Juliette Benzoni Jason des quatre mers

LE COURRIER DU TZAR

1 LA BARRIERE DE FONTAINEBLEAU

La voiture franchit en trombe la porte d’Aix et s’engouffra dans les ruelles étroites et sombres du vieil Avignon. Le soleil encore haut dorait les remparts, ciselant leurs créneaux bien dessinés, leurs tours carrées, et arrachait des éclairs au fleuve nonchalant dont les eaux jaunes coulaient sans hâte sous les arches épargnées du vieux pont Saint-Bénezet à demi écroulé. Sur la plus haute tour du formidable palais des papes, la statue de la Vierge brillait comme une étoile. Pour mieux voir, Marianne avait baissé la vitre poussiéreuse et respirait avec délices l’air tiède chargé de toutes les senteurs de la Provence, où se mêlaient l’olivier, le thym et le romarin.

Il y avait maintenant quinze jours qu’elle avait quitté Lucques. On avait pris la route de la Côte, puis celle de la vallée du Rhône et voyagé à petites journées, tant pour ménager Marianne elle-même qui approchait de son quatrième mois de grossesse et dont l’état réclamait quelque prudence, que pour ne pas trop fatiguer les chevaux. Ce n’étaient plus, en effet, de vulgaires postiers qui étaient attelés à la berline, mais bien quatre superbes coureurs des écuries Sant’Anna. On faisait environ dix lieues dans la journée et, chaque soir, l’on s’arrêtait dans quelque auberge.

Ce voyage avait été pour Marianne l’occasion de s’apercevoir combien sa condition avait changé. La beauté des chevaux, les armoiries peintes sur les portières de sa berline et la couronne fermée qui les surmontait lui assuraient partout un accueil, non seulement empressé, mais encore tout plein de déférence. Et elle avait découvert qu’il y avait quelque charme à être une très grande dame. Quant à Gracchus et Agathe, ils éclataient visiblement d’orgueil d’être au service d’une princesse et ne le laissaient ignorer à personne. Il fallait voir Gracchus entrer chaque matin dans la salle de l’auberge où l’on avait fait halte et annoncer pompeusement que « la voiture de Son Altesse Sérénissime attendait... ». L’ancien commissionnaire de la rue Montorgueil n’était manifestement pas loin de se prendre pour un cocher impérial.

Pour sa part, Marianne trouvait un certain plaisir à ce lent voyage. Le retour à Paris ne lui causait qu’une joie très limitée car, si la perspective de revoir le cher Arcadius lui était agréable, elle n’en craignait pas moins de retrouver dans la capitale toutes sortes d’ennuis, dont l’ombre menaçante de Francis Cranmere n’était évidemment pas le moindre, mais où l’accueil que lui réservait l’Empereur avait aussi son importance. Tant qu’elle était sur les routes, les risques se limitaient à d’éventuelles rencontres avec des brigands, mais jusqu’à présent aucune silhouette inquiétante ne s’était dressée sur le passage de la voiture. Enfin, la route buissonnière avait eu l’avantage de laver son esprit des fantômes et des brumes de la villa Sant’Anna car, de toutes ses forces, la jeune femme s’était refusée à évoquer, même un instant, le visage inquiétant de Matteo Damiani et la silhouette fantastique du cavalier au masque blanc, qui était à jamais son époux. Plus tard, elle y penserait, plus tard... quand elle aurait tracé la nouvelle ligne de vie qui allait être sienne et dont, pour le moment, elle n’avait pas la moindre idée, car elle dépendait entièrement de Napoléon. Il avait, naguère, préparé le chemin d’une chanteuse nommée Maria-Stella, mais qu’allait-il faire de la princesse Sant’Anna ? A vrai dire, ladite princesse ne savait trop, elle-même, ce qu’elle ferait de sa noble personne. A nouveau elle se retrouvait mariée... et mariée sans époux !

L’aspect d’Avignon séduisit Marianne. C’était peut-être le soleil ou le gros fleuve paresseux, la couleur chaude des vieilles pierres ou les géraniums accrochés à tous les balcons de fer, à moins que ce ne soit la chanson soyeuse des oliviers argentés, ou encore l’accent chantant des commères en cotillons bariolés qui s’interpellaient sur le passage de sa voiture, mais elle eut envie d’y demeurer quelques jours avant de se diriger enfin vers Paris. Elle se pencha à la portière :

— Vois s’il y a ici une bonne hostellerie, Gracchus. J’aimerais rester deux ou trois jours. Ce pays est si charmant !

— On peut toujours voir. J’aperçois là-bas une grosse auberge et une belle enseigne et comme, de toute façon, nous devions y faire étape...

En effet, près de la porte de l’Oulle, l’auberge du Palais, l’une des plus anciennes et des plus confortables de la région, dressait ses gros murs ocre couverts de rondes tuiles romaines et ses tonnelles de vignes. C’était aussi un relais de diligence comme l’attestait l’énorme machine poussiéreuse qui venait de s’y arrêter et qui déversait ses passagers ankylosés dans un vacarme de sonnailles, de cris des postillons, d’appels, de joyeuses exclamations, de retrouvailles pour les voyageurs que l’on était venu attendre et d’accent méridional où semblaient rouler tous les cailloux du fleuve.

Debout sur le toit de la diligence, un postillon avait enlevé la grande bâche de toile cirée et était occupé à passer les valises, les sacs de tapisserie et les colis des voyageurs à l’un des palefreniers de l’auberge. Quand il en eut fini avec les bagages, il prit plusieurs paquets de journaux et les lança. C’étaient des exemplaires du Moniteur qui avaient traversé tout le pays pour apporter aux Provençaux les dernières nouvelles de Paris. Mais l’un des paquets, mal attaché, échappa au palefrenier. Les liens qui le serraient se rompirent et les journaux s’éparpillèrent sur le sol.

L’un des valets d’écurie se précipita pour les ramasser mais, ce faisant, ses yeux tombèrent sur les nouvelles de la première page et, soudain, il poussa un cri :

— Bonne Vierge ! Le Napoléon, il a renvoyé son Fouché ! Ça, pour une nouvelle, c’est une nouvelle !

Aussitôt, ce fut un beau vacarme. Les gens de l’auberge et les clients se précipitaient sur les journaux répandus pour s’en emparer et commenter l’événement, parlant tous à la fois.

— Fouché renvoyé ! Mais ce n’est pas possible !

— Bah ! L’Empereur a dû finir par en avoir assez.

— Vous n’y êtes pas ! L’Empereur a voulu faire plaisir à la jeune Impératrice ! Ce n’était pas possible pour elle de rencontrer journellement un ancien régicide, un homme de la Révolution qui a voté la mort de son oncle, le roi Louis XVI !

— Est-ce que cela veut dire que ça va commencer à « chauffer » pour tous ces sans-culottes déguisés en grands personnages ? Ça serait trop beau.

Chacun donnait son opinion et tout le monde parlait en même temps, les uns pour s’étonner, les autres pour se réjouir. La Provence ne s’était jamais sincèrement ralliée au nouveau régime. Elle était demeurée profondément royaliste et la fin de Fouché réjouissait plus qu’elle n’inquiétait.

Marianne, cependant, avait de nouveau appelé Gracchus qui, debout sur son siège, avait suivi toute cette petite scène.

— Va me chercher l’un de ces journaux ! ordonna-t-elle, et fais vite !

— Tout de suite, Madame... dès que j’aurai retenu votre appartement.

— Non. Tout de suite ! Si ces gens ne se trompent pas, il se peut que nous ne restions pas ici.

La nouvelle, en effet, était d’importance pour elle. Fouché, son vieux persécuteur, l’homme qui avait osé, sous la menace, l’introduire chez Talleyrand pour espionner, l’homme qui avait été incapable de l’empêcher de tomber aux mains de Fanchon-Fleur-de-Lys, ou qui ne l’avait pas voulu, l’homme enfin grâce auquel Francis Cranmere avait pu, impunément, se promener dans Paris, l’y faire chanter, enlever Adélaïde d’Asselnat, sa cousine, pour, finalement, s’enfuir du château de Vincennes et regagner l’Angleterre où il pourrait tout à loisir reprendre sa détestable activité, cet homme-là perdait enfin sa dangereuse puissance qui en faisait le maître occulte du pays ! C’était trop beau ! C’était à n’y pas croire...

Pourtant, quand elle eut entre les mains la feuille déjà jaunie par le voyage et salie par la poussière, elle fut bien obligée d’en croire ses yeux. Non seulement Le Moniteur annonçait le remplacement, à la tête du ministère de la Police, du duc d’Otrante par le duc de Rovigo, Savary, mais encore il publiait le texte de la lettre officielle que l’Empereur avait adressée à Fouché :

« Les services que vous m’avez rendus dans les différentes circonstances, écrivait l’Empereur, nous portent à vous confier le gouvernement de Rome jusqu’à ce que nous ayons pourvu à l’exécution de l’article 8 de l’acte des constitutions du 11 février 1810. Nous attendons que vous continuerez dans ce nouveau poste à nous donner des preuves de votre zèle pour notre service et de votre attachement à notre personne... »

D’un geste plein de nervosité, Marianne froissa le journal entre ses mains et laissa la joie l’envahir. C’était encore plus beau qu’elle ne l’avait espéré ! Exilé ! Fouché était exilé ! Car il n’y avait pas à se tromper sur la valeur réelle de ce poste de gouverneur de Rome, beaucoup plus honorifique qu’autre chose. Napoléon voulait voir Fouché loin de Paris. Quant à la raison de cette décision, bien sûr, le journal ne la donnait pas, mais une voix secrète chuchotait à Marianne que les fameux pourparlers sous le manteau avec l’Angleterre n’y étaient pas étrangers...

Une autre nouvelle, d’ailleurs, complètement détachée de celle du renvoi de Fouché et placée assez loin pour que le public n’eût pas l’idée de rapprocher les deux événements, vint renforcer sa conviction. Le jour même où Fouché avait été « remercié », le banquier Ouvrard avait été arrêté, pour malversations et atteinte à la sûreté de l’État, dans le salon d’une brillante Parisienne, bien connue pour son dévouement à la cause impériale. Immédiatement, Marianne songea à Fortunée, aux menaces qu’elle avait proférées contre son amant à la suite de l’indécente proposition qu’il avait osé faire à Marianne. Était-ce elle qui avait fait arrêter Ouvrard ? En ce cas, était-ce par elle que Napoléon avait appris toute l’affaire anglaise ? Le belle créole, aussi dévouée dans ses amitiés que vindicative dans ses vengeances, en était bien capable...

— Qu’est-ce que Madame la princesse a décidé ?

La voix anxieuse de Gracchus tira Marianne de sa méditation. Après une pareille nouvelle, il ne pouvait plus être question de musarder le long du chemin. Il fallait rentrer et vite ! Privé de son soutien, Francis cessait d’être dangereux. Elle adressa au jeune cocher un sourire rayonnant, le premier aussi joyeux depuis que l’on avait quitté Lucques.

— En avant, Gracchus ! Et le plus vite possible ! Il s’agit de rentrer à Paris dans les plus brefs délais.

— Est-ce que Madame se souvient qu’elle n’a plus de chevaux de poste à sa voiture ? Si nous allons au train que nous menions en partant, ceux-ci crèveront avant que nous ne soyons à Lyon et, si Madame permet, ce serait bien dommage !

— Je n’ai pas l’intention de tuer mes chevaux, mais je désire que nous fassions des étapes aussi longues que possible. Ainsi, pour ce soir, nous irons plus loin ! En avant !

Avec un soupir résigné, Gracchus-Hannibal Pioche se hissa sur son siège, fit tourner sa berline sous l’œil déçu de l’aubergiste qui accourait déjà vers cette élégante voiture si bien attelée et, touchant ses bêtes du bout de son fouet, lança la voiture sur la route d’Orange.

Les chevaux de Marianne ayant fait la preuve de leurs qualités exceptionnelles et Gracchus celle de son habileté, la berline de voyage, tellement crottée et poussiéreuse que l’on n’en distinguait plus ia couleur et encore moins les armes, se présentait, à la nuit tombante, à la barrière de Fontainebleau (1). Et la jeune femme ne put retenir un soupir de soulagement en voyant s’allumer aux portiques des nobles pavillons dus au génie de Ledoux les lanternes de l’octroi. Enfin, elle était arrivée !

La joie qui l’avait envahie à Avignon et lancée à fond de train sur la route de Paris s’était, à vrai dire, un peu tempérée comme elle avait aussi paru se refroidir chez les Français à mesure qu’elle avançait vers la capitale. En traversant les villes et dans les auberges, Marianne avait rapidement découvert qu’un peu partout on considérait le renvoi de Fouché comme une catastrophe, moins d’ailleurs par sympathie pour le personnage que par solide antipathie envers son successeur. Les bruits les plus divers couraient mais, le plus généralement, on pensait que Napoléon avait renvoyé son ministre pour complaire à sa femme et, du coup, tous ceux qui, de près ou de loin, avaient trempé dans la grande Révolution s’étaient mis à trembler, tant pour leur situation de fortune que pour leur sécurité. Napoléon semblait vouloir donner le pas au « neveu de Louis XVI » sur le général Bonaparte. Et, en outre, on craignait en Savary l’homme aveuglément dévoué à son maître, l’homme sans largeur de vues, sans pitié et sans noblesse, le gendarme impérial, l’homme capable d’exécuter inexorablement n’importe quel ordre, fût-il monstrueux. Les royalistes surtout se souvenaient avec horreur de ce que Savary avait pratiquement été le bourreau du duc d’Enghien. Bref, Marianne avait découvert avec stupeur que les Français, désorientés et apeurés, n’étaient pas loin, de décerner à l’intendant Fouché un brevet de sainteté et que, en tout cas, ils étaient à peu près unanimes à le regretter.

« Moi, en tout cas, je ne le regretterai jamais ! s’était-elle promis, se souvenant avec rancune de tout ce qu’elle avait eu à endurer par lui. D’ailleurs, ce Savary ne m’a jamais rien fait à moi, nous ne nous connaissons même pas ! En conséquence, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais avoir à craindre de sa nomination. »

Mais, malgré ces pensées réconfortantes, elle ne put retenir un mouvement d’humeur en voyant les hommes de l’octroi visiter sa voiture avec un soin parfaitement inusité jusque-là.

— Puis-je vous demander ce que vous cherchez ? lança-t-elle avec impatience. Vous ne supposez tout de même pas que je tienne un tonneau d’eau-de-vie caché sous mes coussins ?

— Les ordres sont les ordres, Madame ! répondit un gendarme qui sortait juste à ce moment de la maison de l’octroi. Toutes les voitures arrivant à Paris doivent être visitées, surtout si elles viennent de loin. D’où venez-vous, Madame ?

— D’Italie ! répondit Marianne. Et je vous jure que je ne transporte ni marchandise de contrebande ni conspirateur dans ma voiture. Je rentre chez moi, voilà tout !

— Vous devez avoir un passeport, lit le gendarme avec un sourire narquois qui montra d’impressionnantes dents blanches sous une grosse moustache aussi velue qu’une brosse et peut-être un passeport de M. le duc d’Otrante.

Apparemment, ces passeports-là étaient mal vus et elle bénit le sort qui faisait désormais d’elle une fidèle sujette de la grande duchesse de Toscane. Elle montra fièrement le passeport que lui avait fait tenir galamment, trois jours après son mariage, le comte Gherardesco.

— Celui-ci porte la signature de Son Altesse Impériale la princesse Elisa, grande duchesse de Toscane, princesse de Lucques et de Piombino... et sœur de Sa Majesté l’Empereur et Roi... comme vous le savez peut-être ? ajouta-t-elle ironiquement en prenant un plaisir narquois à détailler tous ces titres pompeux.

Mais le gendarme était apparemment imperméable à toute ironie. Il était très occupé à épeler avec difficulté, sous la lumière de la lanterne, le nom inscrit sur le papier officiel.

— Marianne-Elisabeth d’Assel... nat, de Villeneuve... princesse... Sarta... non, Santa Anna...

— Sant’Anna ! rectifia Marianne impatientée. Puis-je remonter dans ma voiture et reprendre ma route ? Je suis très lasse... et de plus il commence à pleuvoir.

C’était vrai. De grosses gouttes, rondes, lourdes comme des pièces de monnaie, commençaient à tomber, formant autant de petits cratères dans la poussière de la voiture. Mais, sous son bicorne, le gendarme ne parut pas s’en soucier. Il jeta à Marianne un coup d’œil méfiant.

— Vous pouvez remonter, mais ne bougez pas ! Faut que je voie quelque chose.

— J’aimerais bien savoir quoi ? s’insurgea Marianne furieuse de le voir rentrer dans la maison avec son passeport. Est-ce que ce butor s’imagine que j’ai de faux papiers ?

Ce fut un vieux maraîcher, dont la charrette pleine de choux venait de s’arrêter le long de la berline, qui lui répondit.

— Faut pas vous impatienter, M’dame ! C’est comme ça pour tout l’monde et tous les sacrés bons sangs d’jours qu’fait c’sacré bon sang d’ciel ! Sont d’venus tatillons qu’c’est à n’y pas croire ! Moi qui vous cause, j’suis bon pour démolir mon chargement d’choux, des fois que j’cacherais d’dans un sacré bon sang d’conspirateur !

— Mais, enfin, que se passe-t-il ? Il y a eu un attentat ? Un criminel s’est échappé ? On recherche des bandits ?

En fait, Marianne n’était pas loin d’imaginer que Napoléon la faisait rechercher pour la punir de s’être mariée sans son autorisation.

— Rien d’tout ça, M’dame ! Y a seulement qu’ce sacré bon sang d’Savary y s’imagine qu’y a pu qu’lui qu’est un bon sujet d’I’Empereur ! Et j’te fouille, et j’t’interroge. Et qui c’est qui l’a couvé ? Et qui c’est qui l’a pondu ? Y veut tout savoir, c’gars-là !

Le maraîcher eût sans doute continué longtemps ses confidences si le gendarme moustachu n’était réapparu, mais cette fois précédé d’un jeune sous-lieutenant imberbe et tiré à quatre épingles qui vint vers la voiture, salua négligemment et, enveloppant Marianne d’un regard insolemment appréciateur, demanda :

— Vous êtes Madame Sant’Anna, à ce qu’il paraît ?

Outrée du ton employé par ce jeune blanc-bec, Marianne sentit la moutarde lui monter au nez.

— Je suis, en effet, la princesse Sant’Anna, articula-t-elle en détachant bien les syllabes... et on me dit Altesse Sérénissime... ou Votre Seigneurie, au choix, lieutenant ! On dirait que l’on ne vous enseigne pas beaucoup la politesse dans la gendarmerie ?

— Du moment que l’on nous enseigne à faire notre devoir, c’est amplement suffisant, remarqua le jeune homme, nullement ému par le ton hautain de la jeune femme. Et mon devoir, c’est de vous conduire immédiatement chez le ministre de la Police, Altesse Sérénissime... si vous voulez bien prier votre femme de chambre de me laisser la place !

Avant que Marianne, suffoquée, eût pu répondre, le lieutenant avait ouvert la portière et était monté dans la voiture où, machinalement, Agathe se levait pour lui laisser la place près de Marianne. Mais celle-ci retint fermement la jeune fille par le bras.

— Restez là, Agathe ! Je ne vous ai pas ordonné de vous lever et je n’ai pas pour habitude de laisser n’importe qui s’asseoir auprès de moi. Quant à vous, monsieur, j’ai sans doute mal compris ? Voulez-vous répéter ce que vous venez de dire ?

Obligé de se tenir inconfortablement courbé faute de pouvoir s’asseoir, le jeune lieutenant grogna :

— J’ai dit que je devais vous conduire sans délai auprès du ministre de la Police. Votre nom a été déposé à toutes les barrières depuis plus d’une semaine. Ce sont les ordres.

— Les ordres de qui ?

— De qui voulez-vous que ce soit ? Du ministre de la Police, M. le duc de Rovigo, donc les ordres de l’Empereur !

— Cela reste à voir ! s’écria Marianne. Allons donc chez M. le duc de Rovigo, puisque vous semblez y tenir. Je ne serais d’ailleurs pas fâchée de lui dire ce que je pense de lui et de ses subordonnés... mais, jusque-là, j’entends rester maîtresse chez moi ! Faites-moi la grâce d’aller vous asseoir auprès de mon cocher, jeune homme ! Et, pendant que vous y serez, montrez-lui donc le chemin ! Sinon, je vous jure que vous ne me ferez pas bouger d’ici.

— C’est bon ! J’y vais !

De très mauvaise grâce, le jeune gendarme descendit et alla rejoindre Gracchus qui l’accueillit avec un sourire goguenard.

— C’est gentil de venir me tenir compagnie, mon lieutenant ! Vous allez voir comme on est bien ici ! Fait un peu humide peut-être, mais on a plus d’air qu’à l’intérieur ! Et où est-ce que nous allons ?

— Marche toujours ! Et ne fais pas le malin, mon bonhomme, sinon il pourrait t’en cuire ! Allez, en avant ! grogna l’autre.

Pour toute réponse, Gracchus enleva ses chevaux et, mettant pour un moment de côté sa nouvelle dignité de cocher princier, se mit à chanter à tue-tête, avec son plus bel accent de gamin des faubourgs, la vieille marche des soldats d’Austerlitz :


« On va leur percer Le flanc,

Ran tan plan tirelire plan !

On va leur percer le flanc,

Que nous allons rire !... »


Rire ? Marianne, tapie dans le fond de sa voiture, n’en avait aucune envie, mais cette marche belliqueuse, clamée par la voix joyeuse du jeune cocher, lui convenait tout à fait. Elle était bien trop en colère pour avoir peur, même une minute, de ce Savary et de la raison pour laquelle il l’avait fait arraisonner aux portes mêmes de Paris.

A l’hôtel de Juigné où l’on arriva peu après, Marianne comprit qu’il y avait, là aussi, quelque chose de changé. Visiblement, on ravalait. Il y avait partout des échafaudages, des bacs de plâtre, des pots de peinture abandonnés par les ouvriers, leur journée terminée. Malgré cela et malgré l’heure tardive (10 heures venaient de sonner à Saint-Germain-des-Prés) un grand concours de valets en tenue rutilante et de personnages de tous ordres s’agitaient dans la cour et dans les antichambres. De plus, au lieu de conduire Marianne au premier étage, dans l’antichambre poussiéreuse sur laquelle ouvrait le petit bureau, bourré de cartons et si mal meublé, du duc d’Otrante, le jeune lieutenant de gendarmerie la remit à un gigantesque majordome tout en panne rouge et poudre de la maréchale, qui ouvrit majestueusement devant elle un salon du rez-de-chaussée, un salon où tout proclamait une fidélité absolue au goût du Maître. Ce n’étaient que meubles d’acajou massif, victoires et grilles de lion en bronze doré, tentures vert sombre tissées d’abeilles, lustre pompéien et allégories guerrières répétées en stuc sur tous les panneaux. La dernière touche était donnée par un énorme buste de l’Empereur, couronné de lauriers, jaillissant d’une gaine de marbre épaisse comme un pilier et à laquelle Marianne trouva des airs de stèle funéraire.

Au milieu de tout cela, une dame en robe de taffetas mauve et mantelet de velours noir, capote de paille de riz garnie de dentelles de Malines et de branches de lilas, allait et venait avec agitation dans le bruissement de ses soieries. C’était une dame entre deux âges, dont le visage noble et le grand Iront pensif offraient un mélange de douceur et de sévérité mais ce visage-là, Marianne le connaissait pour avoir souvent vu, chez Talleyrand, la chanoinesse de Chastenay, demoiselle de haut rang et de bel esprit dont on disait qu’elle avait eu, jadis, un faible pour le jeune et maigre général Bonaparte.

A l’entrée de Marianne, elle arrêta sa promenade fiévreuse, regarda l’arrivante avec surprise puis, avec une exclamation de joie, se précipita vers elle, les mains tendues :

— Chère grande artiste !... Oh ! pardon ! Je veux dire : ma chère princesse, quelle joie et quel soulagement de vous trouver ici !...

Ce fut à Marianne de s’étonner. Comment Mme de Chastenay savait-elle le changement intervenu dans sa situation ? La chanoinesse eut un petit rire nerveux et entraîna la jeune femme vers un canapé défendu par deux rébarbatives victoires de bronze.

— Mais il n’est bruit dans tout Paris que de votre si romantique mariage ! On en parle presque autant que de la disgrâce de ce pauvre duc d’Otrante ! Savez-vous qu’il n’est plus question de gouvernement de Rome pour lui ? L’Empereur, à ce que l’on dit, est de la dernière colère contre lui à cause de ce grand autodafé qu’il a fait de tous les dossiers secrets et de toutes les fiches de son ministère. Il est exilé, vraiment exilé !... C’est à n’y pas croire ! Mais... où en étais-je au juste ?

— Vous disiez que l’on parlait beaucoup de mon mariage, madame, murmura Marianne ahurie par ce flot de paroles.

— Ah ! oui ! Oh !... c’est tellement extraordinaire ! Savez-vous, ma chère, que vous êtes une vraie cachottière ? Dissimuler ainsi l’un des plus grands noms de France sous un pseudonyme ! C’est d’un romantisme !... Mais, remarquez bien que je ne m’y suis jamais laissé vraiment prendre. J’avais deviné depuis longtemps que vous étiez une véritable aristocrate et quand nous avons appris la nouvelle...

— Mais comment l’avez-vous apprise ? insista Marianne doucement.

La chanoinesse marqua un temps d’arrêt, réfléchit un instant, puis repartit, plus volubile que jamais :

— Comment était-ce donc ? Ah ! oui... la grande duchesse de Toscane en a écrit à l’Empereur comme d’une chose tout à fait extraordinaire ! Et tellement touchante ! Cette jeune et belle cantatrice qui acceptait d’épouser un malheureux, tellement disgracié de nature qu’il ne consent jamais à se montrer à qui que ce soit ! Et, qui plus est, cette belle artiste se révélait être de vieille race ! Ma chère, votre histoire doit faire à cette heure le tour de l’Europe. Mme de Genlis songerait à vous mettre en roman et quant à Mme de Staël on dit que vous l’intriguez au plus haut point, qu’elle rêve de vous rencontrer.

— Mais... l’Empereur ? Qu’a dit l’Empereur, insista Marianne à la fois abasourdie et inquiète de tout ce bruit fait autour d’une union qu’elle avait cru pouvoir garder secrète et qui avait été presque clandestine.

Il fallait que la cour de Toscane fût une rude potinière pour que les larges ondes concentriques de ses bavardages eussent déjà couvert tant de chemin !...

— Ma foi, je ne saurais trop vous dire, lit la chanoinesse. Tout ce que je sais, c’est que Sa Majesté en a parlé à M. de Talleyrand et a fort cruellement moqué le pauvre prince d’avoir donné pour lectrice à l’ex-Mme Grand, la propre fille du marquis d’Asselnat.

C’était bien de Napoléon cela ! Il devait être furieux de ce mariage et il avait trouvé bon de passer sa colère sur le dos de Talleyrand... en attendant sans doute de s’en prendre à Marianne elle-même, d’où cette invitation... pressante du nouveau ministre de la Police. Pour changer de sujet de conversation, elle demanda :

— Mais d’où vient, madame, que nous nous retrouvions ici, et à pareille heure ?

Instantanément, Mme de Chastenay perdit son bel enjouement de mondaine pour retrouver l’agitation à laquelle l’entrée de Marianne avait fait diversion.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! J’en suis encore affreusement bouleversée ! Imaginez que je me trouvais en Beauvaisis, chez de bons amis qui ont là-bas un domaine enchanteur et qui... Bon ! Imaginez-vous qu’un grand diable de gendarme est venu, ce matin même, m’y chercher au nom de M. le duc de Rovigo qui me réclamait d’urgence ! Et le pire est que j’ignore absolument pourquoi, ou ce que j’ai bien pu faire ! J’ai laissé mes pauvres amis dans la dernière inquiétude et j’ai fait un voyage affreux, à me demander sans cesse pourquoi l’on m’arrêtait, en quelque sorte. J’étais si déprimée que je suis passée, un moment, chez le conseiller Réal pour lui demander ce qu’il en pensait et il m’a vraiment pressée de venir ici sans plus tarder... tout retard pouvant être gros de conséquences ! Ah ! ma chère, je suis dans un état... Il je suis certaine que, pour vous, c’est tout pareil.

Non, ce n’était pas pareil. Outre que Marianne s’efforçait de conserver un sang-froid absolu, elle avait certaines raisons d’imaginer que les ordres la concernant n’étaient pas gratuits... encore qu’elle n’eût tout de même jamais pu penser que Napoléon irait jusqu’à la faire arrêter pour avoir osé se marier sans sa permission. Mais elle n’eut pas le temps de partager avec sa compagne ses propres inquiétudes. Le majestueux huissier reparaissait et informait Mme de Chastenay que le ministre l’attendait.

— Seigneur ! gémit la chanoinesse, que va-t-il m’arriver ? Faites un bout de prière pour moi, ma chère princesse !

Et la robe de taffetas mauve disparut dans le cabinet du ministre laissant Marianne à sa solitude. Il faisait chaud dans cette pièce où les fenêtres étaient hermétiquement closes, mais les taches de. plâtre et de peinture qui émaillaient les vitres prouvaient que, pour le bon état du mobilier, il valait mieux les tenir fermées, du moins tant que durerait le ravalement de l’hôtel. Afin de mieux respirer, Marianne ouvrit le grand manteau cache-poussière qu’elle portait sur une robe de légère soie verte et desserra les brides de satin de sa capote. Elle se sentait lasse, moite et sale, donc dans les conditions les moins favorables pour affronter un ministre de la Police. Elle aurait donné n’importe quoi pour un bain... mais quand aurait-elle la possibilité de se baigner ? Lui permettrait-on seulement de rentrer chez elle ? A quel genre d’accusation allait-elle avoir à faire face ? Il était assez dans les habitudes de l’Empereur de cultiver la mauvaise foi quand il avait quelque raison de rancune et Marianne se souvenait de certaines scènes de leurs amours passées, pleines de passion, mais pleines d’orage aussi, qui ne laissaient pas d’être inquiétantes.

La porte se rouvrit :

— Si Madame veut bien me suivre...

L’huissier venait de reparaître et ouvrait largement devant elle un grand et luxueux cabinet de travail qui ne rassemblait en rien à celui de Fouché. Là, assis à une table d’acajou fleurie de roses et dominée par un immense portrait en pied de l’Empereur, un beau garçon brun à l’œil de velours, mais aux traits un peu mous, travaillait ou faisait mine de travailler à un dossier. En le revoyant, Marianne se souvint d’avoir déjà rencontré le duc de Rovigo et, en même temps, se rappela qu’il ne lui était pas du tout sympathique. Sa mine, à la fois suffisante, hautaine et toute pleine d’intime satisfaction, était de celles qui lui avaient toujours porté sur les nerfs. Le fait qu’il n’eût même pas levé les yeux à son entrée aggrava encore l’antipathie et la mauvaise humeur de Marianne. Bien que cette attitude peu courtoise fût sans doute de très mauvais augure, la jeune femme décida qu’il était temps de faire respecter, sinon sa personne, du moins son rang et le nom qu’elle portait. Au point où elle en était...

D’un pas tranquille, elle traversa la grande pièce et alla s’asseoir clans un fauteuil placé en face du bureau, puis d’une voix suave :

— Surtout, ne vous dérangez pas pour moi, mais... quand vous aurez un moment, monsieur le ministre, vous consentirez peut-être à me dire pour quelle raison j’ai l’honneur de me trouver ici ?

Savary sursauta, jeta sa plume et regarda Marianne avec une stupéfaction qui, si elle n’était pas sincère, faisait au moins grand honneur à son tempérament d’artiste.

— Mon Dieu !... Ma chère princesse ! Mais vous étiez déjà entrée ?

— Il paraît...

Il bondit de son fauteuil, lit le tour du bureau, vint prendre une main que l’on ne songeait pas à lui offrir et qu’il porta respectueusement à ses lèvres.

— Que d’excuses ! mais que de joie aussi à vous voir enfin revenue à Paris ! Vous n’imaginez pas avec quelle impatience vous étiez attendue !

— Mais... je l’imagine assez bien au contraire, lit Marianne mi-figue mi-raisin, du moins si j’en crois l’ardeur avec laquelle vos gendarmes ont arraisonné ma voiture à la barrière de Fontainebleau ! Maintenant, si vous voulez bien, cessons de jouer au chat et à la souris. Je vous tiens quitte des formules de politesse, car je viens de faire un long voyage et je suis fatiguée... Alors, dites-moi vite dans quelle prison vous allez m’envoyer et, accessoirement, pour quelle raison !

Les yeux de Savary s’arrondirent et, cette fois, Marianne l’aurait juré, sa surprise n’était pas feinte.

— En prison ? Vous ?... mais, ma chère princesse, pourquoi donc ? C’est très curieux mais ce soir je n’entends parler que de cela ? Voici un instant, Mme de Chastenay...

— ...aurait juré elle aussi que vous alliez l’y envoyer. Dame ! c’est ce qui arrive quand on fait arrêter les gens !...

— Mais vous n’avez été arrêtées ni l’une ni l’autre ! Simplement, j’avais recommandé à mes agents que l’on me prévienne et que l’on vous dise que je souhaiterais beaucoup vous voir dès que vous rentreriez à Paris, de même que j’avais exprimé le désir de voir la chanoinesse de Chastenay. Comprenez-moi : mon prédécesseur, en quittant cette maison, a... disons fait table rase d’à peu près tous les dossiers et de toutes les fiches. Ce qui fait que je ne connais plus personne.

— Table rase ? dit Marianne qui commençait à s’amuser, vous voulez dire qu’il a...

— Tout brûlé ! fit Savary piteusement. Naïvement, je lui avais fait confiance. Il m’avait proposé de rester ici encore quelques jours pour « mettre de l’ordre » et, pendant trois jours, trois jours !... enfermé ici, il a jeté au feu ses dossiers secrets, les fiches de ses agents, les correspondances qu’il détenait... et jusqu’aux lettres de l’Empereur ! C’est d’ailleurs ce qui a motivé la colère de Sa Majesté. Maintenant, M. Fouché est exilé à Aix et il a dû se sauver pour échapper à la juste rancune de l’Empereur. Mais moi, avec le peu qui me reste, j’essaie de reconstituer les rouages de la machine qu’il a brisée. Alors, je demande que l’on vienne me voir, je prends des contacts avec ceux qui passaient, jadis, pour avoir eu quelques rapports avec cette maison.

Une profonde rougeur, colère et honte mélangées, monta au visage de Marianne. Maintenant elle avait compris. Cet homme, aux prises avec une lourde succession, était prêt à faire n’importe quoi pour prouver à son maître qu’il avait au moins autant de valeur que Fouché-le-Renard ! Mais comme il n’avait pas, et de loin, son habileté, il accumulait maladresse sur maladresse. Et il s’imaginait qu’elle allait se soumettre de nouveau aux ordres d’un policier, même ministre ?... Néanmoins, pour achever de tirer au clair sa propre situation, elle demanda doucement :

— Vous êtes certain que l’Empereur n’est pour rien clans... l’invitation qui m’a été faite à la barrière de Fontainebleau ?

— Mais pour rien du tout, ma chère princesse ! Seul mon désir de mieux connaître une personne dont tout Paris s’entretient depuis quinze jours m’a poussé à donner des ordres qui, je le vois, ont été bien mal interprétés... et que, je l’espère, vous me pardonnerez.

Il avait approché son fauteuil tout près de celui de Marianne et s’emparait de sa main qu’il enfermait entre les siennes. En même temps, son regard velouté se chargeait d’une langueur que la jeune femme jugea de mauvais augure. Savary, elle le savait, avait beaucoup de succès auprès des femmes, mais il n’était pas du tout son genre à elle. Il était inutile de le laisser s’engager ainsi dans un chemin sans issue. Retirant doucement sa main, elle demanda :

— Ainsi, tout le monde parle de moi ?

— Tout le monde ! Vous êtes l’héroïne de tous les salons.

— C’est beaucoup d’honneur. Mais est-ce que l’Empereur est compris dans ce « tout le monde » ?

Savary eu un haut-le-corps offusqué.

— Oh ! Madame ! Sa Majesté ne peut, en aucun cas, être comprise dans ce genre d’expression.

— Soit ! coupa Marianne qui s’énervait. Alors l’Empereur ne vous a rien dit me concernant ?

— Ma foi... non ! Pensiez-vous qu’il en irait autrement ? Je ne crois pas qu’il y ait, actuellement au monde, une seule femme capable de retenir l’attention de Sa Majesté. L’Empereur est profondément amoureux de sa jeune femme et lui consacre tous ses instants ! Jamais on n’a vu de ménage plus tendrement uni. C’est, en vérité...

Incapable d’en entendre davantage, Marianne se leva vivement. Cet entretien avait, selon elle, suffisamment duré. Et si cet imbécile ne l’avait fait venir que pour lui raconter les amours du couple impérial, c’est qu’il était encore plus stupide qu’elle ne l’imaginait. Ignorait-il les bruits qui avaient couru sur elle et* sur Napoléon ? Jamais Fouché n’eût commis pareil impair... à moins que cela ne lui eût été profitable...

