Très Saint-Père,
On dit que vous n’êtes pas content, depuis le 19 avril de cette année, la vingtième de votre glorieux pontificat. Le dénouement inattendu de ma joyeuse mystification vous a mis, assure-t-on, en grande colère, comme un simple père Duchesne; car, savoir qu’on a été mystifié pendant douze ans par un libre-penseur sceptique est chose éminemment désagréable, quand on est le représentant de l’Esprit-Saint, quand on est directement et de façon permanente inspiré par le divin pigeon; mais savoir que cette posture ridicule est connue du monde entier, voilà le comble du désagrément, voilà ce qui vexe au suprême degré. O mon pape, quelle tuile pour le dogme de votre infaillibilité!…
Un fumiste Marseille s’est payé votre vénérable tête; horreur! — Et il avait pris ses mesures pour que sa fumisterie se terminât en éclatant comme une bombe, avec un vacarme retentissant dans la presse des deux hémisphères; malédiction!
Joachim, mon vieux Joachim, je comprends votre saint courroux.
Il me semble voir votre grimace, à la lecture de cet amusant article dans lequel Henri Rochefort résuma si bien la situation:
«Ce très saint-père, qui a reçu le fumiste en audience particulière, ne peut contester avoir été de mèche avec lui; sans quoi, son infaillibilité, dont il a fait un dogme, serait immédiatement réduite en poussière.
Du moment où il ne s’est pas aperçu du tour que se disposait à lui jouer son visiteur, que devient cette lumière d’en haut sur laquelle repose, aux yeux des gâteux du catholicisme, tout le pouvoir des successeurs de saint Pierre?
Léo Taxil s’est fichu de lui, mais lui se fichait de nous; et si le premier a, pendant douze ans, fait avaler ses blagues aux évêques, le second nous ingurgite les siennes depuis douze siècles.
Ou le nommé Pecci n’est pas plus infaillible que vous ni moi, et il ne lui reste qu’à donner, sans délai, sa démission de représentant d’un dieu qu’il ne représente en quoi que ce soit;
Ou, étant infaillible, il s’est constitué l’associé d’un blagueur dont il se servait pour soutirer l’argent des adversaires de la franc-maçonnerie; auquel cas, il n’y aurait plus qu’à charger les gendarmes d’aller l’arrêter dans son palais, pour abus de confiance et soustraction frauduleuse.»
Trois fois hélas! mon vieux Joachim, voilà le dilemme qu’un illustre pamphlétaire vous a posé, au milieu des bravos de la galerie. Et de Paris à New-York, de Londres à Montevideo, la presse universelle a répété le dilemme; et partout les applaudissements ont retenti, partout on s’est esclaffé de votre confusion, de partout les pieds de nez se sont esquissés, moqueurs, dans la direction de votre triple couronne. Et vous vous demandiez, ô le treizième des sacrés Léons, si ce n’était point là un cauchemar!…
De cauchemar, point. Vous étiez bien éveillé, et le formidable éclat de rire qui secoua le globe était l’irritante réalité.
Très Saint-Père, je vous dois une consolation.
Le flot de l’impiété grossit tous les jours; c’est une véritable marée qui monte, monte sans cesse. Dans la chère France, qui est la fille aînée de l’Église, l’enseignement a été laïcisé depuis bien des années déjà; de telle sorte que les nouvelles générations qui s’élèvent dans les écoles de l’État ne connaissent pas le premier mot de l’Histoire Sainte.
En plusieurs circonstances, j’ai constaté, avec une douleur indicible, que des jeunes gens ignorent les édifiantes aventures d’Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Josué, Gédéon, Samson, Samuel, Booz, Saül, David, Salomon, Élie, Élisée, Jonas, Ézéchiel, Esther, Tobie, Judith, Daniel, etc., etc. De ces noms célèbres et vénérés, ils ont tout au plus une vague idée. À la question qu’un digne prêtre posa naguère: «Connaissez-vous les Macchabées?» il fut répondu: «Très peu; je ne suis allé que deux fois voir la Morgue.»
Un tel état de choses est navrant. Où irons-nous, juste ciel, si la connaissance des pieux épisodes de la Bible se perd, si les écrits inspirés autrefois par le divin pigeon tombent dans l’oubli?… Il est temps de réagir, Très Saint-Père.
C’est pourquoi j’entreprends une nouvelle édition des Saintes Écritures. Je n’omettrai rien, et je tâcherai de rendre cette lecture aussi attrayante que possible. Vous verrez ça. À mon prochain voyage à Rome, je solliciterai de votre auguste main encore une bénédiction spéciale, à ajouter à ma précieuse collection.
Si cependant, vous en rapportant à moi, vous daignez m’envoyer cette bénédiction de premier choix, sans attendre ma visite, — Très Saint-Père, ne vous gênez pas.
La joie de vous avoir mystifié ne diminue en rien mon zèle pour la diffusion des grandes vérités éternelles, qui sont la base de la religion sublime dont vous êtes le pontife souverain. Je ne dis pas que ma Bible Amusante contribuera beaucoup à raffermir la foi; mais elle aura néanmoins un avantage incontestable: en pénétrant parmi les victimes de l’État laïcisateur, en se faisant lire de ceux qui maintenant ignorent ou ne connaissent que vaguement toutes ces belles choses, elle leur révélera ce qu’il est nécessaire de croire pour avoir le droit de se dire fils de l’Église catholique, apostolique et romaine.
Si, après ça, quelques-uns veulent admettre qu’il est possible à un homme de vivre trois jours dans le ventre d’une baleine, sans parler des autres miracles bibliques, vous me devrez, mon vieux Joachim, de chaleureux remerciements pour vous avoir valu des recrues inespérées.
Alors, sans rancune au sujet de ma mystification, n’est-ce pas?… Ce livre vous aura consolé, et nous redeviendrons bons amis, comme avant le 19 avril.
Voyons, ne te fais pas prier, Léon. Envoie-moi un petit à-compte de bénédiction, par retour du courrier.
Paris, le 20 juin 1897 — Léo Taxil.
Or, apprenez donc ce que l’esprit de Dieu dicta à Moïse, prétendu auteur sacré, à qui est attribuée la Genèse, premier livre de l’Écriture Sainte; et vous constaterez, à chaque instant, que l’esprit de Dieu, à moins d’être d’une ignorance crasse, est fumiste, essentiellement fumiste, plus fumiste que l’inventeur de la grande-maîtresse palladiste Diana Vaughan.
Dieu est de toute éternité; mais, au commencement des temps, il était seul dans le néant. Rien n’existait, sauf lui, s’appelant alors Elohim, nom hébreu sous lequel il est désigné par le premier verset de la Bible; et ce nom est un pluriel, ce qui est bien singulier pour un monsieur tout seul.
Donc, Elohim, — qui est aussi Jéhovah, Sabaoth, Adonaï, ainsi que nous le verrons plus loin, — Elohim s’embêtait (ou s’embêtaient) à six francs par tête au milieu de son chaos; «tohu-bohu» est le terme biblique, tohu-bohu qui signifie sens dessus dessous.
L’éternité étant démesurément longue, maître Elohim s’embêta pendant des milliards et des milliards de siècles. Enfin, il eut une idée: étant Dieu, c’est-à-dire tout-puissant, il jugea que s’embêter toujours sans rien faire serait le comble de la bêtise, et il résolut de créer.
Il aurait pu tout créer d’un seul coup. Eh bien, non; mieux valait prendre son temps, lui sembla-t-il. Et il fit le ciel et la terre, ou, pour mieux dire, la matière apparut sous le simple effort de sa volonté; une matière informe, vide, confuse, encore tohu-bohu, et pleine d’humide. «Et le vent de Dieu courait sur les eaux» (textuel); le lecteur n’est pas forcé de comprendre.
Afin de ne pas commettre de gaffes, il était nécessaire, avant tout, de voir clair; d’où l’on est en droit de conclure que, pendant les mille milliards de siècles précédents, ce pauvre papa Bon Dieu était dans la plus complète obscurité.
Heureusement, il ne se cogna jamais le nez nulle part, puisqu’il n’y avait rien du tout.
«— Que la lumière soit!» commanda l’Éternel.
«Et la lumière fut.»
Quelle était cette lumière? La Bible ne le dit pas; elle se borne à nous apprendre ceci: «Dieu vit que la lumière était bonne». Il en fut satisfait, par conséquent. Son premier soin fut alors de «séparer la lumière d’avec les ténèbres»; inutile encore de chercher à comprendre. «Et Dieu nomma la lumière, Jour; et les ténèbres, Nuit». — «Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin.» Tel fut le premier jour de la création.
Après quoi, papa Bon Dieu s’occupa de créer… devinez quoi… l’étendue, ou, si vous aimez mieux, l’espace. Pour peu qu’on veuille y réfléchir, il est clair que l’espace existait de tout temps, même en supposant une époque où il n’était meublé d’aucune étoile, d’aucune planète. Néanmoins, l’étendue fut créée après la lumière, quoique «créée» soit ici un terme impropre. La Bible, très embrouillée dans son premier chapitre, nous a enseigné, nous venons de le voir, qu’au début de la création Elohim fit le ciel et la terre en tohu-bohu, avec de la matière informe et des masses d’eaux confuses sur lesquelles le vent de Dieu courait; et voici comment le livre sacré explique cette seconde opération, la formation de l’étendue:
«Dieu créa l’étendue et sépara les eaux qui sont au-dessus de l’étendue d’avec celles qui sont au-dessous de l’étendue; et ainsi fut.»
Quelques commentateurs disent qu’il s’agit de l’atmosphère. En tout cas, on lit au verset 8:
«Et Dieu nomma l’étendue, Cieux. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le deuxième jour.»
Quoi qu’il en soit, il ressort de ceci que l’Esprit-Saint conta à l’auteur une superbe blague et abusa de sa naïveté. Cette histoire d’eaux au-dessus et d’eaux au-dessous est la reproduction d’une grosse erreur des peuples primitifs. En effet, tous les anciens croyaient que les cieux étaient quelque chose de solide, de ferme, — d’où le nom de «firmament», — et même on se les imaginait en cristal, attendu que la lumière passait à travers; et l’opinion était qu’au-dessus de cette plaque solide, de ce firmament, il y avait un immense réservoir d’eau. Aujourd’hui, nous savons que la pluie est l’eau attirée, pompée par le soleil, devenue vapeurs, nuages, et retombant ensuite sur terre; mais autrefois on croyait que la pluie venait du grand réservoir supérieur; on supposait des sortes de fenêtres s’ouvrant et se refermant à la plaque du firmament et produisant ainsi les pluies. Et cette opinion, qui maintenant nous fait rire, fut en cours fort longtemps; c’est le sentiment d’Origène, de saint Augustin, de saint Cyrille, de saint Ambroise et d’un nombre considérable de docteurs des premiers siècles du catholicisme. Le fumiste Esprit-Saint se moquait d’eux.
Enfin, passons. Le troisième jour fut employé par papa Bon Dieu à un travail dont les résultats sont plus appréciables que ceux des jours précédents. Il abaissa ses regards sur les eaux de l’au-dessous, et il se dit qu’il serait utile de les rassembler, de façon à faire apparaître des parties sèches, c’est-à-dire des continents.
Alors, les eaux, très obéissantes à sa volonté, se réunirent à part, des profondeurs s’étant creusées pour leur amas; par contre, des hauteurs se formèrent, hérissant de montagnes la surface de la matière solide, tandis que le liquide roulait en flots lents ou précipités vers les gouffres nouveaux.
«Et Dieu nomma le sec, Terre; il nomma aussi l’amas des eaux Mers. Et Dieu vit que cela était bon.»
Il est à remarquer que papa Bon Dieu était, le plus souvent, content de sa besogne.
— Nom d’une pipe! devait-il se dire, ce que j’ai été moule de ne pas avoir créé cela plus tôt!
Ce jour-là, il fut tellement satisfait de ses continents et de ses mers, qu’il voulut faire encore quelque chose avant la tombée de la nuit.
«Que la terre pousse son jet, dit-il, savoir, de l’herbe portant semence, et des arbres fruitiers portant du fruit chacun selon son espèce, qui aient leur semence en eux-mêmes sur la terre. Et ainsi fut.» (1:11)
On ne saurait trop admirer cette délicate attention du Créateur. Impossible d’être plus plein de précautions que lui. En effet, on se demande ce que serait la terre, si Dieu l’avait plantée d’arbres fruitiers portant chacun des fruits autres que ceux de son espèce. Remercions le paternel Elohim de ne pas nous avoir donné des abricotiers produisant des oranges, des orangers produisant des pommes, des pommiers produisant des groseilles, etc.; ce serait à ne plus s’y reconnaître. Ah! oui, remercions Dieu; quel bon papa prévoyant!…
La terre lui ayant obéi et les abricotiers ayant poussé en portant des abricots, Dieu, encore une fois,
«vit que cela était bon. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le troisième jour».
Mais voici bien une autre histoire! Trois jours déjà s’étaient écoulés avec soir et matin, grâce à la lumière créée dès le début: seulement, ce qui est bizarre, cette lumière qui disparaissait à la fin du jour pour faire place aux ténèbres de la nuit, cette lumière illuminait le monde naissant, sans avoir aucun foyer; pas plus de soleil qu’au fond d’une mine de houille. Cette cocasserie mérite une citation textuelle de la Bible:
«14. Puis, Dieu dit: Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue des deux, pour séparer la nuit d’avec le jour, et qui servent de signes, et pour les saisons, et pour les jours, et pour les années;
15. Et qui soient pour luminaires dans l’étendue des cieux, afin de luire sur la terre; et ainsi fut.
16. Dieu donc fit deux grands luminaires: le plus grand luminaire, pour dominer sur le jour, et le moindre, pour dominer sur la nuit; il fit aussi les étoiles.
17. Et Dieu les mit dans l’étendue des cieux, pour luire sur la terre:
18. Et pour dominer sur le jour et sur la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres; et Dieu vit que cela était bon.
19. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le quatrième jour.»
Aucun quiproquo, n’est-ce pas? il s’agit bien du soleil et de la lune. Par conséquent, d’après l’Esprit-Saint, la création du soleil a suivi de quatre jours la création de la lumière! Or, l’Esprit-Saint sait tout, évidemment; sinon, il ne serait pas l’Esprit-Saint, mais un simple imbécile. Chaque fois que la science fait une découverte, l’Esprit-Saint doit rire dans son bec de pigeon et se murmurer en lui-même: Moi, je sais ça de toute éternité; ces pauvres pygmées d’hommes se donnent grand mal pour savoir ce qui est!
Mais alors, pourquoi l’Esprit-Saint a-t-il dicté à Moïse encore cette colossale bêtise, à propos de la lumière et du soleil?… Quel fumiste, décidément!…
En effet, jusqu’à Olaüs Rœmer, astronome de Copenhague, qui vivait au dix-septième siècle (1644–1710), on a cru que le soleil ne produit pas la lumière, mais que la lumière existe dans l’espace et que le soleil ne sert qu’à la «pousser»; cette fausse conception physique a été une erreur de Descartes lui-même. C’est à Rœmer que la science doit la démonstration de cette importante vérité, directement contraire à l’énoncé de la Bible, c’est-à-dire: la lumière qui éclaire notre monde émane du soleil et sa propagation n’est pas instantanée. Le grand astronome danois en arriva même à déterminer exactement la vitesse de la lumière solaire; il établit, et ceci est mille fois prouvé aujourd’hui, que cette lumière met huit minutes dix-huit secondes à nous parvenir de l’astre qui en est le foyer, soit une vitesse de 308, 000 kilomètres par seconde. On sait que Rœmer fut amené à cette grande découverte par l’observation des éclipses des satellites de Jupiter, planète faisant partie de notre système solaire. Rœmer était alors en France, et il s’empressa d’annoncer sa découverte à l’Académie (Voir l’Histoire de l’Académie, séance du 22 novembre 1675)
On peut dire encore, avec Voltaire: «Si Dieu avait d’abord répandu la lumière dans les airs pour être ensuite poussée par le soleil, et pour éclairer le monde, elle ne pouvait être poussée, ni éclairer, ni être séparée des ténèbres, ni faire un jour du soir au matin, avant que le soleil existât; cette théorie est contraire à toute physique, et à toute raison.»
Moïse, fort ignorant en astronomie, s’est donc laissé berner par l’Esprit-Saint; car le divin pigeon savait, au temps où fut écrite la Genèse, ce que Rœmer devait découvrir en 1675.
On remarquera aussi le peu d’importance qu’ont les étoiles, dans la création selon la Bible. Les «deux grands luminaires» sont le soleil et la lune; la lune, qui n’est qu’un satellite de notre planète terrestre! L’ignorante Genèse est bien loin de se douter que lune, terre, et même soleil, sont fort peu de choses dans l’univers; que notre brillant soleil, astre central du monde que nous habitons, est une modeste étoile, une des innombrables étoiles qui composent la voie lactée. L’auteur sacré ne voit que la terre et rapporte tout à la terre, infime planète qui, en réalité, tourne autour d’une étoile de septième grandeur; et cette étoile-soleil, le piètre écrivain la fait dépendre, astronomiquement, de sa planète!
Ah! l’infortuné Moïse serait ébahi, s’il ressuscitait de nos jours. Je m’imagine quelle tête il ferait, si, venant s’instruire, en n’importe quel observatoire d’Europe ou d’Amérique, il apprenait, par exemple, ce qu’est Sirius, étoile de première grandeur: Sirius, la plus belle et la plus brillante des étoiles du ciel, sur laquelle l’Esprit-Saint négligea d’appeler son attention; Sirius, dont la lumière met près de vingt-deux ans à nous arriver, sa distance à la terre étant de 52,174,000 millions de lieues, soit 1,373,000 fois la distance du soleil à la terre. Que dirait le pauvre Moïse, le jour où on lui révélerait l’importance prodigieuse, dans l’univers, des autres mondes solaires qu’il ne soupçonna même pas?
Supposez le professeur enseignant simplement ceci à Moïse, d’après Humboldt:
— Quoique placés à une si grande distance, Sirius et notre soleil appartiennent à la même couche d’étoiles, isolée dans les espaces célestes, une île d’étoiles dans l’univers; et cette île de mondes et de soleils, de forme aplatie, lenticulaire, a dans son grand axe huit cents fois la distance de Sirius à la terre; et, cependant, elle n’est qu’une petite couche, extrêmement mince, si on la compare aux grandes couches, épaisses et profondes, et incomparablement plus riches en étoiles et en soleils, qui l’environnent.
Moïse, qui a bénévolement cru que la terre est le centre de l’univers créé par Dieu, en deviendrait fou.
Revenons à la création selon la Bible:
«20. Puis, Dieu dit: Que les eaux produisent en toute abondance des animaux qui se meuvent et qui aient vie; et que les oiseaux volent sur la terre, vers l’étendue des cieux.
21. Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux vivants et qui se meuvent, que les eaux produisirent en toute abondance, selon leur espèce, et tout oiseau ayant des ailes, selon son espèce; et Dieu vit que cela était bon.
22. Et Dieu les bénit, disant: Croissez et multipliez, et remplissez les eaux dans les mers; et que les oiseaux multiplient sur la terre.
23. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le cinquième jour.
24. Puis, Dieu dit: Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce; les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes de la terre, selon leur espèce; et ainsi fut.
25. Dieu donc fît des bêtes de la terre selon leur espèce, les animaux domestiques selon leur espèce, et les reptiles de la terre selon leur espèce; et Dieu vit que cela était bon.»
Oui-dà, tout cela était bon, et maître Elohim, qui a des mains, les frottait avec satisfaction. Mais il y avait encore mieux à créer.
— Pas un de ces animaux ne me ressemble, et c’est dommage! pensa-t-il. J’ai cependant une belle tête, l’oreille fine, l’œil vif, le nez spirituel, et de la dent! Je pourrais bien créer un miroir, dans lequel je me contemplerais; mais il vaut mieux, je crois, me contempler en regardant mon semblable… Allons, c’est dit; il faut absolument qu’il y ait sur terre un animal qui ait ma tête.
Tandis que papa Bon Dieu se tenait ce raisonnement, il est à présumer que divers singes, de création récente, vinrent cabrioler autour de lui.
— Ils ont quelque chose de moi, dut-il se dire; mais enfin ce n’est pas ça. La presque totalité de ces espèces est ornée d’une queue, et je n’ai pas de queue. Quant à ceux qui sont dépourvus de cet appendice caudal… non, ce n’est pas ça encore!…
Et les singes grimaçaient et continuaient à exécuter leurs mirifiques cabrioles.
Alors, papa Bon Dieu prit un bloc de terre humide, et le «pétrit». — Après cela, venez donc soutenir que Dieu est un pur esprit et n’a pas de mains! — La Bible dit aussi que Dieu, ayant formé l’homme, «lui souffla dans les narines une respiration de vie». Voilà donc le premier homme pétri, puis animé à grand renfort de postillons. C’est ainsi que «l’homme fut fait en âme vivante».
Il est un passage, peu clair, du premier chapitre de la Genèse, le verset 27, qui a donné à croire à quelques commentateurs occultistes que, de prime abord, l’homme avait été créé hermaphrodite, mais que Dieu s’était ensuite ravisé. En effet, ce n’est qu’à la fin du second chapitre qu’il est question de la création de la femme; or, 25 versets plus haut, la Bible dit en toutes lettres: «Dieu donc créa l’homme à son image; il le créa mâle et femelle à l’image de Dieu.» C’est ce verset, traduit littéralement du texte hébreu, qui a donné naissance à la légende du Dieu Androgyne, très accréditée dans les diverses écoles occultistes; et, d’autre part, ce verset étant fort gênant, les traducteurs chrétiens ont toujours eu soin de l’altérer. Néanmoins, on aurait tort d’attacher trop d’importance à cette fantaisie biblique; bien d’autres passages sont encore moins compréhensibles!
Voyons plutôt ce qui est généralement admis.
Dès la formation de l’homme, papa Bon Dieu le constitua roi de la création. Il lui fit immédiatement passer en revue tous les animaux.
«Car l’Éternel Dieu avait formé toutes les bêtes de la terre et tous les oiseaux des cieux; puis, il les avait fait venir vers Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait, et que le nom qu’Adam donnerait à tout animal vivant fût son nom.»
On se rend compte de ce défilé; c’est Buffon, sans doute, qui aurait bien voulu être à la place d’Adam!
«Tu rempliras la terre et l’assujettiras, avait-il été dit à Adam; tu domineras sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre.»
En tant que roi de la création, l’homme n’a pas toujours le dessus, quand il a affaire à un lion, à un tigre, à un ours, à un crocodile; voilà ce qu’on peut répondre. Et non seulement les bêtes féroces nous croquent; mais encore l’humanité est victime de mille insectes désagréables, puces, punaises, scorpions, sans parler des jésuites et autres cafards.
En outre, Dieu, qui avait créé les bêtes féroces savourant le bifteck humain, ordonna à l’homme d’être végétarien.
«Voici: je t’ai donné toute herbe portant semence et qui est sur toute la terre, et tout arbre qui a en soi du fruit d’arbre portant semence; ce qui te sera pour nourriture.»
Finalement, tout étant terminé — ou à peu près — au soir du sixième jour, papa Bon Dieu, heureux et de plus en plus satisfait de son ouvrage, et peut-être légèrement fatigué, inventa la sieste et donna à l’homme l’exemple du repos en se reposant lui-même, le septième jour, comme un bon gros rentier qui éprouve le besoin de ne plus rien faire.
«Or, l’Éternel Dieu avait planté un jardin en Éden, du côté de l’Orient, et il y avait mis l’homme qu’il avait formé… Et un fleuve sortait d’Éden, pour arroser le jardin, et il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Phison; c’est celui qui coule autour de tout le pays d’Evilath, où l’on trouve de l’or; et l’or de ce pays est bon; c’est là aussi que se trouve le bdellium et la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Géhon; c’est celui qui coule autour de tout le pays de Chus. Le nom du troisième fleuve est Tigre; c’est celui qui coule au pays des Assyriens. Et le quatrième fleuve est l’Euphrate.» (Genèse 2:8, 10–14)
En entrant dans ces détails, l’auteur de la Genèse a voulu donner une idée approximative de l’emplacement du merveilleux Éden. Mais il aurait beaucoup mieux fait de ne rien dire; car il est impossible de se faire prendre plus sottement en flagrant délit de gasconnade.
En effet, tous les commentateurs s’accordent à reconnaître que le Phison est le Phase, nommé plus tard l’Araxe, fleuve de la Mingrélie, qui a sa source dans une des branches les plus inaccessibles du Caucase, et, s’il y a dans cette région de l’or et de l’onyx, par contre personne n’a jamais pu découvrir ce qu’il fallait entendre par bdellium. D’autre part, il ne saurait y avoir aucune erreur au sujet des troisième et quatrième fleuves, le Tigre et l’Euphrate; d’où il résulte clairement que, d’après la Genèse, l’emplacement du paradis terrestre aurait été situé en Asie, dans la région du massif de l’Ararat, en Arménie, quoique (première bévue de l’auteur sacré) Araxe, Tigre et Euphrate, tout en ayant leurs sources relativement voisines, les ont parfaitement distinctes. L’Araxe, loin d’être dérivé d’un autre fleuve, sort du volcan Bingol-Dagh, d’où il coule vers la mer Caspienne. Quant au Tigre et à l’Euphrate, non seulement ils ne proviennent pas d’un même fleuve, mais au contraire ils se rejoignent à Korna, pour former le Chat-el-Arab et se jeter dans le golfe Persique.
Au sujet du deuxième fleuve, appelé Géhon par la Genèse, la bévue de l’auteur sacré est fantastique. «C’est, dit-il, le fleuve du pays de Chus.» Or, d’après la version des Septante et même la Vulgate, la terre de Chus (fils de Cham et père de Nemrod) n’est autre que l’Éthiopie; par conséquent, ce Géhon, c’est le Nil, qui coule, non pas en Asie, mais en Afrique, et précisément dans le sens opposé à l’Araxe, au Tigre et à l’Euphrate, la direction générale du cours du grand fleuve africain étant du sud au nord. Si l’on place la source du Nil au Victoria-Nyanza, ainsi qu’on l’admet pour ne pas remonter plus haut, il y a donc au minimum dix-huits cents lieues de distance entre les sources des premier et deuxième fleuves mentionnés par la Genèse comme arrosant le même jardin d’Éden! Il est vrai que les deux autres n’ont leurs sources qu’à soixante lieues l’une de l’autre; ce qui est déjà gentil pour un jardin. En outre, est-ce un jardin que cet immense territoire hérissé de pics des plus escarpés, formé d’une des régions les plus impraticables du globe?…
Enfin, troisième bévue, et l’on pourrait appeler celle-ci: la bévue du bout de l’oreille.
Les prêtres, on le sait, prétendent que l’œuvre de Moïse est le Pentateuque, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible: la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Mais les savants ont eu l’impiété de faire des recherches, et leur opinion générale est que ces livres ont été fabriqués par Esdras, au retour de la captivité de Babylone, dans le courant du cinquième siècle avant Jésus-Christ, tandis que Moïse, en supposant qu’il ait existé et en admettant un instant comme authentiques les dates qui le concernent, vivait mille ans auparavant: naissance au pays de Gessen, en Égypte, en 1571 avant notre ère, et mort en Arabie, sur le mont Nébo, en 1451.
Bossuet s’est indigné des travaux de Hobbes, de Spinoza et de Richard Simon contre l’authenticité des œuvre» de Moïse; dire que le véritable auteur du Pentateuque est Esdras, c’est blasphémer, selon le fougueux évêque: «Que peut-on objecter, s’écrie-t-il (Discours sur l’Histoire universelle), à une tradition de trois mille ans, soutenue par ses propres forces et par la suite des choses? Rien de suivi, rien de positif, rien d’important!»
N’en déplaise à Bossuet, le verset 14 du chapitre 2 de la Genèse, entre autres exemples, donne une preuve éclatante de la supercherie littéraire et religieuse, et démontre, net comme deux et deux font quatre, que la dite Genèse ne peut pas avoir été écrite par Moïse. C’est dans ce Verset qu’il est dit: «Le nom du troisième fleuve est Tigre; c’est celui qui coule au pays des Assyriens.» Ça y est en toutes lettres. Quelques traducteurs ont remplacé les quatre derniers mots par: «vers l’Orient d’Assyrie»; mais cela ne change rien. La question est celle-ci: Moïse, mort en 1451 avant Jésus-Christ, ne pouvait pas employer les expressions Assyrie, Assyriens, par la bonne raison que l’empire assyrien, qui s’étendait à la fois sur Ninive et Babylone et qui dura jusqu’au huitième siècle avant notre ère, commença à exister vers 1300, tout au plus. Les témoignages d’Hérodote et du chaldéen Bérose sont d’accord sur ce point et ont été confirmés par les monuments.
Les importantes découvertes accomplies depuis le commencement de notre siècle dans l’histoire des peuples de l’ancien Orient, avec l’aide des inscriptions en caractères hiéroglyphiques et cunéiformes, ne permettent plus aujourd’hui, même dans les livres les plus élémentaires, de rééditer les âneries bibliques au sujet de cette première partie des annales du genre humain. Les résultats obtenus par les Champollion, les de Rougé, les de Saulcy, les Mariette, les Oppert, les Rawlinson, les Lepsius, les Brugsch, etc., éclairent l’histoire ancienne d’une lumière autrement certaine que les traditions colligées par le fumiste Esdras.
Il est établi que le fondateur de l’empire assyrien fut un prince nommé sur les monuments Ninippaloukin, lequel vivait cent cinquante ans après Moïse. D’autre part, la région qui fut appelée Assyrie était désignée, du temps de Moïse, sous le nom d’empire des Rotennou, ainsi que cela résulte des monuments égyptiens, mentionnés par Oppert et autres savants; nous voyons, en effet, dans diverses inscriptions égyptiennes, que les rois de la dix-huitième dynastie d’Égypte, contemporains de Moïse, portèrent leurs armes en Babylonie et se firent payer des tributs par les Rotennou, qui dominaient dans la Mésopotamie, au pays même du Tigre et de l’Euphrate. Si Moïse était le véritable auteur de la Genèse, il aurait donc écrit: «le Tigre, fleuve qui coule au pays des Rotennou.»
Il est vrai que les tonsurés pourront toujours nous répondre:
— Le véritable auteur de la Genèse n’est pas plus Esdras que Moïse; c’est l’Esprit-Saint! Par conséquent, la Bible mentionnerait-elle même Saint-Pétersbourg et New-York, cela ne devrait pas nous paraître illogique et ne saurait aucunement nous surprendre.
Inclinons-nous donc, et reprenons la suite du sacré récit, avec un joyeux rire; car cette édifiante Genèse ne manque vraiment pas de gaîté.
Si le lecteur le veut bien, nous allons nous reporter par la pensée à ce merveilleux jardin d’Éden, où quatre grands fleuves provenant d’une seule fontaine roulent leurs eaux. Il nous semble voir Adam, se promenant dans sa propriété et se livrant aux douceurs du far-niente.
Voici quel pourrait être son monologue:
«— Je suis l’homme, et j’ai pour nom Adam; ce qui veut dire, paraît-il, «terre rouge», attendu que j’ai été fabriqué avec de l’argile, comme une vulgaire poterie… Quel est mon âge?… Je suis né il y a cinq jours; mais, selon un vieux proverbe, on a l’âge que l’on paraît. Et voilà pourquoi je puis dire qu’en réalité je suis né à l’âge de vingt-huit ans, avec toutes mes dents… Non; pas avec toutes mes dents… Il me manque encore les dents de sagesse…
Très bien constitué, hein?… Dame! comment pourrais-je ne pas être un bel individu, puisque, sauf l’âge et la barbe, je suis la fidèle copie du seigneur Jéhovah, l’être le plus épatamment chic qui existe dans l’univers?… Voyez-moi cette santé, ces bras robustes, ces jarrets d’acier, des nerfs à en revendre, et, avec ça, le teint frais… Pas le moindre rhumatisme… Je dis zut aux maladies… Je n’ai même pas à craindre la petite vérole; papa Bon Dieu m’a fabriqué tout vacciné… Aussi, ce que je me gobe!… et je n’ai pas tort…
Je me la coule douce, en ce séjour charmant… pas de concierge… aucun domestique, même… Voilà une vie heureuse!… Je vais, je viens, je cueille des fruits, tous succulents, et je m’en empiffre à ma fichue fantaisie, bravant sans danger la diarrhée… Je n’éprouve aucune fatigue, si longues que soient mes promenades, quand je me couche sur l’herbe, c’est pour mon agrément…
L’autre jour, l’aimable seigneur Jéhovah m’a offert une distraction, dont je garderai toute ma vie le joyeux souvenir… Tous les animaux de la création ont passé devant moi: «Le nom que tu donneras à chaque animal vivant sera son nom», m’a dit le vieux Père Éternel… Comme attention, c’était gentil, ça!…
C’est inouï, ce qu’il en a défilé, des animaux!… Je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’êtres vivants… Je n’ai pas été embarrassé pour leur faire ma distribution de noms; car la langue que je parle sans difficulté, et sans être jamais allé à l’école, est une langue d’une richesse extraordinaire, d’une abondance de termes dont il est impossible de se faire une idée… Ainsi, sans avoir besoin de chercher, je connaissais instantanément tout ce qui est propre à chaque animal, rien qu’en le regardant, et par un seul mot j’exprimais toutes les propriétés de chaque espèce, de sorte que chaque nom donné par moi est en même temps une définition complète et parfaite… Prenons, par exemple, l’animal qu’on appellera plus tard equus en latin, cheval en français, horse en anglais, etc. Eh bien, je lui ai colloqué un nom qui exprime ce quadrupède avec ses crins, sa queue, son encolure, sa vitesse, sa force… Et l’oiseau que, dans les siècles futurs, on appellera bulbo en latin, hibou en français, owl en anglais, etc., tous ces noms à venir ne vaudront pas celui que j’ai imaginé et qui caractérise le nocturne rapace, avec ses deux aigrettes mobiles sur le front, son bec court et crochu, sa grosse tête aux grands yeux ronds entourés d’un cercle complet de plumes roides, ses pattes toutes garnies de plumes jusqu’aux ongles, ainsi que ses mœurs farouches et sauvages, son cri monotone et lugubre, son horreur de la lumière… Et ainsi de suite, pour tous les animaux vivants… Ah! elle est sans pareille, la langue que je parle, et comme il est triste de penser qu’un jour elle sera entièrement et à jamais perdue!… Cette pensée est mon seul chagrin… Repoussons-la bien vite, et n’ayons nul souci.
Oh! cette revue générale de tous les animaux vivants, voilà ce qui a été superbe… Encore, superbe ne dit pas tout; car nous avons eu une partie drôlatique dans le programme de la fête: ç’a été l’arrivée des poissons… Pensez donc! ce jardin est en plein continent, pas de rivages marins, rien que des fleuves, c’est-à-dire de l’eau douce… Alors, vous voyez la grimace que faisaient les poissons de mer, en remontant le Tigr et l’Euphrate pour venir auprès de moi; ils n’étaient plus dans leur eau salée habituelle, et ça les embêtait!… Vrai, c’était à se tordre… Et les gros cétacés, c’est ceux-là qui étaient gênés!… Heureusement, pour ce jour-là et à titre exceptionnel, papa Bon Dieu a élargi les fleuves de mon jardin; sans quoi les diverses espèces de baleines n’auraient jamais pu passer… Sitôt que je leur avais donné leur nom, il fallait les voir repiquer en arrière et se précipiter, à grands coups de nageoires, pour regagner le plus vivement possible leur Océan… J’en ris encore!…
Peut-être y aura-t-il des gens qui ne croiront pas à cette histoire… Les impies nieront que des phoques du pôle Nord aient pu venir jusqu’en Arménie, dans les eaux supérieures du Tigre et de l’Euphrate, et cela en un seul jour de voyage, descendant tout l’Atlantique et faisant le tour complet de l’Afrique; ils diront que ces intéressants mammifères marins, hôtes de l’océan Glacial, n’ont pu changer d’élément sans en mourir… Eh! qu’importe la critique!… Ma parole d’honneur, j’ai vu ici, en ce jardin d’Éden, dans cette circonstance, phoques et baleines, et j’ajoute que les phoques, tout contents d’avoir reçu de moi un nom, m’ont remercié en disant papa! maman!…
Les esprits pointilleux objecteront: «Et les poissons des lacs, par où sont-ils venus?…» Veut-on faire allusion au lavaret, ce délicieux poisson du lac du Bourget, dont les habitants d’Aix-les-Bains parlent comme d’une gloire?… Et la féra, qui vit exclusivement dans le lac Léman, qui meurt aussitôt qu’elle est mise dans une autre eau, même douce, qui ne peut seulement pas vivre dans le Rhône, en deçà ou sn delà du Léman?… Qu’on le sache donc: le lavaret et la féra ont eu une permission spéciale de Dieu; ces deux poissons lacustres sont venus, par voie aérienne, me rendre visite à l’Éden… Et voilà! anathème aux mécréants, qui ne se contenteront pas de cette explication!…
Et puis, palsambleu! je suis bien bon de discuter ces choses… Tant pis pour qui ne me croira pas, quand j’affirme que j’ai vu tous les animaux vivants, vertébrés, annelés, mollusques, et zoophytes!… Il n’est pas un seul insecte à qui je n’ai donné un nom… Mais celui qui m’a le plus stupéfié, c’est un grand ver blanc, long, plat, qui est sorti tout doucement de moi-même, un vilain ver que les naturalistes futurs appelleront ténia ou ver solitaire de l’homme, et qui ne ressemble pas au ténia des porcs ni au ténia des moutons; ce grand diable de ver humain, dès sa sortie, m’a fait une profonde révérence; je lui ai donné un nom; après quoi, il s’est refaufilé chez moi par mon anus et a repris domicile en mon individu… Si j’en parle, c’est pour ne rien omettre; car je ne me savais pas habité. À part ça, mon locataire ne m’incommode en aucune façon… Rien ne trouble cette vie de cocagne que je mène depuis cinq jours…»
Adam se mire dans l’onde limpide de la fontaine, source des quatre grands fleuves; puis, avisant une pelouse, il s’y étale mollement.
— Ah! qu’il fait bon vivre ainsi! murmure-t-il.
Mais voilà qu’il bâille… il s’étire… une langueur inconnue s’empare graduellement de lui… Voilà du nouveau, par exemple!… Il ne ressent pourtant aucune fatigue… Qu’est-ce que cela signifie?…
Il n’y comprend rien. Il subit la mystérieuse influence, irrésistible. Ses paupières se ferment. Adam dort. C’est le premier sommeil de l’homme.
Or, tandis qu’Adam ronfle comme une toupie d’Allemagne, papa Bon Dieu descend sur terre.
D’abord, il arrête assez longuement ses regards sur le dormeur.
— Tout de même, je travaille bien, quand je m’y mets! fait-il avec satisfaction. Le gaillard est rudement bâti; on jurerait que c’est moi… quand j’avais quelques milliards de siècles de moins.
Se baissant, il lui pince le gras du mollet. À celte divine facétie, Adam répond par un ronflement plus sonore encore que les précédents.
— Parfait! continue maître Elohim; je n’aurai pas besoin d’insensibilisateur pour assurer le succès de mes talents de chirurgien… Je vois que le sommeil que j’ai envoyé à mon jeune Adam chéri était des mieux conditionnés; on tirerait le canon auprès de lui, qu’il ne se réveillerait pas… Maintenant, il s’agit de me mettre à l’œuvre; car je suis venu ici pour une opération de premier ordre… Pendant que personne ne m’entend, je puis bien faire un aveu: je me suis aperçu ce matin qu’il y a des moments où je suis quelque peu godiche. Ainsi, où avais-je la tête, quand j’ai créé l’homme sans compagne?… J’ai donné à chaque animal une femelle; du moins, il n’y a que peu d’exceptions à cette règle. Le ver solitaire, je l’ai créé hermaphrodite, et ça se comprend, puisque, s’il allait par couple dans les intestins où il demeure, ce ne serait plus un ver solitaire… Mais l’homme n’est pas un ténia, nom d’une pipe!…
Il faut donc que je lui fabrique une compagne, et j’ai décidé de la lui faire avec sa chair…
Papa Bon Dieu tourna un moment autour d’Adam; il le tâtait, tout en émettant à haute voix ses réflexions.
— J’ai consulté le Pigeon à ce sujet, continua-t-il, et j’ai bien fait, car il est plus malin que moi… Ma première idée avait été de couper un cor au cher Adam et d’en pétrir une petite femme… Le Pigeon ne m’a pas approuvé; il a pensé qu’un cor serait trop vulgaire et que les impies pourraient y trouver prétexte pour dire que la femme est de basse extraction… La conclusion est que c’est avec une côte que je vais fabriquer la seconde créature humaine… Allons! c’est le moment, c’est l’instant; soyons prompt et adroit comme un dentiste qui en est à sa vingt millième opération.
Et, ce disant, papa Bon Dieu
«arracha à Adam une de ses côtes, et il resserra la chair à la place» (2:21). «Et l’Éternel Dieu construisit en femme la côte qu’il avait ôtée à Adam.» (2:22)
J’entends le cri de l’homme, se réveillant en sursaut:
— Aïe! aïe!… Oh! là là!… On vient de m’enlever un de mes biftecks!
Et sa surprise en voyant la jolie poupée vivante:
— Qué qu’c’est qu’ça?
— Ça? c’est ta femme, et je te la présente, répond Jéhovah… Ose dire que je ne te fais point là un agréable cadeau!…
— Le fait est qu’elle est gentille…
— On en mangerait… Veinard, va!… Et pas de belle-mère!… Tu peux te vanter d’avoir toutes les chances, mon garçon.
La Bible raconte qu’Adam s’écria:
«Cette fois, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair. On la nommera hommesse, car elle a été prise de l’homme. C’est pourquoi l’homme laissera son père et sa mère, et il se joindra à sa femme, et ils seront ainsi une même chair.» (2:23–24)
Inutile de commenter cette exclamation d’Adam, nouveau marié. Ah! qu’en termes galants ces choses-là sont mises?…
Pour ce qui est de la côte enlevée, il est bon de rappeler que, selon l’avis de saint Augustin, Dieu ne la rendit point à Adam. Par conséquent, Adam vécut ainsi avec une côte de moins. «C’était apparemment une de ses fausses côtes, a fait remarquer Voltaire; car le manque d’une des côtes principales eût été trop dangereux.»
La Genèse nous dit encore (2:25): «Or, Adam et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point de honte.» Les pieux commentateurs affirment que cette nudité sans nulle honte est une preuve de l’innocence de nos premiers parents; s’ils étaient toujours demeurés dans cette pensée qu’il n’y a aucune impudicité à se promener tout nu, c’eût été la marque d’une persévérante perfection. En vertu de ce raisonnement biblique, on pourrait donc estimer comme vivant dans l’état de perfection les peuplades sauvages qui ne portent aucun vêtement, et il y en a encore: néanmoins, lors de la découverte de l’Amérique, les fanatiques catholiques espagnols massacrèrent en masse des peuplades indigènes qui vivaient en belle innocence, et les prêtres bénissaient les massacreurs. D’autre part, on a remarqué que c’est le froid qui fit inventer les habits; car les peuples nus sont ceux qui vivent dans les régions les plus chaudes. En outre, quand tout le monde est nu, personne n’a honte de l’être: on ne rougit que par vanité; on craint de montrer une difformité que les autres n’ont pas.
Arrivons à la grande affaire, à l’étonnante aventure qui mit fin, hélas! au bonheur d’Adam et de son épouse.
«L’Éternel Dieu avait fait germer de la terre tout arbre désirable à la vue et portant fruit bon à manger; et il avait mis l’arbre de vie au milieu du jardin d’Éden, et l’arbre de la science du bien et du mal.» (2:9)
«L’Éternel Dieu avait parlé à l’homme avec commandement, lui disant: Tu mangeras librement de tout arbre du jardin. Toutefois, pour ce qui est de l’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point; car, le même jour que lu en auras mangé, tu mourras de mort très certainement.» (2:16–17)
Il est bon de faire observer d’abord que, sous prétexte de résumer la Bible, les prêtres ont rédigé à l’usage des fidèles certains petits manuels portant le titre Histoire Sainte, dans lesquels ils ont soin de passer sous silence les passages de la divine Écriture qui les gênent trop. Ainsi, en général, on ne parle aux fidèles que du fameux arbre de la science du bien et du mal; nous verrons tout à l’heure pourquoi les prêtres ne soufflent mot de l’arbre de vie, parfaitement distinct de l’autre arbre; nous reproduirons le verset 22 du chapitre 3, qui est toujours omis dans les livres donnés aux naïfs dévots.
Pour l’instant, occupons-nous seulement de l’arbre dont le fruit causa la chute de l’homme. Rappelons que l’empereur Julien le Philosophe, dont la mémoire est si exécrée par les gens d’église, se livra, au sujet de ce merveilleux arbre, à quelques remarques pleines de bon sens. Il nous semble, écrivit-il, que le seigneur Dieu aurait dû au contraire ordonner à l’homme, sa créature, de manger beaucoup de cet arbre de la science du bien et du mal; que non seulement Dieu lui avait donné une tête pensante qu’il fallait nécessairement instruire, mais qu’il était encore plus indispensable de lui faire connaître le bien et le mal, pour qu’il remplît ses devoirs; que la défense était tyrannique et absurde; que c’était cent fois pis que si on lui avait fait un estomac pour l’empêcher de manger.
Une autre réflexion que l’on ne peut s’empêcher de se faire, c’est que le point de départ de l’historiette prouve que le seigneur Jéhovah avait une arrière-pensée et qu’il était bien aise que l’homme péchât. En somme, Adam aurait été en droit de lui dire:
— Mon petit père Elohim, si je ne me trompe, le bien est ce qui est moralement bon, ce qui vous plaît, et le mal, par contre, est ce qui est mauvais, ce qui vous déplaît… Est-ce bien cela?
— Parfaitement, mon fiston, aurait répondu le Créateur.
— Par conséquent, aurait continué Adam, laissez-moi apprendre en quoi consiste le mal, afin que je l’évite; ou bien pourquoi avoir mis ici cet arbre, s’il ne faut pas que j’y touche?…
Ce sont les curés qui se chargent de la réplique, au lieu et place de leur drôle de Bon Dieu.
— Dieu, disent-ils, imposait une épreuve à l’humanité naissante; il voulait voir si Adam lui obéirait, alors qu’il ne lui demandait qu’une seule et très petite privation.
Mais il est facile de répliquer à la réplique. D’après les curés eux-mêmes, Dieu connaît l’avenir: il avait donc prévu ce qui allait arriver; et, comme rien ne se fait sans sa volonté, il savait parfaitement que l’homme mangerait du fruit de l’arbre en question. Il voulait donc la chute de nos premiers parents, cela ne fait aucun doute.
D’ailleurs, toute la suite de l’histoire se retourne contre le seigneur Jéhovah.
Voyons comment les choses se passèrent, selon le chapitre 3 de la Genèse:
«1. Or, le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre que l’Éternel Dieu avait faits; et il dit à la femme: Quoi! Dieu aurait-il dit; Vous ne mangerez point de tout arbre du jardin?
2. Et la femme répondit au serpent: Nous mangeons du fruit des arbres du jardin;
3. Mais, quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
4. Alors, le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez nullement;
5. Mais Dieu sait qu’au jour que vous en mangerez vos yeux seront ouverts, et vous serez comme les dieux, connaissant le bien et le mal.
6. La femme donc vit que le fruit de cet arbre était bon à manger et d’un aspect agréable, et que cet arbre était désirable pour donner de la science; et elle en prit du fruit et en mangea; et elle en donna aussi à son mari, l’entraînant avec elle; et il en mangea.»
