Robert Silverberg Gianni

« Mais pourquoi pas Mozart ? » a dit Hoaglund en secouant la tête. « Schubert, même ? Ou tu aurais pu ramener Bix Beiderbecke, pour l’amour du ciel, si tu voulais ressusciter un grand musicien !

— Beiderbecke faisait dans le jazz, lui ai-je retourné. Le jazz ne m’intéresse pas. Personne ne s’intéresse au jazz à part toi.

— Et les gens s’intéressent encore à Pergolèse en 2008 ?

— Moi, je m’y intéresse.

— Mozart aurait été une meilleure publicité. Tu auras besoin de subventions supplémentaires tôt ou tard. Tu dis au monde que tu as Mozart en coulisses en train de ficeler un nouvel opéra, et tu peux imposer les conditions que tu veux. Mais qu’est-ce que tu as à gagner avec Pergolèse ? Pergolèse est complètement oublié.

— Seulement par le populo, Sam. Et puis, pourquoi donner une seconde chance à Mozart ? Il est peut-être mort jeune, mais pas tant que ça, et il a accompli son œuvre, une œuvre considérable. Gianni est mort à vingt-six ans, vois-tu. Il aurait pu être plus grand que Mozart s’il s’était vu accorder une douzaine d’années de plus.

— Johnny ?

— Gianni. Giovanni Battista. Pergolèse. Il se fait appeler Gianni. Viens faire sa connaissance.

— Mozart, Dave. Tu aurais dû prendre Mozart.

— Arrête de faire l’idiot. Quand tu l’auras rencontré, tu verras que j’ai joué le bon numéro. Mozart nous aurait créé des problèmes, de toute façon. Les histoires que j’ai apprises sur la vie privée de Mozart te feraient dresser les cheveux sur la tête. Suis-moi. »

Je l’ai entraîné dans le long corridor qui, partant du bureau, desservait la salle de l’appareillage lourd, la cage du harpon temporel et le sas menant au motel jumelé où logeait Gianni depuis que nous l’avions harponné. Nous avons fait halte dans le sas, le temps de subir une petite pulvérisation. Sam a froncé les sourcils. « Les micro-organismes infectieux ont connu pas mal de mutations depuis le XVIIIe siècle, lui ai-je expliqué. Tant que nous n’avons pas amélioré ses capacités de résistance, nous le maintenons dans un environnement pratiquement stérile. Quand nous l’avons ramené, il était vulnérable à tout un tas de trucs – un simple rhume de cerveau l’aurait probablement tué. Sans compter qu’il était à l’agonie quand nous l’avons récupéré : un poumon rongé par la tuberculose et l’autre en piteux état.

— Holà ! » s’est exclamé Hoaglund.

J’ai ri. « Tu n’attraperas rien à son contact. Il en est au stade de la rémission, Sam. Nous ne l’avons pas ramené à si grands frais rien que pour le voir mourir. »

Le sas s’est ouvert et nous sommes entrés dans la chambre de contrôle qui, avec ses rangées d’instruments télémétriques, brillait comme un plateau de cinéma. L’infirmière de jour, Claudia, examinait des relevés diagnostiques. « Il vous attend, docteur Leavis. Il est tout guilleret ce matin.

— Guilleret ?

— Enjoué. Vous savez. »

Oui. Collée à la porte de Gianni, une carte qui n’était pas là la veille proclamait en caractères résolument baroques :


GIOVANNI BATTISTA PERGOLESI

Jesi, 3 janvier 1710 – Pozzuoli, 17 mars 1736

Los Angeles, 20 décembre 2007

Original à l’œuvre !!!

Per piacere, Frappez Avant d’Entrer !


« Il parle anglais ? s’est étonné Hoaglund.

— À présent, oui. On lui a fait passer des bandes pendant son sommeil la première semaine. Il apprend vite de toute façon. » J’ai souri de toutes mes dents. « Original à l’œuvre, hein ? Dans le sens d’authentique ou d’excentrique. C’est le genre d’astuce que j’aurais plutôt attendu de Mozart.

— Tous les mêmes, ces artistes », a fait Hoaglund.

J’ai frappé.

« Chi va là ? a lancé Gianni.

— Dave Leavis.

Avanti, dottore illustrissimo !

— Il me semblait t’avoir entendu dire qu’il parlait anglais, a murmuré Hoaglund.

— Il est d’humeur guillerette aujourd’hui. Tu ne te souviens pas de ce que nous a dit Claudia ? »

Nous sommes entrés. Comme d’habitude les stores étaient baissés, faisant écran à l’éclatant soleil de janvier, au flamboiement des fleurs d’acacia juste de l’autre côté de la fenêtre, à la masse écarlate de la bougainvillée, à la vue plongeante sur la vallée et aux montagnes au-delà. Peut-être le paysage ne l’intéressait-il pas – ou alors, plus probablement, il préférait donner à sa chambre l’allure d’une petite cellule bien close, d’un îlot hors du temps. Il avait eu pas mal de chocs psychologiques à encaisser au cours des dernières semaines : ça devait faire un sacré décalage horaire à digérer de sauter de 271 ans dans le futur.

Mais il avait l’air plein d’entrain, presque taquin – petit homme tout de grâce et de délicatesse, l’œil vif, le geste prompt et élégant, de la prestance et de l’assurance. Comme il avait changé en seulement quelques semaines ! Quand nous l’avions péché dans son XVIIIe siècle, il faisait triste figure : un visage marqué et hagard, des cheveux déjà gris à vingt-six ans, un corps décharné, voûté, tremblotant. Il ressemblait à ce qu’il était, un tuberculeux à l’article de la mort. Ses cheveux étaient toujours gris, mais il avait pris cinq kilos ; le voile qui lui recouvrait les yeux avait disparu ; ses joues avaient pris des couleurs.

