvertures perçant la voûte tombait un rayon de lumière qui baignait les traits sculptés d’un halo inquiétant.
« C’est un dieu, répondit bar-Heap derrière lui, avec un rien de mépris dans la voix. Un empereur l’a fait mettre là il y a bien des années. Peut-être est-ce un des vôtres, ou un dieu qu’on adorait en Syrie. On l’appelle Jupiter des Cavernes. » L’Hébreu leva sa torche pour mieux éclairer ce profil saisissant avec son regard fixe, ses énormes oreilles à l’écoute, ses lèvres entrouvertes comme une menace, cette gigantesque barbe bouclée en pierre plus touffue encore que la sienne. Tout ce qui se trouvait au-dessus des yeux et au-dessous de la barbe avait disparu : on était en présence d’un unique et colossal fragment qui semblait hors d’âge, relique mélancolique d’une époque lointaine. « Ave, Jupiter ! » lança bar-Heap d’une voix tonitruante, avant de s’esclaffer. Menandros, quant à lui, examina de plus près l’immense face sombre et son autel en marbre, poli par l’usure provoquée par les caresses d’adorateurs, sur lequel se reflétait la lumière vive des bougies qui l’entouraient. Des restes d’ossements carbonisés, provenant de sacrifices récents, étaient entassés dans une niche sur le côté.
Maximilianus le pressa d’avancer d’un geste auguste. « Ce n’est que le début, dit César. Nous avons encore de la route à faire.
— Oui. Oui, bien sûr, dit le Grec. Mais tout cela est tellement nouveau pour moi, tellement étrange… »
Après avoir parcouru quelques centaines de mètres sur la Via Subterranea, Maximilianus emprunta à gauche un passage sinueux où l’humidité glaciale coulait de manière régulière le long des murs pour former des flaques sous leurs pieds. La moiteur de l’air avait une consistance qui prenait à la gorge.
L’endroit semblait moins animé. Du moins les piétons y étaient moins nombreux que dans l’artère principale. Les éclairages surplombant le passage étaient plus écartés les uns des autres. Les torches plus rares au-devant. Mais de l’obscurité provenaient des bruits inquiétants, des rires gras, des murmures étouffés incompréhensibles, des ricanements dans des langues inconnues, et des cris perçants ici et là. Il flottait aussi de fortes odeurs, celles de viandes que l’on fait rôtir sur des feux de bois, de ragoûts de choux fleurs, de pots fumants de bouillons poivrés et de poisson grillé. Bien que sombre et lugubre, tout cela ne ressemblait en rien à la cité des morts : ce monde souterrain trépidant bourdonnait, vibrait de cette vie secrète. Faustus savait que tout autour d’eux, dans des chambres et des grottes taillées à même la roche, mille événements se déroulaient : on y vendait des envoûtements, on jetait des sorts, on y menait des affaires légales ou non, des rites religieux de tout ordre se tenaient en même temps que tous les actes charnels possibles et imaginables.
« Où nous trouvons-nous ? demanda Menandros.
— Dans les grottes de Titus Gallius, dit César. C’est un des endroits les plus vivants – cela fourmille d’activités diverses, sans qu’on puisse donner une définition précise du lieu. On peut y voir tout et n’importe quoi, et rarement deux fois la même chose. »
Ils passèrent de salles en salles, en suivant le chemin tortueux et bas de plafond qui reliait le tout. C’était désormais un Maximilianus totalement fébrile qui avait pris la tête de la progression, les yeux exorbités, il les traînait dans son sillage, parfois un peu plus vite que ne l’aurait souhaité Menandros. Faustus et l’Hébreu obligeants, le suivaient sans piper mot. Le comportement de César ne leur était pas nouveau. Il entrait comme dans une sorte de transe lorsqu’il pénétrait dans cet enchevêtrement de grottes, passant d’une attraction à une autre. La faim insatiable de César qui lui faisait monter l’écume aux lèvres pour tout ce qui était nouveau, cette curiosité jamais rassasiée, Faustus avait vu la chose se produire à de nombreuses reprises dans les bas-fonds.
Une malédiction qui va de pair avec une vie oisive, songea Faustus, l’angoisse poignante d’un jeune et inutile fils d’empereur, rongé par le tourment causé par sa propre vacuité, la faiblesse risible de son pouvoir au sein même du pouvoir était Tunique faveur que lui accordait sa naissance royale. Finalement, le plus grand défi de Maximilianus dans la vie était peut-être celui d’affronter l’ennui de sa propre existence dorée, et dans les Bas-Fonds, il pouvait ignorer ce défi en se lançant à corps perdu dans cette quête d’absolu et d’impossible. L’Hébreu était là pour lui faciliter la tâche : très souvent, un simple mot de bar-Heap, pas forcément en latin, leur permettait d’avoir accès à des salles normalement fermées aux non-initiés.
Ici, sous les feux de lanternes emplissant l’air d’une fumée noire, feux qui ne s’éteignaient jamais à tel point qu’il devenait impossible de distinguer le jour de la nuit, se trouvait un marché où d’étranges marchandises se vendaient – des langues de rossignols ou de flamants, rates de lamproies, sabots de chameaux, crêtes de coqs d’un jaune vif, têtes de perroquets, foies de brochets, des cervelles de faisans et de paons, des oreilles de loirs, des œufs de pélicans, des bizarreries des quatre coins de l’Empire, tout un amas de viandes présenté sur des plateaux d’argent. Menandros, en bon Grec cosmopolite, fixait tout cela tel un rustre provincial. « Les Romains mangent vraiment cela au quotidien ? » demanda-t-il. César, de son sourire étrusque, lui assura qu’en effet ils le faisaient, et que ce n’était pas l’unique privilège des tables impériales mais de toutes celles de Rome, même les plus humbles, et lui promit de lui faire goûter des langues de rossignols et des cervelles de paons à la première occasion.
Il y avait aussi une place bruyante où se produisaient clowns, jongleurs, acrobates, avaleurs de sabre, cracheurs de feu, funambules, et une douzaine d’autres artistes avec leur cohorte de crieurs vantant les spectacles qui les employaient. Maximilianus lançait des pièces d’argent à tour de bras, et encouragea vivement Menandros à l’imiter. Un peu plus loin, sous une enfilade de colonnes, se tenait un spectacle de monstres de foire : des bossus et des nains, trois imbéciles jouant les folles dans des costume écarlates ouvragés, un type qui ressemblait à un squelette vivant, un autre frisant les trois mètres. « Le type à la tête d’autruche n’est plus là, dit bar-Heap, visiblement déçu. La fille à trois yeux et les siamois reliés par la taille non plus. » Ici aussi ils distribuèrent les pièces sans compter, sauf bar-Heap, qui avait tendance à avoir des oursins dans la bourse.
« Mon cher Faustus, sais-tu quel est le monstre qui surpasse tous les autres ? » demanda Maximilianus à voix basse, tandis qu’ils avançaient. Devant le silence de son interlocuteur, le prince apporta une réponse à sa propre question à laquelle Faustus ne s’attendait pas. « C’est l’empereur, mon ami, car il se tient à l’écart des autres hommes, différent, unique, isolé pour toujours de toute forme d’honnêteté et d’amour, de tout sentiment humain. Un empereur est une créature grotesque. Il n’y a pas de monstre plus pitoyable au monde, Faustus. » César, enserrant le bras de Faustus d’une prise de fer, lui lança un regard dans lequel se lisaient une telle angoisse et une telle fureur, que ce dernier en fut déstabilisé. C’était une facette de son ami qu’il avait jusque-là ignorée. Puis Maximilianus s’esclaffa en lui lança une bourrade amicale dans les côtes, et d’un clin d’œil tenta de balayer la violence de ses propos.
Un peu plus loin, c’était une file d’étals d’apothicaires, installés dans de petites alcôves qui semblaient faire partie d’un temple abandonné. Des lampes brûlaient devant chacun d’eux. Ces pseudo-apothicaires proposaient leurs remèdes, bile de bœuf et de hyène, peaux de serpents, toiles d’araignées, excréments d’éléphants. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda le Grec, en indiquant une fiole de poudre grise. Bar-Heap, après s’être renseigné, lui apprit qu’il s’agissait d’excréments de colombes siciliennes, matière très prisée pour soigner les tumeurs de la jambe et de nombreuses autres maladies. Un autre étal se spécialisait uniquement dans la vente d’écorces aromatiques provenant d’Inde ; un autre offrait des disques d’argile rouge de l’île de Lemnos, marqués du sceau sacré de Diane, réputés dans le traitement des morsures de chiens enragés et autres poisons mortels. « Celui-ci, annonça pompeusement Maximilianus, vend exclusivement du thériaque, un antidote universel, efficace même contre la lèpre. Je crois savoir qu’il est fait de chair de vipère macérée dans le vin, mais il y a d’autres ingrédients secrets qu’il refuserait de nous livrer, même sous la torture. » Un clin d’œil au marchand, un Égyptien borgne au profil aquilin. « N’est-ce pas, Ptolemaios ? Même sous la torture ?
— J’espère bien que nous n’en arriverons pas là, César, répondit l’homme.
— Il semble que vous soyez connu par ici, déclara Menandros, une fois qu’ils se furent éloignés.
— De quelques personnes seulement. Celui-ci est venu plusieurs fois au palais pour apporter des remèdes à mon père malade.
— Ah, dit le Grec. Votre père, oui. Le monde entier prie pour son prompt rétablissement. »
Maximilianus hocha la tête nonchalamment, comme si Menandros venait de lui parler du beau temps à venir.
Faustus était dérouté par l’étrange humeur de César. Il savait que Maximilianus était d’un tempérament lunatique, passant constamment d’un parfait contrôle au relâchement total, mais il relevait dans ce cas de la courtoisie la plus élémentaire d’exprimer quelques mots de gratitude à une telle marque de sympathie, et pourtant il en avait été incapable. Que pouvait bien penser l’ambassadeur de cet étrange prince ? Peut-être n’en pensait-il rien, songeant sans doute qu’un fils d’empereur romain ne pouvait être autrement.
Il n’y avait pas d’horloge dans ces souterrains, ni d’indice venant du ciel quant à l’heure qu’il était dans cet endroit privé de lumière, mais le ventre de Faustus ne lui laissait aucun doute là-dessus. « Si nous remontions manger un morceau ? demanda-t-il à Menandros. À moins que vous ne préfériez manger ici ?
— Ici, bien sûr, dit Menandros. Je n’ai aucune envie de remonter maintenant ! »
Ils mangèrent à la lumière des bougies dans une caverne à deux galeries des apothicaires, coude à coude avec la plèbe puant l’ail, sur des bancs sommaires en bois. Le repas était composé de viande cuite dans un court-bouillon épicé de poisson fermenté, de fruits macérés dans un mélange de miel et de vinaigre et d’un breuvage râpeux qui tenait plus du vinaigre que du vin. Menandros semblait se régaler. N’ayant sans doute jamais goûté à des mets aussi peu délicats, il buvait et mangeait avec un appétit vorace. Les effets de sa gourmandise finirent par se manifester extérieurement : perles de sueur dans les sourcils, joues rouges et regard vitreux. Maximilianus n’était pas en reste, se servant et resservant, d’un plat à l’autre, faisant descendre le tout par d’abondantes rasades de ce vin infect ; il avait de toute façon un penchant pour la chose et était bien incapable de s’arrêter tant qu’il restait une bouteille à portée de main. Faustus, qui ignorait pourtant lui aussi le mot modération et avait tendance à boire plus que de raison, qui adorait la sensation d’ivresse accompagnant un excès de vin, cette impression que son esprit flottant se détachait de son corps toujours plus lourd et gras, devait se forcer pour l’ingurgiter. Il finit par réussir à vider une bonne partie de chaque pichet qui leur était apporté, sans faire cas de son goût, pour éviter que César n’en abuse. Le reste, il le laissait à l’impassible et insatiable bar-Heap, car il savait quels ennuis les attendaient si le prince, dans un état d’ébriété avancée, participait à une rixe dans cette partie de la ville. Il n’avait pas de mal à s’imaginer remontant Maximilianus sur une planche, le ventre royal les tripes à l’air, et le corps déjà figé par la mort. Si cela devait se produire, le sort le plus enviable qui l’attendrait serait de finir sa vie en exil dans quelque avant-poste au fin fond de la Teutonie.
Lorsqu’ils reprirent finalement la route, un peu plus tard dans l’après-midi, un changement d’équilibre subtil s’était opéré au sein du groupe. Maximilianus, commençant à s’ennuyer, ou parce qu’il avait trop bu, semblait se désintéresser de l’expédition. Il ne menait plus la marche comme il l’avait fait, fonçant d’un couloir à un autre comme à la poursuite d’un improbable ennemi. C’était au tour de Menandros, galvanisé par l’excès de vin, de prendre les rênes, encore plus fébrile que le prince dans sa soif de tout voir, et qui les traînait à sa suite à travers la ville souterraine. N’étant pas familier des lieux, il prenait des bifurcations au hasard, les entraînant tantôt dans d’obscurs culs-de-sac, tantôt au bord de gouffres impressionnants dans lesquels s’enfonçaient plusieurs rangées d’échelles disposées en spirale, tantôt dans des salles aux murs peints où des femmes installées dans des alcôves en forme de trône demandaient l’aumône en piaillant.
Maximilianus ne reconnaissait pratiquement aucun des endroits dans lesquels Menandros les avait dirigés, du moins s’était-il abstenu de le dire. C’était à bar-Heap, pour qui les Bas-Fonds ne semblaient avoir aucun secret, de les renseigner sur les lieux. « On est dans l’arène souterraine, dit l’Hébreu, en arrivant devant un gouffre béant qui semblait plonger de plusieurs lieues dans les entrailles de la terre. Les jeux y ont lieu à minuit, et ce sont tous des combats à mort. » Ils arrivèrent ensuite à une façade en marbre et à un grand couloir qui semblait déboucher vers une salle fermée : le temple de Jupiter Imperator, expliqua bar-Heap. Le culte établi par l’empereur Gaius Martius avec l’espoir, à tout jamais vain, de voir la plèbe identifier le père des dieux au chef de l’État, pour éviter que celle-ci ne se laisse tenter par quelque religion étrangère susceptible d’affaiblir sa loyauté envers l’État. « Et ici, dit bar-Heap, en arrivant à la hauteur d’un autre temple, juxtaposé à celui de Jupiter, nous avons la maison de Cybèle, où l’on vénère la Grande Mère.
