Ben Bova Colonie (Tome II)

LIVRE III (suite) JUIN 2008

23

FLASH FLASH FLASH

Buenos Aires : Le gouvernement argentin a annoncé dans le courant de l’après-midi que tous les passagers de la navette spatiale détournés vont être incessamment libérés et rapatriés.

Le chef du commando, une femme que l’on ne connaît que sous son romantique nom de guerre, Shéhérazade, placée en résidence surveillée avec ses complices, a réussi à s’évader. On avait antérieurement indiqué au siège du Gouvernement mondial, à Messine, qu’elle avait été tuée lors du détournement.

La décision des autorités argentines d’accorder le droit d’asile aux autres pirates de l’espace agissant pour des mobiles d’ordre politique a été accueillie avec la plus vive réprobation par les dirigeants mondiaux…

Dépêche International News,

6 août 2008.


T. Hunier Garrison étira ses membres noueux et s’enfonça jusqu’au cou dans l’eau brûlante. Son crâne chauve se couvrit de transpiration et voyant la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux, l’une des deux petites Orientales qui partageaient avec lui l’hospitalité de la baignoire démesurée lui essuya les sourcils d’un doigt attentif avec un sourire qu’il lui rendit. Sa compagne, debout dans l’eau, prit des huiles aromatiques et des parfums sur l’étagère.

Des tourbillons de vapeur s’élevèrent à l’entrée d’Arlène qui attira à elle un banc de bois et s’assit au bord de la baignoire encastrée dans le sol.

— Ma robe va être toute fripée, dit-elle en tirant sur sa jupe qui dissimulait à peine ses cuisses bronzées.

— Eh bien, tu n’as qu’à l’ôter et nous rejoindre, répliqua Garrison. Il y a largement la place.

— Je n’ai malheureusement pas le temps.

— Comment trouves-tu mes pêcheuses de perles ? C’est Hashimoto qui m’en a fait cadeau tellement il était heureux d’avoir été libéré après le détournement.

Arlène jeta un coup d’œil aux deux filles.

— Elles sont ravissantes.

— Elles peuvent rester cinq minutes d’affilée sans respirer. C’est sous l’eau qu’elles font leurs meilleures prestations.

— Eh bien !

— Tu n’as jamais essayé de souffler dans la trompette sous l’eau ?

Arlène repoussa en arrière ses cheveux flamboyants.

— C’est leur spécialité ?

— Entre autres choses, répondit Garrison avec un sourire libidineux.

— Dites, j’ai parlé avec Steinmetz à Rio…

— Où est ce garçon ?

— Il a disparu sans laisser de trace.

— Mais, sacré bon Dieu, il ne s’est quand même pas volatilisé ! s’exclama-t-il sur un ton si violent que les petites Japonaises sursautèrent et eurent un mouvement de recul. Voyons, reprit-il, il n’a pas pu aller très loin sur un scooter.

— Le pays est vaste.

— Foutaises !

— Et il est avec cette fille du F.R.P., celle qui se fait appeler Shéhérazade. On ne sait d’ailleurs pas trop, semble-t-il, s’il l’a prise en otage ou si c’est le contraire. Apparemment, c’est lui qui a ouvert le feu.

— Je me fous éperdument de savoir qui a fait quoi et à qui. Je veux ce type. Il m’appartient, que diable, et je tiens à le récupérer. Cobb le réclame à cor et à cri. Il a besoin de lui sur Île Un.

Arlène hocha la tête et ses mèches détrempées par la vapeur lui retombèrent dans les yeux.

— Si elle l’aide… ou s’il l’a prise en otage… elle connaît toutes les caches des guérilleros, tous les terroristes d’ici à…

Garrison réfléchit un instant.

— Dans ce cas, je veux aussi la fille.

— Ce ne sera pas facile.

— Tu vas dire à Steinmetz qu’il est viré. Que son lieutenant à Rio prenne sa place. Convoque-le, le Steinmetz, je vais faire un exemple. Et que tous nos correspondants en Amérique Latine se mettent à la recherche du garçon et de la fille. Je les veux tous les deux.

— Autant chercher deux fourmis dans la jungle, objecta Arlène.

— Tu as envie que je te fasse subir le même traitement qu’à Steinmetz ?

— Oh non !

— Alors, fais ce que je te dis.

Elle se leva et Garrison dut rejeter la tête en arrière pour voir ses jambes qui n’en finissaient pas, son corps aux rotondités généreuses, sa figure cramoisie.

— Où vas-tu ?

— Passer les coups de fil que vous voulez que je passe.

— Il y a un appareil là-bas, fit Garrison en désignant quelque chose du doigt au milieu de la buée qui remplissait la pièce. Pas la peine de te déranger. Et déshabille-toi pendant que tu téléphones, enchaîna-t-il avec un nouveau sourire. Quand tu auras fini, j’aimerais que tu viennes nous rejoindre dans la baignoire pour que tu puisses voir combien de temps ces petites sont capables de retenir leur respiration sous l’eau.

Arlène le dévisagea et l’ombre d’une désapprobation lui pinça imperceptiblement les lèvres.

— Et ne fais pas ta mijaurée. Laisse ces petites te travailler au corps et je te montrerai ce que Hashimoto m’a envoyé d’autre. Il s’est aussi souvenu de toi.

— Vraiment ?

Garrison acquiesça. Les deux « pêcheuses de perles » sourirent et dodelinèrent du menton. Elles disparaissaient jusqu’à la taille dans l’eau parfumée et fumante. Elles avaient pour instruction de faire tout ce qu’on leur dirait de faire et de ne pas prononcer un seul mot dans aucune langue à moins qu’on ne leur donne l’ordre de parler.

Un léger sourire retroussa les lèvres d’Arlène.

— Vous êtes un vieux cochon, vous savez ?

— Le fait est, reconnut Garrison avec bonne humeur. Mais, à mon âge, le voyeurisme est à peu près le seul plaisir qui me reste. D’ailleurs, tu es une exhibitionniste. Tu aimes ça. Avoue, insista-t-il avec un soupçon de dureté dans sa voix rocailleuse. Tu aimes te montrer, hein ? Ce n’est pas vrai ? ajouta-t-il comme Arlène s’obstinait dans son mutisme.

— Bien sûr que si, mon chou, répondit-elle enfin tout en déboutonnant son corsage. J’adore.

Bien qu’ils appartinssent tous les deux à la même espèce biologique, Kowié Bowéto et Chiu Chan Liu n’auraient pas pu être plus différents qu’ils ne l’étaient.

Le premier était un colosse dont le front large et bombé dominait deux yeux minuscules et méfiants, toujours en alerte. Au naturel, son expression était renfrognée. C’était un homme qui, d’instinct, attaquait les problèmes bille en tête.

En d’autres temps, Liu, quant à lui, aurait été un philosophe, un sage, un mandarin. Frêle et menu, c’était un taciturne. On aurait presque dit un ascète.

Ils étaient dans l’appartement de fonction qu’occupait le Chinois au siège du Gouvernement mondial à Messine. La peinture sur soie qui ornait l’un des murs et le vase précieux qui trônait dans un coin étaient les seuls éléments exotiques de la pièce par ailleurs décorée de chromes, de plastique et de verre conformément au style occidental contemporain comme tous les autres logements des fonctionnaires du G.M.

— Mais il se remet de son attaque, était en train de dire Bowéto, affalé dans un fauteuil résille en plastique, une chope de bière brune posée sur la table basse devant lui.

Liu était assis sur une chaise droite garnie de peluche, un verre de la taille d’un dé à coudre rempli de vin d’abricot à portée de la main.

— Il a plus de quatre-vingts ans, murmura-t-il. Il n’en a plus pour bien longtemps.

Bowéto haussa les épaules.

— Eh bien, l’Assemblée élira un nouveau directeur.

Liu inclina à peine la tête d’un centimètre.

— Avez-vous réfléchi aux noms des éventuels candidats ?

Les yeux de l’Africain se rétrécirent.

— Un peu.

— Il serait peut-être… utile que nous passions en revue les possibilités pour nous entendre sur une seule et même personne, reprit doucement Liu. Si nous arrivions à un accord, vous et moi, nous parviendrions certainement à convaincre le gros de la délégation africaine et de la délégation asiatique de voter pour elle et elle serait selon toute probabilité notre prochain directeur.

Bowéto, l’air songeur, avala une gorgée de bière.

— Quels sont, selon vous, les candidatures les plus vraisemblables ?

Liu se permit un imperceptible sourire.

— Je crois que ni Williams ni Malékoff n’ont de chances. L’Assemblée redouterait que se rouvrent les vieilles plaies de la Guerre froide si elle élisait un Américain ou un Russe.

— Peut-être. Et al-Hachémi ?

— Je ne pense pas que le directoriat l’intéresse mais je peux me tromper. S’il se présentait aux suffrages de l’Assemblée, ce ne serait, à mon sens, qu’une simple manœuvre destinée à obtenir des concessions en échange du soutien qu’il apporterait à un autre candidat.

— Andersen ?

— Andersen est un administrateur compétent. Le bloc européen votera pour lui et les Américains aussi, si Williams n’est pas partant. Il est respecté, aimé même, par beaucoup de nos collègues.

— Mais vous ne souhaitez pas le voir occuper ce poste.

Ce n’était pas une question mais l’énoncé d’un fait.

— J’ai un autre candidat en tête.

— Qui ?

— Vous, bien sûr.

Les yeux de Bowéto se mirent à scintiller. Avec quelle facilité son visage trahit ses sentiments ! se dit Liu.

— Accepteriez-vous d’assumer cette responsabilité ?

— Le bloc asiatique voterait-il pour moi ? contra Bowéto.

— Je ferais de mon mieux pour qu’il en aille ainsi.

L’Africain porta à nouveau la chope à ses lèvres.

— Il faut que je réfléchisse, évidemment. C’est une éventualité à laquelle je n’avais jamais pensé.

Mais son visage hurlait : Oui, oui, oui !

— Mais tout cela, c’est pour l’avenir, reprit-il en reposant la chope presque vide sur la table. Qu’allons-nous faire en ce qui concerne les problèmes de l’heure auxquels nous sommes confrontés ? El Libertador…

— Al-Hachémi a négocié avec lui la libération des otages de la navette. Il suit l’affaire.

— Mais El Libertador était derrière l’insurrection sud-africaine. Et la fille du F.R.P. qui dirigeait le coup de main a pris la fuite. Il l’a sûrment aidée à s’évader. Et il accorde l’asile politique à ses complices !

— Ce n’est pas d’une importance majeure. Ce sont d’insignifiants rebelles qui ne comptent guère. Il faut impérativement que nous agissions sans ménager nos efforts pour que le directoriat passe des mains impotentes et séniles de De Paolo à celles d’un leader vigoureux et capable. Alors seulement nous pourrons nous occuper comme il convient des rebelles et des révolutionnaires.

Bowéto se renfrogna, puis il sourit.

— Je suppose que vous avez raison, dit-il.

Ils avançaient obstinément à travers la tempête et la pluie froide sur une route étroite, pleine de creux et de bosses, trempés jusqu’aux os. Le tonnerre les assourdissait et les éclairs qui fusaient comme des langues de serpents illuminaient fugitivement le paysage de leur aveuglante clarté bleue avant de s’évanouir dans les ténèbres.

David sentait Bahjat frissonner. Au bout de quelques kilomètres, il lui dit de s’arrêter sur le bas-côté. La pluie était si violente que l’on ne voyait quasiment rien au-delà du cercle de lumière que projetait le phare du cyclo.

— Il faut trouver un endroit pour nous mettre à l’abri, cria-t-il pour dominer le fracas du tonnerre.

Les cheveux de la jeune fille se plaquaient sur ses joues. Des gouttes ruisselaient de son nez et de son menton. Ses vêtements qui lui collaient au corps épousaient ses formes, dessinant son nombril, le bout de ses seins, ses côtes.

— Il n’y a rien par ici, lui répondit-elle. Et il ne faut pas s’arrêter. Ils nous rattraperaient.

— Pas par une tempête pareille.

— On ne peut pas s’arrêter, répéta-t-elle.

— Alors, laissez-moi au moins conduire.

David prit le guidon et Bahjat monta à son tour en croupe. Elle grelottait et claquait des dents. Penché en avant, David s’efforçait de distinguer la route derrière les nappes de pluie semblables à un mur.