« Gianni, ai-je attaqué, je voudrais vous présenter Sam Hoaglund. C’est lui qui va s’occuper de la publicité et de tout le travail promotionnel pour notre projet. Capisce ? Il vous fera connaître au monde et vous donnera un nouveau public pour votre musique. »

Un grand sourire a éclairé son visage. « Bene. Écoutez ça. »

La pièce était une véritable jungle électronique, festonnée d’une débauche de gadgets : un synthétiseur, un écran télé, une fortune d’enregistrements audio, cinq espèces de terminaux et toutes sortes d’autres choses parfaitement adaptées à votre salon pur XVIIIe siècle italien. Gianni adorait cette ambiance et maîtrisait son matériel avec une aisance confondante, à la limite de l’effrayant. Il a pivoté vers le synthétiseur, l’a réglé façon clavecin et a effleuré le clavier. Du nuage de minibaffles en suspension a jailli le thème d’ouverture d’une sonate, ravissante, lyrique, d’un mélodieux immanquablement pergolésien, mais non dépourvue d’une certaine bizarrerie. En dépit de sa beauté, on y remarquait quelque chose de forcé, de gauche, de retenu, comme l’aurait été un ballet exécuté par des danseurs en galoches. Plus il jouait, plus je me sentais mal à l’aise. Finalement il s’est tourné vers nous et a lancé : « Ça vous plaît ?

— Qu’est-ce que c’est ? Quelque chose de vous ?

— De moi, oui. Mon nouveau style. En ce moment je suis sous l’influence de Beethoven. Haydn hier, demain Chopin. J’essaie tout, non ? D’ici Pâques j’en serai aux vilains compositeurs. Mahler, Berg, Debussy – ces hommes étaient fous, savez-vous ? Une musique folle, si vilaine. Mais j’apprendrai.

— Debussy, vilain ? m’a soufflé Hoaglund.

— Pour lui Bach est de la musique moderne. Haydn est la voix du futur.

— Je serai très célèbre, a déclamé Gianni.

— Oui. Sam fera de vous l’homme le plus célèbre du monde.

— Je suis devenu très célèbre après… euh… ma mort. » Il a tapoté un de ses terminaux. « J’ai lu des tas de choses sur moi. J’étais si célèbre que tout le monde a contrefait ma musique et qu’on l’a publiée comme étant du Pergolèse, savez-vous ? J’en ai joué aussi, de ce “Pergolèse”. Merda, pour l’essentiel. Pas tout. Les concerti armonici… pas mal – pas de moi, mais pas mal. Presque tout le reste… du toc. » Il a cligné de l’œil. « Mais vous me rendrez célèbre de mon vivant, hein ? Bien. Très bien. » Il s’est rapproché de nous et, baissant la voix, a ajouté : « Voulez-vous dire à Claudia que, côté blennorragie, je suis parfaitement guéri ?

— Quoi ?

— Elle ne veut pas me croire. Je lui ai dit : “Les docteurs sont formels”, mais elle m’a dit : “Non, ce ne serait pas prudent ; je ne veux pas de vos mains sur moi, ni quoi que ce soit d’autre.”

— Gianni, avez-vous importuné votre infirmière ?

— Je suis en train de retrouver la santé, dottore. Je ne suis pas un moine. On m’a envoyé vivre avec les cappucini au monastère de Pozzuoli, d’accord, mais c’était seulement pour que le bon air me guérisse de ma phtisie, pas pour me faire moine. Je ne suis pas un moine actuellement, et je ne suis plus malade. Pourriez-vous vous passer de femme pendant trois siècles ? » Il a rapproché son visage de celui de Hoaglund, a fixé sur lui des yeux pétillants et a pris un air outrageusement lubrique. « Vous allez me rendre célèbre. Alors il y aura de nouveau des femmes, oui ? Et il faudra leur dire que pour cette blennorragie il n’y a plus rien à craindre. Ah ! les miracles qu’on fait aujourd’hui ! »

Un peu plus tard Hoaglund m’a dit : « Et tu pensais que Mozart risquait de nous causer trop de problèmes ? »


Au moment où nous l’avons récupéré, il ne nous avait pas bombardé avec ces histoires de femmes, de célébrité ou de merveilleuses nouvelles compositions. Il n’était alors qu’une épave, un spectre hébété, évidé, grillé. Il ne savait pas s’il venait de se réveiller au paradis ou en enfer, mais quoi que ce fût, cela le laissait tour à tour dans un état de stupéfaction et de dépression. Tout juste s’il s’accrochait encore à la vie, au point que nous commencions à nous demander si nous n’avions pas attendu trop longtemps pour le cueillir. Peut-être aurait-il été plus sage, estimaient certains d’entre nous, de le réexpédier et de le prendre à un moment antérieur, par exemple l’été 1735, alors qu’il n’était pas encore au bord de la tombe. Mais nous n’avions pas les finances nécessaires pour procéder à un second harponnage, et nous étions par ailleurs ligotés par les règles strictes que nous nous imposons. Nous avions le pouvoir d’arracher qui nous voulions du passé – Napoléon, Genghis khan, Jésus, Henry VIII – mais nous n’avions aucun moyen de savoir quels effets cela pourrait avoir sur le cours de l’histoire si nous péchions Lénine alors qu’il était, disons, encore en exil en Suisse, ou ramassions Hitler alors qu’il était encore ouvrier plâtrier. Aussi avons-nous décidé a priori de ne harponner que des gens qui avaient leur vie et leur œuvre derrière eux, et se trouvaient si près du moment de leur mort naturelle que leur disparition avait peu de chance de perturber la structure de l’univers. Pendant des mois j’avais fait des pieds et des mains pour qu’on harponne Pergolèse, j’avais eu gain de cause, et nous l’avions tiré du monastère dix-huit jours avant la date officielle de sa mort. Une fois l’homme en notre possession, il n’était pas sorcier de lui substituer un cadavre synthétique, qui fut dûment découvert et enterré, et jusque-là, pour autant que nous le sachions, l’histoire n’a pas eu à souffrir du fait qu’un Italien tuberculeux a été mis dans sa tombe deux semaines plus tôt que ne l’affirment les encyclopédies.

N’empêche que ça n’avait pas été une mince affaire de le maintenir en vie. Les jours qui ont suivi le harponnage comptent parmi les pires de ma vie. Des années et des années de préparation, des montagnes de dollars investis dans le projet, tout ça pour que notre premier harponné nous claque entre les pattes…

Mais rien de tel n’était arrivé. La vitalité qui lui avait permis d’accoucher de seize opéras, d’une douzaine de cantates et d’innombrables symphonies, concertos, messes et sonates en vingt-six années d’existence, l’avait ramené du bord de la tombe, une fois les ressources de la médecine moderne mises à contribution pour lui reconstruire les poumons et le guérir de ses diverses maladies vénériennes. D’heure en heure nous avions pu le voir reprendre des forces. En quelques jours il était complètement transformé. Il y avait là quelque chose de presque magique, même pour nous. Et cela nous montrait avec éclat combien de vies avaient été inutilement perdues en ces jours archaïques faute de ces choses devenues courantes pour nous – antibiotiques, greffes d’organes, micro-chirurgie, thérapie régénératrice.