— Si vous le permettez, monsieur le ministre, je vais me retirer. Comme je vous l’ai dit, je suis affreusement lasse...

— Mais bien sûr, mais bien sûr !... C’est trop naturel ! Je vais vous mettre en voiture ! Ma chère princesse, vous n’imaginez pas quelle joie j’ai eue...

Il se perdait dans toutes sortes de considérations, extrêmement flatteuses sans doute, mais qui ne faisaient qu’augmenter l’agacement de Marianne. Elle n’y voyait qu’une raison : elle n’intéressait plus aucunement Napoléon, sinon Savary ne se permettrait pas de lui faire la cour. Elle avait cru encourir sa colère, elle avait cru qu’il allait chercher à tirer d’elle une vengeance éclatante, qu’il la jetterait en prison, qu’il la persécuterait... rien de tout cela ! Il se contentait d’écouter, distraitement sans doute, les potins la concernant. Et elle n’avait été amenée ici que pour satisfaire la curiosité d’un ministre novice avide de se faire des relations... ou des sujets de conversation. La colère et la déception s’amassaient au fond de son cœur et faisaient lever dans ses oreilles un bourdonnement rageur au travers duquel elle entendit vaguement Savary lui dire que la duchesse sa femme recevait le lundi et qu’elle serait heureuse d’avoir la princesse Sant’Anna à dîner l’un de ses prochains jours. Cela, c’était le bouquet !

— J’espère que vous avez aussi invité Mme de Chastenay ? fit-elle ironiquement, tandis qu’il lui offrait la main pour l’aider à remonter en voiture.

Le ministre leva sur elle un regard chargé d’innocente surprise :

— Naturellement !... Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour rien... par simple curiosité ! C’est bien mon tour, ne croyez-vous pas ? A bientôt, mon cher duc ! J’ai été, moi aussi, ravie de vous connaître.

Comme la voiture démarrait, Marianne se laissa aller sur les coussins, partagée entre l’envie de crier sa fureur, de pleurer et d’éclater de rire. Avait-on jamais rien vu de plus ridicule ? La tragédie s’achevait en farce ! Elle avait cru aller vers le destin dramatique d’une héroïne de roman... et elle avait récolté une invitation à dîner ! N’était-il pas incroyable, ce ministre de la Police qui, souhaitant rencontrer quelqu’un, ne connaissait pas d’autre moyen que de l’envoyer chercher par les gendarmes ? Et, là-dessus, il assurait le malheureux abasourdi de son indéfectible amitié ?

— Je suis bien contente de revoir, Madame, dit Agathe près d’elle. J’ai eu si peur quand ce gendarme nous a menées ici !...

Regardant sa femme de chambre, Marianne vit que ses joues étaient encore brillantes de larmes et ses yeux gonflés.

— Et tu as cru que je n’en sortirais qu’entre deux gendarmes, enchaînée et en route pour Vincennes ? Non, ma pauvre Agathe ! Je ne suis pas un personnage si important ! On m’a fait venir uniquement pour voir quelle figure j’avais ! Il faut nous résigner, ma chère enfant, nous ne sommes plus la maîtresse bien-aimée de l’Empereur ! Nous ne sommes plus que princesse.

Et pour bien montrer à quel point elle était résignée, Marianne se mit à pleurer à chaudes larmes, portant ainsi à son comble le désarroi de la pauvre Agathe. Elle pleurait encore quand la voiture franchit le portail de l’hôtel d’Asselnat, mais ses larmes s’arrêtèrent net devant le spectacle qui s’offrait à elle : la vieille demeure était illuminée depuis les communs jusqu’à son noble toit à la Mansard.

L’éclat des bougies ruisselait de toutes les fenêtres dont la plupart, ouvertes, montraient les salons remplis de fleurs et d’une foule élégante qui se déplaçait au son des violons. Les échos d’un ballet de Mozart vinrent jusqu’à la jeune femme abasourdie qui regardait sans comprendre et commençait à se demander si elle ne s’était pas trompée de porte. Mais non, c’était bien sa maison, sa maison où l’on donnait une fête... et c’étaient bien ses valets qui, en grande livrée, se tenaient sur le perron armés de chandeliers.

Aussi éberlué qu’elle-même, Gracchus avait arrêté ses chevaux au milieu de la cour et, les yeux écarquillés, regardait sans songer à s’avancer ou même à mettre pied à terre. Mais le fracas des roues ferrées sur les pavés de la cour avait dû dominer le son des violons. Il y eut un cri, quelque part dans la maison.

— La voilà !

Et, en un instant, le perron se couvrit d’un groupe de femmes en robe de soirée, d’hommes en frac au milieu desquels souriaient la figure pointue, la barbiche et les vifs yeux noirs d’Arcadius de Joli-val. Mais ce ne fut pas lui qui s’avança vers la voiture... Du groupe se détacha un homme très grand et suprêmement élégant dont la boiterie légère s’appuyait sur une canne à pommeau d’or. Le visage hautain, les froids yeux bleus s’éclairaient d’un sourire plein de chaleur et Marianne, muette de stupeur, vit M. de Talleyrand écarter d’un geste les valets, marcher jusqu’à la voiture, en ouvrir lui-même la portière et lui offrir sa main gantée en disant d’une voix forte :

— Soyez la bienvenue dans la demeure de vos ancêtres, Marianne d’Asselnat de Villeneuve ! La bienvenue aussi parmi vos amis et parmi vos pairs ! Vous revenez d’un plus long voyage que vous ne l’imaginez, mais nous sommes tous réunis ici, ce soir, pour vous dire combien nous en sommes profondément heureux !

Pâle tout à coup et les yeux égarés, Marianne regarda la foule brillante qui lui faisait face. Elle vit au premier rang Fortunée Hamelin qui riait et pleurait, elle vit aussi Dorothée de Périgord en blanc et Mme de Chastenay qui lui faisait des signes dans son taffetas mauve, elle vit d’autres visages encore qui, jusque-là, ne lui avaient pas été très familiers, mais auxquels elle pouvait attribuer les plus grands noms de France : Choiseul-Gouffier, Jaucourt, La Marck, Laval, Montmorency, La Tour du Pin, Bauffremont, Coigny, tous ceux qu’elle avait rencontrés rue de Varenne quand elle était simple lectrice de la princesse de Bénévent. D’un seul coup, elle comprit qu’ils étaient venus là, ce soir, entraînés par Talleyrand, non seulement pour l’accueillir, mais pour lui rendre enfin la place qui, par droit de naissance, était la sienne et que seul le malheur lui avait fait perdre.

La vision des robes claires, des joyaux scintillants se brouilla. Marianne posa dans la main offerte ses doigts soudain tremblants. Elle descendit, s’appuyant lourdement à cette main amie.

— Et maintenant, s’écria Talleyrand, place, mes amis, place à Son Altesse Sérénissime la princesse Sant’Anna à qui j’offre, en votre nom et au mien, tous nos vœux de bonheur les plus chaleureux !

Aux applaudissements de toute la société, il l’embrassa sur les deux joues avant de lui baiser la main.

— Je savais bien que vous nous reviendriez ! chuchota-t-il contre son oreille. Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit, aux Tuileries, un jour d’orage ? Vous êtes l’une des nôtres et vous n’y pourrez jamais rien changer.

— Croyez-vous que l’Empereur pense comme vous ?

L’Empereur ! Toujours l’Empereur ! Malgré elle, Marianne n’arrivait pas à échapper à l’idée obsé-dante de l’homme qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer toujours.

Talleyrand fit la grimace.

— Il se-peut que vous ayez quelques ennuis de ce côté... mais venez, on vous attend ! Nous parlerons plus tard.

Triomphalement, il mena la jeune femme vers ses amis. En un instant, elle fut entourée, embrassée, félicitée et passa des bras, abondamment parfumés à la rose, de Fortunée Hamelin à ceux, fleurant bon le tabac et l’iris, d’Arcadius de Jolival. Elle se laissait faire, incapable même de penser. Tout cela était trop soudain, trop inattendu, et Marianne avait peine à réagir. Tandis que, dans le grand salon, Talleyrand portait un toast à son retour, elle prit Arcadius à part.

— Tout cela est très touchant, très agréable, mon ami, mais je voudrais comprendre. Comment avez-vous su que je rentrais ? Tout semble préparé comme si vous m’attendiez ?

— Mais je vous attendais. J’ai été certain que vous rentriez aujourd’hui quand on a apporté ceci.

Ceci, c’était un large papier timbré d’un sceau dont l’aspect fit battre plus vite le cœur de Marianne. Le sceau de l’Empereur ! Mais le texte, très sec, n’avait rien de réconfortant.

« Par ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi, la princesse Sant’Anna devra se présenter le mercredi 20 juin, à quatre heures de relevée, au Palais de Saint-Cloud. » C’était signé : « Duroc, duc de Frioul, grand maréchal du Palais. »

— Mercredi 20, c’est demain, remarqua Jolival, et on ne vous convoquerait pas si l’on ne savait que vous serez à même de vous y rendre ? Donc, cela signifiait que vous rentriez aujourd’hui... De plus, Mme de Chastenay est accourue ici en sortant de chez le duc de Rovigo.

— Comment pouvait-elle savoir que l’on ne me garderait pas ?

— Elle l’a demandé à Savary, tout simplement... mais venez, chère Marianne. Je n’ai pas le droit de vous accaparer ainsi. Vos hôtes vous réclament. Vous n’imaginez pas à quel point vous êtes devenue célèbre depuis que Florence a communiqué ici la nouvelle de votre mariage...

— Je sais... mais, mon ami, j’aurais tellement préféré demeurer seule avec vous, au moins ce soir. J’ai tant à vous dire !

— Et j’ai tant à entendre ! répondit Arcadius en serrant affectueusement le bout des doigts de son amie. Mais M. de Talleyrand m’avait fait promettre de l’avertir dès que je saurais quelque chose. Il tenait à ce que votre rentrée ici eût quelque chose de... triomphal...

— Une façon comme une autre de me faire entrer... un peu de force, dans son clan, n’est-ce pas ? Mais il faudra pourtant bien qu’il admette qu’en moi rien n’est changé. Mon cœur ne saurait évoluer si vite.

Songeuse, elle considérait l’ordre impérial qu’elle n’avait pas lâché, cherchant à évaluer ce qui se cachait derrière les mots si brefs, presque menaçants. Elle l’agita légèrement sous le nez de Jolival.

— Qu’en avez-vous pensé en le recevant ?

— Honnêtement, rien du tout !... On ne peut jamais savoir ce que l’Empereur a derrière la tête. Mais je parierais qu’il n’est pas content.

— Ne pariez pas, vous gagneriez, soupira Marianne. Je peux certainement m’attendre à passer au moins un mauvais moment ! Pour l’instant, soyez gentil, Arcadius, continuez à vous occuper de mes hôtes pendant que je vais me rafraîchir un peu et me changer. Après tout, je tiens, pour cette première fois, à remplir dignement mon rôle de maîtresse de maison. Je leur dois bien cela.

Elle allait se diriger vers l’escalier quand elle se ravisa :

— Dites-moi, Arcadius. Avez-vous des nouvelles d’Adélaïde ?

— Aucune, fit Jolival en haussant les épaules. Le Théâtre des Pygmées est fermé pour le moment et je me suis laissé dire qu’il s’est momentanément transporté... aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Je suppose qu’elle y est aussi.

— Quelle histoire stupide ! Enfin, cela la regarde ! Et...

Marianne eut une toute légère hésitation puis, se décidant :

— ... et Jason ?

— Pas de nouvelles non plus, répondit Arcadius impassible. Il a dû faire voile vers l’Amérique et votre lettre l’attend sans doute encore à Nantes.

— Ah !

Ce fut presque un soupir, une très petite exclamation si brève qu’il était impossible d’y déceler un sentiment, pourtant il traduisait un bizarre pincement au cœur. Bien sûr, la lettre laissée à Patterson n’avait plus d’importance, bien sûr les dés étaient jetés, les jeux étaient faits et il n’y avait plus à y revenir, mais c’étaient des semaines d’espoir qui débouchaient ainsi sur le vide. Marianne découvrait que la mer était immense et qu’un navire n’y était qu’un fétu, qu’elle avait lancé un cri dans l’infini et que l’infini n’avait pas d’écho. Jason ne pouvait plus rien pour elle... et pourtant, tout en remontant lentement vers sa chambre, Marianne découvrait qu’elle avait toujours la même envie de le revoir... C’était étrange alors même que, dès le lendemain, il lui faudrait affronter la colère de Napoléon, soutenir encore, en face de lui, une de ces luttes épuisantes où l’amour la laissait si vulnérable... Il y aurait là une heure difficile. Cependant, elle ne s’en inquiétait pas. Obstinément, sa pensée retournait sur la mer, à la suite d’un navire qui n’était pas entré au port de Nantes. C’était drôle, d’ailleurs, cette Insistance avec laquelle revenait le souvenir du marin ! C’était comme si la jeunesse de Marianne, peuplée de rêves un peu tous et du désir profond, presque viscéral, de l’aventure, s’accrochait à lui, l’homme de l’aventure par excellence, pour refuser la réalité et survivre encore.

Pourtant, l’heure de l’aventure était passée. En écoutant le brouhaha distingué, sur une ariette de Mozart, qui montait vers elle par la fenêtre ouverte, la nouvelle princesse pensa que c’était le prélude à une tout autre vie, une vie adulte, toute de calme, de dignité que l’enfant pourrait partager. Quand, demain, elle aurait fini de s’expliquer avec l’Empereur, il n’y aurait plus rien d’autre à faire que laisser couler les jours... que vivre comme tout le monde ! Hélas !... A moins que, malgré son mariage, Napoléon eût gardé assez d’amour pour elle, à moins qu’à nouveau il n’arrachât la mère de son enfant à cette vie terne qu’elle n’imaginait pas sans inquiétude, à moins que Marianne ne fût assez forte pour reprendre l’homme qu’elle aimait...

2 LA PREMIERE FELURE

4 heures sonnaient à l’horloge encastrée dans le fronton central du palais de Saint-Cloud quand Marianne gravit le grand escalier construit au siècle précédent. Elle se sentait mal à l’aise, moins à cause des regards qui, depuis la cour d’honneur, s’étaient attachés à elle et dont elle se sentait suivie, qu’à la pensée de ce qui l’attendait dans cette demeure inconnue. Deux mois et demi s’étaient écoulés depuis la dramatique scène des Tuileries et c’était la première fois qu’elle allait « le » revoir. Cela suffisait à faire trembler son cœur.

Une petite note, jointe à la convocation impériale, lui avait indiqué que, la cour portant actuellement le deuil du prince royal de Suède, les grands atours n’étaient pas de mise et qu’elle devait se présenter en « robe ronde » et « coiffure de fantaisie ». Elle avait donc opté pour une robe sans traîne en épais satin blanc et sans autre ornement que des manches-ballons assez volumineuses et l’agrafe d’or et de perles qui marquait, sous les seins, son étroite ceinture. Une toque de même tissu, garnie de plumes d’autruche noires et blanches qui frisaient le long de son cou, coiffait son opulente chevelure sombre et une grande écharpe de cachemire noir et or drapait l’une de ses épaules pour glisser doucement, derrière son dos, jusqu’au creux de l’autre bras. Des perles en poire aux oreilles et des bracelets d’or portés sur les longs gants blancs montant jusqu’au bord des manches complétaient une toilette que toutes les femmes regardaient avec une admirative curiosité. Sur ce point, d’ailleurs, Marianne n’avait aucune inquiétude. Elle en avait médité chaque détail, depuis la simplicité voulue de la robe qui rendait pleine justice à la ligne de ses jambes jusqu’à l’absence de joyaux autour de son long cou souple pour ne pas rompre l’harmonie de sa courbe qui s’attachait avec tant de grâce aux épaules rondes. Jusqu’à la lisière neigeuse de la robe, audacieusement décolletée, sa peau dorée laissait voir sans entrave son éclat chaleureux auquel, Marianne le savait bien, Napoléon s’était toujours montré sensible. Sur le plan physique, sa réussite était totale et sa beauté parfaite. Restait le plan moral.

A cause de la proximité de cette entrevue, elle n’avait guère dormi la nuit précédente et avait eu tout le temps de composer son attitude. Elle en était arrivée à cette conclusion que se présenter en posture de coupable serait la dernière des sottises. Napoléon ne pouvait rien lui reprocher sinon d’avoir assuré, sans lui demander son avis, l’avenir de leur enfant commun. Et cet avenir était fastueusement assuré. C’était donc en femme certaine de son pouvoir, en maîtresse décidée à reprendre son amant, qu’elle entendait s’approcher de lui. Elle était lasse de toutes ces élégies qu’elle avait entendues, depuis son entrée en France, sur le couple de tourtereaux que formaient Napoléon et Marie-Louise. Jusqu’à la nuit dernière où, avec un sourire qui sentait son libertin, Talleyrand lui avait susurré que l’Empereur passait le plus clair de son temps, sinon dans le lit de sa femme, du moins enfermé avec elle.

— Tous les matins, il assiste à sa toilette, choisit ses robes, ses bijoux. Jamais il ne la trouve assez magnifiquement parée ! Le seigneur de la guerre est devenu celui d’une fort tendre guerre.

Dans cette guerre amoureuse, Marianne était fermement décidée à faire diversion. Elle avait trop subi, depuis que ce mariage avait été annoncé, trop souffert les ravages d’une jalousie quasi animale quand elle évoquait « leurs » nuits tandis que s’étiraient interminablement les siennes. Elle se savait très belle, bien plus que « l’autre », et capable de faire perdre la tête à n’importe quel homme. Aujourd’hui, elle était décidée à vaincre. Ce n’était pas l’Empereur qu’elle allait voir, c’était un homme qu’elle voulait à tout prix garder. Et c’était peut-être à cause de cela que son cœur battait si lourdement quand elle atteignit le salon d’attente du premier étage où, traditionnellement, se tenaient en permanence, quand Leurs Majestés recevaient, le préfet du Palais et quatre dames de l’Impératrice.

Marianne savait qu’elle y retrouverait ce jour-là Mme de Montmorency et la comtesse de Périgord qui lui avaient dit la veille être de service.

— Le protocole veut, avait ajouté Dorothée, que l’une des dames du palais vous présente à la dame d’honneur et au préfet du Palais avant que vous ne soyez introduite dans le salon de présentation. Le préfet, le marquis de Bausset, est un homme charmant, mais la dame d’honneur, la duchesse de Montebello est, selon moi, une affreuse chipie. Le malheur veut que l’Impératrice ne voie que par elle, n’aime qu’elle et n’ait confiance qu’en elle, peut-être pour la consoler du malheureux boulet autrichien qui a tué ce pauvre Lannes. Heureusement, je serai là. C’est moi qui vous présenterai à elle et, avec moi, Mme de Montebello prend des gants.

Cela, Marianne voulait bien le croire, connaissant le caractère de la jeune comtesse qui n’aurait certainement jamais permis à Mme Lannes d’oublier qu’elle était née princesse de Courlande. Aussi fût-ce avec un sourire sans contrainte qu’elle s’avança vers son amie qui, de son côté, venait à elle. Mais les deux jeunes femmes eurent à peine le temps de se saluer qu’un troisième personnage intervint.

— Voilà donc une revenante ! s’écria la voix joyeuse de Duroc. Et quelle revenante ! Ma chère, c’est une vraie joie de vous retrouver ! Et quelle beauté ! Quelle élégance ! Vous êtes... ma foi, je ne trouve pas les mots !

— Dites « impériale » et vous ne serez pas loin de la vérité, fit Dorothée de sa voix un peu masculine, tandis que Duroc s’inclinait sur les doigts de Marianne. Il faut bien avouer, ajouta-t-elle en baissant légèrement le ton, que notre chère souveraine ne lui vient pas à la cheville ! J’ai toujours soutenu, d’ailleurs, que les robes de Leroy n’étaient pas faites pour être portées par n’importe qui !

— Oh ! protesta le grand maréchal du Palais, n’importe qui ? Une Habsbourg ? Madame la comtesse, votre franc-parler vous jouera des tours !

— Dites plutôt ma connaissance imparfaite du français, riposta Dorothée avec son grand rire brusque. J’ai voulu dire que toutes les silhouettes ne s’en accommodaient pas. Il faut être mince et souple avec de longues jambes, ajouta-t-elle en jetant à sa propre silhouette, dans une glace voisine, un regard approbateur, et Sa Majesté aime un peu trop les pâtisseries.

Mme de Périgord, pour sa part, était d’une parfaite élégance et, la veille, Marianne avait été frappée de son changement : la fillette aux grands yeux, que d’aucuns jugeaient laide et trop maigre, s’épanouissait pour devenir une vraie beauté. Même Marianne ne portait pas plus élégamment les difficiles créations de Leroy. La robe qu’elle arborait ce jour-là, faite de bandes alternées d’épaisse dentelle blanche et de velours noir, aurait écrasé un corps moins nerveusement racé que le sien. Gentiment, elle glissa son bras sous celui de Marianne.

— C’est merveilleux de vous voir redevenue vous-même ! soupira-t-elle. En vérité, nous voilà bien loin de Mlle Mallerousse et de la signorina Maria-Stella !

Marianne, malgré son empire sur elle-même, se sentit rougir.

— Je me fais l’effet d’être une espèce de caméléon, soupira-t-elle. Et je ne suis pas sans inquiétude quant à la façon dont le commun des mortels doit me juger.

Les beaux sourcils noirs de Mme de Périgord se relevèrent jusqu’au milieu de son front.

— Le commun des mortels ne se permettrait pas de juger, ma chère ! Quant à vos pairs, disons qu’ils en ont vu d’autres. Est-ce que vous ne savez pas que mon grand-père était garçon d’écurie chez la tzarine Elisabeth avant de devenir son amant et d’épouser la duchesse de Courlande ? Cela ne m’empêche nullement d’être très fière de lui... c’est même celui de mes ancêtres que je préfère !... Et quant à certains de vos émigrés j’en connais qui ont exercé des métiers infiniment moins élégants que servir de lectrice à une princesse ou donner des concerts ! Cessez de vous tourmenter ainsi et venez que je vous présente à notre Cerbère.

— Un petit moment ! fit Marianne en se tournant vers Duroc. Pourriez-vous me donner, monsieur le duc, l’explication de l’ordre que vous m’avez envoyé ? Pourquoi suis-je ici ?

Le visage rond aux traits un peu indécis du grand maréchal du Palais se plissa en un large sourire.

— Mais... pour être présentée à Leurs Majestés, rien de plus... c’est la règle ! Normalement cela aurait dû se faire au cours d’une soirée, mais puisque nous sommes en deuil...

— Rien de plus ? fit Marianne soupçonneuse. Vous en êtes sûr ? Vous êtes certain que Sa Majesté ne me réserve pas un tour de sa façon ?

— Mais oui ! L’Empereur m’a ordonné de vous convoquer et je vous ai ordonné, en son nom, de vous présenter. Au surplus, ajouta-t-il en tirant sa montre, il est l’heure d’entrer dans le salon et Mme de Montebello n’a pas encore paru. Elle doit être retenue chez l’Impératrice. Mais cela n’a que peu d’importance. J’ai autant qu’elle le privilège de présenter les nouveaux venus. Venez, madame.

Dans le salon voisin, dont deux valets en livrée vert et or ouvraient les doubles portes, les invités pénétrèrent lentement et se rangèrent autour de la pièce, les femmes devant, les hommes derrière. Seul, Duroc demeura auprès de Marianne qu’il avait d’ailleurs placée un peu à l’écart et non loin de la porte par laquelle devait entrer le couple impérial. Il y avait beaucoup de monde, mais la jeune femme, reprise à la fois par l’anxiété et par la hâte de revoir l’homme qu’elle aimait toujours, n’accorda même pas un regard aux autres invités. Ils formaient pour elle une masse brillante d’uniformes, français ou étrangers, et de robes où elle ne cherchait pas même à distinguer un visage. Elle s’était seulement bornée à vérifier au passage, devant l’une des hautes glaces, sa toilette et son aspect général. Une seule pensée occupait son esprit : comment allait-il la recevoir ?

Elle avait cru, d’abord, qu’elle n’aurait affaire qu’à lui seul, qu’il la ferait conduire à son cabinet pour lui parler sans témoins. Elle n’avait pas imaginé qu’elle aurait à faire face à une présentation en règle. La déception qu’elle en éprouvait était cruelle. C’était comme si Napoléon lui avait fait signifier qu’elle n’était plus rien pour lui, qu’une femme comme les autres ! Se pouvait-il qu’il fût tombé à ce point amoureux de cette grosse Allemande ? Et puis, la réputation des algarades et des compliments à rebours dont Napoléon gratifiait certaines femmes, en public, était trop bien assise pour qu’elle ne redoutât pas le moment où elle se trouverait en face de lui, avec toutes ces paires d’yeux, toutes ces oreilles avides braquées sur eux.

— Leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice ! claironna la voix du maître de cérémonie.

Marianne tressaillit. Ses nerfs se tendirent. Les grandes portes s’ouvrirent et le cœur de la jeune femme manqua un battement. Les mains au dos, de son pas rapide, Napoléon s’avançait.

Un peu en arrière de lui et plus lentement, Marianne vit approcher Marie-Louise, plus rose que jamais dans une robe blanche garnie de roses de même teinte et soutachée d’argent.

« Elle a grossi », jugea Marianne avec une joie vengeresse.

A la suite du couple, un groupe de hauts personnages entra, mais se tint au fond de la salle, tandis que l’Empereur et l’Impératrice en faisaient le tour, pliant les robes de soie et les habits brodés en interminables révérences. Marianne reconnut la ravissante princesse Pauline, sœur de Napoléon, et le duc de Wurtzbourg, oncle de Marie-Louise. Dans la file des invités, elle était la troisième après deux dames de haute mine et beaucoup plus âgées qu’elle, mais, trois minutes plus tard, elle eût été Incapable de dire le nom de ses voisines ou de répéter ce que Napoléon leur avait dit, car ses oreilles s’étaient emplies d’un brouillard sonore. La voix forte de Duroc parvint pourtant à le percer.

— Daigne Votre Majesté me permettre de lui présenter, comme elle l’a ordonné. Son Altesse Sérénissime la princesse Corrado Sant’Anna, marquise d’Asselnat de Villeneuve, comtesse de Cappanori et de Galleno, de...

La longue liste des titres que lui avait valus son mariage tomba sur Marianne comme le poids d’une sentence. En même temps, ses genoux plièrent pour cette profonde révérence qui était presque un agenouillement et exigeait infiniment plus de grâce, de souplesse et de sens de l’équilibre. Les tempes battantes et les yeux troubles, Marianne entendit la fin de ses titres avec, pour seule perspective, deux jambes vêtues de soie blanche et des escarpins à boucles d’argent. Puis il y eut un silence. L’Empereur était si près qu’elle entendait sa respiration mais, terrifiée soudain, elle n’osait pas lever les yeux. Qu’allait-il dire ?

Tout à coup, une main qu’elle connaissait bien se lendit vers elle pour l’aider à se relever, tandis que, d’une voix calme, Napoléon déclarait :

— Relevez-vous, madame ! Voici longtemps, il me semble, que nous attendions votre visite.

Elle osa alors le regarder, croiser le regard gris-bleu où elle ne lut aucune colère, mais plutôt une sorte d’amusement et, du coup, elle se demanda si par hasard il ne se moquait pas d’elle. Il y avait vraiment beaucoup de gaieté dans le sourire qu’il lui adressait.

— Nous sommes heureux aussi de vous féliciter de votre mariage et de constater qu’il ne vous a pas changée. Vous êtes toujours aussi belle !

C’était à peine un-compliment. Tout juste une constatation ! Pourtant, son regard rapide parcourut le ravissant visage rougissant, les épaules et la gorge offerte qui palpitait si près de lui, mais Marianne, soudain dégrisée, ne put rien lire dans ce regard. D’ailleurs, il se tournait déjà vers Marie-Louise pour lui présenter la jeune femme et celle-ci, bon gré mal gré, dut rééditer sa révérence pour la femme qu’entre toutes elle détestait. Mais, avant de plonger, elle eut le temps de remarquer la lippe mécontente qu’accentuait encore la fameuse lèvre Habsbourg.

— Bonjour ! fit la voix maussade de l’Impératrice.

Rien de plus ! Avait-elle reconnu celle qui, au lendemain de son mariage, avait causé aux Tuileries cet affreux scandale, celle qu’elle avait surprise sanglotant aux pieds de l’Empereur et qu’elle avait appelée « la vilaine femme » ? Marianne l’aurait juré. En se relevant, elle ne put empêcher ses yeux de défier silencieusement Marie-Louise avec une joie sauvage. Il y eut un choc, presque électrique, dont Marianne jouit âprement. L’Autrichienne la détestait, elle en était certaine et trouvait à cela une grisante sensation de triomphe. La haine, d’autant plus violente qu’elle était impalpable, vibrait entre les deux femmes à la manière de l’air surchauffé d’un jour d’orage, une haine qui donnait peut-être la mesure de la crainte qui l’inspirait ? Autour d’elle, Marianne avait conscience des respirations contenues, d’une attente un peu cruelle. Allait-on voir, dès la première rencontre, s’affronter la nouvelle épouse et la dernière maîtresse ?

Mais non. Avec un hochement de tête, Marie-Louise passait et rejoignait son époux qui, durant cet instant cependant bref, avait traversé la moitié de la salle.

— Allons ! chuchota à son oreille la voix basse de Duroc. Les choses sont allées mieux que je ne l’espérais. Dès que ce sera fini, vous viendrez avec moi.

— Et pourquoi ?

— Mais voyons... parce que maintenant vous allez être reçue en audience privée. L’Empereur m’a dit de vous conduire à son cabinet de travail après la réception. Vous n’imaginiez pas qu’il en avait fini avec vous en quelques mots polis ?

Le cœur de Marianne bondit de joie. Seul ! Elle allait le voir seul ! Tout ce qui venait de se passer n’était que le reflet de l’étiquette, l’indispensable cérémonie à laquelle obligeait son nouveau rang, mais, cette fois, elle allait le retrouver en tête à tête, l’avoir un peu à elle toute seule... et tout n’était peut-être pas perdu comme elle l’avait cru en écoutant son ironique bienvenue.

Duroc, amusé, reçut en plein visage un regard où scintillaient des milliers d’étoiles. Il se mit à rire.

— Je savais bien que ceci vous plairait mieux que cela. Mais... n’ayez tout de même pas trop d’espoir. Le nom que vous portez vous mettait à l’abri d’un esclandre public. Cela ne veut pas dire qu’on ne vous dira, en privé, que des douceurs.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

Duroc tira sa tabatière, prisa puis chiquenauda son superbe habit de velours violet brodé d’argent pour en faire tomber les brindilles de tabac. Ceci fait, il eut un petit rire.

— Ce qui pourrait le mieux répondre à votre question, ma chère, ce sont les débris de l’un des plus beaux vases de Sèvres de ce palais qui a connu l’anéantissement sous l’auguste main de Sa Majesté le jour où elle a appris votre mariage.

— Et vous croyez me faire peur ? fît Marianne. Vous ne savez pas à quel point vous me faites plaisir, au contraire. Rien, je crois, ne pouvait me rendre plus heureuse. J’ai eu peur, oui, mais c’était tout à l’heure...

C’était vrai. Peur de sa politesse superficielle, peur de son sourire de commande, peur de son indifférence... La pire de ses fureurs... mais pas ça ! C’était la seule chose contre laquelle Marianne se sentait désarmée.

Le cabinet de l’Empereur, à Saint-Cloud, ouvrait de plain-pied sur la grande terrasse fleurie de roses et de pélargoniums. Une toile rayée, prolongeant les fenêtres, et les branches de vieux tilleuls y entretenaient une ombre douce qui faisait plus éclatant le soleil où baignaient les vastes pelouses. Et bien que le décor fût sensiblement le même qu’aux Tuileries, l’atmosphère de travail s’y trouvait beaucoup adoucie par les senteurs de l’été et la beauté de ces jardins vert et or qu’une joie de vivre avait ordonnés.

Abandonnant son cachemire sur le bras d’un fauteuil, Marianne se dirigea vers l’une des hautes portes-fenêtres pour trouver dans la contemplation des perspectives un dérivatif à une attente qu’elle imaginait assez longue. Mais elle eut à peine le temps d’en atteindre le seuil que le pas rapide de l’Empereur sonnait sur les dalles de la galerie extérieure. La porte s’ouvrit, claqua... Marianne, de nouveau, s’abîma dans sa révérence...

— Personne ne fait la révérence comme toi ! remarqua Napoléon.

Il était resté débout près de la porte, les mains nouées derrière le dos à son habitude, et la regardait. Mais il ne souriait pas. Comme tout à l’heure, il ne faisait que constater un fait, non tourner un compliment destiné à plaire. D’ailleurs, et avant même que Marianne eût trouvé une réponse, il avait traversé la pièce, s’était assis à son bureau et désignait un siège.

— Assieds-toi, dit-il brièvement, et raconte !

Un peu suffoquée, Marianne s’assit machinalement tandis que, sans paraître lui accorder plus d’attention, il se mettait à fourrager dans les piles de papiers et les cartes qui encombraient sa table de travail. A mieux le regarder, la jeune femme le trouva à la fois grossi et fatigué. Sa peau mate et pâle était plus jaune, de ce jaune que prend l’ivoire en vieillissant. Les joues plus pleines accusaient le cerne des yeux, le pli un peu las des lèvres.

« Cette cavalcade, de fête en fête à travers les provinces du Nord, a dû être exténuante ! » songea Marianne, refusant résolument les insinuations de Talleyrand sur les occupations principales du couple impérial. Mais il releva brièvement les yeux vers elle.

— Eh bien ? J’attends...

— Raconter... quoi ? fit-elle doucement.

— Mais tout... ce mariage ahurissant ! Je te tiens quitte de la raison, je la connais.

— Votre Majesté... connaît la raison ?

— Naturellement. Il se trouve que Constant a un faible pour toi. Lorsque j’ai appris... ce mariage, il m’a tout dit, afin, très certainement, de t’éviter le plus gros de ma colère !

Fût-ce l’évocation de cette colère, toujours un peu à fleur de peau chez lui, mais le poing de Napoléon s’abattit soudain sur le bureau :

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? J’avais le droit, il me semble, d’être averti, et tout de suite.

— Sans doute ! Mais, Sire, puis-je demander à Votre Majesté ce que cela aurait changé ?

— Changé à quoi ?

— Disons... à la suite des événements ? Et puis, en vérité, je me voyais mal, après la façon dont nous nous étions quittés, le soir du concert, redemandant audience à Votre Majesté pour lui annoncer la nouvelle. J’aurais redouté d’être trop mal venue au milieu des fêtes de son mariage. Mieux valait disparaître et parer à l’événement par mes seules ressources.

— D’immenses ressources, à ce qu’il paraît, ricana-t-il. Un Sant’Anna ! Peste ! Ce n’est pas une mince trouvaille pour une...

— Je vous arrête, Sire ! coupa Marianne sèchement. Votre Majesté est sur le point d’oublier que le personnage de Maria-Stella n’était qu’un masque, une défroque de carnaval. Ce n’est pas elle qu’a épousée le prince Sant’Anna, mais bien la fille du marquis d’Asselnat. A notre degré de noblesse, cette union était simplement... normale ! Votre Majesté est d’ailleurs la seule à s’en étonner, d’après les échos que j’ai pu en recueillir depuis mon retour. La haute société parisienne a trouvé infiniment plus étonnant...

A nouveau le poing impérial s’abattit.

— Il suffit, madame ! Vous n’êtes pas ici pour m’apprendre comment réagit ou ne réagit pas le faubourg Saint-Germain. Je le sais mieux que vous ! Ce que je veux entendre, c’est comment vous en êtes venue à faire choix d’un homme que personne n’a jamais vu, qui vit terré sur ses domaines, caché même à ses serviteurs, une espèce de mystère vivant ! Il n’est tout de même pas venu vous chercher ici, j’imagine ?

La colère, Marianne l’éprouvait jusque dans ses propres nerfs, montait en lui. Elle redressa la tête, serra l’une contre l’autre ses mains gantées comme elle avait coutume de le faire dans les moments difficiles. D’autant plus calme en apparence qu’elle était plus inquiète en réalité, elle répondit :

— C’est l’un de mes parents qui a arrangé ce mariage... au nom de l’honneur de la famille.

— Un de vos parents ? Mais je croyais... Oh ! J’y suis ! Gageons qu’il s’agit de ce cardinal de San Lorenzo, cet insolent auquel cet imbécile de Clary a offert, pour vous plaire, sa voiture malgré mes ordres ! Un intrigant comme tous ses pareils !

Marianne se permit un sourire. Gauthier de Chazay était hors de portée de la colère impériale. Il n’avait rien à perdre à l’aveu qu’elle allait l’aire.

— Gagez, Sire, vous gagnerez ! C’est, en effet, mon parrain qui, en sa qualité de chef de notre famille, a choisi pour moi. Ce qui, aussi, était normal !

