Romain Rolland
Jean-Christophe Tome IX

Le Buisson Ardent
PREMIÈRE PARTIE

Calme du cœur. Les vents suspendus. L’air immobile…


Christophe était tranquille; la paix était en lui. Il éprouvait quelque fierté de l’avoir conquise. Et secrètement il en était contrit. Il s’étonnait du silence. Ses passions étaient endormies; il croyait, de bonne foi, qu’elles ne se réveilleraient plus.


Sa grande force, un peu brutale, s’assoupissait, sans objet, désœuvrée. Au fond, un vide secret, un: «à quoi bon», caché; peut-être le sentiment du bonheur qu’il n’avait pas su saisir. Il n’avait plus assez à lutter ni contre soi, ni contre les autres. Il n’avait plus assez de peine, même à travailler. Il était arrivé au terme d’une étape; il bénéficiait de la somme de ses efforts antérieurs; il épuisait trop aisément la veine musicale qu’il avait ouverte; et tandis que le public, naturellement en retard, découvrait et admirait ses œuvres passées, lui, s’en détachait, sans savoir encore s’il irait plus avant. Il jouissait, dans la création, d’un bonheur uniforme. L’art n’était plus pour lui, à cet instant de sa vie, qu’un bel instrument, dont il jouait en virtuose. Il se sentait, avec honte, devenir dilettante.


«Il faut, disait Ibsen, pour persévérer dans l’art, autre chose et plus qu’un génie naturel: des passions, des douleurs qui remplissent la vie et lui donnent un sens. Sinon, l’on ne crée pas, on écrit des livres


Christophe écrivait des livres. Il n’y était pas habitué. Ces livres étaient beaux. Il les eût préférés moins beaux et plus vivants. Cet athlète au repos, qui ne savait que faire de ses muscles, regardait, avec le bâillement d’un fauve qui s’ennuie, les années, les années de tranquille travail qui l’attendaient. Et comme, avec son vieux fonds d’optimisme germanique, il se persuadait volontiers que tout était pour le mieux, il pensait que c’était là sans doute le terme inévitable; il se flattait d’être sorti de la tourmente, d’être devenu son maître. Ce n’était pas beaucoup dire… Enfin! On règne sur ce qu’on a, on est ce qu’on peut être… Il se croyait arrivé au port.


*

Les deux amis n’habitaient pas ensemble. Quand Jacqueline était partie, Christophe avait pensé qu’Olivier reviendrait s’installer chez lui. Mais Olivier ne le pouvait point. Malgré le besoin qu’il avait de se rapprocher de Christophe, il sentait l’impossibilité de reprendre avec lui l’existence d’autrefois. Après les années passées avec Jacqueline, il lui eût semblé intolérable, et même sacrilège d’introduire un autre dans l’intimité de sa vie, – cet autre l’aimât-il mieux et fût-il mieux aimé de lui que Jacqueline. – Cela ne se raisonne pas…


Christophe avait eu peine à comprendre. Il revenait à la charge, il s’étonnait, il s’attristait, il s’indignait… Puis son instinct, supérieur à son intelligence, l’avertit. Brusquement il se tut, et trouva qu’Olivier avait raison.


Mais ils se voyaient, chaque jour, et jamais ils n’avaient été plus unis. Peut-être n’échangeaient-ils pas dans leurs entretiens les pensées les plus intimes. Ils n’en avaient pas besoin. L’échange se faisait sans paroles, par la grâce des cœurs aimants.


Tous deux causaient peu, absorbés, l’un dans son art, et l’autre dans ses souvenirs. La peine d’Olivier s’atténuait; mais il ne faisait rien pour cela, il s’y complaisait presque: ce fut pendant longtemps sa seule raison de vivre. Il aimait son enfant; mais son enfant – un bébé vagissant – ne pouvait tenir grande place dans sa vie. Il y a des hommes qui sont plus amants que pères. Il ne servirait à rien de s’en scandaliser. La nature n’est pas uniforme; et il serait absurde de vouloir imposer à tous les mêmes lois du cœur. Nul n’a le droit de sacrifier ses devoirs à son cœur. Du moins, faut-il reconnaître au cœur le droit de n’être pas heureux, en faisant son devoir. Ce qu’Olivier aimait le plus en son enfant, c’était celle dont son enfant était la chair.

Jusqu’à ces derniers temps, il avait prêté peu d’attention aux souffrances des autres. Il était un intellectuel, qui vit trop enfermé en soi. Ce n’était pas égoïsme, c’était l’habitude maladive du rêve. Jacqueline avait encore élargi le vide autour de lui; son amour avait tracé entre Olivier et le reste des hommes un cercle magique, qui persistait après que l’amour n’était plus. Et puis, il était de tempérament, un aristocrate. Depuis l’enfance, en dépit de son cœur tendre, il s’était tenu éloigné de la foule, par une délicatesse instinctive de corps et d’âme. L’odeur et les pensées publiques lui répugnaient.


Mais tout avait changé, à la suite d’un fait-divers banal, dont il venait d’être le témoin.


*

Il avait loué un appartement très modeste, dans le haut Montrouge, non loin de Christophe et de Cécile. Le quartier était populaire, la maison habitée par de petits rentiers, des employés, et quelques ménages ouvriers. En un autre temps, il eût souffert de ce milieu où il se trouvait un étranger; mais en ce moment, peu lui importait, ici ou là: il se trouvait partout un étranger. Il ne savait pas qui il avait pour voisins, et il ne voulait pas le savoir. Quand il revenait du travail – (il avait pris un emploi dans une maison d’éditions) – il s’enfermait avec ses souvenirs, et il n’en sortait que pour aller voir son enfant et Christophe. Son logement n’était pas le foyer: c’était la chambre noire où se fixent les images du passé; plus elle était noire et nue, plus nettement les images ressortaient. À peine remarquait-il les figures qu’il croisait sur l’escalier. À son insu pourtant certaines se fixaient en lui. Il est des esprits qui ne voient bien les choses qu’après qu’elles sont passées. Mais alors, rien ne leur échappe, les moindres détails sont gravés au burin. Tel était Olivier: peuplé d’ombres des vivants. Au choc d’une émotion, elles surgissaient; et Olivier les reconnaissait sans les avoir connues, parfois tendait les mains pour les saisir… Trop tard!…


Un jour, en sortant, il vit un rassemblement devant la porte de sa maison, autour de la concierge qui pérorait. Il était si peu curieux qu’il eût continué son chemin sans s’informer; mais la concierge, désireuse de recruter un auditeur de plus, l’arrêta, lui demandant s’il savait ce qui était arrivé à ces pauvres Roussel. Olivier ne savait même pas qui étaient «ces pauvres Roussel»; et il prêta l’oreille, avec une indifférence polie. Quand il apprit qu’une famille d’ouvriers, père, mère et cinq enfants, venait de se suicider de misère, dans sa maison, il resta comme les autres à regarder les murs, en écoutant la narratrice qui ne se lassait pas de recommencer l’histoire. À mesure qu’elle parlait, des souvenirs lui revenaient, il s’apercevait qu’il avait vu ces gens; il posa des questions… Oui, il les reconnaissait: l’homme – (il entendait sa respiration sifflante dans l’escalier) – un ouvrier boulanger, au teint blême, le sang bu par la chaleur du four, les joues creuses, mal rasé; atteint d’une pneumonie, au commencement de l’hiver, il s’était remis à la tâche, insuffisamment guéri; une rechute était survenue; depuis trois semaines, il était sans travail et sans forces. La femme, traînant d’incessantes grossesses, percluse de rhumatismes, s’épuisait à faire quelques ménages, passait les journées en courses, pour tâcher d’obtenir de l’Assistance Publique de maigres secours qui ne se pressaient pas de venir. En attendant, les enfants venaient, et ils ne se lassaient point: onze ans, sept ans, trois ans – sans compter deux autres qu’on avait perdu sur la route; – et pour achever, deux jumeaux qui avaient bien choisi le moment pour faire leur apparition: ils étaient nés, le mois passé!


– Le jour de leur naissance, racontait une voisine, l’aînée des cinq, la petite de onze ans, Justine – pauvre gosse! – s’est mise à sangloter, demandant comment elle viendrait à bout de les porter tous les deux…


Olivier revit sur le champ l’image de la fillette, – un front volumineux, des cheveux pâles tirés en arrière, les yeux gris troubles, à fleur de tête. On la rencontrait toujours portant les provisions, ou la sœur plus petite; ou bien elle tenait par la main le frère de sept ans, un garçon chétif, au minois fin, qui avait un œil perdu. Quand ils se croisaient dans l’escalier, Olivier disait, avec sa politesse distraite:


– Pardon, mademoiselle.


Elle ne disait rien; elle passait, raide, s’effaçant à peine; mais cette courtoisie illusoire lui faisait un secret plaisir. La veille au soir, à six heures, en descendant, il l’avait rencontrée pour la dernière fois; elle montait un seau de charbon de bois. La charge semblait bien lourde. Mais c’est chose naturelle, pour les enfants du peuple. Olivier avait salué, comme d’habitude, sans regarder. Quelques marches plus bas, levant machinalement la tête, il avait vu, penchée sur le palier, la petite figure crispée, qui le regardait descendre. Elle avait aussitôt repris sa montée. Savait-elle où cette montée la menait? – Olivier n’en doutait pas, et il était obsédé par la pensée de cette enfant, qui portait dans son seau trop lourd, la mort, – la délivrance… Les malheureux petits, pour qui ne plus être voulait dire ne plus souffrir! Il ne put continuer sa promenade. Il rentra dans sa chambre. Mais là, savoir ces morts près de lui… Quelques cloisons l’en séparaient… Penser qu’il avait vécu à côté de ces angoisses!


Il alla voir Christophe. Il avait le cœur serré; il se disait qu’il était monstrueux de s’absorber, comme il avait fait, dans de vains regrets d’amour, lorsque tant d’êtres souffraient de malheurs mille fois pires, et qu’on pouvait les sauver. Son émotion était profonde; elle n’eût pas de peine à se communiquer. Christophe fût remué à son tour. Au récit d’Olivier, il déchira la page qu’il venait d’écrire, se traitant d’égoïste qui s’amuse à des jeux d’enfants… Mais ensuite, il ramassa les morceaux déchirés. Il était trop pris par sa musique; et son instinct lui disait qu’une œuvre d’art de moins ne ferait pas un heureux de plus. Cette tragédie de la misère n’était pour lui rien de nouveau; depuis l’enfance, il était habitué à marcher sur le bord de tels abîmes, et à n’y pas tomber. Même il était sévère pour le suicide, à ce moment de sa vie où il se sentait en pleine force et ne concevait pas qu’on pût, pour quelque souffrance que ce fût, renoncer à la lutte. La souffrance et la lutte, qu’y a-t-il de plus normal? C’est l’échine de l’univers.


Olivier avait aussi passé par des épreuves semblables; mais jamais il n’avait pu en prendre son parti, ni pour lui, ni pour les autres. Il avait horreur de cette misère où la vie de sa chère Antoinette s’était consumée. Après qu’il avait épousé Jacqueline, quand il s’était laissé amollir par la richesse et par l’amour, il avait eu hâte d’écarter le souvenir des tristes années où sa sœur et lui s’épuisaient à gagner chaque jour, leur droit à vivre le lendemain, sans savoir s’ils y réussiraient. Ces images reparaissaient, à présent qu’il n’avait plus son égoïsme d’amour à sauvegarder. Au lieu de fuir le visage de la souffrance, il se mit à sa recherche. Il n’avait pas beaucoup de chemin à faire pour la trouver. Dans son état d’esprit, il devait la voir partout. Elle remplissait le monde. Le monde, cet hôpital… Ô douleurs, agonies! Tortures de chair blessée, pantelante, qui pourrit vivante! Supplices silencieux des cœurs que le chagrin consume! Enfants privés de tendresse, filles privées d’espoir, femmes séduites et trahies, hommes déçus dans leurs amitiés, leurs amours et leur foi, lamentable cortège des malheureux que la vie a meurtris! Le plus atroce n’est pas la misère et la maladie; c’est la cruauté des hommes, les uns envers les autres. À peine Olivier eut-il levé la trappe qui fermait l’enfer humain que monta vers lui la clameur de tous les opprimés, prolétaires exploités, peuples persécutés, l’Arménie massacrée, la Finlande étouffée, la Pologne écartelée, la Russie martyrisée, l’Afrique livrée en curée aux loups européens, les misérables de tout le genre humain. Il en fût suffoqué; il l’entendait partout, il ne pouvait plus concevoir qu’on pensât à autre chose. Il en parlait sans cesse à Christophe. Christophe, troublé, disait:


– Tais-toi! laisse-moi travailler.


Et comme il avait peine à reprendre son équilibre il s’irritait, jurait:


– Au diable! Ma journée est perdue! Te voilà bien avancé.


Olivier s’excusait.


– Mon petit, disait Christophe, il ne faut pas toujours regarder dans le gouffre. On ne peut plus vivre.


– Il faut tendre la main à ceux qui sont dans le gouffre.


– Sans doute. Mais comment? En nous-y jetant aussi? Car c’est cela que tu veux. Tu as une propension à ne plus voir dans la vie que ce qu’elle a de triste. Que le bon Dieu te bénisse! Ce pessimisme est charitable, assurément; mais il est déprimant. Veux-tu du bonheur? D’abord, sois heureux!


– Heureux! Comment peut-on avoir le cœur de l’être, quand on voit tant de souffrances? Il ne peut y avoir de bonheur qu’à tâcher de les diminuer.


– Fort bien. Mais ce n’est pas en allant me battre à tort et à travers que j’aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n’est guère. Mais je puis consoler par mon art, répandre la force et la joie. Sais-tu combien de misérables ont été soutenus dans leurs peines par la beauté d’une chanson ailée? À chacun son métier! Vous autres de France, en généreux hurluberlus, vous êtes toujours les premiers à manifester contre toutes les injustices, d’Espagne ou de Russie, sans savoir au juste de quoi il s’agit. Je vous aime pour cela. Mais croyez-vous que vous avanciez les choses. Vous vous y jetez en brouillons, et le résultat est nul, – quand il n’est pas pire… Et vois, jamais votre art n’a été plus fade qu’en ce temps où vos artistes prétendent se mêler à l’action universelle. Étrange, que tant de petits-maîtres dilettantes et roués s’érigent en apôtres! Ils feraient beaucoup mieux de verser à leur peuple un vin moins frelaté. – Mon premier devoir, c’est de bien faire ce que je fais, et de vous fabriquer une musique saine, qui vous redonne du sang et mette en vous du soleil.


*

Pour répandre le soleil sur les autres, il faut l’avoir en soi. Olivier en manquait. Comme les meilleurs d’aujourd’hui, il n’était pas assez fort pour rayonner la force, à lui tout seul. Il ne l’aurait pu qu’en s’unissant avec d’autres. Mais avec qui s’unir? Libre d’esprit et religieux de cœur, il était rejeté de tous les partis politiques et religieux. Ils rivalisaient tous entre eux, d’intolérance et d’étroitesse. Dès qu’ils avaient le pouvoir, c’était pour en abuser. Seuls, les opprimés attiraient Olivier. En ceci du moins il partageait l’opinion de Christophe, qu’avant de combattre les injustices lointaines, on doit combattre les injustices prochaines, celles qui nous entourent et dont nous sommes plus ou moins responsables. Trop de gens se contentent, en protestant contre le mal commis par d’autres, sans songer à celui qu’ils font.


Il s’occupa d’abord d’assistance aux pauvres. Son amie, madame Arnaud, faisait partie d’une œuvre charitable. Olivier s’y fit admettre. Dans les premiers temps, il eût plus d’un mécompte: les pauvres dont il dut se charger n’étaient pas tous dignes d’intérêt; ou ils répondaient mal à la sympathie, ils se méfiaient de lui, ils lui restaient fermés. D’ailleurs, un intellectuel a peine à se satisfaire de la charité toute simple: elle arrose une si petite province du pays de misère! Son action est presque toujours morcelée, fragmentaire; elle semble aller au hasard, et panser les blessures, au fur et à mesure qu’elle en découvre; elle est, en général, trop modeste et trop pressée pour s’aventurer jusqu’aux racines du mal. Or, c’est là une recherche dont l’esprit d’Olivier ne pouvait se passer.


Il se mit à étudier le problème de la misère sociale. Il ne manquait point de guides. En ce temps, la question sociale était devenue une question de société. On en parlait dans les salons, dans les romans, au théâtre. Chacun avait la prétention de la connaître. Une partie de la jeunesse y dépensait le meilleur de ses forces.


À toute génération nouvelle il faut une belle folie. Même les plus égoïstes parmi les jeunes gens ont un trop-plein de vie, un capital d’énergie qui ne veut point rester improductif; ils cherchent à le dépenser dans une action, ou – (plus prudemment) – dans une théorie. Aviation ou Révolution. Le sport des muscles ou celui des idées. On a besoin, quand on est jeune, de se donner l’illusion qu’on participe à un grand mouvement de l’humanité, qu’on renouvelle le monde. On a des sens qui vibrent à tous les souffles de l’univers. On est si libre et si léger! On ne s’est pas encore chargé du lest d’une famille, on n’a rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut renoncer à ce qu’on ne tient pas encore. Et puis, il est si bon d’aimer et de haïr, et de croire qu’on transforme la terre avec des rêves et des cris! Les jeunes gens sont comme des chiens aux écoutes: ils frémissent et ils aboient au vent. Une injustice commise, à l’autre bout du monde, les faisait délirer…


Aboiements dans la nuit. D ’une ferme à l’autre, au milieu des grands bois, ils se répondaient sans répit. La nuit était agitée. Il n’était pas facile de dormir, en ce temps-là! Le vent charriait dans l’air l’écho de tant d’injustices!… L’injustice est innombrable; pour remédier à l’une, on risque d’en causer d’autres. Qu’est-ce que l’injustice? – Pour l’un, c’est la paix honteuse, la patrie démembrée. Pour l’autre, c’est la guerre. Pour celui-ci, c’est le passé détruit, c’est le prince banni; pour celui-là, c’est l’Église spoliée; pour ce troisième, c’est l’avenir étouffé, la liberté en danger. Pour le peuple, c’est l’inégalité; et pour l’élite, c’est l’égalité. Il y a tant d’injustices différentes que chaque époque choisit la sienne, – celle qu’elle combat, et celle qu’elle favorise.


À ce moment, le plus gros des efforts du monde étaient tournés contre les injustices sociales, – et visaient inconsciemment à en préparer de nouvelles.


Certes, ces injustices étaient lourdes et s’étalaient aux yeux, depuis que la classe ouvrière, croissant en nombre et en puissance, était devenue un des rouages essentiels de l’État. Mais en dépit des déclamations de ses tribuns et ses bardes, la situation de cette classe n’était pas pire, elle était meilleure qu’elle n’avait été dans le passé; et le changement ne venait pas de ce qu’elle souffrait plus, mais de ce qu’elle était plus forte. Plus forte, par la force même du capital ennemi, par la fatalité du développement économique et industriel, qui avait rassemblé ces travailleurs en armées prêtes au combat et, par le machinisme, qui leur avait mis les armes à la main, avait fait de chaque contremaître un maître qui commandait à la lumière, à la foudre, à l’énergie du monde. De cette masse énorme de forces élémentaires que des chefs depuis peu tâchaient d’organiser, se dégageaient une chaleur de brasier, des ondes électriques qui parcouraient le corps de la société humaine.


