Juliette Benzoni Fiora et le Magnifique

Prologue L’ÉCHAFAUD Dijon – 1457

Quand les remparts de la ville apparurent au bout de l’antique voie romaine, Francesco Beltrami pressa le pas de son cheval qui prit un petit trot allègre comme s’il devinait que l’écurie n’était plus loin, bien que le jour ne fût qu’en son milieu. La petite troupe de ses gens et de ses mules chargées adopta aussitôt la même allure.

Le jeune marchand florentin aimait la Bourgogne dont il appréciait les vins en épicurien et singulièrement Dijon, la capitale, dont les ducs avaient fait l’une des plus belles villes d’Europe même s’ils n’y résidaient qu’à de rares occasions. L’œil de Francesco, habitué dès l’enfance à chercher la beauté des choses, la reconnaissait dans la splendeur des églises dont le gothique flamboyait, des demeures patriciennes et du magnifique palais ducal ciselé comme un coffret sous le double élancement de sa haute tour et de la flèche, couronnée d’or, de sa Sainte Chapelle vouée à un ordre de chevalerie : la Toison d’or, devenu célèbre dans tous les royaumes chrétiens et même au-delà.

La vérité oblige à ajouter que les monuments n’étaient pas le seul pôle d’attraction du Florentin et que certaine auberge de la rue Porte-Guillaume jouait un grand rôle dans l’enthousiasme qu’il mettait à compter toujours Dijon au nombre de ses étapes lorsqu’il se rendait en France ou dans les Flandres pour ses affaires. Il en appréciait les spécialités culinaires mais aussi le confort, égal sinon supérieur à celui des meilleures maisons particulières, et l’accueil courtois, souriant et amical que maître Huguet et sa femme Bertille réservaient toujours à l’un des plus fidèles clients étrangers de la Croix d’Or.

Le froid était vif, en ce matin de décembre. L’eau gelait dans les ruisseaux et au bord des toits qui portaient leur pleine charge de neige mais, enveloppé dans son épais manteau de cheval, le chaperon enfoncé jusqu’aux sourcils et les mains abritées par des gants fourrés, Francesco se sentait extraordinairement bien dans sa peau et heureux de vivre. Peut-être parce qu’il était jeune, vigoureux, riche et de cœur tranquille, il allait son chemin en homme sûr de lui, de son présent comme de son devenir avec ce rien de satisfaction égoïste qui caractérise les célibataires bien décidés à le rester.

Non qu’il fût laid ou que les occasions eussent manqué à l’héritier de ser Nicolo Beltrami, l’un des plus puissants parmi les maîtres de l’arte di Calimala qui, à Florence, tenait le haut du pavé. Plus d’une fille de confrère, de banquier ou de noble famille attardait son regard sur ce garçon de trente ans au visage ouvert, entraîné à tous les exercices du corps, lettré de surcroît, et dont les vifs yeux noirs pouvaient avoir à l’occasion la douce profondeur d’un velours. Ce qui n’était pas fréquent car Francesco se méfiait des femmes.

Naturellement il avait une maîtresse comme tout homme jeune et normalement constitué. Ce n’était pas toujours la même car il lui arrivait d’en changer mais il la choisissait toujours belle pour le plaisir de la parer mais point trop intelligente pour s’éviter des complications. Et il se trouvait très bien de cet arrangement qui faisait soupirer son père. Le vieil homme souhaitait voir son palais urbain et son aimable villa de Fiesole s’emplir de bambini bruyants. Malheureusement, il avait dû quitter ce monde, trois ans plus tôt, sans avoir reçu cette satisfaction. Pour Francesco le temps n’était pas encore venu, et Nicolo craignait fort qu’il ne vînt jamais.

Sa mort subite avait causé au jeune homme une peine d’autant plus douloureuse qu’elle était inattendue. Il avait trouvé alors, dans ses affaires, un dérivatif assez satisfaisant pour qu’il s’y lançât à corps perdu. Ses amis et ses maîtresses le virent moins souvent parce qu’il se mit à voyager beaucoup ; aussi bien pour l’extension de son négoce que par un goût nouveau des grands chemins, de la découverte et d’une certaine forme d’aventure.

Il se sentait donc pleinement satisfait de son sort et de lui-même tandis qu’il approchait de la porte d’Ouche derrière laquelle s’ouvrait l’une des principales rues de la ville, celle qui la traversait du nord au sud. Mais, à peine franchies les larges douves où s’attardait, en dépit du gel, la puanteur des tanneries voisines et l’épaisse voûte de pierre où veillaient des soldats frigorifiés, il eut soudain l’impression qu’un voile de brume tombait sur lui et éteignait sa joie. Sans qu’il sût pourquoi son cœur se serra comme à l’approche d’une menace. Peut-être parce que la ville n’offrait pas son aspect habituel...

Devant lui, la placette où s’élargissait la rue Porte-d’Ouche était déserte. Les boutiques étaient fermées ou en train de fermer et les rares passants filaient en courbant le dos, les mains au chaud sous leurs vêtements comme s’ils étaient poursuivis. Ils allaient tous dans la même direction et, à entendre la rumeur qui semblait venir du cœur de la ville, ils allaient rejoindre quelque rassemblement. Et puis, tout à coup, il y eut le glas... Les notes funèbres tombaient lentement du haut clocher de l’église Saint-Jean qui était la plus proche de la porte.

Intrigué, Francesco s’approcha de l’un des archers de garde et toucha légèrement son bonnet garni de martre :

– Puis-je demander ce qui se passe céans, mon ami ? Où vont tous ces gens ? Y aurait-il une émeute ?

Relevant, de son gantelet, son chapeau de fer, l’homme considéra un instant ce voyageur à l’élégance cossue.

– Si c’était une émeute, on entendrait le tocsin, fit-il sans politesse excessive. Ça, c’est le glas !

– Je sais reconnaître un glas et vous ne répondez pas à ma question ? Est-ce que quelqu’un est mort ?

– Pas encore mais ça ne va pas tarder. Il y a exécution au Morimont, près d’ici. C’est là qu’ils vont tous et vous feriez bien de vous dépêcher si vous ne voulez pas manquer le spectacle...

– Je n’aime pas à voir mourir. Je voudrais seulement gagner l’hôtellerie de la Croix d’Or le plus vite possible...

– Le chemin le plus court c’est par le Morimont. Sinon il faut ressortir et faire le tour de la moitié des remparts pour entrer par la porte Guillaume. Si j’étais vous, je choisirais la droite ligne. Ce n’est pas une exécution comme les autres qui se prépare. Maître Arny Signart, le bourreau, va accommoder des gens de la noblesse : le frère et la sœur. Paraît qu’ils couchaient ensemble et que la fille est belle comme tous les anges, ajouta le soldat avec un soupir qui traduisait bien son regret de manquer ce qu’il appelait le spectacle.

Bertrami tira de son escarcelle une piécette que l’homme attrapa au vol avec une grimace de satisfaction tandis que le Florentin appelait du geste Marino, son chef muletier, qui le secondait toujours dans ses voyages.

– Que faisons-nous ?

– Il vaut mieux aller de l’avant, ser Francesco. Avec nos bêtes nous arriverons bien à passer et, de toute façon, nous irons plus vite qu’en faisant le tour.

– Tu as sans doute raison. Allons donc ! Quelques instants plus tard, la petite troupe atteignait l’angle sud-ouest du vaste espace rectangulaire où s’élevait le bel hôtel des abbés du Morimont et qui était le lieu rituel des exécutions dijonnaises.

A plusieurs reprises déjà, Francesco avait franchi cette place, habituellement vide, à l’exception du sinistre appareil qui en tenait le milieu : une longue plate-forme de bois et de maçonnerie élevée de deux mètres au-dessus du sol qui supportait à un bout une potence, à l’autre une roue et, au centre, dominé par une haute croix de pierre, le billot destiné aux décapitations. Mais, ce jour-là, une marée humaine, difficilement contenue par les pertuisanes que les soldats de garde maintenaient horizontales, s’efforçait de venir battre les piliers de l’échafaud. Il y avait du monde à toutes les fenêtres, sur les toits, cependant glissants, des quelques maisons, sur le moulin des Carmes et, naturellement, sur les montoirs à chevaux de l’hôtel des abbés de Morimont dont le titulaire, absent, se trouvait alors dans son abbaye, l’une des plus puissantes du diocèse de Langres.

