Poul Anderson Échec aux Mongols

En dépit de son nom, John Sandoval n’avait rien d’un Anglo-Saxon. Et sa présence, en pantalon de coutil et chemisette bariolée, semblait déplacée, devant la fenêtre d’un appartement donnant sur le Manhattan du milieu du XXe siècle. Everard avait beau être habitué aux anachronismes, il avait toujours l’impression qu’il manquait à cet homme au sombre visage anguleux des tatouages de guerre, un cheval, et une carabine pointée sur quelque ennemi au visage pâle.

— Admettons, dit-il, que les Chinois aient découvert l’Amérique. C’est intéressant, mais en quoi cela nécessite-t-il mes services ?

— Du diable si je le sais ! répondit Sandoval.

Debout sur la peau d’ours blanc dont Bjarni Herjulfsson avait jadis fait cadeau à Everard, il tourna sa grande carcasse pour regarder par la fenêtre. Les gratte-ciel se découpaient sur le ciel clair ; les bruits de la circulation parvenaient assourdis à cette hauteur. Les mains de Sandoval se croisaient et se décroisaient derrière son dos.

— J’ai reçu l’ordre de contacter un Agent Non-Attaché, d’aller dans le passé avec lui et de prendre les mesures jugées nécessaires, poursuivit-il après une courte pause. C’est vous que je connaissais le mieux, alors… (Il laissa sombrer sa voix.)

— Mais pourquoi ne pas emmener plutôt un Indien comme vous ? demanda Everard. Je ne serais guère à ma place dans l’Amérique du XIIIe siècle.

— C’est ce qu’il faut. Ce n’en sera que plus saisissant, plus mystérieux… La tâche ne sera pas trop rude, d’ailleurs.

— Vraiment ? dit Everard.

Il tira de la poche de sa vieille veste d’intérieur une blague à tabac et une pipe qu’il se mit à bourrer d’un pouce nerveux. Une des leçons les plus difficiles qu’il avait dû apprendre, lors de son recrutement dans la Patrouille du Temps, était qu’aucune tâche, si importante fût-elle, n’exigeait l’organisation collective caractéristique des méthodes du XXe siècle. Les cultures anciennes, comme celle de la Grèce antique et de Kamakoura – et les civilisations postérieures aussi, à diverses époques – s’étaient attachées à développer l’excellence individuelle. Un seul diplômé de l’Académie de la Patrouille (muni, évidemment, d’outils et d’armes de l’avenir) pouvait valoir à lui seul une brigade.

C’était d’ailleurs aussi une question de nécessité. On disposait d’un nombre bien trop faible d’individus pour surveiller un nombre bien trop grand de millénaires.

— J’ai l’impression, dit lentement Everard, qu’il ne s’agit pas de la simple rectification d’une intervention extra-temporelle.

— C’est juste, dit Sandoval d’une voix âpre. Quand j’ai rapporté ce que j’ai découvert, le Bureau d’Etudes du Milieu Yuan a fait une enquête minutieuse. Il ne saurait être question de voyageurs dans le temps. Koublaï-Khan a tout conçu par lui-même. Il a pu être inspiré par les relations de voyages de Marco Polo, mais c’est de l’histoire légitime, même si le livre de Marco Polo ne mentionne rien de la sorte.

— Les Chinois avaient leur propre tradition maritime bien établie, dit Everard. Tout cela est très naturel après tout. Alors, où intervenons-nous ?

Au long des années, son âme s’était endurcie à l’instar de son corps. Néanmoins, il eut un léger frisson. L’idée qu’il s’efforçait de chasser de son esprit l’effrayait toujours. Quand, en la lointaine année 19352 après J.-C, l’homme, mortel et faillible, était devenu capable de voyager dans le temps, il l’était devenu également de changer le cours de l’histoire. Non pas aisément : la trame des événements a fortement tendance à se rectifier d’elle-même, mais il n’en existe pas moins des points décisifs. (Retournez en 1642, éternuez au visage d’un enfant malingre du nom d’Isaac Newton, communiquez-lui simplement le virus qui lui fera lâcher la faible prise qu’il avait sur la vie ; la physique continuera de se développer, mais plus lentement, et dominée pour le mieux ou pour le pire par les conceptions relativistes de Leibniz et les hypothèses de Huygens sur les ondulations lumineuses. Au bout de trois cents ans, le monde sera à peine reconnaissable. Vos propres parents ne seront jamais nés. Vous serez là dans le passé, sans ascendants, vous souvenant d’événements futurs qui – maintenant ! – n’ont jamais eu lieu. Cette notion viole la science et la logique de toute civilisation antérieure à celle, étrange, qui construisit le premier engin à explorer le temps.)

La Patrouille, rassemblement d’hommes de toutes les époques, dont les derniers dirigeants vivaient à quelques millions d’années de là, existait pour garder, guider et aider le trafic à travers le temps. Mais elle était destinée avant tout à la préservation de l’histoire établie.

Everard alluma sa pipe et en tira une longue bouffée. Comme Sandoval se taisait toujours, il lui demanda :

— Comment avez-vous fait pour déceler cette expédition ? Elle n’était pas en pays navajo, non ?

— Dites donc, je ne me contente pas d’étudier ma propre tribu, répondit Sandoval. Il y a trop peu d’Amérindiens dans la Patrouille, et il n’est pas commode de déguiser d’autres races. J’ai travaillé sur les migrations des tribus de l’Athabasca en général.

A l’inverse d’Everard, qui était un Non-Attaché – en fait, un policier itinérant – Sandoval était un spécialiste des questions ethniques, reconstituant l’histoire des peuples qui n’en gardaient pas de trace écrite, afin que la Patrouille sût exactement quels événements elle préservait.

— Je travaillais sur le versant Est des Monts des Cascades, près du Lac du Cratère, poursuivit-il. C’est le pays Lutuami, mais j’avais des raisons de croire qu’une tribu de l’Athabasca dont j’avais perdu la trace était passée par là. Les indigènes parlaient de mystérieux étrangers venus du nord. J’allai jeter un coup d’œil et c’est alors que je découvris l’expédition : des cavaliers mongols. Je remontai leurs traces et trouvai leur camp à l’embouchure de la Columbia, où quelques autres Mongols aidaient les marins chinois à garder les vaisseaux. J’ai enfourché mon saute-temps et pris mon vol en vitesse pour faire mon rapport.

Everard s’assit et regarda longuement son interlocuteur.

— Une enquête approfondie a-t-elle été faite du côté chinois ? demanda-t-il. Etes-vous absolument sûr qu’il n’y a pas eu d’altération extra-temporelle ? Ce pourrait être une de ces bévues dont les conséquences mettent des dizaines d’années à apparaître.

— C’est ce que j’ai pensé aussi quand cette mission m’a été confiée, fit Sandoval avec un signe de tête affirmatif. Je me suis même rendu directement au Quartier Général du Milieu Yuan, à Khan Baligh… Cambaluc ou Pékin pour vous. On m’y a dit qu’une vérification avait été faite, dans le temps jusqu’à l’époque de Gengis-Khan, et dans l’espace jusqu’en Indonésie. Et tout était parfaitement régulier, comme dans le cas des Scandinaves et de leur Vinland{Vinland: Région de l'Amérique du Nord découverte au XIe siècle par Leif Ericsson, qui lui donna ce nom parce qu'il y avait trouvé de la vigne. Plusieurs expéditions essayèrent vainement de retrouver ce pays. Il s'agirait, selon l'hypothèse la plus généralement admise, de la côte sud de la Nouvelle-Angleterre.}. Il se trouve simplement qu’ils n’ont pas bénéficié de la même publicité. Autant que la cour impériale chinoise pouvait le savoir, une expédition avait été envoyée et n’était jamais rentrée, et Koublaï avait estimé qu’il ne valait pas la peine d’en envoyer une autre. Les archives impériales en faisaient mention, mais elles furent détruites au cours de la révolte des Ming, qui chassa les Mongols. Les historiographes ont laissé cet incident de côté.

Everard gardait un air songeur. C’était un homme puissamment bâti, au visage tanné, aux yeux gris et aux cheveux bruns et raides. Normalement, il aimait son travail, mais dans ce cas particulier, quelque chose n’était pas normal.

— Il est évident que l’expédition s’est terminée par un désastre, dit-il. On voudrait en connaître la nature. Mais pourquoi avez-vous besoin d’un Agent Non-Attaché pour les espionner ?

Sandoval se détourna de la fenêtre. Everard pensa de nouveau combien le Navajo était peu à sa place ici. Il était né en 1930, avait combattu en Corée et avait eu ses études universitaires payées à titre d’ancien G.I. avant que la Patrouille l’eût pressenti, mais, pour une raison ou pour une autre, il ne s’était jamais tout à fait intégré au XXe siècle.

Mais n’en sommes-nous pas là, tous ? Quel est l’homme sensible qui pourrait supporter de connaitre le sort final de son peuple ?

— Mais mon rôle n’est pas d’espionner ! s’exclama Sandoval. Quand j’eus fait mon rapport, les ordres me sont venus directement du Quartier Général daneelien. Pas d’explications, pas d’excuses – l’ordre formel : arranger ce désastre. Modifier moi-même l’histoire !


L’an mil deux cent quatre-vingts de l’ère chrétienne :

Koublaï-Khan faisait régner sa loi sur un territoire considérable ; il rêvait d’un empire mondial et sa cour honorait tout invité apportant de nouvelles connaissances et une nouvelle philosophie. Un jeune marchand vénitien du nom de Marco Polo jouissait d’une faveur particulière. Mais tous les peuples n’admettaient pas un suzerain mongol. Des sociétés révolutionnaires secrètes florissaient dans tous ces royaumes conquis dont la masse formait le Cathay. Le Japon, où la puissante famille des Hojo épaulait le trône, avait déjà repoussé une invasion. D’autre part, les Mongols n’étaient pas unifiés, sauf en théorie. Les princes russes étaient devenus collecteurs d’impôts pour la Horde d’Or : le Grand-Khan Abaka régnait à Bagdad.

Ailleurs, un califat abbasside fantôme s’était réfugié au Caire ; Delhi était sous la dynastie slave ; Nicolas III était pape ; Guelfes et Gibelins écartelaient l’Italie ; Rodolphe de Habsbourg était empereur d’Allemagne ; Philippe III, le Hardi, Roi de France ; Edouard Ier gouvernait l’Angleterre. Au nombre des contemporains figuraient Dante, Duns Scot, Roger Bacon et Thomas le Poète{Thomas d'Erceldoune, ou Thomas the Rhymer, poète écossais (1220–1297) occupe dans le folklore écossais une position analogue à celle de Merlin dans le folklore anglais.}.

Et en Amérique du Nord, Manse Everard et John Sandoval venaient d’arrêter leurs chevaux pour regarder au bas d’une longue côte.