— Nous avons aussi ce culte en Orient », dit Menandros. Il examina d’un œil connaisseur les mosaïques qui décoraient le monument, des successions d’ardoises rouges, bleues, orange, vertes et dorées, pour marquer la résidence de la déesse à la poitrine généreuse. « Quel travail, dit le Grec. Quelle audace il a fallu pour construire une telle merveille sous terre, où l’on peut à peine l’admirer sinon à la lumière de ces faibles torches ! Quel extravagance !
— Le culte de Cybèle rapporte beaucoup », dit Maximilianus, en envoyant une bourrade dans les côtes de Faustus, histoire de lui rappeler les joyaux volés à la déesse destinés à être offerts en cadeau de mariage à la mariée de Constantinopolis.
Menandros les entraîna sans relâche à travers le sombre labyrinthe. Ils passèrent devant des fontaines bouillonnantes, des chambres funéraires silencieuses, des fresques de lieux de culte de toutes sortes, des marchés bruyants, à travers ce qui semblait être une fissure dans le mur, avant de déboucher dans une immense salle vide où de nombreux couloirs poussiéreux convergeaient. Ils en empruntèrent un, puis un autre, pour se retrouver dans une succession de passages étroits jusqu’à ce que bar-Heap lui-même semblât ignorer où ils se trouvaient. L’Hébreu fronça les sourcils. Faustus, à bout de forces et sur le point de s’effondrer, commençait à s’inquiéter. Ils se retrouvèrent brusquement isolés. Le seul bruit audible était les échos de leurs propres pas. Tout le monde avait entendu parler d’inconscients qui s’étaient égarés dans la ville souterraine en marchant au petit bonheur la chance pour se perdre dans les labyrinthes construits il y avait bien longtemps afin de leurrer d’éventuels intrus, un réseau incompréhensible et archaïque dont les sorties étaient quasiment introuvables, laissant comme seul espoir d’issue celui de mourir de faim. Un bien triste sort pour le petit émissaire grec et l’aventureux prince, songea Faustus. Et un bien triste sort pour lui aussi.
Mais il ne s’agissait pas d’un tel labyrinthe. Quatre bifurcations, une petite escalade sur une échelle, un virage à gauche et ils finirent par retrouver la Via Subterranea, bien que sans doute fort loin du point de départ de l’excursion du matin. Ici, le plafond était en forme de pointe, recouvert de briques couleur corail. Une procession de prêtres psalmodiant venait dans leur direction, des hommes décharnés, le visage peint en rouge, le contour des yeux en jaune et vert. Ils portaient des tuniques à fines bandes pourpres et de hautes coiffes safran fichées sur le devant d’un symbole en forme d’œil grand ouvert. Ils dansaient tout en se flagellant énergiquement les uns les autres avec des martinets en corde tressée terminés par des osselets de mouton et en scandant sur un rythme saccadé des prières incompréhensibles dans une langue inconnue.
« Ce sont des eunuques, dit bar-Heap, avec un air de dégoût. Ils vénèrent Dionysos. Laissez-les passer, ils risquent de vous piétiner quand ils sont dans cet état-là. »
Un autre cortège suivait celui des prêtres, une procession de clowns difformes, des bossus strabiques équipés eux aussi de fouets mais faisant seulement semblant de les utiliser. Maximilianus leur lança quelques pièces, imité par Menandros, et ils se mirent aussitôt à les chercher à tâtons dans l’obscurité. L’Hébreu leur indiqua une salle du côté opposé, qu’il identifia comme la chapelle de Priape. Menandros tenait absolument à la visiter mais, cette fois, Maximilianus s’empressa d’intervenir. « Je crois qu’on devrait réserver cela pour une autre fois, Excellence. Il faut une certaine fraîcheur physique pour de tels divertissements, et vous devez être fatigué après cette première visite des Bas-Fonds. »
L’ambassadeur semblait déçu. Faustus se demanda qui aurait le dernier mot : l’ambassadeur de passage, dont il fallait exaucer tous les caprices, ou le fils de l’empereur, qui n’avait pas l’habitude qu’on le contredise. Mais, après un bref instant d’hésitation, Menandros décida qu’il était en effet temps de remonter à la surface. Peut-être était-ce par sagesse qu’il avait choisi de satisfaire plus tard sa curiosité vorace, ou simplement pour suivre l’avis du prince.
« Il y a une rampe de sortie à droite », dit bar-Heap. Curieusement, ils débouchèrent à l’extérieur assez rapidement. La nuit était tombée. Comme à chaque fois que l’on retrouvait l’air libre, celui-ci semblait infiniment plus frais et plus sain que celui du monde souterrain. Faustus constata avec amusement qu’ils n’étaient pas très loin des bains de Constantinus, à seulement quelques centaines de mètres de l’entrée qu’ils avaient prise le matin, bien que ses jambes lui fissent un mal de chien, comme s’il avait parcouru plusieurs lieues dans la journée. Ils avaient dû tourner en rond tout le temps, songea-t-il.
Il lui tardait de prendre son bain, et faire un bon repas suivi d’un massage de la jeune Numide.
Maximilianus, avec toute l’arrogance d’un prince impérial, héla une litière qui arborait les insignes du sénat, et la réquisitionna pour son propre usage. Son occupant, un homme au crâne dégarni dont Faustus reconnut le visage sans pouvoir lui associer un nom, s’exécuta sans tarder et sans discuter, en débarquant avant de s’enfoncer dans la nuit. Faustus, Menandros et César se hissèrent à bord, tandis que l’Hébreu, sans autre formalité qu’un simple geste de la main, disparaissait dans les ruelles sombres.
Aucun message n’attendait Faustus pour l’avertir d’un éventuel retour du prince Héraclius. Il aurait pourtant bien aimé un tel message. Il faudrait donc s’attendre le lendemain à passer une rude journée à visiter les Bas-Fonds.
Il eut le sommeil difficile, malgré les efforts de la petite Numide pour apaiser ses nerfs.
Cette fois, ils entrèrent dans les Bas-Fonds un peu plus à l’ouest, entre la colonne de Marcus Aurelius et le temple d’Isis et Sarapis. C’était, selon bar-Heap, le chemin le plus rapide pour atteindre le marché des sorciers, que Menandros tenait tellement à voir.
En guide consciencieux qu’il était, l’Hébreu leur montra tous les points d’intérêt qu’ils croisaient : la Galerie des Murmures, où les sons les plus étouffés peuvent parcourir d’énormes distances ; les Bains de Pluton, un ensemble de bassins thermaux fumants d’où se dégageait une forte odeur de soufre mais qui ne désemplissaient pas, même en milieu de journée comme c’était le cas ; le Styx, un ruisseau charriant une eau noire sur un parcours sinueux à travers le monde souterrain pour se déverser dans le Tibre juste au-dessus du Cloaca Maxima, les égouts de Rome.
« C’est vraiment le Styx ? demanda Menandros, affichant une crédulité qui surpris Faustus.
— C’est comme cela que nous l’appelons, dit bar-Heap. Parce que c’est la rivière des Bas-Fonds. Le vrai se trouve plutôt du côté de l’Empire d’Orient, il me semble. C’est ici que nous devons tourner… »
Une porte grossière de forme ovale aux contours inégaux et taillée à même le mur s’avéra être l’entrée du grand hall qui débouchait sur la place du marché des sorciers. On racontait qu’à l’origine, elle servait d’entrepôt aux chars impériaux pour les tenir à l’abri de raids barbares. Lorsque ce genre de précautions se fut révélé inutile, la grande salle avait été prise d’assaut par des sorciers, qui la compartimentèrent en plusieurs salles étroites séparées par des arches de pierre ponce. Un puits de lumière, surplombant la salle à une hauteur vertigineuse, laissait filtrer quelques timides rayons de soleil, mais la place du marché était surtout éclairée par des braseros placés devant chaque étal. Ils brûlaient, par pur enchantement ou par quelque effet technique, en dégageant des flammes multicolores où se mêlaient des tons de violet et de rouge vif, de bleu de cobalt et de vert émeraude, et d’autres variantes plus conventionnelles de rouges et de jaunes.
Un grondement d’activités commerciales fusait de toutes parts. Chaque étal avait son crieur, vantant les mérites des produits de son patron. L’ambassadeur Menandros n’avait sans doute jamais mis les pieds dans ce genre d’endroit. Un type adipeux, le visage en sueur, portant une tunique syrienne, le fixait comme un tireur sur sa cible, tout en lui faisant signe d’entrer les bras tendus. « Alors, mon brave petit monsieur : que diriez-vous d’un petit philtre d’amour ? Il vous chauffe les sens comme aucun autre, le meilleur sur le marché ! »
Menandros afficha son intérêt. Le crieur continua : « Venez donc, laissez-moi vous montrer cette merveille ! Grâce à lui, les hommes attirent les femmes, les femmes attirent les hommes, et les jeunes vierges s’échappent de chez elles pour trouver un amant ! » Il produisit un rouleau de parchemin et l’agita devant le nez de Menandros. « Tenez mon ami ! Il vous suffit d’écrire avec le sang frais d’un âne sur ce papyrus, les formules magiques qui sont inscrites ici ; puis, d’y coller un cheveu de celle que vous souhaitez conquérir, le morceau d’un de ses vêtements et d’un drap dans lequel elle a dormi – et je ne veux pas savoir comment vous vous y prendrez pour les obtenir. Ensuite vous le badigeonnerez de pâte de vinaigre et vous le collerez sur la porte de sa demeure, le résultat vous épatera ! Mais prenez garde de ne pas vous faire prendre au piège à votre tour, et de tomber éperdument amoureux d’un colporteur, de son âne, ou pire encore ! Trois sesterces ! Trois !
— Si l’amour peut être obtenu à un prix aussi bas, dit Maximilianus au bonimenteur, comment se fait-il qu’on ne compte plus les amoureux transis qui se jettent dans le fleuve à longueur de semaine ?
— Et pourquoi les bordels sont-ils aussi fréquentés, ajouta Faustus, si tout un chacun est capable, pour la modique somme de trois pièces de bronze, d’avoir la femme de ses rêves ?
— Ou l’homme de ses rêves, dit Menandros, puisque le sortilège fonctionne dans les deux sens d’après ce qu’il dit.
— Ou même un âne », ajouta à son tour Danielus bar-Heap.
Ce qui déclencha l’hilarité générale avant qu’ils ne reprennent leur chemin.
Un peu plus loin, c’était un charme d’invisibilité que l’on vendait, pour la somme de deux denarii d’argent. « Il n’y a pas plus simple », dit le bonimenteur, un petit type tendu comme un ressort, dont le visage taillé à la serpe portait les stigmates de quelque bagarre au couteau. « Prenez l’œil d’une Dame blanche, une boule d’excréments de scarabées d’Égypte et de l’huile d’olive verte ; mélangez le tout jusqu’à obtenir une crème dont vous vous enduirez le corps, allez ensuite à la chapelle du dieu Apollon la plus proche aux premières heures du soleil et murmurez la prière inscrite sur ce parchemin. Vous deviendrez alors invisible aux yeux de tous jusqu’au coucher du soleil et pourrez ainsi vous promener librement parmi les femmes qui prennent leur bain, ou vous glisser dans le palais de l’empereur et manger à sa table, ou encore vous remplir les poches de pièces d’or des caisses des collecteurs d’impôts. Deux denarii d’argent seulement !
— C’est plutôt raisonnable pour être invisible toute une journée, dit Menandros. Je vais vous le prendre, cela fera plaisir à mon maître. » Il mit la main à la poche, mais César arrêta son geste de la main en le mettant en garde de ne jamais accepter le prix qui lui était proposé dans un endroit comme celui-ci. Menandros haussa les épaules, comme pour signifier qu’après tout le prix demandé n’était pas excessif. Mais pour César Maximilianus, il s’agissait ici d’une question de principe. Il fit appel à bar-Heap, qui s’empressa de faire baisser le prix à quatre dupondii en cuivre. Menandros n’ayant pas de pièces aussi petites dans sa bourse, c’est Faustus qui se chargea de payer la somme demandée.
« Vous avez fait une bonne affaire », dit le bonimenteur en tendant le parchemin au Grec. Menandros le déroula tout en s’éloignant. « Ce sont des lettres grecques, dit-il.
— En effet, acquiesça Maximilianus, la plupart de ces sornettes sont écrites en grec. C’est la langue de la magie par ici.
— Les lettres sont grecques, mais les mots non, dit Menandros, écoutez plutôt, et il prit une voix profonde : « BORKE PHOIOUR IO ZIZIA APARXEOUCH THYTHE LAILAM AAAAAA IIIII OOOO IEO IEO » » Il quitta le parchemin des yeux. « Et ça continue comme ça sur plusieurs lignes. Qu’est-ce que vous en dites, mes amis ?
— Je pense que vous avez bien fait de ne pas en lire davantage, dit Faustus. Vous auriez peut-être fini par disparaître sous notre nez.
— Il manque les excréments de scarabées, l’œil de chouette et tout le reste, nota bar-Heap. Et ce ne sont guère les premières lueurs de l’aube qui se glissent par cette cheminée, même si l’on prétend être dans le temple d’Apollon.
— IO IO O PHRIXRIZO EOA », continua Menandros, en gloussant de plaisir. Il rangea le parchemin dans sa bourse.
