Juliette Benzoni Belle Catherine

Première partie Le seigneur à la Barbe Bleue

1431

CHAPITRE I La Hire

Catherine entrouvrit les yeux. À travers ses paupières mi-closes, un rayon de soleil filtra. Elle se hâta de les refermer, se pelotonna plus étroitement dans sa couverture avec un gémissement de satisfaction. Elle avait chaud, elle était bien, et il lui restait encore un peu de sommeil. Mais, avant de se rendormir, instinctivement, elle tendit une main pour toucher le corps d'Arnaud qui devait dormir auprès d'elle. Sa main ne rencontra que le vide et retomba sur le bois. Alors, elle ouvrit les yeux, se dressa sur son séant.

La barque était toujours amarrée là où Arnaud l'avait cachée, quand l'aube s'était annoncée par une traînée plus claire du côté de l'orient. Elle était embossée au milieu des roseaux, dans une sorte de crique étroite au-dessus de laquelle des aulnes et des saules faisaient un berceau vert. Sa corde s'enroulait au tronc grisâtre d'un vieil arbre penché. C'était une étonnante cachette où l'on n'était aperçu ni du fleuve ni de la campagne. À travers les longues flèches vert pâle des roseaux, Catherine pouvait voir l'eau scintiller sous le soleil. Mais Arnaud n'était pas dans la barque...

Catherine ne s'en émut pas autrement. Après l'effort de la nuit et le court repos qui avait suivi, Montsalvy avait dû éprouver le besoin de se dégourdir un peu les jambes. Peu à peu, l'esprit de la jeune femme .émergeait des brumes du sommeil et lui restituait les derniers événements dans toute leur réalité. ; Avec ce soleil, avec ce ciel, il était difficile de croire à la guerre, au danger, à la mort. Pourtant, c'était hier... hier 31 mai 1431 que, sur le bûcher de la place du Vieux-Marché, à Rouen, Jehanne d'Arc avait payé de sa vie son dévouement à son roi et à sa patrie. Hier encore que, du haut du Grand-Pont, le bourreau de Rouen les avait jetés, Arnaud et elle, cousus dans un sac de cuir ; qu'ils avaient vu la mort de si près avant que le brave Jean Son, le maître maçon, les sauvât et leur donnât cette barque pour regagner Louviers et y retrouver les troupes françaises.

En fait, se retrouver au fond d'un bateau, en pleine campagne envahie par les Anglais, était le digne aboutissement d'une existence particulièrement chaotique. Aussi loin qu'elle pût remonter dans son souvenir, Catherine cherchait en vain une période paisible depuis qu'à treize ans, au cœur de la révolte cabochienne, elle avait dû fuir Paris insurgé pour se réfugier à Dijon, chez son oncle Mathieu. Mais, dans le royaume en guerre, et même pour les sujets du fastueux duc de Bourgogne, il n'y avait pas de tranquillité possible. Était venu ensuite ce déplorable mariage avec le Grand Argentier de Philippe le Bon, mariage imposé par le duc pour en arriver plus aisément à faire d'elle sa maîtresse. En songeant à son époux, à ce Garin de Brazey dont Philippe avait exploité la terrible infirmité, Catherine, souvent, éprouvait un regret. Elle avait été pour lui une souffrance, une torture de tous les instants et, si la folie, finalement, avait emporté Garin jusqu'au crime et jusqu'à la peine capitale, qui donc pouvait l'en blâmer ? Le seul fautif, en cette triste histoire, c'était le destin. Et c'était aussi l'amour éperdu, l'amour invincible qui, dès le premier regard échangé, l'avait liée à Arnaud de Montsalvy, capitaine ; de Charles VII et ennemi du duc de Bourgogne. Tant de choses les avaient séparés : la guerre, l'honneur, la naissance et jusqu'aux liens du sang... Mais maintenant, tout était bien : le chemin était aplani, la route du bonheur était grande ouverte...

En se redressant, la jeune femme aperçut sa robe et sa chemise sur le bord du bateau. Elle réalisa alors que, seule, la couverture l'habillait et elle se mit à rire toute seule. Le souvenir de leur arrivée nocturne la fit rougir. Elle n'aurait jamais supposé qu'après les épreuves de la journée précédente, après le violent effort fourni en ramant toute la nuit, Arnaud pût désirer autre chose que le repos. Pourtant, c'était ainsi. A peine la barque amarrée, il s'était glissé près de Catherine et, l'enveloppant de ses bras, l'avait entraînée avec lui au fond du bateau.

— Depuis qu'on nous a jetés dans cet ignoble trou, je rêve d'un moment comme celui-là ! avait-il murmuré mi-sérieux mi-moqueur... Et même avant !

— À qui la faute ? Ce n'est pas moi qui aurais dit non si tu avais daigné me traiter réellement comme ta femme, dans le grenier de Nicole Son. D'ailleurs...

Elle n'avait pas pu finir sa phrase parce que Arnaud s'était mis à l'embrasser. Ensuite, ils n'avaient plus rien dit, attentifs seulement à retrouver la plénitude des moments d'amour déjà vécus. Cette fois, il n'y avait plus de haine, plus de méfiance. Rien d'autre qu'un grand amour qui osait enfin s'avouer... Lorsque Catherine s'était endormie la tête nichée au creux de l'épaule d'Arnaud, elle était envahie d'une profonde et délicieuse lassitude. Jamais elle n'avait rêvé instant plus merveilleux et la réalité avait dépassé ses plus chères espérances.

Le soleil chauffait doucement à travers les branches des aulnes et, avant de se rhabiller, Catherine ne résista pas à l'envie de se laisser glisser dans l'eau. Elle était fraîche et, tout d'abord, la jeune femme frissonna, mais la réaction vint très vite. Elle s'abandonna alors sans restriction au plaisir de barboter dans les vaguelettes brillantes. Une couleuvre d'eau, dérangée, fila dans les roseaux.

Soudain, le profond silence qui l'environnait frappa Catherine. On n'entendait rien, à part le friselis léger de l'eau.

Toute la campagne alentour semblait inerte. Pas un chant d'oiseau, pas un aboiement de chien, pas j un son de cloches.

Vaguement inquiète, Catherine se hâta de sortir de l'eau. Elle enfila sa chemise, sa robe dont elle noua les lacets d'une main devenue nerveuse, j Puis elle appela :

— Arnaud !... Arnaud, où es-tu ?

Rien ne répondit. Catherine s'était figée sur place, écoutant de toute son âme, guettant un bruit de pas j derrière le rideau d'arbres... Mais rien ne vint. Seulement l'envol d'un oiseau qui, agitant les branches, la fit sursauter. Un désagréable frisson glacé lui glissa le 1 long de l'échiné tandis que, d'un geste machinal, elle tordait ses cheveux mouillés et les relevait en couronne sur le sommet de sa tête. Où donc était Arnaud ? ; Quittant l'abri des arbres, Catherine écarta quelques j buissons et déboucha dans un champ, ou ce qui avait j été un champ, car l'herbe, foulée, écrasée et rabougrie, ; évoquait le passage des charrois de guerre. Pourtant, j à l'est, le toit d'une maisonnette fumait paisiblement auprès d'un bosquet... Au loin, le clocher et les piles ' massives du Pont-de-1'Arche qu'ils avaient dépassé j pendant la nuit. Hormis ces points où s'accrochait le regard, le paysage s'étendait morne, malgré le printemps, étrangement vide et solitaire... Nulle part ne se voyait une silhouette d'homme.

L'imagination de Catherine, travaillant à toute vitesse, lui suggéra l'idée qu'Arnaud s'était peut-être rendu à cette petite ferme isolée, soit pour chercher quelque chose, encore qu'ils eussent à peu près tout ce qu'il leur fallait grâce aux vivres de Jean Son, soit pour demander un renseignement, peut-être sur la sûreté actuelle de la campagne. Elle décida de s'y rendre à son tour puisqu'elle ne voyait rien venir.

Retournant au bateau, elle y prit, par prudence, le petit sac d'or que Jean Son leur avait remis en s'excusant de ne pas rapporter à Catherine ses bijoux.

« J'ai pensé qu'il valait mieux, pour votre sûreté, ne pas vous charger de choses pareilles. Frère Étienne Chariot vous les portera chez la reine Yolande à la première occasion. »

C'était la sagesse même et Catherine avait remercié le brave maçon de sa prévoyance. Elle savait que, tant qu'ils demeureraient chez les Son, ses joyaux seraient en sûreté.

Avant de s'éloigner, Catherine songea qu'elle avait faim. Elle prit un morceau de pain et de fromage, glissa l'or dans sa robe et se mit en route. La maisonnette n'était pas loin et si Arnaud revenait entretemps il ferait comme elle-même : il attendrait un peu. Tout en marchant, la jeune femme dévora à belles dents son petit repas, songeant qu'il y avait une bonne chance pour qu'elle retrouvât Arnaud dans la petite ferme. Peut-être, voyant fumer la cheminée, avait-il eu envie d'un peu de soupe chaude pour lui et sa compagne ? Il devait attendre, auprès de l'âtre, que le repas fût prêt...

Mais, quand elle arriva en vue de l'entrée du bâtiment, Catherine vit avec surprise que la porte pendait, attachée seulement à l'un de ses gonds. On n'entendait, là non plus, aucun bruit. Prise d'un brusque pressentiment, Catherine ralentit le pas. Ce fut presque précautionneusement qu'elle s'approcha de l'ouverture béante, entra dans la maison. Ce qu'elle vit, du seuil, lui arracha un cri d'horreur et la plaqua contre le mur, le cœur fou. Dans la maison, il y avait deux cadavres : un homme et une femme.

Les jambes de l'homme, lié à un banc de bois, plongeaient encore dans le feu de la cheminée et achevaient de se consumer. C'était cela, le joli panache de fumée. Le visage était abominablement convulsé. Une large tache de sang, à la hauteur de la poitrine, indiquait qu'il avait été poignardé à la fin de son supplice. Quant à la femme, c'était pire. Elle gisait sur la table de bois grossier, entièrement nue et écartelée, bras et jambes attachés aux quatre pieds qui baignaient dans une énorme mare de sang où se coagulaient de longs cheveux noirs. Elle avait dû être violée, sans doute plusieurs fois, puis éventrée. Les entrailles pendaient de l'ouverture béante...

Révulsée, Catherine se rejeta au-dehors, s'appuya au mur dé la maisonnette et là vomit tout ce qu'elle venait d'avaler... puis la panique l'emporta. Butant sur les mottes inégales du champ, elle se mit à courir vers le fleuve appelant Arnaud de toute la force de sa voix décuplée par la peur... Elle se jeta dans la barque comme dans un refuge, s'y pelotonna tout au fond en un réflexe enfantin, tremblant de voir surgir les brutes, qui avaient martyrisé les malheureux paysans. Au bout d'un moment, elle se calma. Le silence environnant permit aux battements désordonnés de son cœur de s'apaiser. Bientôt, elle put réfléchir à l'énigme qui se posait à elle : où était passé Arnaud ?

L'idée qu'il ait pu l'abandonner ne lui vint pas. Même s'il avait voulu se débarrasser de Catherine, il ne l'eût pas fait ainsi, en rase campagne et exposée à tous les dangers. Il eût attendu pour cela qu'elle fût en sûreté. D'ailleurs, la nuit qui venait de s'écouler rendait impossible une telle éventualité. Arnaud l'aimait. De cela, Catherine ne doutait pas... Elle pensa que, peut-être, il était tombé sur les brigands de la ferme, qu'il avait été attaqué comme le malheureux couple. Elle se rassura en se souvenant qu'il n'y avait que deux cadavres dans la maisonnette... Peut-être avait-il dû fuir devant l'ennemi et, dans ce cas, il avait évité de revenir vers le fleuve pour que Catherine ne fût pas découverte... Mais toutes ces questions demeuraient sans réponse...

Désemparée, Catherine resta un long moment prostrée au fond de sa barque, espérant toujours qu'il allait revenir, ne sachant plus à quel parti se résoudre. Mais des heures passèrent sans ramener Arnaud, sans que le silence fût troublé par autre chose que par le cri d'un oiseau ou le clapotis d'un poisson qui mouchait. La peur de la jeune femme était telle qu'elle osait à peine bouger...

Pourtant, quand le jour commença à décliner, que la lumière se fit plus rouge et le soleil moins ardent, elle secoua sa torpeur. Il n'était pas possible d'attendre plus longtemps. Déjà, toutes ces heures perdues étaient de la folie, mais Catherine ne pouvait se résigner à s'éloigner de ce lieu, le seul où Arnaud pût la retrouver immédiatement. Pourtant, elle réfléchit : sa seule chance, maintenant, de le rejoindre était de gagner Louviers. La Hire, s'il y était encore, et rien, ces temps derniers, n'avait indiqué qu'il n'y fût plus, pourrait sans doute lui dire où était Arnaud. La Hire n'était-il pas, avec Xaintrailles, le plus sûr, le meilleur ami d'Arnaud, son frère d'armes ? Depuis si longtemps, les trois capitaines avaient combattu côte à côte, contre l'Anglais et son allié le Bourguignon, qu'il s'était tissé entre eux un de ces liens puissants, indestructibles, nés des heures difficiles, des équipées glorieuses, du danger allègrement partagé. Des trois, c'était La Hire le plus âgé, de beaucoup, mais ils eussent été de même âge que leur intimité n'eût pas été plus complète. Et, puisque La Hire tenait Louviers, Louviers était le lieu où, en cas de danger, Arnaud devait chercher secours.

Galvanisée par cette pensée, Catherine se redressa, dévora un gros morceau de pain et le reste du fromage. Elle se sentit mieux tout de suite, but un peu d'eau prise à la rivière. Toute sa combativité revenue, elle décida de se mettre en marche.

La nuit la protégerait mieux que la lumière du jour contre les mauvaises rencontres et elle était assez claire pour permettre de se diriger aisément. Arnaud lui avait montré, au petit matin, la direction de Louviers et lui avait dit qu'il n'y avait guère que deux lieues et demie. Emportant le sac d'or et ce qu'elle put prendre des provisions pour n'être pas trop lourdement chargée, elle s'enveloppa dans le manteau que Jean Son lui avait apporté et quitta le bateau. Elle suivit un moment la courbe du fleuve, à l'ombre de la ligne des aulnes, puis, comme il semblait s'enfoncer vers le levant, prit résolument au sud. Elle se mit à marcher d'un bon pas à travers champs, faisant un crochet pour éviter la sinistre maisonnette où la cheminée avait cessé de fumer, et s'efforçant de ne plus penser à Arnaud. Elle avait trop besoin de son courage pour se laisser aller à l'angoisse que lui infligeait sa disparition.

Quelques heures plus tard, recrue de fatigue mais pleine d'espoir, elle arrivait en vue de Louviers. Il était trop tôt pour qu'elle pût espérer entrer et, en attendant l'ouverture des portes, elle se coucha sur un talus et s'endormit, enroulée dans son manteau, jusqu'à ce que le chant d'une alouette vînt l'éveiller.

Au moment d'aborder la porte fortifiée de la ville, le regard de Catherine chercha instinctivement la bannière, sur la plus haute tour, et elle poussa un soupir de soulagement. Voltigeant mollement sur le chapeau pointu d'une grosse tour à bec, il y avait une oriflamme noire marquée d'une vigne d'argent et les soldats de garde ne portaient point le hoqueton vert anglais. La Hire n'avait pas encore été délogé !... Joyeuse, Catherine retroussa sa jupe à deux mains, s'engouffra sous la voûte noire, bouscula un archer qui grogna, mais renonça à la poursuivre avec un sourire et un haussement d'épaules.

Elle se mit à courir comme une folle le long de la rue étroite qui se tordait comme une couleuvre entre les maisons biscornues. En haut, à gauche, il y avait la vieille et sévère maison des Templiers où logeait l'actuel maître de la ville.

L'élan de Catherine était tel qu'elle passa comme une bombe devant les soldats de garde, si surpris qu'ils n'eurent même pas le réflexe de croiser leurs guisarmes.

— Hé !... la femme !... Arrête !... Tu entends ? Viens ici !...

Mais Catherine n'écoutait pas. Elle déboucha dans la cour juste comme La Hire, d'un pas pesant, se dirigeait vers son cheval auquel un palefrenier donnait à boire. Le capitaine semblait de mauvaise humeur. Tout en marchant il faisait des pliés pour s'assurer que les jointures de ses cuissards et de ses genouillères jouaient bien.

Catherine se rua sur lui avec un cri de joie et tant de violence qu'elle faillit le jeter à terre. Il s'emporta aussitôt et, ne la reconnaissant pas, l'envoya rouler dans la poussière d'un revers de main.

— La peste soit de la ribaude !... Tu es folle, la fille ? Holà, vous autres, chassez-moi cette drôlesse !...

Assise par terre, Catherine riait sans retenue, soulagée de retrouver l'irascible capitaine.

Vous recevez bien mal vos amis, messire de Vignolles. Ou bien ne me reconnaissez-vous pas ?

Au son de sa voix, il se retourna, un pied en l'air parce qu'il s'apprêtait à enfourcher son cheval, la regarda. Une expression de stupeur incrédule se peignit sur son visage couturé.

— Vous ?... Vous ici ? Vous êtes vivante ? Et Jehanne... et Montsalvy ?

— Il courait à elle, l'empoignait pour la remettre de force sur ses pieds, la secouait comme prunier en août, saisi d'une frénésie faite à la fois de joie et de colère. La colère, c'était son état normal. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, La Hire étouffait de rage, fulminait d'exaspération, trépignait de fureur. Sa voix dominait les grondements des bombardes, son courroux faisait trembler les murailles. Il était la tempête, l'ouragan, la force brutale la plus pure, mais, pour ceux qu'il aimait, La Hire, le redoutable, avait une âme d'enfant. Il écumait déjà, toute bile dehors, parce que Catherine ne répondait pas assez vite à ses questions. Mais, entre ses mains, la jeune femme s'abandonnait, vidée de force comme une poupée de son. Deux mots du capitaine l'avaient foudroyée : « Et Montsalvy ?... » Ainsi, lui non plus ne savait pas où était Arnaud...

Une vague de douleur monta des entrailles de Catherine, s'enfla dans sa gorge, l'étrangla à demi. La Hire hurlait, hors de lui : Bon Dieu !... Allez-vous répondre ? Vous voyez bien que j'en crève...

Ce fut son cœur, à elle, qui creva. Avec un cri de douleur, elle s'abattit sur la cotte d'acier du capitaine et se mit à sangloter si violemment qu'il demeura tout bête. La Hire, désemparé, ne savait plus que faire de cette femme en larmes.

Tout autour de lui, ses hommes regardaient, certains en dissimulant mal un sourire. La Hire consolant une femme, voilà qui était nouveau !

Renonçant à poursuivre le dialogue au grand jour, le capitaine entoura Catherine d'un bras et l'entraîna vers son logis, mais, avant d'en franchir le seuil, il lança, par-dessus son épaule :

— Hé, Ferrant ! Va-t'en jusqu'au couvent des Bernardines et dis à la tourière qu'elle m'envoie la femme nommée Sara...

Un sergent se détacha de la compagnie déjà rangée en ordre et disparut sous l'ogive de la voûte. Pendant ce temps, La Hire refermait sur lui et sa compagne l'épaisse porte hérissée de clous, conduisait Catherine à un banc garni de coussins et la faisait asseoir.

— Je vais vous faire donner à manger, dit-il avec une douceur parfaitement inusitée chez lui. Il me semble que vous en avez besoin. Mais, pour l'amour de Dieu, parlez ! Qu'est-il arrivé ? Que s'est-il passé ? On a dit, ici, que Jehanne avait été condamnée à la prison perpétuelle, que...

Catherine fit un violent effort sur elle-même, essuya ses yeux à sa manche et, sans regarder La Hire, murmura :

— Jehanne est morte ! Avant-hier, les Anglais l'ont brûlée et ses cendres ont été jetées à la Seine... Juste avant que l'on nous y jetât nous-mêmes, Arnaud et moi, cousus dans le même sac de cuir !

La peau tannée de La Hire verdit brusquement sous le chaume gris et ras de ses cheveux.

— Brûlée !... comme une sorcière ! Les misérables ! Et Arnaud est au fond de l'eau...

— Non, puisque j'en suis sortie, comme vous voyez.

En quelques mots, Catherine raconta les derniers jours de leur séjour à Rouen, la tentative d'enlèvement de Jehanne, leur arrestation et leur emprisonnement au château de Rouen, enfin leur exécution et comment le courage de Jean Son les avait arrachés à la mort. Elle dit aussi la fuite dans la nuit, à bord de la barque, son réveil et l'inexplicable disparition d'Arnaud.

— Nulle part, je n'ai trouvé trace de lui, pas même dans cette maison ravagée. C'est comme s'il s'était, soudainement, évanoui dans l'air.

— Un Montsalvy ne s'évanouit pas dans l'air comme une simple fumée, grogna La Hire. S'il était mort, vous auriez trouvé son cadavre... et d'ailleurs, il n'est pas mort. Je le sens, acheva-t-il en frappant sa poitrine d'un énorme poing ganté de fer.

— Pourquoi ? fit Catherine avec un peu d'aigreur. Je ne vous aurais pas cru aussi sensitif, Messire.

— Arnaud est mon frère d'armes, répliqua le capitaine non sans grandeur. S'il ne respirait plus sous notre ciel, il y a quelque chose en moi qui me l'aurait dit. De même pour Xaintrailles. Montsalvy est vivant, j'en jurerais.

— Vous voulez dire, en ce cas, qu'il m'a abandonnée froidement ? Que c'est de son plein gré qu'il est parti ?

La patience de La Hire avait été, jusque-là, beaucoup trop longue. Sa figure s'empourpra en même temps que son caractère emporté reprenait le dessus.

— Vous êtes idiote ou quoi ? Qui a dit qu'il vous avait abandonnée ? C'est un chevalier, espèce de dinde bornée ! Il n'abandonnerait pas une femme seule au milieu d'une campagne ravagée et sillonnée par l'ennemi. Il lui est arrivé quelque chose, c'est sûr ! S'agit de trouver quoi. C'est ce que je vais faire, et tout de suite. Quant à vous, au lieu de rester là comme une souche...

Une voix nonchalante et froide, venue du fond de la salle, interrompit la furieuse diatribe du capitaine.

— Est-ce que vous n'oubliez pas un peu que vous parlez à- une dame, messire de Vignolles ? Quel langage, en vérité !

Le nouveau venu avait un aspect étrange qui résidait moins dans la somptuosité de son costume, insolite pourtant dans ce décor guerrier, que dans son visage. Une courte barbe, bleue à force d'être noire, cernait étroitement une face aux traits nobles mais au teint pâle, presque cireux, et qui eût été belle sans le pli cruel de la bouche sensuelle et sans l'éclat froid d'un regard charbonneux. Les yeux du personnage ne cillaient jamais, ce qui leur conférait une fixité inquiétante, et Catherine frissonna sous leur poids. Elle avait immédiatement reconnu l'arrivant ; c'était Gilles de Rais, maréchal de France depuis le sacre royal. C'était l'homme qui, une nuit, avait tenté d'escalader sa fenêtre, à Orléans, et avec qui Arnaud s'était battu. Elle répondit d'un signe de tête au profond salut qu'il lui adressait et qui fit traîner dans la poussière les longues manches de ses huques de soie violette brodées d'or.

— Messire de Vignolles a toutes les excuses du monde, dit-elle doucement. J'ai si peu l'air d'une dame, faite comme me voilà ! Bien plutôt d'une paysanne, ou d'une fugitive.

L'arrivée de Gilles de Rais avait fait tomber la colère de La Hire.

— Je me suis laissé emporter, bougonna-t-il. Pardonnez-moi, dame Catherine. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, j'aime Montsalvy comme s'il était mon fils.

— Alors, s'écria Catherine passionnément, aidez- moi à le retrouver. Envoyez à sa recherche, à son secours peut-être...

— Qu'est-il arrivé au valeureux Montsalvy ? demanda négligemment Gilles de Rais sans quitter des yeux Catherine que ce regard insistant commençait à mettre mal à l'aise.

Il fallut bien que La Hire s'exécutât et mît le haut seigneur au courant du drame de Rouen ainsi que de la disparition d'Arnaud. Comme Catherine, tout à l'heure, il raconta le procès de Jehanne d'Arc, sa condamnation, pour sorcellerie, par le tribunal ecclésiastique de l'évêque Cauchon vendu au comte de Warwick et au cardinal de Winchester, sa mort enfin dans les flammes du bûcher. Il le fit de mauvaise grâce car aucune amitié n'existait entre les deux hommes. La Hire était beaucoup plus âgé que Gilles de Rais, mais, surtout, une insurmontable aversion l'éloignait du fastueux Angevin. Il se méfiait, instinctivement, de ce cousin du tortueux La Trémoille auquel il ne pardonnait pas l'inertie, apparemment inexplicable, avec laquelle Charles VII avait laissé mourir la Pucelle. Le capitaine en attribuait tout le mérite aux mauvais conseils et à la jalousie de Georges de La Trémoille et, en cela, il ne se trompait pas.

— Ainsi, Jehanne est morte ! fit sombrement Gilles de Rais. Celle que nous avions crue un ange n'était tout compte fait qu'une fille comme les autres ! On l'a brûlée comme sorcière et sorcière, sans doute, elle était ! Dieu ne nous maudira-t-il pas d'avoir suivi cette mauvaise bergère ?...

À mesure qu'il parlait, son visage se transformait et Catherine, stupéfaite, put voir la peur s'y inscrire peu à peu, une peur superstitieuse et amollissante, sœur jumelle de celle qu'elle avait lue sur le visage de Philippe de Bourgogne, devant Compiègne, lorsqu'elle lui avait demandé de libérer Jehanne. La terreur de la damnation, l'antique effroi de Satan et du sorcier, son serviteur ! Le grand seigneur, le guerrier sans peur disparaissaient, d'un seul coup, laissant seulement, à nu, l'homme aux prises avec la vieille peur ancestrale venue du fond des âges, l'angoisse de l'incompréhensible, née de l'humus des noires forêts druidiques sous l'éternelle menace des barbares dieux du sang.

Cependant, La Hire, les yeux rétrécis, avait écouté Gilles de Rais avec une fureur grandissante. Avant que Catherine ait eu le temps d'intervenir, il éclatait :

— Une sorcière ? Jehanne ? À qui d'autre que ce damné truand de La Trémoille comptez-vous faire croire ça, messire Gilles ? Êtes-vous donc si peu chrétien qu'il vous suffise d'un jugement ennemi, d'un évêque pourri pour changer votre manière de voir ?

— Les gens d'Église ne se peuvent tromper, répliqua Rais d'une voix blanche.

— C'est vous qui le dites ! En tout cas, retenez ceci, Seigneur maréchal : ne répétez jamais, vous entendez, jamais ce que vous venez de dire. Sinon, j'en jure Dieu, moi, La Hire, je vous ferai rentrer vos paroles dans la gorge au moyen de ceci.

Et La Hire, fou de colère, tirait déjà son épée. Catherine vit les yeux du sire de Rais s'injecter de sang.

Elle avait toujours éprouvé, devant lui, un malaise instinctif, mais, cette fois, sa répugnance s'affirmait. Ce qu'il avait osé dire de Jehanne la révoltait autant que la facilité avec laquelle il s'était rangé du côté du tribunal ecclésiastique.

Comment Gilles de Rais pouvait-il oublier la fraternité des armes et les fulgurants combats dans le sillage de la Pucelle ?

Il porta, vers sa propre ceinture où pendait la dague, une main qui tremblait et les ailes de son nez, pincées par la colère, se teintaient de bleu. On entendit grincer ses dents.

— C'est un défi ? Je n'en accepte de personne !... sans en demander raison.

Lentement, sans le quitter des yeux, La Hire repoussa son épée au fourreau, haussa ses lourdes épaules.

Non ! Un simple avertissement que vous pourrez transmettre, selon votre gré, à votre cousin La Trémoille qui a toujours voulu la perte de la Pucelle. Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, Messire, Jehanne est venue de Dieu !

Il lui a plu de la rappeler comme jadis, sur un autre gibet, il a rappelé son Fils. Le Seigneur Jésus était venu sauver les hommes et les hommes ne l'ont point reconnu... comme ceux d'ici ne reconnaissent point la Pucelle. Mais moi, j'y crois... oui, je crois en elle !

Une ferveur s'était étendue sur le visage buriné du chef de guerre et son regard s'en allait chercher, dans la poussière de soleil qui tombait d'une fenêtre, le reflet éblouissant d'une armure blanche. Mais ce ne fut qu'un bref instant. La seconde suivante, La Hire abattait son poing sur la table et achevait sa phrase :

— ... et je défends à qui que ce soit de dire le contraire !

Peut-être Gilles de Rais allait-il répliquer quelque chose, mais la porte de la salle venait de cogner contre le mur avec un claquement sec, poussée par une main vigoureuse. Sara, la coiffe en désordre, venait d'entrer comme une bombe, un soldat essoufflé sur les talons et, moitié riant, moitié pleurant, tombait dans les bras de Catherine.

— Ma petite... ma petite ! C'est donc toi... C'est bien vrai que c'est toi... que tu es revenue ?

Les yeux de la bohémienne, qui avait pratiquement élevé Catherine, brillaient comme des étoiles, mais de grosses larmes inondaient ses joues tandis qu'elle serrait la jeune femme, à l'étouffer, contre sa poitrine plantureuse, couvrant son visage de baisers et ne s'arrêtant que pour la regarder et s'assurer que c'était bien elle. Gagnée par l'émotion, Catherine pleurait avec elle et il était impossible de démêler quoi que ce soit de cohérent dans les paroles des deux femmes. La Hire, en tout cas, en eut vite assez. Sa voix de stentor tonna et les fit sursauter.

— Assez de mignardises ! Vous avez tout le temps pour ça !... Rentrez au couvent avec votre servante, dame Catherine ! Moi, j'ai mieux à faire.

Aussitôt, Catherine s'arracha des bras de Sara, les yeux luisant d'espoir.

— Vous allez chercher Arnaud ?

Bien entendu. Expliquez-moi où se trouve au juste cette ferme auprès de laquelle vous étiez arrêtés... et priez Dieu pour que je trouve quelque chose.

Si je ne trouve rien... alors c'est pour ceux qui me tomberont sous la main qu'il faudra prier !

Catherine s'expliqua du mieux qu'elle put, fouillant sa mémoire pour y trouver le plus de détails possible, susceptibles d'aider le capitaine. Quand elle eut fini, il se contenta d'un bref « Merci », prit son casque et se l'enfonça sur la tête d'un coup de poing, enfila ses gantelets et, aussi allègrement que si sa pesante carapace de fer eût été un vêtement de soie, dégringola dans la cour en faisant autant de bruit qu'un bourdon de cathédrale. Catherine l'entendit hurler :

— À cheval, vous autres !...

Une trompette sonna. Quelques instants plus tard, la voûte de la maison renvoyait l'écho, en forme de tonnerre, du lourd escadron de gens d'armes qui, au grand trot, se dirigeait vers la porte de la ville.

Quand le silence fut revenu, Gilles de Rais, qui avait jusque-là conservé une complète immobilité, s'approcha de Catherine, s'inclina.

— Vous reconduirai-je, belle dame, jusqu'au couvent ?

Elle secoua la tête, sans le regarder, alla prendre le bras de Sara.

— Grand merci, Seigneur, mais je préfère rentrer seulement avec Sara. Nous avons à parler.

Le soir vint sans ramener La Hire, et Catherine, ravagée d'angoisse, demeura des heures au plus haut du clocher du couvent des Bernardines, se tirant les yeux tant qu'il resta au ciel un peu de lumière pour guetter la poussière d'une troupe à cheval.

— Ils ne rentreront pas cette nuit, lui dit Sara quand le grincement des massives portes de la ville, que l'on fermait à l'appel des guetteurs, parvint jusqu'à elles. Tu ferais mieux d'aller te coucher. Tu es si lasse... la jeune femme tourna vers elle un regard de somnambule qui traversait le corps vigoureux de la fidèle servante.

— Je suis lasse mais je ne pourrais dormir. Alors, à quoi bon ?

— À quoi bon ? s'insurgea Sara, mais à te reposer ! Va au moins t'étendre. Tu sais bien que, si monseigneur La Hire rentre cette nuit, tu entendras l'appel des cors pour obtenir l'ouverture des portes. Et puis, il te fera prévenir immédiatement. Enfin, moi je veillerai. Fais-moi plaisir. Va dormir un peu...

Pour lui faire plaisir, effectivement, après un dernier regard à la campagne brûlée dont la nuit cachait les blessures sous son épais manteau noir, Catherine se laissa guider jusqu'à la cellule qui avait été la sienne avant la folle équipée de Rouen.

Sara la dévêtit, la coucha, la borda comme un bébé, puis, tout en pliant soigneusement les vêtements que Catherine venait de quitter, en posant la coiffe de lin blanc sur une tête en bois à cet effet, annonça d'un ton bourru :

— Le seigneur de Rais est venu, un peu avant le salut, pour prendre de tes nouvelles. La mère Marie- Béatrice m'a fait prévenir et j'ai dit que tu dormais. La sainte abbesse ne pouvait pas mentir, mais moi je peux très bien... et je n'aime pas du tout la tête de cet homme-là !

— Tu as bien fait...

Sara posa un baiser dévotieux sur le front de Catherine et se retira sur la pointe des pieds, fermant la porte derrière elle.

Catherine demeura seule dans l'étroite pièce aux murs de laquelle la flamme hésitante de la chandelle mettait des ombres fugitives. Tout son être était concentré dans ses oreilles, qui cherchaient à démêler, dans le silence extérieur, le bruit lointain d'une troupe en marche. Mais, peu à peu, les besoins de son organisme exténué prirent le dessus, dominant son inquiétude et sa peine et, après de longues heures de veille, au moment même où les religieuses quittaient leur dure couche pour chanter matines à la chapelle, Catherine s'endormit.

Mais le sommeil ne lui apporta pas la paix. Au fond de son inconscience, elle retrouva, intactes, les heures de terreur et de joie des derniers jours. En un effrayant kaléidoscope elle revit l'infect trou de sa prison où s'allumaient, d'un seul coup, les flammes immenses du bûcher. Puis c'était le sac de cuir, ouvert devant elle et dans lequel des hommes noirs voulaient la jeter. Mais, cette fois, elle était seule. La silhouette d'Arnaud, entrevue un instant, se dissolvait dans l'ombre, malgré ses cris, malgré les efforts qu'elle faisait pour l'atteindre, pour l'étreindre... Les mains des bourreaux s'abattaient sur elle et, dans son rêve, elle tentait de crier, d'appeler celui qui, inexorablement, s'éloignait d'elle. Mais ses mains étaient liées et une force irrésistible la courbait vers la terre, vers le sac ouvert qui grandissait, grandissait au point d'atteindre les dimensions d'un tunnel gluant où elle s'engloutissait. Elle voulait appeler, sa voix n'était qu'un souffle impuissant, vaguement ridicule, et la terreur paralysait ses membres. Elle se sentit lancée dans un vide énorme et soudain, avec un grand cri, se réveilla, trempée de sueur. Sara, en chemise, une chandelle à la main, se penchait sur elle et la secouait, d'une main posée sur son épaule.

— Tu rêvais... Un mauvais rêve... Je t'ai entendue crier...

— Oui... Oh ! Sara, c'était horrible, je...

— Non, ne dis rien ! Il est inutile que les paroles recréent des images qui t'ont fait peur. Tu vas te rendormir et, moi, je vais rester auprès de toi. Les mauvais rêves ne reviendront plus.

— Il faudrait pour cela que je retrouve Arnaud, fit Catherine prête à pleurer. Sinon... sinon ils ne me quitteront plus.

La nuit se termina sans autre incident. Le jour revint sans que La Hire et ses hommes eussent regagné Louviers.

L'impatience rongeait Catherine dont, en même temps, l'espoir s'amenuisait à mesure que les heures coulaient.

— S'il avait rejoint Arnaud, il serait déjà rentré.

— Pas sûr ! disait Sara pour la calmer. L'expédition a pu l'entraîner plus loin qu'il ne voulait.

Mais, malgré les paroles apaisantes et les encouragements de Sara, il fut impossible d'arracher Catherine du clocher.

Peut-être y fût-elle demeurée toute la nuit cette fois si, à l'heure où le soleil plonge derrière le moutonnement verdâtre des champs, un nuage de poussière ne s'était levé sur le chemin de l'ouest. Bientôt, les reflets fauves arrachés par les dernières flèches de lumière à l'acier des armes furent visibles parmi les vagues poudreuses. Quand elle put distinguer le pennon noir à la vigne d'argent, Catherine dégringola le raide escalier en colimaçon.

— Les voilà ! Ils reviennent ! cria-t-elle, insoucieuse de la sainteté du lieu.

Elle passa comme un boulet sous le nez de la mère Marie-Béatrice éberluée, bouscula la tourière et se retrouva dehors, Sara sur ses talons, dévalant la ruelle vers la porte de la ville, ses jupes retroussées à deux mains pour courir plus vite.

Elle arriva en vue des tours de garde juste comme le destrier de La Hire franchissait la herse relevée et se jeta presque dans les jambes du cheval.

— Alors ? Vous l'avez retrouvé ?

A grand-peine, le capitaine maintint la bête pour l'empêcher de heurter Catherine, mais jura effroyablement. Sous la ventaille relevée du casque, son visage soucieux était gris de poussière, chaque pli de la peau marqué en noir.

— Non, jeta-t-il durement, il n'est pas avec nous.

Mais, voyant Catherine, devenue blanche jusqu'aux

lèvres, chanceler, il eut honte de sa brutalité, sauta à bas de sa monture et bondit vers elle juste à temps pour la retenir, défaillante, dans ses bras et l'empêcher de glisser à terre.

Allons, vous n'allez pas encore me choir dans les bras ! Je ne l'ai pas retrouvé, mais je sais qu'il est vivant. C'est déjà ça, non ? Allez, venez ; on ne va pas s'expliquer ici, devant ces croquants.

Vivant ! Le mot ranima Catherine mieux qu'une paire de gifles. Elle regarda La Hire avec des yeux brillants d'espoir, se laissa entraîner jusqu'à la maison du Temple. Derrière eux s'étira la file lasse et sale des soldats. Le tout s'engouffra sous le porche noirci, emplit la cour. C'est seulement quand les hommes mirent pied à terre que Catherine s'aperçut qu'ils ramenaient un prisonnier.

La troupe serrée des chevaux avait empêché qu'elle le vît jusque-là. Pourtant, c'était un homme gigantesque, un de ces Normands blonds presque roux, charpentés comme une machine de siège et en qui se retrouvait, presque intact, l'héritage des vieux Vikings. Ses mains, liées de grosses cordes qui le reliaient à l'arçon du sergent Ferrant, étaient épaisses et rudes avec des poils frisés qui les poudraient d'or, mais on devinait que c'étaient là des mains habiles et intelligentes. Une mauvaise souquenille de toile déchirée couvrait mal un torse digne d'un ours, des épaules de bouvier sur lesquelles s'érigeait un visage couleur de brique aux traits incertains, mais sur le ton accentué duquel éclatait un regard gris clair, abrité d'épais sourcils broussailleux qui faisait irrésistiblement penser à une source vive cachée dans les herbes folles.

Le captif ne semblait pas autrement ému de sa situation critique. Il laissait reposer sur les choses et les gens un œil paisible et débonnaire, plus curieux qu'inquiet, mais qui s'alluma d'une flamme chaude en se posant sur Catherine.

— Qui est-ce ? demanda la jeune femme tandis que les gens d'armes poussaient l'homme entravé dans la grande salle.

Est-ce que je sais ? fit La Hire avec un haussement d'épaules. Nous l'avons trouvé assommé dans le cellier de votre fameuse maisonnette. Il avait un tonnelet d'eau-de-vie sous un bras. Quelque pillard anglais sans doute ! Depuis que nous sommes revenus en Normandie, les Godons ont de plus en plus de mal à se faire payer les redevances par les paysans, et ils se payent comme ils peuvent.

La voix de l'homme retentit, si puissante que la paix de la grande salle en vola en éclats et résonna comme une voûte de cathédrale.

— Je ne suis pas anglais mais bon normand et fidèle sujet du roi Charles.

— Hum ! grogna La Hire. Tu parles notre langue, c'est déjà ça. Comment t'appelles-tu ?

— Gauthier ! Gauthier le Bûcheron, mais on m'appelle Gauthier Malencontre.

— Pourquoi donc ?

L'homme des forêts eut un rire brusque.

— Parce que, quand j'ai en main la bonne cognée que vous ne m'avez pas laissé loisir de reprendre, il ne fait pas bon me rencontrer au coin d'un bois. J'en vaux dix, Sire capitaine, sans me faire honneur excessif !

— Explique-toi. Que faisais-tu dans cette maison ? Qui t'avait assommé ?

— Moi tout seul ! Jusqu'ici vous ne m'avez pas laissé parler. Maintenant, je veux bien vous dire ce que je sais... puisque vous êtes capitaine du Roi. Je vous avais pris pour un routier. C'est pour ça que je me méfiais.

La Hire haussa les épaules, mais ne put réprimer une grimace. Routier, il l'était bien un peu, quand la guerre chômait. Il faut bien faire son métier quand on est taillé pour ça ! Mais les états d'âme de La Hire n'intéressaient pas Catherine qui bouillait d'impatience. Elle attaqua elle-même le prisonnier :

— Que faisiez-vous dans cette maison ? Savez- vous ce qui s'est passé ?

— Oui, fit l'homme sombrement.

Il jeta sur Catherine un vif coup d'œil, puis continua :

Magloire et Guillemette, les malheureux qui habitaient la chaumière, étaient mes cousins. Je venais quelquefois chez eux, quand la faim se faisait trop dure, dans les bois. Ils étaient bons et secourables et jamais un pauvre ne s'adressait à eux en vain. J'étais chez eux, où j'avais dormi, quand un homme est venu, l'autre matin. Il était mal vêtu, mais il avait l'air d'un chevalier. Un de ces airs... qui ne trompent pas. Il a tendu une pièce d'or à Guillemette en demandant si elle avait un peu de lait. Cet or anglais, ça lui a paru bizarre à Guillemette, elle a posé des questions. Mais il ne voulait rien dire, le voyageur. Il a seulement dit qu'il n'était pas d'ici, qu'il avait travaillé à Rouen et qu'il repartait dans son pays. Il y avait quelque chose dans sa voix qui disait qu'il ne mentait pas. Pourtant, cette hauteur instinctive qu'il avait en lui, c'était bizarre. Guillemette s'est laissé convaincre. L'or, c'est si rare ! Elle allait sortir pour aller à l'étable chercher le lait quand ils sont entrés... les autres... les puants, les loups écorcheurs ! En causant, on ne les avait pas entendus approcher.