— C’est la semaine dernière que je les ai vus pour la première fois, dit le Navajo. Ils ont fait un bon bout de chemin depuis. A ce train-là, ils seront au Mexique d’ici deux mois, même si l’on tient compte des accidents de terrain qui les attendent.

— Pour des Mongols, cependant, ils progressent sans hâte, dit Everard.

Il porta ses jumelles à ses yeux. Autour de lui, avril répandait sa verdure sur la contrée. Les plus grands et les plus vieux hêtres eux-mêmes étaient couverts de tendres feuilles frémissantes. Les sapins mugissaient dans le vent qui soufflait des montagnes, froid, vif, et chargé d’un parfum de neige fondue, à travers un ciel où les oiseaux migrateurs se pressaient en troupes si nombreuses sur le chemin du retour que le soleil en était obscurci. Au loin, à l’ouest, les pics bleutés de la chaîne des Cascades flottaient dans une atmosphère irréelle. Vers l’est, le pied des collines était recouvert de forêts et de pâturages, et au-delà de l’horizon s’ouvrait l’immense prairie où les sabots des bisons résonnaient comme des grondements de tonnerre.

Everard braqua ses jumelles sur l’expédition. Elle serpentait en terrain découvert, suivant plus ou moins le cours d’une petite rivière. Soixante-dix hommes environ montaient des chevaux asiatiques au long poil fauve, aux jambes courtes et à la tête allongée. Derrière venaient des animaux de bât et de remonte. Il identifia quelques guides indigènes, reconnaissables autant par leur posture disgracieuse en selle que par leur physionomie et leurs vêtements. Mais c’étaient les nouveaux venus qui retenaient le plus son attention.

— Un lot de poulinières pleines servant de bêtes de somme, remarqua-t-il, autant pour lui-même que pour son compagnon. Je suppose qu’ils ont entassé autant de chevaux qu’ils ont pu dans leurs vaisseaux et qu’ils les ont laissés prendre de l’exercice et paître chaque fois qu’ils faisaient étape. Maintenant, ils en font naître d’autres à mesure qu’ils avancent. Cette race de petits chevaux est assez résistante pour survivre à un tel traitement.

— J’ai constaté que le détachement resté aux navires élevait aussi des chevaux, dit Sandoval.

— Que savez-vous encore au sujet de cette troupe ?

— Rien de plus que ce qui était consigné dans ces documents restés quelque temps dans les archives de Koublaï. Mais si vous vous souvenez, ceux-ci indiquaient simplement que quatre vaisseaux, sous le commandement du noyon Toktai et du savant Li Tai-Tsung, avaient été envoyés pour explorer les îles au-delà du Japon.

Everard acquiesça distraitement de la tête. Il n’y avait aucune raison de rester là à ressasser ce qu’ils avaient déjà débattu cent fois. Cela n’aboutissait qu’à retarder le moment de la décision.

Sandoval s’éclaircit la gorge.

— Je me demande s’il est sage de descendre là-bas tous les deux, dit-il. Pourquoi ne restez-vous pas ici en réserve, au cas où ils se montreraient méchants ?

— Le complexe du héros, hein ? dit Everard. Non, à nous deux, nous sommes plus forts. D’ailleurs, je ne m’attends pas à des ennuis. Pas encore. Ces gaillards-là sont bien trop intelligents pour se faire des ennemis gratuitement. Ils sont restés en bons termes avec les Indiens, vous le voyez. Et ils auront lieu de s’interroger sur notre nombre… Cependant, je boirais bien un coup avant.

— Oui. Et après aussi !

Chacun plongea la main dans la sacoche de sa selle, en sortit un bidon de deux litres et le porta à ses lèvres. Réchauffé par la gorgée de scotch, Everard stimula sa monture d’un claquement de langue et les deux Patrouilleurs descendirent la pente.

Un sifflement déchira l’air. Ils avaient été vus. Il continua de se diriger à la même allure vers la tête de la colonne mongole. Deux cavaliers d’escorte se placèrent sur les deux flancs, une flèche en position sur la corde de leur arc court et puissant, mais ils n’intervinrent pas.

Je pense que nous avons l’air inoffensif, se dit Everard. Comme Sandoval, il portait des vêtements du XXe siècle, veste de chasse pour se protéger du vent, chapeau contre la pluie. Mais son costume était beaucoup moins élégant que celui du Navajo, qui venait de chez le meilleur faiseur. Pour la forme, tous deux portaient des poignards, et pour parer à toute éventualité, des pistolets mitrailleurs Mauser et des projecteurs de rayons paralyseurs du XXXe siècle.

La troupe disciplinée s’arrêta presque comme un seul homme. Everard les examinait avec attention tout en approchant. En l’espace d’une heure ou deux, des connaissances assez complètes lui avaient été inculquées hypnotiquement, avant son départ, sur la langue, l’histoire, la technologie, les mœurs et la morale des Mongols, des Chinois, et même des Indiens de la région. Mais il n’avait encore jamais vu ces individus de si près.

Ils lui apparaissaient physiquement sans beauté : trapus, les jambes torses, le visage large et aplati encadré d’une barbe rare et luisant de graisse aux rayons du soleil. Ils étaient tous bien équipés, les pieds chaussés de bottes, le buste protégé par un pourpoint de cuir décoré à la laque, la tête coiffée d’un casque conique en acier, apparemment surmonté d’une pointe ou d’une plume. Leurs armes consistaient en un cimeterre, un couteau, une lance et un arc. Près de la tête de la colonne, un homme portait un fanion en queues de yacks orné de galons d’or. De leurs étroits yeux noirs impassibles, ils regardaient les Patrouilleurs approcher.

Le chef fut facilement identifié. Il voyageait dans le chariot, un manteau de soie en loques jeté sur les épaules. Il était un peu plus grand et avait un visage encore plus sévère que la moyenne de ses hommes, avec une barbe tirant sur le roux et un nez légèrement aquilin. Le guide indien assis près de lui ouvrit la bouche toute grande et se blottit dans un coin, mais le noyon Toktai ne broncha pas et jaugea Everard d’un regard ferme de bête de proie.

— Salut à vous, cria-t-il, quand les deux étrangers furent à même de l’entendre. Quel esprit vous amène ?

Il parlait avec un accent atroce le dialecte lutuami qui devait devenir plus tard la langue klamath.

— Salut à toi, Toktai, fils de Batu, répondit Everard dans un mongol guttural et très pur. Plaise au Tengri, nous venons dans des intentions pacifiques.

La réplique était habile. Everard vit des Mongols chercher sur eux des amulettes ou faire des signes contre le mauvais œil. Mais l’homme qui chevauchait à la gauche de Toktai ne fut pas long à se ressaisir.

— Ah ! fit-il. Les hommes des pays de l’ouest sont donc arrivés aussi sur cette terre.

Everard le regarda. Il était plus grand que les Mongols et avait la peau presque blanche, les traits fins et les mains délicates. Bien que vêtu à peu près comme les autres, il ne portait pas d’armes. Plus âgé que le noyon, il pouvait avoir dans les cinquante ans. Everard s’inclina sur sa selle et s’adressa à lui en chinois du nord:

— Très honoré Li Tai-Tsung, mon insignifiante personne répugne à te contrarier, mais nous appartenons au grand royaume situé plus au sud.

— Des rumeurs nous sont venues aux oreilles, dit le savant, qui ne parvenait pas à réprimer tout à fait son agitation. Jusque dans cette région, loin au nord, on parle d’un pays riche et splendide. Nous le cherchons afin d’apporter à votre Khan le salut du Khan des Khans, Koublaï, fils de Tuli, fils de Gengis. Le monde est aux pieds de Koublaï.

— Nous connaissons de renommée le Khan des Khans, dit Everard, comme nous connaissons le Calife, le Pape, l’Empereur et tous autres souverains de moindre importance. (Il devait louvoyer adroitement, ne pas insulter ouvertement le potentat du Cathay, tout en le maintenant à la place qui était sienne.) En revanche, nul ne connaît grand-chose de nous, car notre maître ne recherche pas le monde extérieur et n’encourage pas à le rechercher. Permettez-moi de présenter mon indigne personne. On m’appelle Everard, et je ne suis pas, comme on pourrait le croire, un Russe ni un Occidental. Je fais partie des gardes-frontière.

Il leur laissa le temps d’assimiler ce que cela signifiait.

— Tu n’es pas venu avec une forte escorte, dit Toktai d’un ton sec.

— Non, c’était inutile, dit Everard de sa voix la plus douce.

— Et tu es loin de ton pays, intervint Li.

— Pas plus loin que vous ne le seriez, honorables seigneurs, dans les marches kirghizes.

Toktai porta la main à la garde de son épée. Ses yeux étaient froids et méfiants.

— Allons, dit-il. Soyez les bienvenus comme ambassadeurs. Dressons le camp et écoutons le message de votre roi.


A l’ouest, le soleil déclinant donnait aux sommets encapuchonnés de neige une teinte d’argent bruni. Les ombres s’étiraient dans la vallée ; la forêt s’obscurcissait, mais la prairie largement déployée n’en semblait que plus lumineuse. Dans le calme du soir, les bruits se détachaient : remous et clapotis de la rivière, choc d’une hache, mouvements de chevaux en train de paître dans les hautes herbes. La fumée d’un feu de bois chargeait l’air d’une légère âcreté.

Les Mongols étaient visiblement décontenancés par leurs visiteurs et cette halte prématurée. Ils gardaient une expression figée, mais leurs yeux ne cessaient d’observer Everard et Sandoval tandis qu’ils murmuraient des formules de leurs diverses religions : incantations païennes surtout, mais aussi prières bouddhistes, musulmanes ou nestoriennes. Ce qui ne diminuait d’ailleurs en rien l’activité qu’ils déployaient pour dresser le camp, poster des sentinelles, soigner les animaux et préparer le repas. Mais Everard les trouvait plus silencieux qu’ils ne l’étaient normalement. Les notions imprimées dans son cerveau par l’hypno-éducateur lui disaient que les Mongols étaient naturellement loquaces et enjoués.

Il était assis en tailleur dans une tente. Sandoval, Toktai et Li complétaient le cercle. Des tapis les isolaient du sol et un feu de braise maintenait au chaud un récipient de thé. Seule cette tente avait été dressée. Sans doute ne transportaient-ils que celle-là et la réservaient-ils pour de telles réceptions. Toktai versa lui-même du kumiss à Everard qui en absorba une gorgée avec autant de bruit que l’exigeait l’étiquette, et passa le gobelet à son voisin. Il avait bu des liquides plus détestables encore que le lait de jument fermenté, mais il ne fut pas fâché de voir chacun se mettre au thé après cette cérémonie rituelle.

Le chef mongol prit la parole. Il ne parvenait pas à garder un ton uni, comme le faisait son secrétaire chinois. On le sentait se hérisser instinctivement : quels étaient ces étrangers qui osaient approcher autrement qu’en rampant l’homme de confiance du Khan des Khans ? Mais ses paroles restaient courtoises:

— Que nos hôtes veuillent bien nous dire maintenant ce que désire leur roi. Voudraient-ils d’abord nous le nommer ?