— Ce n’est pas mon avis.

Brusquement, Napoléon se leva et se mit à arpenter le tapis de son cabinet en une de ces promenades nerveuses dont il avait le secret.

— Ce n’est pas mon avis du tout, répéta-t-il. C’était à moi, le père, de choisir l’avenir de mon enfant. A moins, ajouta-t-il cruellement, que je ne m’abuse sur cette paternité ?

Aussitôt Marianne fut debout et lui fit face les joues en feu, les yeux fulgurants :

— Je ne vous ai jamais donné le droit de m’insulter, pas plus que de douter de moi ! Et j’aimerais, maintenant, savoir quel genre de dispositions Votre Majesté aurait bien pu prendre envers cet enfant, sinon contraindre d’abord sa mère à un mariage quelconque.

Il y eut un silence. L’Empereur toussota et détourna les yeux de ce regard étincelant qui s’attachait à lui, interrogateur jusqu’à l’insolence.

— Bien entendu ! Il ne pouvait en être autrement puisque, malheureusement, il ne m’était pas possible de reconnaître l’enfant. Du moins vous aurais-je confiés, l’une et l’autre, à l’un de mes fidèles, quelqu’un que j’eusse connu à fond, dont je serais sûr... sûr !...

— Quelqu’un qui eût accepté, les yeux fermés, la maîtresse de César... et la dot assortie. Car vous m’auriez dotée, n’est-ce pas, Sire ?

— Naturellement.

— Autrement dit : un complaisant ! Ne comprenez-vous pas, s’écria Marianne avec passion, que c’était cela, justement, que je n’aurais jamais pu supporter : être donnée... vendue plus exactement, par vous, à l’un de vos serviteurs ! Devoir accepter un homme de votre main !

— Votre sang aristocratique se serait révolté, sans doute, gronda-t-il, en mettant votre main dans celle de l’un de ces parvenus de la gloire dont j’ai fait ma cour, de l’un de ces hommes qui doivent tout à leur vaillance, au sang versé...

— ...et à votre générosité ! Non, Sire, je n’aurais pas rougi, en tant que Marianne d’Asselnat, d’épouser l’un de ces hommes, mais j’aurais préféré mourir plutôt que d’accepter d’être livrée, par vous, vous que j’aimais, à un autre... En obéissant au cardinal, je n’ai fait que suivre les usages de la noblesse qui veulent qu’une fille accepte, aveuglément, l’époux choisi par les siens. Ainsi, j’ai moins souffert.

— Voilà pour vos raisons ! fit Napoléon avec un froid sourire. Donnez-moi donc maintenant celles de votre... époux ! Qu’est-ce qui a pu pousser un Sant’Anna à épouser une femme enceinte d’un autre ?

Négligeant volontairement la grossièreté de l’intention, Marianne riposta du tac au tac :

— Le fait que l’autre soit vous ! Eh ! oui. Sire, sans vous en clouter vous avez été ma dot ! C’est l’enfant du sang de Bonaparte que le prince Corrado a épousé, en fait.

— Je comprends de moins en moins.

— C’est pourtant simple, Sire ! Le prince est, à ce que l’on dit, atteint d’une grave maladie que, pour rien au monde, il n’accepterait de transmettre. Il s’était donc volontairement condamné à voir mourir avec lui son vieux nom... jusqu’à ce que le cardinal de San Lorenzo vînt lui parler de moi. Il répugnait à une quelconque adoption, par orgueil de race, mais cet orgueil ne joue plus du moment qu’il s’agit de vous. Votre fils peut porter le nom des Sant’Anna et assurer la continuité.

A nouveau, le silence. Lentement, Marianne se dirigea vers la fenêtre ouverte. Elle étouffait tout à coup, saisie de la bizarre conscience d’avoir menti quand elle avait évoqué Corrado Sant’Anna. Malade, l’homme qu’elle avait vu monter si magistralement lldérim ? C’était impossible ! Mais comment expliquer à elle-même ? Cette réclusion volontaire, ce masque de cuir blanc qu’il portait pour ses chevauchées nocturnes ? Elle revoyait maintenant, avec une curieuse netteté, sur le fond ensoleillé du parc impérial, la haute et vigoureuse silhouette aperçue sous l’ample manteau noir claquant au vent de la course. Un malade, non ! Mais un mystère, et il n’était jamais bon d’offrir un mystère à Napoléon.

Ce fut lui qui rompit le silence.

— Soit ! dit-il enfin. J’admets ces raisons, elles sont valables et je peux les comprendre. Au surplus, nous n’avons jamais rien eu à reprocher au prince qui, depuis notre prise de pouvoir, s’est toujours comporté en sujet loyal. Mais... vous avez tout à l’heure prononcé une phrase étrange...

— Laquelle ?

— Celle-ci : on dit le prince atteint d’une grave maladie. Cet « on dit » laisse supposer que vous ne l’avez pas vu ?

— Rien n’est plus exact. Je n’ai vu de lui, Sire, qu’une main gantée qui, à travers un rideau de velours noir, s’est tendue vers la mienne durant la cérémonie du mariage religieux.

— Vous n’avez jamais vu le prince Sant’Anna ? s’écria Napoléon incrédule.

— Jamais ! assura Marianne avec, de nouveau, la conscience d’être en train de mentir.

Mais elle ne voulait, à aucun prix, qu’il sût ce qui s’était passé à la villa. A quoi bon lui parler du cavalier fantôme... et surtout de son étrange réveil, à la fin de la nuit ensorcelée, dans un lit jonché de fleurs de jasmin ?... Elle fut d’ailleurs immédiatement payée de ce mensonge car, enfin, Napoléon sourit. Lentement, il vint vers elle, s’approcha presque à la toucher et plongea ses yeux dans ceux de la jeune femme.

— Alors, fit-il d’une voix basse, intime, il ne t’a pas touchée ?

— Non, Sire... Il ne m’a pas touchée.

Le cœur de Marianne trembla. Le regard impérial s’était soudain chargé de douceur comme, tout à l’heure, d’une implacable froideur. Elle y retrouvait, enfin, l’expression qu’il avait, au temps de Trianon, et qu’elle avait tant souhaité y retrouver, ce charme qu’il savait si bien déployer quand il le voulait, cette façon de caresser du regard qui préludait si bien à l’amour. Il y avait des jours... et des nuits qu’elle rêvait de ce regard-là ! D’où venait donc-que, à cette minute, elle n’en éprouvât pas plus de joie ? Tout à coup, Napoléon se mit à rire :

— Ne me regarde pas ainsi ! On jurerait, ma parole, que je te fais peur ! Rassure-toi, tu n’as plus rien à craindre. C’est, toute réflexion faite, une excellente chose que ce mariage et tu as réussi un coup de maître ! Pardieu ! Je n’aurais pas fait mieux ! Un mariage superbe... et surtout un mariage blanc ! Sais-tu que tu m’as fait souffrir ?

— Souffrir ? Vous ?

— Moi ! Ne suis-je pas jaloux de ce que j’aime ? J’ai imaginé, alors, tant de choses...

« Et moi ? songea Marianne en évoquant avec rancune sa nuit infernale de Compiègne, moi qui ai cru devenir folle en apprenant qu’il n’avait pas su attendre quelques heures avant de mettre l’Autrichienne dans son lit, je n’ai rien imaginé sans doute ? »

Cette brusque bouffée de rancune était si violente qu’elle ne réalisa pas tout de suite qu’il l’avait prise clans ses bras et que c’était, maintenant, de tout près qu’il murmurait, de plus en plus bas, de plus en plus ardemment :

— Toi, ma sorcière aux yeux verts, ma belle sirène, aux mains d’un autre ! Ton corps livré à d’autres caresses, à d’autres baisers... Je te détestais presque de m’infliger cela et, tout à l’heure, quand je t’ai retrouvée... si belle ! Plus belle que mes souvenirs... J’ai eu envie de...

Un baiser étouffa le mot. C’était un baiser avide, impérieux, presque brutal, tout plein d’une ardeur égoïste, la caresse d’un maître à l’esclave soumise, mais il n’en bouleversa pas moins la jeune femme. Le seul contact de cet homme dont elle avait fait le centre de toutes ses pensées, de tous ses désirs, agissait toujours sur ses sens avec l’implacable exigence d’un tyran. Entre les bras de Napoléon, Marianne fondit aussi totalement que dans la nuit complice du Butard...

Pourtant, il se détachait déjà d’elle, s’éloignait, appelait :

— Roustan !

Le superbe Géorgien enturbanné apparut, impassible et rutilant, le temps de recevoir un ordre bref.

— Personne ici avant que je ne t’appelle ! Sur ta vie !

Le mameluk fit signe qu’il avait compris et disparut. Napoléon, alors, saisit la main de Marianne.

— Viens ! dit-il seulement.

Courant presque, il l’entraîna vers une porte qui se découpait dans l’un des panneaux de la pièce, découvrant un petit escalier en colimaçon qu’il lui lit gravir à toute allure. Cet escalier débouchait dans une chambre assez petite mais meublée avec le goût douillet et raffiné qui préside en général aux pièces faites pour l’amour. Les couleurs dominantes y étaient le jaune lumineux et le bleu doux, un peu éteint. Marianne, cependant, eut à peine le temps de jeter un regard à ce qui l’entourait, à peine le temps de penser à celles qui avaient dû la précéder dans cette discrète retraite. Avec l’habileté de la meilleure chambrière, Napoléon avait déjà ôté les épingles qui maintenaient la toque de satin blanc, ouvert la robe qui glissait à terre bientôt suivie du jupon et de la chemise, le tout à une incroyable vitesse. Il n’était plus question, cette fois, de lents et tendres préliminaires, de ce déshabillage savant et voluptueux qui, au soir du Butard, avait fait de Marianne la proie plus que consentante d’un affolant désir et qui, au temps de Trianon, donnait tant de charme à leurs préludes amoureux. En un rien de temps la sérénissime princesse Sant’Anna se retrouva, uniquement vêtue de ses bas et jetée en travers d’une courtepointe de satin jaune soleil, aux prises avec une sorte de soudard pressé qui la prit sans un mot, se contentant de lui dévorer les lèvres de baisers frénétiques.

Ce fut si brutal et si hâtif que, cette fois, le fameux charme n’eut même pas le temps de se manifester. En quelques minutes tout fut terminé. Et, en guise de conclusion, Sa Majesté lui posa un baiser sur le bout du nez et lui tapota la joue :

— Ma bonne petite Marianne ! fit-il avec une sorte d’attendrissement, tu es décidément la femme la plus exquise que j’aie jamais rencontrée. J’ai bien peur que tu ne me fasses faire des bêtises ma vie durant. Tu me rends fou !

Mais ces bonnes paroles étaient impuissantes à consoler la « bonne petite Marianne » qui, frustrée et furieuse en proportion, avait, au surplus, la désagréable sensation d’être un peu ridicule. Elle découvrait avec colère qu’au moment où elle avait cru retrouver vraiment son amant, renouer avec lui le fil précieux et enivrant de leurs amours d’antan, elle avait seulement assouvi le désir violent et inattendu d’un homme marié qui craignait peut-être d’être surpris par sa femme et qui, sans doute, regrettait déjà d’avoir perdu la tête. Outrée, elle arracha la courtepointe jaune pour en draper sa nudité et se leva. Sa chevelure, défaite, croula sur ses reins, l’enveloppant d’un noir manteau brillant.

— Votre Majesté me voit infiniment flattée de lui être agréable ! dit-elle froidement. Puis-je espérer qu’elle me conservera sa bienveillance ?

Il fronça les sourcils, fit la grimace et, à son tour, se leva :

— Allons, bon ! Voilà que tu boudes maintenant ? Voyons, Marianne, je sais bien que je ne t’ai pas accordé autant de temps qu’autrefois, mais tu es, je pense, assez raisonnable pour comprendre que bien des choses ont changé ici, que je ne peux plus me comporter envers toi comme...

— Comme un célibataire ! Je sais ! fit Marianne qui lui tourna carrément le dos pour aller remettre de l’ordre dans sa chevelure devant la glace de la cheminée.

Il la suivit, l’entoura de ses bras et posa un baiser sur son épaule nue puis se mit à rire :

— Tu devrais être très fière ! Tu es la seule femme capable de me faire oublier mes devoirs envers l’Impératrice, dit-il avec une maladresse qui ne fit qu’aggraver son cas.

— Mais... je suis Hère, Sire, fit-elle gravement. Je regrette seulement de ne vous les faire oublier que très peu de temps.

— Le devoir, que veux-tu...

— Et le souci d’avoir bientôt un héritier ! acheva-t-elle ironiquement, pensant le piquer.

Il n’en fut rien. Napoléon lui adressa un sourire rayonnant.

— Mais, j’espère bien qu’il ne se fera pas trop attendre ! Je veux un fils ! Bien entendu. Et j’espère que toi aussi tu me donneras un gros garçon. Nous l’appellerons Charles, si tu veux, comme mon père.

— Et comme un certain M. Denis ! riposta Marianne stupéfaite.

Voilà qu’il parlait enfant maintenant ? Et aussi naturellement que s’ils eussent été mariés de longue date. L’envie sournoise, mais impérieuse, de le contrarier lui vint :

— Ce sera peut-être une fille ! dit-elle envisageant cette éventualité pour la première fois, car, jusque-là, et Dieu seul savait pourquoi, elle avait toujours été persuadée que l’enfant à naître était un garçon.

Mais, décidément, elle n’avait aucune chance, ce soir, de le remettre en colère. Ce fut très joyeusement qu’il déclara :

— Je serais très heureux d’avoir une fille. J’ai déjà deux garçons, tu sais ?

— Deux ?

— Mais oui, un jeune Léon, né voici quelques années, et le petit Alexandre qui a vu le jour en Pologne le mois dernier.

Cette fois, Marianne, vaincue, se tut, plus blessée qu’elle ne voulait se l’avouer. Elle ignorait encore la naissance du fils de Marie Valewska et cela la choquait au plus haut point de se trouver ainsi placée au même rang que les autres maîtresses de l’Empereur, son enfant mis d’autorité, qu’elle le voulût ou non, dans une sorte de nursery pour bâtards impériaux.

— Félicitations ! fit-elle du bout des dents.

— Si tu as une fille, reprit Napoléon, nous lui donnerons un nom corse, un joli nom ! Laetitia, comme ma mère, ou Vannina... j’aime ces noms ! Maintenant, dépêche-toi de t’habiller. On va finir par s’étonner de la longueur de cette entrevue.

Et maintenant, il se souciait du qu’en-dira-t-on ? Ah ! vraiment, il avait changé ! Il était bien entré tout entier dans son nouveau personnage d’homme marié ! Rageusement, mais avec rapidité, Marianne réintégra ses atours. Il l’avait laissée seule peut-être par discrétion, mais plus sûrement par hâte de regagner son cabinet, se contentant de lui dire de descendre le rejoindre dès qu’elle serait prête. Marianne y mit d’ailleurs une hâte égale à la sienne : elle était pressée maintenant de quitter ce palais où son bel amour venait de recevoir, elle le sentait bien, une dangereuse fêlure. Elle aurait du mal à lui pardonner ce trop rapide intermède amoureux qui sentait son bourgeois d’une lieue !

Quand elle regagna le cabinet de travail. Napoléon l’attendait, son cachemire sur le bras. Avec gentillesse, il le lui posa sur les épaules, demanda, câlin tout à coup, comme un enfant qui veut se faire pardonner une sottise :

— Tu m’aimes toujours ?

Elle se contenta, pour répondre, d’un haussement d’épaules et d’un sourire un peu triste.

— Alors, demande-moi quelque chose ! Je voudrais te faire plaisir.

Elle fut sur le point de refuser puis, brusquement, se rappela ce que Fortunée, entre deux portes, lui avait raconté la veille et qui la souciait tellement. C’était le moment où jamais de faire plaisir à sa plus fidèle amie... et certainement d’ennuyer un peu l’Empereur. Le regardant bien en face, elle lui adressa cette fois un grand sourire.

— Il y a, en tout cas, quelqu’un à qui, à travers moi, vous pourriez faire plaisir, Sire !

— Qui donc ?

— Mme Hamelin. Il paraît que lorsque l’on a, chez elle, arrêté le banquier Ouvrard, on a également arrêté le général Fournier-Sarlovèze qui s’y trouvait tout à fait par hasard.

Si Marianne avait espéré contrarier Napoléon, elle avait pleinement réussi. Instantanément, le masque de César recouvrit le sourire aimable de l’instant précédent. Il retourna vers son bureau et, sans la regarder, déclara sèchement :

— Le général Fournier n’avait rien à faire à Paris, sans permission. Sa résidence est Sarlat ! Qu’il s’y tienne.

— On dirait, lit Marianne, que Votre Majesté ignore quels tendres liens l’unissent à Fortunée. Ils s’adorent et...

— Balivernes ! Fournier adore toutes les femmes et Mme Hamelin est folle de tous les hommes. Ils savent parfaitement se passer l’un de l’autre. S’il était chez elle, c’était sans doute pour une autre raison.

— Naturellement, admit Marianne sans s’émouvoir. Il souhaite éperdument retrouver sa place dans les rangs de l’Armée... et Votre Majesté le sait très bien !

— Je sais surtout ce qu’il est : un trublion, un agité, une mauvaise tête... qui me déteste et ne me pardonne pas de porter la couronne !

— Mais qui aime tant votre gloire ! fit doucement Marianne en s’étonnant d’ailleurs de trouver de tels arguments pour défendre un homme que, personnellement, elle détestait. Et Fortunée serait si heureuse !

Le regard, soudain soupçonneux, de Napoléon revint se poser sur elle.

— Cet homme... d’où le connaissez-vous ?

Une diabolique tentation vint à Marianne ! Comment réagirait-il si elle lui disait que Fournier avait tenté, la nuit de son auguste mariage, de la violer derrière une porte de jardin ? Furieusement sans doute ! Et cette fureur la paierait de bien des choses, mais Fournier, lui, la paierait peut-être de sa vie, ou d’une éternelle disgrâce, et il n’avait pas mérité cela, même s’il était insupportable et odieux !

— Le connaître, c’est beaucoup dire ! Je l’ai vu, un soir, chez Mme Hamelin. Il arrivait de son Périgord et venait la supplier d’intercéder pour lui. Je ne me suis pas tellement attardée. Il me semblait que le général et mon amie souhaitaient beaucoup un moment de solitude !

L’éclat de rire de l’Empereur lui montra qu’elle avait réussi. Il revint vers elle, lui prit la main, la baisa et sans la lâcher la conduisit vers la porte.

— Allons ! Tu as gagné ! Dis à ce polisson en jupons de Fortunée qu’elle reverra bientôt son coq de village ! Je vais le sortir de prison et, avant l’automne, il retrouva son commandement. Maintenant, sauve-toi vite ! J’ai à travailler.

Ils se saluèrent au seuil de la porte, lui d’une brève inclinaison du buste, elle de la rituelle révérence, aussi solennels, aussi impersonnels que s’ils n’avaient eu, derrière cette porte fermée, qu’une conversation de salon. Dans la galerie d’Apollon, Marianne retrouva Duroc qui l’attendait pour la reconduire à la voiture et lui offrit la main.

— Alors ? Contente ?

— Très, fit Marianne du bout des dents. L’Empereur a été... charmant !

— C’est une vraie réussite, approuva le grand maréchal. Vous voilà complètement rentrée en grâce ! Et vous ne savez pas encore à quel point ! Mais je peux vous le dire car vous recevrez certainement votre nomination avant peu.

— Ma nomination ? Quel genre de nomination ?

— Celle de dame du Palais, voyons ! L’Empereur a décidé que, en tant que princesse italienne, vous rejoindriez le groupe des grandes dames étrangères qui sont, désormais, attachées à ce titre à la personne de l’Impératrice : la duchesse de Dalberg, Mme de Périgord, la princesse Aldobrandini, la princesse Chigi, la comtesse Bonacorsi, la comtesse Vilain XIV... Cela vous revenait de droit.

— Mais je ne veux pas ! s’écria Marianne suffoquée. Comment a-t-il osé me faire cela, à moi ? M’attacher à sa femme, m’obliger à la servir, à lui tenir compagnie ? Il est fou !

— Chut donc ! intima précipitamment Duroc en jetant autour de lui un regard inquiet. N’imitez pas trop Mme de Périgord dans ses appréciations. Et, surtout, ne vous affolez pas. Les nominations sont décidées mais, d’abord, le décret n’est pas encore signé, encore que la comtesse Dorothée ait déjà pris son service ; ensuite, si j’en crois le caractère exclusif de la duchesse de Montebello, cette charge ne vous prendra pas beaucoup de temps. En dehors des grandes réceptions auxquelles vous serez tenue d’assister, vous n’approcherez guère l’Impératrice, n’entrerez pas dans sa chambre, ne lui parlerez pas, ne monterez pas dans sa voiture... Bref, c’est surtout une charge honorifique mais elle aura l’avantage de faire taire les ragots !

— S’il faut absolument que j’aie une charge à la Cour, ne pourrait-on me donner à un autre membre de la famille impériale ? La princesse Pauline, par exemple ? Ou, mieux encore, la mère de l’Empereur ?

Cette fois, le grand maréchal du Palais se mit à rire de bon cœur.

— Ma chère princesse, vous ne savez pas ce que vous dites ! Vous êtes beaucoup trop jolie pour cette charmante folle de Pauline et, quant à Mme Mère, si vous voulez périr d’ennui à brève échéance, je vous conseille de rejoindre le bataillon des graves et pieuses dames qui composent son entourage. Quand la duchesse d’Abrantès reviendra du Portugal, demandez-lui donc comment elle, qui cependant connaît Mme Laetitia depuis l’enfance, supporte l’atmosphère de l’hôtel de Brienne et les interminables parties de reversi qui en sont la distraction majeure ?

— C’est bon, fit Marianne avec un soupir résigné, je suis battue une fois de plus ! Je serai donc dame du Palais ! Mais pour l’amour du ciel, mon cher duc, ne précipitez pas la signature de ce fameux décret ! Plus tard il viendra...

— Oh ! avec un peu de chance, je peux le faire traîner jusqu’en août... ou peut-être septembre !

Septembre ? Le sourire revint aussitôt à Marianne. En septembre, son état serait bien suffisamment apparent pour qu’elle soit dispensée de paraître à la Cour, puisque, d’après ses calculs approximatifs, l’enfant devait naître dans les premiers jours de décembre.

On était arrivé sur le perron et elle tendit spontanément ses doigts au baiser du grand maréchal.

— Vous êtes un amour, mon cher duc ! Et, ce qui vaut encore beaucoup mieux, un excellent ami.

— J’aimais assez votre première définition, fit-il avec une grimace comique, mais je me contenterai de l’amitié ! A bientôt, belle dame !

La fin du jour approchait dans une débauche orangée qui allumait des lueurs d’incendie derrière les coteaux de Saint-Cloud où les ailes des moulins tournaient doucement sous une brise légère. Il y avait beaucoup de monde sur la promenade de Longchamp, un monde chatoyant et joyeux fait d’équipages brillants, de beaux cavaliers, de toilettes claires et d’uniformes aux couleurs éclatantes. Ce n’étaient que plumes, dentelles, bijoux, dorures à cette heure élégante où il était de bon ton de se montrer dans les longues files de voitures qui, au pas, montaient ou descendaient, souvent jusqu’à 11 heures du soir, la longue allée qu’avaient mise à la mode les anciennes et fastueuses visiteuses de l’abbaye de Longchamp, les belles coquettes et les filles d’opéra du règne de Louis le Bien-Aimé et que les « Merveilleuses » du Directoire avaient remise en vogue après la tourmente révolutionnaire.

La soirée était si douce que Marianne prit volontiers le parti de rentrer chez elle sans se presser. Elle étrennait, ce jour-là, une nouvelle voiture, une calèche découverte dont Arcadius lui avait fait la surprise à son retour et qu’il avait fait exécuter chez Keller, le maître carrossier. C’était une voiture à la fois luxueuse, avec ses coussins de velours vert, ses cuivres miroitants, et confortable. On regardait beaucoup ce superbe équipage et celle qui l’occupait, les femmes avec curiosité, les hommes avec une admiration visible qui allait autant à la ravissante jeune femme étendue sur les coussins qu’aux quatre Lipizzans neigeux que Gracchus, plein de morgue sous sa nouvelle livrée noir et or, tenait superbement en main. On se retournait sur l’attelage. Certains promeneurs, reconnaissant Marianne, lui adressaient un salut ou un sourire. Ce fut le cas de Mme Récamier, de la baronne de Jaucourt, de la comtesse Kielmannsegge et de Mme de Talleyrand, qui, en croisant sa voiture, lui envoya un salut frénétique avec des mines de propriétaire. Visiblement, l’excellente femme se considérait comme le découvreur, en quelque sorte, de cette nouvelle étoile de la haute société parisienne. Quelques hommes s’approchèrent, chapeau bas, pour baiser sa main, tandis que leurs montures serraient de près la calèche, mais Marianne n’avait pas envie de bavarder et se contentait de leur offrir un sourire, un mot aimable, et ne les retenait pas, même le charmant prince Poniatowski, tout près cependant à rebrousser chemin pour l’accompagner alors même qu’il était en route pour Saint-Cloud et attendu par l’Empereur. Elle préférait se laisser bercer par le mouvement doux de sa voiture, en respirant l’air tiède, chargé du parfum sucré des acacias et des marronniers en fleur. Son regard, distrait, s’arrêtait juste assez sur le flot brillant qui la croisait pour reconnaître un visage et rendre un salut.

Pourtant, alors que les deux files devaient s’arrêter pour permettre aux gens du prince de Cambacérès, rutilant à son habitude dans un habit surdoré sur lequel s’étalaient son triple menton de trop bon vivant et la poudre de sa perruque 1780, de frayer un passage au train encombrant de leur maître, l’attention flottante de Marianne se fixa sur un cavalier qui tranchait curieusement sur toute cette foule brillante. Moins, d’ailleurs, par son costume que par le caractère remarquable de sa personne et de sa physionomie. Au petit trot d’un bel alezan doré, qu’il menait paisiblement sur le talus de la contre-allée, il avançait sans paraître se soucier de l’embouteillage, saluant de temps à autre l’une des nombreuses femmes qui, toutes, lui souriaient.

A l’uniforme vert sombre à parements rouges qui le sanglait, à la croix de Saint-Alexandre qui ornait son haut col et à la forme particulière du grand bicorne noir, sommé d’un plumet en plumes de coq, qui le coiffait, Marianne vit qu’il s’agissait d’un officier russe, bien que la croix de la Légion d’honneur saignât sur sa poitrine. Sans doute était-il l’un des attachés à l’ambassadeur du Tzar, le vieux prince Kourakine, qu’elle avait souvent aperçu chez Talleyrand. Mais elle n’avait encore jamais vu cet officier-là, tandis que d’autres visages, ceux de Nesselrode ou de Roumiantsoff, lui étaient déjà familiers. Cependant, il ne devait pas être aisé d’oublier cette physionomie une fois qu’on l’avait aperçue.

Tout d’abord, c’était un parfait cavalier. Cela se sentait à son aisance en selle, à une sorte de grâce qui n’excluait pas la puissance et à la parfaite musculature de ses cuisses dessinées par la culotte de peau blanche. La silhouette aussi était remarquable : les épaules étaient très larges et la taille étroite comme celle d’une jeune fille. Mais le plus extraordinaire, c’était le visage : blond avec de minces favoris qui moussaient sur ses joues comme de légers copeaux d’or, les traits avaient la pureté rigoureuse de l’art grec, mais les yeux obliques, sauvages, d’un vert intense, dénonçaient le sang asiatique. Il y avait du Tartare dans cet homme qui, à mesure qu’il s’approchait de la calèche, ralentissait son allure.

Il finit par s’arrêter tout à fait, à quelques pas de Marianne... mais ce fut pour examiner ses chevaux avec une attentive curiosité. Il détailla chacun d’eux, des oreilles à la queue, prit un peu de recul pour envisager l’ensemble, revint... Marianne crut même qu’il allait mettre pied à terre pour les voir de plus près quand ses yeux glissèrent jusqu’à la jeune femme. Et le même manège recommença.

Bien campé sur son cheval, à moins de deux mètres de Marianne, l’officier se mit à la considérer avec une attention d’entomologiste découvrant un insecte rare. Son regard, insolemment appréciateur, passa des épais cheveux sombres au visage que l’indignation empourprait déjà, à la longue colonne souple du cou, aux épaules et à la gorge sur lesquelles Marianne croisa vivement son cachemire noir et or. Scandalisée, avec l’impression désagréable d’être une esclave à l’étalage d’un trafiquant, elle foudroya du regard le grossier personnage, mais, perdu dans sa contemplation, il ne parut même pas s’en apercevoir. Bien plus, il sortit d’une poche une lentille de verre et la coinça dans une de ses orbites pour admirer plus commodément.

Vivement, Marianne se pencha et, du bout de son ombrelle, frappa sur l’épaule de Gracchus.

— Arrange-toi comme tu voudras, lui dit-elle, mais sortons d’ici ! Cet individu semble décidé à rester planter là jusqu’au jugement dernier.

Le jeune cocher jeta un coup d’œil à l’intrus et se mit à rire.

— On dirait que Votre Altesse Sérénissime a un admirateur ! Je vais voir ce que je peux faire. D’ailleurs, je crois que nous avançons.

La longue file de voitures, en effet, s’ébranlait. Gracchus fit partir ses chevaux, mais l’officier russe ne bougea toujours pas. Il se contenta de pivoter légèrement sur sa selle pour suivre des yeux la voiture et son occupante. Alors, Marianne, furieuse, lui lança :

— Goujat !

— Faut pas vous fâcher, Madame la princesse ! fit Gracchus. C’est un Russe et tout le monde sait que les Russes ça n’a pas d’usages. Tous des sauvages ! Celui-là ne sait peut-être pas trois mots de français. Il n’avait pas d’autre moyen pour montrer qu’il vous trouvait bien belle, sans doute.

Marianne évita de répondre. L’homme parlait certainement français. L’étude de cette langue faisait partie de l’éducation normale de tout noble russe et celui-là n’était visiblement pas né dans une isba. Il avait de la race, bien que son attitude ne plaidât guère en faveur de son éducation. Enfin, l’important était d’en être débarrassée ! Encore heureux qu’il n’allât pas dans le même sens qu’elle.

Mais, quand sa voiture franchit la belle grille à trois portes, chef-d’œuvre de Coustou, qui formait la porte Mahiaux et ouvrait, vers Neuilly, le mur d’enceinte du Bois de Boulogne, elle entendit son cocher lui annoncer calmement que l’officier russe était toujours là !

— Comment ? Il nous suit ? Mais il allait vers Saint-Cloud...

— Il y allait peut-être, mais il n’y va plus puisqu’il est derrière nous.

Marianne se retourna. Gracchus avait raison. Le Russe était bien là, à quelques mètres, suivant la voiture aussi paisiblement que si cette place eût, de tout temps, été la sienne. Voyant que la jeune femme le regardait, il eut même l’audace de lui adresser un large sourire.

— Oh ! s’exclama-t-elle. C’est trop fort ! Fouette tes chevaux, Gracchus ! Et au galop !

— Au galop ? s’effara le jeune homme. Mais je vais renverser quelqu’un !

— Tu es assez habile pour l’éviter. J’ai dit : au galop ! C’est-le moment de montrer ce que peuvent faire des bêtes comme celles-là !... et un cocher comme toi !

Gracchus savait qu’il était inutile de discuter avec sa maîtresse quand elle employait un certain ton. Le fouet claqua. L’attelage partit à un train d’enfer et se lança sur la route de Neuilly, franchit la place de l’Etoile, toujours ornée de son absurde Arc de triomphe de toile peinte, et dévala les Champs-Elysées. Gracchus, debout sur son siège à la manière d’un aurige grec, hurlait « Gare ! » de toute la force de ses poumons dès qu’il apercevait le plus petit obstacle, le plus modeste piéton. Ceux-ci, d’ailleurs, s’arrêtaient, médusés, en voyant passer cette élégante calèche emportée à la vitesse du vent par quatre chevaux blancs comme neige... et poursuivie par un cavalier lancé à fond de train. Car l’accompagnement paisible du Russe s’était mué en une course folle. Voyant la calèche partir au galop, l’officier avait donné de l’éperon et s’était lancé à sa poursuite avec une ardeur qui montrait clairement le plaisir qu’il en éprouvait. Son bicorne était tombé, mais il ne s’en était pas soucié. Ses cheveux blonds volant au vent, il poussait son cheval avec des cris sauvages qui répondaient aux hurlements de Gracchus. L’ensemble n’avait aucune chance de passer inaperçu et les curieux regardaient avec effroi cette trombe hurlante.

Dans un fracas de tonnerre, la calèche enfila le pont de la Concorde, contourna les murs du palais du Corps Législatif. Le Russe gagnait du terrain et Marianne était sur le point d’exploser.

— Nous ne pourrons jamais nous en débarrasser avant la maison, cria-t-elle... Nous sommes presque arrivés.

— Espérez ! brailla Gracchus ! Voilà du secours !

En effet, un autre cavalier s’était lancé sur leurs traces. C’était un capitaine des Lanciers polonais qui, voyant cette élégante voiture visiblement poursuivie par un officier russe, venait de juger utile de s’en mêler. Avec joie, Marianne le vit couper la route du Russe qui, bon gré, mal gré, fut bien obligé de s’arrêter pour éviter d’être désarçonné. Instinctivement, Gracchus retint ses chevaux. La calèche ralentit.

— Merci, monsieur ! cria Marianne tandis que les deux cavaliers maîtrisaient leurs montures.

— A votre service, madame ! répondit-il joyeusement en portant à sa chapska rouge et bleu une main gantée qui, l’instant suivant, alla s’appliquer sur la joue de l’officier russe.

— Voilà un joli petit duel bien entamé ! commenta Gracchus. Un coup d’épée pour un sourire, c’est cher !

— Et si tu te mêlais de ce qui te regarde ? gronda Marianne qui n’était pas d’humeur à endurer le franc-parler de son cocher. Ramène-moi vite et reviens voir ce qu’il en est ! Tâche de savoir qui sont ces messieurs ! Je verrai ce que je peux faire pour empêcher la rencontre.

Un instant plus tard, elle mettait pied à terre dans la cour de son hôtel et renvoyait Gracchus sur les lieux de la dispute. Mais, quand, après quelques minutes, il revint, le jeune cocher ne put rien lui apprendre de plus. Les deux adversaires avaient déjà disparu et le petit rassemblement causé par l’altercation s’était évanoui. Très contrariée de cet incident, car elle craignait qu’il n’eût plus de publicité que l’offense n’en méritait et que l’Empereur n’en eût connaissance, elle fit ce qu’elle avait toujours fait en des circonstances analogues : elle attendit le retour d’Arcadius pour lui confier son problème.

Depuis la veille, la situation du vicomte de Jolival dans la maison de Marianne avait subi une certaine reconversion à la suite du long entretien au cours duquel celui-ci avait été mis au courant des derniers événements d’Italie : d’imprésario d’une cantatrice, Jolival avait été promu au double poste de chevalier d’honneur et de secrétaire de la nouvelle princesse, situation qui convenait parfaitement à son esprit universel, autant qu’à la solide affection qui l’attachait à la jeune femme. Il aurait ainsi la haute main sur toutes les affaires de la maison et singulièrement sur les affaires financières et les relations avec Lucques. Avec lui Marianne n’aurait rien à craindre des machinations étranges de Matteo Damiani, en admettant que le prince Sant’Anna ait eu la faiblesse de le conserver comme secrétaire, ou de tout autre intendant mis à sa place.

— Il est bien certain, avait ajouté Arcadius à la suite de cette conversation, que vous devez vous monter une maison plus importante que celle de Maria-Stella. Entre autres, il vous faudrait une dame pour accompagner, ou une lectrice.

— Je sais, avait coupé Marianne, mais je n’en prendrai cependant pas. Outre que je déteste que l’on me fasse la lecture, je n’ai aucun besoin d’une dame pour accompagner, surtout si notre chère Adélaïde veut bien cesser un jour ses folies et se souvenir que nous existons.

Le débat avait été tranché là-dessus et, pour son entrée en fonction, Arcadius se trouva donc nanti d’une mission de confiance : tenter d’empêcher un duel absurde entre un officier de la Garde Impériale et un officier étranger, mission qu’il accepta avec un sourire amusé, se bornant à demander à Marianne auquel des deux adversaires allait sa préférence.

— Quelle question ! s’écria-t-elle. Mais au Polonais, voyons. Ne m’a-t-il pas débarrassée d’un importun, et cela au péril de sa vie ?

— Ma chère, fit Arcadius sans s’émouvoir, l’expérience m’a appris qu’avec les femmes, ce ne sont pas toujours les sauveurs qui ont droit à la plus belle part de reconnaissance. Tout dépend de qui on les a sauvées. Prenez votre amie Fortunée Hamelin. Eh bien, je suis prêt à parier mon bras droit que non seulement elle n’aurait voulu, pour rien au monde, être « sauvée » de votre poursuivant, mais encore compterait à l’avenir au nombre de ses ennemis mortels l’imprudent assez... imprudent pour s’y risquer.

