Isaac Asimov Fondation et empire

PREMIERE PARTIE LE GÉNÉRAL

I

BEL RIOSE : … Au cours de sa carrière relativement brève, Riose s’acquit le titre de » Dernier des Impériaux » et le mérita bien. Une étude de ses campagnes montre qu’il était l’égal de Peurifoy en habileté stratégique, et qu’il lui était peut-être supérieur quant à l’aptitude à manier les nommes. Le fait qu’il fût né sur le déclin de l’Empire ne lui permit pas d’égaler les exploits de Peurifoy comme conquérant. Il eut pourtant sa chance quand, premier en cela des généraux de l’Empire, il affronta directement la Fondation…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Bel Riose voyageait sans escorte, ce qui est contraire aux prescriptions de l’étiquette pour le chef d’une flotte stationnée dans un système solaire encore peu amical, sur les marches de l’Empire Galactique.

Mais Bel Riose était jeune et énergique – assez énergique pour qu’une cour calculatrice, qui ne s’embarrassait pas de sentiments, l’envoyât aussi près que possible du bout de l’univers – et, en outre, il était curieux. Des légendes étranges et invraisemblables, colportées par des centaines de gens et dont des milliers d’autres avaient vaguement entendu parler, piquaient sa curiosité ; la possibilité d’une aventure militaire séduisait sa jeunesse et son énergie. Le tout composait un ensemble irrésistible.

Il descendit de la vieille voiture terrestre qu’il s’était procurée et s’arrêta devant la porte de la demeure décrépite qui était sa destination. Il attendit. L’œil photonique qui balayait le seuil fonctionnait mais, quand la porte s’ouvrit, ce fut à la main.

Bel Riose sourit au vieillard.

« Je suis Riose…

— Je vous reconnais. » Le vieil homme demeurait figé sur place, sans avoir l’air surpris. » La raison de votre visite ? »

Riose recula d’un pas, en un geste plein de déférence.

« Une raison pacifique. Si vous êtes Ducem Barr, je sollicite la faveur d’un entretien. »

Ducem Barr s’écarta et, à l’intérieur de la maison, les murs s’éclairèrent. Le général entra dans une lumière de plein jour.

Il toucha les murs du cabinet, puis regarda le bout de ses doigts.

« Vous avez ça sur Siwenna ?

— Et nulle part ailleurs, je crois, fit Barr avec un petit sourire. Je maintiens ça en état du mieux que je peux. Je dois vous prier de m’excuser de vous avoir fait attendre à la porte. Le système automatique enregistre la présence d’un visiteur, mais n’ouvre plus la porte.

— Et ça, vous n’arrivez pas à le réparer ? fit le général d’un ton légèrement railleur.

— On ne trouve plus de pièces. Si vous voulez vous asseoir, monsieur. Vous buvez du thé ?

— Sur Siwenna ? Mon cher monsieur, l’étiquette interdit tout bonnement de ne pas en boire ici. »

Le vieux patricien s’éclipsa sans bruit, avec un léger salut, survivance du cérémonial légué par la ci-devant aristocratie des jours meilleurs du siècle dernier.

Riose regarda son hôte s’éloigner avec une certaine gêne. Son éducation à lui avait été purement militaire ; tout comme son expérience. Il avait, comme on dit, affronté la mort bien des fois ; mais toujours une mort très familière et très tangible. On comprendra donc que le héros idolâtré de la Vingtième Flotte se sentît parcouru d’un bref frisson dans l’atmosphère de cave de cette vieille pièce.

Le général reconnaissait les petites boîtes en ivroïde noire qui s’alignaient sur les rayons : c’étaient des livres. Leurs titres ne lui étaient pas familiers. Il supposa que le gros appareil au fond de la pièce était le récepteur qui transformait ces livres en spectacle audiovisuel sur demande. Il n’en avait jamais vu fonctionner ; mais il en avait entendu parler.

On lui avait dit un jour que jadis, à l’âge d’or où l’Empire s’étendait sur toute la Galaxie, neuf maisons sur dix possédaient ce genre de récepteur et ces rangées de livres.

Mais il y avait des frontières à surveiller, maintenant ; les livres, c’était bon pour les vieillards. Et la moitié des récits parlaient de temps révolus et mythiques. Plus de la moitié.

Le thé arriva, et Riose s’assit. Ducem Barr leva sa tasse.

« A votre honneur.

— Merci. Au vôtre.

— Il paraît que vous êtes jeune, fit Ducem Barr. Trente-cinq ans.

— A peu près. Trente-quatre.

— Dans ce cas, dit Barr, je ne saurais mieux commencer qu’en ayant le regret de vous informer que je n’ai en ma possession ni charmes d’amour, ni potions, ni philtres. Et je ne suis pas le moins du monde capable de vous gagner les faveurs d’une jeune dame que vous convoiteriez.

— Je n’ai pas besoin d’artifices dans ce domaine, monsieur. » Le contentement de soi qu’on ne pouvait manquer de sentir dans le ton du général se teintait d’amusement. » On vous demande beaucoup ce genre d’articles ?

— Encore assez. Malheureusement, un public mal informé tend à confondre érudition et art de la magie, et la vie amoureuse semble être le domaine où l’on a le plus recours à la magie.

— Cela semble des plus naturel. Mais pour moi, je ne compte sur l’érudition que pour répondre aux questions difficiles.

« Le Siwennien prit un air grave et songeur.

« Peut-être votre erreur est-elle aussi grave que la leur !

— Peut-être pas. » Le jeune général reposa sa tasse dans son étui scintillant, où elle se remplit à nouveau. Il laissa tomber dedans la petite capsule à infuser qui lui était offerte. » Dites-moi donc, patricien, qui sont les magiciens ? Les vrais. »

Barr parut étonné qu’on lui donnât ce titre depuis longtemps inusité.

« Il n’y a pas de magiciens, dit-il.

— Mais les gens en parlent. Sur Siwenna, on raconte une foule d’histoires sur eux. Des cultes s’édifient autour d’eux. Il y a un étrange rapport entre tout cela et ces groupes, parmi vos compatriotes, qui rêvent du temps jadis et de ce qu’ils appellent la liberté et l’autonomie. Cette affaire pourrait finir par devenir un danger pour l’Etat.

— Pourquoi me questionner ? dit le vieil homme en secouant la tête. Flairez-vous une révolte dont je serais le chef ?

— Jamais de la vie ! fit Riose en haussant les épaules. Oh ! ce n’est pas une idée absolument ridicule. Votre père en son temps était un exilé ; vous-même, vous avez été un patriote et un chauvin. Il est indélicat de ma part, en tant qu’invité, d’y faire allusion, mais ma mission l’exige. Une conspiration maintenant, dites-vous ? J’en doute. En trois générations, on en a fait perdre le goût à Siwenna.

— Je vais être aussi indélicat comme hôte que vous comme invité ; je vais vous rappeler que jadis un vice-roi a eu la même opinion que vous des Siwenniens. C’est sur l’ordre de ce vice-roi que mon père est devenu un pauvre fugitif, mes frères des martyrs, et que ma sœur s’est suicidée. Mais ce vice-roi a connu une mort assez horrible des mains de ces mêmes serviles Siwenniens.

— Ah ! en effet, et vous abordez là un sujet qu’il pourrait me plaire d’évoquer. Depuis trois ans, la mort mystérieuse de ce vice-roi n’est plus un mystère pour moi. Il y avait dans sa garde personnelle un jeune soldat dont le comportement était fort intéressant. Ce soldat, c’était vous, mais il est inutile, je pense, d’entrer dans les détails.

— Inutile. Que proposez-vous ?

— Que vous répondiez à mes questions.

— Pas sous la menace. Je suis vieux, mais pas encore assez pour que la vie ait pour moi trop de prix.

— Mon cher monsieur, nous vivons une dure époque, dit Riose d’un ton entendu, et vous avez des enfants et des amis. Vous avez une patrie qui vous a fait jadis clamer des phrases d’amour et de folie. Allons, si je décidais de recourir à la force, je ne serais pas assez maladroit pour vous frapper, vous.

— Que voulez-vous ? dit froidement Barr.

— Patricien, écoutez-moi. Nous sommes à une époque où les plus brillants soldats sont ceux qui ont pour mission de commander les défilés militaires qui serpentent au long des jardins du Palais impérial, les jours de fête, et d’escorter vers les planètes d’été les étincelants astronefs de plaisance qui transportent Sa Splendeur Impériale. Je… je suis un raté. Je suis un raté à trente-quatre ans, et je le resterai. Parce que, voyez-vous, j’aime me battre.

« C’est pourquoi on m’a envoyé ici. A la cour, je suis trop encombrant. Je ne me plie pas à l’étiquette. J’offense les dandys et les amiraux, mais je suis un trop bon commandant de navires et d’hommes pour qu’on m’abandonne simplement quelque part dans l’espace. Alors, on a trouvé Siwenna. C’est un monde-frontière ; une province rebelle et pauvre. C’est loin, assez loin pour satisfaire tout le monde.

« Alors, je bous. Il n’y a pas de rébellions à écraser, et ces temps-ci les vice-rois des Etats-frontière ne se révoltent pas ; en tout cas pas depuis que feu le père de Sa Majesté Impériale, de glorieuse mémoire, a fait un exemple de Mountel de Paramay.

— Un empereur énergique, murmura Barr.

— Oui, et il nous en faudrait d’autres. L’empereur est mon maître, ne l’oubliez pas. Ce sont ses intérêts que je défends. »

Barr haussa les épaules.

« Quel rapport avec ce dont nous parlions ?

— Je vais vous le montrer en deux mots. Les magiciens dont j’ai parlé viennent de là-bas, au-delà des postes-frontière, là où les étoiles sont rares…

Là où les étoiles sont rares, répéta Barr, et où flotte le froid de l’espace.

— Ce sont des vers ? » fit Riose en fronçant les sourcils. La poésie lui semblait bien frivole pour la circonstance. » En tout cas, ils viennent de la Périphérie, de la seule aire où je sois libre de combattre pour la gloire de l’empereur.

— Et de servir ainsi les intérêts de Sa Majesté Impériale, tout en satisfaisant votre amour du combat.

— Exactement. Mais je dois savoir contre quoi je me bats, et c’est là que vous pouvez m’aider.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que, reprit Riose en mordillant un petit gâteau, voilà trois années que j’étudie toutes les rumeurs, tous les mythes, tous les bruits concernant les magiciens ; et de toute la somme d’informations ainsi amassée, seuls deux faits isolés sont unanimement acceptés, et sont donc certainement exacts. Le premier, c’est que les magiciens viennent du bord de la Galaxie en face de Siwenna ; le second, c’est que votre père, autrefois, a rencontré un magicien, un vrai, vivant, et qu’il lui a parlé. »

Le vieux Siwennien soutint le regard de Riose, qui poursuivit : » Vous feriez mieux de me dire ce que vous savez…

— Ce serait intéressant de vous dire certaines choses, fit Barr d’un ton songeur. Ce serait une expérience psychohistorique, à mon propre compte.

— Quel genre d’expérience ?

— Psychohistorique. » Le vieillard eut un sourire un peu crispant. Puis il reprit sèchement : » Vous feriez mieux de reprendre du thé. J’ai pas mal de choses à vous raconter. »

Il se renversa parmi les coussins de son fauteuil. Les murs lumineux n’émettaient plus qu’une douce lueur d’un rose ivoirin, qui adoucissait même le rude profil du soldat.

« Ce que je sais, commença Ducem Barr, est le résultat de deux accidents : l’accident d’être le fils de mon père, et celui d’être né dans ce pays. Cela remonte à plus de quarante ans, peu après le grand massacre, à l’époque où mon père vivait en fugitif dans les forêts du Sud, pendant que j’étais canonnier dans la flotte personnelle du vice-roi. Ce même vice-roi, à propos, qui avait ordonné le massacre et qui connut par la suite une fin si cruelle. »

Barr eut un sourire railleur et reprit :

« Mon père était un patricien de l’Empire et un sénateur de Siwenna. Il s’appelait Onum Barr. »

Riose l’interrompit avec impatience :

« Je connais fort bien les circonstances de son exil. Inutile de vous étendre là-dessus. »

Le Siwennien poursuivit, comme s’il n’avait rien entendu :

« Pendant son exil, il fit la connaissance d’un errant : un Marchand des confins de la Galaxie, un jeune homme qui parlait avec un étrange accent, qui ne savait rien de la récente histoire impériale, mais qui était protégé par un bouclier énergétique individuel.

— Un bouclier énergétique individuel ? s’exclama Riose. Vous divaguez. Quel générateur pourrait être assez puissant pour condenser un écran protecteur aux dimensions d’un seul homme ? Par la Grande Galaxie, est-ce qu’il portait avec lui, sur un petit chariot, un générateur atomique de cinq mille myriatonnes ?

— Il s’agit, reprit doucement Barr, du magicien sur le compte duquel vous avez entendu toutes ces histoires et toutes ces rumeurs. Le terme de » magicien », je ne l’emploie pas à la légère. Il n’avait pas avec lui de générateur assez grand pour qu’on le vît, mais l’arme la plus lourde qu’on puisse tenir à la main n’aurait même pas égratigné son bouclier.

— C’est à cela que se résume toute l’histoire ? Les magiciens sont-ils nés des radotages d’un vieillard brisé par la souffrance et par l’exil ?

— L’histoire des magiciens, monsieur, était antérieure même au dire de mon père. Et les preuves en sont plus concrètes. Après avoir quitté mon père, ce Marchand, que les hommes appellent magicien, rendit visite à un technicien de la ville jusqu’où mon père l’avait guidé, et il laissa là un générateur du type qu’il portait. Mon père a repris ce générateur lorsqu’il est rentré d’exil après l’exécution du vice-roi. Il lui a fallu longtemps pour trouver…

« Le générateur est accroché au mur derrière vous, monsieur. Il ne fonctionne plus. Il n’a jamais fonctionné que les deux premiers jours. Mais si vous voulez bien le regarder, vous verrez qu’aucun sujet de l’Empire ne l’a jamais conçu. »

Bel Riose tendit la main vers la ceinture d’anneaux métalliques collée au mur incurvé. Elle s’en détacha avec un petit bruit de succion, lorsque son très faible champ d’adhésion se rompit au contact de sa main. L’ellipsoïde fixé à la boucle de la ceinture attira son attention : il était de la taille d’une châtaigne.

« C’est cela… dit-il.

— Qui était le générateur, compléta Barr. Mais c’était le générateur. On ne connaît plus maintenant le secret de son fonctionnement. Un examen sub-électronique a montré qu’il était fondu en un seul bloc de métal, et les études les plus minutieuses des spectres de diffraction n’ont pas permis de distinguer les éléments qui le constituaient avant la fusion.

— Alors, votre ’’preuve’’ demeure sur la douteuse frontière des mots que ne soutient aucun indice concret. »

Barr haussa les épaules.

« Vous avez voulu apprendre ce que je savais, et menacé de me l’arracher par la force. Si vous choisissez de l’accueillir avec scepticisme, que m’importe ? Voulez-vous que je me taise ?

— Continuez ! fit sèchement le général.

— Je poursuivis les recherches de mon père après sa mort, puis survint le second accident dont j’ai parlé et qui me facilita la tâche, car Siwenna était bien connue de Hari Seldon.

— Et qui est Hari Seldon ?

— Hari Seldon était un savant du règne de l’empereur Daluden IV. C’était un psychohistorien ; le dernier et le plus grand d’eux tous. Il a visité une fois Siwenna, quand Siwenna était un grand centre commercial, renommé sur le plan des arts et des sciences.

— Bah ! marmonna Riose, citez-moi donc une planète en pleine stagnation qui ne prétende pas avoir été jadis un pays florissant ?

— Le temps dont je parle remonte à deux siècles, quand l’empereur gouvernait encore jusqu’à l’étoile la plus lointaine ; quand Siwenna était un monde de l’intérieur et non pas une province-frontière à demi barbare. En ce temps-là, Hari Seldon prédit le déclin du pouvoir impérial et l’état de barbarie dans lequel allait sombrer toute la Galaxie.

— Il a prévu cela ? fit Riose en riant. Alors, il s’est trompé, mon cher savant. Car je suppose que c’est ce titre que vous vous donnez. Voyons, l’Empire est plus puissant aujourd’hui qu’il ne l’a été depuis un millénaire. Vos vieux yeux sont aveuglés par le froid de la frontière. Venez un jour dans les mondes intérieurs ; venez connaître la chaleur et la richesse du centre. »

Le vieil homme secoua la tête d’un air sombre.

« C’est sur les bords que cesse en premier la circulation. Il faudra quelque temps pour que la décadence atteigne le cœur. Je veux dire la décadence évidente, qui saute aux yeux, et non pas le pourrissement intérieur qui est une vieille histoire depuis quinze siècles.

— Ainsi donc, ce Hari Seldon a prévu une Galaxie uniformément plongée dans la barbarie, dit Riose, souriant. Et ensuite ?

— Alors il a créé deux Fondations aux deux extrémités de la Galaxie : des Fondations où se trouvaient réunis les meilleurs, les plus jeunes et les plus forts parmi les hommes de son temps, pour se reproduire, croître et multiplier. Les mondes où on les a installés ont été choisis avec soin, tout comme le temps et les circonstances. Tout a été arrangé de telle façon que l’avenir, tel que le prévoient les mathématiques invariables de la psychohistoire, découle de leur isolement du corps principal de la civilisation impériale, et voie se développer là-bas les germes du second Empire Galactique, réduisant ainsi un interrègne barbare de trente mille ans à mille à peine.

— Et où avez-vous découvert tout cela ? Vous semblez bien renseigné.

— Je ne le sais pas et je ne l’ai jamais appris, dit le patricien d’un ton digne. C’est le pénible résultat auquel je suis parvenu en rassemblant certaines preuves découvertes par mon père, et quelques autres par moi-même. La base est fragile, et j’ai dû romancer un peu la toile de fond pour combler d’énormes brèches. Mais je suis convaincu que, dans l’essentiel, c’est exact.

— Vous êtes facilement convaincu.

— Vraiment ? Cela m’a pris quarante ans de recherches.

— Fichtre. Quarante ans ! Je pourrais régler la question en quarante jours. En fait, je crois que je devrais. Ce serait… différent.

— Et comment feriez-vous ?

— De la façon la plus simple. Je pourrais devenir un explorateur. Je pourrais découvrir cette Fondation dont vous parlez et l’observer de mes yeux. Vous dites qu’il y en a deux ?

— Les textes parlent de deux. Il n’existe de preuves que de l’existence d’une seule, ce qui est compréhensible, puisque l’autre se trouve à l’extrémité opposée du grand axe de la Galaxie.

— Eh bien, nous allons visiter la plus proche. (Le général se leva et boucla sa ceinture.)

— Vous savez où aller ? demanda Barr.

— A peu près. Dans les archives de l’avant-dernier vice-roi, celui que vous avez si bien assassiné, il y a d’étranges contes où il est question de barbares qui vivent à l’extérieur. D’ailleurs, une de ses filles a été donnée en mariage à un prince barbare. Je trouverai bien. » Il tendit la main. » Je vous remercie de votre hospitalité. »

Ducem Barr effleura de ses doigts la main tendue et s’inclina cérémonieusement.

« Votre visite a été un grand honneur.

— Quant aux renseignements que vous m’avez donnés, reprit Bel Riose, je saurai comment vous remercier de cela quand je reviendrai. »

Ducem Barr suivit humblement son hôte jusqu’à la porte et murmura, tandis que s’éloignait le véhicule terrestre :

« Si vous revenez. »

II

FONDATION : … Avec quarante ans d’expansion derrière elle, la Fondation affronta la menace de Riose. Les temps épiques de Hardin et de Mallow étaient passés, et avec eux, un certain esprit d’audace et de résolution…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Il y avait quatre hommes dans la pièce et celle-ci était hors d’atteinte de quiconque. Les quatre hommes échangèrent un bref regard, puis considérèrent la table qui les séparait. Il s’y trouvait quatre bouteilles et autant de verres, mais personne n’y avait touché.

Puis celui qui était le plus près de la porte étendit le bras et se mit à tambouriner des doigts sur la table.

« Est-ce que vous allez rester indéfiniment assis là, à vous interroger ? fit-il. Qu’importe qui parle le premier ?