— Son nom ne doit pas être prononcé, dit Everard. De son royaume, tu n’as entendu que les rumeurs les plus vagues. Tu peux juger de sa puissance, noyon, par le fait qu’il n’a eu besoin que de nous deux pour une mission si lointaine et que nous ne sommes partis qu’avec une monture chacun.

Toktai grogna.

— Vous montez de beaux animaux, bien que je me demande comment ils se comporteraient dans la steppe. Vous a-t-il fallu longtemps pour venir jusqu’ici ?

— Pas plus d’une journée, noyon. Nous avons des ressources…

Everard fouilla dans sa veste de chasse et en tira deux petits paquets dans un emballage de cadeau de Noël.

— Notre seigneur nous a chargés de remettre aux chefs du Cathay ces témoignages de son estime.

Tandis que les deux asiatiques déballaient leur paquet, Sandoval se pencha vers Everard et lui glissa à l’oreille, en anglais :

— Surveillez leur expression, Manse. Nous avons gaffé.

— Comment cela ?

— Cette cellophane et ce cadeau clinquant font impression sur un barbare comme Toktai. Mais observez Li. Sa civilisation avait porté la calligraphie à la hauteur d’un art quand nos ancêtres se barbouillaient encore de peinture. Pour ce qui est de notre goût, nous venons de dégringoler sérieusement dans son estime.

Everard eut un haussement d’épaules imperceptible.

— Ma foi, on ne peut lui donner tort, n’est-ce pas ?

Leur colloque n’avait pas échappé aux autres. Toktai leur lança un froid regard, mais reporta son attention à son cadeau, une torche électrique, dont le fonctionnement dut lui être expliqué et qui lui tira des exclamations. Il en eut un peu peur pour commencer, et murmura même des paroles magiques, puis il se souvint qu’un Mongol ne doit rien craindre si ce n’est le tonnerre. Il se domina alors et fut bientôt aussi heureux qu’un enfant avec un nouveau jouet. Le meilleur choix pour un savant disciple de Confucius, comme Li, avait semblé être un livre, de la collection La Famille Humaine, dont la diversité et la technique d’illustration avaient des chances de le surprendre. Il se confondit en remerciements, mais Everard se demanda s’il était vraiment émerveillé. Un Patrouilleur apprenait vite que les goûts sophistiqués existent à tous les niveaux de civilisation.

Des présents devaient être offerts en retour : une belle épée chinoise et un ballot de peaux d’outres marines provenant de la côte. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’ils se remirent à parler affaires. Alors Sandoval s’arrangea pour obtenir des renseignements des autres avant d’en donner lui-même.

— Puisque vous en savez tant, commença Toktai, vous devez aussi savoir que notre invasion du Japon a échoué il y a quelques années.

— Le ciel en a voulu autrement, dit Li avec son affabilité de courtisan.

— Balivernes ! grommela Toktai. La stupidité des hommes en a voulu autrement, voilà ce que tu veux dire. Nous étions trop peu nombreux, trop ignorants, et venus trop loin par une mer trop agitée. Mais quoi ? Nous y retournerons un jour.

Everard savait qu’ils y retourneraient, et il songeait non sans une certaine tristesse qu’une tempête détruirait leur flotte, causant la mort d’on ne saurait jamais combien de jeunes hommes. Mais il laissa Toktai poursuivre :

— Le Khan des Khans a compris que nous devions en apprendre davantage sur les îles. Peut-être nous faudrait-il essayer d’établir une base quelque part au nord d’Hokkaïdo. Et puis, aussi, il y avait longtemps que nous entendions parler de terres plus loin à l’ouest. Des pêcheurs poussés par les vents hors de leur route ont eu parfois le temps de les apercevoir ; des marchands sibériens parlaient d’un détroit et d’un pays au-delà. Le Khan des Khans a rassemblé quatre vaisseaux avec des équipages chinois et m’a chargé de prendre avec moi cent guerriers mongols et de partir à la découverte.

Everard acquiesça de la tête, sans surprise. Les Chinois avaient des jonques depuis des centaines d’années, bateaux tenant bien la mer, manœuvrables, et pouvant contenir, certains, jusqu’à mille passagers. Ils devaient avoir quelque connaissance des Kouriles, au moins, même si les froides eaux septentrionales ne les avaient jamais beaucoup attirés.

— Nous avons longé successivement deux chaînes d’îles, dit Toktai. Elles étaient assez inhospitalières, mais nous avons pu faire escale çà et là, laisser sortir les chevaux, et apprendre quelque chose des indigènes. Et le Tengri m’est témoin que cela est difficile, quand on doit parfois interpréter à travers six langues ! Finalement, nous sommes parvenus sur la terre ferme, un grand pays, des forêts, beaucoup de gibier et de phoques. Trop pluvieux cependant. Nos vaisseaux ne demandaient qu’à continuer, alors nous avons suivi la côte, plus ou moins.

Everard s’imagina une carte. En longeant d’abord les Kouriles, puis les Aléoutiennes, on ne s’éloigne jamais beaucoup du continent. Avec leur quille de dérive, les jonques pouvaient trouver à jeter l’ancre même sur les côtes rocheuses de ces îles ; et en été, le temps n’est pas vraiment mauvais. D’autre part, le Kouro-Sivo vous pousse doucement et l’on navigue ainsi selon un immense arc de cercle. Toktai avait découvert l’Alaska avant de s’en être tout à fait rendu compte. Et puisque le pays devenait de plus en plus hospitalier à mesure qu’il progressait vers le sud, il avait poussé jusqu’à l’embouchure de la Columbia.

— Nous avons établi notre camp au déclin de l’année, dit le Mongol. Les tribus, par-là, sont arriérées et timides, mais assez accueillantes. On nous offrit toute la nourriture, les femmes et l’assistance que nous demandâmes. En retour, nos marins chinois enseignèrent aux indigènes quelques méthodes de pêche et de construction de bateaux. Nous passâmes l’hiver là-bas, apprîmes quelques idiomes et fîmes quelques reconnaissances à cheval à l’intérieur des terres. Partout, on nous parlait d’immenses forêts et de plaines où les troupeaux de bêtes sauvages sont si denses qu’on ne voit plus le sol. Nous en avons vu assez pour croire ces récits. Je n’ai jamais foulé une terre si riche. (Ses yeux brillaient comme ceux d’un fauve.) Et si peu d’habitants, qui ne connaissent même pas l’usage du fer!

— Noyon, murmura Li en guise d’avertissement.

Il fit un geste imperceptible de la tête pour désigner les Patrouilleurs et Toktai se tint coi.

Li se tourna vers Everard et dit alors:

— Nous avons également entendu parler d’un royaume doré loin dans le sud. Nous nous sommes fait un devoir d’aller nous en assurer, tout en explorant le territoire en chemin. Nous ne nous attendions pas à avoir l’honneur de rencontrer vos éminentes personnes.

— Tout l’honneur est pour nous, ronronna Everard. (Puis, prenant son visage le plus grave :) Mon seigneur de l’Empire d’Or, dont le nom ne doit pas être prononcé, nous a envoyés dans un esprit amical. Il serait désolé s’il devait vous arriver malheur. Nous venons vous avertir.

— Quoi ? s’écria Toktai en dressant le buste. (Sa main musclée fit un mouvement pour saisir l’épée que, par courtoisie, il avait enlevée.) Par l’enfer ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Par l’enfer en vérité, noyon. Pour agréable que ce pays paraisse, il est sous le coup de la malédiction. Dis-le-lui, mon frère.

Doué d’une voix plus persuasive, Sandoval prit le relais. Il avait préparé son récit de manière à exploiter la superstition qui s’attardait encore dans l’esprit de ces Mongols à demi civilisés, sans pour cela éveiller par trop le scepticisme chinois. Il y avait en réalité deux grands royaumes dans le sud, expliqua-t-il. Le leur était le plus éloigné ; son rival était plus proche, et un peu plus à l’est, avec une citadelle dans la plaine. Les deux états avaient des pouvoirs immenses, qu’on les appelle sorcellerie ou technique subtile. L’empire le moins méridional, celui des Mauvais Hommes, considérait tout ce territoire comme lui appartenant et ne tolérait pas une expédition étrangère. Ses éclaireurs étaient certains de découvrir les Mongols avant peu et ils les anéantiraient en déchaînant la foudre sur eux. Le pays bienveillant des Braves Hommes, au sud, ne pourrait les protéger ; il n’avait pu qu’envoyer des émissaires chargés de conseiller instamment aux Mongols de rentrer chez eux.


— Pourquoi les indigènes ne nous ont-ils pas parlé de ces suzerains ? demanda Li avec finesse.

— Est-ce que tous les membres des plus petites tribus qui peuplent les jungles de Birmanie ont entendu parler du Khan des Khans ? rétorqua Sandoval.

— Je suis un étranger et un ignorant, dit Li. Pardonnez-moi si je ne comprends pas quelles sont ces armes irrésistibles que vous venez de mentionner.

Voilà si je ne me trompe, la façon la plus polie dont on m’ait jamais traité de menteur, pensa Everard.

— Je puis vous offrir une petite démonstration, dit-il tout haut. Si le noyon a un animal qu’on puisse tuer.

Toktai réfléchit. Son visage ridé aurait pu être de pierre, mais la sueur le recouvrait d’une pellicule luisante. Il frappa dans ses mains et aboya des ordres au garde qui se présenta. Puis la conversation tomba et le silence s’épaissit.

Au bout d’un temps qui parut interminable, un guerrier fit son apparition. Il annonça que deux cavaliers avaient pris un daim au lasso. Cet animal conviendrait-il au noyon ? Oui. Toktai sortit de la tente le premier et se fraya un passage au milieu d’une masse compacte et murmurante de guerriers. Everard le suivit, regrettant d’avoir à fournir cette démonstration. Il ajusta la crosse de fusil à son Mauser.

— Vous voulez vous en charger ? demanda-t-il à Sandoval.

— Grands dieux, non!

Le daim avait été forcé à peu de distance du camp. C’était une femelle, qui se tenait tremblante près de la rivière, sa crinière collée par la sueur sur son encolure. Le soleil, qui effleurait la cime des montagnes à l’ouest lui faisait un pelage couleur de bronze. Elle tourna vers Everard un regard chargé de douceur et d’innocence. Il fit signe aux hommes qui l’entouraient de s’écarter et ajusta son arme. La première balle tua la bête sur le coup, mais il continua de la mitrailler jusqu’à ce que sa carcasse ne fût plus qu’un amas sanglant.

Quand il abaissa son arme, il lui sembla que l’air s’était figé autour de lui. Il regarda tous ces corps épais sur leurs jambes torses, ces faces plates qui faisaient de farouches efforts pour rester impassibles. Leur odeur caractéristique assaillait ses narines ; c’était une odeur forte, de sueur, de chevaux et de fumée. Il se sentait aussi peu humain qu’il devait le paraître à leurs yeux.