C’était terrifiant et, en même temps, exaltant. Il avait lu des livres qui parlaient des tempêtes, il avait vu des enregistrements d’ouragans et de tornades. Mais, cette fois, c’était bien réel. La pluie glacée qui le cinglait l’obligeait à plisser les paupières qui n’étaient plus que deux fentes étroites. Le tonnerre était partout, effrayant, faisant trembler le sol. Les éclairs qui déchiraient l’obscurité lui lancinaient les nerfs.

Pas étonnant si nos ancêtres rendaient un culte aux éclairs et au tonnerre. Ils nous réduisent à l’insignifiance. Je suis une fourmi, une bactérie, une molécule en débandade. Leur puissance épouvante et incite à les adorer. Leur puissance et leur beauté. Ce sont des dieux, des divinités visibles infiniment plus grandes et plus puissantes que nous.

Puis son pragmatisme reprit le dessus et David s’inquiéta : dans l’immensité de cette pampa nue comme la main, sans un seul arbre, n’attireraient-ils pas la foudre ? Nous devrions faire halte et nous allonger au bord de la route le plus loin possible de cette bécane toute en métal.

Mais il continua de rouler tandis que Bahjat, secouée de frissons, se cramponnait à lui.

Enfin, la pluie cessa. Les nuages se dispersèrent, laissant apparaître un ciel d’une limpidité de cristal constellé d’étoiles. Comme la batterie ne pourrait pas tenir toute la nuit sans être rechargée, David commença à scruter l’étendue dans l’espoir de découvrir une bourgade, un hameau, une maison isolée, mais en vain. D’un horizon à l’autre, rien que les ténèbres.

L’aube était proche quand ils aperçurent finalement une bicoque perchée sur une hauteur à l’écart de la route. David braqua son guidon et se dirigea vers elle. La machine cahotait dans l’herbe. Ce fut le moment que la batterie choisit pour rendre l’âme et force lui fut de faire la dernière partie du voyage en pédalant — les dents serrées et les mollets douloureux.

— Mettez… la bécane à l’intérieur. Il ne faut pas… qu’on la voie… du haut des airs.

Une terrible lassitude perçait dans la voix de Bahjat et, dans la grisaille du jour qui pointait, son visage terreux trahissait son épuisement.

C’était une vieille cabane utilisée comme refuge par les vaqueros à une époque où il n’y avait ni hélicoptères ni électrocyclos. Apparemment, elle servait parfois aux campeurs de hasard car elle tenait encore debout et les murs de bois de l’unique pièce, s’ils avaient besoin d’être repeints, étaient étanches. Il y avait quatre couchettes et même quelques boîtes de conserve sur la planchette au-dessus de l’évier. La baraque avait été construite au-dessus d’un puits à en juger par l’antique pompe à main qui flanquait celle-ci.

Bahjat était agitée de tremblements incoercibles et dès qu’elle se fut allongée sur l’une des couchettes, elle se mit à tousser.

— Vous avez attrapé un rhume, dit David en tâtant son front brûlant. Peut-être même pire.

— Et vous ? s’enquit-elle entre deux quintes.

— Moi, ça va.

— On ne peut pas rester ici longtemps.

— Vous ne pouvez pas non plus voyager si vous êtes malade.

— Si… je pourrai.

David alla passer les boîtes de conserve en revue. Presque toutes étaient autochauffantes. Il ouvrit le couvercle de deux boîtes de potage et d’une de ragoût de viande dont le contenu se mit immédiatement à grésiller et, s’asseyant sur le bord de la couchette, il aida Bahjat à boire un peu de bouillon. À même la boîte car il n’y avait ni assiettes, ni couverts, ni bols.

Et pas davantage de médicaments.

— La route…, balbutia-t-elle. On pourrait faire de l’auto-stop… Il doit sûrement passer des camions…

— Qui ont des talkies-walkies et notre signalement détaillé aimablement fourni par la police, l’armée ou que sais-je encore !

Quand Bahjat eut avalé quelques bouchées de ragoût, sa toux s’apaisa. David finit ce qui restait sans tenir compte des faibles protestations de la jeune fille : elle redoutait de le contaminer s’il mangeait dans le même récipient qu’elle. Lorsqu’il eut bu le potage, il remplit deux boîtes d’eau fraîche et claire à la pompe et les posa à côté de Bahjat.

— Maintenant, dormez un peu. C’est ce que je vais faire moi-même.

— J’ai froid.

David eut beau fouiller soigneusement la cabane, il ne trouva pas de couvertures, pas même de draps. Le soleil qui entrait par la fenêtre était chaud mais il n’allait pas jusqu’à la couchette encastrée dans le mur et, par conséquent, inamovible. En désespoir de cause, il déshabilla Bahjat, étendit ses vêtements mouillés par terre au milieu de la flaque de soleil et revint vers elle.

On dirait un bébé moineau, fragile et ravissant, songea-t-il en regardant son corps nu. Il s’allongea à côté d’elle et la prit dans ses bras. Elle se pelotonna contre lui. Elle avait encore des frissons. David entreprit de lui masser le dos et les fesses. Après avoir toussé plusieurs fois, elle s’endormit. Il en fit autant. La fatigue était plus forte que le désir : telle fut sa dernière pensée avant de sombrer dans le sommeil.

Ce fut un bruit de moteur qui le réveilla. Il ouvrit les yeux, tous ses sens en alerte. Les tuiles de bois servant de plafond, Bahjat dans ses bras et le puissant grondement d’un moteur à explosion qui se dirigeait vers la bicoque… ce n’était pas un électrocyclo. Ni un hélicoptère. Un camion, peut-être.

Il se dégagea doucement pour ne pas réveiller la jeune fille endormie dont la respiration était rauque et sifflante. La tache de soleil s’était déplacée mais les vêtements posés sur le plancher étaient secs. Il en recouvrit précipitamment le corps nu de Bahjat avant d’enfiler son pantalon et sa chemise.

Par la fenêtre, il pouvait voir la route qui s’étirait, toute droite, jusqu’à l’horizon. Un gros camion poussif s’y traînait. D’après ce que proclamaient les mots peints sur ses flancs blancs — DON QUIXOTE CERVESA —, il transportait de la bière dans ses entrailles réfrigérées.

Pas moyen d’aller jusqu’à la route pour l’arrêter, se dit David. Mieux vaut, d’ailleurs, ne pas même essayer : ce serait probablement une erreur. Mais elle a besoin d’un médecin ou, au moins, d’une pharmacie.

Il se retourna. Bahjat était en train de s’asseoir sur la couchette, une main cachant ses seins, l’autre tenant l’épaule opposée comme si elle posait pour un peintre. Mais elle avait les yeux cernés et une toux déchirante la secouait.

— Il ne faut pas rester là, dit-elle.

— Je sais.

— Il passera d’autres camions.

— Mais ils ont la radio et ils préviendront la police.

Elle réussit à sourire.

— Je vais vous apprendre comment un maquisard qui connaît son métier fait du camion-stop.

David, tapi sur la berme, attendait, crispé. Il avait cru à maintes reprises entendre des moteurs mais, chaque fois, ce n’avait été que son imagination qui lui jouait des tours. À un moment donné, un hélicoptère le survola et il se cacha avec le cyclo dans les hautes herbes jaunâtres qui poussaient le long de la route. Apparemment, l’hélico n’y vit que du feu car il s’éloigna sans même se donner la peine de tourner en rond au-dessus du site.

Enfin, David perçut réellement le bruit d’un poids lourd qui approchait. Il se retourna. Bahjat était sur le toit de la cabane. Elle leva le bras et disparut à sa vue. David alla alors déposer la bécane au milieu de la chaussée.

— Espérons que ça marchera, murmura-t-il en étreignant la crosse du pistolet glissé dans sa ceinture.

C’était la seule solution qui resterait si le camion ne s’arrêtait pas.

Il se rua ventre à terre en direction de la cabane. Bahjat arriva en courant à sa rencontre. Il la prit dans ses bras et rebroussa chemin. Elle voulut protester mais une quinte de toux la réduisit au silence.

Tous deux se cachèrent derrière le talus à une dizaine de mètres de la bécane abandonnée.

Le camion freina avec force halètements. Le chauffeur et son aide descendirent nonchalamment de la cabine et s’abîmèrent dans la contemplation du cyclo. Ils échangèrent un coup d’œil, haussèrent les épaules et scrutèrent la plaine. David et Bahjat s’aplatirent encore davantage au sol.

Le plus grand des deux routiers se gratta le crâne et dit quelque chose en espagnol. Cela ressemblait à une question. Et il avait prononcé le mot terroristas. L’autre se mit à rire et tendit le doigt vers le véhicule. Son collègue hocha la tête et dit encore quelque chose. Où il y avait le mot policia. Le plus petit des deux hommes cracha par terre.

— Policia ! Pah !

Après avoir encore échangé quelques propos, ils relevèrent la bécane et la poussèrent jusqu’à l’arrière du camion. Le grand chauffeur avait l’air beaucoup plus hésitant que son collègue qui forma allégrement la combinaison numérique pour ouvrir le hayon. David surveillait attentivement les mouvements de ses doigts.

Ils soulevèrent la machine en ahanant, la chargèrent dans la remorque, refermèrent bruyamment les battants de la porte et remontèrent dans la cabine. Tirant Bahjat par le bras, David s’élança. La jeune fille porta sa main libre à sa bouche et se plia en deux tandis que son compagnon composait le code de la serrure à combinaison. La porte de la remorque se rouvrit.

Le camion redémarra au moment où David aidait Bahjat à se hisser. Il dut courir pour rattraper le véhicule et y grimper d’un rétablissement. Il referma la porte lentement, soigneusement. La serrure cliqueta.

Il faisait noir à l’intérieur et il fallut un certain temps pour que leurs yeux s’accoutument à l’obscurité. Ils étaient environnés de piles de caisses en plastique transparent à travers lesquelles on distinguait vaguement des meubles dans la pénombre.

— Dommage que tout soit emballé, dit David d’une voix forte pour dominer le bruit des pneus et du moteur. Il y a tout le confort qu’on peut souhaiter, ici. Des divans, des fauteuils…

— C’est merveilleux, fit Bahjat dans un soupir guttural. Nous sommes en sécurité… pour le moment.

Et elle s’effondra dans les bras de son compagnon.

24

Beaucoup de gens réagirent devant les satellites énergétiques solaires comme ils avaient réagi une génération plus tôt à l’énergie nucléaire : avec leurs glandes, pas avec leur cerveau. Les émeutes qui éclatèrent à Delhi quand le premier champ de capteurs fut mis en place près de la capitale indienne illustrèrent de façon exemplaire les déchaînements hystériques que déclenchèrent les satellites solaires en de nombreux points du monde. Quelqu’un fit courir le bruit que les faisceaux de micro-ondes émis par le satellite étaient directement braqués sur la ville pendant la nuit dans l’intention délibérée de rendre les femmes stériles !On aurait pu penser, alors que les victimes de la famine s’amoncelaient comme feuilles en automne et que les épidémies ravageaient le pays, que ces imbéciles accueilleraient avec satisfaction une forme de contrôle des naissances parfaitement indolore. Mais non ! Ce fut l’émeute. Il y eut des centaines de morts. Les factieux endommagèrent àtel point les capteurs que la compagnie de distribution d’énergie locale déposa son bilan. Cela nous était absolument égal : nous avons simplement pointé le satellite sur l’Afrique du Nord qui approvisionnait l’Europe en énergie. Et l’Inde continua à croupir dans sa misère.

Le gouvernement indien fit le mort. Venir au secours de la compagnie aurait été courir au suicide, politiquement parlant. Et même quand le Gouvernement mondial essaya d’intervenir, ses représentants furent malmenés, menacés et un ou deux furent enlevés et assassinés. Dans des conditions effrayantes.

Tout cela à cause d’une rumeur absurde…

Cyrus S. Cobb,

Enregistrement en vue d’une autobiographie officieuse.


La route la plus rapide, la plus facile et la plus logique pour quitter le territoire argentin était celle de l’est qui conduisait vers la façade maritime du pays. Là, il y avait des villes, des ports et des aéroports d’où l’on pouvait soit gagner le Brésil et, de là, les États-Unis, soit se rendre en Afrique ou en Europe en traversant l’Atlantique.