— Parlez vous-même le premier, alors, dit le gros homme assis juste en face de lui. C’est vous qui devriez être le plus inquiet. »

Sennett Forell eut un petit ricanement sans gaieté.

« Parce que vous croyez que je suis le plus riche. Ma foi… Ou bien est-ce que vous vous attendez à ce que je continue comme j’ai commencé ? Vous n’oubliez pas, je pense, que c’est ma propre flotte marchande qui a capturé leur astronef de reconnaissance.

— C’est vous qui avez la flotte la plus importante, dit un troisième, et les meilleurs pilotes. Ce qui est une autre façon de dire que vous êtes le plus riche. C’était un risque terrible, et qui aurait été plus considérable encore pour l’un de nous autres. »

Sennett Forell émit de nouveau un petit ricanement.

« J’ai un certain goût du risque que je tiens de mon père. Après tout, l’essentiel, quand on prend des risques, c’est que les bénéfices le justifient. Pour cela, je vous prends à témoin du fait que l’appareil ennemi a été isolé et capturé sans perte de notre côté, et sans alerter les autres. »

On reconnaissait ouvertement, dans la Fondation, que Forell était un lointain parent de feu le grand Hober Mallow. On admettait aussi, discrètement, qu’il était le fils naturel de Mallow.

Le quatrième personnage eut un petit clin d’œil furtif. Des mots glissèrent d’entre ses lèvres minces.

« Il n’y a pas de quoi dormir sur nos lauriers, parce que nous arraisonnons de petits astronefs. Selon toute probabilité, cela ne fera qu’accroître la colère de ce jeune homme.

— Vous croyez qu’il a besoin de raisons ? dit Forell d’un ton méprisant.

— Parfaitement, et cela lui épargnera peut-être la peine d’avoir à s’en forger une. » Le quatrième homme parlait lentement. » Hober Mallow employait d’autres méthodes. Et Salvor Hardin aussi. Ils laissaient les autres s’engager sur les chemins incertains de la force, tandis qu’ils manœuvraient sûrement et silencieusement.

— Cet astronef a prouvé sa valeur, dit Forell en haussant les épaules. Les raisons ne coûtent pas cher, et celle-là, nous l’avons vendue avec un bon bénéfice. » On sentait dans ses paroles la satisfaction du Marchand-né. » Ce jeune homme, reprit-il, est du vieil Empire.

— Nous le savions, dit le second homme, le grand, d’un ton maussade.

— Nous le soupçonnions, corrigea doucement Forell. Si un homme arrive avec des astronefs et des richesses, offrant son amitié et proposant de commercer, le simple bon sens demande qu’on s’abstienne de le heurter de front, tant qu’on n’est pas certain de ses intentions. Mais maintenant…

— Nous aurions pu quand même être plus prudents, fit le troisième homme d’un ton un peu geignard. Nous aurions pu nous en apercevoir tout de suite. Nous aurions pu comprendre, avant de le laisser partir. C’aurait été le plus sage.

— C’est une question dont nous avons déjà discuté et qui est réglée, dit Forell, écartant ce sujet d’un geste catégorique.

— Le gouvernement est mou, déplora le troisième homme. Le Maire est un idiot. »

Le quatrième homme regarda tour à tour les trois autres et ôta le mégot de cigare qu’il avait à la bouche. Il le laissa négligemment tomber dans la petite trappe à sa droite, où le mégot disparut, désintégré dans un bref éclair silencieux.

« Je pense, dit-il d’un ton sarcastique, que le dernier de mes honorables interlocuteurs ne parle que par habitude. Nous pouvons nous permettre, ici, de nous souvenir que c’est nous le gouvernement. »

Il y eut un murmure approbateur.

Le quatrième homme avait ses petits yeux fixés sur la table.

« Alors, laissons tranquille la politique du gouvernement. Ce jeune homme… cet étranger aurait pu être un client éventuel. Cela s’est déjà vu. Vous avez essayé tous les trois de lui faire signer un contrat. Nous avons un accord contre cela, mais vous avez essayé.

— Vous aussi, grommela le second.

— Je le sais, dit tranquillement le quatrième.

— Alors, oublions ce que nous aurions dû faire plus tôt, déclara Forell avec impatience, et voyons un peu ce que nous devrions faire maintenant. Et d’ailleurs, même si nous l’avions emprisonné, ou tué ? Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas certains de ses intentions et, en mettant les choses au pire, nous ne pouvions pas détruire un Empire en supprimant la vie d’un seul homme. De plus il pourrait y avoir des flottes entières qui attendent simplement de l’autre côté qu’il ne revienne pas.

— Exactement, acquiesça le quatrième. Dites-moi donc maintenant ce que vous avez tiré de l’appareil que vous avez capturé. Je suis trop vieux pour tous ces bavardages.

— Cela peut se résumer en quelques mots, dit Forell. C’est un général impérial, ou ce qui correspond là-bas à ce grade. C’est un jeune homme qui a prouvé ses talents militaires – à ce qu’on m’a dit – et qui est l’idole de ses hommes. Une carrière très romanesque. Les histoires qu’ils racontent à son propos ne sont sans doute qu’à moitié vraies, mais cela fait quand même de lui un personnage assez étonnant.

— Qui ça » ils » ? interrogea le second.

— L’équipage de l’astronef capturé. J’ai toutes leurs dépositions enregistrées sur microfilm et rangées en lieu sûr. Plus tard, si vous le désirez, vous pourrez les voir. Vous pourrez même parler aux hommes si vous le jugez nécessaire. Je vous ai dit l’essentiel.

— Comment les avez-vous fait parler ? Comment savez-vous qu’ils disent la vérité ?

— Ce n’est pas la douceur que j’ai utilisée, mon cher, répliqua Forell. Je les ai tabassés, je les ai abrutis de drogue, et j’ai utilisé sans pitié la psychosonde. Ils ont parlé. Vous pouvez les croire.

— Autrefois, dit le troisième homme brusquement, on aurait simplement utilisé la psychologie. C’est sans douleur, vous savez, mais très sûr. Pas de truquages possibles.

— Oh ! il y a des tas de choses qu’on faisait autrefois, dit sèchement Forell. Mais c’était autrefois.

— Mais, reprit le quatrième, qu’est-ce qu’il voulait faire ici, ce général, ce héros de roman ? » On sentait en lui une inébranlable obstination.

Forell lui lança un bref regard.

« Vous croyez qu’il confie à son équipage les détails de la politique d’Etat ? Ils n’en savaient rien. Impossible de rien tirer d’eux sur ce plan, et j’ai essayé, la Galaxie le sait !

— Ce qui nous laisse…

— Tirer nous-mêmes nos conclusions, de toute évidence. » Les doigts de Forell pianotaient de nouveau sur la table. » Ce jeune homme est un chef militaire de l’Empire, et pourtant il a voulu se faire passer pour un prince régnant sur quelques étoiles d’un coin perdu de la Périphérie. Cela seul suffirait à nous assurer que ses véritables mobiles sont tels qu’il n’aurait pas intérêt à nous les révéler. Rapprochez la nature de sa profession avec le fait que l’Empire a déjà financé une attaque contre mon père, et la menace se précise. Cette première attaque a échoué. Je doute que l’Empire nous en sache gré.

— Il n’y a rien dans ce que vous avez découvert, demanda prudemment le quatrième homme, qui nous donne une certitude ? Vous nous avez tout dit ?

— Je ne peux rien vous cacher, répondit tranquillement Forell. Désormais, il ne saurait être question de concurrence entre nous. L’unité nous est imposée.

— Du patriotisme ? fit la voix fluette du troisième homme, un peu sarcastique.

— Je me moque bien du patriotisme, répondit tranquillement Forell. Croyez-vous que je donne deux bouffées d’émanations atomiques pour le futur second Empire ? Croyez-vous que je risquerais une seule mission de Marchands pour lui ouvrir la voie ? Mais… pensez-vous que l’invasion impériale faciliterait mes affaires ou les vôtres ? Si l’Empire l’emporte, il y aura bien assez de charognards pour revendiquer le butin.

— Et c’est nous, le butin, ajouta sèchement le quatrième homme. »

Le second homme sortit soudain de son mutisme et s’agita d’un air furieux sur son siège, qui se mit à craquer sous lui.

« Mais pourquoi parler de cela ? L’Empire ne peut pas gagner, n’est-ce pas ? Nous avons l’assurance de Seldon que nous finirons par constituer le second Empire. Il ne s’agit là que d’une crise de plus : il y en a déjà eu trois.

— Que d’une crise de plus, oui ! répéta Forell d’un ton soucieux. Mais, lors des deux premières, nous avions Salvor Hardin pour nous guider ; au moment de la troisième, il y avait Hober Mallow. Qui avons-nous maintenant ? » Il considéra ses compagnons d’un air sombre. » Les règles de psychohistoire de Seldon, sur lesquelles il est si réconfortant de s’appuyer, comprennent sans doute, parmi les variables, un certain degré normal d’initiative de la part des habitants de la Fondation eux-mêmes. Les lois de Seldon aident ceux qui s’aident.

— C’est l’époque qui fait l’homme, lança le troisième. Voilà un autre proverbe.

— Vous ne pouvez pas compter là-dessus, pas avec une absolue certitude, grommela Forell. Voici comment je vois les choses : s’il s’agit de la quatrième crise, alors Seldon l’a prévue. Dans ce cas, on peut la surmonter et il doit y avoir un moyen d’y parvenir.

« L’Empire est plus fort que nous ; il l’a toujours été. Mais c’est la première fois que nous sommes menacés d’une attaque directe, si bien que sa force devient terriblement menaçante. Si donc cette crise doit être surmontée, ce doit être une fois de plus, comme lors de toutes les crises précédentes, par une méthode différente de la force pure. Il nous faut trouver le point faible de l’ennemi et porter là notre attaque.

— Et quel est ce point faible ? demanda le quatrième homme. Avez-vous une théorie à proposer ?

— Non. Et c’est là où je veux en venir. Nos grands chefs d’autrefois ont toujours vu les points faibles de leurs ennemis et ont porté là leurs coups. Mais aujourd’hui… »

Il y avait dans sa voix un aveu d’impuissance, et pendant un moment personne ne fit de commentaire.

Puis le quatrième homme dit :

« Il nous faut des espions.

— Exactement ! renchérit Forell. Je ne sais quand l’Empire va attaquer. Nous avons peut-être du temps devant nous.

— Hober Mallow lui-même a pénétré dans les dominions impériaux, suggéra le second.

— Rien de si direct, dit Forell en secouant la tête. Aucun de nous n’est à proprement parler un jeune homme ; et nous sommes tous rouillés par la paperasserie et la routine administrative. Il nous faut des hommes qui soient dans la course…

— Les Marchands Indépendants ? » suggéra le quatrième. Et Forell hocha la tête en murmurant : » S’il en est encore temps… »

III

Bel Riose interrompit ses allées et venues agacées pour tourner vers son aide de camp qui entrait un regard plein d’espoir. » Pas de nouvelles du Starlet ?

— Aucune. La patrouille de recherche a quadrillé l’espace, mais les instruments n’ont rien détecté. Le commandant Yume a signalé que la flotte est prête pour une attaque immédiate de représailles.

— Non, fit le général en secouant la tête. Pas pour un simple patrouilleur. Pas encore. Dites-lui de doubler… attendez ! Je vais mettre ce message par écrit. Faites-le coder et transmettre. »

Tout en parlant, il écrivait, et il remit le papier à l’officier qui attendait.

« Le Siwennien est déjà arrivé ?

— Pas encore.

— Faites-le conduire ici dès qu’il arrivera. »

L’aide de camp salua et sortit. Riose se remit à arpenter la pièce.

Quand la porte s’ouvrit une seconde fois, c’était Ducem Barr qui se tenait sur le seuil. Lentement, et suivant l’aide de camp qui l’avait introduit, il s’avança dans le luxueux cabinet dont le plafond était une maquette stéréoscopique de la Galaxie, et au centre duquel se tenait Bel Riose en tenue de campagne.

« Patricien, bonjour ! »

Puis le général propulsa du pied un fauteuil et congédia son aide de camp en lui disant : » Cette porte doit rester fermée jusqu’à ce que je l’ouvre. »

Il se planta devant le Siwennien, jambes écartées et mains derrière le dos, se balançant lentement d’un air méditatif.

Puis il lança soudain :

« Patricien, êtes-vous un loyal sujet de l’empereur ? »

Barr, qui avait jusqu’alors observé un silence indifférent, haussa les sourcils, l’air nonchalant.

« Je n’ai aucune raison d’aimer l’autorité impériale.

— Ce qui ne veut tout de même pas dire que vous seriez un traître.

— C’est vrai. Mais le simple fait de n’être pas un traître ne veut pas dire que j’accepte de vous prêter activement mon concours.

— C’est généralement vrai aussi. Mais refuser votre concours en l’occurrence, dit lentement Riose, sera considéré comme une trahison, et des mesures seront prises en conséquence.

— Gardez vos phrases massues pour vos subalternes, fit Barr. Une simple déclaration de vos besoins et de vos exigences me suffira. »

Riose s’assit et croisa les jambes.

« Barr, nous avons déjà discuté il y a six mois.

— Votre histoire de magiciens ?

— Oui. Vous vous rappelez ce que j’ai dit que je ferais. » Barr acquiesça. Il gardait les mains croisées devant lui. » Vous comptiez aller leur rendre visite dans leurs repaires, et vous avez été absent quatre mois. Les avez-vous trouvés ?

— Si je les ai trouvés ? Je pense bien », s’écria Riose. Il parlait les lèvres crispées et semblait faire un effort pour ne pas grincer des dents. » Patricien, ce ne sont pas des magiciens ; ce sont des démons. Rendez-vous compte ! C’est un monde grand comme un mouchoir de poche, avec des ressources si maigres, une puissance si infime, une population si microscopique, que cela ne suffirait pas aux mondes les plus arriérés des préfets empoussiérés des Etoiles Sombres. Et malgré cela, ces gens sont assez fiers et ambitieux pour rêver tranquillement et méthodiquement de gouverner la Galaxie.

« Tenez, ils sont si sûrs d’eux qu’ils ne se dépêchent même pas.

Ils procèdent lentement, flegmatiquement ; ils disent qu’il faudra des siècles.

« Et ils réussissent. Il n’y a personne pour les arrêter. Ils ont édifié une misérable communauté marchande qui étend ses tentacules, à travers les systèmes, plus loin que n’osent aller leurs minuscules astronefs. Leurs Marchands – c’est le nom que se donnent leurs agents – pénètrent à des parsecs de chez eux. »

Ducem Barr coupa court à cette furieuse tirade.

« Qu’y a-t-il de renseignements précis dans tout cela ; et qu’y a-t-il de simple fureur ? »

Le soldat reprit son souffle et se calma.

« La fureur ne m’aveugle pas. Je vous dis que je suis allé dans des mondes plus proches de Siwenna que de la Fondation, où l’Empire est un mythe lointain et les Marchands, des vérités vivantes. Nous-mêmes, on nous a pris pour des Marchands.

— Ce sont les gens de la Fondation eux-mêmes qui vous ont dit qu’ils visaient à l’hégémonie galactique ?

— Allons donc ! fit Riose, de nouveau furieux. Il n’était pas question de me le dire. Les fonctionnaires n’ont rien dit. Ils ne parlaient qu’affaires. Mais j’ai conversé avec des gens ordinaires. J’ai absorbé les idées de la masse : leur ’’destin évident’’, le calme avec lequel ils acceptent un grand avenir. C’est une chose qui ne peut se dissimuler : un optimisme universel qu’ils ne cherchent même pas à cacher. »

Le Siwennien manifestait ouvertement une sorte de satisfaction tranquille.

« Vous remarquerez que, jusqu’à maintenant, tout cela semble confirmer fort précisément la reconstruction des événements à laquelle j’ai procédé, à partir des quelques indices que j’ai pu réunir sur le sujet.

— Vous rendez là sans nul doute, répondit Riose d’un ton mordant, un beau tribut à vos facultés d’analyse. Il y a là aussi un commentaire fort outrecuidant sur le danger croissant qui menace les domaines de Sa Majesté Impériale. »

Barr haussa les épaules avec indifférence, et Riose se pencha soudain pour prendre le vieil homme par les épaules, et le dévisager avec une étrange douceur au fond des yeux.

« Allons, patricien, dit-il, pas de ça. Je n’ai pas envie de me montrer barbare. Pour moi, le legs de l’hostilité siwennienne à l’Empire est un odieux fardeau, et que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour supprimer. Mais, ma partie, ce sont les questions militaires, et je ne puis intervenir dans les affaires civiles. Cela provoquerait mon rappel et je ne pourrais plus servir à rien. Vous comprenez ? Je sais que vous le comprenez. Alors, de vous à moi, que l’atrocité d’il y a quarante ans soit effacée par la vengeance que vous avez exercée sur son responsable, et qu’on n’en parle plus. J’ai besoin de votre aide. Je l’avoue franchement. »

Il y avait une frémissante insistance dans la voix du jeune homme, mais Ducem Barr secoua la tête avec une tranquille obstination. Riose se leva d’un air suppliant.

« Vous ne comprenez pas, patricien, et je doute que je puisse parvenir à vous convaincre. Je ne peux pas discuter sur votre terrain. C’est vous l’érudit, pas moi. Mais je peux vous dire une chose. Quoi que vous pensiez de l’Empire, vous conviendrez qu’il rend de grands services. Ses forces armées ont pu commettre ici et là quelques crimes isolés, mais dans l’ensemble, elles ont servi à protéger la paix et la civilisation. C’est la flotte impériale qui a instauré la Pax Imperium qui s’est étendue à toute la Galaxie pendant deux mille ans. Voyez les deux millénaires de paix de l’Empire, auprès des deux millénaires d’anarchie interstellaire qui les ont précédés. Songez aux guerres et aux dévastations de ce temps-là et dites-moi si, avec tous ses défauts, l’Empire ne mérite pas d’être sauvé.

« Songez, continua-t-il avec feu, à quoi en est réduite la bordure extérieure de la Galaxie, en ces jours de rupture et d’indépendance, et demandez-vous si, pour assouvir une vengeance mesquine, vous voudriez faire renoncer Siwenna à sa position de province protégée par une flotte puissante, pour la faire tomber dans un monde barbare au sein d’une Galaxie barbare, où tout sombrerait dans une misère et une décadence communes.

— C’est si grave… déjà ! murmura le Siwennien.

— Non, avoua Riose. Même si nous vivions quatre fois l’âge normal, nous ne risquerions sans doute encore rien. Mais c’est pour l’Empire que je me bats ; pour cela, et pour une tradition militaire qui représente quelque chose pour moi seul, et que je ne puis vous faire partager. C’est une tradition militaire bâtie sur l’institution impériale que je sers.

— Vous devenez mystique, et j’ai toujours du mal à comprendre le mysticisme d’un autre.

— Peu importe. Vous comprenez le danger de cette Fondation.

— C’est moi qui vous ai fait remarquer ce que vous appelez le danger, avant même que vous quittiez Siwenna.

— Vous vous rendez compte alors qu’il faut l’étouffer dans l’œuf, faute de quoi ce ne sera peut-être plus possible. Vous connaissiez l’existence de cette Fondation avant que quiconque en ait entendu parler. Vous en savez plus sur elle que n’importe qui d’autre dans l’Empire. Vous savez probablement quels seraient les meilleurs moyens de l’attaquer ; et vous pouvez probablement me mettre en garde contre ses ripostes éventuelles. Allons, soyons amis. »

Ducem Barr se leva.

« L’aide que je pourrais vous donner ne veut rien dire, dit-il sans ambages. Je ne vais donc pas vous l’imposer.

— Ce sera à moi de juger de sa signification.

— Non, je suis sérieux. Toute la puissance de l’Empire ne parviendrait pas à écraser ce monde pygmée.