Ce n’était pas par sa justice, ou par la nouveauté et la force de ses idées que la cause de ce peuple remuait la bourgeoisie intelligente, bien qu’ils voulussent le croire. C’était par sa vitalité.


Sa justice? Mille autres justices étaient violées dans le monde, sans que le monde s’en émût. Ses idées? Des lambeaux de vérités, ramassées ça et là, ajustées à la taille d’une classe, aux dépens des autres classes. Des credo absurdes comme tous les credo, – Droit divin des rois, Infaillibilité des papes, Règne du prolétariat, Suffrage universel, Égalité des hommes, – pareillement absurdes si l’on ne considère que leur valeur de raison, et non la force qui les anime. Qu’importait leur médiocrité? Les idées ne conquièrent pas le monde, en tant qu’idées; mais en tant que forces. Elles ne prennent pas les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital, qui, à certaines heures de l’histoire, s’en dégage. On dirait un fumet qui monte: les odorats les plus grossiers en sont saisis. La plus sublime idée restera sans effet, jusqu’au jour où elle devient contagieuse, non par ses propres mérites, mais par ceux des groupes humains qui l’incarnent et lui transfusent leur sang. Alors la plante desséchée, la rose de Jéricho, soudainement fleurit, grandit, remplit l’air de son arôme violent. – Ces pensées, dont l’éclatant drapeau menait les classes ouvrières à l’assaut de la citadelle bourgeoise, étaient sorties du cerveau de rêveurs bourgeois. Tant qu’elles étaient restées dans les livres des bourgeois, elles étaient comme mortes: des objets de musée, des momies emmaillotées dans des vitrines, que personne ne regarde. Mais aussitôt que le peuple s’en était emparé, il les avait faites peuple, il y avait ajouté sa réalité fiévreuse, qui les déformait, et qui les animait, soufflant dans ces raisons abstraites les espoirs hallucinés, un vent brûlant d’Hégire. Elle se propageait de l’un à l’autre. On en était touché, sans savoir ni par qui, ni comment elles avaient été apportées. Les personnes ne comptaient guère. L’épidémie morale continuait de s’étendre; et il se pouvait que des êtres bornés la communiquassent à des êtres d’élite. Chacun en était porteur, à son insu.


Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de tous pays; ils se font sentir même dans les États aristocratiques, où tâchaient de se maintenir des castes fermées. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent aucune barrière sanitaire entre l’élite et la foule. Celle-là est aussitôt contaminée. En dépit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut résister à la contagion: car elle est bien plus faible qu’elle ne pense. L’intelligence est un îlot, que les marées humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n’émerge de nouveau que quand le flux se retire. – On admire l’abnégation des privilégiés français qui abdiquèrent leurs droits, dans la nuit du 4 Août. Ce qui est le plus admirable sans doute, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement. J’imagine que bon nombre d’entre eux, rentrés dans leur hôtel, se sont dit: «Qu’ai-je fait? J’étais ivre…» La magnifique ivresse! Loué soit le bon vin de la vigne qui le donne! La vigne dont le sang enivra les privilégiés de la vieille France, ce n’étaient pas eux qui l’avaient plantée. Le vin était tiré, il n’y avait plus qu’à le boire. Qui le buvait, délirait. Même ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu’à humer en passant l’odeur de la cuvée. Vendanges de la Révolution!… Du vin de 89, il ne reste plus à présent, dans les celliers de famille, que quelques bouteilles éventées; mais les enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs arrière-grands-pères en eurent la tête tournée.


C’était un vin plus âpre, mais non moins fort, qui montait au cerveau des jeunes bourgeois de la génération d’Olivier. Ils offraient leur classe en sacrifice au dieu nouveau, Deo ignoto; – le Peuple.


*

Certes, ils n’étaient pas tous également sincères. Beaucoup ne voyaient qu’une occasion de se distinguer de leur classe, en affectant de la mépriser. Pour la plupart, c’était un passe-temps intellectuel, un entraînement oratoire, qu’ils ne prenaient pas tout à fait au sérieux. Il y a plaisir à croire que l’on croit à une cause, que l’on se bat pour elle, ou bien que l’on se battra, – du moins, qu’on pourrait se battre. Il n’est même pas mauvais de penser que l’on risque quelque chose. Émotions de théâtre.


Elles sont bien innocentes, quand on s’y livre naïvement, sans qu’il s’y mêle de calcul intéressé. – Mais d’autres, plus avisés, ne jouaient qu’à bon escient; le mouvement populaire leur était un moyen d’arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer montante pour lancer leur barque à l’intérieur des terres; ils comptaient pénétrer au fond des grands estuaires, et rester agrippés aux villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe était étroite, et le flot capricieux: il fallait être habile. Mais deux ou trois générations de démagogie ont formé une race de corsaires, pour qui le métier n’a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et n’avaient même pas un regard pour ceux qui sombraient.


Cette canaille-là est de tous les partis; grâce à Dieu, aucun parti n’en est responsable. Mais le dégoût que ces aventuriers inspiraient aux sincères et aux convaincus avait conduit certains à désespérer de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits, qui avaient le sentiment de la déchéance de la bourgeoisie et de leur inutilité. Il n’avait que trop de penchant à sympathiser avec eux. Après avoir cru d’abord à la rénovation du peuple par l’élite, après avoir fondé des Universités populaires et y avoir dépensé beaucoup de temps et d’argent, ils avaient constaté l’échec de leurs efforts; l’espoir avait été excessif, le découragement l’était aussi. Le peuple n’était pas venu à leur appel, ou il s’était sauvé. Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la culture bourgeoise que les vices. Enfin, plus d’une brebis galeuse s’étaient glissées dans les rangs des apôtres bourgeois, et les avaient discrédités, en exploitant du même coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie était condamnée, qu’elle ne pouvait qu’infecter le peuple, et que le peuple devait à tout prix se libérer d’elle, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que d’annoncer un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et désintéressée, qui se nourrit de son sacrifice. Aimer, se donner! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu’elle peut se passer d’être payée de retour; elle ne craint pas de rester dépourvue. – D’autres satisfaisaient là un plaisir de raison, une logique impérieuse; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux idées. C’étaient les plus intrépides. Ils éprouvaient une jouissance orgueilleuse à déduire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur eût été plus pénible de voir leurs prédictions démenties que d’être écrasés sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient à ceux du dehors: «Plus fort! Frappez plus fort. Qu’il ne reste plus rien de nous!» – Ils s’étaient faits les théoriciens de la violence.


De la violence des autres. Car, suivant l’habitude, ces apôtres de l’énergie brutale étaient presque toujours des gens débiles et distingués. Quelques-uns, fonctionnaires de cet État qu’ils parlaient de détruire, fonctionnaires appliqués, consciencieux et soumis. Leur violence théorique était la revanche de leur débilité, de leurs rancœurs et de la compression de leur vie. Mais elle était surtout l’indice des orages qui grondaient autour d’eux. Les théoriciens, sont comme les météorologistes: ils disent, en termes scientifiques, le temps non pas qu’il fera, mais qu’il fait. Ils sont la girouette, qui marque d’où souffle le vent. Quand ils tournent ils ne sont pas loin de croire qu’ils font tourner le vent.


Le vent avait tourné.


Les idées s’usent vite dans une démocratie: d’autant plus qu’elles se sont plus vite propagées. Combien de républicains en France s’étaient, en moins de cinquante ans, dégoûtés de la république, du suffrage universel, et de tant de libertés conquises avec ivresse! Après le culte fétichiste du nombre, après l’optimisme béat qui avait cru aux saintes majorités et qui en attendait le progrès humain, l’esprit de violence soufflait; l’incapacité des majorités à se gouverner elles-mêmes, leur vénalité, leur veulerie, leur basse et peureuse aversion de toute supériorité, leur lâcheté oppressive, soulevaient la révolte; les minorités énergiques – toutes les minorités – en appelaient à la force. Un rapprochement baroque, et cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l’Action Française et les syndicalistes de C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces hommes de son temps, «aristocrates par inclination, qui se faisaient républicains par dépit, uniquement pour trouver beaucoup d’inférieurs parmi leurs égaux»… Maigre plaisir! Il faut contraindre ces inférieurs à se reconnaître tels; et pour cela, nul moyen qu’une autorité qui impose la suprématie de l’élite – ouvrière ou bourgeoise – au nombre qui l’opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois orgueilleux, se faisaient royalistes, ou révolutionnaires, par amour-propre froissé et par haine de l’égalité démocratique. Et les théoriciens désintéressés, les philosophes de la violence, en bonnes girouettes, se dressaient au-dessus d’eux, oriflammes de la tempête.


Il y avait enfin la bande des littérateurs en quête d’inspiration, – de ceux qui savent écrire, mais ne savent quoi écrire: comme les Grecs à Aulis, bloqués par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et guettent impatiemment le bon vent, quel qui soit, qui viendra gonfler leurs voiles. – On voyait là des illustres, de ceux que l’Affaire Dreyfus avait inopinément arrachés à leurs travaux de style et lancés dans les réunions publiques. Exemple trop suivi au gré des initiateurs. Une foule de littérateurs s’occupaient maintenant de politique, et prétendaient régenter les affaires de l’État. Tout leur était prétexte à former des ligues, lancer des manifestes, sauver le Capitole. Après les intellectuels de l’avant-garde, les intellectuels de l’arrière: les uns valaient les autres. Chacun des deux partis traitait l’autre d’intellectuel, et se traitait lui-même d’intelligent. Ceux qui avaient la chance de posséder dans leurs veines quelques gouttes de sang du peuple, en étaient glorieux; ils y trempaient leur plume. – Tous bourgeois mécontents, et cherchant à reprendre l’autorité que la bourgeoisie avait, par son égoïsme, irrémédiablement perdue. Il était rare que ces apôtres soutinssent longtemps leur zèle apostolique. Au début, la cause leur valait des succès qui n’étaient probablement pas dus à leurs dons oratoires. Leur amour-propre en était délicieusement flatté. Depuis, ils continuaient, avec moins de succès, et quelque peur secrète d’être un peu ridicules. À la longue, ce dernier sentiment tendait à l’emporter, doublé de la lassitude d’un rôle difficile à jouer, pour des hommes de leurs goûts distingués et de leur scepticisme. Ils attendaient, pour battre en retraite, que le vent le leur permît, et aussi leur escorte. Car ils étaient prisonniers et de l’une et de l’autre. Ces Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur hardiesse d’écrits une incertitude épeurée, qui tâtait le terrain, craignait de se compromettre auprès des jeunes gens, s’évertuait à leur plaire, à jouer les jouvenceaux. Révolutionnaires, ou contre-révolutionnaires, par littérature, ils se résignaient à suivre la mode littéraire qu’ils avaient contribué à fonder.


Le type le plus curieux qu’Olivier rencontra, dans cette petite avant-garde bourgeoise de la Révolution, fut le révolutionnaire par timidité.


L’échantillon qu’il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, hermétiquement fermée aux idées nouvelles: magistrats et fonctionnaires, qui s’étaient illustrés en boudant le pouvoir ou en se faisant révoquer; gros bourgeois du Marais qui flirtaient avec l’Église: pensaient peu, mais bien. Il s’était marié, par désœuvrement, avec une femme au nom aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde bigot, étroit et arriéré, qui remâchait perpétuellement sa morgue et son amertume, avait fini par l’exaspérer, – d’autant plus que sa femme était laide et l’assommait. D’intelligence moyenne, d’esprit assez ouvert, il avait des aspirations libérales, sans trop savoir en quoi elles consistaient: ce n’était pas dans son milieu qu’il aurait pu apprendre ce qu’était la liberté. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle n’était point là; et il se figurait qu’il suffisait d’en sortir pour la trouver. Il était incapable de marcher seul. Dès ses premiers pas au dehors, il fut heureux de se joindre à des amis de collège, dont certains étaient férus des idées syndicalistes. Il se trouvait encore plus dépaysé dans ce monde que dans celui d’où il venait; mais il ne voulut pas en convenir: il lui fallait bien vivre quelque part; et des gens de sa nuance (c’est-à-dire sans nuance) il n’en pouvait trouver. Dieu sait pourtant que la graine n’en est pas rare en France! Mais ils ont honte d’eux-mêmes: ils se cachent, ou se teignent en l’une des couleurs politiques à la mode, voire en plusieurs.


Suivant l’habitude, il s’était attaché surtout à celui de ses nouveaux amis qui était le plus différent de lui. Ce Français, bourgeois français et provincial dans l’âme, s’était fait le fidèle Achate d’un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe réfugié, qui, à la façon de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don de s’installer chez les autres comme chez lui, et de se trouver si parfaitement à l’aise dans toute révolution qu’on pouvait se demander si c’était le jeu, ou la cause qui l’intéressait en elle. Ses épreuves et celles des autres lui étaient un divertissement. Sincèrement révolutionnaire, ses habitudes d’esprit scientifique lui faisaient regarder les révolutionnaires (lui, compris), comme des sortes d’aliénés. Il observait cette aliénation, tout en la cultivant. Son dilettantisme exalté et son extrême inconstance d’esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus opposés. Il avait des accointances parmi les hommes au pouvoir, et jusque dans le monde de la police; il furetait partout, avec cette curiosité inquiétante qui donne à tant de révolutionnaires russes l’apparence de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une réalité. Ce n’est pas trahison, c’est versatilité, souvent désintéressée. Que d’hommes d’action, pour qui l’action est un théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens, honnêtes, mais toujours prêts de changer de rôles! À celui de révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu’il pouvait l’être: c’était le personnage qui s’accordait le mieux avec son anarchisme naturel et avec le plaisir qu’il avait à démolir les lois des pays où il passait. Malgré tout, ce n’était qu’un rôle. On ne savait jamais la part d’invention et celle de réalité qu’il y avait dans ses propos; lui-même finissait par ne plus le savoir très bien.


Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile à en jouer, il n’avait pas eu de peine à dominer Canet. Il trouvait plaisant d’entraîner ce Sancho Pança dans des équipées à la Don Quichotte. Il disposait sans façon de lui, de sa volonté, de son temps de son argent, – non pour son propre compte (il n’avait pas de besoins, on ne savait de quoi il vivait), – mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire; il tâchait de se persuader qu’il pensait comme Manousse. Il savait très bien le contraire: ces idées l’effaraient; elles choquaient son bon sens. Et il n’aimait pas le peuple. De plus, il n’était pas brave. Ce gros garçon, grand, large et corpulent, à la figure poupine, complètement rasée, le souffle court, la parole affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d’Hercule Farnèse, et qui était d’une jolie force à la boxe et au bâton, était le plus timide des hommes. S’il s’enorgueillissait de passer parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n’était pas trop désagréable, aussi longtemps qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Mais le jeu devenait dangereux. Ces animaux-là se faisaient agressifs, leurs prétentions croissaient; elles inquiétaient Canet dans son égoïsme foncier, son sentiment enraciné de la propriété, sa pusillanimité bourgeoise. Il n’osait pas demander: «Où me menez-vous?» Mais il pestait tout bas contre le sans-gêne des gens qui n’aiment rien tant qu’à se casser le cou, sans s’inquiéter de savoir s’ils ne casseront pas en même temps le cou des autres. – Qui l’obligeait à les suivre? N’était-il pas libre de leur fausser compagnie? Le courage lui manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu’on laisse en arrière sur la route et qui pleure. Il était comme tant d’hommes: ils n’ont aucune opinion, sinon qu’ils désapprouvent toutes les opinions exaltées; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul; et combien en sont capables? Combien, même des plus clairvoyants, auront la témérité de s’arracher à l’esclavage de certains préjugés, de certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d’une même génération? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D’un côté, la liberté dans le désert; de l’autre côté, les hommes. Ils n’hésitent point: ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu’ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas très difficile: ils savent si peu ce qu’ils pensent!… «Connais-toi toi-même!»… Comment le pourraient-ils, ceux qui ont à peine un moi! Dans toute croyance collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient, parce qu’ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force héroïque; son feu n’a jamais brûlé que quelques torches humaines; elles-mêmes vacillent souvent. Les apôtres, les prophètes et Jésus ont douté. Les autres ne sont que des reflets, – sauf à certaines heures de sécheresse des âmes, où quelques étincelles tombées d’une grande torche embrasent toute la plaine; puis, l’incendie s’éteint, et l’on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. À peine quelques centaines de chrétiens croient réellement au Christ. Les autres croient qu’ils croient, ou bien ils veulent croire.


Il en est ainsi de beaucoup de ces révolutionnaires. Le bon Canet voulait croire qu’il l’était: il le croyait donc. Et il était épouvanté de sa hardiesse.


Tous ces bourgeois se réclamaient de principes différents: les uns de leur cœur, les autres de leur raison, les autres de leur intérêt; ceux-ci rattachaient leur façon de penser à l’Évangile, ceux-là à M. Bergson, ceux-là à Karl Marx, à Proudhon, à Joseph de Maistre, à Nietzsche, ou à M. Georges Sorel. Il y avait les révolutionnaires par mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie; il y avait ceux par besoin d’action, par chaleur d’héroïsme; il y avait ceux par servilité, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, étaient emportés par le vent. C’étaient les tourbillons de poussière qu’on voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent que la bourrasque vient.


*

Olivier et Christophe regardaient venir le vent. Tous deux avaient de bons yeux. Mais ils ne voyaient pas de la même façon. Olivier, dont le regard lucide pénétrait l’arrière-pensée des gens, était attristé par leur médiocrité; mais il apercevait la force cachée, qui les soulevait; l’aspect tragique des choses le frappait davantage. Christophe était plus sensible à leur aspect comique. Les hommes l’intéressaient, nullement les idées. Il affectait envers elles une indifférence méprisante. Il se moquait des utopies sociales. Par esprit de contradiction et par réaction instinctive contre l’humanitarisme morbide qui était à l’ordre du jour, il se montrait plus égoïste qu’il n’était; l’homme qui s’était fait lui-même, le robuste parvenu, fier de ses muscles et de sa volonté, avait un peu trop tendance de traiter de fainéants ceux qui ne possédaient point sa force. Pauvre et seul, il avait pu vaincre: que les autres fissent de même!… La question sociale! Quelle question? La misère?


– Je la connais, disait-il. Mon père, ma mère, et moi, nous avons passé par là. Il n’y a qu’à en sortir.


– Tous ne le peuvent point, disait Olivier. Les malades, les malchanceux.


– Qu’on les aide, c’est tout simple. Mais de là à les exalter, comme on fait à présent, il y a loin. Naguère, on alléguait le droit du plus fort. Ma parole, je ne sais pas si le droit du plus faible n’est pas plus odieux encore: il énerve la pensée d’aujourd’hui, il tyrannise et exploite les forts. On dirait que ce soit maintenant un mérite d’être maladif, pauvre, intelligent, vaincu, – un vice d’être fort, bien portant, triomphant. Et le plus ridicule, c’est que les forts sont les premiers à le croire… Un beau sujet de comédie, mon ami Olivier!