C’est la raison pour laquelle David et Bahjat prirent la direction de l’ouest en s’enfonçant à l’intérieur à destination des montagnes escarpées séparant l’Argentine du Chili.

Ils n’avaient pas eu le choix, en premier lieu. Tapis au milieu des caisses de mobilier qui remplissaient la remorque où ils s’étaient subrepticement introduits, ils étaient bien forcés d’aller là où le camion les amenait. Bahjat, terrassée par la fièvre, dormit presque tout le temps.

Le camion s’arrêta finalement à Santa Rosa. David plaqua sa main sur la bouche de sa compagne assoupie pour étouffer une éventuelle quinte de toux lorsque les deux camionneurs ouvrirent la porte arrière et sortirent le cyclo. Il entraperçut une rue étroite au macadam craquelé, envahie par les herbes folles et bordée de maisons basses de stuc ou de béton, délabrées et encrassées. Ce n’est pas encore le terminus, se dit-il.

Il entrebâilla les battants et vit les routiers entrer avec la bécane dans la cantina qui faisait le coin. À travers les vitres noircies, il vit aussi un petit bonhomme noiraud qui avait une tête de fouine accueillir les deux hommes. Le plus athlétique s’installa au bar après avoir posé le cyclo debout contre le mur tandis que son camarade disparaissait dans la pièce du fond avec le patron. Il en ressortit au bout d’un moment, l’air radieux, et offrit une tournée générale. Il y avait six consommateurs, des hommes à l’air fatigué, qui acceptèrent avec le sourire l’offre de boire un coup à l’œil.

David aida Bahjat à descendre et à franchir les quelques pas qui les séparaient de la cantina. Elle était si faible qu’il devait la soutenir.

— Où… qu’est-ce que vous voulez faire ?

— Êtes-vous en état de vidéophoner à vos amis du F.R.P. ? lui demanda-t-il.

Les quelques mètres qu’il fallait parcourir jusqu’au bistrot étaient aussi longs qu’un kilomètre. C’était le début de l’après-midi et la rue était déserte. Un chien aboyait quelque part mais, en dehors de cela, le silence était total.

— Oui, répondit Bahjat d’une voix vacillante. Mais comment ?

— Chut ! Laissez-moi faire.

Quand ils poussèrent l’antique porte battante, tout se figea dans la salle. Personne ne fit un mouvement. Les conversations s’interrompirent brusquement et tous les regards convergèrent sur le couple.

David, tenant Bahjat par le bras, alla droit au patron qui s’était rassis devant une table au fond.

— Je voudrais vous toucher deux mots. À propos d’un électrocyclo volé, commença-t-il.

L’autre paraissait perplexe. David voyait du coin de l’œil les deux camionneurs debout au comptoir. Ils avaient l’air terrifié.

— Allons par là.

Du menton, David désigna la porte de l’arrière-boutique.

Le cafetier se leva et y fit entrer les nouveaux venus. C’était une pièce minuscule aux murs nus couverts de graffiti et de dessins obscènes. Mais, comme David l’avait espéré, un vidéophone flambant neuf trônait sur la table bancale pleine d’estafilades.

Après avoir fait asseoir Bahjat, il se tourna vers le patron qui était resté planté sur le seuil. Glissant le pouce dans sa ceinture jusqu’à toucher la crosse de son automatique, il lui sourit.

— La bécane, vous pouvez la garder. Tout ce que nous voulons, c’est pouvoir nous servir de votre téléphone et ensuite, peut-être, trouver un moyen de transport.

Le cerveau de son interlocuteur tournait à plein régime, c’était visible.

— Bien sûr, monsieur, vous pouvez téléphoner gratis, répondit-il en anglais — un excellent anglais. Mais le transport… ça risque de vous coûter gros.

— Je comprends, acquiesça David.

Bahjat essaya de joindre Hamoud à la villa des hauts de Naples où il se cachait mais « Tigre » était trop prudent pour répondre personnellement à un appel imprévu et ce fut par un système de points de chute compliqué — elle vidéophona d’abord à un membre du Front à Cuba, puis à un autre au Mexique et, enfin, à Naples par satellite relais — qu’elle arriva à ses fins. Et même là, ce fut une jeune femme et non Hamoud qui apparut sur l’écran.

Bahjat, les joues enflammées, secouée de quintes de toux, la voix hachée, donna des instructions pour que la banque que le groupe utilisait en Italie effectue un virement de fonds à la succursale de Santa Rosa. Le cabaretier indiqua une somme, Bahjat lui en offrit la moitié et, en définitive, ils transigèrent aux trois quarts. L’Italienne s’absenta. Quand son image revint quelques instants plus tard, elle dit que c’était d’accord et elle coupa brutalement la communication.

Le patron servit à boire aux jeunes gens et chargea un commis de faire un saut à la banque automatique locale. Le virement serait enregistré en l’espace de quelques minutes : les transactions informatisées s’effectuaient aux vitesses électroniques tant que des êtres humains ne s’interposaient pas entre les ordinateurs.

— La jeune dame a besoin de voir un médecin, dit le patron tandis qu’ils attendaient le retour du commissionnaire.

— Oui, approuva David. Pouvons-nous en trouver un ici ?

L’homme à la tête de fouine haussa les épaules.

— Autrefois, il y avait une rue entière de docteurs. Mais, maintenant, Santa Rosa est une ville qui meurt. Il n’y a plus d’emplois et les docteurs sont partis. Il n’en reste plus qu’un mais il est dans la montagne au poste d’urgence. Ils ont l’épidémie, là-haut. Il vaut mieux que vous n’y alliez pas. C’est trop dangereux. La peste…

— Dans ce cas, où peut-elle se faire soigner ?

— Je vais m’en occuper. Et je ne vous demanderai pas un sou en plus, ajouta fièrement le troquet.

Bahjat sourit.

— La somme dont nous sommes convenus est-elle supérieure à ce que vous espériez ?

Il lui rendit son sourire.

— L’argent ne compte pas quand il s’agit de la santé d’une jeune dame aussi belle que vous.

Au même moment, le commissionnaire entra en trombe, la mine hilare. De chacune des poches de son jean étroitement moulant, il sortit une épaisse liasse de coupures.

— Ah ! fit le patron avec un soupir de satisfaction. Et ce sont des dollars internationaux ! Ça vaut beaucoup plus que les pesos argentins.

À présent que David et Bahjat s’étaient assuré son indéfectible amitié, il passa quelques coups de téléphone, après quoi il les conduisit en personne à bord d’un vieux break poussiéreux, mais dont le moteur tournait rond, jusqu’à la petite piste raboteuse de Santa Rosa où les attendait un petit turboréacteur. Le pilote, un homme aux cheveux argentés, était déjà aux commandes en train de faire chauffer les moteurs.

David et le cabaretier aidèrent Bahjat à s’installer dans l’appareil, puis le second lança en haussant le ton pour dominer le hurlement des réacteurs :

— Vaya con dios ! Un docteur sera là quand vous atterrirez. Et soyez tranquille : mon téléphone n’est pas surveillé par la police.

Voilà que je remercie un truand de se livrer à des combines illégales ! songea David en secouant la main que l’autre lui tendait. Il monta à son tour et attacha la ceinture de Bahjat.

L’avion décolla en rugissant. Il trépidait si fort que David s’attendait presque qu’il se désintègre. Mais non ! Ça tenait bon.

Les deux jeunes gens étaient assis l’un à côté de l’autre derrière le pilote, un garçon bavard et souriant au visage poupin, aux mains puissantes et calmes, affecté d’une solide brioche. Le fauteuil du copilote était vide.

— J’ai commencé à voler à partir du moment où j’ai été assez grand pour voir au-dessus du manche à balai, commença-t-il sur un ton enjoué. J’ai été partout. Il suffit qu’on me paie et je prends l’air. Quelquefois, je vole même pour rien. Quand il y a un tremblement de terre, par exemple, et que des gens ont besoin de secours… du ravitaillement, des médicaments, des trucs comme ça.

David jeta un coup d’œil à Bahjat. Elle paraissait s’être endormie. Ses joues étaient toujours aussi enflammées. Elle avait une fièvre de cheval.

— Où allons-nous ?

— Au Pérou. Personne n’ira vous chercher là.

— Au Pérou, répéta David qui voyait en imagination des Incas et des conquistadores, des temples d’or couronnant d’inaccessibles pitons.

— Vous n’y êtes jamais allé ?

— Non.

— Ce sont de hauts plateaux. Il y a des gens qui ont de la difficulté à respirer tellement l’air est raréfié. J’ai livré de l’opium là-bas dans les années 90.

— En contrebande ?

Le pilote eut un vague haussement d’épaules.

— La polizia appelait cela comme ça. La camelote arrive par avion de Chine ou d’ailleurs et on la traite dans les montagnes. Il y avait des gros laboratoires dans le temps. Ensuite, elle est expédiée dans le Nord… aux gringos Moi, je n’ai jamais fonctionné dans cette partie de la filière. Trop dangereux. Ils sont fous, les gringos. Ils vous abattent comme de rien avec leurs fusées SAM quand on essaie de passer leur frontière.

— Des missiles sol-air ?

— Si. C’était une sacré affaire, la drogue. Ça rapportait de l’argent à la pelle à tout le monde. Et puis, le Gouvernement mondial est intervenu et il a tout foutu en l’air.

David opina.

— Oui, il y avait de grosses usines dans les montagnes, reprit le pilote. Du travail comme s’il en pleuvait, y compris pour nous, les aviateurs. Et voilà ! Le Gouvernement mondial a mis tout le monde au chômage.

Il était intarissable. Ils filaient en direction du nord-est et, au fil des heures, le panorama qu’ils survolaient changeait. À la pampa succéda la forêt. Puis ce fut une jungle dense et, enfin, de hautes montagnes escarpées. Certains sommets étaient couronnés de neige. Mais il n’y avait nulle part la moindre trace de routes, de villages ou d’habitations.

— C’est la partie la plus délicate de l’itinéraire, dit le pilote, sans se départir de sa bonne humeur. Jusqu’ici, nous avons volé aussi bas que possible pour échapper aux radars. Mais dans les montagnes en cette saison, on est obligé de grimper — ou alors, on se retrouve chez les anges. Est-ce qu’elle est bien attachée ?

David vérifia le bouclage de la ceinture de Bahjat et de la sienne. L’appareil, pris dans de puissants tourbillons d’air, commença à tressauter. Les parois déchiquetées des montagnes étaient terriblement proches.

— N’ayez pas peur, fit le pilote au moment où l’avion se cabrait. Je volais au-dessus de ces montagnes quand vous n’étiez pas encore né. Ce sont des amies.

Il y eut un trou d’air et David se félicita d’avoir l’estomac vide. Bahjat s’agita et gémit dans son sommeil.

Il a dit qu’un médecin nous attendrait à l’arrivée, se répéta David pour la centième fois. Il l’a promis.

— Oh oh !

Le jeune homme regarda le pilote qui s’était retourné dans son fauteuil.

— Que se passe-t-il ?

L’autre désigna quelque chose à droite. Trois chasseurs aux ailes delta volaient de conserve avec eux. David examina leurs insignes. Le globe bleu ciel, emblème du Gouvernement mondial. Et leur queue était frappée d’un soleil rayonnant stylisé. L’ancien symbole inca. Ils sont péruviens.

Le pilote avait mis ses écouteurs et il parlait dans son laryngophone — les mots concis du jargon professionnel.

— Ils veulent que nous nous posions sur l’aérodrome du G.M., dit-il à David. Ils savent que vous êtes tous les deux à bord.

— C’est le type de Santa Rosa…

— On a dû offrir une bonne récompense pour votre capture. C’est un homme en qui on peut avoir toute confiance jusqu’au moment où l’argent entre en jeu.

— Que feront-ils si nous passons outre ? Le pilote ne souriait plus.

— Ils nous descendront. Le chef de patrouille m’a averti qu’ils étaient armés de missiles et de canons laser de sorte qu’à moins d’aller plus vite que la lumière, nous n’avons aucune chance de leur brûler la politesse.

— Plutôt maigre, comme choix.

Le sourire fit une timide réapparition sur les lèvres du pilote.

