Iain M. Banks L’usage des armes

PRÉFACE

Dans L’Homme des jeux[1] et dans Une forme de guerre[2], comme dans le roman qu’on va lire et dans quelques nouvelles, Iain Banks réussit à renouveler le thème de l’utopie et à lui donner une forme résolument moderne, voire post-moderne[3]. Une forme moderne parce qu’à l’utopie figée dans sa perfection des siècles passés, il substitue une société dotée d’un projet évolutif, celui d’une assez bonne société assez riche et assez tolérante pour se donner pour horizon l’hédonisme généralisé, à l’échelle galactique. Une forme post-moderne parce que cette société anarchique et anarchiste, sceptique et tolérante, ne dérive ses valeurs d’aucun idéal métaphysique, d’aucune théorie de l’histoire, de la vie, de l’humanité, qu’elle n’applique aucun principe défini si ce n’est celui de vivre et laisser vivre. Tout au plus accepterait-elle l’impératif kantien de la réciprocité morale, à savoir de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il vous fît, mais sans en tirer aucune conséquence métaphysique.

En fait, la Culture a érigé, au bout d’une longue histoire, en principe suprême une esthétique du bien-être. Et comme il est inesthétique et donc désagréable aux yeux de ses ressortissants de savoir que d’autres souffrent ailleurs, elle ne supporte pas que s’exercent, même en dehors de son aire, des tyrannies, des injustices, des oppressions et toutes les grandes et petites monstruosités qui constituent la trame ordinaire de l’histoire des peuples. Elle est conduite au prosélytisme, à intervenir dans l’histoire des autres, à exercer des pressions et même à se montrer à l’occasion musclée, pour faire partager ses valeurs à d’autres sociétés, les amener à évoluer dans le sens de son esthétique du bien-être. Cela conduit plus ou moins vite à leur absorption par la Culture. Elle agit pour le bien de gens mais aussi dans le sens de son développement, par une sorte d’impérialisme éthique, sans en tirer apparemment d’autre avantage qu’une conscience en paix, ce qui n’est pas rien.

Comme la Culture a une longue pratique de l’évolution des sociétés, elle a trop d’expérience pour croire aux vertus du prêche et de l’argumentation. Elle sait aussi que la force n’a jamais persuadé durablement personne d’entrer dans la voie du respect d’autrui, de la générosité et des bonnes manières. La meilleure éducation est encore celle que forgent à une société les vicissitudes du sort. La Culture accepte donc de jouer le rôle d’un destin absolument discret qui élaguerait dans une société sauvage certaines tendances et en développerait d’autres. La Culture est un jardinier des histoires, un éleveur de peuples. Elle intervient donc sur celles qu’elle considère comme primitives, c’est-à-dire comme moralement inesthétiques, pour les faire progresser, par petites touches, par manipulations successives qui n’excluent pas la violence, voire le déclenchement de guerres et autres tribulations. Mais ces manipulations petites ou grandes exigent qu’on se salisse les mains. On ne transforme pas les habitudes de sauvages sans utiliser des mœurs de sauvages.

C’est ici qu’intervient Circonstances Spéciales, une branche de Contact.

Comme son nom l’indique, Contact est chargé par la grande société galactique d’observer et d’évaluer les sociétés qu’elle rencontre dans son expansion. Dans bien des cas, Contact se contente de les étudier, d’archiver quelques milliards de notes, et de les laisser provisoirement à leurs avenirs incertains. Mais dans certains cas, Contact décide qu’il y a quelque chose à faire, ou qu’il faut absolument faire quelque chose. Il faut aller au charbon. C’est le rôle de Circonstances Spéciales. Un rôle nécessairement cynique comme le savent tous ceux qui se sont occupés de politique ou de diplomatie discrète.

Bien entendu les ressortissants directs de la Culture, même membres de Circonstances Spéciales, ne réussiraient pas à tenir en personne le rôle de chefs de guerre, de politiciens, d’assassins, voire de tortionnaires, qui est le lot de ceux qui pèsent directement sur le cours de l’histoire. Leur esthétisme moral ne le leur permettrait pas. Il leur faut donc des délégués, voire des marionnettes. Ces agents, aussi spéciaux que les Circonstances, sont prélevés discrètement là où il faut, améliorés, entraînés, équipés, rémunérés. À eux les sales besognes et, du reste, ils n’y rechignent pas.

Bien que la Culture et en tout cas ses membres relativement peu nombreux qui s’intéressent à la question admettent que de tout ce mal doit sortir ultérieurement un plus grand bien, il y a là une source de malaise. La bonne conscience universelle de la Culture souffre de mauvaise conscience persistante. Certes, raisonnent les citoyens concernés de la Culture, on ne peut pas souffrir qu’un mal perdure dès que l’on sait qu’il existe et qu’on ne peut plus choisir de l’ignorer, de faire comme s’il n’avait jamais existé, comme si on ne l’avait jamais découvert. Mais le remède à cet intolérable consiste en un autre intolérable, se trouver à la source, sinon être l’agent direct, d’autres maux, violences, atrocités, massacres, et ne pas pouvoir l’ignorer. La métaphore du chirurgien, qui ne peut pas soigner sans cruauté, c’est-à-dire étymologiquement sans répandre le sang, les convainc d’autant moins qu’un tel exercice de cet art appartient à leur passé sauvage et qu’ils connaissent d’autres moyens, plus sûrs, de guérir.