– J’aime mieux faire rire de moi que faire pleurer les autres.


– Bon garçon! disait Christophe. Parbleu! Qui dit le contraire? Quand je vois un bossu, j’en ai mal dans mon dos. La comédie c’est nous qui la jouons, ce n’est pas nous qui l’écrirons.


Il ne se laissait pas prendre aux rêves de justice sociale. Son gros bons sens populaire lui faisait opiner que ce qui avait été, serait.


– Si on te disait cela, en art, tu pousserais de beaux cris! observait Olivier.


– Peut-être bien. En tout cas, je ne m’y connais qu’en art. Et toi aussi. Je n’ai pas confiance dans les gens qui parlent de ce qu’ils ne connaissent pas.


Olivier n’avait pas non plus confiance. Les deux amis poussaient même un peu loin leur méfiance: ils s’étaient toujours tenus en dehors de la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu’il ne se souvenait pas d’avoir usé de ses droits d’électeur; depuis dix ans, il n’avait pas retiré sa carte d’inscription à la mairie.


Pourquoi m’associer, disait-il à une comédie que je sais inutile? Voter? Pour qui voter? Je n’ai nulle préférence entre des candidats qui me sont également inconnus, et qui, j’ai trop de raisons de l’attendre, dès le lendemain de l’élection, trahiront également leur profession de foi. Les surveiller? Les rappeler au devoir? Ma vie s’y passerait sans fruit. Je n’ai ni le temps, ni la force, ni les moyens oratoires, ni le manque de scrupules et le cœur cuirassé contre les dégoûts de l’action. Il vaut mieux m’abstenir. Je consens à subir le mal. Du moins, n’y pas souscrire!


Mais malgré sa clairvoyance excessive, cet homme qui répugnait au jeu régulier de l’action politique conservait un espoir chimérique dans une révolution. Il le savait chimérique; mais il ne l’écartait point. C’était un mysticisme de race. On n’appartient pas impunément au grand peuple destructeur d’Occident, au peuple qui détruit pour construire et construit pour détruire, – qui joue avec les idées et avec la vie, qui fait constamment table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu verse son sang.


Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme héréditaire. Il était trop germanique pour bien goûter l’idée d’une révolution. Il pensait qu’on ne change pas le monde. Que de théories, que de mots, quel bavardage inutile!


– Je n’ai pas besoin, disait-il, de faire une révolution – ou des palabres sur la révolution – pour me prouver ma force. Surtout je n’ai pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de bouleverser l’État pour rétablir un roi ou un Comité de Salut public, qui me défende. Singulière preuve de force! Je sais me défendre moi-même. Je ne suis pas un anarchiste; j’aime l’ordre nécessaire, et je vénère les Lois qui gouvernent l’univers. Mais entre elles et moi, je me passe d’intermédiaire. Ma volonté sait commander, et elle sait aussi se soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques, souvenez-vous de votre Corneille: «Moi seul, et c’est assez!» Votre désir d’un maître déguise votre faiblesse. La force est pareille à la lumière: aveugle qui la nie! Soyez forts tranquillement, sans théories, sans violences: comme les plantes vers le jour, toutes les âmes des faibles se tourneront vers vous…


Mais tout en protestant qu’il n’avait pas de temps à perdre aux discussions politiques, il en était moins détaché qu’il ne voulait le paraître. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa disette momentanée de passions, il lui arrivait de regarder autour de lui et de se demander pour qui il écrivait. Alors, il voyait la triste clientèle de l’art contemporain, cette élite fatiguée, ces bourgeois dilettantes; et il pensait:


– Quel intérêt y a-t-il à travailler pour ces gens-là?


Certes, il ne manquait point d’esprits distingués, instruits, sensibles au métier et qui n’étaient même pas incapables de goûter la nouveauté ou – (c’est tout comme) – l’archaïsme de sentiments raffinés. Mais ils étaient blasés, trop intellectuels, trop peu vivants pour croire à la réalité de l’art; ils ne s’intéressaient qu’au jeu – des sonorités ou des idées; la plupart étaient distraits par d’autres intérêts mondains, habitués à se disperser entre des occupations multiples dont aucune n’était «nécessaire». Il leur était à peu près impossible de pénétrer sous l’écorce de l’art, jusqu’au cœur; l’art n’était pas pour eux de la chair et du sang: c’était de la littérature. Leurs critiques érigeaient en théorie, d’ailleurs intoléraient leur impuissance à s’évader du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns étaient assez vibrants pour raisonner aux puissants accords de l’art, ils n’avaient pas la force de le supporter, ils en restaient détraqués pour la vie. Névrose ou paralysie. Qu’est-ce que l’art venait faire dans cet hôpital? – Et cependant, il ne pouvait, dans la société moderne, se passer de ces anormaux: car ils avaient l’argent et la presse; eux seuls pouvaient assurer à l’artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se prêter à cette humiliation: d’offrir comme divertissement – comme désennui plutôt ou comme ennui nouveau – dans des soirées mondaines, à un public de snobs et d’intellectuels fatigués, l’intimité frémissante de son art, la musique où l’on a mis le secret de sa vie intérieure.


Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux émotions de l’art comme de la vie, et qui les ressent avec une âme vierge. Et il était obscurément attiré par le nouveau monde promis, – le peuple. Les souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles qui lui avaient révélé la vie profonde, ou qui avaient partagé avec lui le pain sacré de la musique, l’inclinaient à croire que ses véritables amis étaient de ce côté. Comme d’autres naïfs jeunes hommes, il caressait des grands projets d’art populaire, de concerts et de théâtre du peuple, qu’il eût été bien embarrassé pour définir. Il attendait d’une révolution la possibilité d’un renouvellement artistique, et il prétendait que c’était pour lui le seul intérêt du mouvement social. Mais il se donnait le change: il était trop vivant pour ne pas être aspiré par l’action la plus vivante qui fût alors.


Ce qui l’intéressait le moins dans le spectacle, c’étaient les théoriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-là sont trop souvent des fruits secs; tout le suc de la vie s’est figé en idées. Entre ces idées, Christophe ne distinguait pas. Il n’avait pas de préférence, même pour les siennes, quand il les retrouvait, congelées en systèmes. Avec un mépris bonhomme, il restait en dehors des théoriciens de la force et de ceux de la faiblesse. Dans toute comédie, le rôle ingrat est celui du raisonneur. Le public lui préfère non seulement les personnages sympathiques, mais les antipathiques. Christophe était public en cela. Les raisonneurs de la question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s’amusait à observer les autres, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire, ceux qui étaient dupes et ceux qui cherchaient à l’être, voire les bons forbans qui font leur métier de rapaces, et les moutons qui sont faits pour être tondus. Sa sympathie était indulgente aux braves gens un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur médiocrité ne le choquait pas autant qu’Olivier. Il les regardait tous, avec un intérêt affectueux, et moqueur; il se croyait dégagé de la pièce qu’ils jouaient; et il ne s’apercevait pas que peu à peu il s’y laissait prendre. Il pensait n’être qu’un spectateur, qui voit passer le vent. Déjà le vent l’avait touché et l’entraînait dans son remous de poussière.


*

La pièce sociale était double. Celle que jouaient les intellectuels était la comédie dans la comédie: le peuple ne l’écoutait guère. La vraie pièce était la sienne. Il n’était pas facile de la suivre; lui-même n’arrivait pas très bien à s’y reconnaître. Elle n’en avait que plus d’imprévu.


Ce n’était pas qu’on n’y parlât beaucoup plus qu’on n’agissait. Bourgeois ou peuple, tout Français est gros mangeur de parole, autant que de pain. Mais tous ne mangent pas le même pain. Il y a une parole de luxe pour les palais délicats, et une plus nourrissante pour les gueules affamées. Si les mots sont les mêmes, ils ne sont pas pétris de la même façon; la saveur et l’odeur, le sens, est différent.


La première fois qu’Olivier, assistant à une réunion populaire, goûta de ce pain-là, il manqua d’appétit; les morceaux lui restèrent dans la gorge. Il était écœuré par la platitude des pensées, la lourdeur incolore et barbare de l’expression, les généralités vagues, la logique enfantine, cette mayonnaise mal battue d’abstractions et de faits sans liaison. L’impropriété du langage n’était pas compensée par la verve du parler populaire. C’était un vocabulaire de journal, des nippes défraîchies, ramassées au décrochez-moi-ça de la rhétorique bourgeoise. Olivier s’étonnait surtout du manque de simplicité. Il oubliait que la simplicité littéraire n’est pas naturelle, mais acquise: conquête d’une élite. Le peuple des villes ne peut pas être simple; il va toujours chercher, de préférence, les expressions alambiquées. Olivier ne comprenait pas l’action que ces phrases ampoulées pouvaient avoir sur l’auditoire. Il n’en possédait pas la clef. On nomme langues étrangères celle d’une autre race; mais, dans une même race, il y a presque autant de langues que de milieux sociaux. Ce n’est que pour une élite restreinte que les mots sont les voix de l’expérience des siècles; pour les autres, ils ne représentent que leurs propres expériences et celles de leur groupe. Tels de ces mots usés pour l’élite et méprisés par elle sont comme une maison vide, où, depuis son départ, se sont installées des énergies nouvelles. Si vous voulez connaître l’hôte, entrez dans la maison.


C’est ce que fit Christophe.


Il fut mis en rapports avec les ouvriers par un voisin, employé aux chemins de fer de l’État. Homme de quarante-cinq ans, petit, vieilli avant l’âge, le crâne tristement déplumé, les yeux enfoncés dans l’orbite, les joues creuses, le nez proéminent, gros et recourbé, la bouche intelligente, les oreilles déformées aux lobes cassés: des traits de dégénéré. Il se nommait Alcide Gautier. Il n’était pas du peuple, mais de la moyenne bourgeoisie, d’une bonne famille, qui avait dépensé à l’éducation du fils unique tout son petit avoir et qui même n’avait pu, faute de ressources, lui permettre de la poursuivre jusqu’au bout. Très jeune, il avait obtenu, dans une administration de l’État, un de ces postes qui semblent à la bourgeoisie pauvre le port, et qui sont la mort, – la mort vivante. Une fois entré là, il n’avait plus eu la possibilité d’en sortir. Il avait commis la faute – (c’en est une dans la société moderne,) – de faire un mariage d’amour avec une jolie ouvrière, dont la vulgarité foncière n’avait pas tardé à s’épanouir. Elle lui avait donné trois enfants. Il fallait faire vivre ce monde. Cet homme, qui était intelligent et qui aspirait, de toutes ses forces, à compléter son instruction, se trouvait ligoté par la misère. Il sentait en lui des puissances latentes, que les difficultés de sa vie étouffaient; il ne pouvait en prendre son parti. Il n’était jamais seul. Employé à la comptabilité, il passait ses journées à des besognes mécaniques, dans une pièce qui lui était commune avec d’autres collègues, vulgaires et bavards; ils parlaient de choses ineptes, se vengeaient de l’absurdité de leur existence en médisant des chefs, et se moquaient de lui, à cause de ses visées intellectuelles, qu’il n’avait pas eu la sagesse de leur cacher. Quand il rentrait chez lui, il trouvait un logis sans grâce, et mal odorant, une femme bruyante et commune, qui ne le comprenait pas, qui le traitait de feignant ou de fou. Ses enfants ne lui ressemblaient en rien, ressemblaient à la mère. Était-ce juste, tout cela? Était-ce juste? Tant de déboires, de souffrances, la gêne perpétuelle, le métier desséchant qui le tenait, du matin au soir, l’impossibilité de trouver jamais une heure de recueillement, une heure de silence, l’avaient jeté dans un état d’épuisement et d’irritation neurasthénique. Pour oublier, il recourait depuis peu à la boisson qui achevait de le détruire. – Christophe fût frappé du tragique de cette destinée: une nature incomplète, sans culture suffisante et sans goût artistique, mais faite pour de grandes choses, et que la malchance écrasait. Gautier s’accrocha aussitôt à Christophe, ainsi que font les faibles qui se noient, quand leur main rencontre le bras d’un bon nageur. Il avait pour Christophe un mélange de sympathie et d’envie. Il l’entraîna dans des réunions populaires et lui fit voir quelques chefs des partis révolutionnaires, auxquels il ne s’unissait que par rancune contre la société. Car il était un aristocrate manqué. Il souffrait amèrement d’être mêlé au peuple.


Christophe, beaucoup plus peuple que lui, – d’autant plus qu’il n’était pas forcé de l’être, – prit plaisir à ces meetings. Les discours l’amusaient. Il ne partageait pas les répugnances d’Olivier; il était peu sensible aux ridicules du langage. Pour lui, un bavard en valait un autre. Il affectait un mépris général de l’éloquence. Mais sans se donner la peine de bien comprendre cette rhétorique il en ressentait la musique au travers de celui qui parlait, et de ceux qui écoutaient. Le pouvoir de celui-là se centuplait de ses résonances dans ceux-ci. D’abord, Christophe ne prit garde qu’au premier; il eut la curiosité de connaître quelques-uns des parleurs.


Celui qui avait eu le plus d’action sur la foule était Casimir Joussier, – un petit homme brun et blême, de trente à trente-cinq ans, figure de Mongol, maigre, souffreteux, les yeux ardents et froids, les cheveux rares, la barbe en pointe. Son pouvoir tenait moins à sa mimique, pauvre, saccadée, rarement d’accord avec la parole, – il tenait moins à sa parole, rauque, sifflante, avec des aspirations emphatiques, – qu’à sa personne même, à la violence de certitude qui en émanait. Il ne semblait pas permettre qu’on pût penser autrement que lui; et comme ce qu’il pensait était ce que son public désirait penser, ils n’avaient pas de difficulté à s’entendre. Il leur répétait trois fois, quatre fois, dix fois, les choses qu’ils attendaient; il ne se lassait pas de frapper sur le même clou, avec une ténacité enragée; et tout son public frappait, frappait, entraîné par l’exemple, frappait jusqu’à ce que le clou s’incrustât dans la chair. – À cette emprise personnelle s’ajoutait la confiance qu’inspirait son passé, le prestige de multiples condamnations politiques. Il respirait une énergie indomptable; mais qui savait regarder, démêlait, au fond, une lourde fatigue accumulée, le dégoût de tant d’efforts, et une colère contre sa destinée. Il était de ces hommes qui dépensent, chaque jour, plus que leur revenu de vie. Depuis l’enfance, il s’usait, au travail et à la misère. Il avait fait tous les métiers: ouvrier verrier, plombier, typographe; sa santé était ruinée, la phtisie le minait; elle le faisait tomber dans des accès de découragement amer, de sombre désespoir, pour sa cause et pour lui; d’autres fois, elle l’exaltait. Il était un composé de violence calculée et de violence maladive, de politique et d’emportement. Il s’était instruit, tant bien que mal; il savait très bien certaines choses, de science, de sociologie, de ses divers métiers; il savait très mal beaucoup d’autres; et il était aussi sûr des unes que des autres; il avait des utopies, des idées justes, des ignorances, un esprit pratique, des préjugés, de l’expérience, une haine soupçonneuse pour la société bourgeoise. Cela ne l’empêcha point d’accueillir bien Christophe. Son orgueil était flatté de se voir recherché par un artiste connu. Il était de la race des chefs, et quoi qu’il fît, cassant pour les ouvriers. Bien qu’il voulût, de bonne foi, l’égalité parfaite, il la réalisait plus facilement avec ceux qui étaient au-dessus de lui qu’avec ceux qui étaient au-dessous.


Christophe rencontra d’autres chefs du mouvement ouvrier. Il n’y avait pas grande sympathie entre eux. Si la lutte commune faisait – difficilement – l’unité d’action, elle était loin de faire l’unité de cœur. On voyait à quelle réalité tout extérieure et transitoire correspondait la distinction de classes. Les vieux antagonismes étaient seulement ajournés et masqués; mais ils subsistaient tous. On retrouvait là les hommes du Nord et ceux du Midi, avec leur dédain foncier les uns pour les autres. Les métiers jalousaient mutuellement leurs salaires, et se regardaient entre eux, avec le sentiment non déguisé, chacun, qu’il était supérieur aux autres. Mais la grande différence était – sera toujours – celle des tempéraments. Les renards et les loups et le bétail cornu, des bêtes aux dents aiguës et celles aux quatre estomacs, celles qui sont faites pour manger et celles qui sont faites pour être mangées, se flairaient en passant dans le troupeau que le hasard de classe et l’intérêt commun avaient groupé; et ils se reconnaissaient; et leur poil se hérissait.


Christophe prit quelquefois ses repas dans un petit restaurant-crémerie, tenu par un ancien collègue de Gautier, Simon, employé des chemins de fer, révoqué pour faits de grève. La maison était fréquentée par des syndicalistes. Ils étaient cinq ou six, dans une salle du fond qui donnait sur une cour intérieure, étroite et mal éclairée, d’où montait éperdument le chant intarissable de deux canaris en cage vers la lumière. Joussier venait avec sa maîtresse, la belle Berthe, une fille robuste et coquette, teint pâle, casque pourpre, les yeux égarés et rieurs. Elle traînait à ses jupes un joli garçon, bellâtre, intelligent et poseur, Léopold Graillot, ouvrier mécanicien: l’esthète de la bande. Tout en se disant anarchiste, et l’un des plus violents contre la bourgeoisie, il avait l’âme du pire bourgeois. Chaque matin, depuis des années, il absorbait les nouvelles érotiques et décadentes des journaux littéraires à un sou. Ces lectures lui avaient façonné une étrange caboche. Un raffinement cérébral dans ses imaginations du plaisir s’amalgamait chez lui à un manque absolu de délicatesse physique, à son indifférence à la propreté, à la grossièreté relative de sa vie. Il avait pris goût à ce petit verre d’alcool frelaté – alcool intellectuel du luxe, malsaines excitations des riches malsains. Ne pouvant avoir leurs jouissances dans la peau, il se les inoculait dans le cerveau. Ça fait la bouche mauvaise, ça vous casse les jambes. Mais on est l’égal des riches. Et on les hait.


Christophe ne pouvait le souffrir. Il avait plus de sympathie pour Sébastien Coquart, un électricien qui était, avec Joussier, l’orateur le plus écouté. Celui-là ne s’encombrait pas de théories. Il ne savait pas toujours où il allait. Mais il y allait tout droit. Il était bien Français. Un solide gaillard, d’une quarantaine d’années, grosse figure colorée, la tête ronde, le poil roux, une barbe de fleuve, le cou et la voix de taureau. Excellent ouvrier, comme Joussier, mais aimant rire et boire. Le malingre Joussier, regardait cette santé indiscrète avec des yeux d’envie; et bien qu’ils fussent amis, une hostilité intime couvait entre eux.