Là, j’ai connu des jours merveilleux. Le jeune homme pâle et faible qui luttait pour sa vie dans le bloc du fond était entouré d’une brillante aura de célébrité croissante et de légende édifiée par les siècles : c’était Pergolesi, l’enfant prodige, la fontaine de mélodie, le compositeur de l’impressionnant Stabat Mater et de l’exubérante Serva Padrona, qui, dans les décennies postérieures à sa mort prématurée, avait été mis au rang de Bach, de Mozart, de Haydn, et dont les œuvres les plus mineures avaient inspiré l’ensemble de l’opéra comique en tant que genre. Mais le regard qu’il portait sur lui était différent : il n’était qu’un pauvre jeune homme épuisé, malade, mourant, Gianni le pathétique, le raté, la loque, inconnu au-delà de Rome et de Naples et médiocrement apprécié dans ces deux villes, où ses opéras sérieux étaient cruellement négligés, ses messes et ses cantates couvertes d’éloges mais rarement jouées, les opéras comiques qu’il bâclait allègrement étant les seules œuvres à lui valoir quelques applaudissements – le pauvre Gianni, usé à vingt-cinq ans, détruit autant par la déception que par la tuberculose et les maladies vénériennes, qui se traînait jusqu’au monastère franciscain pour y mourir dans le plus complet dénuement. Comment aurait-il pu savoir qu’il allait être célèbre ? Mais nous le lui avons montré. Nous lui avons fait écouter des enregistrements de sa musique, à la fois les œuvres authentiques et celles qui avaient été fabriquées en son nom par les sans scrupule pour tirer profit de sa gloire posthume. Nous lui avons laissé lire les biographies, les essais critiques et même les romans que l’on avait publiés sur lui. Naturellement, cela a dû revenir pour lui à débarquer au paradis, et jour après jour il a repris des forces et du poids, il s’est épanoui, il a fini par être resplendissant de vigueur, de passion et d’assurance. Il savait désormais qu’aucune magie n’avait été à l’œuvre sur lui, qu’il avait été emporté dans l’inimaginable futur et ramené à la santé par des êtres humains ordinaires, et il acceptait cela, ayant rapidement cessé de se poser des questions à ce sujet. Tout ce qui l’intéressait à présent, c’était la musique. Dès la seconde semaine, et pendant toute la troisième, nous lui avons donné un cours intensif d’histoire de la musique postbaroque. D’abord Bach, puis la rupture avec la polyphonie – « Naturalmente, a-t-il dit. C’était inévitable, j’y serais moi-même parvenu si j’avais vécu. » – et toutes les heures passées avec Mozart, Haydn, Johann Christian Bach, dont il absorbait les œuvres complètes, transporté d’extase. Son esprit vif, agile, a commencé alors à tracer ses propres directions. Un matin je l’ai trouvé les yeux rouges d’avoir pleuré. Il avait passé la nuit à écouter Don Giovanni et Le Mariage de Figaro. « Ce Mozart, a-t-il fait. Vous allez le ramener, lui aussi ?

— Il se peut que nous le fassions un jour.

— Je le tue ! Vous le ramenez, je l’étrangle, je le piétine ! » Ses yeux jetaient des éclairs. Il riait comme un dément. « C’est une merveille ! C’est un ange ! Il est trop bon ! Envoyez-moi à son époque, que je le tue ! Personne ne devrait composer comme ça ! Excepté Pergolesi. C’est quelque chose qu’il aurait pu faire.

— J’en suis persuadé.

— Oui ! Ce Figaro – 1786 – j’aurais pu le faire vingt ans plus tôt ! Trente ans ! Si seulement j’en avais eu l’occasion. Pourquoi ce Mozart a-t-il eu tant de chance ? Je meurs, il vit – pourquoi ? Pourquoi, dottore ? »

Son rapport amour-haine avec Mozart a duré cinq ou six jours. Puis il est passé à Beethoven, qui était, je crois, un peu excessif pour lui, accablant, massif, écrasant, puis aux romantiques, qui l’amusèrent – « Berlioz, Tchaïkovski, Wagner, tous des cinglés, dementi, pazzi, mais ils sont merveilleux. Je crois voir ce qu’ils essaient de faire. Des fous ! De merveilleux fous ! » – puis, vite, vite, au XXe siècle, Mahler, Schœnberg, Stravinsky, Bartok, mais il ne leur consacra pas beaucoup de temps, les trouvant tous ou affreux, ou terrifiants, ou simplement incompréhensiblement bizarres. Les compositeurs plus récents, Webern et les sérialistes, Penderecki, Stockhausen, Xenakis, Ligeti, les divers électronicistes et tout ce qui est venu ensuite, il les rejeta d’un bref haussement d’épaule, comme s’il tenait à peine ce qu’ils faisaient pour de la musique. Leurs principes de base lui étaient trop étrangers. Tout génie qu’il était, il ne pouvait pas plus assimiler leurs idées que Brillat-Savarin ou Escoffier n’aurait pu trouver grand plaisir dans la cuisine d’une autre planète. Après avoir achevé son frénétique survol de tout ce qui s’était passé en musique après son époque, il est revenu à Bach et Mozart pour leur consacrer toute son attention.

Je dis bien toute son attention. Gianni n’était nullement curieux du monde sur lequel donnait la fenêtre de sa chambre. Nous lui avons dit qu’il se trouvait en Amérique, en Californie, et lui avons montré une carte. Il a vaguement hoché la tête. Nous avons allumé le télécran et l’avons laissé regarder le paysage du XXIe siècle commençant. Ses yeux sont devenus vitreux. Nous lui parlions automobiles, avions, vols vers Mars. Oui, disait-il, meraviglioso, miracoloso, et il revenait aux Concertos brandebourgeois. Je me rends compte à présent que son absence d’intérêt pour le monde moderne n’était signe ni de peur ni de superficialité, mais traduisait plutôt un ordre de priorités. Ce que Mozart avait accompli était pour lui plus radicalement étranger et plus intéressant que toute la révolution technologique. La technologie n’était qu’un moyen au service d’une fin – on appuie sur un bouton et vous avez un orchestre symphonique dans votre chambre à coucher : miracoloso ! – et Gianni considérait cela comme allant de soi. Que le basso continuo soit devenu caduc trente ans après sa mort, que les gammes diatoniques soient passées du statut de constantes sacrées à celui d’anachronismes gênants quelque chose comme un siècle plus tard, voilà qui était pour lui d’une portée autrement plus grande que le réacteur nucléaire, le vaisseau interplanétaire, ou même la machine qui l’avait arraché à son lit de mort pour le précipiter dans ce meilleur des mondes.