Marianne haussa les épaules.

— Oh ! Je sais, Fortunée adore les hommes en général et tout ce qui porte uniforme en particulier. Un Russe lui semblerait un gibier de choix.

— Peut-être pas tous les Russes... mais celui-là très certainement !

— On dirait, ma parole, que vous le connaissez ! fit Marianne en le regardant avec curiosité. Vous n’étiez cependant pas là, vous ne l’avez pas vu.

— Non, répondit Jolival aimablement, mais si votre description est exacte, je sais qui il est. D’autant plus que les officiers russes décorés de la Légion d’honneur ne courent pas les rues.

— Alors, c’est...

— Le comte Alexandre Ivanovitch Tchernytchev, colonel des Cosaques de la Garde Impériale russe, aide de camp de Sa Majesté le Tzar Alexandre Ier et son messager ordinaire avec la France. C’est l’un des meilleurs cavaliers du monde et l’un des plus invétérés coureurs de jupons des deux hémisphères. Les femmes en raffolent !

— Oui ? Eh bien pas moi ! s’écria Marianne furieuse de l’espèce de complaisance que Jolival avait mise à lui présenter l’insolent promeneur de Longchamp. Et, si ce duel a lieu, j’espère bien que le Polonais embrochera votre cosaque aussi proprement qu’un mercier de la rue Saint-Denis ! Séduisant ou non, ce n’est qu’un malotru !

— C’est, en général, ce que les jolies femmes disent de lui la première fois. Mais il est curieux de constater combien cette impression peut avoir tendance à se modifier par la suite ! Allons ! Ne vous fâchez pas, ajouta-t-il en voyant se charger d’orage le regard vert de son amie. Je vais voir si je peux arrêter le massacre. Mais j’en doute.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on n’a jamais vu un Polonais et un Russe renoncer à une aussi belle occasion de s’entre-tuer. L’agressivité mutuelle est leur état normal !

De fait, le lendemain matin, Arcadius, qui était sorti à cheval bien avant l’aurore, revint apprendre à Marianne, sur le coup de 10 heures, et alors qu’elle se promenait dans son jardin, que le duel avait eu lieu le matin même au Pré-Catelan, au sabre, et que les adversaires, sans s’être réconciliés, s’en étaient retournés dos à dos, l’un avec un coup de lame dans le bras (c’était Tchernytchev) l’autre, le baron Kozietulski, avec une blessure à l’épaule.

— Ne le plaignez pas trop, ajouta Jolival devant la mine désolée de Marianne, la blessure est assez légère et aura l’avantage de lui éviter d’aller faire un tour en Espagne où l’Empereur n’eût pas manqué de l’envoyer. Je ferai d’ailleurs prendre de ses nouvelles, soyez tranquille. Quant à l’autre...

— L’autre ne m’intéresse pas ! coupa Marianne sèchement.

Le sourire, gentiment ironique, dont Jolival la gratifia, offensa Marianne qui, sans ajouter un mot, lui tourna le dos et continua sa promenade. Est-ce que, par hasard, son vieil ami se moquerait d’elle ? Quelle arrière-pensée renfermait-il dans ce sourire un brin sceptique ? Pensait-il qu’elle n’était pas sincère en affirmant que ce Russe ne l’intéressait pas, qu’elle pouvait être semblable à toutes ces femmes dont le beau cosaque faisait si aisément la conquête ? Ou encore que la solitude du cœur en faisait déjà une proie toute désignée pour les aventures faciles au fond desquelles tant de femmes cherchent le reflet, le simple reflet de l’amour ?

Elle fit quelques pas sur le sable fin des allées qui toutes allaient vers le bassin où chantait la fontaine. C’était un petit jardin fait de quelques tilleuls et d’une masse de roses embaumant sous le soleil d’été. C’était aussi une petite fontaine, un dauphin de bronze qu’étreignait un amour au sourire énigmatique. Rien de comparable en vérité avec les merveilles de la villa Sant’Anna, avec les grandes cascades grondantes, les eaux jaillissantes dont les sources se cachaient pour pleurer dans des murailles roulées comme des conques afin de répercuter le son, avec les nobles pelouses où passaient, hiératiques, les paons blancs de légende, où régnait la licorne fabuleuse. Ici, aucun étalon sauvage ne faisait résonner l’horizon sous le martèlement frénétique de son galop furieux, aucun cavalier fantôme n’éveillait les ténèbres de sa course solitaire, emportant jusqu’au bout de la nuit quel secret accablant, quel désespoir peut-être ?... Ici, c’était le calme douillet, policé, la mesure de bonne compagnie d’un petit jardin parisien : juste de quoi alimenter la rêverie mélancolique d’une jolie femme esseulée.

L’Amour au dauphin souriait dans la retombée des gouttelettes de cristal et, dans ce sourire-là aussi, Marianne crut lire une ironie : « Tu te moques de moi, pensa-t-elle, mais pourquoi ? Que t’ai-je fait moi qui croyais en toi et que tu as si cruellement déçue ? Tu ne m’as jamais souri que pour reprendre aussitôt ton présent ! Moi qui étais entrée dans le mariage comme on entre en religion, tu n’as jamais voulu que le mariage fût pour moi autre chose qu’une dérision. Et, cependant, me voici mariée pour la seconde fois... mais toujours aussi seule ! Le premier était un bandit, le second n’est qu’une ombre... et l’homme que j’aimais n’est plus que le mari d’une autre ! N’auras-tu jamais pitié de moi ? »

Mais l’Amour demeura muet et son sourire resta immuable. Avec un soupir, Marianne lui tourna le dos et alla s’asseoir sur un banc de pierre moussue où saignait un rosier grimpant. Elle se sentait le cœur vide. Il était comme l’un de ces déserts qu’une bourrasque crée en une nuit, emportant dans ses tourbillons jusqu’aux débris laissés par ses fureurs, jusqu’au souvenir de ce qui était auparavant. Et quand, pour essayer de réchauffer en elle le feu qui s’éteignait lentement, elle évoqua sa folie d’amour, les joies délirantes, les désespoirs aveugles que le seul nom, la seule image de son amant faisaient lever naguère en elle, Marianne, navrée, s’aperçut qu’elle ne trouvait même plus l’écho de ses propres cris. C’était... oui, c’était comme une histoire qu’on lui eût racontée, mais dont une autre eût été l’héroïne...

De très loin, comme du fond d’une enfilade d’immenses salles vides, elle crut entendre la voix persuasive de Talleyrand : « Cet amour-là n’est pas fait pour vivre vieux... » Se pouvait-il qu’il eût raison, qu’il eût « déjà » raison ? Se pouvait-il vraiment... que son grand amour pour Napoléon fût moribond, ne laissant derrière lui qu’une tendresse, une admiration, cette menue monnaie qu’abandonne en se retirant le flot d’or brûlant des grandes passions ?

3 LE BAL TRAGIQUE

Le soir du 1er juillet, une interminable file de voitures s’étirait tout au long de la rue du Mont-Blanc, débordait dans les rues adjacentes, envahissant même les cours des grands hôtels privés dont les doubles portes étaient demeurées ouvertes pour donner un peu plus d’espace et éviter autant que possible l’engorgement. Le bal que donnait l’ambassadeur d’Autriche, le prince de Schwartzenberg, s’annonçait comme une réussite. On attendait l’Empereur et surtout l’Impératrice en l’honneur de laquelle était donnée la fête, et les quelque douze cents personnes qui avaient été conviées faisaient figure de privilégiés, tandis que deux ou trois bons milliers d’oubliés refusaient de se consoler d’un si cruel abandon.

Au pas, l’une derrière l’autre, les voitures s’engageaient dans la courte allée de peupliers qui menait à la colonnade d’entrée de l’ambassade, éclairée pour la circonstance au moyen de grandes torchères antiques dont les flammes dansaient joyeusement dans la nuit. L’hôtel qui avait naguère appartenu à Mme de Montesson, épouse morganatique du duc d’Orléans, n’était pas immense et ne pouvait être comparé, pour la somptuosité, avec celui de son opulent voisin, l’ambassadeur de Russie, logé par Napoléon dans le fastueux hôtel Thélusson qu’il avait racheté à Murat contre un million et l’Elysée, mais il était admirablement décoré et possédait un très grand parc où l’on trouvait même une petite ferme et un temple d’Apollon.

Ce parc avait d’ailleurs donné une idée à l’ambassadeur et, afin de pouvoir y accueillir tous ceux qu’il souhaitait recevoir sans être gêné par l’exiguïté relative de ses salons, il y avait fait construire une immense et éphémère salle de bal en bois léger, recouverte de toile cirée, qu’une galerie, elle aussi sans lendemain, reliait aux pièces de réception. Et il n’était bruit, dans tout Paris, depuis une semaine, que de la charmante décoration de cette salle.

Dans la voiture de Talleyrand, qui avait tenu à l’accompagner à cette soirée parce qu’elle marquait, en quelque sorte, son entrée officielle dans la haute société parisienne, Marianne avait, comme tout le monde, patienté une bonne heure, coincée entre l’hôtel du banquier Perregaux et l’ambassade, avant de pouvoir mettre pied à terre sur les immenses tapis rouges qui garnissaient le péristyle.

— L’important est d’arriver avant l’Empereur, hé ? remarqua le prince de Bénévent, suprêmement sobre et suprêmement élégant à son habitude, dans un frac noir éclairé seulement des croix et rubans autrichiens dont le plus important, la Toison d’Or, se nichait discrètement dans les plis neigeux de sa cravate. Pour le reste on arrive toujours assez tôt si l’on veut être remarqué. Et, ce soir, j’espère bien que l’on ne verra que vous.

Marianne, en effet, était, cette nuit-là, belle à couper le souffle. Le drap d’or clair de sa robe avait été choisi par Leroy, après de longues hésitations, en accord parfait avec la nuance ambrée de sa peau et la monture de ses bijoux, les énormes, les fabuleuses émeraudes de Lucinda la sorcière, dont, par un miracle de travail, le joaillier Nilot avait réussi à faire une parure juste à temps pour la soirée. Elles allumèrent des éclairs verts quand la jeune femme quitta l’ombre de la voiture pour la féerie de lumières des salons. Elles allumèrent aussi l’étonnement et l’envie dans les yeux des femmes et même dans ceux de leurs compagnons. Mais la convoitise des hommes s’adressait autant à la femme qu’à ses magnifiques joyaux. Elle avait l’air d’une extraordinaire statue d’or et tous ces hommes qui la regardaient s’avancer lentement, dans le bruissement doux de sa longue traîne, ne savaient ce qu’ils devaient le plus admirer de la perfection de son visage lisse, de la pureté de la gorge sur laquelle tremblaient les scintillantes larmes vertes, de l’éclat de ses yeux ou de l’arc tendre, profondément émouvant, de ses lèvres souriantes. Néanmoins, aucun d’entre eux n’eût osé exprimer clairement ce désir instinctif qu’elle inspirait, moins d’ailleurs parce qu’on la savait donnée à l’Empereur qu’à cause de l’attitude, à la fois lointaine et détachée, de cette éblouissante jeune femme.

N’importe quelle fille d’Eve eût éclaté d’orgueil à se parer de ces joyaux d’idole. Seule, peut-être, Mme de Metternich, nouvellement promue princesse, étalait des pierres d’aussi belle taille. Pourtant, la princesse Sant’Anna les portait avec une indifférence qui frisait la tristesse. Sous cette parure qui multipliait superbement la nuance rare de ses grands yeux, elle semblait absente.

Une rumeur discrète montait sur le passage du couple bizarre mais impressionnant qu’elle formait avec le vieux Diable Boiteux, la sévérité et l’âge de l’un faisant ressortir la beauté et l’éclat de l’autre. Talleyrand était pleinement conscient de l’effet produit et souriait intérieurement sous son masque indifférent de diplomate. Il pouvait reconnaître, parmi les belles invitées, outre les femmes les plus en vue et les plus élégantes de l’Empire, telles que la duchesse de Raguse, portant les diamants que lui avait donnés son père, le banquier Perregaux, ou la maréchale Ney sous des saphirs dont on chuchotait que certains avaient appartenu à la défunte reine Marie-Antoinette, de très grandes dames autrichiennes ou hongroises, la comtesse Zichy et ses célèbres rubis et la princesse Esterhazy, dont la collection de bijoux passait pour la plus fastueuse de tout l’Empire des Habsbourg. Pourtant, aucune ne parvenait à éclipser cette jeune femme qui s’avançait si gracieusement à son bras et qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme sa création personnelle. Même le vieux prince Kourakine qui avait l’air de s’être plongé dans un fleuve de diamants, même quelques nobles dames russes dont les pierreries, d’une grosseur barbare, semblaient venir tout droit du fabuleux royaume de Golconde, n’avaient pas plus d’éclat ni de royale élégance que sa jeune compagne. Marianne remportait un triomphe silencieux dont il jouissait en artiste.

Mais Marianne, elle, ne voyait rien, n’entendait rien. Son sourire était machinal, posé comme un masque sur son visage. Elle avait l’impression bizarre que la seule partie d’elle-même qui fût réellement vivante était sa main gantée posée légèrement sur le bras du prince de Bénévent. Tout le reste était vide, inerte. Une sorte de façade glacée qu’aucune flamme intérieure n’habitait.

Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle se trouvait là, dans cette ambassade étrangère, au milieu de tous ces inconnus dont elle devinait la curiosité féroce et l’avidité. Qu’était-elle venue chercher, autre qu’un dérisoire triomphe mondain parmi tous ces gens qui avaient dû clabauder à satiété sur son étrange histoire et qui, maintenant, cherchaient sans doute à percer le secret qu’elle représentait : celui d’une fille de grande race descendue jusqu’aux planches d’un théâtre pour l’amour d’un empereur, mais remontée plus haut que jamais par la vertu d’un mariage plus étrange encore et plus mystérieux que tout le reste de sa vie ?

Elle pensa, amèrement, qu’ils eussent sans doute ricané s’ils avaient pu deviner que cette femme enviée, jalousée, se sentait misérable et seule parce que, dans sa poitrine, le cœur, muet, pesait comme une pierre de lave éteinte. Plus d’amour !... plus de flamme !... plus de vie ! Plus rien ! Sa féminité, son charme, la perfection de sa beauté, tout ce qui en elle, ne demandait qu’à vivre et à s’épanouir dans la chaleur d’un amour, n’aboutissaient qu’à composer l’effigie glacée de l’orgueil et de la solitude. Et, avec mélancolie, elle suivit des yeux une petite scène qui se déroulait auprès d’elle : avec une exclamation de joie, un jeune lieutenant de hussards se précipitait vers une toute jeune fille qui venait d’entrer, flanquée d’une mère importante, emplumée et endiamantée. La petite jeune fille n’était pas très belle : un teint brouillé, un peu trop ronde et l’air affreusement timide ; habillée par surcroît d’une robe de gaze rose bien raide qui lui donnait l’allure d’un volant, mais les yeux du jeune hussard brillaient comme des étoiles en la regardant alors qu’ils n’avaient pas même effleuré Marianne, ou n’importe quelle autre jolie femme. Pour lui, la petite jeune fille insignifiante et gauche était la plus belle des femmes parce qu’elle était celle qu’il aimait et Marianne, de tout son cœur envia cette enfant qui n’avait rien de ce qu’elle possédait elle-même et qui, cependant, était tellement plus riche !

Le jeune couple se fondit dans la foule. Marianne avec un soupir le perdit de vue. D’ailleurs, il était temps pour elle de saluer ses hôtes qui recevaient leurs invités à la porte du grand salon d’où partait la galerie communiquant avec la salle de bal.

L’ambassadeur, prince Charles-Philippe de Schwartzenberg, était un homme d’une quarantaine d’années, brun et trapu, sanglé dans un uniforme blanc que ses muscles de lutteur semblaient toujours sur le point de faire craquer. Il donnait une impression de force et d’obstination. Auprès de lui sa belle-sœur, la princesse Pauline, offrait une image de grâce fragile malgré une grossesse parvenue presque à son point extrême et que d’ailleurs elle dissimulait avec art sous une sorte de péplum de mousseline et une immense écharpe glacée d’or. Marianne regarda avec un étonnement admiratif cette mère de huit enfants qui avait l’air d’une jeune fille et dont toute la personne respirait la joie de vivre. Et, de nouveau, en saluant le mari de cette charmante femme, le prince Joseph, Marianne se dit que l’amour était un bien étrange sentiment.

L’esprit ailleurs, elle parvint cependant à répondre avec aisance à la bienvenue enthousiaste des Autrichiens et se laissa docilement conduire par Talleyrand vers la galerie qui menait à la salle de bal, tout en essayant de lutter contre cette torpeur où s’engourdissait son esprit, cette bizarre sensation de non-être. Il fallait, à tout prix, qu’elle trouvât ici quelque chose à quoi s’intéresser, il fallait qu’elle eût l’air au moins de prendre plaisir à cette fête, ne fût-ce que pour faire plaisir à son ami Talleyrand qui, tout bas, lui désignait les personnalités étrangères qu’il apercevait. Mais tous ces gens lui étaient tellement indifférents !

Une voix claironnante parvint cependant à percer la dangereuse brume où Marianne voguait au hasard, une voix qui, avec un fort accent russe, déclarait :

— Je réclame la première valse, mon cher prince ! Elle m’est due ! Je l’ai déjà payée le prix du sang et je suis prêt à la payer deux fois plus cher encore !

C’était une voix de basse-taille où roulaient tous les cailloux de l’Oural, mais elle eut au moins l’avantage de ramener enfin Marianne vers la terre ferme. Elle vit que le propriétaire de cette voix n’était autre que son insolent suiveur du Bois de Boulogne, celui qu’en elle-même elle avait déjà surnommé le cosaque. C’était cet odieux Tchernytchev !

Avec aplomb, il venait de leur barrer le passage mais, si ses paroles s’adressaient à Talleyrand, c’était dans les yeux de Marianne qu’il plantait insolemment son regard de Mongol. La jeune femme haussa imperceptiblement les épaules, mais ne cacha pas le dédain de son sourire.

— Elle vous est due ? Je ne vous connais même pas, monsieur.

— Si vous ne me connaissez pas, pourquoi avez-vous froncé le sourcil en m’apercevant, comme l’on fait d’un fâcheux ? Dites que je vous déplais, madame... mais ne dites pas que vous ne me connaissez pas !

Un éclair de colère alluma deux étoiles vertes sous les paupières de Marianne.

— Vous n’étiez qu’importun, monsieur, vous devenez insolent. En vérité, vous faites des progrès ! Dois-je me faire comprendre plus clairement ?

— Essayez toujours, vous n’y parviendrez pas ! Dans mon pays où sont les gens les plus entêtés du monde, mon obstination est proverbiale.

— Grand bien vous fasse ! Mais autant vous persuader tout de suite que la mienne ne l’est pas moins.

Maniant son éventail sur un rythme irrité, elle allait passer outre quand Talleyrand qui, avec un sourire amusé, avait suivi en silence cette escarmouche, la retint doucement.

— Si je ne m’en mêle, nous allons à un incident diplomatique, hé ? fit-il gaiement. Et moi, j’aime trop mes amis pour les laisser s’engager à l’étourdi sur le sol glissant des malentendus.

Marianne tourna vers lui un regard surpris qui était un chef-d’œuvre de gracieuse arrogance.

— Monsieur est votre ami ? Oh ! Prince !... Je savais déjà que vous connaissiez la terre entière, mais je vous croyais plus de goût dans vos amitiés !

— Allons, ma chère princesse, fit Talleyrand en riant, baissez un peu votre garde pour me faire plaisir. J’admets bien volontiers que le comte Tchernytchev pratique une courtoisie guerrière qui peut sembler un peu trop directe au goût raffiné d’une jolie femme. Que voulez-vous ? C’est à la fois un homme de valeur... et une âme sauvage !

— Et je m’en vante ! s’écria le Russe en dardant sur la jeune femme un regard sans équivoque. Seuls les sauvages savent dire la vérité et n’ont pas honte de leurs désirs. Le plus ardent des miens est d’obtenir une danse de la plus belle dame que j’aie jamais vue et, si possible, un sourire ! Je suis prêt à les demander à genoux, ici et à l’instant s’il le faut.

Cette fois, le courroux de Marianne se teinta de surprise. Elle ne douta pas un seul instant que cet homme bizarre ne fût fermement décidé à s’exécuter sur-le-champ, à s’agenouiller devant elle en plein milieu du bal sans se soucier de causer un nouveau scandale. Elle devinait en lui une de ces natures farouches, imprévisibles et fantasques dont son instinct lui avait toujours conseillé de se méfier. De son côté, Talleyrand dut recevoir la même impression, car il se hâta, de nouveau, d’intervenir. Tou-jours aussi souriant, il serra un peu plus fermement le bras de Marianne.

— Vous aurez votre danse, mon cher comte... du moins, je l’espère, si la princesse Sant’Anna veut bien vous pardonner vos façons de Tartare, mais ne soyez pas si pressé et laissez-la-moi encore un peu. Il y a ici une foule de gens qui souhaitent la saluer avant qu’elle n’ait le loisir de s’abandonner à la danse.

Tchernytchev s’écarta aussitôt de leur chemin et se cassa en deux en un salut que Marianne jugea un tant soit peu menaçant.

— Je m’incline, fit-il brièvement... mais je reviendrai ! A tout à l’heure, madame.

En reprenant enfin son chemin vers la salle de bal, Marianne se permit un léger soupir de soulagement et offrit à son cavalier un sourire plein de reconnaissance.

— Merci de m’avoir délivrée, prince ! En vérité, ce Russe est obsédant !

— C’est tout juste ce que prétendent la plupart des femmes. Il est vrai qu’elles le disent en soupirant et sur un tout autre ton. Peut-être soupirerez-vous un jour, vous aussi ! Il a beaucoup de charme, hé ?

N’y comptez pas. J’ai la faiblesse de préférer les gens civilisés.

Le regard surpris dont il l’enveloppa fut plein de sincérité.

— Ah ! fit-il seulement. Je n’aurais pas cru.

La fameuse salle de bal, construite pour cette seule nuit, était un miracle d’élégance et de grâce. La toile bleue qui en formait les fragiles parois était recouverte d’une gaze brillante dans laquelle se nichaient des guirlandes de fleurs multicolores, en tulle ou en soie mince. Une profusion de lustres en bois doré supportant d’innombrables bougies l’éclairaient féériquement. La galerie qui y menait était décorée de la même façon. Par une haute ouverture, on apercevait le parc illuminé. Extérieurement, d’ailleurs, la grande salle, que l’on avait bâtie sur un grand bassin asséché, était toute décorée de lampions d’huile dans des godets.

Quand Marianne y entra au bras de Talleyrand, des couples nombreux évoluaient au son d’un orchestre viennois, robes étincelantes et uniformes mêlés dans le tourbillon charmant de la valse, dont la vogue avait, depuis quelques années, saisi l’Europe.

— Je ne vous offrirai pas de danser, car c’est un exercice auquel je suis impropre, fit Talleyrand, mais je crois que vous ne manquerez pas de cavaliers.

En effet, une troupe de jeunes officiers se précipitait déjà vers la jeune femme, se bousculant quelque peu, avides de l’entraîner sur un rythme aussi propice aux tentatives de séduction. Elle les refusa tous avec gentillesse, craignant l’esclandre auquel serait capable de se livrer le Russe dont elle sentait toujours sur elle le regard obstiné. Elle avait aperçu son amie Dorothée de Périgord, entre la comtesse Zichy et la duchesse de Dalberg, et s’apprêtait à la rejoindre quand l’annonce de l’arrivée de Leurs Majestés la figea sur place, arrêtant net l’orchestre et les danseurs qui se rangèrent docilement de chaque côté de la salle de bal.

— Nous sommes arrivés à point, remarqua Talleyrand en riant. Un peu plus l’Empereur était là avant nous. Je ne crois pas que cela lui aurait plu.

Mais Marianne ne l’écoutait pas. Son attention venait de se fixer soudain sur un homme dont la tête dépassait la plupart des autres dans la masse des invités qui se tenaient de l’autre côté du large espace laissé vide pour le passage des souverains. Un moment, elle se crut le jouet d’une illusion, d’une incroyable ressemblance, née peut-être d’un désir si profondément assoupi au fond de son cœur qu’elle n’en avait même pas conscience. Mais nonce profil acéré, ce visage maigre à l’ossature hardie sur laquelle la peau basanée se tendait, presque aussi foncée que celle d’un Arabe, ces yeux bleus étincelants sous la profonde orbite, ce pli oblique, à la fois joyeux et insolent, ces lèvres dures, ces épais cheveux noirs, pas trop bien coiffés, qui semblaient toujours sortir de quelque tempête, ces larges épaules sous l’habit sombre porté avec désinvolture... pouvait-il exister, sous le ciel, un autre homme semblable à celui-là ? Et, de la plus imprévisible façon, le cœur de Marianne, éclatant d’une joie désordonnée, et sûr de lui-même, cria le nom bien avant que les lèvres encore hésitantes ne l’eussent murmuré dans un souffle :

— Jason !

— Hé, c’est ma foi vrai ! fit auprès d’elle la voix placide de Talleyrand. Voilà notre ami Beaufort ! Je savais qu’il devait venir, mais j’ignorais qu’il fût déjà arrivé.

Un instant, Marianne cessa de dévorer l’Américain des yeux pour les tourner, surpris, vers le diplomate.

— Vous le saviez ?

— Est-ce que je ne sais pas toujours tout ? Je savais qu’un envoyé, plus officieux qu’officiel d’ailleurs, du président Madison devait atteindre Paris ces jours-ci, sous couleur d’offrir les vœux de bonheur du gouvernement des Etats-Unis, et je savais qui il serait.

— Jason, ambassadeur ? C’est à peine croyable !

— Je n’ai pas dit ambassadeur, j’ai dit : envoyé, et j’ai ajouté plus officieux qu’officiel. La chose est simple à comprendre. Depuis que son frère est roi d’Espagne, l’Empereur souhaite mettre la main sur les colonies espagnoles d’Amérique et fait, là-bas, une intense propagande que le président Madison ne voit pas d’un mauvais œil. D’abord, il n’a aucune estime pour cet imbécile de Ferdinand VII, le roi détrôné, et, d’autre part, il pense que sa neutralité bienveillante pourrait lui valoir la Floride comme récompense : une terre espagnole qui devrait logiquement devenir américaine, puisqu’en 1803 Bonaparte a déjà vendu la Louisiane aux Américains. Mais, chut ! Voici l’Empereur.

En effet, Napoléon, dans son habituelle tenue verte de colonel des Chasseurs de la Garde, venait de faire son entrée donnant la main à Marie-Louise en robe de satin rose toute ruisselante de diamants. Une suite brillante, parmi laquelle on pouvait reconnaître, outre les sœurs de l’Empereur et sa maison militaire, le charmant prince Eugène, vice-roi d’Italie, et sa femme la princesse Augusta de Bavière, le duc de Wurtzbourg, la reine d’Espagne et toute une pléiade d’altesses, les accompagnait.

Marianne plongea, comme les autres, dans sa révérence, mais ne put se résigner à courber la tête. Son regard vert demeurait obstinément attaché au visage de Jason qui, lui aussi, avait incliné sa haute taille. Il ne l’avait pas vue. Il ne regardait pas de ce côté. Toute son attention, à lui, était dirigée vers la porte qui venait de livrer passage au couple impérial, puis à l’Empereur lui-même. Son regard direct, dédaignant la nouvelle impératrice, s’attachait au pâle visage du César corse avec une obstination insolite. Il semblait chercher une réponse sur ce masque romain.

Mais Napoléon, qui souriait tantôt à sa jeune femme, tantôt au prince de Schwartzenberg, son hôte, passa sans adresser la parole à personne, se contentant de saluer, avec affabilité mais d’un rapide signe de tête, tel ou tel invité. Il semblait avoir hâte de gagner le parc où un grand feu d’artifice était préparé. Peut-être était-ce aussi à cause de la chaleur, d’instant en instant plus pesante, qui régnait sous le toit de toile cirée, malgré les jets d’eau qui jaillissaient un peu partout dans le parc. Il n’avait même pas eu un regard pour le trône préparé à son intention.

Derrière le couple impérial et sa suite, la foule des invités se referma comme la mer Rouge sur le passage des Hébreux, avec une précipitation qui trahissait un désir courtisan d’approcher les souverains le plus possible et un besoin, plus humain, de ne rien perdre du spectacle. En un instant, Marianne fut noyée dans un flot de dentelles et de soieries, qui la sépara de son compagnon, et se retrouva au centre d’une volière caquetante et jacassante qui l’entraînait irrésistiblement au-dehors. Jason avait disparu dans le remous et, malgré les efforts qu’elle faisait pour l’apercevoir, elle ne put y parvenir. Quant à Talleyrand, elle l’avait tout simplement oublié. Il devait être lui aussi perdu dans le flot humain.

Elle éprouvait une fièvre étrange, une impatience irritée contre tous ces gens qui, subitement, étaient venus se mettre entre eux au moment où elle allait courir vers son ami. Et c’est seulement plus tard qu’elle s’aperçut de l’indifférence avec laquelle elle avait vu passer l’Empereur, l’homme, cependant, auquel se rapportait chacune de ses pensées si peu de temps auparavant, et s’en étonna. Même la présence de Marie-Louise, qui laissait planer sur l’assemblée le regard, plein de vanité satisfaite, de ses yeux pâles, n’avait pas eu son habituel pouvoir irritant. En fait, elle avait à peine vu les nouveaux mariés tant son esprit et son cœur étaient emplis de cette joie nouvelle, tellement inattendue et merveilleusement vivifiante : revoir Jason, Jason qu’elle avait attendu en vain pendant tant de jours ! Elle n’éprouvait même pas de colère à la pensée qu’il était là et que, cependant, il n’était pas accouru chez elle, qu’il avait sans doute eu sa lettre et que, cependant, il n’était pas venu. Inconsciemment elle lui cherchait et lui trouvait sans peine toutes sortes d’excuses. Elle savait depuis si longtemps que Jason Beaufort ne vivait pas, ne réagissait pas comme tout le monde !

C’est seulement quand la première fusée fit éclore, dans le ciel noir, une gigantesque gerbe d’étincelles roses qui retombèrent mollement vers les parterres où les joyaux des femmes allumaient une autre voie lactée, quand, sous cette pluie lumineuse, chaque détail, chaque silhouette parut surgir des massifs fleuris, que Marianne vit de nouveau Jason. Avec un groupe de personnes, il se tenait debout, un peu à l’écart, auprès de la balustrade d’une terrasse menant à une grotte, dont l’intérieur, doucement éclairé, s’habillait de reflets de perle. Les bras croisés, il regardait monter les chandelles éblouissantes, dont la préparation avait demandé beaucoup de travail aux frères Ruggieri, avec autant de calme que s’il eût été sur le pont de son navire, observant la course des étoiles. Rejetant d’un geste vif la longue traîne dorée de sa robe sur son bras ganté, Marianne, glissant entre les groupes, se mit en devoir de le rejoindre.

Ce ne fut pas facile. La foule des invités s’était massée autour de la terrasse, garnie de tapis et de fauteuils où avaient pris place Napoléon et Marie-Louise et formait un groupe compact entre Marianne et Jason. Elle dut bousculer un certain nombre de personnes qui, le nez en l’air, ne lui prêtaient d’ailleurs aucune attention, absorbées qu’elles étaient par le spectacle incontestablement réussi. Mais, sans bien s’en rendre compte, elle se sentait l’âme d’un nageur épuisé qui touche soudain, du bout d’un pied, le sable fuyant d’une plage. Elle voulait atteindre Jason et l’atteindre tout de suite ! Peut-être parce qu’elle l’avait déjà beaucoup trop attendu !...

Quand enfin elle gravit les trois marches qui menaient à la grotte, le ciel s’embrasa sous le bombardement doré de multiples fusées, auréolant Marianne d’une lumière si vive que, instinctivement, les occupants de la petite terrasse abaissèrent leurs regards sur cette femme si belle qui semblait concentrer dans sa robe et ses joyaux fabuleux tout l’éclat de la fête.

Jason Beaufort, qui s’était un peu écarté du groupe et rêvait, appuyé à un gigantesque vase de fleurs, la vit aussi. En un instant, son visage impassible exprima un univers de sentiments : surprise, incrédulité, admiration, joie... Mais ce ne fut qu’un éclair aussitôt éteint. Et c’est très calmement qu’il s’avança vers la jeune femme devant laquelle il s’inclina correctement.

— Bonsoir, madame ! J’avoue que, venant à Paris, j’espérais la joie de vous revoir, mais je ne pensais pas que ce serait ici. Puis-je vous faire mon sincère compliment ? Vous êtes admirable, ce soir.

— Mais, je...

Désarçonnée, Marianne le regardait sans comprendre. Ce ton froid, cérémonieux, presque officiel... alors qu’elle venait à lui les mains tendues, le cœur plein de joie, prête, à peu de chose près, à se jeter dans ses bras ? Mais que s’était-il passé pour changer Jason, son ami Jason, le seul homme avec Jolival en qui elle eût confiance en ce bas monde, en cette espèce d’étranger, si poli qu’il en paraissait indifférent... Quoi ! Pas même un sourire ? Rien d’autre que des paroles conventionnelles et archi-usées ?

Au prix d’un effort douloureux, dont son orgueil fournit le principal, elle parvint à dominer sa déconvenue, à faire face à cette brusque grimace du destin. Relevant la tête et agitant son éventail sur un rythme rapide pour mieux cacher le tremblement de ses doigts, elle réussit à armer son visage d’un sourire, sa voix de l’obligatoire légèreté mondaine.

— Merci, fit-elle doucement. Mais pour moi votre présence ici est une vraie surprise, ajouta-t-elle en insistant sur le mot « votre ». Etes-vous à Paris depuis longtemps ?

— Deux jours.

— Ah !

Des mots vides, des phrases rituelles, simplement polies comme en échangent de vagues relations ! Brusquement, Marianne eut envie de pleurer, incapable qu’elle était de comprendre ce qu’il était advenu de son ami. Cet étranger séduisant et glacial avait-il jamais eu quelque chose de commun avec l’homme qui, dans le petit Trianon de l’hôtel Matignon, l’avait suppliée de le suivre en Amérique, avec celui qui l’avait arrachée aux carrières de Chaillot, avec l’homme, enfin, qui avait juré de ne jamais l’oublier et qui avait chargé Gracchus de veiller sur elle à chaque heure de sa vie ?

Tandis qu’elle cherchait vainement quelque chose à dire qui ne fût pas stupide ou navrant, elle avait conscience de l’examen minutieux que lui faisait subir le regard de l’Américain et elle en souffrait comme d’une injustice. Depuis si peu de temps à Paris, il n’avait pas encore eu celui d’apprendre son mariage, bien certainement, et sans doute pensait-il que Napoléon entretenait fastueusement sa maîtresse. Ses yeux étincelants allaient des émeraudes à la robe d’or, revenaient aux émeraudes, impitoyables, accusateurs...

Son silence devenait gênant, malgré les crépitements du feu d’artifice. Marianne n’osait même plus lever les yeux sur Jason par crainte qu’il n’y vît des larmes. Pensant avec peine qu’ils n’avaient plus rien à se dire, elle se détourna lentement pour regagner les salons quand il l’arrêta.

— Voulez-vous me permettre, madame... ?

— Oui ? fit-elle, envahie d’un espoir involontaire et se raccrochant d’instinct à ces cinq petits mots qui la retenaient.

— J’aimerais vous présenter ma femme.

— Votre...

La voix de Marianne s’étouffa. Soudain, toute énergie l’abandonna. Elle se sentit faible, perdue, désemparée et chercha machinalement quelque chose pour soutenir son émotion. Ses mains se serrèrent sur l’éventail brusquement replié, si fort que les minces branches d’ivoire craquèrent. Mais, sans voir son trouble, Jason tendait la main, attirait une femme dont Marianne, tout à son émoi, n’avait pas remarqué la présence dans l’ombre de l’Américain. Elle vit surgir de cette ombre, avec autant d’effroi que s’il se fût agi d’un fantôme, une jeune femme petite et mince, vêtue d’une robe de drap d’argent recouverte de dentelle noire. A la mode espagnole, la nouvelle venue portait, dans ses cheveux sombres, un haut peigne recouvert d’une mantille de même dentelle que sa robe et une rose pâle, semblable à celles qui s’épanouissaient au creux de son décolleté. Sous la mantille, Marianne vit un jeune visage sérieux, aux traits bien ciselés, aux lèvres fines mais marquées d’un pli de tristesse étonnant chez une créature de cet âge, de grands yeux sombres, mélancoliques, des sourcils délicatement tracés sur une peau claire. L’ensemble donnait une impression de fragilité physique, mais l’expression du visage décelait l’orgueil et l’obstination.