La Hire empoigna l'homme par sa souquenille et se mit à le secouer avec rage.

— Qui étaient-ils ? Est-ce que tu les connais ?

Mais, malgré sa force et les mains attachées du prisonnier, La Hire n'était pas de taille contre le géant. D'un brusque mouvement d'épaules Gauthier Malencontre se débarrassa de lui.

— Sûr que je les connais ! J'ai vu la bannière. Celle de Richard Venables, l'écorcheur anglais, un charognard pire que Satan son maître. Il tient son repaire aux caves crayeuses d'Orival et dans les vieilles ruines de Robert le Diable. Ah, ça n'a pas été beau à voir... Pauvre Guillemette !... pauvre Magloire !

— Parce que tu les as regardé égorger sans broncher ?

Non mais, gronda l'autre, une lueur mauvaise au fond des yeux. Faudrait voir à ne pas m'insulter ! Il a quatre hommes en moins, le Venables, à l'heure qu'il est, grâce à moi tout seul. Seulement, ils se sont mis à dix pour m'avoir. Ils m'ont à demi assommé, ligoté... et j'ai fait le mort, ça valait mieux puisque je ne pouvais servir à rien. Je fais ça très bien...

Seulement, ce que j'ai enduré, vous n'avez pas idée. Ficelé comme un saucisson et les yeux presque fermés par les coups, j'ai quand même tout vu... et tout entendu. Ce qui était pire ! Oh, il a aussi fait du bon travail, l'homme à la pièce d'or. Il avait empoigné un banc et il tapait sur les routiers à tour de bras. Ça n'a pas empêché qu'ils l'ont eu, lui aussi. Il s'est retrouvé ficelé à côté de moi, mais bien évanoui, lui, avec au front une bosse qui enflait à vue d'œil et tournait au noir.

C'était une bonne chose au fond... Il ne les a pas entendus hurler, lui, la petite Guillemette et le pauvre Magloire... Moi, j'ai cru devenir fou et j'ai remercié Dieu quand ils se sont tus et que j'ai compris qu'ils étaient morts.

Il s'arrêta un instant, eut un mouvement d'épaules comme s'il cherchait à essuyer la sueur qui ruisselait sur son visage.

Sans un mot Catherine s'approcha et, d'un pan de son voile, épongea le malheureux qui la regarda avec une expression de gratitude infinie.

— Merci, belle dame !...

— Je vous en prie, coupa Catherine en reculant, continuez ! Qu'est-il advenu de messire de Montsalvy... Je veux dire : celui que vous appelez l'homme à la pièce d'or ?

— Ah, je savais bien que c'était un seigneur ! s'écria Gauthier d'un air de triomphe. Venables aussi, d'ailleurs, l'a su tout de suite. Quand... tout a été fini, je l'ai entendu ordonner à deux de ses hommes de l'emmener pour tâcher d'en tirer rançon.

— Comment se fait-il qu'ils t'aient laissé, toi ? fit La Hire goguenard ; un gaillard comme toi, ça vaut de l'or.

Je vous l'ai dit, ils m'ont cru mort. En partant ils ont enflammé une botte de paille sous la table, pensant que tout allait griller, moi avec, mais dès qu'ils ont eu le dos tourné j'ai brûlé les cordes qui me liaient, j'ai éteint le feu... et puis, je me suis sauvé.

— Sauvé ? s'étonna Catherine, mais pourquoi ?

De nouveau, il se tourna vers elle, avec des yeux où brillaient des larmes.

— Faut comprendre, dame ! Je les aimais bien, tous les deux... et de les voir comme ça... c'était plus que je n'en pouvais endurer. J'ai couru droit devant moi, jusqu'à mon bois, les deux mains sur mes oreilles parce que je croyais toujours entendre leurs cris d'agonie. Toute la journée, je suis resté sous les branches, à pleurer, à trembler... Mais, après, j'ai eu honte... J'y suis retourné parce que j'avais encore quelque chose à faire. Pauvres ! Ils avaient bien droit à un coin de terre bénie après leur martyre. Alors je les ai emballés de mon mieux dans deux couvertures, je les ai chargés sur mes épaules quand la nuit a été là et je suis allé les enterrer dans l'enclos des morts, au chevet de l'église du village.

— ... et tu es revenu pour voir si les routiers de Venables n'avaient pas laissé quelque chose, fit La Hire sarcastique.

Malencontre tourna vers lui un visage si congestionné par la fureur qu'il était presque violet.

— Un capitaine du Roi, ça devrait comprendre certaines choses ! Oui, je suis revenu parce que je savais où Magloire cachait son tonnelet d'eau-de-vie et que je voulais me saouler, vous entendez ? me saouler à en crever pour ne plus entendre les cris de Guillemette... c'est même comme ça que je me suis assommé à une poutre !

Un silence suivit. La Hire, les mains nouées au dos, arpentait la salle basse dont les dalles claquaient sous ses semelles de fer. Pendant ce temps, Catherine continuait d'examiner l'étrange bûcheron. Une instinctive sympathie l'entraînait vers cet homme qui lui avait parlé d'Arnaud. Mais, brusquement, La Hire s'arrêtait devant Gauthier.

Tu es sûr que tu as tout dit... et que tu as dit la vérité ? Ton histoire me paraît louche. J'ai bonne envie de te faire mettre à la torture.

Le bûcheron haussa ses massives épaules et lui éclata de rire au nez.

— Si ça vous amuse, faut pas vous gêner, Messire. Mais j'aime autant vous dire que le bourreau qui fera dire à Gauthier Malencontre autre chose que la vérité vraie, il n'est pas encore né !

On ne narguait pas La Hire sans inconvénient. Le capitaine devint pourpre et hurla :

— Maudit maraud, nous verrons bien si tu te moqueras de moi au bout d'une corde. Qu'on le pende !

— Non !

Instinctivement, Catherine s'était jetée devant l'homme ligoté et, les bras écartés, lui faisait de son corps un rempart.

Elle avait crié, mais, plus doucement, elle répéta :

— Non, Messire... Ce serait une cruauté inutile. Moi, je crois ce qu'il dit. On ne ment pas avec le regard de cet homme. Pourquoi d'ailleurs mentirait- il ? Il n'a rien fait qui mérite la potence et il peut nous être tellement utile ! Ne disiez-vous pas tout à l'heure qu'il valait son pesant d'or ?

— Je n'aime pas que l'on se moque de moi.

— Il ne s'est pas moqué de vous. Je vous en supplie, seigneur La Hire, au nom de l'amitié que vous avez pour Arnaud, ne tuez pas cet homme. Laissez- le-moi... je vous le demande.

Pas plus que les autres, La Hire n'avait la force d'âme nécessaire pour résister à Catherine quand elle demandait quelque chose d'une certaine manière. Il lui jeta un coup d'œil vif, puis un autre regard, plein de rancune celui-là, à son prisonnier et, finalement, haussant les épaules, sortit de la salle à grands pas en criant :

— Faites-en ce que vous voulez et grand bien vous fasse ! Il est à vous.

Quelques instants plus tard, délivré de ses liens, le gigantesque bûcheron mettait humblement genou à terre devant Catherine.

— Dame... je vous dois la vie. Faites-en ce que vous voudrez, mais laissez-moi vous servir. Même une belle dame a toujours besoin d'un chien fidèle.

Cette nuit-là, Catherine dormit d'un sommeil assez calme. Elle était plus tranquille pour Arnaud, savait que, même si son sort actuel n'était guère enviable, sa vie ne risquerait rien tant que le bandit qui le retenait captif espérerait en tirer quelque chose. Et puis, dès l'aube sonnée, La Hire partirait avec une partie des troupes de Louviers pour aller enfumer le renard dans sa tanière et lui arracher son prisonnier. En qui mieux qu'en l'irascible capitaine pouvait-elle placer sa confiance et remettre la vie d'Arnaud ?

Avant de se retirer pour la nuit, Catherine avait confié Gauthier au jardinier du couvent, non sans s'attirer quelques remarques acerbes de Sara.

— Qu'est-ce que nous allons faire de ce grand sauvage ? avait ronchonné la digne femme. Il est un peu grand pour un page, un peu malodorant pour un valet, un peu rustre pour servir une dame de qualité et, de toute façon, beaucoup trop encombrant !

— Mais il constitue une sérieuse protection et j'ai le pressentiment que nous en aurons besoin. Quant à être sauvage... c'est bien la première fois, depuis que je te connais, que je t'entends prononcer ce mot-là avec réprobation. Nous renions nos origines, ma bonne Sara?

— Je ne renie pas mes origines, mais j'ai le droit de ne pas danser de joie à l'idée d'avoir désormais ce grand escogriffe à nos trousses.

— Par les temps où nous vivons, un homme comme lui peut être utile, fit Catherine d'un ton si tranchant que Sara n'insista pas et se contenta de marmonner : Après tout, ça te regarde !...

La nuit, donc, avait été paisible, mais dès les premières lueurs de l'aube une agitation insolite s'empara de la petite cité.

Une rumeur, des bruits de course, des cris vinrent bientôt éveiller les calmes échos du couvent au moment où la longue théorie blanche des nonnes sortait de la chapelle et se rendait au réfectoire.

Catherine et Sara, portant toutes deux un voile sur la tête, un missel dans les mains, venaient derrière avec la mère supérieure. Jamais Catherine n'avait suivi plus distraitement la messe. Depuis l'Évangile, depuis que les premiers bruits avaient éclaté, son esprit avait été tendu vers l'extérieur et elle avait dû faire appel à tout son sang-froid pour ne pas quitter sa place et courir au-dehors. Un monde de pensées s'agitait dans sa tête et elle se demandait si, d'aventure, La Hire n'avait pas tenté une expédition nocturne contre Venables... Si c'était lui qui revenait et causait ce tintamarre !... S'il ramenait Arnaud ?... Vite Missa Est avait fait à la jeune femme l'effet d'une libération et c'était avec soulagement qu'elle avait franchi les portes de la chapelle, tout en déplorant la solennité hors de saison de cette marche processionnelle vers le réfectoire. Les nonnes étaient-elles à ce point détachées du monde que ce qui se passait hors de leurs murailles ne les intéressait pas ? Pourtant, tout en suivant la galerie aux minces colonnettes de pierre du cloître, la mère Marie- Béatrice tendait l'oreille. Le vacarme enflait autour de l'îlot silencieux de l'abbaye. On pouvait distinguer maintenant des clameurs : « Aux remparts !... Aux armes ! »

L'abbesse se tourna vers la prieure :

— Allez jusqu'à la porterie, mère Agnès des Anges, et voyez d'où vient ce tintamarre. Je gage que nous allons être attaqués...

La religieuse s'inclina et courut vers l'autre extrémité du jardin. Mais elle n'eut pas le temps d'atteindre la porterie. La tourière, de son côté, accourait par les allées tracées entre les massifs de petit buis et de plan tes médicinales. Elle était rouge d'émotion et sa cornette était de travers.

— Messire de Vignolles est là, ma Mère, dit-elle précipitamment après une courte révérence. Il dit que l'Anglais approche et qu'il désire parler d'urgence à Mme de Brazey.

Mère Marie-Béatrice fronça les sourcils. Elle n'aimait guère ces perpétuelles incursions des soldats dans son couvent où elles entretenaient une atmosphère de fièvre très peu compatible avec le recueillement.

Catherine allait intervenir, se jeter vers le visiteur, mais la supérieure, d'un geste ferme, la retint par le bras et la rejeta derrière elle.

— Messire de Vignolles ne peut-il nous laisser prier en paix, au moins le dimanche ? fit-elle avec humeur. C'est un couvent ici, et non pas la grande salle de quelque château féodal. Il semblerait que...

Elle n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Un pas rapide et ferré faisait sonner les dalles du cloître et la voix forte de La Hire éclatait tandis que les nonnes fuyaient de tous côtés en poussant des cris effarouchés. Le capitaine marcha droit à la supérieure dont le visage devenait écarlate dans l'étroite ouverture de sa guimpe de toile.

— Ma Mère, je n'ai pas beaucoup de temps pour discuter, encore moins pour les délicatesses. L'ennemi approche. Si vous n'entendez pas le vacarme que fait le peuple de cette ville en courant aux remparts, c'est que vos murs sont solides ou bien que vous êtes dure d'oreille. Il faut que je parle sur l'heure à la dame de Brazey. Veuillez la faire prévenir et dire en même temps à sa servante de préparer ses bagages. Il faut qu'avant un quart d'heure elle ait quitté cette ville ! J'attends!

Mère Marie-Béatrice allait sans doute discuter, mais, juste à cet instant, Catherine, incapable de se contenir plus longtemps, se glissa entre elle et le capitaine.

— Me voici, Messire ! Ne criez pas si fort et d'abord sachez ceci : je ne partirai pas d'ici avant d'avoir retrouvé Arnaud.

— Alors, Madame, s'emporta immédiatement La Hire, vous avez une bonne chance de ne jamais le retrouver et de terminer votre vie ici. Écoutez-moi car je n'ai pas de temps à perdre ! J'ai cette ville à défendre et je ne peux pas ergoter pendant des heures pour vous convaincre. J'ai reconnu la bannière du chef qui approche de cette cité. C'est celle de John Fitz-Allan Maltravers, comte d'Arundel, un rude homme de guerre, croyez-m'en, et je ne suis aucunement sûr d'en avoir raison. J'ai peu de troupes, lui semble en avoir et, si vous montez sur le rempart, vous pourrez voir à l'horizon une fumée noire. C'est Pont-de-1'Arche qui brûle. Peut-être nous faudra-t-il évacuer Louviers en la laissant à la merci du vainqueur...

— Comment osez-vous dire cela ? s'écria Catherine en saisissant le bras de l'abbesse. Vous abandonneriez la ville ?

Mais les habitants, les religieuses ?

— C'est la fortune de la guerre, ma fille, dit doucement mère Marie-Béatrice. Nous autres, épouses du Seigneur, avons peu à craindre des Anglais qui, comme nous, sont chrétiens. La soumission opportune de la ville pourra peut-être lui éviter le pire. L'Anglais manque d'argent et de vivres. Il ne peut s'offrir le luxe de nous réduire en cendres !

— Il s'est gêné pour Pont-de-1'Arche, peut-être ?

— Assez discuté ! coupa La Hire avec impatience. Vous allez partir, dame Catherine, parce que je ne peux plus assurer votre sécurité et que vous seriez une charge pour moi... je suis soldat, pas dame de compagnie.

La colère et l'angoisse conjuguées emportèrent Catherine.

— Vraiment ? Vous êtes soldat et vous voulez m'envoyer sur les routes ? Et pour aller où, je vous prie ? Ét Arnaud, Arnaud aux mains de Venables ? Vous l'oubliez ?

— Je n'oublie rien. Pour lui, je me sépare de vingt hommes, ce qui est énorme quand l'ennemi avance. Le maréchal de Rais va profiter de ce que Maltravers immobilisera devant nos murs un fort contingent d'Anglais pour l'arracher à ce brigand. Quant à vous, votre place est auprès de la reine Yolande dont vous êtes dame de parage. La Reine est au château de Champtocé, chez messire de Rais, où elle a de fort importants entretiens avec le duc de Bretagne. Vous allez la rejoindre en Anjou. C'est là que Rais conduira Montsalvy, dès qu'il l'aura repris, par l'or ou par les armes, à Richard Venables.

Cette fois, Catherine avait écouté La Hire sans l'interrompre, s'assombrissant à mesure qu'il parlait. Finalement, elle secoua la tête.

— Je regrette. Je reste ! Je n'ai pas confiance en messire de Rais.

La patience de La Hire était à bout. L'appel d'une trompette au-dehors avait achevé d'user le peu qui lui en restait. Sans souci du saint lieu, il se mit à hurler :

— Moi non plus ! Mais il est de notre bord, il n'a aucun intérêt à nous trahir ; d'ailleurs il ne l'oserait pas ! De plus, ni vous ni moi n'avons le choix. C'est la guerre, Madame, et Montsalvy, s'il était là, serait le premier à vous le dire et à vous vouloir en sûreté.

— En sûreté ? Sur les routes ? fit Catherine avec amertume.

— Vous avez un bon défenseur. Ce grand escogriffe mal peigné que vous avez sauvé de la corde. On va lui rendre une bonne cognée, puisque c'est l'arme qu'il préfère. Allez attendre Arnaud à Champtocé. Je le veux !

— C'est un ordre ?

La Hire hésita, puis, fermement :

— Oui. C'est un ordre. Soyez partie avant un quart d'heure, par la rivière, avant que la ville soit investie. Sinon...

— Sinon ?

Sinon vous partirez demain, avec les bouches inutiles. Nous n'avons de vivres que pour vingt-quatre heures.

Il s'inclinait, reculait, se perdant déjà dans l'ombre des ogives grises. Une panique saisit Catherine comme si le chevalier en s'éloignant l'abandonnait, nue et sans forces, au milieu des loups. Mais ce ne fut qu'une passagère impression.

Elle était trop accoutumée à la vie dure, au danger, à la peur pour discuter. Déjà, elle songeait à ce chemin qu'il allait falloir exécuter. Champtocé ? Comment tracer une route sûre vers ce château où, enfin, elle trouverait la Reine ? Auprès de Yolande, elle ne craindrait rien. Elle pourrait attendre dans une relative tranquillité que revienne l'homme qu'elle aimait. Encore quelques jours, quelques jours seulement de séparation ! Ensuite, tout serait facile. Certes, elle pouvait bien accepter encore ce supplément de paiement pour son bonheur. Il lui avait déjà coûté si cher ! Un peu plus un peu moins ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge sauraient bien veiller sur sa route et la mener au port du salut que représentait la reine des Quatre Royaumes 1.

Elle se redressa. Sa voix alla atteindre La Hire qui, sans se retourner, se dirigeait vers le portail. Une voix claire et décidée.

— Je vous obéirai, messire de Vignolles. Dans un moment, j'aurai quitté cette ville. Dieu veuille que vous n'ayez jamais à regretter de m'en avoir chassée !

— Je ne vous chasse pas, grommela La Hire sur le seuil avec une sorte de lassitude, je vous mets à l'abri ! Ce que je ne saurais faire si l'Anglais s'emparait de vous. Et je n'aurai rien à regretter. Dieu vous garde, dame Catherine !


1 Yolande d'Aragon, duchesse d'Anjou, reine de Naples, Sicile et Jérusalem, belle-mère de Charles VII.

CHAPITRE II Le Viking

Une heure plus tard, une petite barque glissait à l'ombre des remparts sud de Louviers, emportant Catherine, Sara et leur gigantesque compagnon, ce Gauthier « Malencontre » dont la rencontre, cependant, s'avérait providentielle. Entre les mains du vigoureux Normand, la longue perche de chêne qui faisait mouvoir le bateau semblait aussi légère qu'une baguette de coudrier. Debout à l'arrière, il enfonçait le bois dans l'eau puis, d'une puissante poussée, faisait glisser rapidement l'esquif. Bientôt les murailles furent invisibles, cachées par l'épaisse végétation. Les aulnes aux feuilles gaufrées, aux chatons rougeâtres, et les saules argentés formaient comme un berceau par-dessus l'eau moirée d'or. La chaleur du jour s'annonçait lourde quand on avait franchi la petite poterne sur la rivière, mais au fil de l'eau il faisait presque frais.

— Comme j'aimerais me baigner, murmura Catherine en laissant sa main pendre le long du bordage.

— Quelle bonne idée ! maugréa Sara qui, depuis le départ, n'avait pas sonné mot. Les Anglais n'auraient qu'à te cueillir toute ruisselante quand ils arriveront par ici.

— Ils ne viendront pas, affirma Gauthier. À cause des marécages ! C'est dangereux. On peut s'enliser.

Sara dédaigna de répondre au géant, mais Catherine lui sourit. Elle se félicitait de plus en plus du sauvetage qu'elle avait accompli. Gauthier était de ceux qui ne s'étonnent de rien, qui s'accommodent de tout et agissent en tout avec une grande économie de gestes et de paroles. Tout à l'heure, quand on était venu le chercher chez le jardinier du couvent, quand on lui avait annoncé qu'il fallait partir, il n'avait rien dit. Il avait seulement tendu la main pour saisir la hache qu'un homme d'armes lui apportait, en avait essayé le fil sur son pouce et l'avait glissée sous son épaisse ceinture de cuir.

— Je suis prêt, avait-il dit seulement.

Sur l'ordre de Catherine, le jardinier lui avait découvert des vêtements à peu près convenables pour remplacer ceux, déchirés et hors d'usage, qu'il portait en arrivant. Une courte tunique de futaine noire, des chausses brunes collantes, prises dans d'épais souliers de cuir l'habillaient en paysan aisé. Ces chaussures avaient été le plus difficile à trouver. Un savetier les avait fabriquées hâtivement en partant d'une paire de sandales appartenant au supérieur des Frères Prêcheurs de Saint-François dont le couvent était proche de celui des Bernardines. Encore Gauthier avait-il fait la grimace en les passant et s'était-il hâté de les ôter sitôt arrivé dans la barque.

Une chose avait frappé Catherine. Avant de quitter le couvent, elle avait voulu entrer un instant à la chapelle pour une courte prière. Sara était entrée, bien entendu, avec elle, mais Gauthier s'y était refusé. Et, comme elle s'étonnait :

— Je ne suis pas chrétien ! avait-il dit sèchement sans paraître prendre garde à la mine scandalisée de ceux qui l'entouraient.

— Mais, reprit Catherine, tu nous as dit que, l'autre nuit, tu avais été enterrer tes amis dans l'enclos de l'église ?...

— Bien sûr. Ils y avaient droit. Eux croyaient, ils avaient reçu le baptême. Pas moi !

— Je verrai plus tard à te faire instruire, avait alors répondu Catherine sans insister davantage.

Mais, maintenant, tandis que la barque glissait sans bruit sur l'eau calme, elle songeait à tout cela tout en regardant le grand Normand à travers ses cils baissés. Gauthier lui inspirait de curieux sentiments. Elle le trouvait sympathique, mais il lui faisait un peu peur, moins à cause de sa force qu'à cause de son clair et indéchiffrable regard. Il semblait ne penser à rien, en ce moment ; pourtant la jeune femme avait la sensation presque physique qu'il écoutait de toutes ses forces les bruits décroissants de la ville. Les cris, le tohu-bohu des bourgeois et des petites gens claquant leurs volets, courant aux remparts pour colmater hâtivement quelques brèches anciennes, entassant des fagots, des bûches, apportant des pierres et de la poix pour la défense de leur cité ou sortant leurs armes de leurs greniers, le chant liturgique des moines de Saint-François sortis en procession pour une dernière bénédiction avant le combat et, dominant le tout, la voix tonnante de La Hire, tout cela s'estompait peu à peu. Le tintamarre de la guerre reculait pour faire place au bruissement de l'eau contre la coque, à la fuite d'un lapin dans les herbes folles, au sifflement d'un merle sur une branche et Catherine se laissait insensiblement gagner par ce calme qui grandissait autour d'elle, par la beauté de ce jour d'un printemps à son déclin. La rivière, d'une belle largeur à cet endroit, fuyait entre deux berges couvertes d'un fouillis de ronces, de pommiers sauvages, de merisiers et de petits chênes encore enfantins. Tout cela, sous le soleil, dégageait une bonne odeur saine de jeune végétation et d'humus plein de sève. Si chaque poussée de la perche n'eût accentué la distance qui la séparait d'Arnaud, si son âme n'eût été tellement ravagée d'angoisse et si désespérément attachée à l'homme qu'elle aimait, Catherine eût trouvé plaisir et repos dans cette silencieuse glissade sous les verts rameaux à travers lesquels se montraient de grands lambeaux de ciel indigo.

La Hire avait tracé, pour Catherine et son escorte, la route à suivre. Elle était facile, bien que jalonnée de dangers, car le pays que l'on allait traverser était encore en grande partie anglais. On devait remonter la rivière d'Eure jusqu'à Chartres.

La grande cité de Notre-Dame, la haute cité de foi où affluaient toujours les pèlerins, malgré la guerre, ou à cause d'elle, était une sûre étape avant la traversée des terres ravagées, incendiées, affamées et sans merci qui séparaient Chartres d'Orléans-la-Délivrée. Ce serait là le plus dur, le plus dangereux. Ensuite, il n'y aurait plus qu'à prendre la grande route liquide de la Loire et laisser filer le grand fleuve jusqu'aux tours de Champtocé. La Loire !... Que de souvenirs d'espoirs et de souffrances son seul nom rappelait à Catherine ! Une fois déjà, à grand-peine et grande misère, le large ruban d'eau l'avait menée auprès d'Arnaud et c'était à lui qu'une fois encore elle allait demander de les réunir. Bien sûr, Catherine n'aimait guère l'idée d'être l'hôte de l'inquiétant seigneur de Rais. Mais là où était la reine Yolande, danger ou félonie se pouvaient-ils craindre, ou seulement concevoir ? Non. Il fallait aller droit son chemin, le faire aussi bref que possible.

C'était la dernière épreuve, la dernière ! Ensuite rien ne la séparerait plus d'Arnaud. Elle serait bientôt sa femme... Sa femme ! Le mot seul la faisait défaillir de bonheur...

Cette pensée lui fit chaud au cœur et lui montra soudain la vie sous d'autres couleurs. Elle sourit aux rives fraîches, à Sara qui la regarda avec étonnement, puis envoya à Gauthier la fin de son sourire.

— Quelle belle journée ! dit-elle presque joyeusement.

Mais le grand Normand ne sourit pas. Sourcils froncés, il regardait quelque chose au loin vers l'amont de la rivière.

Ne louez la journée que lorsqu'elle est finie, marmotta-t-il entre ses dents, l'épée que lorsqu'elle a frappé, la f...

— Pourquoi t'arrêtes-tu ? fit Catherine. Qu'allais- tu dire : la femme ?

— En effet, Dame. Mais la fin de ce vieil adage danois ne vous plairait sans doute pas. Au surplus, l'heure n'est pas à la discussion.

Catherine se retourna, suivant la direction de sa main tendue, et retint une exclamation. Au même instant, des cris s'élevèrent sur la rivière. Des femmes surgirent des fourrés et se mirent à courir de toutes leurs forces. C'étaient des lavandières que les hautes herbes avaient cachées jusque-là et qui, maintenant, fuyaient devant un ennemi invisible. Leurs robes de toile bleue, relevées dans la ceinture, montraient leurs jambes nues, roses encore au sortir de l'eau fraîche dans laquelle, sur des pierres, elles avaient foulé le linge, et déjà, dans l'ardeur de la course, les chevelures croulaient sur les épaules, échappées des béguins de toile.

— Mais pourquoi courent-elles ? demanda Catherine.

Personne ne lui répondit. Trois soldats en hoquetons verts venaient d'apparaître, lancés à leur poursuite, au détour d'un chemin forestier. Gauthier, d'un mouvement brusque, fit virer le bateau qui s'enfonça profondément dans la vase et les roseaux de la berge.

— Des Anglais ! souffla-t-il tandis que, déjà, sa main pesait sur le dos de Catherine l'obligeant à s'aplatir au fond de la barque. Cachez-vous... Et vous aussi, jeta-t-il hargneusement à Sara qui avait feint de ne pas l'entendre, vous n'êtes pas assez vieille pour ne pas risquer...

Il n'en dit pas plus. Sara grogna mais se coucha auprès de Catherine. Cependant, le Normand, au lieu de les rejoindre, enjambait le bordage, se coulait dans l'eau sans le moindre clapotis, aussi souplement qu'une loutre qui plonge. Sara releva la tête, le vit dans l'eau jusqu'à !a taille, la main sur sa hache.

— Ah ça !... mais où allez-vous ?

— Voir si je peux quelque chose pour ces femmes. Elles sont normandes comme moi.

— Ouais ! répliqua la tsigane. Et vous croyez qu'on va rester là, nous deux, dans ce trou de musaraigne ? Nagez, je vous suis de loin !

Et aussitôt redressée, la grande femme avait saisi la perche, l'enfonçait dans l'eau et d'une vigoureuse poussée au fond arrachait le bateau à la vase. Gauthier n'avait pas insisté. Il s'était mis à la nage, le fond ne permettant pas de marcher, et se dirigeait rapidement vers une petite crique d'où venaient maintenant des cris aigus et des jurons. Le géant nageait comme un poisson. Son corps puissant fendait l'eau avec la sûreté, la rapidité d'une couleuvre d'eau et Sara avait du mal à le suivre. Agenouillée à l'avant, le cou tendu, Catherine regardait passionnément. Son séjour à Rouen l'avait familiarisée avec les uniformes anglais et elle n'avait même pas peur. Simplement, elle était curieuse de voir ce que son étrange garde du corps allait faire.

Bientôt, la crique fut en vue, une anse d'eau vert sombre sous l'ombrage de grands pins dont les branches s'étendaient, raides et noires, au-dessus de la rivière. Sara abrita la barque dans un buisson de lys d'eau d'où il était possible de voir sans être vu. Les Anglais étaient là, tournant le dos au courant. Quatre hommes qui tentaient de maîtriser deux filles dont les cris d'angoisse emplissaient l'air. L'une d'elles, déjà immobilisée, hurlait sous un gigantesque archer roux qui, d'une main appliquée brutalement sur son visage, lui plaquait la tête au sol et de l'autre arrachait sa robe. Les trois autres étaient occupés à ficeler les mains de sa compagne à deux troncs de pins et riaient si fort que leurs éclats couvraient presque les cris de leur victime.

Catherine vit Gauthier prendre pied à la berge, se dresser dans l'eau, lentement, pour ne pas révéler sa présence. Sa main descendit jusqu'à sa ceinture, empoigna la hache, fit un geste rapide tandis qu'un véritable hurlement s'arrachait de sa gorge. La hache fila avec un sifflement sinistre et alla se planter juste entre les deux épaules de l'archer roux. Le rugissement de douleur de l'homme et le cri de Gauthier firent retourner les trois autres, mais déjà le géant avait pris pied sur l'herbe courte de la berge et, tirant vivement une dague dissimulée sous sa tunique, faisait face, attendant le choc. D'où elles étaient, les deux femmes pouvaient voir les faces rouges et sauvages des trois soldats. Ils avaient tiré leur glaive et marchaient à petits pas sur l'homme seul, comptant visiblement en avoir raison sans peine. Lui, acculé à la rivière, semblait un sanglier en face des chasseurs. Brusquement, le choc eut lieu. Les soldats, d'un même mouvement, bondirent sur Gauthier l'épée haute, et Sara reprit sa perche.

— S'il a le dessous, nous fuirons aussi vite que nous pourrons, souffla-t-elle.

— Il n'aura pas le dessous, répondit Catherine avec un geste d'impatience. Tiens-toi tranquille ! Regarde !

En effet, le grand Normand, comme un bœuf secoue des mouches, se débarrassait de ses agresseurs avec une rapidité qui tenait du miracle. Il en avait déséquilibré un en l'attirant brusquement à lui, et, profitant de la surprise des deux autres, l'avait vivement poignardé avant de le jeter comme un projectile dans les jambes des deux autres qui, atteints, roulèrent à terre. Gauthier ne perdit pas une seconde. Rapide comme l'éclair, il sauta sur l'un d'eux. De nouveau, la dague disparut dans une gorge. Tout de suite redressé, il voulut s'attaquer au dernier, mais celui-ci n'avait pas demandé son reste. À peine sur pied, il avait pris la fuite et courait maintenant à travers champs, sautant les talus comme un cabri.

Autour du Normand, il y avait trois cadavres. Le grand archer roux agonisait. Une large tache rouge s'étendait sur sa tunique verte. Mais la fille qu'il tenait ne criait plus. Les mains convulsives de l'Anglais, nouées à sa gorge, achevaient de l'étrangler. En revanche, l'autre était vivante. Toujours attachée, elle attendait calmement qu'on vînt la délivrer. Catherine entendit qu'elle disait quelque chose, mais ne comprit pas le sens des paroles. Gauthier se pencha, coupa les cordes et la femme se redressa. Sa robe avait été tellement malmenée qu'elle pendait, en longues bandes déchirées, autour de ses hanches. Seuls, ses longs cheveux couleur de blé mûr couvraient ses épaules et sa gorge pleine, mais elle semblait n'avoir cure de sa nudité. Stupéfaite, Catherine la vit s'avancer vers le Normand, se glisser contre lui et se hausser sur la pointe des pieds jusqu'à ce que leurs lèvres se touchassent.

— Oh ! fit Sara suffoquée. C'est trop fort !

— Pourquoi ? répondit Catherine. Chacun remercie comme il peut !

— C'est entendu, mais regarde-les... regarde cette fille : elle s'offre, ma parole !

C'était vrai, et Catherine, malgré elle, fronça les sourcils. La fille blonde était belle ; son corps rose avait la pureté, la plénitude d'un marbre et, en voyant les mains de l'homme se poser sur ses hanches, la jeune femme sentit une boule se nouer dans sa gorge. Mais elle s'était méprise sur le geste. Le géant, simplement, écartait de lui celle qu'il avait sauvée, posait un baiser rapide sur le bout de son nez et, sans se retourner, revenait à la rivière dans laquelle, sans une hésitation, il se jeta. Catherine entendit l'appel de celle qu'il avait quittée, vit le geste dérisoire de ses bras pour retenir l'homme.

Mais les bras retombèrent, la paysanne haussa les épaules et disparut bientôt sous le couvert des arbres.

— Allons-y ! fit Sara en lançant le bateau dans le courant.

Quelques secondes plus tard, Gauthier se hissait sur le plat-bord, ruisselant, haletant. Il adressa à Catherine un sourire qui découvrit ses fortes dents blanches.

— Voilà ! c'est fini. Nous pouvons repartir.

Mais la langue de Sara la démangeait. Elle ne pouvait plus retenir ce qu'elle avait envie de dire.

— Bravo ! dit-elle ironiquement. Mais pourquoi donc n'avoir pas accepté le beau cadeau qu'on vous offrait ?

L'homme regardait toujours Catherine et ce fut à elle, qui ne demandait rien, qu'il répondit :

— Pour ne pas vous faire attendre.

— Sinon ? demanda la jeune femme.

— Sinon... pourquoi pas ? Il faut prendre de la vie ce qu'elle offre, quand elle l'offre.

— A merveille ! s'écria Sara outrée. Et les quatre cadavres ne vous auraient pas gênés, j'imagine.

Cette fois, Gauthier Malencontre daigna s'adresser à elle. Il laissa peser sur la bohémienne un regard lourd et grave.

— L'amour est frère de la mort. Dans les temps cruels qui sont les nôtres, ils sont les seules choses qui comptent.

Il avait repris la conduite de l'embarcation et, de nouveau, le bateau glissait sous le treillage vert des arbres. Pendant un long moment, on voyagea en silence. Serrées l'une contre l'autre, à l'avant du bateau, les deux femmes semblaient plongées dans leurs pensées profondes. Mais Catherine voulait encore savoir quelque chose. Elle se retourna.

— Tout à l'heure, dit-elle, quand les Anglais ont sauté sur toi, tu as poussé un cri... on aurait dit un appel, un nom !...

— C'en était un. Les vieux guerriers venus du Nord par la route des cygnes et dont je porte le sang dans mes veines poussaient ce cri au moment du combat.

— Tu n'es pas chevalier pourtant, pas même soldat !... remarqua la jeune femme avec un inconscient dédain qui n'échappa pas-à l'ancien bûcheron.

Mon sang en est-il moins pur ? Les fils des anciens rois de la mer ne sont pas tous dans des châteaux et je sais plus d'un noble dont les ancêtres peinaient sous le fouet des Vikings. Moi je descends d'un grand chef qui se nommait Bjorn-Côtes-de-Fer, ajouta- t-il en frappant du poing sa poitrine qui résonna comme un tambour, et j'ai le droit d'invoquer Odin à l'heure de la bataille !

— Odin ?

— Le dieu des combats ! Je vous ai dit que je n'étais pas chrétien.

Et, pour bien marquer qu'il n'avait pas envie d'en dire davantage, le grand Normand se mit à fredonner. Catherine se détourna. Son regard rencontra celui de Sara. Elles n'échangèrent pas une parole, mais, dans les yeux sombres de son amie, la jeune femme n'avait pas lu, cette fois, la colère ou l'indignation. Rien que de l'étonnement et une sorte d'admiration.

Un martin-pêcheur fila en criant au-dessus d'eux et piqua dans une flaque de soleil. Le bateau continua de glisser en paix.

Quand le jour baissa, Gauthier se mit à la recherche d'un coin pour passer la nuit. Les émotions de la journée avaient rompu les deux femmes et lui-même sentait la lassitude venir. Il finit par découvrir une petite grève non loin d'un moulin en ruine, qu'une véritable vague de végétation couvrait presque complètement.

— Là, dit-il, nous serons à l'abri.

Personne ne répondit tant il semblait normal qu'il prît la direction des opérations. Pourtant, depuis que la lumière s'était mise à décliner, l'humeur de Sara semblait, elle aussi, s'assombrir. Durant toute la dernière heure de navigation, elle avait tenu son regard fixé sur la pointe avant de la barque et n'avait sonné mot. Une fois que l'on eut pris pied sur le sable et que Gauthier les eut quittées pour une rapide reconnaissance autour du moulin ruiné, Catherine en fit l'observation à la gitane.

— Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi fais-tu cette mine ?

— Je ne suis pas tranquille, répliqua Sara, et, maintenant que la nuit vient, mon absence de tranquillité n'est pas loin de la peur toute simple.

— Et pourquoi donc ? Que crains-tu ? Avec un homme comme Gauthier, je crois bien que nous ne risquons rien.

Sara haussa nerveusement les épaules et vint s'asseoir-sur le sable auprès de Catherine, ses bras retenant ses jupes autour de ses genoux.

— C'est justement de lui que j'ai peur.

Catherine sursauta et regarda son amie avec stupeur.

— Pour le coup, tu es folle.

— Crois-tu ? riposta Sara avec une violence contenue. Que sais-tu de cet homme, de son passé ? Exactement ce qu'il t'a dit et que tu as cru comme article de foi. Mais s'il était autre ? On dirait bien des choses pour sauver sa peau. Après tout, c'est peut-être lui qui avait massacré, pour les voler, ces malheureux paysans.

— Je ne crois pas ça ! s'écria Catherine violemment.

— Moins haut, veux-tu, il peut revenir et il est inutile de l'exciter. Nous ne sommes pas riches, mais le peu d'or que tu possèdes et nos quelques hardes représentent une fortune pour un homme de cette sorte. Nous sommes livrées à lui comme des agneaux à l'écorcherie. Il peut profiter de la nuit pour nous voler, nous tuer... ou pire encore !

— Pire ? fit Catherine les yeux ronds. Je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver de pire que la mort.

— À moi non, mais à toi, si... Tu ne sais pas comme ce sauvage te regarde quand tu ne le vois pas. Moi je l'ai vu, et l'expression de son visage ne m'a pas rassurée. Je n'ai jamais vu le désir aussi clairement exprimé.

Malgré son empire sur elle-même, Catherine se sentit rougir. Peut-être, parce qu'elle se sentait vaguement coupable. En effet, elle n'avait pas été sans surprendre certains regards, mais elle avait refusé d'y ajouter d'importance. Son orgueil se rebellait à l'idée qu'un rustre comme Gauthier pût voir en elle une simple femme. Et si sa voix vibra d'une colère contenue en répondant, c'était moins contre Sara que contre elle- même.

— Et quand cela serait ? Je sais me défendre, Sara, je ne suis plus une enfant.

— Il y a des moments où je me le demande.

Sara eut le dernier mot. Le bruit d'un pas lourd écrasant des broussailles fit taire les deux femmes. Gauthier revenait. Il ne parut pas s'apercevoir de leur air gêné et alla s'étendre un peu plus loin.

— Tout est tranquille ! dit-il. Mais je vais quand même veiller une partie de la nuit. Vous, la femme noire, je vous réveillerai pour me relayer deux ou trois heures avant le jour...

La « femme noire » faillit se rebiffer, mais une envie de rire fronçait le nez de Catherine, et elle ravala les paroles acerbes. Après tout, le temps n'était pas si éloigné où, pour le cercle pouilleux du roi de Thune, le sinistre chef des cours des miracles parisiennes, elle était Sara-la-Noire. Gauthier avait vu juste.

En silence, on mangea un peu de pain et de fromage, don des religieuses de Louviers, puis les deux femmes s'étendirent sur le sable, enroulées dans leurs manteaux, tandis que Gauthier allait s'asseoir un peu plus loin sur une grosse pierre. De sa place, Catherine pouvait voir sa silhouette accroupie se détachant sur le bleu sombre du ciel, semblable à quelque lion méditatif. Il ne bougeait pas plus qu'une souche ; pourtant la jeune femme sentit un frisson parcourir sa peau. En se rappelant le bref combat de l'après-midi, elle se dit que Sara avait peut-être raison, que l'homme, avec sa force terrible et sa science du combat, pouvait être dangereux. Mais, peu à peu, sa peur s'apaisa. Là-bas, à mi-voix, le Normand chantait. La langue qu'il employait était inconnue de Catherine et elle ne comprenait rien de ce qu'il disait, mais il y avait une sorte de grandeur sauvage et rude dans ce chant dont les couplets s'achevaient comme une plainte.

Elle était si bien envoûtée par la bizarre mélodie que le cri désagréable d'un oiseau nocturne éclatant près d'elle ne rompit pas l'enchantement. D'ailleurs, peu à peu, le sommeil appesantissait ses paupières. Bercée par la chanson monotone du géant, elle rejoignit dans le sommeil Sara, que ses inquiétudes n'empêchaient pas de ronfler avec ardeur. Et la nuit s'écoula sans incident...

Au matin, pourtant, comme ils allaient se remettre en route et que Sara, un peu plus loin, baignait sa figure dans la rivière, Catherine s'approcha de Gauthier.

— Je t'ai entendu chanter, hier soir, mais je n'ai pas compris une parole.

— C'était la langue des vieux Normands, vous ne pouviez pas comprendre. On appelait ce chant la Saga d'Harald le Vaillant.

— Et que disaient ces paroles ?