— Il n’y a rien à craindre, amigo. Je connais ces montagnes. Pas eux. Je vous ferai atterrir sains et saufs. Pas à l’endroit prévu mais pas sur leur foutu aérodrome non plus. Ils peuvent toujours courir pour mettre la main sur mon zinc !

— Mais s’ils ont des missiles et…

Le pilote balaya l’objection d’un geste insouciant de la main.

— Moi, j’ai ça, dit-il en se tapotant la tempe du bout de l’index. Et ça. (L’index se pointa vers le bas et l’aviateur explicita d’un mot sa pensée :) Cojones.

Pendant un quart d’heure, ils poursuivirent leur vol escortés par les chasseurs, naviguant aussi droit et à une altitude aussi uniforme que les turbulences traîtresses le leur permettaient. Les jets supersoniques miroitants devaient constamment réduire les gaz pour rester à portée du petit turboréacteur. Le pilote expliquait en espagnol aux arraisonneurs qu’il ne pouvait pas aller plus vite.

— Je ne suis pas une fusée, quand même ! s’exclama-t-il en anglais à l’intention de David tout en réduisant imperceptiblement sa vitesse.

Puis il y eut une discussion au sujet de l’altitude. Les cimes, devant eux, étaient de plus en plus abruptes. Les Péruviens voulaient franchir l’obstacle aussi rapidement que possible. Le pilote secoua la tête. Pas question. Son pauvre petit coucou à bout de souffle avait déjà toutes les peines du monde à se maintenir à son plafond et il ne pouvait pas monter plus haut : le moteur calerait et ils casseraient du bois.

Maintenant, ils décrivaient des cercles autour des pics enneigés. Au-dessous d’eux se déployait une mer de nuages et de brume mais à l’altitude où ils évoluaient, l’air était limpide.

Soudain, le pilote mit les gaz à fond, vira sèchement à gauche et l’avion plongea si brutalement que David ne vit que des rochers défiler derrière le hublot. Rugissant de tous ses moteurs, il piqua dans la nappe de nuages. Quelques instants plus tard, perdus dans une brume grisâtre qui les enveloppait comme un linceul, ils volaient avec une visibilité nulle.

David, voulut hurler mais il avait la gorge tellement nouée que son cri s’étrangla. Le pilote arracha ses écouteurs et lui sourit.

— Ne vous bilez pas. J’ai mon radar.

Il effleura le minuscule écran orange du tableau de commande, salmigondis d’échos renvoyés par les montagnes qui les entouraient de toute part.

Mais tu ne le regardes pas ! s’écria David dans son for intérieur.

— Eux aussi, ils en ont, enchaîna le pilote, la tête toujours tournée vers son passager. Mais ils auront bien trop peur que leurs jolis oiseaux tout neufs et ultrarapides n’embrassent amoureusement les rochers. Ces montagnes, je les connais comme ma poche. Je pourrais voler les yeux bandés et leur envoyer à chacune un baiser au passage.

David opina en faisant un effort méritoire pour sourire.

Après une petite éternité passée à cahoter de-ci de-là, les oreilles bourdonnantes, ils sortirent enfin des nuages et des pentes couvertes de prairies s’offrirent à la vue de David. Les rayons obliques du soleil perçaient les épais bancs de nuages. Les prairies étaient pelées, brunâtres, parsemées de rocaille, dépourvues d’arbres.

Le pilote, à présent, était trop occupé pour avoir le temps de faire la conversation. Il dirigea l’appareil sur un entablement tapissé d’herbes flétries, en fit une fois le tour, puis il sortit le train, fit basculer les volets et l’avion se posa en rebondissant et en soulevant un tourbillon de poussière.

Il ne coupa pas le moteur. Simplement, il tendit le bras et ouvrit la porte à laquelle était appuyé David.

— O.K. Maintenant, vous êtes sauvés.

— Sauvés ? Où sommes-nous ?

— À environ cinquante kilomètres de Ciudad Nuevo où vos amis vous attendent.

— Mais comment irons-nous là-bas ?

— Ça, je n’en sais rien. D’ailleurs, peut-être que la polizia les a déjà ramassés, vos amis. Vous serez davantage en sécurité ici pendant quelques jours.

— Que voulez-vous dire ? Il n’y a rien !

— Si, il y a un village indien de l’autre côté de ce piton. Vous pourrez y rester quelque temps.

— Mais…

— Je n’ai pas le temps de discuter. Il faut que je regagne un terrain pour faire le plein avant que cette bouffe-merde de polizia ne m’épingle. Allez, descendez ! Vite !

Sans même pouvoir mettre un peu d’ordre dans ses idées, David défit la ceinture de Bahjat et la prit dans ses bras. Quand il eut mit pied à terre, le pilote relança ses moteurs, soulevant un ouragan miniature de poussière et de cailloux autour du couple.

L’avion roula en cahotant et décolla. Quelques minutes plus tard, il avait disparu dans les nuages et l’on n’entendait même plus gronder ses moteurs. David était seul dans un désert avec Bahjat, malade et inconsciente.

25

C’est arrivé ! J’étais allé dans le dortoir de Ruth pour travailler sur le projet électronique que nous préparons ensemble. Ses deux copines n’étaient pas là et… eh bien, au lieu de plancher sur ce projet, on s’est mis au lit. Elle est merveilleuse. Pour elle aussi, c’était la première fois. Quand je lui ai dit que je l’aimais et que je voulais l’épouser, elle s’est contentée de rire et de me répondre qu’elle ne songerait pas au mariage avant longtemps. Sa famille est juive mais pas du tout stricte ni rien et ses parents ne feraient pas d’objections si on se mariait. Mais si nous avons des enfants, m’a-t-elle dit, ils seraient juifs. Je ne comprends pas très bien. Il ne semble pas que ça ait quelque chose à voir avec la religion dans laquelle ils seront élevés. Ils seront juifs même si nous les élevions dans la foi luthérienne. C’est ce que Ruth m’a expliqué. Quoi qu’il en soit, je vais travailler encore plus dur qu’avant. Ruth est une élève brillante. Elle réussira les tests, ça ne fait pas un pli, et elle ira sur Île Un. Et il n’est pas question qu’elle y aille sans moi.

Journal intime de William Palmquist.


Il faut regarder les choses en face, ma petite vieille : tu as viré maso, se disait Evelyn.

La décoration du Vesuvio Bar était constituée d’hologrammes tridimensionnels représentant d’anciennes éruptions du Vésuve. Si l’on tournait la tête d’un côté, on voyait une incandescente coulée de lave anéantir un village sous son inexorable avancée. Si on la tournait de l’autre côté, c’étaient des rochers de la taille d’une école jaillissant du cône embrasé du volcan qui s’offraient à la vue.

En tête à tête avec son verre dans la salle sombre et bruyante, Evelyn ne prêtait pas attention à ces dioramas. La plupart des gens qui s’entassaient dans l’établissement étaient des Italiens, des Napolitains qui aimaient mieux chanter que parler et discuter que chanter. Les barmen se chamaillaient avec les serveurs, les serveurs se chamaillaient avec les clients et les clients se chamaillaient entre eux, tout cela en braillant comme des sourds et avec des gesticulations plus éloquentes que celles d’aucun chef d’orchestre dirigeant une symphonie. Il suffirait de parler du temps qu’il fait pour se faire arracher les yeux, songea Evelyn.

Mais elle était enfermée dans un cocon de silence. Elle n’entendait rien, ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle, trop plongée qu’elle était dans ses propres pensées.

Ils se sont posés en Argentine. Si j’y vais, y seront-ils encore à mon arrivée ? Les Argentins m’autoriseront-ils à voir David ? Ou à interviewer les pirates du F.R.P. ? Et comment faire pour aller là-bas ? Taper Charles ? Il voudra se faire payer en nature.

Il lui était égal que Sir Charles fût bisexuel. Ce qu’il faisait avec les autres ne la concernait pas. Mais c’était un masochiste et ses exigences de châtiments coupaient ses effets à Evelyn. Deux masos ne peuvent avoir du plaisir ensemble. Encore que son masochisme à elle fût strictement limité à la profession qu’elle avait choisie. Il faut vraiment que tu sois masochiste pour t’accrocher au journalisme. Il n’y a pas d’autre explication.

— Puis-je vous offrir un verre ?

Surprise, Evelyn leva la tête. Un homme était debout à côté de son tabouret. Jeune, le cou épais, le teint basané. Il ne ressemblait pas tout à fait à un Italien bien qu’il fût vêtu comme tous ceux qui se pressaient dans le bar — même pantalon décontracté, même chemisette légère.

— C’est que j’allais justement m’en aller.

L’homme posa la main sur le poignet d’Evelyn. Doucement, légèrement. Mais ce fut suffisant pour l’obliger à rester assise.

— Vous êtes la journaliste anglaise qui veut interviewer les pirates de l’espace, n’est-ce pas ?

Il n’a pas l’accent italien.

— Qu’est-ce qui vous fait penser…

— Nous vous observons depuis plusieurs jours. Nous ne vous voulons aucun mal. On va prendre un pot. Nous sommes peut-être en mesure de vous aider. (Il fit signe au barman qui était en train de donner à haute et intelligible voix son opinion sur le sort qu’il convenait de réserver aux auteurs de détournements à deux serveurs.) La même chose pour madame et un café frappé pour moi.

Le barman, l’air désapprobateur, prit deux verres.

— Vous êtes arabe, dit Evelyn à l’inconnu.

— Kurde. Appelez-moi Hamoud. Je connais déjà votre nom. Evelyn Hall.

— C’est exact.

— Et vous désirez obtenir une interview de Shéhérazade et des autres.

— Oui.

Hamoud hocha la tête.

— Je peux vous conduire auprès d’eux.

— En Argentine ?

— Shéhérazade n’est plus en Argentine. Elle a échappé avec un des passagers à ce pseudo-révolutionnaire d’El Libertador.

— Quel passager ? demanda Evelyn dont le cœur, soudain, se mit à battre à grands coups. Où sont-ils ?

— Ils se dirigent vers le nord. Il semble que l’homme n’a pas envie d’être rapatrié. Je crois qu’il habite Île Un.

Evelyn tendit la main vers son verre.

— Et vous allez les retrouver quelque part ?

— C’est ce qui est prévu. Voulez-vous venir avec nous pour rencontrer Shéhérazade ?

— Oui !

— Il faudra que vous fassiez exactement ce que je vous dirai. Et vous vivrez avec nous. Pas un mot à personne tant que je ne vous en aurai pas donné l’autorisation.

— C’est entendu, fit-elle avec un énergique hochement de menton.

— Il y aura du danger. Et si vous essayez de nous trahir, le F.R.P. vous exécutera.

— Je sais. Et je comprends.

Un rêve de masochiste devenu vrai !

Jamil al-Hachémi était tendu comme une panthère qui se prépare à bondir. L’hélicoptère luttait contre un vent violent pour se poser sur la terrasse de la Tour Garrison. La nappe de smog qui recouvrait Houston se déployait à perte de vue dans toutes les directions. Les riches qui étaient jadis venus pour le bétail, puis pour le pétrole affluaient maintenant de l’espace où les satellites énergétiques transmuaient la lumière du soleil en de fabuleuses fortunes.

Mais pourquoi Garrison ne fait-il pas profiter sa ville de sa richesse ? s’interrogeait al-Hachémi. Pourquoi laisse-t-il les gens continuer de brûler du charbon, cette cochonnerie cancérigène ?

L’hélicoptère entra en contact avec l’aire d’atterrissage. La plainte aiguë de ses moteurs baissa d’intensité et mourut. Le secrétaire de l’émir, enturbanné et enveloppé dans sa djellaba, ouvrit la porte « compartiment passagers ».

— Reste là, lui ordonna al-Hachémi. Ne quitte pas l’hélicoptère. Je n’en aurai pas pour longtemps.

Le cheik émergea de la fraîcheur de la cabine climatisée pour plonger dans la chaleur lourde, torride du Texas. Le tissu dont était fait son costume occidental était beaucoup plus aéré que les traditionnels vêtements arabes. Néanmoins, l’émir était en sueur. Le vent qui soufflait sur le toit était aussi humide que s’il s’était trouvé au milieu d’un marais. Al-Hachémi fronça les sourcils de mécontentement.