— Pourquoi donc ? fit Bel Riose, les yeux étincelants de fureur. Non, restez où vous êtes, je vous dirai quand vous pourrez partir. Pourquoi ? Si vous pensez que je sous-estime cet ennemi que j’ai découvert, vous vous trompez. Patricien, reprit-il comme à regret, j’ai perdu un astronef au retour. Je n’ai pas la preuve qu’il soit tombé entre les mains de la Fondation ; mais on ne l’a pas retrouvé depuis lors et, s’il s’agissait d’un simple accident, on aurait certainement retrouvé sa coque en route. Ce n’est pas une perte considérable, pas même le dixième d’une piqûre de puce, mais cela veut peut-être dire que la Fondation a déjà entamé les hostilités. Un pareil empressement et un tel mépris des conséquences pourraient signifier la présence de forces secrètes dont je ne sais rien. Pouvez-vous m’aider alors en répondant à une question précise ? Quelle est leur puissance militaire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Alors expliquez-vous. Qu’est-ce qui vous permet de dire que l’Empire est incapable de vaincre ce minuscule ennemi ? »

Le Siwennien se rassit et détourna la tête pour fuir le regard fixe de Riose.

« Parce que, dit-il gravement, j’ai foi dans les principes de la psychohistoire. C’est une science étrange. Elle est parvenue à la maturité mathématique avec un homme, Hari Seldon, et elle s’est éteinte avec lui, car nul depuis lors n’a su en manipuler les mécanismes délicats. Mais, durant cette brève période, elle s’est révélée l’instrument le plus puissant jamais inventé pour l’étude de l’humanité. Sans prétendre prédire les actions des individus, elle a énoncé des lois précises, justifiables de l’analyse mathématique et de l’extrapolation, pour gouverner et prédire l’action collective de groupes humains.

— Mais…

— C’est cette psychohistoire que Seldon et ses collaborateurs ont pleinement utilisée pour établir la Fondation. Le lieu, le temps, les circonstances, tout concorde mathématiquement et inéluctablement jusqu’au développement de l’Empire Universel. »

La voix de Riose tremblait d’indignation.

« Vous voulez dire que l’art de ce charlatan prédit que j’attaquerai la Fondation et que je perdrai telle et telle bataille pour telle ou telle raison ? Vous essayez de me faire croire que je suis un robot stupide qui suit une course prédéterminée vers l’abîme ?

— Non, répliqua sèchement le vieux patricien. Je vous ai déjà dit que la science ne s’occupait pas des actions individuelles. C’est l’arrière-fond, plus vaste, qui a été prévu.

— Alors, nous sommes aux mains de la déesse de la nécessité historique.

— De la nécessité psychohistorique, murmura Barr.

— Et si j’exerce ma prérogative du libre arbitre ? Si je choisis d’attaquer l’année prochaine ou de ne pas attaquer du tout ? Quelle latitude me laisse la déesse ?

— Attaquez maintenant ou jamais, fit Barr en haussant les épaules, avec un seul astronef ou avec toute la force de l’Empire ; par les armes ou par le blocus économique ; en déclarant la guerre loyalement ou en tendant une embuscade. Faites ce que bon vous semblera dans le plein exercice de votre libre arbitre. Vous perdrez quand même.

— A cause de Hari Seldon ?

— A cause des mathématiques du comportement humain, qu’on ne peut ni arrêter, ni dévier, ni retarder. »

Les deux hommes se dévisagèrent longuement, puis le général recula.

« J’accepte le défi, dit-il simplement. Une volonté vivante contre une science morte. »

IV

CLÉON II : … Communément appelé le » Grand ». Dernier empereur fort du premier Empire, il est important en raison de la renaissance politique et artistique qui eut lieu durant son long règne. Mais il est surtout connu dans la littérature romanesque pour ses rapports avec Bel Riose et, pour le commun des mortels, il est simplement » l’empereur de Riose ». Les événements de la dernière année de son règne ne doivent pas rejeter dans l’ombre quarante ans de…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Cléon II était le Maître de l’Univers. D’autre part, Cléon II souffrait d’un mal douloureux et qu’on n’avait pu diagnostiquer. Par un étrange détour des affaires humaines, ces deux affirmations ne s’excluent pas mutuellement et ne sont même pas tellement incompatibles. Il y a eu un nombre accablant de précédents dans l’histoire.

Mais Cléon II se moquait bien des précédents. Méditer sur une longue liste de cas analogues ne soulagerait pas d’un iota ses souffrances personnelles. Cela ne le consolait pas plus de penser que, si son arrière-grand-père avait été un pirate gouvernant une planète minuscule, lui-même donnait dans le palais de plaisirs d’Ammenetik le Grand, héritier d’une lignée de dirigeants galactiques qui s’étendait jusqu’à un lointain passé. Cela ne le consolait pas non plus de se dire que les efforts de son père avaient nettoyé l’Empire des taches lépreuses de la rébellion, pour lui faire retrouver la paix et l’unité qu’il avait connues sous Stanel VI ; si bien que, pendant les vingt-cinq années de son règne, aucun nuage de révolte n’en avait assombri la gloire.

L’empereur de la Galaxie et le maître de toutes choses gémissait en secouant la tête sur le champ de force qui entourait ses oreillers. Ce champ magnétique se laissait doucement enfoncer et, à cet agréable contact, Cléon se détendit un peu. Il se redressa péniblement et contempla d’un œil sombre les murs lointains de la grande pièce. C’était trop vaste. Toutes les chambres étaient trop vastes.

Mais mieux valait être seul durant ces crises qui le paralysaient que de subir le harcèlement des courtisans, leur compassion servile, leur stupidité condescendante. Mieux valait être seul que de voir ces masques insipides, derrière lesquels se déroulaient de tortueuses spéculations sur les probabilités de son trépas et les aléas de la succession.

Ces pensées le tourmentaient. Il y avait ses trois fils ; trois robustes garçons pleins de promesses et de vertu. Où disparaissaient-ils dans ces moments-là ? Ils attendaient, sans nul doute. Chacun surveillait l’autre, et tous le surveillaient.

Il s’agita nerveusement. Et voilà maintenant que Brodrig demandait audience. Ce Brodrig, de basse extraction mais fidèle ; fidèle parce qu’il était l’objet d’une haine cordiale et unanime, seul point sur lequel se rencontraient les douzaines de coteries qui divisaient la cour.

Brodrig, le fidèle favori, qui était bien obligé d’être fidèle, puisqu’à moins de posséder l’astronef le plus rapide de la Galaxie et d’y prendre place le jour du décès de l’empereur, il se retrouverait dès le lendemain dans la chambre d’atomisation.

Cléon II effleura le bouton fixé sur le bras de son large divan, et la grande porte au fond de la chambre devint transparente.

Brodrig avança sur le tapis rouge et s’agenouilla pour baiser la main molle de l’empereur.

« Votre santé, Sire ? demanda le secrétaire privé, d’un ton marqué d’une sollicitude de bon aloi.

— Je vis, répliqua l’empereur avec exaspération, si l’on peut parler de vie quand la première canaille capable de lire un livre de médecine m’utilise comme cobaye pour ses tristes expériences ! S’il existe un remède chimique, physique ou atomique qu’on n’ait pas encore essayé, dès demain, des charlatans venus des confins du royaume arriveront pour l’expérimenter. Et tout livre de médecine découvert depuis peu – et vraisemblablement faux – sera considéré comme faisant autorité.

« Par la mémoire de mon père, marmonna-t-il, on dirait qu’il n’existe pas un bipède qui puisse étudier une maladie en se fiant à ses seuls yeux. Il n’y en a pas un capable de vous prendre le pouls sans avoir devant lui quelque ouvrage des anciens. Je suis malade et ils appellent ça mal non identifié. Les imbéciles ! Si, au cours des âges, le corps humain découvre de nouvelles façons de se détraquer, ce seront des maladies incurables car les anciens ne les auront pas étudiées. »

L’empereur débita tout un chapelet de jurons tandis que Brodrig le laissait parler avec déférence.

« Combien attendent dehors ? demanda Cléon II avec mauvaise humeur, tout en désignant de la tête la direction de la porte.

— Il y a la foule habituelle dans le grand vestibule, dit patiemment Brodrig.

— Eh bien, qu’ils attendent. Les affaires de l’Etat me retiennent. Que le capitaine de la garde l’annonce. Ou bien, attendez, oubliez les affaires de l’Etat. Faites simplement annoncer que je ne donne pas audience, et que le capitaine de la garde prenne un air lugubre. Peut-être les chacals qu’il y a parmi eux se révéleront-ils, ricana l’empereur.

— Le bruit court, Sire, dit Brodrig d’un ton uni, que c’est votre cœur qui vous donne des ennuis.

— Il causera plus d’ennuis à d’autres qu’à moi-même, s’il en est qui agissent prématurément en se fondant sur cette rumeur. Mais qu’est-ce que vous me voulez ? Finissons-en. » Brodrig, sur un geste de l’empereur, se releva et dit : » Il s’agit du général Bel Riose, le gouverneur militaire de Siwenna.

— Riose ? fit Cléon II en fronçant les sourcils. Je ne le situe pas. Attendez, est-ce lui qui a envoyé cet étrange message, il y a quelques mois ? Oui, je me souviens. Il suppliait qu’on l’autorise à se lancer dans une carrière de conquérant pour la gloire de l’Empire et de l’empereur.

— Exactement, Sire. »

L’empereur eut un petit rire.

« Pensiez-vous qu’il me restait encore des généraux comme ça, Brodrig ? Quel curieux atavisme ! Que lui a-t-on répondu ? J’imagine que vous vous en êtes chargé.

— En effet, Sire. Il a eu la consigne d’envoyer un supplément d’informations et de ne prendre aucune mesure impliquant une intervention de la flotte sans de nouveaux ordres de l’Empire.

— Hum. C’est assez prudent. Qui est ce Riose ? A-t-il jamais été à la cour ? »

Brodrig acquiesça.

« Il a commencé sa carrière comme cadet dans les gardes il y a dix ans. Il a participé à cette affaire du côté de l’Amas de Lemul.

— L’Amas de Lemul ? Vous savez, ma mémoire n’est pas très… Etait-ce la fois où un jeune soldat a sauvé deux astronefs de ligne d’une collision en… heu… en faisant je ne sais plus quoi ? » Il eut un geste d’impatience. » Je ne me souviens pas des détails, mais c’était quelque chose d’héroïque.

— Ce soldat, c’était Riose. Cela lui a valu de l’avancement, dit sèchement Brodrig, et un poste de commandant d’astronef.

— Et le voilà aujourd’hui gouverneur militaire d’un système frontalier, si jeune. C’est un garçon doué, Brodrig !

— Mais il n’est pas sûr, Sire. Il vit dans le passé. Il rêve des temps anciens, ou plutôt des mythes liés aux temps anciens. Des hommes comme lui sont inoffensifs par eux-mêmes, mais leur étrange manque de réalisme les rend dangereux pour autrui. Ses hommes, m’a-t-on dit, sont totalement sous sa coupe. C’est un de vos généraux les plus populaires.

— Vraiment ? fit l’empereur d’un ton songeur. Ma foi, Brodrig, je ne désire pas n’être servi que par des incompétents. Lesquels au demeurant ne sont guère plus fidèles.

— Un traître incompétent n’est pas dangereux. Ce sont plutôt les hommes doués qu’il faut surveiller.

— Notamment vous, Brodrig ? fit Cléon en riant, puis une grimace de douleur lui crispa le visage. Allons, oubliez la remontrance pour l’instant. Quel nouveau développement y a-t-il à propos de ce jeune conquérant ? J’espère que vous n’êtes pas venu simplement pour remâcher des souvenirs.

— Sire, on a reçu un nouveau message du général Riose.

— Oh ? Et pour dire quoi ?

— Il est allé espionner le pays de ces barbares et il préconise une expédition en force. Ses arguments sont longs et assez ennuyeux ; je ne veux pas importuner Votre Majesté Impériale pour le moment, alors que vous êtes souffrant. D’autant plus qu’on en discutera tout à loisir lors de la session du Conseil des Seigneurs, ajouta-t-il en lançant à l’empereur un regard en coulisse.

— Les Seigneurs ? fit Cléon II en fronçant les sourcils. Est-ce une question qui les concerne, Brodrig ? Cela entraînera de nouvelles exigences pour une interprétation plus large de la Charte. On en arrive toujours là.

— C’est inévitable, Sire. Il aurait peut-être mieux valu que votre auguste père eût été en mesure d’écraser la dernière rébellion sans octroyer la Charte. Mais puisqu’elle est là, il nous faut la supporter pour l’instant.

— Vous avez raison, je pense. Alors, va pour les Seigneurs. Mais pourquoi toute cette solennité, mon cher ? Ça n’est, après tout, qu’un point secondaire. Une victoire dans une région-frontière avec des effectifs limités n’est guère une affaire d’Etat. »

Brodrig eut un petit sourire.

« C’est l’affaire d’un idiot romanesque, dit-il calmement ; mais même un idiot romanesque peut être une arme redoutable, quand un rebelle qui, lui, n’est pas romanesque, l’utilise comme un instrument. Sire, l’homme était populaire ici et il l’est là-bas. Il est jeune. S’il annexe une vague planète barbare, il deviendra un conquérant. Or, un jeune conquérant qui a montré qu’il était capable d’éveiller l’enthousiasme de pilotes, de mineurs, de commerçants et autres racailles, est dangereux à toutes les époques. Même s’il n’avait pas le désir de vous faire subir le sort que votre auguste père a réservé à l’usurpateur Ricker, un de nos loyaux seigneurs du domaine pourrait décider de faire de lui son instrument. »

Cléon II eut un geste brusque du bras que la douleur immobilisa aussitôt. Il se détendit lentement, mais son sourire était faible, et sa voix n’était qu’un murmure.

« Vous êtes un conseiller précieux, Brodrig. Vous soupçonnez toujours plus qu’il n’est nécessaire, et je n’ai qu’à prendre la moitié des précautions que vous suggérez pour ne courir aucun risque. Nous allons porter l’affaire devant les Seigneurs. Nous verrons ce qu’ils diront et nous prendrons nos mesures en conséquence. Le jeune homme n’a pas encore engagé les hostilités ?

— Il prétend que non. Mais il demande déjà des renforts.

— Des renforts ! De quelles forces dispose-t-il ?

— Dix astronefs de ligne, Sire, avec le complément d’appareils auxiliaires. Deux des astronefs sont équipés de moteurs récupérés sur l’ancienne grande flotte, et l’un a une batterie d’artillerie atomique de même provenance. Les autres datent des cinquante dernières années, mais sont quand même en état de servir.

— Dix astronefs me sembleraient suffisants pour n’importe quelle entreprise raisonnable. Voyons, avec moins de dix astronefs, mon père a remporté ses premières victoires contre l’usurpateur. Qui sont d’ailleurs ces barbares qu’il combat ? »

Le secrétaire privé haussa les sourcils d’un air dédaigneux.

« Il les désigne sous le nom de la ’’Fondation’’.

— La Fondation ? Qu’est-ce donc ?

— Il n’y en a pas trace, Sire. J’ai fouillé soigneusement les archives de la Galaxie. La zone de la Galaxie indiquée dépend de l’ancienne province d’Anacréon qui, depuis deux siècles, a sombré dans le brigandage, la barbarie et l’anarchie. Il n’existe cependant pas, dans la province, de planète connue sous le nom de Fondation. Il y a une vague allusion à un groupe de savants envoyés dans cette province juste avant sa séparation de notre protectorat. Ils devaient préparer une Encyclopédie. Je crois qu’ils appelaient ça la Fondation de l’Encyclopédie.

— Ma foi, dit l’empereur d’un ton sombre, tout cela me paraît bien mince pour que vous vous avanciez ainsi.

— Je ne m’avance pas, Sire. On n’a jamais reçu de nouvelles de cette expédition après le développement de l’anarchie dans cette région. Si leurs descendants vivent encore et conservent leur nom, alors ils sont sûrement retombés dans la barbarie.

— Ainsi donc, il veut des renforts. » L’Empereur considéra d’un œil sévère son secrétaire. » C’est extrêmement curieux : proposer de combattre des sauvages avec dix astronefs et en demander davantage avant d’avoir frappé un seul coup. Et pourtant, je commence à me souvenir de ce Riose ; c’était un beau garçon d’une famille loyale, Brodrig, il y a dans tout cela des complications qui m’échappent. C’est peut-être plus important qu’il n’y paraît. »

Ses doigts jouaient avec le drap étincelant qui recouvrait ses jambes ankylosées.

« Il me faut un homme là-bas, dit-il, un homme avec des yeux, un cerveau et un cœur loyal. Brodrig… »

Le secrétaire pencha la tête d’un air soumis.

« Et les astronefs, Sire ?

— Pas encore ! » L’empereur poussa un petit gémissement en changeant de position. Il braqua vers son secrétaire un doigt sans force. » Pas avant d’en savoir plus. Réunissez le Conseil des Seigneurs pour aujourd’hui. Ce sera une bonne occasion pour discuter le budget. Je le ferai passer, ou des têtes tomberont. »

V

Avec Siwenna pour base, les forces de l’Empire explorèrent prudemment les ténèbres inconnues de la Périphérie. Des astronefs géants franchirent les vastes distances qui séparaient les étoiles vagabondes au bord de la Galaxie, jusqu’aux parages où s’exerçait l’influence de la Fondation.

Des mondes isolés depuis deux siècles dans une nouvelle barbarie se retrouvèrent avec des envoyés impériaux sur leur sol. On prêta des serments d’allégeance au vu des forces d’artillerie braquées sur les capitales.

On laissa des garnisons ; des garnisons d’hommes en uniformes impériaux portant sur l’épaule l’insigne de l’Astronef et du Soleil. Les vieillards le remarquèrent et se rappelèrent les récits oubliés des pères de leurs grands-pères du temps où l’univers était vaste, riche et pacifique et où ce même signe de l’Astronef et du Soleil régnait partout.

Puis les grands astronefs s’en allèrent vers des bases plus avancées aux alentours de la Fondation. Et, à mesure que chaque monde reprenait sa place dans l’ensemble, les rapports arrivaient à Bel Riose, au grand quartier général qu’il avait établi sur les espaces déserts et rocheux d’une planète sans soleil.

Riose se détendit et sourit à Ducem Barr.

« Eh bien, qu’en pensez-vous, patricien ?

— Moi ? Que valent mes pensées ? Je ne suis pas un militaire. »

D’un coup d’œil las, il embrassa le désordre de la salle taillée dans les parois d’une caverne, avec son atmosphère, sa lumière et sa chaleur artificielles qui représentaient l’unique bulle de vie dans l’immensité d’un monde mort.

« Pour l’aide que je pourrais ou voudrais vous donner, murmura-t-il, vous feriez aussi bien de me renvoyer sur Siwenna.

— Pas encore. Pas encore. » Le général tourna son fauteuil vers le coin où se tenait la grande sphère brillante et transparente, représentant la vieille préfecture impériale d’Anacréon et les secteurs voisins. » Plus tard, quand ce sera fini, vous retournerez à vos livres. Je veillerai à ce que les biens de votre famille vous soient rendus, à vous et à vos enfants, pour le reste de votre existence.

— Merci, dit Barr avec un soupçon d’ironie, mais je n’ai pas votre foi dans l’heureuse issue de toute cette affaire.

— Ne recommencez pas vos prophéties, fit Riose en riant. Cette carte est plus éloquente que toutes vos théories de malheur. » Il en caressa doucement l’invisible contour. » Savez-vous lire une carte en projection radiale ? Oui ? Eh bien, alors, voyez vous-même. Les étoiles dorées représentent les territoires impériaux. Les étoiles rouges sont celles soumises à la Fondation et les rosés celles qui sont sans doute dans leur sphère d’influence économique. Maintenant, regardez… »

La main de Riose se posa sur un bouton arrondi et, lentement, une région de petits points blancs se changea en un bleu profond. Comme une tasse renversée, ces points entouraient les étoiles rouges et rosés.

« Ces étoiles bleues ont été conquises par mes forces, dit Riose avec une satisfaction tranquille, et mes hommes avancent encore. Aucune opposition ne s’est manifestée nulle part. Les barbares sont paisibles. Et surtout, nulle opposition n’est venue des forces de la Fondation. Elles dorment tranquillement.

— Vous disséminez beaucoup votre force, n’est-ce pas ? demanda Barr.

— En fait, dit Riose, malgré les apparences, il n’en est rien. Les points stratégiques où j’installe des garnisons et des fortifications sont relativement rares, mais ils sont soigneusement choisis. Si bien que la force dépensée est faible, mais que les résultats stratégiques obtenus sont importants. Il y a bien des avantages, plus qu’il n’en apparaîtrait à quiconque n’a pas soigneusement étudié la tactique spéciale ; mais il saute aux yeux, par exemple, que je puis utiliser comme base d’attaque n’importe quel point d’une sphère ainsi englobante et que, quand j’en aurai fini, la Fondation ne pourra m’attaquer de flanc ni me prendre à revers. Je n’aurai pour eux ni flanc ni arrière.