Gauthier se détourna pour détacher la corde du bateau du tronc où il l'avait nouée, puis, sans regarder Catherine, répondit :

— Elles disent : « Je suis né dans le haut pays, là où retentissent les arcs ; mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai fait craquer leurs quilles sur la cime cachée des écueils, loin de la dernière habitation des hommes ; j'ai creusé de larges sillons dans les mers... et cependant une fille de Russie me dédaigne. »

Quand la voix lente du Normand s'éteignit, Catherine ne répliqua rien. Elle s'enveloppa de son manteau et, les joues en feu, alla s'asseoir au fond du bateau. Décidément, il lui faudrait surveiller plus étroitement les gestes de Gauthier !

Après quatre jours de voyage, un soir, à l'heure où le soleil se couchait dans son lit moiré d'or, les tours de Chartres crevèrent l'horizon de leurs flèches noires. L'Eure, sous le bateau, courait plus gonflée, plus bleue et plus blanche, plus resserrée aussi entre des talus jaillissant de folle végétation qui tranchaient comme une fourrure sur le velours ocre de la grande plaine brûlée. Le grand chemin liquide s'était fait sentier et le voyage au fil de l'eau s'achevait. Sans grand-peine, il faut le dire. La fatigue avait été minime pour les deux femmes et l'on avait mangé à sa faim. La terrible hache de Malencontre savait aussi atteindre le gibier à la course et le forestier connaissait la vie des bois et des champs comme personne.

Sous les murailles brunes de la vieille cité des Carnutes, l'Eure se divisait en plusieurs bras dont l'un se glissait sous les courtines par une voûte fortement grillée pour alimenter les tanneries et les moulins, et l'autre emplissait le large fossé ceinturant la ville. Gauthier tira la barque au sec sur une petite grève de terre brune, à l'à-pic d'une des grosses tours qui défendaient la porte Drouaise.

— Je vais tâcher de la vendre ou de la troquer contre une mule, dit-il tandis que les deux femmes mettaient pied à terre.

Catherine leva la tête, abritant ses yeux de sa main contre la lumière violente, pour regarder, brillantes et pointues sur le bleu dur du ciel, les poivrières d'ardoise et aussi, accrochée à la muraille au-dessus de la herse de vieux chêne noirci, la statue dorée de la Vierge, son enfant dans les bras. Mais, plus haut encore, sur le mur, claquait l'étendard rouge où rampaient les léopards d'Angleterre. D'un geste de la tête, elle désigna la grande étoffe pourpre et or à son compagnon.

— Que faisons-nous ? La ville est anglaise, mais nous avons besoin de manger... de nous reposer un peu, de trouver des montures. Je sais bien que nous n'avons guère d'apparence, mais nous n'avons pas non plus de sauf-conduit.

Mais le grand Normand ne l'écoutait pas. Un gros pli creusé entre ses sourcils couleur de paille, les prunelles rétrécies, il examinait attentivement la muraille et, d'instant en instant, son expression se faisait plus grave. Tellement que la jeune femme prit peur. Depuis le début de leur voyage, elle avait appris à respecter les avis autant que la force, l'adresse et la rapidité de décision de cet étrange garçon qu'elle s'était attaché, mais sans cesser de le surveiller.

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, baissant instinctivement la voix.

— Rien, apparemment. Mais ce silence étrange, ces murailles vides, cette porte sans gardes. On dirait que la ville est abandonnée. Et, regardez !

Sa main se tendait vers le sommet de la colline, vers le jet de pierre, formidable et pur de la cathédrale aux tours jumelles auprès duquel se tassait, comme un gros chien, le donjon carré du vieux château comtal. Plantée entre les merlons usés du couronnement, une étamine noire s'agitait, sinistre, au bout de sa hampe.

— Quelqu'un est mort, dit Sara qui les avait rejoints. Quelqu'un d'important.

Gauthier ne répondit pas. Il marchait déjà, à grands pas, vers le pont-levis. Les deux femmes le suivirent. Ils atteignirent le pont, le franchirent et, devant eux, grimpant vers le palais épiscopal, la vieille rue Porte- Drouaise s'étendit, avec ses gros pavés inégaux, ses enseignes de fer découpé peintes de couleurs vives, ses maisons de bois penchées et comme agenouillées sous le poids des grands toits bruns, mais vide... d'un vide tragique et inquiétant.

Les trois voyageurs s'avancèrent, plus lentement. Cette rue privée de vie les impressionnait malgré eux et ils marchaient presque sur la pointe des pieds. Toutes les portes étaient fermées, tous les volets clos, aucune forme humaine ne se montrait, même les deux auberges semblaient abandonnées. À mi-chemin de la pente, près d'un puits qui arrondissait sa margelle moussue sous trois volutes de fer forgé, on voyait mieux encore : deux portes enclouées, barrées de fortes planches que de gros clous maintenaient de chaque côté. Ces deux portes firent pâlir en même temps Sara et Gauthier tandis que Catherine les contemplait sans comprendre.

Soudain, le silence se peupla. De quelque part sur la colline, sanctifiée par les pèlerinages de dix siècles, jaillit un chant religieux psalmodié par des voix rudes et profondes, des moines sans doute, qui marchaient en procession car le chant voyageait. Ce fut Catherine la première qui l'identifia.

— Le Dies lrae... fit-elle d'une voix qui s'étranglait.

— Continuons, fit Gauthier entre ses dents, il faut savoir !

Un peu plus haut, la rue faisait un coude marqué par l'enseigne, ornée de trois étriers et d'une mollette, d'un maître éperonner. De ce coin, la vue portait jusqu'au palais épiscopal devant lequel il se passait quelque chose d'insolite.

Quelques soldats en cuirasses et chapeaux de fer, armés de longues piques, étaient occupés à attiser un bûcher qui dégageait une fumée épaisse et noire. Ces soldats avaient le bas du visage masqué d'un linge. Auprès d'eux, surveillant leur travail, se tenait un personnage bizarre, tout vêtu de cuir et dont la tête ornée d'un masque à long bec pointu semblait celle d'un oiseau.

L'homme au bec d'oiseau, qui n'était rien d'autre qu'un médecin, tenait d'une main une baguette de coudrier et de l'autre un sac de toile. Il en tirait de grosses poignées d'une poudre verdâtre qu'il jetait dans les flammes. La fumée de cette poudre avait une odeur piquante, aromatique, qui luttait contre l'odeur atroce du bûcher dans lequel plusieurs cadavres entassés se consumaient. D'autres corps gisaient sur la place, attendant leur tour. Des prisonniers enchaînés et masqués comme les soldats, des ribauds en guenilles les apportaient et, de temps en temps, en jetaient un dans les flammes. Le bûcher venait d'être allumé, sans doute, et crachait d'épaisses volutes noires, écœurantes.

Mais le spectacle fit dresser les cheveux sur la tête des trois arrivants. Ils avaient compris pourquoi la ville était déserte, pourquoi les murailles étaient vides, pourquoi les portes n'étaient pas gardées et pourquoi un drapeau noir flottait sur le palais des anciens comtes de Chartres : la pire des calamités s'était abattue sur la cité de Dieu. La mort noire régnait dans les rues. Chartres avait la peste !

D'une maison-Dieu toute proche, transformée en lazaret, une nouvelle troupe de ribauds sortait, traînant au bout de crochets des corps gonflés et noircis par le terrible mal. Cette vue emporta ce qui restait du courage de Catherine. La panique lui serra le ventre, mais galvanisa ses jambes. Tournant les talons, avec un cri de terreur, elle se mit à courir vers la porte Drouaise, retroussant sa robe à deux mains, aiguillonnée par une peur qui la dépassait, la jetait en avant, sourde, aveugle à tout, en proie à l'idée fixe d'échapper à cette enceinte, à ces murs qui retenaient prisonnier le mal mortel. Sortir, sortir vite, retrouver l'herbe verte, l'eau claire, un soleil que la fumée ne fit pas noir ! Derrière elle, Sara et Gauthier faisaient de leur mieux pour la rejoindre, butant comme elle aux pavés que la rivière, seule, avait arrondis.

Mais la lumière dorée qui, tout à l'heure, passait sous l'arc de pierre bruni et ciré par le temps, avait été chassée. A la place, bouchant le chemin de l'espace libre, apparaissait le bois rugueux du pont relevé. Et la course éperdue de Catherine vint se briser sur la herse baissée aux barreaux de laquelle elle accrocha ses mains tremblantes, appuya son visage en pleurs.

— La porte ! hoqueta-t-elle, ils ont fermé la porte !

A ses cris, un soldat au visage invisible sortit du corps de garde bien clos, vint à elle et tenta de l'arracher de la grille.

— Défendu de sortir ! Ordre du gouverneur ! Plus personne ! Ordre aussi de l'évêque, sire Jean de Fétigny Il s'exprimait lentement, cherchant ses mots, gêné par son accent d'outre-manche. Mais Catherine exaspérée tenta de secouer la herse, écorchant ses mains aux ais de bois qui la formaient.

— Mais je veux sortir ! Je vous dis que je veux sortir ! Je ne veux pas rester là... Je ne veux pas !

— Il faut pourtant, fit le soldat patiemment. Le gouverneur l'a dit : plus personne, sous peine de la corde !

Gauthier et Sara avaient rejoint Catherine et la tsigane détacha doucement Catherine et l'enveloppa de ses bras. Le géant réfléchissait en caressant son menton orné d'un épais chaume rougeoyant car, bien entendu, ce menton n'avait pas vu le rasoir depuis la maison du jardinier.

— Qu'allons-nous faire ? demanda Sara.

— Chercher un moyen d'en sortir, répondit-il en haussant les épaules. Je n'ai pas envie d'attendre que la mort noire fasse de moi un cadavre pourrissant qu'on jettera au feu avec un croc de boucher. Et vous ?

— Cette question ! fit Sara avec un regard meurtrier. Mais comment sortir ?

— Il faut y réfléchir, répliqua Gauthier en assurant sur son épaule lé ballot dans lequel se trouvait la plus grande partie des possessions des deux femmes.

Sara, elle, portait un autre paquet, plus petit, qui contenait un peu de linge. L'or que l'on possédait était dans une poche cousue à l'envers de la chemise de Catherine. De sa main libre, le géant saisit le bras de Catherine pour l'aider à marcher.

— Venez ! Et ne pleurez plus, dame Catherine. Je trouverai bien un trou dans ces murailles pour vous faire quitter la ville. Pour l'instant, il faut manger, car vous ne tiendrez pas longtemps sans nourriture, vous reposer quelque part et puis attendre la nuit. Pendant ce temps, je ferai le tour des remparts.

La jeune femme se laissa emmener sans résistance. On remonta la rue en pente où la fumée âcre se faisait de plus en plus dense et, bientôt, on retrouva le médecin masqué qui poursuivait sa funèbre besogne. En les voyant approcher, celui-ci eut un geste de protestation.

— Allez-vous-en ! Que faites-vous dans la rue ? Rentrez !

— Où ? fit Gauthier. Nous ne sommes pas d'ici. Nous venions juste d'entrer dans la ville pour trouver de quoi.

Manger, et, maintenant, les portes sont fermées, personne ne peut plus sortir.

De sous le masque aux gros yeux de verre, la voix du moine-médecin leur parvint, assourdie mais irritée :

— Vous ne pouvez rester là. Je vais vous indiquer un refuge... Ici, nous sommes à la limite du cloître Notre-Dame.

Cette porte mène aux maisons des chanoines, fit-il, désignant l'ogive de pierre qui enjambait la ruelle. Au-delà, à main droite, vous verrez une longue maison avec des pilastres de pierre sous un haut toit d'ardoises. C'est le Loens.

— La Grange-aux-Dîmes, coupa Gauthier.

— Tu es normand, l'ami. Ce mot-là est venu de la mer avec les bateaux-serpents.

— Je suis normand, affirma l'autre avec orgueil. Je parle encore le vieux langage.

— C'est bien. Allez au Loens !... Les pauvres de la ville, qui n'ont plus le loisir d'aller chercher leur pitance dans la campagne interdite ou dans les riches maisons barricadées sur leur terreur, s'y réunissent et les moines de Saint-Pierre leur portent à manger. Peu de chose, hélas, car les réserves sont épuisées et la Grange est vide. Mais dites au frère Jérôme qui dirige la distribution que frère Thomas vous envoie. Quand vous aurez mangé, allez vous joindre à ceux qui, dans la cathédrale, prient nuit et jour Notre Sauveur de détourner de nous le terrible fléau.

Silencieusement, les trois compagnons suivirent le chemin qu'on leur avait indiqué. Catherine se sentait la tête vide, le corps mou, la volonté absente. Cette ville lui faisait l'effet d'un énorme piège étroitement refermé sur elle. Appuyée au bras de Sara, elle avançait en traînant les pieds, incroyablement lasse tout à coup.

Quand vous aurez mangé, ça ira mieux ! grommela Gauthier. J'ai remarqué que, dans les grandes contrariétés, il faut manger. Ça remonte !

Ils trouvèrent sans peine la Grange-aux-Dîmes. Elle était pleine de monde. Une humanité misérable et grise s'y pressait autour de la robe blanche d'un grand moine maigre qui distribuait du pain. La lumière incertaine d'une torche jouait sur son crâne tonsuré, sur les méplats parcheminés de son visage austère. Gauthier se fraya un chemin jusqu'à lui, laissant les deux femmes près de la porte.

— Frère Thomas nous envoie, dit-il. Nous sommes trois, nous passions et la ville s'est refermée sur nous. Et nous avons faim !

Dans une corbeille, le moine prit trois morceaux de pain noir, les tendit au Normand.

— Mangez ! dit-il.

Puis, soulevant une lourde cruche d'eau, il en emplit un pichet qu'il offrit : « Buvez ! » Ensuite, il se détourna vers d'autres qui imploraient. Les trois réfugiés s'assirent pour manger, à même le sol de terre battue. Catherine dévora son pain à belles dents, but une grande rasade d'eau claire et se sentit mieux. Il n'y avait plus ce creux ni ces tiraillements dans son estomac. Les forces revenaient, animant chaque fibre de son corps sain et vigoureux. Sara, assise près d'elle, somnolait déjà. Elle avait mangé trop vite, en affamée, et, envahie d'une torpeur, laissait dodeliner sa tête. Quant à Gauthier, installé un peu plus loin auprès d'un maigre personnage dont la silhouette se drapait d'oripeaux d'un rouge passé, il mangeait méthodiquement, lentement, en homme pour lequel chaque bouchée compte. De temps en temps, il échangeait quelques mots avec son voisin.

— De sa place, Catherine pouvait entendre chacune dé leurs paroles. Le gigantesque Normand semblait fasciner l'homme en rouge qui le regardait avec une admiration non déguisée. Au début, Gauthier n'avait répondu à ses questions que mollement, mais, tout à coup, l'homme avait dit : Je ne t'ai jamais vu dans la ville. D'où viens- tu ? Moi, je suis de Chazay, un village près d'ici.

Gauthier, alors, avait paru secouer sa nonchalance. Il avait regardé son compagnon avec un intérêt subit.

— De Chazay ? Près de Saint-Aubin-des-Bois ?

— Tu connais ?

— Moi, non ! Mais, là-bas, en Normandie, j'ai connu une fillette. Elle venait de ton pays. Les Anglais l'avaient prise au moment du sac du village parce qu'elle était jolie. Depuis, elle les suivait avec les autres ribaudes, mais elle avait peur, tellement peur qu'elle avait fini par devenir un peu folle. Elle voulait retourner chez elle, c'était une idée fixe... Une nuit, elle a tenté de s'échapper. Elle voulait fuir dans les bois, mais un archer a tiré sur elle. Je l'ai trouvée à l'aube, au pied d'un gros chêne, une flèche dans l'épaule. Bien sûr, je l'ai emportée dans ma cabane et j'ai essayé de la soigner, mais c'était trop tard. Elle est morte dans mes bras, la nuit suivante. Elle s'appelait Colombe... Pauvrette ! Durant tout ce jour d'agonie, tant qu'il est demeuré au ciel un rayon de lumière, elle m'a parlé de Chazay... « Quelques maisons sous un grand ciel vide, disait-elle, et rien autour, rien qu'une grande plaine qui n'en finit pas. »

— Il n'y a plus, à cette heure, que la plaine et le ciel vide, murmura l'homme rouge avec amertume ; et aussi quelques murs noircis. Les Anglais ont brûlé ce minuscule village qui osait demeurer fidèle au roi Charles et qui disait que Jehanne la Pucelle était sainte. Mes parents sont morts dans l'incendie, mais je sais que le village renaîtra et qu'un jour j'y retournerai.

Catherine avait écouté avec une attention croissante. Depuis leur départ de Louviers, elle s'était posé une foule de questions sur la vie passée de Gauthier. Le mince épisode qu'il venait de conter levait un petit coin du voile dont s'enveloppait son étrange personnalité et renforçait la sympathie instinctive qu'il lui inspirait. Elle devinait en lui une noblesse naturelle, une vraie générosité. Il en avait donné la preuve en volant au secours des lavandières et, maintenant, elle l'imaginait assez bien soignant de son mieux la fillette moribonde, adoucissant ses derniers instants. Sara pouvait dire ce qu'elle voulait ; l'homme était bizarre, bien sûr. Cela ne l'empêchait pas, cependant, d'être attachant.

Mais la chaleur du jour se faisait sentir lourdement maintenant que le soleil approchait du zénith. Malgré l'épaisseur des voûtes, il faisait étouffant sous les vieilles arches du Loens. Tous ces corps en mouvement soulevaient une poussière, dorée dans les rais du soleil, mais qui montait à la gorge. Ils dégageaient aussi une insupportable odeur de crasse, de sueur et d'immondices, mais la peur les tenait plus fort encore que le dégoût et l'étouffement. Sans doute pensaient- ils que hors de cet asile où évoluaient les hommes de Dieu la mort les guettait, embusquée dans chacune des ruelles incendiées de soleil.

Catherine, si elle craignait aussi la peste, trouva bientôt intolérable cette senteur d'humanité surchauffée. Elle étouffait et, comme les moines, la distribution terminée, se retiraient, qu'un peu partout des ronflements se faisaient entendre, elle se leva. Le regard attentif de Gauthier la rattrapa comme elle allait franchir le seuil. Elle lui sourit.

— J'étouffe, chuchota-t-elle. Je vais respirer un peu au-dehors.

Rassuré, il reprit sa conversation avec le grand homme maigre. Sara dormait profondément, chassant parfois, d'un geste instinctif, une mouche qui s'obstinait à se poser sur son nez.

Au-dehors, la chaleur enveloppa Catherine comme un manteau, plus pesante encore que dans le Loens. Elle tombait d'aplomb du ciel incandescent, mais, du moins, il y avait un peu d'air et cela ne sentait pas mauvais.

Dans la rue, Catherine fit quelques pas, prenant bien soin de demeurer à l'ombre des auvents et des toits. Elle s'assit sur un montoir à chevaux à la porte close d'un drapier et respira profondément plusieurs fois de suite. L'avancée du grand toit s'interposait entre sa tête et le ciel presque blanc à force de lumière. Peut- être se fût-elle endormie, le dos à la pierre chaude du mur, si quelque chose n'avait attiré son attention. Là- bas, au coin de la rue, à quelques pas, un homme faisait des signes d'appel dans sa direction.

Elle se redressa, tendit le cou, regarda autour d'elle. Mais l'homme continuait à gesticuler. C'était bien à elle, apparemment, qu'il s'adressait. Il était posté au coin de la ruelle, sous une statue de la Vierge. D'un doigt posé sur sa poitrine, Catherine l'interrogea. L'homme secoua la tête de haut en bas, énergique- ment. Intriguée, la jeune femme se leva et marcha jusqu'à l'inconnu, un petit bonhomme grimaçant et loqueteux, sale à faire peur de surcroît. Ses bras et ses jambes, noirs de poussière collée, sortaient de vêtements informes qui montraient la peau par de nombreux trous. Il grimaça un sourire quand la jeune femme s'approcha.

— C'est à moi que vous en avez ? demanda celle- ci. Que me voulez-vous ?

Le sourire de l'homme s'accentua.

— J'ai entendu, tout à l'heure, quand vous parliez à frère Thomas. Je sais que vous cherchez à quitter la ville. Je crois que je peux vous y aider.

— C'est dangereux. Pourquoi feriez-vous cela ?

— Peut-être bien que vous auriez un peu d'argent pour un malheureux ? Voilà au moins deux ans que je n'ai pas vu un denier d'argent.

— Dans ce cas, attendez un moment, je vais prévenir mes compagnons...

Mais l'homme la retint par le bras.

— Non. Je risque gros en vous montrant ça, je vous indiquerai comment faire et ensuite vous viendrez chercher vos compagnons. D'ailleurs, vaudrait mieux attendre la nuit !

Catherine hésita. Il lui répugnait de s'éloigner de Gauthier et de Sara, mais, d'autre part, l'homme avait raison. Trop de monde pourrait attirer l'attention. enfin, s'il y avait une chance de s'évader, c'était folie de la négliger. Avec un regard en arrière, elle dit :

— C'est loin ?

— Non... Tout près. La muraille est proche. Venez !

Il avait saisi la main de Catherine dans sa griffe noire en l'entraînant, irrésistiblement. Elle avait trop hâte de poursuivre son voyage ; elle le suivit. Il tourna dans une ruelle tout juste assez large pour le passage d'une personne. C'était une impasse aboutissant à un amas informe de masures derrière lesquelles s'élevait le haut mur gris de la courtine nord. Le guide de Catherine se dirigeait droit vers les masures, mais, comme il se courbait déjà pour passer sous une porte basse, elle résista, d'instinct. Il la regarda, les yeux plissés, eut de nouveau son bizarre sourire.

— Si l'issue se trouvait au milieu de la rue, grommela-t-il, il y a longtemps que les soldats l'auraient bouchée ! Venez.

Il faut entrer là...

Catherine songea que, sans doute, il s'agissait de quelque cave passant sous la muraille et communiquant avec les champs.

Elle se décida, baissa la tête et s'engagea dans un étroit boyau gluant et noir qui ne méritait que très peu le nom de couloir. Cela semblait s'enfoncer dans la terre, mais, au bout, la jeune femme distingua une porte de planches mal jointes.

L'homme poussa cette porte, tirant Catherine après lui avec une soudaine violence. La porte claqua derrière eux en même temps que l'homme s'écriait, triomphalement :

— J'ai tenu ma promesse, les gars ! Regardez ce que je vous amène.

À peine Catherine eut-elle jeté un coup d'œil sur l'endroit où elle se trouvait que la peur s'empara d'elle. Son guide l'avait menée dans une cave parcimonieusement éclairée par un soupirail et là, couchés ou assis, il y avait une vingtaine d'hommes en guenilles. La jeune femme, terrifiée, entendit des rires horribles, des grondements de joie, vit se lever vers elle des faces de loups humains où brasillaient des yeux luisants. Un instant, la colère de s'être laissé entraîner dans un guet-apens surmonta sa peur. Elle se retourna vers l'homme qui l'avait amenée.

— Qu'est-ce que cela ? Où m'avez-vous conduite ?

L'autre ricana. Il n'avait pas lâché sa main, qu'il tenait avec une force étonnante chez un être aussi chétif.

— Chez de braves garçons qui n'ont pas touché une femme depuis bien longtemps. On nous a sortis des prisons pour brûler les cadavres et on nous a donné cette cave pour nous y reposer pendant la grosse chaleur. On a eu du vin et du pain, mais on n'a pas eu de filles ! Celles qu'on pouvait avoir sont mortes ou malades, à moins qu'elles ne soient cachées.

Une sorte de monstre à la face couturée, cahotant sur des jambes inégales, s'était approché d'eux tandis que les autres se levaient et faisaient cercle.

— Elle est belle, croassa-t-il d'une horrible voix grinçante, mais où l'as-tu trouvée, la Fouine ? Tu sais ce qu'on risque à prendre une femme de la ville ?

— Justement. Elle n'est pas de la ville. Elle venait d'arriver quand le gouverneur a fait fermer les portes. On ne risque rien. C'est pour ça que je l'avais repérée, tout à l'heure, près du bûcher. Je l'ai guettée au Loens. Et regarde ça, si c'est une belle fille !

— Un morceau de roi ! apprécia le bancal. Tu as bien mérité ton quartier de viande, la Fouine...

Catherine voulut reculer quand la main noire du bancal la prit au menton, mais elle se heurta à deux autres bandits qui se tenaient derrière elle. Dans un éclair, elle avait compris, elle était tombée aux mains des ribauds, ces hommes terrifiants qu'elle avait vus tout à l'heure, sur la place, traînant les cadavres au bout de leurs crocs de fer. Une terreur animale la submergea soudain, la vidant momentanément de ses forces. Ses jambes tremblaient sous elle. Il lui semblait que le cercle infernal se resserrait. Ses oreilles étaient pleines des souffles courts de ces hommes sur les faces crasseuses desquels elle pouvait lire une révoltante concupiscence.

La main du bancal s'attardait sur sa joue tandis que des mains invisibles immobilisaient ses bras. L'homme s'approcha, si près qu'elle reçut en plein visage son odeur de pourriture. La jeune femme tremblait de rage, de honte et de dégoût tandis que, posément, il ouvrait sa gorgerette, défaisait les lacets de sa robe. Les ribauds, les yeux écarquillés, regardaient, retenant leur souffle, comme des fidèles devant l'officiant de quelque étrange rite. Mais quand, dans la lumière pauvre de la cave, jaillirent les épaules rondes, la gorge ferme de la jeune femme, quand sa peau satinée se mit à luire doucement, ce fut comme un signal. Tous en même temps, ils se déchaînèrent. Catherine, révulsée de dégoût, sentit que des mains innombrables la dépouillaient du reste de ses vêtements, parcouraient son corps. Ils s'écrasaient les uns les autres, à qui la toucherait. Mais la voix du bancal grinça :

— Chacun son tour ! Il y en aura pour tout le monde. Mais c'est moi le chef, c'est à moi de passer le premier.

Maintenez-la !

En un clin d'œil, Catherine fut étendue à terre sur une litière de paille pourrie, maintenue par les poignets et par les chevilles. La terreur l'avait un instant rendue muette, mais, tout à coup, elle eut un sursaut d'énergie et retrouva la voix. Se tordant entre les mains qui la tenaient, elle cria :

— Vous n'avez pas le droit... Laissez-moi ! Au sec...

Une main brutale s'abattit sur sa bouche. Elle la mordit. L'homme jura, la gifla si fort qu'elle faillit perdre connaissance, mais, avant qu'il ait pu de nouveau lui fermer la bouche, elle avait hurlé, de toutes ses forces. La main, cependant, l'écrasait de nouveau. Elle étouffait sous la paume sale, souhaitant éperdu- ment perdre conscience. Révulsée d'horreur, elle dut se laisser palper par le bancal et subir les commentai res de ses compagnons. Des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues. L'idée d'être violée par ces monstres la submergeait d'horreur. Mais, tout à coup, elle eut la sensation de se trouver brusquement en pleine tempête. Le cercle infernal avait éclaté comme par enchantement et des formes confuses s'agitaient. Il y avait des cris de douleur, des gémissements et quelque chose qui grondait, comme le tonnerre. Une voix explosa au-dessus de la tête de Catherine.

— Tas d'ordures ! Je vais vous faire passer l'envie de recommencer.

Catherine avait subi un tel choc qu'elle fut à peine surprise en reconnaissant Gauthier. Il était tombé comme un quartier de roc sur les truands et, maintenant, il faisait de la bonne besogne. Les poings énormes du géant frappaient sans relâche, écrasant un visage, faisant sauter des dents, envoyant un corps s'aplatir contre les pierres du mur. Étendue à terre, et sans plus de forces qu'un enfant nouveau-né, Catherine pensait qu'il avait assez l'air d'un moissonneur dans un champ de blé.

Elle avait aussi conscience d'une longue silhouette rougeâtre qui, près de la porte, empoignait méthodiquement, l'une après l'autre, les victimes du Normand et les jetait dehors. Bientôt, Gauthier n'eut plus comme adversaire que le bancal.

L'homme était peut-être moins fort, mais il était certainement hargneux. Il tentait de sauter à la figure du Normand pour lui crever les yeux. Mais le géant leva une jambe. Son pied partit comme une catapulte, atteignit le bancal en pleine figure avec tant de violence que Catherine entendit craquer les os. Le ribaud, la figure en bouillie, s'écroula dans un coin et ne bougea plus. Il était mort.

Jetant les yeux autour d'elle, Catherine vit que la cave était vide, qu'il n'y avait plus que Gauthier. Elle prit alors conscience de sa nudité, chercha ses vêtements autour d'elle, les aperçut dans un coin et voulut se lever, mais déjà le Normand s'était agenouillé auprès d'elle. Sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, mais ce n'était pas uniquement à cause de l'effort qu'il avait fourni. Les yeux pâles dévoraient le corps de la jeune femme avec une expression tellement affamée que la peur lui revint. Son défenseur la regardait presque de la même façon que, tout à l'heure, les bêtes humaines qu'il venait de mettre en fuite. Elle tendit vers lui une main tremblante qui repoussait, mais il ne bougeait pas plus qu'une pierre. Il n'avait plus l'air vivant tout à coup et, ainsi agenouillé, il semblait si formidable que le désespoir envahit Catherine. Les mises en garde de Sara lui revinrent et, intérieurement, elle se traita de sotte. Elle ne connaissait pas cet homme, après tout, et, maintenant, elle était en son pouvoir. Dans un instant, il assouvirait sur elle ce désir qu'elle voyait si clairement sur son visage contracté. Et sa défense ne servirait à rien contre une telle force.

Et puis, elle était trop fatiguée pour lutter. Avec un petit gémissement, elle se laissa retomber à terre, attendant ce qui allait suivre. Le contact d'une main sur sa hanche lui restitua l'instinct combatif. C'était une main timide, hésitante, étrangement douce malgré ses callosités, et Catherine sentit qu'elle faisait naître en elle un trouble bizarre. Pourtant, elle gémit, d'une voix qu'elle ne reconnut pas pour sienne :

— Non !... Je t'en prie, Gauthier ! Non...

Instantanément, la main se retira. Le Normand eut un frisson qui secoua ses larges épaules. Il tourna la tête, regarda Catherine avec des yeux qui, peu à peu, revenaient à la conscience. Elle y vit passer un regret, mais, déjà, il s'était courbé jusqu'à terre, avait pris dans ses mains les pieds nus de la jeune femme et y posait ses lèvres, dévotement.

— Pardon ! murmura-t-il.

L'instant suivant, il était debout, redevenu complètement lui-même.

— Je vais vous donner vos vêtements, dame Catherine, dit-il de sa voix la plus naturelle. Et puis, j'attendrai dehors que vous soyez prête.

Il lui jeta ses affaires, sans douceur, et sortit sans se retourner, rejoignant à la porte la silhouette rouge qui y reparaissait.

— Viens ! dit-il. Laissons-la.

En un tournemain, Catherine fut prête. Elle retrouva, dehors, les deux hommes et reconnut dans le compagnon de Gauthier l'homme aux guenilles rouges du Loens. Sous leur regard, elle se sentit gênée.

— Je voudrais de l'eau, murmura-t-elle. Je me sens si sale, si souillée.

Ce fut l'homme rouge qui lui répondit. Il se mit à rire, d'un rire un peu niais mais qui n'était pas désagréable.

— De l'eau, ma belle dame, vous en aurez tout à l'heure plus que votre content. Et puis, ce qui vous est arrivé peut arriver à n'importe quelle jolie femme, dans notre aimable siècle. L'important était que nous soyons arrivés à temps.

— Comment m'avez-vous retrouvée ?

— C'est grâce à lui, intervint Gauthier. Quand on ne vous a plus vue, il a eu des soupçons. Il paraît qu'une histoire de ce genre est arrivée, il y a huit jours, à une bergère réfugiée...

— Il m'avait bien semblé reconnaître la Fouine, coupa l'homme rouge. Il n'en est pas à son coup d'essai. Les ribauds font un peu ce qu'ils veulent par ces temps de misère. Et puis, on vous a entendue crier.

Le nouvel ami de Gauthier n'avait pas l'air d'attacher d'importance ni à ce qu'il disait, ni à ce qui venait de se passer. Il avait arraché, à l'anfractuosité d'un mur, une fleur de giroflée et la mâchonnait distraitement tout en marchant.

— Qu'allons-nous faire ? demanda Catherine.

— Réveiller Sara, répondit Gauthier. Et puis vous irez attendre la nuit dans la cathédrale avec elle.

— Et toi ?

— Moi ? D'abord, je n'ai rien à faire dans une église, ensuite, je vais aller voir avec Anselme l'Argotier s'il est possible de sortir de cette maudite cité.

— Ah ? fit Catherine avec rancune. Lui aussi, il connaît une issue, ou du moins il le dit...

Anselme ne parut pas se formaliser du ton agressif de la jeune femme. Il lui sourit avec beaucoup d'urbanité et inclina, avec la grâce d'un page, sa silhouette dégingandée.

— Oui, dit-il aimablement. Seulement, moi, c'est vrai !

De cet après-midi passé sous les nobles voûtes de la cathédrale, Catherine devait conserver un souvenir vivace et cependant voilé de brume comme en laissent les rêves du petit matin. Le choc émotionnel que lui avait donné la récente épreuve subie l'avait rendue plus vulnérable, plus sensible au contraste saisissant entre le moutonnement grisâtre et misérable de la foule entassée au pied du grand jubé et la gloire triomphante des hautes verrières dont les rayons du soleil faisaient chanter si haut les bleus et les pourpres. Ils étaient nombreux ceux qui, en une incessante imploration, suppliaient le Ciel de les épargner et d'accorder merci à leur cité menacée. Certains, pour être mieux protégés du fléau, campaient dans l'église, comme cela se faisait au temps du grand pèlerinage. La chose était possible car la cathédrale, contrairement aux autres églises, ne comportait aucun tombeau. Vouée à Notre- Dame en sa glorieuse assomption, protégée de la mort, elle ne devait être souillée d'aucun cadavre.

Après les horreurs de la cave aux ribauds, Catherine trouva douceur et réconfort à contempler tant de beauté. Elle pria longtemps avant de s'asseoir dans un coin, pour attendre la nuit, implorant Dieu de lui rendre bien vite Arnaud. De la crypte, où les malades s'entassaient autour du puits miraculeux et dont la porte était barricadée, montaient des gémissements, des plaintes. Et, cependant, la jeune femme, vaincue par ses émotions, finit par trouver le sommeil. Elle rêva qu'elle se trouvait seule, sur une route nue et inondée de soleil. La route était rouge comme un fer passé au feu, mais elle s'y jetait à corps perdu parce que, loin devant elle, cheminait la silhouette d'Arnaud. Il portait -son armure noire et marchait d'un pas qui semblait lent et régulier. Pour le rattraper Catherine courait, courait, mais, inexorablement, le chemin s'allongeait toujours, la silhouette diminuait, diminuait. Catherine essayait de crier, mais sa voix ne pouvait franchir ses lèvres...

Elle s'éveilla en sursaut, vit qu'il faisait nuit maintenant, mais que des centaines de cierges brûlaient devant l'autel qu'ils enveloppaient d'une gloire dorée. Là-haut, dans la tribune, des voix profondes chantaient le Miserere. La foule reprenait en chœur. Sara, qui priait auprès de Catherine, tourna les yeux vers elle. Mais son regard franchit la tête de la jeune femme et brilla soudain. Elle se leva.

— Viens, dit-elle. On nous attend...

Sur le parvis, Catherine et Sara retrouvèrent Gauthier et Anselme l'Argotier qui les attendaient. Le ciel bleu de la journée s'était chargé avec le crépuscule de lourds nuages d'orage. Hors des murs de la cathédrale, la chaleur était accablante. S'y mêlait l'odeur lourde des fumées. Un peu partout, on brûlait des herbes aromatiques et même des parfums en même temps que les cadavres. Toute la ville sentait l'encens et la mort, mais un silence de tombeau l'enveloppait comme un suaire, si profond que Catherine, impressionnée, n'osa parler. Elle souffla :

— Où allons-nous ?

— Au quartier des tanneries, répondit Gauthier de la même façon. Notre seule chance est de franchir la grille qui ferme la rivière. Anselme, et moi, nous sommes assurés qu'elle n'est pas gardée.

La petite troupe quitta l'ombre blanche de la cathédrale pour s'enfoncer dans le dédale des vieilles rues. Parfois, en passant devant une porte, on surprenait au vol des bribes de prière ou bien l'écho d'un sanglot.

Bientôt, on fut en bas de la colline, près de la rivière le long de laquelle s'alignaient les tanneries et les fou- leries.

Anselme, qui marchait en tête, l'oreille au guet, s'arrêta auprès d'un petit pont en dos d'âne et désigna, un peu plus loin, la porte étroite creusée dans la muraille de la ville, et, bien entendu, soigneusement fermée.

— La poterne Tire-Veau ! chuchota-t-il. La grille est en dessous !

En effet, sous la poterne, un bras de la rivière traversait une grille épaisse pour gagner le fossé.

— Il faut descendre dans l'eau, dit Gauthier. Je vais desceller un barreau pour que nous puissions passer.

Heureusement, la poterne n'est pas gardée. La muraille est trop haute à cet endroit.

Anselme sortit quelque chose de long de ses vêtements et le lui tendit.

— Voilà la lime. Maintenant, bonne chance et que Dieu vous protège !

— Vous ne venez pas avec nous ? s'étonna Catherine.

Elle devina plus qu'elle ne vit le sourire et la pirouette de l'étrange bonhomme.

— Non, belle dame, encore que j'en aie eu envie. Mais j'ai mes habitudes ici.

— Mais... La peste ?

— Bah ! La peste passera ! Et j'espère bien être au nombre des survivants.

Un salut profond et déjà il s'éloignait, remontant la ruelle à grands pas silencieux. Gauthier était descendu dans l'eau et Catherine pouvait entendre le bruit léger de la lime attaquant le barreau. Heureusement, une petite chute d'eau, tout auprès, en couvrait la majeure partie, mais elle ne put s'empêcher de frissonner. Ces barreaux semblaient énormes et Gauthier, accroché à la grille à cause de la profondeur d'eau, travaillait dans des conditions difficiles. Mais il y mettait une sorte de rage froide.

Catherine n'avait rien dit à Sara de son aventure de l'après-midi. Elle en éprouvait une gêne, comme d'une action honteuse, et puis, pour rien au monde, elle n'aurait voulu lui raconter ce qui s'était passé entre elle et le Normand. Sara aurait poussé les hauts cris, juré qu'elle s'y attendait et que Catherine avait eu une fière chance d'être respectée par lui.

Pourtant, de cette expérience, la jeune femme sortait réconfortée, rassurée même. Elle avait acquis la certitude que Gauthier l'aimait. Mais elle avait également mesuré l'étendue de son pouvoir sur lui et la scène de tout à l'heure demeurait entre eux comme un secret commun. Jamais elle n'en parlerait à quiconque ! Peut-être, parce qu'un instant elle avait éprouvé la fugitive tentation de s'abandonner à cette passion qu'elle devinait.

Au bout d'une heure, Gauthier, haletant et trempé, remonta sur la berge. Un barreau, coupé et tordu, laissait un passage suffisant. Son regard fit le tour du petit quai, toujours aussi désert, revint aux deux femmes.

— Vous savez nager ?

Toutes deux hochèrent affirmativement la tête, encore qu'il y eût bien des années qu'elles ne se fussent livrées à cet exercice. Il faisait par ailleurs trop chaud pour que l'idée d'un bain fût désagréable. Prenant une brusque décision, Catherine ôta sa robe.

— Que fais-tu ? chuchota Sara scandalisée. Tu ne penses pas...

— Me déshabiller ? Si. Je vais faire un paquet de mes vêtements et les porter sur ma tête. C'est la seule façon de ne pas les mouiller.

— Mais... Cet homme ? ajouta la gitane avec un regard inquiet en direction de Gauthier qui était déjà redescendu dans l'eau.

Catherine haussa les épaules.

— Il a mieux à faire qu'à me regarder ! répliqua-t-elle. Tu devrais bien en faire autant.

— Moi ? Plutôt mourir...

Et Sara, dignement, se laissa glisser à l'eau tout habillée. L'instant suivant, Catherine s'y coulait à son tour. Son corps n'avait brillé que le temps d'un éclair sur la berge et elle avait fait de ses vêtements un gros paquet retenu sur sa tête grâce aux lacets de la robe. La fraîcheur de l'eau lui parut délicieuse. Elle s'y étendit avec bonheur et se laissa porter vers la grille où attendait Gauthier. La forme mince de la jeune femme s'insinua sans peine dans la brèche ouverte. Dans l'eau, elle faisait une grande tache claire, confuse mais pleine de grâce que l'onde un peu trouble habillait à peine. C'était peut-être pour éviter de subir son charme que Gauthier, quand Catherine passa près de lui, avait fermé les yeux. Il ne les rouvrit que lorsqu'un léger bruit de roseaux froissés lui apprit que la jeune femme avait trouvé un abri contre les regards indiscrets.

CHAPITRE III Le Château de la Barbe Bleue

Une semaine plus tard, peu avant le coucher du soleil, Catherine, Sara et Gauthier Malencontre arrivaient en vue du château de Champtocé et s'arrêtaient un moment pour contempler le spectacle. C'est qu'aussi la plus puissante forteresse de l'Anjou valait la peine d'être regardée. Onze tours formidables sur lesquelles flottait une longue bannière dorée timbrée d'une croix noire et de fleurs de lys, des courtines de granit reflétées par les eaux verdâtres d'un étang calme, puis, jusqu'à l'horizon, le moutonnement vert sombre d'une forêt. Un peu en retrait, tassé au pied de la motte seigneuriale, l'habituel rassemblement de toits bleus ou roux du village. Mais Catherine trouva qu'il y avait, dans le ramassis peureux du petit bourg, moins de confiance que de crainte. C'était autour du mince clocher de son église que se serrait Champtocé, comme pour se garer de l'ombre écrasante du fort château. De ces tours, muettes et noires, érigées sur le bleu foncé du ciel, Catherine sentait suinter la tristesse, ainsi qu'une imprécise menace. Une brusque envie de fuir s'empara d'elle et sans doute Sara, avec ses sens aiguisés de fille des grands chemins, ressentit-elle la même impression désagréable.

— Allons-nous-en ! souffla-t-elle comme si même le son de sa propre voix l'effrayait.

— Non, dit Catherine doucement mais fermement. C'est ici que je dois retrouver Arnaud, c'est ici que je dois aller.