Ce qui frappe tout d’abord, dans ce récit, c’est que le discours du serpent, sa conversation avec la femme, le fait même de parler, de s’exprimer dans la même langue que nos premiers parents, n’est pas donné par l’auteur sacré comme une chose surnaturelle, miraculeuse, ni comme une allégorie. C’est bien le serpent lui-même que la Genèse présente; c’est ce reptile, jouant un rôle d’animal plein de malice et d’astuce, qui se fait le tentateur de la femme, avec une facilité d’élocution que lui envierait un perroquet.
Le serpent a été si personnellement mis en scène, que, depuis lors, les curés, trouvant invraisemblable l’épisode raconté ainsi, ont jugé nécessaire d’y faire une correction qui change tout, mais qui est en contradiction avec le texte tout entier de ce chapitre de la Bible. Selon les correcteurs, aussi roublards que pieux, c’est le diable qui aurait pris la forme du serpent et qui aurait, au moyen de ce subterfuge, tenté Madame Adam; telle est la façon dont les prêtres ont arrangé la chose, tel est leur enseignement d’aujourd’hui.
Cet arrangement est une véritable falsification de la Genèse. En premier lieu, pas un mot du texte sacré ne prête à une telle interprétation. En second lieu, parmi les divers auteurs des livres qui composent la Bible, il y en a deux en tout qui ont mentionné le diable: l’auteur du livre de Job, d’après lequel le diable discute un beau jour avec Dieu, dans le ciel: et l’auteur du livre de Tobie, qui cite un certain démon Asmodée, amoureux d’une nommée Sara, dont il étrangle successivement sept maris. Or, ces deux livres viennent tout-à-fait à la fin de la Bible, et, pas plus dans ceux-ci que dans les autres, il n’est question du Lucifer-Satan que les catholiques font intervenir à tout propos, pour pimenter l’intérêt de leurs légendes. Nulle part, on ne trouve cette aventure, pourtant si connue, de Lucifer se révoltant contre Dieu et vaincu par l’archange Michel. Cela, comme tout ce qui a rapport au diable, a été inventé après coup, non seulement longtemps après Moïse, mais même postérieurement à Esdras.
D’autre part, certains joyeux commentateurs, en réalité philosophes sceptiques, se sont amusés à transformer en pommier, d’un symbolisme quelque peu grivois, le fameux arbre de la science du bien et du mal; et ils ont supposé que cet épisode signifie, à mots couverts, que Madame Adam, ignorant l’amour, en reçut la première leçon d’un diable séducteur, métamorphose en serpent pour la circonstance…
Mais tout en riant de cette plaisanterie, qui est une interprétation en valant bien une autre, il faut la mettre dans le même panier que la falsification de texte imaginée par les curés. Nous devons prendre la Bible telle qu’elle est, quand nous voulons l’examiner sérieusement: ainsi, dans l’historiette dont nous nous occupons en ce moment, c’est bien l’animal dit serpent qui est en cause, et non un diable quelconque, les Juifs n’ayant pas de diables dans leur mythologie avant l’époque où furent écrits les livres de Job et de Tobie; et quant aux sous-entendus amoureux, prêtés gratuitement au serpent testateur, il est évident qu’il est impossible de les découvrir dans le texte de la Genèse, quand on l’a sous les yeux.
C’est vraiment le serpent seul, personnellement, qui est en cause; car l’auteur sacré voit cet animal avec les yeux de tous ses contemporains des diverses religions. Le serpent, dans l’antiquité, passait en effet, pour être un animal très rusé, très intelligent et rempli de malice. Plusieurs peuples africains l’adoraient. D’un autre côté, le cas de ce serpent qui parle, cas dont la Genèse ne fait pas un miracle, est commun à la littérature orientale; toutes les mythologies écloses en Asie sont pleines d’animaux parlants; chez les Chaldéens, le poisson Oannès sortait chaque jour sa tête hors des eaux de l’Euphrate, et, pendant des heures entières, il prêchait le peuple accouru sur les rives, donnant de bons conseils, enseignant tout à la fois la poésie et l’agriculture. Ces temps où les animaux avaient la parole sont bien lointains; mais aucune religion d’Orient n’en eut le monopole. Donc, le serpent biblique parla, sans avoir besoin d’être habité par un diablotin.
D’ailleurs, en cette circonstance, le serpent fut moins rusé qu’il ne paraît. Les blagues de l’Écriture Sainte sont d’une naïveté extraordinaire et crèvent de contradictions. Ainsi, l’on a demandé ce que le serpent entendait dire par: «Vous serez comme les dieux.» Cette expression, qui affirme la pluralité des dieux, ne se trouve pas dans ce seul passage de la Genèse; nous verrons plus loin que le seigneur Jéhovah, parlant lui-même, ne se considère pas comme le seul Dieu. Les commentateurs catholiques, embarrassés par cette phrase du serpent, ont prétendu que par les dieux, le reptile aura voulu dire les anges. On leur a répondu qu’un serpent ne pouvait connaître les anges; mais, par la même raison, il ne pouvait connaître les dieux. Naïveté, contradiction, galimatias; voilà bien la Bible.
Non, pas si rusé que ça, ce serpent!… Ses conseils étaient forts incomplets. Un serpent vraiment malin aurait dit à la femme:
— Mange du fruit défendu, d’abord, et ensuite aussitôt après, ne manque pas de manger du fruit de l’arbre de vie, qui, d’ailleurs, t’est permis.
Et Jéhovah, ne fut-il pas la cause première do la tentation? Pourquoi avait-il donné la parole au serpent? Sans ce don, celui-ci n’eût jamais pu se faire comprendre de la femme.
La Bible ne nous fait pas connaître la conversation au cours de laquelle Madame Adam décida son mari à manger avec elle du fruit défendu. Heureusement, il est facile de combler cette lacune de l’auteur sacré.
Nous voyons la première femme, dont la curiosité a été piquée par le serpent, s’approcher de l’arbre de la science qui est au milieu du jardin, auprès de l’arbre de vie. Elle le considère longuement, non sans avoir quelques hésitations.
— Il n’est pas joli, joli, dit-elle, ce serpent qui vient de me parler tout à l’heure; mais il est, ma foi, très distingué de manières, et il a un langage charmant… Le conseil qu’il m’a donné me semble bon à suivre; car, vraiment, c’est fort ennuyeux de ne rien savoir… Nous sommes, Adam et moi, comme des dindes, et nous pourrions être comme des dieux!… Et puis, il est tentant, ce fruit… Il n’en est pas de plus beau dans tout le verger… Cependant, si le serpent m’avait conté une craque, voilà qui ne serait pas gai!… La vie est si agréable!… Croquer ce fruit, j’en ai grande envie; mais si le résultat de ma gourmandise doit être de mourir?… Pas amusant du tout, ça…
Elle tourne autour de l’arbre; le serpent, caché derrière un buisson, suit de loin tous ses mouvements.
— Non, il n’est pas possible que nous mourions pour si peu de chose… C’est le père Jéhovah qui nous a monté un bateau!… D’abord, en y réfléchissant, je lui trouve l’air ficelle, à ce vieux barbon… tandis que le serpent… à la bonne heure… sa petite tête, mignonne, a je ne sais quelle expression bon enfant, avec des yeux pétillants d’esprit… Ensuite, c’est d’une logique frappante, ce qu’il m’a dit… Le père Jéhovah a tout intérêt à ce que nous demeurions ignorants des belles choses qui sont le privilège des dieux… Sa menace, ce doit être pour nous ficher le trac, voilà… Il ne veut pas que nous sachions et tout-ci et tout-ça… Oh! les vieux! ils sont tous les mêmes… des roublards… des conteurs de bêtises… Faut pas s’y fier…
Elle tire un des bancs du jardin auprès de l’arbre, y monte, et cueille un des fruits. — Mettons que c’est une pomme, puisque la Bible n’est pas explicite sur ce point et que d’ailleurs il importe peu d’appeler ce fruit ainsi ou autrement. — Elle contemple la pomme, en se passant la langue sur les lèvres. Le serpent, qui a tout vu, se dresse sur sa queue, derrière le buisson, et pique un joyeux quadrille. Madame Adam approche la pomme de sa bouche.
— Au fait, comment ça se mange-t-il, ce fruit?… Dois-je le peler ou y mordre à même?… Baste! d’une manière ou d’une autre, ça doit être bon… Elle hésite encore un peu.
— Savoir tout ou ne rien savoir, quelle alternative!… Quand nous jouons à cache-cache, Adam et moi, est-ce bien ou est-ce mal?… Cruelle énigme!… Faut-il tondre nos moutons pour faire bien? ou commet-on le mal en ne pas leur laissant la laine sur le dos?… C’est à y perdre la tête… Et Adam, qui se fourre à tout moment les doigts dans le nez, c’est-y bien ou c’est-y mal?… Vrai de vrai, ce n’est pas vivre qu’ignorer ces choses-là!…
Se décidant net, elle donne un énergique coup de dent dans la pomme.
— Sapristi! que c’est bon!…
Nouveau coup de dent, plus énergique encore.
— Nom d’ed là![1] que c’est bon!… Quel goût délicieux!… Ah! le vieux filou, qui m’avait défendu ce nanan!…
Elle se couche sur le banc, s’y allonge et semble n’en savourer que mieux le fruit.
Adam, arrivant, causant tout seul:
— Pour passer le temps, je viens de pêcher une friture dans le Tigre… mais, comme je suis végétarien, j’ai flanqué, sitôt pêchée, ma friture dans l’Euphrate…
Il aperçoit son épouse.
— Hein! l’hommesse, qu’est-ce que tu grignotes là?
Madame Adam, se mettant d’un bond sur son séant:
— Oh! ne me gronde pas!… C’est un fruit… de l’arbre… tu sais bien… de l’un des deux arbres du milieu du jardin…
— Je le vois, fichtre!… C’est précisément le fruit de l’arbre auquel il nous est interdit de toucher… Ah ça! es-tu folle, ma petite femme?… Eh bien, et l’avertissement de l’autre?…
— Le père Jéhovah?… l’empêcheur de danser en rond?… Parlons-en, ah! oui!… Il s’est payé notre tête dans les grands prix, le vieux singe!…
— Qu’est-ce que tu me chantes là?…
— Sa menace de mort… tu te rappelles, n’est-ce pas?..
— Pour sûr!… J’en ai froid dans le dos.
— Oh! la la! mon œil!… Sa menace, mon cher, c’était un truc…
— Voyons, tu bats Jeannot, tu perds la boule?…
— Un truc, que je te dis… À preuve, c’est que je sais déjà des tas de choses, depuis que j’ai mordu à la pomme…
— Tu sais ce qui est bien et ce qui est mal?… Tu sais ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire?… Tu sais le comment et le pourquoi de tout et de tout….
— Oui, ça commence, mon petit chien-vert… Tiens, je sais déjà combien il faut mettre de grains de sel dans un œuf.
— Pas possible!
— Je sais pourquoi les coqs ferment les yeux en chantant…
— Tu m’épates!… Et pourquoi les grenouilles n’ont pas de queue, le sais-tu?
— Je viens de l’apprendre à l’instant même…
— Dis-le, pour m’instruire…
— C’est parce que ça les gênerait pour s’asseoir.
— Ah! bah!… Tu me renverses…
— Plus fort que ça… Eh bien, je sais, je suis sûre, tu entends bien, je suis sûre que tu es un petit homme sage comme une image et que tu ne m’as pas fait une seule infidélité…
Adam est ahuri.
— Mille pétards! elle en a tout-à-coup, de la science, ma femme!… C’est vrai, tout de même, que je ne lui ai jamais fait une infidélité… Saprelotte de saprelotte! c’est prodigieux!… fit si je te faisais une infidélité, ça serait-il mal en ça serait-il bien?…
— Ça serait mal, monsieur!… très mal!…
Elle l’attire auprès d’elle, sur le bi du bout du banc.[2]
— Au surplus, Adam de mon cœur, il ne tient qu’à toi de devenir instruit comme moi, aussi vite et à si peu de frais… Mords à la pomme…
Elle lui tend la pomme.
— Ça me fait envie, à moi aussi, ma petite femme bienaimée; mais à quoi ça nous servira-t-il, d’être savants comme des académiciens, si nous en mourons dès aujourd’hui… Car enfin, il faut se faire un raisonnement: mourir dans mille ans, à la rigueur, ça me serait égal; mais casser ma pipe aujourd’hui même, non, ça serait bête comme tout…
Madame Adam hausse les épaules.
— Tu n’as pas l’air d’y croire, ma mignonne… Mais moi, je sais bien ce qu’il m’a dit, le vieux papa Bon Dieu; c’est à moi-même qu’il a parlé, et je t’assure qu’il a été catégorique… Permets que je te répète textuellement ses paroles: «Pour ce qui est de l’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point; car, le même jour que tu en auras mangé, tu mourras de mort très certainement»… Il n’y a pas à barguigner, tu vois; je tiens à ma peau, moi, si tu ne tiens pas à la tienne…
— Adam, Adam, tu me fais rire… Est-ce que je suis morte. dis?
— Non, t’es bien vivante… Seulement, la journée n’est pas finie; gare la bombe!…
— Oh! que les hommes sont têtus!… Tu peux te vanter d’en avoir, de l’obstination, mon cher!… C’est insensé, ce que tu mets de temps à comprendre que le vieux rasoir s’est fichu de nous… Tiens, tu viens de citer les académiciens…
— Qui; et après?
— Les académiciens… sont-ils des puits de science, ceux-là?
— Evidemment.
— Eh bien, c’est parce qu’ils sont des puits de science que les académiciens sont des immortels…
Adam est troublé par l’argument. Son épouse se fait câline.
— Enfin, ne serait-ce que pour me faire plaisir, mords à la pomme, mon petit homme chéri… Quand tu en auras goûté après moi, nous serons tous deux comme les dieux…
— Comme les dieux?…
— Ne cherche pas à comprendre… C’est le serpent qui l’a dit…
Adam, résolu:
— Du moment que c’est le serpent qui l’a dit!… Donne, donne la pomme…
Il croque la pomme avec avidité.
Deux minutes se passent dans le silence; on entendrait voler un panamiste.[3] Tout-à-coup, Adam pousse un cri; c’est la science qui lui arrive.
— Ventre-saint-gris! s’écrie-t-il, nous sommes nus comme des vers!… C’est du propre!…
— Nombril du pape! fait la femme à son tour, je n’ai même pas de jarretières!… C’est indécent!…
— Et nous qui devons aller ce soir au bal des orangs-outangs!… Impossible de nous présenter dans le monde, avec une tenue aussi négligée!…
— Vite, vite, il faut nous vêtir!…
«Et les yeux de tous deux s’ouvrirent; et, connaissant qu’ils étaient nus, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier et s’en firent des ceintures.» (3:7)
Notez bien que le premier costume humain ne fut pas de feuilles de vigne; la gloire de l’invention de la vigne était réservée au patriarche Noé.
Une fois ainsi habillés, les deux époux se regardent.
— Nous ne sommes pas trop mal en cet accoutrement, dit le mari.
— Moi, la feuille de figuier me sied à merveille, fait la femme… Ces vêtements sont peut-être un peu poussiéreux; ils n’ont pas été battus depuis la saison dernière… Donne-moi un coup de brosse, Adam…
Leur contentement ne devait pas être de longue durée.
«Alors, ils ouïrent, au vent du jour qui souffle après midi, la voix de l’Éternel Dieu, qui se promenait (sic) dans le jardin. Et Adam et sa femme se cachèrent de la face de l’Éternel Dieu, parmi les arbres du jardin.» (3:8)
Ce Jéhovah, on le constate encore ici, est bel et bien un dieu corporel: il se promène, il parle; nous l’avons vu pétrir et souffler. La Genèse présente donc son Dieu à la mode de toutes les autres mythologies. Les divers peuples de l’antiquité n’eurent, en effet, pas d’autre idée de la divinité; Platon passe pour le premier qui ait fait Dieu d’une substance plus ou moins éthérée, qui n’était pas tout-à-fait corps.
Les critiques demandent sous quelle forme Dieu se montrait à Adam, et plus tard à Caïn, aux patriarches, aux prophètes, à tous ceux auxquels il parla de sa propre bouche. Les tonsurés répondent qu’il avait une forme humaine, et qu’il ne pouvait se faire connaître autrement, ayant créé l’homme à son image. On réplique que la religion israélite ressemble alors singulièrement, sur ce point essentiel, à toutes les religions que les prêtres catholiques flétrissent du nom de paganisme; les anciens Romains, qui avaient adopté les croyances des anciens Grecs, ne comprenaient, eux aussi, la divinité que sous un aspect humain. Cette remarque fait ajouter: au lieu que ce soit Dieu qui ait fait l’homme à sa ressemblance, ne serait-ce pas plutôt l’homme qui aurait imaginé Dieu à sa propre image? Mais n’insistons pas; car loger une telle opinion dans sa cervelle, c’est se vouer aux flammes de l’enfer. Rappelons seulement cette malicieuse réflexion d’un philosophe: si les chats s’étaient fabriqué des dieux, ils les auraient fait courir après les souris.
Des détails, tels que ceux de la promenade de Dieu dans le jardin d’Éden, montrent péremptoirement qu’il ne s’agit en aucune façon d’une allégorie mystique; tout le récit de l’auteur sacré est dans le style d’une histoire véritable.
«9. Et l’Éternel Dieu appela Adam, et lui dit: Adam, où es-tu?»
Il était piteux et confus, messire Adam, et sa femme aussi n’en menait pas large. Ils essaient de s’esquiver, ils se cachent; mais, je t’en fiche! comment échapper au regard divin qui plane sur tout?… En vain les infortunés s’efforcent-ils de dissimuler leur personnalité aux regards du Très-Haut; derrière eux, partout, retentit le terrible appel du Seigneur, parlant en maître puissant, sévère, et s’apprêtant à punir son serviteur, son esclave, qui lui a désobéi.
Pas moyen de se tirer de ce mauvais pas; ils sont pincés; il va leur falloir avouer la faute commise. Penauds, ils balbutieront de mauvaises excuses.
«10. Adam répondit: Seigneur, j’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai craint, parce que j’étais nu, et je me suis caché.»
Les voilà donc devant le patron, devant ce Dieu qui connaît l’avenir, qui avait prévu l’accident du serpent et de la pomme, et qui se fâche comme s’il ne s’était douté de rien, comme si ce qui vient d’arriver ne s’était pas produit de par son omnipotente volonté. Adam et sa femme ne songent pas à cela dans leur émoi; ils vont tenir le langage des écoliers pris en faute: — M’sieu, ce n’est pas moi qui ai commencé; c’est elle! — M’sieu, je ne le ferai plus, tant je suis chagrine… Ah! non, pour sûr, je ne recommencerai pas, vous pouvez m’croire!…
«11. Et Dieu dit à Adam: Qui t’a appris que tu étais nu? Il faut que tu aies mangé de ce que je t’avais défendu de manger.
12. Et Adam répondit: La femme que tu m’as donnée pour être avec moi m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé.
13. Et Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela? Et la femme répondit: Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit.»
Maintenant, maître Elohim va distribuer les punitions. Il procède par ordre, et c’est celui qui a été le premier coupable qui écoppera le premier. Attention!
«14. Alors l’Éternel Dieu dit au serpent: Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les animaux et bêtes de la terre; tu marcheras sur ton ventre désormais, et tu te nourriras de terre tous les jours de ta vie.
15. Et je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre tes enfants et les enfants de la femme; ils chercheront à t’écraser la tête, et tu chercheras à les mordre au talon.»
Ce châtiment infligé au serpent prouve, sans réplique possible, que les curés sont des blagueurs, quand, avec leur manie de fourrer le diable partout, ils attribuent la tentation de la femme au démon ayant emprunté ce jour-là la forme du reptile, à ce Lucifer-Satan dont les prétendues révolte et défaite ne se trouvent inscrites dans aucun des livres de la Bible. Si Satan était le coupable, Dieu évidemment lui aurait ordonné de réintégrer illico son domicile infernal et lui aurait octroyé un supplément de supplice dans le séjour des ténèbres.
Or, la punition de la tentation atteint, uniquement et exclusivement, le serpent en tant qu’animal et bête de la terre. D’après le verset 14 du chapitre 3, il est à croire que ce donneur de conseils perfides était auparavant un animal pourvu de pattes; et c’est bien à lui que Dieu coupa ce jour-là les pattes, puisqu’il le condamna à ramper désormais, — châtiment qui serait des plus injustes, si cette bête n’avait été pour rien dans l’affaire. — Supposez que l’abbé Garnier se déguise un beau matin en honnête homme, qu’il prenne le costume et se fasse la tête du papa Ruel, qui est un philanthrope, et qu’il aille ensuite sous ce nom commettre des escroqueries; que se passerait-il lorsqu’il serait enfin coffré, démasqué et traduit en correctionnelle? le tribunal condamnerait-il à l’amende et à la prison le brave papa Ruel? Non, certes! il prononcerait sa sentence contre le véritable escroc, il appliquerait son jugement au Garnier, c’est clair.
Les tonsurés feront donc bien de renoncer à leur conte bleu de Lucifer tentateur de la première femme; cette blague-là ne tient pas debout. Ou autrement, vu le texte sacré, s’ils veulent la maintenir quand même, il faut dire que le diable a été plus malin que le seigneur Jéhovah, et que celui-ci, complètement ramolli, n’a vu que le serpent dans toute cette affaire, n’a pas aperçu le moindre bout de corne de Lucifer, et a privé de pattes l’innocent serpent. Mon vieux Léon XIII, tire-toi de là!
À vrai dire, à quelque point de vue qu’on envisage cet extravagant épisode, il faut reconnaître que le fumiste Esprit-Saint s’est encore moqué du pieux auteur qui écrivait sous sa dictée. S’il est vrai que les enfants de la femme, les humains, ont une aversion générale pour les serpents, s’il est vrai qu’en cas de rencontre les uns cherchent assez volontiers à écraser la tête de ceux-ci, qui de leur côté se défendent ou attaquent en cherchant à mordre au pied ou à la jambe ceux-là, par contre il est une peine portée par Dieu contre les serpents, qu’ils n’ont jamais subie: les serpents ne se nourrissent pas de terre, jamais, au grand jamais. Cette sentence a donc été éludée, à moins que Jéhovah n’ait déclaré la loi Bérenger applicable sur ce point; auquel cas, la Bible a oublié de mentionner ce sursis indéfini.
Mais, pour savourer la mystification de l’Esprit-Saint dans toute sa joyeuse moquerie à l’égard des crédules dévots, il faut considérer l’étendue immense du châtiment infligé au serpent. Quel était exactement l’ophidien tentateur? La Bible ne précise pas; mais peu importe: il est évident que ce ne pouvait être à la fois une vipère et une couleuvre, ou un boa et un crotale; les espèces d’ophidiens qui vivent sur notre globe sont fort nombreuses. Admettons que ce soit la couleuvre qui ait provoqué au péché Madame Adam; admettons même, si l’on veut, que le châtiment de la couleuvre soit raisonnable en s’étendant à la postérité de cette espèce, et que toutes les couleuvres de l’avenir soient logiquement privées de pattes pour expier la faute de celle de l’Éden… Or çà, si la femme n’avait pas réussi à entraîner l’homme dans sa désobéissance, elle seule aurait été punie, n’est-ce pas?…
Eh bien, pauvres serpents! la couleuvre seule fut coupable; mais voilà que, du même coup, l’aspic, le naja, le serpent à sonnettes, le céraste, l’orvet, la vipère, le python, le cobra-capello, le rouleau, l’élaps, l’erpéton, le bothrops, le fer-de-lance, l’atropos, l’hypnale, le rhodostoma, l’humbroni, le bongare, le psammophis, l’eunecte mangeur-de-rats, l’oxyrope, le boa constrictor, le molure, et leur postérité, ont perdu leurs pattes et rampent à jamais, malgré leur incontestable innocence!…
«16. Dieu dit ensuite à la femme: Je multiplierai tes misères et tes grossesses; et tu enfanteras dans la douleur; et tu seras sous la domination de ton mari.»
À l’unanimité, les commentateurs sont d’avis que les peines de cette sentence visent non seulement Madame Adam, mais toutes les femmes jusqu’à la fin du monde.
Sans nous arrêter à ce que ce système a d’injuste ou dénote un Dieu passablement loufoc, nous remarquerons d’abord, que, si la première femme avait su résister aux séductions du serpent, elle n’aurait pas enfanté dans la douleur. Avant ce jour-là, elle était donc conformée d’une façon toute différente de ce qu’elle fut à son premier accouchement. Par conséquent, en une seconde, c’est-à-dire à l’instant même où il prononça son arrêt, Dieu bouleversa de fond en comble l’organisme de la femme. On le voit, quand le doigt de Dieu s’y met, il opère des choses étonnantes.
En second lieu, il est bon d’observer que, malgré cette toute-puissance, Jéhovah n’est pas parvenu à rendre générales les peines qu’il a édictées contre le sexe féminin: d’une part, il y a beaucoup de femmes qui accouchent sans douleur; d’autre part, celles qui portent la culotte dans leur ménage, celles qui mènent leur mari par le bout du nez, au lieu d’être sous sa domination, celles-là sont légion dans toutes les classes de la société.
«17. Puis, Dieu dit à Adam: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du fruit de l’arbre que je t’avais défendu de manger, la terre sera maudite à cause de toi, et tu en mangeras en travail tous les jours de ta vie.
18. Et la terre te produira épines et chardons; et tu mangeras l’herbe des champs.
19. Et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes en cette terre d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras en poussière.»
Même observation que ci-dessus: le châtiment d’Adam doit frapper aussi bien tous les hommes; parfaite unanimité des théologiens sur l’interprétation de ces trois versets de la Genèse.
Le plus terrible de la sentence est la condamnation à mort. Il est vrai que l’ineffable Jéhovah oublie ce qu’il avait décrété précédemment, c’est-à-dire qu’en cas de boulottage du fruit défendu l’homme mourrait de mort le jour même du délit (2:17). Ce manque de mémoire de papa bon Dieu valut au condamné un assez important ajournement de l’exécution; en effet, s’il faut en croire la Bible, Adam vécut encore… neuf cent trente ans (5:5).
Mais si Adam n’avait pas mangé la pomme, il ne serait jamais mort, et nous-mêmes, tous, nous serions immortels. Des gens curieux demandent: Alors, qu’auraient donc fait les hommes le jour où la terre aurait été insuffisante pour les contenir? car, Adam et sa femme ayant reçu dès leur création la faculté de se multiplier, un moment serait forcément venu où leurs enfants et les enfants de leurs enfants auraient peuplé notre planète d’une façon exubérante.
Il est évident que ce problème est insoluble. Et alors, Dieu avait besoin, en quelque sorte, qu’Adam commît le péché: la mort apparaît ainsi comme une nécessité; mais Dieu tenait à ce que l’homme s’imaginât avoir tous les torts, et c’est pourquoi il tendit à nos premiers parents le piège de la pomme et donna la parole au serpent qu’il savait capable de tentation. Si Dieu existe tel que la Bible le représente, c’est tellement bien cela, que le serpent est devenu muet depuis cette époque, quoique la perte de la parole ne figure pas au nombre des peines qui lui furent infligées.
Une autre observation se présente d’elle-même à l’esprit, au sujet du pain qu’Adam et sa postérité ont été condamnés à manger à grand renfort de sueurs. Il est probable qu’il n’y avait pas de pain dans les temps primitifs et que les hommes se nourrirent alors comme les peuplades sauvages qui existent encore de nos jours. Mais ne chicanons pas pour si peu, et admettons que le seigneur Jéhovah ait parlé par anticipation. Les Juifs, pour qui la Bible fut écrite, mangeaient, en effet, du pain. Or les tonsurés nous disent que ce livre n’a pas été écrit exclusivement pour les Juifs et qu’il est, au nom de l’Esprit-Saint, la loi religieuse du monde entier. Dans ce cas, ou est forcé de reconnaître que l’on ne mange du pain que dans les pays où le blé pousse: les Lapons, pasteurs de rennes et pécheurs de phoques, et, en général, tous les peuples des latitudes polaires, ignorent absolument l’existence de la farine; en de nombreuses régions des Indes, de l’Amérique, de l’Afrique centrale et méridionale, on vit de fruits et du produit de la chasse. Dira-t-on que le mot pain a été employé par Dieu au figuré et qu’il désigne toute espèce de nourriture? On peut répondre que le châtiment n’est pas général non plus: si les ouvriers triment pour se nourrir, si quiconque vivant de son travail se voit ainsi frappé par suite de la faute d’Adam, il n’en est pas de même des jouisseurs de la vie qui naissent riches, millionnaires par héritage. Et les gros chanoines donc! ceux-ci, lorsqu’ils suent, c’est en été, à cause de leur graisse; ce n’est pas leur travail qui leur fait arroser de sueurs leur pain quotidien!
Le verset 18, en particulier, est très malveillant envers l’espèce humaine, en dehors du pain, l’homme est condamné à ne manger que l’herbe des champs, comme les bestiaux; que lui produira la terre? des épines et des chardons. Le pigeon nous la baille belle! Malgré Dieu, les hommes mangent autre chose que du pain et de l’herbe. Demandez à Lucullus. Ou bien, pourquoi Jéhovah ne détruit-il pas, à coups de foudre, les restaurants qui se permettent de faire figurer des plats de viande sur leur carte? Inutile d’insister.
C’est le cas de dire qu’Adam aurait été bien inspiré en envoyant le père Bon Dieu promener, puisque la promenade plaît à Jéhovah.
Mais voici ce qui se passa après le prononcé du jugement:
«20. Alors Adam nomma sa femme Eva, parce qu’elle est la mère de tous les vivants.»
Le cher homme n’avait pas encore pensé à donner un nom à sa compagne; jusqu’alors il s’était borné à la qualifier d’hommesse, ainsi qu’on l’a vu au verset 23 du chapitre 2. Ce qui est curieux, c’est que le nom donné par Adam à son épouse soit précisément un nom hébreu; Hévah signifie «la vie». D’où l’on est en droit de poser ce dilemme à l’auteur de la Genèse: ou la langue de nos premiers parents est l’hébreu, et alors, cette langue n’ayant pas été perdue, il faut biffer l’histoire de la tour de Babel; ou Adam a donné à sa femme un nom pris dans la fameuse langue primitive, aujourd’hui perdue, et alors l’auteur sacré a commis un impair. Dans un cas comme dans l’autre, le pigeon inspirateur s’est moqué, celte fois encore, de l’écrivain.
Maintenant, on va voir que Jéhovah ne chassa pas immédiatement Adam et Ève du paradis terrestre, contrairement à l’opinion répandue. D’abord, papa Bon Dieu, trouvant trop sommaire leur costume en feuilles de figuier, s’improvisa tailleur.
«21. Et l’Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des robes de peaux, et il les en habilla.»
Pour la confection de ces vêtements, voilà donc un massacre d’innocentes bêtes; l’abattoir était inauguré par Elohim en personne. Après ça, comment voulez-vous que nos premiers parents n’aient pas pensé aussitôt à utiliser pour leur nourriture la viande des animaux si prestement immolés et dépouillés? Zut pour le régime au pain et à l’herbe! durent-ils se dire en eux-mêmes.
El le seigneur Jéhovah aurait fort bien laissé Adam et Ève vivre et mourir en Éden, si, quelque temps après les avoir habillés, il n’avait pas songé à ce mirifique arbre de vie, dont l’homme et la femme n’avaient pas eu l’idée de croquer les fruits.
«22. Or, l’Éternel Dieu se dit: Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous (sic); il connaît le bien et le mal. Mais, maintenant, il faut prendre garde qu’il n’avance aussi la main vers l’arbre de vie, qu’il n’en cueille le fruit et n’en mange, et qu’ainsi il ne vive éternellement.»
Tel est le verset 22 que les tonsurés omettent, et pour cause, dans leurs résumés de la Bible.
Ainsi, c’est clair, ça: nos deux nigauds Adam et Eve, à qui le fruit de l’arbre de vie n’avait pas été interdit, le négligèrent sottement; et si l’homme et la femme, pendant que Jéhovah était occupé à tailler leurs costumes de peaux, avaient eu la bonne inspiration de sauter sur un de ces fruits merveilleux et de l’avaler vivement, c’est le vieux juge rageur qui aurait fait un nez!… V’lan! sa sentence devenait tout à coup inexécutable.
N’est-ce pas, qu’elle est rigolotte, décidément, la Sainte Bible, dès qu’on la lit de près?… Non seulement il a la berlue, ce Dieu unique qui lâche une constatation d’existence de plusieurs dieux; mais encore, lui, prétendu tout-puissant, il avoue, comme un imbécile, son impuissance à appliquer son arrêt portant condamnation à mort. À quoi cela a tenu, voyez un peu! Avec de la présence d’esprit, Adam et Eve se rendaient immortels, malgré Dieu lui-même!!!
Et ce que le vieux Jéhovah dut se féliciter de s’être enfin remémoré ce coquin d’arbre de vie!… non, ce n’est rien de le dire… Bien sûr, il avait fait un nœud à son mouchoir. Sans ça!…
«23. Et l’Éternel Dieu fit sortir Adam du jardin d’Éden, afin qu’il labourât la terre dont il avait été pétri.
24. Ainsi il chassa l’homme; et alors il plaça un Chérub au-devant de l’entrée du jardin, avec une lame d’épée de feu, qui se tournait çà et là pour garder le chemin de l’arbre de vie.»
Pas d’erreur, n’est-ce pas?… C’est bien ce malencontreux arbre de vie qui préoccupait le plus maître Elohim. À aucun prix, il ne fallait qu’Adam et Ève pussent y retourner. Mais aussi quelle fichue idée papa Bon Dieu avait-il eue de créer cet arbre!… Voyons: avec sa connaissance de l’avenir, il savait d’une façon certaine que nos premiers parents pécheraient et qu’il les condamnerait à mort, eux et toute la race humaine; alors, cet arbre de vie ne pouvait être pour lui qu’un embarras; il était si simple de ne pas le planter!… Voilà un sacré Jéhovah qui ne ferait pas mal de se mettre au régime des douches; après ça, peut-être les établissements d’hydrothérapie brillent, au ciel, par leur absence, quoique le début de la Genèse nous ait appris l’existence d’eaux supérieures, situées au-dessus de l’étendue où se meuvent les astres… Et encore, cette idée d’immobiliser un Chérub avec épée flamboyante à la porte de l’Éden, c’est ça qui est d’un bête, oh! oui!… D’une parole, d’un seul effort de volonté, Dieu pouvait anéantir le fâcheux arbre de vie, désormais sans raison d’être; et le Tout Puissant n’y a pas songé!…
Enfin, va pour le Chérub, factionnaire sans guérite!… Ce Chérub est un planton précieux, si la découverte de l’Éden tente quelque nouveau Christophe Colomb.
Allons, on demande un explorateur de bonne volonté. Parmi mes lecteurs, quelqu’un veut-il s’inscrire?… Puisque papa Bon Dieu a pris la peine de faire garder la porte de l’Éden, puisqu’il a tant fait que de prendre des mesures défensives pour empêcher à jamais l’humanité d’entrer dans le chemin qui mène à l’arbre de vie, c’est que le paradis terrestre et le merveilleux arbre existent encore quelque part. Si, en explorant la région où sont les sources du Tigre et de l’Euphrate, nous apercevons sur une route, en avant d’un portail, un Chérub agitant une lame d’épée de feu, nous n’aurons aucun doute, nous pourrons dire: Nous y sommes et c’est ici!
Cent mille francs de récompense à qui trouvera le Chérub!
Et d’abord, qu’est-ce exactement que ce paroissien-là?… «Chérub» est le mot qui figure dans le texte hébreu de la Genèse. Ce mot signifie «un bœuf»; il vient de charab, «labourer». En effet, les Hébreux avaient gardé de nombreux souvenirs de leur servitude en Égypte, et ils copièrent assez largement les Egyptiens en maints usages, même ce qui concernait les menus détails du culte; c’est ainsi qu’ils sculptèrent grossièrement des bœufs, dont ils firent des espèces de sphinx, des animaux composés, tels qu’ils en mirent dans leurs sanctuaires. Ces figures avaient deux faces, une d’homme, une de bœuf, et des ailes, ainsi que des jambes d’homme et des pieds de bœuf. Aujourd’hui, les tonsurés ont changé tout ça: de Chérub ils ont fait Chérubin, et les Chérubins du nouveau culte sont de jeunes anges joufflus, mais sans corps, n’ayant qu’une tête d’enfant avec deux petites ailes; on voit de ces anges cocasses dans quantité de tableaux d’église… Il est probable que l’angélique portier du paradis terrestre ne répond pas à ce dernier signalement, et que c’est, au contraire, un Chérub à la mode hébraïque, avec tête à deux faces, dont l’une de bœuf; ce qui permettra à notre explorateur de le reconnaître de loin. Ou, si c’est un Chérubin à la mode catholique, sans corps ni mains, c’est avec les dents qu’il doit tenir son épée flamboyante, et. de celte façon encore, il ne pourra pas rester inaperçu. Mais je penche pour le pipelet à tète mi-humaine mi-bovine.
Hardi donc à la recherche de l’Éden! avis aux amateurs!… Quand bien même nous ne réussirions pas à pénétrer, l’excursion sera intéressante; on fera, tout au moins, le tour du jardin, et l’on fixera l’emplacement sur les cartes de géographie, qui, sans cela, seraient toujours incomplètes.
En attendant, voyons à présent ce que firent Adam et Ève, une fois hors du paradis terrestre, et ayant la connaissance intégrale du bien et du mal… y compris le mal de mer.
L’Écriture Sainte n’abonde pas en détails biographiques sur le compte des premiers hommes.
Le quatrième chapitre de la Genèse coupe court aux suppositions des commentateurs joviaux, qui ont voulu voir l’œuvre d’amour dans l’histoire de la pomme, cueillie par Eve, sur le conseil du serpent, et mangée en commun avec Adam. C’est après l’expulsion de l’Éden que nos premiers parents se mirent en devoir de se faire une postérité. Le texte de la Bible est suffisamment explicite.
«1. Or, Adam connut Eve sa femme, qui alors conçut et enfanta Caïn; et elle dit: J’ai acquis un homme par l’Éternel.
2. Elle enfanta encore Abel son frère. Et Abel fut berger, et Caïn fut agriculteur.»
Les personnes qui n’ont pas approfondi l’étude de la théologie et des théologiens sont à mille lieues de se douter des extravagantes discussions que cette grave affaire de la conception du premier bébé humain a suscitées parmi les commentateurs juifs et chrétiens. En dépit du texte ci-dessus, les uns, ne le trouvant pas encore assez clair, et partisans quand même de l’œuvre d’amour accomplie en Éden, ont émis l’opinion qu’Eve, à peine créée, perdit sa virginité, et que le serpent profita, pour la tenter, du moment où Adam était endormi pour se reposer de ses fatigues conjugales. Les autres, ayant à leur tête saint Jérôme, qui composa la Vulgate en traduisant directement de l’hébreu, sont d’avis que le verset 1 du chapitre 4 de la Genèse prouve qu’Adam n’a jamais songé à connaître Eve que lorsqu’ils furent chassés du paradis.
Et les appréciations n’en sont pas restées là!… Les théologiens qui ont adopté la manière de voir de saint Jérôme, se sont divisés entre eux, en vertu du beau raisonnement que voici: étant admis que la consommation du mariage a eu lieu après le départ de l’Éden, il n’y a pas de motif pour que ça ait été aussitôt, là, tout de suite; alors, quand? à quel moment précis?… Quand on est théologien, on veut tout fouiller; ces hommes-là sont d’une curiosité inimaginable, surtout en ces sortes de questions. Il y a donc eu des gens qui ont débité qu’Adam différa quinze ans et même trente ans l’opération décisive. D’autres poussent la chose encore plus loin et soutiennent gravement qu’Adam et Ève, par une résolution commune et pour pleurer leur péché, ne rompirent leur continence qu’au bout de… cent ans!
Vous croyez que c’est fini?… Ah! que vous connaissez peu les théologiens! Quelques-uns ont déniché une tradition, en vertu de laquelle Adam serait demeuré excommunié cent cinquante ans pour avoir mangé du fruit défendu, et il aurait vécu pendant ce temps-là avec une femme qui, comme lui, aurait été formée de la terre et qu’ils nomment Lilia; ils ajoutent qu’il engendra des diables par son commerce avec cette femme, et qu’enfin il épousa Eve, lorsque son excommunication fut levée, et qu’alors il engendra des hommes. Il est juste de dire que cette opinion n’a pas prévalu. Enfin, d’autres commentateurs, qualifiés également d’hérétiques et cités par saint Epiphane, ont soutenu que le diable avait eu affaire avec Ève comme un mari avec sa femme, et cela même après la sortie de l’Éden, et qu’il en avait eu Caïn et Abel. Voilà donc des compensations: Adam quitte Eve pour faire des diables avec une autre femme, et le diable va trouver Ève pour faire des hommes avec elle.
Et la question des couches d’Eve?… Les chers théologiens y ont trouvé aussi une mine inépuisable de controverses. Mais cela nous mènerait trop loin. En dernier lieu, rappelons une célèbre et savante dissertation de l’allemand Reinhardt, où est agitée la question de savoir si, oui ou non, Adam et Ève avaient un nombril!…
Tout ça, c’est des bêtises, comme dit l’autre. Arrivons à ce qui est sérieux, attendu que ce qui est sérieux dans la Bible n’en est pas moins à mourir de rire.
Donc Abel fut berger, et Caïn agriculteur; et nous allons voir bientôt ce vieux toqué de Jéhovah préférer Abel à Caïn. Or, je vous prie d’y réfléchir une seconde seulement: lequel des deux fils d’Adam, s’il vous plaît, avait obéi à Dieu dans le choix de sa profession? C’est Caïn, parbleu! puisque l’Éternel avait ordonné à l’humanité de cultiver la terre et de se nourrir exclusivement de ce que produiraient les champs, sauf à transformer le blé en pain. Abel, lui, se met berger; s’il gardait et élevait des troupeaux de moulons, ce n’était évidemment pas pour le plaisir de les regarder paître, en enfilant des perles; c’est, en réalité, parce qu’il appréciait surtout le mouton au point de vue du gigot et des côtelettes, dont il se régalait, cela tombe sous le sens. Abel contrevenait donc carrément aux formelles et récentes prescriptions divines; et c’est lui qui fut le petit chéri du seigneur Jéhovah!… Décidément, ô curés impayables, ce n’est pas dans vos tabernacles qu’il faut enfermer votre papa Bon Dieu; c’est dans une cellule de Charenton.
«3. Or, il arriva au bout de quelque temps que Caïn offrit en oblation à l’Éternel des fruits de la terre;
4. Et qu’Abel aussi offrit des premiers nés de son troupeau, et de leur graisse. Et l’Éternel fut content d’Abel et de ses présents;
5. Mais il ne fut pas content de Caïn ni de ses présents. Et Caïn fut irrité, et son visage fut abattu.»
Il y avait de quoi la trouver mauvaise, en effet.
«6. Et l’Éternel dit à Caïn: Pourquoi es-tu en colère et pourquoi ton visage est-il abattu?
7. Si tu fais bien, ne sera-t-il pas reçu? Mais, si tu ne fais pas bien, la peine du péché est à la porte. Or, ses désirs se rapportent à toi; et il sera sous ta puissance.»
La Bible ne mentionne aucune réponse de Caïn à Dieu. J’avoue que, si je m’étais trouvé à sa place, le galimatias incompréhensible du verset 7 m’aurait complètement abasourdi.
Caïn n’était pas prophète. Sans quoi, en négligeant le galimatias susdit, il aurait pu répondre à son interlocuteur:
— Ce sont donc les offrandes de viandes que vous préférez, mon vieux Jéhovah?… Eli bien, vous donnez un exemple qui sera suivi par les sacrificateurs païens… Vous avez justement mêmes goûts qu’auront les idoles, et ces goûts seront plus tard déclarés grossiers et indignes de la divinité… savez-vous par qui?… par les piètres mêmes du catholicisme.
Mais Caïn ne répondit point. Cet homme, qui avait pris tant de peine à mener à bien la culture de ses melons, qui offrait au Seigneur ses cantaloups les plus succulents et qui les voyait méprisés, cet homme comprit que Dieu se fichait de lui par-dessus le marché, et il en fut tellement vexé qu’il en perdit un moment la tête. Au lieu d’en vouloir au capricieux et impoli Jéhovah, il commit la faute de s’en prendre à son frère.
«8. Et Caïn dit à son frère Abel: Sortons dehors. Et quand ils furent aux champs, Caïn s’éleva contre Abel son frère, et il le tua.»
Ça n’a pas traîné, on le voit; Caïn était un gaillard expéditif. Il invite son frère à faire une petite ballade au dehors; il l’entraîne aux champs, sous un prétexte quelconque, pour chercher ensemble des scarabées, par exemple. Une fois-là, vite une querelle d’allemand, à propos de boites; puis, un bon coup de pioche sur la tête. V’lan! ça y est. Et c’est le chéri de papa Bon Dieu qui, dans l’humanité, a l’étrenne de la mort.
Après quoi, que se passe-t-il dans la caboche de Caïn? Est-il anéanti au spectacle de son crime?… Pas du tout. Il se métamorphose subitement en scélérat endurci, en gibier de bagne. Il n’a pas le moindre remords, et lui, tout-à-l’heure si abattu, il va se montrer insolent envers le seigneur Jéhovah, qui ne lui inspirera aucune crainte.
«9. Et l’Éternel dit à Caïn: Où est Abel ton frère? Et Caïn lui répondit: Je n’en sais rien; est-ce que je suis le gardien de mon frère, moi?»
On croit voir le tableau: papa Bon Dieu paraissant au coin d’un nuage et interpelant le meurtrier, et Caïn qui lui envoie quelque chose comme Et ta sœur? avec la parfaite sérénité d’un professionnel du crime, qui croit avoir fait disparaître toutes traces de l’assassinat et fait un pied de nez aux gendarmes. Or, Jéhovah n’avait pas perdu un détail du drame; son œil divin n’était pas en défaut, cette fois.
«10. Et Dieu dit: Qu’as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.»
Il est clair qu’un châtiment terrible va punir tant de scélératesse et d’effronterie.
Voyons donc la suite du discours de Jéhovah:
«11. C’est pourquoi, maintenant, tu seras maudit même par la terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère!
12. Quand tu laboureras la terre, elle ne te rendra plus son fruit; et tu seras aussi vagabond et fugitif sur toute la terre.»
Voilà Caïn condamné au vagabondage, à n’avoir ni feu ni lieu, à marcher toujours sans pouvoir s’arrêter nulle part, précurseur du légendaire juif-errant. Mais, s’il va être fugitif sans repos ni trêve, il ne sera pas en même temps laboureur, ce qui est une profession essentiellement sédentaire; comment s’y prendrait-il pour labourer, même en pure perte? — Si un inculpé de vagabondage prouve au tribunal qu’il est laboureur, s’il établit qu’il possède un champ et qu’il le cultive, son acquittement est certain; l’accusation s’est effondrée, il n’est pas vagabond.
Là-dessus, Caïn prend la frousse, une telle frousse qu’il perd de vue que l’humanité se compose en tout de trois personnes, son père, sa mère et lui-même, et qu’il s’imagine pouvoir être tué à son tour par les autres hommes, qui n’existent pas. C’est du joli détraquement cérébral, ça! Eh bien, ça y est en toutes lettres dans la Bible.
«13. Et Caïn dit à l’Éternel: Ma peine est plus grande que je ne puis porter.
14. Voici: tu m’as chassé aujourd’hui de dessus cette terre, et je me cacherai de devant la face, et je serai vagabond et fugitif sur toute la terre; alors il arrivera que quiconque me rencontrera me tuera.»
