Jacques de Randal, ayant dîné seul chez lui, dit à son valet de chambre qu’il pouvait sortir et il s’assit devant sa table pour écrire des lettres.
Il finissait ainsi toutes les années, seul, écrivant et rêvassant. Il faisait pour lui une sorte de revue des choses passées depuis le dernier jour de l’an, des choses finies, des choses mortes, et à mesure que surgissaient devant ses yeux les visages de ses amis, il leur écrivait quelques lignes, un bonjour cordial du 1er janvier.
Donc il s’assit, ouvrit un tiroir, prit dedans une photographie de femme, la regarda quelques secondes, et la baisa. Puis, l’ayant posée à côté de sa feuille de papier, il commença :
« Ma chère Irène, vous avez dû recevoir tantôt le petit souvenir que j’adresse à la femme ; je me suis enfermé ce soir, pour vous dire... »
La plume resta immobile. Jacques se leva et se mit à marcher.
Depuis dix mois il avait une maîtresse, non point une maîtresse comme les autres, une femme à aventures, du monde, du théâtre ou de la rue, mais une femme qu’il avait aimée et conquise. Il n’était plus un jeune homme, bien qu’il fût encore un homme jeune, et il regardait la vie sérieusement en esprit positif et pratique.
Donc il se mit à faire le bilan de sa passion comme il faisait, chaque année, la balance des amitiés disparues ou nouvelles, des faits et des gens entrés dans son existence.
Sa première ardeur d’amour s’étant calmée, il se demanda, avec une précision de commerçant qui compte, quel était l’état de son cœur pour elle, et il tâcha de deviner ce qu’il serait dans l’avenir.
Il y trouva une grande et profonde affection, faite de tendresse, de reconnaissance et des mille attaches menues d’où naissent les longues et fortes liaisons.
Un coup de sonnette le fit sauter. Il hésita. Ouvrirait-il ? Mais il se dit qu’il faut toujours ouvrir, en cette nuit du nouvel an, ouvrir à l’inconnu qui passe et frappe, quel qu’il soit.
Il prit donc une bougie, traversa l’antichambre, ôta les verrous, tourna la clef, attira la porte à lui et aperçut sa maîtresse debout, pâle comme une morte, les mains appuyées au mur.
Il balbutia :
« Qu’avez-vous ? »
Elle répondit :
« Tu es seul ?
— Oui.
— Sans domestiques ?
— Oui.
— Tu n’allais pas sortir ?
— Non. »
Elle entra, en femme qui connaît la maison. Dès qu’elle fut dans le salon, elle s’affaissa sur le divan, et couvrant son visage de ses mains, se mit à pleurer affreusement.
Il s’était agenouillé devant elle, s’efforçant d’écarter ses bras, de voir ses yeux et répétant :
« Irène, Irène, qu’avez-vous ? Je vous en supplie, dites-moi ce que vous avez ? »
Alors elle murmura, au milieu des sanglots :
« Je ne puis plus vivre ainsi. »
Il ne comprenait pas.
« Vivre ainsi ?... Comment ?...
— Oui. Je ne peux plus vivre ainsi je ne te l’ai jamais dit... C’est affreux... Je ne peux plus... je souffre trop... Il m’a frappée tantôt...
— Qui... ton mari ?
— Oui... mon mari.
— Ah ! »
Il s’étonnait, n’ayant jamais soupçonné que ce mari pût être brutal. C’était un homme du monde, du meilleur, un homme de cercle, de chevale de coulisses et d’épée ; connu, cité, apprécié partout, ayant des manières fort courtoises, un esprit fort médiocre, l’absence d’instruction et d’intelligence réelle indispensable pour penser comme tous les gens bien élevés, et le respect de tous les préjugés comme il faut.
Il paraissait s’occuper de sa femme comme on doit le faire entre personnes riches et bien nées. Il s’inquiétait suffisamment de ses désirs ; de sa santé, de ses toilettes, et la laissait parfaitement libre d’ailleurs.