— Tu vois bien que la reine Yolande n'est pas là. Son étendard serait sur le château et je n'y vois pas la moindre bannière royale, insista Sara.

— Pourtant, intervint Gauthier, j'y vois des fleurs de lys.

Mais Catherine, qui fixait le château d'un air préoccupé, hocha la tête.

— Quand il l'a nommé maréchal de France, le roi Charles a accordé permission à messire de Rais de porter à ses armes une bordure fleurdelysée. Les autres bannières doivent être celles du sire de Craon, son grand-père. De toute façon, que la Reine soit ou non à Champtocé, il nous faut y entrer.

Et, résolument, la jeune femme poussa sa mule en direction de la grosse barbacane qui défendait le grand pont de la forteresse. Les autres durent suivre, bon gré, mal gré. Ces mules étaient, comme une bonne partie des bagages qui chargeaient la mule de bât, un don de maître Jacques Boucher, le riche bourgeois d'Orléans chez qui Jehanne d'Arc avait pris logis et où Catherine avait été recueillie. Lui et les siens avaient voué à la jeune femme une vraie et franche amitié.

Lorsque, après une épuisante course à travers la plaine de Beauce, ravagée et brûlée par le passage des armées, Catherine et ses deux compagnons avaient atteint Orléans, ils étaient exténués, parvenus à ce point de fatigue et d'accablement, de misère aussi, où les bêtes se couchent au bord du chemin pour mourir. Encore, Gauthier avait-il trouvé dans sa force herculéenne celle de porter Catherine qui n'en pouvait plus. Sara, elle, se traînait de son mieux accrochée d'une main à la ceinture du géant. Les Boucher les avaient accueillis à bras ouverts, avec cette belle et grande hospitalité qui, jadis, était l'honneur des gens de bien. Dame Mathilde, la mère de l'échevin, et Marguerite, sa femme, avaient été heureuses de revoir la jeune femme, mais Mathilde n'avait pu s'empêcher de remarquer :

— Ma chère comtesse, je n'ai encore jamais va une grande dame mener une vie telle que la vôtre. Aimez- vous à ce point les grands chemins ?

— J'aime, tout simplement, un homme, avait souri la jeune femme sans paraître s'apercevoir de l'expression soudain figée de Gauthier.

Les trois errants s'étaient arrêtés deux jours à ce foyer amical : les veillées, on les avait employées à parler interminablement de Jehanne. Catherine avait dit son procès, son martyre et la gloire aussi qui en rayonnait, sanglante et rouge au niveau du bûcher, mais s'irradiant de soleil en montant vers le ciel. Et tous, maîtres et serviteurs, massés autour de la haute cheminée, avaient pleuré de bon cœur au récit de tant de douleur. À leur tour, pour le grand Normand inconnu, les gens d'Orléans avaient raconté les merveilles de la Délivrance, les jours de bataille, la grande peur des Anglais et la splendeur de la Pucelle dans ses armes d'argent. L'homme des forêts écoutait avec attention, ouvrant de grands yeux qui, malgré lui, s'étonnaient et s'émerveillaient à cette histoire dè sang, de gloire et d'amour où son esprit sauvage retrouvait le reflet des vieilles sagas nordiques, l'écho des chevauchées des vierges guerrières galopant vers les nuages, avec, à leur selle couleur de mer, la moisson d'âmes des guerriers morts au combat.

Mais, quand Catherine avait dit son désir de se rendre à Champtocé, un silence avait suivi. Et, quand les serviteurs, après la prière, s'étaient retirés dans leurs soupentes, dame Mathilde s'était retournée vers son invitée.

Il ne faut point y aller, ma mie. L'endroit a mauvais renom et le baron de Rais n'est pas un homme à fréquenter pour une femme belle et riche. Encore moins peut-être son vieux brigand d'aïeul. Savez-vous qu'après avoir contraint la petite Catherine de Thouars à fuir avec lui et à l'épouser, pour s'emparer de ses grands biens, Gilles de Rais, ensuite, a fait enlever sa belle-mère, la dame Béatrice de Montjean, et, sous menace d'être cousue en un sac et jetée en Loire, l'a contrainte à lui abandonner ses deux châteaux forts de Tiffauges et de Pouzauges. Ce sont des choses que l'on sait, dans nos pays.

— La Reine, pourtant, s'y est rendue.

— Quelque peu contrainte et forcée ! Ces gens n'ont point craint d'arrêter son cortège, de malmener ses gens. Croyez-moi, mon amie, ils ne craignent ni Dieu ni Diable. L'intérêt seul les mène, et leur bon plaisir...

Catherine, alors, avait souri gentiment à sa vieille amie. Elle lui avait jeté les bras autour du cou et l'avait embrassée chaleureusement.

— Je ne suis plus une jouvencelle, dame Mathilde, et riche ne le suis plus guère. Toute ma fortune tient, pour le moment, dans ce petit sac d'écus cousu à mon jupon, car mes joyaux sont demeurés à Rouen, à la garde de Jean Son, jusqu'à ce que frère Etienne ait le moyen de me les rapporter. Je ne serai pas d'une bien intéressante prise pour des seigneurs pirates... et je crois en la parole de monseigneur de Rais. Il a juré d'arracher Arnaud de Montsalvy à Richard Venables. Je gage qu'il le fera.

Jacques Boucher, alors, avait soupiré, le front soucieux.

— Il est cousin de La Trémoille, qui gouverne entièrement notre sire le Roi, et tout dévoué à sa cause, si ce que l'on dit est vrai.

— Mais il est avant tout capitaine du Roi, s'entêta Catherine. Et je n'ai pas le choix si je veux rejoindre messire de Montsalvy.

Rien, les Boucher l'avaient compris, n'empêcherait Catherine de se rendre chez l'inquiétant Angevin. Ils n'avaient pas insisté, mais, en embrassant Catherine au moment des adieux, dame Mathilde avait glissé à son cou une belle médaille d'or représentant sa sainte patronne et, dans sa main, un petit reliquaire d'émail où reposait un infime fragment d'os de saint Jacques.

En recevant ce présent, Catherine avait failli sourire car il avait ramené à sa mémoire tout un monde de souvenirs. Elle revoyait la masure de Barnabé, dans la grande Cour des Miracles de Paris, et aussi le Coquil- lard avec son grand nez, ses longues jambes et ses doigts souples, éclairés par un feu de branches mortes. Combien de fois l'avait-elle regardé, avec de grands yeux ronds, enfermer de semblables fragments dans des boîtes toutes pareilles ? Elle entendait encore la voix goguenarde de Mâchefer, le roi des Truands, qui disait :

« Depuis le temps que tu le mets en boîte, il devrait être aussi gros que l'éléphant du grand Charlemagne, ton saint Jacques... »

Peut-être ce reliquaire-là était-il sorti, lui aussi, des mains industrieuses de Barnabé et, dans ce cas, la sainteté de la relique était plus que douteuse, mais il n'en fut que plus cher à Catherine. Ces quelques onces de cuivre doré formaient un pont avec les jours d'autrefois. C'était comme une main amie, tendue hors du tombeau et par-delà les années évanouies...

Serrant la boîte au creux de sa main, elle avait embrassé Mathilde avec des larmes dans les yeux.

C'était à tout cela que pensait Catherine en avançant vers le rébarbatif et superbe château. Instinctivement, sa main gantée de daim fauve chercha sur son corsage l'infime renflement qui marquait la place du petit reliquaire, s'y crispa un instant, comme pour demander à l'ombre de Barnabé le courage nécessaire. Mais, au moment où elle allait engager sa monture sous la voûte de la barbacane, une petite troupe de soldats en sortit, traînant dans la poussière leurs longues piques et leurs pieds chaussés de gros cuir. Traînant aussi un homme en loques, aux mains liées derrière le dos et dont les yeux clignaient dans le soleil couchant. Un autre homme en robe de drap noir à gros plis serrés dans une ceinture qui supportait un encrier, transpirant sous un lourd chaperon de même étoffe, suivait, un rouleau de parchemin scellé de rouge à la main.

La troupe prit le chemin qui suivait le bord de l'étang et se perdit sous les branches pendantes. Comprenant que le prisonnier allait à la mort, les deux femmes, d'un même mouvement, se signèrent et Catherine frissonna car, au passage, le regard du condamné s'était posé sur le sien et elle y avait lu une angoisse affreuse, une souffrance à peine humaine.

— Pas le moindre moine pour assister un homme à son heure dernière, marmotta Sara. Chez quelle sorte de mécréants allons-nous tomber ?

La main de Catherine se serra plus fort sur sa poitrine et la tentation lui vint, irrésistible, de rebrousser chemin. Ne pourrait-elle plutôt prendre logis en quelque auberge de ce village ou même chez l'un des habitants et guetter le retour de Gilles de Rais ? Mais elle songea aussitôt que, si des nouvelles arrivaient au château, elle n'en saurait rien. Elle songea aussi que Gilles de Rais n'était sans doute point encore arrivé, qu'il était indigne d'elle d'avoir peur d'un vieillard et que, peut-être, Arnaud ne viendrait point jusque-là, mais lui ferait savoir où le rejoindre.

D'ailleurs, à cet instant précis, la corne d'un guetteur mugit au-dessus de sa tête, haut dans le ciel, tandis qu'une voix rude demandait :

— Que voulez-vous, étrangers, et pourquoi vous approchez-vous de ce château ?

Sans laisser à Catherine le temps de répondre, Gauthier poussa sa mule et se dressa sur ses étriers, les mains en porte-voix.

La très noble et très puissante dame - la formule rituelle fit intérieurement sourire Catherine dont la puissance n'était plus que souvenir Catherine de Brazey, priée par monseigneur de Rais, demande l'entrée, l'ami. Préviens ton maître et fais vite.

Nous n'avons point coutume d'attendre.

Sara, saisie par la hauteur du ton, dédia au géant un regard stupéfait. Il était écrit que ce garçon la surprendrait toujours.

Où avait-il pris, soudain, ces manières que n'eût point désavouées un authentique héraut ? Mais cette hauteur avait été efficace. Le chapeau de fer du soldat disparut du créneau couvert par le haut toit pointu de la tour. Tandis qu'il s'en allait aux ordres, courant sans doute de toute la vitesse de ses jambes, la petite troupe franchit la barbacane et s'avança sur le pont dormant, coupé net au-dessus des eaux de l'étang qui emplissaient les douves verdies de roseaux et de cresson.

Devant eux, plaqué contre les hauts murs noircis, le pont-levis relevé montrait son formidable tissu d'énormes madriers en cœur de chêne et de gigantesques ferrures. Les murailles s'élevaient, vertigineuses, au-dessus de leur tête, à peine crevées de place en place par de minces meurtrières, si hautes que les rugosités des pierres disparaissaient pour se perdre dans l'ombre des hourds en surplomb. Sous les mâchicoulis, de longues dégoulinures épaisses et noires, presque vernies, parlaient d'anciens assauts et de vigoureuses défenses. Champtocé était semblable à ces vieux guerriers raidis dans leur carapace de fer que rien ne peut abattre ni courber et qui savent mourir debout, soutenus par leur orgueil et le sentiment de leur invulnérabilité.

Sur la tour de guette, une trompe sonna longuement. Le soleil disparu, le ciel verdissait rayé par le vol croassant des corbeaux. Avec une solennelle lenteur et un grondement apocalyptique, le grand pont- levis s'abaissa...

L'incroyable somptuosité de la grande salle de Champtocé impressionna Catherine, cependant habituée aux splendeurs de Bruges et de Dijon, aux accumulations de richesses et d'élégance du palais de Bourges ou du château de Mehun-sur-Yèvre, où le roi Charles aimait à tenir sa cour. Sur des dressoirs et des crédences s'étalait une fortune de plats massifs, constellés de gemmes, de coupes scintillantes, de statuettes aux émaux précieux et, posé sur une table, entre deux tabourets couverts de velours bleu, un merveilleux échiquier de cristal vert et d'or attendait les joueurs. Quant au banc seigneurial, il était tout drapé d'or frisé et brillait autant qu'une chape d'évêque sous la lumière d'une forêt de longues chandelles de cire rouge.

En y pénétrant, Catherine pensa que cette pièce fulgurante, bleu, rouge et or, était un peu trop ostentatoire. Elle lui rappelait les costumes délirants du gros Georges de La Trémoille qui ne se croyait habillé que s'il ruisselait d'or. Aussi, ses yeux, d'abord aveuglés, eurent-ils quelque peine à distinguer, dans cet amas de splendeur, deux silhouettes infiniment plus simples : celle d'un vieux seigneur tout en noir, celle d'une jeune femme vêtue de gris clair. Mais, déjà, le premier des deux personnages quittait son fauteuil et s'avançait vers elle.

— La bienvenue à vous dans notre maison, noble dame ! Je suis Jean de Craon et je commande ici, en l'absence de mon petit-fils, Gilles de Rais. Voici plusieurs jours déjà qu'un émissaire nous a fait part de votre arrivée. Nous étions en peine de vous.

— Le voyage a été pénible et j'ai perdu beaucoup de temps. Mais je vous rends grâce, Messire, pour votre sollicitude.

Tout en parlant, son regard s'attardait sur la jeune femme vers laquelle, maintenant, le sire de Craon se tournait.

— Voici ma petite-fille qui, comme vous, se prénomme Catherine. Elle est de la noble maison de Thouars et l'épouse de Gilles.

Les deux jeunes femmes échangèrent une cérémonieuse révérence, s'observant mutuellement, se détaillant sous leurs paupières modestement baissées. La dame de Rais pouvait avoir vingt-six ou vingt-sept ans et elle eût été jolie si une perpétuelle inquiétude n'eût donné à ses doux yeux bruns l'expression que l'on voit aux biches traquées lorsque la meute les accule en quelque impasse. Elle était grande et souple mais presque maigre et son visage offrait les couleurs pâlies d'un pastel ancien dont les teintes s'estompent. Sa tête, petite et casquée de nattes roulées sur les oreilles, d'un blond léger, était portée par un cou long et souple dont les mouvements avaient beaucoup de grâce. L'allure aristocratique en plus, elle rappelait vaguement à Catherine sa sœur Loyse, la bénédictine du couvent de Tart, en Bourgogne. Mais Loyse n'avait jamais eu cette expression résignée, cette douceur triste et que l'on devinait craintive. Devant elle, Catherine se sentait étrangement forte et vigoureuse bien que l'autre Catherine fût plus grande qu'elle, et une envie de défendre cette mélancolique jeune femme la prenait.

La voix douce de la jeune châtelaine la tira de son examen silencieux. Elle s'aperçut que Catherine de Rais lui souriait et elle lui rendit, franchement, son sourire. Tout compte fait, cette jeune femme lui était très sympathique, infiniment plus que le vieil homme qui les observait. Celui-là avait assez la mine de sa réputation : un vieux rapace. Grand, droit, sec comme un vieil arbre en son hiver, ce qu'il avait de plus caractéristique, outre ses autoritaires yeux noirs, c'était le nez busqué, trop grand pour son visage maigre et qui semblait en absorber tout l'espace. Ses lèvres minces, rasées, avaient un pli sarcastique et son regard s'abritait sous les profondes cavernes de ses orbites au bord desquelles croissait un poil sec et gris. Et Catherine n'avait nul besoin de se rappeler les objurgations de frère Thomas ou de Mathilde Boucher pour sentir instinctivement qu'en face de Jean de Craon la méfiance devait être de règle.

Cependant, la voix douce de la dame de Rais s'élevait, proposant de mener Catherine à sa chambre.

— Faites, ma fille, faites, répondit Craon qui ajouta, en se tournant vers Catherine : Ma femme chasse. C'est un exercice que je peux seulement lui envier et que m'interdit cette jambe raide.

Avant de quitter la salle, Catherine posa enfin la question qui lui brûlait les lèvres.

— Monseigneur Gilles m'avait laissé entendre que je trouverais ici la reine Yolande dont je suis dame de parage. N'y est-elle plus ?

Il parut à la jeune femme que Catherine de Rais avait rougi et détournait les yeux, mais, déjà, le vieux seigneur répondait.

— La Reine nous a quittés voici quelques jours. Les négociations qu'elle menait ici avec le duc de Bretagne se sont heureusement terminées puisque, à cette heure, Madame Yolande se trouve à Amboise où elle prépare les fêtes du mariage de sa plus jeune fille avec l'héritier de Bretagne.

— Dans ce cas, fit Catherine, il est inutile que je vous impose ma présence plus longtemps qu'une nuit, Seigneur. Dès demain, je repartirai pour rejoindre ma reine.

Un bref éclair traversa le regard de Craon, mais ses lèvres sèches s'entrouvrirent en un sourire presque aimable.

— Quelle hâte ! Votre présence réjouirait ma petite-fille qui se sent bien seule ici, en l'absence de son époux ! Ne nous ferez-vous pas la faveur d'un séjour de quelques jours ?

Indécise, Catherine hésita. Il était difficile de refuser sans grossièreté. Or, pour rien au monde, elle n'eût voulu offenser le maréchal de Rais dont la sauvegarde d'Arnaud dépendait. Elle esquissa une révérence.

— Grand merci de votre accueil et de votre invitation, Seigneur. Je m'attarderai donc, et très volontiers, quelques jours en votre compagnie.

Au sortir de l'éblouissante pièce, Catherine eut l'impression de plonger dans un tunnel obscur. Pourtant, le bel escalier à vis, pris dans l'épaisseur du mur, qui montait à l'étage supérieur, était peint à fresque représentant des scènes de l'Exode et éclairé de loin en loin par des bouquets de trois torches prises dans des griffes de bronze armorié. Mais ses yeux étaient las de tant de dorures. Devant elle, sur les marches de pierre, usées en leur milieu par des centaines de pas, la traîne de velours gris pâle de la dame de Rais ondulait doucement en se cassant aux angles vifs de la pierre. Intimidée sans doute, la jeune femme ne soufflait mot. Elle montait lentement, son long cou blanc incliné, relevant à deux mains sa lourde jupe, et Catherine, prise d'une subite gêne, n'osait pas lui adresser la parole. L'une derrière l'autre, elles montèrent à l'étage supérieur où s'ouvrait une galerie. La châtelaine s'y engagea, poussa une porte basse profondément enfoncée sous l'arc d'une porte, s'effaça contre le chambranle.

— Voici votre chambre, dit-elle. Votre servante vous y attend déjà.

La lumière douce d'un bouquet de chandelles rouges posées dans un haut candélabre de fer coula jusqu'au milieu de la galerie. Mais, avant de franchir cette porte qu'on lui ouvrait, Catherine s'arrêta devant son hôtesse.

— Pardonnez ma curiosité, dame Catherine, dit- elle doucement, mais pourquoi êtes-vous si triste ? Vous êtes jeune, belle, riche, noble, votre époux est séduisant et glorieux et...

La femme de Gilles releva brusquement ses paupières transparentes, regardant bien en face la nouvelle venue.

— Mon époux ? fit-elle sourdement ; êtes-vous bien sûre que j'aie un époux, madame de Brazey ? Reposez-vous bien jusqu'à l'heure du souper. On corne l'eau dans un peu plus d'une heure.

Catherine entra dans la chambre sans plus insister, tandis que son hôtesse refermait silencieusement la porte et disparaissait. Elle s'avança de quelques pas, regardant autour d'elle. C'était une belle chambre toute vêtue de tapisseries à personnages et percée de deux fenêtres à meneaux. Dans une encoignure, une cheminée à colonnettes et à hotte conique ornée d'écus peints et de trophées de chasse. Un immense lit à courtines de velours vert sombre, une chaire à haut dossier, une grande armoire de chêne à décor de fenestrages, deux tabourets portant des coussins de velours vert et un coffre de cuivre sur lequel s'alignaient des bassins et des aiguières d'argent en formaient tout le mobilier. Une petite porte s'ouvrait au chevet du lit et Catherine vit soudain s'y encadrer la silhouette vigoureuse de Sara. Celle-ci portait encore sa cape de voyage et son visage, sous le hâle dont aucun lait de beauté n'avait jamais pu la débarrasser, était presque aussi pâle que sa guimpe de toile blanche.

— Est-ce que nous restons ici ? demanda-t-elle avant que Catherine ait pu ouvrir la bouche. J'ai appris que la Reine est à Amboise.

— Je le sais aussi, répondit Catherine en dénouant les cordons de son ample manteau, et je voulais repartir demain.

Mais nos hôtes ont insisté pour que nous demeurions quelques jours. Il eût été grossier de refuser.

— Quelques jours ? fit Sara d'un ton soupçonneux. Combien ?

— Je ne sais pas au juste, quatre ou cinq, peut-être une semaine au plus.

Mais, loin de s'éclairer, le visage de Sara parut se rembrunir. Elle hocha la tête.

— Mieux vaudrait partir immédiatement ! Cette maison ne me dit rien qui vaille. Il s'y passe des choses bizarres.

— Tu as vraiment trop d'imagination, soupira Catherine, qui, assise sur l'un des tabourets, dénouait ses nattes, et tu ferais bien mieux de m'aider à enlever toute cette poussière.

Elle finissait à peine de parler que la porte de sa chambre s'ouvrait brusquement. Gauthier fit irruption. Il était pâle et ses vêtements en désordre dénonçaient une bagarre récente. Il ne laissa pas le temps aux deux femmes d'ouvrir la bouche.

— Il faut fuir, dame Catherine ! Il faut fuir immédiatement si vous en avez le pouvoir ! Ce château n'est pas pour vous un asile, mais une prison.

Catherine se sentit blêmir. Elle se leva, repoussant doucement Sara qui, de saisissement, laissait tomber le peigne qu'elle avait pris.

— Que veux-tu dire ? As-tu perdu la raison ?

— Je le voudrais bien, fit le géant avec amertume. Malheureusement, le doute n'est pas possible. Je ne sais si l'on vous a accueillie avec honneur, mais, devant moi, les hommes d'armes ne se sont guère gênés. Quand j'ai demandé le chemin des écuries pour y conduire nos montures, un sergent tout armé m'a pris les brides des mains et m'a dit que cela ne me concernait plus parce que ces mules appartenaient désormais au seigneur de ce lieu. Bien entendu, j'ai protesté. Alors, le sergent a haussé les épaules et m'a dit : « Tu es bien naïf, l'homme, si tu t'imagines que ta maîtresse pourra sortir de Champtocé avant que monseigneur Gilles l'y autorise. On a des ordres en ce qui la concerne et je te conseille de te faire aussi petit que tu pourras si tu ne veux pas avoir d'ennuis. » Là, je vous l'avoue, dame Catherine, la colère m'a emporté.

J'ai empoigné l'homme à la gorge ! Des soldats sont arrivés et l'ont dégagé. J'ai pu leur fausser compagnie, mais...

Mais une véritable compagnie d'hommes d'armes envahissait à ce moment précis la chambre de Catherine. En un clin d'œil, Gauthier, malgré sa force, fut maîtrisé, d'autant plus aisément que trois arcs étaient bandés dans sa direction et qu'une plus longue résistance lui eût seulement valu quelques flèches dans le corps. Ce spectacle eut le don de déchaîner la colère de Catherine. Elle marcha droit à l'officier qui commandait le détachement et, les dents serrées, les narines pincées, les yeux fulgurants, ordonna :

— Lâchez cet homme et sortez d'ici ! Comment osez-vous...

— Désolé, noble dame, fit l'officier en portant gauchement la main à son casque, mais votre serviteur a frappé un sergent. Il dépend maintenant de la justice de ce château et je dois le conduire à la prison.

— S'il l'a frappé, il a bien fait ! Sang du Christ ! Il semble que vous entendiez l'hospitalité d'étrange façon, ici !

Comment ? Vous vous emparez de mes mules, vous rudoyez mon serviteur et vous eussiez voulu qu'il se laissât faire ?

Relâchez-le, vous dis-je !

— Je regrette, Madame, j'ai des ordres. Cet homme doit être incarcéré... Moi, j'obéis seulement à la consigne.

— Et vous aviez, déjà, pour consigne d'arrêter mes gens ? fit Catherine avec amertume. Pourquoi pas moi, dans ce cas? Pourquoi ne me jette-t-on pas en prison puisqu'il paraît que je n'aurai pas loisir de sortir de sitôt ?

— Demandez-le à messire de Craon, noble dame...

Très raide, l'officier salua, fit signe à ses hommes

d'emmener le prisonnier et sortit. Au seuil, Gauthier se retourna.

— Ne vous tourmentez pas pour moi, dame Catherine. Oubliez-moi et suivez mon conseil : fuyez si vous le pouvez !

Figées sur place, Catherine et Sara le regardèrent disparaître. La porte se referma. Les yeux de Catherine, que la colère faisait presque noirs, tournèrent et rencontrèrent ceux de Sara.

— Voici donc l'homme dont tu me conseillais de me méfier ! dit-elle amèrement. Puis-je encore douter de sa loyauté ?

— Je reconnais qu'il vient d'agir en fidèle serviteurs... pour quelque raison sentimentale que ce soit, fit Sara qui tenait à ses opinions. Mais que vas-tu faire maintenant ? Savoir tout ce que cela veut dire ! s'écria-t-elle. Et je te jure que je n'attendrai pas une minute de plus pour essayer d'apprendre ce que l'on me réserve dans cette maison.

Fébrilement, avec des doigts qui s'énervaient, elle essayait de refaire les nattes qu'elle avait dénouées, mais elle n'y arrivait pas. La colère la faisait trembler.

— Laisse-moi faire ! coupa Sara en s'emparant des cheveux de la jeune femme. Je vais te coiffer puis tu changeras de robe. Autant te présenter avec le maximum de dignité... et non pas faite comme une zin- gara !

Catherine n'avait pas envie de sourire. Elle s'assit, très raide, pour permettre à Sara de refaire l'édifice de sa coiffure et de lui ôter la poussière du voyage. Mais tout le temps que dura l'opération Sara put voir les doigts minces de Catherine se croiser et se décroiser nerveusement sur ses genoux.

— Il faut que j'en aie le cœur net ! répétait-elle. Il faut que j'en aie le cœur net !

Quand les trompes du château cornèrent l'eau, Catherine était prête. Sara l'avait vêtue d'une robe de velours, coiffée de deux cornes de dentelle. Elle était, ainsi, très belle et un peu imposante. Elle s'échappa des mains habiles de Sara comme on se sauve et marcha vers la porte avec tant de décision que Sara ne put retenir un sourire.

— Tu as l'air d'un petit coq de combat, lui lança-t-elle.

— Et toi, gronda la jeune femme, tu as bien de la chance de pouvoir plaisanter en ce moment.

L'entrée de Catherine dans la grande salle où l'on avait dressé la table du souper interrompit le récit, à la fois cynégétique et passionné, qu'avec force gestes effectuait, pour Jean de Craon et Catherine de Rais, une grande femme maigre et grisonnante, au nez impérieux et qui offrait avec le vieux seigneur une incontestable ressemblance. Vêtue d'une robe de satin feuille-morte doublée d'or dont les manches traînaient à terre, elle mimait le vol d'un faucon de chasse et, en apercevant Catherine, demeura un instant les bras écartés.

— Bonjour, ma chère ! lança-t-elle aimablement. Heureuse de vous voir arrivée !

Après quoi elle reprit de plus belle le récit de sa chasse qui s'était soldée par deux hérons et six lièvres. Elle conclut enfin :

— Tout ceci pour vous dire qu'après une pareille journée je meurs de faim. Passons à table !

— Un moment ! coupa sèchement Catherine. Avant de passer à table, je désire savoir à quelle table je vais m'asseoir; celle de mes hôtes ou celle de mes geôliers ?

L'intrépide chasseresse qui n'était autre qu'Anne de Sillé, la grand-mère de Catherine de Rais que le vieux Craon avait épousée un an après le mariage de Gilles, considéra la jeune femme avec une véritable stupeur teintée d'une vague admiration.

— Par le ventre de ma mère ! commença-t-elle.

Mais le vieux Craon avait froncé les sourcils tandis que sa lèvre inférieure s'allongeait en une lippe de mauvais augure.

— Des geôliers ? fit-il. Où diable avez-vous pris cela ?

Le ton était sec et la mine peu rassurante, mais Catherine était trop en colère pour se laisser intimider. Froidement, elle considéra le vieux seigneur.

— J'ai pris cela dans le simple fait qu'une heure à peine après mon arrivée j'ai vu arrêter sous mes yeux mon écuyer, au mépris de toutes les lois de l'hospitalité.

— Cet homme a frappé un sergent de la garnison. C'est, il me semble, un geste suffisamment discourtois pour mériter une sanction.

Je l'eusse prise moi-même si son geste n'eût été motivé par de bien étranges paroles. On l'a empêché de s'occuper de nos montures sous prétexte qu'elles étaient désormais votre propriété et que, d'ailleurs, je ne risquais pas d'en avoir besoin, étant ici pour beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. N'importe quel serviteur un peu dévoué se fût rebellé devant pareille prétention, Messire, et, si vous voulez mon sentiment, votre sergent n'a eu que ce qu'il méritait...

Jean de Craon haussa les épaules.

— Les hommes d'armes ne sont pas toujours très intelligents, fit-il maussade. Il ne faut pas attacher d'importance à ce qu'ils disent.

— Dans ce cas, il y a pour vous un moyen bien simple, Messire, de me prouver votre bonne volonté. Faites relâcher mon écuyer, faites préparer mes mules ; je vous ferai ensuite toutes les excuses que vous voudrez... et je partirai dès ce soir avec mes serviteurs.

— Non !

Le mot claqua dans le silence tendu qui avait suivi les derniers mots de Catherine. La jeune femme était consciente des respirations retenues des deux femmes, de leurs yeux inquiets allant d'elle-même au vieux sire. Sa gorge se contracta sous le choc. Elle avala péniblement sa salive mais ne broncha pas. Elle parvint même à sourire dédaigneusement.

— Comment dites-vous cela, Messire ? Vous avez, en vérité, une bien curieuse façon de concevoir l'hospitalité ! C'est donc que je suis prisonnière ?

Claudiquant légèrement, Jean de Craon s'avança vers la jeune femme, demeurée toute droite, dans sa robe noire, au seuil de la porte. Quand il parla, sa voix s'était adoucie considérablement.

Comprenez-moi bien, dame Catherine, puisque aussi bien il faut parler net et mettre les choses au point. Ce château appartient à mon petit-fils. Il en est le maître et pour tous ceux qui vivent entre ses murs... même pour moi, c'est sa volonté, et sa volonté seule, qui fait ici la loi. J'ai reçu, vous concernant, des ordres précis : sous aucun prétexte, vous ne devez quitter Champtocé avant son retour. Non, ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore ! Tout ce que je sais, c'est que Gilles compte vous trouver ici lorsqu'il reviendra de la guerre et je ne le décevrai pas. Au surplus, rassurez-vous, votre attente, sans doute, sera courte. Les combats qui se déroulent actuellement au nord de Paris sont trop violents pour qu'une trêve n'intervienne pas avant l'hiver. L'Anglais, plus que nous-mêmes encore, a besoin de souffler. Gilles reviendra bientôt. Et... ne doit-il pas ramener quelqu'un de particulièrement cher à votre cœur ?

Une soudaine bouffée de chaleur monta au visage de Catherine. Sa colère devant l'injuste emprisonnement de Gauthier lui avait, un court instant, fait oublier Arnaud et elle s'en voulait comme d'une profanation. Mais la pensée de l'homme qu'elle aimait la détendit un peu. Il était bien vrai qu'Arnaud devait venir ici tout droit et son cœur s'affolait de joie à la seule idée de le revoir, d'entendre sa voix. Si elle partait, ce revoir serait éloigné du temps qu'il faudrait au jeune homme pour la rejoindre.

Sans qu'elle s'en doutât, Jean de Craon suivait sur son visage le cheminement de la pensée. Quand elle releva les yeux vers lui, il offrit son poing fermé avec une galanterie surannée.

— Vous voyez bien qu'il vous faut être raisonnable. Venez-vous à table ?

Mais elle ne posa pas sa main sur celle qu'on lui offrait.

— C'est bien, dit-elle enfin avec peine. Je resterai. Mais, au moins, faites-moi rendre Gauthier...

Pour être atténué, le refus de Craon n'en fut pas moins catégorique.

— Je ne puis, dame Catherine ! Les lois de ce château sont sévères et formelles. Quiconque frappe un homme de sa garde doit passer en jugement... en jugement équitable, rassurez-vous ! Quand Gilles est ici, il tient chaque semaine son banc seigneurial et lui seul peut juger d'un fait qui concerne ses hommes d'armes.

Tout ce que je peux vous promettre, c'est que ce Gauthier ne sera pas maltraité, qu'il sera nourri convenablement et détenu en prison honnête. Pour lui aussi, l'attente sera brève.

Il n'y avait rien à ajouter à cela. Catherine le comprit. Elle était momentanément vaincue et décida d'en accepter l'apparence. Mais la révolte grondait en elle et, ramassant gracieusement, à deux mains, les longs plis de velours de sa robe, elle se dirigea vers la table servie, passant, hautaine et fière, devant Craon qui, lentement, laissa retomber sa main.

Des écuyers s'avançaient, portant des bassins pleins d'eau et des serviettes de lin blanc. Les convives prirent place en silence sur un seul côté de la longue table et se livrèrent aux ablutions rituelles. Puis le chapelain qui venait d'entrer marmotta un rapide bénédicité ; après quoi les premiers plats firent leur apparition. Anne de Craon dévorait littéralement, en femme que le grand air a creusée, mais, de temps en temps, elle coulait vers Catherine un regard intrigué, non dépourvu de sympathie. Elle devait aimer les caractères bien trempés. La jeune femme, cependant, touchait à peine aux mets qui lui étaient servis. Bien droite sur son siège, les yeux au loin, elle roulait machinalement entre ses doigts une boulette de pain, essayant, de toute sa volonté, de lutter contre l'angoisse insidieuse qui se glissait en elle. C'était au souvenir d'Arnaud qu'elle se raccrochait éperdument. Arnaud et sa force, Arnaud et son invincible courage, Arnaud, la meilleure lame de France avec le connétable de Richemont, Arnaud... et son caractère impossible, son rire éclatant, son orgueil intraitable, mais aussi ses baisers fous, ses mains tendres et les mots passionnés qu'il savait si bien lui dire. Lui saurait la défendre, la protéger lorsqu'il serait là. Les murs, si fort soient-ils, ne sauraient la retenir quand Arnaud serait auprès d'elle. Qui oserait s'opposer à la volonté d'un Montsalvy ?

Cependant, Anne de Craon s'étirait et bâillait sans retenue.

— Eh bien, moi, je vais dormir. Je veux, à l'aube, courir le sanglier. Barthélémy a relevé des traces de solitaire de l'autre côté de la Rosne.

La vieille dame trempa ses mains dans le bassin d'or que lui tendait un page, les essuya à une serviette rouge puis, sans plus s'occuper de son invitée forcée, prit le bras de son époux et se dirigea vers la porte. Sa petite-fille la suivit et Catherine leur emboîta le pas. Mais, comme elles quittaient la zone très éclairée de la longue table et marchaient côte à côte, Catherine sentit qu'une main effleurait la sienne dans les plis épais de sa robe et glissait entre ses doigts un petit billet étroitement plié. Elle eut un coup au cœur, une soudaine bouffée de joie et se hâta de refermer la main sur le message. Au seuil de la salle, on échangea gravement des révérences, des souhaits de bonne nuit. Puis, précédé de porteurs de flambeaux, chacun des convives de cet étrange dîner rentra chez soi.

A peine la porte de sa chambre refermée sur elle, Catherine se précipita vers le candélabre où brûlaient des bougies neuves, déplia le billet et se pencha pour lire. Le billet était court, sans signature, mais Catherine n'en avait pas besoin.

« Demain, venez à la chapelle vers l'heure de tierce Vous êtes en danger. Brûlez ce billet. »

Une sueur froide glissa brusquement le long du dos de la jeune femme. Elle eut la sensation aiguë d'une menace et tout, autour d'elle, lui parut subitement hostile. Son regard effrayé se porta tout naturellement sur le mur de sa chambre et s'agrandit tandis qu'elle sursautait. Dans la lumière mouvante des chandelles, les personnages de la tapisserie avaient l'air de prendre vie. Le mur grouillait d'hommes en armes, de glaives brandis sous lesquels tombaient des enfants au maillot.

Dans les pas des tueurs, des femmes agenouillées tendaient des bras désespérés.


1. Neuf heures du matin.


L'une d'elles, la gorge ouverte d'un coup de glaive, basculait en arrière, les yeux révulsés. Partout du sang, des bouches ouvertes sur des cris silencieux, mais que Catherine crut entendre. Toute la tapisserie s'était mise à vivre !

Sara, qui dormait sur un escabeau dans l'ombre du lit, s'éveilla tout à coup et s'effraya de la pâleur de Catherine, de ses lèvres tremblantes, de son maintien rigide et de son regard halluciné. Elle poussa une exclamation.

— Seigneur ! Qu'est-ce que tu as ?

Catherine frissonna. Son regard s'arracha de la scène de meurtre pour revenir à Sara. Elle lui tendit le billet qu'elle avait gardé dans sa main.

— Tiens, lis ! dit-elle d'un ton morne. C'est toi qui avais raison, nous n'aurions jamais dû venir ici. J'ai bien peur que nous ne soyons tombées dans un affreux guêpier.

La bohémienne lut avec application, épelant chaque mot à mi-voix, puis elle rendit le morceau de parchemin.

— Nous en sortirons peut-être plus aisément que tu ne crois. Si je ne me trompe, il y a là quelqu'un qui songe à nous aider. Qui est-ce ?

— La dame de Rais. Elle est timide, silencieuse, et paraît terrorisée. Mais il est difficile de savoir ce qu'elle pense. Si seulement je pouvais savoir de quoi elle a peur...

Une voix craintive qui semblait venir des profondeurs de la cheminée fit retourner les deux femmes.

— Elle a peur de son mari, comme nous tous ici. Elle a peur de monseigneur Gilles.

Une très jeune fille, mince et rougissante, vêtue comme une servante, surgit de l'ombre créée par le large manteau de pierre. Son bonnet retenait difficilement une épaisse chevelure blond foncé et elle tordait entre ses doigts son tablier bleu.

Catherine vit que ses yeux étaient pleins de larmes... Soudain, avant qu'elle ait pu prévenir son geste, la petite servante s'était jetée à ses pieds et avait noué les bras autour de ses jambes.

— Pardonnez-moi, Madame... mais j'ai trop peur, voilà des jours que j'ai peur ! Je me suis cachée ici pour vous supplier de m'emmener avec vous. Car vous allez partir, n'est-ce pas, vous n'allez pas rester dans ce château de malheur ?

— Je voudrais bien partir, fit Catherine en essayant de détacher les mains crispées de la petite, mais je crains d'être prisonnière. Allons, relève-toi, calme-toi ! De quoi as-tu si peur puisque monseigneur Gilles n'est pas ici ?

— Il n'est pas ici mais il va revenir ! Vous ne savez pas quel homme c'est que le seigneur à la Barbe Bleue ! C'est un monstre !

— Le seigneur à la Barbe Bleue ? coupa Sara. Quel drôle de nom !...

— Il lui va si bien ! fit la jeune fille toujours agenouillée. Sur ses terres, nous sommes nombreux à l'appeler ainsi quand les hommes d'armes ne peuvent pas nous entendre. Il est dur, cruel et faux... Il prend ce qui lui plaît, sans souci des souffrances qu'il cause.

Doucement mais fermement, Catherine avait relevé la petite servante et l'avait fait asseoir sur un coffre. Elle s'assit auprès d'elle.

— Comment t'appelles-tu ? Comment es-tu venue ici ?

— Je m'appelle Guillemette, Madame, et je suis de Villemoisan, un gros village au nord de ce château. Les hommes de monseigneur Gilles m'ont enlevée l'an passé pour me conduire ici, avec deux autres fillettes du village. Nous devions servir la dame de Rais, mais j'ai vite compris que c'était son époux que nous devions servir. Il était revenu au château pour quelques jours. Jeannette et Denise, mes deux compagnes, sont mortes toutes les deux peu après notre arrivée...

— Mais... de quoi ? demanda Catherine en baissant le ton instinctivement.

Monseigneur Gilles et ses hommes se sont amusés d'elles. On a retrouvé Jeannette dans la paille de l'écurie... étranglée.

Quant à Denise, c'est au pied du donjon que les lavandières l'ont découverte un matin, les reins brisés.

— Et toi ? Comment as-tu échappé ?

Guillemette eut un sourire tremblant et se mit à pleurer."

— Moi, on m'a trouvée trop maigre... et puis le maître est parti avant d'avoir eu le temps. Mais il a promis de s'occuper de moi quand il reviendrait. Vous voyez bien qu'il faut m'emmener... Si je reste ici, moi aussi, je mourrai. Et je voudrais tant rentrer chez nous ! Je vous en conjure, Madame, si vous fuyez, laissez-moi vous suivre. Vous êtes ma seule chance...

— Mais, pauvrette, je ne sais même pas si je pourrai fuir moi-même. Je suis prisonnière autant que toi...

— Je sais bien. Pourtant, vous avez une chance, vous... dans ce billet que vous venez de lire !

Catherine se leva et fit quelques pas dans la chambre, tournant et retournant entre ses doigts le morceau de parchemin.

Son visage était sombre, mais, au fond d'elle-même, la voix tenace de l'espoir s'était levée. La dame de Rais devait connaître à fond ce château, savoir comment il était possible d'y entrer ou d'en sortir. Il y avait certainement des souterrains, des passages cachés... Elle revint à Guillemette et posa la main sur son épaule.

— Écoute, dit-elle gentiment, je te promets de t'emmener si je trouve un moyen de fuir. Viens demain vers le milieu du jour. Je te dirai si quelque chose a été décidé... mais il ne faut pas nourrir trop grand espoir, tu sais ?

Le visage de la petite servante s'illumina. Les yeux avaient séché comme par enchantement. Elle adressa à Catherine un rayonnant sourire puis, se baissant vivement, posa ses lèvres sur la main de la jeune femme.

— Merci ! Oh, merci, gracieuse dame ! Toute ma vie je vous bénirai et je prierai pour vous ! Je vous servirai, si vous voulez de moi, je vous suivrai partout comme un chien si c'est votre bon plaisir.

— Mon bon plaisir, pour le moment, coupa Catherine avec un sourire, c'est que tu te calmes et que tu t'en ailles bien vite d'ici ! On pourrait te chercher...

Mais déjà, avec une rapide révérence, Guillemette, légère comme un oiseau délivré, s'était glissée hors de la chambre.