Plissant les yeux pour ne pas être aveuglé par l’éblouissante clarté du soleil, il remarqua qu’une femme de type ostensiblement américain l’attendait devant l’aire de contact. Deux hommes au visage inexpressif se tenaient en retrait derrière elle.

Elle était grande et avait de longues jambes.

— Soyez le bienvenu à Houston, cheik al-Hachémi, dit-elle en anglais avec un léger accent texan.

Al-Hachémi serra brièvement la main qu’elle lui tendait. Ces Américains ! Aucune civilité, aucun sens du protocole ! songea-t-il avec mépris.

L’Américaine, plus grande que lui, était très séduisante dans le genre vamp : une longue et épaisse chevelure rousse, des dents blanches de carnassier, le corsage généreusement rempli, les hanches pleines.

— Arlène Lee, se présenta-t-elle en haussant la voix d’un demi-ton sur la dernière syllabe. M. Garrison m’a chargée de vous accueillir et de vous conduire à son bureau.

— Je lui suis reconnaissant de me faire bénéficier d’un comité d’accueil aussi ravissant.

— Merci. Vous êtes charmant.

Charmant ! gronda l’émir dans son for intérieur.

Elle le guida jusqu’à l’ascenseur et ils descendirent deux étages. Les portes de la cabine s’ouvrirent et tous deux sortirent.

La pièce occupait à elle seule tout le niveau. C’était tout à la fois un salon de ranch western, un bureau et un jardin. À côté de l’ascenseur, de somptueux bureaux modernes en vrai bois. À gauche, un alignement de consoles de communication gris-bleu, capables, à en juger par leur complexité, d’entrer en liaison avec les coins les plus reculés du système solaire. Arlène Lee pilota le cheik jusqu’à une section aux murs lambrissés de pin. Le plancher était jonché de peaux de bêtes, les sièges garnis de fourrure. Sur une longue table de séquoia étaient disposés des assiettes de petits fours, des rafraîchissements et une scintillante ghoum-ghoum de cuivre entourée de tasses d’argent ciselé.

— Désirez-vous manger ou boire quelque chose ? demanda Arlène en désignant le buffet.

Al-Hachémi réprima le refus qui lui était immédiatement monté aux lèvres.

— Un peu de café, peut-être, dit-il en inclinant légèrement la tête vers le récipient de cuivre. C’est bien du café préparé à la manière arabe, n’est-ce pas ?

— Naturellement, répondit-elle sur un ton dégagé.

Elle remplit une tasse et il huma le breuvage fort et brûlant.

— Où est M. Garrison ?

— Il ne va sûrement pas tarder. Il sait que votre hélicoptère est arrivé.

— Dans mon pays, fit l’émir sans sourire, il est coutumier de faire attendre un visiteur pour lui faire comprendre que son importance est moindre que celle de l’hôte.

— Oh ! Ce n’est absolument pas cela !

Arlène était sincèrement choquée par une pareille idée.

— Bien sur que si ! fit une voix cassante.

Al-Hachémi se retourna. Garrison suivait dans son fauteuil à moteur le chemin tracé au milieu du jardin exotique qui occupait une partie de l’immense pièce. Il s’immobilisa devant l’émir et lui adressa un sourire torve.

— Bonjour, monsieur Garrison.

— Bonjour, cheik al-Hachémi.

— Je vous suis obligé d’avoir accepté de me recevoir ainsi au pied levé, dit ce dernier qui n’en éprouvait pas une ombre de gratitude.

— Vous avez piqué ma curiosité au vif. (La voix asthmatique de Garrison était rêche comme de la toile émeri.) Qu’est-ce qui est donc d’une telle importance qu’on ne puisse pas en causer au téléphone ?

Le regard d’al-Hachémi s’arrêta sur Arlène.

— J’aimerais vous parler seul à seul. En privé.

— Je n’ai pas de secrets pour mon bras droit.

— Moi, si.

Al-Hachémi dut faire un effort pour se dominer. Le vieux s’amuse à m’asticoter. Il sait que j’ai besoin de son aide.

— Je vous laisse, dit Arlène. Appelez-moi si vous avez besoin de moi.

— Non, gronda l’Américain.

Al-Hachémi se crispa et, un instant, l’idée l’effleura de planter là Garrison et de remonter dans son hélicoptère. Mais l’autre enchaîna :

— Attendez, j’ai une meilleure idée. Venez avec moi, cheik. Toi, Arlène, reste là et continue de régler les préparatifs pour le voyage.

Le fauteuil pivota et Garrison repartit en direction du jardin d’intérieur. Al-Hachémi, bouillonnant de fureur, n’avait d’autre solution que de le suivre.

Il n’a pas vraiment besoin de cet engin. Il est vieux mais pas infirme. C’est uniquement un prétexte pour rester assis, pour m’humilier, pour bien me montrer qui est le maître dans cette maison et qui est le demandeur.

— Je vais vous faire voir quelque chose que personne au monde n’a jamais vu, excepté six hommes. Et il y en a deux qui sont morts !

Garrison s’esclaffa et toussa.

— Je voulais vous parler de la femme pirate en fuite, dit al-Hachémi tout en marchant derrière le fauteuil au milieu des fougères et des bosquets exotiques.

— Shéhérazade ? Celle qui s’est évadée avec un de mes bonshommes au nez et à la barbe d’El Libertador ?

— Oui, c’est ainsi qu’elle se fait appeler.

Ils étaient arrivés devant un mur moussu. Garrison fit claquer ses doigts osseux et une porte coulissa, révélant un second ascenseur. Il entra dans la cabine et son fauteuil effectua un demi-tour. Al-Hachémi y pénétra à son tour et la porte se referma silencieusement.

— C’est votre fille, hein ?

Ce n’était pas une question.

La descente fut brutale et al-Hachémi se sentit tout chose. Les jambes molles et un creux dans le ventre.

— Oui. Vous le savez.

— Et vous voulez la retrouver.

— Vivante et indemne.

— Pourquoi voudrais-je qu’il lui arrive du mal ?

L’ascenseur s’enfonçait en chuintant dans les profondeurs de la tour. Jusqu’où va-t-on aller comme ça ? se demandait l’émir tout en parlant. Nous sommes sûrement déjà arrivés au niveau du sous-sol.

— Shéhérazade est une révolutionnaire, un guérillero, répondit-il avec gêne. Elle cherche à renverser l’ordre établi — à détruire nos consortiums aussi bien que le Gouvernement mondial.

— Mais c’est votre fille et vous voulez la protéger, c’est ça ?

— Naturellement.

Enfin, l’ascenseur ralentit et s’immobilisa avec une secousse et al-Hachémi manqua de perdre l’équilibre.

— Voilà pourquoi je ne quitte pas ce fauteuil, mon jeune ami, gloussa Garrison. Mes vieilles jambes ne supportent pas ces à-coups. J’étais en bas quand votre hélicoptère s’est posé. C’est la raison pour laquelle je suis arrivé un peu en retard pour vous saluer. J’étais descendu une heure avant le moment prévu de votre atterrissage et je ne me suis pas rendu compte du passage du temps.

La porte de la cabine s’ouvrit. Devant les deux hommes s’allongeait un couloir cimenté aux murs nus qu’éclairait une rampe fluorescente et qui s’achevait sur une miroitante porte d’acier. On se serait cru devant une chambre forte.

— Ne vous inquiétez pas, reprit Garrison. J’ai déjà chargé des gens à moi de retrouver la trace du garçon qui l’accompagne. Il m’appartient, ce jeune homme. Cobb l’a laissé filer d’Île Un et je tiens à ce qu’il y retourne, et entier. Nous récupérerons votre fille en même temps que lui.

— Entière, elle aussi.

Ils étaient parvenus à la porte. Garrison arrêta son fauteuil et se retourna à moitié vers al-Hachémi.

— Ne vous est-il encore jamais venu à l’esprit que ces jeunes excités sont nos meilleurs alliés ? Ils ne peuvent pas nous nuire. D’accord, ils détruiront une certaine quantité de biens matériels et ils tueront un certain nombre de gens mais, en fait, cela ne nous fera ni chaud ni froid. Ils kidnappent les nôtres ? Et alors ? Nous payons une rançon pour les délivrer. C’est un moyen de financer nos petits fauteurs de troubles sans donner l’éveil au Gouvernement mondial.

— Je n’en disconviens pas. J’ai moi-même utilisé avec d’excellents résultats des groupes locaux du F.R.P. contre le G.M. Mais s’ils deviennent trop puissants…

— N’ayez crainte, fit Garrison avec sérénité. Cela ne se produira pas. Tout ce qu’ils font est antiproductif. Oh ! Ils feront merveille pour nous aider à renverser le Gouvernement mondial mais ils seront incapables de prendre les choses en main. Ils ont déjà commencé à flirter avec El Libertador mais ça ne marchera pas. Il exigera qu’ils lui obéissent, qu’ils soient patients, qu’ils filent doux… Ils ne s’y résoudront jamais.

— Vous en êtes sûr ?

— Absolument. Mais assez parlé politique. Si je vous ai conduit ici, c’est pour vous montrer quelque chose de peu commun.

Garrison se pencha et appuya la paume contre la plaque identificatrice encastrée au centre de la porte. Elle s’éclaira fugitivement d’un éclat rouge qui vira au bleu. Garrison se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et le lourd battant pivota.

— Entrez, lança l’Américain derrière son épaule tandis que le siège redémarrait et s’enfonçait dans la pénombre.

Al-Hachémi obéit. C’était une très petite pièce, fraîche et sèche. La moelleuse carpette étouffait le bruit de ses pas.

— Restez où vous êtes, lui intima Garrison.

On eût dit que sa voix était aspirée par l’obscurité comme si la pièce était phoniquement isolée afin d’empêcher tout écho.

De la haute voûte fusa un faisceau de lumière qui tomba sur un tableau. Un tableau qui disait quelque chose à l’émir. Il s’en approcha.

— La Vierge à l’Enfant de Vinci.

Le gloussement de Garrison crépita dans l’ombre derrière l’émir.

Un autre projecteur s’alluma et al-Hachémi se retourna. Il vit une petite statue représentant une vieille femme. Un Rodin, il n’y avait pas à s’y méprendre. Troisième spot : un Chagall. Quatrième : deux minuscules chars d’or posés sur un socle de velours. Il se pencha pour les examiner de près. Aucune vitrine ne les protégeait. Il pouvait les prendre dans sa main.

— Cela vient de la Babylone antique, fit-il dans un soupir caverneux.

— Eh oui. Pas loin de Bagdad à vol de jet.

Al-Hachémi se redressa. Les projecteurs détouraient le visage de Garrison.

— Mais ces pièces ont été volées au musée de Bagdad il y a dix ou douze ans.

— Dame ! ricana l’Américain.

De nouveaux projecteurs vinrent à la vie : un Bruegel, un Picasso, un Donatello, d’anciennes peintures chinoises sur soie, une sculpture électronique ultramoderne, des peintures à l’huile, des bronzes, des dessins, des pierres sculptées et peintes par d’anonymes artistes primitifs.

— Tout ce que vous voyez a été volé, reprit la voix sifflante de Garrison. Tout sans exception. Tenez, ce Hunsberg… la toile abstraite, là-bas… je me la suis appropriée lors de son transfert à la Maison-Blanche.

Plié en deux, il riait de si bon cœur qu’il fut soudain pris d’une quinte de toux.

Tout le plafond était maintenant illuminé et al-Hachémi distingua au fond de la salle exiguë un vitrail provenant d’une cathédrale d’Europe. À l’autre extrémité, devant une mosaïque au motif incroyablement compliqué, se dressait une statue en or figurant un Bouddha assis grandeur nature.

— Tous les objets rassemblés ici ont été volés, répéta Garrison en se contrôlant pour ne pas se remettre à tousser.

Al-Hachémi lissa sa barbe taillée au cordeau, hésitant entre la colère, le respect et le dégoût.

— Vous comprenez, dit alors l’autre d’une voix soudain dure, quand on a plus d’argent qu’on ne pourra jamais en dépenser, quand on n’a plus envie d’acheter rien ni personne, que reste-t-il ? Uniquement les choses qui n’ont pas de prix, les choses que nul ne vendra jamais. Alors, je vole des œuvres d’art pour m’amuser. C’est mon hobby.