Faustus avait du mal à croire que le Grec pût accorder du crédit à ces sornettes, bien qu’il ait eu quelques doutes devant l’insistance de celui-ci à vouloir visiter le marché. C’était pourtant un client enthousiaste. Il voulait sûrement rapporter quelques souvenirs pittoresques à son empereur à Constantinopolis – quelques preuves amusantes de la naïveté des Romains modernes. Car Menandros avait à présent sûrement remarqué une vérité essentielle de cette salle, à savoir que la majeure partie des sorciers et leurs bonimenteurs venaient de la partie orientale de l’Empire, dont la réputation dans le domaine de la magie remontait aux temps lointains des pharaons et des rois babyloniens, tandis que leurs clients – et ils étaient nombreux – étaient tous des Romains occidentaux. De tels sortilèges étaient certainement disponibles dans l’autre partie de l’Empire. Ils ne devaient pas être inconnus des Orientaux. L’Empire d’Orient était riche. Tous les talents commerciaux y avaient été inventés. Les racines de l’Orient remontaient à l’Antiquité, à une époque bien antérieure à la création de Rome, et il convenait de garder un œil attentif lorsque l’on avait affaire à ses citoyens.
Ainsi Menandros essayait simplement d’amasser quelques preuves substantielles de la sottise des Romains. Sollicitant l’aide de bar-Heap pour les tractations avec les commerçants, il passait d’étal en étal, accumulant les articles. Il acheta les plans de fabrication d’un anneau donnant à son porteur le don d’obtenir ce qu’il voulait de qui il voulait, ou d’apaiser les humeurs des maîtres et des rois. Il acheta un sort empêchant le sommeil, un autre le provoquant. Puis un rouleau de parchemin offrant tout un catalogue de célèbres mystères dont il lut un extrait à ses compagnons : « Vous verrez les portes s’ouvrir avec fracas, et sept vierges en surgiront, habillées de lin, et aux visages de vipères. On les appelle les Destins du Paradis, et elles portent des sceptres d’or. Lorsque vous les verrez, voici comment les accueillir… » Il mit la main sur un sort qu’un nécromancien pouvait utiliser pour empêcher les crânes de parler à tort et à travers lorsque leur maître les manipulait pour leurs sortilèges. L’un d’eux pouvait invoquer Celui Qui n’a Pas de Tête, créateur de l’enfer et du paradis, le puissant Osoronnophris, afin d’exhorter les démons de libérer le corps d’un possédé. Un autre faisait revenir les objets perdus ou volés. Il tourna au premier étal pour y acheter le philtre d’amour infaillible pour une fraction de la somme initialement proposée. Enfin, il acheta un sort capable de faire croire à des buveurs au cours d’une soirée arrosée qu’il venait de leur pousser une gueule de singe à la place du visage.
Menandros, visiblement satisfait de ses achats, déclara qu’il était prêt à reprendre la route. À l’autre bout du hall, au-delà du territoire des vendeurs de sortilèges, ils marquèrent une pause dans le domaine des diseurs de bonne aventure et autres oracles. « Pour une ou deux pièces de cuivre, dit Faustus en s’adressant au Grec, ils vous liront les lignes de la main, ou celles du front, et vous diront votre avenir. Pour quelques pièces de plus, ils peuvent lire dans les entrailles d’un poulet, ou le foie d’un âne, et vous liront votre véritable avenir, voire celui de l’Empire. »
Menandros parut étonné. « L’avenir de l’Empire ? De vulgaires diseurs de bonne aventure sur une place de marché comme celle-ci proposent de telles prophéties ? Je pensais que seuls les oracles impériaux se chargeaient de ce genre de chose, et pour les seules oreilles de l’empereur.
— Les oracles impériaux fournissent de meilleurs pronostics, je suppose, dit Faustus. Mais nous sommes à Rome, où tout le monde peut tout acheter. » Il jeta un œil le long de la rangée, et aperçut celui qui avait affirmé détenir de nouvelles interprétations des Prophéties sibyllines, annonçant la fin proche de l’Empire – c’était un vieil homme, certainement un Romain, et non un Grec ou autre étranger, avec des yeux bleu pâle et une longue barbe blanche. « Voici, par exemple, l’un de nos plus audacieux prophètes, dit Faustus en le montrant du doigt. Si vous le payez, il vous racontera que l’époque de notre Empire est révolue, que le jour est proche où les sept planètes seront réunies dans la Maison du Capricorne et que l’univers tout entier sera consumé par le feu.
— Le grand ekpyrosis, dit Menandros. Nous avons aussi cette prophétie. Je me demande bien sur quelles bases ses calculs s’appuient…
— Qu’est-ce que cela peut bien faire ? s’exclama Maximilianus, s’emportant soudainement. Ce ne sont là que billevesées !
— Peut-être », dit Faustus d’une voix douce. Il se tourna vers Menandros, visiblement intéressé par le vieil homme et ses prédictions apocalyptiques. « Cela a un rapport avec cette vieille histoire du roi Romulus et des douze aigles qui passèrent dans le ciel pendant qu’il palabrait avec son frère Remus à propos de l’emplacement définitif de la ville de Rome.
— Je crois qu’il s’agissait de douze vautours », dit bar-Heap.
Faustus secoua négativement la tête. « Non, il s’agissait bien d’aigles. Et la prophétie de la Sibylle annonçait que Rome aurait un cycle de vie de douze Grandes Années, d’une durée de cent ans chacune, une pour chacun des aigles de Romulus, et d’un siècle au-delà. Nous sommes en l’an 1282 de sa création. Il nous reste donc dix-huit ans, si l’on en croit notre ami à longue barbe là-bas.
— Balivernes que tout cela, s’exclama de nouveau Maximilianus en les foudroyant du regard.
— Pouvons-nous tout de même nous entretenir avec cet homme ? » demanda Menandros.
César n’avait visiblement aucune envie d’approcher de près ou de loin le personnage. Mais il pouvait difficilement refusser la demande polie de son invité. Faustus observa Maximilianus lutter intérieurement contre sa rage tandis qu’ils se dirigeaient vers l’oracle, réussissant au prix d’efforts considérables à la contenir. « Voici quelqu’un venu visiter notre ville, dit Maximilianus, la mâchoire serrée, en s’adressant au vieil homme. Il souhaiterait t’entendre au sujet de la fin annoncée de Rome. Dis ton prix et raconte-lui tes fables. »
Mais l’oracle se tassa sur lui-même, tremblant de peur. « Non, César, laissez-moi tranquille, je vous en supplie !
— Tu m’as donc reconnu ?
— Qui ne reconnaîtrait pas le fils de l’empereur ? Surtout pas celui dont le travail consiste à percer les voiles de toutes sortes.
— Le mien en tout cas. Mais pourquoi est-ce que je t’effraie à ce point ? Je ne te veux aucun mal. Allons, mon ami grec que voilà vient de la cour de Justinianus, et il a de nombreuses questions à te poser au sujet du terrible sort qui nous attend d’ici peu. Allez, déballe ton boniment, veux-tu ? »
Maximilianus attrapa sa bourse pour en sortir une pièce d’or étincelante. « Voici un bel aureus pour toi, est-ce suffisant pour te rendre la langue ? Deux peut-être ? Trois ? »
Cela représentait une véritable fortune. L’homme cependant semblait paralysé par la peur. Il recula dans sa boutique, tremblant, au point d’en perdre conscience. Le sang avait quitté son visage, et ses yeux bleu pâle semblaient sur le point de sortir de leurs orbites. Lui demander de parler de la destruction proche de l’Empire devant le fils de l’empereur était sans doute trop lui demander, songea Faustus.
« Cela suffit, murmura Faustus. Tu vas finir par le faire mourir de peur, Maximilianus. »
Mais César bouillonnait de rage. « Non ! Voici son or ! Qu’il parle ! Qu’il parle donc !
— César, moi, je veux bien vous parler, si vous le désirez, fit une voix aiguë et dure derrière leur dos. Et ce que je vous raconterai devrait certainement vous ravir. »
Il s’agissait d’un autre oracle, un petit bonhomme au faciès de rat, affecté d’un léger strabisme, vêtu d’une tunique jaune élimée, qui poussait maintenant l’audace jusqu’à tirer Maximilianus par la toge. Il avait vu un présage concernant Maximilianus, au moment où César avait pénétré sur la place du marché, dit-il, et ne voulait même pas être payé pour partager la nouvelle avec eux. Ni pour deux pièces de cuivre, ni même pour une seule.
« Cela ne m’intéresse pas », dit brutalement Maximilianus avant de lui tourner le dos.
Mais le petit devin n’accepta pas d’être ainsi repoussé. Il tourna autour de Maximilianus comme un écureuil affolé pour lui faire face à nouveau ; il s’adressa à César comme le fait le vulgaire devant un grand de ce monde : « J’ai lancé les os, César, et ils m’ont révélé votre avenir. J’y ai vu votre gloire. Vous êtes destiné à devenir un des plus grands héros de Rome ! Vous serez vénéré pendant des siècles. »
Une colère noire fit perdre à Maximilianus toute contenance. Faustus ne l’avait jamais vu dans un tel état. « Comment oses-tu te moquer moi de la sorte ? » demanda César, les mots déformés par la colère. Son bras droit tremblait comme s’il se retenait de frapper. « Un héros, dis-tu ! Un héros ! Un héros ! » Le petit homme lui aurait craché au visage qu’il n’aurait pas été plus furieux.
Mais le devin insista. « Mais si, seigneur, vous deviendrez un grand général qui écrasera les armées barbares comme de vulgaires coquilles vides ! Vous marcherez vers elles à la tête d’une puissante armée peu après avoir été nommé empereur et… »
C’en était trop pour le prince. « Et empereur par-dessus le marché ! » hurla Maximilianus qui, au même moment, frappa violemment le pauvre bougre du revers de la main, ce qui l’envoya valser contre un établi derrière lequel l’autre oracle, celui à barbe blanche, s’était réfugié dans sa couardise. Maximilianus saisit le bonhomme par les épaules et lui administra une série de gifles qui firent valser la tête du gaillard de droite à gauche, jusqu’à ce que le sang lui coule de la bouche et du nez et que ses yeux deviennent vitreux. Faustus, d’abord figé par la stupeur, finit par s’interposer. « Maximilianus ! lança-t-il, en essayant d’attraper la main de César. Seigneur – je t’en prie – ce n’est pas correct… »
Il fit un signe à bar-Heap, et l’Hébreu vint l’aider à saisir Maximilianus par l’autre bras. Ils finirent par le faire reculer.
Un silence de plomb s’abattit dans le hall. Les sorciers et leurs bonimenteurs avaient cessé toute activité, le regard figé par un mélange de stupeur et d’horreur, sentiment partagé par Menandros.
Le petit devin déguenillé, assis sur le banc, hagard, cracha une dent et lança comme un ultime défi désespéré : « Quoi qu’il vous en déplaise, Majesté, je dis la vérité : empereur. »
Faustus et l’Hébreu durent redoubler d’efforts pour éloigner le prince de cet endroit avant qu’il ne cause d’autres ennuis.
Faustus n’était pas habitué à voir Maximilianus se laisser aller à de tels accès de fureur. Le César avait l’habitude de tout prendre à la légère. Le monde était pour lui une vaste plaisanterie. Il avait toujours fait savoir que rien ni personne ne lui importait, pas même lui. Il se considérait trop cynique pour cela, trop léger, trop trivial, trop indifférent envers tout ce qui avait un tant soit peu d’importance, pour s’impliquer de manière significative quand les événements exigeaient ce genre de comportement. Pourquoi donc les paroles du devin l’avaient-elles mis dans un tel état ? Sa colère était disproportionnée par rapport à l’offense qui lui avait été faite, si offense il y avait eu. L’homme avait simplement cherché à le flatter. Un prince royal parmi nous : très bien, annonçons-lui qu’il deviendra un grand héros, allons jusqu’à lui dire qu’il sera empereur un jour. La deuxième hypothèse n’était, après tout, pas si improbable. Héraclius, destiné à monter sur le trône d’ici peu, pourrait bien mourir sans avoir mis de fils au monde, et on n’aurait d’autre choix que de demander à Maximilianus de lui succéder, même si Maximilianus n’en avait que faire.
Dire à Maximilianus qu’il deviendrait un grand héros, c’était une autre affaire : voilà sans doute ce qui l’avait piqué au vif, songea Faustus. Nul doute qu’il était conscient de n’avoir ni de près ni de loin l’étoffe d’un héros, quoi qu’en dise un devin flagorneur. Conscient aussi que tout Rome voyait en lui, non un beau jeune homme promis à accomplir de grandes choses, mais le simple coureur de jupons, le joueur invétéré, l’indécrottable voyou qu’il se considérait lui-même. Il ne pouvait interpréter les propos du devin que comme autant de moqueries impertinentes plutôt que comme des flatteries.
« Je pense que nous devrions rapidement nous trouver une échoppe, dit Faustus. Un peu de vin calmera ton sang bouillonnant, seigneur. »
En effet, le vin, si mauvais qu’il fût, adoucit rapidement l’humeur de Maximilianus. Il en vint même à rire en secouant la tête en repensant à l’impudence du petit bonhomme au faciès de rat. « Un héros du royaume ! Moi ! Et empereur de surcroît ! Peut-on imaginer un oracle livrer de si mauvais présages ?
— S’ils sont tous de cet acabit, dit bar-Heap, je ne pense pas que nous ayons à craindre la destruction de notre univers. Ces gens sont des clowns, pire même. Tout juste bons à divertir les imbéciles.
— Une tâche bien utile, dans notre monde, je dois dire, nota Menandros. Il y a tant d’imbéciles, n’ont-ils pas le droit de se divertir, eux aussi ? »
Faustus était moins loquace. L’épisode chez les sorciers et les bonimenteurs l’avait laissé d’humeur quelque peu maussade. Chose inhabituelle puisqu’il était en général plutôt quelqu’un d’enjoué ; sa compagnie joviale était chose précieuse pour César ; mais son attitude générale s’était ternie depuis l’arrivée de cet ambassadeur grec à Rome. Il se sentait submergé par une soudaine lassitude mentale. Ces dernières heures passées dans ce royaume souterrain de ténèbres et de lumières vacillantes en étaient la cause, sans aucun doute. Les temps où le prince et lui avaient pris du plaisir dans cet endroit étaient bien loin, mais ces deux jours passés dans ces anciens tunnels, dans ce mystérieux royaume peuplé de sons et de bruits inexplicables, d’êtres invisibles, de fantômes à l’affût, l’avaient rendu las et mal à l’aise. Ce monde souterrain privé de lumière était la Rome authentique, songea-t-il, un royaume sombre de magie et de terreur, théâtre de peurs et de sinistres présages.