Le glas battait toujours ses notes funèbres et quand le Florentin, peu intéressé par le spectacle, tenta de pousser sa mule dans la foule pour continuer son chemin, il rencontra une résistance hargneuse qu’une commère traduisit par quelques injures choisies, jointes à l’injonction d’avoir à se tenir tranquille jusqu’à ce que tout soit terminé...

– Mais je n’en ai que faire de votre exécution ! s’écria Beltrami avec impatience. Je veux seulement passer mon chemin. Faites-moi place !

– Même si on le voulait, on ne pourrait pas. Voilà les condamnés qui arrivent. Alors tiens-toi tranquille, mon joli et laisse-nous regarder !

Une sorte d’énorme soupir s’échappa de toutes les poitrines quand apparut le tombereau autour duquel les lances des soldats formaient comme une grille. Tous les cous se tendirent mais, au lieu des vociférations qui accompagnaient habituellement l’apparition des condamnés, un profond silence se fit. On n’entendit plus que la cloche et le grincement des roues du sinistre attelage. La femme qui avait injurié Francesco se signa lentement et murmura d’une voix étranglée d’émotion :

– Pauvre Sainte Vierge ! Comme ils sont jeunes ! ... Comme ils sont beaux ! ...

Pétrifié, les yeux agrandis et la gorge soudain séchée, Francesco regardait les deux jeunes gens s’avancer vers la mort. Ils étaient bien jeunes, en effet : le garçon n’avait guère plus de vingt ans et sa compagne devait en avoir dix-sept ou dix-huit. Ils se ressemblaient d’une façon frappante, aussi frappante que leur extraordinaire beauté. Mêmes visages aux traits purs, mêmes yeux gris, même distinction et même courage car tous deux regardaient fermement le grand échafaud couvert de drap noir où les attendaient le bourreau et ses aides. Seuls leurs cheveux les différenciaient car lui était aussi brun qu’elle était blonde. Il n’était jusqu’à leurs vêtements, très élégants qui ne s’appariassent : tous deux étaient vêtus de velours gris clair brodé d’or. Lui était tête nue mais un petit hennin court ennuagé de dentelle couronnait la jeune fille et lui donnait l’air d’une fiancée marchant à l’autel. On ne les avait pas enchaînés et ils se tenaient par la main. Jamais on n’eût dit deux condamnés tant ils semblaient marcher à leur triomphe. Derrière eux, un vieux prêtre pleurait sur ses mains jointes.

Francesco se souvint alors de ce qu’avait dit le soldat, à sa manière grossière : ces deux enfants étaient frère et sœur... et ils s’aimaient. C’était sans doute cet inceste qu’ils allaient payer de leurs vies... Comme c’était étrange ! Et plus étrange encore l’attitude de cette foule qui ne criait pas, ne disait rien mais où plus d’une femme, plus d’un homme pleuraient... Une plainte jaillit, tout à coup :

– Grâce ! Grâce pour leur jeunesse ! ...

D’autres voix s’élevèrent, nombreuses, et parmi elles il y eut celle du voyageur. Francesco se retrouvait partie intégrante de cette foule désolée avec, en outre, l’impression effrayante que sa vie, à lui, était liée à celle de cette adorable femme et que rien, en cet instant, n’importait plus que l’arracher à ce qui l’attendait... Une trompette sonna puis le prévôt qui accompagnait les condamnés cria, du haut de son cheval :

– Pas de grâce ! Monseigneur le duc a ordonné la mort !

La foule gronda et Francesco eut un espoir. Celui de voir tous ces gens se lancer à l’assaut de l’échafaud pour lui arracher ses victimes mais déjà le grondement décroissait, devenait murmure puis silence consterné. Le vieux duc Philippe, surnommé cependant le Bon, et qui tant aimait les femmes pouvait avoir la main lourde. Nul, ici, ne l’ignorait...

Déjà la jeune fille montait seule, courageusement, vers le bourreau masqué qui l’attendait, relevant un peu sa longue jupe d’un geste joli et refusant courtoisement l’aide de l’exécuteur dont la main tremblait un peu. Parvenue en haut, elle prit une longue respiration, se signa et regarda un instant le ciel où un timide rayon de soleil s’efforçait de percer. Puis elle sourit à la foule et ôta sa coiffure qu’elle laissa tomber. Enfin, elle s’agenouilla, écarta elle-même ses boucles brillantes et posa son cou frêle sur le bloc de bois grossier. En bas, d’un geste paternel, le prêtre avait saisi le jeune homme dans ses bras et lui cachait le visage contre son épaule. La foule retint son souffle.

Mais on eut à peine le temps de voir luire l’acier de la lourde épée brandie à deux mains. Tout était fini. Les valets du bourreau s’empressaient déjà de faire place pour l’autre victime. Maladroit, sans doute, ou trop ému, l’un d’eux, en écartant le corps de la jeune fille, releva sa jupe jusqu’aux genoux laissant voir des bas de soie rouge. La foule gronda, indignée. Maître Arny Signart, le bourreau, bondit. A toute volée, il gifla le maladroit qui roula sur le drap sanglant puis, le rattrapant d’une main, il l’agenouilla de force devant la mince dépouille en signe de repentir. La foule murmura, satisfaite.

C’était le tour du jeune homme. Déjà, il s’arrachait des bras du prêtre, s’élançait sur la plate-forme, ramassait la tête blonde pour lui donner un dernier baiser et se laissait tomber à genoux.

– Dépêche-toi, bourreau ! J’ai hâte de la rejoindre...

– N’ayez crainte ! Je ne tarderai pas.

L’épée se relevait. Un autre éclair, un autre choc et la tête du jeune homme roulait près de celle de la jeune fille. Cette fois il n’y avait plus rien à voir et le peuple commença à s’écouler par les rues adjacentes au milieu d’un profond et bien inhabituel silence. Le glas, enfin, cessa. Mais Francesco ne s’éloigna pas. Au contraire : laissant son cheval à Marino, il s’avança vers l’échafaud où le prêtre, à genoux, priait après avoir jeté des linceuls sur les corps mutilés. Le bourreau et ses aides le regardaient, n’osant interrompre sa prière quand, soudain, un homme richement vêtu d’une houppelande noire fourrée de gris vint les rejoindre. Sa voix aigre retentit dans l’air froid, sinistre comme le croassement d’un corbeau.

– Eh bien, maître Signart, qu’attendez-vous pour prendre ce qui vous appartient de droit ? Est-ce que les vêtements des suppliciés n’appartiennent plus aux exécuteurs ?

Le prêtre cessa sa prière et leva sur l’homme un regard plein d’effroi et de douleur. En même temps, il étendait ses deux mains au-dessus des corps dans un geste de protection dérisoire mais touchant :

– Respect à la mort, messire Regnault ! Au nom du Dieu qui souffrit sur la croix, retirez-vous ! Votre vengeance est accomplie.

– Elle ne sera complète que lorsque ces misérables auront été jetés à la fosse puante qui les attend ! Allons, bourreau, prends ce qui t’est dû ! Déshabille-les !

Sans répondre, celui-ci ôta, d’un geste las, le masque qui faisait de lui l’impersonnel artisan des œuvres de justice, montrant un visage rude et triste, cerné d’une barbe grise.

– Non, messire, je ne veux pas de ces dépouilles si riches soient-elles. Cela ne porterait chance... ni à moi ni à mes gens !

L’homme à la houppelande n’eut pas le temps de répondre. Francesco se dressa soudain entre lui et l’exécuteur auquel il tendit quelques pièces d’or.

– Vous avez bien parlé, maître ! Mais puisqu’il s’agit d’une loi, prenez ceci : je vous rachète ces habits. Vous pouvez les enterrer avec, padre !