La patronne de la crémerie, Aurélie, bonne femme de quarante-cinq ans, qui avait dû être belle, qui l’était encore malgré l’usure, s’asseyait auprès d’eux, un ouvrage à la main, les écoutait causer, avec un sourire cordial, remuant les lèvres tandis qu’ils parlaient: elle glissait à l’occasion son mot dans l’entretien, et scandait la mesure de ses paroles avec sa tête, en travaillant. Elle avait une fille mariée, et deux enfants de sept à dix ans – fillette et garçon – qui faisaient leurs devoirs d’école sur le coin d’une table poissée, en tirant la langue et attrapant au passage des bribes de conversations qui n’étaient pas faites pour eux.


Olivier essaya d’accompagner, deux ou trois fois, Christophe. Mais il ne se sentait pas à l’aise parmi ces gens. Quand ces ouvriers n’étaient pas tenus par une heure stricte d’atelier, par un appel d’usine au sifflet tenace, on ne pouvait s’imaginer combien ils avaient de temps à perdre, soit après le travail, soit entre deux travaux, soit flânerie, soit chômage. Christophe, qui se trouvait dans une de ces périodes de liberté désœuvrée, où l’esprit a terminé une œuvre et attend que s’en forme une nouvelle, n’était pas plus pressé qu’eux; il restait volontiers, les coudes sur la table, à fumer, boire et causer. Mais Olivier était choqué dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes traditionnelles de discipline d’esprit, de régularité de travail, de temps scrupuleusement économisé; et il n’aimait pas à perdre ainsi tant d’heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la gêne physique, l’antipathie secrète qui sépare les corps des races d’hommes différentes, l’hostilité de leurs sens qui s’oppose à la communion de leurs âmes, la chair qui se révolte contre le cœur. Quand Olivier était seul avec Christophe, il lui parlait, tout ému, du devoir de fraterniser avec le peuple; mais quand il se trouvait en présence du peuple, il était incapable d’en rien faire. Au lieu que Christophe, qui se moquait de ses idées, était, sans effort, le frère du premier ouvrier rencontré dans la rue. Olivier avait un vrai chagrin de se sentir éloigné de ces hommes. Il tâchait d’être comme eux, de penser comme eux, de parler comme eux. Il ne le pouvait pas. Sa voix était sourde, voilée, ne sonnait pas comme la leur. Lorsqu ’il essayait de prendre certaines de leurs expressions, les mots lui restaient dans la gorge ou détonnaient étrangement. Il s’observait, il se gênait, il les gênait. Et il le savait. Il savait qu’il était pour eux un étranger et un suspect, qu’aucun n’avait de sympathie pour lui, et que lorsqu’il s’en allait tout le monde faisait: «Ouf!» Il surprenait au passage des regards durs et glacés, de ces coups d’œil ennemis que jettent sur les bourgeois les ouvriers aigris par la misère. Christophe en avait peut-être sa part; mais il n’y voyait rien.


De toute la compagnie, les seuls qui fussent disposés à se lier avec Olivier étaient les enfants d’Aurélie. Ceux-là n’avaient certes pas la haine du bourgeois. Le petit garçon était fasciné par la pensée bourgeoise; il était assez intelligent pour l’aimer, pas assez pour la comprendre; la fillette, fort jolie, qu’Olivier avait conduite une fois chez Mme Arnaud, était hypnotisée par le luxe; elle éprouvait un ravissement muet à s’asseoir dans de beaux fauteuils, à toucher de belles robes; elle avait un instinct de petite grue qui aspire à s’évader du peuple vers le paradis du confort bourgeois. Olivier ne se sentait nullement le goût de cultiver ses dispositions; et ce naïf hommage rendu à sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un désir si ardent de les comprendre! Et en vérité, il les comprenait trop bien peut-être. Il les observait trop, et ils en étaient irrités. Il n’y apportait pas de curiosité indiscrète, mais son habitude d’analyse des âmes.


Il ne tarda pas à voir le drame secret de la vie de Joussier: le mal qui le minait, et le jeu cruel de sa maîtresse. Elle l’aimait, elle était fière de lui, mais elle était trop vivante; il savait qu’elle lui échapperait; et il était dévoré de jalousie. Elle s’en amusait; elle agaçait les mâles, elles les enveloppait de ses œillades, de sa luxure: c’était une enragée frôleuse. Peut-être le trompait-elle avec Graillot. Peut-être se plaisait-elle à le laisser croire. En tout cas, si ce n’était pour aujourd’hui, ce serait pour demain. Joussier n’osait lui interdire d’aimer qui lui plaisait. Ne professait-il pas, pour la femme, comme pour l’homme, le droit d’être libre? Elle le lui rappela, avec une insolence narquoise, un jour qu’il l’injuriait. Une lutte torturante se livrait en lui entre ses libres théories et ses instincts violents. Par le cœur, il était encore un homme d’autrefois, despotique et jaloux; par la raison, un homme de l’avenir, un homme d’utopie. Elle, elle était la femme d’hier, de demain, de toujours. – Et Olivier, qui assistait à ce duel caché, dont il connaissait par expérience la férocité, était plein de pitié pour Joussier en voyant sa faiblesse. Mais Joussier devinait qu’Olivier lisait en lui; et il était loin de lui en savoir gré.


Une autre suivait aussi ce jeu de l’amour et de haine, d’un regard indulgent. La patronne, Aurélie. Elle voyait tout sans en avoir l’air. Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rangée, avait mené une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant bourgeois; elle en avait eu d’autres. Puis elle s’était mariée avec un ouvrier. Elle était devenue une bonne mère de famille. Mais elle comprenait toutes les sottises du cœur, aussi bien la jalousie de Joussier que cette «jeunesse» qui voulait s’amuser. En quelques mots affectueux, elle tâchait de les mettre d’accord:


– «Faut être conciliants! ça ne vaut pas la peine de se faire du mauvais sang pour si peu…»


Elle ne s’étonnait pas que ce qu’elle disait ne servît à rien…


– «Ça ne sert jamais à rien. Faut toujours qu’on se tourmente…»


Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un garçon de quinze ans qu’elle aimait… Gros chagrin… À présent, elle était de nouveau active et riante. Elle disait:


– Si on se laissait aller à y penser, on ne pourrait pas vivre.


Et elle n’y pensait plus. Ce n’était pas égoïsme. Elle ne pouvait pas faire autrement, sa vitalité était trop forte; le présent l’absorbait: impossible de s’attarder au passé. Elle s’accommodait de ce qui était, elle s’accommodait de ce qui serait. Si la révolution venait et mettait à l’endroit ce qui était à l’envers et à l’envers ce qui était à l’endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses pieds, elle ferait ce qu’il y aura à faire, elle serait à sa place partout où elle serait placée. Au fond, elle n’avait dans la révolution qu’une croyance modérée. De foi, elle n’avait guère en quoi que ce fût. Inutile d’ajouter qu’elle se faisait tirer les cartes, dans les moments de perplexité, et qu’elle ne manquait jamais de faire le signe de croix, au passage d’un mort. Très libre et tolérante, elle avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on respire, allègrement. Pour être la femme d’un révolutionnaire, elle n’en témoignait pas moins d’une maternelle ironie pour les idées de son homme et de son parti, – et des autres partis, – comme pour les bêtises de la jeunesse, – et de l’âge mûr. Elle ne s’émouvait pas de grand chose. Mais elle s’intéressait à tout. Et elle était prête à la bonne comme à la mauvaise fortune. En somme, une optimiste.


– «Pas se faire de bile!… Tout s’arrangera toujours, pourvu qu’on se porte bien…»


Celle-là devait s’entendre avec Christophe. Ils n’avaient pas eu besoin de beaucoup de paroles pour voir qu’ils étaient de la même famille. De temps en temps, ils échangeaient un sourire de bonne humeur, tandis que les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute seule, en regardant Christophe qui se laissait à son tour entraîner dans ces discussions, où il apportait plus de passion que tous les autres.


*

Christophe ne remarquait pas l’isolement et la gêne d’Olivier. Il ne cherchait pas à lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se fâchait. Ils ne se défiaient pas de lui, quoiqu’ils se disputassent rudement. Il ne leur mâchait pas les mots. Dans le fond, il eût été embarrassé pour dire s’il était avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l’eût forcé de choisir, il eût été syndicaliste contre le socialisme et toute la doctrine d’État, – l’État, cette entité monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache à double tranchant frappe à la fois l’abstraction morte de l’État socialiste et l’individualisme infécond, cet émiettement d’énergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses particulières, – la grande misère moderne, dont la Révolution française est en partie responsable.


Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, – ces coalitions redoutables des faibles, – son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s’empêcher de mépriser ces hommes qui avaient besoin de s’enchaîner ensemble, pour marcher au combat; et s’il admettait qu’ils se soumissent à cette loi, il déclarait qu’elle n’était pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprimés sont sympathiques, ils cessent de l’être quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait naguère aux braves gens isolés: «Unissez-vous!» eut une sensation désagréable, quand il se vit, pour la première fois, au milieu de ces unions de braves gens mêlés à d’autres qui étaient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et prêts à en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu’il avait rencontrés dans la Maison, à tous les étages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils étaient trop délicats de cœur et trop timides pour ne pas s’en effaroucher; ils étaient destinés à être, des premiers, écrasés par elles. Ils se trouvaient vis-à-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d’Olivier. Sa sympathie allait aux travailleurs qui s’organisent. Mais il avait été élevé dans le culte de la liberté: or, c’était ce dont les révolutionnaires se souciaient le moins. Qui, d’ailleurs, aujourd’hui se soucie de la liberté? Une élite sans action sur le monde. La liberté traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumière de la raison. Les papes de Paris éteignent les lumières du ciel [1]. Et M. Pataud, celles des rues. Partout l’impérialisme triomphe: impérialisme théocratique de l’Église romaine; impérialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques, impérialisme bureaucratique des républiques capitalistes; impérialisme dictatorial des comités révolutionnaires. Pauvre liberté, tu n’es pas de ce monde!… Les abus de pouvoir, que les révolutionnaires prêchaient et pratiquaient, révoltaient Christophe et Olivier. Ils n’avaient point d’estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux qu’on prétendît les y contraindre par la force. – Cependant, il faut prendre parti. Dans la réalité, le choix n’est pas aujourd’hui entre un impérialisme et la liberté, mais entre un impérialisme et un impérialisme. Olivier disait:


– Ni l’un, ni l’autre. Je suis pour les opprimés.


Christophe ne haïssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il était entraîné dans le sillage de la force, à la suite de l’armée des travailleurs révoltés.


Il ne s’en doutait guère. Il déclarait à ses compagnons de table qu’il n’était pas avec eux.


– Tant qu’il ne s’agira pour vous, disait-il que d’intérêts matériels, vous ne m’intéressez pas. Le jour où vous marcherez pour une foi, alors je serai des vôtres. Autrement, qu’ai-je à faire entre deux ventres? Je suis artiste, j’ai le devoir de défendre l’art, je ne dois pas l’enrôler au service d’un parti. Je sais qu’en ces derniers temps, des écrivains ambitieux, poussés par un désir de popularité malsaine, ont donné le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu’ils aient beaucoup servi la cause qu’ils défendaient ainsi; mais ils on trahi l’art. Sauver la lumière de l’intelligence: c’est notre rôle à nous. Qu’on n’aille pas la mêler à vos luttes aveugles! Qui tiendra la lumière, si nous la laissons tomber? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, après la bataille. Il faut qu’il y ait toujours des travailleurs occupés à entretenir le feu de la machine, tandis qu’on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien haïr. L’artiste est la boussole qui, pendant la tempête, marque toujours le Nord…


Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu’en fait de boussole, il avait perdu la sienne; et ils se donnaient le luxe de le mépriser amicalement. Pour eux, un artiste était un malin qui s’arrangeait de façon à travailler le moins et le plus agréablement possible.


Il répondait qu’il travaillait autant qu’eux, qu’il travaillait plus qu’eux et qu’il avait moins peur du travail. Rien ne le dégoûtait autant que le sabotage, le gâchage du travail, la fainéantise érigée en principe.


– Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur précieuse peau!… Bon Dieu! Moi, depuis l’âge de dix ans, je travaille sans répit. Vous, vous n’aimez pas le travail, vous êtes, au fond, des bourgeois. Si seulement vous étiez capables de détruire le vieux monde! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez même pas. Non, vous ne le voulez pas! Vous avez beau gueuler, menacer, faire celui qui va tout exterminer. Vous n’avez qu’une pensée: mettre la main dessus, vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours prêts à se faire crever la peau, ou à crever celle des autres, sans savoir pourquoi, – pour le plaisir, – pour la peine, la peine séculaire, – les autres ne pensent qu’à foutre le camp, à filer dans les rangs des bourgeois, à la première occasion. Ils se font socialistes, journalistes, conférenciers, hommes de lettres, députés, ministres… Bah! ne criez pas contre celui-là. Vous ne valez pas mieux. C’est un traître, vous dites?… Bon. À qui le tour? Vous y passerez tous. Pas un de vous qui résiste à l’appât! Comment le pourriez-vous? Il n’y a pas un de vous qui croie à l’âme immortelle. Vous êtes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent qu’à s’emplir.


Là-dessus, ils se fâchaient, et ils parlaient tous à la fois. Et tout en se disputant, il arrivait que Christophe, entraîné par sa passion, fût plus révolutionnaire que les autres. Il avait beau s’en défendre: son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d’un monde purement esthétique, fait pour la joie de l’esprit, rentraient sous terre, à la vue d’une injustice. Esthétique, un monde où huit hommes sur dix vivent dans le dénuement ou dans la gêne, dans la misère physique ou morale? Allons donc! Il faut être un impudent privilégié pour le prétendre. Un artiste comme Christophe, en son for intérieur, ne pouvait pas ne pas être du parti des travailleurs. Qui a, plus que le travailleur de l’esprit, à souffrir de l’immoralité des conditions sociales, de l’inégalité scandaleuse des fortunes? L’artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui spéculent sur elle. Une société qui laisse périr son élite ou qui la rémunère d’une façon extravagante, est un monstre: elle doit être détruite. Chaque homme, qu’il travaille ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu’il soit bon ou médiocre, doit être rémunéré au taux non de sa valeur réelle – (Qui en est le juge infaillible?) – mais des besoins légitimes et normaux du travailleur. À l’artiste, au savant, à l’inventeur qui l’honorent, la société peut et doit assurer une pension suffisante pour leur garantir le temps et les moyens de l’honorer davantage. Rien de plus. La Joconde ne vaut pas un million. Il n’y a aucun rapport entre une somme d’argent et une œuvre d’art; l’œuvre n’est pas au-dessus, ni au-dessous: elle est en dehors. Il ne s’agit pas de la payer; il s’agit que l’artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et travailler en paix! La richesse est de trop: c’est un vol qu’on fait aux autres. Il faut le dire crûment: tout homme qui possède plus qu’il n’est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu’il a en plus d’autres l’ont en moins. Nous sourions tristement, quand nous entendons parler de la richesse inépuisable de la France, de l’abondance des fortunes, nous, le peuple des travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis notre enfance, nous épuisons à la tâche pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, et qui souvent voyons les meilleurs succomber à la peine, – nous qui sommes les forces vives de la nation! Mais vous qui êtes gorgés des richesses du monde, vous êtes riches de nos souffrances et de nos agonies. Cela ne vous trouble point, vous ne manquerez jamais de sophismes qui vous rassurent: droits sacrés de la propriété, saine guerre pour la vie, intérêts supérieurs du Progrès, ce monstre fabuleux, ce mieux problématique auquel on sacrifie le bien, – le bien des autres! – Il n’en reste pas moins ceci: que vous avez trop. Vous avez trop pour vivre. Nous n’avons pas assez. Et nous valons mieux que vous. Si l’inégalité vous plaît, gare que demain elle ne se retourne contre vous!


*

Ainsi, les passions qui entouraient Christophe lui montaient à la tête. Ensuite, il s’étonnait de ces accès d’éloquence. Mais il n’y attachait pas d’importance. Il s’amusait de cette excitation qu’il attribuait à la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne fût pas meilleure; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se croire détaché des idées révolutionnaires. Mais il se produisait ce phénomène singulier que Christophe apportait à les discuter une passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par comparaison, décroître.


Ils avaient moins d’illusions que lui. Même les meneurs violents, ceux qui étaient redoutés par la bourgeoisie, étaient incertains au fond et diablement bourgeois. Coquart, avec son rire d’étalon qui hennit, faisait la grosse voix et des gestes terribles; mais il ne croyait qu’à demi ce qu’il vociférait: il était un hâbleur de la violence. Il perçait à jour la lâcheté bourgeoise, et il jouait à la terroriser, en se montrant plus fort qu’il n’était; il ne faisait pas de difficulté pour en convenir, en riant, avec Christophe. Graillot critiquait tout, tout ce qu’on voulait faire: il faisait tout avorter. Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait très bien le vice de son argumentation; il ne s’en obstinait que davantage; il eût sacrifié la victoire de sa cause à l’orgueil de ses principes. Mais il passait d’accès de foi têtue à des accès de pessimisme ironique, où il jugeait amèrement le mensonge des idéologies et l’inutilité de tous les efforts.


La plupart des ouvriers étaient de même. Ils tombaient, en un moment, de la soûlerie des paroles au découragement. Ils avaient des illusions immenses; mais elles ne reposaient sur rien; ils ne les avaient pas conquises et créées eux-mêmes; ils les avaient reçues toutes faites, par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions à l’assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n’avait que trop d’excuses: c’est la bête harassée qui ne demande qu’à se coucher et ruminer en paix sa pâture, ses rêves. Mais ses rêves cuvés, il n’en restait plus rien qu’une lassitude pire et la gueule de bois. Sans cesse, ils s’enflammaient pour un chef; et peu de temps après, le soupçonnaient, le rejetaient. Le plus triste était qu’ils n’avaient point tort: les chefs étaient attirés, l’un après l’autre, par l’appât du succès, de la richesse, de la vanité; pour un Joussier, que préservait de la tentation la phtisie qui le minait, la mort à brève échéance, que d’autres trahissaient, ou se laissaient! Ils étaient victimes de la plaie qui rongeait alors les hommes politiques de tous les partis: la démoralisation par la femme ou par l’argent, – (les deux fléaux n’en font qu’un). – On voyait dans le gouvernement comme dans l’opposition, des talents de premier ordre, des hommes qui avaient l’étoffe de grands hommes d’État – (en d’autres temps, ils l’eussent été peut-être); – mais ils étaient sans foi, sans caractère; le besoin, l’habitude, la lassitude de la jouissance les avait énervés; elle leur faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incohérents, ou brusquement tout jeter là, les affaires en cours, leur patrie ou leur cause, pour se reposer et jouir. Ils étaient assez braves pour se faire tuer dans une bataille; mais bien peu de ces chefs eussent été capables de mourir à la tâche, sans vaine forfanterie, immobiles à leur poste, le poing au gouvernail.