Le monde serait-il détruit par les flammes d’ici dix-huit ans, comme l’avait dit le vieil homme ? Sans doute que non. De toute façon, il avait peu de chances d’assister au spectacle. La fin de l’univers n’était pas pour bientôt, mais la sienne, oui : cinq ans, dix, quinze tout au plus, et il ne serait plus de ce monde, bien avant la catastrophe annoncée, le – quel mot avait employé le Grec ? – le grand ekpyrosis.
Mais même si aucun brasier apocalyptique n’était en vue, l’Empire, lui, semblait bel et bien être en mauvais état. Les symptômes de cette maladie étaient partout visibles. Que le deuxième prétendant au trône puisse s’emporter aussi violemment à la simple perspective d’un tel événement en disait long sur l’étendue du mal. Le risque de voir les Barbares frapper aux portes de l’Empire d’ici peu, une génération après qu’ils eurent été censés être évincés à tout jamais, en disait long aussi. Nous nous sommes visiblement égarés en route.
Faustus se remplit une autre coupe. Il savait qu’il buvait trop et trop vite : même sa panse proéminente avait ses limites. Mais le vin apaisait la douleur. Bois donc, mon vieux Faustus. Bois. Accorde au moins à ton pauvre corps un peu de réconfort.
Eh oui, il se faisait vieux. Mais Rome l’était encore davantage. L’immensité du passé de la ville lui pesait sur les épaules. Les rues étroites, étouffées par les amoncellement d’ordures, qui menaient aux places prestigieuses et à leurs innombrables fontaines aux jets argentés, les palais des riches et des puissants, les statues à perte de vue, les obélisques, les colonnes rapportées de temples lointains, les trophées de centaines de conquêtes impériales, les restes d’une centaine de dieux étrangers et, quelque part au-dessus de tout cela, la vieille et immaculée Rome de l’ancienne république : l’histoire s’accumulant niveau après niveau sur douze siècles, le présent et le passé se superposant, bien que le passé soit toujours présent cependant – oui, songea-t-il, la route a été longue, et peut-être que maintenant que nous nous sommes créé un tel passé, l’avenir nous est limité, et que nous nous acheminons vers notre fin. Nous disparaîtrons dans notre mollesse, notre confusion, notre amour fatal pour le plaisir et la facilité.
Cela le perturbait énormément. Mais pourquoi s’en souciait-il à ce point ? Il n’était lui aussi qu’un vieil et incorrigible plaisantin, ami d’un alter ego plus jeune que lui. Il avait toujours aimé prétendre ne se soucier de rien.
Et pourtant, pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser que coulait en lui le sang royal du prodigieux Constantinus, l’un des plus grands empereurs. Le destin de l’Empire avait été une préoccupation majeure de Constantinus : il avait œuvré à sa tête des décennies durant, et l’avait sauvé de la destruction en lui créant une nouvelle capitale en Orient, une seconde fondation pour alléger le poids que Urbs Roma ne pouvait plus supporter seule. Et me voici, deux siècles et quart plus tard, gros chat fatigué à côté du lion qu’était mon ancêtre : mais je dois bien me soucier un peu du sort de l’Empire auquel il voua sa vie. Je le lui dois, plus qu’à moi-même. Sinon, se demanda Faustus énervé, à quoi bon avoir le sang d’un empereur dans mes veines ?
« Tu es bien silencieux, mon vieux, dit Maximilianus. Est-ce à cause de mon esclandre un peu plus tôt ?
— Un peu. Mais n’y pensons plus.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ?
— Je réfléchis. C’est un passe-temps pernicieux, que je regrette d’ailleurs. » Faustus plongea un regard sombre dans la coupe qu’il agita doucement. « Nous voici, dit-il, dans les boyaux de la ville, dans cette fange mystérieuse. J’ai toujours pensé que tout paraissait irréel ici, un peu comme un spectacle de foire. Et pourtant, en cet instant, cela me semble plus réel que tout ce qui se trouve à la surface. Ici, au moins, il n’y a pas de faux-semblants. C’est chacun pour soi, au milieu du grotesque et du fantastique, et aucun ne nourrit la moindre illusion. Nous savons pourquoi nous sommes ici et ce que nous avons à y faire. » Il leva un doigt vers la surface. « Pourtant là-haut, la folie règne en maître. Nous avons l’illusion que c’est le monde dans lequel prévaut la morne réalité, le monde de la puissance impériale et du pouvoir commercial romain, mais tous se comportent comme si tout cela n’avait aucune importance. Nous avons la tête dans le sable, comme ce gros volatile africain. Les Barbares sont à nos portes, mais nous ne faisons rien pour les arrêter. Et cette fois, ils nous avaleront. Ils envahiront la ville de marbre qui se trouve au-dessus de nos têtes, ils pilleront et brûleront, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de Rome que ce monde souterrain, sombre, éternellement mystérieux, de dieux étranges et d’innommables monstruosités. Ce qui, je suppose, est la véritable Rome, la Ville éternelle des ténèbres.
« Tu es saoul, dit Maximilianus.
— Tu crois ?
— Cet endroit n’est qu’un monde imaginaire, Faustus, et tu le sais très bien. C’est un lieu qui n’a pas véritablement de sens. » Le prince indiqua le ciel du doigt comme venait de le faire Faustus. « La véritable Rome, celle dont tu viens de parler, se trouve au-dessus de nous. Elle l’a toujours été et le sera toujours. Les palais, les temples, le Capitole, les murs. Solide, indestructible, impérissable. La Ville éternelle, en effet. Et les Barbares ne s’en empareront jamais. Jamais. Jamais. »
Ce ton de voix non plus, Faustus n’y était pas habitué. Pour la deuxième fois, il venait d’être surpris par cette voix plus dure, plus claire, plus passionnée. On décelait aussi dans son regard une nouvelle intensité. Faustus l’avait déjà observée un jour plus tôt, lorsque le prince avait comparé les empereurs à des monstres de foire, des aberrations de la nature. Faustus comprit qu’une transformation avait commencé à s’opérer à l’intérieur de César au cours de ces deux derniers jours. Et aujourd’hui, la chose semblait sur le point d’éclore. Que nous arrivera-t-il alors, songea-t-il ?
Il ferma les yeux un instant, hocha la tête, et sourit. Advienne que pourra. Ce qui doit arriver arrivera.
Leur journée dans les Bas-Fonds s’acheva peu après. L’accès de colère de Maximilianus dans le hall des sorciers semblait avoir jeté un froid sur tout, même sur l’insatiable envie de Menandros d’explorer les moindres interstices des cavernes des Bas-Fonds.
Le jour touchait à sa fin lorsque Faustus regagna sa demeure, ayant promis à Menandros qu’il dînerait avec lui un peu plus tard, dans la suite de l’ambassadeur au palais Séverin. Une surprise l’attendait. Le prince Héraclius s’était bel et bien rendu à son pavillon de chasse, et non sur la frontière, et le message que lui avait envoyé Faustus lui avait effectivement été transmis. Le prince regagnait Rome en ce moment même, son arrivée était prévue dans la soirée et il souhaitait rencontrer l’ambassadeur de Justinianus le plus tôt possible.
Faustus s’empressa de se laver et d’enfiler une tenue habillée. La jeune Numide l’attendait, prête, mais Faustus la renvoya, il précisa aussi à sa femme de chambre qu’il se passerait de ses services ce soir.
« Étrange journée, s’exclama Menandros à l’arrivée de Faustus.
— En effet.
— Votre ami le César semblait très contrarié par les propos de cet homme concernant son éventuelle accession au trône. L’idée lui déplaît-elle donc tant ?
— Devenir empereur n’entre guère dans ses considérations. C’est Héraclius qui sera empereur. Il n’y a jamais eu de doute là-dessus. Il est de six ans son aîné : sa préparation à l’accession au trône était déjà bien avancée lorsque Maximilianus est né, et tous l’ont depuis toujours traité comme le digne successeur de son père. En ce qui concerne Maximilianus, son avenir lui réserve une vie peu différente de celle qu’il connaît déjà. Il ne s’est jamais imaginé dans la peau d’un régent potentiel.
— Et pourtant le sénat pourrait fort bien nommer n’importe lequel des deux frères, si je ne me trompe ?
— Le sénat pourrait même me nommer moi comme empereur, s’il le désirait. Ou même vous. Théoriquement, comme vous le savez, l’hérédité n’a rien à voir là-dedans. En pratique, les choses sont bien différentes. La voie qui doit mener Héraclius au trône est évidente. De plus, Maximilianus n’a aucune envie de devenir empereur. Être empereur exige un travail énorme, et Maximilianus n’a jamais travaillé de sa vie. Je crois que c’est ce qui l’a mis dans un tel état aujourd’hui, la perspective qu’un jour, il soit amené à devenir empereur. »
Faustus connaissait désormais assez bien Menandros pour déceler le mépris à peine masqué que suscitaient ses paroles. Menandros savait parfaitement à quoi devait ressembler un empereur : un guerrier impitoyable arpentant inlassablement le monde, des terres de Dacie à celles de Thrace jusqu’aux frontières de la Perse, des côtes nordiques glaciales de la mer Pontique à quelque obscure destination quelque part en Afrique, exerçant sa domination en un clin d’œil sur tout ce qui l’entourait, cet immense réseau confus qu’était l’Empire d’Orient. Alors qu’ici, dans cet Occident toujours plus bouffi, qui s’apprêtait à demander à Justinianus de l’aider à repousser ses ennemis de toujours, l’empereur était à cet instant malade et reclus, le prétendant au trône à ce point excentrique qu’il avait quitté la ville au moment même où l’ambassadeur de Justinianus arrivait pour discuter de cette alliance dont l’Occident avait tant besoin, et le second prétendant à la couronne de laurier tellement rebuté par l’idée d’accéder à la grandeur impériale qu’il était prêt à rosser le premier avorton qui avait le malheur de lui suggérer cette éventualité.
Les Occidentaux doivent être à ses yeux totalement inutiles, songea Faustus. Et il n’a peut-être pas tort.
La discussion ne menait nulle part. Faustus y coupa court en lui annonçant que le prince Héraclius devait arriver dans la soirée.
« Ah, dit Menandros. La situation doit s’arranger sur la frontière du nord. Tant mieux. »
Faustus songea qu’il n’était pas dans ses fonctions de lui expliquer que le César n’avait pas eu le temps matériel de faire l’aller-retour entre la frontière et Rome en si peu de jours, qu’en réalité, il était simplement allé passer quelques jours dans son pavillon de chasse à la campagne. Héraclius serait parfaitement à même de mettre au point un quelconque baratin sans son aide.
Faustus se contenta d’ordonner qu’on serve le dîner. Ils étaient en train de terminer le repas par des fruits et des sorbets, lorsqu’un messager vint leur annoncer l’arrivée du prince Héraclius à Rome, celui-ci sollicitant la présence de l’ambassadeur de Constantinopolis dans le hall de Marcus Anastasius au Palais impérial.
La partie la plus proche de la série de bâtiments vieux de cinq cents ans qui constituaient le secteur impérial n’était qu’à une dizaine de minutes à pied. Mais Héraclius, avec son flair habituel pour le geste déplacé, n’avait pas choisi sa propre résidence, plutôt proche, mais l’immense salle dans laquelle le Grand Conseil se réunissait d’habitude, à l’autre bout de la partie nord du palais, au sommet du mont Palatin. Faustus envoya chercher deux litières pour les emmener au lieu du rendez-vous.
Le prince s’était installé pompeusement au fond de la salle sur le siège qui faisait office de trône pour l’empereur quand le conseil se réunissait. Il était assis, le port impérial, attendant en silence que Menandros fasse l’inévitable et interminable parcours protocolaire à travers l’immense salle, Faustus le suivant, maladroit et bougon. L’espace d’un instant, Faustus se demanda si, à son insu, l’empereur n’était pas mort durant la journée, et si Héraclius n’était pas revenu à Rome pour prendre la place de son père. Mais quelqu’un l’aurait sûrement averti le cas échéant.
Menandros connaissait son métier. Il fit une révérence au prince, tout dans ses gestes étant approprié. En se redressant, il vit Héraclius se lever à son tour et lui tendre la main afin qu’il embrasse son imposante chevalière. Ce que fit Menandros. L’ambassadeur livra ensuite un court discours, bien senti, pour présenter ses hommages et ses vœux de bonne santé de la part de l’empereur Justinianus à son collègue royal l’empereur Maximilianus et à son fils le César Héraclius, sans omettre de le remercier pour l’hospitalité qu’il avait reçue jusqu’à présent. Il remercia chaleureusement Faustus mais – et fort habilement selon Faustus – ne fit aucune mention du rôle qu’avait joué le prince Maximilianus.
Héraclius l’écouta impassiblement. Il paraissait fébrile et lointain, bien plus qu’à l’ordinaire.
Faustus n’avait jamais porté l’héritier royal dans son cœur. Héraclius était quelqu’un de rigide, tendu, mal à l’aise même dans les meilleures circonstances : un homme somme toute complètement inconsistant qui ne possédait en rien l’aisance athlétique de son cadet. Son regard aussi était froid, et ses lèvres perpétuellement pincées, signe d’un manque d’humour évident. Il était difficile de croire qu’il était bien le fils de son père. L’empereur Maximilianus, dans sa prime jeunesse, ressemblait davantage à son homonyme d’aujourd’hui : un beau jeune homme à l’allure élancée, aux cheveux roux flamboyants et aux yeux bleus rieurs. Héraclius, en revanche, avait les cheveux bruns, là où il en avait encore, et des yeux noirs comme la suie qui étincelaient sous d’épais sourcils dans son visage blafard inexpressif.