Du coup, le courroux du vieux Jéhovah se calme. Il ne fait pas grâce à Caïn de sa condamnation au vagabondage à perpétuité; mais, perdant à son tour le sens de la situation, il ne veut pas que la peine soit aggravée. Aussi prend-il Caïn sous sa protection contre ces assassins impossibles. Si ce n’est pas du délire, cela, je demande ce qui en sera!
«15. Et l’Éternel dit à Caïn: Quiconque tuera Caïn sera puni sept fois au double. Et Dieu mit une marque à Caïn, afin que ceux qui le rencontreraient ne le tuassent pas.»
On s’attend à lire à présent quelque récit du vagabondage de Caïn. Ah! bien non, alors! Personne ne fut plus sédentaire que ce fugitif.
«16. Alors, Caïn sortit de devant la face de l’Éternel, et il vint habiter le pays de Nod, à l’orient de l’Éden.
17. Là, Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Énoch; et il bâtit une ville qu’il appela Énoch, du nom de son fils.»
Nous apprenons par là que Caïn se maria: l’auteur ne dit pas avec qui; mais ii coule de source qu’Adam et Eve eurent des filles, dont la Bible a négligé de parler, et que Caïn épousa une de ses sœurs. Nous ne lui en ferons pas un crime; l’inceste fut obligatoire aux premiers temps de l’humanité.
Ce qui nous fait plutôt bondir, tant notre surprise est grande, c’est cette ville fondée par Caïn. C’est déjà fort, un vagabond qui bâtit une ville; mais quels ouvriers avait-il à son service? de quels instruments se servit-on pour construire les maisons? et où enfin Caïn recruta-t-il des citoyens pour peupler sa ville Énoch?… Et le fumiste Esprit-Saint a fait avaler cette bonne histoire au pieux auteur qu’il inspirait!…
Les versets suivants nous donnent la descendance de Caïn. Énoch engendre Irad; Irad engendre Maviaël; Maviaël engendre Mathusaël. On ne sait, de ces personnages, que leur nom. Mathusaël engendre un certain Lamech, plus gourmand en mariage que ses nobles aïeux. Le vénérable Lamech est, en effet, l’inventeur de la polygamie; il se paie deux femmes pour lui tout seul, ce qui prouve que l’article commençait à ne plus être rare. De sa femme Ada il eut deux fils, nommés Jabel et Jubal, et de sa femme Tsilla il eut un fils, Tubalcaïn, et une fille, Nohéma.
Il paraît que les fils de Jabel préférèrent la campagne à la ville bâtie par leur ancêtre Caïn; car ils furent les premiers sur terre à demeurer sous des tentes (4:20). Quant aux fils de Jubal, la ville leur plaisait, au contraire, et ils furent les plus gais de la famille; ils aimaient la musique. «Jubal fut père de tous ceux qui jouent du violon et de l’orgue.» (4:21) Tubalcaïn, lui, fut le Vulcain biblique:
«il forgeait toutes sortes d’instruments d’airain et de fer.» (4:22)
Le polygame Lamech semble avoir logé dans son plafond une araignée d’assez belle taille; car la Genèse nous rapporte de lui un speech qui a la qualité d’être court, mais qu’aucun commentateur n’a jamais pu comprendre.
«23. Or, Lamech dit un jour à Ada et à Tsilla, ses femmes: Femmes de Lamech, écoulez bien mes paroles. Je tuerai un homme, si je suis blessé; je tuerai même un jeune homme, si je suis meurtri.
24. Car, si Caïn devait être vengé sept fois au double, moi, Lamech, je serai vengé soixante-dix fois sept fois.»
Ce discours épata au plus haut point Mesdames Ada et Tsilla; elles en furent, sans doute, comme pétrifiées et ne demandèrent pas la moindre explication. L’Écriture Sainte passe immédiatement à la mention de la naissance de Seth, troisième fils d’Adam.
«25. El Adam connut encore sa femme qui enfanta un fils et l’appela Seth; car Dieu, dit-elle, m’a donné un autre fils, en remplacement d’Abel que Caïn a tué.
«26. Et, un fils naquit à Seth, et il l’appela Enos. C’est alors qu’on commença d’invoquer le nom de Jéhovah.»
Le cinquième chapitre de la Genèse est consacré uniquement à donner la généalogie de Noé, descendant d’Adam par Seth. L’auteur sacré ne s’occupe plus de la descendance de Caïn.
Nous trouvons donc l’ordre suivant, où ne sont nommés que les fils aînés: Seth, Enos, Caïnan, Malaléel, Jared, Énoch, Mathusalem, Lamech, Noé. Mais le plus curieux de ce chapitre est l’affirmation de l’extraordinaire longévité de tous ces patriarches. Adam avait cent trente ans, quand il eut Seth, et il vécut encore huit cents ans. Seth mourut à neuf cent douze ans; Enos, à neuf cent cinq ans; Caïnan, à neuf cent dix ans, etc. Celui qui mourut le plus jeune fut. Lamech, père de Noé; ce Lamech, qu’il ne faut pas confondre avec le polygame toqué de tout-à-l’heure, décéda dans le sept cent soixante-dix-septième printemps de son âge.
Énoch, fils de Jared, fut plus malin que tous les autres; il ne mourut pas, tout simplement.
«21. Énoch vécut soixante-cinq ans, et il engendra alors Mathusalem.
22. Et Énoch, après qu’il eut engendré Mathusalem, se promena avec Dieu pendant trois cents ans; et il engendra des fils et des filles.
23. Tout le temps donc qu’Énoch vécut fut trois cent soixante-cinq ans.
24. Or, Énoch, s’étant ainsi promené avec Dieu, ne parut plus, parce que Dieu l’enleva.» (Genèse, ch. 5)
Cet épisode est trop beau; n’importe quel commentaire le déflorerait. Admirons!
Quant à Mathusalem, c’est lui qui décrocha la timbale de la longévité. Il avait du nerf, le bonhomme; jugez-en. Il vécut dans la continence jusqu’à l’âge de cent quatre-vingt-sept ans, heureuse époque à laquelle il s’offrit le luxe d’avoir un moutard, et, après la naissance du jeune Lamech II, il trouva le moyen de vivre encore sept cent quatre-vingt-deux ans, donnant jusqu’au bout des preuves de sa virilité.
«26. Mathusalem, après qu’il eut engendré Lamech, vécut sept cent quatre-vingt-deux ans, engendrant encore des fils et des filles.» (Textuel!)
Total: neuf cent soixante-neuf ans. Excusez du peu!… On avait la vie dure, en ce temps-là.
Et le père Noé?…
«30. Lamech appela son fils Noé, en disant: Celui-ci nous soulagera de notre œuvre et du travail de nos mains, sur cette terre que l’Éternel a maudite…
33. Et Noé avait passé cinq cents ans, quand il engendra Sem, Cham et Japhet.»
Avoir cinq cents ans, et se mettre alors seulement à becqueter sa petite femme?… Mieux vaut tard que jamais!…
On a fait couler beaucoup d’encre à propos de l’extraordinaire longévité des patriarches de la Genèse. Des docteurs catholiques, sentant combien ces blagues étaient par trop difficiles à digérer, ont tenté de sauver du ridicule les récits de l’Esprit-Saint; ils ont avancé qu’il fallait peut-être entendre années par lunaisons, en insinuant qu’à celte époque on comptait sans doute uniquement par lunes. À ce compte, Mathusalem serait mort octogénaire, voilà tout. Mais ces obligeants commentateurs ont été rabroués d’importance par les enragés qui tiennent à ces miracles de longévité des premiers hommes.
Le chanoine Rohrbacher, entre autres, dans son Histoire universelle de l’Église, déclare qu’il s’agit bien d’années de douze mois, et il cite, notamment, l’exemple d’Abraham, qui, selon la Genèse, «mourut dans une heureuse vieillesse, étant fort âgé et rassasié de jours, ayant vécu cent soixante-quinze ans» (25:7–8). S’il fallait compter par lunaisons, Abraham n’aurait donc vécu que quatorze ans et sept mois en tout, dit Rohrbacher, et cela ne s’accorderait pas avec les expressions employées par l’auteur sacré. Le même théologien, pour prouver que les années indiquées dans la Genèse sont vraiment de douze mois, cite encore plusieurs personnages dont le texte divin fait connaître l’âge nu moment de la naissance de leur premier-né: Enos, Caïnan, Malaléel engendrèrent à l’âge de quatre-vingt-dix, de septante, de soixante-cinq ans; en comptant par lunaisons, dit Rohrbacher, il faudrait donc admettre qu’ils auraient eu des enfants à l’âge de sept ans et demi, de cinq ans dix mois, de cinq ans cinq mois! Et Nachor, qui engendra à vingt-neuf ans, d’après le texte biblique, peut-on croire raisonnablement, s’écrie le docte chanoine, que cela veut dire qu’il avait en réalité deux ans et cinq mois, quand il eut son premier enfant?…
Non, bon Rohrbacher, et c’est vous qui êtes dans le vrai: les années dont parle la Genèse sont incontestablement de douze mois. Aussi, rien n’est plus amusant que le cas du bonhomme Noé, qui attendit d’avoir cinq cents ans bien sonnés pour faire zizi-panpan.
Nous voici arrivés à l’un des passages les plus curieux de la Bible, un de ceux dont la suppression dans les manuels d’histoire sainte montre le mieux le sans-gène des prêtres en leur art de fabriquer et remanier les dogmes.
Voilà des lascars qui serinent sur tous les tons à leurs ouailles que la Bible est une œuvre essentiellement divine, qu’elle a été écrite sous l’inspiration directe de l’Esprit-Saint, que tout ce qui y est écrit est la vérité même, la vérité la plus parfaite et la plus pure, que c’est le livre vénérable par excellence. Si donc nos tonsurés pensaient ce qu’ils disent, ils devraient, pleins de respect pour la Bible, la faire connaître intégralement aux dévots, ne pas en cacher un seul verset. Car, en matière de croyance religieuse, il faut accepter un livre sacré tel qu’il est; ou, si l’on en élimine tel passage, parce qu’il est en contradiction avec certains points de science théologique que l’on a déclarés articles de foi, le livre tout entier est à rejeter, il n’est plus sacré, mais méprisable; le mensonge d’un fait, en cours d’un chapitre, suffit pour détruire le renom d’inspiration divine de toute l’œuvre.
Or, les curés aussitôt qu’ils viennent de nommer Noé, abordent sans transition l’histoire du déluge et disent succinctement que la corruption des hommes mit Dieu en courroux et le décida à cette noyade générale, à la seule exception d’une famille dont le chef était demeuré un juste.
Ce n’est pas la Bible, cela!… Elle parle d’autre chose; elle dit, en quatre versets, quelle fut la cause première de cette corruption des hommes. Messieurs les curés, vous n’avez pas le droit de passer sous silence cet important épisode de votre Écriture Sainte. S’il vous embarrasse aujourd’hui, tant pis! l’Esprit-Saint n’avait qu’à ne pas le dicter à l’écrivain du Pentateuque!… Certes, la pilule est amère; mais, saint Jérôme et les Pères de l’Église l’ayant avalée autrefois, avalez-la, chers tonsurés, à votre tour.
La pilule, que les théologiens catholiques modernes s’efforcent de recracher sans bruit et dont ils voudraient bien qu’il ne restât aucune trace, se compose des quatre premiers versets du sixième chapitre de la Genèse:
«1. Or, il arriva que, lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre et qu’ils eurent engendré des filles;
2. Les anges de Dieu (littéralement: les fils de Dieu), voyant que les filles des hommes étaient belles, vinrent, coucher avec toutes celles qui leur avaient le mieux plu.
3. Alors, l’Éternel dit: Mon esprit ne demeurera plus avec les hommes; car, maintenant, ils sont devenus trop charnels. Leur vie, donc, ne dépassera plus six fois vingt ans.
4. C’est en ce temps-là qu’il y avait des géants sur la terre, et cela après que les anges de Dieu se furent accouplés aux filles des hommes et quand celles-ci leur eurent donné des enfants; ces enfants, ainsi nés, sont ces hommes puissants, qui de tout temps ont eu une grande renommée.»
Quoique la Genèse ne nous ait pas raconté l’histoire de la création des anges, voici la seconde fois qu’elle nous parle de ces êtres surnaturels; la première mention est celle du Chérub, placé à la porte de l’Éden. Il est donc utile de dire quelques mots de la croyance aux anges chez les Juifs.
Les chrétiens, en greffant leur culte sur la religion israélite, ont imaginé des articles de foi, dont on ne trouve aucune trace dans la Bible: c’est ainsi qu’a été fabriquée de toutes pièces, longtemps après l’époque assignée à la vie de Jésus-Christ, l’histoire de la révolte de Satan et de sa défaite par l’archange saint Michel.
Or, comme nous examinons la Bible principalement au point de vue de la croyance catholique, c’est ici qu’il nous parait utile de nous occuper de celte addition.
En un temps quelconque, donc, messire Jéhovah se dit qu’il ne suffisait pas, à un Tout-Puissant comme lui, d’avoir créé le ciel et la terre. Puisqu’il peuplait la terre, pourquoi ne peuplerait-il pas aussi le ciel? Il s’était embêté dans le chaos; il s’embêtait de plus belle, tout seul, dans son paradis. Comme avec rien il pouvait fabriquer des masses d’objets et d’êtres animés, il avait créé des anges dont le rôle fut de lui former une agréable compagnie. Après quoi, il s’était payé un beau fauteuil à son chiffre, afin de présider convenablement la céleste assemblée. Et, pour le distraire, les anges chantaient tout le temps; en leur qualité d’êtres surnaturels, ils ne se fatiguent pas.
Mais voici que le plus beau de tous les anges, un gaillard auquel les tonsurés ont donné le nom de Lucifer, guigna du coin de l’œil le siège du Très-Haut et conçut le rêve audacieux de se substituer à son créateur comme président du paradis. Sa criminelle tentative parut une délicieuse farce à quelques anges à qui l’exercice du chant semblait monotone, et ils s’associèrent au révolté, tandis que la grande majorité se montra scandalisée au plus haut point.
C’est alors que Michel, ange fidèle, vrai caniche pour le dévouement, se chargea de faire triompher la cause de Dieu en administrant à Lucifer une formidable raclée. L’ange rebelle fut précipité aux enfers, créés subitò en son honneur; ses complices y dégringolèrent en même temps; et le père Jéhovah put replacer son divin postérieur dans le fauteuil présidentiel.
Telle est, succinctement, la légende dont les pasteurs catholiques ont fait un dogme pour leurs tremblantes ouailles; car, au fond, cet épisode sert surtout à donner le frisson aux dévots et dévotes. Gare à vous, pieuses brebis! si vous n’obéissez pas aux messieurs-prêtres, vous irez rejoindre les mauvais anges au fin fond des enfers.
Dans la Bible hébraïque, quand il est question des diables, c’est-à-dire en des livres écrits incontestablement après la captivité de Babylone (mille ans après la mort de Moïse, ne l’oublions pas), le plus important de ces démons est appelé Satan; mais ces diables sont des mauvais génies, sans aucune autre explication; ils ne sont nullement représentés comme des révoltés, expulsés du paradis céleste et enchaînés dans un enfer de flammes. Ainsi, dans la légende de Job, le mauvais génie Satan se promène au ciel, y va et vient comme s’il était chez lui, y discute avec Jéhovah. En voyant ces diables des derniers livres de la Bible prendre si bien leurs aises et n’endurer aucun supplice, les critiques ont fait remarquer que c’était exactement la croyance des Chaldéens, des Perses, dont les livres sacrés remontent à une plus haute antiquité que ceux des Juifs. On en a conclu que les Israélites, pendant la longue captivité de Babylone, avaient ajouté à leurs croyances une partie de celles des peuples avec lesquels ils avaient été en contact. D’ailleurs, le nom que les Juifs adoptèrent alors pour désigner le principal diable trahit l’emprunt fait à la religion de la Chaldée ou Babylonie; car Satan n’est pas un mot hébreu, mais bien un mot chaldéen, qui signifie «la haine».
L’Esprit-Saint avait donc caché au peuple de Dieu non seulement l’histoire de la révolte d’un certain nombre d’anges, mais même le véritable nom du principal diable, puisque celui-ci n’est jamais nommé Lucifer dans la Bible. Ce sont les chrétiens qui ont découvert tout cela.
Toutefois, les Pères de l’Église ont prétendu trouver à toute force une mention de Lucifer dans l’Ancien Testament: et, pour cela, ils ont eu recours à un subterfuge trompant assez habilement les ouailles qui les croient sur parole et ne lisent de la Bible que ce qu’on leur en laisse lire. Ce subterfuge roublard mérite d’être percé à jour, et je demande au lecteur de me pardonner une petite digression nécessaire.
C’est dans les prophéties d’Isaïe, au chapitre 14, verset 12, disent les tonsurés, qu’il est question de Lucifer sous ce nom même, et ils citent le commencement du verset, mais en le falsifiant au moyen de la traduction latine de saint Jérôme, dite la Vulgate.
Voici le passage en question. Dans ce chapitre 14, Isaïe, en bon juif furieux de ce que les Babyloniens ont tenu longtemps sa nation en captivité, exhale sa patriotique colère et annonce au roi de Babylone que son royaume subira à son tour la décadence et sera ruiné de fond en comble.
«L’Éternel, s’écrie Isaïe, aura pitié de Jacob et choisira encore Israël; et il rétablira les Israélites dans leur terre… Israël, tu te moqueras alors du roi de Babylone, et tu diras: Comment le tyran se repose-t-il? Comment se repose cette ville qui était toute d’or? L’Éternel a rompu le bâton des méchants et la verge des dominateurs…
Il fera lever de leurs sièges tous les principaux de la terre, tous les rois des nations. — Ils prendront tous la parole et diront au roi de Babylone: Tu as été aussi affaibli comme nous! tu as été rendu semblable à nous! — On a fait descendre ta magnificence dans le sépulcre, avec le bruit de tes instruments; tu es couché sur une couche de vers, et la vermine te couvre» (versets 9–10–11).
«12. Comment es-tu tombé du ciel, o Hélel, astre qui te levais an matin? Toi qui foulais les nations, tu es abattu jusqu’à terre.
13. Tu disais en ton cœur: Je monterai jusqu’aux cieux, j’élèverai mon trône par-dessus les étoiles du Dieu fort; je serai assis sur la montagne de l’assemblée, à côté d’Aquilon…»
«Et toutefois on t’a fait descendre au sépulcre, au fond de la fosse. — Ceux qui te verront, te regarderont en disant N’est-ce pas ici cet homme qui faisait trembler la terre et qui ébranlait les royaumes, qui a réduit le monde en désert, qui a détruit les villes et n’a point rendu la liberté à ses prisonniers? — Tous les rois des nations, tous tant qu’ils sont, sont morts avec gloire, chacun dans son palais. — Mais toi, tu as été jeté loin de ton sépulcre, comme un tronc pourri, comme un habit de gens tués, transpercés avec l’épée, qui sont descendus parmi les pierres dans une fosse, et comme un corps mort foulé aux pieds.»
Il faut vraiment un toupet de ratichon pour prétendre qu ’Isaïe parlait de Lucifer-Satan dans ce chapitre 14. C’est bien du roi de Babylone qu’il s’agit; ce débordement de colère, ce flot de menaces, tout cela est à l’adresse du roi de Babylone, uniquement, exclusivement.
Maintenant, comment saint Jérôme a-t-il opéré la falsification du texte?… Gêné par la version grecque des Septante, Jérôme a traduit la Bible en latin, et, profitant de ce qu’Isaïe compare accidentellement le roi de Babylone à l’étoile du matin, nommée Hélel (aurore) chez les Juifs et Lucifer (porte-lumière) chez les Romains, il a écrit ainsi la première partie du verset 12: «Quomodo cecidisti de cœlo, LUCIFER, qui mane oriebaris? Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui te levais au matin.»
Et nos tonsurés, adoptant cette traduction inexacte, se gardant bien de dire à leurs ouailles que le texte original hébreu porte Hélel et qu’il s’agit du roi de Babylone comparé à l’astre Vénus, étoile du matin, nos tonsurés, ayant soin de ne pas mettre le reste du chapitre sous les yeux des gogos dont ils empochent le saint-frusquin, s’écrient, avec des airs de triomphe; — La chute de Lucifer est mentionnée dans la Bible! Isaïe en a parlé!
Comme aplomb, c’est raide… Or, dans ce même chapitre, au verset 28, Isaïe dit qu’il a prononcé sa prophétie en l’an où mourut le roi Achaz, soit en 723 avant Jésus-Christ. Même en supposant qu’Isaïe n’ait pas écrit sa prophétie après coup, il faut bien reconnaître que l’auteur parle au futur, depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Si donc cette chute du ciel s’appliquait à Lucifer-Satan, elle aurait eu lieu après la mort du roi Achaz! Et les prêtres catholiques disent ailleurs que c’est ce même Lucifer, devenu diable, qui tenta Ève sous la forme du serpent! Quelle salade de contradictions!…
Allons, voilà encore une blague catholique à biffer une bonne fois. De cette digression, qu’il importait de faire, le lecteur retiendra la preuve définitive de l’absence totale de la légende de Lucifer révolté et vaincu, dans les livres sacres des Juifs.
Nous revenons donc aux anges du chapitre 6 de la Genèse, et nous allons recourir à des sources, également très sacrées, où nous puiserons plus de détails sur le concubinage de ces bons anges avec les belles filles des hommes.
Les manuels d’histoire sainte, à l’usage des simples fidèles, ne font aucune allusion, c’est entendu, à l’aventure révélée par les quatre versets que j’ai reproduits tout à l’heure; mais ces quatre versets ne sont pas retranchés des éditions bibliques réservées aux curés. Ce n’est pas tout: les tonsurés ont un autre livre pour eux seuls, un livre qu’ils entourent d’une grande vénération, sans le divulguer, et qui se nomme le Livre d’Énoch.
Énoch, vous ne l’avez pas oublié, est ce patriarche de trois cent soixante-cinq ans, dont Jéhovah se toqua et qu’il enleva au ciel, non à l’état d’âme, mais en chair et en os, comme Jupiter enleva Ganymède, dont il s’était, lui aussi, toqué. Or, d’après une tradition, Énoch écrivit un livre, qu’il n’emporta pas en paradis, heureusement; il le légua à son fils Mathusalem, et Noé, dit-on, mit dans l’arche le précieux manuscrit. Toutefois, le livre d’Énoch fut longtemps perdu.
On dit qu’ il existait, — on ne sait où, par exemple! — au temps des apôtres. La preuve qu’on en donne est dans le Nouveau Testament. Là, l’épître de saint Jude s’exprime ainsi, aux versets 14–15:
«C’est d’eux encore (les impies) qu’Énoch, septième depuis Adam, a prophétisé en ces termes: Voilà que le Seigneur vient avec ses milliers de saints, pour exercer le jugement contre tous, et pour convaincre tous les impies de toutes leurs œuvres d’ impiété.»
Puisque saint Jude a cité un passage de ce livre, c’est qu’il le connaissait, parbleu! Et, pendant plusieurs siècles, les théologiens se demandaient: Qu’est devenu le livre d’Énoch?
Enfin, un voyageur assez célèbre, l’écossais Jacques Bruce, découvrit en Abyssinie le fameux livre; pour dire la vérité, c’est sur une version éthiopienne qu’il mit la main, car il est peu probable qu’Énoch ait écrit ses belles histoires dans la langue de Ménélik… Voyez un peu, tout de même, combien il est utile d’avoir une providence, quand on est théologien! Ecrit par Énoch dans la langue d’avant la tour de Babel, ce livre merveilleux avait eu la chance, quoique la langue primitive ait été brusquement perdue, de trouver un traducteur hébreu; puis, cette traduction hébraïque, connue des apôtres et des premiers pères de l’Église, avait disparu comme une muscade. Crac! un Écossais en découvre, vers la fin du dix-huitième siècle, une version éthiopienne complète chez les ancêtres de Ménélik. Merci, divine providence!
Notre Bruce apporta sa trouvaille à la bibliothèque bodléienne d’Oxford; joie immense des théologiens; nouvelles traductions, dont la première (1838) fut imprimée en anglais et eut pour auteur Mgr Richard Laurence, archevêque de Casel, en Irlande.
Le livre d’Énoch est divisé en onze sections. C’est dans la section 2 qu’est racontée l’histoire des amours des anges avec les filles des hommes.
«Le nombre des hommes s’étant prodigieusement accru, ils eurent de très belles filles. Or, les plus brillants des anges en devinrent amoureux, et ils furent entraînés, par ce fait, dans beaucoup d’erreurs.
Ils s’animèrent entre eux, et ils se dirent: Allons sur terre, et choisissons-nous des femmes parmi les plus belles filles des hommes.
Alors, Semiazas, que Dieu avait créé prince des anges les plus brillants, leur dit: Un tel projet est excellent; mais je crains que vous n’osiez pas le mettre à exécution et que je ne demeure le seul de nous tous à faire des enfants aux belles filles des hommes.
Tous répondirent: Faisons serment d’exécuter notre projet, et dévouons-nous à l’anathème si nous y manquons.
Ils s’unirent donc par serment et firent des imprécations. Ils étaient au nombre de deux cents, d’abord. C’était le temps où vivait Jared (père d’Énoch). Ils partirent ensemble, descendirent du ciel, et vinrent sur la montagne Hermonim, ou mont des serments.
Et voici les noms des vingt principaux d’entre eux: Semiazas, Atarcuph, Araciel, Chobabiel, Horammame, Ramiel, Sampsich, Zaciel, Balciel, Azalcel, Pharmarus, Amariel, Anagemas, Thausaël, Samiel, Sarinas, Eumiel, Tyriel, Jumiel, Sariel.
Eux et les autres, et d’autres encore, prirent des femmes l’an onze cent soixante-dix de la création du monde. De ce commerce naquirent les géants, etc., etc.»
On voit qu’il ne s’agit aucunement d’une révolte contre Dieu: les plus brillants des anges, ayant à leur tête le prince Semiazas, qui n’est ni Lucifer ni Satan, vont en partie de plaisir sur terre, voilà tout.
Il est vrai que, leur exemple étant suivi par un grand nombre, Jéhovah, se voyant délaissé, commença à grogner; cependant, il mit longtemps à se fâcher tout-à-fait, et sur la cause de la grande colère définitive le livre d’Énoch et la Genèse ne sont pas absolument d’accord. C’est le cas de dire: Il y a de la magie là-dessous. Vous allez voir.
Selon la Genèse: à la suite des relations des anges avec les belles humaines, les hommes devinrent trop charnels. Un théologien pourrait traiter la question. En effet, dirait-il, si les belles filles trouvèrent goût à l’aventure et se montrèrent insatiables, les anges furent en mesure de les satisfaire, et cela dut exciter l’émulation des simples hommes, leurs rivaux. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire au papa Bon Dieu? répondrons-nous; n’avait-il pas recommandé à l’humanité de croître et de multiplier?…
Le livre d’Énoch ne présente pas les faits sous le même aspect. Les anges, devenus papas, s’intéressèrent à leurs enfants et furent, pour les géants, des professeurs hors ligne. Non seulement, ils leur apprirent à façonner les joyaux et les pierreries (sic); mais encore, ils leur enseignèrent la magie, l’art de lire l’avenir dans les astres. En outre, ils initièrent leurs concubines aux grands mystères. On comprend ce qui s’ensuivit: mesdemoiselles les maîtresses des anges et leurs bâtards géants furent bientôt supérieurs aux autres hommes; que de fumisteries on peut faire à ses contemporains, quand on est magicien!… «La terre se plaignit et retentit de cris de douleur.»
Émus des douleurs de la terre, les quatre anges de l’harmonie demandèrent à Dieu de mettre un terme à ces maux. Sur ces entrefaites, le sieur Azazel, un des anges qui couchaient avec les filles des hommes, avait cherché noise à Semiazas, lui avait flanqué une tripotée, et avait pris sa place comme chef des balladeurs sur terre. Dieu envoya l’ange Raphaël combattre l’ange Azazel, et notre Azazel, vaincu, fut enfermé par Raphaël dans une caverne, au désert de Dodoël.
D’autre part, Dieu trouva le déluge nécessaire: pour empêcher les géants de continuer leurs exercices de magie, il allait noyer tout le monde, y compris les simples hommes qui souffraient des sorciers. Quant aux anges, qui étaient allés mener sur terre une vie de bâtons de chaise, ils réintégreraient le ciel et devraient rester bien sages désormais.
C’est, sans doute, depuis cette époque que les anges sont des êtres insexuels: le père Jéhovah, pour se garantir contre de nouvelles escapades, dut les obliger à déposer leur cautionnement, comme font les pachas à l’égard de tout monsieur postulant un emploi dans leur sérail. Les curés ont donc grand tort de supprimer cet épisode dans leurs manuels d’histoire sainte; on saurait au moins pourquoi les anges sont eunuques!
Est-il besoin d’ajouter que le pauvre bougre d’ange Azazel, oublié dans la caverne où Raphaël l’avait bouclé, fut, naturellement, noyé lors de l’universelle inondation?… Versons une larme sur son triste sort.
Allez donc dire, après cela, qu’il n’est pas providentiel que le livre d’Énoch ait été retrouvé!… En somme, il n’avait pas gêné les premiers chrétiens, puisque saint Jude le cite expressément: plusieurs Pères de l’Église ne se sont pas fait faute, à leur tour, d’en parler comme d’un livre très connu: Origène, que saint Jérôme appelait le maître des Églises, invoqua son autorité; Tertullien accorde une grande vénération à cet ouvrage dans son Traité sur le paganisme. Le livre d’Énoch fut donc en honneur dans le catholicisme jusqu’au quatrième siècle. Plus tard, en réfléchissant qu’il consolidait les quatre ennuyeux premiers versets du chapitre 6 de la Genèse, les prêtres le firent disparaître; mais des fragments purent être conservés et ont été cités par Scaliger, Semler et Fabricius. Enfin, il faut remercier l’archevêque Laurence, qui traduisit la version éthiopienne rapportée par Jacques Bruce.
En voyant quelle idée les Juifs se faisaient des anges, nous constatons que les catholiques ont changé aujourd’hui tout cela, et pourtant ils déclarent que la nation israélite était le peuple de Dieu et ils ont adopté comme divinement inspirés leurs livres religieux.
Ainsi les Juifs classaient les anges en une hiérarchie de dix degrés:
1. les Kadoschim, ou très-saints;
2. les Ofamim ou rapides;
3. les Oralim, ou forts;
4. les Chasmalim, ou anges-flammes;
5. les Séraphim, ou anges-étincelles;
6. les Malachim, ou messagers;
7. les Elohim, ou divins;
8. les Ben-Elohim, ou enfants des dieux;
9. les Chérubim, ou anges-bœufs;
10. les Ychim, ou animés.
Mais le pape Grégoire I a été d’avis de répartir tout autrement les anges, et depuis lors, on a eu la division suivante, trois hiérarchies de trois chœurs chacune: première hiérarchie, composée des Séraphins, des Chérubins et des Trônes; deuxième hiérarchie, composée des Dominations, des Vertus et des Puissances; troisième hiérarchie, composée des Principautés, des Archanges et des simples Anges. On voit par là combien est grand le pouvoir d’un pape; avoir le droit de régler les rangs du ciel, ce n’est pas une bagatelle!…
Les prêtres catholiques ont donc affirmé à leurs benoîtes ouailles que les Juifs n’entendaient rien à leurs livres saints, ne comprenaient pas leur religion. Pensez un peu! ces imbéciles Juifs n’avaient jamais deviné que leur Isaïe, en apostrophant le roi de Babylone, leur ennemi, et en lui prédisant qu’un jour viendrait où sa puissance serait détruite, avait voulu parler, non pas de la future chute de ce roi, mais en réalité de l’antique révolte de Lucifer contre Dieu et de sa dégringolade et transformation en Satan. Fallait-il que les rabbins aient l’esprit bouché pour n’avoir pas su lire entre les lignes!…
Et, disent les tonsurés, il y a bien d’autres choses encore que les Israélites n’ont pas soupçonné dans leur Bible.
Par exemple, la Trinité. Essayez de faire comprendre à un Juif qu’il adore un dieu en trois personnes; vous perdrez votre temps, il vous rira au nez. Il vous répondra que, si papa Bon Dieu était triple, il l’aurait dit à Moïse, aux patriarches, aux prophètes. La Bible en main, il vous soutiendra que pas un mot n’y fait allusion à cette trinité, d’ailleurs incompréhensible, et qu’au contraire, d’un bout à l’autre, l’Écriture Sainte atteste la personnalité de Jéhovah comme essentiellement une et indivisible.
Devant ce manque de perspicacité, le théologien catholique sourit de pitié, hausse les épaules.
Les deux premiers versets de la Genèse lui suffisent pour démontrer que la trinité divine a existé de tout temps, tellement c’est clair! Il les cite triomphalement, ces deux premiers versets:
«1. Dans le commencement, Elohim fit le ciel et la terre;
2. Or, la terre était tohu-bohu, les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et le vent de Dieu courait sur les eaux.»
Telle est la traduction littérale du texte hébreu, avec la conservation des mots Elohim et tohu-bohu qui ont été adoptés en d’autres langues.
Vous ne voyez pas Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit là-dedans?… En effet, au premier coup d’œil, on ne les aperçoit guère; mais prenez une lorgnette, et vous allez très-bien distinguer la Trinité. Notre lorgnette, si vous le permettez, ce sera le raisonnement de saint Augustin dans son beau livre De cantico novo, chapitre 7. Bien n’est plus convaincant que ce raisonnement de l’évêque d’Hippone; l’Église et tous ses théologiens le proclament d’une limpidité de cristal de roche.
«Dans le commencement», qui est le commencement des temps ou des choses, équivaut à «dans le principe». Or, qu’est-ce que le principe, si ce n’est le Verbe, c’est-à-dire Dieu le Fils?… Désirez-vous des preuves? En voici. Ouvrez l’Apocalypse de saint Jean, au chapitre 3; le Christ lui-même s’appelle «le principe de la créature de Dieu» (verset 14). Maintenant, ouvrez l’Evangile du même Jean, au chapitre 8. «Interrogé par les Juifs, lui demandant: Qui êtes-vous? Je suis le principe, répondit Jésus» (verset 25).
Par conséquent le premier verset de la Genèse doit se lire ainsi: «En Dieu le Fils, qui est le principe, Dieu le Père fit le ciel et la terre.»
Vous n’êtes pas tout-à-fait satisfait?… Vous venez de voir les deux premières personnes de la Trinité; mais vous ne distinguez pas encore la troisième. Un peu de patience; reprenez la lorgnette de saint Augustin. La troisième personne, Dieu le Saint-Esprit est au verset 2, là-bas, à la fin.
«Le vent de Dieu courait sur les eaux…» Ce petit vent ne vous dit-il rien?… En latin, le vent, le souffle, c’est spiritus, et l’esprit, c’est aussi spiritus; donc le vent de Dieu n’est autre que l’esprit de Dieu, c’est-à-dire Dieu le Saint-Esprit.
C’est pourquoi, la vraie traduction du texte hébreu est celle-ci: «En Dieu le Fils, principe de toutes choses, Dieu le Père fit le ciel et la terre; or, la terre était tohu-bohu, les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et Dieu le Saint-Esprit courait sur les eaux.»
Cette fois, ça y est… Et dire que les Juifs n’ont jamais pu voir ça dans les deux premiers versets de la Genèse!… Un tel aveuglement est vraiment extraordinaire.
Quant à moi, chers lecteurs, vous reconnaîtrez que j’ai mis à profit mes douze ans passés à votre intention sous la bannière de l’Église. J’ai appris les belles choses de la théologie, et voici que je vous les fais savourer.
Admirez donc avec moi ce Dieu le Saint-Esprit, qui, à l’époque du tohu-bohu, employait tout son temps à courir sur les eaux. Où qu’est mon fusil?… Et la réflexion finale qui s’impose: l’Esprit-Saint n’est pas un pigeon, alors?… C’est un canard!!!
Sobre de détails sur les fautes commises par les descendants d’Adam depuis le concubinage des anges, la Genèse nous dit simplement:
«L’Éternel Dieu vit que la malice des hommes était devenue très-grande sur la terre et que toute l’imagination des pensées de leur cœur n’était que mal en tout temps.» (6:5)
Disons le mot: les descendants d’Adam devaient négliger leurs prières du matin et du soir; car il n’y a rien de tel pour vexer Monsieur Dieu. Au surplus, n’importe quel curé vous l’apprendra, si vous l’ignorez: quand on oublie ses prières, on est sur la pente de tous les crimes.
«6. Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre, et il en eut un grand déplaisir dans son cœur.
7. Et il dit: J’exterminerai de la face de la terre l’homme que j’ai formé, depuis l’homme jusqu’au bétail, et tous les animaux, jusqu’à ceux qui rampent, même jusqu’aux oiseaux des cieux; car je me repens de les avoir faits.»
Le repentir d’un dieu, voilà qui n’est pas vulgaire. La douleur de maître Jéhovah était des plus vives, puisqu’elle lui troubla la cervelle, au point de lui faire décréter l’extermination des animaux, qui, eux, n’avaient pas péché. La critique pourra dire aussi que le plus simple aurait été pour Dieu, attendu qu’il est tout-puissant, de changer le cœur des hommes; mais il préféra les noyer, comme on va voir, — ce qui n’est pas très paternel.
«8. Mais Noé trouva grâce devant l’Éternel.» C’était «un homme juste et plein d’intégrité en son temps» (6:9); papa Bon Dieu vint lui faire visite, pour le prévenir de la catastrophe qu’il méditait et lui donner le moyen d’y échapper.
«Et Dieu dit à Noé: la fin de toute chair est venue devant moi; car la terre est remplie des iniquités de leur face, et je les détruirai avec la terre. — Fais-toi une arche de bois de gopher; tu feras cette arche par loges, et tu l’enduiras de bitume en dedans et en dehors. — Et tu la feras ainsi: elle aura trois cents coudées de long, cinquante de large, et trente de haut. — Tu donneras du jour à l’arche; tu feras son comble d’une coudée de haut; tu mettras une porte sur le côté; et tu la feras avec un bas étage, un second et un troisième.
— Et voici: je ferai tomber un déluge d’eaux sur la terre, pour détruire toute chair qui a souffle de vie en soi sous les cieux; et tout ce qui est sur la terre expirera. — Mais j’établirai mon alliance avec toi; et tu entreras dans l’arche, toi, tes fils, ta femme, et les femmes de tes fils avec toi. — Et de tout ce qui a vie d’entre toute chair, tu en feras entrer deux de chaque espèce dans l’arche, pour les conserver en vie avec toi; savoir, le mâle et la femelle; — des oiseaux, selon leur espèce; des bêtes, selon leur espèce; et de tous les reptiles, selon leur espèce. — Prends aussi avec toi de toute nourriture qu’on mange, et fais-en ta provision, afin qu’elle serve pour ta nourriture et pour celle des animaux. — Et Noé fit toutes les choses que Dieu lui avait commandées; il les fit ainsi.» (6:13–22)
La construction de l’arche dura cent ans.
Jéhovah n’avait pas dit à Noé de prévenir les autres hommes de ce qui allait arriver; on est donc en droit de présumer que le patriarche et sa famille gardèrent le secret. Les gens étaient épatés de voir Noé construire en pleins champs cet immense vaisseau, long de trois cents coudées, ce qui fait environ cent cinquante mètres, c’est-à-dire la longueur d’un de nos grands paquebots du courrier de Chine; mais ces formidables paquebots ont quinze mètres de large, tandis que l’arche en eut vingt-cinq. Les autres hommes prenaient le vieux Noé pour fou et se moquaient de lui à qui mieux mieux; mais le patriarche se laissait blaguer, sans sourciller, et n’en était que plus actif à sa besogne.
— Rira bien qui rira le dernier, murmurait-il dans sa barbe.
Les cent années employées à construire l’arche ne paraîtront pas un nombre exagéré, si l’on songe à tout ce que la Bible passe sous silence, mais qui fut néanmoins d’absolue nécessité pour se conformer aux ordres de Dieu. Ainsi, les trois fils de Noé eurent, évidemment, de longs voyages à faire dans les contrées les plus lointaines du monde, afin d’en rapporter les animaux qui ne vivaient pas dans leur région. Comme il s’agissait aussi de ne pas être croqués, une fois dans l’arche, par les lions, les tigres, les alligators et autres terribles bêtes, ils durent se faire enseigner (par les géants, sans doute) le métier de dompteur. Il fallut fabriquer des conserves de viande pour les innombrables carnassiers.
Il convient aussi de remarquer que ce bois de gopher, dont l’arche fut faite, devait être le meilleur des bois. Si aujourd’hui on s’avisait de mettre cent ans pour construire un vaisseau, il n’est pas de bois, si dur qu’on le puisse rêver, qui ne serait pourri avant l’achèvement du navire; la poupe s’émietterait de vétusté quand on en arriverait à travailler à la proue, et ce serait toujours à recommencer, comme pour le couteau de Jeannot, qui est éternel, parce qu’on en remplace alternativement la lame et le manche. Personne n’a pu dire au juste ce qu’était ce fameux bois de gopher; on n’en a jamais pu retrouver nulle part depuis le déluge, et c’est bien fâcheux.
Quand le vaisseau sauveur fut achevé, l’Éternel dit à Noé:
«Entre, toi et toute ta maison, dans l’arche; car je t’ai vu juste devant moi en ce temps.» (Genèse 7:1)
La suite du discours divin prouve que maître Jéhovah avait oublié ses premières prescriptions; il avait recommandé au patriarche de ne prendre avec lui qu’un couple de chaque espèce de bêtes. Au dernier moment, papa Bon Dieu changea quelque peu le programme.
«Tu prendras, dit-il à Noé, de toutes les bêtes nettes sept de cbaque espèce; mais des bêtes qui ne sont point nettes, un couple seulement, le mâle et la femelle.» (7:2)
La Bible n’ajoute pas que Dieu ait expliqué à Noé ses distinctions; mais cela est probable. D’ailleurs, le Lévitique, autre livre attribué à Moïse, indique (ch. 11) ce que les Hébreux entendaient par animaux purs ou bêtes nettes et animaux impurs ou bêtes qui ne sont point nettes. Parmi les quadrupèdes, les purs sont ceux qui ont l’ongle divisé, le pied fourchu, et qui ruminent: le chameau, le lapin, le lièvre, qui ruminent, mais qui n’ont pas l’ongle divisé, sont animaux impurs; le cochon, qui a l’ongle divisé et le pied fourchu, mais qui ne rumine pas, est également animal impur. Parmi les oiseaux, Jéhovah a déclaré impurs l’aigle, l’orfraie, le faucon, le vautour, le milan, le corbeau, le chat-huant, le coucou, l’épervier, la chouette, le plongeon, le hibou, le cygne, le cormoran, le pélican, la cigogne, le héron, la huppe et la chauve-souris. Enfin, ont été déclarés animaux impurs la belette, la souris, la tortue, le hérisson, le crocodile, le lézard, la limace et la taupe. Toutes les autres bêtes sont des animaux purs.
D’autre part, papa Bon Dieu annonça à Noé que la petite fête diluvienne commencerait dans sept jours. Le patriarche eut donc à apprendre lestement son histoire naturelle, pour savoir s’il devait embarquer avec lui deux ou sept girafes, deux ou sept éléphants, deux ou sept rhinocéros, deux ou sept hippopotames, etc.
«Et il arriva qu’au septième jour les eaux du déluge tombèrent sur la terre. — En l’an six cent de la vie de Noé, au second mois, au dix-septième jour du mois, en ce jour-là toutes les fontaines du grand abîme furent rompues, et les bondes des cieux furent ouvertes.» (7:10–11)
On constate par là que l’Esprit-Saint persistait à faire croire à l’existence d’un immense réservoir d’eaux supérieures, se vidant en quelque sorte au moyen d’écluses.
«Et la pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits. — En ce même jour-là, Noé, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé, entrèrent dans l’arche, avec la femme de Noé, et les trois femmes de ses fils avec eux; — eux, et toutes les bêtes selon leur espèce, et tous les animaux domestiques selon leur espèce, et tous les reptiles qui rampent sur terre selon leur espèce, et tout petit oiseau ayant des ailes, de quelque sorte que ce soit.» (7:12–14)
Quelle arche! quelle arche!… En additionnant les diverses périodes indiquées dans la suite de ce chapitre et dans le chapitre suivant, on trouve que Noé, sa famille et les animaux sauvés restèrent dans l’arche pendant 393 jours au total. Les théologiens ne nous disent pas comment huit personnes purent suffire durant toute une année à donner à manger et à boire à tous ces animaux, et à vider leurs excréments. Il faut songer aussi à la reproduction de toutes ces bêtes, aux races très prolifiques!… Quelle place il fallait! quelles immenses provisions de toute nature! quelle besogne pour Noé, sa femme, ses fils et ses brus!
C’est Dieu qui s’était chargé de fermer la porte de l’arche (7:16). Quand le navire se mit à flotter, «les eaux se renforcèrent et s’accrurent fort sur la terre; et toutes les plus hautes montagnes qui étaient sous tous les cieux furent couvertes; les eaux s’élevèrent de quinze coudées plus haut» (7:17–20). Il est impossible de se faire une idée exacte de cette masse d’eau, même lorsqu’on sait que la plus grande profondeur marine connue est la fosse du Tuscarora, dans l’Océan Pacifique (îles Kouriles), 8,606 mètres de profondeur, et que la plus haute montagne du globe, le Gaourisankar,[4] de l’Himalaya, a son sommet à 8,840 mètres au-dessus du niveau de la mer!… Et le Gaourisankar fut dépassé de quinze coudées par le niveau de l’inondation universelle!…
J’appellerai, en passant, l’attention du lecteur sur la désagréable surprise que le déluge fit éprouver aux poissons: au début, ils durent certainement passer un mauvais quart d’heure par l’effet du mélange des eaux douces et salées; mais, sans doute, ils s’y habituèrent, et Dieu leur accorda une protection spéciale, pour les empêcher de périr.
Mais
«toute chair qui se mouvait sur la terre expira, tant des oiseaux que du bétail, des bêtes et de tous les reptiles qui se traînent sur la terre, et tous les hommes. — Toutes les choses qui étaient sur le sec, et qui avaient respiration en leurs narines, moururent. — Tout ce donc qui subsistait sur la terre fut exterminé, depuis les hommes jusqu’aux bêtes, jusqu’aux reptiles, et jusqu’aux oiseaux des cieux. Noé demeura seul vivant, et tout ce qui était avec lui dans l’arche. — Et les eaux se maintinrent sur la terre pendant cent cinquante jours.» (7:21–24)
Cependant, il y a une fin à tout.
«Or, l’Éternel se souvint de Noé et de tous les animaux qui étaient avec lui dans l’arche. Et alors Dieu fit souffler son vent sur la terre, et les eaux s’arrêtèrent. — Car les sources de l’abime et les bondes des cieux avaient été fermées, et la pluie des cieux avait été retenue. — Et les eaux se retiraient de plus en plus de dessus la terre; et au bout des cent cinquante jours elles diminuèrent. — Et au dix-septième jour du septième mois, l’arche s’arrêta au sommet du mont Ararat. — Et les eaux allaient en diminuant de plus en plus, jusqu’au dixième mois; et au premier jour du dixième mois les sommets des autres montagnes se montrèrent.» (8:1–5)
C’est inouï, ce qu’il y a de miracles mentionnés en ce peu de lignes!
D’abord, nous avons grand plaisir à renouveler connaissance avec cet aimable vent de Dieu qui n’avait eu aucune occupation depuis la cessation du chaos. Au commencement, il courut longtemps sur les eaux dans le tohu-bohu, et saint Augustin et les théologiens catholiques nous ont appris que ce vent coureur était tout bêtement Dieu le Saint-Esprit. Or, maintenant, pour sécher les eaux du déluge, voilà que Jéhovah, c’est-à-dire Dieu le Père, lâche ledit Saint-Esprit, qui devient souffleur; car ici l’expression du texte hébreu, «le vent de Dieu», se retrouve la même qu’au verset 2 du chapitre 1; c’est donc indubitablement le divin pigeon (ou le divin canard, comme vous voudrez) qui entre en scène et assume la tâche de dessécher l’universelle inondation.