– De quoi vous mêlez-vous ? gronda l’homme que le prêtre avait appelé Regnault. J’ai tous les droits sur ces deux-là qui sont d’ailleurs damnés.

Vu de près, Regnault était affreux par la haine qui tordait diaboliquement son long visage à la peau jaune, aux petits yeux cruels et perçants. Cet homme suait le fiel par tous les pores de sa vilaine peau. Il ne lui manquait qu’une langue bifide jaillissant de sa longue bouche aux dents noircies pour ressembler tout à fait à un serpent. Une violente colère s’empara de Francesco qui empoigna l’homme par son vêtement :

– Damnés ? Tous les droits ? Seriez-vous Dieu par hasard ?

– Cette... cette femme... m’a été donnée en mariage... râla l’homme à demi étranglé.

– Chez nous, l’Église dit que le mariage vaut jusqu’à ce que la mort vous sépare. La mort est passée. Allez-vous-en !

Il allait jeter l’homme à bas de l’échafaud quand le prêtre s’interposa. Doucement mais fermement, il obligea Francesco à lâcher prise :

– Vous avez dit ce qu’il fallait dire. Laissez-le aller à présent ! Et vous, Regnault du Hamel, songez à quitter cette haine qui vous habite et à en demander pardon au Tout-Puissant !

Massant sa gorge endolorie, le déplaisant personnage, après un regard meurtrier lancé au Florentin, gagna l’escalier. Arrivé en bas et se considérant comme suffisamment éloigné de cet ennemi inattendu, il lui montra le poing en ricanant :

– Je ne sais pas qui tu es, toi l’étranger, mais en dépit de ton or, tu ne pourras faire que cette femelle ne soit jetée à la fosse des pestiférés avec son complice. Voilà les soldats qui vont y veiller !

En effet, le sergent qui avait assisté à l’exécution rassemblait ses hommes autour du tombereau qu’il avait fait avancer. Du regard, Francesco interrogea le prêtre. Celui-ci hocha la tête d’un air désolé :

– Il n’a que trop raison, hélas ! Ces pauvres enfants n’ont pas droit à une sépulture décente. La sentence a été à ce point cruelle. J’ai même eu beaucoup de peine à obtenir le droit de les accompagner. Mais l’eût-on interdit, je serais venu quand même. Vous comprenez... je les ai vus naître l’un et l’autre.

– Alors je vais avec vous. Laissez-moi vous aider.

– Pourquoi le feriez-vous ? Vous les connaissiez ?

– Je les ai vus aujourd’hui pour la première fois mais je sais qu’il faut que je le fasse. Il y a quelque chose en moi qui m’y pousse.

– J’ai peur que vous ne le regrettiez quand vous saurez pourquoi on les a condamnés et quel a été leur crime.

Francesco haussa les épaules.

– Ils étaient frère et sœur... et ils s’aimaient... trop ! Quelqu’un m’a renseigné. Mais nous perdons du temps.

A eux deux, ils enveloppèrent les corps suppliciés dans leurs linceuls et les portèrent dans le tombereau. Soudain, Francesco aperçut, abandonné sur le drap noir, le petit hennin de dentelle ; il le ramassa. A tenir entre ses mains ce colifichet charmant qui parait si bien naguère l’exquise beauté de la jeune morte, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Vivement, il le mit sur son cœur, à l’abri de son manteau, puis rejoignit ses gens qui attendaient toujours à l’entrée de la place.

– Va m’attendre à l’hôtellerie de la Croix d’Or, dit-il à Marino. Je vous rejoindrai tout à l’heure. Pas un mot sur le sujet de mon retard !

– Est-ce que vous ne me connaissez pas ? Personne ne soufflera mot. Etes-vous certain de ne pas avoir besoin d’aide ?

– Non. J’ai une arme et de l’or. C’est plus qu’il n’en faut pour me défendre en cas de besoin.

Tenant son cheval en bride, Francesco suivit à pied le tombereau dans lequel le prêtre, assis entre les deux corps, avait repris ses prières. On franchit la porte d’Ouche et les fossés puis on obliqua vers un bâtiment lézardé qui s’élevait non loin de la route de Beaune, entre les anciennes tanneries et un champ d’épandage. L’endroit était désert et malodorant ; pourtant un homme s’y tenait debout, appuyé sur une bêche, le nez et la bouche cachés par un chiffon noué derrière la tête. A ses pieds, le trou qu’il avait creusé dans la terre visqueuse mettait une tache noire sur le paysage de neige. Ce fut vers lui que se dirigea le petit cortège que le sire du Hamel suivait à distance. A la vue de la fosse boueuse dans laquelle apparaissaient des fragments d’os, Francesco ne put retenir son dégoût : il s’approcha du sergent.

– Est-il vraiment impossible de trouver une autre sépulture que ce trou infect ? dit-il en portant la main à sa bourse. Le soldat retint le geste ébauché :

– Non, messire. Ce que vous demandez est impossible car cela a été ordonné par la justice. Il faut que cela s’accomplisse mais, ajouta-t-il plus bas, estimez-vous encore heureux qu’on les enterre. Si l’on avait écouté le mari, ces malheureux auraient été accrochés par les aisselles au gibet que vous voyez là-bas, au bord de la route, pour y pourrir lentement au vent, à la pluie et sous les pierres que les gamins ne manquent jamais de jeter sur les corps qui ont ce triste sort.

Francesco fit signe qu’il avait compris et recula. Quelques instants plus tard, l’affreuse fosse se refermait sur les dépouilles de ces deux êtres jeunes et beaux qui auraient pu vivre longtemps heureux et insouciants si l’amour ne leur avait tendu l’un de ses plus terribles pièges : une passion contre nature.

Le ciel parut soudain plus gris à Francesco, comme s’il venait de perdre une part de sa lumière, et le froid plus aigre. Il se tourna vers le vieux prêtre qui resserrait frileusement son manteau noir autour de ses épaules maigres :

– Je voudrais vous parler, padre. Mes gens m’attendent à la Croix d’Or. Venez avec moi nous avons l’un et l’autre grand besoin de reprendre des forces.

Le vieil homme voulut refuser mais il n’était pas de taille à contrarier le Florentin une fois que celui-ci avait décidé quelque chose. En dépit de ses objurgations, il se retrouva assis sur le cheval de cet ami tombé du ciel qui prit la bride et se dirigea d’un pas décidé vers la ville où rentraient les soldats et le tombereau. Mais en passant près de Regnault du Hamel qui semblait attendre leur départ, il cracha vigoureusement à ses pieds. Jamais encore il n’avait connu pareille envie de tuer... ni pareille horreur d’un être humain. Pourtant, une heure plus tôt, il n’avait jamais vu cet homme. Il avait fallu cette rencontre, au détour d’un chemin, avec un visage d’ange marchant au martyre pour que son propre univers basculât dans un cauchemar où, de façon inexplicable, il se retrouvait parfaitement à l’aise. Ces gens avaient envahi de leur amour et de leurs souffrances son existence aimable d’épicurien et de dilettante quelque peu égoïste. Et il ne savait même pas leurs noms...

– Ils s’appelaient Jean et Marie de Brévailles et moi je suis Antoine Charruet, curé du village et chapelain de la famille. Comme je vous le disais tout à l’heure, je les ai vus naître et ils me sont aussi chers que s’ils étaient mes propres enfants. Leur enfance s’est déroulée dans le château paternel, un beau et riche manoir qui domine les eaux dangereuses du Doubs. Leurs parents, Pierre de Brévailles et Madeleine de la Vigne, y vivent en seigneurs terriens et en fidèles sujets de notre duc Philippe que Dieu nous veuille garder bien qu’il n’écoute pas toujours les appels de la miséricorde...

Le prêtre se signa puis, prenant son gobelet, il but quelques gouttes de vin. Lui et Francesco achevaient le repas que le Florentin avait fait servir dans sa chambre où un bon feu faisait régner une agréable chaleur. Le visage du vieil homme, si pâle tout à l’heure, y reprenait couleur mais sa main avait tremblé et il était visible que les larmes n’étaient pas loin.