La conscience de cette faiblesse foncière coupait les jarrets à la révolution. Ces ouvriers passaient leur temps à s’accuser mutuellement. Leurs grèves échouaient toujours par les dissentiments perpétuels entre les chefs ou entre les corps de métiers, entre les réformistes et les révolutionnaires – par la timidité profonde sous les menaces fanfaronnes, – par l’hérédité moutonnière qui, à la première sommation légale, faisait rentrer sous le joug ces révoltés, – par le lâche égoïsme et la bassesse de ceux qui profitaient de la révolte des autres pour se pousser auprès des maîtres, en faisant payer cher leur fidélité intéressée. Sans parler du désordre inhérent aux foules, de leur esprit anarchique. Ils voulaient bien faire des grèves corporatives qui eussent un caractère révolutionnaire; mais ils ne voulaient pas qu’on les traitât en révolutionnaires. Ils n’avaient aucun goût pour les baïonnettes. Ils eussent voulu battre l’omelette sans casser d’œufs. En tout cas, ils aimaient mieux que les œufs cassés fussent ceux du voisin.


Olivier regardait, observait, et il ne s’étonnait point. Il avait reconnu combien ces hommes étaient inférieurs à l’œuvre qu’ils prétendaient réaliser; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui les entraînait; et il s’apercevait que Christophe, à son insu, suivait le fil de l’eau. Pour lui qui n’eût demandé qu’à se laisser emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et regardait l’eau passer.


C’était un fort courant: il soulevait une masse énorme de passions, d’intérêts et de foi, qui se heurtaient, se fondaient, avec des bouillonnements d’écume et des remous contradictoires. Les chefs étaient en tête, les moins libres de tous, car ils étaient poussés, et peut-être de tous, ceux qui croyaient le moins: ils avaient cru jadis, ils étaient comme ces prêtres qu’ils avaient tant raillés, enfermés dans leurs vœux, dans la foi qu’ils avaient eue et qu’ils étaient forcés de professer jusqu’à la fin. Derrière eux, le gros du troupeau était brutal, incertain et de vue courte. Le plus grand nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant à ces utopies; ils n’y croiraient plus, ce soir, parce que le courant aurait changé. Beaucoup croyaient par besoin d’action, par désir d’aventures. D’autres, par logique raisonneuse, dénuée de sens commun. Quelques-uns par bonté. Les avisés ne se servaient des idées que comme d’armes pour la bataille, ils luttaient pour un salaire précis, pour un nombre réduit d’heures de travail. Les forts appétits couvaient l’espoir secret de revanches grossières d’une vie misérable.


Mais le courant qui les portait était plus sage qu’eux tous; il savait où il allait. Qu’importait qu’il dût momentanément se briser contre la digue du vieux monde! Olivier prévoyait que la Révolution sociale serait aujourd’hui écrasée. Mais il savait aussi qu’elle n’atteindrait pas moins ses fins, par la défaite que par la victoire: car les oppresseurs ne font droit aux demandes des opprimés que lorsque ces opprimés leur font peur. Ainsi, l’injuste violence des révolutionnaires ne servait pas moins leur cause que la justice de leur cause. L’une et l’autre faisaient partie du plan de la force aveugle et sûre qui mène le troupeau humain…


«Considérez ce que vous êtes, vous que le Maître a appelés. Selon la chair, il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de forts, ni beaucoup de nobles. Mais il a choisi les choses folles de ce monde pour confondre les sages, et il a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les forts; et il a choisi les choses viles de ce monde et les choses méprisées et celles qui ne sont point pour abolir celles qui sont…»


Cependant, quel que fut le Maître qui gouvernait les choses, – (Raison ou Déraison,) – et bien que l’organisation sociale préparée par le syndicalisme constituât pour l’avenir un progrès relatif, Olivier ne pensait pas qu’il valût la peine, pour Christophe et pour lui, d’absorber toute leur force d’illusion et de sacrifice dans ce combat terre à terre, qui n’ouvrirait pas un monde nouveau. Son espoir mystique de la révolution était déçu. Le peuple n’était pas meilleur, et guère plus sincère que les autres classes; surtout, il n’était pas assez différent.


Au milieu du torrent des intérêts et des passions boueuses, le regard et le cœur d’Olivier étaient attirés par des îlots indépendants, les petits groupes de vrais croyants, qui émergeaient ça et là, comme des fleurs sur l’eau. L’élite a beau vouloir se mêler à la foule: elle va toujours à l’élite, – l’élite de toutes les classes et de tous les partis, – ceux qui portent le feu. Et son devoir sacré, c’est de veiller à ce que le feu ne s’éteigne point.


Olivier avait déjà fait son choix.


*

À quelques maisons de la sienne, était une échoppe de savetier, un peu en contre-bas de la rue, – quelques planches clouées ensemble, avec des vitres et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches, et il fallait baisser le dos pour s’y tenir debout. Il y avait juste la place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on entendait, selon la tradition du savetier classique, le maître de céans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d’une voix enrouée des gaudrioles et des chansons révolutionnaires ou interpellait à travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie à l’aile cassée, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait d’une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la première marche, à l’entrée de l’échoppe, et regardait le savetier. Il s’interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d’un ton flûté, ou il lui sifflait l’Internationale. Elle restait, le bec levé, écoutant gravement; de temps en temps, elle faisait un plongeon, le bec en avant comme pour saluer, elle battait gauchement des ailes pour retrouver son équilibre; puis elle virait soudain, plantant là son interlocuteur au milieu d’une phrase, et d’une aile et d’un aileron s’envolait sur le dossier d’un banc, d’où elle narguait les chiens du quartier. Alors, le gniaf se remettait à battre ses empeignes; et la fuite de son auditrice ne l’empêchait pas de continuer jusqu’au bout le discours interrompu.


Il avait cinquante-six ans, l’air jovial et bourru, de petits yeux rieurs sous d’énormes sourcils, le crâne chauve au sommet qui s’élevait comme un œuf au-dessus d’un nid de cheveux, des oreilles poilues, une gueule noire et brèche-dents qui s’ouvrait comme un puits, dans des accès de rire, une barbe hirsute et malpropre, où il fourrageait à pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de cirage. Il était connu dans le quartier sous le nom de père Feuillet, dit Feuillette, dit papa La Feuillette – on disait La Fayette, pour le faire enrager: car le vieux, en politique, arborait des opinions écarlates; tout jeune il avait été mêlé à la Commune, condamné à mort, finalement déporté; il était fier de ses souvenirs et associait dans ses rancunes Badinguet, Gallifet et Foutriquet. Il était assidu aux meetings révolutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour l’idéal vengeur que celui-ci prophétisait avec une si belle barbe et une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait ses paroles, riait de ses plaisanteries à mâchoire déployée, écumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis. Le lendemain, à l’échoppe, il relisait dans son journal le résumé des discours; il le relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti; afin de mieux le savourer, il se le faisait lire et calottait l’apprenti quand il sautait une ligne. Aussi, n’était-il pas souvent exact à livrer l’ouvrage aux dates promises; en revanche, c’était de l’ouvrage solide: il usait les pieds, mais il était inusable.


Le vieux avait avec lui un petit-fils de treize ans, bossu, malingre et rachitique, qui lui servait d’apprenti. La mère à dix sept ans, avait fui sa famille, pour filer avec un mauvais ouvrier, devenu apache, qui ne tarda pas à être pris, condamné, et disparut. Restée seule avec l’enfant, rejetée par les siens, elle éleva le petit Emmanuel. Elle avait reporté sur lui l’amour et la haine qu’elle avait pour son amant. C’était une femme d’un caractère violent, maladivement jaloux. Elle aimait son enfant avec emportement, le malmenait brutalement, puis, quand il était malade, elle était folle de désespoir. Dans ses jours de mauvaise humeur, elle le couchait sans dîner, sans un morceau de pain. Quand elle le traînait par la main dans les rues, s’il était fatigué, s’il ne pouvait plus avancer et se laissait choir par terre, elle le relevait d’un coup de pied. Elle avait un langage incohérent, et passait des larmes à une excitation de gaîté hystérique. Elle était morte. Le grand-père avait recueilli le petit, alors âgé de six ans. Il l’aimait bien; mais il avait sa manière de le lui témoigner: elle consistait à rudoyer l’enfant, à le nommer d’injures variées, à lui allonger les oreilles, à le claquer du matin au soir, afin de lui apprendre son métier: et il lui inculquait en même temps son catéchisme social et anticlérical.


Emmanuel savait que le grand-père n’était pas méchant; mais il était toujours prêt à lever le coude pour parer les gifles; le vieux lui faisait peur, surtout les soirs de ribote. Car le père la Feuillette n’avait pas volé son surnom: il se pochardait deux ou trois fois par mois; alors il parlait à tort et à travers, il riait, il faisait le faraud, et cela finissait par quelques bourrades au petit. Plus de bruit que de mal. Mais l’enfant était craintif; son état souffreteux le rendait plus sensible; il avait une intelligence précoce, et tenait de sa mère un cœur farouche et déréglé. Il était bouleversé par les brutalités du grand-père, comme par ses déclamations révolutionnaires. Tout résonnait en lui des impressions du dehors, comme l’échoppe qui tremblait au passage des lourds omnibus. Dans son imagination affolée se mêlaient en des vibrations de clocher, ses sensations journalières, ses grandes douleurs d’enfant, les lamentables souvenirs d’une expérience prématurée, les récits de la Commune, des bribes de cours du soir, de feuilletons de journaux, de discours de meetings, et les instincts sexuels, troubles et torrentueux, qui lui venaient des siens. Le tout formait ensemble un monde de rêve, monstrueux, marécage dans la nuit, d’où se détachaient des jets d’espoir éblouissant.


Le savetier traînait son apprenti au cabaret, chez Aurélie. Ce fut là qu’Olivier remarqua le petit bossu qui avait une voix d’hirondelle. Parmi ces ouvriers avec qui il ne causait guère, il avait eu tout le temps d’étudier la figure maladive de l’enfant, au front proéminent, son air sauvage et humilié; il avait assisté aux grossièretés joviales qu’on lui disait, et dont les traits du petit se crispaient en silence. Il avait vu, à certaines palabres révolutionnaires, ses yeux de velours marron rayonner de l’extase chimérique du bonheur futur, – ce bonheur, qui, même s’il devait se réaliser jamais, ne changerait pas grand chose à sa chétive destinée. À ces instants, son regard illuminait son visage ingrat, le faisait oublier. La belle Berthe elle-même en fut frappée; un jour, elle le lui dit et sans crier gare, le baisa sur la bouche. L ’enfant sursauta, pâlit de saisissement, et se rejeta en arrière, avec dégoût. La fille n’eut pas le temps de le remarquer: elle était déjà occupée à se quereller avec Joussier. Seul, Olivier s’aperçut du trouble d’Emmanuel: il suivait des yeux le petit, qui s’était reculé dans l’ombre, les mains tremblantes, le front baissé, regardant en dessous, jetant de côté sur la fille des coups d’œil ardents et irrités. Il se rapprocha de lui, il lui parla doucement, poliment, l’apprivoisa… Quel bien peut faire la douceur de manières à un cœur sevré d’égards! C’est une goutte d’eau qu’une terre aride boit avidement. Il ne fallut que quelques mots, un sourire pour que, dans le secret de son cœur, le petit Emmanuel se donnât à Olivier et décidât qu’Olivier était à lui. Après, quand il le rencontra dans la rue, et découvrit qu’ils étaient voisins, ce lui fut un signe mystérieux du destin qu’il ne s’était pas trompé. Il guettait le passage d’Olivier devant l’échoppe, pour lui adresser le bonjour; et s’il arrivait qu’Olivier, distrait, ne regardât pas de son côté, Emmanuel en était froissé.


Il eût un grand bonheur, le jour qu’Olivier entra chez le père Feuillette, pour une commande. L’ouvrage terminé, Emmanuel le porta chez Olivier; il avait guetté son retour à la maison afin d’être sûr de le trouver. Olivier, absorbé, fit peu attention à lui, paya, ne disait rien; l’enfant semblait attendre, regardait à droite, à gauche, s’en allait à regret. Olivier, avec sa bonté, devina ce qui se passait en lui; il sourit et essaya de lier conversation, malgré la gêne qu’il avait toujours à causer avec quelqu’un du peuple. Cette fois, il sut trouver les mots simples et directs. Une intuition de souffrances lui faisait voir dans l’enfant – (d’une façon trop simpliste) – un petit oiseau blessé par la vie, comme lui, et qui se consolait, la tête sous son aile, recroquevillé en boule sur son perchoir, en rêvant de vols fous dans la lumière. Un sentiment analogue de confiance instinctive rapprochait de lui l’enfant; il subissait l’attraction de cette âme silencieuse, qui ne criait point, qui ne disait point de paroles rudes, où l’on était à l’abri des brutalités de la rue; et la chambre, peuplée de livres, paroles magiques des siècles, lui inspirait un respect religieux. Aux questions d’Olivier il répondait volontiers, avec de brusques sursauts de sauvagerie orgueilleuse; mais l’expression lui manquait. Olivier démaillotait avec précaution cette âme obscure et bégayante; il arrivait à y lire peu à peu sa foi ridicule et touchante dans le renouvellement du monde. Il n’avait pas envie d’en rire, sachant qu’elle rêvait de l’impossible et qu’elle ne changerait pas l’homme. Les chrétiens aussi ont rêvé de l’impossible; et ils n’ont pas changé l’homme. De l’époque de Périclès à celle de Monsieur Fallières, où est-il, le progrès moral?… Mais toute foi est belle; et quand pâlissent celles dont le cycle est révolu, il faut saluer les nouvelles qui s’allument: il n’y en aura jamais trop. Olivier regardait avec une curiosité attendrie la lueur incertaine qui brûlait dans le cerveau de l’enfant. Quel étrange caboche!… Olivier ne parvenait pas à suivre le mouvement de cette pensée, incapable d’un effort de raison continue, qui allait par saccades, et, quand on lui parlait, restait loin derrière vous, arrêtée, agrippée à une vision surgie, on ne savait comment, d’un mot dit tout à l’heure, puis soudain vous rejoignait, vous dépassait d’un saut, faisant jaillir d’une pensée de tout repos, d’une prudente parole bourgeoise, tout un monde enchanté, un credo héroïque et dément. Cette âme, qui somnolait, avec des réveils bondissants, avait un besoin puéril et puissant d’optimisme; à tout ce qu’on lui disait, art ou science, elle ajoutait une fin de mélodrame complaisant qui répondait au vœu de ses chimères.


Olivier fit, par curiosité, quelques lectures au petit, le dimanche. Il croyait l’intéresser avec des récits réalistes et familiers; il lui lut les Souvenirs d’enfance de Tolstoy. Le petit n’en était pas frappé; il disait:


– Ben oui, on sait ça.


Et il ne comprenait pas qu’on se donnât tant de mal pour écrire des choses réelles.


– Un gosse, c’est un gosse, disait-il dédaigneusement.


Il n’était pas plus sensible à l’intérêt de l’histoire; et la science l’ennuyait; elle était pour lui une préface fastidieuse à un conte de fées: les forces invisibles, mises au service de l’homme, tels des génies terribles et terrassés. À quoi bon tant d’explications? Quand on a trouvé quelque chose, on n’a pas besoin de dire comment on l’a trouvé, mais ce qu’on a trouvé. L’analyse des pensées est du luxe bourgeois. Ce qu’il faut aux âmes du peuple, c’est la synthèse, des idées toutes faites, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, mais qui mènent à l’action, des réalités grosses de vie et chargées d’électricité. De la littérature qu’Emmanuel connaissait, ce qui le toucha le plus, ce fût le pathos épique de Victor Hugo et la rhétorique fuligineuse de ces orateurs révolutionnaires, qu’il ne comprenait pas bien, et qui, non plus que Hugo, ne se comprenaient pas toujours eux-mêmes. Le monde était pour lui, comme pour eux non pas un assemblage cohérent de raisons ou de faits, mais un espace infini, noyé d’ombre et tremblant de lumière, où passaient dans la nuit de grands coups d’aile ensoleillés. Olivier essayait en vain de lui communiquer sa logique bourgeoise. L’âme rebelle et ennuyée lui échappait des mains; et elle se complaisait dans le vague et le heurt de ses sensations hallucinées, comme une femme en amour, qui se livre, les yeux fermés.


Olivier était à la fois attiré et déconcerté par ce qu’il sentait chez l’enfant de si proche de lui: solitude, faiblesse orgueilleuse, ardeur idéaliste, – et de si différent; – ce déséquilibre, ces désirs aveugles et effrénés, cette sauvagerie sensuelle qui n’avait aucune idée du bien et du mal, tels que les définit la morale ordinaire. Il ne faisait qu’entrevoir une partie de cette sauvagerie. Jamais il ne se douta du monde de passions troubles qui grondaient dans le cœur de son petit ami. Notre atavisme bourgeois nous a trop assagis. Nous n’osons même pas regarder en nous. Si nous disions le centième des rêves que fait un honnête homme, ou des étranges ardeurs qui passent dans le corps d’une femme chaste, on crierait au scandale. Silence aux monstres! Fermons la grille. Mais sachons qu’ils existent, et que dans les âmes neuves, ils sont prêts à sortir. – Le petit avait tous les désirs érotiques, que l’on regarde comme pervers; ils l’étreignaient à l’improviste, par rafales; ils étaient exaspérés par sa laideur qui l’isolait. Olivier n’en savait rien. Devant lui, Emmanuel avait honte. Il subissait la contagion de cette paix. L’exemple d’une telle vie lui était un dompteur. L’enfant ressentait pour Olivier un amour violent. Ses passions comprimées se ruaient en rêves tumultueux: bonheur humain, fraternité sociale, miracles de la science, aviation fantastique, poésie enfantine et barbare, – tout un monde héroïque d’exploits, de niaiseries, de luxures, de sacrifices, où sa volonté ivre cahotait dans la flânerie et dans la fièvre.


Il n’avait pas beaucoup de temps pour s’y abandonner, dans l’échoppe du grand-père, qui ne restait pas un instant silencieux, tapant, jabotant, du matin au soir. Mais il y a toujours place pour le rêve. Que de journées de songes on peut faire, debout, les yeux ouverts, en une seconde de vie! – Le travail de l’ouvrier s’accommode assez bien d’une pensée intermittente. Son esprit aurait peine à suivre, sans un effort de volonté, une chaîne un peu longue des raisonnements serrés; s’il parvient à le faire, il y manque, çà et là, quelques mailles; mais dans les intervalles des mouvements rythmés, les idées s’intercalent, les images surgissent; les gestes réguliers du corps les font jaillir, comme le soufflet de forge. Pensée du peuple! Gerbe de feu et de fumée, pluie d’étincelles qui s’éteignent, se rallument et s’éteignent! Mais parfois l’une d’elles, emportée par le vent, va mettre l’incendie aux riches meules bourgeoises…


Olivier réussit à faire entrer Emmanuel dans une imprimerie. C’était le vœu de l’enfant; et le grand-père ne s’y opposa point: il voyait volontiers son petit-fils plus instruit que lui; et il avait du respect pour l’encre d’imprimerie. Dans le nouveau métier, le travail était plus fatiguant que dans l’ancien; mais parmi la foule des travailleurs, le petit se sentait plus libre de penser que dans l’échoppe, seul, à côté du grand-père.