— C’est la moins meurtrière des armes que nous utilisons, dit-il. Une âme ainsi arrachée à son corps ne trouverait pas le chemin du ciel.

Il fit demi-tour. Sandoval le suivit. Leurs chevaux avaient été attachés à un pieu, leur attirail empilé à proximité. Sans dire un mot, ils sellèrent les deux bêtes, les enfourchèrent lestement et s’enfoncèrent dans la forêt.


Le feu flamboya sous l’effet d’un brusque coup de vent. Préparé avec la parcimonie et l’habileté d’un coureur des bois, il dissipa un instant l’ombre où étaient plongés les deux hommes, laissant entrevoir leur front, leur nez, leurs pommettes tirant un reflet de leurs yeux. Puis il retomba en crachotant, rouge et bleu au-dessus des braises ardentes, et l’obscurité les engloutit de nouveau.

Everard aimait autant cela. Il porta à sa bouche la pipe qu’il tripotait depuis un moment, en mordit fermement le tuyau et aspira une profonde bouffée de fumée qui ne lui apporta qu’un faible réconfort. Quand il parlait, la plainte du vent dans les arbres, haut dans le ciel nocturne, couvrait presque sa voix, ce qu’il ne regrettait pas non plus.

Non loin d’eux se trouvaient leurs sacs de couchage, leurs chevaux, la machine – chariot antigravité combiné à un saute-temps – qui les avait amenés. Hormis cela, la contrée alentour était vide sur des kilomètres et des kilomètres, seulement parsemée de feux humains comme le leur, aussi minuscules et solitaires que les étoiles dans l’univers. Au loin, un loup poussa un long hurlement.

— J’imagine, dit Everard, que tout flic doit se sentir parfois une âme vile. Vous n’avez été qu’observateur jusqu’ici, John. Des tâches actives comme celles qu’on m’assigne sont souvent difficiles à accepter.

— Oui. (Sandoval avait été encore plus silencieux que son ami. Depuis le dîner, il avait à peine remué.)

— Et maintenant ceci. Quoi que vous ayez à faire, pour annuler une intervention temporelle, vous pouvez du moins penser que vous rétablissez la ligne originale d’évolution des événements. (Everard tira sur sa pipe.) Ne me rappelez pas que « originale » est sans importance dans ce contexte. C’est un mot qui console.

— Oui, bien sûr.

— Mais quand nos patrons, nos chers surhommes daneeliens, nous disent à nous d’intervenir… Nous savons que les gens de Toktai ne sont jamais rentrés au Cathay. Pourquoi devrions-nous, vous et moi, nous en mêler ? S’ils tombaient sur des Indiens hostiles ou je ne sais qui et étaient exterminés, cela m’importerait peu. Pas plus du moins que ne m’importe tout incident similaire dans ce bon Dieu d’abattoir qu’on appelle l’histoire humaine.

— Nous n’avons pas besoin de les tuer, vous savez. Il suffit de leur faire rebrousser chemin. Il se peut que votre démonstration de cet après-midi soit suffisante.

— Oui. Rebrousser chemin… et puis quoi ? Probablement périr en mer. Leur retour ne sera pas facile ; tempêtes, brouillard, courants, récifs. Et nous les aurons mis en route précisément à ce moment-là ! Si nous n’intervenions pas, ils repartiraient plus tard ; les circonstances du voyage seraient différentes… Pourquoi charger notre conscience de cette responsabilité ?

— Ils pourraient même rentrer à bon port, murmura Sandoval.

— Quoi ? fit Everard en sursaut.

— Il est évident qu’ils ont de bons capitaines et de bons équipages. Je pense que leurs chances seraient excellentes. Surtout s’ils se dirigent droit à travers l’océan, en passant par les Hawaii, la Micronésie et les Philippines… et j’imagine que les Chinois sont assez forts en géographie pour envisager cette voie. Manse, je crains qu’il ne soit pas suffisant de leur faire simplement peur.

— Mais ils ne rentreront pas dans leur pays ! Nous le savons !

— Supposons qu’ils y parviennent. (Sandoval se mit à parler un peu plus fort et beaucoup plus vite. Le vent de la nuit grondait autour de ses paroles.) Réfléchissons un instant. Supposons que Toktai continue d’avancer en direction du sud-est. On voit difficilement ce qui pourrait l’arrêter. Ses hommes peuvent vivre sur le pays, même dans les déserts, beaucoup plus commodément que Coronado ou aucun de ces explorateurs. Il n’a pas à aller bien loin avant d’arriver chez des peuples du néolithique supérieur, les tribus agricoles Pueblos. Cela l’encouragera encore. Il atteindra le Mexique avant le mois d’août. Le Mexique est aussi éblouissant maintenant qu’il l’était – qu’il le sera, plutôt – au temps de Cortès. Et il y a plus tentant encore : les Aztèques et les Toltèques continuent de lutter pour la suprématie, cependant qu’un grand nombre d’autres tribus sont toutes disposées à aider contre eux un nouvel arrivant. Les canons espagnols n’y ont rien changé, n’y changeront rien, comme vous vous le rappellerez si vous avez lu Diaz. Individuellement, la supériorité des Mongols est égale à celle des Espagnols… Non pas que j’imagine que Toktai passerait immédiatement à l’attaque. Il se montrerait sans doute très poli, passerait l’hiver sur place, rassemblerait tous les renseignements qu’il pourrait. L’année prochaine, il pourrait remonter vers le nord, s’embarquer pour son voyage de retour et rapporter à Koublaï que certains territoires parmi les plus riches, les plus gorgés d’or de la terre n’attendent que leur conquérant !

— Et les autres Indiens ? demanda Everard. Je n’ai sur eux que des données vagues.

— Le Nouvel Empire maya est à son apogée. Un gros morceau à avaler, mais avec une récompense en conséquence. J’incline à penser qu’une fois les Mongols établis au Mexique, rien ne les arrêterait. Le Pérou a une culture encore plus développée en ce moment, et beaucoup moins d’organisation que n’en a affronté Pizarro ; les Quichuas-Aymaras, la race dénommée inca, ne forment encore qu’une seule puissance parmi d’autres, nombreuses, là-bas.

« Et puis le terrain ! Vous imaginez-vous ce qu’une tribu mongole ferait des Grandes Plaines ?

— Je ne les vois pas émigrant en hordes, dit Everard. (Il y avait dans la voix de Sandoval une intonation qui l’indisposait et le mettait sur la défensive.) Trop de Sibérie et d’Alaska sur leur chemin.

— Des obstacles pires ont été surmontés. Je ne veux pas dire qu’ils se répandraient sur le pays tout d’un coup. Il leur faudrait peut-être quelques siècles pour commencer une immigration en masse, comme il en faudra aux Européens. J’imagine une série de clans et de tribus s’établissant en l’espace de quelques années tout le long de la côte occidentale de l’Amérique du Nord. Le Mexique et le Yucatan sont absorbés, ou, plus vraisemblablement, deviennent des khanats. Les tribus de pasteurs se déplacent vers l’est à mesure que croît leur population et qu’arrivent de nouveaux immigrants. Rappelez-vous que la dynastie des Yuan doit être renversée en moins d’un siècle, ce qui contraindra encore davantage les Mongols à quitter l’Asie. Et les Chinois viendront ici aussi, pour cultiver la terre et se partager l’or.

— Permettez-moi de vous dire que je me serais attendu à ce que vous soyez le dernier à vouloir hâter la conquête de l’Amérique, interrompit doucement Everard.

— Ce serait une conquête différente, dit Sandoval. Je me soucie peu des Aztèques. Si vous les étudiez, vous conviendrez que Cortès a fait une faveur au Mexique. Ce serait dur également pour d’autres tribus plus inoffensives, pendant quelque temps. Et cependant les Mongols ne sont pas des barbares à ce point. Qu’en pensez-vous ? Notre éducation occidentale nous inspire des préventions à leur égard. Nous oublions combien de tortures et de massacres les Européens ont connus à la même époque.

« Les Mongols sont assez comparables aux anciens Romains. Même méthode consistant à dépeupler les régions qui résistent, mais à respecter les droits de celles qui font leur soumission. Même protection armée et même compétence gouvernementale. Même caractère national prosaïque et peu novateur. Mais la même crainte et la même envie d’une vraie civilisation. La Pax Mongolica s’étend actuellement à une région plus grande et réunit en un contact stimulant plus de peuples différents que ne l’eût imaginé ce mesquin Empire romain.

« Quant aux Indiens, souvenez-vous que les Mongols sont des pasteurs. Il n’y aura rien de comparable au conflit insoluble entre chasseur et cultivateur qui a causé la destruction de l’Indien par l’homme blanc. Le Mongol, d’ailleurs, n’a pas de préjugés raciaux et, après avoir lutté un temps très court, le Navajo, le Cherokee, le Séminole, l’Algonquin, le Chippewa, le Dakota, seront heureux de se soumettre et de s’allier. Pourquoi ne le feraient-ils pas ? Ils obtiendront des chevaux, des moutons, des bêtes à cornes, des textiles, des produits métalliques. Ils l’emporteront en nombre sur les envahisseurs et seront beaucoup plus près de traiter d’égal à égal avec eux qu’avec les fermiers blancs et leur industrie de l’ère mécanique. Et puis, il y aura les Chinois, comme je l’ai déjà dit, servant de levain à tout mélange, enseignant la civilisation et aiguisant les esprits…

« Sapristi, Manse ! Quand Christophe Colomb arrivera ici, il y trouvera son Grand Mogol ! Le Sachem-Khan de la plus forte nation du monde !

Sandoval s’interrompit. Everard écoutait les branches craquer dans le vent comme des bois de potence. Il demeura longtemps à scruter l’obscurité avant de dire :

— C’est possible. Naturellement, il nous faudrait rester dans ce siècle jusqu’à ce que le point décisif soit passé. Notre propre monde n’existerait pas. N’aurait jamais existé.

— Ce n’était pas un monde tellement épatant tout compte fait, dit Sandoval comme dans un rêve.

— Vous pourriez penser à vos… euh… vos parents. Ils n’auraient jamais vu le jour non plus.

— Ils vivaient dans une hutte misérable. J’ai vu mon père pleurer parce qu’il ne pouvait nous acheter des chaussures pour l’hiver. Ma mère est morte tuberculeuse.

Everard restait assis immobile. Ce fut Sandoval qui bougea le premier et se dressa sur ses pieds avec un rire grinçant.

— Mais je radote. Couchons-nous. Dois-je prendre la garde le premier ?

Everard le laissa prendre la garde, mais resta longtemps éveillé.


La machine avait sauté de deux jours en avant et planait maintenant très haut, invisible à l’œil nu. Autour d’elle, l’air était léger et vif. Everard frissonna en ajustant son télescope électronique. Même à la puissance de grossissement maxima, la caravane n’apparaissait guère plus que comme des taches minuscules peinant à travers l’immensité verte. Mais aucune autre troupe dans l’hémisphère occidental n’aurait pu voyager à cheval.