Il fallait, d’ailleurs, qu’un des personnages de la Trinité s’en mêlât: jamais un vent quelconque n’eût pu venir à bout d’une telle immensité d’eaux. Le niveau du déluge dépassant de quinze coudées les plus hautes Montagnes de la terre, on a calculé que cette accumulation d’eaux représentait la valeur de plus de douze océans l’un sur l’autre et que la douzième zone diluvienne était, par conséquent, à elle seule, vingt-quatre fois plus grande que les eaux réunies de toutes les mers qui entourent aujourd’hui les deux continents. Aussi peut-on considérer le miracle du déluge comme le plus extraordinaire des miracles que Dieu a accomplis, puisqu’après avoir créé tous ces océans nouveaux, ce qui était déjà un tour de force inimaginable, il les a ensuite anéantis rien qu’en faisant souffler son vent. Voilà un pigeon qui a du souffle!…
Autre miracle, qui ne saurait passer inaperçu: au dix-septième jour du septième mois, l’arche de Noé s’est arrêtée au sommet de l’Ararat, dont l’altitude est de 5,156 mètres; et les montagnes qui sont plus hautes que l’Ararat, telles que le Gaourisankar, déjà nommé (8,840 mètres), le Dapsang (8,615 mètres), le Nanda-Devi (7,813 mètres), l’Aconcagua (6,970 mètres), le Chimborazo (6,254 mètres), le Kilimandjaro (6,000 mètres), le Cotopaxi (5,970 mètres), etc., etc., n’ont montré leurs sommets que dix semaines après, soit le premier jour du dixième mois. Ça encore, comme miracle, c’est épatant! La vierge de Lourdes elle-même n’en opère pas de ce calibre-là.
Le récit biblique de la fin du déluge comporte, en outre, une histoire de corbeau et de colombe qui n’offre pas un intérêt très palpitant. Noé lâcha, d’abord, «un corbeau qui sortit, allant et revenant, jusqu’à ce que les eaux se séchassent.». Ensuite, il envoya «une colombe qui, ne trouvant pas sur quoi asseoir la plante de son pied, retourna à lui dans l’arche»; mais il la lâcha de nouveau au bout de sept jours, et, cette fois, quand elle revint, «elle tenait dans son bec une branche d’olivier; Noé connut ainsi que les eaux s’étaient retirées de dessus la terre.» Le patriarche avait alors six cent un ans.
Dieu lui parla pour lui faire savoir que le moment était venu de sortir. La sortie de tous les animaux s’opéra en bon ordre. D’autre part, il est à présumer, bien que la Bible ne le dise pas, que l’eau salée se sépara de l’eau douce (nouveau miracle!), afin que les fleuves, les lacs, les mers et les rivières pussent se reformer distincts comme auparavant; et tous les poissons rentrèrent alors dans les diverses ondes qui convenaient à leur nature.
«Et Noé bâtit un autel à l’Éternel, et prit de toute bêle nette et de tout oiseau net, et il offrit des holocaustes sur l’autel. — Et l’Éternel flaira une odeur qui l’apaisa, et il dit en son cœur: Je ne maudirai plus la terre, à cause des hommes; car l’imagination du cœur des hommes est mauvaise dès leur jeunesse; et je ne détruirai plus tout ce qui vit, comme j’ai fait.» (8:20–21)
Là-dessus, papa Bon Dieu administra à Noé et à ses enfants une bénédiction de première classe et leur donna la permission de se nourrir désormais d’aliments autres que le pain et les herbages.
«Et Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit: Croissez et multipliez, et remplissez la terre. — Et toutes les bêtes de la terre, tous les oiseaux des cieux, avec tout ce qui se meut sur la terre, et tous les poissons de la mer, vous craindront et vous redouteront; ils sont remis entre vos mains. — Tout ce qui se meut et qui a vie sera votre nourriture, aussi bien que l’herbe verte. — Toutefois, vous ne mangerez point de chair avec son âme, laquelle est le sang. — En effet, je redemanderai le sang de vos âmes à la main des bêtes qui vous auront mangés; et même je redemanderai l’âme de l’homme à la main de l’homme son frère. — Quiconque répandra le sang humain aura son sang répandu; car l’homme est fait à l’image de Dieu.» (9:1–6)
De ce qui précède il résulte que les bêtes ont une âme, au dire de l’Esprit-Saint, et que l’âme réside dans le sang. On voit aussi que le seigneur Jéhovah a horreur de l’homicide; mais, comme le Dieu de la Bible a souvent la berlue, nous le verrons plus loin pousser les Israélites aux massacres et trouver que son peuple chéri ne verse jamais assez de sang humain.
Papa Bon Dieu prenant l’engagement de ne plus noyer l’humanité, une signature était nécessaire à ce pacte; la signature divine fut l’arc-en-ciel, inauguré ce jour-là.
«Je mettrai mon arc dans les nuées, dit l’Éternel, et il sera le signe de mon alliance entre moi et la terre. — Et, quand il arrivera que j’aurai couvert de nuées la terre, alors l’arc paraîtra dans les nuées. — Ainsi, le voyant, je me souviendrai de mon pacte entre moi, Dieu, et vous, entre moi et tout animal vivant en chair sur la terre.» (9:13–15)
La précaution était bonne, papa Bon Dieu se défiant de ses fréquents manques de mémoire. On remarquera, en outre, que le texte sacré ne dit pas: Mon arc qui est dans les nuées sera désormais le signe de mon alliance; mais: Je mettrai mon arc dans les nuées; ce qui donne à entendre très nettement qu’auparavant il n’y avait point eu d’arc-en-ciel. Or, comme l’arc-en-ciel n’est formé que par les réfractions et les réflexions des rayons du soleil dans les gouttes de pluie, il s’ensuit que, pendant les siècles écoulés entre la création d’Adam et le déluge, l’arrosage pluvial ne se produisit jamais; les arbres et les plantes poussèrent donc tout seuls, ou bien la sueur du front des hommes leur suffisait, ou encore le vagabond Caïn qui bâtissait des villes organisa sur tout le globe des compagnies d’arrosage artificiel.
L’histoire du déluge se complète par deux épisodes intéressants: l’ivresse de Noé, et la tour de Babel.
«Noé, qui était laboureur, fut le premier qui planta la vigne. — Or, ayant bu du vin, il s’enivra, et s’étendit tout nu, au milieu de sa tente. — Et Cham, père de Canaan, ayant vu la nudité de son père, sortit et le rapporta à ses deux frères. — Alors, Sem et Japhet prirent un manteau, et marchant à reculons, ils couvrirent le sexe de leur père, et leurs visages étaient tournés en arrière, de sorte qu’ils ne virent pas la nudité de leur père.» (9:20–23)
Ainsi, Sem et Japhet se conduisirent respectueusement, en bons fils ayant pitié de l’ivresse de monsieur leur papa; Cham, au contraire, avait agi en malotru. Une malédiction ne pouvait tarder; mais vous allez voir qui la reçut.
«Noé, s’étant éveillé après son vin, apprit la moquerie de son fils Cham. — C’est pourquoi il dit: Maudit soit Canaan; il sera l’esclave des esclaves de ses frères! — Il dit encore: Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit son esclave! — Que Dieu attire en douceur Japhet, et que Canaan soit son esclave!» (9:24–27)
Et voilà comment fut maudit le jeune Canaan, qui ne s’était aucunement moqué de son grand-père. Il n’est guère possible de croire que Noé avait fini de cuver son vin, quand il prononça sa sentence; mais elle fut néanmoins confirmée par le seigneur Jéhovah.
En effet, les théologiens s’accordent à reconnaître que Noé attribua l’Asie à Sem, l’Europe à Japhet, et l’Afrique à Cham; Canaan et Cham devinrent nègres, et eux et leur race furent ainsi méprisés. Comment les trois fils de Noé, quoique issus d’un même père et d’une même mère, purent-ils être les chefs de trois races différentes? Ce serait perdre son temps que chercher à le comprendre. Il faut donc s’incliner et admettre que de Sem descend la race asiatique à la peau jaune; de Japhet, la race européenne à la peau blanche; et de Cham et Canaan, la race africaine à la peau noire. Mais les peaux-rouges d’Amérique, de qui descendent-ils? L’Esprit-Saint oublia de le dire à l’écrivain de la Genèse; ou bien la race cuivrée n’a pas eu de père. Miracle et mystère.
Le chapitre 10 donne la généalogie de Japhet, de Sem et de Cham, et fait connaître les premières villes bâties. De tous les noms cités, le plus connu est celui de Nemrod, qui fut «un puissant chasseur devant l’Éternel».
«Alors toute la terre avait un même langage et une même parole. — Mais il arriva, comme les hommes partirent de l’Orient, qu’ils trouvèrent une campagne au pays de Sennaar, où ils habitèrent. — Et ils se dirent entre eux: Allons, faisons des briques et cuisons-les au feu; et ils eurent des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de mortier. — Et ils se dirent encore: Venez, bâtissons-nous une ville, ainsi qu’une tour dont le sommet atteigne jusqu’aux cieux, et acquérons-nous une grande renommée avant de nous disperser sur toute la terre.
— Alors l’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. — Et il dit: Voici, ils ne sont qu’un peuple, et tous ont un même langage, et ils commencent à travailler; et maintenant rien ne les empêchera d’exécuter ce qu’ils ont projeté. — Venez donc, descendons, et confondons là leur langage, afin que nul d’entre eux ne comprenne plus ce que lui dira son voisin. — Ainsi l’Éternel les dispersa de là par toute la terre, et ils cessèrent de bâtir la cité. — C’est pourquoi son nom fut appelé Babel.» (11:1–9)
Saint Jérôme, dans son commentaire sur Isaïe, dit que la tour de Babel avait déjà quatre mille pas de hauteur, quand Jéhovah décréta l’interruption des travaux, et Voltaire observe que cela ferait vingt mille pieds, soit dix fois plus d’élévation que la grande pyramide d’Égypte, laquelle a 142 mètres de haut. Or, les pyramides ont subsisté, et il ne reste aucune trace de cette prodigieuse entreprise de la tour de Babel, que la Genèse place vers la cent dix-septième année après le déluge. Pour une hauteur de quatorze cents mètres, qui n’était pas encore le faîte, il a fallu une base d’un développement formidable; comment cette immense masse de maçonnerie, si compacte et si solide, a-t-elle pu disparaître? On ne peut que supposer un tour d’escamotage divin, que l’auteur sacré a négligé de mentionner.
À un autre point de vue: si la population du genre humain avait suivi l’ordre de progression qu’elle suit aujourd’hui, il n’y aurait eu ni assez d’hommes ni assez de temps pour inventer tous les arts nécessaires dont un ouvrage si colossal exigeait l’usage. Il faut donc regarder cette aventure comme un prodige.
Un prodige non moins grand est la formation subite de tant de langues. Les commentateurs, dit Voltaire, ont recherché quelles langues-mères naquirent tout à coup de cette dispersion des peuples; mais ils n’ont jamais fait attention à aucune des langues anciennes qu’on parle depuis l’Indus jusqu’au Japon. Il serait curieux de compter le nombre des différents langages qui se parlent aujourd’hui sur la surface du globe. Il y en a plus de trois cents dans ce que nous connaissons de l’Amérique, et plus de trois mille dans ce que nous connaissons de notre continent. Chaque province chinoise a son idiome; le peuple de Pékin entend très difficilement le peuple de Canton, et l’Indien des côtes du Malabar ne comprend pas du tout l’Indien de Bénarès. Au reste, toute la terre ignora le prodige de la tour de Babel; il ne fut connu que des écrivains hébreux.
Ce qui domine tout, d’ailleurs, ce qui provoque au plus haut degré la stupéfaction, c’est de constater que les grands faits historiques, relatés par la Bible au sujet des origines de l’humanité, sont totalement ignorés de tous les peuples. On comprend que les Grecs, les Romains, les Egyptiens, les Chaldéens, les Perses, les Hindous, les Chinois, n’aient pas eu connaissance des faits et gestes d’un Gédéon, d’un Samson ou de tout autre héros simplement israëlite; mais que les noms d’Adam et de Noé soient inconnus chez ces nations, c’est une autre affaire.
Puisque le déluge de la Genèse détruisit tout et que Noé fut le restaurateur du genre humain, la généalogie de ce patriarche devrait être la seule en honneur chez les historiens de toutes les nations. Comment les noms d’Adam et Eve, de Caïn et Abel, d’Énoch et Mathusalem, de Lamech, Noé, Sem, Cham et Japhet, n’ont-ils pas été inscrits sur tous les parchemins dès qu’on a su écrire, au lieu de figurer uniquement dans les livres des Juifs, nation intime? Lorsque les survivants de l’arche se répandirent dans les diverses contrées et donnèrent naissance à tous les peuples, ils oublièrent donc jusqu’aux noms de nos premiers parents! La culture de la vigne ne réussit même pas à préserver Noé de l’oubli général, puisque chez un grand nombre de nations Bacchus fut célébré comme inventeur du vin.
Quant au déluge, les critiques y voient un des cataclysmes naturels des premiers âges du monde, et ils prétendent qu’il y eut plusieurs cataclysmes régionaux de ce genre; car les Grecs ont le déluge de Deucalion, qui ne ressemble pas à celui de Noé; les Egyptiens ont la submersion de l’Île Atlantide, différente aussi du déluge juif; chez les Chaldéens, la grande catastrophe est l’inondation du Pont-Euxin, avec un sauvetage opéré par le roi Xissutre. Si le déluge avait été universel, osent dire les critiques, le nom de Noé aurait été universel aussi, et ce sont les noms de Deucalion et du roi Xissutre qui ne se trouveraient nulle part. Et rien n’est plus extraordinaire qu’Hésiode et Homère, qui parlent de tout, n’aient pas dit un mot d’Adam et de Noé, l’un, père du genre humain, l’autre, tige de toutes les races.
Il faut avouer qu’une telle réticence est sans exemple; car on ne peut, décemment, accuser le divin pigeon d’avoir poussé la fumisterie jusqu’à donner au premier homme et au sauveur de l’espèce humaine noyée des noms de pure fantaisie, dépourvus de toute authenticité.
On se rappelle, sans doute, que Jéhovah avait arrêté que la vie des hommes ne dépasserait plus six fois vingt ans (6:3). En dépit de ce décret, Sem s’obstina à vivre six cents ans (11:11); Arphaxad, quatre cent trente-huit ans (v. 13); Salé, quatre cent trente-trois ans (v. 15); Héber, quatre cent soixante-quatre ans (v. 17); Phaleg et Réhu, chacun deux cent trente-neuf ans (v. 19–21); Saroug, deux cent trente ans (v. 23); Nachor, cent quarante-huit ans (v. 25); Tharé, deux cent cinq ans (v. 32). Ces huit descendants de Sem nous mènent à Abraham, qui allait jouer un rôle considérable dans la légende du peuple juif.
La Genèse ne dit pas pourquoi papa Bon Dieu s’enticha de cet Abraham, nommé d’abord Abram, fils de Tharé. Il vivait en un pays nommé Caran, lorsque Jéhovah parut devant lui un beau matin et lui ordonna brusquement, mais amicalement, de faire ses malles.
«L’Éternel dit à Abram: Sors de ton pays et de ton parentage, et de la maison de ton père, et viens au pays que je te montrerai. — Je te ferai devenir une grande nation; je te bénirai, je magnifierai ton nom, et tu seras bénédiction. — Je bénirai ceux qui te béniront, je maudirai ceux qui te maudiront, et, toutes les familles de la terre seront bénies en toi.» (12:1–3)
Abram, alors âgé de soixante-quinze ans, ne demanda aucune explication, réalisa les biens qu’il avait acquis, et se mit en voyage, sans savoir au juste où il allait, emmenant sa femme Saraï, son neveu Loth et sa femme Édith, et quelques domestiques.
La caravane eut d’abord deux cents lieues à faire pour rechercher le pays de Canaan, que Dieu tenait à montrer à Abram, afin de le régaler d’une prophétie; il lui promit, en effet, que ce territoire appartiendrait un jour à sa postérité. Nos voyageurs marchaient, marchaient toujours, à travers des plaines sablonneuses où n’existait aucune végétation. Pour ranimer sa foi et son courage, le patriarche nomade élevait un autel dans le désert et priait le Très-Haut de le faire arriver au plus tôt à destination; car cette longue excursion lui usait par trop la plante des pieds, ainsi qu’à toute sa famille.
Après avoir traversé le pays de Canaan, ceux de Béthel et d’Haï, la caravane s’avança vers le midi; enfin, on arriva en Égypte.
«Et, comme Abram était près d’entrer en Égypte, il dit à Saraï, sa femme: Voici, je sais que tu es une belle femme; — et, quand les Égyptiens t’auront vue, ils me tueront et ils te garderont. — Dis donc, je te prie, que tu es ma sœur, afin que je sois bien traité à cause de toi et que mon âme vive à cause de ta grâce. — Il arriva donc, sitôt qu’Abram fut venu en Égypte, que les Égyptiens virent que cette femme était fort belle. — Les principaux de la cour du Pharaon la virent aussi, et, devant le roi, ils firent l’éloge de sa beauté; et elle fut enlevée dans le palais du Pharaon; — lequel fit du bien à Abram à cause d’elle; de sorte qu’il obtint des brebis, des bœufs, des ânes, des serviteurs, des servantes, des ânesses et des chameaux.» (12:11–16)
Cette aventure est édifiante. L’Écriture Sainte n’a pas un mot de blâme pour l’Alphonse patriarcal. Des commentateurs ont censuré sévèrement la conduite d’Abraham; mais saint Augustin l’a défendue dans son livre contre le mensonge. Notons, en passant, que Saraï avait alors soixante-cinq ans; ni l’âge ni les fatigues du long voyage à travers le désert ne parvinrent à diminuer sa beauté; c’est merveilleux! Plus tard, quand elle aura quatre-vingt-dix ans, nous la verrons enlevée encore par un autre roi, et toujours à cause de sa beauté.
Le Pharaon se payait donc la superbe vieille et ne croyait aucunement cornifier un mari. Patatrac! l’œil de Dieu aperçut ce qui se passait au sérail égyptien.
«Alors l’Éternel frappa de grandes plaies le Pharaon et les gens de sa maison, à cause de Saraï. — Le Pharaon appela donc Abram et lui dit: Pourquoi as-tu agi ainsi? pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était ta femme? — Tu m’as dit, au contraire: C’est ma sœur; et j’en avais fait ma femme. Mais maintenant, voici ta femme, reprends-la, et va-t’en. — Et le Pharaon donna des ordres à ses gens; et Abram, sa femme, et tout ce qui lui appartenait, furent reconduits.» (12:17–20)
Voilà notre Abram de nouveau en route. «Il était très riche en bétail, en argent et en or» (13:2); il n’avait rien rendu au Pharaon, parbleu! «Et il s’en retourna par le même chemin qu’il était venu, du midi jusqu’à Béthel» (13:3).
Au cours de cette nouvelle pérégrination, survint une querelle entre les bergers d’Abram et ceux de Loth. L’oncle et le neveu se séparèrent, tout en demeurant les meilleurs amis du monde. Abram décida de demeurer au pays de Canaan, tandis que Loth, se rendant dans la plaine du Jourdain, se fixa à Sodome, où il dressa ses tentes.
À quelque temps de là, une guerre éclata entre divers rois, parmi lesquels celui de Sodome, et, dans la bagarre, Loth fut fait prisonnier. L’oncle Abram, qui avait déménagé encore une fois, ayant transporté ses tentes en Hébron, apprit la triste nouvelle; une sainte indignation remplit son cœur; il résolut donc de délivrer Loth.
On vit alors ce que peut la vaillance d’un patriarche. Ce nomade, qui n’avait pas un pouce de terre dans le pays, tenait sous ses ordres un grand nombre de domestiques, paraît-il; car «il en choisit trois cent dix-huit, qu’il arma», et, avec cette poignée de valets, il tailla en pièces les armées des quatre rois les plus puissants de la contrée: «Amraphel, roi de Sennaar, Arioch, roi de Pont, Chodorlahomor, roi des Elamites, et Thadal, roi des nations»; excusez du peu!… La victoire fut telle, qu’il «poursuivit les quatre monarques jusqu’à Dan», qui n’était pas encore bâti;
«et, ayant partagé ses serviteurs, il se jeta encore sur les rois durant la nuit, les battit et les poursuivit jusqu’à Hobar, à la gauche de Damas; et il ramena tout un riche butin, il ramena même Loth, et les femmes, et tout le peuple.» (14:1–16)
Or, les années s’écoulaient, et Abram était navré; il se demandait comment il aurait une postérité, comment se réaliseraient les promesses divines, en vertu desquelles il devait être le père d’une grande nation.
«L’Éternel lui dit: Abram, ne crains point; je suis ton bouclier et ta magnifique récompense. — Et Abram répondit: Seigneur, que me donneras-tu? Je passe ma vie sans avoir d’enfants: — et voilà, le serviteur qui est né dans ma maison sera mon héritier. — Mais l’Éternel lui adressa celte parole: Non, celui-ci ne sera point ton héritier; mais celui qui sortira de tes entrailles sera ton héritier. — Et, après l’avoir mené dehors, Dieu lui dit: Lève maintenant les yeux vers le ciel, et compte les étoiles, si tu peux les compter; c’est ainsi que sera ta postérité.» (15:1–5)
Abram patienta encore.
«Or, Saraï, sa femme, ne lui avait point encore fait d’enfant; mais elle avait une servante égyptienne, nommée Agar. — Et elle dit à Abram: En vérité, Dieu m’a fermée, afin que je ne puisse enfanter. Joins-toi donc ma servante; peut-être aurais-je ainsi des enfants par elle. Et Abram obéit à la parole de Saraï.» (16:1–2)
Ceci voulait dire que Saraï adopterait l’enfant de sa servante, selon la coutume orientale: un père ou une mère mettait l’enfant d’un autre sur ses genoux, et cela suffisait pour le légitimer.
«Alors, Saraï prit Agar, sa servante égyptienne, et la donna pour concubine à Abram, son mari, après qu’il eût demeuré dix ans au pays de Canaan. — Il connut donc Agar, et elle conçut; mais Agar, voyant qu’elle avait conçu, méprisa sa maîtresse. — Saraï dit alors à Abram: L’outrage qu’on me fait rejaillit sur toi. J’ai mis ma servante dans ton sein, et depuis qu’elle s’est vue enceinte, elle me regarde avec mépris. Que Dieu juge entre moi et toi! — Abram répondit: Allons, la servante est entre tes mains; traite-la comme il te plaira. Saraï donc la battit, et Agar s’enfuit.» (16:3–6)
Charmant, n’est-ce pas, ce petit intérieur de patriarche?…
Heureusement, un ange rencontra Agar dans le désert, et, après lui avoir fait la leçon, il l’encouragea.
«Retourne à ta maîtresse, dit l’ange du Seigneur, et humilie-toi sous elle. — Je multiplierai tellement ta postérité qu’elle ne se pourra compter. — Et le fils que tu mettras au monde, tu l’appelleras Ismaël; car l’Éternel a entendu la voix dans ton affliction.» (16:9–11)
Voici un détail curieux que les tonsurés omettent dans leurs manuels d’histoire sainte, et qui est pourtant dans la Bible: l’ange qui apparut à Agar, et qu’elle prit pour un dieu, ne se fit pas voir d’elle de face; il ne lui montra que son derrière. Textuel!
«Ton fils, lui dit l’ange, sera semblable à un âne sauvage; il lèvera la main contre tous, et tous lèveront leurs mains contre lui. — Alors, Agar appela l’ange qui lui parlait: «le dieu qui m’a vue»; car, certainement, dit-elle, j’ai vu le derrière de celui qui m’a vue.» (v. 12–13)
Celte bizarrerie est basée sur une croyance des anciens: Dieu était si éblouissant, qu’on ne pouvait voir son visage sans mourir, à moins d’une protection tout-à-lait exceptionnelle. Ainsi, dans la suite, Moïse ne vit Jéhovah que par derrière, à travers la fente d’un rocher; mais, d’autres fois, Dieu lui accorda la faveur de le voir face à face. Il serait fâcheux de laisser dans l’obscurité de telles perles bibliques.
«Puis, Abram étant âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l’Éternel lui apparut et lui dit: Je suis le Dieu Schaddaï; marche devant ma face, et sois sans taches. — Et je ferai alliance avec toi, et je te multiplierai prodigieusement. — Alors, Abram tomba sur sa face, et Dieu lui parla, disant: — Voici, mon alliance est avec toi; — et tu ne t’appelleras plus Abram, mais ton nom sera Abraham désormais; — et je te ferai croître très abondamment, même des rois sortiront de toi.
— Je te donnerai, et à ta postérité après toi, le pays où tu demeures comme étranger, et tout le pays de Canaan, en possession perpétuelle; — et c’est moi qui serai leur Dieu.
— Voici quel sera le pacte entre moi et tes descendants: tout mâle d’entre vous sera circoncis. — Tu couperas la chair de ton prépuce, et ce sera le signe de mon alliance avec toi et les tiens. — Tout enfant mâle, dès qu’il aura huit jours, sera circoncis parmi vous dans vos générations, tant celui né dans la maison que l’esclave, acheté par argent de tout étranger qui n’est pas de ta race. — Ainsi mon alliance sera dans votre chair, pour être une alliance perpétuelle. — Et le mâle incirconcis, duquel la chair du prépuce n’aura pas été coupée, sera exterminé, parce qu’il aura violé mon alliance.
— Quant à Saraï, ta femme, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom sera Sara désormais. — Je la bénirai; elle te donnera un fils que je bénirai. Il sera sur les nations, et les rois des peuples sortiront de lui. — Alors, Abraham se prosterna, le visage contre terre; mais il se mit à rire, et il disait en lui-même: Pense-t-il qu’un homme de cent ans fera un fils? et qu’une femme de quatre-vingt-dix ans accouchera? — Et il dit à Dieu: Ce que je te demande, c’est qu’Ismaël vive!
— Et Dieu répondit à Abraham: Sois-en certain, Sara ta femme t’enfantera un fils, et tu l’appelleras Isaac; je ferai un pacte avec lui aussi et avec sa race à jamais. — Quant à Ismaël, je t’ai exaucé déjà; je l’ai béni, et je le multiplierai très-abondamment; il sera père de douze princes, et je le ferai devenir une grande nation. — Mais c’est avec Isaac que j’établirai mon alliance, avec Isaac que Sara t’enfantera dans un an, en cette même saison. — Et, après que Dieu eut achevé de parler, il remonta de devant Abraham.» (17:1–22)
On ne saurait lire avec trop de respect le récit officiel de cette apparition de Jéhovah à Abraham. Quand les yeux tombent sur ce passage de la Bible, il devient impossible de mettre en doute que l’auteur sacré, quel qu’il soit, Moïse ou Esdras, ait été vraiment inspiré par l’Esprit-Saint. Les tonsurés n’ont pas besoin d’insister; car le discours du Seigneur atteint une telle hauteur de sublimité, qu’aucun écrivain humain n’aurait pu l’imaginer.
Jamais il ne serait venu à la pensée d’Alexandre-le-Grand, lorsqu’il fit alliance avec les rois indiens Taxile et Porus, de leur proposer de se circoncire et de couper les prépuces de tous leurs sujets, comme marque d’une amitié indissoluble. Et quand Napoléon, à Tilsitt, sur l’historique radeau du Niémen, reçut dans ses bras le tsar Alexandre, il ne songea qu’à la haine commune de l’Angleterre pour cimenter, d’une façon indestructible, l’alliance qu’il voulait sincèrement entre la France et la Russie; si Murat, qui accompagnait le vainqueur de Friedland, lui avait dit alors: «Sire, au lieu de demander au tsar de mettre sa signature au bas du traité d’alliance offensive et défensive, exigez de lui qu’il vous apporte demain son prépuce coupé et les prépuces de tout son état-major, car voilà ce qui serait le plus beau gage du pacte entre les deux empires», il est probable que Napoléon aurait cru à une démence subite de Murat et l’aurait immédiatement confié à ses meilleurs médecins. Mais Alexandre et Napoléon n’étaient que des hommes! Seule, la cervelle d’un dieu pouvait concevoir l’idée divine d’une éternelle alliance basée sur un holocauste de prépuces, se perpétuant de génération en génération.
D’autre part, c’est précisément parce que la circoncision est d’institution divine, que l’on demeure stupéfait en constatant que les chrétiens se sont empressés de la supprimer.
Le patriarche bien-aimé n’avait pourtant pas hésité à obéir au Très-Haut.
«Alors, Abraham prit son fils et tous ses esclaves qu’il avait achetés, et généralement tous les mâles de sa maison, et il leur coupa la chair du prépuce, comme le dieu Schaddaï l’avait ordonné. — Abraham se coupa la chair de son prépuce lui-même, à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. — Et Ismaël son fils avait treize ans accomplis, quand il fut circoncis. — Abraham et Ismaël furent donc circoncis le même jour. — Et tous les mâles de sa maison, tant ceux qui y étaient nés que ceux qui avaient été achetés à des étrangers, tous furent circoncis.» (17:23–27)
Il en fut toujours ainsi chez les Juifs.
Or, il est de toute évidence que les chrétiens ne peuvent pas greffer leur religion sur celle du peuple hébreu, sans en exécuter fidèlement les prescriptions qui sont d’origine divine. Jésus-Christ a été circoncis; son prépuce est vénéré, comme une des plus précieuses reliques, à Saint-Jean de Latran, à Rome, et même il s’est multiplié, par l’effet d’un miracle très significatif, puisque la même relique se trouve aussi à Charroux (près Poitiers), au Puy-en-Velay, à Coulombs (près Chartres), à Châlons-sur-Marne, à Anvers et à Hildesheim; en outre, le jour où Jésus-Christ fut circoncis est célébré par l’Église, c’est la fête qui ouvre l’année grégorienne.
L’empereur Julien-le-Philosophe, dans sa critique du christianisme, ne manqua pas de faire ressortir à quel point les adeptes du nouveau culte violent les prescriptions de cette religion juive dont ils se disent les continuateurs, plus purement fidèles que les juifs eux-mêmes: il montra la différence de rite, la suppression des sacrifices, la violation de la loi dans l’usage des viandes, le remplacement du jour du sabbat (samedi) par son lendemain, etc.
À propos de la circoncision, il écrivait:
«Il faut que je vous demande, Galiléens, pourquoi ne vous circoncisez-vous pas?… Jésus n’a-t-il pas ordonné lui-même d’observer exactement la loi? «Je ne suis point venu, dit-il, pour détruire la loi et les prophètes, mais pour les accomplir». (Matthieu 5:17) Et peu après il dit encore: «Celui qui manquera au plus petit des préceptes de la loi, et qui enseignera aux hommes à ne pas l’observer, celui-là sera appelé très-petit dans le royaume des cieux.» (v. 19) Or, puisque Jésus a ordonné expressément d’observer scrupuleusement la loi, et qu’il a établi des peines pour punir celui qui péchait contre le moindre commandement de cette loi, vous, Galiléens, qui manquez à tous, quelle excuse pouvez-vous justifier? Ou Jésus ne dit pas la vérité, ou bien vous êtes des déserteurs de la loi.»[5]
Le traducteur, après avoir donné cette critique de l’empereur philosophe, fait connaître comment saint Cyrille prétendit le réfuter; et l’on reconnaîtra, avec le marquis d’Argens, que les arguments de saint Cyrille sont piteux et faibles.
«Voyons, dit saint Cyrille, à quoi est bonne la circoncision charnelle, lorsque nous en rejetterons le sens mystique? S’il est nécessaire que les hommes circoncisent le membre qui sert à la procréation des enfants, et si Dieu désapprouve et condamne le prépuce, pourquoi, dès le commencement, ne l’a-t-il pas supprimé, et pourquoi n’a-t-il pas formé ce membre comme il croyait qu’il devait être? À cette première raison de l’inutilité de la circoncision, joignons-en une autre. Dans tous les corps humains qui ne sont point gâtés ou altérés par quelques maladies, on ne voit rien qui soit superflu ou qui y manque: tout y est arrangé par la nature d’une manière utile, nécessaire et parfaite; et je pense que les corps seraient défectueux, s’ils étaient dépourvus de quelques-unes des choses qui sont pour ainsi dire innées avec eux. Est-ce que l’auteur de l’univers n’a pas connu ce qui était utile et décent? est-ce qu’il ne l’a pas employé dans le corps humain, puisque partout ailleurs il a formé les créatures dans leur état de perfection? Quelle est donc l’utilité de la circoncision? Peut-être quelqu’un apportera, pour en autoriser l’usage, le ridicule prétexte dont les juifs et plusieurs idolâtres se servent pour le soutenir: c’est afin, disent-ils, que le corps soit exempt de crasse et de souillure; il est donc nécessaire de dépouiller le membre viril des téguments qui le couvrent. Je ne suis pas de cet avis. Je pense que c’est outrager la nature, qui n’a rien de superflu et d’inutile. Au contraire, ce qui paraît en elle vicieux et déshonnête est nécessaire et convenable, surtout si l’on fuit les impuretés charnelles; qu’on en souffre les incommodités, comme on supporte celles de la chair, celles des choses qui sont la suite de cette chair, et qu’on laisse couverte par le prépuce la fontaine d’où découlent les enfants: car il convient plutôt de s’opposer fermement à l’écoulement de cette fontaine impure, et d’en arrêter le cours, que d’offenser ses conduits par des sections et des coupures. La nature du corps, lors même qu’elle sort des lois ordinaires, ne souille pas l’esprit.»
Ainsi, saint Cyrille demande à quoi est bonne la circoncision, si l’on en ôte le sens mystique. L’empereur Julien aurait pu répondre à l’évêque d’Alexandrie: «À rien, si vous voulez, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit; il s’agit de savoir si le Dieu d’Abraham a ordonné à ce patriarche la circoncision comme une marque éternelle et certaine de son alliance entre lui et les fidèles de sa religion.» Il est évident, par le texte de l’Écriture dite Sainte, que cela a été l’intention de Dieu et qu’il s’est expliqué là-dessus de la façon la plus claire et la plus formelle. Moïse renouvela dans la suite la loi de la circoncision dans celle qu’il établit par l’ordre de Dieu. Jésus-Christ, qui nous a appris qu’il était venu pour accomplir la loi, et non pour la détruire, n’a jamais rien dit qui tendit à la suppression de la circoncision. Les évangélistes n’ont fait aucune mention de ce qu’il eût voulu interrompre l’usage de cette pratique rituelle. Par quelle raison donc les chrétiens s’en crurent-ils dispensés, quelque temps après la mort de leur divin législateur? On objecte que saint Paul a dit que «la circoncision du cœur est seule nécessaire»; mais saint Paul lui-même coupa le prépuce à son disciple Timothée! (Actes des Apôtres, 16:3) Il crut donc la circoncision corporelle nécessaire. Pourquoi saint Paul changea-t-il d’opinion dans la suite? observe le marquis d’Argens. Fut-ce par une révélation? il ne dit point qu’il en ait eu aucune à ce sujet; fut-ce parce qu’il devint plus instruit? Il avait donc été dans l’ignorance lorsqu’il avait été apôtre un assez long temps.
Aux observations du marquis d’Argens, Voltaire a ajouté les siennes; elles méritent d’être reproduites:
«Des naturalistes, dit Voltaire, n’ont pas donné des raisons plausibles de la circoncision. Ils ont prétendu qu’elle prévenait les ordures qui pourraient se glisser entre le gland et le prépuce. Apparemment qu’ils n’avaient jamais vu circoncire. On ne coupe qu’un très petit morceau du prépuce, qui ne l’empêche point du tout de recouvrir le gland dans l’état du repos. Pour prévenir les saletés, il suffit de se laver les parties de là génération, comme on se lave les mains et les pieds. Cela est beaucoup plus aisé que de se couper le bout de la verge, et beaucoup moins dangereux, puisque des enfants sont quelquefois morts de cette opération.
Les Hébreux, dit-on encore, habitaient un climat trop chaud; leur loi voulut leur éviter les suites d’une chaleur excessive qui pouvait causer des ulcères à la verge. Cela n’est pas vrai. Le pays montueux de la Palestine n’est pas plus chaud que celui de la Provence. La chaleur est beaucoup plus grande en Perse, vers Ormus, dans les Indes, à Canton, en Calabre, en Afrique. Jamais les habitants de ces pays n’imaginèrent de se couper le prépuce par principe de santé.
La véritable raison est que les prêtres de tous les pays ont imaginé de consacrer à leurs divinités quelques parties du corps, les uns en se faisant des incisions comme les prêtres de Bellone ou de Mars, les autres en se faisant eunuques comme les prêtres de Cybèle. Les talapoins se sont mis des clous dans le cul; les fakirs, un anneau à la verge. D’autres ont fouetté leurs dévotes, comme le jésuite Girard fouettait la Cadière. Les prêtres hottentots se coupent un testicule en l’honneur de leur divinité, et mettent à la place une boulette d’herbes aromatiques. Les superstitieux Égyptiens se contentèrent d’offrir à Osiris un bout de prépuce; les Hébreux, qui prirent d’eux presque toutes leurs cérémonies, se coupèrent le prépuce, et se le coupent encore.
Les Arabes et les Éthiopiens eurent cette coutume, de temps immémorial, en l’honneur de la divinité secondaire qui présidait à l’étoile du Petit-Chien. Les Turcs, vainqueurs des Arabes, ont pris d’eux cette coutume, tandis que, chez les chrétiens, on jette de l’eau salée sur un petit enfant et qu’on lui souffle dans la bouche.
Tout cela est également sensé, et doit plaire beaucoup à l’Être suprême!»
N’insistons pas. Revenons à notre patriarche: sans doute, il devait songer parfois à la bizarre idée que Jéhovah avait eue de lui changer son nom, ainsi qu’à son épouse; bizarrerie d’autant plus étrange que le changement se bornait à peu de chose. Abraham, au lieu d’Abram! Sara, au lieu de Saraï! Le dieu des juifs et des chrétiens est, décidément, un dieu des plus rigolos.
Avec ledit Abraham, la Bible devient de plus en plus amusante.
«Or, l’Éternel apparut encore à Abraham, et ce fut dans la plaine de Mambré, un jour qu’il était assis à la porte de sa tente, au moment de la forte chaleur. — Ayant levé les yeux, Abraham aperçut tout-à-coup trois hommes qui étaient à peu de distance; aussitôt il courut vers eux, et il les salua jusqu’à terre.» (18:1–2)
Le discours qui suit est assez cocasse; c’est un mélange de singulier et de pluriel qui laisserait croire que le patriarche n’avait pas bien sa tête à lui; était-ce l’effet de la forte chaleur?…
«Et Abraham leur dit: Mes seigneurs, si j’ai trouvé grâce devant tes yeux, ne passe pas au-delà de l’habitation de ton serviteur. — Mais j’apporterai un peu d’eau, afin que vous laviez vos pieds; en attendant, reposez-vous sous un arbre. — Et j’apporterai aussi un morceau de pain, afin que vous vous réconfortiez. Après quoi, vous passerez outre; car c’est pour cela que vous êtes venus vers votre serviteur. Et ils lui répondirent: Fais comme tu l’as dit.» (18:3–5)
De nombreux commentateurs catholiques ont jugé que, si ce jour-là Jéhovah était venu en compagnie de deux anges, c’était afin de figurer les trois personnes de la divine Trinité. Abraham n’avait pas l’esprit assez subtil pour deviner cela; ni lui, ni Moïse, ni aucun prophète juif ne le soupçonnèrent jamais.
«Abraham s’en vint donc en toute hâte dans la tente vers Sara, et lui dit: Dépêche-toi, prends trois éphata de farine, pétris-les, et fais des pains cuits sous la cendre.» (18:6)
Les traductions modernes de la Bible portent: prends trois mesures de farine. C’est à dessein que nos tonsurés mettent ce terme vague; car ce que l’Esprit-Saint dicta à l’auteur de la Genèse est superlativement grotesque. Le texte hébreu porte éphatà. Or, un épha contient vingt-neuf pintes, et, par conséquent, trois éphata représentent quatre-vingt-sept pintes ou quatre-vingt-un litres de farine. Quelle prodigieuse quantité de pain! L’usage chez les Orientaux était, il est vrai, de servir d’un seul plat en abondance; mais le patriarche prenait tout de même ses visiteurs pour des Gargantuas. Admirez encore ce qui suit:
«Puis, Abraham courut à son troupeau, où il prit un veau tendre et bon, et il le donna à un serviteur, qui s’empressa de l’apprêter. — Ensuite, il prit du kaïmak (sorte de fromage à la crème) et du lait, et le veau qu’on venait d’apprêter, et il mit le tout devant eux. Il se tenait auprès d’eux sous l’arbre, et ils mangèrent. — Alors, ils lui dirent: Où est Sara ta femme? Il répondit: La voilà sous la tente. — L’un d’eux lui dit: Je ne manquerai pas de revenir dans un an à cette même époque, si je suis encore en vie, et ta femme Sara aura un fils.» (v. 7–10)
Si je suis encore en vie est, évidemment, une façon de parler. Jéhovah, qui s’exprimait ainsi, ne pouvait douter qu’il ne dût être en vie dans un an. On dira que papa Bon Dieu et ses deux angéliques compagnons, ne se donnant pas pour des êtres surnaturels, pouvaient emprunter le langage des hommes; mais, puisqu’ils prédirent l’avenir, ils se donnaient au moins pour prophètes. Alors?…
«Sara, ayant entendu cela derrière la porte de la tente, se mit à rire; car ils étaient tous deux bien vieux, et Sara n’avait plus ses règles. — Elle rit donc en se cachant et dit en elle-même: Après que je suis devenue vieille et quand mon seigneur est si vieux, aurai-je donc encore du plaisir? — Mais Dieu dit à Abraham: Pourquoi Sara s’est-elle mise à rire, en disant: Se peut-il que j’aie un enfant, étant si vieille? — Est-ce qu’il y a quelque chose de difficile à Dieu? Or donc, je reviendrai à toi dans un an, comme je te l’ai dit, si je suis encore en vie, et Sara aura un fils. — Alors, Sara eut peur, et elle nia, en disant: Je n’ai point ri. Mais Dieu lui dit: Si fait, tu as ri.» (v. 11–15)
On a fait remarquer que cette aventure a un certain air de ressemblance avec celle du bonhomme Irius, à qui Jupiter, Neptune et Mercure rendirent visite, tandis qu’il se lamentait de n’avoir pas d’enfant; les trois dieux lui en accordèrent un, en jetant leur semence sur un morceau de cuir dont l’enfant naquit. Mais les théologiens catholiques répondent que c’est le paganisme qui a copié la Bible; selon le bénédictin Dom Calmet, il est bien clair que le nom d’Irius est le même que celui d’Abraham. À la vérité, on ne s’en douterait guère; néanmoins, ne contrarions pas le savant bénédictin pour si peu!
Il est plus intéressant de savourer cette conversation de Dieu et d’Abraham, dont les détails sont d’une réjouissante naïveté. L’écrivain de la Genèse rend compte de tout ce qui s’est fait et de tout ce qui s’est dit, exactement comme s’il y avait été présent. Il a donc été inspiré par l’Esprit-Saint lui-même, c’est clair; sans quoi, il ne serait qu’un conteur de fables. Quelques commentateurs catholiques, gênés par le ridicule de ces détails, ont insinué qu’une telle histoire est surtout allégorique; d’après eux, Dieu et les anges qui vinrent chez Abraham simulèrent leur appétit, ne mangèrent point, mais firent semblant de manger. Allons donc!… Il faut prendre la Bible comme elle est, leur répondons nous; car, si l’on admettait l’interprétation de ces théologiens à qui le grotesque de certains épisodes de la Genèse parait trop lourd à porter, il faudrait ne voir que des allégories dans toute la sainte Écriture. Alors, rien ne serait arrivé de tout ce que le pigeon raconte? tout n’aurait été qu’en apparence? la divine Bible serait un rêve perpétuel?… Voyez, messieurs les tonsurés, où un tel raisonnement nous conduirait! Il est bien plus simple d’admettre que Dieu, que nous avons vu pétrir, souffler et se promener, mange aussi, digère, etc., et pince un coup de soleil à l’occasion, comme son ami Abraham qui lui parle tout à la fois au pluriel et au singulier.
Après le dîner, on s’en fut faire une petite promenade.
«Les trois voyageurs, s’étant levés, dirigèrent leurs yeux vers Sodome, et Abraham marchait avec eux, pour les conduire. — Alors, l’Éternel se dit: Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire, — puisqu’il sera père d’une nation grande et puissante, et que toutes les nations de la terre seront bénies en lui?» (18:16–18)
Toutes les nations de la terre bénies en Abraham!… Les commentateurs juifs et chrétiens sont d’accord pour voir dans ce texte l’affirmation que Jéhovah sera un jour le dieu adoré sur tout le globe, attendu que Jéhovah est le dieu d’Abraham et que les chrétiens ne se séparent pas des juifs en ce qui concerne ce patriarche; mais étant donné que juifs et chrétiens ne sont plus d’accord à dater du fils de Marie, quelle sera donc, des deux religions, celle qui prévaudra sur le monde? la terre finira-t-elle par être juive ou chrétienne?… Grave question. Nous avons, d’ailleurs, le temps d’attendre. La population du globe s’élève, en effet, à plus d’un milliard quatre cents millions d’habitants, sur lesquels les catholiques, c’est-à-dire les personnes baptisées dans la religion qui s’intitule seule vraie religion chrétienne, figurent pour deux cent trente-neuf millions seulement. Pour réaliser la parole de Jéhovah, il faudra donc: d’abord, que tous les catholiques baptisés deviennent croyants et pratiquants; ensuite, que ces vrais chrétiens ramènent à leurs dogmes les protestants et autres hérétiques et schismatiques qui les ont rejetés; et, enfin, après avoir persuadé aux juifs que Jéhovah est triple, les catholiques auront à convertir les mahométans, les confucianistes, les brahmanistes, les bouddhistes, les fétichistes, etc., etc., — à moins que ce ne soit les juifs qui réussissent à convaincre catholiques et hérétiques qu’ils se sont fourré depuis dix-neuf cents ans leur Messie dans l’œil. D’une façon ou d’une autre, la prophétie de la conversion totale du globe au dieu d’Abraham ne semble guère pouvoir être célébrée comme accomplie, lors de la prochaine exposition.
Or ça, quel était le projet que papa Bon Dieu avait formé, et au sujet duquel il se demandait si, oui ou non, il ferait une confidence à son patriarche bien-aimé?… Tout bien pesé, il se décida à ne pas avoir de cachotterie pour Abraham, et c’est alors que celui-ci comprit enfin que ces trois voyageurs qui lui avaient dévoré un veau et quatre-vingt-un litres de farine, sans compter le fromage à la crème, étaient des êtres surnaturels, parmi lesquels son vieil ami Schaddaï en personne.
«L’Éternel dit donc: Parce que le cri de Sodome et de Gomorrhe s’est augmenté, et parce que leur péché est très grave, — je descendrai maintenant, et je verrai s’ils ont entièrement fait toutes les choses dont le cri est venu jusqu’à moi; et si cela n’est pas, je le saurai.» (18:20–21)
Jéhovah ne se fiait pas aveuglément aux rapports de sa police. On trouvera peut-être qu’en sa qualité de dieu omniscient il ne devait rien ignorer, et que, par conséquent, il savait exactement à quoi s’en tenir, sans besoin d’aucune enquête; mais n’oublions pas que ceci se passe par un temps de très forte chaleur et que la digestion du copieux dîner de tout à l’heure pouvait fort bien avoir quelque peu troublé ses divines idées.