« Cette stratégie de l’encerclement préalable a déjà été essayée, notamment dans les campagnes de Loris VI, il y a quelque deux mille ans, mais toujours de façon imparfaite, toujours au su de l’ennemi qui s’efforçait alors d’intervenir. Cette fois, c’est différent.

— C’est la question de cours idéale ? fit Barr d’une voix alanguie et indifférente.

— Vous croyez encore que mes forces échoueront ? fit Riose avec impatience.

— Elles le doivent.

— Sachez qu’il n’y a pas d’exemple dans l’histoire militaire où un encerclement ait été achevé sans que les forces attaquantes finissent par l’emporter, sauf quand il existe à l’extérieur des réserves d’astronefs en assez grand nombre pour briser le blocus.

— Si vous le dites.

— Mais vous ne changez pas d’avis. Comme vous voudrez », fit Riose en haussant les épaules.

Barr laissa le silence planer un moment, puis demanda sans se démonter :

« Avez-vous reçu une réponse de l’empereur ? »

Riose prit une cigarette dans une boîte murale derrière sa tête, plaça le bout filtre entre ses lèvres et alluma soigneusement la cigarette.

« Vous parlez, dit-il, de ma demande de renfort ? Elle est arrivée, mais c’est tout. Rien que la réponse.

— Pas d’astronefs ?

— Aucun. Je m’y attendais un peu. Franchement, patricien, je n’aurais jamais dû laisser vos théories me pousser à les demander. Cela me met dans un mauvais cas.

— Vraiment ?

— Mais oui. Les astronefs sont rares. Les guerres civiles des deux derniers siècles ont anéanti plus de la moitié de la grande flotte et ce qui reste est en assez triste état. Vous savez que les astronefs que l’on construit aujourd’hui ne valent pas grand-chose. Je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui dans la Galaxie un homme capable de construire un moteur hyperatomique de première qualité.

— Je le savais, dit le Siwennien d’un air songeur. J’ignorais que vous, vous le saviez. Ainsi Sa Majesté Impériale n’a pas d’astronefs à distraire. La psychohistoire aurait pu le prévoir ; elle l’a d’ailleurs probablement fait. Je dois dire que Hari Seldon gagne la première manche.

— J’ai bien assez d’astronefs pour l’instant, répliqua Riose. Votre Seldon ne gagne rien du tout. Si la situation devenait plus sérieuse, alors on trouverait bien d’autres astronefs. Pour l’instant, l’empereur ne connaît pas toute l’histoire.

— Ah ! oui ? Que ne lui avez-vous pas dit ?

— Je ne lui ai pas parlé évidemment de vos théories, fit Riose d’un ton sardonique. Cette histoire, avec tout le respect que je vous dois, est assez invraisemblable. Si la suite des événements l’exige, et si ces événements me fournissent des preuves, alors, mais alors seulement, je parlerai de danger mortel. Et d’ailleurs cette histoire, si elle n’est pas appuyée sur des faits, a un parfum de lèse-majesté qui ne plairait guère à Sa Majesté Impériale. »

Le vieux patricien sourit.

« Vous voulez dire que lui apprendre que son auguste trône court des dangers du fait d’une poignée de barbares en haillons, vivant au fond de l’univers, n’est pas une mise en garde qu’il doive croire ou apprécier. Alors, vous n’attendez rien de lui.

— A moins que vous comptiez pour quelque chose un envoyé spécial.

— Et pourquoi un envoyé spécial ?

— C’est une vieille coutume. Un représentant direct de la Couronne assiste à toutes les campagnes militaires qui se déroulent sous les auspices du gouvernement.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— C’est une façon de sauvegarder le symbole du commandement impérial personnel dans toutes les campagnes. Cela a en outre l’utilité d’assurer la fidélité des généraux. Mais cela ne réussit pas toujours à cet égard.

— Vous allez trouver cela gênant, général : cette autorité extérieure.

— Je n’en doute pas, dit Riose en rougissant un peu, mais je n’y peux rien. »

Le récepteur placé près de la main du général s’alluma et, avec une secousse imperceptible, le message roulé en cylindre tomba dans sa case. Riose le déroula.

« Bon. Ça y est ! »

Ducem Barr haussa les sourcils d’un air interrogateur.

« Vous savez que nous avons capturé un de ces Marchands, dit Riose. Vivant… et avec son astronef intact.

— J’en ai entendu parler.

— Eh bien, on vient de l’amener, et il va être ici dans une minute. Restez assis, patricien, je tiens à ce que vous soyez là quand je vais l’interroger. C’est pourquoi je vous ai demandé de venir aujourd’hui. Vous le comprendrez peut-être là où je risquerais de manquer des points importants. »

Le signal de la porte retentit et, d’une pression du doigt, le général fit s’ouvrir le battant. L’homme qui se tenait sur le seuil était grand et barbu, et il portait un court manteau de matière plastique ayant l’aspect du cuir, avec un capuchon rabattu derrière sa nuque. Il avait les mains libres et, s’il remarqua que les hommes qui l’entouraient étaient armés, il ne parut pas s’en soucier.

Il s’avança d’un pas dégagé et promena autour de lui un regard observateur. Il gratifia le général d’un vague geste de la main et d’un demi-salut.

« Votre nom ? demanda Riose sèchement.

— Lathan Devers. » Le Marchand passa ses pouces dans sa large ceinture de couleur vive. » C’est vous le patron ici ?

— Vous êtes un Marchand de la Fondation ?

— Exact. Ecoutez, si vous êtes le patron, vous feriez mieux de dire à vos hommes de laisser ma cargaison tranquille. » Le général leva la tête et toisa froidement le prisonnier. » Répondez aux questions. Vous n’avez pas d’ordres à donner.

— Très bien. Moi, ça ne me gêne pas. Mais un de vos hommes s’est déjà fait ouvrir un trou de soixante centimètres dans la poitrine, en fourrant ses doigts là où il ne devait pas. »

Riose se tourna vers le lieutenant.

« Est-ce que cet homme dit la vérité ? Votre rapport, Vrank, affirmait qu’il n’y avait eu aucune perte en vies humaines.

— Aucune sur le moment, mon général, dit le lieutenant d’un ton un peu gêné. Des fouilles ont été entreprises par la suite à bord de l’astronef, le bruit ayant couru qu’une femme s’y dissimulait. Au lieu de cela, mon général, on a trouvé des instruments de nature inconnue, dont le prisonnier affirme qu’ils font partie de son stock. L’un d’eux s’est mis à lancer des éclairs quand on l’a manipulé et le soldat qui le tenait est mort. »

Le général se retourna vers le Marchand.

« Votre appareil transportait des explosifs atomiques ?

— Galaxie, non ! Pour quoi faire ? Cet imbécile a mis la main sur une perforeuse atomique, qu’il a prise à l’envers alors qu’elle était réglée au maximum de dispersion. Ce sont des choses qui ne se font pas. Autant se braquer un pistolet à neutrons sur la cervelle. Je l’aurais arrêté, si je n’avais pas eu cinq hommes assis sur ma poitrine. »

Riose, d’un geste, congédia le garde qui attendait.

« Vous pouvez vous retirer. Il faut mettre les scellés sur l’astronef capturé pour empêcher toute intrusion. Asseyez-vous, Devers. »

Le Marchand s’assit à l’endroit indiqué et soutint sans embarras le regard scrutateur du général de l’Empire et l’œil curieux du patricien siwennien.

« Vous êtes un homme raisonnable, Devers, dit Riose.

— Merci. Est-ce mon visage qui vous fait bonne impression ou bien voulez-vous quelque chose de moi ? Mais laissez-moi vous dire que je suis fort en affaires.

— Je n’en doute pas. Vous vous êtes rendu avec votre astronef quand vous auriez fort bien pu décider de nous faire gaspiller nos munitions et de vous faire réduire en poussière d’électrons. Si vous persistez dans cette attitude, cela pourrait vous valoir d’être bien traité.

— Etre bien traité, c’est ce que je sollicite avant tout, chef.

— Bon, et votre coopération, c’est ce que moi, je sollicite avant tout.

— D’accord, dit calmement Devers. Mais de quel genre de coopération parlez-vous, chef ? A vous parler net, je ne sais pas très bien où j’en suis. » Il regarda autour de lui. » Où sommes-nous, par exemple, et à quoi tout ça rime-t-il ?

— Ah ! j’ai négligé l’autre moitié des présentations. Je m’en excuse. » Riose était de bonne humeur. » Ce monsieur est Ducem Barr, patricien de l’Empire. Je suis Bel Riose, pair de l’Empire et général de troisième classe dans les forces armées de Sa Majesté Impériale. »

Le Marchand demeura bouche bée.

« L’Empire ? fit-il. Le vieil Empire dont on nous parlait en classe ? Ah ! c’est drôle ! J’avais toujours pensé qu’il n’existait plus.

— Regardez autour de vous. Il existe bel et bien, dit Riose d’un ton pincé.

— J’aurais dû m’en douter, dit Lathan Devers en pointant sa barbe vers le plafond. C’est un engin rudement soigné qui a abordé mon coucou. Aucun royaume de la Périphérie n’aurait pu produire ça. » Il fronça les sourcils. » Alors, qu’est-ce que tout ça veut dire, chef ? Ou bien est-ce que je dois vous appeler général ?

— Ça veut dire la guerre.

— L’Empire contre la Fondation, c’est ça ?

— Exactement.

— Pourquoi ?

— Je crois que vous savez pourquoi. »

Le Marchand le regarda d’un air surpris en secouant la tête. Riose le laissa méditer puis murmura :

« Je suis sûr que vous savez pourquoi. »

Lathan Devers murmura : » Il fait chaud ici », puis se leva pour ôter son manteau à capuchon. Il se rassit ensuite et allongea ses jambes devant lui.

« Vous savez, dit-il d’un ton bonhomme, vous vous dites sans doute que je devrais me lever en poussant un cri de guerre et me mettre à taper autour de moi. Si je calcule bien mon coup, je peux vous tomber dessus avant que vous ayez eu le temps de faire un geste, et ce vieux type, qui est assis là sans rien dire, ne pourrait pas faire grand-chose pour m’arrêter.

— Mais vous n’allez pas le faire, dit Riose d’un ton assuré.

— Mais non, assura Devers. Tout d’abord, vous tuer n’empêcherait pas la guerre, j’imagine. Il y a d’autres généraux là d’où vous venez.

« Et puis, je serais probablement maîtrisé deux secondes après vous avoir descendu, et je serais abattu sur-le-champ, ou peut-être tué à petit feu, ça dépend. Mais en tout cas, je ne survivrais pas, et c’est une perspective que je n’aime jamais envisager. Ça n’est pas rentable.

— Je disais bien que vous étiez un homme raisonnable.

— Mais il y a une chose que j’aimerais, chef. J’aimerais que vous me disiez ce que vous entendez en affirmant que je sais pourquoi vous nous faites la guerre. Je n’en ai aucune idée, et les devinettes, moi, ça m’ennuie.

— Ah ! oui ? Vous n’avez jamais entendu parler de Hari Seldon ?

— Non. Je vous ai dit que je n’aimais pas les devinettes. » Riose jeta un petit coup d’œil à Ducem Barr qui sourit doucement et reprit son air rêveur.

« Ne jouez pas au plus malin avec moi non plus, Devers, fit Riose. Il existe une tradition, une fable, ou une affirmation historique – peu m’importe – selon laquelle votre Fondation finira par constituer le second Empire. Je connais une version très détaillée du bla-bla psychohistorique de Hari Seldon, avec vos plans d’attaque contre l’Empire.

— Vraiment ? fit Devers d’un ton songeur. Qui vous a raconté tout ça ?

— Est-ce bien important ? dit Riose avec une inquiétante douceur. Vous n’êtes pas ici pour poser des questions. Je veux que vous me disiez ce que vous savez de la fable de Seldon.

— Mais si c’est une fable…

— Ne jouez pas sur les mots, Devers.

— Je ne joue pas sur les mots. Tenez, je vais vous parler franchement. Ce sont des histoires à dormir debout. Chaque monde a ses légendes ; on ne peut pas empêcher ça. En effet, j’ai entendu parler de ce genre d’histoires : Seldon, le second Empire, etc. On raconte ça pour endormir les gosses le soir. Les gamins sont pelotonnés dans leurs chambres, avec leur projecteur de poche, à se gaver des aventures de Seldon. Mais c’est de la littérature enfantine. » Le Marchand secoua la tête.

Le regard du général impérial était sombre.

« Vraiment ? Vous mentez pour rien, mon ami. Je suis allé sur la planète Terminus. Je connais votre Fondation. Je l’ai regardée en face.

— Et c’est à moi que vous posez des questions ? A moi, alors que je n’y ai pas passé deux mois de suite en dix ans ? C’est vous qui perdez votre temps. Mais faites donc la guerre, si c’est aux fables que vous en avez. »

Barr, pour la première fois, intervint d’une voix douce :

« Vous êtes donc si sûr que la Fondation sera victorieuse ? »

Le Marchand se retourna. Il avait rougi un peu et une vieille cicatrice qu’il avait à la tempe formait une ligne blanche.

« Tiens, le muet. Comment avez-vous déduit ça de ce que j’ai dit ? »

Riose fit un petit signe de tête à Barr et le Siwennien poursuivit d’une voix étouffée :

« Parce que l’idée de cette guerre vous tracasserait si vous pensiez que votre monde était susceptible de la perdre et de connaître l’amertume de la défaite. Je le sais : c’est arrivé à mon monde à moi. »

Lathan Devers se caressa la barbe, regardant tour à tour ses deux interlocuteurs, puis il eut un petit rire.

« Il parle toujours aussi bien, chef ? Ecoutez, fit-il en reprenant un ton sérieux, qu’est-ce que la défaite ? J’ai vu des guerres et j’ai vu des défaites. Qu’est-ce qui se passe si le vainqueur s’empare du gouvernement ? Qui est-ce que ça gêne ? Moi ? Des types comme moi ? » Il secoua la tête d’un air railleur. » Comprenez bien une chose, reprit-il avec force. Il y a cinq ou six gros pachas qui dirigent généralement une planète moyenne. Alors on leur fait le coup du lapin, mais ce n’est pas ça qui m’empêchera de dormir. Alors, il reste le peuple, le commun des mortels ? Bien sûr, il y en a qui se font tuer et les autres paient des impôts plus lourds pendant un moment. Mais ça se tasse. Et puis, on se retrouve dans la même situation qu’avant, avec cinq ou six autres types au gouvernement. »

On voyait frémir les narines de Ducem Barr, et les tendons de sa vieille main droite se crispèrent ; mais il ne dit rien.

Lathan Devers ne le quittait pas des yeux.

« Ecoutez, dit-il. Je passe ma vie dans l’espace à transporter la marchandise des Cartels. Là-bas, fit-il, en braquant son pouce pardessus son épaule, il y a de gros bonnets qui restent dans leur trou et qui gagnent leur vie à me tondre, moi et des types dans mon genre. Imaginez que ce soit vous qui gouverniez la Fondation. Vous aurez encore besoin de nous. Vous aurez même encore plus besoin de nous que les Cartels… parce que vous ne connaîtrez pas la musique et que c’est nous qui rapportons la monnaie. Nous nous débrouillerons mieux avec l’Empire. Oui, j’en suis sûr ; et je suis un homme d’affaires. Si ça doit augmenter mes revenus, je suis pour. »

Et il contempla les deux hommes d’un air railleur.

Le silence se poursuivit plusieurs minutes, puis un cylindre dégringola dans sa niche. Le général l’ouvrit, jeta un coup d’œil aux caractères bien imprimés et alluma d’un geste les circuits audiovisuels.

« Préparez un plan indiquant la position de chaque astronef engagé. Attendez les ordres en état défensif armé. »

Il prit sa cape. Tout en la drapant autour de ses épaules, il murmura à Barr :

« Je vous laisse cet homme. Je compte sur des résultats. C’est la guerre et je peux être cruel avec les gens qui échouent. Ne l’oubliez pas ! » Il s’en alla après les avoir salués tous les deux.

Lathan Devers le suivit des yeux.

« Il n’a pas l’air content. Qu’est-ce qui se passe ?

— Une bataille, sans doute, dit Barr d’un ton rogue. Les forces de la Fondation se lancent dans leur première bataille. Vous feriez mieux de venir avec moi. »

Il y avait des soldats armés dans la pièce. Ils avaient une attitude respectueuse et un visage tendu. Devers suivit le vieux patriarche siwennien dans le couloir.

La pièce dans laquelle on les conduisit était plus petite, plus nue. Elle contenait deux lits, un visécran, une douche et des installations sanitaires. Les soldats sortirent et la lourde porte se referma avec un bruit sourd.

« Tiens ? fit Devers en promenant autour de lui un regard désapprobateur. Ça m’a l’air d’une installation permanente.

— En effet, dit Barr brièvement. (Le vieux Siwennien lui tourna le dos.)

— Quel rôle jouez-vous ? fit le Marchand d’un ton agacé.

— Je ne joue aucun rôle. On vous a confié à moi, voilà tout. » Le Marchand se leva et s’approcha de lui. Il se dressa au-dessus du patricien immobile.

« Ah ! oui ? Mais vous êtes dans cette cellule avec moi, et quand on nous a escortés ici, les pistolets étaient braqués sur vous tout autant que sur moi. Bon, reprit-il comme l’autre ne répondait rien, laissez-moi vous demander quelque chose. Vous disiez que votre pays a été battu un jour. Par qui ? Des gens d’une comète venant d’autres nébuleuses ?

— Par l’Empire, répondit Barr.

— Vraiment ? Alors, qu’est-ce que vous faites ici ? »

Barr gardait un silence éloquent.

Le Marchand avança la lèvre inférieure et hocha lentement la tête. Il ôta le bracelet à mailles plates passé à son poignet droit et le tendit à son compagnon.

« Qu’est-ce que vous pensez de ça ? » Il portait le même au poignet gauche.

Le Siwennien prit le bracelet. Obéissant aux gestes du Marchand, il le passa à son propre poignet, éprouvant un étrange picotement qui disparut bientôt.

Le ton de Devers changea aussitôt.

« Bon, maintenant, vous pouvez y aller. S’il y a des micros dans cette pièce, ils n’entendront rien. Ce que vous avez là, c’est un distorseur de champ magnétique : le vrai modèle Mallow. Ça se vend vingt-cinq crédits n’importe où. Vous l’avez pour rien. Gardez les lèvres immobiles quand vous parlez et détendez-vous. Il faut s’y habituer. »

Ducem Barr se sentit las, soudain. Le Marchand fixait sur lui des yeux brillants et vibrants d’énergie. Il ne se sentait pas à la hauteur d’une pareille ardeur.

« Que voulez-vous ? dit Barr. (Les mots sortaient tant bien que mal d’entre ses lèvres immobiles.)

— Je vous l’ai dit. Vous jouez les patriotes. Et pourtant, votre monde a été battu par l’Empire et vous voilà ici en train de faire le jeu d’un général de l’Empire. A quoi ça rime ?

— J’ai fait mon devoir, dit Barr. Un vice-roi impérial est mort à cause de moi.

— Ah ! oui ? Récemment ?

— Il y a quarante ans.

— Quarante ans ! Ça fait longtemps pour vivre sur des souvenirs. Est-ce que ce jeune crétin en uniforme de général le sait ? »

Barr acquiesça.

« Vous voulez que l’Empire gagne ? » fit Devers d’un air méditatif.

Le vieux patricien siwennien éclata soudain dans une brusque crise de colère.

« Puissent l’Empire et toutes ses œuvres périr dans une catastrophe universelle. Siwenna tout entière le demande chaque jour dans ses prières. J’avais des frères autrefois, des sœurs, un père. Et j’ai des enfants aujourd’hui, des petits-enfants. Le général sait où les trouver. »

Devers attendit.

« Mais cela ne m’arrêterait pas, reprit Barr, si les résultats envisagés en valaient le risque. Ils sauraient mourir.