Il se tourna sur la selle de l’engin pour faire face à son compagnon.

— Que fait-on maintenant ?

Le large visage de Sandoval était impénétrable.

— Ma foi, si notre démonstration n’a pas fait d’effet…

— Bien sûr que non qu’elle n’en a pas fait ! Je jurerais qu’ils se dirigent vers le sud deux fois plus vite qu’avant. Pourquoi ?

— Il faudrait que je les connaisse tous beaucoup mieux que je ne les connais, en tant qu’individus, pour vous donner une réponse valable, Manse. Mais, dans le fond, ce doit être parce que nous avons lancé un défi à leur courage. Une culture guerrière, le cran et la témérité comptant comme seules vertus absolues… que pourraient-ils faire sinon continuer ? S’ils battaient en retraite devant une simple menace, jamais ils ne se le pardonneraient.

— Mais les Mongols ne sont pas des idiots ! Ils n’ont pas réalisé toutes leurs conquêtes par la force brutale, mais en comprenant autrement mieux que leurs adversaires les principes militaires. Toktai devrait faire demi-tour, rapporter ce qu’il a vu à l’Empereur, et organiser une expédition plus importante.

— Les hommes restés aux navires peuvent le faire, rappela Sandoval. Maintenant que j’y réfléchis, je me rends compte combien nous avons grossièrement sous-estimé Toktai. Il a dû fixer un délai, probablement l’année prochaine, pour le retour des navires en Chine s’il ne reparaît pas. Quand il trouve quelque chose d’intéressant en route, comme nous par exemple, il peut dépêcher au camp de base un Indien avec un message.

Everard approuva de la tête. Il lui vint à l’esprit qu’on l’avait entraîné dans cette entreprise sans lui donner, à aucun moment, le temps de la préparer. D’où ce résultat navrant. Mais dans quelle mesure le manque d’empressement inconscient de Sandoval en était-il la cause ? Au bout d’un moment, Everard dit :

— Ils ont même pu trouver quelque chose de louche en nous. Les Mongols ont toujours été doués pour la guerre psychologique.

— Possible. Mais que faisons-nous maintenant ?

Leur fondre dessus de cette hauteur, tirer quelques rafales du canon à énergie du XLIe siècle monté sur ce cyclo-temps, et c’est fini… Non, je le jure, on peut m’envoyer sur la planète de bannissement, jamais je ne ferai une chose semblable. Il y a des limites à ne pas franchir.

— Nous allons organiser une démonstration plus puissante, dit Everard.

— Et si elle fait fiasco pareillement ?

— Taisez-vous ! Donnez-lui une chance de réussir !

— Je me posais une question. (Le vent hachait les paroles de Sandoval.) Pourquoi ne pas annuler plutôt l’expédition ? Remonter dans le temps à deux années d’ici et persuader Koublaï-Khan qu’il ne vaut pas la peine d’envoyer des explorateurs vers l’est ? Alors tout ceci ne serait jamais arrivé.

— Vous savez que les règlements de la Patrouille nous interdisent de faire des changements historiques.

— Qu’appelez-vous donc ce que nous faisons ?

— Quelque chose de spécialement prescrit par le Grand Quartier général. Peut-être pour rectifier quelque intervention quelque part, en un autre moment. Qu’en sais-je ? Je ne suis qu’un degré sur l’échelle de l’évolution. A un million d’années d’ici, ces hommes ont des pouvoirs dont je n’ai pas la moindre idée.

— Ni moi non plus, murmura Sandoval.

Everard serra les mâchoires.

— Le fait demeure, dit-il, que la cour de Koublaï, l’homme le plus puissant de la Terre, est plus importante et déterminante que tout ce qui existe ici en Amérique. Non, vous m’avez embarqué dans cette tâche misérable et maintenant je vais vous montrer que c’est moi qui commande s’il le faut. Nous avons l’ordre de faire renoncer ces hommes à leur exploration. Ce qui se passera après ne nous regarde pas. Supposons qu’ils ne regagnent jamais leur pays. Nous n’en serons pas la cause immédiate. Pas plus qu’on n’est un assassin si l’on invite un homme à dîner et qu’il ait un accident mortel en route.

— Cessez de grogner et mettons-nous au travail, coupa Sandoval.

Everard fit glisser la machine en avant.

— Vous voyez cette colline ? demanda-t-il bientôt avec un geste du doigt. Elle est sur le chemin suivi par Toktai, mais je pense qu’il va camper quelques kilomètres avant de l’atteindre, là-bas dans cette petite prairie près de la rivière. Il aura la colline bien en vue. Nous allons nous y installer.

— Et tirer des feux d’artifice ? Il faudra qu’ils sortent terriblement de l’ordinaire. Ces Cathayens s’y connaissent sur le chapitre de la poudre à canon. Ils ont même des fusées à usage militaire.

— De petites fusées, je le sais. Mais quand j’ai rassemblé mon matériel pour cette expédition, j’ai pris des appareils capables de servir à des tours variés, au cas où ma première tentative échouerait.

La colline était coiffée d’un bouquet de pins clairsemés. Everard posa la machine au milieu de ceux-ci et se mit à décharger les caisses qui se trouvaient dans ses vastes compartiments à bagages. Sandoval l’aidait sans souffler mot. Les chevaux, dressés pour le travail de la Patrouille, sortirent calmement des boxes à claire-voie qui les avaient transportés et se mirent à paître l’herbe de la pente.

Au bout d’un moment, l’Indien mit fin à son silence.

— Je ne connais rien à tout cela. Que préparez-vous ?

Everard tapota le petit appareil qu’il avait à moitié assemblé.

— C’est une adaptation d’un système de commande des conditions météorologiques utilisé à l’être des Siècles de Glace, loin dans notre avenir. C’est un distributeur de potentiel. Il peut produire les éclairs les plus terrifiants que vous ayez jamais vus, et les coups de tonnerre pour aller avec.

— Ah !… le point faible des Mongols, dit Sandoval. C’est gagné d’avance. Remettons-nous de nos fatigues en goûtant ce spectacle.

— Préparez-nous à dîner, voulez-vous, pendant que je finis de monter ce bazar ? Pas de feu, naturellement. Il ne faut pas de fumée normalement explicable… Ah ! oui, j’ai aussi un projecteur de mirages. Si vous voulez bien vous changer et mettre un capuchon ou quelque chose de ce genre au moment voulu, afin qu’on ne vous reconnaisse pas, je projetterai de vous une image d’un kilomètre de haut presque aussi laide que la réalité.

— Que diriez-vous d’un système de sonorisation ? Les chants navajos peuvent être assez inquiétants, quand on ne sait pas s’il s’agit de cris de triomphe ou de carnage.

— Les voilà !

Le jour déclinait. L’obscurité s’infiltrait sous les pins ; l’air était frais et chargé d’une odeur acre. Tout en dévorant un sandwich, Everard observait à la jumelle l’avant-garde mongole qui se disposait à choisir pour bivouaquer le terrain qu’il avait prédit. D’autres arrivaient avec le gibier abattu au cours de la journée et se mettaient à préparer le repas. Le gros de la troupe fit son apparition au coucher du soleil, se posta selon un plan établi et se mit à manger. Toktai avançait à marches forcées, sans perdre une minute de jour. Tandis que le crépuscule tombait, Everard observait les sentinelles avancées, montées sur leurs chevaux, l’arc au poing. Malgré tous ses efforts, il avait du mal à entretenir son courage. Il s’opposait à des hommes qui avaient secoué le monde.

Les premières étoiles scintillèrent au-dessus des crêtes neigeuses. Il était temps de commencer.


— Vous avez attaché les chevaux, John ? Ils pourraient prendre peur. Je suis à peu près certain que c’est ce que feront les chevaux mongols. Parfait, allons-y !

Everard manœuvra un commutateur et s’accroupit près des cadrans faiblement éclairés de son appareil.

Une petite lueur bleue tremblotante s’alluma d’abord entre le ciel et la terre. Puis les éclairs commencèrent, langues de feu fourchues se succédant sans interruption, arbres fracassés d’un seul coup, flancs de la montagne ébranlés par le bruit. Everard lança des boules de feu, des sphères enflammées qui tourbillonnaient et pirouettaient, laissant derrière elles une traînée d’étincelles. Elles traversaient l’espace comme des météores et explosaient au-dessus du camp, si bien que le ciel en semblait chauffé à blanc.

Assourdi et à demi aveuglé, Everard réussit à projeter un écran d’ionisation fluorescente. Comme des aurores boréales, les grandes draperies ondulèrent, rouge sang et blanches, sifflant sous les coups de tonnerre répétés. Sandoval s’avança. Il n’avait gardé que son pantalon et, à l’aide d’argile, s’était couvert le corps de dessins archaïques. Il ne s’était pas masqué le visage, mais il se l’était enduit de terre et le contorsionnait en une grimace qui l’eût rendu méconnaissable à Everard lui-même. La machine analysa son image et en modifia les éléments. La projection obtenue en relief sur le fond de l’aurore boréale était plus haute qu’une montagne. Elle exécutait une sorte de danse grotesque, se déplaçant d’un bout à l’autre de l’horizon, puis remontant dans le ciel tout en gémissant et aboyant d’une voix de fausset plus forte que le tonnerre.

Everard se tenait ramassé sur lui-même sous la lumière blafarde, les doigts crispés sur le tableau de commande. Il ressentait personnellement une peur primitive ; la danse évoquait en lui des émotions oubliées.

Seigneur ! Si ça ne suffit pas à les faire renoncer…

Il reprit ses esprits et consulta sa montre. Une demi-heure… Donnons-leur encore un quart d’heure de spectacle en diminuant graduellement les effets… Ils resteront sûrement au camp jusqu’à l’aube plutôt que de s’élancer au hasard dans l’obscurité ; ils sont suffisamment disciplinés pour cela. Gardons donc tout caché pendant quelques heures encore, puis portons le dernier coup à leurs nerfs en lançant un éclair qui pulvérisera un arbre tout près d’eux. Everard fit signe à Sandoval de se reculer. L’Indien s’assit sur le sol, le souffle plus court que ses efforts ne le justifiaient.

— Une fameuse représentation, John, dit Everard quand le bruit eut cessé. (Sa voix rendait un son métallique étrange à ses propres oreilles.)

— Il y a des années que je n’avais fait une telle exhibition, murmura Sandoval.

Il frotta une allumette dont le crachotement rompit le silence. La flamme fugitive éclaira ses lèvres contractées. Puis il secoua l’allumette et seule l’extrémité de sa cigarette resta à rougeoyer dans la nuit.

— Personne de ma connaissance, dans la réserve, ne prenait ces danses au sérieux, reprit-il après un moment. Quelques vieillards voulaient que nous les apprenions, nous les jeunes, afin que la coutume se perpétue. Afin de nous rappeler que nous formions toujours un même peuple. Mais notre but était surtout de nous faire un peu d’argent en dansant pour les touristes.