«Les trois voyageurs, partant de là, marchaient donc vers Sodome; mais Abraham fit halte, en se tenant devant l’Éternel. — Et il s’approcha de Dieu et lui dit: Feras-tu périr même le juste avec le méchant? — Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville; les feras-tu périr aussi? Ne pardonneras-tu point à la ville, à cause de cinquante justes, s’ils y étaient? — Il ne sera pas dit de toi que tu fais mourir le juste avec le méchant, et que le juste est traité comme le méchant. Non, cela ne sera pas dit. Celui qui juge toute la terre ne fera-t-il point justice? — Et l’Éternel dit: Si je trouve en Sodome cinquante justes, je pardonnerai à tout le lieu, à cause d’eux. — Et Abraham reprit: Voici, maintenant j’ai pris de la hardiesse en parlant au Seigneur, quoique je ne sois que poussière et cendre. — Peut-être en manquera-t-il cinq des cinquante justes; détruiras-tu la ville, pour cinq qui manqueraient? Et Dieu lui répondit: je ne la détruirai point, si j’y trouve quarante-cinq justes.» (18:22–28)
L’entretien continue sur ce ton (v. 29–32), Abraham s’efforçant d’obtenir de nouvelles concessions: des quarante-cinq justes exigés, on passe à quarante, puis à trente, à vingt; mais finalement, papa Bon Dieu ne veut pas descendre au-dessous de dix justes, pour faire grâce. C’est son dernier mot!
«Et l’Éternel s’en alla, quand il eut fini de parler à Abraham; et Abraham s’en retourna chez lui.» (18:33).
D’après la Bible, papa Bon Dieu, qui voulait voir par lui-même, ne continua pas la route avec ses deux compagnons; le chapitre 19 laisse entendre qu’il remonta au ciel.
«Or, sur le soir, les deux anges arrivèrent à Sodome. Loth, qui était assis auprès de la porte de la ville, s’avança à leur rencontre; dès qu’il les vit, il les salua, en se prosternant le visage en terre. — Et il leur dit: Je vous en prie, mes seigneurs, daignez-vous arrêter dans la maison de votre serviteur; logez-y cette nuit; lavez-y aussi vos pieds; demain, de bon matin, vous vous lèverez, et vous poursuivrez votre chemin. Mais ils répondirent: Non, nous passerons cette nuit dans la rue. — Mais Loth les pressa si instamment, qu’ils acceptèrent de se retirer chez lui. Et quand ils furent entrés dans sa maison, il leur prépara un festin, avec des pains sans levain qu’il fit cuire, et ils mangèrent. — Mais avant qu’ils allassent se coucher, les hommes de la ville, c’est-à-dire les hommes de Sodome, environnèrent la maison, depuis le plus jeune jusqu’aux vieillards, tout le peuple, depuis un bout jusqu’à l’autre. — Et, appelant Loth, ils lui dirent: Où sont ces hommes qui sont entrés chez toi ce soir? Fais-les sortir, afin que nous en usions. — Alors, Loth sortit vers eux pour leur parler à la porte, et, ayant fermé la porte derrière lui, il leur dit: Je vous prie, mes frères; ne commettez point ce mal. — Écoutez, j’ai deux filles qui n’ont point encore connu d’homme; je vous les amènerai, et vous userez d’elles tout comme il vous plaira, pourvu que vous ne fassiez pas violence à ces deux hommes parce qu’ils sont venus à l’ombre de mon toit. — Eux, ils lui répondirent: Retire-toi de là. Et ils dirent encore: Cet homme est un étranger, qui a pris domicile ici, et il prétendrait porter jugement sur nous? Va, nous t’en ferons plus qu’à eux. Et alors ils firent violence à Loth; puis, ils se préparèrent à briser les portes de sa maison. — Mais les deux voyageurs, avançant leurs mains, firent rentrer Loth chez lui, et ils fermèrent la porte. — Ensuite, ils frappèrent d’éblouissement tous les hommes qui assiégeaient la maison, de sorte qu’ils se lassèrent à chercher la porte.» (19:1–11)
Il était nécessaire de reproduire textuellement ce passage de la Genèse; on ne saurait trop rappeler que ces lignes furent écrites sous la dictée de l’Esprit-Saint.
D’autre part, il n’est pas moins utile de reproduire le commentaire de Voltaire:
«Nous avouons que le texte biblique confond ici plus qu’ailleurs l’esprit humain. Si ces deux anges, ou ces deux dieux, étaient incorporels, ils avaient donc pris un corps d’une grande beauté, pour inspirer des désirs abominables à tout un peuple. Quoi! les vieillards et les enfants, tous les habitants mâles, sans exception, viennent en foule pour commettre le péché infâme avec ces deux anges! Il n’est pas dans la nature humaine de commettre tous ensemble publiquement une telle abomination, pour laquelle on cherche toujours la retraite et le silence. Les Sodomites demandent ces deux anges, comme on demande du pain en tumulte dans un temps de famine. Il n’y a rien, dans la mythologie païenne, qui approche de cette horreur inconcevable. Les théologiens qui ont dit que les trois célestes voyageurs, dont deux s’en vinrent à Sodome, étaient Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit, rendent encore le crime des Sodomites plus exécrable, et cette histoire plus incompréhensible.
La proposition de Loth aux Sodomites de coucher tous avec ses deux filles pucelles, au lieu de coucher avec ces deux anges, ou ces deux dieux, n’est pas moins révoltante. Tout cela renferme la plus détestable impureté dont il soit fait mention dans aucun livre.
Les interprètes trouvent quelques rapports entre cette aventure et celle de Philémon et Baucis; mais celle-ci n’a rien d’indécent, et elle est beaucoup plus instructive. C’est un bourg que Jupiter et Mercure punissent d’avoir été inhospitalier; c’est un avertissement d’être charitable; il n’y a nulle impureté. Quelques-uns disent que l’auteur sacré a voulu renchérir sur l’histoire de Philémon et Baucis, pour inspirer plus d’horreur d’un crime fort commun dans les pays chauds. Cependant, les Arabes voleurs, qui sont encore dans ce désert sauvage de Sodome, stipulent toujours que les caravanes qui passent par ce désert leur donneront des filles nubiles, et ne demandent jamais de garçons.
Cette histoire de ces deux anges n’est point traitée ici en allégorie, en apologue; tout est au pied de la lettre; et on ne voit pas d’ailleurs quelle allégorie on en pourrait tirer pour l’explication du Nouveau Testament, dont l’Ancien est une figure, selon les Pères de l’Église.»
Continuons à citer le texte sacré, le livre divin, l’écriture inspirée, que nous avons le devoir de croire véridique, sous peine de péché mortel. Nous allons en voir bien d’autres!
«Alors, les deux voyageurs dirent à Loth: Qui as-tu encore ici qui soit des tiens, ou un gendre, ou des fils, ou des filles, ou quelque autre de tes proches dans la ville?» (19:12)
Pourquoi poser cette question? les anges ne savaient-ils pas de qui se composait la famille de Loth?
«Tous ceux qui sont tes parents, dirent-ils, fais-les sortir de ce lieu; car nous allons détruire cette ville, dont le cri d’iniquité est monté jusqu’au ciel, et c’est l’Éternel qui nous a envoyés pour la détruire. — Loth sortit donc et alla parler à ses gendres, qui devaient épouser ses filles; il leur dit: Levez-vous promptement et quittez avec moi cette ville; car l’Éternel va les détruire. Mais ses gendres crurent qu’il se moquait d’eux. — Dès l’aube du jour, les anges pressèrent encore Loth, lui disant: Hâte-toi, emmène ta femme et tes deux filles qui sont ici sans quoi, tu périrais pour le crime de cette ville. — Et comme Loth tardait, les anges le prirent par la main, et ils prirent aussi par la main sa femme et ses deux filles, parce que l’Éternel les épargnait; et ils les emmenèrent et les mirent hors de la ville. — Là, l’un d’eux dit: Sauve ta vie, ne regarde point derrière toi, et ne t’arrête en aucun endroit de la plaine; sauve-toi sur la montagne, de peur que tu ne périsses. — Mais Loth leur répondit: Non, Seigneur, je t’en prie; — voici que ton serviteur a trouvé grâce devant toi et que tu as exercé vers moi ta miséricorde; cependant, je ne pourrai me sauver sur la montagne, sans que le mal ne m’atteigne et que je ne meure. — C’est pourquoi, je t’en prie, il y a ici tout près une ville où je puis m’enfuir, et c’est une petite ville; permets que je m’y réfugie; et épargne-la. N’est-elle pas petite, et mon âme vivra? — L’ange lui dit: Soit, je t’accorde encore cette grâce, de ne pas détruire la ville dont tu viens de me parler. — Mais marche vite, et sauve-toi là; car je ne pourrai rien faire avant que tu y sois entré. C’est pour cette raison que cette ville fut appelée depuis lors Tsohar. — Tandis que le soleil se levait, Loth entra donc dans Tsohar. — Alors, l’Éternel fit pleuvoir, sur Sodome et sur Gomorrhe, du soufre et du feu, qui tombaient du ciel. — Et il détruisit ces villes-là, et toute la plaine, et tous les habitants des villes, et il anéantit le germe de la terre. — Mais la femme de Loth regarda derrière elle, et fut changée en statue de sel. — Or, Abraham, ce jour-là, s’était levé de bon matin, et il vint à l’endroit même où il s’était arrêté pendant sa promenade avec l’Éternel. — Et, comme il dirigeait ses regards vers Sodome et Gomorrhe, et comme ses yeux étaient fixés sur tout le pays d’alentour, il vit monter de la terre une fumée pleine d’étincelles, comme la fumée d’une fournaise.» (19:12–28)
Au sujet du nombre de villes brûlées, les lignes qui précèdent ne contiennent aucun renseignement précis. Sodome et Gomorrhe sont seules nommées; néanmoins, les théologiens sont d’avis que toutes les cités de cette plaine furent détruites par le feu du ciel, et même un nom a été imaginé par eux: ils appellent «la Pentapole» la région dévastée, ce qui signifie «le pays des cinq villes». Il y aurait donc eu cinq villes criminelles. À l’appui de leur thèse, les théologiens se reportent au chapitre 14, où est racontée la guerre au cours de laquelle Loth fut fait prisonnier, puis délivré grâce à l’intervention victorieuse d’Abraham et de ses trois cent dix-huit domestiques d’élite; le verset 2 de ce chapitre nomme, en effet, cinq royaumes qui auraient existé dans cette région, et l’on en a conclu que les villes coupables, dont Jéhovah avait décrété l’extermination, sont précisément les capitales de ces cinq royaumes.
Voici, au surplus, ce passage:
«Les quatre rois (Amraphel, Arioch, Chodorlahomor et Thadal) firent la guerre contre Bérah, roi de Sodome, contre Birsah, roi de Gomorrhe, contre Scinab, roi d’Adama, contre Scemeber, roi de Séboïm, et contre le roi de Belah, qui a été nommée plus tard Tsohar. — Tous ceux-ci s’étaient réunis dans la vallée de Siddim, qui est aujourd’hui la Mer de Sel.» (14:2–3)
Mais cette ingénieuse interprétation des théologiens ne réussit qu’à faire mieux ressortir les contradictions de la Bible. En effet, voici bien les villes coupables: Sodome, Gomorrhe, Adama, Séboïm et Belah. Ainsi donc, le Seigneur Jéhovah, causant avec Abraham, a maintenu son décret d’extermination contre toute la Pentapole, parce qu’à Sodome il n’y a pas dix justes en tout, n’est-ce pas? et, par contre, les anges incendiaires épargnent Belab, nommée pour ce motif Tsohar, tout simplement parce que Loth a désiré se transporter dans cette ville!… Cependant, les habitants de Belah-Tsohar étaient, — il n’y pas à sortir de là, — adonnés au même vice que les Sodomites, puisque Dieu les avait voués d’abord à la pluie de feu. Dira-t-on que les Bélaïtes, n’ayant pas reçu la visite des anges, n’ont pas manifesté contre ceux-ci leurs désirs infâmes, et que cette circonstance a pu être tenue pour atténuante? Soit; mais les Gomorrhéens, les Adamaïtes et les Séboïmites furent dans le même cas et n’en ont pas moins été exterminés.
En ce qui concerne Gomorrhe, la science des théologiens s’est exercée d’une façon curieuse, et, sans qu’on sache pourquoi, l’Église a admis, en vertu d’une tradition dont on ne retrouve de trace nulle part, que le péché de cette ville était exactement tout le contraire du péché de Sodome.
Il en résulte que ce que les Grecs appelaient «pédérastie» se nomme «sodomie» dans le langage des ecclésiastiques; d’autre part, le vice saphiste, qui a acquis une renommée universelle aux dames de l’île de Lesbos, devient, chez nos tonsurés, le vice des «gomorrhéennes».
Par conséquent, on comprend bien maintenant quel était ce cri qui s’éleva de Sodome et de Gomorrhe et qui monta jusqu’au ciel, selon la déclaration du vieux Schaddaï parlant à Abraham. À Sodome, c’étaient les femmes qui se plaignaient d’être délaissées; par contre, à Gomorrhe, c’étaient les maris sans ouvrage qui hurlaient leurs lamentations à l’Éternel. Mais alors on est en droit de se demander pourquoi, à Sodome, la vindicte céleste a exterminé les femmes, puisque les hommes étaient en réalité les seuls coupables dans cette ville, et pourquoi, à Gomorrhe, papa Bon Dieu n’a pas épargné ces infortunés maris, déjà fort marris de ce que mesdames leurs épouses se passaient d’eux. Et, si l’on veut se borner à l’examen d’un cas particulier, il est évident que les deux messieurs de Sodome qui s’étaient fiancés aux filles de Loth n’étaient pas pédérastes; leur mariage était si bien arrêté, tellement prêt à être célébré, que le saint homme les appelait déjà ses gendres. D’après l’auteur sacré, il n’apparaît aucunement que ces deux gendres de Loth fussent coupables du même excès d’impureté abominable pour laquelle les Sodomites furent brûlés avec leur ville; le texte ne les montre nullement dans la troupe qui voulut violer les deux anges; loin de là, la Genèse laisse entendre qu’ils étaient retirés fort honnêtement chez eux, puisque Loth alla les réveiller, pour les inviter à filer avec lui; néanmoins, ils furent enveloppés dans la destruction générale.
Quant à la femme de Loth, il faut avouer qu’elle paya cher le mouvement de compassion qui lui fit retourner la tête vers cette ville où se trouvaient sans doute ses parents. Sa transformation subite en statue de sel a été, en quelque sorte, confirmée par des écrivains juifs ou chrétiens des premiers siècles de l’ère vulgaire. L’historien juif Flavius Josèphe assure, dans son livre des Antiquités, qu’il a vu cette statue, et qu’on la montrait encore de son temps. Les sceptiques croient que des israélites de l’endroit ont fort bien pu s’amuser à tailler un morceau d’asphalte en figure grossière, et à dire: C’est la femme de Loth. On a vu des ouvrages en bitume travaillés avec art et pouvant subsister longtemps. D’autre part, saint Irénée est allé très loin en affirmant ceci: «La femme de Loth n’est plus de la chair corruptible; mais, tout en demeurant toujours à l’état de statue de sel, elle continue d’avoir ses règles chaque mois.»[6] Tertullien, dans le Poème de Sodome, affirme la même chose, avec plus d’énergie encore: «Dicitur, et vivens salso sub corpore, sexus mirifice solito dispungere sanguine menses.» Toutefois, cette merveille est restée inconnue aux Romains qui vinrent en Palestine: quand ils prirent Jérusalem, ils n’eurent par la curiosité d’aller voir la miraculeuse statue de sel, par la bonne raison que personne ne leur en parla; et même, ni Pompée, ni Titus, ni Adrien n’avaient jamais entendu parler de Loth, de sa femme Édith et de ses deux filles, ni d’Abraham, ni d’aucun personnage de cette famille. Aujourd’hui, les voyageurs, qui vont explorer les environs de la Mer Morte, n’y constatent la présence d’aucune statue de sel ou d’asphalte; les musulmans du pays n’ont pas songé à en fabriquer une, qui ferait grand plaisir aux curieux; en revanche, ils montrent aux pèlerins le chêne de Mambré, à l’ombre duquel Jéhovah et les deux anges dévorèrent un veau tout entier et une quantité formidable de pains et de fromage à la crème.
Strabon, le célèbre géographe grec, qui mourut à l’époque où la légende chrétienne place la naissance de Jésus, visita en détail l’Asie Mineure et tout particulièrement la Palestine, sur laquelle il a écrit des rapports minutieux; notamment, il se rendit dans la région de Sodome et de la Mer Morte, et il ne dit pas un mot de la statue de sel, que Josèphe, quelques années plus tard, affirme avoir vue. Ce que Strabon relate, en voyageur impartial, est fort curieux à lire, parce que l’opinion des Juifs qui habitaient alors le pays ne concorde pas exactement avec la Bible; loin de croire à une pluie de feu, causée par des crimes, les israëlites attribuaient la dévastation de la contrée à des causes très naturelles, à des éruptions volcaniques.
Citons donc Strabon: «Que cette région ait été travaillée par le feu, l’on en apporte plus d’une preuve: des rochers brûlés, de nombreuses crevasses, une terre de cendres, des fleuves qui répandent au loin une odeur infecte, et, çà et là, des habitations en ruine. Tout cela fait croire ce que racontent les habitants du pays, c’est-à-dire qu’autrefois il y avait là treize villes, dont Sodome était la métropole: mais que, par des tremblements de terre, des éruptions de feux souterrains et les vagues brûlantes d’eaux bitumeuses et sulfureuses, le lac envahit la contrée, et les rochers gardèrent les marques du cataclysme. Parmi ces villes, les unes furent englouties, les autres abandonnées par les habitants qui purent se sauver.»[7]
Ceci ne ressemble guère au verset 24 du chapitre 19 de la Genèse: «Alors, l’Éternel fit pleuvoir, sur Sodome et sur Gomorrhe, du soufre et du feu, qui tombaient du ciel.»
Mais, ce qu’il importe de noter, c’est que la tradition juive recueillie par Strabon sur les lieux mêmes, si elle est en contradiction avec le récit biblique du chapitre 19, ne surprend aucunement lorsqu’on se reporte au chapitre 14 de la même Genèse, verset 10: «Il y avait, dans la vallée, beaucoup de puits de bitume, et les rois de Sodome et de Gomorrhe y tombèrent en s’enfuyant.» La Bible elle-même a donc constaté que tout le terrain était asphalte avant le terrible embrasement!
Les savants ont beau jeu, on le voit, pour dire que le divin pigeon, ici encore, a mystifié dans les grands prix l’écrivain sacré. Toute la nature, en cet immense désert, atteste un cataclysme qui devait se produire fatalement, s’il est vrai que des hommes aient eu l’imprudence de s’y établir. Ainsi, la Mer Morte, qui reçoit le Jourdain et les rivières descendant des montagnes environnantes, n’est pas plus importante que le lac de Genève; elle a, exactement comme le Léman, 76 kilomètres de longueur, et sa plus grande largeur est de 15 kilomètres. Or, tandis que le Rhône traverse le lac de Genève, le Jourdain et les diverses rivières sont absorbés par la Mit Morte. On a calculé que le Jourdain, à lui seul, apporte à la Mer Morte six millions de tonnes par jour: il faut donc que cette masse énorme d’eau s’évapore journellement; car il n’est pas possible de supposer un écoulement, à raison du niveau du lac, qui est de 394 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, et d’autre part le maximum de profondeur est de 399 mètres. En effet, l’air chaud et sec de cette dépression, unique dans son genre (793 mètres), peut absorber des quantités énormes de vapeurs d’eau. Les couches marneuses du voisinage, les masses d’asphalte qui sont partout, la fréquence des tremblements de terre, le sol essentiellement volcanique, tout prouve un pays de tout temps inhabitable.
Si l’on tient absolument à croire le pigeon incapable de s’être moqué de l’écrivain de la Genèse, si l’on veut admettre quand même comme véridique l’histoire de la pluie de feu tombée du ciel pour détruire des êtres humains, coupables ici de pédérastie et là de saphisme, il faut alors dire que Jéhovah-Schaddaï, quoique éternel, n’en est pas moins un tantinet normand. En effet, déclarant à Noé que sa clémence s’abstiendrait désormais d’exterminer les hommes, il avait solennellement juré, la main sur l’arc-en-ciel, de ne plus recommencer le déluge. Faire serment de renoncer aux noyades, et remplacer ensuite le déluge d’eau par des averses de feu, c’est, pour un dieu, être passablement ficelle!…
En outre, la Bible nous raconte qu’une ville fut épargnée à la prière de Loth, et que cette ville est celle qui dès lors a été appelée Tsohar. — Eh bien, qui connaît donc Tsohar? où est-elle, cette ville? Puisque tous les historiens ont ignoré l’existence de Tsohar, cette veinarde cité n’aurait-elle pas eu jusqu’au bout la chance de plaire, et papa Bon Dieu l’aurait-il détruite au siècle suivant?… Le fait est qu’il n’est pas plus resté de traces de Tsohar que de Sodome et de Gomorrhe. Quand des hommes se sont risqués à venir demeurer aux bords de la Mer Morte, ce ne fut jamais que pour y faire un bref séjour, dans des habitations construites à titre provisoire, uniquement pour recueillir du sel, de l’asphalte, du chlorure de magnésium et une certaine huile minérale qui surnage en certains endroits du lac et dont on fit usage autrefois en médecine; après quoi, on s’empressait de déguerpir de cette région insalubre où la végétation est presque nulle et où l’on ne trouve même pas de l’eau potable.
Enfin, croyons à Tsohar pour le quart d’heure, et voyons la suite de l’extraordinaire Genèse. L’auteur sacré vient de nous montrer que Loth, n’étant pas pédéraste, a été sauvé de la catastrophe, ainsi que ses filles, vertueuses pucelles; le même auteur va nous montrer immédiatement les beaux exemples de vertu donnés par cette sainte famille. Le nouvel épisode biblique ne contient pas un mot de réprobation à l’adresse des trois échappés de Sodome. Le divin pigeon a une spécialité: il narre les plus répugnantes obscénités comme si rien au monde n’était plus simple; l’inceste, sous la plume de l’auteur sacré, semble une pratique tout à fait ordinaire.
Le lecteur excusera cette citation encore; elle est nécessaire; il la faut textuelle, pour faire bien connaître ce qu’est l’Écriture Sainte, le livre religieux par excellence, l’auguste base du dogme et de la foi.
«Or, Loth monta de Tsohar et vint habiter sur la montagne avec ses deux filles; car il craignait de demeurer dans Tsohar. Et il se retira dans une caverne avec ses deux filles. — Et l’aînée dit à la cadette: Notre père est vieux, et il n’est resté aucun homme sur la terre qui puisse entrer en nous, selon la coutume de tous les pays. — Viens donc; enivrons notre père avec du vin, et couchons avec lui, afin de pouvoir susciter de la semence de notre père. — Alors, elles donnèrent du vin à boire à leur père cette nuit-là. Puis, l’aînée s’approcha et coucha avec son père; mais il ne sentit rien, ni quand il se coucha, ni quand il se releva. — Et, le lendemain, l’aînée dit à la cadette: Voici, j’ai couché la nuit passée avec notre père: donnons-lui du vin à boire ce soir encore, et tu coucheras avec lui à ton tour, afin que nous gardions de la semence de notre père. — En cette nuit-là donc, elles enivrèrent encore leur père, et la plus jeune coucha avec lui, qui n’en sentit rien, ni quand elle concourut avec lui, ni quand elle se leva. — Ainsi, les deux filles de Loth furent grosses de leur père. — L’aînée enfanta un fils, qu’elle nomma Moab: c’est lui qui est le père des Moabites, et sa descendance existe encore aujourd’hui. — Et la cadette enfanta aussi un fils, qu’elle nomma Ammon; c’est lui qui est le père des Ammonites, et sa descendance existe encore aujourd’hui.» (19:30–38)
Ce texte a beau être le produit de l’inspiration directe de l’Esprit-Saint; il n’en est pas moins infect. Cette aventure de Loth et de ses filles ne pouvait échapper à la juste critique de Voltaire; aussi, pour la commenter, nous nous effacerons complètement derrière le grand philosophe. Les réflexions de cet homme de génie, qui fut le père intellectuel de la Révolution, sont aussi utiles aujourd’hui qu’au siècle passé, puisque la superstition est encore debout, avec ses dogmes et ses prêtres.
«Le texte biblique, écrit Voltaire, ne dit point ce que Loth fit lorsqu’il vit sa femme changée en statue de sel; il ne dit point non plus le nom de ses filles. L’idée d’enivrer leur père pour coucher avec lui dans la caverne est singulière. Le texte ne dit point où elles trouvèrent du vin; mais il dit que Loth jouit de ses filles sans s’apercevoir de rien, soit quand elles couchèrent avec lui, soit quand elles s’en allèrent. Il est très difficile de jouir d’une femme sans le sentir, surtout si elle est pucelle. C’est un fait que nous ne nous hasardons pas d’expliquer.
Au reste, on ne voit pas pourquoi les filles de Loth craignaient que le monde ne finît, puisque Abraham avait déjà engendré Ismaël de sa servante, que toutes les nations étaient dispersées, et que la ville de Tsohar d’où ces filles sortaient était tout auprès.» Et à qui s’adressèrent-elles donc pour acheter du vin, si ce n’est à des marchands de vin, habitant l’endroit?…
Voltaire fait remarquer encore que cette histoire a quelque rapport avec celle de Myrrha, qui eût Adonis de son père Cyniras. «Cela est imité, dit-il, de l’ancienne fable arabique de Cyniras et Myrrha; mais, dans cette fable bien plus honnête, Myrrha est punie de son crime, au lieu que les filles de Loth sont récompensées par la plus grande et la plus chère des bénédictions selon l’esprit juif: elles sont mères d’une nombreuse postérité.»
Brûlons du sucre. La Genèse revient maintenant à Abraham, le patriarcal Alphonse, toujours disposé à recommencer le petit truc qui lui avait si bien réussi en Égypte.
«En ce temps-là, Abraham s’en alla dans les terres du midi, et il habita entre Kadès et Sçur, et il traversa en voyageur le pays de Gérare. — Et Abraham disait à tous de Sara sa femme: C’est ma sœur. C’est pourquoi Abimélec, roi de Gérare, fit enlever Sara pour la posséder. — Mais Dieu apparut une nuit à Abimélec dans un songe, et il lui dit: Voici, tu es un homme mort, à cause de cette femme que tu as prise; car elle a un mari. — Or, Abimélec ne l’avait point touchée encore. Il répondit donc: Seigneur, ferais-tu mourir des gens innocents et ignorants? — Cet homme ne m’a-t-il pas dit lui-même: C’est ma sœur? Elle-même aussi ne m’a-t-elle pas dit: C’est mon frère? J’ai fait ceci dans la simplicité de mon cœur, et avec des mains pures. — L’Éternel reprit: Oui, je sais que tu as agi avec l’ignorance d’un cœur simple; aussi j’ai empêché que tu ne péchasses contre moi, et c’est pour cela que j’ai veillé à ce que tu ne touchasses pas à cette femme jusqu’à présent. — Maintenant donc, rends-la à son mari; cet homme est un prophète, et il priera pour toi, et tu vivras. Mais si tu ne rends pas cette femme, alors certainement tu mourras, ainsi que tous les tiens, sache-le. — Et Abimélec se leva de très grand matin; il appela tous ses gens, leur expliqua ces choses, et ils furent saisis de crainte. — Puis, Abimélec fit venir Abraham et lui dit: Pourquoi as-tu agi de la sorte? En quoi t’ai-je offensé, pour que tu aies attiré sur moi et sur mon royaume un châtiment tel que ceux qui sont réservés aux grands crimes? Tu m’as fait des choses qui ne se doivent pas faire. — Dis-le-moi donc, qu’as-tu vu chez nous qui t’ait poussé à faire cela? — Abraham répondit: J’ai agi ainsi, parce que je me disais en moi-même qu’il n’y avait peut-être point de crainte de Dieu en ce pays, et j’ai pensé qu’on me tuerait à cause de la beauté de ma femme. — D’ailleurs, je puis dire avec vérité qu’elle est ma sœur; car, si elle n’est pas fille de ma mère, elle est du moins fille de mon père; mais il est vrai aussi qu’elle m’a été donnée pour femme. — Or, il est arrivé que quand les dieux m’ont conduit çà et là, loin de la maison paternelle, j’ai dit à ma femme: Partout où nous irons, fais-moi le plaisir de dire que je suis ton frère. — Alors, Abimélec prit des brebis, des bœufs, des valets et des servantes, et il les donna à Abraham, en lui rendant Sara sa femme. — Et il lui dit: Voici, mon pays est à la disposition; mais va-t’en d’ici, et habite où il te plaira. — Et il dit à Sara: J’avais donné mille pièces d’argent à ton frère. Or, suis mon conseil; aie un voile sur les yeux, devant tous ceux qui sont avec toi et devant tous les autres. C’est ainsi qu’elle fut reprise. — Or, Dieu avait fermé toutes les vulves, à cause de Sara, femme d’Abraham. — Et, à la prière d’Abraham, Dieu guérit Abimélec et rendit la fécondité à sa femme et à ses servantes; et elles eurent alors des enfants.» (20:1–18)
N’oublions pas qu’à cette époque la belle Sara avait quatre-vingt-dix ans bien sonnés.
Quelques remarques s’imposent, en outre:
Abraham a-t-il dit la vérité, quand il a affirmé à Abimélec que Sara est à la fois sa femme et sa sœur? Si oui, nous nous trouvons en présence d’un autre inceste. Allons, c’est du propre, la Bible!… Ce n’est pas tout: si, en cette affaire, Abimélec produit l’effet d’un brave homme, Abraham, quel que soit le point de vue auquel on puisse se placer, est un fort vilain monsieur. Frère de Sara, il n’en est pas moins menteur, dans son intérêt de proxénète; avant tout, sa sœur-femme est une vulgaire marmite. Il mentait bel et bien, quand il cachait sa qualité de mari; l’explication qu’il donne, lorsque le pot-aux-roses est découvert, nous offre un Abraham casuiste à la mode jésuitique; sa restriction mentale ne saurait le justifier aux yeux des honnêtes gens.
D’autre part, ce patriarche bien-aimé, ce dos-vert chéri que Jéhovah protège et auquel il donne le titre de prophète, est-il bien certain qu’il soit frère de Sara, ainsi qu’il le déclare tout à coup? Les autres passages de la Genèse semblent indiquer le contraire. Dans l’épisode du roi d’Égypte (ch. 12), nous avons vu Abraham user pour la première fois de ce stratagème qui l’enrichit; mais quand le Pharaon lui reprocha sa conduite, il ne songea pas à l’explication subtile de maintenant: c’est Abimélec qui en a la primeur, et l’on est en droit de soupçonner que c’est là une nouvelle craque imaginée brusquement, sous l’effet des vives récriminations du roi de Gérare. Pourquoi ne se serait-il pas excusé de même, quand il eut à répondre au Pharaon?
Il y a plus. L’Esprit-Saint, qui a tout dicté, se contredit d’une façon formelle. Au chapitre 11, il a fait connaître la famille de Tharé, père d’Abraham.
«Tharé eut trois fils: Abram, Nachor et Haran. Or, Haran engendra Loth; puis, Haran mourut en présence de Tharé, son père. Abram et Nachor prirent des femmes; la femme d’Abram se nommait Saraï, et la femme de Nachor se nommait Milca; celle-ci était fille de Haran, et elle avait pour sœur Jisca.» (v. 27–29)
Par conséquent, Nachor épousa sa nièce. Si Saraï était fille de Tharé et sœur d’Abram, Nachor et Haran, l’auteur ne manquerait pas de le dire, au moment où il précise les degrés de parenté dans la famille de Tharé. Bien mieux! il appelle Saraï «la bru de Tharé»; ça y est en toutes lettres au verset 31.
«Or, Saraï était stérile, et elle n’avait point d’enfant. — Et Tharé prit avec lui son fils Abram, et Loth, fils de son fils Haran, et sa bru Saraï, femme d’Abram son fils; et ils sortirent ensemble d’Ur, ville de Chaldée, pour se rendre au pays de Canaan. Et ils vinrent jusqu’à Caran, et ils y demeurèrent. — Là, Tharé mourut, âgé de deux cent cinq ans.» (v. 30–32)
Donc: Abraham, se souciant peu de paraître mari incestueux aux yeux d’Abimélec, a menti de nouveau, sous prétexte de fournir des excuses d’un premier mensonge; ou bien, s’il s’est décidé à dire au roi de Gérare la vérité qu’il avait négligé de faire connaître au Pharaon, c’est l’Esprit-Saint qui, en dictant la Genèse, patauge dans le galimatias et les contradictions.
Une autre impression qui se dégage, dès qu’on examine de près, c’est que tout ceci est inventé à plaisir et que l’auteur sacré est un maladroit imbécile. L’Esprit-Saint, en veine de mystification et se complaisant dans les fables immorales et ordurières, dicte tout ce qui lui passe par la tête, et l’écrivain nigaud enregistre imperturbablement n’importe quoi, turpitudes et contes grotesques, sans prendre garde aux contradictions et aux impossibilités, pourtant évidentes.
Comment ne s’est-il pas aperçu que le pigeon se moquait de lui, quand il lui a fait inscrire le pays de Gérare comme un royaume? Selon le rapport des géographes de l’antiquité, Gérare est une petite plaine sablonneuse, sans la moindre végétation, un horrible désert où jamais humain ne put élire domicile.
Abimélec était donc roi d’un désert!… Et combien de temps garda-t-il Sara, sans que Mme Abimélec ait la tentation d’arracher les yeux à celle-ci? Voilà encore un point où ressort toute l’impudence de la blague de l’Esprit-Saint.
Cet épisode est postérieur à l’incendie de Sodome et antérieur à l’époque où Jéhovah réalisa sa promesse de Mambré. En effet, le chapitre 21 commence ainsi:
«Et l’Éternel visita Sara, et il lui fit ainsi comme il l’avait promis. — Sara donc conçut, et elle enfanta un fils à Abraham en sa vieillesse, dans la saison que Dieu lui avait dit.» (v. 1–2)
Cet accouchement arrivant ainsi un an après le voyage de Schaddaï et des deux anges à Mambré, le séjour d’Abraham au pays de Gérare se place forcément dans les trois mois qui suivirent le déluge de feu. Or, en supposant même que ce séjour à Gérare ait pris exactement ces trois mois, comment l’épouse, les servantes et les sujettes de S.M. Abimélec purent-elles, en l’espace d’un trimestre, s’apercevoir qu’elles étaient stériles, c’est-à-dire qu’elles avaient leur vulve fermée, pour employer la délicate expression de l’auteur sacré? Il faut, en général, un assez bon nombre d’années pour qu’une femme puisse constater qu’elle est devenue inapte à avoir des enfants.
Mais, si l’on écarte la possibilité d’une constatation de stérilité dans l’ordre naturel des choses, il faut, avec la science des théologiens qu’aucun miracle, même burlesque, n’épate jamais, en arriver à conclure que Jéhovah, en cette circonstance, avait eu la fumisterie atrocement folichonne, et que, lorsque l’auteur sacré parle de la désolation des maris de Gérare trouvant leurs femmes fermées, il veut dire tout bêtement que les malheureuses étaient cousues. Dans ce cas, on se représente aisément la tête du roi du désert et celle de ses sujets. Dame! pour le coup, ils ont dû la trouver mauvaise, et l’on comprend qu’Abimélec, pour voir le terme de ce fléau, ait donné à Abraham tout le saint-frusquin qu’il pouvait désirer, en disant au prophète et à sa femme-sœur: Filez vite d’ici!
Après le miracle des femmes cousues, l’inépuisable Genèse nous sert donc le miracle de l’accouchement de Sara, femme de quatre-vingt-dix ans, n’ayant plus ses menstrues depuis longtemps. C’est comme chez Nicolet, de plus en plus fort; avec le facétieux pigeon, on ne s’embête pas!
Maintenant, arrive une autre affaire: Abraham, ayant un fils légitime, va flanquer à la porte Ismaël, l’enfant qu’il a eu de sa concubine.
«Et Abraham donna le nom d’Isaac au fils que Sara lui avait enfanté. — Et il circoncit Isaac âgé de huit jours, ainsi que Dieu le lui avait commandé. — Or, Abraham avait cent ans, quand Isaac lui naquit. — Et Sara dit: Dieu m’a donné un sujet de rire; tous ceux qui l’apprendront, riront avec moi. — Elle dit aussi: Qui eût dit à Abraham que Sara allaiterait des enfants? car je lui ai enfanté un fils en sa vieillesse. — Et l’enfant crût et fut sevré. Et Abraham fit un grand festin, le jour qu’Isaac fut sevré. — Or, Sara s’aperçut que le fils de l’Égyptienne Agar se moquait, ce fils qu’Agar avait enfanté à Abraham. — Et elle dit à Abraham: Chasse cette servante et son fils; car le fils de cette servante ne doit pas hériter de toi avec mon fils, avec Isaac. — Mais Abraham fut contrarié de cela, à cause de son fils. — Alors, Dieu lui apparut et lui dit: N’aie aucun chagrin à cause de cet enfant, ni au sujet de ta servante. Au contraire, obéis à Sara, en tout ce qu’elle te dira; car c’est en Isaac que ta postérité sera appelée dite ton nom. — Toutefois, parce que le fils de ta servante est de ta semence, je le ferai devenir, lui aussi, une grande nation. — Alors, Abraham se leva au matin, de très bonne heure, et, ayant pris du pain et une bouteille d’eau, il les mit sur l’épaule d’Agar, en lui donnant son enfant; il la renvoya ainsi. Et Agar s’en alla errante dans le désert de Béer-Sçébah. — Or, l’eau de la bouteille fut épuisée au bout de quelque temps. Alors, Agar coucha son fils à l’ombre d’un arbrisseau. — Et, s’étant éloignée de lui à la distance d’un trait d’arc, elle dit: Que je ne voie pas mourir cet enfant! Et, comme elle était assise vis-à-vis, elle éleva la voix, en pleurant. — Et Dieu entendit la voix du jeune garçon; puis, un ange de Dieu appela Agar du haut du ciel et lui dit: Qu’as-tu, Agar? Ne crains rien, car Dieu a entendu la voix du jeune garçon. — Lève-toi, va à ton enfant, fais-le lever, et prends-le par la main; car je le ferai devenir une grande nation. — Alors, Dieu ouvrit les yeux d’Agar, et elle aperçut un puits; elle y alla, y remplit d’eau sa bouteille, et donna à boire au jeune garçon. — Et Dieu fut avec Ismaël; il grandit dans le désert; il y vécut et devint un habile tireur d’arc. — Il se fixa au désert de Pharan; et sa mère lui donna une femme du pays d’Égypte.» (21:3–21)
Ce brusque congé, donné par Abraham à son premier né et à la pauvre Agar, avec un morceau de pain et une bouteille d’eau, est bien inhumain de la part d’un personnage si puissant et si riche, qui avait été vainqueur de cinq rois avec trois cent dix-huit hommes de l’élite de ses domestiques et à qui sa femme avait rapporté tant d’argent grâce à sa fréquentation du roi d’Égypte et du roi de Gérare. Il est difficile, après cela, de dire que l’Écriture Sainte enseigne la charité!
Suit un épisode qui n’a pas grand intérêt. Abimélec, accompagné de Picol, général en chef de son armée, vient rendre visite à Abraham et le prie de lui jurer, par Dieu, qu’il ne lui dira jamais plus aucun mensonge; le roi de Gérare demande encore au patriarche de contracter alliance avec lui, et cette alliance est conclue à propos d’un puits que les serviteurs d’Abimélec disputaient aux domestiques d’Abraham. Le patriarche, pour prouver que c’est bien lui qui a creusé le puits en litige, met à part sept brebis de sa bergerie, dans un cadeau de moutons et de bœufs à Abimélec. Celui-ci accepte le troupeau, mais est intrigué de voir ces sept brebis soigneusement mises à l’écart des autres bestiaux. Abraham, interrogé, répond: «J’ai mis à part ces sept jeunes brebis, et tu les prendras de ma main; elles te seront un témoignage que j’ai vraiment creusé ce puits.» (v. 30) Abimélec et le général Picol se déclarent convaincus et retournent chez eux. Abraham plante une chênaie autour du puits; après quoi, la Genèse nous apprend que le patriarche à casquette-à-pont habita longtemps au pays des Philistins.
Cependant, Abraham, qui était si heureux d’avoir un fils de sa chère et vieille Sara, ne s’attendait guère à la mauvaise farce que papa Bon Dieu lui réservait. «Tu le gobes, ton moutard, ô prophète de mon cœur? Or çà, maintenant, tu vas le tuer, toi-même, ni plus ni moins, pour m’être agréable!» Telle est la surprise que Jéhovah avait décrété de faire à son patriarche bien-aimé. Il est vrai que c’était pour la frime. L’Éternel, aimant à rire, voulait simplement se payer en spectacle l’ahurissement d’Alphonse Abraham.
Ici encore il faut user de la citation textuelle; c’est trop beau!
«Il arriva, après ces choses, que Dieu tenta Abraham. Il lui dit: Abraham! Abraham! Et celui-ci répondit: Me voici. — Dieu lui dit encore: Prends maintenant ton fils unique Isaac, que tu aimes, et va-t’en au pays de Moriâh, pour m’offrir ce fils en holocauste, sur une montagne que je te montrerai. — Abraham, donc, s’étant levé de bon matin, sangla son âne et emmena avec lui deux de ses serviteurs, ainsi que son fils Isaac. Puis, ayant coupé le bois nécessaire au sacrifice, il se mit en route, dans la direction de l’endroit que Dieu lui avait dit.
— Au troisième jour, il aperçut la montagne, au loin. — Alors, il dit aux deux serviteurs: Attendez ici, avec l’âne; nous irons, l’enfant et moi, jusque là-bas, et nous adorerons l’Éternel; après quoi, nous reviendrons. — Et Abraham prit le bois pour le bûcher du sacrifice; il le mit sur le dos d’Isaac son fils; quant à lui, il se munit du feu pour allumer le bûcher, et il portait aussi à la main un grand couteau. Ainsi ils s’en allèrent tous deux ensemble. — Alors, Isaac, s’adressant à Abraham, lui dit: Mon père! Et Abraham répondit: Que veux-tu, mon fils? Et Isaac dit: Voici bien le feu et le bois; mais où est la bête pour l’holocauste? — Et Abraham lui répondit: Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de la bête pour l’holocauste. Et ils continuèrent à marcher tous deux ensemble. — Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait dit, Abraham bâtit là un autel, arrangea le bois par-dessus; puis, il lia Isaac son fils, et le mit sur le bois qu’il avait disposé sur l’autel. — Ensuite, Abraham, avançant la main, prit le couteau pour égorger son fils. — Mais alors un ange de l’Éternel lui cria du ciel: Abraham! Abraham! Et il répondit: Me voici. — L’ange lui dit: N’étends pas ta main sur l’enfant, et ne lui fais aucun mal; car, maintenant, j’ai connu que tu crains Dieu, puisque tu n’as pas épargné ton fils unique, pour moi.
— Et Abraham, levant les yeux, aperçut un bélier qui s’était pris par les cornes dans un épais buisson. Alors, il alla prendre ce bélier, et il l’immola en holocauste, à la place de son fils. — Et Abraham appela cet endroit L’Éternel-y-pourvoira. — Et l’ange de l’Éternel cria des cieux à Abraham pour la seconde fois. — J’ai juré par moi-même, dit le Seigneur, parce que tu as fait cela, n’épargnant point ton fils unique. — C’est pourquoi je te bénirai encore; et je multiplierai très-abondamment ta semence, comme les étoiles des cieux et comme le sable des plages qui sont au bord de la mer; et ta postérité possédera les portes de tes ennemis; — et toutes les nations de la terre seront bénies dans ta semence, parce que tu as obéi à ma voix. — Ainsi Abraham retourna vers les deux serviteurs; et ils retournèrent tous ensemble, s’en allant alors en Béer-sçébah.» (22:1–19)
Les critiques font remarquer qu’Abraham, qui avait supplié Dieu d’épargner les habitants de Sodome et de Gomorrhe, qui étaient pour lui des étrangers, n’adressa pas la moindre prière en faveur de son propre fils. Ils accusent aussi le patriarche d’un nouveau mensonge, quand il dit aux deux valets: Nous ne ferons qu’aller, mon fils et moi, et nous reviendrons. Puisqu’il allait sur la montagne tout exprès pour égorger et brûler Isaac, il ne pouvait avoir l’intention de revenir avec lui. Ce mensonge était le fait d’un barbare, si les autres avaient été les mensonges d’un cupide proxénète prostituant sa femme pour de l’argent.
D’autre part, ce n’est pas sans surprise qu’on voit Abraham, vieillard de cent ans, couper lui-même le bois d’un bûcher avant de se mettre en route: il faut, pour brûler un corps, au moins une grande charrette de bois sec; un peu de bois vert ne saurait suffire. Sans doute, tout ce bois tut porté d’abord par l’âne et les deux serviteurs. En tout cas, s’il n’y avait en tout que la charge d’un âne, on s’étonne qu’Isaac, qui n’avait pas encore treize ans, pût la porter à son tour.
On dit aussi que le réchaud, dont se munit Abraham pour allumer le feu, ne pouvait guère contenir que quelques charbons, et qu’ils ont dû être éteints avant d’arriver au lieu du sacrifice, puisqu’au moment où le patriarche et son fils se séparèrent des deux valets, le mont Moriah ne s’apercevait encore qu’au loin.
Enfin, on a observé que ce fameux mont Moriah, montagne sur laquelle fût bâti plus tard le temple de Jérusalem, n’est qu’un rocher pelé, d’une aridité légendaire; jamais le moindre arbuste n’y a poussé, et toute la campagne des environs de Jérusalem a toujours été remplie de cailloux, si bien qu’il fallut dans tous les temps y faire venir le bois de très loin.
Néanmoins, ces diverses objections n’empêchent pas que Dieu n’ait éprouvé la foi d’Abraham, et que ce patriarche n’ait mérité la bénédiction de Dieu par son obéissance. Nous verrons, dans la suite, Jephté immoler sa fille, sans qu’aucun ange vienne interrompre le sacrifice; il est vrai que Jephté ne vivait pas de proxénétisme et n’était pas un saint.
Le chapitre 23 nous apprend que Sara mourut à l’âge de cent vingt-sept ans, à Hébron, au pays de Canaan. Abraham, ayant par conséquent à l’enterrer, acheta une certaine caverne dite de Macpéla, qui appartenait à un sieur Héphron; celui-ci la lui fit payer fort cher.
«Héphron dit à Abraham: La terre que tu demandes vaut quatre cents sicles d’argent; c’est le prix entre toi et moi; ensevelis donc ta morte. — Et Abraham, ayant entendu cela, pesa l’argent qu’Héphron lui demandait et lui paya quatre cents sicles de monnaie courante publique.» (23:15–16)
On a évalué que le sicle d’argent équivaut à dix francs de notre monnaie d’aujourd’hui. Abraham aurait donc payé 4, 000 francs le terrain d’une caverne dans un pays absolument stérile qui fait partie du désert dont la Mer Morte est entourée; c’est plus cher qu’une concession à perpétuité au cimetière Montparnasse, en plein Paris! Un autre sujet d’étonnement, c’est qu’il ressort de cela qu’Abraham, quoique grand seigneur, ne possédait pas un pouce de terre à lui; comment, avec toutes ses richesses, n’avait-il jamais acquis le moindre terrain nulle part?… Enfin, les critiques ont fait remarquer qu’il est étrange de voir la Genèse parler de monnaie publique courante, au temps d’Abraham: non seulement il n’y avait point alors de monnaie dans Canaan; mais jamais les Juifs n’ont frappé de monnaie à leur coin! Faut-il donc entendre par là que les quatre cents sicles en question signifient simplement la valeur de cette somme selon l’appréciation de l’auteur de la Genèse? Cette hypothèse ne résoudrait pas davantage la difficulté, attendu qu’on ne connaissait pas de monnaie non plus au temps où Moïse, prétendu auteur du Pentateuque, était censé écrire.