– Préférez-vous prendre un peu de repos, padre ? dit doucement Francesco. J’ai peur que ce récit ne vous soit encore très pénible.

– Non. Non, au contraire, cela me fait du bien de parler d’eux... d’essayer... de les expliquer à quelqu’un de compatissant... Les Brévailles avaient en tout quatre enfants, deux garçons et deux filles. Jean, l’aîné, avait trois ans de plus que Marie mais dès leur petite enfance on put remarquer qu’une profonde affection, exclusive et tenace les unissait. Les parents, pas plus que moi, ne s’en souciaient sinon pour en sourire. On les appelait « les jumeaux » parce qu’ils se ressemblaient d’étonnante façon et parce que, seuls parmi les autres enfants, ils étaient de cette extraordinaire beauté que vous avez dû remarquer, messire. C’était un caprice de la nature et nous y voyions la raison de cette préférence que Jean portait à Marie et que Marie portait à Jean. Les Brévailles étaient fiers de la beauté de leurs enfants et citaient en exemple leur tendresse mutuelle sans qu’un instant la pensée ne les eût effleurés que cet amour dût, avec les années, devenir moins pur. Quels parents d’ailleurs pourraient avoir jamais une telle idée ?

– C’est difficile à imaginer, sans doute, mais il est des exemples. On a parlé d’un comte d’Armagnac et de sa sœur...

– Quand on est de très haute maison, peut-être se croit-on au-dessus des règles de la morale et de l’opinion publique ? Chez les Brévailles, qui sont de bonne noblesse simplement, on ne saurait se permettre un tel scandale. Lorsque Jean eut treize ans, le chancelier de Bourgogne, maître Nicolas Rollin, qui est un ami de la famille, obtint pour lui d’entrer comme page au service de monseigneur le comte de Charolais, fils du duc Philippe, afin d’y apprendre à la fois les armes et le ton de la Cour. Messire de Brévailles, qui avait renoncé aux armes après le siège de Compiègne où il avait été grièvement blessé, fut très heureux de cette circonstance qui allait permettre à son fils d’apprendre la chevalerie sous un prince qui s’en veut le serviteur enthousiaste. Et Jean partit pour Lille.

Dire ce que fut le désespoir de Marie est impossible. Son chagrin de ce départ fut si violent que sa mère craignit un instant pour sa raison et que l’enfant languit de longs mois avant de retrouver la santé.

L’absence de Jean dura quatre ans. De page il était devenu écuyer de monseigneur Charles et quant il revint passer avec les siens la Noël de l’an 1455, chacun put voir qu’il avait la plus fière mine qui se puisse voir. Quant à Marie, qui avait appris le chant, la danse, la musique et la manière de tenir une maison, sa beauté fleurissait avec un tel éclat que les demandes en mariage commençaient à affluer. Elle les refusait toutes en assurant qu’elle ne souhaitait pas quitter la demeure de ses parents, où elle se trouvait pleinement heureuse.

C’est au retour de Jean que les choses prirent une tournure grave. Pour ma part, j’en eus le pressentiment devant l’attitude de ces deux enfants. Dès qu’ils se furent retrouvés, ils ne se quittèrent plus. Ils s’asseyaient toujours l’un près de l’autre en se tenant la main. Ils multipliaient les occasions de s’isoler et faisaient ensemble de longues promenades à cheval. Une nuit... ce fut le drame... et je regrette de dire que j’en fus l’artisan.

Antoine Charruet s’éloigna de la table et alla s’asseoir près du feu auquel il tendit ses mains maigres qui avaient recommencé à trembler.

– Ce soir-là, Jean avait appris à Marie une danse de cour fort gracieuse sans doute mais dont les figures, pleines de langueur, n’étaient pas de mise entre frère et sœur. En outre, j’avais remarqué certain trouble, certain frémissement quand leurs yeux se rencontraient ou quand leurs mains se joignaient. Tout cela me tint éveillé assez tard dans la nuit. Je sentais croître ma nervosité et je finis par comprendre que je ne pourrais pas trouver le sommeil tant que je n’aurais pas parlé à Jean. Il fallait que je le décide à rejoindre monseigneur de Charolais dès le lendemain. Je pris donc ma chandelle et me dirigeai vers sa chambre qui se situait dans l’une des tours, c’est-à-dire assez à l’écart de celles de la famille.

En arrivant, je vis qu’un peu de lumière filtrait sous la porte et j’en fus content car cela m’évitait de réveiller le garçon. Très doucement, j’ouvris la porte, pensant le surprendre en train de lire ou d’écrire. Hélas, ce que je vis était à la fois terrifiant et de la plus fascinante beauté : dans le grand lit aux rideaux rouges, sous la lumière douce d’une chandelle Jean et Marie s’aimaient...

Je ne sais ce que vous auriez fait à ma place. J’aurais dû, sans doute, m’élancer dans la chambre, arracher Marie à ce lit, à ces bras où elle semblait goûter un bonheur indicible. Je ne l’ai pas pu. Un instant, je les ai contemplés perdus dans leur amour qui les magnifiait... et puis j’ai refermé la porte doucement, tout doucement et je suis rentré chez moi pour y prier le reste de la nuit. Le mal était fait d’ailleurs et quelques heures de plus ou de moins n’y changeraient rien.

Dès l’aube, je fus chez Jean qui cette fois était seul. Je lui dis ce que j’avais vu et lui ordonnai, au nom du Seigneur, de quitter immédiatement cette maison qu’il n’avait pas craint de souiller. Il ne protesta pas. Il dit seulement : « Nous nous aimons et rien ni personne ne nous en empêchera ». Néanmoins, il accepta de partir. S’il avait refusé, j’aurais été obligé de prévenir son père et il le savait.

A Marie plongée dans les larmes par ce départ si brutal je ne dis rien mais j’allai trouver ses parents et leur fit entendre qu’il était temps de marier leur fille. A ma surprise, je les y trouvai décidés. Eux non plus n’avaient pas aimé la danse de cour... Et, cette fois, Marie n’aurait plus le droit de refuser l’époux qu’on lui offrirait.

Le malheur voulut que, sur ces entrefaites, je fusse obligé de m’absenter quelques semaines, mais je partis tranquille, persuadé qu’à mon retour les choses auraient retrouvé un cours normal. Dans mon idée, je pensais qu’un époux jeune, beau et amoureux aurait vite raison du souvenir de Jean. J’avais fini par me persuader que la scène dont j’avais été le témoin n’était qu’une folie passagère, un grave enfantillage. Ils étaient si jeunes tous les deux !

Lorsque je revins, Marie était fiancée et, contrairement à ce que j’espérais, j’en fus consterné. Par je ne sais quelle aberration, Pierre de Brévailles, en dépit des prières de sa femme, avait jeté son dévolu sur Regnault du Hamel. Vous l’avez vu, je n’ai donc pas à vous le décrire. Je me bornerai à vous dire que, conseiller et lieutenant de la chancellerie au siège d’Autun, fort riche de surcroît, il avait de hautes et puissantes relations qui en faisaient un gendre souhaitable. En outre, il prenait Marie sans dot, ce qui avait compté dans la décision de Brévailles. Ses finances, je l’appris alors, n’allaient pas au mieux... Auprès de cela, l’amour ne pesait pas lourd.

Jamais je n’ai célébré mariage plus dramatique. Il fallut positivement traîner à l’autel une petite Marie défigurée par les larmes au point que je voulus refuser d’officier. Mais du Hamel avait avec lui un sien cousin, chanoine de Saint-Benigne de Dijon qui était tout prêt à me remplacer. Je bénis donc ce mariage et j’en porterai le poids jusqu’à ma dernière heure.