Etait-elle jolie, cette femme surgie brutalement d’une nuit d’été pour saccager la joie nouvelle de Marianne ? Au prix de sa vie, celle-ci eût été incapable de le dire. Son esprit, son cœur, ses yeux n’étaient plus habités que par une immense déception qui, peu à peu, se faisait douleur. C’était comme la grisaille quotidienne d’un matin de novembre au sortir d’un rêve plein de chaleur, de joie et de lumière et, un instant, Marianne eut la tentation de fermer les yeux, pour se rendormir et retrouver le rêve... Comme du fond de la brume elle entendit Jason s’adresser à l’inconnue et, malgré son désarroi, remarqua qu’il parlait en espagnol.

— Je désire vous faire connaître une ancienne amie. M’y autorisez-vous ?

— Naturellement... si c’est vraiment une amie !

Le ton, vaguement dédaigneux et surtout méfiant, hérissa Marianne. Une brusque colère chassa momentanément la douleur et lui fit du bien en lui rendant la maîtrise d’elle-même. Dans le plus pur castillan, elle demanda avec un sourire moqueur qui rendait dédain pour dédain :

— Pourquoi ne serais-je pas « vraiment » une amie ?

Les beaux sourcils de l’autre se relevèrent légèrement, mais ce fut avec beaucoup de gravité qu’elle répondit :

— Parce qu’il semble que, dans ce pays, l’on n’attache pas, au mot amitié, la même signification profonde que chez nous.

— Chez vous ? Vous êtes espagnole, sans doute ?

Jason, avec l’instinct sensible des gens de mers habiles à flairer les tempêtes, même bénignes, se hâta de répondre en prenant la main de sa femme qu’il glissa sous son bras et garda dans la sienne :

— Pilar est originaire de Floride, dit-il doucement. Son père, don Agostino Hernandez de Quintana, possédait de grandes terres à Fernandina, près de notre frontière. Si la ville est petite, le pays est immense, plus qu’à demi sauvage, et Pilar voit l’Europe pour la première fois.

La jeune femme leva sur lui un regard qui ne s’éclaira pas.

— Et pour la dernière, je l’espère ! Je ne tiens pas à y revenir, pas plus qu’à y rester, car je ne m’y plais pas. Seule l’Espagne m’attirerait, mais il ne peut être question, hélas, de s’y rendre, avec la guerre affreuse qui la ravage ! Maintenant, querido mio, voulez-vous me dire le nom de cette dame ?

« Une sauvagesse ! fulmina intérieurement Marianne, une primitive confite dans la religion et la morgue ! Et une ennemie de l’Empereur, j’en jurerais ! Suis-je donc destinée à ne rencontrer ici, ce soir, que des sauvages ? Après le Mongol, cette fille ! »

Elle était excédée et retenait mal une colère qui faisait trembler chaque fibre de son être. Et comme Jason ouvrait la bouche pour la présenter et, ignorant son mariage, allait sans doute émettre une épouvantable bourde, elle coupa, sèchement :

— Ne vous donnez pas cette peine. Comme vous l’avez dit vous-même, Mrs Beaufort a toutes les excuses pour ne pas connaître son monde. Souffrez donc que je la renseigne moi-même. Je suis la princesse Corrado Sant’Anna, madame, et si j’ai à nouveau l’avantage de vous revoir, ce que j’espère vivement, sachez que j’ai droit au titre d’Altesse Sérénissime !

S’interdisant alors de voir la stupeur envahir le regard bleu de Jason, elle fit une courte révérence et leur tourna carrément le dos pour s’éloigner et chercher Talleyrand. D’ailleurs, au milieu des applaudissements, le feu d’artifice se terminait dans une sorte d’Apocalypse multicolore exaltant les deux aigles impériales, la française et l’autrichienne, unies par la magie de MM. Ruggieri. Mais ce remarquable morceau de pyrotechnie n’obtint de Marianne qu’un regard méprisant.

« Ridicule, pensa-t-elle. Ridicule et pompeux ! Autant que moi quand j’ai jeté mes titres à la tête de cette péronnelle ! Mais c’est uniquement sa faute. J’aurais voulu la voir rentrer sous terre ! Je voudrais, oui... je voudrais la voir morte... Penser qu’elle est sa femme, sa femme ! »

Les deux petites lettres possessives qui reliaient désormais Pilar à Jason causaient à Marianne une irritation douloureuse comme une piqûre d’abeille. La vieille envie de fuir la reprenait. Ce besoin primitif, venu probablement du fond des âges par le truchement de quelque ancêtre nomade, qui s’emparait d’elle chaque fois qu’une souffrance atteignait son cœur, non par lâcheté ou par crainte de faire face, mais par besoin de mieux dissimuler aux regards étrangers sa propre émotion et de trouver dans l’éloignement et la solitude une espèce de calmant.

Machinalement, elle suivit la foule vers la salle de bal où les violons faisaient rage de nouveau en attendant l’annonce du souper, avec l’idée de continuer tout droit jusqu’à sa voiture, jusqu’à la paix de sa maison et de sa chambre. Cette ambassade et tous les gens qui l’emplissaient lui faisaient horreur maintenant. Même la présence de Napoléon, assis sur le trône rouge et or, préparé pour lui et Marie-Louise au fond de la salle, n’y pouvait rien. Elle voulait s’en aller. Mais elle vit soudain un groupe de dames se diriger vers elle avec Dorothée et la comtesse Kielmannsegge, et cette vue lui arracha une exclamation de contrariété. Elle allait devoir papoter, échanger des paroles futiles, des niaiseries quand elle avait tellement besoin de silence pour écouter les étranges cris que poussait son cœur... et essayer d’y comprendre quelque chose. Non, cela, c’était impossible, elle ne pourrait pas le supporter...

Presque simultanément, elle vit, à deux pas d’elle, l’uniforme vert sombre de Tchernytchev qui la regardait et, sans plus réfléchir, se tourna vers lui.

— Vous m’avez demandé une danse, comte ! Celle-ci est à vous si vous le souhaitez.

— C’est une question cruelle, madame ! On ne demande pas au croyant s’il souhaite atteindre la divinité.

Froidement, elle planta son regard vert dans celui du Russe :

— Je ne désire pas que vous me fassiez la cour, mais seulement que nous dansions cette valse, fit-elle nettement.

Cette fois, il ne répondit pas, se contentant de s’incliner avec un sourire qui fit briller ses dents blanches. Au bord de la piste de danse, Marianne laissa tomber son éventail brisé, drapa calmement sa longue traîne dorée sur son bras et livra sa taille au bras de son cavalier. Il s’en empara comme d’une proie, l’emportant presque au milieu des danseurs avec une ardeur qui lui arracha un sourire mélancolique.

Elle n’aimait pas cet homme, mais il la désirait, ne s’en cachait pas et, dans l’état de désarroi où se trouvait Marianne, c’était, à tout prendre, assez réconfortant de rencontrer un être éprouvant quelque émotion, même de cet ordre ! Il dansait à la perfection, avec un sens étonnant de la musique, et Marianne, tourbillonnant dans ses bras, eut l’impression de flotter dans l’air. La valse la délivrait du poids de son propre corps. Pourquoi donc son esprit troublé refusait-il de se laisser libérer lui aussi ?

En dansant à travers la vaste salle, elle aperçut l’Empereur, assis sur son petit trône, l’Impératrice à ses côtés, lui parlant à voix basse, mais son regard ne s’y arrêta pas. Ces deux-là ne l’intéressaient plus. Tchernytchev, déjà, l’emportait plus loin, sa main gantée fermement appuyée au creux de la taille de la jeune femme. Elle vit alors Jason qui dansait avec sa femme. Leurs regards, un instant, s’accrochèrent, mais Marianne, avec irritation, détourna le sien puis, brusquement, poussée par le trop féminin démon de la coquetterie, par ce besoin viscéral que possède toute femme blessée de rendre coup pour coup, douleur pour douleur, elle adressa au Russe un sourire éblouissant.

— Vous êtes bien silencieux, mon cher comte ? fit-elle assez haut pour être entendue du couple américain. La joie vous rend-elle muet ?

— Vous m’avez défendu de vous faire la cour, princesse, et comme je ne saurais vous offrir que des paroles exprimant ce que j’éprouve...

— Connaissez-vous si mal les femmes pour prendre au pied de la lettre leurs interdictions ? Ne savez-vous pas que nous aimons, parfois, être contrariées, pourvu que ce soit avec grâce ?

Les yeux verts du Russe foncèrent jusqu’à devenir presque noirs. Il resserra son étreinte avec une avidité qui ne laissait aucun doute sur le plaisir qu’il prenait à ce rapprochement inattendu. La subite amabilité de Marianne parut le transporter de joie et, un instant, celle-ci crut qu’il allait pousser quelque sauvage cri de victoire. Mais il se contint, se contentant de coller sa joue à la tempe de la jeune femme et de balayer son cou de son souffle chaud. Serrée contre lui, Marianne eut soudain l’impression de danser avec quelque automate bien réglé tant ses muscles étaient durs.

— Ne me poussez pas trop à vous désobéir, chuchota-t-il ardemment contre son oreille. Je pourrais demander plus que vous ne souhaitez accorder et, quand je demande quelque chose, je n’ai de cesse de l’avoir obtenu.

— Mais... il me semble que vous avez obtenu ce que vous souhaitiez ! Ne dansons-nous pas ensemble ? Et je crois même vous avoir souri.

— Justement ! A une femme telle que vous on ne peut que demander toujours davantage, toujours un peu plus.

— Quoi, par exemple ? fit la jeune femme avec un sourire de défi.

Mais il était écrit qu’elle n’apprendrait pas jusqu’où, ce soir-là, Tchernytchev souhaitait aller sur le chemin de ses faveurs. Avec un cri inarticulé qui fit sursauter leurs voisins mollement abandonnés au rythme de la danse, il lâcha Marianne, et si brusquement qu’elle ne resta debout que par un miracle d’équilibre. Puis, avant même d’avoir trouvé le temps d’une protestation ou d’une simple question, elle vit l’officier russe se jeter à corps perdu à travers les couples de danseurs qu’il bouscula sans ménagement, bondir vers l’un des murs de la salle et saisir à pleines mains une guirlande de roses artificielles en taffetas léger que l’une des bougies des girandoles dorées, en s’inclinant, venait d’enflammer. Négligeant la brûlure de ses mains, Tchernytchev arracha la guirlande... mais il était déjà trop tard. Les flammes avaient atteint la gaze argentée qui drapait les murs de toile et, rapides, se propageaient. En un instant, la paroi tout entière s’embrasa.

Avec un cri énorme, les danseurs refluèrent vers l’autre côté de la salle où était le trône. Emportée par la vague, Marianne se retrouva tout près de Napoléon vers lequel le prince Eugène, qui s’était écarté pour causer avec le ministre des Relations extérieures, Champagny, se frayait vivement un passage. Elle vit le jeune vice-roi parler bas à l’oreille de l’Empereur qui, se retournant, saisit le bras de Marie-Louise.

— Venez ! dit-il. Le feu est ici... il faut partir.

Mais la jeune Impératrice, qui semblait fascinée par les flammes, restait assise, les yeux rivés au mur flambant.

— Venez, Louise ! ordonna l’Empereur en l’arrachant presque de son siège.

Au pas de charge, il l’entraîna vers la galerie. Marianne voulut se lancer dans leur sillage, mais une ruée de la foule qui s’affolait l’emporta comme un fétu de paille vers la porte donnant sur le parc. Plus rien ne pouvait arrêter cette foule prise de panique. En un instant, le plafond de toile cirée s’embrasa. Le feu courut le long des autres parois à une vitesse terrifiante. L’un après l’autre, les lustres dorés, avec leurs charges de bougies allumées, se détachèrent du plafond en feu et s’effondrèrent sur la foule éperdue, assommant l’un, enflammant les vêtements de l’autre. La robe de tulle bleu d’une jeune femme s’embrasa d’un seul coup. Transformée en torche vivante, la malheureuse, hurlant de souffrance, se jeta aveuglément à travers la masse humaine qui, bien loin de lui porter secours, faisait de vains efforts pour lui échapper. Un officier, cependant, arracha sa tunique pour la jeter sur elle et tenter d’étouffer les flammes, mais tous deux disparurent bientôt sous la ruée démentielle de la foule.

Très vite, les issues, celle de la galerie par laquelle était sorti l’Empereur, et les fausses fenêtres découpées dans la toile furent bouchées par le feu. La galerie d’ailleurs s’enflamma à son tour, dirigeant droit vers les salons de l’ambassade un véritable train de feu. Il n’y eut plus, comme sortie possible, que la haute porte-fenêtre donnant sur le parc et la foule s’y précipita avec la violence d’un barrage qui a rompu ses digues. Une fumée épaisse et noire, suffocante, emplissait la salle incendiée, brûlant les yeux et les poumons.

Pour lui échapper, hommes et femmes se pressaient vers l’unique issue avec une fureur sauvage, jouant des coudes et des poings, se renversant les uns les autres, cherchant la vie avec une rage où se montrait à nu le primitif instinct de conservation. Des femmes tombaient aussitôt piétinées par les plus forts, par ceux peut-être qui, l’instant précédent, s’inclinaient avec tant de grâce sur des doigts qu’ils écrasaient maintenant, ou murmuraient de douces paroles à des oreilles qu’ils auraient arrachées sans vergogne pour passer plus vite et gagner enfin ce bien inestimable : l’air libre, l’air respirable.

Emportée par l’assaut furieux vers la vie, bousculée, à demi étouffée par la fumée et par la pression de tous ces corps, la traîne de sa robe arrachée, Marianne épouvantée ne voyait autour d’elle que des yeux hagards, des visages déformés par l’épouvante, des bouches hurlantes. La chaleur était intolérable et les tourbillons de fumée qui emplissaient la salle d’un épais brouillard gris lui donnaient l’impression que ses poumons allaient éclater. Parmi toutes ces têtes, elle reconnut celle de Savary qui avait l’air de voguer comme un absurde navire sur une mer en furie. Le ministre de la Police était aussi vert que son habit brodé mais, hurlant des choses à peu près incompréhensibles, il essayait vainement de discipliner cette horde affolée.

La porte donnant sur le parc était là, toute proche, mais les tentures qui l’ornaient commençaient à brûler et la bousculade y devint féroce, chacun cherchant à franchir le seuil avant qu’il ne soit barré par le feu. Tous voulant passer à la fois, cela fit une sorte de bouchon. Coincés, les invités ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. La mêlée devint furieuse. Marianne reçut dans la gorge le coude d’un sénateur et sentit que des mains agrippaient ses cheveux. Heureusement pour elle, il y avait, un peu en arrière, une sorte de géant, un homme immense, barbu comme un ours et portant sur des épaules larges comme une armoire le brillant uniforme des chevaliers-gardes du Tzar. Il se démenait comme un diable, poussant la foule devant lui de ses deux mains énormes. La chute d’un lustre alluma ses cheveux. Il émit une clameur sauvage et donna une si violente poussée que le bouchon humain sauta avec un tourbillon de fumée. La poitrine broyée, mais sauve, Marianne se retrouva hors de la salle, sur les marches qui menaient aux jardins. Mais, à peine eut-elle gonflé ses poumons d’une bouffée d’air un peu moins brûlant, qu’un cri de douleur lui échappa. Près d’elle, une autre femme poussa un long gémissement, puis une autre, dont le cri s’acheva en sanglot : l’huile des lampions qui ornaient si gaiement les murs de la salle de bal se déversait, brûlante, sur les épaules nues et les gorges découvertes, causant de cruelles blessures. Marianne se jeta en avant, vers l’eau rougeoyante d’un bassin près duquel des domestiques accouraient avec des seaux et des cuvettes. Il était temps. La porte de la salle de bal venait de s’embraser.

Sur l’escalier, Marianne vit une poutre enflammée s’abattre sur le vieux prince Kourakine. L’ambassadeur russe, énorme et perclus de goutte, s’écroula avec un grognement d’ours blessé, mais, aussitôt, un général français, dont l’uniforme était à moitié déchiré, se rua vers lui pour lui porter secours.

Adossée contre une statue dont la pierre rafraîchissait son dos nu, Marianne regardait le parc de ses yeux agrandis, figée d’épouvante, devant ce spectacle de désolation et de mort qui avait brutalement remplacé l’enchantement de la fête, et cherchait à reprendre son souffle. Sa gorge lui faisait mal, son épaule aussi dont la beau brûlée s’était fendue. L’air, plein de flammèches, était à peine respirable. La salle de bal, totalement embrasée maintenant, n’était plus qu’un énorme bûcher dont les flammes ronflantes bondissaient vers le ciel noir, cherchant un autre aliment. Des formes indistinctes s’échappaient encore de cet enfer, et, hurlantes, leurs vêtements allumés, roulaient à terre pour échapper à la morsure du feu.

Partout des blessés, des mourants, des gens pris de panique qui couraient dans tous les sens, incapables de savoir où ils allaient. Marianne aperçut le prince de Metternich, armé d’un seau d’eau, qui se ruait vers l’incendie. Elle aperçut aussi un homme qui courait, une femme vêtue d’argent dans les bras, et reconnut Jason. Oubliant tout ce qui n’était pas Pilar, sa femme, il l’emportait loin du danger.

« Je n’existe plus pour lui, songea Marianne bouleversée. Il ne pense qu’à elle !... Il n’essaie même pas de savoir si je suis encore vivante... »

Elle se sentait si faible, tout à coup, si seule aussi puisque, parmi ces gens, elle ne comptait pas un seul ami, personne qui pensât seulement à elle, qu’elle glissa ses bras autour de la statue, une petite Cérès de marbre blanc, et se mit à pleurer amèrement en s’accrochant à la pierre que le brasier, peu à peu, réchauffait.

Un appel déchirant éclata auprès d’elle :

— Antonia !... Antonia !...

Arrachée à son chagrin égoïste, Marianne vit une femme passer près d’elle, les cheveux dénoués sur des lambeaux de mousseline blanche, courant éperdument vers le brasier malgré son ventre déformé par la grossesse, les bras tendus. Avec épouvante, elle reconnut la princesse Schwartzenberg, belle-sœur de l’ambassadeur, et s’élança derrière elle pour l’arrêter.

— Madame ! Madame !... Où allez-vous ? Par pitié...

La jeune femme posa sur elle des yeux trop dilatés par l’épouvante et l’angoisse pour qu’elle pût seulement espérer être vue.

— Ma fille !... balbutia-t-elle... mon Antonia ! Elle est là !

D’une brusque secousse, elle échappa à l’étreinte de Marianne laissant entre ses mains un peu de mousseline fripée et reprit sa course aveugle. Toujours appelant, elle atteignit l’incendie. Il y eut un craquement énorme. Le plancher de la salle de bal, construit au-dessus d’un bassin à sec, venait de s’effondrer ouvrant dans les flammes un gouffre dans lequel Marianne vit disparaître aussitôt la silhouette de la pauvre mère.

Malade d’horreur, l’estomac révulsé, Marianne se plia en deux et vomit. Ses tempes battaient et elle était trempée de sueur. En relevant les yeux, elle vit avec dégoût que les musiciens de l’orchestre, qui s’étaient aussi enfuis dans le parc, se jetaient vers les blessés pour les dépouiller de leurs joyaux. Et, malheureusement, ils n’étaient pas les seuls : la populace qui, grimpée sur les murs de l’ambassade, avait suivi le feu d’artifice avec des grondements de joie, maintenant, se jetait, elle aussi, à la curée. Par bandes, des gens de mauvaise mine glissaient pardessus les murs jusque dans les jardins avec les yeux luisants d’une bande de loups affamés et s’élançaient au pillage sans faire plus de bruit que des serpents.

Le personnel de l’ambassade, malgré ses efforts, était impuissant à lutter contre cette marée sordide, au moins aussi dangereuse que le feu. Quelques hommes tentaient de défendre les femmes attaquées ; malheureusement, ils n’étaient pas assez nombreux pour combattre efficacement les pillards.

« Mais enfin, songea Marianne épouvantée, il devrait y avoir des pompiers, des soldats... L’escorte armée de l’Empereur... »

L’Empereur, hélas, était parti et son escorte avec lui. Combien de temps faudrait-il pour qu’un régiment vînt mettre de l’ordre et faire reculer les bandits ? Une main, soudain, s’abattit sur elle, arracha son diadème et une mèche de cheveux, puis, empoignant son collier d’émeraudes, tira pour en faire céder le fermoir. Terrifiée, Marianne hurla.

— Au secours ! Au vol !...

Une autre main, brutale et malodorante, lui ferma la bouche. D’instinct alors, elle se débattit contre son agresseur, un homme au long visage blême, aux yeux cruels, vêtu d’une blouse sale sentant la sueur. Griffant et mordant, elle parvint à lui glisser des mains et chercha à s’enfuir, les doigts sur son collier, mais il se jeta en avant de tout son poids et la reprit contre lui. Contre son cou, elle sentit la morsure d’une lame d’acier.

— Donne ça ! ordonna l’homme d’une voix éraillée, sinon j’te saigne !

Il appuya légèrement. L’acier entama la chair tendre. Paralysée de terreur, Marianne leva des mains tremblantes jusqu’à sa gorge, détacha le collier qui glissa sur la manche de l’homme, puis elle ôta les scintillantes girandoles de ses oreilles. Le couteau s’éloigna. Marianne crut qu’il allait enfin la lâcher, mais il n’en fit rien. L’homme ricana et se pencha sur elle. Contre son visage, elle sentit une haleine empestée de mauvais vin et hurla de dégoût, mais une bouche humide et froide s’abattit sur la sienne et étouffa le cri sous un baiser qui lui leva le cœur. En même temps, l’homme, qui la serrait contre lui, la poussa brutalement vers un massif d’énormes pivoines qui gardait l’entrée d’un bosquet.

— Viens par là, poulette ! Une belle fille, on n’la laisse pas filer sans y goûter, surtout une d’la haute ! C’est trop rare !

Délivrée de l’odieuse bouche, Marianne tenta de résister et se remit à crier, des cris stridents, nerveux, suraigus, des cris de folle que l’autre ne parvint pas à endiguer. Alors, de toutes ses forces, il la gifla et la jeta à terre. Il se penchait déjà pour la traîner sous les branches quand une forme humaine jaillit de l’ombre du bosquet, tomba sur l’homme et le rejeta à deux pas de Marianne. A la lumière rouge de l’incendie, elle reconnut Tchernytchev. Une balafre saignait sur son front et son uniforme était à moitié brûlé, mais il ne paraissait pas blessé.

— Ecartez-vous ! gronda-t-il. Par saint Vladimir, je vais étriper ce moujik !

Il ne regardait pas Marianne. Dans les lueurs dansantes et sinistres, elle vit ses yeux verts briller d’une joie sauvage, celle du combat prochain. Les mains ouvertes, prêtes à saisir, ramassé sur lui-même, sans arme et parfaitement insoucieux de sa récente blessure, il faisait face au malfaiteur et à son couteau de boucher.

— Il m’a volé mes bijoux, murmura Marianne en portant la main à sa gorge meurtrie où le collier avait laissé une marque saignante quand le bandit avait tiré dessus.

— Rien d’autre ? Il ne vous a pas violée ?

— Il n’a pas eu le temps, mais...

— Allez vous mettre à l’abri. Je reprendrai vos joyaux... Quant à ce misérable, il peut remercier Notre-Dame de Kazan ! Chez moi, je l’aurais fait périr sous le knout pour avoir seulement osé vous toucher.

L’homme éclata de rire et cracha une insulte ignoble puis assura son couteau dans sa patte noire.

— Mais il est armé ! gémit Marianne. Il va vous tuer.

Les yeux rétrécis, au point de n’être plus que de minces fentes obliques, surveillant attentivement son adversaire, le colonel des Cosaques éclata de rire.

— Lui ? Son couteau ne lui sauvera pas la vie. Mes mains savent dresser les chevaux sauvages et tuer les ours ! Dans deux minutes, je l’aurai étranglé, couteau ou pas !

Et, dans une détente de ses jarrets d’acier, Tchernytchev sauta à la gorge du malfaiteur qui, surpris et déséquilibré, s’abattit lourdement sur le sol avant d’avoir eu le temps de frapper. Râlant, à demi étranglé, il se débattit sous la poigne féroce du Russe. Le couteau avait glissé de sa main et Marianne, se courbant vivement, essaya de le saisir. Mais l’homme était fort malgré sa taille maigre. Déjà il s’était repris et, d’un sursaut, il avait libéré son cou. Les deux hommes, roulant l’un sur l’autre, aussi étroitement enlacés que deux serpents furieux, se livrèrent un combat sauvage sur l’herbe humide d’une pelouse.

Le Russe savait se battre au corps à corps et Marianne n’était pas très inquiète pour lui. Elle était certaine qu’il sortirait vainqueur de cette bataille. Mais, soudain, elle remarqua avec effroi deux autres hommes, en blouse eux aussi et en casquettes à pont, qui rampaient silencieusement vers les combattants : des camarades de son agresseur, sans doute, qui arrivaient à la rescousse. Cette fois, la partie ne serait plus égale et, en un éclair, elle comprit que Tchernytchev allait avoir besoin d’aide. Se retournant vivement elle vit qu’une troupe de soldats envahissait le parc en escaladant les murs, portant des civières et du matériel de secours. Rassemblant les lambeaux de sa robe, elle courut vers eux, avisa un groupe d’hommes en uniforme vert qui se penchaient sur les blessés et saisit l’un d’entre eux par le bras.

— Le comte Tchernytchev ! s’écria-t-elle ! Vite ! Il est en danger ! Ils vont le tuer !

Celui dont elle avait pris le bras se retourna, la regarda... Et si puissante était l’atmosphère d’irréalité de cette nuit désastreuse que Marianne fut à peine surprise de reconnaître Napoléon en personne. Noir de suie, son uniforme de colonel des chasseurs plein de trous, il s’apprêtait à emporter une femme blessée qui gémissait doucement sur un banc de pierre. C’était sans doute lui qui, en revenant vers l’ambassade sinistrée, avait ramené les secours qui, maintenant, prenaient possession du parc.

— Qui va le tuer ? dit-il seulement.

— Des hommes... là, dans le bosquet ! Ils m’ont attaquée et le comte est venu à mon secours ! Vite, ils sont trois, armés... et il est seul sans autre défense que ses mains...

— Qui sont ces hommes ?

— Je ne sais pas ! Des bandits ! Ils sont venus par-dessus le mur...

L’Empereur se redressa. Sous les sourcils froncés, ses yeux gris étaient durs comme de la pierre. Il appela :

— Eugène ! Duroc ! Par ici ! Il paraît qu’on assassine maintenant.

Et flanqué du vice-roi d’Italie et du duc de Frioul, l’Empereur des Français vola, de toute la vitesse de ses jambes, au secours de l’attaché russe. Rassurée sur le sort de Tchernytchev, Marianne revint machinalement vers les bassins. Elle ne savait plus bien ni que faire ni où aller. Sans surprise comme sans joie, elle vit enfin arriver les pompiers, ou tout au moins un semblant de pompiers car ils n’étaient que six... et incroyablement ivres par-dessus le marché. Elle entendit les cris de fureur de Savary.

— Vous n’êtes que six ? Où sont les autres ?

— On... on ne sait pas, mon... mon général !

— Et votre chef ? Cet imbécile de Ledoux ? Où est-il ?

— A... à la campagne, mon général.

— Six ! hurla Savary ivre de rage, six sur deux cent quatre-vingt-treize ! Et où sont les pompes ?

— Là... mais on n’a pas d’eau. Les bouches à eau des Grands Boulevards sont fermées à clé et on n’a pas la clé.

— Et elle est où cette clé ?

Le pompier eut un geste évasif qui porta à son comble le courroux du ministre de la Police. Marianne le vit partir comme une flèche, traînant après lui le malheureux qui faisait des efforts désespérés pour conserver son équilibre et ne se doutait certainement pas qu’il allait affronter une seconde plus tard une colère infiniment plus redoutable que celle d’un ministre.

Néanmoins, les secours s’organisaient. C’était la Garde Impériale, ramenée par Napoléon et jointe à un régiment de tirailleurs, qui tentait maintenant de sauver l’ambassade et ses habitants. On était allé chercher la grande échelle à la bibliothèque de la rue de la Loi et les bassins étaient largement mis à contribution. Mais Marianne se désintéressa bientôt de ce qui se passait autour d’elle. Puisque l’Empereur avait pris la direction des opérations, tout allait s’arranger. Elle entendit sa voix métallique tonner quelque part dans le jardin.

Son esprit était vide, sa tête douloureuse. Elle se sentait meurtrie dans tout son corps et cependant ne parvenait pas à trouver la force d’essayer d’en sortir, de chercher une voiture pour rentrer chez elle. Quelque chose s’était brisé en elle et c’était avec une sorte d’indifférence qu’elle regardait l’incroyable scène de dévastation que présentait le parc bouleversé. Cet énorme incendie qui, en quelques instants, avait décimé une société joyeuse, élégante, raffinée, pour ne laisser qu’un champ de mort, était trop à l’image de sa propre vie pour qu’elle n’en fût pas profondément atteinte. Le bal tragique lui avait assené le dernier coup, celui qu’elle ne se sentait plus capable de supporter. Et nul n’était à blâmer qu’elle-même. Comment avait-elle pu s’aveugler à ce point sur ses véritables sentiments ? Il avait fallu tant de détours, tant de luttes contre l’évidence, contre l’avis même de ses meilleurs amis, tant de stériles combats contre l’invisible pour en arriver enfin à cette issue cruelle, se résumant en une seule image, celle de Jason emportant une autre femme, pour que l’éclatante vérité vînt enfin, et trop tard, éblouir ses yeux : elle aimait Jason, elle l’avait toujours aimé, alors même qu’elle se croyait éprise d’un autre et qu’elle s’imaginait le haïr. Comment n’avait-elle pas été alertée quand, dans sa chambre de jeune fille, à Selton Hall, il l’avait prise dans ses bras pour lui voler ce baiser sous lequel elle s’était sentie défaillir ? Comment n’avait-elle pas compris, à sa joie quand il avait surgi dans les souterrains de Chaillot, à sa déception quand il avait quitté

Paris sans la revoir, à son émotion devant le bouquet de camélias posé dans sa loge, au soir de son unique concert public, à son impatience et, enfin, à sa cruelle déconvenue quand elle l’avait attendu en vain, tout au long des routes d’Italie et jusqu’à la dernière minute, avant de s’engager dans un mariage insensé ? Elle entendait encore la voix, gentiment dubitative d’Adélaïde : « Vous êtes bien sûr de ne pas l’aimer ?... »

Ah oui ! elle en était sûre alors, dans sa folie et dans l’orgueil qu’elle avait éprouvé à s’attacher, par les brûlantes chaînes de l’amour physique, le géant de l’Europe. Dans le réveil brutal qui était le sien, à cette minute entre toutes cruelle, Marianne analysait enfin lucidement la vérité du sentiment qui l’attachait à l’Empereur. Elle l’avait aimé avec orgueil et avec crainte, avec une joie que pimentait une délicieuse sensation de fruit défendu et de danger, elle l’avait aimé avec l’ardeur de sa jeunesse et d’un corps avide qui avait, grâce à lui, découvert l’envoûtant sortilège que fait naître l’accord parfait de deux chairs. Mais elle comprenait maintenant que son amour était fait d’émerveillement et de gratitude. Elle était tombée au pouvoir de cette séduction étrange qu’il exerçait sur les êtres humains et, quand elle avait souffert de son abandon, la jalousie alors éprouvée était âpre, brûlante, stimulante en quelque sorte. Elle n’était pas cette déchirure, cette angoisse, ce tremblement affolé de tout son être devant la double image de Jason et de Pilar. Et maintenant qu’elle avait perdu, à jamais perdu, ce bonheur que le destin avait si longtemps laissé à portée de sa main, Marianne sentit qu’elle avait aussi perdu le goût de vivre.

Plus violente encore qu’à son arrivée au bal, la sensation de n’être qu’une marionnette vide lui revint avec le sentiment d’une vie gâchée par sa propre faute. Par orgueil, par folie et par aveuglement, elle avait laissé Jason lui échapper, se tourner vers une autre et lier son destin à cette autre. C’était Pilar qui vivrait avec lui, dans le pays où pousse le coton, où chantent les Noirs, c’était elle qui partagerait chaque instant de sa vie, qui dormirait chaque nuit dans ses bras, qui porterait ses enfants...

Autour de Marianne, le parc était livré au combat de rues. Les régiments qui étaient entrés en scène livraient bataille aux pillards tandis que des infirmiers bénévoles emportaient des corps dont certains étaient déjà des cadavres. D’autres soldats, armés de seaux d’eau, tentaient d’enrayer le sinistre et de sauver l’hôtel de l’ambassade. Personne ne prêtait attention à cette femme qui, à l’abri d’un buisson, ne faisait que regarder.

L’énorme brasier, dont la chaleur la brûlait à distance, la fascinait. Les arbres voisins avaient pris feu et de longues flammes s’élançaient, triomphantes et voraces, de l’amas des poutres et des troncs qui s’abattaient. Les cris, les gémissements s’étaient tus. Seule, la grande voix du feu emplissait la nuit. Les yeux pleins de larmes, Marianne l’écoutait comme si de ce cœur ardent pût jaillir la réponse à sa propre brûlure. Du fond dé sa mémoire, un vers de Shakespeare remonta :

« Un feu qui brûle en éteint un autre... »

Son amour pour Jason, si soudainement découvert, avait éteint son amour pour l’Empereur, ne laissant qu’une tendresse et une admiration, pierres brillantes au milieu des cendres chaudes. Mais cet amour qui, maintenant, la torturait, quel autre feu viendrait l’éteindre avant que le désespoir ne conduisît Marianne aux portes de la folie ? Jason était loin ! Il avait emporté sa jeune femme hors de ce champ de mort et, sans doute à cette heure, il devait être auprès d’elle, cherchant à calmer sa frayeur avec des gestes tendres et des mots d’amour.

Il avait oublié Marianne et, de cet oubli, elle allait mourir. La révélation était venue trop tard et, comme la foudre tombant sur un arbre, elle avait anéanti Marianne. Il fallait, maintenant, qu’elle s’en allât discrètement sur la pointe des pieds.

Sa mémoire, soudain, remit devant ses yeux l’image de la princesse de Schwartzenberg se jetant dans les flammes à la recherche de son enfant. Elle était entrée dans le feu comme on entre dans un sanctuaire, sans une hésitation, sans même un geste de recul, avec une certitude aveuglante : celle d’y retrouver quelqu’un. Et la porte étroite de la mort, terrifiante et cruelle, s’était changée pour elle en une porte de gloire, celle du sacrifice librement consenti, celle aussi de la paix et de l’éternité. Il suffisait d’un peu... de si peu de courage !

Les yeux grand ouverts, Marianne quitta son abri de feuillage et marcha vers le brasier. Elle ne tremblait pas. La douleur est un puissant opium contre la peur et son tourment était plus puissant que ce chanvre indien dont les prêtres gavaient les veuves hindoues pour les mener passives jusqu’au bûcher de leur époux. Elle voulait y échapper sans que personne eût à souffrir de sa mort. Un accident, rien qu’un accident !... Alors, comme tout à l’heure la pauvre princesse, Marianne se mit à courir vers l’incendie. Une pierre, sur son chemin, la fit choir brutalement, lui causa une douleur aiguë mais ne l’éveilla pas de son envoûtement. Elle se releva, reprit sa course, les oreilles emplies par un vent d’orage au milieu duquel il lui sembla entendre crier son nom. Cela non plus ne l’arrêta pas. Quel que puisse être celui qui appelait, il ne cherchait qu’à la rendre à la monotonie d’une vie dont elle ne voulait plus, à un long sommeil à l’écart de la vraie vie qui, portant en lui des germes de mort, la dissoudrait lentement dans la solitude. La mort qu’elle choisissait, cruelle mais rapide, ouvrait sur une paix plus longue, mais qui n’engendrait ni regrets ni souvenirs.

L’ardeur des flammes était telle que, en recevant leur souffle brûlant au seuil du brasier, Marianne, instinctivement, cacha son visage et recula d’un pas. Elle en eut honte aussitôt, murmura les premières paroles d’une prière et voulut se jeter en avant. Sa robe déchirée prit feu. Une langue brûlante lécha son corps, causant une douleur atroce qui la fit hurler. Mais, au moment précis où elle allait se laisser tomber dans le gouffre de flammes, une masse noire tomba sur elle, l’enveloppa et roula avec elle sur la terre humide. Quelqu’un s’était interposé entre la mort et elle à l’instant suprême, la condamnant à vivre...

Sentant le poids d’un corps, elle se débattit, tenta d’échapper à l’étreinte paralysante sous laquelle les flammes avaient été étouffées et, folle de fureur, chercha à mordre la main qui la maintenait. L’inconnu s’écarta, se releva sur les genoux puis, sèchement et par deux fois, la gifla... Contre le fond rouge de l’incendie, elle ne voyait qu’une silhouette noire vers laquelle, aveuglément, elle voulut se jeter, toutes griffes dehors afin de rendre coup pour coup. Mais l’homme saisit ses deux poignets et les immobilisa. En même temps, une voix glaciale intimait :

— Tenez-vous tranquille ou je recommence ! Pardieu, vous êtes en pleine crise de démence ! Une seconde de plus et vous périssiez carbonisée ! Folle ! Maudite folle ! N’y aurait-il jamais dans votre tête d’écervelée autre chose que du vent, de l’égoïsme et de la stupidité ?