Nous voyons, au chapitre 25, qu’Abraham se consola de la mort de Sara en prenant une autre femme, nommé Cétura; le patriarche avait donc cent quarante ans, au moins. Or, nous avons vu que Sara elle-même l’avait déclaré, lorsqu’il était dans sa centième année, beaucoup trop vieux pour engendrer, et qu’il fallut un miracle du ciel pour le rendre père d’un fils légitime. Eh bien, avec Cétura, sans aucune intervention divine, Abraham eut encore six fils: Zamran, Jecsan, Médan, Madian, Jesboc et Sué. Enfin, le patriarche chéri de Jéhovah-Sehaddaï cassa sa pipe, par un beau soir de sa cent soixante-quinzième année, léguant tout ce qu’il possédait à Isaac, sauf quelques présents à ses autres enfants. Et il fut enterré auprès de Sara, dans la caverne de Macpéla.
C’est maintenant que nous allons voir s’accomplir les promesses de papa Bon Dieu, relatives à la grande multiplication de la descendance d’Abraham.
Entre la mort de Sara et son mariage avec Cétura, patriarche s’était occupé d’établir son fils de prédilection; cet épisode fait l’objet du chapitre 24 de la Genèse.
On se souvient que Nachor, frère d’Abraham, avait épousé la nièce Milca. Or, ce sire Nachor, qui, lui, n’aimait point passer sa vie à courir les déserts, s’était fixé dans un pays fertile, en Mésopotamie. Là, il eut de Milca huit fils, nommés Huts, Buz, Kémuel, Késed, Hazo, Pildas, Jidlaph et Bathuel; et, comme ces huit gosses ne lui suffisaient pas, il prit en outre une concubine, nommée Réuma, dont il eut encore quatre fils, auxquels il donna les noms de Tébah, Gaham, Tahas et Mahaca. (22:20–24) À leur tour, ces enfants multiplièrent, notamment Bathuel qui eut, entre autres, un garçon, Laban, et une fille, Rébecca. C’est cette dernière, qui, par la grâce de Jéhovah, devait devenir Mme Isaac.
Donc, le vieil Abraham manda auprès de lui, un beau matin, le plus ancien de ses serviteurs, qui était en même temps l’intendant chargé de l’administration de ses richesses. Dans la Genèse, cet intendant n’est nommé qu’au chapitre 15; il s’appelait Dammésec Éliézer.
«Abraham lui dit: Je t’en prie, tiens un moment dans ta main mon sexe, et ainsi jure-moi que tu ne prendras aucune des filles des Cananéens, pour la faire épouser à mon fils, mais que tu iras dans la terre où résident mes parents et que tu y choisiras l’épouse d’Isaac.» (24:2–4)
Les commentateurs sceptiques se sont amusés de cette manière de faire prêter serment. Saint Jérôme et les traducteurs de la Vulgate, la trouvant trop raide, ont modifié les termes de ce passage de la Genèse; selon eux, Abraham aurait dit à Éliézer: «Mets ta main sous ma cuisse, el ainsi jure-moi, etc.» Toutefois, le texte original hébreu porte:
«Prends dans ta main mes parties génitales.» Les savants expliquent ceci en disant que les parties viriles étaient en grande vénération, non seulement à cause de la circoncision qui les avait consacrées à Dieu, mais parce qu’elles sont la source de la propagation du genre humain et le gage de la bénédiction du Seigneur. Si bizarre que puisse paraître cette façon de s’engager par serment, il faut s’incliner avec respect; car on ne doit jamais perdre de vue que tout ceci est dicté par l’Esprit-Saint. Les savants disent donc que, chaque fois qu’on trouve le mot cuisse dans la Bible arrangée par saint Jérôme, il faut lire autre chose; ainsi, quand on lit plus loin qu’un chef de nation sortit de la cuisse de Juda, il est évident qu’il y a là une altération du texte sacré, attendu que les enfants ne se font pas par la cuisse, et que, d’ailleurs, on l’a pu voir, le divin pigeon ne se gêne pas pour parler crûment.
«Éliézer jura donc en tenant en main les parties génitales d’Abraham son maître» (v. 9); après quoi il se mit en route avec dix chameaux, et se rendit en Mésopotamie. Ah! il y avait du chemin! Quand Éliézer arriva à quelque distance de la ville où il comptait retrouver des parents de son maître, il était exténué et mourait de soif. Heureusement, il fit la rencontre d’une jolie brunette qui se balladait dans ces parages, pour aller chercher de l’eau à un puits situé hors des portes. Cette aimable personne, très charitable, vint au secours d’Éliézer et l’abreuva, ainsi que ses chameaux. Mais admirez la Providence: la brunette n’était autre que Rébecca, fille de Bathuel, petite-fille d’Abraham.
Éliézer, lui ayant fait cadeau d’une bague et de deux bracelets, s’informe de son nom. Tableau! Vite, il demande à être conduit dans la famille. Rébecca l’emmène, le présente à son père et à son frère. L’intendant explique à ceux-ci qu’il a accompli ce voyage dans le but de découvrir en Mésopotamie une épouse pour Isaac. Bathuel et Laban s’écrient: La main de Dieu est visible en tout ceci; que Rébecca parte donc au plus vite avec toi, et qu’elle soit la femme du fils de ton maître. Éliézer, tout joyeux du succès si prompt de sa mission, comble Rébecca de bagues d’argent et d’or et d’habits somptueux; «il donna aussi des présents exquis à son frère et à sa mère».
La mère de la jeune fille aurait bien voulu que le départ fût retardé de dix jours. Mais Rébecca, interrogée, déclara qu’elle avait hâte d’être auprès de ce fiancé inconnu. Il est difficile de croire, pourtant, qu’Éliézer lui avait montré la photographie d’Isaac; mais elle n’en avait pas moins reçu le coup de foudre. De son côté, le jeune Isaac, bien qu’il ne sût pas quelle femme lui ramènerait Éliézer, ni même s’il lui en ramènerait une, était amoureux, amoureux fou; il passait ses jours et ses nuits sur la grande route. On s’imagine donc aisément la joie qu’il éprouva, lorsqu’un beau matin il constata qu’Éliézer ne rentrait pas bredouille. L’intendant fit un récit fidèle de son voyage; les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
«Alors, Isaac fit entrer aussitôt Rébecca dans la tente qui avait été celle de Sara, sa mère; et il prit Rébecca pour femme; et il l’aima tant, qu’ainsi il fut consolé de la mort de sa mère.» (24:67)
Dans les premiers temps, Isaac eut beau exécuter des prodiges de bonne volonté, il ne réussissait pas à devenir papa aussi vite qu’il l’aurait voulu. Il n’en faut pas davantage pour que la Genèse accuse Rébecca de stérilité; c’est toujours la faute des femmes, parbleu!
«Et Isaac, voyant sa femme inféconde, pria instamment l’Éternel pour elle; et l’Éternel fut fléchi par ses prières, et Rébecca conçut.» (25:21)
Entre nous, Jéhovah faisait des manières; car, oui ou non avait-il promis à Abraham qu’il aurait une descendance à n’en plus finir? Oui, n’est-ce pas? Or, c’est sa Providence elle-même qui avait choisi Rébecca pour être l’épouse du fils d’Abraham; papa Bon Dieu ne pouvait donc pas, sans faillir à sa parole, avoir donné à Isaac une femme improductive. C’est clair. S’il avait encore fermé cette vulve, c’était donc purement et simplement histoire de se payer le plaisir de la rouvrir, après avoir fait un peu poser l’héritier de son bienaimé Alphonse Abraham.
Mais ici l’histoire se complique.
«Or, Rébecca ayant conçu, deux enfants étaient dans son ventre, et ils s’y battaient. Et Rébecca dit: S’il en est ainsi, pourquoi ai-je conçu? Et elle alla consulter l’Éternel.» (25:22)
On ne voit pas bien comment deux fœtus peuvent se battre dans une matrice, surtout au commencement d’une grossesse. Une femme peut sentir des douleurs; mais de là à sentir qu’il y a en elle des séances de boxe et de chausson entre deux jumeaux, il y a loin! d’autant plus que, jusqu’à la délivrance, on ne sait jamais si un seul enfant viendra ou s’il y aura deux jumeaux; le médecin accoucheur lui-même ne saurait prophétiser à ce sujet; même, dans l’accouchement, an moment où l’enfant se présente, nul praticien ne peut affirmer si l’enfantement sera simple ou double.
L’auteur sacré néglige de dire en quel endroit Rébecca se rendit pour consulter papa Bon Dieu. Le tabernacle n’avait pas été encore inventé. C’était Jéhovah qui apparaissait quand il voulait; il n’avait élu aucun domicile sur terre.
Néanmoins, il fut consulté, et il répondit:
«Deux nations sont dans ton ventre, dit l’Éternel à Rébecca, et deux peuples sortiront de ta vulve; ils se diviseront; l’un des deux sera plus fort que l’autre, et le plus grand sera assujetti au plus petit.» (25:23)
Enfin, le temps de l’accouchement vint; Rébecca eut les douleurs, en punition de la gourmandise d’Ève,
«et voilà qu’on trouva deux jumeaux dans sa matrice. Le premier qui sortit était roux et hérissé de poils, comme un manteau; son nom est Ésaü. Et aussitôt après, sortit son frère, tenant avec sa main le talon d’Ésaü; et on l’appela Jacob. Or, Isaac avait soixante ans, quand ils naquirent.» (25:24–26)
Il est rare qu’un enfant naisse tout velu, si rare qu’Ésaü en est le seul exemple. Il n’est pas moins rare qu’un enfant, en naissant, en tienne un autre par le pied. Mais, de ce que ces choses-là n’arrivent plus aujourd’hui, il ne faudrait pas en conclure qu’elles n’ont pas dû arriver alors. Ces fantaisies de Jéhovah ne sont rien auprès d’autres miracles que nous aurons à rapporter.
Ce fut Ésaü qu’on déclara l’aîné. On sait que la question de primogéniture est tranchée, dans diverses jurisprudences, au profit de celui des deux jumeaux qui est venu au monde le second, et, pour décider ainsi, on s’appuie sur ce que, conçu et formé le premier, il a dû occuper le fond de la cavité utérine. À raison de cela, peut-être pensera-t-on que Jacob était plus naturellement l’aîné qu’Ésaü. Mais ces enfants s’étaient tellement battus dans le ventre de leur mère, qu’ils avaient, sans doute, changé fort souvent de place! On ne songea donc pas à tirer à la courte paille à qui revenait le titre d’aîné, et l’on jugea plus simple de le donner à celui qui avait vu la lumière le premier. D’ailleurs, Jacob n’allait pas tarder à se substituer à Ésaü.
«Lorsqu’ils furent adultes, Ésaü fut un habile chasseur et homme de campagne; mais Jacob était un homme simple, se tenant à demeure dans les tentes. — Et Isaac aimait Ésaü, parce que la venaison était sa viande préférée; par contre, Rébecca aimait Jacob. — Or, un jour que Jacob faisait cuire un potage de lentilles, Ésaü survint des champs, étant très fatigué. — Et il dit à Jacob: Donne-moi, je t’en prie, à manger de ce potage roux, parce que je suis harassé. C’est pour cela qu’on l’appela Édom. — Mais Jacob lui répondit: Vends-moi aujourd’hui ton droit d’aînesse. — Je me meurs de faim, repartit Ésaü; à quoi me servirait mon droit d’aînesse? — Et Jacob insista, disant: Jure-moi donc que tu y renonces. Et Ésaü le lui jura, et ainsi il vendit son droit d’aînesse à Jacob. — Alors, Jacob donna à son frère du pain et le potage de lentilles. Et Ésaü mangea et but, puis il se leva et s’en alla, ayant dédaigné ainsi son droit d’aînesse.» (25:27–34)
Nous ne nous arrêterons pas à discuter la bizarrerie de celte chicane, à une époque où il n’y avait pas encore de droit d’aînesse, puisqu’il n’existait aucune loi positive; ce n’est que très longtemps après, dans le Deutéronome, que l’on voit instituer ce droit, le législateur déclarant que l’aîné aura une double portion. Mais il est surtout intéressant de faire remarquer, avec les philosophes, à quel point la conduite de Jacob fut indigne: c’est d’après le texte sacré même qu’Ésaü périssait de faim et que Jacob, abusant de l’état où se trouvait son frère, est sans excuse; la Bible n’a pas un mot pour le justifier. D’ailleurs, le nom de Jacob signifie «celui qui supplante». Il semble, en effet, bien mériter ce nom, puisqu’il supplanta toujours Ésaü. Il ne se contente pas de lui vendre ses lentilles si chèrement; comme un brigand qui fait signer à sa victime une demande de rançon, il arrache à son frère le serment de renonciation à ses droits; il le ruine pour une écuelle de purée sans aucune valeur; et ce n’est pas le seul tort qu’il lui fera. Eh bien, ce marché où l’affamé est cyniquement exploité et dupé, cette transaction caduque par elle-même, cette renonciation extorquée que n’importe quel tribunal aurait déclaré nulle, le seigneur Jéhovah, prétendu dieu de justice, protecteur des faibles, vengeur des opprimés, a ratifié tout cela, a agréé Jacob comme légitime propriétaire de ces fameux droits de primogéniture, et la dépossession d’Ésaü a été reconnue par Dieu régulière et valable à jamais.
Quelque temps après, Isaac se montra le digne fils d’Abraham. Une grande famine étant survenue, Isaac se rendit à Gérare, où régnait toujours Abimélec, que la Genèse appelle tout-à-coup roi des Philistins. Dieu aurait pu donner du pain à Isaac, pour lui et sa famille; mais non, il préféra le favoriser d’une vision, dans laquelle il lui tint un discours exactement semblable à ceux dont il régalait Abraham: Je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel, je donnerai à ta postérité toutes les terres, et toutes les nations de la terre seront bénies en ta semence (air connu). Isaac demeura donc à Gérare, et quand les gens du pays l’interrogeaient sur Rébecca, il répondait: C’est ma sœur (26: 1–7).
«Or, un jour, Abimélec, roi des Philistins, regardait par sa fenêtre, et, à sa grande surprise, il vit qu’Isaac caressait Rébecca. — Alors, il fît venir auprès de lui Isaac, et il lui dit: Il est certain, je l’ai vu, que cette femme est ton épouse; alors, pourquoi as-tu dit à tous qu’elle est ta sœur? Et Isaac répondit: J’ai eu peur qu’on ne me tuât à cause de sa beauté. — Et Abimélec s’écria: Que nous as-tu fait là? Il s’en est fallu de peu que quelqu’un de mon peuple n’ait couché avec ta femme, et tu nous aurais attiré ainsi un grand péché! — Abimélec fit donc une ordonnance, édictée pour tout le peuple et portant ceci: Quiconque touchera Isaac ou sa femme sera puni de mort.» (26:8–11)
Abimélec, on le voit, se souvenait du miracle des femmes cousues, bien qu’il y eut déjà plus de quatre-vingts ans écoulés depuis l’aventure de Sara. D’autre part, ce qui est assez singulier, c’est que la Bible nous représente toujours les Philistins comme adorant un autre dieu que celui d’Abraham et d’ Isaac, et pourtant voici que leur roi, idolâtre, reconnaît constamment la divinité le Jéhovah. Quel imbroglio!
«Or, au pays de Gérare, Isaac sema dans la terre, et il recueillit cette année-là le centuple de ce qu’il avait semé.» (26:12)
C’est déjà fort qu’ Isaac ait pu semer dans un pays où il ne possédait pas un pouce de terrain; mais, en ne perdant pas de vue que le pays de Gérare est un désert où il n’y a que du sable, on est émerveillé davantage; et c’est une récolte de cent pour un qui sort de ce sable! Les plus fertiles terres du monde ont rarement produit vingt-cinq pour un. Isaac avait de la chance!…
La Genèse nous apprend qu’il s’enrichit bien vite: avec des récoltes pareilles, cela se conçoit. Les Philistins lui portèrent envie et bouchèrent avec des cailloux, tous les puits qu’Abraham avait creusés autrefois. De là, des querelles; Abimélec le pria d’aller plus loin. Isaac partit, s’établit dans une vallée et déboucha les puits de son père. Nouvelles contestations; nouvelle apparition de Jéhovah, pour encourager Isaac; nouveau traité d’alliance avec Abimélec; grand festin. Le lecteur comprendra que nous lui fassions grâce de tous ces détails fastidieux (v. 13–33).
Quant à Ésaü, «lorsqu’il eut quarante ans, il épousa Judith, fille de Beer, éthéen, et Basemath, fille d’Elon, autre éthéen, qui, toutes deux, offensèrent Isaac et Rébecca» (26:34–35). L’auteur sacré ne nous dit pas en quoi consista cette offense. Néanmoins, Ésaü continua d’être le fils préféré de son père.
«Isaac étant devenu vieux, ses yeux s’obscurcirent tant qu’il ne pouvait plus voir. Il appela Ésaü, son fils aîné, et lui dit: Mon fils. Ésaü répondit: Me voici. — Et Isaac lui dit: Tu le vois, je suis maintenant fort âgé, et j’ignore quel jour je mourrai. — Prends donc à présent ton carquois et ton arc; va dans la campagne, et apporte-moi du gibier. — Fais-m’en un ragoût comme tu sais que je les aime; apporte-le-moi, afin que j’en mange et que mon âme te bénisse avant que je meure. — Or, Rebecca écoutait, pendant qu’Isaac parlait à Ésaü son fils. Celui-ci partit donc à la campagne pour chasser et rapporter du gibier. — Alors Rébecca dit à Jacob son fils: J’ai entendu ton père, qui parlait à Ésaü ton frère et qui lui disait: Apporte-moi de ta chasse et fais-m’en un ragoût, afin que j’en mange, et je te bénirai devant l’Éternel avant de mourir. — Maintenant donc, mon fils, obéis à ma parole, et fais ce que je vais te commander. — Va à notre troupeau, et prends deux des meilleurs chevreaux; de leur viande, j’apprêterai un ragoût à ton père, comme je sais qu’il les aime. — Tu porteras ces mets à ton père, afin qu’il les mange, et ainsi c’est toi qu’il bénira avant sa mort. — Jacob répondit à Rébecca sa mère: Tu sais qu’Ésaü mon frère est fort velu, et moi, je n’ai point de poil. — Si mon père vient à me tâter, il comprendra que j’ai voulu le tromper, et j’attirerai sur moi sa malédiction, au lieu de sa bénédiction. — Et sa mère lui dit: Que cette malédiction que tu crains soit sur moi! Obéis seulement à ma parole, et va chercher ce que je t’ai dit. — Il s’en alla donc et rapporta les deux chevreaux à sa mère, et Rébecca prépara un de ces ragoûts dont Isaac était si friand. — Puis, elle prit les plus riches habits d’Ésaü son fils aîné, qui étaient dans la maison, et elle en revêtit Jacob son cadet. — Et, avec les peaux des chevreaux, elle lui recouvrit les mains et son cou, qui étaient sans poil. — Ensuite, elle remit à Jacob le ragoût, ainsi que du pain qu’elle avait fait cuire. — Jacob vint donc vers Isaac et lui dit: Mon père. Isaac répondit: Je suis là; qui es-tu, mon fils? — Et Jacob dit à son père: Je suis Ésaü ton fils aîné; j’ai fait ce que tu m’as commandé. Lève-toi, je te prie; assieds-toi, et mange de ma chasse, afin que ton âme me bénisse. — Mais Isaac dit: Qu’est-ce que ceci? Comment as-tu pu trouver sitôt du gibier? Jacob répondit: L’Éternel, ton dieu, a voulu que j’en trouvasse tout de suite. — Isaac dit encore: Mon fils, approche-toi donc, afin que je le tâte, et je saurai ainsi si tu es mon fils Ésaü même, ou si tu ne l’es pas. — Jacob donc s’approcha de son père, qui le tâta; et Isaac dit: Cette voix est la voix de Jacob, mais ces mains sont les mains d’Ésaü. — Ainsi, il ne le reconnut point, parce que ses mains étant velues lui parurent semblables à celles de son fils aîné; et il le bénit. — Et il lui dit de nouveau: Es-tu bien mon fils Ésaü? Jacob répondit: Je le suis. — Donne-moi donc à manger de ta chasse, continua Isaac, afin que mon âme te bénisse. Jacob lui servit les mets, et il en mangea; il lui apporta aussi du vin, et il en but — Puis, Isaac lui dit: Approche-toi, je t’en prie, et embrasse-moi, mon fils. — Jacob s’approcha et l’embrassa; et Isaac, ayant senti l’odeur de ses habits, le bénit, en disant: Voilà bien l’odeur de mon fils, comme l’odeur d’un champ que l’Éternel a béni. — Que Dieu te donne la rosée du ciel et la graisse de la terre, et une grande abondance de blé, et le meilleur vin! — Que les peuples te servent, et que les nations se prosternent devant toi! Sois le maître de tes frères, et que les enfants de ta mère soient courbés devant toi! Quiconque te maudira soit maudit, et quiconque te bénira soit béni!» (27:1–29)
Tout ceci mérite quelques observations; mais voyons d’abord la lin de cette édifiante histoire.
«À peine Jacob était-il sorti après avoir reçu la bénédiction d’Isaac, qu’Ésaü revint de la chasse. — Il apprêta aussi son gibier et apporta le ragoût à son père, en lui disant: Lève-toi, mon père, afin que tu manges de la chasse de ton fils, et que ton âme me bénisse. — Et Isaac dit: Qui es-tu donc? Ésaü lui répondit: Je suis Ésaü ton fils aîné. — Alors, Isaac éprouva une extraordinaire émotion, et il dit: Mais qui est celui qui m’a apporté du gibier, et où est-il? J’ai mangé, avant que tu vinsses, de tout ce qu’il m’a présenté; je l’ai béni, et voilà qu’il sera béni! — Aussitôt qu’Ésaü eut entendu ces paroles, il poussa un cri fort grand et très amer, et il dit à son père: Ah! donne-moi aussi ta bénédiction, mon père! — Mais Isaac répondit: C’est ton frère qui est venu ici frauduleusement; il a réussi à me surprendre, et il a emporté ta bénédiction. — Ésaü repartit: On l’a appelé Jacob avec raison; car il m’a déjà supplanté deux fois: il m’a enlevé mon droit d’aînesse, et voici qu’à présent il m’a dérobé ta bénédiction. Allons, mon père, n’as-tu point réservé de bénédiction pour moi? — Et Isaac répondit à Ésaü: Voici ce que j’ai fait; je l’ai établi ton maître, et je lui ai soumis tous ses frères; il aura du blé en abondance, il aura le meilleur vin; après cela, que puis-je faire pour toi, mon fils? — Et Ésaü dit encore: N’as-tu donc qu’une seule bénédiction, mon père? O mon père, bénis-moi aussi. Et Ésaü pleura, en jetant de grands cris.
— Isaac lui répondit: Eh bien, voici pour toi: ta demeure sera dans un terroir gras, arrosé de la rosée des cieux d’en haut. — Et tu vivras par ton épée; mais tu serviras ton frère; néanmoins, le temps viendra que tu secoueras le joug de ton cou.» (27:30–40)
Et c’est tout; Ésaü n’eut pas de bénédiction.
J’en appelle à Léon XIII lui-même, qui fit la grimace et frappa du poing, dit-on, lorsqu’il apprit que je l’avais mystifié de la plus belle façon et qu’en bon fumiste je lui avais soutiré des bénédictions dont je me gaussais en mon for intérieur. Oui, j’en appelle au Saint-Père en personne, et je l’enferme dans ce dilemme: ou cette histoire d’Isaac, Rébecca, Ésaü et Jacob est une ridicule craque, et dans ce cas Léon XIII aurait tort de m’en vouloir, puisque l’Esprit-Saint, inspirateur de la Genèse, mystifiant les crédules dévots, donne l’exemple des fortes blagues et montre qu’en matière de religion on peut tout conter aux imbéciles; ou bien cette histoire est rigoureusement vraie, et dans ce cas le Dieu des catholiques est lui-même un simple cornichon, puisque ses bénédictions restèrent liées à celles du gaga Isaac, que Jacob mystifia dans les grands prix. Dans un cas comme dans l’autre, les libres-penseurs fumistes n’ont pas à se gêner; ils peuvent, si ça les amuse, se payer la tête des fidèles et des curés, des évêques et du pape, des patriarches, saints et prophètes, et même de papa Bon Dieu, devenu le plus ramolli de la collection.
En effet, d’après ce qui ressort du texte sacré, la bénédiction d’Isaac n’était pas une bénédiction paternelle ordinaire, c’est-à-dire le souhait qu’un père forme pour le bonheur de son fils; c’était, au contraire, un acte solennel, formel, entraînant des conséquences précises et certaines, quelque chose comme un acte à la fois religieux et juridique, ayant toute la valeur d’un acte notarié d’aujourd’hui: bien que verbale, cette bénédiction était comme un document écrit, et le bénéficiaire était bien celui sur la tête de qui elle avait été prononcée, quel qu’il pût être, puisqu’elle n’était pas sujette à être reprise ou annulée. L’Écriture Sainte nous montre Isaac profondément ému, lorsqu’il s’aperçoit qu’il a été trompé; il est fort contrarié de s’être laissé jouer par Jacob; mais il lui est impossible de revenir sur ce qui est fait; ni, ni, fini. Jacob a dérobé et emporté la bénédiction destinée à Ésaü; tant pis pour Ésaü!
On se trouve donc en présence d’une fraude bel et bien criminelle; en toute conscience, n’importe quel jury déclarerait Jacob coupable d’avoir commis le crime de faux; il serait condamné, ainsi que sa mère, Rébecca ayant été non seulement complice, mais instigatrice du fait punissable, l’ayant perpétré, ayant préparé toute la fraude et mis tout et œuvre pour en assurer la réussite.
Maintenant, si criminelle qu’ait été la supercherie, puisqu’elle avait pour but et eut pour effet de frustrer Ésaü d’un bien aussi considérable que cette bénédiction si féconde en résultats matériels, on se demande, d’autre part, comment Isaac put tomber dans le panneau; le mot «gaga», dont je me suis servi tout à l’heure n’est pas trop fort. Comment! La Genèse nous dit que le vieux bonhomme avait reconnu la voix de Jacob; il est rempli d’hésitations, il se méfie, et, malgré cela, il se laisse prendre, comme le dernier des idiots, à un artifice des plus grossiers?… Il attend du gibier, il aime le gibier, il en est friand, et sa gourmandise est une des causes de sa préférence pour Ésaü; or, on lui sert du chevreau, et son palais, si accoutumé au gibier, confond le cabri avec le faisan ou le lièvre. Mazette! quel cordon-bleu, madame Rébecca! voilà une cuisinière hors-ligne, qui aurait confectionné une bouillabaisse avec des algues et des galets!… Mais le sens du goût n’est pas le seul à s’être détraqué tout à coup chez le vieil Isaac; il est gaga jusque dans l’odorat et le toucher. Rébecca avait recouvert de la peau d’un cabri les mains et le cou de Jacob; or, quelque poilu que fût Ésaü, sa peau ne pouvait ressembler à celle d’un chevreau. Isaac ne songe pas à tâter le reste du corps; il ne s’aperçoit pas que les mains de son fils n’ont point d’ongles. Il sent l’odeur des habits d’Ésaü, et rien autre; cependant, l’odeur de la peau d’un animal fraîchement tué devait se faire sentir.
Voilà pour le gâtisme d’Isaac. En outre, on se demande comment Dieu put attacher ses bénédictions à celles d’Isaac, extorquées par une fraude si punissable et qu’un baveux, au dernier degré de décrépitude, pouvait seul ne pas découvrir. Voilà donc Dieu esclave d’une vaine cérémonie, qui par elle-même n’a aucune force, ou bien Jéhovah est assez ramolli pour faire pendant à Isaac gaga.
Ces observations s’appliquent à l’hypothèse de la véracité de l’épisode. Mais il est bien évident que si cette histoire est une pure blague, — ce qui laisserait le cerveau de papa Bon Dieu hors de tout soupçon d’abrutissement, — l’Église ne peut plus nous donner à vénérer son divin pigeon comme un inspirateur grave et sérieux: ou ce volatile éternel radote comme un perroquet tombé en enfance; ou bien c’est un canard mystificateur. Nous penchons vers cette dernière opinion.
Çà, voyons la suite des hautes fantaisies du pigeon-canard.
Ésaü, vexé — et il y avait de quoi! — d’avoir été filouté et de voir sur la tête du filou cette belle bénédiction toute neuve dont le cadeau lui avait été promis, se jura de tuer Jacob. La mère Rébecca, épouvantée, conseilla à Jacob de prendre vivement quelques grains de poudre d’escampette; celui-ci, quelque peu traqueur, du reste, ne se le fit pas dire deux fois. Rébecca lui dit donc de se réfugier chez son frère Laban, et le vieil Isaac l’engagea à profiter de la circonstance pour épouser une de ses cousines. (27:41–46; 28:1–5) Pendant que Jacob se rendait en Mésopotamie, Ésaü alla faire un tour au pays d’Ismaël; là, il se maria à Mahalath, fille d’Ismaël; ses deux premières femmes ne lui suffisaient pas (v. 6–9).
Voilà donc Jacob en route pour Caran (v. 10).
«Or, étant arrivé en un certain endroit, et voulant s’y reposer après le soleil couché, Jacob prit une pierre, la mit sous sa tête et s’endormit en ce lieu. — Alors, il eut un songe dans lequel il vit une échelle, qui était appuyée sur la terre, et dont le haut touchait jusqu’aux cieux; et les anges de Dieu montaient et descendaient le long de cette échelle. — Il vit aussi l’Éternel qui se tenait au bout de l’échelle, et qui lui dit: Je suis l’Éternel, le Dieu d’Abraham et d’Isaac; je te donnerai la terre où tu dors, à toi et à ta postérité; — et ta semence sera comme la poussière de la terre; je te donnerai l’Occident et l’Orient, le Nord et le Midi; en toi et en ta semence seront bénies toutes les nations de la terre; — et je suis avec toi, ton gardien et ton guide partout où tu iras, et je te ramènerai en ce pays.
Quand Jacob s’éveilla, il dit: Vraiment, le Seigneur est en ce lieu et je n’en savais rien! — Et il eut peur et s’écria: Que ce lieu est terrible! c’est la maison de Dieu et la porte du ciel. — Et, se levant de bon matin, il prit la pierre dont il avait fait son chevet, la dressa et y versa de l’huile par-dessus. — Puis, il donna pour nom Béthel à la ville qui s’appelait auparavant Luza. — Et il fit un vœu au Seigneur, disant: Si Dieu demeure avec moi, s’il me préserve d’accidents dans le voyage que je fais, s’il me donne du pain à manger et des habits pour me vêtir; — et si je reviens sain et sauf chez mon père, alors certainement le Seigneur sera mon dieu; — et cette pierre, que j’ai dressée comme un monument, s’appellera la maison de Dieu; alors, oui, Seigneur, je te donnerai la dîme de tout ce que tu m’auras donné.» (28:11–22)
Négligeons de contester l’existence d’une ville nommée Luza ou Béthel dans la région dont il s’agit; les géographes n’ont jamais entendu parler de Béthel, pas plus que de Luza. Ce qu’il faut admirer, c’est l’esprit pratique de l’étonnant Jacob. Il a roulé Ésaü son frère aîné, Isaac son père et Jéhovah lui-même, par contre-coup; aussi, entend-il bien ne pas se laisser flouer par papa Bon Dieu, et il pose ses conditions au Seigneur Très-Haut. Le dieu de ses ancêtres vient de lui donner un spectacle abracadabrant; il lui a montré ses anges se livrant sur une échelle à des exercices de gymnastique très variés; il lui a promis monts et merveilles dans un beau discours. Le premier sentiment de Jacob est la crainte mêlée de respect; mais il a bientôt fait de se rassurer et de réfléchir que tout cela n’était qu’un songe. Aussi dit-il au dieu de ses ancêtres: «Si tu me donnes du pain et des habits, tu seras mon dieu; je t’adorerai.» Ce qui équivaut à dire: «Si tu ne me donnes rien, zut pour toi, mon vieux!» Il promet la dîme, un œuf, au Seigneur, mais à la condition que le Seigneur l’aura gratifié d’un bœuf. À la bonne heure!… Les critiques ont comparé ce discours de Jacob aux usages de certains peuples qui jetaient leurs idoles dans la rivière, lorsqu’ils n’avaient pas obtenu la pluie demandée. J’ai connu une vieille dévote qui mettait saint Joseph en pénitence, quand elle n’avait pas gagné à la loterie; c’est-à-dire elle retournait la statue de saint Joseph, la tête contre le mur dans sa niche; cette bonne chrétienne, pieuse, mais roublarde dans sa superstition, devait descendre de Jacob.
Après cet incident de voyage, Jacob se remit en route. Dans un champ, un puits où s’abreuvaient des troupeaux lui fournit l’occasion de faire connaissance avec une pastourelle; justement, c’était sa cousine Rachel. Comme on le voit, la Genèse se répète: Éliézer, par un hasard providentiel, avait rencontré, lui aussi, auprès d’un puits, Rébecca qu’il ne connaissait pas et qu’il venait chercher.
Rachel, qui était la fille cadette de Laban, conduisit donc chez son père l’aimable cousin Jacob; présentation à la famille. Lia, la fille aînée, avait «les yeux chassieux», nous dit la Bible, et elle laissa Jacob absolument froid. Par contre, Rachel eut le don de lui taper dans l’œil; «elle avait la taille fine et elle était belle à voir». Jacob communiqua ses préférences à l’oncle Laban, qui fit entendre à son neveu quelques paroles d’espoir.
Or, Laban était un homme pratique. Il dit à Jacob:
— Mon petit, tu veux épouser Rachel; je ne m’y oppose pas, mais il faut la gagner.
— Comment cela mon oncle?
— En me servant de domestique pendant sept ans, afin que j’aie le loisir de voir si tu es un garçon travailleur et rangé.
Ce fut marché conclu. Pendant sept ans, pour éprouver Jacob, l’oncle lui fit faire la besogne la plus dure de la maison.
L’épreuve terminée, le jour des noces arriva. La mariée était recouverte d’un grand voile, selon l’usage; Jacob frétillait comme un poisson dans l’eau. Laban, grave et solennel, remplit lui-même, en cette affaire, les fonctions de maire et grand-prêtre. Il déclara le mariage accompli, à la grande satisfaction de Jacob.
Cette cérémonie fut très solennelle. Ici, il est bon de citer le texte dicté par l’Esprit-Saint:
«Laban, donc, assembla tous les gens du pays et donna un grand festin. — Mais, quand le soir fut venu, il prit Lia, son aînée, et la remit à Jacob, qui coucha avec elle. — Mais, le matin, à son réveil, Jacob reconnut que c’était Lia; et il lit à Laban: Pourquoi as-tu agi ainsi? ne t’ai-je pas servi sept ans pour avoir Rachel? pourquoi m’as-tu trompé?
— Dans ce pays, répondit Laban, ce n’est pas la coutume de marier une cadette avant sa sœur aînée. — Couche avec Lia pendant une semaine encore, et, à la condition que tu sois de nouveau mon serviteur pour un travail de sept ans, alors je te donnerai aussi Rachel.
— Jacob fit donc ainsi; il remplit pendant une semaine ses devoirs d’époux avec Lia, et Laban lui donna pour femme Rachel aussi. — Jacob coucha enfin avec Rachel, qu’il aima plus que Lia, ayant servi chez Laban encore sept autres années.»
À l’occasion de ce double mariage, Laban avait donné à Lia une servante nommée Zelpha, et à Rachel une servante nommée Béla. (29:22–30)
Ainsi Jacob, qui avait roulé son père et son frère, fut roulé par son oncle. Seulement, on ne comprend pas trop comment, ayant vécu pendant sept années d’abord dans la famille et connaissant bien ses deux cousines, il passa toute une nuit avec Lia en croyant avoir affaire à Rachel.
«Or, l’Éternel, voyant que Jacob dédaignait Lia, ouvrit la vulve de celle-ci, et par contre il ferma la vulve de Rachel.» (29:31).
Ceci n’est déjà pas trop mal; mais le plus beau, c’est ce que la Genèse ajoute dans les quatre versets suivants: Jacob n’est représenté comme ayant rempli ses devoirs conjugaux que durant une semaine en tout, la semaine qui suivit son premier mariage; eh bien, malgré cela, Lia lui pondit coup sur coup quatre fils, qui furent Ruben, Siméon, Lévi et Juda.
«Alors, Rachel, voyant qu’elle ne donnait pas d’enfant à Jacob, lui dit: Fais-moi des enfants, ou sinon, je mourrai. — Et Jacob entra dans une grande colère contre Rachel et s’écria: Me prends-tu donc pour un dieu? Je fais tout ce qui est nécessaire, mais est-ce moi qui t’ôte le fruit de ton ventre? — Rachel répondit: S’il en est ainsi, voici Béla ma servante; entre en elle; et quand elle sera pour accoucher, elle enfantera sur mes genoux; ainsi j’aurai des enfants par elle. — Et Jacob coucha avec Béla. — Béla conçut, et ce fut un fils qu’elle enfanta à Jacob. — Rachel dit: Dieu m’a donc exaucée; et elle donna à ce fils le nom de Dan. — Béla conçut encore et enfanta un second fils. — Et alors Rachel dit: En tout ceci, j’ai fortement lutté contre ma sœur, et voici que j’ai la victoire. C’est pourquoi elle donna à cet enfant le nom de Nephtali. — Mais Lia, voyant qu’elle avait cessé d’avoir des enfants, prit sa servante Zelpha et la mit dans le lit de Jacob. — Et Zelpha, à son tour, enfanta un fils à Jacob. — Alors Lia dit: Cet enfant qui arrive est comme une troupe de renfort. C’est pourquoi elle l’appela Gad. — Puis, Zelpha enfanta un autre fils à Jacob. — Et Lia dit: Ceci est encore plus heureux: maintenant, toutes les filles me diront bienheureuse. Et elle appela l’enfant Azer.» (30:1–13)
De quel commentaire accompagner ce texte édifiant?… N’insistons pas.
La suite est plus édifiante encore. Pour comprendre ce qu’on va lire, il est bon de savoir que, d’après une croyance antique, répandue encore dans quelques campagnes, les racines de mandragores seraient très efficaces contre l’impuissance. Ces racines ayant une forme bizarre se prêtant facilement à des transformations obscènes, les charlatans, à toute époque, en faisaient des priapes qu’ils recommandaient de porter sur soi; ou encore on les faisait macérer, et la liqueur qu’on en retirait ainsi passait pour un merveilleux philtre d’amour. L’Esprit-Saint s’est donc amusé à dicter à l’écrivain de la Genèse un épisode mettant en valeur cette bizarre plante aux prétendues vertus aphrodisiaques. C’est Ruben qui en va cueillir pour sa mère; n’est-ce pas charmant?…
«Or, Ruben étant allé aux champs au temps de la moisson, y déterra des mandragores, qu’il apporta à Lia sa mère. Et Rachel dit à Lia: Donne-moi, je te prie, de ces mandragores. — Mais Lia lui répondit: N’est-ce pas assez déjà que tu m’aies pris mon mari, et faut-il encore que tu veuilles manger les mandragores que mon fils m’a apportées? Rachel lui dit: Eh bien, contre ces mandragores que je te demande, je te rendrai Jacob pour qu’il couche une nuit avec toi. — Lors donc que Jacob revint des champs le soir, Lia alla au-devant de lui et lui dit: Tu entreras en moi cette nuit, car je t’ai acheté pour prix des mandragores que mon fils avaient cueillies; et il coucha avec elle cette nuit-là. — Et Dieu écouta la prière de Lia; et elle devint enceinte, et ainsi elle enfanta son cinquième fils. — Et Lia dit: L’Éternel m’a récompensée, après que j’ai donné ma servante à mon mari. C’est pourquoi elle nomma ce fils Issachar.» (30:14–18)
Lia eut encore un sixième fils, qui reçut le nom de Zabulon, et une fille, appelée Dina, sans que la Genèse nous dise à quelle occasion Jacob vainquit de nouveau la répugnance qu’il avait pour elle. Quant à Rachel, il faut croire que les mandragores produisirent leur effet ou que Jéhovah se décida à ouvrir sa vulve; elle finit par devenir grosse à son tour; et le fils de Jacob et de Rachel fut nommé Joseph.
Toutefois, il ne faudrait pas s’imaginer que Jacob avait avalé en douceur ses quatorze années de frottage et de lavage de vaisselle; la Bible nous montre qu’il garda à Laban un chien de sa chienne.
D’abord, Jacob joua à son oncle beau-père un tour de sa façon: il lui demanda de lui donner tous les agneaux et tous les cabris de ses troupeaux qui naîtraient avec des taches vertes; Laban y consentit, pleinement convaincu que Jacob attendrait longtemps. Il avait compté sans l’esprit rusé de son gendre. Celui-ci, d’après l’Écriture Sainte, prit des branches de peuplier, de coudrier et de châtaignier, dont il ôta les écorces, et il plaça ces branches ainsi dépouillées dans les auges et les abreuvoirs où les brebis et les chèvres de Laban venaient boire; le résultat fut que, dès lors, presque tous les agneaux et cabris naissant dans les troupeaux du beau-père étaient bigarrés étrangement, avaient des taches vertes. Laban n’en revenait pas, et il y avait de quoi! mais il était obligé, par sa promesse, de faire cadeau à Jacob de tout ce bétail extraordinaire. Nous recommandons cette recette aux amateurs, qui, éprouvant quelque difficulté à se procurer des merles blancs, désireraient s’offrir le luxe d’avoir des moutons verts. Cette mirifique recette et les détails de son succès, garanti par le divin pigeon, s’il vous plaît, sont tout au long dans la sublime Genèse, chapitre 30, versets 25 à 43.
Ensuite, le roublard Jacob, non content d’avoir, par ce truc, dépouillé Laban des neuf dixièmes de ses troupeaux, fila un beau matin sans le prévenir, emmenant sa petite famille, déjà nombreuse. Lia et Rachel, prenant parti pour lui contre leur père, l’avaient approuvé, dès qu’il leur confia ses projets de fugue; Rachel même, en s’en allant, chipa à son père toutes ses idoles, qu’elle emporta, sans en rien dire.
Voilà notre Laban désolé; il se met à la poursuite de son gendre et de ses filles; il parvient à rejoindre la caravane. Malgré toute son éloquence, il ne put décider Jacob à revenir sur ses pas. «Au moins, rends-moi mes dieux! lui dit-il; pourquoi m’as-tu dérobé mes dieux?» Jacob ne sait ce que cela veut dire. Il invite Laban à visiter les bagages de la famille. Pendant que son père inspecte les effets de Lia, Rachel fourre les idoles dans le bât d’un chameau et s’assied dessus; puis, elle prie Laban de l’excuser, si elle ne peut se lever: «Mon père, dit-elle, j’ai en ce moment mes règles» (textuel). Laban eut beau fouiller, il ne trouva pas ses idoles. Enfin, après une scène assez vive de part et d’autre, le gendre et le beau-père se séparèrent définitivement, non sans avoir mis des pierres en tas, afin que ces cailloux fussent témoins de leur promesse de ne pas chercher désormais à se nuire l’un à l’autre. Le départ de Jacob, sa poursuite par Laban, et le traité final tiennent tout le chapitre 31.
Les deux chapitres suivants sont consacrés à la suite du voyage de Jacob, retournant au pays de Canaan. Il rencontre Ésaü, et une touchante réconciliation a lieu entre eux. Mais un passage qui vaut la peine d’être reproduit, c’est celui où l’auteur nous raconte une nouvelle farce de Jéhovah: papa Bon Dieu faisant le revenant, voulant battre Jacob, et ne réussissant qu’à recevoir une rossée, malgré sa toute-puissance.
Le mari de Lia, Rachel, Zelpha et Béla, venait de faire passer à sa caravane le gué de Jabbok; c’était la nuit.
«Alors, Jacob, étant demeuré seul sur le chemin, fut attaqué par un fantôme de forme humaine, qui lutta contre lui jusqu’au lever de l’aube. — Et ce fantôme, ne pouvant le terrasser, lui toucha l’endroit de l’emboîture de sa hanche, qui fut aussitôt démise; mais la lutte avec le spectre continua. — Or, le spectre dit à Jacob: J’en ai assez, laisse-moi; car l’aurore monte. Mais Jacob lui répondit: Je ne te lâcherai point, que tu ne m’aies béni. — Quel est ton nom? demanda le fantôme. Il répondit: Jacob. — Le spectre dit alors: Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël; car, puisque tu as pu combattre contre Dieu, combien seras-tu plus fort contre les hommes! — Et Jacob l’interrogea, disant: Je t’en prie, apprends-moi ton nom. Et le fantôme lui répondit: Pourquoi me demandes-tu mon nom? Et alors il le bénit là. — Et Jacob nomma ce lieu Péniel; car, dit-il, c’est là que j’ai vu Dieu face à face et que mon âme a été délivrée. — Et le soleil se leva, aussitôt qu’il eût quitté Péniel; et Jacob était boiteux d’une hanche.» (32:24–31)
Les critiques ont fait remarquer que le nom d’Israël, donné par le divin fantôme à Jacob, était le nom d’un ange dans la mythologie des Chaldéens. La tradition juive prétend que ce nom signifie fort contre Dieu; toutefois, Philon, juif très savant, soutient que le nom est vraiment chaldéen, et non hébreu, et qu’il signifie voyant Dieu. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sans un doux sourire qu’on lit le récit de cette aventure. Je ne crois pas qu’aucune mythologie représente un homme quelconque assez robuste pour flanquer une pile à un dieu; et encore Jacob tint bon et eut le dessus, même après que le spectre lutteur lui eût démis la hanche!…
Passons à une autre aventure. Le lecteur a vu que Lia accoucha sept fois et que son septième enfant fut une fille, Dina. D’autre part, nous avons le compte exact du temps passé par Jacob chez Laban; lors de sa dispute au moment de la fuite, il dit à l’oncle beau-père: «Je t’ai servi ces vingt ans passés dans ta maison, quatorze ans pour tes deux filles, et six ans pour tes troupeaux.» (31:41) La naissance de Ruben, l’aîné, n’a donc pu avoir lieu que dans la huitième année; et si l’on n’oublie pas que Lia resta au moins deux ans sans avoir d’enfants, temps pendant lequel elle prêta sa servante Zelpha à Jacob, la chronologie place la naissance de Dina à la seizième année du séjour chez Laban. Dina avait donc quatre ans tout au plus, lorsque Jacob lâcha son oncle beau-père. Cette remarque était nécessaire, attendu que la Genèse nous montre Dina inspirant une violente passion au fils d’un roi, dès les premiers jours de son arrivée avec sa famille au pays de Canaan, c’est-à-dire aussitôt après la lutte contre le fantôme et la réconciliation d’Ésaü et Jacob.
«Jacob arriva en bonne santé à la ville de Salem, au pays de Canaan, venant de Paddan-Aram (pays de Laban), et il dressa ses tentes devant la ville. — Ensuite, il acheta aux enfants d’Hémor, pour cent pièces d’argent, une partie du champ où il campait; Hémor était le père du jeune prince Sichem.» (ch. 33, v. 18–19)
C’est ce prince Sichem qui tomba subitement amoureux de la petite Dina, âgée de quatre ans!