La quatrième semaine il a déclaré qu’il voulait se remettre à composer. Il a demandé un clavecin. Nous lui avons donné un synthétiseur à la place. Il a adoré.

La sixième semaine il a commencé à poser des questions sur le monde extérieur, et j’ai compris que nous entrions dans la partie difficile de notre expérience.


Hoaglund a dit : « Il va bientôt falloir le faire sortir de l’ombre. Il est incroyable que nous ayons été capables de garder le secret sur tout cela aussi longtemps. »

Il avait un plan soigneusement élaboré. Le problème était double : laisser Gianni faire l’expérience du monde, laisser le monde s’apercevoir que le voyage dans le temps comme réalité pratique impliquant de vrais êtres humains – et non plus des grenouilles et des chatons remontés du mois dernier – était finalement arrivé. Il allait y avoir toute une campagne promotionnelle : conférence de presse, visites de notre laboratoire par les médias, entretiens avec Gianni, festival Pergolèse à l’Hollywood Bowl avec la première d’une symphonie à la manière de Beethoven dont le compositeur disait qu’elle serait prête en avril, et cetera, et cetera. Mais en même temps nous ferions faire à Gianni des visites guidées de la région de L.A., l’idée étant de l’exposer graduellement à la société dans laquelle il avait été si unilatéralement hissé. Les médecins disaient qu’il n’y avait plus de danger à lui laisser affronter les micro-organismes du XXIe siècle. Mais n’y avait-il pas quelque risque à lui laisser affronter la civilisation du XXIe siècle ? Lui, avec ses fenêtres hermétiquement closes et ses stores tirés, sa mentalité XVIIIe siècle plongée dans les révélations que Bach, Mozart et Beethoven y déversaient – que ferait-il de ce monde de voyages interplanétaires, de schlassétérias et de compagnons de la fumette dure, quand il ne pourrait plus s’en cacher ?

« Laisse-moi m’occuper de tout ça, disait Hoaglund. C’est pour ça que tu me paies, non ? »

Par un doux après-midi pluvieux de février, Sam, moi et le médecin-chef, Nella Brandon, l’avons donc emmené pour sa première promenade dans sa nouvelle réalité. Descente du versant arrière de la colline, Ventura Boulevard sur quelques kilomètres, l’autoroute direction Topanga, détour par la zone du glissement de terrain jusqu’à ce qui avait été Santa Monica, et cap sur Wilshire via le cœur même de Los Angeles – une bonne petite décharge de modernité. Le Dr Brandon avait avec elle tout son fourniment de sédatifs et de tranquillisants au cas où Gianni craquerait. Mais il n’a pas craqué.

Il a adoré – n’arrêtant pas de se retourner d’un côté et de l’autre dans la bulle panoramique de la voiture, restant bouche bée devant chaque découverte. J’ai essayé de voir L.A. par les yeux de quelqu’un dont toute la vie s’était déroulée au milieu des splendeurs de l’architecture Renaissance et baroque, et tout m’a paru hideux. Mais pas à Gianni. « Magnifique, soupirait-il. Merveilleux ! Miraculeux ! Prodigieux ! » La circulation, les autoroutes elles-mêmes, les fast-food, les façades pelliculées de plastique, la balafre laissée par le grand incendie de Topanga, les maisons suspendues par câbles à flancs de collines, l’éventuel superjet en train de procéder en douceur à sa descente vers l’aéroport de L.A. – tout l’enthousiasmait. C’était pour lui le pays des merveilles. Pas de ces vieilles cathédrales sinistres ni de palazzi ni de fontaines de marbre ici – non, ici tout était plus lumineux, plus grand, plus pétillant que nature. La seule chose qu’il ne parvint pas à avaler fut la plage de Topanga. Le temps pour nous d’y arriver, le soleil avait fait son apparition et les amateurs de bronzage avec lui, et le spectacle de huit mille corps nus en train de gambader sur le sable humide a failli lui donner une attaque. « Qu’est-ce que c’est que ça ? s’est-il indigné. Le marché aux esclaves ? Le lupanar du roi ?

— Poussée de tension », a soufflé Nella Brandon, l’œil fixé sur son bracelet de contrôle. « Taux d’adrénaline en hausse. Je le calme ? »

J’ai fait non de la tête.

« L’esclavage est interdit par la loi, ai-je expliqué à Gianni. Et il n’y a pas de roi. Ce sont des citoyens ordinaires en train de prendre du bon temps.

Nudi ! Assolutamente nudi !

— Il y a longtemps que nous n’en sommes plus à avoir honte de notre corps, ai-je dit. Les lois nous autorisent à aller nus en de tels endroits.

Straordinario ! Incredibile ! » Il est resté un moment bouche bée, puis il s’est répandu en un torrent de questions, d’abord en italien, son anglais ne revenant qu’au prix d’un certain effort. Est-ce que les maris autorisaient leurs femmes à venir ici ? Les pères y autorisaient-ils leurs filles ? Y avait-il des viols sur la plage ? Des duels ? Si le corps avait perdu son mystère, comment le désir sexuel arrivait-il à subsister ? Si un homme ressentait une certaine excitation, était-il indécent de la laisser voir ? Et ainsi de suite, jusqu’au moment où j’ai dû faire signe à Nella de lui administrer une petite injection. Désormais plus calme, Gianni a digéré l’idée de nudité collective de façon plus réfléchie ; mais cela l’avait encore plus sidéré que Beethoven, c’était clair.

Nous l’avons laissé se rincer l’œil encore une dizaine de minutes. Comme nous nous préparions à regagner la voiture, Gianni a désigné du doigt une plantureuse petite brune qui pataugeait au bord des flaches et dit : « Je la veux. Amenez-la-moi.

— Gianni, nous ne pouvons pas faire ça !

— Vous me prenez pour un eunuque ? Vous croyez que je peux voir tous ces corps sans me rappeler le plaisir d’avoir une paire de seins dans les mains, une langue cherchant la vôtre ? » Il m’a saisit le poignet. « Amenez-la-moi.