— Vous avez tué un vice-roi jadis, hein ? fit doucement le Marchand. Vous savez, je me rappelle certaines choses. Nous avons eu un Maire autrefois, il s’appelait Hober Mallow. Il a visité Siwenna ; c’est votre monde, n’est-ce pas ? Il a rencontré là-bas un nommé Barr.

— Que savez-vous de cela ? demanda Ducem Barr d’un air méfiant.

— Ce que savent tous les Marchands de la Fondation. Vous pourriez être un vieux renard qu’on aurait planté là pour m’espionner. On braquerait des pistolets sur vous, vous proclameriez votre haine de l’Empire et vous ne demanderiez que sa ruine. Là-dessus, je me prendrais d’amitié pour vous, je vous déverserais mon cœur et c’est le général qui serait content. N’y comptez pas.

« Mais j’aimerais quand même que vous me prouviez que vous êtes le fils d’Onum Barr de Siwenna, le sixième et le plus jeune qui a échappé au massacre. »

Ducem Barr, d’une main tremblante, ouvrit un petit coffre métallique qu’il prit dans une niche creusée dans le mur. Il en tira un objet de métal qu’il lança au Marchand.

« Regardez ça », dit-il.

Devers examina l’objet. Il approcha de son œil le maillon central de la chaîne et jura doucement.

« Ce sont les initiales de Mallow, et ça date d’il y a cinquante ans comme un rien. »

Il leva les yeux et sourit.

« Ça va. Un bouclier atomique individuel, c’est une preuve qui me suffit », dit-il en tendant sa grande main.

VI

Les minuscules astronefs avaient surgi des profondeurs du vide pour foncer au cœur de l’armada. Sans tirer un seul coup de feu ni utiliser un rayon d’énergie, ils se frayèrent un chemin à travers la zone encombrée d’appareils, puis poursuivirent leur route, tandis que les mastodontes impériaux tournaient après eux comme de grosses bêtes maladroites. Il y eut deux éclairs silencieux dans l’espace, lorsque deux des petits engins furent désintégrés, puis le reste disparut.

Les grands astronefs fouillèrent l’espace puis reprirent leur mission et, monde après monde, la grande toile du blocus continua de s’étendre.

Brodrig portait un uniforme imposant et soigneusement coupé. Il marchait d’un pas nonchalant dans les jardins de l’obscure planète Wanda, quartier général provisoire des forces impériales ; mais son expression était sombre.

Bel Riose l’escortait, sa tenue de campagne ouverte au col et l’air sinistre dans son habit gris-noir.

Riose désigna le banc, sous la fougère odorante dont les larges feuilles spatulées se dressaient mollement contre le soleil blanc.

« Vous voyez, monsieur. C’est une relique de l’Empire. Ces bancs, installés pour les amoureux, sont restés, alors que les usines et les palais ont sombré dans les ruines de l’oubli. »

Il s’assit, tandis que le secrétaire privé de Cléon II restait debout devant lui, abattant les feuilles de la fougère arborescente à petits coups de son bâton d’ivoire.

Riose croisa les jambes et offrit une cigarette à son compagnon. Il en tripotait une tout en parlant.

« C’est bien ce que l’on attendrait de la sagesse éclairée de Sa Majesté Impériale que d’envoyer un observateur aussi compétent que vous. Cela dissipe toute inquiétude que j’aurais pu éprouver à songer que des affaires, plus pressantes et plus immédiates, risqueraient peut-être de faire passer dans l’ombre une petite campagne sur la Périphérie.

— Les yeux de l’empereur sont partout, dit Brodrig machinalement. Nous ne sous-estimons pas l’importance de la campagne ; il semblerait pourtant qu’on insiste trop sur ses difficultés. Leurs petits engins ne constituent tout de même pas une telle barrière qu’il nous faille entreprendre toutes les manœuvres compliquées d’un blocus préliminaire. »

Riose rougit mais il garda son calme.

« Je ne puis risquer l’existence de mes hommes, qui sont assez peu nombreux, ou celle de mes astronefs, qui sont irremplaçables, par une attaque trop téméraire. L’installation d’un blocus réduira mes pertes lors de l’attaque finale, si difficile que puisse être l’opération. J’ai pris la liberté de vous en expliquer hier les raisons militaires.

— Ma foi, je n’ai guère l’esprit militaire. Vous m’assurez en l’occurrence que ce qui semble de toute évidence juste est en réalité faux. Fort bien. Mais votre prudence va encore plus loin. Dans votre second message, vous avez demandé des renforts. Et cela contre un ennemi pauvre, numériquement faible et barbare, avec lequel vous n’aviez à l’époque pas eu une seule escarmouche. Souhaiter des renforts dans ces circonstances, voilà qui sentirait presque l’incapacité, ou pire encore, si votre carrière jusqu’à ce jour n’avait donné des preuves suffisantes de votre hardiesse et de votre imagination.

— Je vous remercie, répondit froidement le général, mais je voudrais vous rappeler qu’il y a une différence entre la hardiesse et la témérité. On peut prendre un risque quand on connaît son ennemi et qu’on peut calculer ce risque, du moins approximativement ; mais faire le moindre mouvement contre un ennemi parfaitement inconnu, c’est de la témérité. Autant demander pourquoi le même homme court sans dommage une course d’obstacles dans la journée et trébuche sur les meubles de sa chambre la nuit. »

D’un petit geste, Brodrig balaya les arguments de son interlocuteur.

« C’est une explication spectaculaire, mais qui n’est pas satisfaisante. Vous vous êtes rendu vous-même dans ce monde barbare. Vous avez en outre ce prisonnier ennemi que vous choyez, ce Marchand. Vous n’êtes donc pas dans le brouillard.

— Ah ! non ? Je vous prie de ne pas oublier qu’un monde, qui s’est développé isolément depuis deux siècles, ne peut être connu au point de concevoir une attaque intelligente après une visite d’un mois. Je suis un soldat, et non pas un héros d’aventures spatiales à trois dimensions. Et ce n’est pas un seul prisonnier, qui, par-dessus le marché, est un membre obscur d’un groupe économique sans liens avec le monde ennemi, qui peut me faire pénétrer tous les secrets de la stratégie ennemie.

— Vous l’avez fait interroger ?

— Oui.

— Alors ?

— Cela a été utile mais pas capital. Son astronef est de petite taille et sans importance. Il vend de petits objets qui sont amusants, sans plus. J’ai en ma possession quelques-uns des plus ingénieux, que je compte envoyer à l’empereur à titre de curiosité. Naturellement, il y a bien des détails de l’astronef et de son fonctionnement que je ne comprends pas, mais je ne suis pas un technicien.

— Vous en avez parmi vos hommes, fit observer Brodrig.

— Figurez-vous que je le sais aussi, répondit le général d’un ton un peu caustique. Mais ces imbéciles sont loin de pouvoir m’être utiles dans ce domaine. J’ai déjà demandé des spécialistes capables de comprendre le fonctionnement des bizarres champs atomiques que contient l’appareil. Je n’ai pas encore reçu de réponse.

— Ce genre de technicien ne court pas les rues, général. Il doit tout de même y avoir un homme dans votre vaste province qui comprend la science atomique.

— S’il y en avait un, je lui ferais réparer les moteurs souffreteux qui alimentent deux des astronefs de ma petite flotte. J’ai deux appareils, sur dix dont je dispose en tout, qui ne sont pas capables de livrer un grand combat, faute d’énergie suffisante. Un cinquième de mes forces condamné à simplement consolider les positions derrière les lignes.

— Vous n’êtes pas seul dans ce cas, général, dit le secrétaire avec un peu d’impatience. L’empereur a le même genre d’ennui. »

Le général jeta la cigarette qu’il n’avait pas allumée, en alluma une autre et haussa les épaules.

« Bah, ce manque de techniciens de première classe, ça n’est pas un problème immédiat. Sinon que j’aurais pu avancer davantage avec mon prisonnier, si ma psychosonde était en bon état.

— Vous avez une sonde ? dit le secrétaire en haussant les sourcils.

— Une vieille. Un vieux modèle qui me lâche la seule fois où j’en ai besoin. Je l’ai mise en marche pendant que le prisonnier dormait, et ça n’a rien donné. Je l’ai essayée sur mes propres hommes et les résultats sont très normaux, mais là encore, je n’ai personne parmi mes techniciens, qui puisse me dire pourquoi l’appareil ne marche pas avec le prisonnier. Ducem Barr, qui, sans être mécanicien, est assez bon théoricien, affirme que la structure psychique du prisonnier reste peut-être imperméable à la sonde puisque, depuis son enfance, il a été soumis à un environnement et à des stimuli nerveux différents. Mais il peut encore être utile. C’est dans cet espoir que je le garde vivant. »

Brodrig s’appuya le menton sur sa canne d’ivoire.

« Je vais voir si l’on peut trouver un spécialiste dans la capitale. En attendant, et cet autre personnage dont vous venez de parler, ce Siwennien ? Vous avez trop d’ennemis dans vos bonnes grâces.

— Il connaît l’ennemi. Lui aussi, je le garde comme référence pour l’avenir et pour l’aide qu’il peut me fournir.

— Mais un Siwennien, et le fils d’un rebelle proscrit !

— Il est vieux et impuissant, et sa famille tient lieu d’otage.

— Je comprends. Il me semble pourtant que je devrais parler moi-même à ce Marchand.

— Certainement.

— Seul, ajouta sèchement le secrétaire, pour bien se faire comprendre.

— Certainement, répéta Riose sans se démonter. En tant que loyal sujet de l’empereur, je reconnais son représentant personnel comme mon supérieur. Toutefois, comme le Marchand est à la base permanente, vous allez devoir quitter les zones du front à un moment intéressant.

— Ah ! oui ? Intéressant à quel titre ?

— En ce sens que le blocus est aujourd’hui terminé. Intéressant en ce sens que, dans la semaine, la vingtième flotte de la frontière fait mouvement vers le cœur de la résistance. »

Riose sourit et tourna les talons.

Brodrig éprouvait un vague agacement.

VII

Le sergent Mori Luk était le soldat idéal. Il était originaire des grandes planètes agricoles des Pléiades, où seule l’armée permettait de rompre les liens de servitude qui vous attachaient à la Terre et à une existence sans intérêt ; c’était un échantillon typique de ce milieu. Assez dépourvu d’imagination pour affronter sans crainte le danger, il était assez fort et assez habile pour le surmonter brillamment. Il acceptait les ordres instantanément, menait sans défaillir les hommes de son peloton et vouait à son général une adoration inébranlable.

Et avec cela, il avait une heureuse nature. S’il tuait un homme – en service commandé – sans la moindre hésitation, c’était également sans la moindre animosité.

Que le sergent Luk actionnât le signal de la porte avant d’entrer était une nouvelle preuve de tact car il aurait été parfaitement en droit d’entrer sans annoncer sa venue.

Les deux prisonniers levèrent les yeux de leur repas du soir et l’un d’eux appuya du pied sur la pédale qui commandait l’arrêt du petit transmetteur de poche d’où sortait une voix fêlée.

« Encore des livres ? » demanda Lathan Devers.

Le sergent tendit le cylindre de pellicule bien serré et se gratta la nuque.

« Ça appartient à l’ingénieur Orre, mais il faudra le lui rendre. Il compte l’envoyer à ses gosses, vous savez, en souvenir, quoi. »

Ducem Barr tourna le cylindre entre ses mains d’un air intéressé.

« Et où l’ingénieur l’a-t-il trouvé ? Il n’a pas de transmetteur, non ? »

Le sergent secoua la tête. Il désigna le vieil appareil délabré au pied du lit.

« C’est le seul qu’il y ait ici. Ce type, Orre, voyez-vous, il a trouvé ce livre dans un de ces grands mondes pénitentiaires que nous avons capturés. Ils avaient ça dans un grand bâtiment, et il a dû tuer quelques indigènes qui essayaient de l’empêcher de partir avec. » Il regarda l’objet d’un air approbateur. » Ça fait un joli souvenir… pour les gosses. »

Il se tut, puis reprit d’un ton furtif :

« Vous savez, il y a de grandes nouvelles qui circulent. Ça n’est qu’une rumeur, mais quand même, il faut que je vous le dise. Le général a remis ça. (Il hocha la tête lentement, gravement.)

— Pas possible ? fit Devers. Et qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a bouclé le blocus, voilà. » Le sergent eut un petit rire de fierté paternelle. » N’est-ce pas qu’il est fort ? Un des gars qui fait toujours de belles phrases dit que ça s’est passé aussi harmonieusement que la musique des sphères, mais je ne sais pas de quoi il parle.

— La grande offensive commence maintenant ? demanda Barr d’un ton calme.

— J’espère bien, répondit l’autre avec assurance. J’ai envie de regagner mon bord, maintenant que mon bras est rafistolé. J’en ai assez de traîner mes guêtres ici.

— Moi aussi », marmonna brusquement Devers d’un ton farouche.

Le sergent le regarda d’un air hésitant, puis dit : » Il faut que je m’en aille maintenant. Le capitaine va faire sa ronde et j’aimerais autant qu’il ne me surprenne pas ici. » Il s’arrêta sur le seuil. » A propos, monsieur, dit-il en s’adressant avec une brusque timidité au Marchand, j’ai eu des nouvelles de ma femme. Elle dit que le petit réfrigérateur que vous m’avez donné, pour lui envoyer, marche admirablement. Ça ne lui coûte rien et elle conserve dedans à peu près un mois de vivres. Je vous remercie bien.

— Allons donc, laissez ça. »

La grande porte se referma sans bruit derrière le visage souriant du sergent.

Ducem Barr se leva de son siège.

« Ma foi, il nous paye bien le réfrigérateur. Voyons un peu ce nouveau livre. Ah ! le titre a disparu. »

Il déroula un mètre environ de la pellicule et l’examina à la lumière. Puis, il murmura :

« Tiens, tiens, c’est le Jardin de Summa, Devers.

— Ah ! oui ? » fit le Marchand d’un ton parfaitement indifférent. Il repoussa ce qui restait de son dîner. » Asseyez-vous, Barr. Ça ne fait aucun bien d’écouter cette littérature d’autrefois. Vous avez entendu ce qu’a dit le sergent ?

— Oui. Et alors ?

— L’offensive va commencer. Et nous restons assis là !

— Où voulez-vous vous asseoir ?

— Vous savez ce que je veux dire. Inutile d’attendre.

— Vous croyez ? » Barr ôtait soigneusement la bobine du transmetteur pour y installer celle que le sergent venait d’apporter. » Vous m’avez beaucoup parlé de l’histoire de la Fondation depuis un mois, et il me semble que, lors des crises précédentes, les grands chefs n’ont guère fait autre chose que de rester assis… et d’attendre.

— Ah ! Barr, mais ils savaient où ils allaient.

— Vous croyez ? Ils l’ont sans doute dit quand cela a été fini, et c’était peut-être vrai. Mais rien ne prouve que les choses ne se seraient pas aussi bien passées s’ils n’avaient pas su où ils allaient. Les forces économiques et sociologiques profondes ne sont pas dirigées par des individus.

— Inutile de me dire que les choses n’auraient pas tourné plus mal non plus, ricana Devers. C’est un raisonnement qu’on peut retourner. » Une lueur songeuse passa dans son regard. » Dites donc, et si je le descendais ?

— Qui ça ? Riose ?

— Oui. »

Barr soupira. On sentait passer dans ses yeux le reflet d’un long passé.

— L’assassinat n’est pas la solution, Devers. Je l’ai essayé, après provocation, quand j’avais vingt ans, mais cela n’a rien résolu. J’ai fait disparaître de Siwenna un triste personnage, mais le joug impérial est resté ; et c’était le joug impérial et non le triste personnage qui importait.

— Mais Riose n’est pas seulement un individu haïssable. Il est toute cette maudite armée. Sans lui, elle s’écroulerait. Ils sont pendus à ses basques comme des enfants. Ce sergent a les larmes aux yeux chaque fois qu’il parle de lui.

— Tout de même, il y a d’autres armées et d’autres chefs. Il faut aller plus profondément. Prenez ce Brodrig, par exemple : personne plus que lui n’a l’oreille de l’empereur. Il pourrait réclamer des centaines d’astronefs, alors que Riose doit s’arranger avec dix. Je le connais de réputation.

— Ah ! oui ? Que savez-vous de lui ? fit le Marchand avec un brusque intérêt.

— Vous voulez que je vous fasse un dessin ? C’est une canaille de basse extraction qui, à force d’habiles flatteries, s’est acquis les faveurs de l’empereur ; il est détesté par les courtisans, autres échantillons de vermine eux-mêmes, car il ne peut prétendre ni à la naissance ni à l’humilité. Il est en toute chose le conseiller de l’empereur et son instrument dans les pires entreprises. D’instinct, il est infidèle, mais il est loyal par nécessité. Il n’y a pas un homme dans l’Empire aussi subtil dans sa vilenie, ni aussi brutal dans ses plaisirs. On dit qu’il faut passer par lui pour accéder aux faveurs de l’empereur ; et qu’il faut passer par l’infamie pour accéder aux siennes.

— Bigre ! fit Devers en tirant d’un air songeur sur sa barbe. Et c’est lui que l’empereur a envoyé ici pour surveiller Riose. Savez-vous que j’ai une idée ?

— Je le sais maintenant.

— Et si ce Brodrig trouve antipathique la jeune coqueluche de notre armée ?

— C’est sans doute déjà le cas. Il n’est pas d’un tempérament très affectueux.

— Imaginez que les choses tournent vraiment mal. L’empereur pourrait en entendre parler et Riose pourrait avoir des ennuis.

— Ma foi, c’est assez probable. Mais comment proposez-vous de faire arriver cela ?

— Je ne sais pas. J’imagine qu’on pourrait le corrompre ?

— Oui, fit le patricien en riant doucement, dans une certaine mesure, mais pas comme vous avez corrompu le sergent : pas avec un réfrigérateur de poche. Et même si vous le faites à son échelle, ça n’en vaudrait pas la peine. Il n’y a probablement personne qui se laisse aussi facilement corrompre, mais il manque même de l’honnêteté fondamentale de l’honorable corruption. Il ne reste pas corrompu ; à aucun prix. Trouvez autre chose. »

Devers croisa les jambes et se mit à balancer nerveusement le pied.

« Tout de même, c’est la première solution que j’entrevois… »

Il s’interrompit : le signal de la porte clignotait de nouveau et le sergent réapparut sur le seuil. Il avait l’air excité, et son large visage était rouge et grave.

« Monsieur, commença-t-il en s’efforçant nerveusement d’être déférent, je vous suis très reconnaissant pour le réfrigérateur et vous m’avez toujours parlé comme il faut, bien que je ne sois que le fils d’un fermier et que vous soyez tous les deux de grands seigneurs. »

Son accent des Pléiades s’était épaissi, on avait du mal à le comprendre ; et dans son excitation, son tempérament paysan reprenait le dessus sur l’allure martiale si péniblement acquise.

« Qu’y a-t-il, sergent ? fit Barr d’une voix douce.

— Le seigneur Brodrig vient vous voir. Demain ! Je le sais, parce que le capitaine m’a dit de faire passer à mes hommes une revue d’équipement… pour lui. J’ai pensé… que je pourrais… vous avertir.

— Merci, sergent, dit Barr. Nous vous en sommes reconnaissants. Mais c’est très bien, inutile de… »

Mais l’expression qui se lisait maintenant sur le visage du sergent Luk était incontestablement de la peur. Il reprit dans un souffle rauque :

« Vous ne connaissez pas les histoires qu’on raconte sur lui. Il s’est vendu au démon de l’espace. Non, ne riez pas. On raconte sur lui des histoires épouvantables. On dit qu’il a des hommes avec des fusils atomiques qui le suivent partout, et quand il veut s’amuser, il leur dit simplement d’anéantir tous ceux qu’ils rencontrent. Ils le font, et ça le fait rire. On dit même que l’empereur a peur de lui et qu’il oblige l’empereur à lever des impôts sans le laisser prêter l’oreille aux doléances du peuple.

« Et puis il déteste le général, à ce qu’on dit. On raconte qu’il voudrait bien tuer le général, parce que le général est si grand et si sage. Mais il ne peut pas parce que lui, il n’est pas de taille. »

Le sergent eut un petit sourire, comme s’il était intimidé d’en avoir tant dit soudain, et il recula vers la porte.