Il y eut un temps d’arrêt plus long. Everard éteignit tout à fait le projecteur et, dans l’obscurité complète, la lueur de la cigarette de Sandoval se mit à croître et décroître.

« Pour les touristes ! répéta-t-il enfin. (Puis, après un temps assez long :) Ce soir, ma danse avait un but. Elle signifiait quelque chose. Je n’ai jamais ressenti ce que je ressens actuellement.

Everard gardait le silence.

Il le garda jusqu’à ce qu’un des chevaux, qui avait tiré sur son licou pendant le tintamarre et qui était encore nerveux, se mît à hennir.

Everard leva la tête, mais ses yeux scrutèrent en vain les ténèbres.

— Avez-vous entendu quelque chose, John ?

Le pinceau lumineux de la torche électrique tomba sur lui.

Un instant, il écarquilla les yeux, aveuglé. Puis il se dressa sur ses pieds et porta la main à son paralyseur tout en poussant un juron. Une ombre bondit de derrière un arbre. Elle le heurta en plein dans les côtes. Il recula en chancelant et déchargea son pistolet au jugé.

La lampe électrique décrivit un arc de cercle. Everard aperçut Sandoval. Le Navajo n’avait pas repris ses armes sur lui. Les mains nues, il esquiva le coup d’une épée mongole. Celui qui la maniait s’élança après lui. Sandoval appliqua les leçons de judo apprises à la Patrouille. Il mit un genou en terre ; le Mongol fit tournoyer son épée, manqua son coup et, déséquilibré, alla donner du ventre contre l’épaule massive de Sandoval. Celui-ci se remit debout sous l’effet du choc. Son poing atteignit le Mongol au menton. La tête casquée fut rejetée en arrière. Du tranchant de la main, Sandoval frappa à la pomme d’Adam, arracha l’épée de la main de son possesseur, et se retourna juste à temps pour parer un coup venu de derrière.

Au-dessus du Mongol, une voix s’éleva, glapissant des ordres. Everard recula. Il avait abattu un assaillant d’une décharge de son pistolet paralyseur, mais d’autres s’interposaient entre lui et la machine. Il se tourna pour leur faire face. Une lanière lui encercla les épaules et se serra, tirée par une main experte. Il s’écroula. Quatre hommes lui tombèrent dessus. Il vit une demi-douzaine de talons de lances s’abattre sur le crâne de Sandoval, puis il ne chercha plus qu’à se débattre. Deux fois, il se remit sur pied, mais son paralyseur lui avait échappé au cours de la lutte. Son Mauser fut arraché de l’étui ; les petits hommes jaunes étaient passés maîtres dans l’art du combat de style yawara eux aussi. Ils le jetèrent au sol et le frappèrent de leurs poings, de leurs pieds bottés et du manche de leurs poignards. Il ne perdit pas tout à fait connaissance, mais finit par ne plus se soucier de ce qui lui arrivait.


Toktai leva le camp avant l’aube. Les premiers rayons du soleil virent sa troupe serpenter entre les taillis clairsemés d’une large vallée. Le terrain devenait plat et aride, les montagnes s’éloignaient de plus en plus sur la droite et les quelques pics neigeux restant visibles s’élevaient comme des fantômes dans un ciel pâle.

Les robustes petits chevaux mongols trottaient bon train : bruit mat de sabots, grincements et cliquetis des harnachements. En se retournant, Everard voyait la colonne comme une masse compacte ; les lances se soulevaient et s’abaissaient, les oriflammes, les panaches et les manteaux flottaient en dessous et, encore un peu plus bas, brillaient les casques, coiffant des têtes à la large face brune et aux yeux bridés. Çà et là, apparaissait une cuirasse grotesquement peinte. Personne ne parlait et Everard ne pouvait lire aucune de ces expressions.

Il lui semblait que son cerveau était ensablé. On lui avait laissé les mains libres, mais on avait attaché ses chevilles aux étriers et la corde lui sciait la peau. On l’avait déshabillé – utile précaution, car qui aurait pu dire quels instruments pouvaient être cousus dans ses vêtements ? – et le costume mongol qu’on lui avait donné en échange du sien était si étriqué qu’on avait dû défaire les coutures de la tunique avant qu’il pût la passer.

Le projecteur et le saute-temps étaient restés sur la colline. Toktai n’avait pas voulu se risquer à emporter ces engins redoutables. Il avait dû hurler des menaces à plusieurs de ses guerriers effrayés pour les contraindre à amener les chevaux étrangers, avec leur selle et leur couverture, mais sans leur cavalier, parmi les juments de bât.

Le martèlement des sabots s’accélérait. Un des archers flanquant Everard poussa un grognement et s’écarta légèrement avec son cheval. Li Tai-Tsung vint se placer entre eux deux.

— Alors ? fit le Patrouilleur en jetant au Chinois un regard lourd.

— Je crains que ton ami ne se réveille pas, annonça celui-ci. Je l’ai installé un peu plus confortablement.

Mais attaché sur une litière improvisée entre deux chevaux, et sans connaissance… Oui, une commotion, quand ils l’ont frappé hier soir. Un hôpital de la Patrouille pourrait le remettre d’aplomb assez vite, mais le plus proche bureau de la Patrouille est à Cambaluc, et je ne vois pas Toktai me laissant retourner à ma machine et me servir de la radio de bord. John Sandoval va mourir ici, six cent cinquante ans avant d’avoir vu le jour.

Everard plongea son regard dans les yeux bruns à l’éclat froid, des yeux intéressés, dépourvus d’hostilité, mais étrangers à son sort. Ses efforts seraient vains, il le savait ; des arguments logiques dans sa civilisation étaient vides de sens à cette époque, mais il fallait pourtant essayer.

— Ne pourrais-tu au moins faire comprendre à Toktai quel désastre il va attirer sur lui-même, sur son peuple tout entier, en s’obstinant ainsi ? demanda-t-il.

Li caressa sa barbe en pointe.

— Il est clair, honorable étranger, que ton pays pratique des arts qui nous sont inconnus, dit-il. Mais après ? Les barbares… (Il jeta un coup d’œil aux gardes mongols d’Everard, mais ceux-ci ne concevaient évidemment pas que des royaumes pussent être supérieurs au leur, autrement que par la force des armes.) Nous savons déjà que tu as… altéré la vérité en parlant d’un empire hostile proche de ces territoires. Pourquoi faut-il que ton roi cherche à nous faire fuir avec un mensonge s’il n’a pas de raisons de nous craindre ?

Everard répondit avec circonspection :

— Notre glorieux empereur déteste répandre le sang. Mais si vous l’y contraignez…

— Je t’en prie. (Li parut affligé. Il fit, d’une main maigre, un geste comme pour chasser un insecte.) Dis à Toktai ce que tu voudras et je n’interviendrai pas. Je ne serais pas fâché de rentrer dans mon pays ; je ne suis venu que sur ordre de l’Empereur. Mais en nous parlant ainsi en confidence, tous les deux, ne faisons pas mutuellement injure à notre intelligence. Ne vois-tu pas, éminent seigneur, qu’il n’est aucun mal dont tu puisses menacer ces hommes ? La mort, ils la méprisent. La torture la plus raffinée n’aboutira jamais qu’à leur mort. La mutilation la plus affreuse peut être sans effet sur un homme décidé à mourir sans desserrer les dents. Toktai entrevoit une honte éternelle s’il rebrousse chemin parvenu à ce point, et une bonne chance d’acquérir gloire et fortune s’il poursuit.

Everard soupira. Sa capture humiliante avait été vraiment le tournant de l’affaire. Les Mongols avaient été bien près de fuir devant les éclairs et le tonnerre déchaînés sur eux. Beaucoup s’étaient traînés sur le sol en poussant des gémissements (et ils allaient être maintenant d’autant plus agressifs pour effacer ce souvenir). Toktai avait attaqué la source de feu autant par horreur que par bravade ; quelques hommes et quelques chevaux avaient pu surmonter leur frayeur et le suivre. Li en était partiellement responsable : érudit, sceptique, familiarisé avec les tours de passe-passe et les spectacles pyrotechniques, le Chinois avait poussé Toktai à attaquer avant qu’un de ces éclairs ne fît des victimes dans leurs rangs.

La vérité c’est que nous avons fait une erreur de jugement sur ces gens. Nous aurions dû amener avec nous un Spécialiste, qui aurait eu le sentiment intuitif des nuances de leur culture. Mais au lieu de cela, nous avons pensé qu’un cerveau bourré de faits serait suffisant. Et maintenant ? Une expédition de secours envoyée par la Patrouille finira peut-être par arriver, mais John sera mort d’ici un jour ou deux… Everard regarda le visage de marbre du guerrier qui chevauchait à sa gauche. Et moi aussi, fort probablement. Tout ce à quoi je puis m’attendre, c’est qu’ils me pendent.

Et même si (chance plus que problématique !) il devait survivre et être tiré de cette situation par une autre unité de la Patrouille, il lui serait dur de se trouver en face de ses camarades. Avec tous les privilèges spéciaux de son rang, un Agent Non-Attaché était supposé capable de se sortir de n’importe quel mauvais pas sans aide supplémentaire. Sans mettre en danger d’autres précieuses vies.

— Je te conseille donc très vivement de ne pas tenter d’autres ruses.

— Quoi ? s’exclama Everard en se tournant vers Li.

— Nos guides indigènes se sont enfuis, tu dois le comprendre, dit le Chinois. Et tu as maintenant pris leur place. Mais nous espérons rencontrer d’autres tribus avant longtemps, établir des communications…

Everard hocha la tête. Les tempes lui battaient. Le soleil lui blessait la vue. Il ne s’étonnait pas de l’avance rapide des Mongols à travers des régions aux idiomes les plus divers. Si l’on n’est pas trop exigeant en grammaire, quelques heures suffisent pour s’assimiler quelques mots essentiels et, ensuite, on peut passer des jours ou des semaines à apprendre effectivement à parler avec l’escorte dont on a loué les services.

— … et obtenir des guides d’étape en étape comme nous l’avons fait jusqu’ici, poursuivit Li. Toute fausse indication que tu pourrais nous donner serait bientôt découverte. Toktai la punirait de la façon la plus farouche. En revanche, des services loyaux seront récompensés. Tu peux espérer obtenir une place élevée à la cour provinciale après la conquête.

Everard restait impassible. Cette vantardise exprimée d’un ton calme faisait dans son esprit l’effet d’une explosion.

Il avait compté que la Patrouille enverrait un autre détachement. Evidemment, quelque chose allait empêcher le retour de Toktai. Mais était-ce si évident ? Pourquoi cette intervention avait-elle été ordonnée, s’il n’y avait pas – de quelque manière paradoxale que sa logique du XXe siècle ne parvenait pas à saisir – une incertitude, une faiblesse dans le continuum en ce point précis ?