La rencontre ne déboucha sur rien de concret. Le prince et l’ambassadeur savaient tous les deux que ce n’était pas au cours de ce premier contact qu’il convenait de parler du mariage royal ni de l’alliance militaire entre les deux empires, mais Faustus demeura tout même impressionné par la vacuité de la conversation. Héraclius proposa à Menandros d’assister aux combats de gladiateurs dans la semaine, fit une vague allusion à ses ancêtres étrusques et à leurs croyances religieuses, qu’il avait eu l’occasion d’étudier, et parla brièvement d’une pièce grecque idiote présentée à l’odéon d’Agrippa Ligurinus une semaine plus tôt. En revanche, il ne fit aucune allusion aux hordes barbares qui se pressaient le long de la frontière. Ni à la grave maladie de son père. Ni à son amitié profonde avec Justinianus, rien. Il aurait tout aussi bien pu parler du temps qu’il faisait. Menandros répondait à cette banalité par la même banalité. Faustus savait qu’il ne pouvait rien faire d’autre. Le César Héraclius devait mener le débat, pour le moment.
Puis, Héraclius mit abruptement fin à la discussion. « J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir très bientôt. » C’est ainsi que le prince conclut un peu arbitrairement la visite, d’une manière tellement impromptue qu’elle surprit même le pourtant alerte Menandros, au point que Faustus crut entendre un soupir d’étonnement chez ce dernier. « Je dois, à mon grand regret, m’absenter encore demain. Mais à mon retour, dès que l’occasion se présentera… » Et il tendit de nouveau son anneau pour le baiser protocolaire.
Menandros, une fois dehors pour y attendre leur litière, s’adressa à Faustus : « Cher ami, puis-je vous parler en toute franchise ? »
Faustus s’esclaffa. « Laissez-moi deviner. Vous trouvez le César peu engageant.
— C’est plus ou moins ce que j’allais dire, en effet. Il est toujours comme ça ?
— Oh non, d’habitude il est pire. Si vous voulez mon avis, je pense qu’il a fait un gros effort pour vous.
— Je vois. Très intéressant. Et c’est lui qui est destiné à devenir le futur empereur de l’Occident. Vous savez, la réputation du César Héraclius de n’être guère agréable nous est parvenue jusqu’à Constantinopolis. Malgré tout, je ne m’attendais pas à ça.
— Est-ce le fait d’embrasser sa bague qui vous a dérangé ?
— Non, pas du tout. Lorsqu’on est ambassadeur, on doit s’attendre à faire preuve d’une certaine déférence, au moins devant l’empereur. Et devant son fils, je suppose, s’il le demande. Non, Faustus, ce qui m’a frappé ce serait plutôt – comment dire ? – laissez-moi réfléchir… » Menandros marqua une pause. Il scruta les ténèbres, en direction du Forum et du Capitale de l’autre côté de la vallée. « Vous savez, dit-il enfin, je suis relativement jeune, mais j’ai suffisamment étudié l’histoire impériale de l’Orient comme de l’Occident, et je pense savoir ce dont ne peut se passer un empereur digne de ce nom. Nous avons un nom en Grèce pour cela – charisma, vous connaissez ce mot ? – il ressemble à votre mot latin virtus, bien que son sens soit légèrement différent – il désigne la qualité requise indispensable. Mais il y a différents types de charisme. On peut très bien régner par la force de sa personnalité, un mélange d’intimidation et de crainte que l’on dégage.
— Justinianus en est un parfait exemple, ou jadis Vespasianus, ou encore Titus Gallius. On peut aussi régner en combinant une farouche détermination personnelle et la ruse – comme le faisait le grand Augustus, ou Dioclétianus. On peut aussi faire preuve de grâce et de sagesse – disons, comme Hadrianus ou Marcus Aurelius.
On peut aussi gagner la consécration par sa valeur militaire : je pense dans ce cas précis à Trajan, Gaius Martius et à vos deux empereurs qui ont porté le nom de Maximilianus. Mais… » Menandros marqua une autre pause, cette fois-ci il prit une profonde inspiration avant de continuer. « Quand on ne possède ni la grâce, ni la sagesse, ni la valeur, ni la ruse, ni la capacité de susciter la crainte et le respect…
— Je pense qu’Héraclius sera capable d’inspirer la crainte, dit Faustus.
— La crainte, peut-être. N’importe quel empereur est capable de faire cela, du moins pendant un certain temps. Comme Caligula, hein ? Néron. Domitianus. Commodus.
— Tous ceux que vous venez de citer ont fini par être assassinés, il me semble.
— Oui, en effet. »
Leurs litières étaient arrivées. Menandros se tourna vers lui et lui renvoya un sourire serein, un peu étrange. « Il est curieux, ne trouvez-vous pas, mon cher Faustus, que les deux frères royaux soient si différents l’un de l’autre, que celui qui possède ce charisme dont je parlais soit si peu intéressé de servir à la tête de son Empire, et que celui qui est destiné à accéder au trône en soit tellement dépourvu ? Quelle perte : pour eux, pour vous, peut-être même pour le monde ! Cela semble être un de ces petits tours que les dieux aiment à nous jouer, hein, mon ami ? Mais ce qui amuse les dieux ne nous amuse guère parfois. »
Il n’y eut pas de visite des Bas-Fonds le jour suivant. Menandros envoya un messager annoncer qu’il ne quitterait pas ses quartiers de la journée, ayant de la correspondance à préparer à destination de Constantinopolis. Le César Maximilianus, quant à lui, fit prévenir Faustus qu’il n’aurait pas besoin de sa présence aujourd’hui. Faustus consacra donc la journée à s’occuper de paperasseries administratives qui s’accumulaient régulièrement dans son bureau, à tenir le conseil hebdomadaire avec les autres fonctionnaires de la Chancellerie, à tremper de longues heures dans les bains publics, et enfin à dîner en tête à tête avec la jeune Numide aux yeux clairs qui le regarda sans un mot à l’autre bout de la table pendant une bonne heure et demie, sans vraiment toucher à son repas – elle avait un appétit d’oiseau, un tout petit oiseau – puis l’accompagna à sa couche le repas terminé. Après son départ, Faustus resta au lit à lire des livres au hasard, un recueil de pièces de Sénèque, le sanglant Thyeste, où il arriva à un passage qu’il aurait préféré ne pas lire ce soir-là : « Je vis dans la peur que l’univers tout entier ne s’effondre en une multitude de fragments, et que ce chaos terrasse les dieux et les hommes, que la terre et la mer soient englouties par les planètes égarées dans les deux. » Faustus resta rivé sur ces mots jusqu’à ce qu’ils deviennent flous. Les lignes suivantes apparurent alors : « De toutes les générations, le sort a décidé que c’était la nôtre qui méritait ce funeste destin, celui d’être écrasée par les débris du ciel » Voilà qui était une lecture bien mal choisie pour la nuit. Il reposa le rouleau de parchemin et ferma les yeux.
Une journée de plus dans la vie de Faustus Flavius Constantinus César. Les Barbares se pressent à nos frontières, l’empereur se meurt un peu plus chaque jour, et l’héritier du trône se promène quelque part dans les bois à planter des lances dans de pauvres bêtes pendant que le vieux Faustus se démène dans des paperasseries officielles sans intérêt, passe la moitié de son temps dans l’eau chaude d’immenses bassins en marbre, profite des charmes d’une jeune fille à la peau sombre et tombe sur de sinistres présages lorsqu’il essaye de lire quelques lignes avant de s’endormir.
Le jour suivant vit l’arrivée d’un des esclaves de Menandros l’informant du désir de l’ambassadeur de se livrer à une troisième exploration de la ville souterraine dans l’après-midi. Menandros faisait savoir qu’il tenait tout particulièrement à voir la chapelle de Priape et le bassin du Baptai et éventuellement les catacombes des prostituées sacrées de Chaldée. Le tempérament de l’ambassadeur semblait avoir pris un ton nettement plus licencieux.
Faustus s’empressa de contacter Maximilianus pour l’informer des projets du jour et lui demander de faire appel une nouvelle fois à Danielus bar-Heap en qualité de guide. « Fais-moi savoir avant la sixième heure où tu souhaites nous rencontrer », concluait Faustus dans sa missive. Mais midi passa et aucune nouvelle ne lui parvint. Une deuxième missive n’eut pas plus de succès. Il était bientôt l’heure pour Faustus d’aller chercher l’ambassadeur au palais Séverin. Il semblait être l’unique accompagnateur désigné de Menandros pour l’expédition du jour. Mais cela n’avait rien d’engageant pour Faustus, il se sentait d’humeur trop maussade ce matin, trop triste, trop morose. Il avait besoin de la compagnie joyeuse de Maximilianus pour l’aider à supporter cette corvée.
« Emmenez-moi chez le César », ordonna-t-il à ses porteurs.
Maximilianus l’accueillit les yeux rouges, avec une vieille tunique trouée, il ne s’était visiblement ni lavé, ni rasé et semblait surpris de le voir là. « Qu’y a-t-il, Faustus ? Pourquoi te présentes-tu ici sans avoir été annoncé ?
— Je t’ai envoyé deux messages depuis ce matin, César. Nous devons accompagner l’ambassadeur pour visiter de nouveau les Bas-Fonds. »
Le prince haussa les épaules. Il n’avait visiblement pas été averti. « Je ne suis réveillé que depuis une heure. Et je n’ai dormi que trois heures. La nuit a été rude. Mon père est mourant.
— Oui. Bien sûr. Nous sommes tous au courant de la triste nouvelle depuis quelque temps et nous en sommes tous désolés, dit mielleusement Faustus. Ce sera certainement une délivrance pour Sa Majesté lorsque ses souffrances…
— Je n’ai pas dit qu’il était souffrant, je dis qu’il vit ses dernières heures, Faustus. J’ai été à son chevet toute la nuit au palais. »
Faustus cligna les yeux de surprise. « Ton père est à Rome ?
— Bien sûr. Où croyais-tu qu’il était ?
— On a dit qu’il était à Capri, en Sicile, voire même en Afrique…
— Ce sont là des racontars tout juste bons pour les imbéciles. Il est ici depuis des mois, depuis son retour des thermes de Baiae. Tu l’ignorais sans doute ? Ne recevant que la visite de quelques proches, à cause de son état fragile, même la plus petite conversation l’épuisait. Mais hier, vers midi, il a eu une sorte de crise. Il s’est mis à vomir un sang noir, suivi de convulsions terribles. On a fait venir tous ses médecins. Toute une armée, chacun d’eux ayant la ferme intention d’être celui qui lui sauverait la vie, même s’il fallait le tuer en essayant. » Dans un état d’excitation maladive, Maximilianus se mit à faire l’énumération de tous les remèdes qui avaient été employés : applications de graisse de lion, boissons à base de lait de chienne, grenouilles bouillies au vinaigre, cigales séchées dissoutes dans le vin, figues farcies au foie de souris, langues de dragons bouillies à l’huile, œil de crabe d’eau douce et autres cures aussi exotiques que coûteuses, toute une pharmacopée – suffisamment de remèdes en tout cas, songea Faustus, pour achever un homme en bonne santé. Mais ils ne s’étaient pas arrêtés là. Ils lui avaient fait une saignée. Ils l’avaient trempé dans des bains de miel saupoudré de poudre d’or. Ils l’avaient recouvert de boue tiède provenant des flancs du Vésuve. « Et ils ont réservé le plus absurde pour la fin, juste avant l’aube, continua Maximilianus. Une jeune vierge dut lui tenir la main en invoquant Apollon par trois fois pour empêcher la progression de la maladie. C’est déjà un miracle qu’ils aient pu trouver une vierge dans un délai aussi court. Je suppose qu’ils pouvaient toujours en créer une par décret rétroactif. » Le prince afficha un rictus sauvage. Mais Faustus vit qu’il ne s’agissait là que d’une contenance qu’il se donnait, un suprême effort pour afficher un cynisme calme que Faustus était supposé attendre de lui : les yeux rougis par les larmes du César étaient ceux d’un jeune homme peiné par les souffrances de son père bien-aimé.
— Tu crois qu’il risque de mourir aujourd’hui ?
— Je ne le pense pas. Les docteurs m’ont dit que ses forces étaient encore prodigieuses, même en ce moment. Il peut tenir encore un jour, peut-être même deux ou trois, mais guère plus.
— Et ton frère est avec lui ?
— Mon frère ? » Maximilianus parut surpris. « Tu m’as dit toi-même qu’il était à son pavillon de chasse !
— Il est rentré avant-hier soir. Il a reçu le Grec en audience dans le hall Marcus Anastasius. J’y ai moi-même assisté.
— Non, murmura Maximilianus. Non. Le salaud ! Le salaud !
— L’audience n’a pas duré plus d’un quart d’heure, à mon avis. Il lui a ensuite annoncé qu’il quittait la ville le lendemain matin, mais j’imagine que dès qu’il a appris que ton père était aussi souffrant… » Faustus comprit aussitôt et se figea, incrédule. « Tu veux dire que tu ne l’as pas vu de la journée ? Il n’est pas allé rendre visite à ton père à un moment ou à un autre ? »
L’espace d’un instant, aucun des deux hommes ne fut capable de prononcer le moindre mot.
Maximilianus finit par rompre le silence. « La mort lui fait peur. La vue, l’odeur, l’idée même de la mort. Il ne supporte pas d’être en contact avec quelqu’un de malade. Et il s’est particulièrement appliqué à s’éloigner de l’empereur depuis que celui-ci est tombé malade. De toute façon, il s’est toujours foutu royalement de mon père. C’est tout à fait dans son caractère que de venir à Rome, de dormir sous le même toit que le vieux, et de ne même pas faire l’effort de prendre de ses nouvelles, encore moins d’aller lui rendre visite, et de repartir le lendemain matin.
Ainsi, il ne serait jamais informé que la fin était proche. Quant à moi, je ne m’attendais pas à ce qu’il daigne me contacter pendant qu’il était ici.
— On devrait le faire rappeler à Rome.