Amollie soudain, comme la corde de l’arc libérée par l’archer fatigué, Marianne écoutait Jason déverser sur elle un torrent d’injures avec le ravissement qu’elle eût réservé à une musique céleste. Elle n’essayait même pas de savoir par quel miracle il était là, par quel prodige inouï il avait pu l’arracher aux flammes alors qu’elle l’avait vu partir si peu de temps auparavant. La seule chose qui comptât pour, elle, c’était justement qu’il fût là. Sa colère n’était rien, que la preuve d’un petit reste d’intérêt et, pour qu’il demeurât ainsi, à genoux auprès d’elle, Marianne était prête à se laisser insulter tout le reste de la nuit. La douleur même de ses poignets qu’il meurtrissait était une joie de plus.

Avec un soupir de bonheur, et sans souci de ses blessures, elle se laissa retomber dans l’herbe et sourit de tout son cœur à la noire silhouette de son ami.

— Jason ! murmura-t-elle. Vous êtes là... vous êtes revenu...

Il lâcha brusquement ses poignets et cessa de crier, considérant avec une sorte d’hébétude la forme gracieuse étendue devant lui, à peine couverte de quelques lambeaux de drap d’or entre lesquels la peau meurtrie apparaissait avec de longues traînées de sang. De sa manche, il essuya machinalement son front en sueur, rejetant en arrière ses cheveux qui collaient, cherchant à apaiser la terreur mêlée de colère qui s’était emparée de lui quand, dans cette femme courant follement vers l’incendie, il avait reconnu Marianne. Et maintenant, elle le regardait comme une apparition céleste, avec ses grands yeux verts tout brillants de larmes, elle le regardait en souriant comme si de cuisantes brûlures ne mordaient pas sa chair, Comme si cette dernière était insensible... Mais lui-même ne sentait pas les brûlures de ces flammes qu’il avait étouffées entre leurs deux corps, tout entier à la joie d’être arrivé à temps. Jamais il n’avait éprouvé une aussi grande fatigue. C’était comme si ces dernières minutes l’avaient vidé de toute son énergie...

Marianne, elle, était en pleine extase. L’univers de bruit et de fureur qui les entourait avait totalement disparu pour elle. Seule demeurait cette forme sombre qui la regardait sans rien dire, respirant lourdement parce que son cœur cognait trop fort dans sa poitrine. Elle voulut le toucher, chercher dans sa force un refuge trop longtemps attendu et tendit les bras pour l’attirer vers elle. Mais le geste ébauché s’acheva dans un cri d’agonie. Une douleur terrible, fulgurante, venait de lui déchirer les entrailles.

Instantanément Jason fut debout et regarda sans comprendre Marianne se tordre dans l’herbe à ses pieds.

— Qu’... qu’avez-vous ? Vous êtes blessée ?

— Je... ne sais pas ! Mais j’ai mal... j’ai... oh !

De nouveau il se pencha vers elle, voulut relever sa tête qui roulait dans tous les sens, mais une longue plainte s’échappa des lèvres décolorées, tandis que le corps s’arquait sous l’assaut d’une nouvelle douleur. Quand cette douleur fut apaisée, Marianne, le visage couleur de cendre, haletait comme une bête malade. Elle jeta sur Jason, presque aussi pâle qu’elle-même, un regard terrifié... Quelque chose de chaud mouillait ses jambes et, dans le temps d’un éclair, elle venait de comprendre ce qui lui arrivait.

— Mon... mon enfant ! souffla-t-elle. Je vais... le perdre !

— Comment ? Vous êtes... enceinte ?

Elle fit oui des paupières pour garder ses forces car une nouvelle douleur naissait au fond d’elle-même.

— C’est vrai ! Vous êtes mariée ! Et où est donc votre prince, Altesse Sérénissime ?

Comment pouvait-il se moquer d’elle quand il la voyait souffrir à ce point ? Elle s’agrippa de toutes ses forces à son bras pour mieux lutter, poussa une longue plainte puis gémit :

— Je ne sais pas ! Très loin ! En Italie... Par pitié allez chercher de l’aide ! L’enfant... l’Empereur... je voudrais...

Le reste se perdit dans un cri. Jason bondit sur ses pieds, jura superbement, puis prit sa course vers un groupe de personnes qui, massées près du petit temple, regardaient avec des yeux de somnambules la grande salle et la galerie achever de se consumer. On voyait maintenant, de l’autre côté des flammes mourantes, les murs noircis de l’ambassade, ses fenêtres éclatées et le peuple de valets et de soldats qui cherchaient à éteindre les pièces atteintes par le feu. Il aperçut Napoléon, courut à lui. Marianne n’avait-elle pas parlé de l’Empereur en même temps que de l’enfant ?

Quelques instants plus tard, Marianne, qui émergeait d’une nouvelle vague de souffrance, vit se pencher sur elle les deux visages de Napoléon et de Jason. Elle entendit la voix tendue de l’Empereur :

— Elle fait une fausse couche ! gronda-t-il. Vite ! Une civière ! Il faut la porter hors d’ici ! Et trouver Corvisart... Il doit être quelque part vers la ferme à soigner les blessés. Holà ! vous autres ! Par ici !...

Marianne n’entendit pas la suite, ne vit pas qui l’Empereur appelait ainsi. Elle était seulement consciente du fait que Jason s’éloignait et elle se souleva pour le rappeler. La main de Napoléon la força doucement à s’étendre de nouveau puis, ôtant vivement sa veste, il la roula en boule et la glissa sous la tête de la jeune femme.

— Doucement, carissima mia !... Ne bouge pas ! On va venir, on va t’aider, te soigner ! N’aie pas peur, surtout ! Je suis là !

Il chercha sa main moite et la serra. Elle leva vers fui des yeux pleins de reconnaissance. Il l’aimait donc encore un peu ? Elle n’était donc pas tout à fait seule au monde avec son cœur déçu et son corps torturé. Cette main ferme et chaude qui tenait la sienne était bonne, rassurante... Oubliant qu’elle avait voulu mourir, Marianne s’y raccrocha comme l’enfant perdue qu’elle était aurait pu se raccrocher à son père... à cette différence que, peut-être, le bel officier de Mestre-de-Camp-Général n’aurait pas eu cette douceur, cette tendresse pour sa fille en détresse.

Reprise par une marée de souffrance, elle sentit malgré tout qu’on l’enlevait doucement, qu’on l’emportait aussi vite que possible à travers le jardin dévasté où le vent du soir faisait voler les cendres encore chaudes. Avidement, durant une accalmie, elle chercha Jason, ne le vit pas et murmura son nom. La main de l’Empereur qui n’avait pas quitté la sienne la serra plus fort. Il se pencha.

— Je l’ai renvoyé auprès de sa femme. Tu n’avais plus besoin de lui puisque je suis là... Il n’est qu’un ami pour toi.

Un ami !... Le mot, qu’elle-même aurait prononcé de si bon cœur la veille encore, la crucifia. Un ami... rien qu’un ami et peut-être moins encore si cette Pilar le lui défendait ! Tout à l’heure, pourtant, elle avait cru qu’il lui revenait ! Mais non ! Tout était fini ! Jason était retourné vers sa femme et il n’y avait plus rien à espérer, sinon, peut-être, la mort qui, tout à l’heure, n’avait pas voulu d’elle. Le sang coulait toujours, lentement, de son corps blessé. Avec lui s’en allait la vie...

Elle eut un petit soupir tremblant, résigné, puis s’abandonna à la souffrance...

4 LE CHOCOLAT DE MONSIEUR CAREME

Le baron Corvisart baissa les manches de sa chemise, attacha soigneusement ses manchettes de linon plissé, passa l’habit de fin drap bleu que lui tendait Fortunée Hamelin puis, après un coup d’œil rapide à un miroir pour s’assurer que l’ordre de ses beaux cheveux blancs était toujours aussi parfait, il revint lentement vers le lit de Marianne. Un instant, il considéra silencieusement le visage amaigri de la jeune femme, puis ses mains, qui, sur la blancheur des draps, semblaient de fragiles objets d’ivoire.

— Vous voilà hors d’affaire, jeune dame ! dit-il enfin. Maintenant, il faut reprendre des forces, manger, commencer à vous lever... Vous êtes sauvée, mais je n’aime pas votre mine ! Il faut changer cela !

— Croyez bien que j’en suis navrée, mon cher docteur, et que je voudrais beaucoup vous faire plaisir. Vous m’avez soignée avec tant de patience et de dévouement ! Mais je n’ai envie de rien... et surtout pas de nourriture ! Je me sens si lasse...

— Et si vous ne mangez pas, vous vous sentirez chaque jour un peu plus lasse encore, gronda le médecin de l’Empereur. Vous avez perdu beaucoup de sang, il faut vous en refaire ! Vous êtes jeune, que diable ! Vigoureuse sous votre aspect délicat ! A votre âge, on ne se laisse pas dépérir pour une fausse couche et quelques brûlures ! Comment croyez-vous que l’Empereur me recevra quand je lui dirai que vous n’obéissez pas à mes prescriptions et que vous refusez de recommencer à vivre ?

— Ce n’est pas votre faute.

— Ouais ! Si vous vous imaginez que Sa Majesté l’entendra de cette oreille ! Quand elle donne des ordres, elle compte être obéie et nous avons chacun reçu un ordre : moi de vous guérir, vous de recouvrer la santé au plus vite. Nous n’avons le choix ni l’un ni l’autre. Et je vous rappelle que, chaque matin, quand je me rends à son petit lever, l’Empereur s’inquiète de vous.

Marianne tourna la tête sur son oreiller pour qu’il ne vît pas les larmes qui montaient à ses yeux.

— L’Empereur est très bon, fit-elle d’une voix enrouée.

— Il l’est surtout pour ceux qu’il aime ! rectifia Corvisart. Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention de lui dire demain matin que vous êtes guérie. Arrangez-vous pour ne pas me faire mentir, ma chère princesse !

— J’essaierai, docteur, j’essaierai.

Le médecin sourit puis, d’un geste impulsif, tapota affectueusement la joue de sa malade.

— A la bonne heure, ma petite fille ! J’aime mieux ce langage. A demain ! Je vais donner des ordres à vos gens et je reviendrai voir comment vous les avez suivis ! Madame Hamelin, je suis votre serviteur.

S’inclinant devant la belle créole, Corvisart alla prendre sur une console son chapeau, sa canne et ses gants, et sortit de la chambre en refermant doucement la porte. Lentement, alors, Fortunée quitta son fauteuil et vint s’asseoir au bord du lit de son amie l’enveloppant de son parfum de rose. La robe qu’elle portait, en simple batiste brodée de fleurettes multicolores, était accordée à la chaleur de cette journée d’été et lui donnait l’air d’une jeune fille. Une grande capeline de paille naturelle se balançait par son ruban au bout de ses doigts sortant de mitaines blanches. En face d’elle, Marianne se sentait étrangement vieille et lasse. Elle lui jeta un regard si désolé que Fortunée fronça les sourcils.

— Je ne te comprends pas, Marianne, dit-elle enfin. Depuis bientôt une semaine que tu es malade, tu t’es comportée exactement comme si tu cherchais par tous les moyens à en finir avec la vie ! Cela ne te ressemble pas.

— Cela ne me ressemblait pas. Maintenant, c’est vrai, je n’ai plus envie de vivre. Pour quoi ? Pour qui ?

— C’était... si important cet enfant ?

A nouveau les larmes montèrent aux yeux de Marianne et, cette fois, elle n’essaya pas de les retenir. Elle les laissa couler librement.

— Bien sûr, c’était important ! C’était même tout ce qu’il pouvait y avoir encore d’important dans ma vie, c’était ma seule raison d’exister. J’aurais vécu pour lui, avec lui, par lui. Il portait tous mes espoirs... et pas seulement les miens...

Depuis qu’en reprenant connaissance, à l’issue de la nuit tragique, elle avait appris qu’elle avait perdu l’enfant, Marianne se désespérait et se faisait les plus sanglants reproches. Tout d’abord, pour avoir, durant ses heures terribles, complètement oublié qu’elle allait être mère. Du moment où elle avait revu Jason, tout ce qui, jusque-là, avait eu pour elle quelque importance avait soudainement disparu devant la découverte aveuglante d’un amour qu’elle avait porté en elle durant des mois sans jamais le soupçonner. Le parc illuminé par le feu d’artifice avait été son chemin de Damas, à elle et, comme jadis Saul de Tarse, elle en était sortie aveugle, aveugle à tout ce qui l’entourait, aveugle au monde, aveugle à sa propre vie, aveugle à ce qui n’était pas cet amour dont la profondeur s’était révélée telle que Marianne ne pouvait, sans vertige, se pencher sur lui. Et elle avait follement mis en péril la vie de l’enfant en jouant la sienne, en cherchant à la perdre ! Pas une minute elle n’avait songé à lui... ni à cet autre qui, là-bas, dans la villa de Toscane, attendrait indéfiniment l’annonce d’une naissance à laquelle il avait accroché toute sa misérable vie d’emmuré !

Corrado Sant’Anna ne l’avait épousée qu’à cause de l’enfant de sang impérial auquel il pourrait donner son nom. Et voilà que, par sa propre faute, Marianne avait perdu tout espoir d’accomplir sa part du contrat. Le prince avait fait un marché de dupe !

— Tu penses à ton mystérieux époux, n’est-ce pas ? dit Fortunée doucement.

— Oui. Et j’ai honte de moi, j’ai honte, tu entends, parce que, ce nom que je porte, il me semble maintenant que je l’ai volé ?

— Volé ? Pourquoi donc ?

— Je te l’ai déjà dit, fit Marianne avec lassitude : le prince Sant’Anna ne m’a épousée qu’à cause de cet enfant, parce qu’il était du sang de l’Empereur et qu’alors le prince pouvait, sans déchoir, en accepter la paternité.

— Alors, parce que tu l’as perdu, tu te juges indigne de vivre et, si j’ai bien compris tes projets immédiats, tu as décidé simplement de te laisser dépérir jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

— C’est assez ça... Mais ne crois pas que je cherche à me punir en souhaitant la mort. Non, je te l’ai dit : je n’ai plus envie de vivre, tout simplement.

Fortunée se leva, fit quelques pas irrités dans la chambre, alla jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand, puis revint se planter en face du lit.

— Si ton envie de vivre ou de ne pas vivre est uniquement subordonnée à l’existence d’un enfant de Napoléon, l’affaire me paraît facile à régler : Napoléon t’en fera un autre et voilà tout !

— Fortunée !...

Suffoquée, Marianne regarda son amie d’un air scandalisé. Mais la créole lui décocha un sourire frondeur.

— Eh bien ! quoi Fortunée ? Le mot te choque ? La chose ne t’avait pas produit le même effet, il me semble ? Et s’il est une attitude mentale que j’exècre, c’est bien l’hypocrisie. Laisse-la aux spécialistes du genre, à cette bonne Mme de Genlis ou à Mme Campan et à son escadron d’oies blanches, à moins que tu ne souhaites rejoindre au plus vite la troupe piaillante des douairières retour d’émigration qui passent leur temps à espérer le retour des bonnes mœurs ! J’aime que l’on appelle un chat un chat et que l’on regarde les choses en face ! Si tu veux être honnête envers ton mari-fantôme, il te faut lui donner un enfant et un enfant de Napoléon. Conclusion : Napoléon doit t’en faire un autre ! Il me semble que c’est simple. D’ailleurs, on chuchote que l’Autrichienne a des espérances ! Il va donc être tranquille de ce côté-là et pouvoir se consacrer entièrement à toi !

— Mais, Fortunée, souffla Marianne abasourdie, sais-tu que tu es immorale ?

— Naturellement je le sais ! s’écria joyeusement Mme Hamelin, et tu n’imagines pas à quel point je suis contente de l’être ! La morale telle que je la vois pratiquer autour de moi a quelque chose de nauséabond ! Vive l’amour, ma toute belle, et foin des grands principes !

Comme pour souligner cette espèce de déclaration de guerre aux principes établis, un coup de canon éclata tout à coup au-dehors, suivi d’un second puis d’un troisième. En même temps, le vent chaud apporta l’écho d’une musique, à la fois guerrière et funèbre, et le murmure d’une grande foule.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Marianne.

— C’est vrai, tu ne sais pas ! Ce sont les funérailles nationales du maréchal Lannes. Aujourd’hui, 6 juillet, l’Empereur fait transporter solennellement le corps de son vieux camarade de combat des Invalides au Panthéon. Le cortège vient sans doute de quitter les Invalides.

Le canon, maintenant, tonnait sans interruption. L’appel lugubre des trompettes et les roulements de tambours se rapprochaient, envahissaient peu à peu le jardin et entraient dans la chambre paisible avec le glas de toutes les cloches de Paris.

— Veux-tu que je ferme ? demanda Fortunée impressionnée par l’écho solennel de cette fête funèbre qui, pour un jour, mettait la capitale aux pieds de l’un des plus vaillants héros de l’épopée.

Marianne refusa d’un geste. Elle écoutait, elle aussi, mesurant peut-être mieux qu’à travers la joie factice des fêtes nuptiales la grandeur de l’homme qui s’était emparé de son destin et qui, si haut qu’il fût, trouvait tout de même le temps de veiller sur elle. Elle se rappelait avec émotion la main qui avait tenu la sienne tandis qu’elle entamait une longue torture. Il lui avait promis de ne pas l’abandonner et il avait tenu parole. Il tenait toujours parole !

Par Fortunée, par Arcadius aussi, elle avait appris qu’il était demeuré à l’ambassade d’Autriche jusqu’à ce que le feu fût complètement éteint, payant de sa personne, sauvant même une simple chambrière assiégée par les flammes dans une mansarde. Elle avait appris aussi sa colère, le lendemain, et sa justice : le Préfet de Police, Dubois, renvoyé, Savary durement tancé, l’imprudent architecte qui avait conçu la salle de bal arrêté, le chef des pompiers révoqué, et le remaniement complet de ce corps un peu trop fantaisiste, mené tambour battant. Oui, il était bon et réconfortant d’être l’objet de sa sollicitude, mais Marianne savait bien que sa passion pour lui s’était éteinte comme une chandelle que l’on souffle, laissant peut-être des sentiments plus profonds, mais combien moins exaltants !

Poursuivant, tout haut, sa pensée secrète, Marianne murmura :

— Je ne pourrai plus jamais lui appartenir, plus jamais.

— Que veux-tu dire ? s’inquiéta Fortunée. De qui parles-tu ? De... l’Empereur ? Tu ne veux plus...

— Non, fit Marianne. Ce n’est plus possible !

— Mais... pourquoi ?

Marianne n’eut pas le temps de répondre. On grattait à la porte. Agathe apparu, pimpante à souhait dans sa robe de percale rayée et son tablier amidonné.

— Il y a en bas un M. Beaufort, Votre Altesse... Il demande si Madame la princesse est assez bien pour le recevoir.

Un flot de sang bondit au visage de Marianne et l’empourpra.

— Lui, ici ? Mais, je ne peux pas...

— Madame ne le sait peut-être pas, mais ce monsieur est passé tous les matins depuis l’accident et comme, aujourd’hui, je lui ai dit que Madame allait mieux...

Fortunée, dont l’œil brillant avait suivi sur la physionomie de Marianne la montée de l’émotion, jugea bon de prendre l’affaire en main.

— Dites à ce monsieur d’attendre un instant, Agathe, et revenez m’aider à arranger votre maîtresse. Allez, au trot !

Marianne, affolée à l’idée de se retrouver si soudainement en face de l’homme auquel sa pensée s’attachait avec tant d’obstination, depuis le bal, voulut protester. Elle était affreuse, elle le savait, si pâle, si maigre !... Quel homme normal ne serait épouvanté par le spectacle affligeant qu’elle offrait ! Mme Hamelin ne voulut rien entendre et se garda bien de faire remarquer à son amie que, pour une femme si totalement résignée à l’anéantissement final, sa réaction devant une visite masculine avait de quoi faire rêver. Elle s’était bornée à s’assurer que le Beaufort en question était bien le fameux Américain, si subitement disparu de la vie de son amie, quand elle-même y était entrée, puis elle s’était mise au travail.

En un clin d’œil Marianne se retrouva nichée au creux d’un très séduisant fouillis de rubans roses et de dentelles neigeuses, recoiffée, discrètement maquillée et si vigoureusement aspergée à l’eau de Cologne de M. Jean-Marie Farina qu’elle en éternua. La chambre se mit à embaumer la bergamote, le romarin, le citron et la lavande.

— Rien de plus détestable que ces odeurs indéfinissables qui traînent toujours dans une chambre de malade ! affirma Fortunée en redressant, d’un doigt habile, une mèche rebelle. Maintenant cela peut aller.

— Mais enfin. Fortunée, pourquoi tout ceci ?

— Pour rien... une idée comme ça ! Maintenant, je te laisse.

— Non ! cria Marianne. Non ! surtout pas !

Fortunée n’insista pas et alla s’installer dans un fauteuil près de la fenêtre avec une rapidité qui pouvait laisser des doutes sur son intention réelle de s’esquiver. En réalité, elle brûlait de curiosité et quand Jason introduit par Agathe, franchit le seuil de la chambre, l’infatigable chasseresse d’hommes qu’était Fortunée l’attendait de pied ferme, à l’affût derrière un livre qu’elle avait saisi au hasard et dans l’attitude de la parfaite garde-malade. Mais, par-dessus les pages, ses yeux noirs eurent tôt fait d’évaluer la silhouette du visiteur.

Celui-ci, après un salut rapide à cette inconnue, se dirigea vers le lit où Marianne, bouleversée d’une émotion nouvelle, le regardait venir. Avec son corps nerveux, son visage hâlé et ses yeux clairs, c’était l’océan tout entier que Jason faisait entrer dans cette chambre qui en avait les couleurs.

Marianne eut l’impression qu’il faisait éclater les murs et que l’air du large s’y engouffrait par grandes bouffées violentes... Pourtant, c’était très calmement qu’il avait traversé la pièce et s’était incliné devant elle en exprimant une satisfaction polie de la trouver assez remise pour le recevoir un instant. Etranglée de trouble, Marianne parvint tout de même à contraindre sa voix à se faire entendre.

— Je voulais vous remercier de m’avoir sauvée, balbutia-t-elle en s’efforçant de prendre le ton d’une conversation de salon. Sans vous, je ne sais ce qui serait arrivé...

— Moi je le sais, dit Jason tranquillement, vous en seriez au même point que Mme de Schwartzenberg ou la princesse de la Leyen et quelques autres. Ce que j’aimerais apprendre, par exemple, c’est ce que vous alliez chercher dans ce brasier ? Ce n’était pas l’Empereur, en tout cas ? Sa Majesté était dans le parc, aidant les sauveteurs.

— N’y a-t-il au monde que l’Empereur que je puisse chercher jusque dans le feu ? En fait, je crois que je cherchais tout autre chose.

— Quelqu’un de cher, sans doute ! Peut-être... un parent de votre nouvel époux ? Et... à ce propos... (Le sourire sarcastique n’étira qu’à peine sa bouche, et d’un seul côté, tandis que ses yeux bleus demeuraient glacés) à ce propos, contez-moi donc l’histoire de ce mariage inattendu ! Où donc avez-vous déniché ce nom et ce titre impressionnants ? Un nouveau cadeau de l’Empereur ? Cette fois, il s’est montré généreux, mais il n’a fait, après tout, que vous rendre justice : il vous va mieux d’être princesse que chanteuse !

— L’Empereur n’y est pour rien. Ce mariage est le fait de ma famille. Peut-être avez-vous gardé quelque souvenir de l’abbé de Chazay, mon parrain, qui, à Selton, avait...

— Mais comment donc ! Ainsi c’est lui qui, cette fois, s’est chargé de vous trouver un autre nom ? Savez-vous, ma chère amie, que vous êtes la femme la plus imprévisible que je connaisse ? Quand on vous quitte, on ne sait jamais sous quel état civil on vous retrouvera.

Il s’interrompit, regarda du côté de Fortunée qui, sa curiosité satisfaite, jugea sans doute que les choses prenaient une étrange tournure et qu’il valait mieux s’éloigner. Elle se leva et gagna la porte avec dignité. Marianne eut un geste de la main pour la retenir, mais se ravisa. Puisque Jason n’était venu que pour être désagréable, elle aimait mieux l’affronter seule. D’ailleurs, Fortunée avait dû comprendre qu’elle avait perdu son temps en s’efforçant de présenter Marianne avec avantage. Un sourcil levé, Jason observa sa sortie puis revint à Marianne à laquelle il adressa un sourire féroce :

— Une bien jolie femme ! Je disais donc... Ah ! oui, que l’on ne sait jamais quel nom vous allez adopter. Je vous ai connue Mlle d’Asselnat, puis, tout de suite après, lady Cranmere. Quand nous nous sommes retrouvés, chez le prince de Bénévent, vous étiez devenue Mlle Mallerousse. Pas pour très longtemps, il est vrai. A mon départ, un tour de magie impériale vous avait transformée en une admirable cantatrice italienne nommée, je crois, Maria-Stella ? Maintenant, vous êtes toujours italienne... si j’ai bien compris, mais vous voilà princesse et, comment avez-vous dit ?... Altesse Sérénissime ? Un titre difficile à imaginer pour un citoyen de la libre Amérique comme moi.

Incrédule, Marianne écoutait ce débordement de sarcasmes débités d’une voix mesurée et sur un ton d’aimable badinage en se demandant quel but obscur poursuivait son visiteur. Etait-ce simple moquerie ou bien essayait-il de lui faire entendre que la chaude amitié née dans les souterrains de Chaillot s’était muée en un paisible et souriant mépris ? Si c’était cela, il était probable qu’elle ne pourrait pas le supporter, mais il fallait en avoir le cœur net. Détournant avec lassitude sa tête sur l’oreiller de dentelles, Marianne ferma les yeux et soupira :

— On m’a dit que, depuis le bal, vous étiez venu chaque matin prendre de mes nouvelles et j’ai, naïvement, attribué cette assiduité à l’amitié. Je m’aperçois qu’il n’en est rien et que vous souhaitiez seulement vous assurer que je serais bientôt assez forte pour faire, avec vous, assaut d’ironie. Malheureusement, vous voyez qu’il n’en est rien. Je ne suis pas encore de taille à lutter contre vous. Pardonnez-moi !

Il y eut un petit silence que Marianne, derrière l’écran de ses paupières closes, trouva éternel. Un instant, elle crut qu’il était parti. Inquiète, elle allait rouvrir les yeux, quand elle l’entendit rire. Indignée, elle se retourna et le foudroya du regard.

— Vous riez ?

— Mais oui ! Vous êtes une extraordinaire comédienne, Marianne, et j’ai failli me laisser prendre à votre faiblesse. Il suffit cependant de voir étinceler vos yeux pour comprendre qu’il n’en est rien.

— Et pourtant, cela est. Le baron Corvisart...

— Sort d’ici. Je le sais. Je l’ai vu. Il m’a dit que vous êtes épuisée, mais je sais maintenant que votre corps seul est affaibli. L’esprit, Dieu en soit loué, est intact et c’est tout ce que je voulais savoir. Pardonnez-moi mon ironie. Elle n’avait d’autre but que vous faire réagir. Depuis l’autre soir, j’ai vécu avec la crainte que vous n’en soyez plus capable.

— Mais... pourquoi ?

— Parce que, fit-il gravement, la femme que j’ai vue, au bal et dans l’incendie, n’était plus celle que j’avais connue. C’était une femme glacée, lointaine, au regard vide... une femme qui voulait mourir. Car, possédant tout ce qu’une créature humaine peut souhaiter : beauté, richesse, honneurs, plus l’amour d’un homme exceptionnel... et enceinte par-dessus le marché, vous avez voulu mourir et d’une mort atroce. Pourquoi, Marianne ?

Une vague de chaleur parcourut le corps de la jeune femme, réveillant les fibres profondes anesthésiées par la souffrance physique et le désespoir moral. Ainsi, il avait joué la comédie de l’indifférence, de l’ironie ? A le voir là, près d’elle, avec cette expression tendue qui avouait son inquiétude, elle en prenait une conscience plus aiguë de son amour pour lui. Cette impression fut si violente qu’un instant elle éprouva une folle envie de lui dire toute la vérité, de lui dire que, si elle avait voulu mourir, c’était de la douleur de l’avoir perdu. Elle fut sur le point de lui avouer, à cette minute, combien elle l’aimait et combien cet amour l’émerveillait. Mais elle se reprit à temps. L’homme qui était en face d’elle était un homme marié. Il n’avait plus le droit ni sans doute l’envie de s’entendre parler d’amour, car seule l’amitié l’avait mené ici. Et Marianne avait trop d’honnêteté foncière pour ne pas respecter le mariage chez les autres, même si son expérience en la matière se traduisait par un double désastre.

Elle trouva cependant le courage de sourire, sans s’apercevoir -que son sourire était plus triste que des larmes et, comme il répétait « Pourquoi ? » elle répondit enfin :

— Peut-être à cause de tout cela, tout au moins de ce qui, en cela, n’est en réalité qu’un leurre. L’Empereur est marié, Jason, heureux de l’être... et je ne suis plus pour lui qu’une amie tendre et dévouée. Je crois qu’il aime sa femme. Quant à moi...

— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ?

— Je l’aime... bien, et surtout je l’admire passionnément.

— Mais l’enfant, l’enfant était-il un leurre lui aussi ?

— Non. Il était même le seul lien qui nous attachât irrévocablement l’un à l’autre. Peut-être est-ce mieux ainsi, pour lui tout au moins, car pour moi cela complique singulièrement les choses avec le prince Sant’Anna... mais, au fait, s’écria tout à coup Marianne, si vous êtes venu ici tous ces jours-ci, vous avez certainement rencontré Arcadius ?

— Naturellement.

— Alors, ne me dites pas qu’il ne vous a rien raconté ? Je suis certaine qu’il vous a tout dit sur ce mariage.

— En effet, fit Jason tranquillement. Il m’a tout dit... mais je voulais entendre votre version des choses. Il m’a dit d’abord qu’une lettre m’attendait toujours à Nantes, chez Patterson... à Nantes où je n’ai pas touché terre parce qu’un corsaire anglais m’avait pris en chasse et que j’ai dû fuir pour éviter le combat.

— Eviter le combat, vous ?

— Les Etats-Unis ne sont pas en guerre avec l’Angleterre, mais j’aurais dû passer outre, réduire cet

Anglais et revenir à Nantes. Tant de choses eussent été différentes ! Vous ne savez pas à quel point j’ai pu me reprocher mon obéissance aux lois.

Il s’était levé et, comme Fortunée tout à l’heure, avait marché lentement jusqu’à la fenêtre. Son dur profil et ses larges épaules se découpèrent sur le fond verdoyant du jardin. Marianne retint son souffle, envahie qu’elle était d’une émotion à la fois douce et angoissante devant la colère, réelle cette fois, que trahissait la voix de Jason.

— Vous avez regretté de n’avoir pas eu cette lettre ? Est-ce que... vous auriez accepté ce que je vous demandais ?

En trois pas il revint à elle, saisit ses deux mains dans les siennes et mit un genou à terre auprès du lit pour être au même niveau que Marianne.

— Et vous ? demanda-t-il âprement, vous auriez rempli loyalement votre engagement envers moi ? Vous m’auriez suivi ? Vous auriez tout quitté ? Vous seriez vraiment devenue ma femme sans arrière-pensée, sans regret ?

Bouleversée, Marianne plongea son regard dans les yeux de son ami, cherchant à deviner une vérité qu’elle pressentait merveilleuse, mais à laquelle elle n’osait croire.

— Sans regret, sans arrière-pensée, Jason... et même avec une joie dont je n’ai eu conscience que voici bien peu de temps. Vous ne saurez jamais à quel point je vous ai attendu... jusqu’à la dernière seconde, Jason, jusqu’à la dernière seconde. Et, quand il a été trop tard...

— Taisez-vous !

Il enfouit soudain son visage dans la blancheur des draps et, sur sa main, Marianne sentit la chaleur de sa bouche. Tout doucement, presque en tremblant, elle posa sa main libre sur les épais cheveux noirs du marin, effleura d’une caresse les mèches rebelles, heureuse de cette faiblesse qu’il montrait soudain, lui, l’homme indestructible, plus heureuse encore de le sentir aussi bouleversé qu’elle-même.

— Vous comprenez maintenant, dit-elle tout bas, pourquoi, l’autre soir, j’ai voulu mourir. Quand je vous ai vu avec... Oh ! Jason ! Jason ! Pourquoi vous êtes-vous marié ?

Aussi brusquement qu’il s’était jeté vers elle, il s’en arracha, se releva et lui tourna le dos.

— Je vous croyais à jamais perdue pour moi, gronda-t-il sourdement. On ne lutte pas contre Napoléon, surtout quand il aime ! Et je savais qu’il vous aimait... Pilar, elle, avait besoin d’aide. Elle était en danger de mort. Son père, don Agostino, ne cachait pas ses sympathies pour les Etats-Unis. A sa mort, voici quelques semaines, le gouverneur espagnol de Fernandina s’en est pris aussitôt à Pilar, son unique héritière. Il a confisqué ses terres et elle allait être jetée dans une prison sans beaucoup d’espoir d’en sortir. La seule façon de la sauver et de la mettre définitivement à l’abri était de lui donner la nationalité américaine. Je l’ai épousée.

— Etiez-vous obligé d’aller si loin ? Ne pouviez-vous l’emmener dans votre pays, l’installer, veiller sur elle ?

Jason haussa les épaules.

— Elle est espagnole. Les choses ne sont pas si simples avec ces gens-là ! Et je devais beaucoup à son père. Au moment de la mort de mes parents, don Agostino a été le seul à m’offrir son aide. Je connais Pilar depuis toujours.

— Et, bien sûr, elle vous aime... depuis toujours ?

— Je crois... oui !

Marianne se tut. Eblouie par la révélation de son amour, elle découvrait seulement maintenant qu’elle ne savait rien, ou à peu près rien, de ce qu’avait été la vie de Jason Beaufort, avant qu’il n’apparût, un soir d’automne, dans le salon de Selton Hall. Il avait vécu tant d’années sans elle, sans même soupçonner qu’elle existât ! Jusqu’à présent, Marianne n’avait songé à Jason que par rapport à elle-même et qu’en fonction du rôle qu’il jouait dans sa vie, mais, derrière lui, dans ce pays immense, mystérieux pour elle et même vaguement inquiétant, il avait tissé des liens, creusé une trace qui lui était propre. Sa mémoire était pleine de paysages dans lesquels Marianne ne s’était jamais inscrite, de visages qu’elle n’avait jamais vus et qui, cependant, suscitaient chez Jason des sentiments divers allant, peut-être, de la haine à l’amour. Ce monde-là, en partie tout au moins, c’était aussi celui de Pilar. Il lui était familier ; elle s’y mouvait à l’aise et ces images communes devaient tisser entre elle et Jason l’un de ces liens faits des mêmes goûts, des mêmes souvenirs qui se révèlent souvent plus étroits et plus solides que les chaînes flamboyantes de la passion. Et Marianne résuma ce qu’elle éprouvait en une petite phrase triste :

— Je vous aime et, cependant, je ne vous connais pas !

— Moi, il me semble que je vous ai toujours connue, s’écria-t-il en l’enveloppant d’un regard lourd de souffrance, et pourtant cela ne sert à rien. Nous avons laissé passer l’heure que le destin avait marquée pour y croiser nos chemins. Maintenant, il est trop tard !

Une soudaine révolte souleva Marianne hors de son habituelle réserve.

— Pourquoi trop tard ? Vous l’avez dit, vous n’aimez pas cette Pilar.

— Pas plus que vous n’aimez l’homme qui vous a donné son nom, mais le fait n’en demeure pas moins. Vous portez ce nom, comme Pilar porte le mien. Dieu sait combien j’ai horreur de jouer les moralistes ! Et j’éprouve une irrésistible sensation de ridicule à le faire avec vous, mais, Marianne, nous n’avons pas le choix. Nous devons respecter ceux qui nous ont fait confiance... ou tout au moins ne rien faire dont ils pourraient avoir à souffrir.

— Ah ! fit Marianne. Elle est jalouse...

— Comme une Espagnole. Elle sait que je ne l’aime pas vraiment, mais elle s’attend à du respect, à de l’affection et à ce qu’au moins je donne extérieurement à notre mariage les couleurs, sinon de l’amour, du moins de l’entente parfaite.

De nouveau un silence, que Marianne employa à peser les paroles de Jason. La joie de tout à l’heure s’éteignait devant la dure réalité. Homme de toutes les aventures, de tous les risques et de toutes les audaces, Jason, cependant, et Marianne le savait bien, ne transigeait jamais avec lui-même et il s’attendait à ce que la femme qu’il aimait fît preuve de la même force... Il n’y avait pas grande discussion à apporter à ce genre de détermination. Marianne soupira.

— Si j’ai bien compris, vous êtes venu me dire adieu... Je suppose que vous partez bientôt. Votre femme n’a pas l’air d’apprécier son séjour ici.

Une flamme amusée brilla un instant dans les yeux de l’Américain.