Sara et Catherine, demeurées seules, se regardèrent. Lentement, Catherine alla tendre à la flamme d'une chandelle le billet de la dame de Rais. Sara haussa les épaules.

— Que vas-tu faire de cette gamine épouvantée ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Je lui ai donné un peu d'espoir, elle est plus calme. Demain, peut-être, je répondrai à ta question. Viens m'aider à me déshabiller. Autant essayer de dormir.

Catherine procéda en silence à sa toilette de nuit, s'enfermant dans ses pensées comme le faisait Sara elle-même. Manié par les mains expertes de la bohémienne, le peigne d'argent passait et repassait dans les longues mèches dorées. Sara adorait s'occuper des cheveux de Catherine. Elle avait pour les soigner des gestes doux et presque dévotieux. Elle était fière de cette royale parure, infiniment plus que sa propriétaire qui, parfois, trouvait un peu longues les séances de coiffure.

— La dame à la Toison d'Or... murmura Sara. Tes cheveux sont chaque jour plus beaux ! Monseigneur Philippe, sans doute, penserait comme moi.

— Voilà un nom que je ne veux plus entendre, coupa Catherine sèchement. Le duc de Bourgogne n'est plus pour moi que le duc de Bourgogne ; un ennemi ! Et je ne veux pas porter le nom de cette Toison d'Or dont il est si fier...

Elle s'interrompit. Au-dehors, un cri horrible venait d'éclater, un véritable hurlement d'agonie. Pétrifiées, les deux femmes se regardèrent, pâlissantes.

— Qu'est-ce que cela? chuchota Catherine d'une voix enrouée. Va voir...

Sara prit une chandelle, courut vers la porte et s'engouffra dans le couloir. Des bruits de voix se faisaient entendre au-dehors, des appels, des ordres brefs et les échos de pieds lourdement chaussés qui couraient. Catherine, le cœur battant encore au souvenir de l'horrible cri, était demeurée clouée sur son tabouret, écoutant intensément. Au bout de quelques minutes, Sara revint. Elle était blanche jusqu'aux lèvres et semblait sur le point de défaillir. Catherine la vit s'appuyer au chambranle de la porte et vaciller comme si elle allait s'évanouir. Ses lèvres s'agitaient sans qu'un son en sortît.

La jeune femme bondit, prit Sara par la taille et l'amena doucement jusqu'au tabouret qu'elle venait de quitter. Puis elle alla remplir un gobelet à une aiguière d'étain posée près d'une cuvette. Les dents de la bohémienne claquaient et ses yeux semblaient avoir doublé de volume. De grands plis verdâtres s'étaient creusés le long de ses lèvres. Elle but quelques gorgées d'eau, eut un long frisson...

— Mon Dieu ! souffla Catherine, tu me fais peur ! Qu'as-tu vu ? Que s'est-il passé ? Ce cri...

— Guillemette ! balbutia Sara. On vient de trouver son corps disloqué dans la cour. Elle... elle est tombée du chemin de ronde !

Le gobelet d'étain échappa des mains de Catherine et roula jusqu'à la cheminée.

Un certain remue-ménage dans le château tira Catherine du sommeil fiévreux dans lequel elle avait fini par sombrer aux dernières heures de la nuit. Durant des heures, elle était restée blottie auprès de Sara, dans le grand lit, osant à peine respirer, l'oreille tendue vers les moindres bruits du dehors, les nerfs tellement crispés que le simple cri des grenouilles dans les roseaux de l'étang proche les écorchait comme une râpe. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait eu si peur !... Mais, finalement, la fatigue avait eu raison de sa frayeur.

Le bruit augmentant dans la cour, Catherine sauta à bas du lit en escaladant Sara qui dormait, effondrée plutôt que couchée en plein travers. Pieds nus, elle courut à la fenêtre. Comme toutes celles du logis, elle donnait sur la grande cour d'honneur. Catherine tira le volet de bois plein, cligna des yeux dans le jour levant, poussa l'un des quatre petits vitraux armoriés et se pencha. Des cavaliers, des mules de bât et une nuée de serviteurs entouraient une grande litière dans laquelle une imposante nourrice en robe écarlate, bonnet et tablier blancs, portant dans ses bras une petite fille d'environ dix-huit mois, était en train de s'installer. Quelques instants plus tard, Catherine de Rais apparut sur le perron. Elle portait la même robe grise que la veille sous une longue cape assortie. Un double bourrelet de velours bleu d'où pendait un voile léger la coiffait. Elle avait les yeux rouges et les traits tirés.

Sans jeter un regard aux fenêtres du château, elle prit place dans la litière dont un valet releva le marchepied et referma la portière. Aussitôt, le cortège s'ébranla. De son observatoire, Catherine, le cœur serré, vit la troupe franchir la voûte basse qui faisait communiquer la cour d'honneur avec la basse-cour. En quelques instants, tout disparut. Il n'y eut plus que trois valets qui balayaient les dalles...

Lentement, Catherine referma la fenêtre. En revenant vers son lit, elle vit que Sara était éveillée et la regardait, appuyée sur un coude.

— Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-elle en étouffant un bâillement.

La jeune femme se laissa tomber lourdement sur le lit.

— C'était, dit-elle, notre dernier espoir qui s'en allait ! Je viens de voir la dame de Rais quitter le château avec armes et bagages. Mais certainement pas de son plein gré !

CHAPITRE IV Le ciel s'obscurcit

Quand vint le temps de la moisson, Catherine cherchait toujours un moyen de quitter Champtocé avant le retour de Gilles de Rais. Mais à mesure que les jours passaient, son espoir s'amincissait et, peu à peu, elle se résignait à l'affrontement inévitable.

Aucun messager n'avait franchi le pont-levis depuis qu'elle était arrivée et elle demeurait dans une ignorance complète des événements extérieurs. Gilles avait-il pu enlever Arnaud de Montsalvy à Richard Venables ou bien le capitaine était-il toujours prisonnier de l'Anglais ? Sara prétendait que, si les combats continuaient, il était impossible qu'Arnaud rejoignît Catherine avant la trêve que l'on espérait. Si grand que fût son amour pour elle, il avait trop la guerre dans le sang et aussi le souci de son devoir pour n'avoir pas demandé à reprendre aussitôt sa place parmi les capitaines de Charles VII.

— De toute façon, par messire de Rais, quand il reviendra, tu sauras à quoi t'en tenir, disait la bohémienne pour calmer les angoisses de Catherine, angoisses qui grandissaient avec le temps et avec un fait nouveau qui était advenu dans les derniers jours de juillet, le dimanche qui marquait la fête de la Gerbe.

Ce jour-là, on célébrait la fin des moissons et, traditionnellement, les paysans en cortège étaient venus au château, portant le Javelot, la dernière gerbe, enrubannée et fleurie afin de l'offrir à la châtelaine. Catherine de Rais étant dans sa terre de Pouzauges, c'était l'intrépide Anne de Sillé qui avait reçu la javelle fleurie et offert, dans la basse-cour, le repas traditionnel. Pour la circonstance, elle avait invité Catherine à présider avec elle la fête champêtre.

— Il faut vous distraire un peu, lui avait-elle dit, et puisque mon noble époux ne vous accorde pas le plaisir de la chasse, prenez au moins celui-là qui vous vient trouver dans l'enceinte même du château.

Sous ses airs très peu féminins, Anne de Craon n'avait pas une âme méchante. Pour rien au monde elle ne se fût opposée à son redoutable époux. L'idée ne lui en serait même pas venue, mais les joues pâlies de Catherine, ses yeux que marquait, depuis quelques jours, un large cerne violet, l'inquiétaient. Elle aimait trop, pour son compte personnel, les folles chevauchées au grand air et par tous les temps pour ne pas plaindre une jeune femme contrainte à la claustration entre les murs d'une forteresse. Aussi, quand elle ne rentrait pas de ses perpétuelles chasses trop épuisée pour avoir même le courage de lever le petit doigt, faisait-elle de son mieux pour distraire son invitée forcée.

— Je ne me sens guère le cœur à me réjouir, Madame, avait répondu Catherine.

Mais la châtelaine n'avait rien voulu entendre.

Corbleu, ma chère, secouez-vous un peu ! Vous ne passerez pas votre vie dans ce vieux castel. J'ignore ce que vous veut Gilles, mais il est trop préoccupé de lui-même pour se soucier longtemps d'une femme... si belle soit-elle. Venez voir s'empiffrer, chanter et danser nos paysans. Ces gaillards braillent comme des gorets ce qu'ils prennent pour des mélodies, mais ils dansent les caroles avec beaucoup de conviction et boivent comme des trous.

Par certains côtés, la chasseresse rappelait à Catherine sa vieille amie Ermengarde de Châteauvillain ; même énergie épuisante, même autoritarisme intransigeant, même outrecuidante santé physique et même appétit de vivre. C'était peut-

être pour cela qu'elle avait accepté de l'accompagner au banquet, flanquée de Sara. Peut-être aussi parce que, depuis la mort étrange de Guillemette, la petite servante, aucun fait aussi inquiétant n'était intervenu dans la vie quotidienne du château. Mais, au moment où elle pénétrait dans l'immense basse-cour délimitée par la première enceinte de murailles, là où de longues tables avaient été dressées sur des tréteaux couverts de nappes blanches et de fleurs des champs, où des cochons et des moutons entiers cuisaient sur des feux de branchages, elle avait dû s'agripper soudainement au bras de Sara. Était-ce l'odeur des viandes fortement épicées ou celle des tonneaux de vin et de cidre que les sommeliers mettaient en perce, ou encore les relents, toujours présents, des porcheries, étables et écuries proches ? Elle vit soudain le décor tournoyer autour d'elle, le sol se dérober sous ses pieds tandis qu'une nausée la secouait tout entière. Son visage blanchit, vira au vert... Sara poussa un cri.

— Qu'est-ce que tu as, Catherine ? Mais elle se trouve mal... à l'aide !

Déjà Anne de Craon qui les précédait avec plusieurs de ses dames d'atour revenait pour aider Sara à soutenir la jeune femme et s'écriait, en passant un bras autour de sa taille :

— Il faut l'étendre... tenez, sur cette banquette d'herbe. Dame Aliénor, allez me quérir de l'eau fraîche et vous, Marie, courez au château. Dites que l'on apporte une civière. Mais courez donc ! empotée que vous êtes !

Les deux dames d'atour partirent comme des flèches pour exécuter les ordres de la châtelaine. Celle-ci, cependant, se penchait sur Catherine, étendue dans l'herbe, et scrutait son visage immobile et cireux. Elle braqua soudain sur Sara son regard impérieux.

— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit qu'elle était enceinte ?

— Enceinte ? fit Sara ahurie. Mais je ne vois pas...

Sara, en effet, ne savait pas ce qui s'était passé dans la barque après la nuit de la fuite.

— De qui ? fit Anne en riant. C'est ça que vous voulez dire ? Sur ce sujet, ma fille, votre maîtresse doit en savoir plus long. Et ne me regardez pas avec ces yeux ronds. Voici Aliénor qui revient, inutile de lui mettre la puce à l'oreille. C'est la pire bavarde de toute la province ! C'est même pour cela que je la garde, ajouta la vieille dame en riant. Elle me distrait !

Peu à peu, Catherine reprenait ses esprits sous les compresses d'eau fraîche qu'Anne de Craon lui appliquait sur le front. Elle respirait plus librement et la vague nauséeuse se retirait, la laissant étrangement faible.

Et soudain, elle comprit ce qui lui arrivait. Elle rougit et, tout d'abord, éprouva une sorte de crainte. Se trouver amoindrie physiquement quand elle avait tellement besoin de toutes ses forces l'inquiétait, mais ce ne fut qu'un instant.

Une subite bouffée de joie l'envahit quand elle réalisa que l'enfant qu'elle portait était aussi celui d'Arnaud. Le FILS

D'ARNAUD ! Car ce ne pouvait être qu'un fils, aussi beau, aussi vaillant que son père... et peut-être d'aussi mauvais caractère, mais cette idée la fit sourire. Ainsi, l'élan d'amour qui les avait jetés l'un vers l'autre, au fond de la petite barque où ils avaient trouvé refuge après avoir faussé compagnie à la mort, ce premier instant de liberté vraie et de bonheur sans alliage allait avoir un prolongement de chair et de sang ? Rien de plus merveilleux pouvait-il arriver pour l'unir plus étroitement à celui qu'elle aimait si passionnément : un petit enfant ? Un instant, sa pensée retourna vers l'enfant qu'elle avait perdu, le petit Philippe, qui était mort loin d'elle, dans les bras d'Ermengarde de Châteauvillain. Le remords, longtemps, l'avait poursuivie. Elle s'était reproché durement de n'avoir pas suffisamment veillé sur lui, de l'avoir délaissé pour une existence fastueuse, encore qu'il eût trouvé auprès d'Ermengarde tout l'amour dont il avait pu avoir besoin. Et elle s'était demandé pourquoi elle put demeurer si longtemps loin de lui. Peut-être parce qu'elle n'éprouvait pas d'amour vrai pour le père... Le petit Philippe, par droit de naissance, portait dans ses veines enfantines le sang royal de France. C'était trop haut pour elle, trop imposant, et elle comprenait maintenant que, pour elle, l'enfant était surtout, avant tout, le fils du duc de Bourgogne.

Mais celui qui allait venir, celui qui déjà bouleversait son corps, réclamait sa part de sa propre vie, celui-là serait vraiment la chair de sa chair, son amour incarné. Quelque chose que lui avait dit, jadis, au temps où elle attendait le petit Philippe, son ami Abou-al-Khayr, le médecin maure, lui revint.

« Maintenant que tu suis la lumière que l'enfant trace, toute autre voie serait le chemin de la nuit... »

— Comme Arnaud sera content quand il saura... murmura pour elle-même Catherine transfigurée de joie.

— A condition que nous arrivions à le lui dire, bougonna Sara qui avait entendu.

Mais Catherine refusait de laisser ternir, si peu que ce fût, son bonheur présent. Toute la journée, et toute la nuit, au son des violes et des tambourins qui enfilaient rondes et caroles pour faire danser les bonnes gens de Champtocé, elle berça son rêve sous la garde d'une Sara à la fois réticente et attendrie.

Pendant le mois d'août, Catherine fut si malade qu'elle crut mourir cent fois. Des nausées la secouaient continuellement.

Son estomac révolté ne tolérait aucune nourriture et des vomissements incoercibles la vidaient régulièrement du peu de force qu'elle pouvait tenter de récupérer. Une chaleur accablante, qui traversait même les murs énormes de Champtocé, incendiait dans la campagne les meules de paille trop sèche, abattait les bêtes dans les champs et asséchait les fontaines, acheva de l'éprouver. Tout le jour, un implacable soleil brillait dans un ciel blanc. les puits tarissaient et l'eau potable devenait aussi précieuse que l'or. Il n'était pas jusqu'à la Loire qui ne s'asséchât en grande partie, montrant ses fonds sableux comme un tissu usagé montre sa trame. Pourtant, Catherine ne se plaignait pas. Si accablée qu'elle fût par ses malaises, elle les supportait stoïquement parce que c'était l'enfant d'Arnaud qui les lui infligeait. Seulement, quand elle se sentait trop épuisée, elle craignait que les choses ne tournassent mal et qu'elle en vînt à perdre son fruit.

Tout le jour, elle demeurait étendue dans son lit, couverte seulement d'un drap mince, derrière l'abri des volets clos que l'on n'ouvrait pas avant que le soleil baissât. Sara lui tenait compagnie et, souvent aussi, la dame de Craon dont la canicule avait interrompu les galopades. L'intrépide chasseresse s'en consolait en passant auprès de Catherine d'interminables heures à lui conter ses exploits des années précédentes. Seul, Jean de Craon ne franchissait jamais le seuil de la chambre. Chaque matin, il faisait prendre, correctement, des nouvelles de sa prisonnière par un page, mais n'en relâchait pas pour autant sa surveillance. À travers ce que lui racontait la châtelaine, Catherine arrivait à comprendre assez clairement la mentalité du vieux seigneur. Elle tenait en peu de mots : l'amour exclusif, passionné et aveugle qu'il portait à son petit-fils. Gilles, pour Jean de Craon, c'était sa race incarnée, son dieu, l'être pour la puissance et la gloire duquel il était prêt à tous les crimes.

— Gilles n'était encore qu'un enfant, disait Anne, que mon époux, afin de lui donner une idée exacte de sa puissance, l'encourageait à tuer, piller, brûler ses propres villages. Il faisait traîner devant lui les coffres pleins d'or en lui disant que c'était son bien, qu'il pouvait en faire ce qu'il voulait, que l'or était le souverain pouvoir, la clef de toute jouissance.

— Il n'est pas difficile de deviner quelle peut être la mentalité profonde du maréchal, répondait Catherine. Il n'aime que lui-même, je pense ?

— C'est exact et, souvent, je l'ai déploré, mais jamais autant que lorsqu'il a enlevé Catherine, ma petite-fille. J'ai pressenti qu'elle ne pourrait qu'être malheureuse. C'est pourquoi j'ai accepté d'épouser mon seigneur... Tant que je serai vivante, je pourrai protéger Catherine.

— Pourtant, il ne vous viendrait pas à l'idée de vous élever contre les décisions de votre époux ?

— Non. Il est mon époux, justement. C'est lui le maître et, moi, je dois obéir.

Le mot était curieux dans la bouche de cette femme orgueilleuse, mais Catherine était trop faible pour s'en étonner longtemps. Ce qui lui manquait le plus, c'était de n'avoir pas revu Gauthier. Elle savait qu'il était détenu dans la tour de l'est, et qu'il prenait son mal en patience, voire avec une certaine philosophie. Sa prison était propre, relativement saine, et il y faisait somme toute plus frais que dans le reste du château. On le nourrissait convenablement et il n'ignorait pas que son sort faisait partie d'un mystérieux marché qui devait se débattre entre Catherine et Gilles de Rais. Il se réservait seulement le droit de vendre chèrement sa vie si jamais on la lui demandait. Pour le moment, seule l'inaction lui pesait et ses geôliers visitaient chaque matin, soigneusement, sa cellule, afin de s'assurer qu'il n'avait pas commencé à démolir le château pierre par pierre. Cette visite était d'ailleurs faite régulièrement par une escouade de dix hommes tant la force du géant imposait le respect à ses gardiens. Cérémonie qui avait le don de déchaîner l'hilarité du prisonnier et qu'il suivait toujours en riant aux éclats. Certes, Gauthier ne se tourmentait aucunement pour son propre sort. Seul, l'état de Catherine parvenait à l'assombrir. C'était, bien entendu, Anne de Craon qui avait raconté tout cela à la jeune femme.

Pourtant, quand vinrent les premiers jours de septembre et que la chaleur, enfin, cessa, les malaises, aussi subitement qu'ils étaient venus, quittèrent Catherine. Elle put manger sans réclamer aussitôt une cuvette et, peu à peu, les forces revinrent. Le matin où le château se réveilla sous la première pluie, elle réussit à se lever, s'habiller et aller jusqu'à son miroir. Il lui offrit le reflet d'un visage amenuisé, presque tragique dans sa minceur, mais où les yeux, énormes, prenaient plus de valeur que jamais.

— Tu n'as plus que ça, des yeux !... grogna Sara qui laçait la robe de Catherine. Il faut reprendre des joues... et du reste, sinon ce bébé sera maigre comme un clou. On ne dirait pas que tu attends un enfant. Ta taille est demeurée celle d'une jeune fille.

— Sois tranquille, ça ne durera pas. Je me sens seulement encore un peu faible. Mais que cette pluie est donc agréable!

La pluie bienfaisante qui succédait à l'accablante chaleur allait se montrer aussi obstinée. Durant des jours et des jours, un rideau liquide enveloppa tout le pays, gonflant les ruisseaux ressuscités, reverdissant les champs roussis, transformant en fleuve de boue toutes les poussières de tous les chemins. Mais c'étaient de véritables trombes d'eau que déversait le ciel le soir où, sur la tour, le guetteur hurlant, soufflant dans sa corne à s'arracher les poumons, annonça à tous les échos que Gilles de Rais approchait de son château ancestral.

Aux appels de la trompe, le cœur de Catherine avait bondi dans sa poitrine. Malgré le jour tombant et les rafales de pluie, elle s'enveloppa dans une épaisse cape et grimpa sur le chemin de ronde. Nul ne prêtait attention à elle. Dans le château, brusquement réveillé de sa torpeur monotone, tout était en ébullition. Les soldats traînant leurs armes, les servantes portant des vêtements de gala et les valets se ruant, dans toutes les pièces avec des brassées de chandelles neuves, encombraient les couloirs, courant en tous sens. On ne s'occupait pas de Catherine qui, d'ailleurs, dans l'enceinte du château, pouvait aller où bon lui semblait.

Sur la tour de guet, le vent faisait claquer les bannières. Il s'engouffra dans la cape de Catherine quand elle sortit de l'étroit escalier. Hormis le guetteur penché au créneau, il n'y avait personne.

— Sont-ils encore loin ? demanda Catherine.

L'homme d'armes sursauta parce qu'il ne l'avait

pas entendue venir. La pluie dégoulinait de son chapeau de fer à l'ombre duquel disparaissaient ses yeux et son épaisse moustache. De son gantelet mouillé, il ébaucha un salut puis tendit le bras vers le fleuve.

— Voyez vous-même, Dame ! Les premières bannières arrivent le long de l'eau.

A son tour, Catherine se pencha entre les énormes merlons. L'avant-garde d'une puissante troupe serpentait, en effet, sur le chemin. Elle ne vit d'abord que des ombres confuses qui se confondaient avec celles de la nuit tombante et avec les brouillards du fleuve. Avec aussi les hachures noires des arbres. Elle distingua ensuite les bannières alourdies par l'eau qui les mettait en berne, l'éclat sourd des armes, et, plus loin, par-dessus les têtes de la piétaille, le moutonnement des chevaux et des cavaliers. Un appel de trompettes domina un instant le crépitement de la pluie dans les flaques d'eau et sur les ardoises des poivrières. Tendue de tout son être vers ces hommes qui approchaient, Catherine essayait désespérément de distinguer parmi eux une armure noire, la forme d'un épervier sur un casque, l'armure et l'emblème d'Arnaud... Mais la nuit tombait vite et, comme pour répondre à son angoisse, un corbeau survola la tour en jetant son cri désagréable.

— Dame, murmura le soldat, ne vous penchez pas tant ! Vous risquez de tomber.

Elle le rassura d'un sourire mais ne se redressa pas.

Autour d'elle, sa cape claquait dans le vent comme une voile mouillée. Bientôt, le pas des chevaux résonna, les appels de trompettes se firent plus clairs, les hommes plus nets. Catherine eut la sensation que, pour faire leur entrée, les soldats épuisés fournissaient un dernier effort, se redressaient. Les torses se bombaient, les échines courbées sous leur charge de fer reprenaient fière allure.

— Voilà monseigneur Gilles ! s'écria derrière elle le guetteur. Voyez, Dame, on reconnaît bien ses huques violettes. Il monte Casse-noix, son grand destrier noir.

Une fierté vibrait dans la voix de l'homme. Au même instant, le pont-levis s'abattit à grand fracas, libérant à la fois une énorme ovation et une troupe de soldats et de serviteurs qui, avec des torches et des cris de joie, couraient à la rencontre des arrivants. La cour intérieure du château était comme un immense puits de feu dont le rayonnement repoussait la nuit, rejetait la pluie. Le guetteur avait fini par s'accouder auprès de Catherine, les yeux brillants d'enthousiasme.

— Ah ! Il va y en avoir du bon temps, maintenant que monseigneur Gilles est rentré ! Il est dur mais il est généreux, lui, et il aime la vie joyeuse !

Dans ce « lui » il y avait un monde de rancune envers le vieux Craon. Catherine, pourtant, n'y prêta pas attention. Elle continuait à scruter les ombres. Mais les gouttes d'eau entraient dans ses yeux, les brouillant comme des larmes.

— Vous qui voyez si clair, dit-elle, pouvez-vous distinguer ceux qui entourent votre maître ? Pouvez- vous les reconnaître ?

— Certes, répondit le guetteur tout fier. Je vois messire Gilles de Sillé, le cousin de Monseigneur, et le sire de Martigné. Voici le frère de notre maître, René de la Suze, et voici messire de Broqueville...

— Ne voyez-vous point un seigneur en armure noire, avec un épervier au cimier de son casque ?

L'homme scruta la troupe, qui approchait, pendant de longues minutes puis secoua la tête.

— Non, Dame... je ne vois rien de semblable ! D'ailleurs, ils sont assez près maintenant pour que vous les distinguiez...

En effet, elle pouvait voir, nettement, Gilles de Rais. Malgré la pluie, il chevauchait avec arrogance sous le panache violet trempé d'eau de son casque, en tête de sa cavalerie. Derrière lui, un groupe de seigneurs qu'éclairait maintenant la lueur dansante des torches aux mains des paysans et des valets. Les cris de joie montaient avec l'odeur de la terre mouillée, mais sans trouver d'écho dans le cœur de Catherine. Elle se laissa aller contre la pierre rugueuse, vidée de ses forces mais envahie d'une douleur amère. Arnaud n'était pas avec ces hommes...

Elle comprenait maintenant que, jusqu'à l'instant ultime et malgré la crainte vague qu'elle avait ressentie de le voir aux mains de Rais, elle avait espéré de tout son cœur le retrouver, retrouver son sourire un peu moqueur, cette façon qu'il avait de plisser les yeux quand il la regardait, retrouver surtout le sûr refuge de ses bras... Le guetteur, inquiet de sa pâleur, la regardait.

— Dame, murmura-t-il, la pluie redouble et vous êtes transie. Voilà que vous tremblez. Il faut rentrer.

Il lui tendait une main hésitante tout en décrochant de l'autre une torche pour la guider jusqu'à l'escalier. Elle lui jeta un regard incertain accompagné d'un pâle sourire, se redressa.

— Merci... vous avez raison, je vais rentrer. Aussi bien... je n'ai plus rien à faire ici !

Sous le vent qui soufflait en rafales plus dures, elle chancela. Il fallut que le guetteur la soutînt jusqu'à l'abri de l'escalier.

Les cris de joie semblaient gonfler tout le château, jaillir des murs, éveillant en Catherine la colère en même temps que le chagrin. Elle ne resterait pas une minute de plus chez cet homme qui avait trompé sa bonne foi. Elle allait le sommer de lui rendre Gauthier, d'ouvrir devant elle les portes de son château maudit, de la laisser partir enfin. Et, dût-elle retourner en Normandie, dût-elle affronter Richard Venables avec ses seules mains nues, dût-elle enfin traverser la mer et chercher Arnaud jusque chez l'Anglais, elle était prête à le faire... À mesure qu'enflait sa fureur, son pas se raffermissait, elle retrouvait le courage, la combativité. Ce fut presque en courant qu'elle dévala les dernières marches de la tour.

En rentrant dans sa chambre, Catherine trouva Sara aux prises avec un page inconnu dont les vêtements humides proclamaient qu'il venait d'arriver. À la vue de Catherine, il se tourna vers elle, esquissant un salut un peu trop raide pour être respectueux.

— Je suis Poitou, page de monseigneur Gilles. Il m'envoie vous dire, Dame, qu'il désire vous voir dans l'instant.

Catherine fronça les sourcils. Le garçon, qui pouvait avoir quatorze ans, était d'une grande beauté : brun, les traits fins, un corps vigoureux et délié tout à la fois, mais, apparemment, il le savait trop et son attitude insolente déplut à la jeune femme. Elle passa devant lui, tendit sa cape mouillée à Sara et, sans le regarder remarqua dédaigneusement :

— J'ignore où tu as été éduqué, mon garçon, mais étant donné le rang du maréchal de Rais, je supposais que ses gens auraient d'autres manières. Aussi bien à la cour du roi Charles qu'à celle du duc Philippe de Bourgogne, les pages étaient gens courtois.

Les joues mates du garçon s'empourprèrent. Un éclair de colère brilla dans ses yeux noirs. Il n'était pas habitué, sans doute, à être traité avec ce dédain. Mais Catherine, maintenant, braquait son regard violet sur lui et il baissa la tête. Elle put voir qu'il serrait les poings, mais, lentement, il plia le genou.

— Monseigneur Gilles, reprit-il d'une voix assourdie, m'envoie prier dame Catherine de Brazey de vouloir bien se rendre auprès de lui avant le festin qui doit avoir lieu dans la grande salle.

Un instant, Catherine considéra le garçon à ses pieds. Elle eut un bref sourire puis déclara sèchement :

— Voilà qui est mieux ! Je te remercie de ta docilité. Quant à me rendre auprès de ton maître, il ne saurait en être question. Pas plus que d'assister au festin. Va dire à Gilles de Rais que la dame de Brazey attend ici les explications qu'il lui doit.

Cette fois, Poitou releva la tête et la considéra avec une stupéfaction non dissimulée.

— Que j'aille... commença-t-il.

— Oui, coupa Catherine, et dans l'instant ! J'attends ton maître ici. Il est temps, je pense, que lui aussi apprenne à me connaître.

Le page se releva, maté, et sortit sans rien ajouter. En se détournant, le regard de Catherine croisa celui de Sara.

— Tu t'es fait un ennemi, remarqua la gitane. Ce garçon est pétri d'orgueil. Il doit être le favori du maître.

— Que m'importe? Je n'ai plus l'intention de ménager qui que ce soit ici. Gilles de Rais a manqué à sa parole. Arnaud n'est pas avec lui.

— Alors, tu as raison. Il te doit des explications... Mais, crois-tu qu'il viendra ?

— Oui, fit Catherine, je le crois.

Un quart d'heure plus tard, en effet, Sara ouvrait la porte à Gilles de Rais.

En si peu de temps, il avait pris celui de se changer. Il portait maintenant une longue houppelande de velours bleu sombre dont le bas et les larges manches déchiquetées traînaient à terre. Les signes du zodiaque, brodés en or, en argent et en soie rouge, décoraient cette robe et donnaient au sombre seigneur l'air d'un nécromant. Un énorme rubis jetait des feux sanglants à l'index de sa main gauche. Il était tout à la fois splendide et majestueux, mais Catherine était bien décidée à ne pas se laisser impressionner. Assise très droite dans l'unique chaise à haut dossier de sa chambre ce qui ne laissait au visiteur qu'un tabouret comme siège possible - elle s'était vêtue de velours noir, avec une austérité voulue. Un voile de mousseline noire, posé sur ses cheveux tressés en couronne, accentuait le côté endeuillé de sa toilette sans parvenir à éteindre l'éclat lumineux de ses tresses dorées. Sara, les mains croisées sur son ventre et les yeux baissés, se tenait debout auprès d'elle, légèrement en retrait, dans l'attitude discrète d'une suivante de bonne maison.

Un peu surpris, peut-être, par l'attitude hautaine de la jeune femme, Gilles de Rais salua, profondément, tandis qu'un sourire faisait luire l'éclat de ses dents blanches dans sa barbe bleue.

— Vous m'avez demandé, belle Catherine ? Me voici à vos ordres.

Dédaignant à la fois le salut et les paroles aimables, elle attaqua aussitôt.

— Où est Arnaud de Montsalvy ?

— Que voilà une étrange bienvenue ! Quoi, ma chère, pas un sourire ? Pas un mot aimable ? Pourquoi ces yeux durs, cette bouche serrée pour accueillir le plus dévoué de vos serviteurs ?

— Répondez d'abord à ma question, Seigneur, la bienvenue viendra ensuite ! D'où vient que je ne voie pas auprès de vous celui que vous deviez délivrer et me ramener comme vous m'en aviez fait la promesse ?

— J'ai délivré Arnaud de Montsalvy. Il n'est plus aux mains de Richard Venables.

Un brusque soulagement envahit Catherine. Dieu soit loué, il n'était plus au pouvoir de l'Anglais ! Mais l'inquiétude suivit immédiatement.

— Où est-il alors ?

— En lieu sûr... Puis-je m'asseoir ? Cette longue chevauchée sous la pluie m'a rompu.

Tout en parlant, il tirait l'un des tabourets auprès du fauteuil de Catherine et s'y installait en prenant grand soin des plis lourds de sa robe. Il semblait parfaitement à son aise et le sourire s'attardait sur son visage comme un masque. Les yeux noirs, profondément enfoncés sous leur orbite, demeuraient cependant froids et scrutateurs.

— Qu'appelez-vous en lieu sûr ? Auprès du Roi notre sire ?

Gilles de Rais secoua la tête et son sourire s'accentua avec, en outre, une nuance d'ironie qui n'échappa pas à la jeune femme.

— J'appelle lieu sûr le château de Sully-sur-Loire où j'ai eu le privilège de le conduire et où il se trouve à cette heure.

Malgré son empire sur elle-même, Catherine ne parvint pas à masquer sa surprise.

— Chez La Trémoille ? Mais pourquoi ? Qu'y fait- il ?

Gilles de Rais étendit ses longues jambes et offrit vers le feu ses mains, des mains très blanches et dont, malgré elle, Catherine remarqua la finesse presque féminine. Il devait en prendre un soin extrême...

Avec un soupir, il déclara, sans regarder son interlocutrice, mais très doucement :

— Ce qu'il y fait ? Je ne saurais vous le dire... Ce que font d'ordinaire, j'imagine, les prisonniers d'État !

Le mot atteignit la jeune femme comme une balle. Elle bondit sur ses pieds, serrant de ses mains crispées les accoudoirs de son siège. Elle était devenue rouge jusqu'à la racine de ses cheveux et, sous l'effet de la colère, ses yeux lançaient des éclairs. Une envie la prenait de tuer cet homme nonchalant qui, elle s'en rendait compte maintenant, jouait avec elle depuis dix minutes, comme un chat avec une souris.

Prisonnier d'État ? Le plus fidèle des capitaines du Roi ? Quel est ce conte et quelle espèce de sotte croyez-vous que je sois ? Assez de faux-fuyants, Messire, et parlons clair, je vous prie, car, en vérité, je crois bien que vous vous moquez de moi. J'avais votre parole et j'y croyais, malgré la violence qui m'a été faite en cette maison. Ce n'est pas à Sully que vous deviez conduire Arnaud, vous le savez bien ! C'est ici !

Avec un nouveau soupir qui trahissait un profond ennui, Gilles se leva, lui aussi, ce qui lui permit de dominer la jeune femme de toute la tête.

— Les temps ont changé depuis Louviers, ma chère. Et il semble que vous ignoriez tout de la politique actuelle...

Comme je l'ignorais moi-même à Louviers. Le temps des songes creux, des illusions et des fariboles est terminé, celui des gens sensés est venu ! Mon cousin La Trémoille est désormais le seul habilité à porter la parole du Roi. Et il a décidé... d'écarter de sa route tous ceux qui auraient par trop tendance à gêner sa politique et à revenir aux vues fumeuses de cette malheureuse fille, brûlée par ordre de la Sainte Église. Il est temps que le pouvoir revienne à ceux qui, par droit de naissance, doivent l'exercer, et non pas à quelque bergère en folie !

Hors d'elle, Catherine cria :

— Ce qui veut dire que votre cousin La Trémoille fait place nette afin de s'engraisser tout à son aise, que notre lamentable Roi est retombé plus que jamais sous sa coupe et que ce gras ruffian s'attaque maintenant à tous les fidèles de Jehanne... cette malheureuse fille que vous serviez à genoux, il n'y a pas un an, monsieur le maréchal !

Malgré la colère qui s'était emparée d'elle, Catherine réfléchissait à toute vitesse et observait son adversaire. Elle l'avait vu pâlir quand elle avait prononcé le nom de La Trémoille. Elle en conclut qu'elle avait touché juste. Toute à son amour, elle s'était peu souciée de la politique et des répercussions que pouvait avoir, sur la Cour et sur le Roi, la mort de Jehanne.

Il y avait trop longtemps que Georges de La Trémoille et sa clique luttaient contre l'envoyée de Dieu. Jehanne gênait ces grands seigneurs rapaces, avides de s'engraisser à n'importe quel prix et aux dépens de n'importe quelle bourse. Ils avaient combattu sournoisement la jeune fille, n'avaient rien fait pour la délivrer et, maintenant qu'elle n'était plus, ces gens sans scrupules reprenaient tout leur pouvoir sur le faible Charles VII qui, dans les mains habiles de La Trémoille, n'était qu'un jouet. Le gros chambellan savait trop les points faibles de son maître ; avec des plaisirs et des femmes, on en faisait ce que l'on voulait...

Mais Gilles n'avait rien répondu. Et, comme ses yeux noirs guettaient la jeune femme, elle ajouta sèchement :

— En tout cas, j'aimerais savoir quel chef d'accusation La Trémoille a pu trouver contre Arnaud, la droiture, la loyauté faites homme !

— Ah ! que l'amour est donc une belle chose et que j'envie Montsalvy de vous en avoir inspiré un semblable ! Cela aveugle ! Ma chère, votre bel ami s'est mis hors la loi en s'introduisant dans Rouen sans permission de notre Roi, qui, dans sa sagesse, avait jugé bon d'abandonner la fameuse Pucelle à son sort. Tenter de la délivrer, c'était s'élever contre la volonté du Roi.

— J'ai, moi aussi, tenté de la délivrer.

— Aussi êtes-vous également hors la loi, chère Catherine, et confiée à mes soins comme Arnaud de Montsalvy est confié à La Trémoille. Vous n'avez pas le droit de quitter ce domaine... sous peine de vous retrouver très vite au fond de quelque forteresse bien noire, fit le maréchal avec un aimable sourire.

Sous le coup, Catherine chancela, mais son orgueil la maintint debout presque malgré elle, repoussant la main de Sara qui se tendait pour la soutenir. Elle parvint même à sourire avec une intraduisible expression de mépris.

A merveille ! Et moi, sotte, qui vous prenais pour un gentilhomme, qui ai cru en la parole d'un maréchal de France ! Alors que vous n'êtes rien, rien que le plat valet de La Trémoille, prêt à vendre ses amis au plus offrant. Vous oubliez seulement que d'autres savent la vérité sur Arnaud et sur moi. La Hire...

— La Hire est prisonnier dans Louviers que l'Anglais a repris. Et votre ami Xaintrailles a, lui aussi, été pris sur l'Oise.

Ne me parlez pas davantage du connétable de Richemont que le Roi a éloigné de sa personne et qui risque sa tête s'il ose reparaître à la Cour. Quant à la reine Yolande, l'envahissante belle- mère de Sa Majesté, qui se mêlait de régenter le royaume, le Roi lui a fait comprendre, après les fêtes du mariage de sa fille, que ses terres de Provence la réclamaient.

Elle doit être, à cette heure, à Tarascon... C'est loin, Tarascon !

Cette fois, Catherine demeura muette. Un vertige s'empara d'elle devant l'abîme que Gilles, avec une cruauté calculée, ouvrait sous ses pieds. Elle comprenait maintenant toute l'étendue de la machination ourdie par La Trémoille. Il avait savamment mené sa barque, circonvenu le Roi jusqu'à lui faire éloigner, exiler ses plus fidèles serviteurs, les plus sûrs soutiens du royaume contre l'Anglais : le connétable de Riche- mont et la reine Yolande, mère de sa femme. Et le triste Charles VII, oublieux des services rendus, de ses villes reconquises, du sacre de Reims, était retombé, avec joie sans doute, dans le piège de la vie facile et des plaisirs douteux.

— Ainsi donc, fit-elle douloureusement, le sang versé ne sert à rien ! Le vrai roi de France, c'est La Trémoille, et il ne vous répugne pas de le servir, vous qui avez rang de prince ?

— La Trémoille est mon cousin, belle dame, et un pacte, dûment signé, me lie à lui pour le meilleur et pour le pire.

Mais le pire n'est pas à craindre.

— Alors, remettez-moi entre ses mains, comme vous avez fait d'Arnaud. Nous étions unis à Rouen, vous devez nous unir également dans le châtiment puisque vous estimez que nous en méritons un. Conduisez-moi à Sully...

Brusquement, Gilles de Rais se mit à rire, avec tant de violence et de férocité que la jeune femme, tremblante, pensa que les loups, s'il leur arrivait de rire, devaient ainsi faire.

— Je sers mon cousin, mais je protège également mon avantage, ma chère. Peut-être vous ferai-je... plus tard, conduire à Sully, mais seulement lorsque j'aurai obtenu de vous ce que je veux.

— Que voulez-vous ?

— Deux choses inestimables pour un homme de ma sorte qui a la passion des objets de pure beauté : vous d'abord... et ensuite certain diamant noir dont la possession vous a rendue presque aussi célèbre que vos admirables cheveux...

Voilà donc la raison de ces menées tortueuses ? Voilà ce que voulait Gilles de Rais ? La fureur, la haine et le dégoût envahirent d'un seul coup l'âme de Catherine, la sauvant du chagrin et des larmes. Elle lui éclata de rire au nez.

— Vous êtes fou ! Je ne saurais, monsieur le maréchal, vous remettre l'un ni l'autre de ces deux objets. Le diamant n'est plus entre mes mains et ma personne ne m'appartient plus : j'attends un enfant...

Le désappointement se peignit sur le visage de Rais. Il fit trois pas vers Catherine, la prit par le poignet et F écarta légèrement pour considérer sa silhouette, sa taille déjà légèrement épaissie.

— C'est ma foi vrai ! dit-il d'une voix qui tremblait.

Mais, au prix d'un effort sur lui-même, il parvint à se ressaisir et, de nouveau, il sourit.

— Eh bien... mais je saurai attendre, aussi bien la femme que le diamant ! Je sais que vous n'avez plus ce bijou sans pareil, mais je sais aussi qu'il est toujours vôtre. Et, dès qu'il vous sera possible de toucher certain messager... ce moine qui a le pouvoir d'entrer si aisément chez nos ennemis et, notamment, dans la bonne ville de Rouen, n'est-ce pas ?

Allons, il savait tout ! Catherine était dans sa main, sans plus de force qu'un oiseau sorti de l'œuf. Mais sa propre situation l'angoissait moins que celle d'Arnaud, livré sans défense à son pire ennemi. Qu'allait faire de lui La Trémoille, au fond de son château cerné par la Loire ? Vidée de son courage, elle se laissa tomber sur son siège, luttant contre l'évanouissement qui venait. Elle avait envie de mourir, tout de suite, de cesser une bonne fois de se battre contre des montagnes. Quand elle atteignait un sommet, pensant que, sur l'autre versant, la route serait plus facile, elle s'apercevait qu'une autre montagne, plus haute et plus rude, était derrière la première. Il y en aurait sans doute, comme cela, jusqu'à la fin des temps, jusqu'au bout de ses forces...