— Oui. On devrait. Comme tu peux t’en douter, il est amené à devenir empereur d’ici un jour ou deux. » Maximilianus renvoya à Faustus un regard éteint. La fatigue semblait l’avoir vidé. « Tu veux bien t’en occuper, Faustus ? Rapidement. Pendant ce temps, je vais aller me laver et m’habiller. Le Grec doit attendre qu’on l’emmène en bas, non ? »
Faustus se figea. « Tu veux dire que tu veux y aller maintenant, aujourd’hui ? Alors que… ton père… ?
— Pourquoi pas ? Il n’y a rien que je puisse faire pour le vieux dans l’immédiat, non ? Et ses docteurs m’ont assuré qu’il tiendrait encore un jour. » Une étrange froideur émana brusquement du César. Faustus éprouva aussitôt l’envie d’échapper à cette émanation.
C’est d’une voix perçante et froide que Maximilianus s’exprima : « De toute façon, ce n’est pas moi qui suis censé devenir empereur. C’est à mon frère qu’il incombe d’attendre les rênes du pouvoir, pas à moi. Envoie un messager l’avertir qu’il ferait mieux de se dépêcher de rentrer, et allons prendre un peu de bon temps, toi, moi et le Grec. Ce sera peut-être la dernière fois avant longtemps.
Il était impossible de mettre la main sur l’Hébreu dans un délai aussi court, ils devraient donc se passer de sa précieuse assistance pour la sortie du jour. Cela rendait Faustus nerveux, car se faufiler dans la chapelle de Priape n’était pas sans danger et il aurait préféré avoir le puissant et courageux bar-Heap à leur côté s’ils devaient se retrouver en situation périlleuse. En revanche, cela ne paraissait pas inquiéter Maximilianus. Le prince semblait être de disposition particulièrement impétueuse, chose rare chez lui, surtout à cette heure-ci de la journée. La colère provoquée par l’absence de son frère et le poids de la maladie de son père le rendaient en effet très tendu, on avait là un homme visiblement sur le point d’exploser.
Mais il paraissait adopter un comportement relativement calme tandis qu’il menait le groupe vers la rampe qui descendait aux Bas-Fonds le long des bains de Constantinus jusqu’à la grotte où se déroulaient les rites dédiés à Priape. Le couloir était bas de plafond, les murs suintants d’humidité, provoquant ici et là des traces de moisissure verdâtre. Au fur et à mesure qu’ils approchaient de leur but, l’enthousiasme de Menandros se manifestait de manière de plus en plus puérile, à tel point que Faustus ne savait s’il devait en éprouver de l’amusement ou du mépris. N’avaient-ils donc plus aucun de ces cultes obscurs à Constantinopolis ? Justinianus était-il d’un tempérament à ce point sévère qu’il les avait tous bannis, alors que sa propre femme, Théodora, une ancienne actrice, était, selon les dires, d’une parfaite immoralité ?
« Par ici, murmura Maximilianus, en indiquant une ouverture dans le mur de la grotte, une simple fissure dans la roche. Ceci nous conduira au-dessus de la chapelle, nous y aurons une bonne vue d’ensemble. Mais faites bien attention à ne pas faire de bruit. Si l’un d’entre nous éternue, on sera faits comme des rats, car c’est la seule issue, et ils nous attendrons à la sortie, hache à la main, s’ils s’aperçoivent que nous les avons espionnés. »
Le passage montait subitement en pente abrupte. Il était impossible à des hommes aussi grands que Maximilianus ou Faustus de se tenir debout, Menandros en revanche y arrivait sans problème. Le jeune et agile Maximilianus se déplaçait sans difficulté, mais pour Faustus, plus lourd et donc plus lent, le moindre pas était un calvaire. Il se mit rapidement à haleter et à transpirer. Il en cogna sa lanterne contre le mur, choc dont le bruit résonna dans le couloir, ce qui lui valut un sifflement et un regard lourd de reproche de la part de Maximilianus.
Il leur fallut peu de temps avant d’avoir la confirmation qu’une cérémonie avait effectivement lieu : un claquement de cymbales, des roulements de tambour, les cris stridents des trompettes, les sifflements perçants des flûtes. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où l’on était le mieux à même de voir la scène qui se déroulait plus bas, Maximilianus leur fit signe de poser les lanternes afin que l’on ne repère pas leurs lueurs depuis l’autel et installa Menandros là où la vue était la meilleure. Faustus n’essaya même pas de jeter un œil. Il n’avait que trop assisté à ce genre de spectacle : les murs décorés de fresques érotiques tape-à-l’œil, l’imposant autel élevé en l’honneur du dieu du plaisir, et l’effigie de Priape, lui-même assis avec son énorme phallus dressé telle une colonne en travers des jambes. Une demi-douzaine d’adoratrices, principalement, dansaient devant l’imposante statue. Leurs corps peints et enduits d’huile ; une lueur folle se lisait dans leurs regards ; les narines étaient dilatées, les lèvres retroussées dans un infâme rictus, et les poitrines des danseuses se balançaient de ci de là tandis qu’elles dansaient et sautillaient sur place.
Des chants s’élevaient sur des rythmes saccadés :
« Viens à moi, ô Priape, telle la lumière du soleil à l’aube du jour. Viens, ô Priape, et accorde-moi tes faveurs, ta substance, ton élégance, ta beauté, tes délices. Dans les deux ton nom est LAMPTHEN
— OUOTH OUASTHEN
— OUTHIO AMENOTH
— ENTHOMOUCH. Je sais les formes que tu peux prendre : à l’est, celle d’un ibis, à l’ouest, celle d’un loup, au nord, celle d’un serpent, et au sud, celle d’un aigle. Viens à moi, Priape – viens à moi, Priape viens… »
Les femmes montaient vers l’autel une à une, embrassaient le bout du phallus tout en le caressant de manière lascive.
« Priape, je t’invoque ! Accorde-moi tes faveurs, tes formes, ta beauté ! Accorde-moi le plaisir. Car tu fais partie de moi et moi de toi. Tu portes mon nom et moi le tien. »
Un tonitruant et démoniaque grondement de tambour se fit entendre. Faustus savait ce que cela signifiait : l’une des adoratrices venait de chevaucher la statue du dieu. Menandros, le regard braqué, était un peu trop penché vers l’avant. À ce stade de la cérémonie, il y avait peu de chance que l’un des participants levât la tête en l’air et finît par le remarquer, mais il risquait de glisser et chuter au beau milieu de la mêlée. Ce genre de chose était déjà arrivé. La peine encourue pour avoir espionné les rites des adorateurs de Priape était une mort certaine. Faustus se pencha pour le saisir, mais Maximilianus l’avait devancé et le tira vers lui. Bien qu’une surveillance discrète fut interdite lors de ces rites, les hommes n’en étaient pas exclus pour autant. Faustus savait qu’un certain nombre d’esclaves vigoureux attendaient dans les coulisses. Bientôt la prêtresse de Priape leur ferait signe et l’orgie pourrait alors commencer.
Ils durent pratiquement traîner Menandros pour le retour. Il était accroupi devant l’ouverture tel un jeune garçon prêt à découvrir enfin les secrets les plus intimes de la féminité, et même lorsque les choses en étaient arrivées à un stade qui aurait satisfait plus d’un homme, Menandros voulait en voir toujours plus. Faustus était impressionné par sa soif insatiable. Il n’arrivait même plus à se souvenir lui-même du temps où il trouvait neuf et exotique ce qui se déroulait un peu plus bas, et il était difficile de comprendre la curiosité passionnée de Menandros pour quelque chose d’aussi banal que quelques copulations orgiaques. Faustus songea que la cour de l’empereur Justinianus devait avoir une haute considération des valeurs de chasteté et de propriété. Mais il avait cependant entendu dire le contraire.
Ils finirent par tirer l’ambassadeur de là, et se dirigèrent vers la destination suivante, choisie par ce dernier, le bassin du Baptai. « Je vais vous attendre ici, dit Faustus, alors qu’ils arrivaient devant l’escalier en colimaçon qui plongeait vers le sombre gouffre où se déroulaient les rites de ce culte d’immersion. Je suis trop gros et trop lent pour ce genre de sport. »
Il savait que c’était un endroit envoûtant : avec ses murs lisses taillés dans la roche, parsemés de mosaïques iridescentes en verre blanc, rouge et vert, mises en valeur par quelques touches ici et là de peinture dorée, représentant des scènes de Diane la chasseresse, de colombes lovées les unes contre les autres, de Cupidons se baignant parmi les cygnes, de nymphes voluptueuses et de satyres déchaînés. Mais l’air y était lourd et moite, l’interminable escalier en colimaçon en pierres humides et glissantes serait un calvaire pour ses vieilles jambes. Et le dernier palier épuisant de cette longue descente, celui qui allait de la salle des mosaïques à l’insondable bassin sombre situé au niveau le plus bas, serait sans aucun doute au-dessus de ses forces. Et bien entendu, la perspective de la remontée suffisait à anéantir ses dernières velléités.
Il patienta donc. Un rire perçant remonta jusqu’à lui du fond des ténèbres. Là-bas on vénérait la déesse Bendis de Thrace, un démon vulgaire aux cheveux plats dont les adorateurs étaient tous des dévergondés ; on pouvait d’ailleurs assister à une cérémonie à toute heure du jour ou de la nuit, un rituel qui comprenait le lot habituel d’orgies avec comme point d’orgue le plongeon du baptême dans le bassin glacial où Bendis se tient prête à absoudre les péchés récents et ceux à venir de tous ceux qui s’y trempent. Ce n’était pas un culte secret. Tous y étaient les bienvenus. Mais le culte de Bendis n’avait plus rien de mystérieux pour Faustus. Il avait suffisamment goûté à ce baptême glacial dans sa vie ; il pouvait aujourd’hui s’en passer. Et les soins prodigués par sa petite Numide Olathea suffisaient à assouvir ses ardeurs déclinantes.
Un long moment passa avant qu’il voie réapparaître Menandros et Maximilianus des profondeurs. Ils ne dirent pas grand-chose à leur sortie, mais il était clair d’après le regard triomphant et empourpré du petit Grec qu’il avait trouvé là les extases auxquelles il s’attendait en allant visiter l’autel du Baptai.
L’heure était maintenant aux putains de Chaldée, au plus profond de la cité souterraine, parmi la concentration de galeries sous le Circus Maximus. Menandros semblait avoir entendu dire beaucoup de choses sur ces femmes, dont une grande partie n’avait rien d’exact. « Il ne faut pas les appeler des putains, vous savez, expliqua Faustus. Ce sont des prostituées – des prostituées sacrées.
— J’apprécie la nuance, dit le Grec avec un sourire forcé.
— Ce qu’il veut dire, dit le César, c’est que ce sont toutes des femmes d’une certaine classe sociale, elles appartiennent à un culte qui nous vient de Babylone. Certaines d’entre elles sont même de descendance babylonienne, bien que la plupart ne le soient pas. Toujours est-il que les femmes appartenant à ce culte doivent à un moment donné de leur vie, entre – quel âge déjà, Faustus, seize ans et trente ans ? – dans ces eaux là – se rendre au sanctuaire de leur déesse pour y attendre qu’un étranger passe par là et les choisisse pour la nuit. Il lance une pièce d’argent et la femme doit l’accompagner, aussi laid ou repoussant soit-il. Et par cet acte elle remplit ses obligations envers sa déesse avant de retourner à une vie de pureté innocente.
— Je crois savoir que certaines d’entre elles retournent plusieurs fois accomplir leur devoir, ajouta Faustus. Par ferveur excessive, je suppose. À moins que, bien sûr, elles ne le fassent que par pur plaisir de rencontrer des inconnus.
— Je dois absolument voir cela », dit Menandros. Il rayonnait de nouveau de cet enthousiasme puéril. « Des femmes vertueuses, dites-vous ? Des femmes et des filles de bonne réputation ? Et elles sont obligées de s’offrir ainsi ? Elles ne peuvent refuser sous aucun prétexte ? Justinianus aura du mal à le croire.
— C’est propre à l’Orient, dit Faustus. Cela nous vient de la Chaldée babylonienne. Il est surprenant que vous n’ayez pas cela dans votre capitale. » Cela sonnait faux. D’après tout ce qui avait été rapporté à Faustus, Constantinopolis n’avait rien à envier à Rome comme vivier de cultes orientaux. Il se prit à se demander s’il n’y avait pas quelque raison d’État derrière la volonté de Menandros de dépeindre l’Empire d’Orient comme un modèle de piété et de vertu. Cela était peut-être en rapport avec les termes du traité que Menandros était venu négocier. Il n’en voyait cependant pas le lien immédiat.
Mais ils n’eurent pas ce jour-là l’occasion de voir les prostituées sacrées de Chaldée. Ils étaient à peine à mi-chemin dans les Bas-Fonds lorsqu’ils perçurent une clameur provenant de la Via Subterranea devant eux et tandis qu’ils approchaient de la vaste artère, ils furent en mesure d’en discerner quelques paroles. Les cris étaient étouffés et confus, mais ils semblaient dire :
« L’empereur est mort ! L’empereur est mort !
— Est-ce possible ? s’interrogea Faustus. Ai-je bien entendu ? »
Mais cette fois une voix masculine se dégagea du lot, tel un grondement de buffle : « L’EMPEREUR EST MORT ! L’EMPEREUR EST MORT ! » Il n’y avait désormais plus de doute quant à son sens.
« Déjà, murmura Maximilianus, d’une voix d’outre-tombe. Ça ne devait pas arriver aujourd’hui. »
Faustus lança un coup d’œil au César. Son visage était livide, comme s’il avait passé toute sa vie dans ces grottes souterraines, et ses yeux possédaient une lueur brillante et dure qui leur donnait l’apparence de deux saphirs polis. Ce regard de pierre était difficile à soutenir.