— Elle trouve que les femmes y sont trop belles et trop hardies. Bien sûr, elle a confiance en moi, mais elle préférera cent fois, quand je ne suis pas auprès d’elle, me savoir en mer que dans un salon. Nous restons ici encore une quinzaine. Un ami de mon père, le banquier Baguenault, nous a offert l’hospitalité dans son hôtel de la rue de Seine à Passy... une très belle maison dans un grand jardin qui a été, jadis, la propriété d’une amie de la reine Marie-Antoinette. Pilar s’y plaît assez à condition de ne pas en sortir et j’ai quelques affaires à régler. Ensuite, nous regagnerons l’Amérique. Mon bateau nous attend à Morlaix.

Le ton était redevenu celui de la conversation mondaine et Marianne, au fond de son nid de dentelles, en soupira de regret. L’éclat passionné de tout à l’heure s’était éteint par la volonté inflexible de Jason. Jamais ils n’y reviendraient sans doute. Cette volonté les séparait aussi fermement que l’océan immense qui bientôt s’étendrait entre eux. Le bateau dont elle avait parfois rêvé, c’était une autre qu’il emporterait. Quelque chose se terminait qui n’avait jamais commencé et Marianne sentit qu’elle ne pourrait plus bien longtemps retenir ses larmes. Elle ferma les yeux un instant, serra les dents, prit une profonde respiration puis, finalement, murmura :

— Alors... disons-nous adieu maintenant, Jason ! Je vous souhaite... d’être heureux.

Il s’était levé, reprenait sa canne et son chapeau, mais, les yeux rivés au sol, ne la regardait pas.

— Je n’en demande pas tant, fit-il avec une dureté involontaire. Souhaitez-moi seulement la paix intérieure ! Ce sera très suffisant. Quant à vous...

— Non... par pitié, ne me souhaitez rien !

Il se retourna, marcha vers la porte. Le regard éperdu de Marianne suivit sa haute silhouette. Il allait partir, sortir de sa vie, rejoindre le monde de Pilar alors que la somme de leurs souvenirs communs était encore si mince ! Une sorte de panique s’empara d’elle et, comme il posait la main sur le bouton de la porte, elle ne put retenir un cri.

— Jason !

Lentement, très lentement, le regard bleu revint à elle chargé d’une lassitude qui bouleversa Marianne. Jason, tout à coup, paraissait plus vieux.

— Oui ? fit-il d’une voix contenue.

— Ne voulez-vous pas... puisque nous ne nous reverrons plus, m’embrasser avant de me quitter ?

Elle crut qu’il allait bondir vers elle. L’élan qui le saisit fut visible, presque palpable. Mais il se contint au prix d’un effort qui fit blanchir les jointures de sa main brune sur le pommeau d’ivoire de la canne et alluma des éclairs de fureur dans ses yeux.

— N’avez-vous rien compris ? gronda-t-il entre ses dents serrées. Que croyez-vous qu’il arriverait si, en ce moment, je vous touchais seulement du bout des doigts ? Dans quelques instants vous seriez devenue ma maîtresse et il ne me serait certainement plus possible de m’arracher à vous. En quittant cette chambre, j’aurais perdu tout respect de moi-même... et peut-être de vous. Je ne serais plus autre chose que votre esclave... et je ne vous le pardonnerais pas !

Epuisée cette fois, Marianne, qui s’était soulevée pour tendre une main vers lui, se laissa retomber dans ses oreillers.

— Alors... allez-vous-en ! Allez-vous-en vite, parce que je vais pleurer et que je ne veux pas vous montrer mes larmes.

Elle semblait si désarmée, si pitoyable que, avec ce fabuleux illogisme des amoureux, Jason fit un pas vers elle au moment précis où elle le priait de partir.

— Marianne...

— Non ! Je vous en supplie ! Partez si vous m’aimez seulement un tout petit peu ! Vous voyez bien que je ne peux plus supporter votre présence ? Je sais bien que j’ai été sotte, que j’aurais dû comprendre plus tôt, voir clair plus tôt en moi-même, mais, puisque tout est irrémédiablement perdu, il vaut mieux en finir vite. Retournez vers votre femme puisque vous estimez que vous devez lui appartenir tout entier et laissez-moi !

Et comme Jason, interdit par ce mélange de douleur et de colère que trahissait la voix de la jeune femme, hésitait encore au seuil de la porte, elle cria :

— Mais allez-vous-en donc ! Qu’est-ce que vous attendez ? Que j’achève de me couvrir de ridicule ?

Cette fois, il s’élança au-dehors, sans même refermer la porte. Marianne entendit le claquement de ses bottes décroître au long des marches de l’escalier. Elle poussa un petit soupir douloureux, ferma les yeux et laissa couler les larmes qu’elle retenait si péniblement. A son chagrin s’ajoutait une notion d’absurdité qui l’étonnait et l’effrayait un peu. Pour être franche avec elle-même, elle devait s’avouer que les sommets moraux où planait Jason lui paraissaient un peu excessifs... et qu’elle n’aurait éprouvé ni honte ni remords à lui appartenir. N’était-il pas stupide de se dire ainsi un éternel adieu au moment précis où, ensemble, ils avaient découvert qu’ils s’aimaient ? C’était du moins de cette façon qu’en jugerait Fortunée. Pour la morale élastique de la créole, pour sa passion affichée de l’amour à tout prix, une scène comme celle qui venait de se dérouler entre Jason et Marianne serait le comble du grotesque. Elle allait en hurler de rire, accabler Marianne sous un déluge d’ironie... que Marianne, pour sa part, trouverait parfaitement justifié. Et c’était là ce qui lui faisait peur : ce regret instinctif et gênant que Jason n’eût pas ajouté les liens de la chair à ceux du cœur et eût préféré une fuite, pleine de gloire peut-être, bien conforme sans doute à son éducation américaine et à son sang huguenot, à ces merveilles sans prix que sont, pour deux amants, les heures de joie partagée. L’influence de Fortunée était-elle donc devenue assez puissante, Sur Marianne, pour lui faire adopter sa façon d’envisager la vie ? Ou bien Marianne était-elle de ces femmes, infiniment moins compliquées qu’elle ne l’avait imaginé jusque-là, pour lesquelles aimer et appartenir à l’homme aimé ne sont qu’une seule et même, et très simple et très naturelle chose ?

Il était extrêmement flatteur, sans doute, d’occuper, dans le secret du cœur d’un homme, l’enviable situation d’une intouchable divinité définitivement hissée sur un grand piédestal, mais Marianne se disait qu’elle eût préféré plus de passion et moins d’adoration. En se remémorant sa nuit de noces manquée, elle pensait que Jason avait beaucoup changé. A Selton, il était tout prêt à devenir l’amant d’une jeune femme mariée depuis quelques heures et même à prendre la place du mari lui-même. D’où venait donc cette bizarre crise de puritanisme dont, le moins qu’on puisse dire, est qu’elle était mal venue ? Et si, comme le prétendait Napoléon, la plus grande victoire en amour était la fuite, alors incontestablement Jason avait gagné sur toute la ligne, mais Marianne eût souhaité que cette belle victoire ne lui laissât pas, à elle, ce curieux sentiment de défaite. Elle en arrivait à se demander s’il ne l’avait fuie que par désir de sublimation de son amour... ou par ce besoin inhérent à tout homme marié qui le pousse à rechercher, avant tout, la paix domestique et des jours dépourvus aussi bien de moments exaltants que de scènes de ménage. Cette Pilar, de toute évidence, était jalouse comme une panthère et, pour ne pas la contrarier, Jason trouvait apparemment plus simple d’abandonner une femme qu’il prétendait idolâtrer comme un simple colis encombrant. Et elle avait accepté cela ! Et elle avait même admiré un instant cette hauteur de sentiment ! Et elle avait admis qu’il refusât l’innocent baiser qu’elle lui offrait avec autant de terreur que s’il eût été le plus perfide des philtres d’amour ! Que pensait-il qu’elle allait faire, maintenant ? Se laisser glisser au fond de son lit et attendre la mort afin d’obtenir une place impérissable dans la légende des grandes amoureuses victimes de leur amour et un vague parfum de fleur fanée dans la mémoire de Jason lui-même ? Ne serait-ce pas trop bête et trop...

La porte, en s’ouvrant sous la main nonchalante de Mme Hamelin, coupa court au monologue dont Marianne nourrissait sa colère grandissante.

— Alors ? fit la créole avec un sourire enjôleur. Heureuse ?

Le mot était pour le moins malheureux ! Marianne lui lança un regard noir.

— Non ! Il m’aime trop pour être infidèle à sa femme. Nous nous sommes dit un éternel adieu !

Un instant interdite, Fortunée réagit exactement comme Marianne l’avait prévu. Secouée d’un fou rire comme seul Molière avait osé en imaginer, elle alla s’effondrer sur un petit canapé qui gémit sous le choc. Elle riait, riait avec tant de cœur que Marianne finit par trouver qu’elle exagérait.

— Tu trouves cela drôle ? reprocha-t-elle.

— Oh !... oh ! oui !... oh !... c’est impayable ! Et puis... c’est d’un ridicule !

— Ridicule ?

— Parfaitement : ridicule ! s’écria Fortunée chez qui une sainte indignation éteignit subitement l’hilarité. Et plus que ridicule : burlesque, extravagant, caricatural ! Mais de quel matériau êtes-vous faits, tous les deux ? Voilà un garçon superbe, séduisant, fascinant (tu sais que je m’y connais !) pour qui, de toute évidence, tu représentes l’Unique, la Femme avec un grand F et qui te désire d’autant plus violemment qu’il n’a pas le courage de te l’avouer. D’autre part, il y a toi, qui l’aimes... car tu l’aimes, n’est-ce pas ? C’est bien ça ?

— Il n’y a pas longtemps que je le sais, avoua Marianne en rougissant, mais c’est vrai : je l’aime... plus que tout au monde.

— J’en aurais mis ma main au feu, mais tu as mis du temps à en convenir ! Donc, vous vous aimez... et tout ce que vous trouvez comme solution, c’est de vous dire... quel mot stupide as-tu employé ?... un éternel adieu ? C’est bien ça ?

— C’est bien ça !

— Alors, il n’y a pas cinquante solutions ; ou bien vous ne vous aimez pas autant que vous voulez bien vous l’imaginer, ou bien vous n’êtes pas dignes de vivre !

— Il est marié... et je suis mariée !

— Et après ? Moi aussi, je suis mariée... si peu, il est vrai, mais enfin je le suis. Il y a quelque part un certain Hamelin comme il y a quelque part aussi un certain prince Sant’Anna. Et tu voudrais...

— Tu ne peux pas comprendre, Fortunée, coupa Marianne. Ce n’est pas la même chose.

— Et pourquoi n’est-ce pas la même chose ? demanda Fortunée avec une inquiétante douceur. Tu penses, n’est-ce pas, que je suis une femme facile, une Marie-couche-toi-là parce que, quand j’ai envie d’un homme, je le prends sans me poser de questions ? Je ne m’en cache pas plus que je n’en ai honte. Vois-tu, Marianne, ajouta-t-elle avec une soudaine gravité, la jeunesse est un temps de grâce, trop merveilleux et trop bref pour être gaspillé. De même, l’amour, le grand, le véritable amour, celui que tout le monde espère et auquel, cependant, personne n’ose croire, cet amour-là vaut la peine d’être vécu autrement qu’en contemplant, en esprit, de part et d’autre d’un océan et sur fond de regrets éternels les images de ce qui aurait pu être. Quand nous serons vieilles, il vaudra mieux, crois-moi, égrener des souvenirs plutôt que des soupirs... Et ne viens pas me dire que tu ne penses pas comme moi ! conclut Fortunée. Tes regrets sont inscrits en toutes lettres sur ton visage.

— C’est vrai, reconnut honnêtement Marianne. Tout à l’heure, je lui ai demandé de m’embrasser avant de me quitter. Il a refusé parce que... parce qu’il se sentait incapable de se maîtriser si seulement il me touchait. Et c’est vrai aussi que je l’ai regretté, que je le regrette encore parce que, au fond, il m’est immensément égal qu’il existe une Pilar ou un Sant’Anna. C’est lui que j’aime et c’est lui que je veux. Personne d’autre... pas même l’Empereur ! Seulement... dans quinze jours, Jason sera reparti ! Il aura quitté la France avec sa femme... peut-être pour n’y plus revenir.

— Si tu sais t’y prendre, il partira peut-être, mais je te promets qu’il reviendra... et vite ! Le temps peut-être de reconduire Madame à la maison.

Marianne hocha la tête d’un air de doute.

— Jason n’est pas comme ça ! Il est plus rigide, plus austère que je ne l’imaginais. Et...

— L’amour déplace les montagnes et fait tourner à tous les vents les têtes les plus solides.

— Que puis-je faire, alors ?

— D’abord sortir enfin de ce lit.

Vivement, Fortunée tendit la main, atteignit le cordon de la sonnette et tira vigoureusement. A Agathe qui accourut elle demanda si « c’était prêt ». Et, comme la jeune fille répondait affirmativement, elle lui donna l’ordre de « faire monter immédiatement ».

— D’abord reprendre des forces ! déclara-t-elle en se tournant vers Marianne. Il y a justement en bas tout ce qu’il faut. Le cher Talleyrand y a veillé.

Marianne n’eut pas le temps de poser une question. Un curieux cortège venait d’entrer dans sa chambre. Il y eut d’abord Agathe qui ouvrit la porte à double battant, puis Jérémie, le majordome, aussi lugubre que s’il conduisait un deuil, alors qu’il précédait seulement deux valets portant des pots, des boîtes et des tasses sur un grand plateau d’argent, et un autre valet chargé d’un petit réchaud portatif. Derrière eux venaient deux aides de cuisine qui, avec un respect quasi religieux, soutenaient une petite marmite de vermeil qui paraissait très chaude. Enfin, fermant la marche, avec toute la majestueuse gravité d’un prêtre marchant à l’autel pour y accomplir un rite particulièrement sacré, venait le célèbre Antonin Carême, le propre cuisinier du prince de Bénévent, l’homme exceptionnel que toute l’Europe, y compris l’Empereur, lui enviait.

Marianne ne comprenait pas bien ce que le fameux cuisinier venait faire dans sa chambre avec tout cet attirail, mais elle avait suffisamment vécu dans la maison de Talleyrand pour comprendre que le déplacement de Carême représentait un immense honneur auquel le bon ton voulait qu’elle se montrât particulièrement sensible... sous peine de voir Carême, affreusement susceptible comme tous les vrais artistes, se vexer et la classer définitivement parmi les gens infréquentables.

Elle répondit donc avec empressement au salut du roi des cuisiniers et se mit en devoir d’écouter la harangue qu’il lui adressa une fois parvenu au milieu de sa chambre. Aux termes de celle-ci, Carême lui apprit que M. de Talleyrand, profondément soucieux de la santé de la Sérénissime princesse et ayant appris avec douleur qu’elle refusait de se nourrir, en avait conféré longuement avec lui, Carême, et que tous deux en étaient arrivés à cette conclusion qu’il fallait offrir à la Sérénissime princesse des mets astucieusement choisis pour lui rendre rapidement force et santé et les lui présenter de manière qu’il lui soit impossible de les refuser.

— J’ai donc dit à Son Altesse que je me rendrais en personne au chevet de Madame la princesse pour lui confectionner, de ma main, une infaillible recette dont il n’est pas d’exemple qu’elle n’ait restauré, par ses vertus roboratives, les forces les plus défaillantes... J’ose espérer que Madame la princesse daignera accepter ce que je vais avoir l’honneur de lui préparer.

Etant sous-entendu qu’il n’était absolument pas question de refuser sous peine des pires cataclysmes ! Marianne, amusée par le ton pompeux du célèbre cuisinier, lui fit entendre gracieusement, et en termes aussi fleuris que les siens, qu’elle serait trop heureuse de goûter une fois encore à l’une des merveilles sans égales qui jaillissaient, comme une source miraculeuse, du cerveau fertile, des mains magiques et de la cuisine de M. Carême. Après quoi elle s’enquit poliment de ce qu’elle allait avoir à absorber.

— Un chocolat. Madame, un simple chocolat dont la recette, à dire vrai, a été inventée par M. le conseiller Brillat-Savarin, mais que j’ai eu l’honneur de perfectionner. J’ose dire que, après avoir bu une seule tasse de ce breuvage magique, Madame la princesse se sentira une tout autre femme.

C’était, à dire vrai, tout ce que souhaitait Marianne ! Se sentir une autre femme, quel rêve ! Surtout si cette autre femme pouvait, par miracle, posséder un cœur parfaitement libre et insouciant. Mais, faisant trêve un instant aux discours, Carême, dont un de ses aides venait de draper d’un immense tablier, immaculé et craquant, le bel habit de velours prune, commençait à officier. La petite marmite fut posée sur le réchaud et, son couvercle enlevé solennellement, laissa s’échapper une odorante vapeur qui se mit à voltiger gaiement à travers la chambre. Puis, à l’aide d’une cuillère d’or, Carême se mit à plonger dans les différents pots que ses aides ouvraient avec déférence et, en même temps, entamait une conférence :

— J’ose affirmer que ce chocolat, fruit des méditations de plusieurs personnes de haute valeur, représente à lui tout seul une véritable œuvre d’art. Ainsi, le chocolat en lui-même, tel qu’il repose dans cette marmite, a été cuit dès hier au soir, comme le recommande Mme d’Aresterel, Supérieure du couvent de la Visitation de Belley, orfèvre en la matière, afin que le repos de vingt-quatre heures lui donne un maximum de velouté. Il a été élaboré en partant de trois sortes de cacao : le Caraque, le Sainte-Madeleine et le Berbice. Mais, afin de confectionner ce que M. le conseiller Brillat-Savarin nomme avec raison le « chocolat des affligés », il nous faut faire appel au savoir subtil des Chinois et y ajouter de la vanille, de la cannelle fine, un peu de macis, du sucre de canne réduit en poudre et surtout, surtout, quelques grains d’ambre gris qui sont l’élément majeur des vertus, presque magiques, de ce breuvage. Quand à mon apport personnel, il se compose de miel de Narbonne, d’amandes grillées et finement pilées, de crème fraîche et de quelques gouttes d’excellent cognac. Si Madame la princesse veut bien me faire le grand honneur...

Agissant à mesure qu’il parlait, Carême avait ajouté ces divers ingrédients à son chocolat, puis, après quelques instants de cuisson, il avait empli avec d’infinies précautions une tasse de fine porcelaine et la portait avec majesté jusqu’au lit de la malade après l’avoir posée sur un petit plateau. Le parfum du chocolat emplit le baldaquin de taffetas bleu-vert, noyant Marianne dans le flot puissant de ses effluves.

Consciente d’accomplir une sorte de rite, la jeune femme trempa ses lèvres dans l’épais et brûlant liquide sous l’œil sévère de Carême. Un œil qui la mettait nettement au défi de ne pas trouver cela bon. Le goût, difficile à apprécier à cause de la température, était très sucré, agréable d’ailleurs, encore que, selon Marianne, le parfum d’ambre gris n’ajoutât rien.

— C’est très bon, hasarda-t-elle après deux ou trois gorgées pénibles.

— Il faut tout boire ! ordonna Carême impérieusement. Une certaine quantité est nécessaire pour que l’effet se fasse sentir.

Marianne prit son courage à deux mains, se brûla héroïquement et avala la tasse entière. Une bouffée de chaleur envahit tout son corps. Elle eut l’impression qu’un fleuve de feu coulait à travers elle. Rouge comme une écrevisse et trempée de sueur mais curieusement revigorée, elle se laissa aller sur ses oreillers après avoir adressé à Carême un sourire qu’elle espérait reconnaissant.

— Je me sens déjà mieux, dit-elle. Vous êtes un magicien, monsieur Carême !

— Moi non, Madame la princesse, mais la cuisine oui ! J’ai préparé la valeur de trois tasses et j’espère que Madame la princesse voudra bien les boire. Je reviendrai demain, à pareille heure, lui en préparer autant ! Non, non... ce n’est pas un dérangement, c’est un plaisir !

Toujours aussi majestueux. Carême ôta son tablier, le jeta à ses aides d’un geste superbe et, sur un salut que n’eût pas désavoué un abbé de cour, quitta la chambre de Marianne, escorté comme à son entrée.

— Comment te sens-tu ? demanda en riant Fortunée quand elle fut à nouveau seule avec son amie.

— Bouillante... mais bien moins faible ! Néanmoins, j’ai un peu mal au cœur.

Sans répondre. Fortunée alla verser dans une tasse quelques gouttes du chocolat de M. Carême et les avala avec un visible plaisir, fermant les yeux à la manière d’une chatte en train de boire du lait.

— Tu aimes cela ? demanda Marianne. Cela ne te paraît pas un peu trop sucré ?

— Comme toutes les créoles, j’adore le sucre, fit Mme Hamelin en riant. Et puis même si ce chocolat était amer comme de la chicorée, j’en boirais quand même. Sais-tu pourquoi Brillat-Savarin a baptisé son breuvage : le chocolat des affligés ? C’est, ma chère, parce que les grains d’ambre lui procurent d’appréciables vertus aphrodisiaques... et que je vais souper tout à l’heure avec un Russe superbe.

— Aphrodisiaques ? s’écria Marianne scandalisée. Mais je n’ai pas besoin de ça !

— Crois-tu ?

Négligemment, Fortunée s’était dirigée vers la table à coiffer de son amie. Parmi les multiples flacons, pots et instruments d’or et d’argent qu’elle supportait, elle prit un grand écrin et l’ouvrit. Les émeraudes que Marianne avait portées au bal de l’ambassade et que Tchernytchev lui avait fait remettre dès le lendemain se mirent à briller sous les rayons du soleil couchant. Mme Hamelin tira le collier et prit plaisir à le faire jouer dans la lumière, arrachant aux pierreries de fulgurants rayons verts.

— Talleyrand est un vieux filou, Marianne... et il a très bien compris que te rendre le goût de l’amour est encore la meilleure manière de te rendre le goût de la vie.

— Le goût de l’amour ? Tu as vu, tout à l’heure, où l’amour m’a menée.

— Justement ! Est-ce que tu ne m’as pas dit que ton beau corsaire était encore parmi nous pour quinze jours ?

— En effet, et ce n’est pas beaucoup. Que puis-je faire ?

Sans répondre directement, Fortunée continua à jouer avec les gemmes et, en même temps, poursuivit son idée.

— Renoncer à une femme à bout de souffle et misérablement seule, au fond de son lit, est, somme toute, assez facile, mais renoncer à une éblouissante créature que l’on rencontre menant en laisse l’un des plus redoutables séducteurs de l’Europe est bien moins aisé. Pourquoi ne permettrais-tu pas à ce cher Sacha Tchernytchev de t’escorter ces jours-ci, à la promenade, au théâtre, partout où il est bon d’être vue ? Si j’en crois ce que l’on m’a raconté, c’est une menue récompense qu’il mérite amplement... ne fût-ce que pour n’avoir pas fourré ces merveilles dans sa poche ! Personnellement, je ne sais pas si j’aurais résisté à la tentation ! Il est vrai que lorsqu’une femme intéresse assez pour que l’on accepte allègrement pour elle un coup d’épée et un coup de couteau à huit jours d’intervalle...

Lentement, les pierres glissèrent des doigts bruns de Fortunée et retombèrent mollement dans leur nid de velours noir. Puis, comme si elle se désintéressait de la question et n’avait articulé que des paroles sans importance, la belle créole s’assit devant la coiffeuse, rectifia l’ordonnance de ses boucles noires, se mit un peu de poudre, aviva l’arc tendre de ses lèvres et, finalement, se mit à humer tous les parfums qu’elle débouchait l’un après l’autre. Avec son visage ardent, son corps épanoui et voluptueux qui démentait si bien l’allure virginale de sa robe d’été, la belle créole offrait une si parfaite image de la féminité et de sa toute-puissance que Marianne en fut frappée. Inconsciemment, ou peut-être bien intentionnellement, Fortunée lui démontrait que là étaient ses meilleures armes, celles contre lesquelles tiennent si mal les plus nobles et les plus énergiques décisions des hommes !

Se soulevant sur un coude, Marianne contempla un instant son amie occupée à appliquer, d’un doigt caressant, une touche de parfum au creux chaud de ses seins.

— Fortunée ! appela-t-elle.

— Oui, mon cœur ?

— Je voudrais... que tu me donnes ce qui reste de ce chocolat. Après tout, je crois bien que je vais le finir !

5 « BRITANNICUS »

Six jours plus tard, Marianne, en robe de mousseline couleur de flamme, casquée de plumes de même nuance, faisait une entrée sensationnelle à la Comédie-Française dans une loge du premier étage. Le comte Alexandre Tchernytchev l’accompagnait.

Le second acte de « Britannicus » était déjà commencé mais, sans souci de la pièce ou des acteurs, le couple s’avança sur le devant de la loge et se mit à examiner la salle, qui d’ailleurs ne regardait plus qu’eux, avec une tranquille insolence. Sans autre bijou qu’un étonnant éventail de laque chinoise et de plumes assorties à celles de sa coiffure, Marianne, dans tout ce rouge qui exaltait le ton doré de sa peau et l’éclat de ses longs yeux, était insolite et superbe, comme une fleur exotique. Tout en elle n’était que provocation, depuis le dépouillement volontaire de son large décolleté, jusqu’au tissu défendu de sa robe, une soyeuse et fluide mousseline de contrebande que Leroy avait eue à prix d’or et qui contrastait violemment avec les épais satins et brocarts des autres femmes, en rendant pleine justice à chaque ligne du corps de la princesse Sant’Anna.

Auprès d’elle, sanglé dans son uniforme vert et or constellé d’ordres scintillants, Tchernytchev, arrogant et cambré comme un arc, éclatait d’orgueil en laissant peser sur la salle un regard dominateur.

Le couple était saisissant. Talma, qui jouait le rôle de Néron et en était à :


Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,

J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue.

Immobile, saisi d’un long étonnement...


Talma, donc, s’arrêta bouche bée au beau milieu de sa tirade, tandis que la salle, frappée de la coïncidence de ces vers qui allaient si bien à la nouvelle venue, éclatait en applaudissements. Amusée, Marianne sourit au tragédien qui, aussitôt, une main sur le cœur, s’avança vers la loge et salua comme il eût salué l’Impératrice elle-même, puis il alla reprendre son dialogue avec Narcisse, tandis que Marianne et son compagnon se décidaient enfin à s’asseoir.

Mais la jeune femme, qui ne se sentait pas encore parfaitement remise, n’était pas venue au théâtre ce soir pour le plaisir d’entendre le plus grand tragédien de l’Empire. Le visage à demi caché par l’écran frissonnant de son éventail, elle examinait attentivement la salle, cherchant celui qu’elle espérait bien y trouver... Les soirées où jouait le grand Talma étaient toujours brillantes et Marianne avait laissé entendre discrètement à son ami Talleyrand qu’elle aimerait le voir offrir aux Beaufort deux places dans sa loge pour « Britannicus ».

Et de fait, ils étaient là, dans une loge située presque en face de celle occupée par Marianne elle-même. Pilar, plus espagnole que jamais en robe de dentelle noire, était assise sur le devant, auprès du prince qui semblait somnoler dans sa cravate, ses deux mains appuyées sur son inséparable canne. Jason se tenait debout derrière elle, légèrement appuyé au dossier de sa chaise. Les autres occupants de la loge étaient une femme déjà âgée et un homme qui l’était depuis longtemps. La femme gardait les restes d’une beauté qui avait dû être impérieuse : ses yeux noirs et étincelants possédaient encore tout le feu de la jeunesse et l’arc rouge de sa bouche demeurait à la fois sensuel et déterminé. Elle aussi était vêtue d’un noir sévère, mais luxueux. L’homme, chauve à l’exception de rares cheveux roux, avait la figure rouge et un peu boursouflée d’un fidèle ami de la bouteille, mais, malgré la voussure de ses épaules, on devinait que cet homme avait possédé une puissante constitution et une force au-dessus de la moyenne. Son aspect évoquait irrésistiblement un vieux chêne tordu par la foudre qui s’obstine à demeurer debout.

A l’exception de Jason qui semblait captivé par la scène, les yeux de tous ces gens étaient rivés sur Marianne et son compagnon, ceux de Pilar ayant même requis le secours d’une lorgnette à peu près aussi amicale qu’un canon de pistolet. Talleyrand, lui, sourit à sa manière indolente, salua Marianne d’un geste discret et parut se rendormir malgré les efforts de son autre voisine, la femme aux yeux noirs. De toute évidence, elle le bombardait de questions au sujet des arrivants. A côté d’elle, Marianne entendit ricaner Tchernytchev.

— On dirait que nous faisons sensation.

— Cela vous étonne ?

— En aucune manière.

— Alors, cela vous déplaît ?

Cette fois, le Russe rit de bon cœur.

— Me déplaire ? Ma chère princesse, sachez que je n’aime rien tant que faire sensation, tout au moins quand cela ne gêne pas mon devoir d’officier. Et ce n’est pas simple sensation que je voudrais faire, auprès de vous, c’est scandale !

— Scandale ? Vous divaguez ?

— Nullement ! Je répète : scandale, afin que vous soyez irrévocablement et à jamais attachée à moi sans garder le moindre espoir de pouvoir vous libérer.

Sous le marivaudage des paroles, il y avait une légère menace qui choqua Marianne. Entre ses doigts l’éventail se replia avec un bruit sec.

— Ainsi, dit-elle lentement, c’est là ce grand amour dont vous me fatiguez depuis notre première rencontre : vous souhaitez m’enchaîner à vous, faire de moi votre propriété privée... et une propriété farouchement défendue, j’imagine ? En d’autres termes, le genre de vie que vous souhaitez pour moi, c’est la prison.

Tchernytchev découvrit toutes ses dents en un sourire que Marianne ne put s’empêcher de juger féroce, mais sa voix était douce comme un velours en répondant :

— Vous savez bien que je suis un Tartare ! Un jour, sur le chemin de Samarcande, où l’herbe ne poussait plus depuis que les cavaliers de Gengis Khan l’avaient écrasée, un pauvre caravanier trouva la plus belle des émeraudes, échappée sans doute au butin d’un pillard. Il était pauvre, il avait faim, il avait froid et la pierre représentait une énorme fortune. Pourtant, au lieu de la vendre et de vivre désormais dans l’aisance et la joie, le pauvre caravanier garda l’émeraude, la cacha dans un pli de son turban crasseux et, de ce jour, n’eut plus ni faim ni soif car il avait perdu le boire et le manger. Seule comptait l’émeraude. Alors, pour être certain que nul ne la lui prendrait, il s’enfonça dans le désert, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à des grottes profondes et inaccessibles où il n’avait rien d’autre à attendre que la mort. Et la mort vint... la plus lente, la plus cruelle, mais il la vit venir en souriant parce que l’émeraude était contre son cœur.

— L’histoire est jolie, fit Marianne calmement, et la parabole des plus flatteuses, mais, mon cher comte, je vais en arriver à me réjouir de vous voir repartir prochainement pour Saint-Pétersbourg ! Vous êtes vraiment un ami trop dangereux !

— Vous vous trompez, Marianne, je ne suis pas votre ami. Je vous aime et je vous veux, rien d’autre. Et ne vous réjouissez pas trop de mon départ : je reviendrai bientôt ! D’ailleurs...

Il n’alla pas plus loin. D’un peu partout des « chut ! » indignés et vigoureux fusaient autour d’eux et, sur la scène, Talma levait vers la loge un regard lourd de reproches. Marianne abrita un sourire derrière son éventail et se mit en devoir d’écouter. Satisfait, Talma-Néron revint à Junie et lança superbement :


Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même,

Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime,

Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,

Digne de l’univers à qui vous vous devez...


— Mais, écoutez-le donc, madame ! ricana tout bas le Russe, ce soir, Néron parle comme un livre ! On dirait qu’il m’a entendu.

Marianne se contenta de hausser les épaules, sachant bien que la moindre réponse entraînerait la suite du dialogue et du mécontentement des spectateurs. Mais, ce soir, Racine l’ennuyait et elle n’avait pas envie d’écouter. D’ailleurs, ce n’était pas pour Britannicus, ni même pour Talma qu’elle était venue au théâtre, mais uniquement pour y voir Jason et surtout être vue de lui. Elle, se mit en devoir d’examiner discrètement son entourage.

L’Empereur étant retourné à Compiègne avec l’Impératrice, il y avait assez peu de personnes appartenant à la Cour et la loge impériale eût sans doute été vide si la princesse Pauline ne l’avait occupée. La plus jeune des sœurs de Napoléon, en effet, n’appréciait guère les festivités de Compiègne et préférait de beaucoup passer l’été dans son château de Neuilly, dont elle terminait tout juste l’installation. Ce soir, elle rayonnait de joie de vivre entre Metternich, superbe dans un habit bleu sombre qui allait bien à son élégante silhouette et à ses cheveux blonds, et un jeune officier allemand, Conrad Friedrich, qui était le dernier amant en date de la plus jolie des Bonaparte.

Avec Marianne, la princesse était la seule femme de l’assistance à avoir osé transgresser les ordres impériaux. Sa robe de mousseline neigeuse, décolletée aux limites de la décence, semblait surtout destinée à déshabiller avec subtilité un corps justement célèbre et à mettre en valeur une magnifique parure de turquoises d’un bleu lumineux qui étaient le dernier cadeau de Napoléon à Notre-Dame des Colifichets.

Marianne ne s’étonna nullement de voir Pauline adresser un éclatant sourire à Tchernytchev. Il y avait beau temps que le fringant courrier du Tzar était passé par l’alcôve de la princesse. Il est vrai que ce sourire vint s’achever sur Talma qui, d’émotion, faillit manquer un vers. Pauline non plus ne venait pas au théâtre pour écouter mais pour s’y faire admirer et constater l’effet, toujours assez vif, que sa présence produisait sur les hommes de l’assistance.

Non loin de la loge impériale, le prince de Cambacérès, énorme et surdoré à son habitude, somnolait dans son fauteuil, noyé dans les béatitudes d’une heureuse digestion, tandis qu’auprès de lui le ministre des Finances Gaudin, élégant et archaïque à la fois, avec son habit à la dernière mode et sa perruque à marteaux, semblait trouver dans sa tabatière infiniment plus de délices que sur la scène. Dans une loge un peu sombre, Marianne aperçut Fortunée Hamelin, en tendre conversation avec un hussard qu’il ne lui fut pas possible d’identifier, mais que la belle Mme Récamier surveillait avec une nonchalance affectée et une très réelle attention. A côté, chez l’Intendant général aux Armées, la belle comtesse Daru, sa femme, en robe de satin bleu paon, rêvait auprès de son cousin, un jeune auditeur au Conseil d’Etat, nommé Henri Beyle, dont le large visage sans beauté était sauvé de la vulgarité par un front magnifique, un œil vif et perçant et une bouche au pli sardonique. Enfin, dans une vaste loge de face, le maréchal Berthier, prince de Wagram, se dépensait sans compter pour dispenser une égale galanterie à sa femme, une princesse de Bavière laide, bonne et placide, et sa maîtresse, la tumultueuse, beaucoup trop grosse et vipérine marquise Visconti, une vieille liaison qui avait toujours eu le don d’exaspérer Napoléon. La plupart des autres spectateurs étaient des étrangers, Autrichiens, Polonais, Russes, Allemands, venus à Paris pour le mariage et dont une bonne moitié ne comprenaient visiblement rien à Racine. Parmi ceux-ci, la palme de la beauté revenait à l’éclatante et blonde comtesse Potocka, la plus récente conquête du beau Flahaut. Tous deux occupaient une loge discrète, elle rayonnante, lui encore pâle de sa convalescence, mais ne regardant qu’eux-mêmes.

« Talma n’a pas de chance ! pensa Marianne tandis que l’acte s’achevait néanmoins dans un tonnerre d’applaudissements, ceux qui n’avaient pas écouté ou pas compris cherchant ainsi visiblement à se faire pardonner. Il faut que l’Empereur soit là pour que les spectateurs se donnent vraiment la peine d’écouter... Quand il y est, personne n’ose broncher... »

Avec l’entracte, la salle de la Comédie-Française s’emplissait de bruit, de rires et de conversations. Le bon ton voulait qu’une grande activité s’emparât des hommes qui devaient aller saluer dans leurs loges toutes les femmes de leurs amis, celles-ci recevant hommages et visites avec autant de grâce et de dignité que dans leurs demeures. Dans certaines loges, pourvues de petits salons, on croquait des bonbons, on dégustait des sorbets et des liqueurs. Le théâtre n’étant plus alors qu’un prétexte à papotages, une manifestation comme une autre de la vie mondaine.

Marianne connaissait bien cette coutume et, dès l’instant où le rideau était retombé sur le salut des artistes, elle avait attendu fiévreusement ce qui allait suivre. Jason viendrait-il la saluer ou bien demeurerait-il dans la loge, auprès de Talleyrand et des autres invités du prince ? Elle brûlait d’envie de le voir de plus près, de toucher sa main, de chercher dans ses yeux un regard comme il en avait eu tellement pour elle durant la folle équipée de Malmaison. Et, s’il quittait la loge, viendrait-il vers elle... ou réserverait-il à une autre dame cette précieuse visite ? Peut-être que la présence de Tchernytchev auprès d’elle le gênait ? Peut-être qu’elle aurait mieux fait de ne pas se faire escorter de cet homme encombrant ? Mais elle avait tort de se tourmenter.