Randal, devenu l’ami d’Irène, avait droit à la poignée de maille affectueuse que tout mari qui sait vivre doit aux familiers de sa femme.
Puis quand Jacques, après avoir été quelque temps l’ami, devint l’amant, ses relations avec l’époux furent plus cordiales, comme il convient.
Jamais il n’avait vu ou deviné des orages dans cette maison, et il demeurait effaré devant cette révélation inattendue.
Il demanda :
« Comment cela est-il arrivé, dis-moi ? »
Alors elle raconta une longue histoire, toute l’histoire de sa vie, depuis le jour de son mariage. La première désunion née d’un rien, puis s’accentuant de tout l’écart qui grandissait chaque jour entre deux caractères opposés.
Puis étaient venues des querelles, une séparation complète, non apparente, mais effective, puis son mari s’était montré agressif, ombrageux, violent. Maintenant il était jaloux, jaloux de Jacques, et, ce jour-là même, après une scène, il l’avait frappée.
Elle ajouta avec fermeté : « Je ne rentrerai plus chez lui. Fais de moi ce que tu voudras. »
Jacques s’étais assis en face d’elle, leurs genoux se touchant. Il lui prit les mains :
« Ma chère amie, vous allez faire une grosse, une irréparable sottise. Si vous voulez quitter votre mari, mettez les torts de son côté, de telle sorte que votre situation de femme, de femme du monde irréprochable, reste sauve. »
Elle demanda en lui jetant un coup d’œil inquiet :
« Alors, que me conseilles-tu ?
— De rentrer chez vous, et d’y supporter la vie jusqu’au jour où vous pourrez obtenir soit une séparation, soit un divorce, avec les honneurs de la guerre.
— N’est-ce pas un peu lâche, ce que vous me conseillez là ?
— Non, c’est sage et raisonnable. Vous avez une haute situation, un nom à sauvegarder, des amis à conserver et des parents à ménager. Il ne faut point l’oublier et perdre tout cela par un coup de tête. »,
Elle se leva, et, avec violence : « Eh bien, non, je ne peux plus, c’est fini, c’est fini, c’est fini ! »
Puis, posant ses deux mains sur les épaules de son amant et le regardant au fond des yeux :
« M’aimes-tu ?
— Oui.
— Bien vrai ?
— Oui.
— Alors, garde-moi. »
Il s’écria :
« Te garder ? Chez moi ? Ici ? Mais tu es folle ! Ce serait te perdre à tout jamais ; te perdre sans retour ! Tu es folle ! »
Elle reprit, lentement, avec gravité, en femme qui sent le poids de ses paroles :
« Ecoutez, Jacques. Il m’a défendu de vous revoir et je ne jouerai pas cette comédie de venir chez vous en cachette. Il faut, ou me perdre, ou me prendre.
— Ma chère Irène, dans ce cas-là, obtenez votre divorce et je vous épouserai.
— Oui, vous m’épouserez dans... deux ans au plus tôt. Vous avez la tendresse patiente.
— Voyons, réfléchissez. Si vous demeurez ici, il vous reprendra demain, puisqu’il est votre mari, puisqu’il a pour lui le droit et la loi.
— Je ne vous demandais pas de me garder chez vous, Jacques, mais de m’emmener n’importe où. Je croyais que vous m’aimiez assez pour cela. Je me suis trompée. Adieu. »
Elle se retourna et partit vers la porte, si vite qu’il la saisit seulement quand elle sortait du salon.
« Ecoutez, Irène... »
Elle se débattait, ne voulant plus rien entendre, les yeux pleins de larmes et balbutiant : « Laissez-moi ... Laissez-moi... Laissez-moi... »
Il la fit asseoir de force et s’agenouilla de nouveau devant elle, puis il tâcha, en accumulant les raisons et les conseils, de lui faire comprendre la folie et l’affreux danger de son projet. Il n’oublia rien de ce qu’il fallait dire pour la convaincre, cherchant, dans sa tendresse même, des motifs de persuasion.
Comme elle restait muette et glacée, il la pria, la supplia de l’écouter, de le croire, de suivre son avis.