« N’oubliez pas ce que je vous ai dit. Faites attention à lui. »

Et il s’éclipsa.

Devers leva les yeux, l’air résolu.

« Voilà qui nous arrange assez, vous ne trouvez pas ?

— Ça dépend de Brodrig, dit Barr, n’est-ce pas ? »

Mais Devers réfléchissait, il n’écoutait plus.

Il réfléchissait intensément.


Le seigneur Brodrig baissa la tête en pénétrant dans le poste d’équipage exigu de l’astronef marchand, et ses deux gardes armés lui emboîtèrent le pas, pistolet au poing, avec l’air farouche de tueurs à gages.

Le secrétaire privé n’avait guère l’air d’une âme perdue. Si le démon de l’espace l’avait acheté, il n’avait pas laissé de marques visibles de possession. Brodrig semblait plutôt être venu apporter un souffle d’air de la cour dans la laideur d’une base militaire.

Les lignes raides de son costume luisant et immaculé donnaient une illusion de grande taille, du haut de laquelle ses yeux froids et impassibles toisaient le Marchand. Les ruches de nacre qui lui entouraient les poignets volèrent au vent lorsqu’il posa sa canne d’ivoire sur le sol devant lui et s’appuya dessus d’un air désinvolte.

« Non, dit-il avec un petit geste, vous restez ici. Oubliez vos joujoux. Ils ne m’intéressent pas. »

Il avança un siège, l’épousseta soigneusement avec le carré de tissu iridescent attaché au pommeau de sa canne et s’assit. Devers jeta un coup d’œil vers l’autre siège, mais Brodrig dit d’une voix nonchalante :

« Vous resterez debout en présence d’un pair de l’Empire. »

Il sourit.

Devers haussa les épaules.

« Si mon stock ne vous intéresse pas, pourquoi suis-je ici ? » Le secrétaire privé attendit d’un air glacial et Devers ajouta lentement : » Monsieur.

— Pour que nous soyons tranquilles, dit le secrétaire. Voyons, est-ce vraisemblable que je parcoure deux cents parsecs à travers l’espace pour inspecter des babioles ? C’est vous que je veux voir. » Il prit une petite tablette rose dans une boîte gravée et la plaça délicatement entre ses dents, puis il la suça lentement d’un air de connaisseur. » Par exemple, reprit-il, qui êtes-vous ? Etes-vous vraiment un citoyen de ce monde barbare qui provoque tout ce déchaînement de frénésie militaire ? »

Devers hocha gravement la tête.

« Et vous avez vraiment été fait prisonnier par lui, après le début de cette escarmouche qu’il appelle une guerre ? Je parle de notre général. »

Devers acquiesça de nouveau.

« Vraiment ! Très bien, digne étranger. Je vois que vous êtes peu bavard. Je vais vous aplanir la route. Il semble que notre général mène une guerre apparemment sans raison, au prix de formidables dépenses d’énergie, et tout cela à cause d’un petit monde perdu au bout de nulle part, qui ne semblerait pas mériter aux yeux d’un homme logique une seule décharge d’un seul pistolet. Et pourtant, le général n’est pas illogique. Au contraire, je dirais qu’il est extrêmement intelligent. Vous me suivez ?

— Ma foi non, monsieur.

— Ecoutez encore, alors, dit le secrétaire en se regardant les ongles. Le général ne gaspillerait pas ses hommes et ses astronefs pour un acte de gloire stérile. Je sais bien qu’il parle tout le temps de gloire et de l’honneur impérial, mais il est bien évident que cette affectation d’être un des insupportables demi-dieux de l’Age Héroïque est toute en surface. Il y a ici quelque chose de plus que la gloire : et d’ailleurs, il prend étrangement soin de vous. Si vous étiez mon prisonnier, et si vous me disiez aussi peu de choses utiles qu’à notre général, je vous ouvrirais l’abdomen et je vous étranglerais avec vos propres intestins. »

Devers demeura impassible. Son regard se déplaça imperceptiblement, se posant d’abord sur un des gardes du corps du secrétaire, puis sur l’autre. Ils étaient prêts ; ils n’attendaient que l’occasion.

« Ma foi, dit le secrétaire en souriant, vous êtes un gaillard bien silencieux. D’après le général, même une psychosonde n’a rien donné, et cela a d’ailleurs été une erreur de sa part, car cela m’a convaincu que notre jeune héros mentait. » Il semblait d’excellente humeur. » Mon brave Marchand, dit-il, j’ai une psychosonde à moi, et qui devrait vous convenir particulièrement bien. Vous voyez ceci… »

Entre le pouce et l’index, il tenait négligemment des rectangles roses et jaunes aux dessins compliqués, mais aisément identifiables.

« On dirait de l’argent, dit Devers.

— C’en est, et il n’y a pas mieux dans l’Empire, car cet argent est garanti par mes propriétés qui sont plus vastes que celles de l’empereur. Cent mille crédits. Là ! Entre mes deux doigts ! Qui sont à vous !

— Contre quoi, monsieur ? Je suis un bon Marchand, je sais que l’on n’a rien pour rien.

— En échange de quoi ? De la vérité ! Quels sont les mobiles du général ? Pourquoi fait-il cette guerre ? »

Lathan Devers soupira et se lissa la barbe d’un air songeur.

« Ce qu’il veut ? » Ses yeux suivaient les mains du secrétaire qui comptait l’argent lentement, billet par billet. » En un mot, l’Empire.

— Tiens. Comme c’est banal ! On finit toujours par en arriver là ! Mais comment ? Quelle est la route qui mène du bord de la Galaxie au sommet de l’Empire ?

— La Fondation, dit Devers d’un ton amer, a des secrets. Ils ont là-bas des livres, de vieux livres… si vieux que la langue dans laquelle ils sont rédigés n’est connue que de quelques dirigeants. Mais les secrets sont enveloppés dans le rituel et la religion, et personne ne peut les utiliser. J’ai essayé et voilà où j’en suis… avec une condamnation à mort qui m’attend.

— Je comprends. Et ces vieux secrets ? Allons, pour cent mille crédits, j’ai droit aux détails.

— La transmutation des éléments », dit brièvement Devers. Le regard du secrétaire se durcit et perdit de son détachement. » On m’a toujours dit que les lois de la physique atomique n’admettent pas la transmutation pratique.

— En effet, si l’on utilise des forces atomiques. Mais les anciens étaient malins. Il existe des sources d’énergie plus grandes que les atomes. Si la Fondation utilisait ces sources… »

Devers éprouvait une petite crispation au creux de l’estomac. Il agitait l’appât ; le poisson allait mordre.

« Continuez, dit soudain le secrétaire. Le général, j’en suis sûr, sait tout cela. Mais que compte-t-il faire lorsqu’il en aura fini avec cet opéra-bouffe ? »

Devers poursuivit d’un ton impassible :

« Avec la transmutation, il contrôle l’économie de tout votre Empire. Les trusts miniers ne vaudront pas un clou quand Riose pourra faire du tungstène en partant de l’aluminium et de l’iridium en partant du fer. Cela renverse complètement tout un système de production fondé sur la rareté de certains éléments et sur l’abondance de quelques autres. Ce sera le plus grand bouleversement que l’Empire ait jamais vu et seul Riose pourra l’arrêter. Et puis il y a le problème de cette nouvelle forme d’énergie dont je vous ai parlé, et que Riose ne se privera pas d’utiliser.

« Il n’y a rien qui puisse l’arrêter maintenant. Il tient la Fondation par la peau du cou et, quand il en aura fini avec elle, il sera empereur d’ici deux ans.

— Vraiment, fit Brodrig avec un petit rire. De l’iridium en partant du fer, c’est ce que vous avez dit, n’est-ce pas ? Tenez, je vais vous confier un secret d’Etat. Savez-vous que la Fondation s’est déjà mise en rapport avec le général ? »

Devers tressaillit.

« Vous avez l’air surpris. Pourquoi pas ? Ça semble logique, maintenant. La Fondation lui a offert cent tonnes d’iridium par an pour faire la paix. Cent tonnes de fer converti en iridium, au mépris de leurs principes religieux, pour sauver leur peau. Je veux bien, mais ce n’est pas étonnant que notre incorruptible général ait refusé… alors qu’il peut avoir l’iridium et l’Empire par la même occasion. Et le pauvre Cléon dit que c’est le seul général honnête qui soit à son service ! Mon cher Marchand, vous avez bien gagné votre argent. »

Il lança la liasse et Devers, à quatre pattes, s’efforça de ramasser les billets.

Brodrig s’arrêta sur le seuil et se retourna.

« Laissez-moi vous rappeler une chose, Marchand. Mes petits camarades que vous voyez ici avec des pistolets n’ont ni oreilles, ni langue, ni éducation, ni intelligence. Ils ne peuvent ni entendre, ni parler, ni écrire, ni même fournir quoi que ce soit sous l’effet d’une psychosonde. Mais ils aiment beaucoup les exécutions intéressantes. Je vous ai acheté cent mille crédits, Marchand. Tâchez de rester une marchandise qui les vaudra. Si l’idée vous venait d’oublier que vous êtes acheté et de vouloir… disons, répéter notre conversation à Riose, vous serez exécuté. Exécuté à ma façon. »

Et sur ce visage délicat, on vit apparaître soudain une expression d’une intense cruauté, qui changea le sourire étudié en un rictus découvrant des babines rouges. Un instant, Devers aperçut ce démon de l’espace qui avait acheté son acheteur, au fond des yeux qui le fixaient.

Sans rien dire, il regagna sa cellule, escorté des deux » petits camarades » de Brodrig, pistolet au poing. A Ducem Barr qui l’interrogeait, il répondit tranquillement :

« Non, figurez-vous que c’est lui qui m’a acheté. »


Deux mois de rude guerre avaient laissé leurs marques sur Bel Riose : il s’emportait facilement. Ce fut avec impatience qu’il s’adressa au fidèle sergent Luk.

« Attendez dehors, soldat, et reconduisez ces hommes dans leurs cellules quand j’en aurai fini. Que personne n’entre avant que j’appelle. Absolument personne, vous comprenez ? »

Le sergent salua et sortit, et Riose, ramassant les papiers étalés sur son bureau, les fourra dans son tiroir et le referma d’un geste sec.

« Prenez place, dit-il sèchement aux deux hommes. Je n’ai pas beaucoup de temps. A vrai dire, je ne devrais même pas être ici, mais il faut que je vous voie. »

Il se tourna vers Ducem Barr, dont les longs doigts caressaient avec intérêt le cube de cristal dans lequel était enchâssée la réplique du visage austère de Sa Majesté Impériale Cléon II.

« Tout d’abord, patricien, votre Seldon est en train de perdre. Certes, il se bat vaillamment, car ces hommes de la Fondation grouillent comme des abeilles folles et luttent comme des déments. Chaque planète est ardemment défendue, et sur chacune une fois qu’elle est prise, la rébellion gronde si fort que c’est aussi pénible de s’y maintenir que de la conquérir. Mais nous les prenons quand même et nous les occupons. Votre Seldon perd.

— Mais il n’a pas encore perdu, murmura Barr.

— La Fondation elle-même n’est pas aussi optimiste. Ils m’offrent des millions pour que je renonce à infliger à Seldon l’épreuve finale.

— C’est ce qu’on dit.

— Ah ! la rumeur me précède ? Connaissez-vous également le dernier bruit qui court ?

— Quel est-il ?

— Eh bien, que le seigneur Brodrig, le chéri de l’empereur, est maintenant commandant en second sur sa propre demande.

— Sur sa propre demande, chef ? fit Devers, intervenant pour la première fois. Comment cela se fait-il ? Ou bien vous prenez-vous d’affection pour ce type ? ajouta-t-il en riant.

— Non, dit tranquillement Riose, non, on ne peut pas dire. C’est simplement qu’il a acheté ce poste à un prix qui m’a paru convenable.

— Lequel ?

— En demandant des renforts à l’empereur. »

Le sourire méprisant de Devers s’affirma.

« Alors, il a communiqué avec l’empereur ? Et j’imagine, chef, que vous attendez ces renforts, mais qu’ils vont venir d’un jour à l’autre. Pas vrai ?

— Vous faites erreur ! Ils sont déjà là. Cinq astronefs de ligne, modernes et robustes, avec un message personnel de félicitations de l’empereur et d’autres astronefs en route. Qu’est-ce qui ne va pas, Marchand ? demanda-t-il d’un ton railleur.

— Rien ! » marmonna Devers.

Riose contourna son bureau et se planta devant le Marchand, une main sur la crosse de son pistolet atomique.

« J’ai dit : qu’est-ce qui ne va pas, Marchand ? La nouvelle a paru vous troubler. Vous n’allez pas vous intéresser tout d’un coup à la Fondation.

— Absolument pas.

— Vraiment… il y a chez vous des côtés étranges.

— Ah ! oui, chef ? fit Devers avec un sourire crispé, les poings serrés dans ses poches. Expliquez-moi donc ça, que je réfute vos arguments.

— Voici. On vous a pris bien facilement. Vous avez capitulé à la première salve, avec un bouclier brûlé. Vous étiez tout prêt à abandonner votre monde, et cela sans fixer de prix. Intéressant, tout cela, non ?

— J’ai envie d’être du côté du vainqueur, chef. Je suis un homme raisonnable : c’est vous-même qui l’avez dit.

— D’accord ! fit Riose sèchement. Pourtant, on n’a depuis lors pas fait prisonnier un seul Marchand. Tous les astronefs marchands ont été assez rapides pour s’échapper quand ils l’ont voulu. Tous les astronefs marchands disposaient d’un écran susceptible d’absorber toutes les salves d’un croiseur léger, et tous les Marchands se sont battus jusqu’à la mort quand l’occasion s’en est présentée. On sait que les Marchands sont les chefs et les instigateurs de la guérilla sur les planètes occupées et des raids dans l’espace occupé.

« Etes-vous alors le seul homme raisonnable ? Vous ne vous battez pas, vous ne vous enfuyez pas, vous trahissez sans qu’on vous y contraigne. Vous êtes unique dans votre genre, étonnamment unique… en fait, bizarrement unique.

— Je comprends ce que vous voulez dire, fit Devers doucement, mais vous n’avez rien contre moi. Je suis ici depuis six mois et je me suis toujours bien conduit.

— C’est exact, et en échange je vous ai bien traité. Je n’ai pas touché à votre astronef et vous avez eu droit à tous les égards. Pourtant, vous ne vous êtes pas montré à la hauteur. Cela aurait pu nous servir, par exemple, d’avoir des renseignements librement proposés sur vos instruments. Les principes atomiques d’après lesquels ils sont construits sont utilisés, semble-t-il, dans certaines des armes les plus redoutables de la Fondation. Exact ?

— Je ne suis qu’un Marchand, fit Devers, non un technicien. Je vends ces appareils ; je ne les fabrique pas.

— Nous n’allons pas tarder à le savoir. C’est pourquoi je suis venu. On va fouiller votre navire pour y rechercher un bouclier énergétique personnel. Vous n’en avez jamais porté ; pourtant, tous les soldats de la Fondation en ont. Ce sera une preuve manifeste qu’il y a des renseignements que vous préférez ne pas me fournir. Exact ? »

L’autre ne répondit pas. Le général continua :

« Et il y aura d’autres preuves plus directes. J’ai apporté avec moi la psychosonde. Elle a échoué une fois déjà, mais le contact avec l’ennemi a fait mon éducation. »

Il y avait dans sa voix une menace insinuante et Devers sentit le canon d’un pistolet au creux de ses reins, le pistolet du général, que celui-ci avait tiré de son étui.

« Vous allez ôter votre bracelet, dit tranquillement le général, et tout autre ornement métallique que vous portez et me les remettre. Lentement ! Comme vous le savez, on peut distordre les champs atomiques, et les psychosondes ne peuvent fonctionner que sans perturbations. C’est bien. Je vais les prendre. »

Le récepteur sur le bureau du général s’alluma et un message, enfermé dans sa capsule, tomba en cliquetant dans le casier près duquel se trouvait Barr, qui avait toujours sous la main le buste de l’empereur.

Riose passa derrière son bureau, son pistolet atomique à la main.

« Vous aussi, patricien, dit-il à Barr. Votre bracelet vous condamne. Mais vous m’avez rendu service autrefois et je ne suis pas vindicatif : toutefois, je déciderai du sort de votre famille que nous gardons en otage d’après les résultats obtenus avec la psychosonde. »

Comme Riose se penchait pour prendre la capsule, Barr souleva alors le buste de Cléon dans sa gaine de cristal et, paisiblement, posément, l’abattit sur le crâne du général.

Cela se passa trop brusquement pour que Devers se rendît bien compte. On aurait cru qu’un démon venait de s’emparer brusquement du vieil homme.

« Dehors ! murmura Barr. Vite ! »

Il s’empara du pistolet que Riose avait laissé tomber et le dissimula sous sa blouse.

Le sergent Luk se retourna en les voyant sortir par la porte à peine entrebâillée.

« Précédez-nous, sergent ! » dit Barr d’un ton dégagé.

Devers referma la porte derrière eux.

Le sergent Luk les conduisit en silence jusqu’à leur cellule, puis, après avoir marqué un arrêt à peine perceptible, poursuivit son chemin, car il sentait contre ses côtes le canon d’un pistolet atomique et une voix sans douceur lui disait à l’oreille : » A l’astronef marchand. »

Devers s’avança pour ouvrir le sas à air, et Barr dit :

« Restez où vous êtes, Luk. Vous avez été correct et nous n’allons pas vous tuer. »

Mais le sergent reconnut les initiales sur le pistolet.

« Vous avez tué le général », s’écria-t-il d’une voix que la colère étranglait.

Avec un cri de fureur, il se précipita aveuglément vers l’éclair qui jaillissait du canon et s’effondra, volatilisé.

L’astronef marchand s’élevait au-dessus d’une planète morte lorsque les signaux d’avertissement commencèrent à clignoter et que, sur le fond crémeux de la grande lentille dans le ciel qui constituait la Galaxie, d’autres formes noires s’élevèrent.

« Tenez-vous bien, Barr, dit Devers d’un ton résolu, et voyons un peu s’ils ont un engin aussi rapide que le mien. »

Il savait bien qu’ils n’en avaient pas !

Une fois dans l’espace libre, le Marchand reprit d’une voix lasse :

« Je ne me suis pas assez méfié de Brodrig. J’ai l’impression qu’il est de mèche avec le général. »

A toute allure, ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la masse stellaire qu’était la Galaxie.

VIII

Devers se pencha au-dessus du petit globe mort, à l’affût du moindre signe de vie. Le contrôle directionnel criblait lentement et méthodiquement l’espace de ses rayons. Barr observait patiemment, assis sur la couchette intérieure, dans le coin.

« Plus trace d’eux ? demanda-t-il.

— Des types de l’Empire ? Non, fit le Marchand avec une impatience manifeste. Il y a belle lurette que nous les avons lâchés. Par l’Espace ! Avec les bonds à l’aveuglette que nous avons faits dans l’hyperespace, c’est une vraie chance que nous ne nous soyons pas retrouvés en plein sur le soleil. Ils n’auraient pas pu nous suivre, même s’ils avaient eu un rayon d’action supérieur, ce qui n’est pas le cas. » Il se carra sur son siège et desserra son col. » Je ne sais pas ce que ces types de l’Empire ont fait par ici. Il me semble que certaines trouées ne sont plus dans l’alignement.

— Vous essayez, je suppose, de joindre la Fondation.

— J’appelle l’Association… en tout cas, j’essaie.

— L’Association ? Qui est-ce ?

— L’Association des Marchands Indépendants. Vous n’en avez jamais entendu parler, hein ? Bah, vous n’êtes pas le seul. Nous sommes assez discrets. »

Pendant quelque temps, ils restèrent silencieux autour de l’indicateur de réception toujours muet, et Barr dit :

« Vous êtes à portée ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai qu’une vague idée de l’endroit où nous sommes, puisque nous avons navigué à l’estime. C’est pourquoi il faut que j’aie recours au contrôle directionnel. Ça pourrait prendre des années, vous savez.

— Vous croyez ? »

Barr, du doigt, désigna l’appareil ; Devers bondit et ajusta son casque. A l’intérieur de la petite sphère sombre, on voyait luire un minuscule point blanc.