Comme chacun sait, la plupart des membres de Circonstances Spéciales directement issus de la Culture souffrent fréquemment de crises morales gravissimes qui les conduisent à des extrémités comme l’ascétisme, l’hibernation prolongée, voire le suicide. Aux yeux de leurs collègues de Contact, déjà suspects, et plus encore de tous les autres ressortissants de la Culture, les agents de Circonstances Spéciales sont inexprimablement altérés : ils ont eu un contact direct avec le Mal, ils l’ont même manié, et ils ne peuvent pas en être sortis indemnes ; pour cela, il faudrait que la Culture admette le concept de sainteté, et comme elle ignore radicalement tout mysticisme et toute transcendance, elle ne peut tout simplement pas le comprendre, encore moins l’éprouver.

D’où vient alors que l’élite de la Culture se dispute les trop rares postes de Circonstances Spéciales et qu’ils exercent sur leurs concitoyens une fascination à la limite de l’envie ? C’est que la Culture est en proie à un ennemi secret, l’ennui. Le moindre citoyen ne manque certes pas de distractions. La vie quotidienne de la plupart ressemble à une permanente croisière interstellaire de luxe. Mais justement, elle est interminable et ces loisirs organisés ont un goût de simulations, manquent du mordant âpre de la réalité. Les gens de la Culture savent bien que la vraie vie est en dehors de ses limites. Or ils ne peuvent guère rencontrer l’inédit, l’inconnu dans la science puisqu’ils ne sauraient y rivaliser avec les formidables intelligences artificielles. Et l’art qui n’est pas nourri par une possible souffrance tourne vite au ressassement. Le mal est le dernier objet de désir quand on a tout le reste et au-delà. Aussi, ce bon docteur Jekyll qu’est la Culture aspire-t-il toujours à rencontrer son Mr Hyde. Et les gens de la Culture sont fascinés par ceux de Circonstances Spéciales parce que ces derniers ont accès par procuration à ce qu’on pourrait appeler la vraie vie, la dernière occasion de transformer quelque chose du monde.

Au-delà, les citoyens de la Culture, ceux en tout cas en qui il est demeuré quelque chose d’atavique, d’inquiétant, d’indomptable, désirent plus que tout rejoindre une variété de la réalité, fût-elle synonyme de maladie, de souffrance, de mort prématurée. La perfection est l’ennemie du désir, et l’habitude de la jouissance. Alors, l’utopie de l’utopie, cela devient notre terrible quotidien, ainsi dans L’État des arts, une longue et splendide nouvelle de Iain M. Banks où vous retrouverez deux de vos civilisations préférées, la leur et la vôtre[4].

Cette double malédiction, souffrir de traiter le mal par le mal et s’abandonner à la séduction du mal et de la souffrance, représente-t-elle le sort de toute société idéale, ou du moins de toute assez bonne société ? À lire Banks qui est là-dessus assez convaincant, on serait tenté de le penser. Une idée me vient. C’est que la Culture a absolument besoin de cet environnement à ses yeux pervers qu’elle s’efforce inlassablement de réduire. C’est sa dernière justification, son ultime ouverture sur la résistance du réel. Si elle parvient à faire régner sa bienveillance confite sur tout l’univers, elle cessera d’être un idéal, ne sera plus, au sens strict, qu’un reflet d’elle-même, mort-vivant. Ainsi Iain M. Banks nous invite peut-être à une réflexion surprenante sur la nécessité du mal.

Ou bien cette place donnée aux confins de la Culture, à Contact, à Circonstances Spéciales et à ses agents peu recommandables, représente-t-elle seulement pour Iain M. Banks un piment nécessaire, voire une inclination naturelle à une certaine perversité dont il avait fait preuve dans Le Seigneur des guêpes[5]. Même ses drones sont à l’occasion méchants. On sait bien que le bonheur n’est pas un bon sujet de romans, pas plus que les bons sentiments. Le malheur est bien plus amusant ainsi que la méchanceté. Peut-être Banks n’a-t-il pu nous faire entrevoir les délices de la Culture qu’à partir de son extérieur, des zones d’ombres, parfois d’immondices, qui l’entourent et qui sont tellement plus proches de notre univers ? Sans quoi il nous aurait fait périr d’ennui.

En tout cas, L’Usage des armes adopte une forme littéraire élaborée qui épouse parfaitement le chemin sinueux, non dépourvu de perversité formelle, qui va de la civilisation de la Culture à la barbarie et retour. Je recommande à ses lecteurs de lire le livre deux fois, une première fois selon l’ordre des pages, et une seconde fois en suivant la numérotation des chapitres à partir de la fin, en chiffres romains à l’aller, en lettres au retour. Ils feront d’intéressantes découvertes chronologiques et pourront étudier à loisir les tours de passe-passe d’un écrivain hors pair.


Gérard KLEIN

Загрузка...