— Vous les faites voler par des tiers.

— C’est pareil, répliqua Garrison avec un geste irrité. Ce qui compte, c’est que je les vole à des gens qui ne me les auraient vendues en aucun cas. Je pourrais proposer cent millions de dollars pour chacun des articles que vous voyez là mais c’est plus drôle de les voler. Ça leur brise le cœur, à ces pigeons gonflés de suffisance qui se figurent qu’ils peuvent conserver quelque chose que je veux, moi ! Pas à vendre, à aucun prix, hein ? Chiche !

Al-Hachémi balaya lentement la pièce du regard.

— C’est ça, regardez bien, enchaîna Garrison. Vous êtes le septième homme à avoir mis les pieds ici et vous serez le dernier sur Terre à avoir contemplé ces trésors. Tout va partir pour Île Un avec moi très bientôt.

— Quand ?

— Dans quelques semaines. Nous allons discrètement nous esquiver avant que tout ne parte en eau de boudin. Le sang va couler dans les rues. Il faut que nous soyons à l’abri sur Île Un avant que le massacre commence.

— Et ma fille ?

— On la retrouvera et on l’emmènera avec nous.

Si on peut, nuança silencieusement Garrison.

26

Si (l’astronome du M.I.T. Tom) McCord ne se trompe pas, il y a des centaines de millions de milliards de tonnes de ferro-nickel dans la ceinture des astéroïdes. Le potentiel économique que représente cette réserve de métal dans le cas où l’humanité parviendrait à conquérir et exploiter industriellement l’espace est vertigineux.

Dr Clark R. Chapman,

The Inner Planets,

Scribner’s, 1977.


David, portant Bahjat dans ses bras comme on porte un enfant, gravissait lentement et à pas prudents la colline couverte d’une herbe rare, sèche et brune, que le pilote lui avait indiquée. La jeune fille inerte avait les yeux clos et si la chaleur de son corps brûlé par la fièvre n’avait pas pénétré à travers sa mince chemise, David aurait pu la croire morte.

C’est une bonne chose. Quand on a la fièvre, c’est signe que l’organisme lutte contre les microbes qui l’ont envahi. Il y aura un médecin au village. On y sera bientôt.

Le soleil avait surgi des nuages mais ses rayons obliques n’étaient même pas tièdes. Le paysage accidenté aux teintes grises et rousses était aride et désolé. Et il faisait froid. David se rendit compte que sa respiration était hachée. Il n’arrivait pas à remplir convenablement ses poumons et il commençait à avoir la tête qui tournait. Abaissant les yeux sur Bahjat, si petite et si fragile dans ses bras, il se demanda comment il se faisait qu’elle lui parût si lourde. Il avait l’impression d’avoir du plomb dans les jambes. Ses biceps, son dos étaient douloureux.

Mais il poursuivait son ascension. Encore cent mètres, se dit-il pour s’encourager. Tu as déjà connu pire. Pas même cent, plus probablement soixante-quinze, pas davantage. Tu vas les grignoter. Compte chaque pas… un…deux…

Il perdit la notion du temps et de la distance. Le monde, l’univers tout entier se réduisait à la cime de cette colline usée, son but, et aux broussailles brunes qui la couronnaient. Il se mouvait comme un automate. Sourd à la douleur et la lassitude qui lui mordaient les muscles, il s’acharnait à gagner un pas, encore un autre pas.

Quand, enfin, il atteignit le faîte de la colline, il trébucha et faillit s’écrouler. Le village dont lui avait parlé le pilote était très loin en contrebas, niché au milieu des croupes. Il se composait d’une demi-douzaine de cabanes de pierres. Un mince panache de fumée s’élevait paresseusement du trou percé dans le toit de la plus grande. Deux petits enfants étaient assis dans la poussière devant une autre. Un chien aboyait quelque part.

C’était une scène venue tout droit du néolithique : un village primitif aussi éloigné de la civilisation dans le temps que par la géographie.

David descendit le versant de la colline avec son fardeau et, à chaque pas, c’était comme s’il s’enfonçait un peu plus dans l’âge de la pierre. À son approche, d’autres chiens se mirent à aboyer et à gronder. Une dizaine de personnes sortirent alors des cabanes, muettes et ouvrant de grands yeux.

Ce ne sont pas des sauvages, songea David. Ils étaient vêtus de pantalons et de chemises lâches, des couvertures aux teintes vives, bleues ou rouges, en travers de l’épaule. Aucun n’était armé.

D’autres villageois émergèrent d’autres cabanes et rejoignirent les premiers. Bientôt, ils furent quelque trois douzaines rassemblées. Les hommes — David en compta quinze — s’avancèrent d’un pas pour se placer devant les femmes et les enfants. L’un des jeunes — il était difficile de dire si c’était un garçon ou une fille car tous avaient le même costume et la même coupe de cheveux « au bol » — s’accroupit pour regarder derrière les jambes des hommes. Une femme — sa mère ? — le tira en arrière. Chacun à sa place ! Personne ne disait un mot, on aurait entendu voler une mouche.

David s’arrêta à quelques mètres des hommes à la mine grave. Le poids de Bahjat lui tirait les bras.

— Elle est malade, dit-il. Elle a besoin de soins.

Ils ne répondirent pas. C’étaient des hommes trapus aux épaules larges et à la poitrine puissante. Ils avaient les pommettes haut placées et le nez en bec d’aigle des anciens Incas.

— Elle est malade, répéta David qui regrettait de ne pas connaître l’espagnol. Y a-t-il un docteur parmi vous ? Un homme-médecine ?

Celui qui se trouvait au milieu de la rangée dit quelque chose dans une langue aux sonorités graves et gutturales que David ne comprit pas.

— Habla espanol ? demanda-t-il avec l’accent du désespoir.

Ils étaient aussi impavides que les pics qui les entouraient. Un souffle d’air glacé passa et David comprit que le soleil allait se coucher bientôt.

Faisant porter le poids de Bahjat sur son bras gauche, il dégagea le droit et toucha successivement son front et celui de la jeune fille. Les Indiens échangèrent des coups d’œil intrigués. David refit le même geste et agita le bras dans leur direction.

— Touchez son front, dit-il à l’adresse de celui qui avait parlé. Voyez comme il est brûlant.

L’homme avança avec hésitation. Après que David se fut livré à une nouvelle démonstration, il posa très délicatement le bout de ses doigts sur le front de Bahjat et les retira précipitamment.

David secoua la tête.

— Non. Comme ça.

Il plaqua sa paume sur le front de la malade. Son bras gauche était à la torture.

L’homme le dévisagea, la mine sévère, et imita son exemple. Ses yeux s’écarquillèrent. Se retournant, il cria quelque chose aux autres. Une vieille femme obèse sortit du groupe en jacassant dans le même idiome rauque. Après avoir jeté un bref regard à Bahjat, elle lui toucha à son tour le front et poussa une exclamation, puis, sans trahir la moindre crainte, elle posa sa main sur la joue de David. Pour cela, elle dut se hisser sur la pointe des pieds.

Elle lui tâte le pouls ! s’étonna David en la voyant saisir le poignet de Bahjat.

Elle dit à nouveau quelque chose sur un débit précipité à l’homme qui était apparemment le chef du village. D’autres villageois se joignirent à la palabre tandis que les femmes et les enfants contemplaient David avec curiosité.

Si ce dernier ne comprenait pas un mot, le timbre des voix était révélateur de la teneur de la discussion. La majorité était de toute évidence opposée à accueillir les deux étrangers. La vieille pointa le doigt sur Bahjat et proféra quelques phrases sarcastiques. David remarqua qu’elle n’avait pour ainsi dire plus de dents. Le chef du village, qui semblait le plus âgé — des fils gris étaient mêlés à son épaisse toison — ouvrait à peine la bouche.

Mais quand il parla, tout le monde fit silence. Son discours terminé, il se tourna vers David et, d’un geste, lui ordonna de le suivre. Les autres s’écartèrent et emboîtèrent le pas au jeune homme, à la vieille et à leur chef.

Les cabanes, étroites et enfumées, sentaient la sueur humaine. Le sol était de terre battue et les murs étaient faits de pierres grossières empilées. Si l’on s’asseyait assez près du maigre feu qui brûlait au milieu de ces masures, on pouvait se réchauffer la figure et les mains mais on avait le dos glacé. Le régime de base était constitué par une sorte de bouillie de légumes relevée d’épices sans la moindre bribe de viande. Les ustensiles, les récipients utilisés pour la cuisine, les motifs décoratifs sculptés dans le bois, la pierre ou l’argile étaient les mêmes que ceux que David se rappelait avoir vus dans les ouvrages sur les Incas.

Ce sont les montagnards. Ils vivent de cette manière depuis des milliers d’années. Pendant que les Incas édifiaient leur empire, que les Espagnols les anéantissaient, que le Pérou naissait comme nation et se libérait du joug espagnol, que le Gouvernement mondial s’imposait… ces hommes et ces femmes menaient la même existence coupée de tout le reste… de génération en génération.

Les villageois étaient presque totalement démunis mais ils partagèrent le peu qu’ils possédaient avec David et Bahjat. La vieille semblait être la guérisseuse en titre de la communauté. En compagnie de deux autres commères tout aussi édentées, elle transporta Bahjat dans sa cabane et se mit en devoir de lui faire boire un bouillon chaud confectionné à l’aide des herbes séchées suspendues à des chevilles plantées dans les murs. Pendant deux jours, la jeune fille demeura inconsciente et le fugitif d’Île Un passa son temps à tourner en rond devant la cabane.

Il dormait sur un grabat de paille et de peaux de bêtes dans celle que le chef du village occupait avec sa femme et son enfant unique — la petite fille qui s’était accroupie derrière ses jambes pour regarder le couple étranger dès son arrivée.

À l’aube du troisième jour, le chef le réveilla en le secouant par l’épaule et lui expliqua par une mimique éloquente qu’il voulait l’emmener quelque part en compagnie de deux de ses congénères. On sortit du village. Les Indiens portaient chacun trois ou quatre longs javelots de bois fuselés et un couteau d’acier était glissé à leur ceinture. Va-t-on à la chasse ? s’interrogea David. Ou est-ce à moi que ces armes sont destinées ?

Il avait toujours son pistolet qui contenait encore cinq balles. Les Indiens n’y avaient pas prêté la moindre attention.

Ils descendirent le versant de la colline en direction d’une zone boisée. D’énormes conifères, plus gros que tous ceux qui poussaient sur Île Un, dressaient majestueusement leurs ramures vers le ciel embrumé. Il faisait sombre dans les bois. Froid. Leur obscurité était mystérieuse. Mais les hommes savaient exactement ce qu’ils avaient à faire. Ils disposèrent des pièges primitifs faits de lianes et de bâtons.

La tâche terminée, le chef conféra brièvement avec ses compagnons, puis le groupe s’enfonça plus profondément dans la forêt. Précédé par son amphitryon, les deux porteurs de javelots sur ses talons, David éprouvait une certaine nervosité et, tout en avançant le long de la piste silencieuse, il tripotait machinalement la crosse de son pistolet tous les quelques pas.

Les arbres commencèrent à s’espacer et il se rendit compte que l’on approchait d’un escarpement. En bas, très loin, un ruisseau gargouillait, faisant jaillir des éclaboussures. Une route pavée le longeait.

Le chef la désigna du doigt, puis désigna David, dit quelques mots et fit un grand geste circulaire.

David hocha la tête.

— Vous voulez dire que c’est la route qui conduit à la civilisation ? Que c’est par là que je devrai partir quand je quitterai votre village ?

Il tendit le bras dans la même direction que l’avait fait le chef et un large sourire éclaira le masque tanné de ce dernier.

Mais au lieu de faire demi-tour pour regagner le village, il entraîna David le long de la falaise qui s’étirait parallèlement à la route.

Au bout d’une demi-heure de marche environ, David vit soudain une gigantesque tranchée qui s’ouvrait dans la forêt en contrebas. Bulldozers et pelleteuses déracinaient les arbres, arrachaient la couche d’humus superficielle, charcutaient la terre, y creusant une plaie déchiquetée. Le ruisseau, à présent, était souillé et charriait de la boue.