Une demi-heure durant, Devers se cramponna à ce fil fragile qui traversait l’hyperespace pour relier deux points séparés par une distance que la lente lumière mettrait cinq cents ans à parcourir. Puis il se renversa en arrière, découragé. Il leva la tête et repoussa ses écouteurs.

« Mangeons. Il y a une douche que vous pouvez utiliser si le cœur vous en dit, mais économisez l’eau chaude. » Il s’accroupit devant un des compartiments qui tapissaient une paroi et en inspecta le contenu. » J’espère que vous n’êtes pas végétarien ?

— Je suis omnivore. Mais, et l’Association ? Vous les avez perdus ?

— On dirait. C’était à la limite comme portée. Un peu trop à la limite. Mais ça ne fait rien. J’ai eu tout ce qu’il me fallait. »

Il se redressa et posa sur la table deux récipients métalliques.

« Attendez cinq minutes, puis ouvrez en pressant le contact. Ça vous donnera une assiette, de la nourriture et une fourchette… c’est commode quand on est pressé, si on ne se soucie pas d’avoir une serviette. Vous voulez savoir, je pense, ce que j’ai obtenu de l’Association.

— Si ce n’est pas un secret.

— Pas pour vous, fit Devers en secouant la tête. Ce que Riose a dit était vrai.

— A propos de l’offre d’un tribut ?

— Oui. Ils l’ont offert et on a refusé leur proposition. Ça va mal. On se bat dans les soleils extérieurs de Loris.

— Loris est près de la Fondation ?

— Si c’est près ? Je pense bien. C’est un des Quatre Royaumes originels. Ça fait partie, si vous voulez, de la ligne intérieure de défense. Mais ça n’est pas le pire. Ils ont eu affaire avec de gros astronefs, comme ils n’en avaient encore jamais rencontré. Ce qui signifie que Riose ne nous racontait pas d’histoires. Il a bel et bien reçu d’autres astronefs. Brodrig a changé de camp, et moi, j’ai fichu la pagaille. »

Il réunit les points de contact de la boîte de conserve et la regarda s’ouvrir bien proprement. Le ragoût qu’elle contenait répandit son arôme dans la cabine. Ducem Barr mangeait déjà.

« Eh bien, fit-il, voilà pour les improvisations. Nous ne pouvons rien faire ici ; nous ne pouvons pas traverser les lignes impériales pour regagner la Fondation ; nous ne pouvons rien faire d’autre que ce qui est le plus raisonnable : attendre patiemment. Mais, si Riose a atteint la ligne intérieure, je pense que nous n’aurons pas trop longtemps à attendre.

— Vous parlez d’attendre ? ricana Devers en reposant sa fourchette. Ça va bien pour vous. Vous n’avez rien à perdre.

— Vous croyez ? fit Barr avec un petit sourire.

— Non. Tenez, je vais vous dire, fit Devers avec une irritation croissante. J’en ai assez de considérer tout cela comme s’il s’agissait d’une expérience qu’on regarde au microscope. J’ai quelque part des amis qui sont en train de mourir ; et tout un monde, ma patrie, qui meurt aussi. Vous, vous êtes un étranger, vous ne savez pas.

— J’ai vu des amis mourir. Vous êtes marié ?

— Les Marchands ne se marient pas, fit Devers.

— Eh bien, j’ai deux fils et un neveu. Ils ont été avertis mais – pour certaines raisons – ils n’ont pu agir. Notre évasion, c’est la mort pour eux. Ma fille et mes deux petits-enfants ont, je l’espère, quitté la planète avant tout cela, mais même sans parler d’eux, j’ai déjà risqué et perdu plus que vous.

— Je sais, fit Devers d’un ton farouche. Mais c’était une question de choix. Vous auriez pu vous arranger avec Riose. Je ne vous ai jamais demandé de… »

Barr secoua la tête.

« Ce n’était pas une question de choix, Devers. Apaisez votre conscience ; ce n’est pas pour vous que j’ai risqué la vie de mes fils. J’ai coopéré avec Riose aussi longtemps que j’ai osé. Mais il y a eu la psychosonde. »

Le patricien ouvrit les yeux ; une lueur douloureuse y brillait.

« Riose est venu me trouver un jour : il y a plus d’un an de cela. Il a parlé d’un culte centré autour des magiciens, mais il s’est trompé. Ce n’est pas tout à fait un culte. Voyez-vous, cela fait quarante ans maintenant que Siwenna est soumise au même intolérable joug qui menace votre monde. Cinq révoltes ont été écrasées. Et puis j’ai découvert les anciennes archives de Hari Seldon… et maintenant, ce ’’culte’’ attend.

« Il attend la venue des ’’magiciens’’ et il est prêt. Mes fils sont les chefs de ceux qui attendent. C’est ce secret-là qui est dans mon esprit, et que la sonde ne doit jamais découvrir. Aussi doivent-ils mourir comme otages, car l’autre solution, ce serait leur mort comme rebelles avec en même temps la moitié de Siwenna qui périrait. Vous voyez que je n’avais pas le choix ! Et que je ne suis pas en dehors de tout cela. »

Devers baissa les yeux et Barr reprit doucement : » C’est sur une victoire de la Fondation que reposent les espoirs de Siwenna. C’est pour une victoire de la Fondation que mes fils se sont sacrifiés. Et Hari Seldon ne précalcule pas l’inévitable salut de Siwenna comme celui de la Fondation. Je n’ai pas de certitude en ce qui concerne mon peuple, moi : seulement l’espoir.

— Mais vous vous contentez quand même d’attendre. Même avec la flotte impériale à Loris.

— J’attendrais en toute confiance, dit simplement Barr, s’ils débarquaient sur la planète Terminus elle-même.

— Je ne sais pas, fit le Marchand d’un ton soucieux. Ça ne peut pas vraiment marcher comme ça, pas comme si c’était simplement de la magie. Psychohistoire ou non, ils sont terriblement forts et nous sommes faibles. Qu’est-ce que Seldon peut y faire ?

— Il n’y a rien à faire. Tout est déjà fait. C’est en marche maintenant. Ce n’est pas parce que vous n’entendez pas tourner les rouages et sonner les heures que c’est moins certain.

— Peut-être ! Mais je regrette que vous n’ayez pas fracassé complètement le crâne de Riose. Il est plus dangereux que toute son armée.

— Le tuer ! Avec Brodrig comme lieutenant ? Tout Siwenna aurait servi d’otage. Brodrig a prouvé ce qu’il valait depuis longtemps. Il existe un monde qui, il y a cinq ans, a perdu un mâle sur dix, simplement pour n’avoir pas versé des impôts exorbitants. C’était ce même Brodrig qui les percevait. Non, Riose peut vivre. Auprès de lui, il est miséricordieux.

— Mais six mois, six mois à la base ennemie, sans rien en tirer ! » Les robustes mains de Devers étaient crispées, au point qu’il en faisait craquer ses jointures. » Ne rien en avoir tiré !

— Ah ! attendez. Vous me rappelez… fit Barr en fouillant dans sa bourse. Ceci compte peut-être pour quelque chose ? »

Il lança sur la table une petite sphère métallique. Devers s’en empara.

« Qu’est-ce que c’est ?

— La capsule avec le message. Celui que Riose a reçu juste avant que je l’assomme. Cela peut avoir du poids.

— Je ne sais pas. Cela dépend de ce qu’il y a dedans ! » Devers s’assit et l’examina attentivement.

Lorsque Barr sortit de sa douche froide, il traversa avec béatitude le doux courant tiède du séchoir et retrouva Devers silencieux et préoccupé devant l’établi.

« Qu’est-ce que vous faites ? » demanda le Siwennien.

Devers leva la tête. Des gouttes de transpiration brillaient dans sa barbe.

« Je vais ouvrir cette capsule.

— Pouvez-vous l’ouvrir sans connaître le chiffre personnel de Riose ? fit le Siwennien avec une légère surprise.

— Si je ne peux pas, je démissionnerai de l’Association et je ne piloterai plus jamais d’astronef jusqu’à la fin de mes jours. J’ai une analyse électronique tridimensionnelle de l’intérieur maintenant, et j’ai toute une série de petits instruments que l’Empire n’a jamais vus, spécialement conçus pour forcer les capsules. J’ai déjà fait du cambriolage, vous savez. Quand on est Marchand, il faut savoir faire un peu de tout. »

Il se pencha sur la petite sphère, la parcourant délicatement avec un petit instrument qui rougeoyait à chaque contact.

« D’ailleurs, cette capsule est assez rudimentaire. Ces types de l’Empire ne sont pas forts pour le travail délicat. Ça se voit du premier coup d’œil. Vous avez déjà vu une capsule de la Fondation ? C’est moitié moins gros et, pour commencer, ça résiste à l’analyse électronique. »

Soudain il se crispa, on vit se gonfler sous sa tunique les muscles de ses épaules. Il enfonça lentement sa petite sonde… la capsule céda sans bruit, Devers se détendit et poussa un soupir. Il tenait à la main la sphère étincelante dont le message se déroulait comme une langue de parchemin.

« C’est de Brodrig », dit-il. Puis, avec mépris : » Le message est sur une matière stable. Dans une capsule de la Fondation, en une minute le message serait oxydé. »

Mais Ducem Barr lui fit signe de se taire. Il lut rapidement le message :


DE : AMELL BRODRIG, ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE, SECRÉTAIRE PRIVÉ DU CONSEIL ET PAIR DE L’EMPIRE.

À : BEL RIOSE, GOUVERNEUR MILITAIRE DE SIWENNA, GÉNÉRAL DES FORCES IMPÉRIALES ET PAIR DE L’EMPIRE. JE VOUS SALUE.

LA PLANÈTE 1120 NE RÉSISTE PLUS. L’OFFENSIVE SE POURSUIT CONFORMÉMENT AUX PLANS. L’ENNEMI FAIBLIT VISIBLEMENT ET LE TRIOMPHE FINAL RECHERCHÉ NE TARDERA SÛREMENT PAS.


Barr leva la tête en criant d’un ton amer :

« L’imbécile ! Le pauvre crétin ! Ça, un message ?

— Hein ? fit Devers, vaguement déçu.

— Ça ne dit rien, reprit Barr. Notre lèche-bottes de courtisan joue au général, désormais. Maintenant que Riose n’est plus là, il est commandant en chef et il lui faut satisfaire ses bas instincts en rédigeant de pompeux rapports sur des affaires militaires auxquelles il ne connaît rien. ’’La planète Untel ne résiste plus.’’ ’’L’offensive continue.’’ ’’L’ennemi faiblit.’’ Quel prétentieux à la tête vide !

— Attendez donc, attendez…

— Jetez donc ça. » Le vieil homme se détourna, vexé. » La Galaxie sait que je ne m’attendais pas à quelque chose d’une importance extraordinaire, mais, en temps de guerre, il est raisonnable de supposer que même l’ordre le plus banal, faute d’être exécuté, pourrait compromettre le déroulement des opérations militaires et provoquer par la suite des complications. C’est pourquoi je m’en suis emparé. Mais ça ! J’aurais mieux fait de le laisser. Cela aurait pu perdre une minute du temps de Riose, qu’il va pouvoir utiliser maintenant à des fins plus constructives. »

Mais Devers s’était levé.

« Voulez-vous vous calmer un peu et cesser de vous agiter ? Au nom de Seldon… » Il brandit le message sous le nez de Barr. » Relisez-moi ça. Que veut-il dire par ’’triomphe final recherché’’ ?

— La conquête de la Fondation. Et alors ?

— Ah ! oui ? Et peut-être veut-il dire la conquête de l’Empire. Vous savez qu’il croit que c’est ça, le triomphe final.

— Et après ?

— Et après ! fit Devers en souriant. Eh bien, regardez, je vais vous montrer. »

D’un doigt, il repoussa dans la fente la feuille du message. Elle disparut avec un doux bruissement et la sphère se retrouva lisse et intacte. Quelque part à l’intérieur, on entendait le léger cliquetis des contrôles qui tournaient à vide.

« Maintenant, il n’existe aucun moyen d’ouvrir cette capsule sans être en possession du chiffre personnel de Riose, n’est-ce pas ?

— Dans l’Empire, non, dit Barr.

— Alors, ce qu’elle contient, nous l’ignorons, et c’est donc un document absolument authentique ?

— Pour l’Empire, oui, dit Barr.

— Et l’empereur peut l’ouvrir, n’est-ce pas ? On doit posséder dans les archives le chiffre personnel des fonctionnaires du gouvernement. On les a à la Fondation.

— A la capitale impériale aussi, reconnut Barr.

— Alors, quand vous, un patricien de l’Empire, racontez à ce Cléon, à cet empereur, que son perroquet favori et son plus brillant général complotent pour le renverser, et que vous lui remettez comme preuve la capsule, que croira-t-il que représente le » triomphe final recherché » de Brodrig ?

— Attendez, fit Barr, je ne vous suis pas. » Il caressa sa joue amaigrie et reprit : » Vous ne parlez pas sérieusement ?

— Mais si, fit Devers avec feu. Ecoutez, neuf des dix derniers empereurs se sont fait couper la gorge, ou étriper, par l’un ou l’autre de leurs généraux qui avaient des rêves de grandeur. Vous me l’avez dit vous-même plus d’une fois. Ce vieil empereur nous croira tout de suite.

— C’est qu’il est sérieux, murmura Barr. Par la Galaxie, vous ne pouvez pas surmonter une crise Seldon par un subterfuge aussi tortueux, aussi romanesque que celui-ci. Et si vous n’aviez jamais mis la main sur la capsule ? Et si Brodrig n’avait pas utilisé le mot » final » ? Seldon ne compte pas sur le hasard.

— Si le hasard est de notre côté, aucune loi ne dit que Seldon ne peut pas en profiter.

— Bien sûr. Mais… mais… » Barr s’interrompit, puis reprit calmement, mais en se maîtrisant visiblement : » Ecoutez, pour commencer, comment irez-vous jusqu’à la planète Trantor ? Vous n’en connaissez pas l’emplacement dans l’espace, et je ne m’en rappelle pas les coordonnées, pour ne rien dire des éphémérides. Vous ne savez même pas où nous sommes dans l’espace.

— On ne se perd pas dans l’espace », fit Devers en souriant. Il manipulait déjà ses instruments de bord. » Nous gagnons la planète la plus proche et nous revenons avec la position et les meilleures cartes de navigation que nous permettent d’acheter les cent mille crédits de Brodrig.

— Et une bonne charge atomique dans le corps. Notre signalement a sans doute été distribué dans toutes les planètes de cette région de l’Empire.

— Voyons, fit Devers d’un ton patient, ne jouez pas les naïfs. Riose a dit que mon astronef avait capitulé trop facilement et, je vous assure, il ne croyait pas si bien dire. Cet engin dispose d’une puissance de feu suffisante et d’un bouclier énergétique assez fort pour résister à tout ce que nous risquons de rencontrer passé la frontière. Et nous avons des écrans personnels également. Les types de l’Empire ne les ont jamais découverts, vous savez, mais nous avons tout fait pour ça.

— Bon, fit Barr. Bon. Imaginez-vous sur Trantor. Comment allez-vous voir l’empereur ? Vous pensez qu’il a des heures de bureau ?

— Et si nous nous occupions de ça quand nous serons sur Trantor ? riposta Devers.

— Bon, murmura Barr, vaincu. Voilà un demi-siècle que j’ai envie de voir Trantor avant de mourir. Allons-y. »

Le moteur hyperatomique se déclencha. Les lumières vacillèrent et il y eut cette petite secousse qui marquait le passage dans l’hyperespace.

IX

Les étoiles étaient aussi serrées que les mauvaises herbes dans un terrain vague et, pour la première fois, Lathan Devers s’occupa des chiffres à droite de la décimale, pour calculer les trouées à travers les hyperrégions. Cela donnait une sensation de claustrophobie que d’être obligé de ne pas faire de bonds de plus d’une année-lumière. Ce ciel qui luisait à l’infini dans toutes les directions avait une effrayante dureté. On avait l’impression d’être perdu dans une mer de radiations.

Et, au centre d’un amas de dix mille étoiles, dont la lumière déchirait les ténèbres qui s’efforçaient de l’entourer, gravitait la vaste planète impériale de Trantor.

Mais c’était plus qu’une planète ; c’était le pouls vivant d’un Empire de vingt millions de systèmes stellaires. La planète n’avait qu’une fonction, l’administration ; qu’un but, le gouvernement ; elle ne produisait qu’un seul produit manufacturé, la loi.

Trantor n’était qu’une distorsion fonctionnelle. Il n’y avait d’autres créatures vivantes à sa surface que l’homme, ses animaux favoris et ses parasites. A l’extérieur des quelques centaines de kilomètres carrés du Palais impérial, on ne pouvait trouver un brin d’herbe ni un fragment de terre nue. Il n’y avait pas d’eau en dehors des jardins du Palais, sauf dans les immenses citernes souterraines qui contenaient les réserves d’un monde.

La surface lisse de la planète n’était que métal brillant, indestructible, incorruptible. C’étaient des édifices réunis par des rampes ; creusés de corridors ; découpés en bureaux ; occupés à la base par d’immenses centres commerciaux qui couvraient des kilomètres carrés ; couronnés à leur faîte par le monde du plaisir qui chaque nuit s’allumait.

On pouvait faire le tour de Trantor sans jamais quitter un bâtiment ni voir la ville.

Une flotte d’astronefs, plus nombreux que toutes les flottes de guerre de l’Empire, déchargeaient chaque jour leur cargaison sur Trantor pour nourrir les quarante milliards d’êtres humains qui se contentaient en échange de démêler les myriades de fils qui venaient s’enrouler dans l’administration centrale du gouvernement le plus complexe que l’humanité eût jamais connu.

Vingt mondes agricoles constituaient le grenier de Trantor. Un univers était à son service.

Solidement maintenu de chaque côté par des bras métalliques, l’astronef marchand fut lentement descendu le long de l’énorme rampe qui menait au hangar. Déjà Devers avait dû se prêter aux innombrables complications d’un monde conçu dans la paperasserie et dédié au principe du formulaire en quatre exemplaires.

Il y avait eu la halte préliminaire dans l’espace, où il avait fallu remplir le premier d’une centaine de questionnaires. Il y avait eu la centaine d’interrogatoires, le passage classique à une sonde simple, la photographie de l’engin, l’analyse caractérielle des deux hommes, dûment enregistrée, la fouille pour voir s’ils n’apportaient rien en contrebande, le paiement de la taxe d’entrée, et enfin la question des cartes d’identité et du visa du visiteur.

Ducem Barr était siwennien et sujet de l’empereur, mais Lathan Devers était un inconnu qui ne possédait pas les documents exigés. Le fonctionnaire de service était absolument navré, mais Devers ne pouvait entrer. En fait, il allait être retenu pour enquête.

Une centaine de crédits en billets neufs et craquants garantis par les domaines du seigneur Brodrig firent leur apparition et changèrent discrètement de main. Le fonctionnaire hocha la tête d’un air important et quitta son air navré. Un nouveau formulaire apparut du casier approprié. Il fut rempli rapidement et consciencieusement, avec les caractéristiques de Devers.

Les deux hommes, le Marchand et le patricien, pénétrèrent à Trantor.

Dans le hangar, l’astronef marchand n’était qu’un appareil de plus à entreposer, photographier, enregistrer, dont il fallait inventorier le contenu, reproduire les cartes d’identité des passagers, toutes opérations pour lesquelles une certaine somme devait être payée, enregistrée et comptabilisée.

Puis Devers se trouva sur une vaste terrasse sous le brillant soleil blanc, où des femmes bavardaient, des enfants criaient et des hommes buvaient des consommations d’un air alangui, installés devant les énormes téléviseurs qui clamaient les nouvelles de l’Empire.

Barr versa une certaine somme en pièces d’iridium et acheta un journal. C’était les Nouvelles Impériales de Trantor, l’organe officiel du gouvernement. Au fond de la salle d’informations, on entendait le doux cliquètement des éditions supplémentaires imprimées par synchronisme à longue distance. Cela grâce aux machines des bureaux des Nouvelles Impériales distantes de seize mille kilomètres par les couloirs – moins de dix mille par machines volantes –, tout comme dix millions d’exemplaires étaient imprimés de la même façon, au même moment, dans dix millions d’autres salles d’informations réparties sur toute la surface de la planète.