«Or, Dina, fille de Lia, eut la curiosité de voir les femmes du pays, et elle sortit du camp. — Et le prince Sichem, fils d’Hémor, roi du pays, la vit, l’entraîna et la fit coucher avec lui. — Son cœur étant fortement attaché à Dina, il aima la petite fille, lui prodigua de grandes caresses et lui parla selon son cœur. — Sichem parla aussi à Hémor et lui dit: Mon père, je t’en conjure, obtiens-moi que j’aie cette petite fille pour femme.» (34:1–4)
Le roi Hémor se rendit donc auprès de Jacob et fit la démarche désirée par son fils. En vérité, le prince Sichem avait à s’excuser d’être allé un peu trop vite; mais il était décidé à passer par toutes les exigences de Jacob pour avoir son pardon. La Bible laisse comprendre que Jacob était dans d’assez bonnes dispositions; par contre, les frères de Dina ne voulaient pas entendre parler d’un mariage pour réparer la faute du prince Sichem.
«Les fils de Jacob, étant revenus des champs et ayant appris ce qui était arrivé furent extrêmement fâchés et fort irrités, et dirent que Sichem avait commis une action infâme contre Israël en couchant avec la fille de Jacob, ce qui ne se devait point faire. — Hémor leur parla donc et leur dit: Sichem, mon fils, a beaucoup d’amour pour Dina; accordez, je vous prie, qu’elle soit sa femme. — Et vous-mêmes, alliez-vous avec nous; donnez-nous vos filles et prenez nos filles pour vous. — Et habitez parmi nous; tout le pays sera à votre disposition; cultivez-le, faites-y du commerce, et même possédez-le. — Quant à Sichem, il dit à son tour au père et aux frères de la petite fille: Que je trouve grâce devant vous! et je donnerai tout ce qui vous plaira. — Imposez-moi de fournir une riche dot, demandez-moi de nombreux présents; tout ce que vous voudrez, je vous le donnerai; mais donnez-moi la petite Dina pour femme! — Alors, les fils de Jacob, trompant à dessein Hémor et Sichem, répondirent: — Nous ne pouvons accorder notre sœur à un incirconcis; car ce serait pour nous un opprobre. — Mais nous consentirons à ce que vous voulez, si tous les mâles qui sont parmi vous acceptent de se couper le prépuce. — Alors, oui, nous vous donnerons nos filles, et nous nous marierons avec les vôtres; et nous habiterons parmi vous, et nous ne serons plus qu’un seul peuple; — mais, si vous ne voulez pas vous circoncire tous, nous reprendrons Dina, notre petite sœur, et nous nous en irons. — Et ce discours plut à Hémor et à Sichem. — Et le jeune prince ne différa point de faire ce qui lui était proposé; car son amour pour la fille de Jacob remplissait son cœur.» (34:7–19)
Là-dessus, le roi Hémor et son fils rassemblèrent le peuple et lui répétèrent les propositions qui venaient de leur être faites. L’alliance avec la famille de Jacob fut acceptée à l’unanimité. Il y eut une circoncision générale de tous les mâles de la cité (v. 24).
Mais,
«trois jours après, deux des fils de Jacob, Siméon et Lévi, ayant pris leur épée, entrèrent hardiment dans la ville et tuèrent tous les hommes. — Ils égorgèrent aussi Hémor et Sichem, reprirent Dina et l’emmenèrent. — Puis, tous les enfants de Jacob se jetèrent sur les morts, les dépouillèrent et mirent la ville au pillage, criant qu’ils vengeaient ainsi leur sœur d’avoir été prise. — Et ils s’emparèrent des troupeaux, des bœufs, des ânes et de tout ce que les habitants possédaient à la ville et aux champs. — Et ils emmenèrent prisonniers les enfants et les femmes, après avoir tout saccagé et pris tout ce qui était dans les maisons.» (34:25–29)
Tout ceci est bien horrible. Les fils et les gens de la caravane de Jacob se comportent comme les derniers des gredins à l’égard de cette population qui les avait reçus si fraternellement, qui avait poussé l’amitié jusqu’à accepter leur pratique rituelle la plus absurde, la circoncision. Jamais assassins ne furent ni plus perfides, ni plus voleurs, ni plus sanguinaires. Mais l’horreur du crime s’efface devant l’invraisemblance de telles monstruosités, et là encore le sceptique apprécie en dilettante la mystification du pigeon Saint-Esprit. Ce Siméon et ce Lévi, auteurs de cet effroyable carnage, sont deux gamins ayant cessé à peine d’avoir la morve au nez; Siméon naquit dans la neuvième année du séjour de Jacob chez Laban, et Lévi dans la dixième; ils n’avaient donc que onze et dix ans, d’après la Bible, quand, à eux deux, ils massacrèrent le roi Hémor, le prince Sichem et tous leurs sujets mâles. Il est vrai que Siméon et Lévi, ayant dans les veines le sang d’un pékin qui avait rossé Dieu en personne, devaient être des gosses bien terribles!… On en fait plus, de cette trempe-là!…
Le chapitre 35 de la Genèse nous apprend que Jacob, étant tout-à-coup navré de ce que ses femmes étaient idolâtres et se disant que cela pouvait lui porter malheur, «dit à sa famille et à tous ceux qui étaient avec lui: Jetez loin de vous tous les dieux étrangers que vous avez; purifiez-vous et changez de vêtements» (v. 2). Aussitôt dit que fait; Rachel, Lia, Zelpha, Béla, etc., etc., livrèrent leurs idoles à Jacob, qui les enterra au pied d’un chêne, aux environs de la ville que l’on venait de dévaster. Jéhovah, charmé de cette belle action, troubla la tête de tous les habitants de la contrée, et ceux-ci «ne songèrent point à poursuivre Jacob et ses enfants» (v. 5). Nous avons aussi dans ce chapitre une nouvelle apparition de papa Bon Dieu, avec discours à Jacob; mais c’est toujours la même rengaine. Puis, vers le printemps, Jacob arrive sur une route qui mène à Ephrata. Là, Rachel eut des couches si douloureuses, qu’elles la mirent à mort. «Son âme étant près de s’exhaler, elle donna à son fils le nom de Benoni, le fils de ma douleur; mais Jacob le nomma Benjamin, le fils de ma cuisse droite» (v. 18). Jacob ensevelit là sa chère Rachel et mit sur sa sépulture une pierre que les musulmans montrent encore aujourd’hui. Or, tandis que Jacob pleurait Rachel, le jeune Ruben, fils aîné qu’il avait eu de Lia, profita de sa douloureuse distraction pour se glisser auprès de l’une des femmes du patriache; il séduisit donc sa belle-mère Béla et coucha avec elle; mais, quand Jacob sut qu’il était cocufié par son fils, il ferma les yeux et ne se fâcha point, du moins pour le moment. Enfin, Jacob, revenu dans la plaine de Mambré, y retrouva son père Isaac: celui-ci mourut quelque temps après; il avait alors cent quatre-vingts ans. Isaac fut enterré par Ésaü et Jacob.
Jacob était donc à la tête d’une nombreuse famille, mais Ésaü aussi. Le chapitre 36 nous donne un important aperçu de la postérité de ce dernier; c’est une vraie kyrielle de «ducs», aux noms tous plus épatants les uns que les autres.
Dans ce chapitre et dans le précédent, les critiques signalent deux versets, qui permettent de dire que les cinq premiers livres de la Bible sont mensongèrement attribués à Moïse. Ainsi, il est dit au verset 19 du chapitre 35: «Rachel fut ensevelie sur la route qui mène à Ephrata, aujourd’hui Bethléem.» Or, la ville dont il s’agit ne pouvait s’appeler Ephrata, au temps où Moïse est censé écrire, attendu que cette dénomination est indiquée plus loin comme ayant été fixée par un certain Caleb, qui avait pour femme une certaine Ephrata; ce Caleb donna le nom de sa femme à la bourgade alors naissante; et Caleb était contemporain de Josué, successeur de Moïse. À plus forte raison Moïse ne pouvait-il citer le nom de Bethléem, qui remplaça, plusieurs siècles après, le nom d’Ephrata. Au verset 31 du chapitre 36, le véritable écrivain de la Genèse se trahit plus maladroitement encore; ce verset, qui suit une nomenclature de descendants d’Ésaü, est ainsi conçu: «Ce sont là les rois qui ont régné au pays d’Édom, avant que les enfants d’Israël eussent un roi.» Il est évident que ces lignes ne peuvent avoir été écrites que postérieurement à la première royauté juive, c’est-à-dire après Saül. Si, dans une histoire d’une nation d’Europe, on trouvait, par exemple ceci: «Ces princes gouvernèrent diverses principautés d’Allemagne, bien avant que la France fût en République, sous le régime d’une assemblée parlementaire nommée Convention», on serait unanime à déclarer que le livre a forcément été écrit pendant ou après la Convention, mais non avant la première République française.
Arrivons à l’histoire de Joseph, dont les débuts font l’objet du chapitre 37 de la Genèse.
De tous ses enfants, celui que Jacob chérissait le plus était Joseph, à qui il avait octroyé une très belle robe à rayures de couleurs vives. Joseph, qui a laissé une réputation de devin de songes et qui aurait rendu des points aux somnambules les plus extra-lucides, entra de bonne heure dans cette carrière; à dix-sept ans, il étonnait déjà sa famille. Par malheur pour lui, il racontait naïvement ses propres songes, et ses songes étaient en général de nature à le rehausser lui-même et à humilier ses onze frères. Un jour, il avait rêvé que, tandis qu’on liait des gerbes dans un champ, sa gerbe s’était levée et tenue debout, et qu’alors les gerbes de ses frères s’étaient prosternées devant la sienne. Un autre jour, c’était le soleil, la lune et onze étoiles qui étaient venus lui faire de profondes révérences pendant son sommeil.
Cette manie ayant fini par agacer neuf de ses frères, ceux-ci prirent Joseph à tic. Or, un matin, Jacob l’ayant envoyé rejoindre ses frères, qui faisaient paître leurs troupeaux dans la campagne de Dothaïn, neuf de ses frères, le voyant venir, conspirèrent de le tuer. Ruben s’opposa au meurtre; mais Joseph, ayant été dépouillé de sa belle robe, fut descendu dans un vieux puits desséché.
Sur ces entrefaites, passèrent des marchands; l’auteur sacré les qualifie tantôt d’ismaëlites et tantôt de madianites, ce qui n’est pas la même chose; mais passons. Alors, Juda, pris de remords à la pensée que le jeune homme risquait fort de mourir de faim au fond du puits, proposa à ses frères une petite opération commerciale dont Joseph serait la marchandise; c’était du même coup faire une affaire et de la philanthropie.
Tope-là! Les ismaélites ou madianites achetèrent l’adolescent pour vingt pièces d’argent; ce qui n’était vraiment pas cher. On retira Joseph de son puits, et les marchands en prirent livraison pour l’emmener avec eux dans des pays lointains.
Or, Ruben et Benjamin étaient les seuls qui n’avaient pas participé à ce trafic; Benjamin qui était encore très jeune, demeurait à la maison. Quant à Ruben, il s’était éloigné de ses frères, — l’auteur sacré ne dit pas pourquoi, — après la descente de Joseph dans le puits, et il s’était trouvé absent, lors de la négociation avec les marchands nomades; selon la Bible, Ruben avait même eu la secrète intention de venir retirer Joseph du puits et de le ramener à leur père. Il fut donc fort chagrin de trouver le puits vide; il courut à ses frères et leur dit: «L’enfant n’est plus dans le puits, et moi, moi, où irai-je?…» Les autres, malins et hypocrites comme de vieux sacristains, teignirent du sang d’un bouc la belle robe bigarrée de l’infortunée, et ils l’envoyèrent à Jacob, avec ce message:
«Voici ce que nous avons trouvé; cela nous parait être la robe de Joseph; reconnais si c’est bien ça.»
Jacob s’écria:
«Hélas! c’est vraiment la robe de mon fils chéri! il aura été rencontré par une bête féroce! il a été dévoré! voilà tout ce qui reste de lui!»
Et il fut dans un grand désespoir. D’abord, il déchira tous ses vêtements; ensuite, il se revêtit d’un cilice et pleura Joseph pendant plusieurs jours. Et il disait, au milieu de ses larmes:
«Je descendrai dans la fosse avec mon fils!» (37:33–35)
D’autre part, les marchands avaient conduit Joseph en Égypte, et là, ils le revendirent à un haut personnage de la cour; l’auteur sacré le nomme et énumère ses titres et qualités: c’était le sire «Putiphar, eunuque du roi Pharaon, prévôt de l’hôtel». Dans un des chapitres suivants, l’impayable Genèse nous apprendra que Putiphar, quoique eunuque, était marié.
Mais n’anticipons pas. Pendant que Joseph est esclave chez Putiphar, une nouvelle série d’épisodes édifiants se déroule dans la famille de Juda, le quatrième fils de Jacob.
«En ce temps-là, Juda se rendit chez un addullamite nommé Hira. — Là, il lia connaissance avec la fille d’un nommé Sçuah, cananéen; il la prit et coucha avec elle.» (38:1–2)
On remarquera que papa Bon Dieu a beau défendre à ses patriarches de prendre pour femmes des idolâtres, et, en particulier, des cananéennes, race maudite, les patriarches ne tiennent guère compte de ces défenses et n’en sont pas moins chéris de Jéhovah. Plus tard, les chrétiens, adoptant les bêtises et les turpitudes de la Bible juive, feront, pour la généalogie de leur Jésus, les choix les plus stupéfiants; ils lui donneront pour aïeules précisément les idolâtres, les adultères et les prostituées.
«Or, la femme de Juda conçut, et elle lui enfanta un fils qui fut nommé Her. — Elle conçut encore, et son second fils fut nommé Onan. — Et elle enfanta un troisième fils, qui reçut le nom de Séla. — Plus tard, Juda fit épouser à Her son premier-né, une fille nommée Thamar. — Mais Her était méchant devant l’Éternel, et Dieu le tua.» (38:3–7)
La sagacité des théologiens s’est exercée au sujet du crime de Her, la Bible n’en disant pas davantage; vu la suite de l’historiette, et en considérant que Dieu avait décidé de faire descendre de Juda son Messie, les commentateurs catholiques ont conclu que ce crime consistait à n’user de sa femme qu’à la mode des Sodomites. Dieu fit mourir Her, disent-ils, parce qu’il agissait ainsi pour ne pas avoir d’enfants; et la preuve, c’est que le texte sacré emploie ici l’expression «méchant devant l’Éternel», qui est exactement celle dont Jéhovah se servit plus haut, quand il se plaignit des mœurs de messieurs les maris de Sodome. Quoi qu’il en soit, on va voir que Thamar n’eut pas de chance avec ses époux.
«Alors, Juda dit à Onan: Entre en la veuve de ton frère, et qu’elle soit ta femme; ainsi tu susciteras la semence de ton frère.» (38:8)
C’est textuel, vous savez! Et ceci veut dire que, selon la coutume juive, les enfants naissant dans ces conditions seraient les héritiers du défunt, et non de leur véritable père.
«Mais Onan, sachant que les enfants qu’il ferait ne seraient pas considérés comme les siens, répandait sa semence par terre chaque fois qu’il s’approchait de sa femme, afin de ne pas donner des enfants à son frère.» (38:9)
Absolument textuel, ça encore! Le nom d’onanisme vient de cet édifiant épisode biblique.
«Et cette conduite déplut à l’Éternel, et Dieu tua aussi Onan.» (38:10)
«C’est pourquoi Juda dit à Thamar sa bru: Va-t’en; reste veuve dans la maison de ton père, jusqu’à ce que Séla, mon dernier fils, soit en âge de devenir ton époux. Elle s’en alla donc et habita chez son père. — Plusieurs jours après, la fille de Sçuah, que Juda avait épousée, mourut. Puis Juda s’en consola, et il monta à Timnath, pour voir tondre ses brebis, en compagnie de Hira son intime ami. — Or, quelqu’un informa Thamar de ce qui se passait, c’est-à-dire que Juda venait dans le pays. — Alors Thamar, qui savait que Séla était devenu grand et voyait avec peine qu’il ne lui avait pas été donné pour mari, quitta ses effets de veuve, se revêtit d’un voile dont elle s’enveloppa, et elle vint s’asseoir dans un carrefour, à l’angle du chemin qui conduisait à Timnath. — Et quand Juda l’aperçut, il la prit pour une prostituée, à cause de sa posture et de son voile. — Il vint à elle sur le chemin et lui dit: Veux-tu bien que je couche avec toi? car il ne soupçonnait pas que c’était sa bru. Et elle lui répondit: Que me donneras-tu pour coucher avec moi? — Juda dit: Je t’enverrai demain un chevreau de mon troupeau. Elle répliqua: Je ferai donc ce que tu voudras; mais d’abord, il me faut un gage pour m’assurer que tu m’enverras le chevreau que tu me promets. — Quel gage exiges-tu? demanda Juda. Et Thamar répondit: Ton anneau, ton mouchoir et ce bâton que tu as à la main. Juda les lui donna, et alors il entra en elle, au bord du chemin, et ainsi elle fut enceinte de ses œuvres. — Après quoi, elle se leva et s’en alla; puis, ayant quitté son voile, elle reprit ses vêtements de veuve. — Cependant. Juda envoya le chevreau promis, l’ayant remis à son ami Mira, afin qu’il se lit rendre les gages donnés à cette femme; mais Hira ne la trouva plus. — Et il interrogea les gens de la localité où elle s’était tenue pour attirer Juda, et il disait à tous: Où est donc cette prostituée qui se tient dans le carrefour et sur le chemin? Ils répondirent: Il n’y a point eu par ici de femme de mauvaise vie. — Hira retourna vers Juda, lui dit qu’il n’avait point trouvé cette femme, et il lui rapporta les paroles des gens de la localité. — Et Juda dit: Soit, qu’elle garde mes gages; elle ne pourra pas m’accuser au moins de n’avoir pas voulu la payer! Ne lui ai-je pas envoyé le chevreau promis? mais tu ne l’as point trouvée. — Or, il arriva qu’environ trois mois après, on fit un rapport à Juda: Thamar, ta bru, vint-on lui dire, est tombée dans la paillardise, et voici même que son ventre commence à s’enfler. Juda répondit: Qu’on aille la chercher au plus vite, et qu’elle soit brûlée! — Comme on la conduisait au supplice, elle envoya à Juda son anneau, son mouchoir et son bâton, disant: Si je suis enceinte, c’est par le fait de l’homme à qui ces choses appartiennent; que l’on fasse donc reconnaître ces objets. — Alors, Juda, les ayant reconnus, s’écria: Ella est plus juste que moi; elle s’est fait engrosser par moi, parce que j’ai oublié de la donner à Séla, mon troisième fils. Et Juda ne coucha plus avec elle. — Or, quand Thamar fut sur le point d’accoucher, on s’aperçut qu’elle avait deux jumeaux dans le ventre. — Et, au moment de la délivrance, un des jumeaux mit la main dehors, et la sage-femme la prit et la lia avec un ruban écarlate, croyant qu’il allait sortir le premier. — Mais aussitôt cet enfant retira sa main et poussa son frère, et celui-ci sortit. Et Thamar lui dit: Quelle énorme brèche tu m’as faite, mon fils! Que la brèche soit sur toi! C’est pourquoi on le nomma Pharès. — Ensuite sortit l’enfant qui avait à la main un ruban écarlate, et on le nomma Zara.» (38:11–30)
On ne m’accusera pas d’être de ceux qui affectent de résumer un ouvrage et qui, sous ce prétexte, le travestissent. Au contraire, il se trouvera peut-être des lecteurs qui penseront qu’il vaudrait mieux relater chaque épisode de la façon la plus succincte et développer la critique. Mais, étant donnée la nature de l’œuvre qui est l’objet de cette analyse, j’estime que le résumé a uniquement sa raison d’être lorsqu’il s’agit d’épisodes dont les détails importent peu; d’autre part, quand l’Écriture Sainte contient des passages dans le genre de cette aventure de Thamar, il devient nécessaire de citer tout au long. C’est l’esprit divin qui a dicté cela! on ne saurait donc mettre trop en lumière les perles de ce texte sacré. Voilà bien le cas où le critique ne doit pas exposer ses lecteurs à s’entendre dire par un curé qu’ils ont été trompés et qu’on a calomnié la Bible.
Toutes les saletés de l’histoire de Thamar font donc réellement partie du livre de foi; elles y figurent crûment, et l’Église les déclare authentiques, malgré leur invraisemblance.
Car c’est une chose bien singulière que Thamar, ayant eu si peu de chance avec ses deux premiers maris, veuille se livrer à leur père, parce qu’il a oublié de lui donner son troisième fils, qu’il avait promis! «Elle prend un voile pour se déguiser en fille de joie, a fait remarquer Voltaire; mais, au contraire, le voile était et fut toujours le vêtement des honnêtes femmes. Il est vrai que, dans les grandes villes, où la débauche est fort connue, les filles de joie vont attendre les passants dans de petites rues, comme à Londres, à Paris, à Venise, à Rome; mais il n’est pas vraisemblable que le rendez-vous des filles de joie, dans le misérable pays de Canaan, fût à la campagne, au carrefour des routes. Il est bien étrange, en outre, qu’un patriarche fasse l’amour en plein jour avec une fille de joie sur le grand chemin, et s’expose à être pris sur le fait par tous les passants. Le comble de l’impossibilité est que Juda, étranger dans Canaan, et n’ayant pas la moindre possession, ordonne qu’on brûle sa belle-fille, dès qu’il sait qu’elle est grosse, et que sur-le-champ on prépare un bûcher, comme s’il était le juge et le maître du pays.
Cette histoire a quelque rapport avec celle de Thyeste qui, rencontrant sa fille Pélopée, coucha avec elle sans la connaître. Les critiques disent que les Juifs écrivirent fort tard, et qu’ils copièrent beaucoup d’histoires grecques qui avaient cours dans toute l’Asie Mineure. Josèphe et Philon, historiens juifs, avouent que les livres juifs n’étaient connus de personne, et que les livres grecs étaient connus de tout le monde.»
Après l’histoire de Thamar, la Genèse revient à Joseph, et nous avons ici un épisode dont la ressemblance avec l’histoire de Thésée, Phèdre et Hippolyte, est des plus frappantes. L’auteur sacré nous apprend que Putiphar, cet eunuque richard qui avait acheté Joseph, était marié, et que, bien que n’adorant pas le dieu de Joseph, il ne tarda pas à reconnaître que ce dieu faisait prospérer toutes les affaires de son esclave.
«Putiphar vit que l’Éternel était avec Joseph et que l’Éternel faisait prospérer toutes choses entre ses mains.» (39:3)
Cette constatation ne poussa nullement notre eunuque à se convertir à la religion juive;
«mais il remit tout ce qui était à lui entre les mains de Joseph, si bien qu’il ne s’informait plus de rien, sinon des ragoûts qui étaient servis à la table. Or, Joseph avait la taille bien prise et était tout-à-fait beau à voir. — Il arriva donc que la femme de Putiphar remarqua les agréments de Joseph, et elle lui dit un jour: Couche avec moi. — Mais il refusa et répondit à la femme de son maître: Voici, mon maître m’a confié tout ce qui lui appartient et il ne s’occupe plus de ce qui se passe chez lui. — Personne n’est au-dessus de moi dans sa maison, et il ne m’a rien interdit que toi, parce que tu es sa femme. Comment donc ferais-je ce mal et pécherais-je contre Dieu? — Et bien qu’elle en parlât tous les jours à Joseph, celui-ci ne voulut point l’écouter; refusant de coucher avec elle, il évita même de se trouver en sa compagnie. — Mais il arriva qu’un jour il vint à la maison, à un moment où tous les domestiques étaient absents. — Alors, elle le prit par son manteau et lui dit encore: Allons, couche avec moi. Mais lui, il se dégagea, et, lui laissant son manteau entre les mains, il s’enfuit hors du logis.» (Versets 6 à 12)
Au retour de Putiphar, sa femme lui raconta les choses tout à rebours.
«Cet esclave hébreu que tu as amené ici a tenté de me déshonorer; mais j’ai crié, et il s’est enfui; tiens, voici son manteau, qu’il a laissé dans la chambre.» (39:17–18)
Putiphar, en apprenant le prétendu attentat, fut tellement furieux, qu’il ne voulut entendre aucune explication de Joseph et le fit aussitôt jeter dans un étroit cachot de la grande prison où le roi faisait enfermer ses prisonniers. Or, le gardien-chef prit le bel esclave hébreu en affection; bientôt il adoucit son infortune en le chargeant de la direction de tous les autres prisonniers, de sorte que, dans la prison, rien ne se faisait sans les ordres de Joseph.
Plus tard, en un temps que l’auteur sacré ne précise pas, le panetier et l’échanson du roi tombèrent en disgrâce et devinrent les compagnons de captivité du fils de Jacob; d’après la Bible, ces personnages étaient encore deux eunuques. Un matin, Joseph, leur trouvant le visage triste, leur en demanda la raison. Ils répondirent:
«Nous avons fait chacun un songe cette nuit, et nous sommes bien ennuyés de n’avoir personne pour nous les expliquer. Joseph leur répliqua que, grâce à son dieu, il était en mesure d’interpréter ce qu’ils avaient rêvé.
— Dans mon songe, dit alors l’échanson, j’ai vu une vigne qui avait trois branches, lesquelles ont produit des boulons, des fleurs et des raisins mûrs; je tenais dans ma main la coupe du roi; j’ai pressé les raisins dans la coupe, et j’ai donné à boire au roi.
— Ceci veut dire, fit Joseph, que dans trois jours tu seras libre et que tu reprendras tes fonctions auprès de Pharaon; te prie donc de te souvenir alors de moi et de faire connaître mes malheurs au roi, afin que je sorte enfin de cette prison.
Le panetier narra à son tour son songe: il s’était vu avec trois paniers de farine sur la tête, et des oiseaux étaient venus manger toute cette farine. — Cela signifie, dit Joseph, que dans trois jours tu sortiras de prison, toi aussi; mais, au lieu de la liberté, c’est une potence que le roi te donnera; tu seras pendu, et les oiseaux te mangeront.
Le troisième jour étant l’anniversaire de la naissance de Pharaon, il y eut donc grand festin à la cour.» (40:8–19).
Les prédictions de Joseph se réalisèrent à la lettre; mais, par malheur pour lui, l’échanson veinard l’oublia complètement.
Deux années se passèrent. Le roi d’Égypte eut aussi un songe qui l’intrigua d’une manière violente. Il crut être sur le bord d’un fleuve, d’où sortirent sept vaches grasses et belles, puis sept vaches maigres et laides; et les vaches maigres dévorèrent les vaches grasses. S’étant réveillé, il se rendormit, et vit sept épis très beaux à une même tige, et sept autres épis desséchés qui mangèrent les autres.
Pharaon se demandait quel était le sens mystérieux de ce double songe; il consulta tous les devins et sages de son royaume; la réponse générale fut que le rêve royal était aussi incompréhensible qu’extraordinaire. L’échanson se souvint alors de son ancien compagnon de prison; il en parla favorablement au monarque, qui le fit comparaître devant lui. Le fils de Jacob avait vieilli durant sa longue captivité; la Bible nous dit qu’il fut présenté au roi, après qu’on l’eût rasé et habillé.
Joseph, interrogé, répondit:
— Le double songe de Pharaon n’a qu’un seul et même sens. Les sept vaches grasses et les sept beaux épis signifient sept années d’abondance; les sept vaches maigres et les sept épis desséchés signifient sept années de stérilité. Il faut donc que le roi choisisse un homme sage et habile, qui gouverne tout le royaume d’Égypte et qui établisse des préposés, chargés de garder chaque année la cinquième partie des fruits.
Le conseil plut à Pharaon et à ses ministres.
Et le roi dit à ceux-ci:
— Où pourrions-nous trouver un homme aussi rempli que ce juif de l’esprit de Dieu?
Après quoi, se tournant vers Joseph, il lui dit:
— Puisque Dieu t’a montré tout ce que tu m’as dit, où pourrais-je trouver quelqu’un de plus sage que toi?
Là-dessus, il lui donna son anneau, le revêtit d’une robe de lin fin, lui mit au cou un magnifique collier d’or, et le fit monter sur un char; et un héraut, précédant Joseph, criait au peuple:
— Que tout le monde fléchisse le genou devant le gouverneur de l’Égypte!
Ce n’est pas tout. Sur l’avis du roi, Joseph changea de nom, et il s’appela dès lors Tsaphénath-Pahanéah. Puis, Pharaon le maria, et vous ne devineriez jamais, chers lecteurs, qui Sa Majesté lui donna pour femme. — La Genèse nous avait déjà procuré un étonnement, quand nous y lûmes tout-à coup que l’eunuque Putiphar était marié; eh bien, le divin pigeon nous gardait en réserve une nouvelle surprise. Pendant la longue captivité de Joseph, cet eunuque pourvu d’une femme très inflammable avait changé de fonctions: aux chapitres 37 et 39, nous l’avons vu prévôt de l’hôtel du roi; au chapitre 41, nous le retrouvons prêtre d’Héliopolis. Or, pendant ce temps, Madame Putiphar devint mère; ce qui donne à croire que les dieux des Égyptiens faisaient, eux aussi, des miracles. Avec les livres saints de n’importe quelle mythologie, il faut tout admettre: or, l’on constate qu’au chapitre 41 Putiphar n’est plus qualifié d’eunuque par la surépatante Genèse; une prière au saint Antoine de cette époque-là lui avait donc fait retrouver ce qu’il avait perdu. Et voilà, sans aucun doute, comment Putiphar, devenu prêtre d’Héliopolis, ville sainte d’Égypte, fut papa d’une délicieuse petite fille, nommée Aseneth, laquelle grandit en âge et en beauté et se trouva là bien à point pour être Madame Tsaphénath-Pahanéah, lorsque Joseph fut nommé premier ministre. Et l’on ne saurait trop admirer l’esprit de justice de Pharaon: le vertueux Joseph avait durement souffert par suite de la bêtise de Putiphar et de la coquinerie de son ardente épouse; nulle autre réparation n’eût été aussi équitable. Moralité: Putiphar, n’ayant pas été cocufié par Joseph, lui devait bien de le prendre pour gendre; c’est clair!
Cette partie de l’histoire de Joseph permet d’émettre une réflexion venant à l’appui d’une observation qui a été faite au début de cet ouvrage. Les Juifs, avons-nous remarqué, disent «les dieux» à propos de la création et en de nombreuses circonstances, et cependant ils n’adorent qu’un seul dieu, Jéhovah, divinité suprême, qu’ils ne divisent pas en trois personnes, comme les chrétiens; ils reconnaissaient donc autrefois l’existence d’autres dieux que le leur. En effet, selon eux, les autres peuples avaient aussi leurs dieux propres, et ils croyaient au pouvoir surnaturel de ces dieux-là, sans voir aucunement en eux des diables; seulement, leur amour-propre national leur faisait admettre que Jéhovah, divinité des Juifs, était plus puissant que tous les autres dieux. C’est pourquoi nous voyons ici la Genèse faire ressortir le plus grand pouvoir du dieu de Joseph. Putiphar, l’échanson, Pharaon et ses ministres, en un mot, tous les Égyptiens qui sont mis en scène ont une autre religion que celle du fils de Jacob; mais ils n’abandonnent pas leurs dieux parce que Joseph, inspiré par Jéhovah, est plus clairvoyant que les prêtres de leur cuite. Chacun garde sa croyance, attendu que dans l’esprit de chacun la foi des uns n’est pas en contradiction avec la foi des autres. Joseph demeure fidèle à Jéhovah, même en épousant la fille d’un prêtre d’Apis, le dieu-bœuf, et il fera bon ménage avec Aseneth, sans que celle-ci ait à embrasser la religion juive. À ce point de vue, cet épisode de la Bible est donc très significatif. Joseph ne profite pas de l’autorité presque souveraine qu’il acquiert, pour taire du prosélytisme eu faveur de sa religion personnelle; il lui suffit de savoir que son Jéhovah possède une puissance surnaturelle plus forte et plus étendue que celle des divinités de ses administrés.
Maintenant, si de la Bible hébraïque on rapproche le Coran musulman, on constate que les Arabes et les Juifs avaient un fonds commun de légendes, où ont puisé les auteurs sacrés des deux religions. Avant que la Genèse fût écrite, on se racontait dans ces contrées la merveilleuse histoire de Joseph; mais elle a varié dans ses détails, à travers les générations et en se répétant chez les divers peuples sortis de l’Arabie. Ainsi, selon le Coran, Putiphar n’était pas eunuque, et Aseneth vivait déjà, était une enfant au berceau, lorsque sa mère accusa Joseph d’avoir voulu la violer. Celte petite fille se montra fort judicieuse dès ses premières années. Un jour, son père parlait de l’incident, dont il resta longtemps préoccupé; il avait même gardé le fameux manteau que sa femme avait arraché à Joseph et qui s’était quelque peu déchiré dans la lutte. Un des serviteurs conseilla à Putiphar de demander à la petite Aseneth ce qu’elle pensait de tout cela; la fillette, qui commençait à peine à parler, dit: «Écoutez, mon père; si ma mère a déchiré le manteau de Joseph par devant, c’est une preuve que Joseph voulait la prendre de force; mais si le manteau se trouve déchiré par derrière, c’est une preuve que ma mère courait après Joseph.» De toutes façons, on le voit, Aseneth était prédestinée à devenir Madame Joseph.
La Bible et le Coran sont d’accord pour nous apprendre qu’Aseneth fut une épouse modèle. Au cours des sept années d’abondance, elle eut de Joseph deux fils: le premier reçut le nom de Manassé, et le second celui d’Éphraïm. Puis, survinrent les sept années de disette; mais les Egyptiens n’eurent pas à en souffrir, grâce à la clairvoyance de Joseph, qui avait fait établir des greniers nationaux, remplis de blé qui se conserva très bien. On en eut même à revendre, et de tout pays on venait en Égypte acheter des provisions; car la famine désolait alors toute la terre (ch. 41).
Or, les fils de Jacob, à l’exception de Benjamin, se rendirent en Égypte, sur le conseil de leur père, pour acheter du blé. Il paraît que Joseph présidait en personne à ces distributions de vivres aux caravanes qui arrivaient de tous les points de la terre; comment le premier ministre pouvait-il suffire lui-même à une telle besogne? la Bible ne le dit pas. Toujours est-il que Joseph ne fut pas reconnu par ses frères, mais qu’il les reconnut très bien, lui. Il les traita avec beaucoup de dureté, sans se nommer à eux, et sans qu’aucun égyptien, pendant leur séjour dans le pays, n’ait songé à leur dire que le gouverneur et bienfaiteur de l’Égypte, l’homme d’État si immensément populaire, était précisément un de leurs compatriotes.
Joseph, gardant l’incognito, accusa ses dix frères d’être des espions. Ceux-ci protestèrent, comme on pense.
— Nous étions douze frères, dirent-ils; l’un de nous est mort, et le onzième, qui est tout jeune, est resté auprès de notre père.
— Allons donc! répliqua Joseph, vous êtes venus ici en espions, pour reconnaître les lieux faibles par où votre peuple pourrait s’emparer du pays.
On ne voit pas bien comment le peuple hébreu, qui se composait alors de la famille de Jacob, en tout, — puisque Ésaü, exclu de la bénédiction spéciale, était devenu le chef des Iduméens, — aurait pu s’emparer de l’Égypte, ce vaste royaume puissant et bien peuplé, qui fournissait, avec ses réserves de blé, à l’alimentation des nations du monde entier. Mais voyons la suite du discours de Joseph.
— Afin de savoir si vous dites vrai, continua-t-il, je vais vous faire mettre en prison, et vous y resterez, à l’exception d’un seul d’entre vous qui ira chercher le petit frère dont vous parlez.
Il les fourra au bloc, mais tous les dix. Au bout de trois jours, il se les fit amener de nouveau.
— J’ai réfléchi et changé d’idée, leur dit-il. C’est un seul d’entre vous qui demeurera ici comme otage. Allez-vous-en donc, les autres, dans votre pays, et emportez le blé que vous avez acheté; mais ne manquez pas de revenir au plus tôt en amenant votre petit frère; sinon, celui que je garde mourrait en prison.
Ce fut Siméon qu’il choisit comme otage. Il le fit enchaîner devant les neuf autres, et il les congédia. D’autre part, il avait ordonné à ses gens de remettre l’argent du paiement du blé dans les sacs qu’ils emportaient, en route, l’un des frères de Joseph, ayant ouvert un sac pour donner à manger à son âne, fut tout surpris d’y retrouver son argent; les autres n’en revenaient pas non plus, et de l’étonnement ils passèrent à la frayeur. Retournant bien vite en Canaan, ils racontèrent à Jacob tout ce qui leur était arrivé.
Jacob refusa d’abord de se séparer du jeune Benjamin.
Mais, quand le blé d’Égypte fut épuisé, il se décida sur les instances de Juda. — S’il est nécessaire, dit-il, que j’envoie cet enfant, faites ce que vous voudrez. Prenez les meilleurs fruits de ce pays-ci, un peu de résine, du miel, du storax, du térébinthe et de la menthe. Portez aussi avec vous le double de l’argent que vous avez remis lors de votre premier voyage; car les sommes que vous avez retrouvées dans vos sacs devaient être là par suite de quelque erreur.
Les voilà donc de nouveau en Égypte. Quand Joseph vit que Benjamin était avec eux, il les accueillit avec une faveur marquée, délivra Siméon et leur donna un splendide festin. Ils voulurent rendre l’argent des premiers achats de blé; Joseph refusa, en disant qu’il avait eu son compte; c’était Dieu, insinua-t-il, qui leur avait mis ce trésor dans leurs sacs.
Néanmoins, Joseph, tout en ayant l’âme bonne et généreuse, possédait un caractère enclin à la fumisterie. Tandis que ses frères dînaient et portaient des toasts au magnanime ministre de Pharaon, il sortit un instant de la salle du banquet, et il ordonna à son maître d’hôtel de cacher sa belle coupe d’argent dans les bagages de Benjamin. Après quoi, il les laissa partir.
Mais, quand la caravane se fut suffisamment éloignée, il envoya à sa poursuite la gendarmerie, accompagnée de son maître d’hôtel. Celui-ci, qui savait bien sa leçon, interpelle les onze voyageurs juifs et leur reproche d’avoir rendu le mal pour le bien.
— Vous avez volé, leur dit-il, la plus précieuse coupe du gouverneur, «celle dans laquelle il lit infailliblement l’avenir». (44: 5)
Ceci, en passant, nous apprend que Joseph est l’inventeur de la divination par le marc de café.
Les fils de Jacob protestent et font valoir qu’ils sont incapables d’avoir volé une coupe d’argent, eux qui ont rapporté de Canaan des sommes qu’ils avaient trouvées dans leurs sacs. Il demandent à rester esclaves en Égypte si la coupe réclamée est découverte dans les bagages de l’un d’eux, et même que l’on mette à mort celui qui aurait la coupe. La visite générale s’effectue et l’on juge de la consternation de nos Hébreux, quand, le sac du petit Benjamin ayant été ouvert, la gendarmerie y aperçoit l’objet recherché. Il n’y avait pas à renâcler; le délit était flagrant.
Reconduits au palais, les frères de Joseph étaient désespérés. Heureusement pour eux, celui-ci jugea que la mystification avait assez duré. Il se fit reconnaître. On pleura de joie. Joseph déclara qu’il pardonnait tout. Alors, ce fut une allégresse inouïe, et l’on n’a pas besoin de se mettre la cervelle à la torture pour se rendre compte de la fête qui fut donnée en l’honneur de cette heureuse conclusion.
Un détail est assez amusant en tout ceci: c’est que, dans la Genèse, Benjamin est toujours traité en petit garçon; il paraît n’avoir pas pris de l’âge, être resté enfant. Cependant, si l’on se reporte à l’histoire de sa naissance qui coûta la vie à Rachel, il est facile de calculer que Benjamin avait tout au plus quatre ou cinq ans de moins que Joseph. Or, celui-ci avait dix-sept ans quand il fut vendu par ses frères; l’épisode de Thamar, épousant successivement deux fils de Juda, laisse supposer une période minima de vingt-cinq ans; Joseph approchait donc de la cinquantaine, à l’époque où ses frères vinrent le retrouver en Égypte. Le petit Benjamin n’était plus un jeune enfant, alors! Mais la chronologie ne paraît pas la partie forte de la Bible, et, principalement, de la Genèse.
Nous approchons, d’ailleurs, de la fin de ce premier livre de l’Écriture Sainte, et nous abrégeons. Tout ce qui précède est le résumé des chapitres 42 à 45. Nous y voyons encore que Pharaon fut très heureux d’apprendre que son premier ministre avait auprès de lui ses frères. Joseph les avait priés d’aller chercher au plus vite Jacob et toute la famille, se proposant de les établir au pays de Gessen, au moins pour les cinq années de famine qu’il y avait encore à subir. Le roi approuva ce projet.
«Pharaon dit à Joseph: Que tes frères chargent leurs bêtes et qu’ils retournent en Canaan. — Dis leur d’amener votre père et leurs familles; et qu’ils reviennent ici. Et je leur donnerai tous les biens de l’Égypte, et ils mangeront la meilleure moelle de la terre. — Or, tu as la puissance de commander. Qu’ils prennent des voitures de mon royaume pour ramener leurs femmes et leurs enfants. — Qu’ils ne regrettent point leurs meubles; car toutes les richesses de l’Égypte seront à eux.» (45:17–20)
Si le vieux père Jacob fut dans la jubilation à la nouvelle de l’existence et de la gloire de Joseph, point n’est besoin de le dire! Il en tomba en défaillance; et, quand il reprit ses esprits, il s’écria: «C’est assez; mon fils Joseph vit encore; j’irai, et je le verrai avant que je meure!» On ne peut s’empêcher de trouver bien extraordinaire ce Pharaon promettant de donner à des étrangers tous les biens de l’Égypte; au moins, on ne l’accusera pas d’ingratitude envers Joseph!
Le vieux père Jacob s’en vint donc au royaume où son bien-aimé fils était gouverneur. Joseph, monté sur son plus beau char, alla à la rencontre d’Israël, et ils s’embrassèrent en pleurant. Cette histoire est si attendrissante qu’on ne peut soi-même retenir ses larmes, quand on la lit, n’est-ce pas?
Et ce calcul:
«Tous ceux qui vinrent en Égypte avec Jacob, sortis de sa cuisse, étaient au nombre de soixante-six, sans compter les femmes de ses enfants!» (46:26)
À retenir aussi, ceci:
«Joseph dit à ses frères et à la famille de son père: Lorsque Pharaon vous fera appeler devant lui et qu’il vous demandera quel est votre métier, vous lui répondrez: — Nous sommes des pasteurs, et, comme nos pères, nous sommes nourris dans cette profession depuis noire enfance: et vous direz cela afin que vous puissiez habiter dans la terre de Gessen; car les Egyptiens ont en exécration tous les éleveurs de bétail.» (46:33–34)
Quant au roi, il dit à Joseph:
«Ton père et tes frères sont venus à toi; — toute l’Égypte est à ta disposition; fais-les habiter dans le meilleur endroit du pays, dans la terre de Gessen; et si parmi eux il en est d’experts et robustes, donne-leur l’intendance de mes troupeaux.» (47:5–6)
Pharaon a donc des troupeaux, et nous allons voir immédiatement que tout son peuple en a aussi; alors comment les Égyptiens pouvaient-ils détester les éleveurs de bétail?
Jacob, ayant été présenté à Pharaon, bénit le roi; le vieux bonhomme avait alors cent trente ans (v. 7–9). Joseph donna donc à son père et à ses frères la possession du meilleur endroit, appelé Rahmésès, et il leur fournit à tous des vivres; car le pain manquait dans le monde entier, et la famine désolait surtout l’Égypte et le Canaan (v. 11–13).
Voulez-vous connaître la façon dont Joseph administrait le royaume? Savourez.
«Joseph, ayant perçu tout l’argent du pays en vendant les blés mis en réserve, accumula cet argent dans le trésor du roi. — L’argent vint donc à manquer au peuple. Alors, les Égyptiens vinrent à Joseph. Donne-nous du pain, lui dirent-ils; faut-il que nous mourions de faim, parce que nous n’avons plus d’argent? — Joseph répondit: Amenez-moi tout votre bétail, et je vous donnerai du blé en éc hange. — Les Égyptiens amenèrent donc tout leur bétail, et Joseph leur donna du pain pour prix de leurs chevaux, pour leurs troupeaux de brebis, pour leurs bœufs et pour leurs ânes.» (47:14–17)
Nous sommes à la troisième année de stérilité, qu’on veuille bien le remarquer; la sécheresse est telle que le blé ne pousse plus depuis trois ans. Si la terre se refuse à produire du blé, elle ne devait certainement pas produire davantage de l’herbe; alors, de quoi tous ces bestiaux se sont-ils nourris? Mais, s’il y avait cependant quelque moyen de faire vivre sans pâturages les troupeaux des Égyptiens, quelle drôle d’idée ceux-ci ont-ils de s’en défaire pour avoir la farine de Joseph! Ils auraient eu bien meilleur compte à manger leurs bestiaux. En outre, en vendant leurs troupeaux, ils n’avaient plus de quoi jamais labourer la terre. D’autre part, voilà un ministre qui, de toute façon, met les sujets de son roi dans l’impossibilité de semer du blé. Ce qui est plus surprenant encore, c’est que l’auteur sacré ne dit pas un mot de l’inondation périodique du Nil, et les critiques Herbert, Bolingbroke, Fréret, Boulanger, et au-dessus de tous Voltaire, ont jugé que celte omission inexplicable suffisait à démontrer le caractère fantaisiste de l’histoire de Joseph et des sept années de sécheresse; tout cela est qualifié de pur roman: «Il n’est pas possible, disent ces critiques, que le Nil ne se soit pas débordé pendant sept années de suite. Tout ce pays aurait changé de face pour jamais. Il aurait fallu que les cataractes du Nil eussent été bouchées, et alors toute l’Éthiopie n’aurait été qu’un vaste marais. Ou, si les pluies qui tombent régulièrement chaque année dans la zone torride avaient cessé pendant sept années, l’intérieur de l’Afrique serait devenu inhabitable.» Il est évident qu’un tel malheur public aurait pris les proportions de ces cataclysmes qui ont bouleversé notre planète aux premiers temps de l’humanité, et qu’il en serait resté quelques traces dans l’histoire des Égyptiens, peuple antérieur à la nation juive.
«Cette année finie, les Égyptiens revinrent vers Joseph l’année suivante, et ils lui dirent: Nous ne cacherons point à monseigneur que, n’ayant plus ni argent, ni bétail, il ne nous reste que nos corps et la terre. — Faudra-t-il donc que nous mourions de faim sous tes yeux? Prends nos personnes et nos terres, achète-nous pour du pain; nous serons esclaves de Pharaon, et nos terres seront à lui. Mais donne-nous aussi des semailles, afin que nous vivions; car, si le cultivateur meurt, la terre sera réduite en solitude désolée. — Joseph acheta donc pour Pharaon toutes les terres d’Égypte; car les habitants vendirent chacun son champ, à cause de la famine qui avait augmenté. — Et il fit passer le peuple dans les villes, d’une extrémité du royaume à l’autre. — Il n’y eut que les terres des prêtres qui ne furent point achetées; car les prêtres tenaient leurs champs de la générosité royale, et ils se nourrissaient grâce à une part des blés mis en réserve que Pharaon leur faisait donner; c’est pourquoi les prêtres ne furent point obligés de vendre leurs terres. — Alors, Joseph dit au peuple: Je vous ai achetés aujourd’hui, vous et vos terres, et vous appartenez désormais à Pharaon.