— À quoi bon ? fit-elle pour elle-même sans se rendre compte qu'elle parlait tout haut. Tout est inutile ! À cette heure, sans doute, Arnaud a cessé de vivre...

— S'il n'y avait eu que ce cher La Trémoille, répondit Gilles avec désinvolture, ce serait, en effet, chose faite. Mais notre Arnaud a tant de séduction !... et ma belle cousine Catherine a toujours montré pour lui la plus grande faiblesse.

Soyez sans inquiétude, ma chère, la dame La Trémoille veille sur lui avec autant... et peut-être plus de sollicitude que vous ne sauriez le faire vous-même ! Vous savez bien qu'elle a toujours eu un faible pour Montsalvy !

Cette dernière cruauté et tout ce qu'elle sous-entendait vinrent enfin à bout de la résistance de Catherine. Avec un cri de douleur, elle s'effondra dans les bras de Sara et se mit à sangloter, blessée au plus profond. Et le spectacle de sa souffrance eut raison de la réserve de Sara.

— Allez-vous-en, Monseigneur ! fit-elle rudement. Vous avez fait assez de mal comme cela !

Il haussa les épaules et se dirigea vers la porte, puis, se retournant, il lança à Sara : Du mal ? Allons donc ! Il suffit de voir les choses sous leur vrai jour. Après tout, rien n'oblige dame Catherine à quitter cette maison où elle sera toujours traitée selon ses mérites... C'est-à-dire en reine ! Je ne vois pas qu'il y ait là rien de si tragique. Vous devriez lui dire, ma fille, qu'il y a, pour une femme intelligente, tout intérêt à hurler avec les loups. La partie est jouée... et gagnée. Rien ne peut plus atteindre la puissance de mon cousin... ni la mienne !

— Rien ?...

Sara, brusquement, venait de lâcher Catherine qui faillit s'effondrer à terre. La zingara était devenue blême tandis que ses yeux se dilataient, devenaient énormes et fixes. Elle étendit un bras et marcha vers le maréchal d'un pas saccadé d'automate, si semblable à une somnambule qu'il fronça les sourcils et recula... Comprenant que Sara était prise d'une de ces étranges crises de clairvoyance au cours desquelles le voile de l'avenir se déchirait devant elle, Catherine avait cessé de pleurer et retenait sa respiration. La voix de la bohémienne s'éleva, monocorde :

— Ta puissance a des pieds d'argile et de cendre, Gilles de Rais... Il y a du sang, des flots de sang autour de toi, tellement de sang qu'il t'engloutit et te submerge... Il y a des hurlements de douleur, des bouches qui crient vengeance, des mains qui appellent la justice. Et la justice viendra... en son temps... Je vois une grande ville près de la mer... une foule énorme... un triple gibet ! J'entends le son des cloches et des prières... Tu seras pendu, Gilles de Rais... et le feu dévorera ton corps !

La voix prophétique s'éteignit. Alors, avec un cri de terreur, le seigneur de Rais s'enfuit en courant...

Toute la nuit, les échos du château retentirent du bruit du banquet et de la fête. Dans la grande salle, Gilles, sa famille et ses capitaines festoyaient, mais, dans les cuisines, les salles de gardes et les dépendances, les hommes d'armes menaient joyeuse vie avec les servantes. Les cris, les rires et les chansons à boire parvenaient à percer même l'épaisseur des murs de Champtocé montaient des cours, des escaliers jusqu'à la chambre où les yeux secs mais le cœur serré, Catherine cherchait en vain un moyen d'échapper à sa prison.

— Pourquoi ne t'ai-je pas écoutée, répétait-elle inlassablement à Sara, pourquoi suis-je venue dans ce guêpier ?

J'aurais dû courir à Bourges, voir la Reine à tout prix...

— Tu ignorais le traquenard tendu. Tout était bien combiné. Le premier corps de garde t'aurait arrêtée, jetée dans quelque basse-fosse.

— En suis je plus avancée entre les murs de ce château ? Je suis prise et bien prise. Jusqu'à mon corps, déjà alourdi, qui me tient captive. Comment faire, comment sortir ?

— Calme-toi, murmura Sara en caressant doucement les cheveux dénoués de la jeune femme, calme- toi, je t'en supplie. Dieu t'enverra un secours, j'en suis certaine. Il faut espérer, prier... et guetter l'occasion favorable. La première chose, vois-tu, est de sortir d'ici. Ensuite...

— Ensuite courir au secours d'Arnaud et...

— Tu veux dire courir à Sully ? Risquer de tomber entre les mains de La Trémoille pour le seul plaisir d'être dans les mêmes prisons que lui ? Que non pas ! Chercher un refuge, oui ; et ensuite celui qui saura vous défendre et faire entendre raison au Roi... même s'il faut courir jusqu'en Provence pour demander justice à Madame Yolande. Essaie de te reposer, ma mignonne, l'esprit est plus clair quand il est plus dispos. Je suis là, près de toi. Je veillerai sur toi. À nous deux, nous en sortirons...

Bercée par la voix de sa vieille amie, Catherine, peu à peu, s'apaisa, reprit courage. Mais, au lever du jour, un poing ferré ébranla la porte. Comme dans un cauchemar, Catherine vit des hommes d'armes envahir sa chambre. Le cri qu'elle poussa fut sans écho. Avant qu'elle ait pu seulement protester, Sara avait été arrachée de ses bras, malgré les efforts qu'elle faisait pour la retenir, entraînée dans le couloir...

— Monseigneur Gilles m'a donné l'ordre d'arrêter la sorcière ! cria le sergent en laissant retomber derrière lui la lourde porte de chêne.

Catherine, alors, comprit qu'elle était seule, définitivement abandonnée de tous et du Ciel même. Secouée de sanglots, désespérée, elle s'écroula parmi ses oreillers.

CHAPITRE V Les voies du Seigneur

La crise de désespoir ne fut que passagère. Catherine ne s'y était abandonnée que parce que cette nuit d'angoisse lui avait fait toucher le fond de son courage. Mais l'instinct combatif était trop solidement ancré en elle pour qu'elle ne relevât pas la tête et ne se jetât pas à corps perdu dans la bataille. Une colère folle bouillonnait dans sa tête, réchauffant ses muscles épuisés, renvoyant au cœur le sang qui se glaçait dans ses veines, jouant le rôle salutaire d'un révulsif. Elle sauta de son lit comme on s'évade, fit une toilette rapide et assez sommaire, se contentant de baigner d'eau son visage gonflé par les larmes et de savonner ses mains. Mais elle prit son temps pour se coiffer, lustrant et relustrant ses cheveux, surtout pour laisser à ses traits le temps de redevenir normaux. Catherine savait depuis longtemps que sa beauté était sa meilleure arme et que, si elle voulait gagner cette nouvelle bataille, il ne s'agissait pas de l'affronter avec le visage ravagé d'une victime. Son instinct lui disait qu'avec un homme tel que Gilles de Rais la faiblesse était le plus lourd désavantage !

Rafraîchie, coiffée, elle mit un peu de parfum, une robe de velours brun doublée de satin blanc et ourlée d'une mince bande d'hermine et, renonçant aux trop solennelles coiffures à cornes, à bourrelets ou au hennin, se contenta d'entourer sa tête d'un voile blanc. Elle prit-des gants, un missel et, pour commencer, s'en alla à la chapelle où, à cette heure, l'aumônier du château avait coutume de dire, pour les serviteurs, une messe du lever du jour. Le secours de Dieu lui paraissait indispensable dans sa solitude et sa faiblesse.

Les suites de la fête se faisaient sentir, là aussi. Hormis le chapelain et un enfant de chœur, la petite chapelle était vide et Catherine eut l'impression d'avoir Dieu pour elle toute seule. C'était, en vérité, une toute petite chapelle, mais ravissante. La passion de Gilles de Rais pour la perfection en avait fait une chose de beauté, un écrin bleu pour un autel de précieuse orfèvrerie et pour un immense crucifix d'or massif sur croix d'ébène comme Catherine n'en avait jamais vu.

Bleues étaient les voûtes angevines dont les caissons s'étoilaient d'or, bleus les vitraux teintés de grisailles qui faisaient chanter plus haut leur profondeur, bleus les coussins qui parsemaient les bancs seigneuriaux, bleus enfin les tapis dont l'épaisseur donnait à cette chapelle quelque chose de trop luxueux et de trop sensuel. C'était un hymne à la puissance de Gilles plus qu'à la gloire de Dieu. Il devait venir là pour y rêver d'un ciel fastueux où, comme ici, il aurait la première place et régnerait en maître sur les foules à genoux.

Mais, pour le moment, l'esprit de Catherine était fermé à la splendeur de l'oratoire. Les yeux clos, les mains jointes, elle pria de toute son âme pour obtenir la force nécessaire et pour que s'éloignât d'elle cette peur qui l'affaiblissait. Elle reçut la communion avec ferveur puis, durant de longues minutes encore, elle implora la Sainte Mère de Dieu pour tous ceux qu'elle aimait et qui, comme elle-même, étaient en grand péril. Enfin, un peu réconfortée, elle quitta la chapelle au moment où le guetteur, mal réveillé, se décidait à corner l'ouverture des portes. Le temps était clair, ce matin, et l'aurore rosissait les flaques d'eau dans la cour. Les rustauds de cuisine, bâillant éperdument, transportaient avec nonchalance les bassines de détritus que des marmitons expulsaient des cuisines. Le château s'apprêtait à balayer les dernières vapeurs de l'énorme ripaille et à commencer une nouvelle journée.

Catherine songea un instant qu'à cette heure Gilles devait dormir, mais elle se dirigea tout de même d'un pas ferme vers ses appartements. Elle s'aperçut bientôt que c'était une entreprise ardue. Sur chaque marche de l'escalier, il y avait au moins un homme endormi. Roulés en boule ou étendus de tout leur long, les soldats sommeillaient là où l'alcool les avait abattus, certains serrant encore contre leur poitrine un tonnelet ou un hanap. Partout, il y avait des flaques de vin d'où émanait une odeur si écœurante que Catherine dut chercher dans son corsage un sachet de parfum pour le tenir contre ses narines. Tout cela ronflait effroyablement, évoquant irrésistiblement les grandes orgues déréglées d'un organiste fou.

Quelques femmes se mêlaient aux hommes, ronflant elles aussi, la bouche grande ouverte, les cheveux collés par le vin.

La lumière, encore incertaine dans la haute vis de pierre, violaçait les trognes enluminées tandis que la fraîcheur de l'aube bleuissait la peau des filles. Certaines cherchaient instinctivement, du fond de leur sommeil, leurs vêtements épars pour s'en protéger. Avec une grimace de dégoût, Catherine escalada tous ces corps affalés, sans trop se soucier de l'endroit où elle posait le pied.

Dans la grande salle, le même désordre régnait, encore aggravé par les reliefs du festin qui avaient roulé un peu partout.

Quelques seigneurs dormaient là, dans les hauts fauteuils où ils avaient festoyé. Catherine passa outre, gagnant l'autre aile. Enfin, elle parvint à la porte de la chambre de Gilles. Elle la connaissait parce que la vieille dame de Craon la lui avait montrée en lui faisant visiter le château. De cha que côté du vantail, une torche achevait de se consumer et brasillait faiblement. Mais, en travers du seuil, un corps était étendu. La lumière d'un vitrail tombait d'aplomb sur le visage du dormeur et la jeune femme reconnut-Poitou, le page. Du pied, elle secoua le corps du garçon jusqu'à ce qu'avec un juron il s'éveillât.

— Qui va là ?

Il reconnut pourtant Catherine et fut debout en un clin d'œil. Lui aussi avait dû abuser des vins. Sa figure aux traits amollis était grise, ses yeux ternes et des plis de lassitude marquaient les coins de sa bouche.

— Dame, que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix enrouée.

— Voir ton maître. Et sur l'heure !

Poitou haussa les épaules et entreprit maladroitement de refermer son pourpoint que, seule, la ceinture retenait.

— Il dort et je crains qu'il ne puisse vous entendre.

— Si tu veux dire par là qu'il est trop ivre pour comprendre ce que j'ai à lui dire, je n'en crois rien. Il ne l'était pas trop, voici une heure, quand il fit arrêter ma servante. J'entends qu'il s'explique. Va me le chercher !

Le garçon secoua la tête tandis que son visage s'assombrissait.

— Dame, je ne désire pas vous offenser et je vous supplie de me croire. Il y va de la vie pour quiconque oserait entrer dans la chambre de monseigneur Gilles.

— Que m'importe ta vie ? Je veux le voir, te dis- je ! cria Catherine exaspérée.

— Il ne s'agit pas de ma vie, Dame, mais de la vôtre. Il me tuera, certes, si j'entre... mais le deuxième coup de dague sera pour vous.

Malgré sa détermination, Catherine hésita. Poitou était sincère, visiblement, et il devait bien connaître son maître. D'un ton suppliant, le jeune page ajoutait, baissant la voix :

Croyez-moi, dame Catherine, je ne plaisante pas. Mieux vaut pour vous remettre à plus tard. Je dirai que vous êtes venue, que vous voulez lui parler, mais partez, par pitié, partez ! À cette heure, Monseigneur n'est plus qu'un fauve déchaîné. Il n'a...

Il n'en dit pas plus. La porte venait de s'ouvrir, livrant passage à Gilles de Rais en personne.

Impressionnée peut-être par la peur qui habitait la voix du page, Catherine, à sa vue, eut un mouvement de recul. Il était seulement vêtu de chausses rouges, lacées étroitement à la taille. Son torse épais, couvert de poils noirs et frisés, était nu. Sous la peau brune roulaient des muscles lourds. Son aspect et l'odeur forte qui émanait de lui évoquaient vraiment ce fauve dont Poitou avait parlé, tandis que le reflet rouge d'un vitrail, où passait le soleil levant, accentuait l'expression démoniaque du visage. Les yeux injectés de sang eurent un éclair en reconnaissant Catherine. D'une bourrade, il repoussa le page qui allait dire quelque chose, puis sa main s'abattit sur le bras de la jeune femme qui eut l'impression d'être prise dans un étau.

— Viens ! dit-il seulement.

En franchissant, traînée par lui, le seuil de la chambre, Catherine sentit la peur l'envahir. Les volets étaient clos, les rideaux tirés et il régnait dans cette chambre une obscurité presque totale. Seule une vacillante lampe à huile posée sur un coffre répandait une lumière incertaine. La chaleur était étouffante et l'odeur du vin, de relents humains révulsa de nouveau la jeune femme. Elle tenta de dégager son bras mais Gilles la tenait bien.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle d'une voix étranglée par la peur.

Il ne parut pas entendre. Il l'entraîna ainsi jusque vers le grand lit défait dont les draps traînaient à terre. Dans la lueur rougeâtre de la lampe, la jeune femme vit une forme humaine bouger parmi les coussins et les couvertures. Le bras de Gilles plongea dans cette direction et ramena une fille gémissante, vêtue seulement de ses longs cheveux noirs.

— Va-t'en ! fit-il, toujours du même ton monocorde et comme absent.

La fille balbutia quelque chose. Catherine, éberluée, vit que son corps adolescent était marqué de curieuses raies sombres... et aussi qu'elle semblait au comble de la terreur. Elle devait être très jeune, à peine quinze ans, et, pour se protéger, elle tenta de chercher refuge derrière l'une des colonnes du lit. Mal lui en prit. Gilles saisit un fouet à chiens qui traînait sur les marches du lit et l'en cingla par trois fois.

— J'ai dit, va-t'en ! aboya-t-il.

La fillette hurla, mais courut en trébuchant vers la porte. Un instant, Catherine vit luire l'éclair blanc de son corps dans la clarté du dehors. La stupeur qui l'avait saisie devant l'étrange tournure que prenait sa démarche fit place à une terreur folle. Elle comprit que Poitou n'avait rien exagéré et qu'à cette heure le maître de Champtocé n'avait plus rien d'humain.

Elle voulut, elle aussi, courir vers la porte et vers le jour, mais, de nouveau, la terrible main s'abattit sur elle.

— Pas toi, grogna-t-il. Toi, tu restes !

Il jeta le fouet et, sans plus d'explications, la prit dans ses bras. Du coup, le souffle coupé, Catherine crut étouffer. Elle était écrasée contre une poitrine dure et velue. Elle eut la sensation d'être prise entre les pattes d'un de ces ours qu'elle avait vus, à Hesdin, dans la ménagerie de Philippe de Bourgogne. Celui-là sentait la sueur et le vin. Écœurée, Catherine se débattit, frappant de ses poings, le repoussant de toutes ses forces. Ce n'était pas facile. L'ivresse qui le tenait décuplait ses forces qui, en temps normal, étaient respectables. La jeune femme sentit la chaleur humide de sa bouche sur son cou et perdit l'équilibre. Il la soulevait de terre pour la jeter sur le lit. Il geignait contre elle, prononçant des paroles qu'elle ne pouvait comprendre. Il était au-delà de tout entendement. Pour lui échapper, il fallait ruser...

Cessant brusquement de lutter, elle se laissa porter sur le lit, mais, à peine son dos eut-il touché le matelas que, profitant du déséquilibre momentané que le geste de la poser avait occasionné à Gilles, elle roula sur elle-même et glissa dans la ruelle avec la rapidité d'un éclair. Aussitôt, le lit cria sous le poids de Gilles qui, pensant se jeter sur Catherine, s'abattit de toute sa hauteur. Il ne rencontra que le vide et poussa un hurlement de rage. Mais déjà la jeune femme avait couru à une fenêtre, tiré les rideaux, claqué le volet. Un flot de soleil inonda la chambre et aveugla un instant l'homme encore étendu sur le lit.

Il bondit sur ses pieds et Catherine, terrifiée, le vit tirer une dague. Son visage convulsé de fureur était celui d'un fou.

Elle avait cru que le jour le dégriserait, qu'en chassant l'obscurité elle chasserait aussi les démons, mais elle comprit qu'elle avait fait un mauvais calcul, qu'elle avait seulement déchaîné les pires instincts de Gilles. Les dents grinçantes, les yeux flambants, il marcha vers elle. Affolée, car elle pouvait lire sa mort dans le regard de cet homme, elle chercha désespérément une arme, quelque chose pour se défendre... Sur un coffre, elle aperçut une cuvette pleine d'eau sale posée auprès d'une aiguière. C'était sa seule chance...

Glissant vivement derrière un haut fauteuil, elle saisit la cuvette et, de toutes ses forces, la jeta à la tête de Gilles. La cuvette d'argent était lourde. Elle résonna en roulant à terre tandis que l'homme, suffoqué par cette douche imprévue, se laissait tomber sur le sol, à demi aveuglé. Catherine, alors, ne perdit pas son temps à attendre ses réactions. Elle courut à la porte, tira le verrou et se jeta au-dehors. Dans la galerie, elle se trouva nez à nez avec Poitou.

— Tu avais raison. Il est fou ! souffla-t-elle encore à demi étranglée par la peur qu'elle avait eue.

— Fou non ! Mais bizarre ! Rentrez chez vous, dame Catherine, je vais le calmer. Je sais ce qu'il faut faire. Mais, par Notre Dame, vous avez de la chance. Je n'aurais pas cru que vous en sortiriez vivante !

Ce fut au tour de Catherine de frôler la folie dans les mornes heures qui suivirent. Les mâchoires du piège refermées sur elle lui semblaient monstrueusement terrifiantes : Que pouvaient son courage et sa logique saine contre un être de la sorte de Gilles ? Elle se heurtait au pire obstacle jamais rencontré, l'anomalie mentale, et elle s'effrayait de cet inconnu sinistre qu'elle venait de découvrir en Gilles.

Aussi quand, vers le milieu du jour, Anne de Craon franchit le seuil de sa chambre, fut-elle presque soulagée. Tous les habitants de ce château maudit lui paraissaient tellement inquiétants, vus à travers le prisme de sa peur, que la vieille dame lui sembla extraordinairement normale et sympathique. Pourtant, elle était, elle aussi, très inquiète.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi êtes- vous allée chez Gilles, malheureuse enfant ? Ignoriez- vous donc que nul, pas même son grand-père, n'a le droit de franchir, quand il s'y est retiré, le seuil de ses appartements ?

— Comment l'aurais-je su ? s'insurgea Catherine. Et comment aurais-je pu deviner que cet homme n'était qu'à moitié normal ?

— Il n'est pas anormal, ou du moins je ne le crois pas. Seulement, il semble que les heures noires de la nuit déchaînent en lui certaines forces mauvaises, incontrôlables. Les filles qu'il entraîne avec lui ou ses pages ont trop peur pour se plaindre. Il n'est pas bon, voyez-vous, de chercher à connaître la nature profonde des êtres, même ceux de sa propre famille.

— Mais... sa femme ?

La vieille châtelaine haussa les épaules.

Depuis la naissance de la petite Marie, Gilles n'a plus jamais franchi le seuil de sa chambre. Il passe ses nuits, quand il est au château, avec ses habituels compagnons Sillé, Briqueville et ce page maudit qu'il couvre de faveurs et de présents. Ma petite-fille et l'enfant sont aussi bien à Pouzauges où nous les avons envoyées. Mais laissons cela ! Je suis venue vous supplier de paraître au souper, Gilles l'exige !

— Je n'ai pas à lui obéir ! Je n'irai pas ! Je veux seulement qu'il me rende mes serviteurs. C'était cela que j'étais allée lui demander ce matin.

— Et vous n'avez réussi qu'à déclencher une fureur terrible. Sans mentir, Catherine, vous devez la vie à mon époux.

Aussi, je vous en conjure, venez au souper. Ne le poussez pas à bout... surtout si vous tenez à la vie de vos serviteurs !

La jeune femme, accablée soudain sous le poids du chagrin, se laissa tomber sur le lit et leva sur la dame de Craon un regard noyé de larmes.

— Ne pouvez-vous comprendre la répugnance que j'éprouve, vous qui semblez bonne et clairvoyante ? Je suis retenue ici, contre mon gré, prisonnière pour des crimes illusoires, on me sépare de ceux qui me sont fidèles et, par-dessus le marché, il me faut faire bon visage à leur bourreau ? N'est-ce pas trop demander ?

Une extraordinaire expression de douceur se répandit sur le visage aigu de la vieille dame. Elle se pencha et, brusquement, embrassa Catherine.

— Ma mie, au cours de mon existence déjà longue, j'ai appris que les femmes de ce siècle, et cela quel que soit leur rang, doivent se battre tout au long de leur vie. Et aussi que, plus encore que la guerre, la peste, la mort ou la ruine, c'est l'homme qui est leur pire ennemi ! On se bat avec les armes que l'on possède. Et parfois mieux vaut plier la rage au cœur que s'opposer à la tempête au risque d'être brisée. Croyez- moi. Paraissez au dîner de ce soir. Et soyez aussi belle que vous pourrez !

Je n'ai aucune envie que messire Gilles s'imagine que je cherche à lui plaire, s'insurgea Catherine. — Il ne s'agit pas de cela. La beauté a un étrange pouvoir sur Gilles. Il a pour elle un tel culte que l'on peut dire, sans crainte d'exagérer, qu'elle l'impressionne. Tout au moins quand il est à jeun ! Je le connais bien. Suivez mon conseil. Je vais vous envoyer des chambrières.

Quand les trompes du château cornèrent l'eau et que les valets apportèrent dans la grande salle les bassins parfumés où les convives allaient tremper leurs doigts avant de passer à table, Catherine fit son apparition sur le seuil de la haute porte.

Apparition était bien le terme qui lui convenait car jamais elle n'avait été aussi pâle... ni peut-être aussi belle ! D'une beauté à la fois tragique et saisissante ! Le velours pourpre de sa robe cernait ses épaules et sa gorge dont aucun bijou ne venait trancher l'éclat. Le hennin, assorti, laissait traîner jusqu'à terre, derrière elle, le nuage rouge d'un long voile de mousseline. Elle avait l'air d'une flamme, mais, dans son étroit visage immobile, seuls les yeux immenses et la bouche tendre semblaient vivre. Un silence l'accueillit tandis qu'elle s'avançait lentement entre la double haie de valets en livrée, comme si un charme avait soudain figé tous les assistants. Gilles de Rais, le premier, secoua le sortilège. Quittant son dais seigneurial, il vint au-devant d'elle à longues enjambées rapides et, sans un mot, lui tendit son poing fermé pour qu'elle y posât sa main. Côte à côte, ils traversèrent la salle jusqu'à la table où avaient déjà pris place Jean de Craon, sa femme et les capitaines de la maison. Gilles conduisit Catherine à la place voisine de la sienne propre et, en la saluant, déclara brièvement :

— Vous êtes très belle, ce soir ! Je vous remercie d'être venue... et vous prie d'excuser l'incident de ce matin.

— Je n'y songeais déjà plus, Monseigneur, murmura Catherine.

Pendant tout le repas, ils n'échangèrent pas d'autres paroles. De temps en temps, Catherine sentait, sur elle, le regard de Gilles, mais elle ne levait les yeux de son assiette que pour répondre au vieux Craon qui faisait de visibles efforts pour soutenir une conversation plus que languissante. Elle touchait à peine aux poissons et aux venaisons qui lui étaient servis, mais le seigneur de Rais, lui, ne perdait pas un coup de dents et dévorait avec un appétit de loup, engloutissant tranches de pâté, poulets entiers et cuissot de chevreuil. Il faisait glisser le tout avec de larges rasades d'un vin d'Anjou dont l'échanson, debout derrière lui, emplissait continuellement sa coupe. Peu à peu, le vin faisait son effet et son visage s'empourprait. Comme on apportait les bassins de confitures, il se tourna brusquement vers Catherine.

— Poitou m'a dit que vous désiriez me parler ce matin. Que vouliez-vous ?

A son tour, la jeune femme se détourna légèrement pour lui faire face. Le moment était venu et elle toussota afin de s'éclaircir la gorge. Mais elle planta son regard bien droit dans les yeux sombres de Gilles.

— Ce matin, à l'aube, au mépris de tout droit, vous avez fait arracher de ma chambre Sara, ma servante. Que dis-je ?

Bien plus qu'une servante ! Elle m'a élevée et je la considère comme ma plus fidèle amie. Après ma mère, elle est l'être qui m'est le plus cher au monde.

A l'évocation de sa tendresse pour Sara, sa voix trembla légèrement, mais elle s'obligea à continuer, serrant ses doigts entrelacés pour maîtriser cette émotion.

— De plus, mon écuyer, Gauthier Malencontre, a été jeté en prison le soir même de mon arrivée. On a toujours refusé de me le rendre en alléguant que c'était à vous d'en décider. C'est donc à vous, Monseigneur... - le mot eut du mal à passer - que je m'adresse pour que me soient rendus mes serviteurs.

La main brune de Gilles s'abattit sur la table faisant sauter la vaisselle.

Votre écuyer s'est mêlé d'affaires qui ne le concernaient pas. Il a blessé l'un de mes hommes et, normalement, il devrait être pendu depuis longtemps. Pourtant, afin de vous être agréable, j'ai décidé de lui donner une chance de conserver sa misérable vie et d'aller se faire pendre ailleurs.

— Une chance ? Laquelle ?

— Demain, il sera mené hors de ce château. On le laissera prendre de la distance. Mais ensuite, je me lancerai à sa poursuite avec mes hommes et mes chiens. Si nous le reprenons, il sera pendu. S'il nous échappe, il pourra, bien entendu, aller où bon lui semblera.

Catherine s'était levée d'un mouvement si brusque que la chaise à haut dossier où elle était assise bascula et tomba à terre avec fracas. Pâle jusqu'aux lèvres, elle darda sur Gilles des yeux fulgurants.

— Une chasse à l'homme, hein ? Divertissement raffiné pour un seigneur qui s'ennuie ! Voilà donc comment vous faites droit à ma requête ? Voilà comment vous respectez la justice seigneuriale qui fait dépendre mes gens de moi seule ?

— Vous êtes en mon pouvoir. Je suis encore très bon de vous accorder cette chance. Je vous rappelle que je pourrais brancher haut et court votre ribaud... et vous livrer vous-même aux gens du Roi.

— Ne confondez pas ; aux gens de messire de La Trémoille ! Je ne crains rien des gens du roi Charles.

À son tour, Gilles s'était levé. Son visage était convulsé de fureur et sa main, sur la table, cherchait un couteau.

— Vous changerez sans doute d'avis avant longtemps, belle dame ! Quant à moi, ma décision est formelle. Ce Gauthier jouera sa vie demain devant mes limiers. Si vous refusez, je le ferai pendre dès ce soir. Quant à votre sorcière, elle peut remercier Satan, son maître, que j'aie à savoir d'elle certaines choses car, sans cela, elle serait déjà liée à quelque bon poteau avec des fagots autour d'elle. J'ai besoin d'elle, je la garde ! Plus tard, je verrai à décider de son sort.

Les dents serrées, pâle de colère, Catherine toisa le sire de Rais. Sa voix sonna avec une incroyable dureté tandis qu'elle lui lançait :

— Et vous osez porter les éperons d'or de chevalier ? Et vous osez vous dire maréchal de France, porter les fleurs de lys dans vos armes ? Mais le dernier de vos valets a plus de loyauté et d'honneur que vous ! Pendez, brûlez mes gens, faites-moi tuer, moi aussi, après avoir livré à votre cousin votre compagnon d'armes, Arnaud de Montsalvy. Ma dernière parole sera pour prendre le ciel à témoin que Gilles de Rais est un traître et un félon !

Au milieu de l'énorme silence qui s'était abattu sur la grande salle où les valets mêmes retenaient leur souffle, elle saisit sur la table la grande coupe d'or de Gilles, pleine de vin, et la lui jeta au visage.

— Buvez, monsieur le maréchal, ceci est le sang des faibles !

Dédaignant la rumeur scandalisée que son geste avait soulevée, Catherine tourna le dos et, tête haute, le voile rouge de son hennin voltigeant derrière elle comme une oriflamme au combat, elle sortit de la salle. Lentement, Gilles de Rais essuya du revers de la main les gouttes rouges qui coulaient sur son visage et jusque dans sa barbe aux reflets bleus.

A peine hors de la salle, Catherine s'arrêta un instant pour respirer profondément deux ou trois fois. De si violentes émotions étaient mauvaises pour son état et elle étouffait dans sa robe. Un peu calmée, elle se dirigea lentement vers l'escalier pour regagner sa chambre. Elle avait déjà monté quelques marches quand un bruit de course retentit derrière elle. L'instant suivant, elle se plaquait contre le mur de pierre avec un cri de frayeur. Le visage convulsé de fureur, Gilles de Rais venait de bondir sur elle et l'empoignait à la gorge si brutalement qu'elle ne put retenir un gémissement. Ses doigts durs lui faisaient mal... Il s'en aperçut sans doute car il serra plus fort.

Ecoutez-moi bien, Catherine ! Ne recommencez jamais ce que vous venez de faire ; ni rien de semblable si vous tenez à la vie. Quand on me bafoue, surtout publiquement, je ne me possède plus. Encore un geste comme celui-là et je pourrais vous étrangler.

Chose étrange, elle sentit qu'elle n'avait plus peur du tout. Il était affreux pourtant, dans ce paroxysme de colère qui déformait chaque trait de son visage, et elle était sûre qu'il allait la tuer, mais ce fut d'une voix très calme qu'elle répondit :

— Si vous saviez à quel point cela me serait égal...

— Comment ?

— Mais oui, cela me serait tout à fait égal, messire Gilles. Réfléchissez. Arnaud, à cette heure, a peut-être cessé de vivre ; demain vous ferez sans doute déchirer Gauthier par vos chiens, ensuite, j'imagine que ce sera le tour de ma bonne Sara. Comment voulez-vous, dans ce cas, que la vie m'intéresse encore ? Tuez-moi, Messire, tuez-moi tout de suite si le cœur vous en dit. Vous me rendrez grand service...

Ce n'était pas là vaine bravade, mais absolue sincérité, vérité si claire qu'elle traversa la fureur de Gilles. Peu à peu, sous le regard résigné de Catherine, sa figure se détendit. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son n'en sortit. Alors, il laissa retomber ses mains, se détourna et, secouant la tête, redescendit lourdement les quelques marches.

Toujours collée au mur, Catherine n'avait pas bougé. Quand les pas de Gilles se furent éteints dans les profondeurs des salles, elle poussa un profond soupir et, massant d'une main sa gorge douloureuse, continua de monter l'escalier.

Quand l'aube revint, Catherine, qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit, n'eut aucune peine à quitter son lit. Elle savait que la chasse partirait aux premières lueurs du jour et elle voulait monter sur la tour de guette pour essayer de suivre, du mieux qu'elle pourrait, la curée tragique. Le feu était éteint dans la che minée et, sous la morsure du froid de l'aube, elle frissonna. Mais, dans la cour, on s'agitait et, dans sa hâte, elle prit seulement le temps de s'envelopper, par-dessus sa chemise, d'une grande cape à capuchon qu'une agrafe d'argent en forme de feuille de lierre fermait au cou.

Elle allait sortir quand, glissé sous la porte, quelque chose de blanc attira son attention. C'était un morceau de parchemin fin, plié, sur lequel on avait tracé quelques mots. La lumière était si grise et si pauvre que Catherine dut revenir vers la fenêtre pour déchiffrer le texte. Sept mots en tout, et une initiale : « Je ferai ce que je pourrai. Priez ! A. »

L'angoisse de Catherine s'allégea un peu, le poids se fit moins lourd dans sa poitrine. Si la vieille châtelaine était pour elle, peut- être Gauthier avait-il une chance de sortir vivant de cette effroyable aventure. Alors, brusquement, son parti fut pris : cette chasse, elle la suivrait, dût-elle y laisser la vie !

Arrachant la cape, elle se hâta d'enfiler une robe d'épais lainage, des bas, des souliers de cuir solide. Elle tressa ses cheveux serré sur ses oreilles, passa par-dessus un camail à capuchon qui encadrait juste l'ovale du visage et, sur le tout, remit sa grande cape. Elle n'oublia pas le petit reliquaire de saint Jacques et le fourra dans son corsage après lui avoir adressé une bien étrange prière.

— Si vous êtes vraiment saint Jacques, aidez-moi, car vous êtes tout-puissant, mais si c'est toi, Barnabé, qui as fait ce reliquaire, alors c'est à toi que je demande secours pour un frère que tu aurais aimé. C'est mon ami, lui aussi ! Sauve-le !

Elle déboucha dans la cour du château au moment précis où les soldats faisaient sortir le prisonnier. Gauthier était sale, couvert d'une boue brune et une épaisse barbe roussâtre mangeait son visage. Il frissonnait sous le froid du petit matin parce qu'il était seulement vêtu de ses chausses et d'une chemise lacée sur la poitrine, mais il ne semblait pas en mauvais état. Des chaînes aux mains et aux pieds, il s'arrêta au seuil des prisons pour gonfler sa poitrine d'air pur.

— Par Odin ! Ça fait du bien !

Un coup de bois de lance dans les reins l'empêcha d'en dire plus, mais, malgré la douleur, il sourit parce qu'il venait d'apercevoir Catherine. Elle voulut aller vers lui. Un sergent lui barra le passage.

— Monseigneur Gilles interdit que l'on parle au prisonnier.

— Je me moque des ordres de monseigneur Gilles...

— Vous peut-être, Dame, mais pas moi ! Allons, au large...

— N'ayez pas peur, cria Gauthier au prix d'un nouveau coup de bois de lance, je ne suis pas encore transformé en pâtée pour les chiens !

Des chenils et des écuries on amenait des chevaux et aussi, attachés par couples à de fortes laisses et retenus à pleins poings par les valets, une véritable meute de molosses énormes, hurlant comme des démons en tentant d'échapper à leurs entraves. C'étaient de lourds mâtins aux muscles épais, de véritables fauves dont les babines noires montraient, en se retroussant, des crocs étincelants.

— Ils n'ont pas mangé depuis hier matin, déclara derrière Catherine la voix froide de Gilles de Rais. Ils n'en seront que plus ardents à la poursuite !

Souriant, vêtu de daim noir, il se tenait debout au seuil de la tourelle d'escalier, enfilant tranquillement ses gants, les yeux sur les chiens. Derrière lui venait la dame de Craon, habillée de vert à son habitude, et aussi, appuyé sur sa canne, le vieux sire qui assistait au départ. Il vieillissait beaucoup depuis quelque temps et semblait se courber de plus en plus.

— Lâchez l'homme ! cria Gilles.

Aussitôt, les sergents firent tomber les chaînes de Gauthier qui étira ses longs membres avec une visible satisfaction. Les hommes d'armes, du bout de leurs piques, le poussèrent sur le pont-levis. Avec un geste d'adieu pour Catherine, il détala vers l'air libre tandis que Gilles criait :

— Nous te donnons une demi-heure d'avance, manant ! Tâche de t'en arranger !

Puis, se tournant vers Catherine, sur le ton de la conversation de salon :

— Voyez comme les chiens tirent sur leurs laisses dans leur impatience. J'ai pris soin de faire frotter votre ami, ce matin, avec le sang d'un sanglier abattu depuis quelque temps déjà. Il pue comme charogne et les chiens auront moins de peine à trouver sa trace.

— S'il sait la chasse, bougonna la vieille Anne en haussant les épaules, il vous échappera, beau-fils ! Vos chiens sont bons et ardents à l'attaque, mais ils ne sont pas infaillibles.

— Et que dites-vous de celui-là ? C'est le plus récent cadeau de mon beau cousin La Trémoille.

Les yeux de Catherine s'agrandirent de terreur. Un gigantesque valet de chiens, tout caparaçonné de cuir épais, débouchait d'une basse-fosse. Au bout d'une chaîne, il tirait après lui une longue forme souple, dont le pelage jaune et noir semblait onduler à ras de terre : un superbe léopard dont l'inquiétant regard oblique dardait des feux verts. A sa vue, les servantes se tassèrent dans un coin avec des glapissements de poules effarées. Mais la bête les dédaigna, de même que les chiens qui, devant le beau félin, grondèrent de colère. Le léopard les regarda, plissant les paupières, cracha en montrant ses crocs aigus, puis, tranquillement, se coucha sur le sol.

— Qu'en dites-vous ? fit Gilles, qui observait Catherine. Pensez-vous qu'un homme, si habile soit-il, puisse échapper à un chasseur comme celui-là ?

Elle s'obligea à lever la tête et le brava du regard.

— Faites-moi donner un cheval ! Je veux suivre cette chasse !

— Il eut un haut-le-corps. Visiblement, il ne s'attendait pas à cette requête. Que veut dire cela ? Cherchez-vous à vous enfuir à la faveur de la poursuite ?

— En laissant Sara entre vos mains ? Vous me connaissez mal, fit-elle en haussant dédaigneusement les épaules.

— Alors, dois-je vous rappeler que vous êtes enceinte... de près de cinq mois ?

— Les femmes de ma race montent à cheval jusqu'au moment de se mettre au lit !

— Et..., les yeux de Gilles se rétrécirent jusqu'à n'être plus que de minces fentes luisantes et noires, et si vous perdez votre enfant ? Le précieux enfant de ce cher Montsalvy ?

— Il m'en fera d'autres ! lança Catherine.

Elle avait mis tant d'orgueil dans la brutale impudeur de sa réplique que Gilles de Rais détourna la tête, appela Sillé d'un signe.

— Un cheval pour dame Catherine. Une haquenée plutôt. Donne-lui Morgane. Ainsi, je serai sûr qu'elle ne me quittera pas. Morgane a l'habitude de suivre Casse-noix comme son ombre !

Une petite jument blanche, aux pattes fines et dont la longue queue neigeuse tombait jusqu'à terre, fut amenée et vint se ranger d'elle-même près du grand destrier noir de Gilles. Celui-ci offrit la main à Catherine pour l'aider à se mettre en selle, puis enfourcha sa propre monture. Les autres étaient déjà à cheval et Catherine remarqua l'attitude étrange d'Anne de Craon. Elle semblait indifférente à tous ces détails et se tenait assez à l'écart. De la main, elle flattait distraitement l'encolure de son cheval qui dansait sur place, impatient de galoper. Elle n'avait même pas effleuré Catherine du regard et n'avait pas paru remarquer qu'elle se joignait à la chasse. Le cou tendu, le regard fixe, elle regardait seulement l'ogive claire de la porterie, ouverte sur la campagne. Catherine chercha en vain à rencontrer son regard. Elle éprouvait un besoin impérieux de se sentir moins seule, de trouver un appui. Faute de mieux, elle caressa l'encolure de Morgane. Mais il fallait attendre encore. Les yeux sur le cadran solaire de la tour nord, Gilles surveillait la progression du temps. Derrière lui, rangés sur une seule ligne et tous vêtus de cuir sous les tabards armoriés à leurs couleurs, ses capitaines attendaient avec la discipline des troupes d'élite.

Soudain, Gilles leva sa main gantée.

— La demi-heure est passée. En chasse !

Chevaux et cavaliers s'ébranlèrent. Les chiens, traînant presque leurs gardiens qui n'avaient pas trop de tous leurs muscles pour les retenir, partirent en tête. L'air s'emplit de leurs aboiements. Derrière eux, la dame de Craon lança son cheval.

— Qu'importe le gibier à ma noble grand-mère, ironisa Gilles à l'usage de Catherine, pourvu qu'elle chasse ! Soyez certaine qu'elle traquera votre Normand aussi ardemment qu'un vieux solitaire !

Côte à côte, le grand cheval noir et la petite jument blanche franchirent le pont-levis.

En sortant du château, Catherine vit que le chemin vers le village et vers la Loire avait été barré par un cordon de soldats. On craignait sans doute que le gibier, poussé par le désespoir, n'eût l'idée de se jeter au fleuve pour tenter de le franchir et mettre ainsi entre ses poursuivants et lui un infranchissable rempart. Les hommes, choisis pour leur taille, tranchaient vigoureusement, jambes écartées, visages immobiles sous les chapeaux de fer, sur le paysage d'îles sableuses et d'eau au-delà duquel s'érigeaient, fantomatiques, les tours de Montjean et les mâts des navires qui, de Nantes, remontaient jusque-là.

— Vous ne laissez vraiment rien au hasard, fit Catherine, les lèvres serrées.

— Je ne tiens pas à ce que la chasse tourne court, répondit Gilles avec un sourire aimable.