Ils dominaient de si haut le chantier que les énormes engins de terrassement avaient l’air de joujoux. On n’entendait même pas leurs grondements qu’étouffait la brise qui soufflait sur la falaise.

— La route amène la civilisation, dit David. Et elle est en train de vous rattraper.

À en juger par leurs lugubres hochements de tête et à la façon dont les trois Indiens regardaient le spectacle en serrant les mâchoires, il sautait aux yeux que l’arrivée de la civilisation était loin de susciter leur enthousiasme.

— Je ne peux rien y faire, reprit David. Ce n’est pas moi. Je n’y suis pour rien. Je ne peux pas les arrêter.

Ils ne comprenaient pas les mots mais leur sens ne leur échappait pas. Le ton de David ne laissait pas place au doute. Il était impuissant. Tous étaient impuissants.

À pas lents, ils rebroussèrent chemin et relevèrent les pièges. Une demi-douzaine de petits mammifères avaient été capturés. Les Indiens les achevèrent rapidement et proprement à l’aide de leurs poignards — à l’exception d’un lapin blanc comme neige qu’ils rendirent à la liberté pour quelque mystérieuse raison.

Il faisait noir quand on rentra au village. Les femmes et les enfants sortirent des cabanes pour accueillir les valeureux chasseurs. David se dirigea directement vers celle de la guérisseuse.

La vieille le laissa entrer. Bahjat était assise, l’œil clair. De toute évidence, la fièvre était tombée.

— Ça va mieux ! s’exclama David. Comment vous sentez-vous ?

— Faible… mais il y a un sérieux progrès.

La maritorne édentée se mit à tirailler sur la chemise du garçon en lui montrant la porte. Il était manifeste qu’elle entendait le mettre dehors.

— Je voudrais seulement lui parler… rien qu’une minute, protesta-t-il.

Mais il n’y eut rien à faire. La fée Carabosse le poussa vers la sortie en baragouinant quelque chose d’incompréhensible. Bahjat sourit, haussa les épaules et prit l’écuelle fumante posée à côté de sa couche. Elle commença à boire la décoction.

— Je reviendrai demain, lui lança David à contrecœur par-dessus la tignasse blanche de la vieille qui l’expulsait sans ménagements.

— À demain, répondit Bahjat en lui souriant à nouveau.

David s’éloigna en proie à un tourbillon d’émotions qu’il n’avait encore jamais éprouvées. Il se sentait étourdi, c’était comme une sensation de vertige. Il mit cela sur le compte de l’altitude et des fatigues de la journée mais il ne tarda pas à se rendre compte que ce n’était pas uniquement cela. Bahjat était sauvée. Les Indiens lui avaient montré la route qui menait à la civilisation. Il débordait de gratitude, il était considérablement soulagé et jamais il n’avait été aussi heureux. Cependant, il y avait aussi autre chose, quelque chose qui bouillonnait en lui et qu’il était incapable d’identifier.

Cela ne cessa de le hanter pendant le repas. Le menu comportait de la viande et des pommes de terre cuites sous la cendre. Il sourit intérieurement quand il porta la première bouchée à ses lèvres : c’était du lapin, l’un des éléments de base du régime alimentaire en vigueur sur Île Un.

Quand le feu ne fut plus qu’un tas de braises, au lieu de gagner sa paillasse, il sortit de la cabane et s’enfonça dans la nuit claire et froide où bruissait le vent des montagnes. Enveloppé dans la couverture qu’il avait empruntée et qui le grattait, il traversa le village endormi. Levant les yeux vers les étoiles, il essaya de comprendre pourquoi il ressentait ce qu’il ressentait, de comprendre ce qui lui arrivait. Tel un fanal à l’éclat fixe, Île Un croisait sereinement dans les cieux.

Petit à petit, tandis que les astres décrivaient leur course sur la voûte céleste, la lumière se faisait en lui. C’était à ces gens que Bahjat devait la vie, et lui aussi. Ils auraient pu refuser de les accueillir, les chasser. Alors, il aurait péri dans ces montagnes désertiques avant d’avoir pu trouver des secours. Et Bahjat l’aurait précédé dans la mort.

Comment m’acquitter de ma dette envers eux ? se demandait David, les yeux fixés sur l’étoile qui était Île Un. Il regretta fugacement de ne pas pouvoir consulter le Dr Cobb. Il saurait ce qu’il faudrait faire, lui.

Non, je dois régler le problème moi-même. Tout seul. Ce ne sont pas les ordinateurs qui peuvent m’aider. Tout seul.

Il passa la nuit à tourner autour du village en se creusant la tête. À deux reprises, il remarqua que le chef était sorti de sa cabane, il se tenait sur le seuil de la porte. Sans bouger, sans interrompre ses allées et venues, respectant la méditation de son hôte.

Les villageois avaient tout ce dont ils avaient besoin, tout ce qu’ils pouvaient désirer. Ils vivaient dans l’harmonie et la paix au sein de cet environnement rude. Mais, bientôt, tout cela disparaîtrait, effacé par les machines dévoreuses de montagnes. La civilisation gagnerait de proche en proche. Naîtrait une nouvelle ville pour loger une partie de la multitude qui faisait éclater les cités et les fermes. Un aéroport, un complexe industriel. Qu’importe ce qu’ils étaient en train de construire à quelques kilomètres de là, ils construiraient encore autre chose d’ici quelques années. Plus près. Peut-être directement sur l’emplacement du village.

David ne pouvait rien faire pour empêcher cela. À moins que… Il leva derechef les yeux vers le ciel qui pâlissait à l’approche de l’aurore. Île Un s’était couchée derrière l’horizon déchiqueté.

Avant de quitter le village, il fallait qu’il leur donne quelque chose. Quelque chose qui soit bien à lui. Un symbole de sa reconnaissance, une promesse et un gage qu’ils conserveraient. Mais quoi ? Il ne possédait que les vêtements qu’il avait sur le dos, ses bottes et le pistolet qui lui serait nécessaire lorsqu’il aurait réintégré l’univers des villes, de la rébellion et de la violence. D’ailleurs, rien de tout cela n’avait paru intéresser les Indiens.

Et, brusquement, il eut une illumination. Un présent qui n’aurait strictement aucune valeur d’usage mais qui serait profondément symbolique. Quand le soleil surgit et que les pics enneigés commencèrent à rosir, David savait ce qu’il ferait.

Il dormit toute la matinée et, au réveil, il alla rendre visite à Bahjat. La vieille guérisseuse le laissa entrer mais elle s’accroupit devant la porte et resta à les surveiller tous les deux.

La jeune fille avait maigri, l’ossature de son visage était plus sèche mais ses yeux étaient limpides. Ils passèrent l’après-midi ensemble. La vieille autorisa Bahjat à se lever et à faire le tour du village avec David. Quatre adolescentes suivaient le couple à distance respectueuse.

— Je crois que, demain, je serai capable de prendre la route, dit Bahjat. Je me sens plus solide sur mes jambes. J’ai seulement la tête qui tourne un peu.

— C’est l’altitude. Nous devons être à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, au moins.

— Où sommes-nous ? Que s’est-il passé ? Je me rappelle le camion et puis il y a eu un avion…

David lui expliqua comment, après qu’ils eurent été interceptés par les chasseurs péruviens, le pilote les avait abandonnés dans les montagnes.

— Mais les Indiens ont pris soin de nous. Ils m’ont montré une route qui doit mener à une ville quelconque. Le pilote m’a dit que nous sommes à une cinquantaine de kilomètres de Ciudad Nuevo et si vos amis s’y trouvent encore…

— Vous m’avez prise avec vous ? Alors que vous auriez pu laisser la police me capturer et vous sauver tout seul ?

— Euh… oui, en effet, fit David, surpris.

— Mais vous rendez-vous compte que si je contacte le F.R.P., il vous considérera comme notre prisonnier ?

— Cela ne m’était pas venu à l’esprit, répondit-il avec un haussement d’épaules.

Le lendemain matin, dès qu’ils eurent fini la bouillie granuleuse faisant office de petit déjeuner, le chef fit sortir David de la cabane. Tout le village semblait savoir que les deux visiteurs étaient sur le départ. Bahjat émergea à son tour du gourbi de la guérisseuse et quand elle eut rejoint David au milieu de la place centrale du village, tout le monde s’aggloméra autour d’eux.

En silence, le chef leur remit à chacun une couverture rouge et bleue.

— Elles sont superbes, dit Bahjat en recevant ce présent. Où se les procurent-ils ?

— Peut-être qu’ils ont des troupeaux de moutons plus haut. Où qu’ils les troquent contre des peaux.

D’autres villageois s’approchèrent avec des sacs de grain et de petites écuelles sculptées.

— Ce sont les provisions de route, murmura Bahjat.

David opina. Il songeait au présent qu’il avait décidé de faire aux Indiens. Il fit un pas en direction du chef et tendit le doigt vers le couteau fixé à la ceinture de ce dernier. Une ombre passa sur son visage mais l’Indien sortit lentement le poignard de sa gaine et le tendit au jeune homme. Tout le village observait la scène en retenant son souffle.

David revint devant le petit trésor amoncelé et prit une écuelle de la main gauche. Puis, le poignard dans la main droite, d’un geste prompt, il s’entailla le gras du bras. Ce n’était qu’une estafilade superficielle mais la douleur fut cuisante et la plaie ne tarda pas à saigner.

Une exclamation sourde monta de la petite foule et Bahjat ouvrit la bouche toute grande. David rendit son couteau au chef et plaça l’écuelle sous la coupure. Quelques gouttes de sang y tombèrent. Alors, il présenta le récipient à son hôte.

— C’est la seule chose que je puisse vous offrir pour l’instant.

Le chef était visiblement ému. Tenant l’écuelle dans une main et le couteau dans l’autre, il se tourna et leva les bras pour que tout le village les voie. Un murmure d’approbation monta.

— Vous saignez toujours, chuchota Bahjat.

— Cela va s’arrêter d’ici une minute. J’ai un taux de coagulation très élevé.

Ce fut alors que David se rendit compte de ce que le chef était en train de faire. Aussi majestueux et puissant que les montagnes mêmes, il porta l’écuelle à ses lèvres et but son contenu.

Inch Allah ! fit Bahjat dans un souffle.

Le chef, à son tour, s’entailla le bras d’un geste précis et recueillit son propre sang dans l’écuelle qu’il présenta ensuite à David.

— Vous n’allez quand même pas…

La voix de Bahjat s’étrangla : David buvait le sang du chef.

Une clameur s’éleva des rangs de la foule. Le chef posa sa main sur l’épaule du garçon. Il ne prononça pas un mot. C’était inutile. Simplement, tous deux restèrent quelque temps immobiles face aux villageois tandis que le vent des montagnes gémissait alentour.

Enfin, le chef fit un pas en arrière. David ramassa les vivres et les couvertures. Bahjat et lui se mirent en marche. Le chef chargea deux hommes de les guider jusqu’à la route à travers la forêt et se retira dans sa cabane, trop bouleversé pour faire lui même ce bref parcours.

Le soleil était à présent haut dans le ciel et, leur solitude retrouvée, David et Bahjat suivaient la route pavée. Ils avaient évité le chantier de construction, préférant gagner directement la ville où ils avaient des chances d’entrer en liaison avec un groupe local du F.R.P.

— Mais quelle était la raison d’être de toute cette cérémonie ? s’enquit Bahjat.

— Ils ont été si hospitaliers que j’ai voulu leur faire don de quelque chose en témoignage de gratitude. (Le bras de David le lancinait un peu mais il y avait longtemps que le sang ne coulait plus.) Après tout, ils nous ont sauvé la vie.

— Oui, mais… du sang !

— C’était tout ce que j’avais. Et c’est un rite qui a une profonde signification pour eux. Je suis sûr que nous sommes maintenant officiellement membres adoptifs de la tribu.

— Vous. Moi, ils m’ont considérée comme quantité négligeable.

— Si vous voulez, répliqua David en souriant, nous pouvons revenir sur nos pas et recommencer la cérémonie pour vous. Je suis certain qu’ils seraient très contents de…

— Ah non alors !

Ils continuèrent d’avancer sur la route déserte. Le soleil était chaud.

— Comment m’avez-vous conduite au village si j’étais inconsciente quand l’avion s’est posé ? demanda Bahjat de but en blanc.

