Contes divers (1885)

Blanc et Bleu

Ma petite barque, ma chère petite barque, toute blanche avec un filet le long du bordage, allait doucement, doucement sur la mer calme, calme, endormie, épaisse et bleue aussi, bleue d’un bleu transparent, liquide, où la lumière coulait, la lumière bleue, jusqu’aux roches du fond.

Les villas, les belles villas blanches, toutes blanches, regardaient par leurs fenêtres ouvertes la Méditerranée qui venait caresser les murs de leurs jardins, de leurs beaux jardins pleins de palmiers, d’aloès, d’arbres toujours verts et de plantes toujours en fleur.

Je dis à mon matelot qui ramait doucement de s’arrêter devant la petite porte de mon ami Pol. Et je hurlai de tous mes poumons : « Pol, Pol, Pol ! »

Il apparut sur son balcon, effaré comme un homme qu’on réveille. Le grand soleil d’une heure l’éblouissant, il couvrait ses yeux de sa main.

Je lui criai : « Voulez-vous faire un tour au large ? »

Il répondit : « J’arrive. »

Et cinq minutes plus tard, il montait dans ma petite barque.

Je dis à mon matelot d’aller vers la haute mer.

Pol avait apporté son journal, qu’il n’avait point lu le matin, et, couché au fond du bateau, il se mit à le parcourir.

Moi, je regardais la terre. A mesure que je m’éloignais du rivage la ville entière apparaissait, la jolie ville blanche, couchée en rond au bord des flots bleus. Puis, au-dessus, la première montagne, le premier gradin, un grand bois de sapins, plein aussi de villas, de villas blanches, çà et là, pareilles à de gros œufs d’oiseaux géants. Elles s’espaçaient en approchant du sommet, et sur le faite on en voyait une très grande, carrée, un hôtel peut-être, et si blanche qu’elle avait l’air d’avoir été repeinte le matin même.


Mon matelot ramait nonchalamment, en méridional tranquille ; et comme le soleil qui flambait au milieu du ciel bleu me fatiguait les yeux, je regardai l’eau, l’eau bleue, profonde, dont les avirons blessaient le repos.

Pol me dit : « Il neige toujours à Paris. Il gèle toutes les nuits à six degrés. » J’aspirai l’air tiède en gonflant ma poitrine, l’air immobile, endormi sur la mer, l’air bleu. Et je relevai les yeux.

Et je vis derrière la montagne verte, et au-dessus, là-bas, l’immense montagne blanche qui apparaissait. On ne la découvrait point tout à l’heure. Maintenant, elle commençait à montrer sa grande muraille de neige, sa haute muraille luisante, enfermant d’une légère ceinture de sommets glacés, de sommets blancs, aigus comme des pyramides, le long rivage, le doux rivage chaud, où poussent les palmiers, où fleurissent les anémones.

Je dis à Pol : « La voici, la neige ; regardez. » Et je lui montrai les Alpes.

La vaste chaîne blanche se déroulait à perte de vue et grandissait dans le ciel à chaque coup de rame qui battait l’eau bleue. Elle semblait si voisine la neige, si proche, si épaisse, si menaçante que j’en avais peur, j’en avais froid.

Puis nous découvrîmes plus bas une ligne noire, toute droite, coupant la montagne en deux, là où le soleil de feu avait dit à la neige de glace : « Tu n’iras pas plus loin. »

Pol qui tenait toujours son journal prononça :

« Les nouvelles du Piémont sont terribles. Les avalanches ont détruit dix-huit villages. » Ecoutez ceci ; et il lut : « Les nouvelles de la vallée d’Aoste sont terribles. La population affolée n’a plus de repos. Les avalanches ensevelissent coup sur coup les villages. Dans la vallée de Lucerne les désastres sont aussi graves.

« A Locane, sept morts ; à Sparone, quinze ; à Romborgogno, huit ; à Ronco, Valprato, Campiglia, que la neige a couverte, on compte trente-deux cadavres.

« A Pirronne, à Saint-Damien, à Musternale, à Demonte, à Massello, à Chiabrano, les morts sont également nombreux. Le village de Balzéglia a complètement disparu sous l’avalanche. De mémoire d’homme on ne se souvient pas avoir vu une semblable calamité ‘

« Des détails horribles nous parviennent de tous les côtés. En voici un entre mille :

« Un brave homme de Groscavallo vivait avec sa femme et ses deux enfants.

« La femme était malade depuis longtemps.

« Le dimanche, jour du désastre, le père donnait des soins à la malade, aidé de sa fille, pendant que son fils était chez un voisin.

« Soudain une énorme avalanche couvre la chaumière et l’écrase. Une grosse poutre en tombant coupe presque en deux le père qui meurt instantanément.

« La mère fut protégée par la même poutre, mais un de ses bras resta serré et broyé dessous.

« De son autre main elle pouvait toucher sa fille, prise également sous la masse de bois. La pauvre petite a crié : “Au secours” pendant près de trente heures. De temps en temps elle disait : “Maman, donne-moi un oreiller pour ma tête. J’y ai tant mal.”