Barr jeta un coup d’œil aux gros titres et dit doucement :

« Par où allons-nous commencer ? »

Devers essaya de se secouer. Il se trouvait dans un univers bien éloigné du sien, sur un monde dont la complexité lui pesait, parmi des gens dont les agissements étaient incompréhensibles et le langage presque autant. Les tours métalliques étincelantes qui l’entouraient et se pressaient sans fin jusqu’au-delà de l’horizon l’étouffaient ; toute cette vie affairée et impitoyable d’un monde-métropole le plongeait dans une profonde mélancolie, née de son isolement et du sentiment de sa petitesse.

« Il vaut mieux que je vous laisse l’initiative », dit-il.

Barr parlait d’un ton calme, sans élever la voix.

« J’ai essayé de vous le dire, mais c’est difficile à croire tant qu’on ne l’a pas vu. Savez-vous combien de gens veulent voir l’empereur tous les jours ? Environ un million. Savez-vous combien il en voit ? Une dizaine. Nous allons être obligés de passer par les fonctionnaires et cela complique les choses. Mais nous n’avons pas les moyens d’utiliser l’aristocratie.

— Nous avons presque cent mille crédits de reste.

— Un seul pair de l’Empire nous coûterait cela, et il en faudrait au moins trois ou quatre pour constituer un pont jusqu’à l’empereur. Il faudra peut-être cinquante commissaires-chefs et surveillants pour le même résultat, mais ils ne nous coûteront qu’une centaine de crédits chacun peut-être. Je me chargerai des négociations. Tout d’abord, ils ne comprendraient pas votre accent, et ensuite, vous ne connaissez pas l’étiquette de la corruption impériale. C’est un art, je vous assure. Ah ! »

Il venait de trouver à la troisième page des Nouvelles Impériales ce qu’il cherchait, et il passa le journal à Devers.

Devers lut lentement. Le vocabulaire ne lui était pas familier, mais il comprenait. Il releva la tête, le regard soucieux. Du revers de la main, il frappa rageusement le journal.

« Vous croyez qu’on peut se fier à ça ?

— Dans une certaine mesure, répondit tranquillement Barr. Il est très improbable que la flotte de la Fondation ait été anéantie. C’est une nouvelle qu’ils ont sans doute annoncée plusieurs fois déjà, s’ils utilisent la technique habituelle des communiqués de guerre publiés à partir d’une capitale fort éloignée du théâtre des opérations. Mais cela signifie quand même que Riose a remporté une autre victoire, ce qui n’a rien de très étonnant. Le communiqué dit qu’il a capturé Loris. Est-ce la planète capitale du royaume de Loris ?

— Oui, fît Devers d’un ton maussade, ou plutôt de ce qui était le royaume de Loris. Et c’est à moins de vingt parsecs de la Fondation. Il faut agir vite.

— On ne peut pas agir vite sur Trantor, fit Barr en haussant les épaules. Si vous essayez, vous avez toutes les chances de vous retrouver du mauvais côté d’un pistolet atomique.

— Combien de temps cela va-t-il prendre ?

— Un mois, si nous avons de la chance. Un mois et nos cent mille crédits… en admettant que cela suffise. Et à condition que l’empereur ne se mette pas en tête entre-temps de partir pour les planètes d’été, où il n’accorde aucune audience.

— Mais la Fondation…

— … se débrouillera toute seule, comme jusqu’à présent. Venez, il faut dîner maintenant. J’ai faim. Ensuite, la soirée est à nous, et autant la mettre à profit. Nous ne reverrons jamais Trantor ni un monde comme celui-là, vous savez. »


Le commissaire des provinces extérieures ouvrit d’un geste d’impuissance ses petites mains potelées et considéra les quémandeurs de ses yeux de myope.

« Mais l’empereur est souffrant, messieurs. Il est vraiment inutile de porter l’affaire à mon supérieur. Sa Majesté Impériale ne voit personne depuis une semaine.

— Il nous verra, dit Barr, en affectant l’assurance. Il s’agit simplement de joindre un membre du cabinet du secrétaire privé.

— Impossible, dit catégoriquement le commissaire. Cela me coûterait ma situation que de tenter pareille démarche. Si vous pouviez être un peu plus explicite à propos de la nature de votre affaire ? Je ne demande pas mieux que de vous aider, vous comprenez, mais il me faut naturellement quelque chose de moins vague, quelque chose que je puisse présenter à mon supérieur comme une raison d’insister.

— Si l’affaire qui m’amène pouvait être expliquée autrement qu’à la plus haute instance, fit Barr d’un ton suave, elle ne mériterait pas que je sollicite une audience de Sa Majesté Impériale. Je propose que vous preniez le risque. Je me permettrai de vous rappeler que, si Sa Majesté Impériale attache à notre affaire l’importance que nous vous garantissons, vous ne manquerez pas de recevoir les félicitations que vous méritez pour nous avoir aidés maintenant.

— Oui, mais… (Le commissaire haussa les épaules sans ajouter un mot.)

— C’est un risque, reconnut Barr. Naturellement, un risque doit avoir ses compensations. C’est une assez grande faveur que je vous demande, mais nous vous sommes déjà très reconnaissants de la bonté dont vous avez fait montre en nous offrant cette possibilité d’exposer notre problème. Mais si vous nous permettiez d’exprimer simplement notre gratitude en… »

Devers eut une grimace de mépris. Depuis un mois, il avait entendu vingt fois ce discours avec d’infimes variations. Cela se terminait toujours par un rapide échange de billets à demi dissimulés. Mais l’épilogue cette fois fut différent. D’ordinaire, les billets disparaissaient immédiatement ; cette fois, ils demeurèrent bien tendus, tandis que lentement le commissaire les comptait, les inspectant sur toutes leurs faces.

« Garantis par le secrétaire privé, hein ? C’est du bon argent !

— Pour revenir à notre affaire… reprit Barr.

— Attendez, fit le commissaire en l’interrompant, revenons-y doucement. J’aimerais vraiment savoir quelle est l’affaire qui vous amène. Cet argent est tout neuf et vous devez en avoir beaucoup, car je sais que vous avez vu d’autres fonctionnaires avant moi. Allons, voyons, de quoi s’agit-il ?

— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, dit Barr.

— Voyons, on pourrait prouver que vous êtes sur cette planète illégalement, puisque la carte d’identité et le permis d’entrée de votre silencieux ami ne sont sûrement pas en règle. Il n’est pas sujet de l’empereur.

— J’affirme le contraire.

— N’insistez pas, dit le commissaire d’un ton soudain brutal. Le fonctionnaire qui a signé ses papiers pour la somme de cent crédits a avoué – sous la menace – et nous en savons plus long sur vous que vous ne croyez.

— Si vous insinuez, monsieur, que la somme que nous vous avons demandé d’accepter est insuffisante par rapport aux risques…

— Au contraire, fit le commissaire en souriant, elle est plus que suffisante. Pour en revenir à ce que je disais, c’est l’empereur lui-même qui commence à s’intéresser à votre cas. N’est-il pas vrai, messieurs, que vous avez été récemment les hôtes du général Riose ? N’est-il pas vrai que vous avez échappé à son armée avec, disons, une stupéfiante facilité ? N’est-il pas vrai que vous possédez une petite fortune en billets garantis par les domaines du seigneur Brodrig ? Bref, n’est-il pas vrai que vous êtes une paire d’espions et d’assassins envoyés ici pour… allons, vous allez nous dire vous-mêmes qui vous a payés et pourquoi !

— Savez-vous, dit Barr, avec une fureur contenue, que je refuse à un petit commissaire le droit de nous accuser de crime. Nous allons prendre congé.

— Pas question. » Le commissaire se leva et il n’avait plus du tout l’air myope. » Vous n’avez pas besoin de répondre à la question maintenant ; ce sera pour plus tard… et dans des circonstances moins confortables. Et sachez que je ne suis pas commissaire : je suis lieutenant de la police impériale. Vous êtes en état d’arrestation. » Un pistolet atomique étincelant apparut à son poing, tandis qu’il ajoutait en souriant : » Il y a aujourd’hui des hommes plus importants que vous en état d’arrestation. C’est un panier de crabes que nous sommes en train de nettoyer. »

Devers ricana et porta lentement la main à son propre pistolet. Le sourire du lieutenant de police s’élargit, et sa main pressa le contact. Le jet d’énergie frappa la poitrine de Devers en plein centre… puis rebondit sur son bouclier personnel en un jaillissement de petites particules lumineuses.

Devers tira à son tour et la tête du lieutenant tomba d’un torse qui s’était désintégré. Elle souriait encore, alors qu’elle gisait dans une flaque de soleil qui pénétrait par le trou qui venait de s’ouvrir dans le mur.

Ils sortirent par la porte de service.

« A l’astronef, rapidement, dit Devers d’une voix rauque. Ils ne vont pas tarder à donner l’alarme. » Il jurait sous cape. » Encore un plan qui a raté. J’en viens à croire que le démon de l’espace lui-même est contre moi. »

Lorsqu’ils sortirent, ils remarquèrent les foules excitées qui entouraient les téléviseurs géants. Mais ils n’avaient pas le temps d’attendre ; ils ne s’attardèrent pas à écouter les bribes de phrases qu’ils entendaient au passage. Mais Barr prit un numéro des Nouvelles Impériales avant de plonger dans le hangar, où l’astronef s’éleva précipitamment, par une gigantesque ouverture encore fumante qu’ils venaient de ménager dans le toit.

Dix appareils de la police de l’air se précipitèrent à la poursuite de l’engin qui venait de décoller au mépris de toutes les instructions de la tour de contrôle, et qui semblait disposé maintenant à battre tous les records d’excès de vitesse de la création. Plus loin, les rapides appareils du service secret s’élevaient, pour prendre en chasse un astronef dont on leur avait donné le signalement précis, piloté par deux meurtriers déjà identifiés.

« Attention », fit Devers, et il passa brusquement dans l’hyper-espace à trois mille kilomètres au-dessus de Trantor.

Ce passage, si près d’une base planétaire, fit sombrer Barr dans l’inconscience et plongea Devers dans un brouillard de douleur, mais, quelques années-lumière plus loin, l’espace autour d’eux était libre.

« Il n’y a pas un appareil impérial capable de me suivre », fit Devers avec fierté. Puis il ajouta d’un ton plus amer : » Mais nous n’avons plus nulle part où fuir et nous ne pouvons pas lutter contre leur masse. Que faut-il faire ? Que peut-on faire ? »

Barr s’agita faiblement sur sa couchette. Il était encore sous l’effet du passage brutal à travers l’hyperespace, et chacun de ses muscles était endolori.

« Personne n’a rien à faire, dit-il, c’est fini. Tenez ! »

Il lui tendit le numéro des Nouvelles Impériales qu’il tenait encore, et le Marchand eut tôt fait de déchiffrer les gros titres.

« Recherchés pour arrestation : Riose et Brodrig », murmura Devers. » Pourquoi ? demanda-t-il en regardant Barr.

— L’article ne le dit pas, mais quelle importance ? La guerre avec la Fondation est terminée, et en ce moment même Siwenna se révolte. Regardez l’article. » Son ton déjà se faisait songeur. » Nous allons nous arrêter dans une des provinces pour avoir les derniers détails. Si vous le permettez, je vais dormir maintenant. »

Ce qu’il fit.

Par bonds de plus en plus grands, l’astronef marchand parcourait la Galaxie pour regagner la Fondation.

X

Lathan Devers se sentait très mal à l’aise et en proie à une vague rancœur. On l’avait décoré et il avait supporté stoïquement les flots de rhétorique du Maire accompagnant la remise du bout de ruban rouge. En ce qui le concernait, les cérémonies étaient terminées, mais évidemment l’étiquette l’obligeait à rester. Et c’était l’étiquette surtout – en lui interdisant de bâiller bruyamment ou de se balancer nonchalamment sur son siège – qui lui donnait la nostalgie de l’espace, qui était son véritable milieu.

La délégation siwennienne, dont Ducem Barr était le héros, signa la convention et Siwenna devint la première province à passer directement du joug politique de l’Empire sous la tutelle économique de la Fondation.

Cinq astronefs impériaux de ligne – capturés quand Siwenna s’était révoltée sur les arrières de la flotte avancée de l’Empire – passèrent dans le ciel, énormes et massifs, lâchant une salve en guise de salut lorsqu’ils survolèrent la ville.

Il n’y avait plus maintenant qu’à boire, qu’à supporter l’étiquette et les bavardages insignifiants.

Une voix l’interpella. C’était Forell : l’homme qui, Devers le savait, pouvait en acheter vingt comme lui avec les bénéfices qu’il réalisait dans une matinée, mais un Forell qui l’appelait maintenant d’un petit signe du doigt.

Il sortit sur le balcon dans le vent frais de la nuit et s’inclina courtoisement, tout en grimaçant dans sa barbe. Barr était là aussi, souriant.

« Devers, dit-il, il va falloir que vous veniez à mon secours. On m’accuse de modestie, un crime affreux et tout à fait contre nature.

— Devers, dit Forell en ôtant pour parler le gros cigare qu’il avait au coin de la bouche, le seigneur Barr prétend que votre voyage dans la capitale de Cléon n’avait rien à voir avec le rappel de Riose.

— Absolument rien, monsieur, fit sèchement Devers. Nous n’avons jamais vu l’empereur. Les rapports que nous avons recueillis au retour, à propos du procès, montraient qu’il s’agissait d’une accusation montée de toutes pièces. On a raconté tout un tas d’histoires en affirmant que le général avait partie liée avec des ennemis du régime à la cour.

— Et il était innocent ?

— Riose ? fit Barr. Mais oui ! Par la Galaxie, oui. Brodrig était un traître dans l’ensemble, mais il n’a jamais été coupable de ce dont on l’a accusé en l’occurrence. Ce n’était qu’une parodie de justice, mais une parodie nécessaire, prévisible, inévitable.

— Aux termes de la nécessité psychohistorique, j’imagine, dit Forell en faisant sonner la phrase avec une certaine ironie.

— Exactement, fit Barr, soudain grave. Cette idée ne m’était pas venue plus tôt, mais dès que la guerre a été finie et que j’ai pu… ma foi… consulter les réponses à la fin du livre, le problème est devenu simple. Nous comprenons aujourd’hui que le climat social de l’Empire lui interdit les guerres de conquête. Sous des empereurs faibles, il est déchiré par des généraux qui luttent pour s’emparer d’un trône qui ne peut leur rapporter que la mort. Sous des empereurs forts, l’Empire est figé dans une rigueur paralytique où le processus de désintégration semble provisoirement enrayé, mais seulement en sacrifiant toute possibilité de développement.

— Vous n’êtes pas clair, seigneur Barr, fit Forell entre deux bouffées de cigare.

— C’est bien possible, fit Barr en souriant. Voilà ce que c’est que de n’être pas formé à la psychohistoire. Les mots sont un substitut bien vague pour les équations mathématiques. Mais voyons un peu… »

Barr réfléchit, tandis que Forell se détendait, appuyé à la rampe, et que Devers regardait le ciel velouté et songeait à Trantor.

« Voyez-vous, monsieur, dit Barr, vous – et Devers – et tout le monde sans doute, vous imaginiez que, pour battre l’Empire, il fallait d’abord semer la zizanie entre l’empereur et son général. Vous, Devers, et tout le monde, vous aviez raison… raison en ce qui concernait le principe de la désunion interne.

« Mais vous aviez tort en pensant que cette scission était quelque chose qu’on pouvait provoquer par des actes individuels, par des inspirations du moment. Vous avez essayé la corruption et le mensonge. Vous avez fait appel à l’ambition et à la peur. Mais tout cela n’a rien donné. En fait, la situation semblait pire après chaque tentative.

« Et durant tout ce frénétique déferlement de vaguelettes, la grande lame de fond Seldon poursuivait sa marche, tranquillement, mais de façon irrésistible. »

Ducem Barr se détourna et regarda par-dessus la balustrade les lumières de la ville en fête.

« Une volonté extérieure nous poussait tous – le puissant général et le grand empereur ; mon monde et le vôtre –, la volonté de Hari Seldon. Il savait qu’un homme comme Riose devait échouer, car c’était son succès même qui entraînait l’échec ; et plus grand serait le succès, plus sûre serait la chute.

— Je ne peux pas dire que vous deveniez plus clair, dit sèchement Forell.

— Attendez, reprit Barr. Examinez la situation. De toute évidence, un général sans autorité n’aurait jamais pu nous faire courir de danger. Un général fort à l’époque d’un empereur faible ne nous aurait pas inquiétés davantage ; car il aurait tourné ses armes vers un objectif plus profitable. Les événements ont montré que les trois quarts des empereurs des deux derniers siècles ont été des généraux rebelles et des vice-rois rebelles avant de devenir empereurs.

« C’est donc seulement la combinaison d’un empereur fort et d’un général fort qui peut nuire à la Fondation. Car un empereur fort n’est pas facile à détrôner, et un général fort est obligé de se tourner vers l’extérieur, au-delà des frontières.

« Mais qu’est-ce qui fait la force de l’empereur ? Qu’est-ce qui faisait la force de Cléon ? La réponse est évidente. Il est fort car il ne permet à aucun de ses sujets de l’être. Un courtisan qui devient trop riche ou un général qui devient trop populaire est dangereux. Toute la récente histoire de l’Empire en donne la preuve à n’importe quel empereur assez intelligent pour être fort.

« Riose a remporté des victoires, aussi l’empereur a-t-il commencé à se méfier. Toute l’atmosphère de l’époque le forçait à être méfiant. Riose refusait-il de se laisser acheter ? C’était suspect, cela cachait d’autres motifs. Son courtisan le plus fidèle se tournait-il soudain vers Riose ? C’était suspect. N’importe quoi aurait fait l’affaire : c’est pourquoi nos efforts individuels étaient inutiles et assez vains. C’était du succès de Riose que l’empereur se méfiait. Il l’a donc rappelé, mis en accusation, condamné et exécuté. Une fois de plus, la Fondation l’emporte.

« Vous voyez, il n’y a pas une combinaison concevable d’événements qui n’aboutisse pas au triomphe de la Fondation. C’était inévitable quoi que Riose ait fait, quoi que nous ayons fait. »

Le magnat de la Fondation hocha lourdement la tête.

« Bon ! Mais si l’empereur et le général n’avaient été qu’une seule et même personne. Hein ? Alors qu’est-ce qui se serait passé ? Voilà un cas que vous n’avez pas encore étudié, alors vous n’avez pas encore prouvé l’exactitude de votre théorie.

— Je ne peux rien prouver, dit Barr en haussant les épaules. Je n’ai pas les connaissances mathématiques pour cela. Mais j’en appelle à votre raison. Avec un Empire où chaque aristocrate, chaque homme fort, chaque pirate peut aspirer au trône – et, comme le montre l’histoire, souvent avec succès –, qu’arriverait-il même à un empereur fort qui se lancerait dans des guerres étrangères à l’extrémité de la Galaxie ? Combien de temps suffirait-il qu’il reste absent de la capitale avant que quelqu’un brandisse l’étendard de la guerre civile et le force à rentrer ? Le climat social de l’Empire rendrait cette situation très vite inévitable.

« J’ai dit un jour à Riose que toute la force de l’Empire ne pourrait faire dévier le calcul de Seldon.

— Bon ! Bon ! fit Forell, ravi. Vous insinuez alors que l’Empire ne peut plus jamais nous menacer.

— Il me semble que oui, avoua Barr. Franchement, Cléon ne passera peut-être pas l’année, et il y aura tout naturellement une succession difficile, ce qui pourrait donner lieu à la dernière guerre civile de l’Empire.

— Alors, dit Forell, nous n’avons plus d’ennemis.

— Il y a une Seconde Fondation, dit Barr d’un ton songeur.

— A l’autre extrémité de la Galaxie ? Nous n’avons pas à nous en occuper avant des siècles. »

A ces mots, Devers se tourna brusquement, l’air sombre. » Peut-être y a-t-il des ennemis à l’intérieur.

— Vous croyez ? dit Forell d’un ton froid. Qui, par exemple ?

— Des gens, par exemple, qui aimeraient que la richesse se répande un peu, au lieu d’être trop concentrée hors des mains qui contribuent à la créer. Vous voyez ce que je veux dire ? »

Lentement, le mépris s’effaça du regard de Forell et la colère y vint répondre à celle qui brillait dans les yeux de Devers.

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