Car, à peine Marie fut-elle entrée dans la maison d’Autun où résidait son époux que la vie devint pour elle un enfer. Du Hamel se montrait d’une avarice sordide et d’une jalousie de maniaque. Marie, soumise à l’incessant espionnage de ses gens vivait enfermée, mal nourrie, privée de tout ce qui peut rendre la vie agréable à une jeune femme. La naissance d’une petite fille qui vint neuf mois après le mariage n’arrangea rien. Le mari voulait un fils et rendit sa femme responsable de ce qu’il considérait comme une offense. En outre, ce qui est plus grave encore, il prêta l’oreille à certains commérages touchant la nature réelle des sentiments que Marie nourrissait envers son frère.

– D’où tenait-il cela ?

– Allez savoir ? Une servante renvoyée, un valet acheté ou encore un témoin de ces longues promenades que les deux malheureux enfants faisaient trop souvent seuls. Toujours est-il que, dès lors, Regnault du Hamel ne ménagea plus à sa femme les injures et les mauvais traitements. Battue, méprisée, honnie, Marie résista de son mieux mais, quand du Hamel mit le comble à sa méchanceté en lui enlevant sa fille, le courage l’abandonna. A quelques lieues de sa prison, il y avait la maison de son enfance et le toit qui avait abrité son trop court bonheur. Une nuit, profitant d’une brève absence de son bourreau, Marie réussit à s’enfuir avec l’aide d’une jeune servante qui l’avait prise en pitié. Elle courut d’une traite jusque chez ses parents, avide d’un refuge dont son corps meurtri et couvert de vilaines taches bleues ne proclamait que trop le besoin. Elle ignorait que Jean, inquiet d’être sans nouvelles de sa sœur depuis des mois, venait lui aussi d’arriver. Et tout de suite on fut en plein drame.

En se retrouvant, les deux jeunes gens retrouvèrent aussi intact et même renforcé ce sentiment monstrueux qui les poussait l’un vers l’autre et les Brévailles eurent peur. Avec des prières, puis des menaces, ils tentèrent de persuader Marie de retourner chez son époux. Madeleine de Brévailles avait le cœur navré devant les souffrances qu’endurait sa fille mais du Hamel était son époux : il avait sur elle tous les droits et nul n’y pouvait rien.

Jean, lui, batailla pour sa sœur. Il fallut le retenir de force et l’empêcher de courir à Autun pour y tuer l’odieux mari. De toute façon, il s’opposait formellement à ce que Marie retournât au logis conjugal, et les parents ne surent plus que faire : Marie menaçait de se tuer si on la renvoyait. C’est à ce moment qu’arriva une lettre de Regnault. Lettre violente et agressive s’il en fut. L’affreux personnage y accusait formellement Marie de relations incestueuses avec son frère et annonçait qu’il allait déposer une plainte auprès de la justice ducale. Cette fois, Jean et Marie prirent peur et, souhaitant mettre le plus de distance possible entre eux et leur ennemi, craignant par ailleurs d’attirer de graves ennuis à leurs parents, ils s’enfuirent. Alors que la sagesse eût voulu qu’ils tirent chacun de son côté : lui pour rejoindre le comte de Charolais qu’il avait quitté sans permission, elle pour s’enfermer dans quelque couvent éloigné, ils n’eurent pas le courage de se séparer ni de résister à leur passion. Ils gagnèrent Paris où, confiants dans la grandeur de cette ville, ils s’installèrent dans une auberge voisine du Louvre et y vécurent sous un faux nom comme mari et femme. J’ai le regret de dire qu’ils connurent là, dans leur inconscience, six mois de bonheur indicible...

– Il ne faut jamais regretter le bonheur, dit Francesco gravement. C’est chose trop rare !

– Même lorsqu’on le paie un tel prix ?

– Si c’est à leur mort que vous faites allusion, je crois que vous vous trompez. Je les ai vus. Ils semblaient aller vers le Paradis. Ils savaient qu’à présent plus rien ne pourrait les séparer. Ils allaient vers l’éternité...

– Sans doute, soupira le père Charruet, mais ce que vous ignorez c’est que ce bonheur ne tarda pas à annoncer un fruit. Cette nouvelle leur fit mesurer l’abîme qui se creusait entre eux et leur univers habituel. Avec la résolution de cette sorte d’âme, ils ne reculèrent pas devant les conséquences et se sentirent, au contraire, plus unis dans leur crime qu’ils ne l’avaient jamais été. Ils songeaient alors à gagner l’Angleterre afin de pouvoir y vivre au grand jour mais l’argent commençait à leur faire défaut... et puis, sans qu’ils s’en doutent, le destin apprêtait ses armes. Ils se croyaient bien cachés dans ce grand Paris et ils ignoraient encore qu’avec de l’or on arrive à tout. Regnault du Hamel, sa plainte déposée auprès de la justice ducale, en avait dépensé beaucoup en dépit de son avarice. Payés par lui, des espions relevèrent les traces des fugitifs puis s’assurèrent des complicités. Il ne pouvait être question, en effet, de les arrêter au grand jour puisqu’ils ne se trouvaient plus en Bourgogne. Du Hamel paya tout ce qu’il fallut et, une nuit, une troupe d’hommes masqués envahit l’auberge, en arracha les deux jeunes gens et les jetèrent dans une barge qui remonta la Seine jusqu’à un point où l’on trouva des chevaux. Après un voyage affreux au cours duquel Marie, enceinte, pensa mourir cent fois, les malheureux enfants furent ramenés ici où les attendaient, non seulement du Hamel triomphant mais encore la prison... En effet, cet homme ne voulait pas seulement la mort des coupables, il voulait aussi leur avilissement public, il voulait les voir enchaînés ensemble à un bûcher au milieu d’une foule à la joie brutale et insultante... Et, de fait, ils furent condamnés. Le mari s’était trouvé plus de témoins qu’il n’en fallait, une poignée de misérables qui contre un peu d’or vinrent jurer qu’ils avaient cent fois vu Jean et Marie se donner l’un à l’autre... D’ailleurs Marie attendait un enfant. Courageusement, dans l’espoir de sauver son frère, elle affirma bien s’être donnée à un amoureux de rencontre mais cela ne servit à rien. La sentence fut seulement ajournée jusqu’à la délivrance de la pauvre petite.

J’allai alors supplier Pierre de Brévailles de se rendre auprès de monseigneur le duc pour obtenir qu’au moins on leur laissât la vie et qu’on les enfermât seulement dans des couvents. Il refusa brutalement. Son orgueil était atteint, il se jugeait avili, déshonoré et je crois bien qu’il s’était mis à les haïr. Dame Madeleine, sa femme, avait joint ses prières aux miennes sans autre succès. Alors nous partîmes tous deux pour Bruxelles. Cette démarche que le père refusait, la mère y courait avec tout son amour intact.

A Lille, au sortir de la chapelle, elle alla se jeter aux genoux de monseigneur le duc qui lui tourna le dos sans vouloir l’entendre. Ce vieux bouc qui n’a cessé d’offenser Dieu par sa luxure effrénée aurait peut-être eu pitié de Marie si elle avait été sa maîtresse. Mais il n’eut que mépris pour cette mère douloureuse, jeta le prêtre dans une soudaine explosion de colère qui fit sursauter son auditeur.

– Qu’avez-vous dit, padre ? ...

Soudain rouge jusqu’à sa couronne de cheveux blancs, le père Charruet eut un timide sourire :

– Rien ! Pardonnez-moi, mon fils ! Je me suis laissé emporter par un reste de cette colère que j’ai éprouvée devant les larmes de dame Madeleine, laissée seule, à genoux au milieu d’une galerie somptueuse sous les regards moqueurs des courtisans. Je l’ai relevée et nous sommes sortis ensemble mais elle voulait encore tenter quelque chose : Jean avait longtemps servi le jeune comte de Charolais qui le traitait amicalement. Peut-être ce jeune prince que l’on disait de mœurs si pures se laisserait-il toucher par la pitié ? Jean disait souvent que son maître lui voulait du bien...

– Alors ?