Lorsqu’il eut fini de parier, elle répondit seulement :
« Etes-vous disposé à me laisser partir, maintenant ? Lâchez-moi, que je puisse me lever.
— Voyons, Irène...
— Voulez-vous me lâcher ?
— Irène... votre résolution est irrévocable ?
— Voulez-vous me lâcher !
— Dites-moi seulement si votre résolution, si votre folle résolution que vous regretterez amèrement est irrévocable ?
— Oui... Lâchez-moi.
— Alors, reste. Tu sais bien que tu es chez toi ici. Nous partirons demain matin. »
Elle se leva malgré lui, et, durement :
« Non. Il est trop tard. Je ne veux pas de sacrifice, je ne veux pas de dévouement.
— Peste. J’ai fait ce que je devais faire, j’ai dit ce que je devais dire. Je ne suis plus responsable envers toi. Ma conscience est tranquille. Exprime tes désirs et j’obéirai. »
Elle se rassit, le regarda longtemps, puis demanda, d’une voix très calme :
« Alors, explique.
— Quoi ? Que veux-tu que j’explique ?
— Tout... Tout ce que tu as pensé pour changer comme ça de résolution. Moi, alors, je verrai ce que je dois faire.
— Mais je n’ai rien pensé du tout. Je devais te prévenir que tu allais accomplir une folie. Tu persistes, je demande ma part de cette folie, et même je l’exige.
— Ça n’est pas naturel de changer d’avis si vite.
— Ecoute, ma chère amie. Il ne s’agit ici ni de sacrifice ni de dévouement. Le jour où j’ai compris que je t’aimais, je me suis dit ceci, que tous les amoureux devraient se dire dans le même cas :
« L’homme qui aime une femme, qui s’efforce de la conquérir, qui l’obtient et qui la prend, contracte vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis d’elle un engagement sacré. Il s’agit, bien entendu, d’une femme comme vous, et non d’une femme au cœur ouvert, au cœur facile.
« Le mariage, qui a une grande valeur sociale, une grande valeur légale, ne possède à mes yeux qu’une très légère valeur morale, étant données les conditions où il a lieu généralement.
« Donc, quand une femme, attachée par ce lien juridique, mais qui n’aime pas son mari, qui ne peut l’aimer, dont le cœur est libre, rencontre un homme qui lui plaît, et se donne à lui, quand un homme sans liaison prend une femme ainsi, je dis qu’ils s’engagent l’un vis-à-vis de l’autre, de par ce mutuel et libre consentement, bien plus que par le « oui » murmuré devant l’écharpe du maire.
« Je dis que, s’ils sont tous deux gens d’honneur, leur union doit être plus intime, plus forte, plus saine que si tous les sacrements l’avaient consacrée.
« Cette femme risque tout. Et c’est justement parce qu’elle le sait, parce qu’elle donne tout, son cœur, son corps, son âme, son honneur, sa vie, parce qu’elle a prévu toutes les misères, tous les dangers, toutes les catastrophes, parce qu’elle ose un acte hardi, un acte intrépide, parce qu’elle est préparée, décidée à tout braver, son mari qui peut la tuer et le monde qui peut la rejeter, c’est pour cela qu’elle est respectable dans son infidélité conjugale, c’est pour cela que son amant, en la prenant, croit avoir aussi tout prévu, et la préférer à tout, quoi qu’il arrive. Je n’ai plus rien à dire. J’ai parlé d’abord en homme sage qui devait vous prévenir, il ne reste plus en moi qu’un homme, celui qui vous aime. Ordonnez. »
Radieuse, elle lui ferma la bouche avec ses lèvres, et lui dit tout bas :
« Ce n’était pas vrai, chéri, il n’y a rien, mon mari ne se doute de rien. Mais je voulais voir, je voulais savoir ce que tu ferais, je voulais des... des étrennes... celles de ton cœur... d’autres étrennes que le collier de tantôt. Tu me les as données. Merci... merci... Dieu que je suis contente ! »
7 janvier 1887