« La mère seule a survécu. »


Nous la regardions maintenant la montagne, l’énorme montagne blanche qui grandissait toujours, tandis que l’autre, la montagne verte, ne semblait plus qu’une naine à ses pieds.

La ville avait disparu dans le lointain.

Rien que la mer bleue autour de nous, sous nous, devant nous et les Alpes blanches derrière nous, les Alpes géantes avec leur lourd manteau de neiges.

Au-dessus de nous, le ciel léger, d’un bleu doux doré de lumière !

Oh ! La belle journée !

Pol reprit : « Ça doit être affreux, cette mort-là, sous cette lourde mousse de glace ! »

Et doucement porté par le flot, bercé par le mouvement des rames, loin de la terre, dont je ne voyais plus que la crête blanche, je pensais à cette pauvre et petite humanité, à cette poussière de vie, si menue et si tourmentée, qui grouillait sur ce grain de sable perdu dans la poussière des mondes, à ce misérable troupeau d’hommes, décimé par les maladies, écrasé par les avalanches, secoué et affolé par les tremblements de terre, à ces pauvres petits êtres invisibles d’un kilomètre, et si fous, si vaniteux, si querelleurs, qui s’entretuent, n’ayant que quelques jours à vivre. Je comparais les moucherons qui vivent quelques heures aux– bêtes qui vivent quelques ans, aux univers qui vivent quelques siècles. Qu’est-ce que tout cela ?

Pol prononça :

« Je sais une bien bonne histoire de neige. »

Je lui dis :

« Racontez. »

Il reprit :

« Vous vous rappelez le grand Radier, Jules Radier, le beau Jules ?

— Oui, parfaitement.

— Vous savez comme il était fier de sa tête, de ses cheveux, de son torse, de sa force, de ses moustaches. Il avait tout mieux que les autres, pensait-il. Et c’était un mangeur de cœurs, un irrésistible, un de ces beaux gars de demi-ton qui ont de grands succès sans qu’on sache au juste pourquoi.

« Ils ne sont ni intelligents, ni fins, ni délicats, mais ils ont une nature de garçons bouchers galants. Cela suffit.

« L’hiver dernier, Paris étant couvert de neige, j’allai à un bal chez une demi-mondaine que vous connaissez, la belle Sylvie Raymond.

— Oui, parfaitement.

— Jules Radier était là, amené par un ami, et je vis qu’il plaisait beaucoup à la maîtresse de maison. Je pensai : « En voilà un que la neige ne gênera point pour s’en aller cette nuit. »

Puis je m’occupai moi-même à chercher quelque distraction dans le tas des belles disponibles.

« Je ne réussis point. Tout le monde n’est pas Jules Radier et je partis, tout seul, vers une heure du matin.

« Devant la porte une dizaine de fiacres attendaient tristement les derniers invités. Ils semblaient avoir envie de fermer leurs yeux jaunes, qui regardaient les trottoirs blancs.

« N’habitant pas loin, je voulus rentrer à pied. Voilà qu’au tournant de la rue j’aperçus une chose étrange :

« Une grande ombre noire, un homme, un grand homme, s’agitait, allait, venait, piétinait dans la neige en la soulevant, la rejetant, l’éparpillant devant lui. Etait-ce un fou ? Je m’approchai avec précaution. C’était le beau Jules.

« Il tenait en l’air d’une main ses bottines vernies et de l’autre ses chaussettes. Son pantalon était relevé au-dessus des genoux, et il courait en rond, comme dans un manège, trempant ses pieds nus dans cette écume gelée, cherchant les places où elle était demeurée intacte, plus profonde et plus blanche. Et il s’agitait, ruait, faisait des mouvements de frotteur qui cire un plancher.

« Je demeurai stupéfait.

« Je murmurai :

« Ah çà ! Tu perds la tête ? »

« Il répondit sans s’arrêter : “Pas du tout, je me lave les pieds. Figure-toi que j’ai levé la belle Sylvie. En voilà une chance ! Et je crois que ma bonne fortune va s’accomplir ce soir même. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Moi, je n’avais pas prévu ça, sans quoi j’aurais pris un bain.”

Pol conclut : « Vous voyez donc que la neige est utile à quelque chose. »


Mon matelot, fatigué, avait cessé de ramer. Nous demeurions immobiles sur l’eau plate.

Je dis à l’homme : « Revenons. » Et il reprit ses avirons.

A mesure que nous approchions de la terre, la haute montagne blanche s’abaissait, s’enfonçait derrière l’autre, la montagne verte.

La ville reparut, pareille à une écume, une écume blanche, au bord de la mer bleue. Les villas se montrèrent entre les arbres. On n’apercevait plus qu’une ligne de neige, au-dessus, la ligne bosselée des sommets qui se perdait à droite, vers Nice.

Puis, une seule crête resta visible, une grande crête qui disparaissait elle-même peu à peu, mangée par la côte la plus proche.

Et bientôt on ne vit plus rien, que le rivage et la ville, la ville blanche et la mer bleue où glissait ma petite barque, ma chère petite barque, au bruit léger des avirons.


3 février 1885

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