– Cette fois, nous fûmes reçus mais l’espoir ne dura qu’un instant. Le comte Charles a en horreur la débauche qui règne à la Cour de son père et s’efforce de faire régner dans son entourage la dignité et la décence. En outre, c’est un prince plein d’orgueil et Jean a abandonné son service sans lui demander son congé. Nous l’avons trouvé fort sévère : « Les coupables de pareil crime ne méritent pardon ni miséricorde car ils ont péché à la fois contre la loi de Monseigneur Dieu et contre celle de la nature. La justice doit suivre son cours... » Les larmes d’une mère désespérée n’ont pu trouver le chemin de ce cœur cuirassé et tout ce que l’on a pu en obtenir fut que la sentence serait changée : l’abominable bûcher ferait place à la décapitation par l’épée, seule mort digne d’un gentilhomme. Vous en savez à présent autant que moi...

– Il manque encore quelque chose, padre ! La jeune femme était enceinte, avez-vous dit. A-t-elle pu mettre au monde son enfant ?

– Oui. Dans sa prison, il y a cinq jours, Marie a donné le jour à une petite fille que l’on a portée dès le lendemain à l’hôpital de la Charité où vont tous les enfants abandonnés.

– Abandonnés ? s’insurgea Francesco, mais cette pauvre petite n’a-t-elle pas des grands-parents ? Les Brévailles ne peuvent-ils s’en charger ? Il me semble qu’elle est doublement de leur sang ?

– Pour rien au monde messire Pierre ne voudrait de cette preuve sous son toit et dame Madeleine, qui s’est fait durement tancer à son retour des Flandres, n’a pas osé braver davantage la colère de son époux. Ce qu’elle cherche à obtenir, pour le moment, c’est qu’on lui confie l’enfant que Marie a donné à Regnault du Hamel.

– Et l’autre petite, alors ? Que va-t-elle devenir ?

Le vieux prêtre écarta deux mains dont le vide traduisait l’impuissance :

– Je n’en sais rien. Pourtant, avant de mourir, Marie m’a supplié de prendre soin de son enfant. Je ne sais quel va être son sort. Les dames de l’hôpital ne l’ont pas accueillie sans répugnance.

– Comment cela ?

– L’enfant née de l’inceste est un objet d’horreur, le produit d’une œuvre diabolique. Aucune nourrice n’a voulu s’en charger. On lui donne du lait de chèvre ; elle mourra sans doute bientôt si ce n’est déjà fait. Je pensais m’en charger mais quelle femme acceptera de m’aider ? J’habite à Brévailles et n’ai d’autre logis que...

Francesco laissa éclater son indignation :

– Les gens d’ici me font l’effet d’être d’étranges chrétiens. L’enfant est-elle baptisée ?

Le frère Charruet fit signe que non :

– Je voulais le faire ; on ne m’a pas permis de l’approcher et...

– C’est ce que nous allons voir ! Conduisez-moi à cet hôpital où les enfants inspirent le dégoût !

– Que voulez-vous faire ?

– Vous le verrez bien ! Holà, Marino ! Fais atteler deux chevaux ou plutôt trois et prépare-toi à nous accompagner.

– C’est de la folie ! Il va bientôt faire nuit, les portes vont se fermer et l’hôpital est à l’entrée de la route de Beaune, dit le prêtre.

– C’est bien pour cela qu’il faut faire vite !

Un instant plus tard, les trois hommes reprenaient le chemin de la porte d’Ouche. En effet, l’hôpital de la Charité, placé sous le vocable du Saint-Esprit, élevait ses bâtiments au bord même de la rivière d’Ouche, non loin de l’ancien hospice des pestiférés. C’était un vieil édifice, fondé en 1204 par le duc Eudes III pour les pèlerins, les pauvres malades et les enfants abandonnés. Des religieux du Saint-Esprit s’y partageaient l’ouvrage avec quelques dames augustines qui s’occupaient plus particulièrement des enfants.

Le jour baissait quand Francesco et ses deux compagnons arrivèrent en vue de l’antique portail. Soudain, Antoine Charruet saisit Francesco par le bras et le retint. Un homme sortait, accompagné jusqu’au seuil par un religieux.

– Regardez, dit le prêtre. C’est Regnault du Hamel ! Je le reconnaîtrais n’importe où en dépit de ce gros manteau où il s’abrite...

– ... et sous lequel il cache quelque chose ! Suivons-le !

– Pensez-vous que ce serait... l’enfant ?

– J’en jurerais ! Ecoutez !

Le vent du soir leur apportait, en effet, un faible vagissement qui ôta les derniers doutes au prêtre. C’était bien l’enfant que du Hamel cachait sous son manteau et il était urgent de savoir ce qu’il en voulait faire. Laissant les bêtes à la garde de Marino, Francesco et son compagnon s’élancèrent sur sa trace. Elle n’était pas difficile à suivre. L’endroit était désert et l’homme ne se savait pas épié. Il marchait rapidement en direction du vieil hospice et de son affreux cimetière. Francesco le vit s’arrêter près de la fosse fraîchement refermée que la neige déblayée distinguait du reste du terrain. En un éclair, le Florentin comprit ce qu’il était venu faire là et, dégainant sa dague, il partit comme une flèche, rejoignit l’homme en un instant. Il était temps. Du Hamel avait dégagé des plis de son manteau un bébé qui se mit à crier quand il l’éleva au-dessus de sa tête pour le fracasser contre une pierre. Mais la dague de Francesco s’enfonçait déjà dans la chair de ses reins...

– Doucement, messire l’assassin ! Tout doucement, si vous ne voulez pas que je vous tue. Je savais déjà que vous étiez un fier misérable mais à ce point...

La douleur devait être vive car Regnault obéit et abaissa son bras.

– Que... voulez-vous ?

– Cet enfant. Donnez-le-moi... et sans lui faire de mal ! Allons ! Vite ! Je suis peu patient !

La dague s’enfonça un peu plus. L’homme poussa un cri, lâcha sa proie que Francesco saisit de sa main libre pour le remettre aussitôt au vieux chapelain qui les avait rejoints et qui pleurait d’émotion :

– Dieu a permis que vous arriviez à temps, messire ! En vérité je crois que vous êtes son envoyé.

– Je commence à le croire aussi. A présent, que faisons-nous ? Je l’achève ?

Mais, pour échapper à la douleur qui lui vrillait les reins, du Hamel s’était lancé en avant et roulait dans la boue. Il écumait de fureur :

– Misérable étranger ! Tu n’auras pas trop de toute ta vie pour regretter ce que tu as fait aujourd’hui ! Je suis un homme puissant et j’ai les moyens de te faire châtier comme tu le mérites.

– Vous êtes surtout un criminel que nous avons surpris au moment où il allait tuer un enfant, gronda le père Charruet. J’en témoignerai devant la justice de monseigneur Philippe et nous verrons bien qui aura raison !

Francesco se mit à rire et frappa dans ses mains pour appeler Marino qui accourut avec les montures. Dans l’une des sacoches que portaient les chevaux, il prit une corde :

– Nous allons faire en sorte, maître coquin, que tu ne puisses nuire à personne avant un bon moment. Aide-moi, Marino !

Avant que du Hamel ait pu faire le moindre geste pour se défendre, il se retrouva solidement ligoté et réduit à l’impuissance. Comme il poussait des cris d’orfraie, Francesco le bâillonna avec deux mouchoirs. Puis les deux hommes le transportèrent dans le vieil hospice à demi-ruiné et l’abandonnèrent adossé contre un mur dans ce qui avait été le vestibule.

– Vous ne craignez pas qu’il meure de froid ? s’inquiéta le prêtre qui berçait machinalement le bébé abrité sous son manteau et qui d’ailleurs ne criait plus.

– C’est affaire entre Dieu et lui ! Ne me demandez pas de pitié pour cet assassin. Il est chaudement vêtu et nous l’avons mis à l’abri des courants d’air. Je me méfie de ce genre d’homme et je veux avoir quitté Dijon avant qu’il ne donne à ses menaces un commencement d’exécution. Après tout, il a raison quand il dit que je suis un étranger ici... Maintenant, il faut nous occuper de ce pauvre petit être qu’il allait massacrer si sauvagement. Montrez-le-moi, padre !