— Je vous ai portée, répondit distraitement David qui pensait toujours aux villageois et à ce qu’il pourrait faire pour les aider.

— Vous m’avez portée ? Jusqu’au village ?

— Il n’était pas très loin.

— Et vous y êtes resté deux jours et deux nuits alors que j’étais malade ?

Il secoua affirmativement le menton.

— Pourquoi ?

— Je n’allais pas vous laisser dans l’état où vous étiez.

Elle s’arrêta et lui saisit le bras.

— Mais vous ne vous rendez donc pas compte que nous sommes ennemis ? J’ai détourné votre navette. Vous voulez aller à Messine et c’est bien le dernier endroit où, moi, je souhaite me rendre. Quand nous aurons atteint la ville, je prendrai contact avec mes amis et vous serez notre prisonnier, notre otage.

— C’est peut-être vous qui serez ma prisonnière, fit David en tapotant son pistolet.

Bahjat secoua la tête.

— Vous ne pourriez pas aller très loin sans mon aide.

— Vous, sans la mienne, vous seriez actuellement dans un hôpital sous la surveillance de la police argentine, riposta-t-il.

— Qu’espérez-vous de moi ? Que je vous sois reconnaissante.

— J’espère… (David s’interrompit, prit une profonde aspiration et se remit en marche.) Écoutez… ne pouvons-nous pas être simplement amis sans nous occuper de politique ?

— C’est impossible, laissa-t-elle tomber avec fermeté.

— Impossible ou pas, on pourrait toujours essayer. Cela vaudrait mieux. J’ai l’impression que nous allons suivre cette route pendant un bon moment. Et si vos amis de Ciudad Nuevo ne valent pas mieux que ceux de Santa Rosa, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Elle ne répondit pas. Mais elle ne s’écarta pas de lui. Et quand David se mit à fredonner une chanson qu’elle n’avait jamais entendue, elle s’efforça de le regarder de travers mais se retrouva en train de lui sourire.

27

PERSONNEL ET STRICTEMENT CONFIDENTIEL

28 août 2008.

Dest. : Dr Cyrus S. Cobb.

Exp. : M. T. Hunter Garrison.

Objet : Opération Proxy. La phase 1 de l’opération est maintenant terminée pour l’essentiel et la phase 2 va débuter incessamment. Vous n’ignorez pas que cette phase va se développer très rapidement pour atteindre les objectifs prévus en moins de trois mois. À cette date, la phase évacuation commencera. En conséquence, tous les préparatifs sur Île Un devront être achevés soixante jours francs après réception de la présente note. DÉTRUIRE APRÈS LECTURE !


T. Hunter Garrison était dans la serre au dernier étage de la Tour Garrison. La moiteur qui y régnait était accablante. Il suivait à l’holographe la conférence dont les participants étaient éparpillés d’un bout à l’autre du pays. L’écran, reproduisant une image grandeur nature, donnait l’impression que la serre était coupée en deux : là où se tenait Garrison, c’était un jardin tropical, humide et chaud, foisonnant d’orchidées, de fougères et de lianes ; en face, Leo et les autres chefs rebelles tenaient d’hétéroclites assises, chacun dans un décor différent.

Garrison, penché en avant dans son motofauteuil, le crâne miroitant, ne perdait pas un mot de la discussion. Son peignoir en bouclette bleu roi imbibé de transpiration. Il était seul dans la serre.

Il avait écouté toutes les conférences tenues par Leo dont la première remontait à plusieurs mois et aucun détail du soulèvement à l’échelle nationale que les guérilleros mettaient au point ne lui était inconnu. L’insurrection était condamnée d’avance, bien évidemment, mais l’idée de Leo était la bonne : frapper brutalement sans se soucier des pots cassés.

— On va tout foutre en l’air, mec, disait l’homme de Los Angeles, celui qui avait les cheveux en broussaille. Ils croiront que c’est un tremblement de terre.

— La question est de savoir quand, répliqua calmement Leo.

— On est prêt à foncer.

— Nous aussi !

La plupart des hommes et des femmes réunis autour de la table de conférence créée par l’électronique approuvèrent avec enthousiasme.

— Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne dans cette opération, fit la responsable de Kansas City.

Elle portait un collier de turquoises et son front était ceint d’un bandeau mais elle donnait à Garrison l’impression d’être plus noire qu’indienne.

— Quoi donc ? s’enquit Leo.

— Eh bien… on va descendre dans la rue et tirer dans le tas, bon. Mais nous savons que nous ne pourrons tenir devant l’armée. Ils nous écrabouilleront sous les bombes, ils lanceront sur nous les blindés, l’aviation et tout le bazar. Et les forces du Gouvernement mondial les appuieront par-dessus le marché. Alors, qu’est-ce qu’on retirera de tout ça ? Des quantités de frères et de sœurs se feront tuer. Pour quoi ?

— On a déjà discuté mille fois de cette question.

— Eh bien, ça fera mille et une, rétorqua la femme, imperturbable.

Leo secoua sa tête massive.

— On va montrer au pays, au peuple, au monde entier qu’on est décidé à se battre pour conquérir ce qui est à nous. Quatre-vingts pour cent de la population des États-Unis a la peau noire, basanée ou jaune. Et nous avons quatre-vingts pour cent des chômeurs, des ventres creux et des malades. Ils ont accaparé la grosse part du gâteau, les culs-blancs. Nous allons leur faire voir que nous voulons celle qui nous revient légitimement.

La femme eut un léger haussement d’épaules et Leo poursuivit :

— En frappant en même temps et partout, nous leur ferons comprendre qu’on est organisés et qu’ils ont intérêt à prendre nos exigences au sérieux. Qu’on n’est pas des grandes gueules qui criaillent en faisant la queue à la soupe populaire.

— Oui mais quand ils feront intervenir l’armée…

— On leur montrera que même leur putain d’armée n’est pas capable de les protéger. C’est vrai, ils nous materont après que nous aurons frappé. Mais ce sera trop tard pour M. Cul-Blanc. Il va dérouiller ! On va le cogner, et salement ! (Leo abattit son poing sur la table.) Quand on aura fini, toutes les villes de ce pays seront en proie aux flammes !

— Compte tenu des pertes que nous subirons, ça ne me parait pas tellement payant, objecta la femme de Kansas City.

— On disait que l’offensive du Têt avait été une défaite pour le Vietcong. Mais c’est les Viêt qui ont gagné la guerre, ma poulette.

— Dix ans après.

Leo sourit.

— Non, pas dix ans. Moins que ça.

— Moi, ce qui me tracasse, c’est les armes, dit un homme. D’où c’est qu’elles viennent ?

— Ouais. Qui c’est qu’a tant de bontés pour nous ?

— Ou qui nous prépare un piège ?

— Il n’y a pas de piège, répondit Leo. Le matériel nous est fourni par des gens qui veulent nous aider.

— Qui ? Et pourquoi ?

— Je ne peux pas vous le dire. D’ailleurs, il vaut mieux que vous ne le sachiez pas.

— Mais toi, tu sais qui ?

— Tu parles !

Garrison sourit intérieurement. Plusieurs des chefs rebelles assis autour de la table de conférences avaient essayé de découvrir l’origine des expéditions d’armes. Mais c’étaient des conspirateurs amateurs. Ils connaissaient les rues des villes comme leur poche mais comment auraient-ils pu rivaliser avec la science et la puissance des consortiums géants ?

— Poursuivons, disait Leo. Il reste encore un gros point d’interrogation. Quand passons-nous à l’attaque ?

— Le plus tôt sera le mieux. Il n’est pas possible de garder les flingues planqués éternellement.

— On est prêt à y aller.

— Dans deux jours maximum.

— O.K., fit Leo. On est lundi. On passera à l’action… jeudi à midi, heure de la côte est.

— Ce qui fait neuf heures du mat’ ici, dit le garçon de Los Angeles.

— Eh ! Jeudi, c’est le jour du Thanksgiving !

— Tiens, c’est vrai, ricana Leo. Parfait ! Ça leur tombera sur le râble entre la dinde et le fromage.

Tous s’esclaffèrent.

— Personne n’a d’objections à formuler ?

Silence.

— Alors, c’est entendu comme ça. Jeudi prochain à midi, heure de la côte est. Bonne chance.

L’image holographique que Garrison regardait sur son écran se dissocia à mesure que les vingt-quatre segments qui la composaient disparaissaient les uns après les autres. Il ne restait plus, maintenant, à la périphérie de la surface opaque de l’écran, que Leo et son visage noir et luisant. Il était perdu dans ses pensées.

C’est un chef, il n’y a pas de doute, songea Garrison. Il faudra qu’il meure un de ces jours… quand il aura fait ce qu’il est nécessaire qu’il fasse.

Leo se tourna, face à la caméra, et l’on eût dit qu’il regardait Garrison dans les yeux. Les doigts du vieil homme frémirent au-dessus du boîtier de commande encastré dans l’accoudoir du fauteuil, prêts à couper la projection.

— Vous êtes là, Garrison.

Garrison n’était pas étonné. Il enclencha une touche pour émettre sa propre image.

— Je suis là, Greer.

— Je m’en doutais, gronda Leo.

— Vous voilà promu leader national, à ce qu’on dirait.

— J’en suis un, putain de moi.

— Vous pouvez laisser tomber l’argot des bas-fonds, Greer, fit Garrison avec agacement. Ça ne m’impressionne pas.

— Ouais, je suppose. Mais peut-être que les bas-fonds me collent à la peau. Je suis Leo, maintenant. Greer est mort. Ou, en tout cas, il roupille vachement profond.

— Ce n’est pas aux bas-fonds que vous êtes accroché, c’est au pouvoir.

— Vous aussi.

Garrison réfléchit.

— C’est vrai, mon garçon. Moi aussi. Le pouvoir… C’est ça qui compte.

— Et comment ! Il y a une paye que vous me l’avez appris. À l’époque où je faisais du foot. Les grandes équipes vous appartenaient.

— Elles m’appartiennent toujours.

— Pourquoi est-ce que vous nous aidez ? (La voix de Leo s’était durcie.) Vous pensez que nous courons au suicide ?

— C’est hautement probable.

— Eh bien, vous vous trompez. Beaucoup de gars resteront sur le carreau mais on est des foules et on mettra toutes les villes des États-Unis à feu et à sang.

— Ne vous gênez pas pour moi.

Leo fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? Pourquoi est-ce que vous nous donnez un coup de main ?

— Cela me regarde. Contentez-vous de faire ce que vous estimez devoir faire et laissez-moi me soucier de mon cul blanc.

— Vous allez nous balancer des bombes à neutrons sur la tronche, c’est ça ? Tuer tout le monde dans les villes mais sans détruire les bâtiments. Quand le soulèvement aura commencé, boum !

Garrison secoua la tête.

— Il n’y aura pas de bombes à neutrons. Cela fait des années que le Gouvernement mondial a démantelé les dernières. Je n’essaierai pas de vous mettre des bâtons dans les roues. Allez-y. Étripez les Blancs.

— Vous en êtes un. Vous ferez partie du massacre.

— Nous verrons bien, mon garçon.

— Ouais, nous verrons.

C’était un feulement de tigre qui roulait dans la gorge de Leo.

Son image s’effaça. À présent, l’écran était entièrement vide. Garrison finit par en détacher ses yeux et, à nouveau, il enfonça une touche.

— Arlène, nous partons mardi.

— Demain ?

— C’est mardi, demain ?

— Oui.

— Écoutez-moi bien. Tu vas appeler Cobb. Tu lui parleras en personne. Dis-lui de préparer le cylindre B pour nous. Ma collection est-elle prête à déménager ?

— Depuis huit jours.

— Expédie-la immédiatement. Ce soir. Et préviens les autres membres du directoire. Nous nous retrouverons ici demain à midi et nous rallierons directement la colonie. Pas d’escales, ni à la station Alpha ni ailleurs. Ceux qui ne seront pas au rendez-vous à l’heure dite devront se débrouiller seuls.

— Tous les membres du directoire ne pourront pas être ici à midi, objecta Arlène. Le cheikh al-Hachémi est à des milliers de kilomètres…

— Tu diras à al-Hachémi et aux autres de se magner les fesses pour filer demain direction Île Un. Ça va péter jeudi !

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