— Pas encore. Vous n’allez pas encore assez bien. Et nous ne pouvons pas vous l’amener comme ça. Les choses ne se passent pas ainsi chez nous.

— Elle se promène toute nue. Elle appartient à tout le monde.

— Non. Vous ne comprenez toujours pas, n’est-ce pas ? » J’ai fait signe à Nella Brandon. Elle lui a administré une autre injection. Nous avons poursuivi notre périple, et son agitation est tombée. Nous n’avons pas tardé à arriver à la barrière marquant l’endroit où la côte était tombée dans la mer, et nous avons obliqué vers l’intérieur en passant par l’ancien emplacement de Santa Monica. J’y suis allé de mes explications sur le tremblement de terre et le glissement de terrain. Gianni a souri de toutes ses dents.

« Ah ! il terremoto, vous avez ça vous aussi ? Il y a quelques années nous avons eu un grand tremblement de terre à Napoli. Vous avez compris ? Et alors on me demande d’écrire une messe d’action de grâces parce que tout n’a pas été détruit. C’est une messe très célèbre pendant un certain temps. Vous la connaissez ? Il faut que vous l’entendiez. » Il s’est tourné vers moi et m’a saisi le poignet. Avec une intensité encore plus grande que celle occasionnée par le spectacle de la jolie brune, il a dit : « Je composerai une autre messe célèbre, oui ? Je serai de nouveau très célèbre. Et je serai riche. Oui ? J’étais célèbre et puis on m’a oublié et je suis mort et me voilà de nouveau vivant et je serai de nouveau célèbre. Et riche. Oui ? Oui ? »

Sam Hoaglund l’a regardé bien en face et lui a dit : « Dans une quinzaine, Gianni, vous serez l’homme le plus célèbre du monde. »

Machinalement, Sam a pressé le bouton commandant la radio. La voiture était parfaitement équipée pour la surmodulation, et des multiples haut-parleurs ont jailli les palpitations-vibrations familières de Wilkes Booth John interprétant Membrane. Les infrasons étaient époustouflants. Gianni s’est redressé sous l’impact de la musique. « Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Surmodulation, a dit Sam. Wilkes Booth John.

— Surmodulation ? Ce mot n’a aucun sens pour moi. C’est une musique ? De quand ?

— La musique d’aujourd’hui », a fait Nella Brandon.

Comme nous filions le long de Wilshire, Sam a lancé aussi les couleurs et les lumières, et tout l’intérieur de la voiture s’est mis à puiser, à jeter des éclats, à grésiller. Et Gianni de se retrouver une fois de plus au pays des merveilles. De cligner les yeux, de se presser les joues, de secouer la tête. « C’est comme la musique des rêves, a-t-il dit. Le compositeur ? Qui c’est ?

— Pas un compositeur, a dit Sam. Un groupe. Wilkes Booth John, il s’appelle. Ce n’est pas de la musique classique, c’est de la pop. De la musique populaire. La pop n’a pas de compositeur.

— Elle se fabrique toute seule, cette musique ?

— Non, ai-je fait. C’est l’ensemble du groupe qui compose. Et qui joue.

— L’orchestre. C’est de la pop et l’orchestre compose. » Il semblait perdu, aussi déconcerté qu’il avait pu l’être depuis le moment où il s’était réveillé, nu et frêle, dans la cage du harpon. « De la pop. Quelle étrange musique. Si simple. Ça se répète indéfiniment, toujours la même chose, bruyante, informe. Mais je crois bien que ça me plaît. Qui écoute cette musique ? Imbecili ? Infanti ?

— Tout le monde », a dit Sam.


Cette première sortie dans Los Angeles ne fit pas que nous apprendre que Gianni pouvait affronter le monde moderne ; elle transforma aussi sa vie parmi nous de bien des façons. Et d’abord pas question de le forcer plus longtemps à la continence après l’épisode de la plage de Topanga. Il était en bonne santé, il était gaillard, il était vigoureusement hétérosexuel – une vieille biographie de lui que j’avais lue mettait sa mauvaise santé et sa disparition prématurée sur le compte de « son libertinage notoire » – et nous pouvions difficilement le traiter comme un prisonnier ou un animal de zoo. Sam le brancha sur une de ses secrétaires, Melissa Burke, une volontaire empressée.

Et puis Gianni avait été aussi confronté pour la première fois à la séparation bien établie entre musique classique et populaire, à l’ensemble du clivage moderniste entre le grand art et le divertissement sans prétentions intellectuelles. C’était là quelque chose de nouveau pour lui et de déconcertant au premier abord. « Cette pop, disait-il, c’est la musique des paysans ? » Mais il a saisi progressivement l’idée d’une distinction entre simple musique rythmique, écoutée par tout le monde, et « grande » musique, réservée à une élite et jouée seulement en des occasions solennelles. « Mais ma musique à moi, protestait-il, elle contenait des airs, les gens pouvaient la siffloter. C’était la musique de tout le monde. » Il était fasciné par le fait que les compositeurs avaient abandonné la mélodie pour se rendre accessible à la plupart des gens. Nous lui avons expliqué que c’était un phénomène qui avait touché tous les arts. « Pauvres fous de futuruomini », nous a-t-il répondu d’un ton indulgent.

Soudain, il se mit à devenir un connaisseur en groupes de surmodulation. On installa un impressionnant équipement dans sa chambre, et Melissa et lui restaient branchés des heures durant, s’imprégnant des structures ondulatoires libérées par Les Ciseaux, Ultramousse, Wilkes Booth John et autres groupes à succès. Quand je lui ai demandé comment avançait sa nouvelle symphonie, il m’a regardé d’un drôle d’air.

Il commença à faire d’autres petites incursions dans la vie moderne. Sam et Melissa l’emmenèrent s’habiller dans Figueroa Street et il ressortit des boutiques cholo avec une nouvelle garde-robe dans le dernier style aztèque flamboyant pour remplacer les vêtements de laboratoire qu’il portait depuis son réveil. Il fit teindre en roux ses cheveux prématurément gris. Il se procura des bijoux qui faisaient shebam ! pow ! blop ! wizz ! quand les traducteurs d’humeur se mettaient en marche. En quelques jours il était complètement transformé ; il devint le parfait jeune Angeleno, mince, soigné, élégant, jusque dans le détail de la petite touche d’accent étranger et de syntaxe exotique.