Le vieil homme entrouvrit son manteau, découvrant une petite figure ronde crêtée d’une boucle brune, deux poings minuscules qui s’agitaient doucement. Les yeux étaient clos et la petite bouche s’ouvrait et se refermait, cherchant à téter.

– Elle a faim, dit Francesco. Rentrons vite à la Croix d’Or. Dame Huguet saura prendre soin d’elle. Je dirai que je l’ai trouvée dans la rue pour éviter de choquer les délicatesses des gens d’ici.

– Mais qu’allez-vous en faire ?

Francesco se pencha, prit l’une des menottes qui s’agrippa aussitôt à son doigt. Il y posa un baiser léger mais sa voix était grave quand il répondit :

– Je vais en faire ma fille. Je n’ai pas d’épouse et peu de famille. Elle n’en a pas non plus. Ensemble nous serons peut-être heureux. Pour ma part, je ferai tout pour cela.

– Vous êtes jeune, mon fils. Vous vous marierez un jour.

– Non... non, jamais ! Prenez-moi pour un fou si vous le voulez, padre, mais j’ai vu mourir aujourd’hui la seule femme que j’aurais voulu aimer. Et j’espère seulement que, là où elle se trouve, Marie... Marie qu’il me semble connaître depuis toujours, me regarde en souriant.

Une cloche sonna au loin. Les portes de la ville se refermèrent sur les trois cavaliers et leur fragile fardeau. Dijon, confiante dans la solidité de ses remparts, se disposait à passer une nuit tranquille.

Le retour à la Croix d’Or avec un bébé de quelques jours prit la tournure d’un événement. Dame Bertille Huguet était toute dévouée à un client dont elle connaissait depuis longtemps l’extrême générosité et si l’arrivée soudaine d’un enfant tombé du ciel lui parut un peu bizarre, elle se garda bien de poser la moindre question. Elle s’attendrit au contraire sur le triste sort auquel avait été vouée cette toute petite fille, déclara qu’elle était déjà jolie comme un ange et la remit aux mains expertes d’une parente d’âge mûr, Léonarde, qui l’aidait à l’auberge et qui, comme toutes les vieilles filles, adorait s’occuper des petits enfants. Elle trouva dans ses coffres des langes et des brassières qui avaient appartenu à sa fille, dénicha même un berceau et installa le tout dans la chambre de Léonarde. En revanche, elle montra un peu de flottement quand Beltrami lui déclara qu’il lui fallait trouver d’urgence une nourrice acceptant de le suivre au-delà des Alpes et demanda à son époux de dénicher à n’importe quel prix une litière pour transporter le bébé et la nourrice.

– Est-ce que vous repartez déjà demain ? s’étonna le père Charruet.

– Bien sûr. J’entends mettre l’enfant en sûreté chez moi le plus vite possible et ne pas laisser à qui vous savez le temps de nous nuire.

– Mais... vos affaires ? Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez en route pour Paris afin d’y visiter le comptoir que vous y avez ?

– Le voyage n’avait rien d’urgent. Je l’avais entrepris surtout pour ne pas être à Florence pour les fêtes de Noël. C’est à ce moment qu’était mort mon père et ce souvenir m’est encore pénible. L’un de mes serviteurs, à qui je vais donner une lettre, conduira sans difficulté le chargement de draps fins jusqu’à notre maison de la rue des Lombards. Je ne garderai que Marino avec moi. Ce sera suffisant pour atteindre Marseille où m’attend ma caraque, la Santa Maria del Fiore qui nous mènera jusqu’à Livourne, un petit port de pêche qui appartient à Florence depuis une trentaine d’années...

– Un navire ? Seriez-vous aussi armateur ? Je vous croyais seulement fabricant de draps fins ?

– C’est en effet ce que nous sommes, nous autres qui pratiquons ce que l’on appelle chez nous l’arte di Calimala. Nous importons de l’étranger, principalement des Flandres et de l’Angleterre, des draps bruts qui sont remis sur le métier et transformés en ces draps fins, aussi souples et aussi doux que la soie, qui sont demandés à travers toute l’Europe. Mais mon père avait la passion de la mer. Nous avons donc deux navires, la Santa Maria et la Santa Maddalena, dont l’une sert à notre commerce et l’autre visite les côtes d’Afrique ou les échelles du Levant pour en rapporter des produits rares ou précieux... Plus pour satisfaire son goût de la beauté d’ailleurs que pour réaliser de grandes affaires. C’est du moins ce qu’il disait, ajouta Francesco avec un sourire, car la Santa Maddalena lui a parfois rapporté des trésors... Mais où allez-vous, padre ?

Le vieil homme s’était levé et se disposait à partir.

– Si je tarde davantage, dit-il, la porte du couvent du Petit-Clairvaux, où l’on me donne hospitalité, sera fermée et je...

Francesco alla vivement se placer entre lui et la sortie et, tendant les mains, enferma celles du prêtre dans leur solide étreinte :

– Pour cette nuit, je vous supplie d’accepter mon hospitalité à moi. Nous partagerons cette chambre...

– Mais...

– Par grâce, acceptez ! Je ne voudrais pas vous perdre déjà. Demain, je quitterai cette ville, peut-être pour n’y plus revenir. Il se peut que nous ne nous rencontrions plus en ce monde... et je voudrais que vous me parliez encore... d’elle !

– De... Marie ?

– J’ose à peine prononcer son nom et cependant, en un seul moment, elle s’est emparée de mon cœur, de ma vie... Restez ! D’ailleurs on va bientôt nous servir à souper.

On frappait à la porte en effet et, ce qui entra, ce fut une grande femme sèche dont le long nez pointu s’ornait d’une paire de lunettes qui lui conféraient une irrésistible ressemblance avec une cigogne. Derrière leurs verres cerclés d’acier, ses yeux bleus brillaient, pleins de vivacité. Au-dessus de son austère robe noire où était piqué un devantier immaculé, son visage marqué de grands plis verticaux n’avait pas plus d’âge que son corps maigre et plat. C’était cette Léonarde à laquelle dame Bertille avait confié l’enfant. Elle exécuta, en entrant, une sorte de demi-révérence assez désinvolte mais qu’elle accompagna d’un étirement de ses lèvres minces qui pouvait, avec beaucoup de bonne volonté, passer pour un sourire.

– Je suis venue vous dire que la petite fille s’est endormie, messire, et qu’elle semble en bonne santé en dépit du triste état où elle était réduite tout à l’heure.

– Je vous remercie d’en avoir pris soin, répondit Francesco qui, croyant que la femme souhaitait une récompense, mit la main à son escarcelle.

Elle l’arrêta d’un geste et d’un bref :

– Merci, il ne s’agit pas de cela !

– De quoi s’agit-il alors ?

– De ce qui va se passer demain. Dame Bertille m’a dit que vous comptiez repartir dans votre pays en emmenant cette pauvre petite. Au fait, quel est son nom ?

Francesco et le père Charruet se regardèrent, perplexes. Ni l’un ni l’autre n’y avait pensé jusque-là... Des larmes de honte montèrent aux yeux du vieil homme.

– Nous ne... savons pas. Nous ne savons même pas si elle est baptisée... Une enfant... trouvée...

Léonarde lui décocha un sourire moqueur qui était cette fois un vrai sourire, plein de gaieté et même d’espièglerie, ce qui sur elle était inattendu.

– Un saint homme comme vous ne devrait pas mentir, mon père. Quelque chose me dit que vous l’avez trouvée à l’hôpital de la Charité, ce petit ange... et qu’en bonne justice elle devrait s’appeler Marie... ou Jeanne ! Allons, ne faites pas cette mine ! Si je suis curieuse, je sais aussi tenir ma langue. Et ce qui s’est passé ce matin au Morimont était bien la chose la plus triste qui soit. Ces malheureux enfants...

– Comment avez-vous deviné ? demanda Francesco.