Le meilleur moment était à l’heure du déjeuner. Loin du flot des ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les débits de vins du quartier, il s’échappait en clopinant vers le square voisin; et là, à cheval sur un banc, sous le dais d’un marronnier, près d’un faune [2] de bronze qui dansait, une grappe à la main, il déballait son pain et le morceau de charcuterie enveloppé dans un papier gras; et il le savourait lentement, au milieu d’un cercle de moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d’eau faisaient tomber leur fine pluie en réseau grésillant. Dans un arbre ensoleillé, des pigeons bleus d’ardoise, à l’œil rond, roucoulaient. Et tout autour c’était le ronflement perpétuel de Paris, le grondement des voitures, la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain flûteau rieur d’un raccommodeur de faïence, un marteau de terrassier tintant sur les pavés, la noble musique d’une fontaine, – enveloppe fiévreuse et dorée du rêve parisien… – Et le petit bossu, à cheval sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d’avaler, s’alanguissait dans une torpeur, où il ne sentait plus son échine douloureuse, et son âme chétive; il était baigné d’un bonheur imprécis et grisant…


– «… Tiède lumière, soleil de la justice, qui luira demain pour nous, déjà ne luis-tu pas? Tout est si bon, si beau! On est riche, on est fort, on se porte bien, on aime… J’aime, j’aime tous et tous m’aiment… Ah! qu’on est bien! Qu’on sera bien, demain!…»


Les sirènes d’usines sifflaient; l’enfant s’éveillait, avalait sa bouchée, buvait une longue gorgée à la Wallace voisine, et, rentré dans sa carapace bossue, il allait, de sa démarche sautillante et boiteuse, reprendre sa place à l’imprimerie, devant les casiers aux lettres magiques, qui écriraient un jour le Mane Thecel Pharès [3] de la Révolution.


*

Le père Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l’autre côté de la rue. Une papeterie-mercerie où l’on voyait, à la devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poupées en carton sans bras, ni jambes. D’un trottoir, à l’autre, l’un sur le pas de sa porte, l’autre dans son échoppe, ils échangeaient clignements d’yeux, hochements de tête, et pantomimes variées. À certaines heures, quand le savetier était las de taper et qu’il avait, disait-il, la crampe dans les fesses, ils se hélaient, La Feuillette de son gueuloir glapissant, Trouillot d’un mugissement de veau enroué; et ils allaient siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas de revenir. C’étaient de sacrés bavards. Ils se connaissaient depuis près d’un demi-siècle. Le papetier avait joué lui aussi, son bout de rôle dans le grand mélodrame de 1871. On ne s’en serait pas douté, à voir ce gros homme placide, une toque noire sur la tête, vêtu d’une blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux vagues d’un bleu pâle striés de rouge, sous lesquels les paupières faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en transpiration, traînant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue lourde. Mais il n’avait rien perdu de ses illusions d’antan. Réfugié en Suisse pendant quelques années, il y avait rencontré des compagnons de diverses nations, et notamment des Russes, qui l’avaient initié aux beautés de l’anarchie fraternelle. Là-dessus, il n’était pas d’accord avec La Feuillette, qui était un vieux Français, partisan de la manière forte et de l’absolutisme dans la liberté. Pour le reste, fermes croyants l’un et l’autre dans la révolution sociale et la Salente [4] ouvrière de l’avenir. Chacun était épris d’un chef en qui il incarnait l’idéal de ce qu’il aurait voulu être. Trouillot était pour Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pensées communes étaient démontrées; – (peu s’en fallait qu’entre deux rasades ils ne les crussent réalisées). – Des deux, le plus raisonneur était le savetier. Il croyait par raison; du moins, il s’en flattait: car Dieu sait que sa raison était d’une espèce singulière! Elle n’eût pu chausser d’autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison qu’en chaussures, il prétendait que les autres esprits se chaussassent à son pied. Le papetier, plus paresseux, ne se donnait pas la peine de démontrer sa foi. On ne démontre que ce dont on doute. Il ne doutait point. Son optimisme perpétuel voyait les choses comme il les désirait, et il ne les voyait pas quand elles étaient autrement, ou il les oubliait. Les expériences fâcheuses glissaient sur son cuir, sans y laisser de traces. – Tous deux étaient de vieux enfants romanesques qui n’avaient pas le sens de la réalité; la révolution, dont le nom seul les grisait, était pour eux une belle histoire qu’on se raconte et dont on ne sait plus très bien si elle arrivera jamais, ou si elle est arrivée. Et tous deux avaient foi dans l’Humanité-Dieu, par transposition de leurs habitudes héréditaires, pliées durant des siècles devant le Fils de l’Homme. – Inutile d’ajouter que tous deux était anticléricaux.


Le plaisant était que le bon papetier habitait avec une nièce fort dévote, qui faisait de lui ce qu’elle voulait. Cette petite femme très brune, grassouillette, aux yeux vifs, douée d’une volubilité de parole qui relevait encore un fort accent de Marseille, était veuve d’un rédacteur au ministère du commerce. Restée seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l’oncle, cette bourgeoise, qui avait des prétentions, n’était pas loin de croire qu’elle faisait une grâce à son parent le boutiquier, en vendant à son magasin; elle trônait avec des airs de reine déchue, que, fort heureusement pour les affaires de l’oncle et pour la clientèle, tempérait son exubérance naturelle. Royaliste et cléricale, comme il convenait à une personne de sa distinction, Mme Alexandrine étalait ses sentiments avec un zèle indiscret, stimulé par le malin plaisir de taquiner le vieux mécréant chez qui elle s’était installée. Elle s’était constituée la maîtresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonnée; si elle ne pouvait convertir l’oncle – (et elle se jurait bien de l’attraper in extremis), – elle s’en donnait à cœur joie de tremper le diable dans l’eau bénite. Elle épinglait au mur des images de Notre-Dame de Lourdes et de Saint-Antoine de Padoue; elle ornait la cheminée de fétiches peinturlurés sous des globes de verre; et, la saison venue, elle installait dans l’alcôve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l’emportait, dans sa dévotion agressive, d’une affection réelle pour l’oncle qu’elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu’elle avait à l’embêter.


Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire; il ne se risquait pas à relever les provocations batailleuses de sa terrible nièce: avec une langue si bien pendue, impossible à lutter; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se fâcha, lorsqu’un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit; sur ce point, il eut gain de cause, car il faillit en avoir une attaque, et la nièce prit peur; l’expérience ne fut pas renouvelée. Pour tout le reste, il céda, affectant de ne pas voir; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa nièce, et il éprouvait un certain plaisir à être malmené par elle. Et puis, ils s’accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.


Elle avait treize ans, et elle était toujours malade. Depuis des mois, une coxalgie la tenait étendue et captive, tout un côté du corps moulé dans une gouttière, comme une petite Daphné dans son écorce. Elle avait des yeux de biche blessée et le teint décoloré des plantes privées de soleil; une tête trop grosse, que ses cheveux blond pâle, très fins et très tirés, faisaient paraître encore plus grosse; mais un visage mobile et délicat, un vivant petit nez, et un bon sourire enfantin. La dévotion de la mère avait pris chez l’enfant souffrante et désœuvrée un caractère exalté. Elle passait des heures à réciter son chapelet de corail, que le pape avait bénit; et elle s’interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque rien, de toute la journée; les travaux à l’aiguille la fatiguaient; Mme Alexandrine ne lui en avait pas donné le goût. À peine si elle lisait quelques Tracts insipides, quelque fade histoire miraculeuse, dont le style prétentieux et plat lui semblait la poésie même, – ou les récits des crimes avec illustrations coloriées dans les journaux du Dimanche que sa stupide mère lui mettait dans les mains. À peine si elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les lèvres, moins attentive à son ouvrage qu’à la conversation qu’elle tenait avec une sainte de ses amies, ou même avec le bon Dieu. Car il ne faut pas croire qu’il soit nécessaire d’être une Jeanne d’Arc, pour avoir de ces visites; nous en avons tous reçu. Seulement, à l’ordinaire, les visiteurs célestes nous laissent parler seuls, assis à notre foyer; et ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas à s’en formaliser: qui ne dit mot consent. D’ailleurs, elle avait tant à leur dire qu’à peine leur laissait-elle le temps de répondre: elle répondait pour eux. Elle était une bavarde silencieuse; elle tenait de sa mère la volubilité de langue; mais ce flot s’infiltrait en paroles intérieures, comme un ruisseau qui disparaît sous terre. – Naturellement, elle faisait partie de la conspiration contre l’oncle, afin de le convertir; elle se réjouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l’esprit de ténèbres par les esprits de lumière; elle cousait des médailles saintes dans les doublures d’habit du vieux, ou bien elle lui glissait dans les poches un grain de chapelet, que l’oncle, pour faire plaisir à sa petite nièce affectait de ne pas remarquer. – Cette mainmise des deux dévotes sur le mangeur de prêtres causait l’indignation et la joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les femmes qui portent culotte; et il se gaussait de son ami, qui se laissait mettre sous la pantoufle. Il n’avait pas lieu de faire le malin: car lui-même avait été affligé pendant vingt ans d’une femme acariâtre et sobre, qui le traitait de pochard, et devant qui il baissait la crête. Il se gardait d’en faire mention. Le papetier, un peu honteux, se défendait mollement, professant d’une langue pâteuse une tolérance à la Kropotkine.


Rainette et Emmanuel étaient amis. Depuis leur petite enfance, ils se voyaient chaque jour. Emmanuel osait rarement se glisser dans la maison. Mme Alexandrine le regardait d’un mauvais œil, comme petit-fils d’un mécréant et comme sale petit gniaf. Mais Rainette passait ses journées sur une chaise longue près de la fenêtre, au rez-de-chaussée. Emmanuel tambourinait aux carreaux, en passant; et, le nez écrasé contre la vitre, il grimaçait un bonjour. En été, quand la fenêtre restait ouverte, il s’arrêtait, les bras appuyés un peu haut sur la barre de la fenêtre; – (il s’imaginait que cette pose l’avantageait, que ses épaules remontées dans une attitude familière donnaient le change à sa difformité). – Rainette qui n’était pas gâtée par les visites, ne songeait plus à remarquer qu’Emmanuel fût bossu. Emmanuel, qui avait peur des filles, peur et dégoût, faisait exception pour Rainette. Cette petite malade, à demi pétrifiée, lui était quelque chose d’intangible et de lointain. Seulement le soir où la belle Berthe lui baisa la bouche, et encore le jour suivant il s’écarta de Rainette, avec une répulsion instinctive; il longea la maison, sans s’arrêter, baissant la tête; et il rôdait à distance, méfiant, comme un chien sauvage. Puis, il revint. Elle était si peu une femme!… À la sortie de l’atelier, quand il passait, tâchant de se faire aussi petit que possible, au milieu des brocheuses dans leurs longues blouses de travail, telles que des chemises de nuit, – ces grandes filles rieuses, dont les yeux affamés vous déshabillent en passant, – il détalait vers la fenêtre de Rainette. Il savait gré à son amie de ce qu’elle était infirme: il pouvait, vis-à-vis d’elle, se donner des airs de supériorité, et même, de protection. Il racontait les événements de la rue; il s’y mettait en bonne place. Parfois, quand il était en veine de galanterie, il apportait à Rainette, en hiver, des marrons grillés, en été, un bouquet de cerises. Elle, de son côté, lui donnait de ces bonbons multicolores qui remplissaient les deux bocaux, à la devanture; et ils regardaient ensemble les cartes postales illustrées. C’étaient d’heureux moments; ils oubliaient tous deux le triste corps qui tenait en cage leur âme d’enfant.


Mais il arrivait aussi qu’ils se missent à discuter, comme les grands, des choses politiques et de la religion. Alors, ils devenaient aussi stupides que les grands. La bonne entente cessait. Elle, parlait de miracles, de neuvaines, ou de pieuses images bordées de dentelles en papier et de jours d’indulgences. Lui, disait que c’était des bêtises et des mômeries, comme il avait entendu dire à son grand-père. Mais quand il voulait à son tour raconter les réunions publiques où le vieux l’avait emmené, elle l’interrompait avec mépris et disait que ces gens-là étaient des soulards. La conversation s’aigrissait. Ils en venaient à parler de leurs parents; ils se répétaient, l’un sur le compte de la mère, l’autre sur celui du grand-père, les propos injurieux du grand-père et de la mère Puis ils parlaient d’eux-mêmes. Ils cherchaient à se dire des choses désagréables. Ils y arrivaient sans peine. Il disait les plus grossières. Mais elle savait trouver les mots les plus méchants. Alors, il s’en allait et quand il revenait, il racontait qu’il avait été avec d’autres filles, et qu’elles étaient jolies, et qu’ils avaient bien ri ensemble, et qu’ils devaient se retrouver, le dimanche prochain. Elle, ne disait rien; elle faisait semblant de mépriser ce qu’il disait; et brusquement, elle se mettait en rage, elle lui lançait son crochet à la tête, en lui criant de partir, et qu’elle le détestait et elle se cachait la figure dans ses mains. Il partait, pas fier de sa victoire. Il avait envie d’écarter les petites mains maigres, de dire que ce n’était pas vrai. Mais il se forçait par orgueil à ne pas revenir.


Un jour, Rainette fût vengée. – Il était avec ses camarades d’atelier. Ils ne l’aimaient guère, parce qu’il se tenait en dehors d’eux et qu’il ne parlait pas, ou qu’il parlait trop bien, d’une façon naïvement prétentieuse, comme un livre, ou plutôt comme un article de journal – (il en était farci). – Ce jour-là, ils s’étaient mis à causer de la révolution et des temps futurs. Il s’exaltait, et il était ridicule. Un camarade l’apostropha brutalement:


– D’abord, toi, n’en faut plus, tu es trop laid. Dans la société future, il n’y aura plus de boscos. On les fout à l’eau en naissant.


Cela le fit dégringoler du haut de son éloquence. Il se tut, consterné. Les autres se tordaient de rire. De tout l’après-midi il ne desserra plus les dents. Le soir, il s’en retournait chez lui; il avait hâte d’être rentré, pour se cacher dans un coin, et pour souffrir seul. Olivier le rencontra; il fut frappé de son visage terreux.


– Tu as de la peine. Pourquoi?


Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le petit persistait à se taire; mais sa mâchoire tremblait, comme s’il était près de pleurer. Olivier le prit par le bras et l’emmena chez lui. Bien qu’il éprouvât, lui aussi, pour la laideur et pour la maladie, cette répulsion instinctive et cruelle dont ne peuvent se défendre ceux qui ne sont pas nés avec des âmes de sœurs de charité, il n’en laissait rien voir.


– On t’a fait de la peine?


– Oui.


– Qu’est-ce qu’on t’a fait?


Le petit débonda son cœur. Il dit qu’il était laid. Il dit que ses camarades avaient dit que leur révolution n’était pas pour lui.


– Elle n’est pas pour eux non plus, mon petit ni pour nous. Ce n’est pas l’affaire d’un jour. On travaille pour ceux qui viendront après nous.


Le petit était déçu que ce fût pour si tard.


– Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu’on travaille pour donner le bonheur à des milliers de garçons comme toi, à des millions d’êtres?


Emmanuel soupira et dit:


– Ça serait pourtant bon, d’avoir un peu de bonheur, soi-même.


– Mon petit, il ne faut pas être un ingrat. Tu vis dans la plus belle ville, dans l’époque la plus riche en merveilles; tu n’es pas bête, et tu as de bons yeux. Penses à ce qu’il y a de choses à voir et à aimer autour de soi.


Il lui en montra quelques-unes.


L’enfant écoutait, hocha la tête et dit:


– Oui, mais on sera toujours enfermé dans cette peau!


– Mais non, tu en sortiras.


– Qu’est-ce que tu en sais?


Le petit fut stupéfait. Le matérialisme faisait partie du credo du grand-père; il pensait qu’il n’y avait que les calotins qui crussent à une vie éternelle. Il savait que son ami ne l’était point; et il se demanda si Olivier parlait sérieusement. Mais Olivier le tenant par la main, lui parla longuement de sa foi idéaliste, de l’unité de la vie sans limites, qui n’a ni commencement ni fin, et dont les milliards d’êtres et les milliards d’instants ne sont que les rayons de l’unique soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite. D’instinct, en lui parlant, il s’adaptait à la pensée de l’enfant: les antiques légendes, les imaginations matérielles et profondes des vieilles cosmogonies lui revenaient à l’esprit; moitié riant, moitié sérieux, il parlait de la métempsycose et de la succession des formes innombrables où l’âme coule et se filtre, comme une source qui passe de bassins en bassins. Il y mêlait des ressouvenirs chrétiens et les images du soir d’été qui les baignait tous deux. Il était assis près de la fenêtre ouverte: le petit, debout près de lui, et la main dans sa main. C’était un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premières hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel lointain riait au-dessus de la ville, qui s’enveloppait d’ombre. L’enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par l’attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres récits.


Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que s’allument tout d’un coup dans la nuit d’une grande ville les lumières électriques, s’allume dans l’âme obscure la flamme éternelle. Il suffit d’une étincelle qui jaillisse d’une autre âme et transmette à celle qui attend, le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la tranquille parole d’Olivier alluma dans l’esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossuée la lumière qui ne s’éteint plus.


Aux raisonnements d’Olivier, il ne comprenait rien, à peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient réalité. Le conte de fée s’animait, palpitait autour de lui. Et la vision qu’encadrait la fenêtre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l’ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la lumière, – tout ce monde extérieur s’imprima brusquement en lui, comme un baiser. Ce ne fût qu’un éclair. Puis, cela s’éteignit. Il pensa à Rainette, et dit:


– Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croient au bon Dieu, c’est pourtant des toqués!


Olivier sourit:


– Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la même chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens, qui pour voir la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d’allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c’est toujours la même lumière que nous aimons.


Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz n’étaient pas encore allumés; Les paroles d’Olivier bourdonnaient dans sa tête. Il se disait qu’il est aussi cruel de se moquer des gens parce qu’ils ont de mauvais yeux que parce qu’ils sont bossus. Et il pensait à Rainette qui avait de jolis yeux; et il pensait qu’il les avait fait pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla à la maison du papetier. La fenêtre était encore entr’ouverte; il y coula doucement la tête et appela à voix basse:


– Rainette…


Elle ne répondit pas.


– Rainette! je te dis pardon.


La voix de Rainette, dans l’ombre dit:


– Méchant, je te déteste.


– Pardon, répéta-t-il.


Il se tut. Puis, dans un élan soudain, il dit, plus bas encore, troublé, un peu honteux:


– Rainette, tu sais, je crois aussi à des bons Dieux, comme toi.


– C’est vrai?


– C’est vrai.


Il le disait surtout par générosité. Mais, après l’avoir dit, il y croyait un peu.


Ils restèrent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors! Le petit infirme murmura:


– Il fera bon, quand on sera mort!…


On entendait le souffle léger de Rainette.


Il dit:


– Bonne nuit, petite grenouille.


La voix attendrie de Rainette dit:


– Bonne nuit.


Il partit allégé. Il était content que Rainette lui eût pardonné. Et, tout au fond de lui, il ne déplaisait pas au petit souffre-douleur, qu’une autre eût souffert par lui.