« Ce soir, Melissa et moi allons à la Konque, annonça-t-il enfin.

— La Konque ? murmurai-je, interdit.

— Une salle de surmodulation, expliqua Hoaglund. À Pomona. Tous les grands groupes s’y produisent.

— Nous avons des tickets pour le Philharmonique ce soir », objectai-je d’une toute petite voix.

Les yeux de Gianni étaient pleins d’une farouche détermination. « La Konque », insista-t-il.

Nous sommes donc allés à La Konque, Gianni, Melissa, Sam, la petite schlassée qui vivait avec lui, Oreo, et moi. Gianni et Melissa avaient voulu s’y rendre seuls, mais je ne m’étais pas laissé faire. Je me sentais un peu comme une mère trop protectrice dont le petit garçon veut tâter de la fumette dure. Pas de chaperons, pas de Konque, ai-je dit. La Konque était un gigantesque dôme géodésique à Pomona niveau inférieur, loin sous terre. La scène tournait sur des gyroscopes anti-grav, le plafond n’était qu’une brume de haut-parleurs en suspension, les sièges étaient munis de prises amplificatrices, et l’assistance, quatorze ans d’âge moyen, était schlassée à mort. Les groupes prévus au programme ce soir-là étaient : Casseur, Esprits Saints, Orgasme Rutilant Renaissance et Ultramousse. C’était pour ça que j’avais dépensé une super-méga-fortune à ramener à la vie le compositeur du Stabat Mater et de La Serva Padrona ? Les gamins hurlaient, l’immense salle était plongée dans un son dense, tangible, oppressant, couleurs et lumières palpitaient et vibraient, ce n’était qu’une explosion dans les têtes. Et au milieu de cette folie se tenait Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736), diplômé du Conservatorio dei Poveri, organiste de la chapelle royale à Naples, maestro di capella auprès du prince de Stigliano – branché, excité, rayonnant, extatique, transporté.

Quoi que La Konque pût être par ailleurs, l’endroit ne semblait pas dangereux, aussi ai-je laissé Gianni y retourner le soir suivant en la seule compagnie de Melissa. Et le soir d’après. Il était sain pour nous deux de le laisser voler un peu de ses propres ailes. Mais je commençais à m’inquiéter. Nous n’allions pas tarder à annoncer au public la nouvelle que nous avions un authentique génie du XVIIIe siècle parmi nous. Mais où étaient les nouvelles symphonies ? Où étaient les providentielles sonates ? Il ne produisait rien de visible. Il se contentait d’avaler des tonnes de surmodulation. Je ne l’avais pas ramené ici pour faire partie de l’assistance, surtout cette assistance.

« Relax, disait Sam Hoaglund. C’est seulement une phase qu’il traverse. Il est ébloui par toutes ces choses nouvelles pour lui, sans compter que c’est peut-être la première fois de sa vie qu’il prend du bon temps. Mais il se remettra tôt ou tard à composer. Personne ne s’écarte définitivement de son naturel. Le vrai Pergolèse reprendra les rênes. »

Puis Gianni disparut.

Appel affolé à trois heures de l’après-midi par un samedi torride où soufflaient les vents de Santa Ana tandis qu’un incendie faisait rage à Tujunga. Le Dr Brandon était allé dans la chambre de Gianni pour un petit examen de routine : pas de Gianni. Quittant ma maison près de la plage, j’ai traversé la ville à toute allure. Hoaglund, qui était accouru de Santa Barbara, était déjà là. « J’ai téléphoné à Melissa, a-t-il dit. Il n’est pas avec elle. Mais elle a une théorie.

— Raconte.

— Ils sont allés rôder dans les coulisses ces derniers soirs. Il a rencontré des mecs d’Ultramousse et d’un autre groupe. Elle pense qu’il est allé faire un bœuf avec eux.

— Si c’est tout, alors alléluia. Mais comment retrouver sa trace ?

— Elle rassemble des adresses. On est en train d’appeler à droite et à gauche. Arrête de te tracasser, Dave. »

Facile à dire. Je l’imaginais un couteau sur la gorge dans quelque bouge de L.A. Est. J’imaginais des voyous fanfaronnants m’expédiant ses doigts, un par jour, en attendant que leur soit payée une rançon de cinquante millions de dollars. J’ai fait les cent pas pendant toute une atroce demi-heure, décrochant des téléphones comme si c’étaient des baguettes magiques, puis est arrivée la nouvelle qu’on l’avait trouvé en train de se faire la main avec Orgasme Rutilant Renaissance dans un studio de Covina Ouest. Nous y étions en la moitié du temps autorisé par la loi et au diable la police de la route californienne.

L’endroit était une Konque miniature, du matériel électronique partout, l’équipement nécessité par la surmodulation en place, et Gianni installé au milieu de six jeunes affreux pratiquement nus dont les corps étaient festonnés de bandes magnétiques et de gadgets acoustiques. Tout comme le sien. Dégoulinant de sueur, il avait l’air ravi. « C’est tellement beau cette musique », a-t-il soupiré quand je l’ai colleté. « C’est la musique de ma seconde naissance. Je l’aime plus que tout.

— Plus que Bach. Beethoven. Mozart.

— C’est quelque chose d’autre. De miraculeux. L’effet total… l’environnement, l’englout…

— Gianni, ne partez plus jamais sans en informer quelqu’un.

— Vous avez eu peur ?

— Vous représentez un énorme investissement pour nous. Nous ne tenons pas à ce qu’il vous arrive du mal, ou des ennuis, ou…

— Vous me prenez pour un enfant ?

— Il y a dans cette ville des dangers que vous ne pouvez pas encore comprendre. Vous voulez jouer avec ces musiciens, jouez avec eux, mais ne disparaissez pas comme ça. Compris ? »

Il a hoché la tête.

Puis il a dit : « On remet à plus tard cette conférence de presse. Je suis en train d’apprendre cette musique. Je ferai mes débuts le mois prochain, peut-être. Si nous pouvons avoir une réservation à La Konque comme tête d’affiche.

— C’est ce que vous voulez être ? Une star de la surmodulation ?

— La musique est la musique.

— Et vous êtes Giovanni Battista Pergo… » Une horrible pensée m’a traversé. J’ai jeté un coup d’œil en biais du côté d’Orgasme Rutilant Renaissance. « Gianni, vous ne leur avez pas dit qui vous…

— Non. Je suis toujours un secret.