– J’ai suivi le procès. Oh ! pas à cause d’une curiosité qui eût été laide mais plutôt par compassion. Je souhaitais tellement qu’on leur laisse au moins la vie. Et j’ai vu souvent messire Charruet qui se donnait mille peines pour eux... Le rapprochement avec le bébé se faisait de lui-même.

Brusquement, Léonarde dont la voix s’était fêlée tira un vaste mouchoir de sa poche et se moucha vigoureusement.

– Laissons-les reposer en paix à présent et venons-en à ce que je suis venue dire ! Il vous faut une nourrice n’est-ce pas, messire ?

– En effet. Sinon il faudrait que j’emmène une chèvre.

– Je crois que j’ai ce qu’il vous faut. Pas loin d’ici, il y a une pauvre fille de mon pays qui a été violée par un soudard. Elle est venue cacher sa honte à la ville et je me suis occupée d’elle. Son enfant est né avant-hier mais il n’avait que le souffle et il est mort à peine sorti du ventre de sa mère.

– Elle accepterait de nourrir la petite ? Et aussi de partir si loin ?

– Ça j’en réponds. Mais à une condition : je partirai avec elle.

La stupeur arrondit avec ensemble les yeux des deux hommes :

– Vous voulez quitter cette maison où l’on vous apprécie, je crois, traduisit Beltrami, et cela sans même savoir où vous allez ni qui je suis ? Ma perché... mais pourquoi ?

– J’espère être appréciée où que j’aille, fit Léonarde sans se démonter. En outre, je sais juger un homme de bien. Autre raison encore : si vous emmenez Jeannette je veux pouvoir veiller sur elle car cette pauvre fille a eu sa suffisante part de malheur. Prenez que j’y suis attachée mais... (et le ton de la femme changea, se fit grave avec une curieuse note d’émotion...) mais peut-être moins qu’à ce bébé que tout à l’heure on a mis dans mes bras et qui dort dans ma chambre. Quand je l’ai reçu, je me suis sentie comblée, émerveillée. C’était comme un don du ciel, une réponse à l’angoisse inexplicable que j’ai ressentie lorsque sa mère est entrée dans cette ville au milieu des archers, enchaînée comme une criminelle.

Francesco regarda Léonarde avec une curiosité nouvelle. En vérité, cette femme lui semblait de plus en plus étonnante :

– L’inceste n’est-il pas un crime à vos yeux, donna Léonarda ?

– Pas plus qu’aux vôtres apparemment, fit-elle avec audace. Selon moi, c’est à Dieu seul de juger ce qui n’est, après tout, qu’un excès d’amour. Lui seul possède la balance où peser les cœurs. Le seul qui eût mérité la mort, c’était Regnault du Hamel : pour excès de haine ! Mais je ne suis pas venue pour faire ici un discours, ajouta Léonarde retrouvant sa brusquerie habituelle. Est-ce que je vais chercher Jeannette ?

– Je vous en serai reconnaissant. Auparavant, allez donc chercher l’enfant.

– Elle dort, vous dis-je.

– C’est sans importance. Par la même occasion, priez dame Bertille et maître Huguet de monter ici avec... Il se tourna vers le vieux prêtre : Que vous faut-il pour célébrer un baptême ?

– Vous voulez ? ... Après tout, pourquoi pas ? De l’eau pure, du sel, un linge blanc, un parrain, une marraine...

– Je serai celui-là et donna Leonarda sera celle-là... si elle le veut bien. Maître Huguet et sa femme seront témoins... Derrière leurs verres les yeux bleus s’illuminèrent.

– J’y vais tout de suite. Après, j’irai chercher Jeannette...

Quelques instants plus tard, la petite fille vouée naguère à la honte et à la mort recevait le baptême des mains d’Antoine Charruet et les noms de Fiora-Maria, fille adoptive de Francesco-Maria Beltrami se substituant au père et à la mère inconnus, le parrain étant ce même Beltrami et la marraine Léonarde Mercet.

Le témoin déboucha pour la circonstance l’une de ses meilleures bouteilles de vin de Beaune et s’il se montra surpris du prochain départ de cette parente de sa femme, il n’en éprouva pas une douleur excessive. Dame Bertille, elle, versa trois larmes mais pensa que, si sa cousine était en train de devenir folle, elle préférait de beaucoup que ce fût loin d’une hôtellerie dont le renom avait toujours été irréprochable. Si l’un comme l’autre trouvèrent étrange ce grand remue-ménage fait autour d’une enfant trouvée au coin d’une rue, ils se gardèrent bien de le manifester en vertu de l’intangible règle de tout bon commerçant qui veut que le client ait toujours raison. Surtout un client aussi riche que le Florentin...

Le lendemain, à l’aube, une litière quelque peu usagée mais encore très présentable – que maître Huguet avait négociée férocement dans la nuit à un sien parent chanoine de Saint-Bénigne – et que dame Bertille avait garnie de force coussins, emportait le bébé Fiora, sa marraine et Jeannette, sa nourrice, jeune Bourguignonne à la figure ronde, au corps rond, aux seins ronds et aux yeux arrondis de se trouver soudain passée d’un sort presque misérable à une prospérité inattendue. Des mules solides étaient attelées aux brancards. Francesco Beltrami, et Marino, armés jusqu’aux dents, escortaient le véhicule dont les rideaux de cuir brun s’étaient refermés dès la sortie de la cour de l’hôtellerie. On se dirigea vers la porte d’Ouche tandis que les derniers valets du Florentin, avec le chargement de draps affinés, remontaient vers la porte Guillaume au-delà de laquelle s’ouvrait la route de Paris.

Au moment où la litière traversa le Morimont, Francesco détourna les yeux de l’échafaud dépouillé de son drap noir mais où se dressaient toujours la croix, la roue et la potence évocatrices de supplices. L’aspect de cette place demeurerait à jamais gravé dans sa mémoire tel qu’il l’avait vu, la veille, servant de toile de fond funèbre à un rayonnant visage, un visage dont l’impitoyable burin de l’amour avait inscrit chaque trait au plus secret de son cœur. Et ce fut avec une sorte de sérénité qu’il aperçut pour la dernière fois le champ d’épandage où dormaient Marie et son frère.

En effet, avant que le jour ne pointe, Francesco était allé frapper à la porte du bourreau. A ce vieil homme sévère il avait remis de l’or pour que, par une nuit bien sombre, il allât tirer les amants maudits de leur ignoble tombe afin de leur accorder le repos de la terre chrétienne que lui indiquerait le père Antoine Charruet...

Le soleil hivernal se levait, rouge, essoufflé, baignant le paysage enneigé d’une lueur pourprée. Debout, un peu au-delà du pont-levis de la porte d’Ouche, le vieux prêtre regarda s’éloigner sur la route de Beaune le petit cortège de cet homme généreux qui venait de donner une si grande leçon d’humanité. Levant soudain le bras, il traça dans l’air froid le signe de la bénédiction puis rentra dans la ville. Lorsqu’il aurait accompli, avec Arny Signart, l’exécuteur, le dernier désir du Florentin, il retournerait à Brévailles pour porter, en secret, quelque apaisement à la profonde douleur d’une mère et, de cela, son âme simple se réjouissait à l’avance. Il entra dans la première église rencontrée et s’y abîma longuement dans une action de grâces pour remercier le Dieu de miséricorde d’avoir permis que Francesco Beltrami entrât dans Dijon à l’heure où Marie de Brévailles marchait à la mort. Au moins, l’enfant née dans de si terribles circonstances échappait à la cruauté des hommes avec une véritable chance de connaître quelques années de bonheur.

Pas un instant, le vieil homme n’eut envie d’aller voir ce qu’il advenait de messire Regnault du Hamel. Celui-là aussi était dans la main de Dieu et la pénitence que lui avait infligée le marchand florentin était entièrement méritée.

En fait, c’est seulement le lendemain qu’un paysan qui passait auprès du vieil hospice entendit des gémissements et découvrit le conseiller du chancelier à moitié mort de froid. La litière qui emportait la petite Fiora, nichée dans le giron d’une Léonarde épanouie pour la première fois de sa vie, avait déjà parcouru un bon bout de chemin...

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