Un homme vêtu d’une tunique jaune comme en portent les prêtres asiatiques vint vers eux en courant, l’esprit détraqué par la peur. Il heurta Maximilianus en se faufilant dans le couloir étroit et essaya de forcer le passage d’un coup d’épaule, mais le César le saisit par les poignets pour l’immobiliser et, les yeux dans les yeux, exigea d’être informé. « Sa Majesté… » L’homme en perdait le souffle, les yeux exorbités. Il zézayait comme le font les Syriens. « Mort. On vient d’allumer des bûchers devant le palais. Les prétoriens sont dans les rues pour maintenir l’ordre. »
Maximilianus étouffa un juron puis repoussa le Syrien avec une telle violence que l’homme percuta le mur opposé. Il se tourna vers Faustus. « Je dois retourner au palais. » Il n’en dit pas plus, et laissa Faustus et Menandros plantés là tandis qu’il remontait la Via Subterranea à grandes enjambées.
Menandros semblait bouleversé par la nouvelle. « Nous ne devrions pas rester ici non plus, dit-il.
— Non. En effet.
— Devons-nous retourner au palais ?
— Ce pourrait être dangereux. Lorsqu’un empereur meurt et que son héritier n’est pas présent, tout peut arriver. » Faustus passa son bras autour de celui du Grec. Ce qui parut surprendre Menandros, mais il réalisa rapidement que cela avait pour but d’éviter qu’ils ne se retrouvent séparés dans la foule qui montait de la ville souterraine. Ainsi reliés, ils se dirigèrent vers la sortie la plus proche.
La nouvelle avait déjà fait le tour de la ville, et des hordes de gens se précipitaient çà et là. Faustus, dont le cœur battait la chamade à cause de l’effort, se déplaçait aussi vite qu’il lui était possible, traînant littéralement Menandros avec lui, jouant de son gabarit pour se frayer un chemin dans la foule.
« L’empereur est mort ! » En sortant dans la lumière aveuglante, Faustus put constater l’expression hagarde qui se lisait sur tous les visages.
Lui-même était quelque peu sous le choc, bien que la mort de l’empereur Maximilianus ne fut pas vraiment inattendue. Le vieil homme était sur le trône depuis plus de quarante ans, un des plus longs règnes de l’histoire romaine, plus long encore que celui d’Augustus, égalé peut-être par son propre grand-père, le premier Maximilianus. Ces empereurs étrusques vivaient vieux. Faustus était un jeune homme encore mince la dernière fois que le trône impérial avait changé de main et, ce jour-là, la succession s’était bien déroulée, le magnifique jeune prince qui devait devenir Maximilianus II était présent au chevet de son père pour l’assister dans ses derniers instants, avant de rejoindre aussitôt le temple de Jupiter Capitolinus pour y recevoir l’hommage du sénat et accepter les insignes et titres qui lui revenaient.
La situation était différente aujourd’hui. Il n’y avait pas de magnifique jeune prince prêt à prendre sa place sur le trône, seulement le lamentable prince Héraclius, et celui-ci sous de fallacieux prétextes avait trouvé le moyen de ne pas être dans la capitale le jour de la mort de son père. On assistait parfois à des surprises de taille lorsque le trône se trouvait brusquement vacant et que le prince héritier n’était pas dans les parages pour réclamer son titre. C’est ainsi que Claudius, handicapé et affecté d’un bégaiement, s’était retrouvé empereur après l’assassinat de Caligula. C’était ainsi que Titus Gallius avait acquis le pouvoir après la mort de Caracalla. C’est d’ailleurs de la même manière que le premier Étrusque arriva au pouvoir, lorsque Theodosius, ayant survécu à son propre fils Honorius, s’était finalement éteint en 1168. Qui pouvait prédire de quelle manière le pouvoir changerait de mains à Rome avant la fin de la journée ?
Il était désormais de la responsabilité de Faustus de ramener l’ambassadeur de Justinianus au palais Séverin où il serait en sécurité, avant de rejoindre la chancellerie et y attendre la suite des événements. Mais Menandros ne semblait pas se rendre compte de la gravité de la situation. Il était fasciné par le tumulte de la rue et, en touriste inconscient qu’il était, il voulait se rendre au Forum pour être au plus près de l’action. Faustus dut aller au-delà des limites de la courtoisie diplomatique pour l’obliger à abandonner cette idée saugrenue et lui faire prendre le chemin de ses propres quartiers. Menandros accepta à contrecœur, mais uniquement après avoir assisté au spectacle d’une phalange de prétoriens se frayant un chemin dans la foule en assommant tous ceux qui se comportaient de manière indécente.
Faustus fut le dernier des officiels de la Chancellerie à arriver aux quartiers généraux administratifs situés en face du palais royal. Le chancelier, Licinius Obsequens, l’accueillit froidement. « Où étiez-vous passé, Faustus ?
— J’étais avec l’ambassadeur Menandros, je lui faisais visiter les Bas-Fonds », répondit Faustus tout aussi froidement. Il ne portait guère dans son cœur Licinius Obsequens, un riche Napolitain qui s’était frayé son chemin dans la hiérarchie grâce à quelques pots-de-vin, et il sentait que de toute façon, ni lui ni Licinius Obsequens ne garderaient leur poste à la Chancellerie. « L’ambassadeur avait très envie de visiter le temple de Priape et d’autres endroits du même genre, ajouta-t-il avec une pointe de malice. On l’y a donc emmené. Comment pouvais-je deviner que l’empereur allait mourir aujourd’hui ?
— « On », Faustus ?
— Le César Maximilianus et moi-même. »
Les yeux jaunes de Licinius se plissèrent. « Bien entendu. Votre bon ami, le César. Et où se trouve-t-il à présent, si je puis me permettre ?
— Il nous a quittés dès que la nouvelle de la mort de Sa Majesté nous est parvenue là-bas. J’ignore où il se trouve en ce moment. Au palais impérial, j’imagine. » Il marqua une pause. « Et le César Héraclius, notre empereur désormais, quelqu’un a-t-il eu de ses nouvelles ?
— Il se trouve sur la frontière du nord, dit Licinius.
— En fait, non. Il était dans son pavillon de chasse près du lac Nemorensis. Il ne s’est jamais rendu au nord. »
Licinius semblait visiblement déstabilisé. « Êtes-vous sûr de ce que vous avancez, Faustus ?
— Absolument. C’est là que je lui ai fait parvenir un message l’autre nuit, il est revenu en ville pour rencontrer l’ambassadeur Menandros. Il se trouve que j’étais présent à ce moment-là. » Un rictus de surprise s’afficha sur le visage bovin de Licinius.
Faustus commençait à y prendre plaisir. « Le César est reparti hier matin à son pavillon. Un peu plus tôt aujourd’hui, après avoir été informé de la gravité de l’état de santé de Sa Majesté, je lui ai fait envoyer un deuxième message lui demandant de revenir à Rome. Je n’en sais pas plus à cette heure.
— Vous saviez que le César était parti à la chasse et non sur la frontière et vous ne m’avez pas tenu informé ? »
Faustus répondit avec une certaine condescendance. « J’étais extrêmement occupé avec l’ambassadeur grec. Il s’agit d’une tâche compliquée. J’étais loin de me douter que vous n’étiez pas au courant des faits et gestes du César Héraclius. J’ai sans doute pensé que lorsqu’il était à Rome il y a deux jours, il avait certainement pris la peine de rencontrer le chancelier de son père pour prendre des nouvelles de sa santé mais, de toute évidence, cela ne lui a pas traversé l’esprit, c’est pourquoi… »
Il s’arrêta là. Asellius Proculus, le préfet de la garde prétorienne, venait de se frayer un chemin dans la pièce. Que le préfet de la garde prétorienne vienne à la Chancellerie était exceptionnel, qu’il vienne ici le jour de la mort de l’empereur était pratiquement impensable. Licinius Obsequens, adoptant l’attitude d’un homme cerné, le fixait avec consternation.
« Asellius ? Que…
— Un message pour vous, dit le préfet prétorien d’une voix rauque. Du lac Nemorensis. » Il fit un signe du pouce et un homme portant l’uniforme vert des messagers impériaux s’avança vers eux en titubant. Il était hagard, le regard vitreux et la tenue débraillée, comme s’il avait couru sans répit depuis le lac. Il tira de sa tunique un rouleau de parchemin pour le tendre d’une main tremblante à Licinius Obsequens. Ce dernier le lui extirpa des mains, le lut jusqu’au bout, puis le lut une nouvelle fois. Lorsque le chancelier se tourna vers Faustus son visage potelé s’était affaissé sous le choc.
« Que dit-il ? » demanda Faustus. Licinius semblait avoir du mal à articuler ses mots.
« C’est au sujet du César, dit Licinius. Sa Majesté l’empereur, je veux dire. Il est blessé. Un accident de chasse, ce matin. Il est resté à son pavillon. Les chirurgiens impériaux ont été appelés auprès de lui.
— Blessé ? C’est sérieux ? »
Licinius lui répondit par un regard vide. « Blessé. Il n’en dit pas plus. Le César a été blessé lors d’une partie de chasse. L’empereur – car il est bien notre empereur désormais, non ? »
Le chancelier semblait assommé, comme s’il venait d’être victime d’une attaque. Il s’adressa au messager. « As-tu d’autres détails à nous donner ? Ses blessures sont-elles sérieuses ? L’as-tu vu de tes propres yeux ? Qui dirige les opérations sur place ? » Mais le messager n’en savait pas plus. Un des gardes du César lui avait confié le message en lui disant de l’apporter au plus vite à la capitale ; il ne pouvait rien dire de plus.
Quatre heures plus tard, Faustus discutait à table avec l’ambassadeur Menandros dans les quartiers de ce dernier au palais Séverin. « Les messages nous sont parvenus du lac tout l’après-midi, dit Faustus. Blessé, d’abord. Puis, gravement blessé. Puis des détails de sa blessure : la lance d’un de ses propres hommes lui aurait traversé le corps au cours d’une mêlée confuse causée par la ruade d’un cheval au mauvais moment lors de la mise à mort d’un sanglier. Puis vint un autre message, une demi-heure plus tard : les chirurgiens étaient optimistes. Puis, le César Héraclius se meurt. Et enfin, le César Héraclius est mort.
— Ne devriez-vous pas dire l’empereur Héraclius ? demanda Menandros.
— Il est difficile de savoir qui de l’empereur Maximilianus à Rome ou du César Héraclius au lac Nemorensis est mort le premier. Je suppose que l’on pourra toujours vérifier cela plus tard. Mais cela ne change rien à l’affaire, sinon pour les historiens. Quand on est mort on est mort. Héraclius César ou Héraclius Augustus, toujours est-il qu’il est mort, et que son frère devient notre prochain empereur. Vous imaginez un peu ? Maximilianus va devenir empereur. Il n’y a pas si longtemps, il se vautrait au milieu d’une orgie avec vous dans le bassin du Baptai, et voilà qu’il se retrouve empereur. Maximilianus ! Devenir empereur était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait.
— Cet oracle le lui avait pourtant annoncé », dit Menandros.
Faustus fut parcouru par un frisson. « Mais oui ! Oui, par Isis, oui ! Et Maximilianus s’était emporté, comme si l’homme lui avait lancé un sort. Peut-être l’a-t-il fait après tout. » Il se servit une autre coupe de vin en tremblant. « Empereur ! Maximilianus »!
— L’avez-vous revu depuis ?
— Non, pas encore. Je ne pense pas qu’il soit judicieux de le brusquer.
— Vous êtes son ami le plus proche, pourtant.
— Oui, oui bien sûr. Et je ne doute pas que cela me vaudra quelques avantages. » Faustus se laissa aller à sourire. « Je suppose que sous Héraclius, je n’aurais pas fait long feu. On m’aurait poussé à la retraite, envoyé dans un autre pays. Mais les choses seront différentes pour moi une fois Maximilianus aux commandes. Il aura besoin de moi. Vous ne pensez pas ? » Cette pensée ne lui avait jamais traversé l’esprit de manière aussi cohérente. Mais plus il y pensait, plus l’idée lui plaisait. « Il n’a jamais sympathisé avec les officiels de la cour ; il ne les connaît pas vraiment, il ne sait pas à qui faire confiance, quels sont ceux dont il faut se débarrasser. Je suis le seul qui puisse le conseiller efficacement. Je pourrais même devenir chancelier, Menandros, vous vous rendez compte ? Et c’est bien pour cela que je ne me suis pas précipité pour aller le voir ce soir. De toute façon, il doit être bien trop occupé avec les prêtres pour régler les détails des rites religieux auxquels il doit se livrer en tant que nouvel empereur, et puis les sénateurs vont venir le voir les uns après les autres, et ainsi de suite. Ce serait un peu trop évident, n’est-ce pas, si son vieux compagnon de beuverie, le paillard et peu honorable Faustus, se présentait si tôt au palais. Ma présence le premier soir serait un signal on ne peut plus évident que je suis là pour récolter ma récompense pour toutes ces années de franche camaraderie que nous avons partagées. Non, Menandros, je ne ferai rien d’aussi grossier. Maximilianus ne m’oubliera pas. Je suppose que demain il tiendra son premier salutatio, je pourrai alors me présenter et…
— Son quoi ? Je ne connais pas ce mot.
— Salutatio ? Vous devez pourtant connaître sa signification. Dans votre langue, on appellerait cela un « accueil ». Mais selon les termes impériaux, il s’agit d’une audience générale avec la populace romaine ; l’empereur est assis sur son trône au milieu du Forum, et le peuple passe devant lui pour le saluer et l’acclamer comme son nouvel empereur. Il sera alors parfaitement approprié que je me présente devant lui à ce moment-là, avec tous les autres. Il pourra me lancer un sourire et un clin d’œil en disant : « Viens me voir une fois toutes ces inepties terminées, Faustus, car nous avons à parler de choses sérieuses. »
— Nous n’avons pas de coutume comparable à ce salutatio à Constantinopolis.
— C’est quelque chose de très romain.
— Nous sommes romains aussi, vous savez.