— Dieu merci. » J’ai posé ma main sur son bras. « Écoutez, si ce truc vous amuse, écoutez-en, jouez-en, faites ce que vous voulez. Mais le Seigneur vous a donné du génie pour la vraie musique.

— Ceci est de la vraie musique.

— La musique complexe. La grande musique.

— J’ai crevé de faim à composer de cette musique.

— Vous étiez en avance sur votre époque. Vous ne crèveriez pas de faim aujourd’hui. Vous aurez un public énorme pour votre musique.

— Parce que je suis une curiosité, oui. Et dans deux mois me voilà de nouveau oublié. Grazie, non, Dave. Plus de sonates. Plus de cantates. Ce n’est pas la musique de ce monde-ci. Je me lance dans la surmodulation.

— Je vous le défends, Gianni ! »

Ses yeux ont lancé des éclairs. J’ai vu de l’acier sous son extérieur fragile de jeune dandy.

« Je ne vous appartiens pas, docteur Leavis.

— Je vous ai donné la vie.

— Mon père et ma mère aussi. Je ne leur ai pas appartenu davantage.

— Je vous en prie, Gianni. Ne nous disputons pas. Je vous supplie seulement de ne pas tourner le dos à votre génie, de ne pas renoncer à ce don que Dieu vous a donné pour…

— Je ne renonce à rien. Je transforme, c’est tout. » Il s’est redressé et son nez est presque venu toucher le mien. « Laissez-moi ma liberté. Je ne serai pas un compositeur de cour pour vous. Je ne vous donnerai ni messes ni symphonies. Personne ne veut de telles choses aujourd’hui, pas de nouvelles, seulement quelques individus qui veulent les anciennes. Ce n’est pas suffisant. Je veux être célèbre, capisce ? Je veux être riche. Pensiez-vous que je passerais le reste de ma vie à jouer les phénomènes de foire, les pièces de musée ? Ou que j’apprendrais à écrire le genre de bruit qu’on appelle musique moderne ? La célébrité, voilà ce que je veux. Je suis mort dans la faim et la pauvreté, disent les livres. Mourez dans la faim et la pauvreté, voyez à quoi ça ressemble, et revenez me parler d’écrire des cantates. Je ne serai plus jamais pauvre. » Il s’est mis à rire. « L’année prochaine, quand j’aurai été révélé au monde, je formerai mon propre groupe de surmodulation. Nous porterons des perruques, des costumes XVIIIe siècle, tout ça. Nous nous appellerons les Pergolesi. D’accord ? D’accord, Dave ? »

Il a exigé de s’entraîner avec Orgasme Rutilant Renaissance tous les après-midi. D’accord. Il allait à des concerts de surmodulation presque chaque soir. D’accord. Il parlait de monter sur la scène le mois suivant. Même là-dessus, d’accord. Il ne composait plus, cessa d’écouter toute musique en dehors de la surmodulation. D’accord. C’est seulement une phase qu’il traverse, avait dit Sam Hoaglund. D’accord. Je ne vous appartiens pas, avait dit Gianni.

D’accord. D’accord.

Je l’ai laissé faire à sa guise. Je lui ai demandé qui ses amis musiciens croyaient qu’il était, pourquoi ils l’avaient laissé si facilement entrer dans leur groupe. « Je dis que je suis un riche playboy italien, m’a-t-il répliqué. Je leur fais le vieux coup de la séduction, vous comprenez ? Souvenez-vous que je suis accoutumé à gagner les faveurs des rois, princes et cardinaux. C’est comme ça que nous autres musiciens gagnions notre vie.

Je les charme, ils m’écoutent jouer, ils voient tout de suite que j’ai du génie. Le reste est simple. Je serai très riche. »

Au bout de trois semaines de la phase surmodulation de Gianni, Nella Brandon est venue me voir et m’a dit : « Dave, il prend de la schlasse. »

Je ne sais pas pourquoi j’ai été surpris. Je l’ai été.

« Vous êtes sûre ? »

Signe de tête affirmatif. « Tout le montre, son sang, ses urines, ses relevés métaboliques. Probable qu’il en tâte chaque fois qu’il va jouer avec ce groupe. Il perd du poids, son taux globulaire est en baisse, sa résistance s’affaiblit. Il faut absolument que vous lui parliez. »

Je suis allé le trouver et lui ai dit : « Gianni, j’ai cessé de me soucier du genre de musique que vous écrivez, mais pour ce qui est de la drogue, je n’admets pas ça. Vous n’êtes pas encore complètement rétabli. Souvenez-vous, vous étiez au bord de la tombe il y a seulement quelques mois, en temps physiologique. Je ne veux pas que vous vous tuiez.

— Je ne vous appartiens pas. » Deuxième édition, la mine maussade.

« J’ai des droits sur vous. Je veux que vous continuiez à vivre.

— Ce n’est pas un peu de schlasse qui va me tuer.

— Ça a déjà tué beaucoup de monde.

— Pas Pergolesi ! » a-t-il lancé. Puis il a souri, m’a pris la main, m’a fait le grand jeu. « Dave, Dave, écoutez-moi. Je suis mort une fois. Je ne suis pas partant pour remettre ça. Mais la schlasse, c’est essentiel. Savez-vous ? Ça sépare un moment du suivant. Vous en avez pris ? Non ? Alors vous ne pouvez pas comprendre. Ça met des espaces dans le temps. Ça me permet de saisir les rythmes les plus compliqués, parce qu’avec la schlasse il y a un temps pour tout, le monde ralentit, l’esprit accélère. Capisce ? J’en ai besoin pour ma musique.

— Vous avez réussi à écrire Stabat Mater sans schlasse.

— Une musique différente. Pour celle-ci, j’en ai besoin. » Il m’a tapoté la main. « On ne s’inquiète pas, hein ? Je fais attention à moi. »

Que pouvais-je dire ? J’ai ronchonné, marmonné, haussé les épaules. J’ai enjoint à Nella de garder un œil attentif sur ses bilans de santé. J’ai enjoint à Melissa de passer autant de temps que possible avec lui et de tout tenter pour le tenir à l’écart de la drogue.