*

Olivier était rentré dans sa retraite. Christophe ne tarda pas à l’y rejoindre. Décidément, leur place n’était pas dans le mouvement social révolutionnaire. Olivier ne pouvait pas s’enrôler avec ces combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s’en écartait au nom des faibles opprimés; Christophe, au nom des forts indépendants. Mais qu’ils se fussent retirés, celui-ci à la proue, celui-là à la poupe, ils n’en étaient pas moins sur le même bateau qui emportait l’armée des ouvriers et la société entière. Libre et sûr de sa volonté, Christophe contemplait avec un intérêt provocant, la coalition des prolétaires; il aimait à se retremper dans la cuve populaire: cela le détendait; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en temps, chez Aurélie. Une fois là, il ne se surveillait guère, il s’abandonnait à son humeur fantasque; le paradoxe ne l’effrayait pas; et il trouvait un malin plaisir à pousser ses interlocuteurs jusqu’aux extrêmes conséquences de leurs principes, absurdes et enragées. On ne savait jamais s’il parlait ou non sérieusement: car il se passionnait en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du début. L’artiste se laissait griser par l’ivresse des autres. En un de ces moments d’émotion esthétique, il improvisa, dans l’arrière-boutique d’Aurélie, un chant révolutionnaire, qui, aussitôt répété, dès le lendemain se répandit parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au cœur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la préfecture de police, qui se mêlait de littérature et se disait toqué de la musique de Christophe – (car le dilettantisme et l’esprit anarchique, s’étaient glissés jusque parmi les chiens de garde de la troisième République).


– Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit Bernard. Il fait le fier-à-bras. Nous savons ce qu’il en faut penser; mais on ne serait pas fâché, en haut lieu, de pincer un étranger – qui plus est, un Allemand – dans ces micmac révolutionnaires: c’est le moyen classique pour déconsidérer le parti et pour y jeter les soupçons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons être obligé de l’arrêter. C’est ennuyeux. Avertissez-le!


Manousse avertit Christophe; Olivier le supplia d’être prudent. Christophe ne prit pas l’avis au sérieux.


– Bah! dit-il, chacun sait que je ne suis pas dangereux. J’ai bien le droit de m’amuser! J’aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont une foi comme moi. À la vérité, ce n’est pas la même, nous ne sommes pas du même camp… Très bien! On se battra donc. Ce n’est pas pour me déplaire… Que veux-tu? Je ne peux pas rester, comme toi, recroquevillé dans ma coquille. J’étouffe chez les bourgeois.


Olivier, qui n’avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien de son logis étroit et de la calme société de ses deux amies, encore que l’une d’elles, Mme Arnaud, se consacrât maintenant aux œuvres de bienfaisance, et que l’autre, Cécile, fût absorbée dans les soins de l’enfant, jusqu’à ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton gazouillant, bêtifiant, qui tâche de se modeler sur celui de l’oiselet et de muer sa chanson informe en un parler humain.


De son passage dans les milieux ouvriers, il lui était resté deux connaissances. Deux indépendants, comme lui. L’un, Guérin, était tapissier. Il travaillait, à sa fantaisie, d’une façon capricieuse, mais adroite. Il aimait son métier, il avait pour les objets d’art un goût naturel, développé par l’observation, le travail, les visites dans les musées. Olivier lui avait fait réparer un meuble ancien: le travail était difficile, et l’ouvrier s’en était acquitté habilement; il y avait dépensé de la peine et du temps: il ne réclama à Olivier qu’un modeste salaire, tant il était heureux d’avoir réussi. Olivier, s’intéressant à lui, l’interrogea sur sa vie, tâcha de savoir ce qu’il pensait du mouvement ouvrier. Guérin n’en pensait rien; il ne s’en souciait pas. Il n’était pas de cette classe. Il n’était d’aucune classe. Il était lui. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle s’était faite par les sens, l’œil, la main, le goût inné au vrai peuple de Paris. Il était un homme heureux. Le type n’en est pas rare dans la petite bourgeoisie ouvrière, qui est une des races les plus intelligentes de la nation: car elle réalise un bel équilibre du travail manuel et d’une activité saine de l’esprit.


L’autre connaissance d’Olivier était d’une espèce plus originale. C’était un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l’air ouvert et gai. Un jour qu’il apportait une lettre recommandée, il était entré dans la chambre d’Olivier. Pendant qu’Olivier signait, il faisait le tour de la bibliothèque, le nez sur les titres des volumes:


– Ha! ha! fit-il, vous avez les classiques…


Il ajouta:


– Moi, je collectionne les bouquins d’histoire sur la Bourgogne.


– Vous êtes Bourguignon? demanda Olivier.


– «Bourguignon salé,

L’épée au côté,

La barbe au menton,

Saute, Bourguignon


répondit en riant le facteur. Je suis du pays d’Avallon. J’ai des papiers de famille qui datent de 1200 et quelque…


Olivier, intrigué, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait qu’à parler. Il appartenait en effet à une des plus vieilles familles de Bourgogne. Un de ses ancêtres était à la croisade de Philippe Auguste; un autre, secrétaire d’état sous Henri II. La décadence avait commencé, dès le XVIIe siècle. Au temps de la Révolution, la famille, ruinée et déchue, avait fait le plongeon dans la mare populaire. Maintenant, elle revenait à la surface, par le probe travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa fidélité à sa race. Son meilleur passe-temps était de réunir des documents historiques et généalogiques, se rapportant aux siens ou à leur pays d’origine. À ses heures de congé, il allait aux Archives copier de vieux papiers. Quand il ne le comprenait pas, il demandait l’explication à un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son illustre ascendance ne lui tournait pas la tête; il en parlait, en riant, sans l’ombre de récrimination contre le mauvais sort. Il avait une gaîté insouciante et robuste, qui faisait plaisir à voir. Et Olivier, le regardant, pensait au va-et-vient mystérieux de la vie des races, qui coule à pleins bords pendant des siècles, pendant des siècles disparaît sous terre, puis ressurgit après avoir drainé du sol des énergies nouvelles. Le peuple lui apparaissait un réservoir immense où se perdent les fleuves du passé et d’où ressortent les fleuves de l’avenir, qui, sous un autre nom, sont bien souvent les mêmes.


Guérin et Hurteloup lui plaisaient; mais ils ne pouvaient lui être une société; entre eux et lui, peu de conversation possible. Le petit Emmanuel l’occupait davantage; il venait chez lui presque chaque soir. Depuis l’entretien magique, une révolution s’était faite chez l’enfant. Il s’était jeté dans la lecture avec une fureur de savoir. Il sortait de ses livres, abruti. Il semblait moins intelligent qu’avant; il parlait à peine; Olivier n’arrivait plus à lui arracher que des monosyllabes; aux questions, Emmanuel répondait des âneries. Olivier se décourageait; il tâchait de n’en rien montrer; mais il croyait qu’il s’était trompé et que le petit était tout à fait stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d’incubation fiévreuse, qui s’opérait dans cette âme. Il était un mauvais pédagogue, plus capable de jeter au hasard dans les champs les poignées de bon grain que de sarcler la terre et de creuser les sillons. – La présence de Christophe ajoutait au trouble. Olivier éprouvait une gêne à exhiber son petit protégé; il était honteux de la bêtise d’Emmanuel, qui devenait accablante quand Christophe était là. L’enfant se renfermait alors dans un mutisme farouche. Il haïssait Christophe, parce qu’Olivier l’aimait; il ne supportait pas qu’un autre eût place dans le cœur de son maître. Ni Christophe ni Olivier ne se doutaient de la frénésie d’amour et de jalousie qui rongeait cet enfant. Cependant, Christophe avait passé par là, jadis! Mais il ne se reconnaissait pas en cet être, fabriqué d’un autre métal que le sien. En cet amalgame obscur d’hérédités malsaines, tout – l’amour et la haine et le génie latent – rendait un autre son.


*

Le premier Mai approchait.


Une rumeur inquiète parcourait Paris. Les matamores de la C. G. T. contribuaient à la répandre. Leurs journaux annonçaient le grand jour arrivé, convoquaient les milices ouvrières, et lançaient le mot d’épouvante qui atteint les bourgeois à l’endroit le plus sensible: au ventre… Feri ventrem! Ils les menaçaient de la grève générale. Les parisiens épeurés partaient pour la campagne, ou s’approvisionnaient comme pour un siège. Christophe avait rencontré Canet, dans son auto, rapportant deux jambons et un sac de pommes de terre; il était hors de lui; il ne savait plus au juste de quel parti il était; on le voyait tour à tour vieux républicain, royaliste, et révolutionnaire. Son culte de la violence était une boussole affolée, dont l’aiguille sautait du nord au midi et du midi au nord. En public, il continuait de faire chorus aux rodomontades de ses amis; mais il eût pris in petto le premier dictateur venu, pour balayer le spectre rouge.


Christophe riait de cette universelle poltronnerie. Il était convaincu qu’il ne se produirait rien. Olivier en était moins sûr. De sa naissance bourgeoise, il lui restait quelque chose de ce petit tremblement éternel que cause à la bourgeoisie le souvenir et l’attente de la révolution.


– Allons donc! disait Christophe, tu peux dormir tranquille. Elle n’est pas pour demain, ta Révolution! Vous en avez tous peur. La peur des coups… Elle est partout. Chez les bourgeois, dans le peuple, par toute la nation, par toutes les nations d’Occident. On n’a plus assez de sang, on a peur de le perdre. Depuis quarante ans, tout se passe en paroles. Regarde un peu votre fameuse Affaire! Avez-vous assez crié: «Mort! Sang! Carnage!»… Ô cadets de Gascogne! Que de salive et d’encre! Combien de gouttes de sang?


– Ne t’y fie pas, disait Olivier. Cette peur du sang, c’est l’instinct secret qu’au premier sang versé, la bête délirera; le masque du civilisé tombera, la brute montrera son mufle aux crocs féroces, et Dieu sait alors qui la pourra museler! Chacun hésite devant la guerre; mais quand la guerre éclatera, elle sera atroce…


Christophe haussait les épaules, et disait que ce n’était pas pour rien que l’époque avait pour héros Cyrano le hâbleur et le poulet fanfaron, Chantecler – les héros qui mentent.


Olivier hochait la tête. Il savait qu’en France hâbler est le commencement d’agir. Toutefois pour le premier Mai, il ne croyait pas plus que Christophe à la Révolution: on l’avait trop annoncée, et le gouvernement se tenait sur ses gardes. Il y avait lieu de croire que les stratèges de l’émeute remettraient le combat à un moment plus opportun.


Dans la seconde quinzaine d’avril, Olivier eut un accès de grippe; elle le reprenait, chaque hiver, à peu près vers la même date, et elle réveillait une bronchite ancienne. Christophe s’installa chez lui, deux ou trois jours. Le mal fut assez léger et passa rapidement. Mais il amena, comme à l’ordinaire, chez Olivier, une fatigue morale et physique qui persista quelque temps après que la fièvre fût tombée. Il restait au lit, étendu, pendant des heures, et il n’avait pas envie de bouger, il regardait Christophe qui lui tournait le dos, travaillant à sa table.


Christophe s’absorbait dans son travail. Quand il était las d’écrire, il se levait brusquement et il allait au piano; il jouait, non ce qu’il avait écrit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors, se passait un phénomène étrange. Tandis que ce qu’il écrivait était conçu dans un style qui rappelait ses œuvres antérieures, ce qu’il jouait paraissait d’un autre homme. C’était un monde au souffle rauque et déréglé. Il y avait là un égarement, une incohérence violente ou brisée, ne rappelant en rien la puissante logique qui régnait dans le reste de sa musique. On eût dit que ces improvisations irréfléchies, qui échappaient à l’œil de la conscience, qui jaillissaient de la chair plus que de la pensée, comme un cri d’animal, révélassent un déséquilibre de l’âme, un orage se préparant, au fond de l’avenir. Christophe ne s’en apercevait pas; mais Olivier écoutait, regardait Christophe, et il était vaguement inquiet. Dans son état de faiblesse, il avait une pénétration singulière, lointaine: il apercevait des choses que nul ne remarquait.


Christophe, plaquant un dernier accord, s’arrêta en sueur, hagard; il promena autour de lui son regard encore trouble, rencontra le regard d’Olivier, se mit à rire, et retourna à sa table. Olivier demanda:


– Qu’est-ce que c’était, Christophe?


– Rien du tout, dit Christophe. Je remue l’eau, pour attirer le poisson.


– Est-ce que tu vas écrire cela?


– Cela? Quoi, cela?


– Ce que tu as dit.


– Et qu’est-ce que j’ai dit, je ne me souviens déjà plus.


– Mais à quoi pensais-tu?


– Je ne sais pas, dit Christophe, se passant la main sur le front.


Il se remit à écrire. Le silence retomba dans la chambre des deux amis. Olivier continuait de regarder Christophe. Christophe sentait ce regard; et il se retourna. Les yeux d’Olivier le couvaient avec tant d’affection!


– Paresseux! dit-il gaiement.


Olivier soupira.


– Qu’as-tu? demanda Christophe.


– Ô Christophe! dire qu’il y a tant de choses en toi, là, près de moi, des trésors que tu donneras aux autres et dont je n’aurai pas ma part.


– Es-tu fou? Qu’est-ce qui te prend?


– Quelle sera ta vie? Par quels dangers, par quelles épreuves passeras-tu encore?… Je voudrais être avec toi… Je ne verrai rien de tout cela. Je resterai stupidement en chemin.


– Pour stupide, tu l’es. Crois-tu, par hasard, que même si tu le voulais, je te laisserais en route?


– Tu m’oublieras, dit Olivier.


Christophe se leva, et alla s’asseoir sur le lit, près d’Olivier; il lui prit les poignets, moites d’une sueur de faiblesse. Le col de la chemise s’était ouvert; on voyait la maigre poitrine, la peau frêle et tendue comme un voile qu’un souffle de vent gonfle et qui va se déchirer. Les robustes doigts de Christophe reboutonnèrent maladroitement le col. Olivier se laissait faire.


– Cher Christophe! dit-il tendrement, j’ai eu pourtant un grand bonheur dans ma vie!


– Ah! ça, qu’est-ce que ces idées? dit Christophe, tu vas aussi bien que moi.


– Oui, dit Olivier.


– Alors, pourquoi dis-tu des sottises?


– J’ai tort, fit Olivier, honteux et souriant. C’est cette grippe qui m’abat.


– Il faut se secouer. Houp! Lève-toi.


– Pas maintenant, plus tard.


Il restait à rêver. Le lendemain, il se leva. Mais ce fut pour continuer de rêvasser, au coin du feu.


Avril était doux et brumeux. À travers le voile tiède des brouillards argentés, les petites feuilles vertes dépliaient leurs cocons, les oiseaux invisibles chantaient le soleil caché. Olivier dévidait le fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui l’emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa mère qui pleurait. Antoinette était seule, à l’autre coin du wagon… De délicats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux. De beaux vers venaient d’eux-mêmes agencer leurs syllabes et leurs rythmes chantants. Il était près de sa table; il n’avait qu’à étendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions poétiques. Mais la volonté lui manquait: il était las; il savait que le parfum de ses rêves s’évaporerait dès qu’il voudrait les fixer. C’était toujours ainsi: le meilleur de lui-même ne pouvait s’exprimer; son esprit était un vallon plein de fleurs; mais nul n’en avait l’accès; et dès qu’on les cueillait, les fleurs se flétrissaient. À peine quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques frêles nouvelles, quelques pièces de vers, qui exhalaient une haleine suave et mourante. Cette impuissance artistique avait été longtemps un des plus gros chagrins d’Olivier. Sentir tant de vie en soi, que l’on ne peut pas sauver!… – Maintenant, il était résigné. Les fleurs n’ont pas besoin qu’on les voie, pour fleurir. Elles n’en sont que plus belles dans les champs où nulle main ne les cueille. Heureux, les champs en fleurs qui rêvent au soleil! – De soleil, il n’y en avait guère; mais les rêves d’Olivier n’en fleurissaient que mieux. Que d’histoires tristes, tendres, fantasques, il se raconta, ces jours-là! Elles venaient on ne sait d’où, voguaient comme des nuages blancs sur un ciel d’été, elles se fondaient dans l’air, d’autres leur succédaient; il en était peuplé. Parfois, le ciel restait vide; dans la lumière, Olivier s’engourdissait, jusqu’au moment où de nouveau glissaient, leurs ailes éployées, les barques silencieuses du rêve.


Le soir, le petit bossu venait. Olivier était si plein de ses histoires qu’il lui en conta une, souriant et absorbé. Que de fois il parlait ainsi, regardant devant lui, sans que l’enfant souffla mot! Il finissait par oublier sa présence… Christophe, qui arriva au milieu du récit, fut saisi de sa beauté, et demanda à Olivier de recommencer l’histoire. Olivier s’y refusa:


– Je suis comme toi, dit-il, je ne la sais déjà plus.


– Ce n’est pas vrai, dit Christophe; toi, tu es un diable de Français qui sait toujours tout ce qu’il dit et fait, tu n’oublies jamais rien.


– Hélas! fit Olivier.


– Recommence, alors.


– Cela me fatigue. À quoi bon?


Christophe était fâché.


– Ce n’est pas bien, dit-il. À quoi te sert ta pensée? Ce que tu as, tu le jettes. C’est perdu pour jamais.


– Rien n’est perdu, dit Olivier.


Le petit bossu sortit de l’immobilité où il était resté pendant le récit d’Olivier, – tourné vers la fenêtre, les yeux vagues, la figure froncée, l’air hostile, sans qu’on pût deviner ce qu’il pensait. Il se leva et dit:


– Il fera beau, demain.


– Je parie, dit Christophe à Olivier, qu’il n’a même pas écouté.


– Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure maussade s’illuminait.


– C’est son histoire, à lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain.


– Balivernes! dit Christophe.


*

Le lendemain, Christophe vint prendre Olivier, pour faire une promenade dans Paris. Olivier était guéri; mais il éprouvait toujours son étrange lassitude: il ne tenait pas à sortir, il avait une crainte vague, il n’aimait pas à se mêler à la foule. Son cœur et son esprit étaient braves; la chair était débile. Il avait peur des cohues, des bagarres, de toutes les brutalités; il savait trop qu’il était fait pour en être victime, sans pouvoir – sans vouloir – se défendre: car il avait horreur de faire souffrir, autant que de souffrir. Les corps maladifs répugnent plus que les autres à la souffrance physique, parce qu’ils la connaissent mieux, et que leur imagination la leur représente plus immédiate et plus saignante. Olivier rougissait de cette lâcheté de son corps que contredisait le stoïcisme de sa volonté, et il s’efforçait de la combattre. Mais, ce matin, tout contact avec les hommes lui était pénible, il eût voulu rester enfermé, tout le jour. Christophe le semonça, le railla, voulut à tout prix qu’il sortît pour s’arracher à sa torpeur: depuis dix jours il n’avait pas pris l’air. Olivier faisait mine de ne pas entendre. Christophe dit:


– C’est bon, je m’en vais sans toi. Je vais voir leur premier Mai. Si je ne suis pas revenu ce soir, tu te diras que je suis coffré.