— C’est vrai. Mais vous autres Orientaux, êtes des Gréco-Romains – ou plutôt dans votre cas un Romano-Grec – aux coutumes qui rappellent celles des anciens despotes orientaux remontant à une époque lointaine de votre histoire, les pharaons, les rois perses, Alexandre le Grand. Alors que nous sommes des Romains de Rome. Jadis notre république choisissait ses propres dirigeants tous les ans, vous savez ? Deux hommes d’exception étaient choisis par le sénat pour se partager le pouvoir et, à la fin de l’année, ils laissaient la place et deux autres hommes étaient choisis. Nous avons vécu ainsi pendant des centaines d’années, dirigés par nos consuls, jusqu’à ce que quelques problèmes apparaissent et qu’Augustus César soit forcé de modifier ces arrangements. Mais nous avons gardé des traces de cette vieille et solide république de la première époque. Le salutatio en fait partie.
— Je vois. » Menandros ne semblait pas impressionné. Il se concentra quelques instants sur sa coupe de vin. Puis, brisant un long silence qui s’était installé entre eux, il dit : « Le Prince Maximilianus n’aurait-il pas fait assassiner son frère, par hasard ?
— Pardon ?
— Un accident de chasse est facile à organiser. Une ruade parmi les chevaux dans le brouillard matinal, une collision malencontreuse, une lance plantée au mauvais endroit…
— Vous parlez sérieusement, Menandros ?
— À moitié, disons. On a déjà vu ce genre de chose se produire. J’ai pu me rendre compte moi-même du mépris qu’éprouvait Maximilianus pour son frère. Voilà le vieil empereur sur la fin. L’Empire va être confié aux mains du peu populaire et peu adéquat Héraclius. Ainsi, votre ami le César, que ce soit pour le bien de l’Empire ou par simple attrait pour le pouvoir, décide de se débarrasser d’Héraclius au moment où l’empereur est visiblement en train de s’éteindre. L’assassin est ensuite tué à son tour, pour éviter qu’il ne parle sous la torture en cas d’enquête, et nous y voilà.
— Héraclius n’est plus, Maximilianus III Augustus est au pouvoir. Cela ne paraît pas impossible. Savez-vous, par hasard, ce qu’il est advenu de l’homme dont la lance s’est plantée dans le prince Héraclius ?
— À vrai dire, il s’est donné la mort une heure après l’accident, brisé par le chagrin. Vous pensez peut-être que Maximilianus l’aurait aussi payé pour faire cela ? »
Menandros se contenta d’esquisser un timide sourire. Faustus comprit qu’il ne s’agissait là que d’un jeu pour lui.
« Le bien de l’Empire, déclara Faustus, n’est pas un sujet auquel le César Maximilianus a prêté une grande attention. Si vous l’aviez bien écouté lorsqu’il était avec nous, vous l’auriez compris. Quant à son amour du pouvoir, il faudra vous contenter de ma parole, mais je ne pense pas qu’il y en ait la moindre parcelle en lui. Vous avez assisté comme moi à sa colère lorsque cet imbécile d’oracle lui a annoncé qu’il deviendrait un grand héros de l’Empire, non ? « Vous vous moquez de moi », lui a-t-il dit, ou quelque chose du genre. Et ensuite, lorsque l’homme lui a annoncé qu’il deviendrait aussi empereur… » Faustus s’esclaffa. « Non, mon ami, il n’y a jamais eu de conspiration. Maximilianus n’a même jamais ne serait-ce que rêvé de devenir un jour empereur. Ce qui est arrivé au prince Héraclius n’était qu’un simple accident, une facétie de plus de la part des dieux, et à mon avis, notre empereur doit avoir du mal à digérer ce curieux tour du destin. J’irai même jusqu’à dire qu’il doit être l’homme le plus malheureux de Rome ce soir.
— Pauvre Rome », dit Menandros.
Il y eut un salutatio, en effet, dès le lendemain. Faustus ne s’était pas trompé sur ce point. La file s’était déjà formée lorsqu’il arriva au Forum, lavé, rasé et paré de sa plus belle toge, à la quatrième heure après le lever du soleil.
Et Maximilianus était là, resplendissant dans sa toge impériale brodée de fil doré, assis sur son trône devant le temple de Jupiter Imperator. Il portait une couronne de laurier. Il était magnifique, comme devait l’être tout nouvel empereur : le port droit, calme et gracieux, tout dans son attitude transpirait l’aura quasi divine de la plus haute noblesse, bien loin de tout ce que Faustus avait eu l’habitude de voir au cours de toutes ces années de frasques diverses. La poitrine de Faustus se gonfla de fierté quand il le vit ainsi assis. Quel acteur extraordinaire, songea Faustus, quelle magnifique supercherie !
Mais je ne dois plus voir en lui le César. Il est devenu la merveille des merveilles, Augustus Maximilianus III de Rome.
Les prétoriens surveillaient la file de près. De toute évidence, les membres du sénat étaient déjà passés, puisque Faustus n’en vit aucun dans les parages. Ce qui était fort à propos : ils se devaient d’être les premiers à saluer un nouvel empereur. Faustus constata avec satisfaction qu’il était arrivé juste à temps pour se glisser parmi les officiels de l’empereur décédé. Il aperçut le chancelier Licinius un peu plus loin, ainsi que le ministre de la Cassette du souverain, le chambellan de la Chambre impériale, le Maître du Trésor, le Maître du haras, et la plupart des autres, jusqu’à ceux de moindre importance tels que le Préfet des travaux, le Maître des lettres grecques, le secrétaire du Conseil et le Maître des pétitions. Faustus alla rejoindre le groupe, échangea quelques saluts, des hochements de tête et quelques sourires, mais ne parla à personne. Il avait conscience de se démarquer du lot, non seulement à cause de sa taille et de son gabarit, mais surtout parce que tous devaient savoir qu’il était l’ami le plus proche de l’empereur inattendu, et qu’il serait certainement privilégié lors de la distribution des affectations du gouvernement à venir. Faustus songea que l’auréole dorée du pouvoir devait déjà se resserrer autour de lui tandis qu’il patientait dans cette file.
Celle-ci avançait très lentement. Chacun, en se présentant devant Maximilianus, saluait selon le protocole en signe de respect et d’obéissance, et Maximilianus répondait par un sourire, quelques mots, un geste amical de la main. Faustus était impressionné par son assurance. Lui aussi semblait y prendre plaisir. Tout cela était certes une habile mise en scène, mais Maximilianus donnait réellement l’impression que c’était lui et non son frère Héraclius qui avait été préparé toute sa vie à prendre les rênes du pouvoir.
Faustus arriva enfin à hauteur de l’empereur.
« Votre Majesté », Faustus murmura ces paroles en appréciant chaque mot. Il fit sa révérence, s’agenouilla, fermant les yeux quelques secondes pour savourer pleinement cet instant. Lève-toi, Faustus Flavius Constantinus César, futur chancelier impérial du gouvernement du troisième Maximilianus, telles seraient sans doute les paroles de l’empereur.
Faustus se releva. L’empereur n’avait toujours rien dit. Son jeune visage mince était imperturbable. Ses yeux bleus, froids et durs. Le regard le plus glacial que Faustus ait croisé.
« Votre Majesté », répéta plus fort Faustus, la voix rauque. Et puis, plus doucement, un sourire en coin, retrouvant la vieille étincelle, il ajouta : « Quelle ironie du destin que voilà ! Empereur ! Empereur ! Et je sais quels plaisirs vous en retirerez, Seigneur. »
Le regard glacial demeura impassible. Un frisson d’impatience, ou d’irritation, secoua les lèvres de Maximilianus. « Tu parles comme si nous nous connaissions, dit l’empereur. Serait-ce le cas ? »
Et ce fut tout. Il fit un simple geste de la main gauche et Faustus comprit qu’il devait se retirer. Les mots de l’empereur résonnaient dans sa tête tandis qu’il avançait le long du temple sur le chemin qui reliait le Forum au Palatin. Est-ce que nous nous connaissons ?
Oui. Il connaissait Maximilianus et Maximilianus le connaissait. Tout cela n’était qu’une plaisanterie de la part de Maximilianus lors de ce premier entretien depuis que tout avait changé. Mais certaines choses n’avaient pas changé, de cela Faustus était certain, et elles n’étaient pas près de changer. Ils étaient trop souvent rentrés ensemble au petit matin, le prince et lui, pour que leur amitié en fut modifiée malgré les changements étranges qui s’étaient opérés chez Maximilianus depuis la mort de son frère.
Mais tout de même…
Tout de même…
Oui, il s’agissait certainement d’une plaisanterie de la part de Maximilianus, mais elle était cruelle, et bien que Faustus sût à quel point le prince pouvait se montrer cruel, il ne l’avait jamais été à ses dépens. Jusqu’à aujourd’hui. Et peut-être même pas. Ces paroles devaient être prises à la légère, une espièglerie de plus. Oui. Oui. De l’espièglerie, rien de plus. Maximilianus tenait à faire preuve d’humour même le jour de son ascension sur le trône.
Faustus rentra chez lui.
Les trois jours suivants, il n’eut d’autre compagnie que la sienne. La Chancellerie, comme tous les autres cabinets du gouvernement, serait fermée pendant la semaine des doubles funérailles du vieil empereur Maximilianus et de son fils le prince, et des cérémonies d’investiture du nouvel empereur Maximilianus. Maximilianus lui-même était inapprochable par Faustus, comme par tous les autres hormis les hauts fonctionnaires du royaume. Lors des journées de deuil national, les rues étaient exceptionnellement calmes. Même les Bas-Fonds devaient être tranquilles. Faustus resta chez lui, trop abattu pour s’intéresser à sa petite Numide. Lorsqu’il s’aventura jusqu’au palais Séverin pour y rencontrer Menandros, on lui annonça que l’ambassadeur, en tant que représentant à Rome du collègue impérial oriental du nouvel empereur, le Basileus Justinianus, tenait conférence au palais royal et devait y séjourner pendant la durée des entrevues.
Menandros rentra le quatrième jour. Faustus aperçut sa litière qui traversait le Palatin et n’hésita pas à se précipiter à sa rencontre devant le palais Séverin. Menandros avait peut-être un message pour lui de la part de Maximilianus.
C’était le cas. Menandros tendit à Faustus un rouleau de parchemin scellé par le cachet royal : « L’empereur m’a donné ceci pour vous. »
Faustus fut tenté de l’ouvrir sur-le-champ, mais ce n’était pas approprié. Il savait qu’il redoutait ce que l’empereur avait à lui dire et ne souhaitait pas lire le message en présence de Menandros.
« Et l’empereur ? demanda Faustus. Comment l’avez-vous trouvé ?
— Très bien. Il ne semble pas du tout perturbé par le poids de sa fonction, pour l’instant. Il s’est parfaitement bien adapté au changement compte tenu des circonstances. Vous vous êtes peut-être trompé sur son compte, mon ami, en disant qu’il n’avait aucune envie de devenir empereur. Je crois que ce rôle a plutôt tendance à lui plaire.
— Il est parfois plein de surprises.
— Vous avez raison. Quoi qu’il en soit, ma tâche ici est terminée. Je vous remercie pour votre charmante compagnie, mon ami Faustus, et aussi de m’avoir permis de gagner l’amitié de celui qu’on appelait César Maximilianus. Ce fut un heureux hasard. Nos journées passées dans les Bas-Fonds ont beaucoup contribué à faciliter les négociations. J’ai pu établir avec lui un traité d’alliance.
— Il y a donc bien un traité ?
— Sans aucun doute. Sa Majesté doit épouser la sœur de l’empereur Justinianus, Sabbatia, à la place de son défunt et regretté frère. Sa Majesté doit aussi offrir une superbe parure à la future épouse ; de magnifiques joyaux, des opales, très pures. Il me les a même montrées. Et il y aura un appui militaire, bien entendu. L’Empire d’Orient enverra ses meilleures légions pour aider votre empereur à écraser les Barbares qui vous causent tant de soucis sur la frontière. » Menandros en avait les joues rouges de plaisir. « Tout s’est passé pour le mieux, je dirais. Je dois partir demain. Vous ne manquerez pas de m’envoyer de ce vin noble de la Gaule transalpine que nous avons partagé le premier jour de mon arrivée à Rome, j’espère ? J’aurai moi aussi des cadeaux pour vous, mon ami. Je vous suis reconnaissant pour tout ce que vous avez fait. En particulier… au temple de Priape et dans le bassin du Baptai, hein, mon ami Faustus ? » Il appuya sa dernière phrase d’un clin d’œil.
Faustus ne perdit pas une seconde pour décacheter la lettre de l’empereur une fois Menandros parti.
L’autre jour au marché des sorciers, Faustus, tu m’as dit que l’époque de notre grandeur était révolue. Mais, cher Faustus, tu te trompais. Elle n’est absolument pas révolue. Elle ne fait que commencer. Nous sommes à l’aube d’un jour nouveau.
Et là, sous cette initiale négligemment posée, se trouvait le sceau royal dans toute sa splendeur, Maximilianus Tiberius Antoninus César Augustus Imperator.
La pension de Faustus était plutôt généreuse, et lorsque lui et Maximilianus se rencontraient, comme ils le firent les premiers mois de son règne, l’empereur se montrait plutôt affable, avec toujours un mot aimable, bien qu’ils ne fussent plus aussi intimes qu’avant. Et au cours de la deuxième année de son règne, Maximilianus alla sur la frontière, où les légions de son collègue royal, Justinianus, s’était regroupées pour se joindre à lui. Il s’y installa pour combattre les Barbares, pendant sept années, qui devaient être les dernières de la vie de Faustus.
Les guerres nordiques de Maximilianus III se soldèrent par un franc succès. Rome n’aurait plus jamais à se soucier d’invasions barbares à l’avenir. Ce fut un tournant majeur de l’histoire de l’Empire, qui entrait maintenant dans une ère de prospérité et d’abondance qu’il n’avait guère connue que sous les règnes de Trajan, Hadrianus et Antonius Pius, quatre siècles plus tôt. Il y avait eu deux autres empereurs Maximilianus avant lui, mais l’humanité ne devait plus appeler le troisième que du nom de Maximilianus le Grand.