Les chiens, déjà, se lançaient vers le bord de l'étang. Les traces de pas, profondément enfoncées dans la boue, montraient que l'homme avait dû courir pour gagner la forêt. La forêt ! Son royaume à lui, le bûcheron des grandes futaies normandes ! Malgré les pluies récentes, l'herbe jaunissait, ne gardant sa verdure que dans les profondeurs. Au-delà de l'étang, la forêt rousse brillait comme une énorme fourrure fauve et doré,-rouge aussi par endroits, commençant déjà à répandre sur la terre sa parure bruissante. Haut dans le ciel passait le vol rapide des oiseaux migrateurs, en route vers le sud. Catherine envia leur liberté et ce don merveilleux qu'ils avaient de pouvoir rompre avec la terre et partir ainsi, dans la lumière bleue, à la poursuite du soleil, de la chaleur... Elle avait, plus cruellement que jamais, conscience de son impuissance et du danger que courait Gauthier.

Le nez à terre, reniflant la boue, les chiens suivaient la trace en bons limiers. Infiniment plus indolent était le léopard.

Le grand fauve semblait effectuer là une ennuyeuse promenade et son regard, lourd d'indifférence, tournait autour de lui, ignorant la troupe hurlante et frétillante des molosses qui paraissaient l'avant-garde désordonnée de quelque prince flegmatique. Sous le couvert du bois, les arbres avaient allégé leur feuillage, éclairci leur ombre. Parfois, la meute s'arrêtait, flairant le vent. Un valet embouchait alors une corne, lançant au ciel un appel rauque, puis le train repartait.

— Découplez les chiens ! cria Gilles.

Les bêtes libérées partirent comme des boulets. Les chevaux prirent le galop. Devant elle, Catherine voyait sauter la croupe noire de Casse-noix et danser la longue queue de l'animal. La petite jument le suivait comme son ombre. Un peu en avant, elle pouvait voir voltiger le voile vert d'Anne de Craon, entre les branches rousses. Il y avait longtemps qu'elle n'avait suivi de chasse, mais elle retrouvait, instinctivement, au galop de sa bête, toutes ses qualités d'excellente cavalière.

Philippe de Bourgogne était un maître exigeant en matière d'équitation et il adorait la chasse comme tous les Valois. A son école, Catherine avait appris à la fois les finesses de la vénerie et ce qu'il était possible de tirer d'un cheval. Aucune femme et fort peu d'hommes montaient aussi habilement, aussi élégamment qu'elle. Le duc Philippe, au temps de leurs amours, en était extrêmement fier. Mais, ces particularités, elle s'était bien gardée d'en faire part à son geôlier, se bornant à une attitude sans relief ni éclat. Elle s'était contentée d'étudier sa monture. Certes, Morgane semblait éprouver un vif attrait pour le grand étalon noir, mais elle était d'encolure trop fine pour n'être pas délicate et sa bouche était sensible. Elle ne résisterait pas aux impulsions d'une main vigoureuse.

Si la vie de Gauthier n'eût été suspendue à cette chasse inhumaine, Catherine eût pris plaisir à galoper ainsi dans l'air vif du matin. Les aboiements des chiens et les appels de trompe emplissaient la forêt d'un tintamarre joyeux.

Dans une petite clairière où, solitaire, s'élevait un chêne vénérable, la meute parut hésiter. Sous les énormes branches tordues, un des mâtins leva le nez, renifla, puis fila sur la droite de l'arbre dont le vent faisait frissonner le dôme énorme.

Tous les autres s'engouffrèrent sur sa trace dans un épais fourré. Gilles ricana.

— Il ne leur échappera pas ! Avant peu nous trouverons ce croquant, tremblant de peur en quelque coin, tête aux chiens. J'espère seulement qu'ils en laisseront quelques bribes...

À cet instant, un terrifiant rugissement emplit le bois, effrayant les oiseaux qui s'envolèrent et faisant courir un frisson le long de l'échiné de Catherine. Elle sentit couler sa sueur. Le léopard avait grondé et d'un puissant coup de reins s'était arraché à la main de son gardien. Catherine vit un éclair jaune et noir filer dans le fourré, dans une direction opposée à celle suivie par les chiens. Anne de Craon, surprise d'abord, s'était arrêtée tandis que Gilles, avec un affreux juron, s'arrêtait aussi. Le regard de Catherine croisa celui de la vieille femme. Celle-ci fit un geste impérieux qui, dans un éclair, fut saisi. Prestement, Catherine, arrachant une épingle de son corsage, l'enfonça férocement dans la croupe de Casse-noix.

Le cheval hennit de douleur, puis partit à un train d'enfer sur la trace des chiens. Catherine, de toutes ses forces, tira sur ses rênes, obligeant, bon gré mal gré, la petite jument furieuse à demeurer sur place. Déjà Anne de Craon était près d'elle.

— Vite ! Il faut suivre le léopard... J'avais compté sans cette maudite bête !

Tout en piquant des deux sur la trace du fauve, Catherine demanda, la figure fouettée d'une branche morte :

— Qu'aviez-vous donc fait ?

— Un de mes serviteurs attendait la meute ici avec un jeune sanglier, un ragot de deux ans capturé il y a deux jours.

J'avais fait dire à votre paysan de foncer par ici, puis de grimper dans le chêne dont les branches l'auraient caché et lui auraient permis de s'éloigner sans laisser de traces à terre tandis que le ragot serait lâché. Mais ce damné félin a éventé la ruse et ne s'est pas laissé prendre. Il a suivi la bonne piste. Il faut le rattraper avant qu'il ne trouve l'homme.

Le vent de la course folle, à travers fourrés et taillis, coupait la voix de Catherine. Pourtant, elle parvint à crier :

— Mais Gilles et les autres ?

— Vont galoper un bon moment sur les traces de mon sanglier, répondit Anne, avant de s'apercevoir de leur erreur.

Cela nous laisse un peu de temps.

— Et comment... empêcherez-vous le léopard d'attaquer ?

— Avec ceci !

Et, de l'arçon de sa selle, Anne de Craon détacha un épieu de frêne à pointe d'acier. Les arbres, dans un craquement de branches, défilaient comme un mur roux. Les deux chevaux fuyaient, l'écume aux dents, à travers un tunnel chatoyant, tout crissant de feuilles froissées. Devant elles, Anne et Catherine pouvaient entendre les feulements du fauve en chasse.

Soudain, chevaux et cavalières débouchèrent dans une petite clairière tapissée de mousse, encerclée par les arbres aussi étroitement que par une muraille et qui se fermait par un cul-de-sac rocheux. Des flèches de soleil pâle perçaient la voûte de feuillage, irisant les brins d'herbe où la rosée n'avait pas encore séché. L'endroit était paisible et charmant, mais Catherine n'y trouva qu'horreur et angoisse. Tout au fond, Gauthier et le léopard étaient face à face...

Le grand Normand, adossé aux roches verdies, se tenait ramassé, jambes écartées, mains demi ouvertes, prêtes à crocher. Penché en avant, sa poitrine épaisse soulevée à un rythme rapide par la course qu'il venait de fournir, il haletait, les yeux rivés à ceux du fauve, surveillant le moindre de ses mouvements. La bête était tapie dans les feuilles, gueule béante, montrant des crocs terribles et blancs, ses griffes puissantes plantées dans la terre, grondant doucement et dardant sur l'homme sans armes son vert regard étincelant de fureur.

L'épieu à la main, Anne allait éperonner son cheval tremblant de frayeur. Déjà, elle appuyait son talon quand Gauthier hurla :

— Ne bougez pas !

La détente du fauve suivit immédiatement le cri. Le long corps souple du léopard s'étira dans l'air pour retomber sur Gauthier. La bête et l'homme roulèrent dans la mousse. Le Normand avait réussi à empoigner, à deux mains, la gorge de l'animal et, les bras tendus, tous ses muscles tremblant sous l'effort, il maintenait la gueule béante à l'écart de son visage.

Il grimaçait de douleur car les griffes du léopard avaient labouré ses épaules et tentaient de l'atteindre encore. Les grondements du fauve furieux se mêlaient à la respiration en soufflet de forge de l'homme. Un peu plus loin, les deux femmes, hypnotisées par la peur, maintenaient du mieux qu'elles pouvaient leurs montures épouvantées.

— Mon Dieu !... priait Catherine, machinalement, à mi-voix... Mon Dieu !

Elle ne savait rien dire de plus. Dans un pareil danger, seule la toute-puissance divine pouvait quelque chose... Les bras de Gauthier semblaient deux colonnes de chair massive, saillantes de muscles et de veines bleues tordues comme des cordes, qui retenaient la bête au-dessus de lui. D'un irrésistible coup de reins, il parvint à retourner la situation, coucha le léopard sous lui, non sans essuyer encore quelques coups de griffes. L'animal s'essoufflait, tentait furieusement de libérer sa gorge de l'étau meurtrier. L'odeur du sang le rendait fou, mais Gauthier tenait bon. Ses mains énormes serraient, serraient, prenant bien garde de ne pas glisser sur la fourrure...

Le visage du grand Normand était écarlate, crispé et grimaçant comme un masque démoniaque. Le sang coulait de son torse lacéré, mais aucune plainte ne lui échappait. Soudain, il y eut un craquement suivi d'un feulement plaintif. Et Gauthier se releva, titubant. A ses pieds, le félin noir et jaune demeura immobile, l'échiné rompue. Le grand corps ocellé s'étendit, les pattes retombèrent. Un soupir de soulagement s'échappa de la poitrine des deux femmes. Anne de Craon eut un petit rire nerveux.

— Sang du Christ ! Mon garçon, vous eussiez fait un veneur redoutable ! Comment vous sentez-vous ?

Elle sauta à bas de son cheval, lançant les rênes à Catherine, et courut vers Gauthier. A son tour, Catherine mit pied à terre et vint les rejoindre. Tandis que la vieille châtelaine palpait les épaules blessées du forestier, il regarda Catherine et murmura avec une immense surprise :

— Vous pleurez, dame Catherine, vous pleurez... pour moi ?

— J'ai eu si peur, mon ami ! fit la jeune femme en essayant bravement de sourire. Jamais je n'aurais cru que tu viendrais à bout de ce fauve !

Bah ! Si l'on oublie les griffes, il n'est guère plus fort qu'un gros solitaire. Il m'est arrivé bien sou vent de lutter à mains nues avec les sangliers de la forêt d'Écouves.

Tirant son mouchoir, Catherine entreprit d'étancher le sang et de laver les blessures à l'eau d'une petite source qui coulait entre les rochers.

— Qu'allons-nous faire de lui ? demanda-t-elle à Anne qui sacrifiait bravement son voile et son mouchoir pour faire un pansement. Il est loin d'être sauvé. Écoutez !

En effet, dans les profondeurs de la forêt, les échos de la chasse semblaient plus proches. Les piqueurs sonnaient de la trompe à s'arracher la gorge.

— On dirait qu'ils se rapprochent ! dit Anne, l'oreille au guet. Nous n'avons plus une seconde à perdre. Sautez en croupe derrière moi, mon ami. La haquenée de dame Catherine est trop fragile pour votre poids... En selle, et vite ! Vos épreuves ne sont pas terminées, mais, du moins, nous allons essayer de vous arracher aux chiens. Vous ne pourriez pas soutenir, dans cet état, la lutte contre une meute féroce.

Catherine remonta en selle sans aide tandis qu'Anne enfourchait de nouveau son grand alezan sur la croupe duquel Gauthier sauta à son tour.

— Allons ! fit joyeusement la vieille dame. Suivez- moi de près, Catherine...

Malgré sa double charge, l'alezan doré s'enleva comme une plume. La petite jument blanche le suivit docilement. Il y avait beau temps que Morgane avait cessé de résister à Catherine. La race, en elle, avait senti une main souveraine et ne se rebellait plus. La course folle reprit. On franchit un ruisseau à l'eau claire comme du cristal qui avait des reflets ambrés au soleil, brun rouge à l'ombre. Derrière, on trouva des rochers peu élevés que les chevaux escaladèrent aisément.

— Pas de trace possible sur la pierre, cria Anne. Ne me serrez pas tant, mon ami, vous m'étouffez. Je ne suis pas le léopard, moi !

En effet, Gauthier avait ceinturé l'intrépide chasseresse et ne mesurait pas suffisamment ses forces. Sous sa coiffure verte, elle était très rouge. Catherine l'entendit marmonner :

— Il y a bougrement longtemps qu'on ne m'a pas pincé la taille !

Mais les cavaliers ne ralentissaient pas pour autant. Le bruit de la chasse s'estompait dans le lointain et, bientôt, une étendue d'eau aux éclats de mercure brilla entre les arbres clairsemés. Naseaux fumants, les deux bêtes jaillirent de la forêt.

— C'est seulement un petit bras de la Loire, dit Anne. Il faut traverser. Ce n'est pas profond...

Elle lança son cheval dans l'eau, la franchit aisément et reprit pied sur une grande prairie où paissaient des moutons. La silhouette noire d'un vieux berger en houppelande se dessinait sur les nuages d'un ciel qui s'obscurcissait. On parvint bientôt au fleuve proprement dit. Il s'étalait, large, jaune et tumultueux, grossi des dernières pluies. De l'autre côté se dressaient des maisonnettes, un château et un petit port avec des navires ronds, tassés dedans comme des œufs dans une couveuse. Anne de Craon arrêta son cheval au bord de l'eau, désigna le village de sa houssine.

— Là-bas, c'est Montjean, le fief de ma fille Béatrice, la mère de la dame de Rais. Elle n'a jamais eu à se louer de son gendre. Les hommes de Gilles ne s'aventurent jamais sur ses terres depuis qu'il a tenté de les arracher à Béatrice en menaçant de la noyer en Loire. Savez-vous nager, mon garçon ?

— Comme un saumon, noble dame ! Il ferait beau voir qu'un Normand ne sût pas nager.

— Peut-être, mais vous avez perdu beaucoup de sang. Aurez-vous la force de traverser ? La Loire est rude à cet endroit. Malheureusement, votre salut est à ce prix.

— J'aurai la force, répondit le Normand, les yeux sur Catherine qui lui souriait. Et, une fois à Montjean, que ferai-je ?

— Allez au castel. Dites au sénéchal Martin Berlot que je vous envoie et attendez.

— Quoi ? Ne puis-je demander du secours pour dame Catherine ?

Anne de Craon haussa les épaules.

— Il n'y a pas dix soldats à Montjean et le seul nom de Gilles les fait rentrer sous terre. Ce sera déjà beaucoup que Berlot vous reçoive sans histoire. S'il se fait tirer l'oreille, dites-lui que je le ferai pendre à la première occasion ; cela le décidera. Quant au reste, mieux vaudra voir venir et attendre que votre maîtresse parvienne à sortir du guêpier où elle est tombée. À moins, ajouta-t-elle avec hauteur, que vous ne préfériez rentrer chez vous...

— Là où est dame Catherine, là est mon chez-moi ! affirma Gauthier avec un orgueil qui contrebalançait celui d'Anne.

Celle-ci eut un mince sourire.

— Tête dure, hein ? Tu n'es pas normand pour rien, l'ami ! Fais vite maintenant, il faut que nous rentrions.

Pour toute réponse, Gauthier glissa à terre, se tourna vers Catherine qui, les larmes aux yeux, le regardait du haut de sa selle.

— Dame, fit-il ardemment, je suis toujours votre serviteur et je vous attendrai autant qu'il vous plaira. Prenez soin de vous.

— Prends soin de toi ! répondit la jeune femme, enrouée par l'émotion. J'aurais peine à te perdre, Gauthier.

Spontanément, elle lui tendit sa main sur laquelle, avec une brusquerie maladroite, il appuya ses lèvres. Puis, sans se retourner, il courut au bord de la petite grève, plongea dans le fleuve. Les deux femmes le virent fendre l'eau d'une nage puissante. Ses immenses bras frappaient le flot jaunâtre comme un forgeron son enclume et, traçant un sillon écumeux, Gauthier se dirigea vers le milieu du fleuve. Catherine, lentement, se signa.

— Dieu le protège... murmura-t-elle, bien qu'il ne croie pas en lui.

Anne de Craon eut un bref éclat de rire. Ses yeux vifs se posèrent sur la jeune femme avec amusement.

— J'aimerais bien savoir, ma chère, où diable vous recrutez vos serviteurs. Vous n'en avez que deux, mais ils sont pittoresques ; une fille de Bohême et un païen nordique. Peste !

— Oh, fit Catherine avec un sourire mélancolique, j'avais mieux encore, un médecin maure... un homme merveilleux !

Une écharpe de brume qui traînait à ras de l'eau engloutit bientôt la grosse tête rousse du Normand. Anne de Craon fit volter son cheval.

— Il est temps de rentrer, dit-elle. Songez que nous avons encore à galoper. Il nous faut retrouver la chasse avant qu'elle ait quitté la forêt.

Durement éperonnés, les chevaux filèrent à travers la prairie où le vent couchait les herbes folles. Le vieux berger, aussi immobile qu'une statue brune, les regarda passer. Au-delà du petit bras, le soleil, perçant un nuage, lança une flèche lumineuse qui incendia le sommet rouge d'un grand hêtre. Anne se retourna pour sourire à Catherine.

— J'ai faim ! dit-elle... et aussi, j'ai hâte de retrouver Gilles pour voir quelle figure il fait !

Sans répondre, Catherine lui rendit son sourire. Elle se sentait soulagée d'un poids immense. Sur sa gauche, le cri d'un canard sauvage éclata comme la trompette de la victoire. Gauthier était hors de portée de Gilles de Rais. Restaient Sara et elle-même. Mais ce premier succès n'était-il pas profondément encourageant ? Cherchant sur sa poitrine l'emplacement du petit reliquaire, elle le serra doucement.

— Merci, chuchota-t-elle. Merci, Barnabé...

CHAPITRE VI La nuit d'octobre

Après un grand détour destiné à donner le change sur l'endroit d'où elles venaient, les deux femmes rejoignirent la chasse dans la clairière où Gauthier avait livré au léopard son courageux combat. Elles tombèrent comme la foudre au plein milieu d'une scène de violence. Gilles de Rais, debout auprès du cadavre du fauve, faisait pleuvoir sur ses chiens une grêle de coups de fouet. Une colère folle le possédait et les bêtes, terrifiées, se couchaient à ses pieds, gémissant faiblement sous les coups cinglants de la lanière. Autour, immobiles comme des statues équestres, les compagnons de Rais regardaient, impassibles. En voyant surgir les deux femmes, Gilles fit volte-face et les apostropha violemment.

— D'où sortez-vous, toutes deux ? Où étiez-vous ? Êtes-vous aussi incapables que ces corniauds ?

Anne de Craon leva un sourcil dédaigneux et haussa les épaules, tout en flattant, pour le calmer, l'encolure mouillée de sueur de son cheval.

En fait d'incapacité, je crois, Gilles, que vous n'avez rien à nous envier. J'ai vu votre cheval prendre le mors aux dents et filer sur la trace des chiens. Le mien a préféré pister le léopard et celui de dame Catherine a suivi.

Les prunelles de Gilles se rétrécirent tandis qu'il s'approchait de Catherine et posait la main sur l'encolure de Morgane.

— Il est étrange, ne trouvez-vous pas, que Morgane ait suivi Korrigan plutôt que Casse-noix ? Ou bien ai-je méconnu vos qualités de cavalière ?

— Je ne suis pas maîtresse des fantaisies d'une haquenée, répondit Catherine du bout des lèvres. Morgane a suivi qui lui a plu et moi j'ai suivi Morgane... par force. Je ne vous ai même pas vu partir. Et je pensais que vous nous suiviez.

Mais les bêtes semblaient folles et filaient sur la piste du félin...

— Dont, en général, elles ont une peur bleue ? Vous m'étonnez. Puis-je vous demander si vous avez trouvé le fugitif?

La voix de Gilles était devenue un miracle de douceur et contrastait fortement avec le fouet taché de sang que sa main crispée tenait encore. Ce fut sa grand-mère qui se chargea de répondre.

— Nous en sommes venues là où vous en êtes vous-même, beau-fils, dit-elle avec quelque hauteur. Quand nous avons débouché dans cette clairière, nous avons trouvé le fauve mort, mais encore tout chaud. Du prisonnier il n'y avait pas trace, sinon celles de son combat avec la bête qu'il avait tuée. Mais pour le reste, on jurerait qu'il s'est évanoui dans les airs. Nous avons battu la région tout autour et suivi le ruisseau pendant un bon moment, mais nous n'avons rien trouvé.

— Vous, non, mais elle ? grinça Gilles, un doigt tremblant tendu vers Catherine.

Anne de Craon ne broncha pas.

— Dame Catherine ne m'a pas quittée d'une semelle, dit-elle calmement. Il fallait bien que je la surveille puisque vous aviez disparu. Que s'est-il passé, au juste ?

Gilles haussa les épaules avec emportement et jeta son fouet à un valet.

— Ces idiots de chiens, Satan seul sait pourquoi, ont pris le change sur un ragot qui nous a fait voir du pays jusqu'au-delà de l'abbaye ! Maintenant, ils sont fourbus et mon léopard est mort ! Il vous faudra payer aussi pour cette mort, belle Catherine. Un fauve de chasse est une bête sans prix.

— Quand vous m'aurez dépouillée de tout ce que je possède, riposta Catherine sèchement, je ne vois pas ce que vous pourriez encore m'enlever de surcroît... hormis la peau !

Elle s'efforçait de ne pas regarder les yeux dangereux qui la dévisageaient cruellement et de faire bonne contenance.

Elle s'efforçait surtout de cacher la joie de savoir son ami hors de danger, car il ne pouvait pas avoir succombé dans le fleuve. Il l'avait vaincu comme il avait vaincu le fauve, elle en était certaine.

— Qui sait ? murmura Gilles doucement. J'y songerai peut-être. Vous avez gagné cette partie, mais tout n'ira pas toujours à votre plaisir. J'ai encore votre sorcière et si elle ne marche pas au mien, elle paiera pour deux. Holà, Poitou, mon cheval !

Le page aux yeux baissés amena Casse-noix qu'un valet avait bouchonné de son mieux. Le grand étalon noir était encore luisant de sueur et encensait, les yeux fous. Gilles s'enleva en selle lourdement, brocha des éperons et fonça au plein de la forêt sans plus s'occuper du reste des chasseurs. Anne de Craon rapprocha Korrigan de Morgane que Catherine caressait doucement.

— Il faudra vous tenir sur vos gardes, murmura-t-elle sans bouger les lèvres parce que Roger de Briqueville la suivait de près. Cette nuit, Catherine, fermez votre porte au verrou et n'ouvrez à personne.

— Pourquoi ?

— Parce que, cette nuit, le Diable sera le maître à Champtocé. Gilles a essuyé une défaite, il faudra qu'il l'efface...

Pendant trois jours, Catherine demeura enfermée dans sa chambre sans en sortir. Gilles de Rais lui avait fait savoir qu'il ne souhaitait pas sa présence. Elle ne vit même pas Anne de Craon qu'une mauvaise fièvre tenait au fond de son lit.

Chose étrange, durant tout ce temps, le château sembla plongé dans le sommeil. Un profond silence l'enveloppait. On ne baissait même pas le pont-levis et, si les serviteurs faisaient leur service, ils le faisaient sans plus de bruit que des ombres.

A la petite servante qui lui apportait ses repas, Catherine demanda ce qui se passait.

— Je ne pourrais vous le dire, gracieuse Dame. Monseigneur Gilles est enfermé dans ses appartements avec ses familiers et il est interdit, sous peine de mort, de les déranger de quelque manière que ce soit...

La fille, une petite Bretonne ronde et rose, osait à peine ouvrir la bouche. Elle avait l'air de craindre que l'écho de ses paroles ne perçât les murs et n'allât frapper les oreilles susceptibles du maître.

— Et dame Anne ? demanda Catherine, comment va-t-elle ?

— Je ne sais. Elle aussi est enfermée chez elle et seule dame Aliénor, sa dame de parage, est autorisée à pénétrer dans sa chambre. Excusez-moi, gracieuse Dame, je ne dois pas m'attarder...

La petite servante avait hâte de s'esquiver et Catherine n'osa pas lui poser d'autres questions. Le sort de Sara la tourmentait et elle se désespérait de n'en rien savoir. Mais comment faire quand sa porte était barricadée et que, parfois, le pas ferré d'un soldat lui faisait comprendre qu'elle était gardée ?

Au soir du quatrième jour, cependant, les verrous jouèrent pour quelqu'un d'autre que la camériste. La porte s'ouvrit livrant passage à Gilles de Sillé, le cousin du sire de Rais et son âme damnée. Il avait le même âge que Gilles mais aucunement son allure.

Courtaud, trapu, les épaules massives et le ventre plat, sa figure rouge brique s'ornait d'un nez camard et d'une paire d'yeux bleu pâle, étonnamment froids et dépourvus d'expression. Des chausses violettes, un pourpoint sang-de-bœuf brodé d'un lion d'or l'habillaient sans élégance, mais une dague de taille impressionnante était accrochée à sa ceinture. Les pouces passés dans ladite ceinture, les jambes écartées, il resta un moment au seuil de la porte de Catherine, sa tête brune relevée avec arrogance. Puis, comme la jeune femme lui tournait le dos avec un haussement d'épaules, il se mit à rire.

— J'ai quelque chose à vous montrer, dit-il au bout d'un moment. Jetez donc un coup d'œil dans la cour...

Comme la nuit, depuis longtemps, était venue, Catherine avait fermé les volets intérieurs de sa chambre. La journée, celle de la Toussaint, avait été si triste ! Pleine de brume qui pénétrait en longues écharpes jaunes dès qu'une fenêtre s'ouvrait, un brouillard dense portant des relents d'eaux mortes et d'herbe pourrie ! Catherine, qui n'avait même pas eu le droit d'entendre la messe à la chapelle, s'était recroquevillée chez elle, s'y calfeutrant comme un animal frileux.

Lentement, elle alla vers la fenêtre, rabattit le volet. Les lueurs de torches qui s'agitaient en bas dansèrent sur son visage à travers les petits carreaux en losange sertis de plomb. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha. Éclairés par les torches que portaient des soldats, des ribauds allaient et venaient, maniant des bûches et des fagots qu'ils entassaient autour d'un poteau de bois noir d'où pendaient des chaînes. Avec une exclamation d'horreur, Catherine se rejeta en arrière, pâle jusqu'aux lèvres. Son regard affolé croisa celui, narquois, de Sillé.

— Eh oui ! Gilles a décidé que, demain, jour des Trépassés, il y aurait un mort de plus et que votre démon familier s'en irait en fumée...

Ce n'est pas possible ! chuchota Catherine plus pour elle-même que pour son déplaisant visiteur. Ce n'est pas possible ! Il ne peut pas faire ça !

— Il va se gêner ! rétorqua l'autre avec un gros rire. Elle s'est conduite comme une sotte, votre sorcière, ma belle. Si elle avait été plus maligne, elle n'en serait pas là. Mais vous aurez au moins la consolation d'assister à la chose...

Sur la table où refroidissait le souper auquel Catherine n'avait qu'à peine touché, il prit une perdrix et mordit dedans aussi simplement que s'il se fût agi d'une pomme. Il se versa un gobelet de vin, l'avala d'un trait et s'essuya la bouche au revers de sa manche de velours, puis se dirigea vers la porte.

— Faites de beaux rêves, belle Dame ! Dommage que vous soyez en cet état et que mon beau cousin ait défendu qu'on vous touche ! J'aurais aimé vous tenir compagnie plus longtemps.

La tête tournée vers la fenêtre d'où venaient les bruits sinistres de la cour, Catherine demeura immobile jusqu'à ce qu'elle eût entendu la porte se refermer sur Sillé. Alors seulement, elle fléchit les genoux jusqu'à ce qu'ils touchassent terre, enfouit son visage dans ses mains.

— Sara ! sanglotait-elle tout bas. Ma pauvre Sara !

Les bruits de la cour s'éteignirent, le reflet des torches disparut et même la chandelle se consuma presque entièrement dans son bougeoir de fer noir sans que Catherine eût quitté sa position prostrée. Écrasée de chagrin, elle priait et pleurait alternativement, ne sachant plus vers qui se tourner, qui implorer pour obtenir secours. Il lui semblait être au fond d'un puits profond, aux murailles lisses qui ne permettaient pas de s'agripper. Le puits, lentement, s'emplissait d'eau et elle savait que cette eau, à certain moment, finirait par l'étouffer, mais elle n'avait aucun moyen d'y échapper...

Ce fut la froide humidité venue de la fenêtre ouverte qui la tira de son désespoir. Cela l'enveloppait comme une chape glacée et, dans la chambre, on n'y voyait presque plus. Péniblement, elle se releva, prit une chandelle neuve sur un dressoir, l'alluma à la flamme mourante de sa devancière. Puis elle ferma la fenêtre. Dans la cheminée, le feu, lui aussi, agonisait. Elle prit quelques bûches dans le renfoncement de l'âtre, les plaça sur les braises et actionna le soufflet de cuir pour ranimer la flamme. C'étaient des gestes tout simples, humbles et familiers, mais ils la ramenaient aux jours heureux de jadis, à la maison du Pont-au-Change ou bien chez l'oncle Mathieu, dans le magasin de draperie de la rue du Griffon à Dijon, quand le caprice d'un prince ne l'avait pas encore arrachée à sa condition modeste pour en faire une grande dame.

Assise sur la pierre de l'âtre, les mains nouées autour des genoux, elle regarda les flammes renaître, s'élever et l'envelopper d'une douce chaleur.

Brusquement, elle ferma les yeux. Ce feu joyeux ravivait le cauchemar ! Le feu terrible... dévorant, qui, demain, envelopperait Sara pour la jeter, hurlante et torturée, dans l'éternité. Et elle était là, elle, Catherine, impuissante et prisonnière, obligée de subir son destin implacable. Mais, aussi subitement qu'elle les avait fermés, elle rouvrit les yeux, un immense étonnement au fond de leur profondeur nocturne. Vivement, elle porta les mains à son ventre où quelque chose avait remué. L'enfant ! Le fils d'Arnaud venait, pour la première fois, de manifester sa vitalité ! Une onde de bonheur attendri la parcourut et, par contrecoup, lui rendit un peu de courage. Son petit, était-il vraiment possible qu'il vît le jour dans ce château maudit ? Qu'il reçût la vie d'une malheureuse captive ? Que son premier cri ne fût pas celui d'un homme libre ? De l'autre côté du fleuve, Gauthier le Normand devait scruter la brume, interroger la rive de Champtocé. Il fallait qu'elle tentât quelque chose, qu'elle allât vers Gilles une fois encore implorer, s'humilier s'il le fallait, mais arracher, à quelque prix que ce fût, la grâce de Sara. Mue par une impulsion irrésistible, elle courut à la porte. Elle devait d'abord attirer l'attention du soldat de garde, obtenir de lui qu'il la laissât sortir ou bien qu'il acceptât d'aller chercher Gilles de Rais... ou tout au moins Sillé. Elle agrippa la poignée de la porte pour la secouer. À sa grande surprise, le battant, sans grincement, s'ouvrit de lui-même. Au-dehors, le couloir était plongé dans les ténèbres, le silence était complet. Tout le monde devait dormir au château.

Catherine n'avait aucun moyen de savoir l'heure qu'il était. Le sablier s'était écoulé depuis longtemps sans qu'elle songeât à le retourner et la seule horloge était dans la grande salle. La chapelle avait peut-être sonné quelque chose, mais, du fond de son chagrin, elle n'avait rien entendu. Pourtant, elle était décidée à tenter sa chance coûte que coûte !

Remerciant mentalement le ciel de ce que Sillé eût oublié de refermer sa prison, Catherine rentra dans sa chambre, s'enveloppant de sa grande mante, et prit sa chandelle. Son ombre se découpa, immense, sur le mur du couloir quand elle franchit la porte. Dans le silence, le bruit de ses pas, qu'elle ne cherchait pas à étouffer, éveilla des échos vides.

Calmement, forte d'une inébranlable décision, elle se dirigea vers l'escalier. Il lui fallait traverser une bonne moitié du château pour atteindre les appartements de Gilles, mais quelque chose lui disait qu'aucun obstacle ne se dresserait devant elle. Tout autour, la nuit était profonde. Dans cette aile, il ne devait y avoir personne, mais, en atteignant la galerie, elle put embrasser du regard une grande partie du pourtour de la grande cour. Aucune lumière, nulle part, n'apparaissait.

Seule, sous la voûte que quadrillait la herse baissée, une torche diffusait une lumière rougeâtre et pauvre, faible comme un feu follet.

Elle parcourut la galerie, la grande salle, s'engagea dans l'escalier à vis qui menait chez Gilles sans rencontrer âme qui vive. Parfois, tout de même, derrière une porte, s'élevait un ronflement qui ôtait au décor nocturne son côté ensorcelé.

Mais, à mesure qu'elle montait, des bruits étranges peuplaient la nuit, étouffés cependant par l'épaisseur des murs, des résonances humaines difficiles à déceler : des rires peut-être... ou bien des râles ?

Dans la tourelle, quelques pots à feu brûlaient encore, invisibles du dehors. Catherine posa sa chandelle sur une marche et poursuivit son ascension. Mais, comme elle allait prendre pied dans le corridor qui menait chez Gilles, une silhouette noire et courbée jaillit de l'obscurité. Elle se rejeta en arrière avec un cri étouffé, mais elle n'avait plus le moyen de se cacher. Le vieux Jean de Craon était devant elle.

A le voir cligner des yeux dans la lumière diffuse de l'escalier, elle songea qu'il ressemblait plus que jamais à un hibou déniché. Mais elle ne s'expliqua pas l'effroi qui semblait le posséder... Il la regarda sans surprise, comme si sa présence en ce lieu, à cette heure, était toute naturelle. Il s'appuya à la muraille, respirant difficilement. Elle le vit porter une main tremblante à son col, tirer dessus pour en desserrer l'étreinte. Il avait l'air d'étouffer et fermait les yeux.

— Seigneur, chuchota-t-elle, vous êtes souffrant ?

Les épaisses paupières plissées battirent. Au comble

de la stupeur, Catherine vit une larme rouler le long du grand nez courbe. Dans le regard toujours si dur de Jean de Craon, il y avait du désespoir et aussi une sorte de désarroi presque enfantin. Elle se pencha vers lui, le toucha à l'épaule.

— Puis-je quelque chose pour vous ?

La voix de Catherine parut enfin percer l'état de semi-somnambulisme dans lequel le vieux sire se mouvait. Il la regarda et un peu de vie revint dans ses yeux.

— Venez !... chuchota-t-il, ne restez pas ici !

— Mais il faut que je reste. Je veux voir votre petit- fils et...

— Voir Gilles ! Voir ce... Non, venez, venez vite, vous êtes en danger...

Sa main sèche et noueuse agrippa le bras de Catherine, l'entraînant irrésistiblement. Cette main tremblait, mais soudain il la lâcha, appuya sa tête au mur et se mit à vomir. Le visage ridé avait pris une teinte verdâtre dont Catherine s'épouvanta.

— Vous êtes malade, très malade, Seigneur ! Laissez-moi appeler.

— Surtout... n'en faites rien ! Merci de votre pitié, mais venez... venez !

La voix n'était qu'un souffle et se brisait, mais déjà Jean de Craon s'était ressaisi et continuait à descendre. Parvenu à l'étage inférieur, il s'arrêta, regarda en haut comme s'il craignait de voir paraître quelque silhouette inquiétante, puis reporta sur la jeune femme tremblante ses yeux vacillants.

— Dame Catherine, murmura-t-il, je vous demande de ne pas me poser de questions. Le hasard... et aussi la curiosité m'ont poussé à surprendre le secret des nuits de mon... de Gilles. C'est un secret d'horreur. En un instant, j'ai vu crouler à mes pieds tout ce qui avait été ma vie, tout ce à quoi je croyais. Il ne me reste plus qu'à prier Dieu de me vouloir bien accueillir en son sein avant qu'il soit longtemps. Je suis...

Il s'arrêta, cherchant le souffle qui lui manquait. Il acheva enfin, avec une infinie tristesse :

— Je suis un vieil homme maintenant et ma vie n'a pas toujours été exemplaire, loin de là. Pourtant... je ne croyais pas avoir mérité cela. Cette...

Sa figure anguleuse s'empourpra soudain sous la poussée d'une colère qui ne voulait pas sortir. Catherine hocha la tête et dit. tout doucement :

— Seigneur... je ne veux pas percer les secrets des vôtres. Mais j'ai une vie humaine à défendre. Demain à l'aube...

— Quoi donc ? fit Craon d'un air égaré. Ah... votre servante ?

— Oui, je vous en prie...

Elle s'appuya à la muraille, vidée soudain de ses forces, les yeux remplis de larmes.

— Pour la sauver, j'entrerais chez Satan lui-même, balbutia-t-elle.

— Gilles est pire que Satan !...

Du visage pâlissant de Catherine, le regard du vieux sire glissa à sa taille déformée, s'y attacha comme s'il découvrait subitement l'état de la jeune femme. Et, dans ses yeux, elle revit l'effroi de tout à l'heure.

— C'est vrai, dit-il, vous allez être mère... Vous portez un enfant en vous ! Un enfant... Mon Dieu !

Brusquement, il l'agrippa aux épaules, approcha du sien son visage crispé d'angoisse et souffla :

— Dame Catherine... Il ne faut pas que vous restiez dans ce château. C'est un lieu maudit. Il faut que vous partiez... vite... cette nuit même !

Ranimée, soudain, elle le regarda avec stupeur.

— Comment le pourrai-je ? Je suis prisonnière...

— Non, moi je vais vous faire sortir... tout de suite ! Qu'au moins je vous sauve, vous... qu'au moins il y ait dans ma vie cette bonne action.

— Je ne partirai pas sans Sara...

— Allez vous préparer. Je vais la chercher. Faites vite, puis descendez et attendez-moi près de la porterie.

Il avait déjà un pied sur la marche inférieure pour descendre au rez-de-chaussée quand Catherine le retint.

— Mais, dit-elle, monseigneur Gilles ? Que dira- t-il ? N'aurez-vous pas à craindre...

Soudain, le vieux Craon redevint en une seconde le seigneur hautain et dur qu'elle avait connu.

— Rien ! coupa-t-il. Si bas que soit tombé le sire de Rais, je suis toujours son grand-père ! Il n'osera pas ! Allons, pressez-vous ! Il faut qu'à l'aube vous soyez hors d'atteinte.

Catherine ne se le fit pas dire deux fois. Oubliant à la fois sa fatigue et sa peur, elle retroussa à deux mains sa robe et se mit à courir vers sa chambre, priant tout bas pour que cet espoir ne fût pas vain et que rien ne vînt faire revenir le vieux sire sur sa décision généreuse. Elle fit hâtivement un ballot des choses les plus précieuses qu'elle possédât et des quelques vêtements de Sara, glissa l'or qui lui restait dans la poche cousue sur sa chemise, s'enveloppa étroitement de sa mante, prit celle de Sara sur son bras, puis, jetant le ballot sur son épaule, elle sortit sans se retourner de cette chambre où elle avait passé des heures pénibles. Il y avait longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi légère !

Quand elle atteignit la porterie, elle vit Craon qui sortait du quartier des prisons suivi d'une forme chancelante. À la lumière de la torche qu'il tenait à la main, Catherine reconnut Sara bien qu'elle fût amaigrie et horriblement pâle. Elle courut à elle, les bras ouverts.

— Sara... ma bonne Sara ! Enfin je te retrouve !

Sans répondre, la bohémienne se serra contre elle en sanglotant. C'était la première fois que Catherine voyait pleurer Sara et elle en conclut que les nerfs de la pauvre femme avaient dû être soumis à rude épreuve.

— C'est fini, murmura-t-elle tendrement, on ne te fera plus de mal...

Mais Jean de Craon tournait vers le fond obscur de la cour un regard inquiet.

— Ce n'est pas le moment de parler. Venez. Il faut encore passer dans la basse-cour et prendre des chevaux aux écuries. Pressez-vous. Je vais ouvrir la petite porte.

D'un énorme trousseau de clefs qu'il portail à sa ceinture, il tira une clef, l'introduisit dans la serrure de la poterne qui donnait dans la première enceinte.

— Mais... les hommes de garde ? chuchota Catherine.

— Si vous me suivez pas à pas, ils ne vous verront pas. Je vais éteindre la torche. Nous devons prendre certaines précautions pour ne pas donner l'éveil. Rien ne vous sauverait si Gilles était alerté !

Ce fut l'obscurité totale. S'y engloutirent le décor imposant de la cour d'honneur et le sinistre bûcher, dérisoire maintenant, mais qui stimulait la hâte de sortir des deux femmes. La porte pourtant ne s'ouvrait pas. Catherine entendait Jean de Craon respirer vite et fort et s'en inquiétait.

— Pourquoi n'ouvrez-vous pas ? demanda-t-elle.

— Parce que je réfléchis. Je dois changer mon plan initial. Les gardes de l'écurie vous verraient. Écoutez moi bien. Je vais ouvrir et vous sortirez seules. La basse-cour n'est éclairée que vers les écuries et vers le poste de garde. Encore est-ce très peu. Vous longerez le mur jusqu'au renfoncement près de la poterne et là vous m'attendrez. Je vais me rendre ouvertement à l'écurie, prendre deux chevaux et je sortirai avec eux en disant que je vais à l'abbaye. Je vais parfois chercher l'abbé pour chasser le héron au petit jour, c'est la seule chasse que je puisse encore suivre. De plus, il n'est pas rare que je sorte la nuit. Mes insomnies sont connues et j'aime errer sur les bords de Loire. Vous vous glisserez dehors en même temps que les chevaux. Les hommes ne vous verront pas. Là, vous sauterez en selle et vous franchirez le pont. De l'autre côté de la langue de terre vous trouverez un passeur. A Montjean, vous serez en sûreté, à condition de ne pas vous attarder.

— Mais les gardes du pont ne nous laisseront pas passer.

— Si, ils vous laisseront passage si vous leur montrez ceci.

Tout en parlant, il tirait de son doigt une bague. Catherine avait remarqué qu'il portait, comme tout seigneur, son sceau gravé sur un chaton de bague, mais que ce n'était pas toujours la même bague. Il en avait plusieurs, cornaline, sardoine, agate, onyx ou or gravé, et c'était sa coquetterie d'en changer. Elle sentit qu'il lui glissait la bague dans la main.

— Je ne pourrai vous la rendre, dit-elle.