Sacrebleu ! Peut-être l’expédition mongole allait-elle réussir ! Peut-être tout cet avenir d’un khanat américain auquel Sandoval n’avait pas tout à fait osé songer… était-il l’avenir réel.

Il existe, dans l’espace-temps, des nœuds et des discontinuités. Les lignes de l’univers peuvent faire des retours sur elles-mêmes et se sectionner comme d’un coup de dents, en sorte que les choses et les événements apparaissent sans cause, comme des trémoussements insignifiants vite perdus et oubliés. Tels que Manse Everard, abandonné dans le passé avec un John Sandoval mort, après être venu d’un avenir inexistant en tant qu’agent d’une Patrouille du Temps pareillement inexistante.


Au coucher du soleil, l’allure inhumaine à laquelle elle progressait avait amené l’expédition dans un pays couvert d’armoises et de cactées. Les collines étaient hautes et brunes ; une poussière fine s’élevait comme de la fumée sous les pas des chevaux ; les buissons d’un vert argenté, de plus en plus rares, embaumaient l’air lorsqu’on les écrasait au passage, mais n’avaient rien d’autre à offrir.

Everard aida à allonger Sandoval à terre. Les yeux du Navajo étaient clos, son visage émacié et brûlant. De temps à autre, il s’agitait et murmurait quelques paroles. Everard passa un chiffon humide sur ses lèvres craquelées, mais ne put rien faire d’autre pour le soulager.

Les Mongols dressèrent leur camp avec plus d’entrain que les autres fois. Ils étaient venus à bout de deux grands sorciers et n’avaient pas subi d’autres attaques. Ils commençaient à mesurer la portée de leur victoire. Ils faisaient leurs corvées en bavardant et, après un repas frugal, ils entamèrent leurs gourdes de cuir pleines de kumiss.

Everard resta auprès de Sandoval, vers le milieu du camp. Deux gardes le surveillaient, assis à quelques mètres, silencieux, leur arc à la main. Parfois, l’un d’eux se levait pour aller activer un petit feu. Bientôt, le silence se fit chez leurs camarades également. Pour résistante que fût cette horde, elle ressentait la fatigue ; les hommes se roulèrent dans leurs couvertures et s’endormirent, les sentinelles poursuivirent leurs rondes les yeux emplis de sommeil, les feux de bivouac commencèrent à décliner tandis que les étoiles brillaient au ciel d’un éclat de plus en plus vif. A des kilomètres de là, un coyote lança son jappement. Everard couvrit Sandoval pour le protéger du froid qui tombait ; les flammes de son petit feu faisaient scintiller le givre sur les feuilles d’armoises. Il se pelotonna dans son manteau en souhaitant qu’on lui rendît au moins sa pipe.

Des pas crissèrent sur le sol dur. Les gardes d’Everard saisirent une flèche pour leur arc. Toktai s’avança dans la lumière, en manteau et nu-tête. Les gardes s’inclinèrent profondément.

Toktai s’immobilisa. Everard leva les yeux sur lui et les rabaissa. Le noyon regarda longuement Sandoval. Finalement, presque avec douceur, il dit :

— Je ne crois pas que ton ami verra le soleil se coucher demain.

Everard répondit par un grognement.

— As-tu des médicaments qui pourraient le soulager ? demanda Toktai. Il y a des choses curieuses dans vos sacoches.

— J’ai un remède contre la contagion et un autre contre la douleur, répondit machinalement Everard. Mais pour une fracture du crâne, il faut qu’il soit confié à d’habiles médecins.


Toktai s’assit et tendit ses mains vers le feu.

— Je regrette que nous n’ayons pas de chirurgien avec nous.

— Tu pourrais nous laisser partir, dit Everard sans espoir. Mon chariot, resté au dernier campement, pourrait le transporter en temps voulu où on lui donnerait des soins.

— Tu sais bien que je ne puis te le permettre, dit Toktai avec un rire étouffé. (Sa pitié pour le moribond était épuisée.) Après tout, Everard, c’est toi qui es cause de tout cela.

C’était la stricte vérité et le Patrouilleur ne répliqua rien.

— Je ne t’en tiens pas rigueur, poursuivit Toktai. En fait, je tiens toujours à être ton ami. Sinon, je m’arrêterais pendant quelques jours et te ferais sortir de la gorge tout ce que tu sais.

Everard s’enflamma :

— Tu pourrais essayer !

— Et je réussirais, je crois, avec un homme qui est obligé d’emporter des médicaments contre la douleur, dit Toktai avec un rire cruel. Cependant, tu peux être utile comme otage. Et j’apprécie ton courage. Je vais même te faire part d’une idée qui m’est venue. Je pense que tu n’es peut-être pas de ce riche pays méridional. Je pense que tu es un aventurier, que tu fais partie d’une petite bande de chamans. Vous tenez le roi des pays du sud sous votre pouvoir magique, ou vous espérez le tenir, et vous ne voulez pas que des étrangers s’interposent. (Toktai cracha dans le feu.) On a déjà vu cela, et finalement un héros a culbuté le sorcier. Pourquoi pas moi ?

Everard soupira.

— Tu apprendras pourquoi non, noyon. (Il se demandait jusqu’à quel point cette affirmation était justifiée.)

— Oh ! ne peux-tu m’apprendre ne serait-ce que peu de chose, maintenant ? dit Toktai en lui donnant une tape dans le dos. Il n’y a pas de sang entre nous. Soyons amis.

Everard secoua le pouce pour désigner Sandoval.

— Cela est malheureux, dit Toktai, mais il s’est obstiné à résister à un officier du Khan des Khans. Allons, buvons ensemble, Everard. Je vais envoyer un homme chercher une gourde.

Le Patrouilleur fit la grimace.

— Ne comptez pas m’amadouer de cette façon !

— Oh ! ton peuple n’aime pas le kumiss ? Je regrette, niais c’est tout ce que nous avons. Il y a longtemps que nous avons fini avec notre vin.

— Tu pourrais me rendre mon whisky ! (Everard regarda de nouveau Sandoval, puis scruta l’obscurité et sentit le froid l’envahir sournoisement.) Bon Dieu ! Ça ne serait pas du superflu !

— Hein ?

— C’est une boisson de notre pays. Nous en avions un peu dans nos sacoches.

— Eh bien… (Toktai hésita.) C’est bon, viens, nous allons le chercher.

Les gardes suivirent leur chef et leur prisonnier à travers les buissons et les corps allongés des guerriers endormis, jusqu’à un tas de matériel divers également gardé. Une des sentinelles postées là alluma une torche à son feu pour permettre à Everard d’y voir clair. Dans son dos, Everard sentit ses muscles se crisper – des flèches le visaient maintenant, la corde des arcs tendue à se rompre – mais il s’accroupit et fourragea dans ses affaires, en évitant soigneusement tout mouvement précipité. Quand il eut trouvé les deux bidons de scotch, il revint à sa place.

Toktai s’assit en face de lui, de l’autre côté du feu, et le regarda verser une quantité de liquide dans la capsule du bidon et se la jeter dans la gorge.

— Drôle d’odeur, dit-il.

— Essaye, dit le Patrouilleur en lui tendant le bidon.

C’était, de la part d’Everard, une simple réaction contre la solitude. Toktai n’était pas foncièrement mauvais. Pas selon son propre critère de jugement. Et quand on se trouve près d’un compagnon en train de mourir, on boirait avec le diable en personne pour s’empêcher de penser. Le Mongol renifla avec suspicion, regarda Everard, hésita, puis porta le bidon à ses lèvres avec un geste bravache.

— Ou-ou-ouh !

Everard se précipita pour saisir le récipient avant qu’une trop grande quantité de son contenu eût été répandue. Toktai toussait et crachait. Un garde banda son arc, l’autre s’élança pour empoigner Everard par l’épaule tout en brandissant une épée.

— Ce n’est pas du poison ! s’écria le Patrouilleur. C’est trop fort pour lui, voilà tout. Tenez, je vais en boire encore moi-même.

Toktai fit reculer les gardes d’un geste et roula des yeux emplis de larmes.

— Avec quoi est-ce fait ? demanda-t-il en suffoquant. Du sang de dragon ?

— Avec de l’orge. (Everard ne se sentait pas en humeur d’expliquer la distillation. Il se versa une autre rasade d’alcool.) Vas-y, bois ton lait de jument.

Toktai fit claquer sa langue.

— Ça réchauffe n’est-ce pas ? Comme du poivre. (Il allongea une main crasseuse.) Donne-m’en encore un peu.

Everard resta immobile quelques secondes.

— Eh bien ! grogna Toktai.

Le Patrouilleur secoua la tête.

— Je t’ai dit que c’est trop fort pour des Mongols.

— Quoi ? Ecoute un peu, fils de Turc au visage de lait caillé…

— Tu l’auras voulu. Je t’aurai averti charitablement, tes hommes ici en sont témoins, demain tu seras malade comme un chien.

Toktai ingurgita l’alcool, éructa, et rendit le bidon.

— Balivernes ! C’est simplement que je n’y étais pas préparé la première fois. Bois !

Everard prenait son temps et Toktai s’impatientait.

— Dépêche-toi. Non, donne-moi l’autre gourde.

— C’est bon. C’est toi qui commandes. Mais je te préviens, n’essaye pas de me tenir tête, gorgée par gorgée. Tu n’en es pas capable.

— Que veux-tu dire, je n’en suis pas capable ? J’ai laissé vingt hommes ivres morts au cours d’une beuverie dans le Karakoroum. Et pas de ces Chinois pareils à des femmelettes, rien que des Mongols.

Toktai se versa encore un bon demi-décilitre d’alcool.

Everard buvait à petits coups. Mais c’était à peine s’il ressentait l’effet de l’alcool autrement que comme une brûlure dans le gosier. Il avait les nerfs trop tendus. Soudain, il entrevit une façon de s’en sortir.

— Tiens, la nuit est froide, dit-il en offrant son bidon au garde le plus proche de lui. Buvez un coup pour vous réchauffer, les amis.

Toktai leva la tête, l’esprit embué.

— C’est bon ça, objecta-t-il. Trop bon pour…

Il réfléchit et n’acheva pas sa phrase. Si cruel et absolu que fût l’empire mongol, les officiers partageaient équitablement avec les plus humbles de leurs hommes.

Tout en jetant un regard rancunier à son chef, le guerrier se saisit du bidon et le porta à ses lèvres.

— Doucement, dis donc ! s’écria Everard. Ça monte à la tête.

— Moi, rien ne me monte à la tête, dit Toktai en lampant une nouvelle dose du breuvage. Pas plus ivre qu’un bonze. (Il secoua l’index en l’air.) Voilà ce que c’est que d’être Mongol. On est trop dur pour se saouler.

— Est-ce une vantardise ou un regret ? demanda Everard.