À la fin du mois Gianni a annoncé qu’il allait faire ses débuts à La Konque le samedi suivant. Une grosse affiche – cinq groupes de surmodulation, Orgasme Rutilant Renaissance jouant en quatrième place, avec Wilkes Booth John, pas moins, en vedette. Les gamins composant l’assistance déjanteraient complètement s’ils savaient que l’un des Orgasmes avait trois cents ans, mais bien sûr ils ne seraient pas au courant, ils ne verraient en lui qu’un nouvel accompagnateur et ne feraient pas attention. Plus tard Gianni déclarerait être Pergolèse. Sam et lui travaillaient déjà sur le programme promotionnel modifié. Je me sentais largué, relégué sur une autre piste. Mais je ne contrôlais plus les événements. Gianni était désormais une espèce de force de la nature, un homme ouragan, tout pâle et fragile qu’il pouvait être.

Nous sommes tous allés à La Konque pour les débuts de Gianni dans la surmodulation.

Nous étions là, à peu près une douzaine d’adultes présumés, dans cette meute de gosses déchaînés. Fumées, lumières, couleurs, bourdonnement de vêtements et de bijoux gadgétisés, évanouissements, accouplements dans les allées, tout le tremblement, telle Babylone juste avant la fin, et nous subissions. Des gosses vendant de la schlasse, de la dope, de la coke, tout ce que vous voulez, se glissaient parmi nous. Je n’étais pas acheteur mais je crois que certains de mes compagnons l’étaient. J’ai fermé les yeux et laissé tout ça déferler sur moi, les rythmes, les subliminaux et les ultrasons de chaque troupe l’un après l’autre, Crapaud Étoile, Lait Moussant, Esprits Saints, bien que je fusse incapable de distinguer celui-ci de celui-là, et enfin, au bout de bien des heures, est arrivé le moment où Orgasme Rutilant Renaissance était censé entrer en scène.

Un long entracte. Qui s’est étiré. N’en finissait plus.

Les gosses, défoncés et surexcités, ne s’en sont pas formalisés au début. Mais au bout de quelque chose comme une demi-heure ils ont commencé à huer, à lancer des choses et à cogner sur les murs. J’ai regardé Sam, Sam m’a regardé, Nella Brandon a laissé filtrer quelques murmures inquiets.

Puis Melissa a surgi de quelque part, m’a tiré par le bras et m’a soufflé : « Docteur Leavis, vous feriez bien de venir en coulisses. Monsieur Hoaglund. Docteur Brandon. »

On dit que si on craint le pire, on tient le pire à distance. Tandis que nous nous enfoncions dans les entrailles de La Konque pour gagner le territoire des artistes, j’imaginais Gianni étalé dans les coulisses, harnaché de tout son équipement, les yeux fixes, la langue pendante – mort d’une overdose de schlasse. Et tout notre fabuleux projet ruiné en un instant de folie. Nous voilà donc sur place. Il y avait là les membres d’Orgasme Rutilant Renaissance en train de courir en rond, des membres du personnel de La Konque qui se consultaient précipitamment, des gosses en peintures de guerre qui regardaient dans l’arrière-fond tout en essayant de franchir le cordon. Et il y avait Gianni, harnaché de tout son équipement de surmodulation, étalé par terre, torse nu, la peau luisante de sueur, marbré de taches violacées, les yeux fixes, la langue pendante. Nella a fait écarter tout le monde et s’est laissée tomber près de lui. Un des Orgasmes a dit à la cantonade : « Il était super-nerveux, mec, il forçait de plus en plus sur la schlasse, on ne pouvait pas l’arrêter, vous savez… »

Nella a levé vers moi un visage désolé.

« Overdose ? »

Elle a fait oui de la tête. Elle tenait la pointe d’un pistolet injecteur contre le bras flasque de Gianni, lui administrant je ne sais quoi pour essayer de le ranimer. Mais même en 2008 après J.C., quand on est mort on est mort.


C’est Melissa qui m’a dit ensuite à travers un voile de larmes : « C’était son karma de mourir jeune, ne voyez-vous pas ? S’il ne pouvait pas mourir en 1736, il devait vite mourir ici. Il n’avait pas le choix. »

Et j’ai pensé à cette vieille biographie qui disait de lui : Sa mauvaise santé était probablement due à son libertinage notoire. Et j’ai entendu dans ma tête la voix de Sam Hoaglund disant : « Personne ne s’écarte définitivement de son naturel. Le vrai Pergolèse reprendra les rênes. » Oui. Gianni avait toujours été sur une trajectoire de collision avec la mort, je le voyais à présent ; en le raflant à son époque nous n’avions fait que retarder les choses de quelques mois. Qui a tendance à s’autodétruire s’autodétruit, et un changement de décor ne fait rien à l’affaire.

S’il en est ainsi – si, comme le dit Melissa, le karma règne en maître – vaut-il la peine de renouveler l’expérience ? D’aller dans l’hier des hiers chercher quelque autre jeune génie mort trop tôt, Poe, Rimbaud, Caravage ou Keats, pour lui donner la deuxième chance que nous espérions donner à Gianni ? Et le voir suivre de nouveau son destin, sombrer une deuxième fois ? Mozart, comme Sam le suggérait naguère ? Benvenuto Cellini ? Notre filet est large et profond. Tout le passé nous appartient. Mais si nous ramenons quelqu’un d’autre, et qu’il suive délibérément et en toute insouciance la même vieille pente fatale, qu’aurons-nous accompli, quel intérêt pour nous comme pour lui ? Je pense à Gianni, lui qui comptait bien être enfin riche et célèbre, gisant tout violacé sur ce plancher. Shelley se noierait-il encore ? Van Gogh se couperait-il l’autre oreille sous nos yeux ?

Peut-être que quelqu’un de plus mûr serait plus judicieux, hein ? Le Greco, Cervantès, Shakespeare ? Mais nous risquons alors de voir Shakespeare engagé par Hollywood, Le Greco pris en charge par quelque galerie dans le vent, Cervantès en grande conversation avec son agent pour essayer de trouver des échappatoires fiscales. Oui ? Non. Je regarde le harpon. Le harpon me regarde. Il est un peu tard pour réfléchir à ces questions, mes amis. Des années de nos vies consumées, des milliards de dollars dépensés, les scellés du temps arrachés, l’étrange odyssée d’un jeune génie s’achevant dans les coulisses de La Konque, tout cela pour quoi, pour quoi, pour quoi ? Nous ne pouvons pas abandonner le projet comme ça, tout de suite, n’est-ce pas ?

N’est-ce pas ?

Je regarde le harpon. Le harpon me regarde.


Titre original :

Gianni

paru dans Playboy, février, 1982

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