Il partit. Dans l’escalier, Olivier le rejoignit. Il ne voulait pas laisser son ami aller seul.


Peu de monde dans les rues. Quelques petites ouvrières, fleuries d’un brin de muguet. Des ouvriers endimanchés se promenaient d’un air désœuvré. À des coins de rues, près des stations du Métro, des agents, par paquets, se tenaient dissimulés. Les grilles du Luxembourg étaient fermées. Le temps restait toujours brumeux et tiède. Il y avait si longtemps qu’on n’avait vu le soleil!… Les deux amis allaient au bras l’un de l’autre. Ils parlaient peu; ils s’aimaient bien. Quelques mots évoquaient des choses intimes et passées. Devant une mairie, ils s’arrêtèrent pour regarder le baromètre, qui avait une tendance à remonter.


– Demain, dit Olivier, je verrai le soleil.


Ils étaient tout près de la maison de Cécile. Ils pensèrent à entrer pour embrasser l’enfant.


– Non, ce sera pour le retour.


De l’autre côté de l’eau, ils commencèrent à rencontrer plus de monde. Des promeneurs paisibles, des costumes et des visages du dimanche; des badauds avec leurs enfants; des ouvriers qui flânaient. Deux ou trois portaient à la boutonnière l’églantine rouge; ils avaient l’air inoffensifs: c’étaient des révolutionnaires qui se forçaient à l’être; on sentait chez eux un cœur optimiste, qui se satisfaisait des moindres occasions de bonheur: qu’il fît beau ou simplement passable, en ce jour de congé, ils en étaient reconnaissants… ils ne savaient trop à qui… à tout ce qui les entourait. Ils allaient sans se presser, épanouis, admirant les bourgeons des arbres, les toilettes des petites filles qui passaient; ils disaient avec orgueil:


– Il n’y a qu’à Paris qu’on peut voir des enfants aussi bien habillés…


Christophe plaisantait le fameux mouvement prédit… Bonnes gens!… On avait de l’affection pour eux, avec un grain de mépris.


À mesure qu’ils avançaient, la foule s’épaississait. De louches figures blêmes, des gueules crapuleuses, se glissaient dans le courant, aux aguets, attendant l’heure et la proie à happer. La bourbe était remuée. À chaque pas, la rivière se faisait plus trouble. Maintenant, elle coulait, opaque. Comme des bulles d’air venues du fond qui montent à la surface grasse, des voix qui s’appelaient, des coups de sifflet, des cris de camelots, perçaient le bruissement de cette multitude et en faisaient mesurer les couches amoncelées. Au bout de la rue, près du restaurant d’Aurélie, c’était un bruit d’écluses. La foule se brisait contre des barrages de police et de troupes. Devant l’obstacle, elle formait une masse pressée, qui houlait, sifflait, chantait, riait, avec des remous contradictoires… Rire du peuple, seul moyen d’exprimer mille sentiments obscurs, qui ne peuvent trouver un débouché par les mots!…


Cette foule n’était pas hostile. Elle ignorait ce qu’elle voulait. En attendant qu’elle le sût, elle s’amusait, – à sa façon, nerveuse, brutale, sans méchanceté encore, – à pousser et à être poussée, à insulter les agents, ou à s’apostropher. Mais peu à peu, elle s’énervait. Ceux qui venaient par derrière, impatientés de ne rien voir, étaient d’autant plus provocants qu’ils avaient moins à risquer, sous le couvert de ce bouclier humain. Ceux qui étaient devant, écrasés entre ceux qui poussaient et ceux qui résistaient, s’exaspéraient d’autant plus que leur situation devenait intolérable; la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et tous, à mesure qu’ils étaient plus serrés les uns contre les autres, comme un bétail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur pénétrait la poitrine et les reins; il leur semblait qu’ils ne formaient qu’un bloc; et chacun était tous, et chacun était un géant Briarée [5]. Une vague de sang refluait, par moments au cœur du monstre à mille têtes; les regards se faisaient haineux et les cris meurtriers. Des individus qui se dissimulaient au troisième ou au quatrième rang, commencèrent à jeter des pierres. Aux fenêtres des maisons, des familles regardaient; elles se croyaient au spectacle; elles excitaient la foule, et attendaient, avec un petit frémissement d’impatience angoissée, que la troupe chargeât.


Au milieu de ces masses compactes, à coups de genoux et de coudes, Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le bloc vivant s’entr’ouvrait un instant, pour les laisser passer, et se refermait aussitôt derrière eux. Christophe jubilait. Il avait complètement oublié que, cinq minutes avant, il niait la possibilité d’un mouvement populaire. À peine avait-il mis la jambe dans le courant qu’il était happé: étranger à cette foule française et à ses revendications, il s’y était subitement fondu; peu lui importait ce qu’elle voulait: il voulait! Peu lui importait où il allait: il allait respirant ce souffle de démence…


Olivier suivait, entraîné, mais sans joie, lucide, ne perdant jamais la conscience de soi, mille fois plus étranger que Christophe aux passions de ce peuple qui était le sien, et emporté pourtant par elles comme une épave. La maladie, qui l’avait affaibli, détendait ses liens avec la vie. Qu ’il se sentait loin de ses gens!… Comme il était sans délire et que son esprit était libre, les plus petits détails des choses s’inscrivaient en lui. Il regardait avec délices la nuque dorée d’une fille devant lui, son cou pâle et fin. Et en même temps, l’acre odeur qui fermentait de ces corps entassés l’écœurait.


– Christophe, supplia-t-il.


Christophe n’écoutait pas.


– Christophe!


– Hé?


– Rentrons.


– Tu as peur? dit Christophe.


Il continua son chemin. Olivier, avec un sourire triste, le suivit.


À quelques rangs devant eux dans la zone dangereuse où le peuple refoulé formait comme une barre, il aperçut juché sur le toit d’un kiosque à journaux son ami, le petit bossu. Accroché des deux mains, accroupi dans une pose incommode, il regardait en riant par delà la muraille des troupes; et il se retournait vers la foule, d’un air de triomphe. Il remarqua Olivier, et lui adressa un regard rayonnant; puis, il se mit de nouveau à épier là-bas, du côté de la place, avec des yeux élargis d’espoir, attendant… Quoi donc? – Ce qui devait venir… Il n’était pas le seul. Bien d’autres, autour de lui, attendaient le miracle! Et Olivier, regardant Christophe, vit que Christophe attendait aussi…


Il appela l’enfant, lui cria de descendre. Emmanuel fit mine de ne pas entendre, et ne regarda plus. Il avait vu Christophe. Il était bien aise de s’exposer dans la bagarre, en partie pour montrer son courage à Olivier, en partie pour le punir de ce qu’il était avec Christophe.


Cependant il avait retrouvé dans la foule quelques-uns de leurs amis, Coquart à la barbe d’or, qui, lui, n’attendait rien que quelques bousculades, et qui, d’un œil expert, surveillait le moment où le vase allait déborder. Plus loin, la belle Berthe, qui échangeait des mots verts avec ses voisins, en se faisant peloter. Elle avait réussi à se glisser au premier rang, et elle s’enrouait à insulter les agents. Coquard s’approcha de Christophe. Christophe, en le voyant, retrouva sa gouaillerie:


– Qu’est-ce que j’avais dit? Il ne se passera rien du tout.


– Savoir! dit Coquard. Ne restez pas trop là. Ça ne tardera pas à se gâter.


– Quelle blague! fit Christophe.


À ce moment, les cuirassiers, lassés de recevoir des pierres, avancèrent pour déblayer les entrées de la place; les brigades centrales marchaient devant, au pas de course. Aussitôt la débandade commença. Selon le mot de l’Évangile, les premiers furent les derniers. Mais ils s’appliquèrent à ne pas le rester longtemps. Pour se dédommager de leur déroute les fuyards furieux huaient ceux qui les poursuivaient, et criaient: «Assassins!» avant que le premier coup eût été porté. Berthe filait entre les rangs, comme une anguille, et poussait des cris aigus. Elle rejoignit ses amis; à l’abri derrière le vaste dos de Coquard, elle reprit haleine, se serra contre Christophe, lui pinça le bras, par peur ou pour toute autre raison, décocha une œillade à Olivier, et montra le poing à l’ennemi, en glapissant. Coquard prit Christophe par le bras, et lui dit:


– Allons, chez Aurélie.


Ils n’avaient que quelques pas à faire. Avec Graillot, Berthe les y avait précédés. Christophe allait entrer, suivi par Olivier. La rue était en dos d’âne. Du trottoir, devant la crémerie, on dominait la chaussée, du haut de cinq à six marches. Olivier respirait, sorti du flot. Il répugna à l’idée de se retrouver dans l’atmosphère empestée du cabaret et les braillements de ces énergumènes. Il dit à Christophe:


– Je vais à la maison.


– Va, mon petit, dit Christophe, je te rejoindrai dans une heure.


– Ne t’expose plus, Christophe!


– Trembleur! fit Christophe en riant.


Il entra dans la crémerie.


Olivier allait tourner l’angle de la boutique. Quelques pas encore, et il était dans une ruelle transversale qui l’éloignait de la bousculade. L ’image de son petit protégé lui traversa l’esprit. Il se retourna et le chercha des yeux. Il l’aperçut à l’instant précis où Emmanuel qui s’était laissé choir de son poste d’observation, roulait par terre, bousculé par la foule; les fuyards passaient dessus; les agents arrivaient. Olivier ne réfléchit point: il sauta en bas des marches, et courut au secours. Un terrassier vit le danger, les sabres dégainés, Olivier qui tendait la main à l’enfant pour le relever, le flot brutal des agents qui les renversaient tous deux. Il cria, et se précipita à son tour. Des camarades le suivirent en courant. D’autres, qui étaient sur le seuil du cabaret. Puis, à leurs appels, les autres qui étaient rentrés. Les deux bandes se prirent à la gorge, comme des chiens. Et les femmes restées en haut des marches hululaient. – Ainsi, le petit bourgeois aristocrate déclencha le ressort de la bataille, que nul ne voulait moins que lui…


Christophe, entraîné par les ouvriers, s’était jeté dans la bagarre, sans savoir qui l’avait causé. Il était à cent lieues de penser qu’Olivier s’y trouvait mêlé. Il le croyait bien loin déjà, tout à fait à l’abri. Impossible de rien voir du combat. Chacun avait assez à faire de regarder qui l’attaquait. Olivier avait disparu dans le tourbillon: une barque qui coule au fond… Un coup de poing, qui ne lui était pas destiné, l’avait atteint au sein gauche; il venait de tomber; la foule le piétinait. Christophe avait été balayé par un remous jusqu’à l’autre extrémité du champ de bataille. Il n’y apportait aucune animosité; il se laissait pousser et poussait avec allégresse, ainsi qu’à une foire de village. Il pensait si peu à la gravité des choses qu’il eut l’idée bouffonne, empoigné par un agent à la carrure énorme et l’empoignant à bras-le-corps, de lui dire:


– Un tour de valse, mademoiselle?


Mais un second agent lui ayant sauté sur le dos, il se secouait comme un sanglier, et il les bourrait de coups de poing tous les deux: il n’entendait pas se laisser prendre. L’un de ses adversaires, celui qui l’avait saisi par derrière, roula sur les pavés. L’autre, furieux, dégaina. Christophe vit la pointe du sabre à deux doigts de sa poitrine; il l’esquiva et, tordant le poignet de l’homme, il tâcha de lui arracher l’arme. Il ne comprenait plus; jusqu’à ce moment, ce lui avait semblé un jeu… Ils restaient là à lutter, et ils se soufflaient au visage. Il n’eût pas le temps de réfléchir. Il aperçut le meurtre dans les yeux de l’autre; et le meurtre s’éveilla en lui. Il vit qu’il allait être égorgé comme un mouton. D’un brusque mouvement, il retourna le poignet et le sabre contre la poitrine de l’homme; il enfonça, il sentit qu’il tuait, il tua. Et soudain, tout changea à ses yeux; il était ivre, il hurla.


Ses cris produisirent un effet inimaginable. La foule avait flairé le sang. En un instant, elle devint une meute féroce. On tirait, de tous côtés. Aux fenêtres des maisons parut le drapeau rouge. Et le vieil atavisme des révolutions parisiennes fit surgir une barricade. La rue fut dépavée, des becs de gaz tordus, des arbres abattus, un omnibus renversé. On utilisa une tranchée ouverte depuis des mois pour les travaux du Métropolitain. Les grilles de fonte, autour des arbres, brisées en morceaux, fournirent des projectiles. Des armes sortaient des poches et du fond des maisons. En moins d’une heure, ce fût l’insurrection: tout le quartier en état de siège. Et sur la barricade, Christophe, méconnaissable, hurlait son chant révolutionnaire, que vingt voix répétaient.


Olivier avait été porté chez Aurélie. Il était sans connaissance. On l’avait déposé dans l’arrière-boutique sombre, sur un lit. Au pied, le petit bossu se tenait, atterré. Berthe avait eu d’abord une grosse émotion: elle avait cru de loin, que Graillot était blessé, et son premier cri, en reconnaissant Olivier, avait été:


– Quel bonheur! Je croyais que c’était Léopold…


Maintenant apitoyée, elle embrassait Olivier, et lui soutenait la tête sur l’oreiller. Avec sa tranquillité habituelle, Aurélie avait défait les vêtements et appliquait un premier pansement. Manousse Heimann se trouvait là fort à propos, avec Canet son inséparable. Par curiosité, comme Christophe, ils étaient venus regarder la manifestation; ils avaient assisté à la bagarre et vu tomber Olivier. Canet pleurait comme un veau; et en même temps, il pensait:


– Que suis-je venu faire dans cette galère?


Manousse examina le blessé; tout de suite, il le jugea perdu. Il avait de la sympathie pour Olivier; mais il n’était pas homme à s’attarder sur l’irrémédiable; et il ne s’occupa plus de lui, pour songer à Christophe. Il admirait Christophe, comme un cas pathologique. Il savait ses idées sur la Révolution; et il voulait l’arracher au danger stupide que Christophe courait pour une cause qui n’était pas la sienne. Le risque de se faire casser la tête dans l’échauffourée n’était pas le seul: si Christophe était pris, tout le désignait à des représailles. On l’en avait prévenu depuis longtemps, la police guettait; on lui ferait endosser non seulement ses sottises, mais aussi celles des autres. Xavier Bernard, que Manousse venait de rencontrer, rôdant parmi la foule, autant par amusement que par devoir professionnel, lui avait fait signe en passant, et lui avait dit:


– Votre Krafft est idiot. Croiriez-vous qu’il est en train de faire le joli cœur sur la barricade! Nous ne le raterons pas, cette fois. Nom de Dieu! Faites-le filer.


Plus facile à dire qu’à faire! Si Christophe venait à savoir qu’Olivier mourait, il deviendrait fou furieux, il tuerait, il serait tué. Manousse dit à Bernard:


– S’il ne part pas sur-le-champ, il est perdu. Je vais l’enlever.


– Comment?


– Dans l’auto de Canet, qui est là au coin de la rue.


– Mais pardon, pardon… dit Canet suffoqué.


– Tu le mèneras à Laroche, continua Manousse. Vous arriverez à temps pour l’express de Pontarlier. Tu l’emballeras pour la Suisse.


– Il ne voudra jamais.


– Il voudra. Je vais lui dire que Jeannin l’y rejoindra, qu’il est déjà parti.


Sans écouter les objections de Canet, Manousse alla chercher Christophe sur la barricade. Il n’était pas fort brave, il faisait le gros dos, chaque fois qu’il entendait un coup de feu; et il comptait les pavés sur lesquels il marchait, – (nombre pair ou impair) – pour savoir s’il serait tué. Mais il ne recula pas, il alla jusqu’au bout. Quand il arriva, Christophe, juché sur une roue de l’omnibus renversé, s’amusait à tirer en l’air des coups de revolver. Autour de la barricade, la tourbe de Paris, vomie des pavés, avait grossi comme l’eau sale d’un égout après une forte pluie. Les premiers combattants étaient noyés par elle. Manousse héla Christophe, qui lui tournait le dos. Christophe n’entendit pas. Manousse grimpa vers lui, le tirant par la manche. Christophe le repoussa, faillit le faire tomber. Manousse, tenace, de nouveau se hissa, et cria:


– Jeannin…


Dans le vacarme, le reste de la phrase se perdit. Christophe se tut brusquement, laissa tomber son revolver, et, dégringolant de son échafaudage, il rejoignit Manousse, qui l’entraîna.


– Il faut fuir, dit Manousse.


– Où est Olivier?


– Il faut fuir, répéta Manousse.


– Pourquoi, diable? dit Christophe.


– Dans une heure la barricade sera prise. Ce soir, vous serez arrêté.


– Et qu’est-ce que j’ai fait?


– Regardez vos mains… Allons!… Votre affaire est claire, on ne vous épargnera pas. Tous vous ont reconnu. Pas un instant à perdre.


– Où est Olivier?


– Chez lui.


– Je vais le rejoindre.


– Impossible. La police vous attend, à la porte. Il m’envoie vous prévenir. Filez.


– Où voulez-vous que j’aille?


– En Suisse. Canet vous enlève dans son auto.


– Et Olivier?


– Nous n’avons pas le temps de causer…


– Je ne pars pas sans le voir.


– Vous le verrez là-bas. Il vous retrouvera demain. Il prend le premier train. Vite! Je vous expliquerai.


Il empoigna Christophe. Christophe étourdi par le bruit et par le vent de folie qui venait de souffler en lui, incapable de comprendre ce qu’il avait fait et ce qu’on demandait de lui, se laissa entraîner. Manousse le prit par un bras, de l’autre main prit Canet, qui n’était pas ravi du rôle qu’on lui attribuait dans l’affaire; et l’installa dans l’auto. Le bon Canet eût été navré que Christophe fût pris; mais il eût préféré que ce fût un autre que lui qui le sauvât. Manousse le connaissait. Et comme sa poltronnerie lui inspirait des doutes, sur le point de les quitter, au moment où l’auto s’ébrouait pour partir, il se ravisa soudain, et monta auprès d’eux.


*

Olivier n’avait pas repris connaissance. Il n’y avait plus dans la chambre qu’Aurélie et le petit bossu. La triste chambre, sans air et sans lumière! Il faisait presque nuit… Olivier, un instant émergea de l’abîme. Sur sa main il sentit les lèvres et les larmes d’Emmanuel, il sourit faiblement, et mit avec effort sa main sur la tête de l’enfant. Comme sa main était lourde!… Il disparut de nouveau…


Près de la tête du mourant, sur l’oreiller, Aurélie avait placé un petit bouquet du premier Mai, quelques brins de muguet. Un robinet mal fermé s’égouttait dans la cour, sur un seau. Des images tremblèrent une seconde, au fond de la pensée, comme une lumière qui va s’éteindre… Une maison de province, des glycines aux murs; un jardin, où un enfant jouait: il était couché sur une pelouse; un jet d’eau s’égrenait dans la vasque de pierre. Une petite fille riait.

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