A l’exemple des autres hommes, Tchernytchev s’était levé. Avec ennui, il s’excusait auprès de Marianne de devoir la quitter un instant : d’un geste impérieux et qui ne laissait place à aucune équivoque, la princesse Pauline l’avait appelé.

— Allez ! fit la jeune femme, l’esprit et les yeux ailleurs, essayant seulement de cacher sa joie.

Elle surveillait la loge de Talleyrand où le prince, en s’appuyant sur sa canne, se levait avec effort et s’apprêtait à sortir en compagnie de Jason. Les yeux de Marianne brillèrent d’impatience. Si Jason escortait Talleyrand, celui-ci ne pourrait pas ne pas le conduire auprès de la princesse Sant’Anna ! Elle allait donc le voir !...

Cependant, voyant que Marianne n’avait pas l’air de se soucier de lui, Tchernytchev fronçait les sourcils et remarquait avec humeur :

— Cela m’ennuie de vous laisser seule !

— Je ne le serai pas longtemps... Allez donc ! La princesse s’impatiente...

En effet, Pauline Borghèse répétait à l’adresse du Russe son geste d’invitation. Réprimant un mouvement de contrariété, Tchernytchev se dirigea vers la porte de la loge et, sur le seuil, dut s’effacer pour laisser passer Fortunée Hamelin. Fraîche comme une laitue dans une robe de brocart vert cru rebrodée de petites perles de cristal qui lui donnait l’air de sortir tout juste d’un jet d’eau, la créole lui décocha avec un sourire provocant :

— Apparemment, Son Altesse n’aime pas que l’un de ses étalons favoris aille gambader dans les prairies voisines ! dit-elle gaiement. Courez, mon cher comte, sinon vous risquez d’être fort mal reçu !

Le beau colonel se hâta d’obéir en se gardant bien de relever le propos. Fortunée était assez connue pour une certaine verdeur de langage qui, d’ailleurs, ne lui messeyait pas. Rayonnante, elle s’avança vers son amie qui se détournait pour lui sourire, cachant de son mieux sa contrariété de n’être plus seule. La loge, tout d’un coup, embauma la rose.

— Ma foi, soupira Mme Hamelin en s’installant auprès de son amie, je n’ai pu résister à l’envie de venir voir les choses d’un peu plus près, quand j’ai reconnu notre Américain dans la loge du cher prince.

— Et ton hussard ? demanda Marianne ironiquement, qu’en as-tu fait ?

— Je l’ai envoyé boire du café. Il avait un peu trop tendance à s’endormir et je n’aime pas que l’on somnole bêtement quand je suis là ! C’est offensant. Mais dis-moi, mon cœur, ce Murillo revêche drapé dans ses dentelles noires, serait-il l’épouse légitime de notre intéressant pirate ? Elle sent la très catholique Espagne à dix lieues et je parie qu’elle se parfume à l’encens.

— Oui... C’est la señora Pilar. Mais Jason n’est pas un pirate.

— Permets-moi de le regretter. Il ne s’encombrerait pas alors de préjugés hors d’âge et aussi poussiéreux qu’une sierra espagnole. Quoi qu’il en soit, pirate ou pas, j’espère qu’il fait actuellement route vers cette loge pour venir te saluer ?

— Peut-être ! fit Marianne avec un pâle sourire, mais rien n’est moins sûr.

Elle trouvait, en effet, que les deux hommes mettaient bien du temps à parcourir la galerie.

— Allons donc ! Talleyrand sait son monde et comme il l’a pris en remorque je suis certaine que nous allons les voir apparaître d’un instant à l’autre. Sois sans crainte, ajouta-t-elle en posant une main apaisante sur les genoux de son amie, je sais sur le bout des doigts mon rôle de confidente... et j’ai une foule de questions à poser au cher prince. Vous pourrez causer...

— Avec cette paire d’yeux noirs braqués sur nous ? As-tu seulement remarqué de quel œil la señora me regarde ?

— Des yeux noirs sont toujours des yeux noirs ! fit la créole avec un haussement d’épaules philosophe, et, personnellement, je trouverais cela plutôt amusant ! Tu ne sais pas quel plaisir savoureux on éprouve à faire enrager une jalouse.

— A propos d’yeux noirs, qui est l’autre Parque en robe noire, qui tient l’autre côté du prince de Bénévent, cette femme mûre mais encore belle ?

— Comment ? Tu ne la connais pas ? s’exclama Fortunée sincèrement surprise. Elle et son mari, ce vieil Ecossais rouquin qui a l’air d’un héron somnolant sur une patte, sont pourtant des meilleurs amis de Talleyrand. Jamais entendu parler de Mrs Sullivan, la belle Eleonora Sullivan, et de l’Ecossais Quintin Crawfurd ?

— Ah ! C’est elle ?...

Marianne se souvenait, en effet, d’une amère confidence de Mme de Talleyrand, au temps où elle remplissait auprès d’elle les fonctions de lectrice. La princesse avait parlé avec colère d’une certaine Mrs Sullivan, une intrigante qui, après avoir été l’épouse morganatique du duc de Wurtemberg et avoir trempé dans toutes sortes de conspirations, avait vécu maritalement avec un agent anglais, Quintin Crawfurd, qu’elle avait fini par épouser pour sa grande fortune. Marianne se souvenait aussi de ce que cette antipathie était surtout motivée par le fait que Mrs Sullivan-Crawfurd, malgré un âge déjà plus que certain, gardait sur les hommes une singulière emprise. En particulier, bien entendu, sur Talleyrand, avec lequel elle entretenait des relations que la princesse jugeait fort troubles, car elles semblaient mêler l’attrait physique aux affaires immobilières. C’étaient les Crawfurd qui avaient vendu au prince le superbe hôtel de Matignon et, par contre, ils habitaient actuellement son ancien hôtel de la rue d’Anjou.

— Je n’aime pas voir cette femme ici ! avait conclu Mme de Talleyrand. Elle sent les trafics louches.

Cependant, Mme Hamelin avait laissé son amie examiner à loisir Mrs Crawfurd qui semblait la fasciner. Comme Pilar, en effet, elle était vêtue de noir, mais d’un noir fait de soie mate et lourde qui avait l’austérité d’un deuil.

— Comment la trouves-tu ? demanda doucement Fortunée.

— Etrange ! Belle encore, c’est certain, mais elle le serait davantage sous une couleur moins sinistre.

— C’est qu’elle est en deuil, fit la créole avec un petit rire amusé, en deuil de son amant préféré. Voici à peine un mois, les Suédois ont mis en pièces le comte de Fersen, tu sais, le bel ami de cette pauvre Marie-Antoinette ?

— Il était l’amant de cette femme ?

— Mais oui. La pauvre reine avait de la concurrence et l’ignorait. Je dois dire qu’ils ont formé, un temps, Eleonora, Fersen et Crawfurd, un assez agréable ménage à trois, mais un ménage à trois de conspirateurs, et Quintin comme Eleonora ont pris leur large part de l’aventure de Varennes. Je reconnais qu’ils ont tout fait pour que la Famille royale pût fuir Paris. Inutile de te dire que l’on n’aime pas beaucoup l’Empereur rue d’Anjou !

— Et il les tolère ? Alors que cet homme est anglais ? fit Marianne scandalisée.

— Et qu’il a été longtemps un agent de Pitt ! Mais oui, mon cœur, il les tolère : c’est là un effet de la magie personnelle de notre cher prince. Il a répondu d’eux. Il est vrai que, maintenant, il aurait grand besoin que quelqu’un répondît de lui ! Enfin ! C’est ainsi...

Les yeux de Marianne semblaient ne plus pouvoir se détacher de cette loge où deux femmes en noir, de part et d’autre d’un fauteuil vide, semblaient monter on ne sait quelle garde menaçante. Elle murmura enfin :

— Comme elle me regarde, cette Mrs Crawfurd ! On dirait qu’elle cherche à graver mes traits dans sa mémoire. Pourquoi est-ce que je l’intéresse tellement ?

— Oh ! fit Fortunée en ouvrant son réticule pour y prendre des pastilles de chocolat à la violette dont elle raffolait, j’ai l’impression que c’est surtout la princesse Sant’Anna qui l’intéresse. Sais-tu que cette femme, de son nom de fille, Eleonora Franchi, est née à Lucques ? Elle a dû beaucoup connaître la famille de ton mystérieux mari...

— C’est possible, en effet.

Tout à coup, l’étrange femme prit une nouvelle dimension. Si elle se rattachait à l’irritant secret dont s’entourait Corrado Sant’Anna, elle cessait, pour Marianne, d’être suspecte pour n’être plus que follement intéressante. Depuis la perte de son enfant, elle s’était trop souvent demandé comment allait réagir le prince pour n’être pas tentée d’approcher quiconque pouvait l’aider à déchiffrer l’énigme qu’il représentait. Il y avait des moments où, malgré la peur affreuse qui l’avait poussée à quitter la villa, elle se reprochait de s’être montrée lâche. Avec le temps, les terreurs éprouvées dans les ruines du petit temple s’étaient émoussées. Bien souvent, durant ses longues heures de maladie et surtout durant ces nuits qui semblaient ne devoir jamais finir, elle avait évoqué la silhouette fantastique du cavalier masqué de cuir blanc... Il ne lui voulait aucun mal. Bien plus, il l’avait sauvée de la folie criminelle de Matteo Damiani, il l’avait rapportée dans sa chambre, soignée peut-être, couchée sans doute... et, au souvenir de son réveil dans le lit jonché de fleurs, le cœur de Marianne s’affolait encore. Il l’aimait peut-être et elle s’était enfuie, comme une enfant apeurée, au lieu de rester et d’arracher au prince Sant’Anna, avec son masque, le secret de sa vie recluse. Elle aurait dû... oui, elle aurait dû rester ! Peut-être avait-elle laissé là une chance de trouver la paix et, qui sait, un certain bonheur ?

— Tu rêves ? chuchota la voix moqueuse de Fortunée. A quoi penses-tu donc ? Voilà que tu regardes la Sullivan comme si tu voulais l’hypnotiser.

— Je voudrais la connaître.

— Rien de plus facile ! Et d’autant plus que c’est très certainement une envie réciproque. Mais...

La porte de la loge, en s’ouvrant, coupa la parole à la jeune femme. Talleyrand, flanqué de Jason, venait de faire son apparition. On échangea saluts, révérences et baisemains, puis l’incorrigible créole, après avoir gratifié Beaufort d’un sourire trop rayonnant pour qu’une forte dose de coquetterie n’y fût pas mêlée, prit le bras du prince et l’entraîna au-dehors sans lui laisser même le temps de souffler, en déclarant qu’elle avait à lui confier une chose de la plus grande importance, réclamant, bien entendu, le plus grand secret. Marianne et Jason se retrouvèrent seuls.

Instinctivement, la jeune femme avait repoussé sa chaise pour se trouver dans l’ombre relative de la loge. A n’être plus en pleine lumière, elle se sentait moins vulnérable et il était plus facile d’ignorer le noir regard de Pilar rivé à elle. C’était bien peu de chose : un instant de solitude à deux au milieu de cette énorme volière jacassante, mais, pour Marianne, tout ce qui touchait Jason, tout ce qui venait de lui ou se rapportait à lui, était désormais infiniment précieux... En une seconde tout ce qui les entourait s’abolit : le décor rouge et or, la foule scintillante et ses bruits futiles, l’atmosphère factice et raffinée. Jason semblait posséder l’étrange pouvoir de faire craquer les cadres où il se mouvait, aussi civilisés fussent-ils, pour y substituer son monde à lui, ses dimensions d’homme et les senteurs fortes de l’aventure marine.

Incapable de prononcer un seul mot, Marianne se contentait de le regarder avec des yeux lumineux de joie. Elle avait oublié jusqu’à la présence dans cette salle de Tchernytchev qu’elle avait cependant choisi délibérément comme compagnon pour la soirée. Puisque Jason était là, près d’elle, tout était bien. Le temps pouvait s’arrêter, le monde s’écrouler, rien de tout cela n’aurait la moindre importance.

Elle éprouvait, à le contempler, une joie profonde, cherchant vainement à comprendre comment elle avait pu ne pas deviner, ne pas sentir à ces signes impalpables que tissent entre deux êtres voués l’un à l’autre les affinités secrètes, qu’elle ne pourrait jamais aimer que lui. Et la conscience même qu’il était désormais lié à une autre femme ne parvenait pas à éteindre cette joie, comme si l’amour qu’elle éprouvait pour Jason était de ceux que rien d’humain ne peut atteindre.

Pourtant, l’Américain ne semblait pas partager le bonheur silencieux de Marianne. Son regard l’avait à peine effleurée quand il l’avait saluée. Ensuite, il s’était évadé vers les profondeurs de la salle comme si Jason n’avait vraiment rien à dire. Les bras croisés sur sa poitrine, son maigre visage tourné vers la loge impériale, il semblait y chercher la réponse d’une énigme qui durcissait encore ses traits tourmentés et assombrissait son regard.

Ce silence ne tarda pas à être insupportable pour Marianne, insupportable et offensant. Jason n’était-il venu dans sa loge que pour montrer publiquement le peu d’intérêt qu’il lui portait ? Elle murmura, avec une involontaire tristesse :

— Pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici, Jason, si vous ne trouvez pas même une parole à me dire ?

— Je suis venu parce que le prince m’a prié de l’accompagner.

— Simplement ? fit Marianne dont le cœur se serra. Est-ce à dire que, sans M. de Talleyrand, vous ne m’auriez pas fait l’honneur d’une visite ?

— C’est exactement cela !

La sécheresse du ton hérissa Marianne dont l’éventail prit un rythme nerveux.

— Voilà qui est aimable ! fit-elle avec un petit rire. Vous craigniez, j’imagine, de déplaire à votre femme dont l’œil ne nous quitte pas ? Eh bien, mon cher, je ne vous retiens pas, allez la retrouver !

— Cessez de dire des sottises ! gronda Jason entre ses dents. Mrs Beaufort n’a pas à m’autoriser ou à me défendre quoi que ce soit et ne l’imaginerait même pas. Je ne serais pas venu parce que vous n’aviez nul besoin de ma présence. Vous avez, je crois, affiché assez clairement, ce soir, vos préférence et vos amours.

— Affiché ? protesta Marianne outrée. Voilà que vous vous lancez dans les potins, maintenant ? Qui peut me reprocher de sortir escortée d’un galant homme auquel, d’ailleurs, je dois la vie ?

Cette fois, le regard de Jason, noir de colère et de mépris, vint croiser celui de Marianne, étincelant de fureur. Il eut un rire sec.

— Qui ? Mais votre mari, ma chère ! Le nouveau... Ce prince toscan qui paraît n’avoir dans votre vie d’autre importance que celle d’épisode négligeable ! Vous n’êtes pas mariée depuis trois mois et, au lieu de demeurer sur vos terres, comme la décence vous en fait devoir, vous vous affichez, je répète, à moitié nue et dans une toilette insensée aux côtés du plus fameux coureur de jupons des deux hémisphères, l’homme qui prétend ne pas connaître le refus !

— Si je doutais encore que l’Amérique ne soit pas un pays sauvage, riposta Marianne devenue aussi rouge que les plumes de sa coiffure, voilà qui m’éclairerait ! Est-ce qu’après avoir été pirate, écumeur des mers ou je ne sais quoi, puis envoyé officieux et, selon moi, beaucoup trop discret, vous songez à vous faire pasteur ? Le révérend Beaufort ! Voilà qui sonnerait bien ! Et je vous assure que, avec un peu de travail, vos sermons seraient tout à fait au point ! Il est vrai que lorsque l’on compte, dans ses ancêtres...

— J’y compte surtout des femmes respectables ! Et des femmes qui savaient demeurer à leur place !

Les traits de Jason étaient devenus durs comme pierre tandis que le pli sarcastique creusé au coin de sa bouche donnait à Marianne une irrésistible envie de le battre.

— On croirait, à vous entendre, que j’ai choisi mon sort ! Comme si vous ne saviez pas...

— Je sais tout, justement ! Tant que vous étiez obligée de lutter pour votre vie ou pour votre liberté, vous aviez tous les droits... et je vous admirais ! Maintenant, vous n’en avez plus qu’un seul : celui de payer l’homme qui vous a donné son nom en respectant au moins ce nom.

— En quoi est-ce que je ne le respecte pas ?

— En ceci : il y a trois mois à peine on vous donnait encore pour la maîtresse de l’Empereur. Maintenant, on vous donne pour celle d’un cosaque dont la réputation s’est assise bien plus fermement dans les alcôves que sur les champs de bataille !

— Vous n’exagérez pas un peu ? Je vous rappelle que l’Empereur lui-même l’a décoré de sa main, à Wagram, et que Napoléon n’a pas pour habitude de distribuer ses croix au petit bonheur.

— J’admire l’ardeur avec laquelle vous le défendez ! En vérité, quelle plus grande preuve d’amour pourrait-il exiger ?

— D’amour ? Moi, j’aime Tchernytchev ?

— Si vous ne l’aimez pas, vous faites bien semblant. Mais je commence à croire que ce semblant-là vous est familier. Avez-vous également fait « semblant » avec votre mystérieux époux ?

Marianne eut un soupir plein de lassitude.

— Je croyais vous avoir tout dit sur mon mariage ! Faut-il vous répéter que, hors la chapelle où nous avons été unis et où je n’ai vu de lui qu’une main gantée, je n’ai jamais approché le prince Sant’Anna ? Faut-il vous répéter aussi que, si vous aviez reçu à temps certaine lettre, ce n’est pas le prince que j’aurais épousé ?

Cette fois, Jason se mit à rire, mais d’un rire si sec, si dur, qu’il faisait mal, comme fait mal le grincement maladroit de l’archet sur la corde tendue d’un violon.

— Après ce que j’ai vu ici, ce soir, je crois que je vais remercier le Ciel d’avoir permis que cette lettre ne me parvienne pas. J’ai pu, ainsi, sauver Pilar d’un sort immérité et, tout compte fait, je crois qu’il vaut mieux vous laisser, vous, à un sort qui ne semble pas trop vous déplaire et, selon moi, tout à fait mérité quand on considère la facilité avec laquelle vous changez d’amour !

— Jason !

Marianne s’était levée. De pourpre, elle était devenue blanche et, entre ses doigts crispés, les minces branches de l’éventail précieux venaient de se briser avec un petit craquement triste. De toutes ses forces, elle essayait d’empêcher les larmes qui emplissaient son cœur de monter à ses yeux. A aucun prix ne lui montrer qu’il venait de lui faire si mal !... Trop blessée pour comprendre que les mots d’offense n’étaient, après tout, dictés que par une amère... et consolante jalousie ! Elle chercha, un instant, mais en vain, une réplique cinglante, pour rendre coup pour coup, blessure pour blessure, sang pour sang... Mais elle n’en eut pas le temps. Une haute silhouette verte venait de se dresser entre Jason et elle.

Roulant les « r » plus que jamais, et plus que jamais coq de combat, Tchernytchev déclara en s’efforçant visiblement de rester calme :

— Vous venez d’insulter à la fois Son Altesse Sérénissime et moi-même. C’est trop, monsieur, et vous me faites regretter de ne pouvoir vous tuer qu’une fois !

Jason toisa le Russe avec un sourire insolent qui eut le don de porter à son comble la colère de Tchernytchev.

— Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais vous tuer, moi aussi ?

— Certainement pas ! La mort est femme, elle m’obéit.

Jason se mit à rire.

— Compter sur une femme c’est se préparer de cruelles déceptions. Quoi qu’il en soit, monsieur, je ne retire aucune de mes paroles et suis à votre disposition. Mais je ne vous connaissais pas cette intéressante faculté d’écouter aux portes !

— Non, je vous en supplie ! gémit Marianne en se glissant entre les deux hommes. Je vous défends de vous battre pour moi !

Tchernytchev prit la main qu’elle venait instinctivement de mettre sur son bras et y posa un baiser rapide.

— Pour cette fois, madame, vous me permettrez de ne pas vous obéir.

— Et si, moi aussi, je vous en priais, hé ? fit la voix lente de Talleyrand qui était rentré dans la loge sur les talons du Russe. Je n’aime pas que mes amis s’entr’égorgent...

Cette fois, ce fut Jason qui répondit.

— Justement. Vous nous connaissez trop bien l’un et l’autre, prince, pour ne pas savoir que ceci devait venir, tôt ou tard !

— Peut-être, mais j’eusse préféré que ce fût tard ! Venez, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Marianne. Je pense que vous ne souhaitez pas demeurer plus longtemps. Je vais vous mener à votre voiture.

— Voulez-vous m’y attendre un instant ? demanda le Russe. Le temps de régler ceci et je vous rejoins.

Silencieusement, Marianne le laissa disposer sur ses épaules la grande écharpe de velours pourpre qu’elle avait laissée au dossier de sa chaise, posa une main sur le bras du prince de Bénévent et, sans un regard pour l’un ou l’autre des deux adversaires, sortit de la loge. Le rideau, d’ailleurs, se levait sur l’acte suivant et sa sortie s’effectua aussi discrètement que possible.

Mais, tandis qu’elle descendait lentement le grand escalier désert où des valets statufiés veillaient auprès de hautes torchères, Marianne laissa éclater sa colère et son chagrin.

— Que lui ai-je fait ? s’écria-t-elle. Pourquoi Jason me poursuit-il de ce mépris, de cette colère qui ne désarment pas ? Je croyais...

— Il faut être bien vieux ou bien rompu aux plus hautes doctrines philosophiques pour ne pas se laisser emporter par la jalousie. Entre nous, n’est-ce pas un peu ce que vous cherchiez ? Ou alors, quelle diable d’idée avez-vous eue de venir ici seule avec Sacha ?

— C’est vrai, avoua Marianne. Je voulais rendre Jason jaloux... Ce mariage stupide avec cette Pilar l’a tellement changé...

— Et vous a changée vous aussi, à ce qu’il paraît ! Allons, Marianne, cessez donc de vous tourmenter ainsi. Il faut savoir accepter les conséquences de ses actes, hé ? Au surplus, si Tchernytchev sait se battre, il aura un adversaire à sa taille et qui peut lui réserver une surprise désagréable.

Cesser de se tourmenter ! Talleyrand en avait de bonnes ! Une fois seule dans l’obscurité ouatée de sa voiture, Marianne laissa la colère l’envahir. Elle en voulait au monde entier, à Tchernytchev qui, selon elle, s’était mêlé de ce qui ne le regardait pas, à Jason qui l’avait traitée indignement alors qu’elle espérait tant un mot tendre, un regard, la moindre des choses, à tous ces gens qui, certainement, avaient suivi l’altercation avec des yeux avides de scandale et qui allaient en faire des gorges chaudes... et plus encore à elle-même qui, par puérile vanité, avait causé tout ce dommage.

« Je dois être folle, pensa-t-elle tristement, mais aussi je ne savais pas encore que l’amour pouvait faire si mal. — Et si jamais Tchernytchev blesse Jason ou le... »

Elle n’osa même pas penser le mot mais, songeant tout à coup qu’elle était là, à attendre sottement le Russe, alors qu’elle le haïssait de tout son cœur à cet instant, elle se pencha pour ordonner à Gracchus de partir :

— A la maison, Gracchus ! Et vite !

La voiture s’ébranlait quand Tchernytchev surgit de la colonnade du théâtre, bondit sur le marchepied et tomba plus qu’il n’entra dans la voiture.

— Vous partiez sans moi, pourquoi ?

— Parce que je n’ai plus envie de vous voir ce soir. Et je vous prie de descendre. Gracchus, arrête ! cria-t-elle.

A demi agenouillé à ses pieds, Sacha Tchernytchev la regarda, interdit :

— Vous voulez que je descende ? Mais pourquoi ? Vous êtes fâchée ? Pourtant, en provoquant cet insolent qui vous insultait, je n’ai fait que mon devoir.

— Votre devoir ne vous demandait pas de vous mêler d’une conversation privée. J’ai toujours su me défendre seule ! En tout cas, retenez ceci : que Jason Beaufort soit seulement blessé et je ne vous pardonnerai, ni ne vous reverrai de ma vie !

— Vraiment ?

Tchernytchev n’avait pas bougé mais, dans l’ombre de la voiture, Marianne vit briller ses yeux, devenus de minces fentes vertes, comme brillent dans la nuit les yeux des chats. Lentement, il se releva et Marianne eut l’impression que l’ombre d’un immense oiseau de proie envahissait l’étroite boîte de satin parfumé et menaçait de fondre sur elle. Mais le Russe, déjà, ouvrait la portière et sautait dans la rue. Un instant, ses mains gantées de blanc demeurèrent accrochées aux montants de la portière et il contempla la jeune femme avec un demi-sourire. Puis, d’une voix infiniment douce, il dit :

— Vous avez eu raison de me prévenir, Marianne ! Je vous promets de ne pas blesser M. Beaufort...

Il sauta en arrière, ôta son bicorne, balaya le pavé de son immense plumet en un salut ironique et conclut encore plus doucement :

— J’aurai l’honneur de le tuer demain matin !

— Si vous osez...

— J’oserai... puisque apparemment c’est le seul moyen de vous l’ôter de l’esprit. Une fois cet homme mort, je saurai bien vous amener à m’aimer.

Malgré la peur et la colère qui lui serraient le cœur, Marianne se raidit, redressa la tête, toisa Tchernytchev du haut de sa voiture et parvint à armer son visage d’un sourire glacial :

— N’y comptez pas ! Vous n’en aurez pas le temps, mon cher comte... car, si demain Jason Beaufort meurt de votre main, sachez qu’avant d’en finir avec une vie qui aura cessé de m’intéresser je prendrai le temps de vous abattre, de ma propre main. Vous l’ignorez peut-être, mais je manie les armes comme un homme... Je vous souhaite une bonne nuit. Touche, Gracchus !

Le jeune cocher fit claquer son fouet, enleva son attelage au grand trot. La voiture s’engouffra dans la rue Saint-Honoré, tandis que l’horloge de Saint-Roch sonnait une heure que Marianne n’entendit pas. On atteignait le pont des Tuileries qu’elle cherchait encore à retrouver son calme en même temps qu’un moyen de sauver Jason des armes du Russe. Avec l’extrême générosité que donne le véritable amour, elle n’attribuait qu’à elle-même la responsabilité du drame qui venait de se jouer. Elle allait même jusqu’à se reprocher la dureté de Jason, en vertu de ce mot magique, inquiétant et cependant tellement réconfortant qu’avait prononcé Talleyrand : la jalousie. Si Jason était jaloux, jaloux au point de l’insulter publiquement, cela voulait peut-être dire que tout n’était pas tout à fait perdu.

« Comment faire, songeait-elle avec désespoir, comment faire pour empêcher ce duel ? »

Le roulement de la voiture, à travers les rues désertes du Paris nocturne, emplissait ses oreilles d’un bruit énorme et menaçant. Elle regardait défiler les façades muettes de toutes ces maisons où dormaient paisiblement de braves gens pour lesquels, sans doute, les orages du cœur n’avaient qu’un intérêt secondaire.

La voiture avait presque atteint la rue de Lille quand Marianne eut une idée. Elle se reprochait aussi maintenant d’avoir blessé Tchernytchev parce que, stupidement, elle avait cru posséder sur lui un plus grand pouvoir. Au lieu de lui faire comprendre, doucement, qu’elle serait peinée qu’il arrivât quelque chose à un ami, elle lui avait laissé deviner son amour pour Jason et, tout naturellement, elle avait éveillé la colère normale de tout homme désirant une femme et s’apercevant qu’elle lui en préfère un autre... Il fallait au moins tenter quelque chose de ce côté. Elle tira le cordon qui correspondait au petit doigt de son cocher. Celui-ci se pencha :

— Fais demi-tour, Gracchus, lui dit-elle, nous ne rentrons pas tout de suite.

— Bien, Madame. Où allons-nous ?

— Chaussée d’Antin, à l’ambassade de Russie. Tu la connais ?

— L’ancien hôtel Thélusson ? Bien sûr... on connaît son Paris.

Après un virage savant, la voiture reprit la direction de la Seine, mais cette fois au galop. Les rues désertes l’autorisaient. A cette allure rapide, il ne fallut pas plus de quelques minutes pour couvrir le trajet. Bientôt, l’énorme arc de triomphe de dix mètres de haut sur autant de large, qui servait de portail à l’ambassade russe, fut en vue. Au-delà, on apercevait un vaste jardin peuplé de statues et de colonnes et, tout au fond, l’hôtel brillait de tous ses feux comme pour une fête. Mais, au portail, des cosaques à longues moustaches et longues robes montaient une garde farouche. Marianne eut beau décliner ses noms et titres, répéter qu’elle désirait voir l’ambassadeur, prince Kourakine, les factionnaires demeurèrent intraitables : pas de laissez-passer, pas de passage ! N’entrait pas qui voulait à l’ambassade de Russie, surtout la nuit.

— Peste, grogna Gracchus, voilà une ambassade bien gardée ! Je me demande ce qu’ils peuvent bien fricoter là-dedans, ces barbus, pour se montrer si méfiants ? On entre plus facilement chez l’Empereur qu’ici... Et qu’est-ce qu’on fait, maintenant, Madame la princesse ?

— Je ne sais pas ! fit Marianne désolée. Il faut pourtant que j’entre, ou tout au moins... Ecoute, Gracchus, va leur demander de te dire si le comte Tchernytchev est rentré. S’il n’y est pas, nous l’attendrons... sinon...

— Sinon ?

— Va toujours. Nous aviserons ensuite.

Docilement, Gracchus dégringola de son siège et alla trouver le cosaque de gauche dont la figure lui revenait plus que celle de son camarade. Il entama avec lui une conversation animée où les gestes tenaient la meilleure place. Malgré son inquiétude, Marianne ne put s’empêcher de trouver réjouissant le contraste entre la silhouette trapue de Gracchus, aussi large que haute dans son grand manteau de livrée, et celle du gigantesque Russe qui penchait vers lui une tête coiffée d’un énorme bonnet de fourrure et superbement poilue. Le dialogue dura un moment ; après quoi Gracchus revint avertir sa maîtresse que le comte n’était pas encore rentré.

— C’est bien, fit Marianne, remonte sur ton siège et range-toi, nous allons l’attendre.

— Vous croyez que c’est une bonne idée ? M’est avis que vous ne vous êtes pas quittés si bons amis que ça... et...

— Depuis quand discutes-tu mes ordres ? Range ta voiture et attendons.

Mais Gracchus n’eut pas le temps d’exécuter la manœuvre demandée. Le roulement d’une voiture se faisait entendre dans le jardin de l’hôtel et Marianne, aussitôt, ordonna à son cocher de ne plus bouger. Si elle ne faisait pas déplacer sa voiture, le passage était obstrué, empêchant tout autre attelage de sortir de l’ambassade. Avec un peu de chance, la voiture qui venait serait peut-être celle de l’ambassadeur...

C’était celle de Talleyrand. Marianne reconnut aussitôt les grands anglo-arabes dont le prince était si fier et les couleurs de sa livrée. De son côté, Talleyrand avait reconnu la voiture de la jeune femme et ordonnait à son cocher de se ranger auprès d’elle. Sa tête pâle aux yeux de saphir clair apparut à la portière.

— J’allais chez vous, fit-il avec un sourire, mais, puisque vous voilà, je vais pouvoir aller me coucher avec la satisfaction du devoir accompli... et vous aussi, car je ne crois pas que vous ayez encore beaucoup à faire ici, hé ?

— Je ne sais pas. Je voulais...

— Voir l’ambassadeur ? C’est bien cela ?... ou tout au moins rencontrer Tchernytchev ? Alors, j’ai raison : vous pouvez aller dormir sans crainte de faire de mauvais rêves : le comte Tchernytchev partira cette nuit même pour Moscou... avec... heu !... des dépêches urgentes.

— Il devait partir demain.

— Il partira dans une heure... Le prince Kourakine a fort bien compris que certaines missions ne pouvaient être différées... voire mises en danger par les hasards d’un duel au sabre. C’est un outil que notre ami Beaufort manie aussi bien que notre beau colonel et les chances étaient égales. Or, il se trouve que le Tzar a, pour le moment, le plus urgent besoin de son courrier préféré... Soyez sans crainte, Tchernytchev obéira.

— Alors... le duel ?

— Remis aux calendes grecques... ou tout au moins à la première fois où ces messieurs se retrouveront ensemble dans la même région... ce qui n’est pas pour demain puisque, dans une semaine, Beaufort rentre en Amérique.

Une vague de chaleur envahit le cœur glacé de Marianne. Le soulagement qu’elle éprouva alors fut si profond que les larmes lui montèrent aux yeux. Par la vitre baissée de sa voiture, elle tendit, spontanément, la main vers son vieil ami.

— Comment vous remercier ? Vous êtes mon bon génie.

Mais Talleyrand secoua la tête, la mine soudain assombrie.

— J’ai bien peur que non ! Si vous vous débattez dans cet affreux gâchis qu’est votre vie, j’en suis en grande partie responsable ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je regrette de vous avoir présentée... à qui vous savez ! Sans cette fâcheuse idée, vous seriez peut-être heureuse aujourd’hui. J’aurais dû comprendre... le soir où vous avez rencontré chez moi Jason Beaufort. Maintenant, il est trop tard, vous êtes mariés chacun de votre côté...

— Je ne renoncerai jamais à lui ! J’aurais dû, moi aussi, comprendre plus tôt, mais je refuse d’entendre dire qu’il est trop tard. Il n’est jamais trop tard pour aimer.

— Si, ma chère... quand on a mon âge !

— Même pas ! s’écria Marianne avec tant de passion que le sceptique homme d’Etat tressaillit. Si vous le vouliez vraiment, vous pourriez aimer encore... ce qui s’appelle aimer ! Et peut-être, qui sait, connaître le plus grand, le seul amour de votre vie.

Le prince ne répondit pas. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne et le menton posé sur ses mains, il parut s’ensevelir dans une sorte de rêve éveillé. Marianne vit qu’une étincelle brillait dans ses yeux pâles, habituellement si froids, et se demanda si, en l’écoutant, il n’avait pas évoqué un visage, une silhouette... peut-être un amour auquel il n’aurait pas osé penser, le croyant impossible. Doucement, comme s’il avait parlé, mais se répondant en réalité à elle-même, Marianne murmura :

— Les amours impossibles sont les seules auxquelles je crois... parce que ce sont les seules qui donnent du sel à la vie, les seules qui méritent que l’on se batte pour elles...

— Qu’appelez-vous amours impossibles, Marianne ? Votre amour pour Jason, car vous l’aimez, n’est-ce pas ? n’est pas de ceux que l’on peut qualifier ainsi. Amour difficile, simplement.

— Je crains que non. Sa réalisation me paraît aussi impossible que... (Elle chercha un instant puis lança, très vite) que si, par exemple, vous étiez épris de votre nièce Dorothée et souhaitiez en faire votre maîtresse.

Le regard de Talleyrand tourna, se posa sur celui de Marianne. Il était redevenu plus froid et plus indéchiffrable que jamais.

— Vous avez raison, dit-il gravement. C’est, en effet, un bon exemple d’amour impossible ! Bonne nuit, ma chère princesse... Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais je vous aime beaucoup.

D’un accord tacite, les deux voitures se séparèrent et Marianne, avec un soupir de bonheur, se laissa aller dans les coussins, fermant les yeux pour mieux savourer la paix retrouvée. Elle avait terriblement sommeil maintenant. La tension nerveuse, en se retirant, la laissait épuisée, avide uniquement de retrouver sa chambre paisible, la fraîcheur de ses draps. Elle allait pouvoir si bien dormir, maintenant que Jason ne courait plus aucun danger et que Talleyrand avait réparé sa faute stupide !

Elle baignait toujours dans la même gratitude en rentrant chez elle. Ce fut en chantonnant même qu’elle gravit légèrement le grand escalier de pierre et se dirigea vers sa chambre. Quand elle aurait à nouveau la tête claire, elle trouverait bien un moyen de faire entendre raison à Jason Beaufort et de lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas l’obliger à se séparer de lui pour toujours. Quand il saurait à quel point elle l’aimait, alors peut-être...

En poussant la porte de sa chambre, la première chose qu’elle aperçut fut une paire de chaussures brillantes et typiquement masculines, posées sur un tabouret de taffetas bleu-vert.

— Arcadius ! s’écria-t-elle pensant que le propriétaire des bottes était son ami Jolival, soudainement revenu de voyage, j’ai bien trop sommeil...

La phrase mourut sur ses lèvres. Sous sa main, la porte s’était ouverte en grand, découvrant l’homme qui l’attendait ainsi, étendu dans une bergère. Et Marianne comprit que l’heure du sommeil n’était pas encore venue car celui qui se levait nonchalamment pour un salut aussi profond qu’ironique, c’était Francis Cranmere...

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