Gardez-la. C'est un bien faible dédommagement pour tout ce que vous avez enduré sous mon toit. J'ai de l'estime pour vous, dame Catherine. Vous êtes non seulement belle, mais encore courageuse, noble et droite. Je l'ai compris trop tard, sinon jamais je n'aurais obéi à Gilles. Voulez-vous me pardonner ? Cette nuit marque pour moi le début du temps des regrets et des pénitences. Dieu me punit cruellement, sachez-le. Il ne me reste, je le crains, que bien peu de temps pour tenter de détourner de moi sa colère.

— Mais, murmura Sara, comment rentrerez-vous, Seigneur ? Les hommes s'étonneront de vous voir revenir aussitôt et à pied.

— Il y a, près d'ici, un souterrain qui fait communiquer les caves du château avec la campagne. Je reviendrai par ce moyen.

— Pourquoi, dans ce cas, reprit Catherine, ne pas l'employer pour nous faire sortir ? Ce serait plus simple...

— Peut-être, mais, si je ne l'emploie pas, c'est pour deux raisons : la première est qu'il vous faut des montures et qu'aucun cheval ne peut prendre les souterrains. La seconde, ne vous offensez pas, est que je n'ai pas le droit de livrer à des étrangères les secrets de défense qui constituent la sécurité interne du château. Plus un mot maintenant, je vais ouvrir... Quand vous serez assez éloignées dans la cour, je rallumerai la torche.

La petite porte s'ouvrit avec un très léger grincement, découpant, sur le ciel plus clair, une ogive basse.

— Allez !... souffla Craon. Suivez le mur à gauche.

Les deux femmes, l'une soutenant l'autre, se coulèrent dans l'ouverture. Catherine tenait Sara par la taille et, de sa main libre, tâtait le mur. Ce n'était pas facile car elle était, de plus, encombrée de son baluchon. Sous sa main, la pierre était froide et humide. Elle trébucha sur le sol inégal, mais, peu à peu, ses yeux s'habituaient à l'obscurité.

Au bout de quelques minutes, une torche rougeoya sous l'arche de pierre qu'elles venaient de quitter. Jean de Craon la portait assez haut pour que son visage fût aisément reconnaissable. D'un pas ferme, il marchait vers l'autre bout de la cour.

— Voici l'encoignure, chuchota Catherine, sentant une dépression sous sa main.

Au-dessus d'elle, d'ailleurs, le surplomb du chemin de ronde mettait une ombre plus dense. Le pas lent d'un soldat se fit entendre et son cœur se remit à battre sur un rythme inquiet. Elle retint sa respiration, s'affolant de sentir Sara se faire plus lourde sur son bras. La malheureuse devait être au bord de l'épuisement. Le raclement des semelles ferrées avait cessé.

L'homme devait être arrêté. Catherine l'entendit tousser. Puis il repartit et elle osa demander :

— Est-ce que tu es malade ? Tu sembles si faible.

— Voilà des nuits que je n'ai pas dormi, à cause des rats, et, depuis deux jours, je n'ai rien eu à manger. Et puis...

— Et puis quoi ?

Catherine sentit que Sara frissonnait. Sa voix chuchotant, dans l'ombre, se fit sourde :

— Rien. Plus tard je te dirai... quand j'aurai la force. Moi aussi, je connais le secret du sire de Rais. Tu ne peux pas savoir comme j'ai hâte d'être loin d'ici, même si je dois pour cela me traîner sur les genoux.

Sans répondre, Catherine appliqua brusquement sa main sur la bouche de Sara. Tout en parlant, elle avait suivi le parcours du vieux Craon. Elle l'avait vu se faire ouvrir l'écurie, en sortir à cheval, tenant une autre bête par la bride.

Maintenant, il s'avançait vers elles, le pas des chevaux résonnant sur la terre durcie. Bientôt, il fut entre elles et le corps de garde d'où un homme sortait en courant.

— Ouvre ! cria Craon. J'ai affaire à l'abbaye.

— Bien, Monseigneur !

La poterne s'ouvrit en grinçant, mais le petit pont s'abaissa sans bruit. Sans hésiter, Catherine entraîna Sara sous la tête même des chevaux, de façon que l'homme d'armes ne pût les voir de derrière quand il refermerait. Mais la nuit était si sombre qu'il ne pouvait les distinguer. Bientôt, elles eurent franchi les douves, prirent pied sur le pont dormant. La voix du soldat leur parvint encore :

— Vous ne voulez point d'escorte, Monseigneur ? La nuit est bien noire, il me semble.

— J'aime les nuits noires, tu devrais le savoir, Martin, répondit le vieux sire.

Le vent, venu de la Loire, se levait et Catherine l'aspira à longs traits. Il faisait plus froid que dans l'enceinte du château, mais cela sentait bon la campagne mouillée et surtout la liberté. Entraînant Sara qu'elle sentait trembler à son bras, elle dévala le chemin du village jusqu'à ce qu'elles ne fussent plus visibles du château. Le bruit paisible des sabots des chevaux résonnait d'une façon rassurante derrière elles, se rapprochant. Les deux femmes s'arrêtèrent à l'ombre du chevet de l'église, derrière un arc-boutant où, peu après, le vieux seigneur les rejoignit. Il sauta à terre.

— Il faut faire vite maintenant. Quelqu'un pourrait nous voir. Tenez, dame Catherine, je vous ai amené Morgane. J'ai cru remarquer que vous vous entendiez bien avec elle... et puis ce sera comme un présent d'adieu. C'est une bonne bête, solide et sûre. Maintenant, allez votre chemin et que Dieu vous garde !

A la lumière incertaine de la nuit, Catherine pouvait deviner les traits figés de Craon. Sa haute silhouette penchée la dominait et le vent faisait voltiger le pan de son chaperon. Elle murmura :

— J'ai peur pour vous, Seigneur. Quand « il » saura...

— Je vous ai déjà dit que je n'avais rien à craindre de lui. Et puis... quand bien même il s'en prendrait à moi. Je ne désire plus qu'une seule chose : le repos éternel... en souhaitant qu'il apporte l'oubli.

Il y avait tant de désespoir dans sa voix que Catherine, oubliant ses rancunes passées, ne put s'empêcher de murmurer :

— Je ne sais pas ce qui est advenu cette nuit, Messire, mais je voudrais pouvoir quelque chose...

— Rien ! Personne ne peut rien ! Ce que j'ai vu dans la chambre de Gilles dépasse en horreur tout ce qui se peut imaginer. Je suis un vieux guerrier, dame Catherine, et n'ai jamais été sensible, mais cette scène diabolique... ces hommes ivres et déchaînés, cette orgie dont le centre...

Il retint encore un instant les mots qui se pressaient sur ses lèvres comme si leur son même l'épouvantait, puis :

— ... dont le centre était un enfant... un jeune garçon éventré dans le sang duquel Gilles se vautrait, assouvissant un monstrueux désir ! Voilà ce qu'est celui dont j'ai cru faire un homme, un guerrier ! Voilà ce qu'est Gilles de Rais qui eut droit d'entrer à cheval dans la cathédrale de Reims pour escorter la Sainte Ampoule ! Voilà ce qu'est mon petit-fils... un monstre vomi par l'enfer et promis à la damnation ! Mon petit- fils... le dernier de ma race !

Le sanglot qui brisa la voix du vieux seigneur bouleversa Catherine. Pétrifiée d'horreur, elle écoutait mourir en elle l'écho de la révélation. Cet homme dont le seul crime réel avait été son amour insensé pour son petit-fils ne se relèverait jamais, elle le sentait, de cet écrasement. Elle le vit porter ses poings à ses yeux, les essuyer, mais, avant qu'elle ait pu proférer une parole, il continuait, la voix rauque :

— Vous comprenez maintenant pourquoi je ne veux pas qu'un enfant voie le jour dans cette demeure maudite et déshonorée. Un Montsalvy ne doit pas naître sur un fumier !... Allez-vous-en, maintenant, Madame, partez vite... Mais jurez-moi de ne jamais révéler à quiconque ce que je vous ai confié pour ma honte !

Catherine saisit la main ridée du vieil homme et la porta à ses lèvres. Elle était moite de larmes, mais, entre les siennes, elle la sentit frémir.

Je le jure ! dit-elle. Nul ne saura jamais ! Merci pour moi, pour Sara et aussi pour mon enfant qui, grâce à vous, naîtra libre. Je n'oublierai pas !

Il l'interrompit d'un geste brusque.

— Si ! justement ! Il faut oublier... nous oublier au plus vite-! Notre maison est désormais maudite et s'en va vers son déclin. Vous, dame Catherine, il vous faut suivre votre chemin qui s'écarte du nôtre à tout jamais. Tâchez d'être heureuse!

Avant qu'elle ait pu répondre, Jean de Craon s'était fondu dans la nuit. Les deux femmes frissonnantes perçurent le bruit léger de ses pas qui s'éloignaient vers la forêt. Auprès d'elles, les chevaux grattaient la terre d'un sabot impatient.

Catherine crispa sa main sur la bague qu'elle avait passée à son index droit comme pour y chercher le courage de franchir le pont gardé. Elle leva la tête vers le ciel où couraient les nuages. Le cri lugubre d'un engoulevent éveilla les échos endormis. Elle fixa son ballot à la selle de Morgane dont elle flatta doucement l'encolure et qui hennit sous sa caresse.

— Là... là... ma belle ! Nous allons partir tout de suite... Reste tranquille !

Pour Sara, le vieux sire avait choisi un cheval paisible et vigoureux, capable de porter aisément le poids déjà respectable de la bohémienne. C'était une brave bête sans malice et douée d'une grande placidité qui répondait au nom sans éclat de Rustaud. La mauvaise jambe du vieux Craon expliquait largement, aux yeux du gardien d'écurie, le choix de cet animal, robuste mais dépourvu du prestige des fougueux destriers.

Non sans peine, Catherine, qui commençait à sentir sa fatigue, parvint à hisser Sara sur Rustaud puis escalada Morgane qui faisait décidément preuve, cette nuit- là, d'une exceptionnelle bonne humeur.

— Ça va ? demanda-t-elle tout bas à Sara.

— Ça va, répondit l'autre, mais j'ai hâte d'être de l'autre côté de l'eau...

Lentement, au pas de leur monture, elles quittèrent l'abri de l'église, descendant vers le fleuve. La nuit tirait à sa fin et, bien que le jour fût encore assez éloigné, bientôt, la cloche de l'église s'ébranlerait pour appeler les fidèles à l'office nocturne qui marque le début du jour des Trépassés. Mais déjà la tourelle de garde du pont était là. Hardiment, Catherine poussa Morgane jusqu'à la chaîne, tendue pour la nuit, et appela :

— Holà ! L'homme de garde !

A l'intérieur, il y eut un grognement de mauvaise humeur. Puis la porte s'ouvrit libérant la lueur d'une grosse chandelle au poing d'un soldat mal réveillé qui considéra Catherine avec des yeux clignotants.

— Ouvre ! ordonna-t-elle. Je dois passer ! Ordre de monseigneur Jean de Craon !

L'air froid, sans doute, avait suffisamment réveillé l'homme pour qu'il examinât Catherine avec plus d'attention.

— Qu'est-ce que monseigneur Jean peut bien envoyer faire à une femme de l'autre côté de ce pont ? Qui êtes-vous ? Et l'autre, là, qui c'est ? Votre suivante ?

— Cela ne te regarde pas, maraud ! Je t'ai dit d'ouvrir, ouvre ! Regarde ceci, puisque tu ne me crois pas, et souviens-toi que chaque minute de retard apportée à mon voyage se traduira sur ton dos en coups d'étrivière.

D'un geste hautain, elle mit sa main droite sous le nez de l'homme afin qu'il pût bien voir le cachet de sardoine. Confus, il recula, enfonça son casque sur sa tête et se hâta d'aller soulever la chaîne.

— Excusez, noble dame, mais vous comprendrez que je suis obligé à quelque méfiance. Mon poste est un poste de confiance et...

— Je sais. Bonne nuit à toi !

Elle passa, Sara sur ses talons. Les planches du pont résonnèrent, sous les petits sabots de Morgane, mais le bras de Loire n'était pas large et, bientôt, ce fut la terre dure d'un chemin qu'ils foulèrent allègrement.

La poitrine de Catherine se dégonfla d'un énorme soupir.

— Plus vite !... Il nous faut aller plus vite, dit-elle en mettant sa jument au trot.

La langue de terre qui s'allongeait entre les deux bras du fleuve fut rapidement franchie et, bientôt, on fut au bac du passeur qui, seul, assurait la liaison avec le port de Montjean, à travers la plus large partie de la Loire. Une cabane en rondins servait d'abri au nautonier, édifiée sur la prairie en haut de la grève. Catherine constata avec plaisir que la grande barque plate était tout justement amarrée de ce côté-là. Entrer dans la cabane, éveiller le bonhomme, fut l'affaire d'un instant.

— Vite ! dit-elle. Il nous faut passer, ma servante, mes chevaux et moi. Je dois voir le sénéchal de Montjean, Martin Berlot, le plus vite possible.

— Mais, Dame... à cette heure, le château est fermé. Vous n'entrerez pas dans Montjean.

Comme il finissait de parler, la cloche de l'église de Champtocé commença de sonner en glas. Les sons lugubres s'égrenèrent sinistrement dans la nuit humide. Un instant plus tard, celle de Montjean, au timbre plus aigre, lui répondit au-delà de l'eau noire. Sur les nerfs trop tendus de Catherine, le tintement funèbre passa comme une râpe. Elle faillit crier.

Cela voulait dire qu'il était près de cinq heures, que, dans le château de Gilles de Rais, on allait bientôt s'éveiller, s'apercevoir de leur fuite. Et tant qu'elles n'auraient pas franchi la Loire, il était encore possible de les reprendre. De ce côté-ci, sur la langue de terre, elles étaient toujours sur les domaines de leur bourreau. L'ombre menaçante du bûcher repassa devant les yeux de Catherine.

— Il est cinq heures, dit-elle. Les gens de Champtocé vont se rendre à l'église comme ceux de Montjean. Tu peux nous passer, bonhomme. Les villes ouvrent plus tôt ce matin. C'est le jour des Morts. Et puis...

Elle fouilla dans sa bourse, en tira une pièce d'or qu'elle fit luire à la lueur fumeuse du quinquet brûlant à l'intérieur de la cabane.

— Tiens, acheva-t-elle en mettant la pièce dans la main calleuse. C'est pour toi. Mais, pour Dieu, fais vite !

Des pièces d'or, le passeur savait bien qu'il en existait, mais il n'en avait jamais vu de près. Pareille aubaine était trop inespérée pour qu'il résistât. Endossant une veste sans manches en peau de mouton, il descendit vers le bac.

— Ils se tiendront tranquilles, vos chevaux ?

— J'en réponds... Va toujours ! répondit Catherine, les yeux sur la tour de guette du château.

Quelques instants plus tard, la grande barque plate quittait le bord, et Catherine, les brides des deux chevaux réunies dans sa main, regardait s'élargir le ruban d'eau sombre entre le bordage et la rive. Le fleuve était gros, mais relativement paisible, et l'homme maniait vigoureusement sa longue perche. Sara, à bout de forces, s'était laissée tomber à terre, les genoux repliés, entre les jambes des chevaux.

Comme on en arrivait à l'heure qui précède le lever du jour, la nuit se chargeait de brouillard et semblait se faire plus opaque encore. Un instant, la jeune femme craignit que le passeur ne dérivât de sa route, mais il avait pour lui la longue habitude et connaissait le fleuve comme sa barque elle-même. Au bout d'un moment qui parut interminable aux deux fugitives, des silhouettes de navires se dégagèrent de l'ombre, des mâts dépouillés aux voiles ferlées, les flèches des huniers noirs et la tour trapue d'une église, les angles durs des toits de Montjean. Un petit château aux tours crénelées gardait le port fluvial. Quelque part, un coq chanta. Puis il y eut le clapotis de l'eau contre un quai de pierre. Un escalier sortit de la nuit auprès d'un gros anneau rouillé.

— Voilà, fit le passeur. Vous êtes arrivées.

Une heure plus tard, dans le logis du sénéchal de Montjean, Catherine et Gauthier tenaient conseil autour d'une table garnie. Sara, épuisée par les privations et l'angoisse des dernières heures, s'était endormie sur un banc devant le feu, d'un sommeil lourd. Parfois, un léger ronflement rappelait sa présence. Pardessus la table chargée de viande froide, de pain et de fromage, Gauthier, une lueur de joie mêlée d'inquiétude dans ses yeux clairs, regardait Catherine. La fatigue s'imprimait durement sur le visage de la jeune femme. De larges cernes bleuâtres marquaient ses yeux, deux plis de lassitude se dessinaient aux coins de sa bouche et son teint pâle avait des reflets de cire sous la lumière des chandelles.

Au-dehors, le jour commençait à poindre. Le ciel, du côté de l'Orient, était d'un gris sale. Debout près de l'unique fenêtre, un pied sur un tabouret, Martin Berlot, le sénéchal, regardait ses hôtes. C'était un homme petit et rond dont l'aspect était celui d'un paysan aisé. On ne pouvait pas lire grand-chose sur sa face placide dont le principal ornement était un nez si bourgeonnant qu'il semblait multiplié par trois. Mais les yeux bruns avaient de la vivacité.

Le sénéchal ne parlait guère. Il préférait écouter et, depuis que Catherine était arrivée, il ne s'était pas mêlé à la conversation. Mais, comme la jeune femme, poussée sans doute par sa fatigue, semblait hésiter sur le parti à prendre, souhaitant visiblement s'accorder un peu de repos, il murmura avec un regard au ciel moins noir :

— Si j'étais vous, noble dame, je partirais d'ici... et sur l'heure. Quand on saura que vous avez passé le pont, et on le saura avant qu'il soit longtemps, on enverra à votre poursuite. Ici... il ne sera guère possible de résister si monseigneur Gilles décide de vous reprendre de force.

— Pourtant, fit Catherine, il n'est pas venu reprendre Gauthier.

— Parce qu'il le croit mort et a toujours ignoré qu'il était ici. Personne ne l'a vu arriver. Mais vous, c'est différent. Le garde du pont parlera. Et, cette fois, messire Jean ne pourra rien pour vous. Il faut fuir, Dame, pendant qu'il en est encore temps ! Ce n'est pas que je vous refuse asile, mais j'ai charge de ce village, de ce château et n'ai point les forces nécessaires pour résister. Il faut que vous soyez loin quand les gens de Rais viendront me demander des comptes. Bien sûr, vous êtes lasses, vous et cette femme. C'est trop visible, mais c'est l'affaire d'un peu plus de deux lieues. En remontant la Loire, vous trouverez Chalonne, qui est terre de Mme la duchesse d'Anjou.

— La duchesse est en Provence et ne peut rien pour moi. En son absence, personne ne m'accueillera en Anjou.

Avec accablement, elle laissa tomber sa tête dans ses mains. Tout à l'heure, dans sa joie de fuir, elle avait oublié les menaçantes paroles de Gilles, mais maintenant elles revenaient, ces paroles, dans toute leur dangereuse signification. Sur les terres du Roi, comme sur celles de Yolande sans doute, elle était maintenant un gibier traqué. Arnaud pourrissait dans les geôles de La Trémoille et le bras du tout-puissant seigneur pouvait l'atteindre, elle, chétive, à chaque pas qu'elle ferait dans ces régions.

— De toute façon, reprit Berlot dont le souffle s'écourtait et qui regardait de plus en plus souvent vers la Loire, à Chalonne, vous vous rendrez auprès du prieur de Saint-Maurille. Il vous accueillera et vous trouverez chez lui le repos d'un moment. Vous devez bien savoir que terre d'église est terre d'asile.

— L'église, marmonna Gauthier entre ses dents... toujours l'église !

Mais Catherine, s'appuyant des deux mains à la table, se levait péniblement. Elle avait bien saisi le début d'affolement dans la voix de Berlot. Le sénéchal avait peur. Il ne pensait qu'à une chose : il fallait que les hôtes indésirables eussent disparu de son horizon quand paraîtraient les hommes de Gilles afin qu'il pût les laisser se livrer à une visite domiciliaire convaincante.

— C'est bon, fit-elle avec un soupir, nous partons. Réveille Sara, ami Gauthier, si toutefois tu y parviens.

Elle fit quelques pas dans la pièce nue, alla, elle aussi, regarder le ciel qui s'éclairait maintenant avec une rapidité inquiétante, puis s'étira pour chasser la lourdeur de ses membres. Cependant, Gauthier, qui ne parvenait pas à éveiller Sara, avait pris le parti de l'enlever purement et simplement et de la jeter sur son épaule. Il tourna vers Berlot son regard froid.

— As-tu un cheval pour moi ?

L'autre fit la grimace.

— Je n'en ai qu'un : le mien. Et je dois le garder... Monseigneur Gilles trouverait étrange...

— 11 y a des moments où je me demande, repartit 'e Normand avec un pli méprisant au coin des lèvres, pourquoi tu ne passes pas la Loire. Dis-moi un peu de qui tu as le plus peur : de Gilles de Rais ou de la dame de Montjean qui déteste son gendre... à moins que ce ne soit de la dame de Craon ?

— Du Diable ! fit Berlot de mauvaise humeur. Mais je lui saurai gré le jour où il t'emportera.

— Amen ! dit Gauthier qui commençait à se trouver des connaissances ecclésiastiques. En route, dame Catherine ! Le cheval de Sara semble assez solide pour nous porter tous les deux. D'ailleurs, dans l'état où elle est, la malheureuse serait bien incapable de se tenir en selle. Il faudrait lui taper la tête contre les murs pour l'éveiller.

Devant la porte du châtel, ils retrouvèrent Morgane et Rustaud que l'on avait nourris et abreuvés. La petite jument hennit de plaisir à revoir sa maîtresse et piaffa, impatiente de galoper. Avec d'infinies précautions, après avoir installé Sara toujours endormie sur Rustaud, Gauthier aida Catherine à se mettre en selle, puis enfourcha à son tour sa monture.

Rustaud se comporta vaillamment et ne broncha pas sous le poids du géant.

— Je crois que ça ira, dit le Normand avec satisfaction.

Il emplit sa vaste poitrine d'une grande goulée d'air puis s'écria joyeusement :

— Par les runes ! Je suis content de quitter ce maudit pays. Où que nous allions, dame Catherine, nous n'y serons pas en plus mauvaise compagnie. En avant !

Un cri d'angoisse poussé par Berlot lui répondit :

— Les hommes de Rais ! Les voilà ! Partez... mais partez donc !

En effet, le bac du passeur, chargé de soldats, dérivait au plein du courant. Une dizaine de cavaliers, qui avaient choisi de franchir le fleuve à la nage, les entouraient et Catherine, mordue par une terreur folle, reconnut les huques violettes du sire de Rais à leur tête... S'ils les avaient vus, ils étaient perdus, mais le sénéchal, vert de peur, hoquetait :

— Faites le tour par cette ruelle. Ils ne vous verront pas et vous gagnerez la campagne sans être aperçus. J'essayerai de les retenir autant que je pourrai.

— Si tu n'avais pas tellement peur pour ta peau, goguenarda Gauthier, je dirais que tu es un brave homme ! Adieu, Martin. On se reverra peut-être un jour.

Mais déjà Catherine avait talonné Morgane et s'engouffrait dans la ruelle en pente. Au risque de se rompre le cou, elle prit le galop aussitôt. Les sabots de Morgane claquaient joyeusement sur la terre battue du chemin et, derrière elle, la jeune femme pouvait entendre le galop pesant de Rustaud. Bientôt, ils furent dans un petit bois, hors de vue de Montjean.

Le chemin s'écartait du bord de Loire et plongeait à travers les branches dépouillées pour devenir une invraisemblable fondrière boueuse. Gauthier rejoignit Catherine et se mit à sa hauteur.

Je pensais, fit-il sans cesser de galoper. Si nous retournions à Orléans ? Maître Jacques Boucher, bien certainement, vous accueillerait. Vous avez là des amis solides.

— En effet, dit Catherine, mais le trésorier Jacques Boucher est, avant tout, un solide, un fidèle sujet du roi Charles.

C'est un homme rigide et droit comme une lame d'épée. Il ne résisterait pas, quelque amitié qu'il ait pour moi, à un ordre de son souverain. Or, si j'ai bien compris et même si Jacques Boucher l'ignore, le Roi, c'est La Trémoille.

— Où aller alors ? J'espère que vous ne songez pas à vous précipiter tête première, et dans l'état où vous êtes, à Sully-sur-Loire ? Vous devez vivre, Madame, si vous voulez venir à bout de vos ennemis.

— Il m'importe peu de les vaincre ou non, répondit Catherine, les lèvres serrées. Mais il y a Arnaud... il y a mon enfant. Je pourrais retourner en Bourgogne où j'ai des amis, où je trouverais une sûreté relative, mais ce serait me séparer d'Arnaud. Il faut que je reste sur les terres du roi Charles au risque de tomber aux mains de son favori. Il faut que quelqu'un nous accueille, nous cache et me permette d'atteindre d'une façon ou d'une autre ceux qui pourront efficacement nous aider : les compagnons d'armes de messire de Montsalvy, les capitaines du Roi qui, tous, haïssent La Trémoille.

— Et ce refuge, vous savez où le trouver ?

Catherine ferma les yeux un instant comme pour rappeler un visage du fond de sa mémoire.

— Si je sais juger un homme à son poids réel, je crois que oui. Si je me suis trompée, alors il n'y aura plus ni recours ni salut pour moi. Mais je ne me trompe certainement pas.

— Ainsi nous allons ?

— À Bourges. Chez maître Jacques Cœur.

Les cavaliers sortaient du bois. Une étendue plate et herbeuse, à la gauche lointaine de laquelle luisait le fleuve, s'allongeait devant eux sous le gris monotone du ciel. Catherine et Gauthier s'y lancèrent éperdument.

Dans le fond de sa pensée, Catherine s'était parfois demandé si sa situation personnelle était aussi mauvaise que Gilles de Rais avait bien voulu le lui dire et si l'étrange seigneur n'avait pas intentionnellement noirci le tableau afin de mieux la tenir à sa merci. Mais ce n'était là qu'un faible espoir. Les paroles de Gilles rendaient ce son inimitable que possède la seule vérité. Elle en eut d'ailleurs assez promptement l'inquiétante confirmation.

Pour se mettre à l'abri des surprises, elle avait décidé, de concert avec Gauthier, que l'on voyagerait la nuit, malgré les dangers de mauvaises rencontres que cela pouvait comporter, et que l'on se tiendrait cachés le jour. Il y avait à cette décision plusieurs raisons dont la première était une plus grande sécurité vis-à-vis des gens du Roi, la seconde, le fait que les nuits en ce triste mois de novembre étaient infiniment plus longues que les jours, et la troisième que le chemin vers Bourges ne présentait aucune difficulté à suivre, même la nuit. Il suffisait de remonter la Loire, puis le cours du Cher qui amènerait les voyageurs non loin de leur destination dernière. On passa donc le jour des Morts à Chalonne, où le Prieur accueillit chrétiennement ces étrangers qui demandaient asile, mais on quitta l'abri de Saint-Maurille à la nuit close.

Jusqu'au lever du jour, on fit près de vingt lieues, ce qui représentait pour Rustaud, doublement chargé, une sorte de record. Mais, quand le paysage se dégagea des brumes matinales, il révéla les clochers, les tours, les lanternes ajourées, les rudes murailles et les immenses toits d'une énorme abbaye plantée au confluent de la Loire et de la Vienne.

L'ensemble était si imposant que Catherine hésita à s'avancer et, comme un paysan, sa houe sur l'épaule, débouchait d'un layon, elle le héla :

— Brave homme, cette abbaye est grande et belle, il me semble. Quel est son nom ?

— Dame, fit le bonhomme en tirant son bonnet, c'est la royale abbaye de Fontevrault dont Madame l'abbesse est cousine du roi Charles que Dieu nous veuille garder.

— Merci, murmura la jeune femme tandis que le paysan remettait son couvre-chef et s'éloignait.

Le coup d'œil qu'elle échangea avec Gauthier en disait long et traduisait leur pensée commune. Certes, une abbaye est lieu d'asile, maison de Dieu, mais pouvait-elle s'aventurer sans crainte dans cette pieuse forteresse renommée pour servir de refuge... obligatoire souvent, aux reines répudiées, aux filles de grandes familles indésirables, aux princesses montées en graine et dont l'abbesse était toujours choisie dans les maisons, sinon royales, du moins princières ? Cinq communautés dépendaient de la crosse hautaine de l'abbesse de Fontevrault, plus un hôpital et une léproserie et, chose étrange, sur ces communautés, trois étaient masculines. Les luttes intestines de Fontevrault étaient célèbres et Catherine songea qu'il eût été téméraire de mettre le pied dans cet admirable et noble guêpier.

— Je pense, conclut-elle enfin, qu'il nous faut chercher quelque hutte de charbonnier pour y passer le jour.

La chose se trouva sans peine. On passa là une journée paisible grâce à Gauthier qui réussit à capturer un lièvre et le fit rôtir sur un feu de branches mortes pour la plus grande satisfaction de ses compagnes. Dans la forêt, le Normand était chez lui et n'était jamais en peine pour se sortir d'affaire. La nourriture des bêtes était assurée par un sac de fourrage que l'on devait à la munificence de Martin Berlot et que Morgane, non sans dédain, acceptait, bon gré mal gré, de porter en surplus de Catherine. Quand l'ombre s'étendit sur la profonde forêt, on regagna le bord du fleuve en contournant à distance respectueuse les bâtiments de l'abbaye. Mais, cette fois, la nuit ne se passa pas sans incident. D'abord, les voyageurs se trompèrent de rivière et suivirent le cours de l'Indre au lieu de celui du Cher. Mais on parvenait juste à retrouver le bon chemin quand Rustaud, qui arrivait à bout de souffle, se mit à boiter.

— Il faudra nous arrêter à la première maison pieuse rencontrée, fit Catherine inquiète. Cette bête a besoin de soins.

Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Ils n'avaient rien trouvé quand, le jour levé depuis un bon moment, ils arrivèrent en vue d'un gros village. La faim commençait à se faire sentir et il fallait trouver à manger pour les humains comme pour les bêtes.

— Nous sommes loin de Champtocé, dit Gauthier. Peut-être pouvons-nous courir le risque d'entrer dans ce bourg et de chercher quelque nourriture ?

— Essayons, répondit Catherine qui souffrait de crampes douloureuses et de pénibles brûlures d'estomac. Son état la sensibilisait de façon inquiétante et elle éprouvait un besoin impérieux de repos et de calme. En elle, l'enfant s'agitait d'une façon désordonnée qui l'effrayait.

Mais, comme les chevaux allaient franchir les premières maisons du village, un appel de trompe vint crisper les nerfs tendus de la jeune femme. Gauthier, qui allait en tête, s'arrêta, se tourna sur sa selle, écartant légèrement Sara qui voyageait les bras passés autour de lui.

— Dame Catherine, dit-il, tout le village est sur la place que l'on voit au bout de ce chemin. Ils écoutent un héraut en cotte bleu et or qui déroule un parchemin.

En effet, la voix forte d'un homme parvenait à Catherine, claire dans le silence glacial du matin, nette et menaçante à la fois.

Bonnes gens ! criait le héraut. Par ordre de notre sire le roi Charles Septième du nom, que Dieu aide, on vous fait savoir que deux criminelles en fuite parcourent actuellement votre région. L'une, Catherine de Brazey, est accusée d'intelligence avec l'ennemi ainsi que du crime affreux d'avoir détourné de ses devoirs pour le conduire chez l'Anglais l'un des capitaines du Roi, l'autre est une sorcière de Bohême nommée Sara, condamnée au bûcher pour ses charmes et maléfices.

Toutes deux sont échappées des geôles de monseigneur Gilles de Rais, maréchal de France. L'une des femmes est blonde et grosse de plusieurs mois. L'autre, très brune. Elles ont, en outre, volé les chevaux sur lesquels elles ont pris la fuite : un percheron de poil roux et une haquenée blanche. Vingt pièces d'or seront comptées à quiconque donnera une piste sérieuse. Une récompense de cent pièces d'or sera comptée soit par monseigneur de Rais à Champtocé, soit par monseigneur de La Trémoille à Loches à quiconque livrera vivantes ces deux femmes. Il y va de la corde pour quiconque les aidera ou leur donnera asile.

Rigide sur sa selle, comme frappée par la foudre, Catherine entendait encore la voix rude de l'homme alors même qu'elle s'était tue. Elle pouvait l'apercevoir au bout de l'enfilade basse des chaumières, roulant d'un geste las son parchemin et le remettant sous son tabard fleurdelysé. Il fit tourner son cheval et se dirigea vers l'autre extrémité du village. Les paysans allaient se débander quand Gauthier, prompt comme l'éclair, arracha la bride des mains de Catherine et l'entraîna à vive allure vers le bois de chênes aux épais fourrés d'où ils venaient de sortir. Inerte, les yeux pleins de larmes, envahie d'un affreux découragement, elle se laissa emmener. Criminelle ! Elle était maintenant une criminelle recherchée, un gibier à la portée du premier braconnier venu. Qui donc résisterait, pour l'amour d'elle et de l'humanité, à cet appât de l'or si rare dans ces années de misère ?

Quand on fut sous le couvert des arbres, avec une bonne épaisseur de bois entre lui et le village, Gauthier s'arrêta, sauta à terre et tendit les bras à Catherine pour qu'elle s'y laissât glisser. Il dut presque l'arracher à sa selle car elle sanglotait comme une petite fille, à bout de nerfs, à bout de courage, à bout de fatigue.

— Tue-moi, Gauthier, hoquetait-elle nerveusement, tue-moi ! Ce sera tellement plus simple, tellement plus rapide...

Tu as entendu ? Par tout le royaume, on va me chercher, comme une criminelle...

— Et alors ? Qu'est-ce que cela prouve ? grogna le Normand en la berçant comme une enfant contre sa large poitrine.

Que votre Gilles de Rais a réussi à prévenir son « beau cousin » La Trémoille et qu'ils vous donnent la chasse ? Mais vous le saviez déjà ! Allons, dame Catherine, vous n'en pouvez plus et le discours de ce bavard a été la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il faut vous reposer un moment d'abord, réfléchir ensuite. Pensez-vous que cette proclamation puisse empêcher celui chez qui nous allions de vous venir en aide ?

Elle leva sur le menton mal rasé du géant un regard noyé de pleurs.

— Je... je ne sais pas ! Je ne crois pas, mais....

— Pas de mais ! Donc, nous allons toujours à Bourges. Le tout est d'y arriver. Il y a une chose à laquelle vous ne pensez pas.

— Laquelle ?

— C'est que ce maudit parchemin signale deux femmes. Et non pas trois personnes. De moi, il n'est pas question. J'ai donc mes coudées franches et c'est déjà beaucoup. D'autre part, il y a certaines modifications que l'on peut apporter.

Remettant Catherine à Sara qui avait déjà disposé les manteaux sous le tronc penché d'un gros chêne, le Normand tira son poignard et s'approcha de Morgane avec un soupir énorme.

— Pour Dieu, que vas-tu faire ? cria Catherine brusquement ranimée.

— La tuer, bien sûr, répliqua Gauthier sombrement. Ça me fait peine, mais cette jolie petite jument proclame qui vous êtes mieux qu'une bannière...

Avec une vivacité dont elle se serait crue incapable l'instant précédent, Catherine bondit et se pendit au bras noueux du Normand.

— Je ne veux pas ! Je te l'interdis... Tuer cette bête nous apporterait le malheur, j'en suis certaine. J'aime mieux être prise par elle que sauvée par sa mort.

Morgane, de son côté, avait regardé Gauthier d'un air mi-inquiet mi-furieux. Elle opta finalement pour la colère et se mit à encenser dangereusement, mais, déjà, Catherine avait saisi sa bride et lui parlait doucement.

— Calme-toi, ce n'est rien... Tu n'as rien à craindre de nous, ma belle ! Allons, sois sage...

Peu à peu, la petite jument se calmait. Elle finit par se tenir tranquille, appliquant en manière de pardon un large coup de langue sur le front de Catherine. Gauthier regardait la scène d'un air mécontent.

— Vous n'êtes pas raisonnable, dame Catherine.

— Peut-être, mais elle m'aime. Je ne veux pas qu'on tue une bête qui m'aime. Il faut comprendre... cria-t-elle prête à pleurer encore.

— C'est bon. Dans ce cas, restez ici. Nous sommes assez loin du village. Personne, je pense, ne viendra vous y chercher. Moi, pendant ce temps, je vais voir ce que je peux faire.

— Tu nous laisses ? s'écria la jeune femme tout de suite alarmée.

— Vous avez faim, non ? Et puis, il faut que je trouve moyen de changer votre aspect suffisamment pour que vous ne risquiez rien jusqu'à Bourges. Vous allez dormir en m'attendant. Quant à vous, dame Sara, comment vous sentez-vous ?

— Comment voulez-vous que je me sente ? bougonna la bohémienne. Très bien, naturellement, tant qu'on ne parle pas de me faire rôtir.

— Alors prenez ça ! Et n'hésitez pas à vous en servir au cas où un curieux s'approcherait de trop près.

« Ça », c'était le large couteau qui ne quittait pas la ceinture du géant. Sara prit l'arme sans montrer le moindre émoi et la glissa à sa propre ceinture aussi calmement que s'il se fût agi d'une fleur fraîchement coupée.

— Comptez sur moi ! affirma-t-elle. Personne n'approchera.

Catherine s'endormit d'un sommeil de bête harassée. Quand elle s'éveilla, la lumière avait baissé considérablement et Gauthier, penché sur elle, la secouait doucement.

— Hé... dame Catherine... Éveillez-vous ! Il est temps !

Un peu plus loin, Sara, assise sur un tas de feuilles, tournait gravement une broche improvisée sur laquelle rôtissait une volaille. Cette vue, jointe au bon repos que lui avait procuré son sommeil, rendit à Catherine son courage. Sara auprès d'un feu, faisant cuire quelque chose, c'était l'un de ses plus vieux souvenirs d'enfance et cela évoquait les temps paisibles en même temps que les mystérieuses racines d'une immuable affection. Elle se releva prestement, sourit à Gauthier.

— Cela va mieux ! dit-elle.

— J'en suis heureux. Mettez cela, maintenant. Ensuite, nous mangerons.

Il offrait quelque chose de sombre et de lourd. En tendant la main, Catherine toucha une étoffe grossière qu'elle déploya sans comprendre.

— Qu'est-ce que c'est ?

Gauthier eut un sourire féroce qui fit étinceler ses dents blanches et briller ses yeux.

— Un froc de moine. J'en ai un autre pour Sara. Une chance que j'aie rencontré ces deux frères mendiants avant qu'ils entrent au village !

Catherine se sentit pâlir. Elle se souvint avec terreur de l'étrange religion de son compagnon. Gauthier était païen. Pour lui, ni Dieu ni ses serviteurs ne représentaient quoi que ce soit. Une pensée terrible la traversa et elle laissa tomber la robe. Le Normand se mit à rire, ramassa l'objet et de nouveau le lui tendit.

— Non, je ne les ai pas tués, rassurez-vous ! Seulement un tout petit peu assommés et abandonnés dans un coin tranquille. Ils n'auront sûrement qu'une hâte, celle de rentrer à leur couvent, et ne se présenteront en aucun cas au village.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que je ne leur ai rien laissé sur le dos. Ils sont aussi nus qu'un poisson au sortir de la rivière, acheva Gauthier avec tant de sérieux que Catherine ne put s'empêcher de rire.

Sans plus discuter, elle enfila la longue et épaisse robe brune, serra la corde autour de sa taille. Le Normand la regardait faire d'un air approbateur.

— Vous avez l'air ainsi d'un moinillon rondouillard ! commenta-t-il avant de s'éloigner vers les chevaux.

Tandis que Sara et Catherine se restauraient en dévorant la poule qu'il avait dû voler dans quelque ferme, il se livra sur Morgane indignée à une opération qui était tout juste le contraire d'une toilette. Il enduisit soigneusement de la boue grasse d'un ruisseau qui coulait tout auprès une bonne partie du corps de l'animal qui, d'ailleurs, avait quelque peu perdu de sa blancheur initiale grâce à la poussière et aux éclaboussures fangeuses des chemins. Figée d'horreur devant une telle injure, la petite jument le laissait faire. Elle se trouva bientôt transformée en un curieux animal sans couleur définie, tirant à la fois sur le jaune et sur le gris sale.

Espérons qu'il ne pleuvra pas trop et que ça tiendra jusqu'au bout, dit le Normand en se reculant pour mieux juger de l'effet produit à la manière d'un peintre qui contemple son œuvre. Catherine, amusée, pensa que son prestigieux ami Van Eyck faisait exactement cette figure quand il regardait, tête penchée, yeux clignés et tous les traits contractés, l'une de ces merveilleuses Vierges pour lesquelles, si souvent, elle avait servi de modèle.

Ceci fait, Gauthier dévora le reste du poulet, but un coup d'eau claire et empoigna Catherine pour la remettre en selle.

— Allons, mon révérend Père, reprenons notre chemin ! dit-il gaiement. Le Diable lui-même ne pourrait pas vous reconnaître ainsi attifée ! Et quand je dis le Diable, je pense messire Gilles de Rais, le seigneur à la Barbe Bleue !

Le soir tombait. Les notes grêles de l'angélus leur parvinrent, portées sur la cime des arbres. Le poids de terreur qui avait écrasé le cœur et le souffle de Catherine s'envolait progressivement. La robe du moine sentait terriblement la sueur et la crasse, mais elle était chaude et tellement épaisse qu'il fallait sans doute une pluie torrentielle pour parvenir à la transpercer. Catherine put d'ailleurs s'en convaincre car, au moment où les trois voyageurs sortaient des fourrés, quelques gouttes se mirent à tomber du ciel noir. Elle baissa le capuchon. Il engloutissait facilement sa tête et son visage jusqu'au menton, puis elle retroussa les manches trop longues qui la gênaient. Elle se sentait là- dedans comme l'escargot dans sa coquille, protégée sinon invisible.

— Seigneur ! marmotta-t-elle tout bas, pardonnez à Gauthier l'affreux sacrilège qu'il a commis en s'emparant des robes de vos saints moines. Considérez seulement qu'il a voulu sauver nos vies menacées et... et faites que vos serviteurs ne prennent pas froid dans la campagne avec cette pluie qui vient.

Après quoi, l'âme en paix, elle mit Morgane au trot et rattrapa Gauthier qui avait déjà pris de l'avance.

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