Le premier guerrier claqua la langue, rectifia la position, et passa la bouteille à son compagnon. Toktai porta l’autre bidon à ses lèvres.

— Ahhh ! (Il ouvrit des yeux ronds.) C’était fameux. Allons, il vaut mieux aller dormir maintenant. Rendez-lui son alcool, mes amis.

La gorge d’Everard se serra, mais il parvint à faire un sourire en coin.

— Oui, merci, j’en veux encore un peu, dit-il. Je suis heureux que tu aies compris que tu ne le supportais pas.

— Que veux-tu dire ? fit Toktai en le fusillant du regard. Un Mongol n’en a jamais trop !

Il ingurgita une nouvelle gorgée. Le premier garde reçut l’autre bidon et sirota hâtivement une quantité de liquide pendant qu’il était encore temps.

Everard retint son souffle. La ruse allait peut-être réussir.

Toktai était habitué aux libations. Lui ou ses hommes pouvaient sans aucun doute supporter le kumiss, le vin, l’hydromel, le kvass, cette bière légère dénommée à tort vin de riz, toute boisson de cette époque. Ils savaient quand ils en avaient absorbé assez, se souhaitaient le bonsoir et allaient se coucher sans zigzaguer. Cependant, aucune substance ne peut, par simple fermentation, dépasser vingt-quatre degrés – le processus est stoppé par les déchets produits – et la plupart des boissons fabriquées au XIIIe siècle étaient loin de titrer cinq pour cent d’alcool pur et restaient d’une consistance pâteuse.

Le scotch, c’est tout autre chose. Qu’on essaie d’en boire comme de la bière, ou seulement comme du vin, et on est mal parti. Le jugement s’envole avant qu’on ait constaté sa défaillance, et on perd rapidement conscience des choses.

Everard tendit la main pour prendre le bidon à l’un des gardes.

— Donne-moi ça, dit-il. Tu le finirais, ma parole !

Le guerrier ricana et but une longue gorgée avant de passer le récipient à son camarade. Everard se leva et chercha désespérément à s’emparer du bidon. Un garde le repoussa d’un coup à l’estomac. Il tomba sur le dos et les Mongols éclatèrent d’un rire bruyant tout en se soutenant les uns les autres. Une si bonne plaisanterie demandait une autre rasade.

Quand Toktai s’affaissa, Everard seul le remarqua. Le noyon, qui s’était tenu assis jusque-là en tailleur, tomba sur le côté. Le feu était encore assez vif pour révéler le sourire béat qui se peignait sur son visage. Everard restait assis, tous ses sens en éveil.

Quelques minutes plus tard, ce fut le tour d’une sentinelle. L’homme chancela, tomba à quatre pattes, et s’allégea de son dîner. L’autre se retourna, clignant des yeux et cherchant maladroitement à se saisir d’une épée.

— Qu’est-ce qu’il y a ? grogna-t-il. Qu’est-ce que tu as fait ? Du poison ?

Everard sortit de son immobilité.

Il avait sauté par-dessus le feu et était tombé sur Toktai avant que le dernier garde eût compris ce qui se passait. Le Mongol s’élança gauchement en avant en poussant un cri. Everard trouva l’épée de Toktai et la tira du fourreau en se relevant d’un bond. Le guerrier brandissait son arme. Everard répugnait à tuer un homme à peu près incapable de se défendre. Il marcha sur lui, écarta l’épée de son adversaire et porta à celui-ci un coup de poing qui rendit un son mat. Le Mongol s’affaissa sur les genoux, fut pris de haut-le-cœur et s’endormit, ivre mort.

Everard prit la fuite. Des hommes s’agitaient en poussant des cris dans l’obscurité. Il entendit approcher un cheval ; une des sentinelles montées se précipitait pour voir ce qui se passait. Quelqu’un prit un brandon dans un feu presque éteint et l’agita jusqu’à ce qu’il émît une lueur assez vive. Everard se jeta à plat ventre sur le sol. Un guerrier passa près de lui en courant sans le voir dans la broussaille. Il se glissa vers une zone d’obscurité plus dense. Derrière lui, un hurlement et une bordée d’injures l’avertirent que quelqu’un avait trouvé le noyon.

Everard se releva et se mit à courir.

Les chevaux avaient été entravés et laissés comme de coutume sous la surveillance d’un garde. Ils se détachaient en noir sur la plaine qui s’étendait, grise, sous un ciel semé d’étoiles à l’éclat pénétrant. Everard vit l’un des gardes mongols s’élancer vers lui au galop. Une voix aboya :

— Qu’y a-t-il ?

— Le camp est attaqué ! hurla Everard de toute sa force.

Il ne visait qu’à gagner du temps, de peur que le cavalier le reconnût et lui décochât une flèche. Il s’accroupit, visible seulement comme une forme ramassée aux contours indécis. Le Mongol arrêta sa monture dans un nuage de poussière. Everard bondit.

Il avait saisi le cheval à la bride avant d’être reconnu. Alors le guerrier poussa un cri et tira son épée qu’il abattit de toute sa force de haut en bas. Mais Everard se trouvait à sa gauche. Le coup venu d’en haut, mal dirigé, fut aisément paré. Everard riposta et sentit le tranchant de son épée s’enfoncer dans de la chair. Le cheval se cabra, affolé. Son cavalier vida les arçons. Il roula sur le sol, se releva en chancelant et se mit à hurler. Everard avait déjà passé un pied dans le large étrier. Le Mongol fit un pas vers lui ; le sang qui coulait abondamment de sa blessure à la cuisse semblait noir sous cette clarté. Everard se mit en selle et posa le plat de son épée sur la croupe du cheval.

Il se dirigea vers la troupe de chevaux. Un autre cavalier s’élança pour l’intercepter. Everard se coucha sur l’encolure. Une flèche passa en sifflant à l’endroit où il aurait dû se tenir normalement. Le cheval volé baissait la tête et ployait sur ses membres antérieurs pour se défaire de cette charge inhabituelle. Everard mit quelques secondes à le reprendre en main. L’archer aurait pu s’emparer de lui alors, en s’approchant et en le saisissant à bras-le-corps. Mais l’habitude fit que l’homme passa près de lui au galop en tirant une nouvelle flèche. Il manqua son coup dans l’obscurité. Avant qu’il eût pu faire volte-face, Everard s’était perdu dans la nuit.

Le Patrouilleur déroula une lanière attachée à la selle et pénétra dans le troupeau affolé. Il attacha l’animal le plus proche, lequel, par bonheur, se laissa faire avec docilité. Puis il se pencha, coupa les entraves avec son épée et s’éloigna avec sa prise. Il émergea de l’autre côté du groupe de chevaux et se dirigea vers le nord.

La poursuite sera rude, se dit Everard. Mais, à moins de perdre ma piste, ils me rattraperont inévitablement. Voyons, si je me souviens de ma géographie, les champs de lave sont au nord-ouest d’ici.

Il jeta un coup d’œil derrière lui. Personne ne le poursuivait encore. Il leur faudrait un moment pour s’organiser. Cependant…

De minces éclairs clignotaient derrière eux. Il fut parcouru d’un frisson qui n’était pas causé par le froid de la nuit. Mais il ralentit l’allure. Il n’avait plus de raison de se hâter. Ce devait être Manse Everard…

… Qui était retourné au véhicule de la Patrouille et l’avait conduit vers le sud dans l’espace et en arrière dans le temps jusqu’à cet instant précis.

C’était s’en tirer de justesse, pensa-t-il. Il était contraire au règlement de la Patrouille de recourir à un tel biais. Trop de danger de refermer une boucle de causalité, ou d’enchevêtrer le passé et l’avenir.

Mais dans ce cas, on ne m’en tiendra pas rigueur. Pas même de réprimande. Parce que c’est pour sauver John Sandoval, et non pas moi-même. Je me suis déjà libéré. Je pourrais semer mes poursuivants dans les montagnes que je connais, dors que les Mongols ne les connaissent pas. Le saut à travers le temps n’a d’autre but que de sauver la vie de mon ami.

D’ailleurs (avec une bouffée d’amertume) à quoi a abouti cette mission, sinon à faire revenir l’avenir sur lui-même pour créer son propre passé ? Sans nous les Mongols auraient fort bien pu conquérir l’Amérique, et alors nous n’aurions jamais existé.

Le ciel immense, d’un noir limpide, avait rarement été plus étoilé. La Grande Ourse étincelait au dessus de la terre givrée ; les pas des deux chevaux résonnaient dans le silence. Everard ne s’était jamais senti si solitaire.

— Et que fais-je là-bas en arrière ? se demanda-t-il tout haut.

La réponse lui vint et, légèrement soulagé, il se laissa aller au rythme de ses chevaux et se mit à absorber les kilomètres. Il voulait en finir. Mais ce qu’il avait à faire se révéla moins pénible qu’il ne l’avait craint. Car c’est ainsi que les choses devaient tourner :

Toktai et Li Tai-Tsung ne regagnèrent jamais leur pays. Non pas parce qu’ils périrent en mer, mais parce qu’un sorcier descendit du ciel et, déchaînant la foudre, tua tous leurs chevaux et fracassa et incendia leurs navires à l’embouchure du fleuve. Aucun marin chinois ne voulut se risquer sur ces mers perfides dans aucun vaisseau pouvant être construit sur place ; aucun Mongol ne crut possible de regagner son pays à pied. En fait, ce ne l’était sans doute pas. L’expédition resterait, épouserait des Indiennes, adopterait la vie des Indiens. Et les Chinooks, les Tlingits, les Nootkas, toutes les tribus de la côte du nord-ouest, avec leurs grands canoës pouvant tenir la mer, leurs tentes, leur travail du cuivre, leurs fourrures et leurs tissus, et leur air de supériorité, dériveraient d’eux. Un noyon mongol, et même un érudit confucianiste, auraient pu avoir un sort moins heureux et moins utile que de créer une telle vie pour une telle race.

Everard s’approuva mentalement. Bon, voilà qui était classé. Il y avait plus difficile que de contrarier les ambitions sanguinaires de Toktai : c’était de faire face à la vérité sur son monde à soi. Sur sa propre famille, son pays, sa raison de vivre. Les lointains surhommes n’étaient pas tellement idéalistes après tout. Ils ne faisaient pas que sauvegarder une histoire peut-être divinement ordonnée menant jusqu’à eux. Çà et là, ils intervenaient eux aussi pour créer leur propre passé… Ne nous demandons pas s’il y eut jamais un plan « original » des choses. Gardons notre esprit fermé. Considérons la route pleine d’ornières offerte à l’humanité et disons-nous qu’elle pourrait être meilleure en certains endroits, mais qu’en d’autres elle pourrait être pire.

— C’est peut-être un jeu aux dés pipés, dit Everard, mais c’est le seul à jouer.

Sa voix lui parut si forte, dans cet immense pays couvert de givre, qu’il ne parla plus. Stimulant son cheval d’un claquement de langue, il força légèrement l’allure en direction du nord.

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