Maintenant, voici des semailles, afin que vous prépariez les récoltes futures. — Mais la cinquième partie de toute récolte appartiendra au roi, et je vous accorde les quatre autres, pour vous permettre de manger, vous et vos enfants, et de semer de nouveau. — Et ils répondirent: Tu nous as sauvé la vie; daigne, monseigneur, nous regarder toujours avec bonté, et nous serons sans regret les esclaves de Pharaon.» (47:18–25)
Celte façon d’administrer un royaume, loin de valoir à Joseph le titre de bienfaiteur que la Bible lui donne, fait de lui, tout au contraire, un tyran ridicule et extravagant. Si celle histoire était vraie, si les peuple avaient cru à la bienfaisance du gouverneur de l’Égypte aux premiers temps de la disette, leur imbécillité n’aurait plus d’excuse quand l’exploitation dont ils furent victimes en arriva à ce point. Quoi! disent les critiques cités tout à l’heure, ce bon ministre Joseph rend toute une nation esclave! il vend au roi toutes les personnes et toutes les terres du royaume! C’est une action aussi infâme et aussi punissable que celle de ses frères, qui égorgèrent tous les Sichémites. Il n’y a point d’exemple, dans l’histoire du monde, d’une pareille conduite d’un ministre d’État. Un ministre qui agirait ainsi, en n’importe quel pays, provoquerait bientôt un soulèvement général et n’échapperait pas à la juste colère des populations.
Heureusement une histoire si atroce n’est qu’un conte stupide. Il y a trop d’absurdité à s’emparer de tous les bestiaux, lorsque depuis longtemps la terre ne produisait point d’herbe pour les nourrir. Et, si elle avait produit de l’herbe, elle aurait pu produire aussi du blé, il n’y a pas à sortir de là; car, de deux choses l’une: le terrain de l’Égypte étant essentiellement sablonneux, les inondations régulières du Nil peuvent seules faire pousser la végétation; ou bien, si l’on admet l’inadmissible cessation de ces inondations pendant sept années consécutives, tous les bestiaux doivent avoir péri. De plus, on n’était alors qu’à la quatrième année de la stérilité prétendue: à quoi aurait servi de donner au peuple des semailles pour ne rien produire pendant trois autres années? Ces sept années de stérilité sont donc une des fables les plus incroyables que l’imagination du divin pigeon ait inventées dans la Genèse.
On aura remarqué aussi quels égards l’auteur sacré des Juifs a pour les prêtres égyptiens: ils sont les seuls que Joseph ménage; leurs terres sont libres quand la nation est tombée en esclavage, et ils sont encore nourris aux dépens de cette malheureuse nation. Or, la Bible contient l’enseignement religieux que les soi-disant représentants de Dieu se sont donné la mission de faire pénétrer dans les cerveaux du peuple. Par cet épisode, les ministres de Jéhovah inculquent donc l’idée de respect envers la personne de tous prêtres quelconques, même d’autres religions. Les prêtres ne se mangent pas entre eux.
Le pigeon-canard nous apprend ensuite que Jacob demeura dix-sept ans en Égypte, où il mourut, et que par conséquent il vécut en tout cent quarante-sept ans (v. 28). Deux chapitres entiers, 48 et 49, sont consacrés aux bénédictions que le patriarche distribua, sur son lit de mort. Il bénit ses douze fils, réunis à son chevet; et, comme il aperçoit dans la chambre deux hommes qu’il ne connaît pas, il demande: «Qui sont donc ceux-ci?» Et Joseph lui répond: «Ce sont mes deux fils Ephraïm et Manassé, nés en ce pays d’Égypte avant que tu y vinsses, mon père.» Alors, Jacob dit: «Eh bien, fais-les approcher, je te prie, afin que je les bénisse.» Depuis dix-sept ans que le patriarche habitait le royaume, Joseph n’avait pas encore pensé à lui présenter sa famille!
Les bénédictions données par Jacob à ses enfants ne furent pas sans quelques reproches. Ainsi, Ruben, qui avait cocufié son père, perdit ce jour-là son droit d’aînesse.
«Ruben, dit le patriarche, tu es mon premier-né, ma force et le commencement de ma vigueur; tu es grand en dignité et grand en force musculaire. Mais tu t’es débordé comme l’eau, et tu n’auras pas la prééminence; car tu es monté sur l’une des femmes de ton père et tu as répandu ta semence dans mon lit.» (49:3–4)
Ce jour-là encore, le vieux père Jacob laissa clairement comprendre qu’il avait été partisan du mariage de sa petite Dina avec le prince Sichem et qu’en lui-même il avait désapprouvé le grand massacre accompli par Siméon et Lévi; car il ne reporta pas sur eux le droit d’aînesse enlevé à Ruben et même il stigmatisa leurs violences avec sévérité.
«Siméon et Lévi, dit-il, sont frères, et frères dans leurs violences; que mon âme n’entre point dans leur conseil secret! que ma gloire ne soit pas jointe à leur réunion! car ils ont tué des gens par colère, et ils ont enlevé des troupeaux de bœufs pour leur plaisir. Que leur colère soit maudite, car elle a été violente; et leur fureur, car elle a été rude! Je les diviserai en Jacob, et je les disperserai en Israël.» (49:5–7)
Les théologiens qualifient de prophétiques toutes les paroles prononcées par Jacob sur son lit de mort: cependant, la suite de l’histoire nous montrera que les soi-disant descendants de Lévi ne furent pas les plus mal lotis; car c’est à eux que le sacerdoce fut donné dans Israël, avec tous ses bénéfices et privilèges.
En bonne logique, le préféré aurait dû être Joseph, que Jacob avait eu comme premier-né de sa Rachel chérie, Joseph qui avait été la gloire de sa vieillesse, qui lui avait donné tant de joie, et qui avait enrichi toute la famille. Pas du tout, le préféré fut Juda; Juda, qui avait été l’instigateur de la vente de Joseph aux marchands madianites, Juda l’incestueux eut le pas sur le vertueux Joseph. C’est à lui que le vieux père Jacob conféra le patriarcat qui était la part divine de son héritage.
«Juda, quant à toi, prononça Jacob, tes frères t’exalteront; ta main s’appesantira sur le cou de tes ennemis, et tous les fils de ton père se prosterneront devant toi. Juda, tu es un jeune lion. O mon fils, tu es revenu, après avoir déchiré ta proie; tu t’es couché, comme un lion toujours plein de force, alors même qu’il est vieux. Le sceptre ne sera point ôté de Juda, ni la législature, jusqu’à ce que le Sçilo vienne; et c’est à lui qu’il appartient de gouverner l’assemblée des peuples. Il attache à la vigne son ânon, et le petit de son ânesse à un fort bon cep. Il lavera sa tunique dans le vin, et son manteau dans le sang des raisins. Il a les yeux vermeils de vin et les dents blanches de lait.» (49:8–12)
Les autres eurent des bénédictions assez banales. Quant à Joseph, s’il ne fut pas le successeur de Jacob dans le titre de patriarche, il eut au moins de bonnes paroles:
«Le Dieu fort de ton père t’aidera, et le Tout-Puissant te comblera par en-haut des bénédictions du ciel et par en-bas des bénédictions de l’abîme, et tu auras aussi les bénédictions des mamelles et de la matrice de la femme.» (49:25)
Jacob fit promettre enfin à ses fils de transporter son cercueil hors d’Égypte et de l’enterrer dans la caverne de Macpéla, au pays de Canaan, auprès d’Abraham, Sara, Isaac, Rébecca et Lia.
«Et quand Jacob eut achevé de donner ses ordres à ses fils, il retira ses pieds dans le lit, et il expira.» (49:33)
On fit au patriarche polygame un enterrement de première classe, embaumement compris et transport au Canaan. S’il faut en croire le chapitre L et dernier, les Egyptiens portèrent le deuil durant soixante-dix jours.
Joseph vécut jusqu’à sa fin dans les grandeurs, entretenant ses frères et leurs familles; il vit autour de lui ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants. Il mourut à l’âge de cent dix ans.
Et voilà la Genèse finie. Nous passons, maintenant, à l’Exode.
L’Exode est le livre relatant la sortie d’Égypte et la longue promenade des Hébreux dans la péninsule du Sinaï; il se complète par le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.
On sait que ce grand voyage du peuple juif dura quarante années. Si l’on jette les yeux sur une carte géographique donnant l’Arabie Pétrée et la Palestine, on se rend facilement compte de ce que fut cette pérégrination à jamais fameuse. En résumé, les Hébreux quittèrent l’Égypte à Baal-Zéphon, qui est aujourd’hui Suez, — et c’est censément là l’endroit où ils passèrent la Mer Rouge; — ils longèrent la côte orientale de la Mer Héroopolite (golfe de Suez) et descendirent jusqu’à Raphidim, traversant le massif du Sinaï; dans cette région sud de la péninsule, ils poussèrent à l’est jusqu’à Hazeroth (aujourd’hui Aïn-el-Hadhrah); de là, remontant vers le nord jusqu’au Djebel-Halal, ils cheminèrent ensuite plus à l’est encore, pour se diriger dans la direction de la Mer Morte, qu’ils contournèrent à droite, arrivant enfin à Jéricho. À l’aide d’une carte moderne, on détermine avec la plus grande aisance la position exacte des trois points extrêmes de cet itinéraire: Baal-Zéphon, point de départ, est à 30° de latitude nord et à 30° 12′ de longitude est; Hazeroth, le point extrême sud-est du voyage, est à 28° 45′ de latitude nord et 32° 10′ de longitude est; Jéricho, point d’arrivée, est à 31° 50′ de latitude nord et 33° 7′ de longitude est. Par conséquent, l’écart entre ces trois points extrêmes n’est pas formidable; d’ailleurs, tout le monde peut vérifier.
Eh bien! que représente-t-il donc, ce légendaire voyage? quel itinéraire moderne pourrait-on lui comparer, pour faire mieux ressortir le ridicule achevé de la relation biblique?… La mémorable marche des Hébreux à la suite de Moïse et Josué équivaut exactement à un voyage à pied que l’on ferait en partant de Paris pour descendre au sud-est jusqu’à Dijon et remonter ensuite au nord-est jusqu’à Liège, en Belgique. Paris, Dijon et Liège donnent, sur le globe, le même écart géométrique que Baal-Zéphon, Hazeroth et Jéricho. Un cul-de-jatte ne demanderait pas trois mois pour fournir ce parcours, et il se reposerait fréquemment en route! Les Israëlites y ont mis quarante ans. Inclinons-nous, et sourions devant cette colossale blague que le pigeon-canard a fait encore avaler aux dévots mystifiés.
Mais les croyants n’examinent rien et avalent tout. S’ils prenaient seulement la peine de réfléchir un peu, après avoir lu l’Exode, ils trouveraient au moins étonnant que l’auteur de ce livre, qui dit avoir été élevé en Égypte et y avoir longtemps vécu avant d’entraîner ses compatriotes à en sortir, n’ait pas un mot au sujet des monuments, des mœurs, des lois, de la religion, de la politique, de l’histoire de ce pays si renommé et alors en pleine civilisation; car, tout postérieur que soit le royaume d’Égypte au vaste empire des Indes et à celui de Chine, toujours est-il que les Egyptiens contemporains du prétendu Moïse occupent le premier rang parmi les nations civilisées de notre Occident; à cette époque florissaient Thèbes et Memphis, dont l’auteur de l’Exode semble ignorer l’existence, puisqu’il ne parle même pas de ces merveilleuses et opulentes cités, puisque leurs noms paraissent lui être inconnus. Quant aux puissants monarques qui régnaient alors, l’auteur sacré les appelle tous indifféremment Pharaon, ce qui est un titre, et non point un nom; le «pharaon», c’est le roi égyptien, comme un roi de Prusse est un «könig», comme une reine d’Angleterre est une «queen». Le prétendu Moïse, parlant de différents rois d’Égypte, leur attribuant des aventures en des temps placés à plusieurs siècles de distance et ne trouvant pour les désigner les uns et les autres que le nom de Pharaon, ressemble à un pseudo-historien qui, dans des récits de fantaisie concernant l’empire russe à diverses époques, citerait constamment «Sa Majesté Tsar», pour désigner les empereurs Ivan-le-Terrible, Pierre-le-Grand et Nicolas I, dont il ignorerait les noms; cet historien grotesque serait un maladroit, qui ferait rire de lui. Or, comment pourrait-on prendre plus au sérieux l’auteur de la Genèse et de l’Exode? Il connaît et cite les noms personnels de minuscules roitelets, quand il s’agit de royaumes sans histoire, c’est-à-dire absolument imaginaires, tels que ceux de Sodome, de Gomorrhe et de Gérare; mais, lorsque c’est le souverain d’un royaume réel, historique, important, qu’il met en scène, comme celui d’Égypte, alors sa science devient modeste au point de ne pas oser dire si le pharaon dont il parle est Touthmès, Aménophis ou Hôrus. En résumé, il précise, quand il croit qu’aucun contrôle de ses assertions n’est possible; il reste dans le vague, quand la grosse question est pour lui de ne pas trahir son ignorance par quelque fâcheux quiproquo, qui risquerait d’être un jour trop aisément démontré.
Les théologiens, qui ont proclamé que le Pentateuque est la plus pure expression de la vérité, ne prévoyaient pas les découvertes des Champollion, des Wilkinson, des Lepsius et autres savants égyptologues, lorsqu’ils fixèrent les dates de la chronologie du monde en se basant sur la Bible. Ainsi, d’après la Vulgate, c’est-à-dire selon saint Jérôme, la création du monde serait de l’an 4004 avant J.-C., et le déluge universel serait de l’an 3296; et tous les Pères de l’Église ont opiné du bonnet. Or, Ménès, chef militaire égyptien, qui fonda la première dynastie connue, en soustrayant son pays à la domination suprême de la caste sacerdotale, accomplit cette révolution 5,400 ans avant l’ère chrétienne, soit 1,400 ans avant la création et 2,100 ans avant le déluge. Les théologiens nous donnent aussi la date à laquelle Joseph, étant premier ministre d’un pharaon, établit Jacob et sa famille dans la terre de Gessen; c’est en 1962 avant J.-C.: et les Hébreux demeurèrent quatre cent trente ans en Égypte; leur sortie est placée en l’an 1533, toujours selon les théologiens et la Bible. Mais, aujourd’hui, l’on possède, on a mis au jour et déchiffré les monuments historiques de l’Égypte; on a lu cette histoire écrite sur la pierre des temples et des obélisques, et l’histoire de cette période s’y trouve, établissant les règnes et les grands faits des Pharaons, notamment le pylône du temple de Karnak, découvert à Thèbes, qui énumère les 115 villes soumises par le pharaon Touthmès III, après sa victoire de Maggeddo; on connaît, et en détail, les quinze campagnes successives et toujours heureuses entreprises en Asie par ce prince. Or, ce règne glorieux, que la science des hiéroglyphes a éclairé d’une lumière si vive, brille au milieu des siècles où les fils de Jacob étaient censément en Égypte; et rien, dans ces monuments, rien, absolument rien ne relate le fameux gouvernement de Joseph; aucun de ces pharaons n’a songé à inscrire, sur les annales de pierre du royaume, la célébrité de son Richelieu!…
Bien mieux, le pharaon qui régnait à l’époque où, d’après l’auteur sacré, les Hébreux quittèrent l’Égypte, et, par conséquent, celui que nous allons voir tout à l’heure englouti par les flots de la Mer Rouge, périssant misérablement avec toute son armée, ce pharaon, en prenant les dates bibliques adoptées par les théologiens, ne peut être qu’Aménophis III. Or, son histoire est écrite au complet sur les monuments antiques, et elle ne concorde aucunement avec la narration de l’Exode. Ce prince appartenait à cette vaillante race des pharaons de la dix-huitième dynastie, souverains puissants et conquérants illustres, qui donnèrent à l’empire égyptien une splendeur et une étendue qui ne furent maintenues que par la dynastie suivante; ils firent la conquête de l’Éthiopie, de tout le pays des Arabes, de la Mésopotamie, du pays de Canaan, prirent Ninive et l’île de Chypre, eurent pour tributaires les Babyloniens, les Phéniciens, les Arméniens; en un mot, le succès de leurs armes s’étendit bien loin dans l’Asie occidentale. Touthmès IV, père d’Aménophis III, ne perdit pas le fruit des conquêtes du grand Touthmès; des monuments le représentent glorieusement régnant en 1550 avant J.-C., dix-sept ans avant l’époque où la Bible place la sortie des Hébreux d’Égypte. Quant à Aménophis III, les témoignages historiques de ses triomphes abondent: c’est lui qui fonda le temple de Louqsor; c’est en son honneur que fut élevée à Thèbes la statue si connue sous le nom de colosse de Memnon, statue qui le représentait et qui rendait des sons harmonieux lorsque les rayons du soleil levant venaient la frapper; on a la longue liste des rois et des peuples qui étaient soumis à ce pharaon, mort en pleine gloire sur son trône, et nullement noyé dans la Mer Rouge, mais somptueusement inhumé dans une des pyramides. En l’année où l’Exode le fait périr dans les flots obéissant à la baguette de Moïse, il achevait la conquête de l’Abyssinie, et plus tard il faisait encore de grandes expéditions en Asie; il mourut si peu à cette époque, que, tandis que l’Exode promène les Juifs dans la péninsule du Sinaï, il faisait bâtir le magnifique palais de Sholeb, dans la haute Nubie, et la partie sud du grand temple de Karnac, à Thèbes. Il laissa son immense empire à son fils Hôrus, qui châtia une révolte des Abyssins et continua les travaux de son père. Voilà l’histoire; elle contredit formellement la Bible.
Ces considérations préliminaires étaient utiles. Nous allons, maintenant, passer une revue rapide de la légende de Moïse.
Donc, au quatrième siècle après l’installation de Jacob et Cie en Gessen, les soixante-six Hébreux s’étaient prodigieusement multipliés, et le roi d’alors avait complètement oublié les services rendus jadis par Joseph à l’Égypte. Très cruel même était Pharaon (nous continuerons à l’appeler du nom, qui n’en est pas un, que lui donne l’auteur sacré); il fit appeler les deux sages-femmes juives, Mme Sçiphra et Mme Puha, qui avaient toute la clientèle de leurs compatriotes, et il leur ordonna, quand elles feraient un accouchement israëlite, d’étrangler les petits garçons. Les deux accoucheuses s’empressèrent de ne pas obéir à Pharaon, et, lorsque celui-ci leur demanda pourquoi elles laissaient vivre les enfants mâles, elles répondirent:
«Les femmes juives ne sont pas comme vos égyptiennes; elles connaissent l’art d’accoucher et elles se délivrent elles-mêmes, avant que nous soyons venues.» (Exode 1:19)
Alors, Pharaon promulgua un édit, qui décrétait que tout enfant mâle né à un israëlite devrait être jeté au fleuve sitôt après sa naissance.
Ce fut, comme on pense, une grande désolation dans les familles juives. Les prescriptions de l’édit pouvaient d’autant plus facilement être imposées, que les malheureux descendants de Jacob se trouvaient réduits à une sorte d’esclavage; ils étaient menés très durement par les fonctionnaires Égyptiens, ils ne s’appartenaient pour ainsi dire plus, et on les contraignait à exécuter les travaux les plus pénibles. (Exode 1:11–14)
Or, voici qu’une mère, qui était de la famille de Lévi, cacha pendant trois mois son fils; elle l’avait trouvé «beau». Mais, ne pouvant le cacher plus longtemps et craignant une dénonciation, elle prit une corbeille de joncs, qu’elle enduisit de bitume et de poix, y mit le bébé, et alla placer le berceau au bord du fleuve, parmi les roseaux. Ensuite, elle dit à la sœur aînée de l’enfant de se tenir en observation à quelque distance. Sur ces entrefaites, la fille de Pharaon, accompagnée de ses suivantes, vint se baigner dans le Nil.
L’auteur sacré néglige de louer le courage de la princesse, et c’est un oubli regrettable; le Nil étant infesté de crocodiles, ce bain mérite l’admiration du lecteur. En outre, la cour résidait à Memphis, et de Memphis au pays de Gessen, séjour des familles juives, il y a plus de cinquante lieues. Quoi qu’il en soit, la princesse arriva fort à propos.
Rien ne se faisant que par la volonté de Jéhovah, c’est donc par sa permission que tous les autres petits juifs avaient été noyés dans le Nil et dévorés par les crocodiles, et c’est aussi en vertu des grands projets divins que ce bébé seul allait être sauvé. C’est papa Bon Dieu, évidemment, qui avait envoyé la fille de Pharaon se baigner si loin et qui lui avait inspiré le mépris des terribles amphibies. Il advint donc ce que la Providence avait réglé: la princesse rencontra le berceau flottant, fut émue des vagissements de l’enfant et comprit du premier coup que c’était un petit juif; sur ce, la sœur aînée se présente et propose d’aller chercher une nourrice; la princesse applaudit à cette excellente idée; c’est la mère qui s’amène; la fille de Pharaon lui confie l’enfant à allaiter, déclare qu’elle paiera les mois de nourrice, et s’en va, tout heureuse de sa bonne action.
Plus tard, quand le petit garçon fut sevré, la mère le rapporta à la princesse. Celle-ci, qui s’y était attachée, lui donna le nom de Moïse, lequel veut dire «sauvé des eaux», et plaida si bien sa cause auprès du roi, que ce monarque, pourtant si cruel, consentit à faire élever le bambin à sa cour; la Bible dit même que Pharaon l’adopta pour son fils.
Moïse grandit, se révélant pour un petit prodige dès son enfance; il émerveillait le roi, sa fille, les courtisans; un brillant avenir lui était réservé. Devenu jeune homme, il allait visiter ses compatriotes hébreux: un beau jour, ayant vu un égyptien battre un juif, il tua l’égyptien et l’enterra dans le sable; après quoi, ayant réfléchi aux conséquences de ce meurtre, il s’enfuit et se cacha au pays de Madian. Cette contrée était située au sud-est de la péninsule du Sinaï, et il ne faut pas la confondre avec deux autres pays du même nom, dont il sera question plus loin et qui se trouvaient, l’un au nord de la Mer d’Elath (aujourd’hui golfe d’Akabab), l’autre à l’est de la Mer Morte; car, si l’on confondait tous ces pays de Madian, on pourrait croire que l’Esprit-Saint a perdu la carte et est un parfait radoteur en géographie.
Dans le Madian n° 1, Moïse fit la connaissance d’un prêtre idolâtre, nommé Jéthro, papa de sept filles, dont l’une, la belle Séphora, captiva le cœur du fugitif. Mariage, longue lune de miel, et voilà Moïse père d’un moutard qui fut appelé Gersom. Pendant ce temps, Pharaon passait à l’état de momie et avait un successeur qui continua à molester les pauvres juifs dans une servitude de plus en plus dure. Alors, Jéhovah, qui, ainsi que Moïse, ne songeait plus à l’infortune des Hébreux, se souvint de l’alliance qu’il avait conclue avec Isaac et Abraham, Jacob. (Exode 2)
Le prêtre Jéthro était propriétaire d’un troupeau, et il chargeait parfois son gendre de le mener paître. Dans une de ces excursions, Moïse alla jusqu’au mont Horeb, qui fait partie du massif sinaïque, sans être le Sinaï même. Tout-à-coup, un buisson s’enflamma, et papa Bon Dieu parut au milieu de ce feu; ce qu’il y avait de plus curieux, paraît-il, c’est que le buisson était tout en flammes, sans se consumer. L’Éternel ordonna à Moïse, épaté, de se déchausser; l’autre obéit. Dieu lui annonça alors qu’il lui donnait une mission, qu’il aurait à aller auprès de Pharaon, pour l’inviter à laisser les Hébreux partir d’Égypte, mais que celui-ci ne se déciderait à cela qu’après avoir vu un certain nombre de miracles opérés par lui, Moïse. Il aurait encore à réconforter ses compatriotes. Moïse demanda à l’apparition de lui dire son nom. Et Dieu dit à Moïse:
«Je m’appelle Eheïeh. Tu diras aux enfants d’Israël: Eheïeh m’envoie à vous.» (Exode 3:14)
Papa Bon Dieu, entre autres recommandations au sujet du prochain départ d’Égypte, fit celle-ci:
«Chaque femme israëlite empruntera à sa voisine égyptienne ou à son hôtesse des vases d’argent et d’or, ainsi que de beaux habits; vos fils et vos filles les emporteront, et ainsi vous dépouillerez les Égyptiens.» (Exode 3:22)
Puis, comme Moïse manifesta sa crainte de n’être cru sur parole pas plus par les Juifs que par Pharaon, Jéhovah-Eheïeh lui conféra, séance tenante, le don des miracles. Un bâton que le gendre de Jéthro tenait à la main se changea en serpent et redevint ensuite bâton.
«Dieu lui dit encore: Mets maintenant ta main dans ton sein. Et il obéit, et il retira de son sein sa main toute couverte d’une lèpre blanche comme la neige. Puis, sur l’ordre de Dieu, il remit sa main dans son sein, et elle redevint une chair saine comme auparavant.»
Jéhovah apprit aussi à Moïse qu’il lui donnait le pouvoir de changer l’eau en sang et le sang en eau. Moïse avait encore quelque hésitation: il expliqua à Dieu qu’étant bègue, il ferait un mauvais orateur pour prêcher le peuple; Dieu se mit en colère, ne le guérit point de son bégaiement; mais il lui répondit que, puisqu’il en était ainsi, il associait à sa mission Aaron, son frère aîné. Remarquons, en passant, qu’Aaron ne se cachait point en Égypte; sa mère l’avait donc sauvé, sans qu’on sache comment.
À la suite de cette apparition, Moïse prit congé de son beau-père et emmena sa femme et ses enfants.
«Or, il arriva, en route, que Dieu le rencontra dans un cabaret et voulut le tuer; mais Séphora prit aussitôt un couteau tranchant, coupa le prépuce de son fils, le jeta à terre, et Dieu fut désarmé.» (4:24–25)
Aaron, prévenu par Jéhovah, se rendit au-devant de Moïse, apprit de lui tout le détail de la mission dont ils étaient investis, et ils allèrent dès lors tous deux vers Pharaon. Le roi ne tint aucun compte des avis que lui donnèrent les deux frères; au contraire, les vexations contre les Israëlites redoublèrent (ch. 5). Moïse assura ses compatriotes que, par la volonté de Dieu, ils recouvreraient la liberté (ch. 6).
Moïse avait quatre-vingts ans et Aaron en avait quatre-vingt-trois, lorsqu’ils parlèrent à Pharaon pour le mettre en demeure d’autoriser les Israëlites à quitter l’Égypte; et comme le roi refusait d’entendre raison, Aaron jeta sa verge devant lui. À l’instant même, la verge se transforma en dragon. Les magiciens de la cour, appelés en toute hâte, jetèrent à leur tour leurs verges, qui devinrent autant de dragons; mais le dragon d’Aaron dévora les dragons des magiciens. Ce miracle laissa Pharaon aussi peu disposé qu’avant à rendre la liberté aux Hébreux. Alors Moïse frappa le Nil d’un coup de baguette, et les eaux du fleuve se changèrent en sang; la Bible ajoute que les magiciens du roi en firent tout autant. Le poisson mourut; les Égyptiens creusèrent autour du Nil, mais sans succès, afin d’avoir de l’eau à boire; l’auteur sacré néglige de dire comment les Juifs s’en procurèrent (ch. 7).
Aaron et Moïse gratifièrent encore l’Égypte d’autres plaies. Il y eut une invasion de grenouilles; et les magiciens de la cour, se piquant d’amour-propre, accomplirent le même prodige; de telle sorte qu’on ne voyait plus que des grenouilles partout; c’était comme une pluie, un déluge de grenouilles. Aux grenouilles succédèrent les poux; l’Égypte en fut entièrement couverte; puis grouillèrent d’autres insectes, que la Bible ne désigne pas plus clairement. Par contre, l’auteur sacré nous apprend que les magiciens ne purent pas exécuter le miracle des poux. Grenouilles, poux et insectes innomés disparurent; mais le cœur de Pharaon était plus endurci que jamais, et il ne laissa pas partir le peuple juif (Exode 8).
La cinquième plaie consista dans la mort subite de tous les chevaux, ânes, chameaux, bœufs et brebis des Égyptiens. Ce n’était pas fini. Sixième plaie: Moïse et Aaron prirent de la cendre et vinrent la répandre devant le roi; aussitôt tous les Égyptiens furent remplis d’ulcères. Septième plaie: ouragans de grêle et de feu détruisant toutes les herbes et tous les arbres des champs; seul, le pays de Gessen, où étaient les Israëlites, fut épargné. Cette fois. Pharaon consentit au départ des Juifs. Moïse étendit la main; les ouragans cessèrent, et… Pharaon reprit sa parole (ch. 9).
Huitième plaie: grand vent, apportant des milliards de sauterelles, qui rongèrent le peu de verdure qui avait échappé à la grêle. Repentir de Pharaon; vent qui emporte dans la Mer Ronge toutes les sauterelles; Pharaon revient encore sur ce qu’il a dit et retient les Israëlites. Neuvième plaie: l’Égypte est couverte de ténèbres si épaisses qu’on les peut toucher de la main (sic). Pharaon se décide à laisser partir Moïse et ses compatriotes; mais il veut garder leurs brebis et leurs bœufs, que Dieu avait préservés de cette multiple avalanche de fléaux (Exode 10).
Pour en finir, Jéhovah envoya des anges exterminateurs, avec l’ordre de massacrer les premiers-nés des Égyptiens. Or, afin d’éviter toute erreur, attendu que le programme portait que l’extermination aurait lieu de nuit, on mangea un agneau dans chaque famille juive et, sur la porte de leurs maisons, les Israëlites firent une petite marque avec le sang de l’agneau; ce fut l’institution de la Pâque (12:12–13). De ceci, il résulte que les anges, qui passèrent à minuit dans toutes les villes d’Égypte, avaient une épée pour le massacre et une lanterne pour examiner si les portes des habitations étaient ou non marquées du sang de l’agneau; ce n’est pas nous, c’est la Bible qui matérialise ainsi les anges. Ah! que le divin pigeon a dû rire en dictant de telles âneries!…
Tous les premiers-nés égyptiens furent donc égorgés, «depuis le prince fils aîné de Pharaon, qui devait lui succéder sur le trône, jusqu’aux premiers-nés des esclaves et des prisonniers qui étaient dans les cachots. Et le roi dans cette nuit se leva; car il y eut une clameur de désolation dans toute l’Égypte.» Pharaon envoya quérir sur-le-champ Moïse et Aaron, et leur dit: Partez au plus vite, vous et les enfants d’Israël.
«Alors, les Hébreux firent ce que Dieu leur avait enseigné par la voix de Moïse: ils empruntèrent tous les vases précieux qu’ils purent, ainsi que les plus beaux habits; et l’Éternel rendit les Égyptiens faciles à leur prêter toutes choses de prix; de sorte qu’ils dépouillèrent les Égyptiens.» (12:35–36)
L’Exode nous apprend ici que les familles juives, dont la contrée de Gessen n’avait cessé d’être le lieu de séjour depuis la venue de Jacob, se concentrèrent à Rahmésès pour le départ. On fit route de là jusqu’à Succoth; on était au nombre de six cent mille hommes valides, sans compter les femmes et les enfants; une foule considérable de gens de toutes conditions se joignit à eux, et ils avaient prodigieusement de bœufs et d’innombrables troupeaux (v. 37–38). Moïse avait pris avec lui les ossements de Joseph (13:19).
Ceci permet de calculer approximativement à combien de victimes se monta le massacre attribué, par le pigeon, aux anges de Jéhovah. Puisque les partants de Rahmésès étaient six cent mille «en armes» (13:18), cela suppose six cent mille familles. Le pays de Gessen est la quarantième partie de l’Égypte, depuis Méroé jusqu’à Péluse; le reste du royaume contenait donc vingt-quatre millions de familles; ainsi Dieu tua, par la main de ses anges, ce nombre épouvantable de premiers-nés!
De Succoth les Hébreux allèrent à Etham, où ils campèrent. Puis il arrivèrent à Baal-Zéphon (Suez), et là encore ils campèrent, près de la mer (14:2). On remarquera que l’endroit désigné par la Bible n’est pas précisément la Mer Rouge, mais le fond du golfe de Suez; s’il y avait de l’eau à traverser, c’était celle du canal des Pharaons, qui existait alors, allant du Nil aux Lacs Amers.
Tandis que Moïse et ses compatriotes s’étaient mis en route, Pharaon, dont l’esprit était décidément d’une mobilité extravagante, regretta de s’être privé de ces excellents sujets qui lui avaient valu tant de fléaux. «Il fit atteler son chariot, les six cents chariots de ses généraux, et tous les chariots d’Égypte, sur lesquels se placèrent les meilleurs capitaines» (14:6–7); il se mit à la tête de toute son armée, et son peuple même vint avec lui; «la cavalerie égyptienne, les chariots des chefs et l’armée atteignirent les Hébreux à Pi-Hahiroth, près de Baal-Zéphon» (v. 9). On se demande d’où venaient ces attelages et toute cette cavalerie, puisque la cinquième plaie avait tué, sans une seule exception, les chevaux, ânes, chameaux et bœufs des Égyptiens.
Au premier moment, les Israëlites furent inquiets; mais Moïse leur fit vivement passer la mer à pied sec: d’un simple coup de baguette, il avait séparé les flots.
Pharaon, voyant le prodige, pensa que ce chemin ouvert à travers les ondes était également bon pour lui. Il s’y engagea avec son armée; mais, je t’en fiche! Moïse donna un nouveau coup de baguette tandis que les Egyptiens étaient au beau milieu de la mer.
«Alors, les eaux se réunirent avec impétuosité et recouvrirent les chariots, la cavalerie et toute l’armée de Pharaon; et il n’en resta pas un seul.» (14:28)
Notons que Pharaon ne s’était pas mis à la poursuite des Hébreux pour les exterminer, mais pour les envelopper et les ramener en servitude dans son royaume. Ceux-ci comptant parmi eux six cent mille hommes valides et armés, on peut, vu les vieux papas, les mamans, les épouses, les sœurs et les jeunes frères, évaluer l’ensemble des émigrants à environ trois millions de personnes. Pour capturer une telle population, il fallait des forces bien plus nombreuses. D’autre part, d’après le calcul si logique de tout à l’heure, c’est à vingt-quatre millions que se chiffre approximativement le total des familles égyptiennes; en comptant un soldat par famille, l’armée de Pharaon dut être de vingt-quatre millions de combattants. Il est vrai que Dieu avait déjà tué l’aîné de chaque famille; mais les cadets pouvaient être en âge de porter les armes; et, d’ailleurs, ce projet de poursuite souleva un grand enthousiasme, puisque l’auteur sacré nous dit que le peuple accourut en masse pour accompagner son roi. N’oublions pas les Égyptiens, à qui nos fuyards venaient de filouter vases précieux et beaux habits; ils ne durent pas hésiter, ceux-là, à s’élancer après leurs voleurs. Mais réduisons les chiffres de moitié, si l’on veut: au minimum, douze millions d’égyptiens furent noyés avec Pharaon.
On dira peut-être que, si aucun auteur égyptien ne souffla jamais mot de ce désastre aussi miraculeux qu’épouvantable, ni des dix plaies qui dévastèrent le royaume, ce fut par amour-propre national. Accordons-le. Mais les autres nations du monde, hein? comment n’eurent-elles pas connaissance d’aussi terribles événements? Voilà pourtant une gigantesque noyade qui exonéra d’un seul coup les cent quinze princes tributaires du pharaon Aménophis. Quoi! pas même Hérodote, que l’antiquité nomma «le père de l’Histoire» et qui recueillit tant de faits relatifs à la vieille Égypte, visitée par lui à fond; Hérodote qui a narré les exploits de Sésostris, qui a parlé de la statue d’Aménophis, le colosse de Memnon, n’aurait pas connu la fin tragique de ce prince et l’engloutissement de son armée!… Ce silence général des historiens de ces temps lointains est au moins aussi miraculeux que le prodige lui-même.
Les Israëlites virent donc la destruction de leurs ennemis. Si l’on accepte le fait, on peut ajouter que les descendants de Jacob rirent tant et tant de l’aventure, que plusieurs en devinrent bossus. En tout cas, le chapitre 15 de l’Exode nous apprend que Marie, sœur de Moïse et d’Aaron, prit un tambour à la main, et que toutes les femmes, saisissant des tambours et des flûtes, dansèrent de joie avec elle; ce chapitre nous fait savoir aussi que Moïse improvisa illico un cantique (il ne dit pas en quelle langue) et que tout Israël le chanta d’une seule voix. Ne perdons pas de vue que chanteurs et danseuses formaient un chœur de trois millions de personnes; paroles et musique furent apprises à l’instant même. Je vous prie de vous représenter cet orphéon exécutant cette cantate. Sapristi! que ça devait être beau!…
Voilà nos Hébreux en marche dans l’Arabie Pétrée, ainsi nommée parce qu’il n’y pousse guère que des pierres, des cailloux. Le but du voyage était le pays de Canaan, toujours convoité par leurs ancêtres; pourquoi ne pas s’y établir enfin, maintenant que l’on était en nombre?… D’ailleurs, Moïse leur avait affirmé, sur la parole du Seigneur, que cette terre de Canaan était d’une fertilité étonnante. Le difficile était de là trouver; car il n’y avait aucune route, et la boussole n’était pas encore inventée. Heureusement une nuée céleste se mit à la tête du peuple juif et leur montra le chemin nuit et jour; le jour, c’était une colonne de noire fumée; la nuit, c’était une nuée de feu. Le texte sacré dit que Jéhovah en personne était dans cette nuée d’aspect variable. Cette façon d’être guidés dans un désert avait sa commodité; mais elle avait bien aussi ses désagréments. En effet, souvent les lsraëlites auraient été fort aises de se reposer; ah! bien non! la nuée piquait sa course en avant; que faire? fallait-il s’exposer à perdre un guide aussi précieux? et pas moyen de retenir une colonne de fumée par les pans de sa redingote, n’est-ce pas?… Alors, obligation absolue de continuer la route. Ce vieux farceur de Jéhovah s’amusait, c’est clair. Ami Léon XIII, ne dis pas non! Tiens, en voici la preuve: pour aller de Baal-Zéphon (Suez) à Jéricho, le divin guide n’avait qu’à remonter au nord vers la Méditerranée, en longeant la chaîne du Djebel-Rabah; puis, à obliquer à l’est, en suivant les vallées du Djebel Maghara, qui conduisent tout droit à la côte méditerranéenne; il suffisait alors de la suivre jusqu’au pays des Philistins, que l’on contournait, et l’on arrivait bien vite en Canaan par le pays des Éthiens, nation amie. Pas du tout; au lieu d’aller au nord, Jéhovah conduisit nos Hébreux vers la pointe sud de la péninsule sinaïque; exactement comme si, chargé de guider un voyageur ayant à se rendre de Paris en Belgique, on lui faisait prendre la route de Lyon-Marseille!… Ainsi, tu vois, saint-père Léon, impossible de soutenir que Sabaoth-Jéhovah-Eheïeh n’est pas un fumiste!…
Comme il faut être juste, nous reconnaîtrons que, tout en allongeant ainsi la route, papa Bon Dieu paya quelques douceurs à son peuple. Ainsi, au départ de Baal-Zéphon, après la cantate, il conduisit nos Hébreux dans la partie occidentale du désert de Shur, où ils marchèrent trois jours sans trouver une goutte d’eau. Enfin, en un endroit qui depuis fut nommé Mara, ils furent agréablement surpris par le glou-glou d’une abondante source. On se précipite pour boire; v’lan! les eaux étaient amères, mais amères!… Grimace générale des trois millions de juifs.
«Alors le peuple murmura contre Moïse, en disant: Que boirons nous? Et Moïse poussa des cris vers l’Éternel. Et le Seigneur lui montra un arbuste, dont il coupa une branche qu’il jeta dans la source; et les eaux devinrent douces. Puis, les Hébreux descendirent jusqu’à Elim, où ils trouvèrent douze fontaines d’eau et soixante-dix palmiers, sous lesquels ils campèrent, s’abritant à leur ombre et s’abreuvant aux eaux limpides.» (15:24–27)
Pour abriter une population au sein de laquelle se trouvaient six cent mille combattants, ces soixante-dix palmiers devaient être fort espacés et avoir des feuilles immensément larges. En quittant Elim, on descendit, toujours au sud; on était alors au désert de Sin, qui est situé sur le versant est des collines du littoral du golfe de Suez; cette marche au sud conduisait vers le massif du Sinaï. La nature est là très grandiose, très imposante, mais absolument sauvage. Qu’on me permette d’emprunter à Élisée Reclus sa description de ce pays d’une célébrité classique.
«Les collines du littoral, à l’ouest du Djebel-et-Tyh, dit le savant géographe, sont composées d’assises crayeuses, masses blanches et régulières d’un aspect monotone, hautes de quelques centaines de mètres. Mais les premières montagnes qui appartiennent au groupe sinaïque et qui s’élèvent au sud de la chaîne bordière, du golfe de Suez à celui d’Akabah, sont formées de grès au profil bizarre et au coloris varié, qui se groupent en paysages pittoresques. Au sud, s’élèvent les granits, les gneiss et les porphyres. Uniformes par la composition de leurs roches, les monts du Sinaï ne le sont pas moins par l’aridité de leur surface; ils sont d’une nudité formidable; leur profil à vives arêtes se dessine sur le bleu du ciel avec la précision d’un trait buriné sur le cuivre. Ainsi, la beauté du Sinaï, dépourvue de tout ornement extérieur, est-elle la beauté de la roche elle-même: le rouge-brique du porphyre, le rose tendre du feldspath, les gris blancs ou sombres du gneiss et du syénite, le blanc du quartz, le vert de différents cristaux donnent aux montagnes une certaine variété, encore accrue par le bleu des lointains, les ombres noires et le jeu de la lumière brillant sur les facettes cristallines. La faible végétation qui se montre çà et là dans les ravins et sur le gneiss décomposé des pentes ajoute par le contraste à la majesté de formes et à la splendeur de coloris que présentent les escarpements nus; sur les bords des eaux temporaires dans les ouadi, quelques genêts, des acacias, des tamaris, des petits groupes de palmiers ne peuvent en rien voiler la fière simplicité du roc. Cette forte nature, si différente de celle qu’on admire dans les contrées humides de l’Europe occidentale, agit puissamment sur les esprits. Tous les voyageurs en sont saisis; les Bédouins nés au pied des montagnes du Sinaï les aiment avec passion et dépérissent de nostalgie loin de leurs rochers… Ces rochers sont en outre fort riches en gisements de turquoises… Vue de l’un des sommets, la région ressemble à une mer agitée dont les vagues s’entrecroisent sous l’influence de vents opposés et tournoyants; dans la partie la plus élevée (le Djebel-Katherin), on voit les traces d’anciens glaciers. Une rangée de montagnes s’en détache vers le nord-ouest; là est le Serbal (2,046 mètres), que la plupart des explorateurs considèrent comme le vrai Sinaï. Jadis les Arabes allaient y sacrifier des brebis et y porter des touffes d’herbes; ce que la nature leur donne de plus précieux. Entouré de ouadi inférieurs en altitude à ceux du Djebel Katherin, le Serbal se dresse à une plus grande hauteur relative, et de tout temps les Arabes y virent le géant de la Péninsule. C’est du moins le plus grandiose: au-dessus des contreforts s’élèvent des parois nues, coupées de précipices et se terminant par une crête, ingravissable en apparence, déchiquetée en aiguilles et en pyramides. On peut y monter cependant, et depuis Burckhardt plusieurs Européens en ont fait l’ascension. Par suite d’un phénomène assez rare dans le granit, il se trouve que certaines parties du Serbal sont percées de grottes naturelles: les cristaux de feldspath se sont disposés dans la roche sous forme de rayons divergents, et, se trouvant les premiers attaqués par l’action du temps, ils laissent en se désagrégeant des cavités profondes. Enfin, sur les pentes du Serbal, on a fréquemment l’occasion d’entendre les sons pénétrants qu’émettent les sables cristallins en mouvement. Un couloir de la montagne, incliné dans la direction de l’ouest et large d’environ quinze mètres, est empli de débris des parois de quartz: on nomme ce couloir le Djebel-Nakous (la montée des cloches), parce qu’on y entend, disent les Bédouins, le son des cloches d’un couvent fantôme qui se promène dans l’intérieur du Serbal. Le voyageur perçoit un son délicieux, tantôt faible, comme celui de flûtes lointaines, tantôt plus fort, comme celui d’un orgue rapproché; suivant l’ardeur du soleil, l’humidité de l’air et de la terre, la quantité de sable qui se détache, la force de la brise qui précipite ou ralentit les sons, la musique semble un soupir harmonieux ou comme la voix mugissante de la montagne.»
Telle est la région où, caché dans sa colonne de nuée, Jéhovah entraînait son peuple.
Il est évident que le spectacle des monts Sinaï est incomparable; mais il n’en est pas moins vrai aussi que l’admiraration de cette superbe nature, si agréable qu’elle pût être aux Hébreux, ne leur mettait rien sous la dent. D’après l’Exode (Exode 16), ils en étaient alors au quinzième jour du second mois de leur sortie d’Égypte: sans aucun doute, les provisions qu’ils avaient emportées devaient être épuisées, et dans ce coquin de désert il n’y avait pas un seul restaurant ni une seule brasserie. Nos trois millions d’émigrants murmurèrent contre Moïse et Aaron.
«Et les enfants d’Israël leur dirent: Ah! que ne sommes-nous morts par la main du Seigneur au pays d’Égypte! Nous étions assis sur des marmites de viande, et nous mangions du pain tant que nous voulions. Mais vous, vous nous avez amenés dans ce désert, pour nous faire tous mourir de faim!» (16:2–3)
Et les Hébreux auraient fait un mauvais parti à Moïse, si papa Bon Dieu ne l’avait pas mis en mesure de satisfaire ces affamés par des prodiges que Robert-Houdin lui-même ne parvint jamais à égaler. Il y eut, dans ce désert de Sin, pluie de cailles; oui, vous m’entendez bien, mesdames et messieurs, des cailles! (v. 13). Or, comme les Hébreux n’avaient probablement pas de fourneaux, on peut conclure que ces cailles leur arrivèrent toutes rôties. Et ce ne fut pas tout:
«Voici qu’il y eut au matin une couche de rosée à l’entour du camp; c’était, dans le désert, une petite chose ronde, menue comme de la gelée blanche, sur la terre. Et Moïse dit aux Hébreux: C’est là le pain que l’Éternel vous donne à manger. Et les Hébreux nommèrent ce pain manne; et cette manne était comme de la semence de coriandre, et elle avait le goût des beignets au miel.» (16:13–15, 31)
Le même chapitre nous apprend que le peuple de Dieu eut, chaque matin, sa provision de manne pour la journée, pendant les quarante ans que dura le voyage, et que tous s’en régalaient, à s’en lécher les doigts. La vénération que j’ai pour l’Esprit-Saint m’oblige à ajouter que la manne se trouve encore non seulement dans la péninsule sinaïque, mais en beaucoup d’autres endroits du globe, notamment en Calabre, en Perse, dans le voisinage de l’Ararat, etc.; la manne est assez recommandée comme purgatif. Ainsi, papa Bon Dieu prenait grand soin de la santé des Israëlites: tout en leur remplissant le ventre, il veillait à ce qu’ils ne fussent pas constipés. Quarante ans de purge quotidienne, voilà qui est vraiment d’un bon père!
Du désert de Sin, les Hébreux passèrent au désert de Tyh, où se trouve Raphidim. Là, Moïse, assailli par ses compatriotes qui lui demandaient à boire, gravit le mont Horeb et frappa un rocher d’un coup de baguette; une fontaine d’eau vive en jaillit; nos trois millions d’émigrants se désaltérèrent; après quoi, ils dressèrent leurs tentes dans la plaine.
Une surprise désagréable les attendait. Dans ces parages se trouvaient Amalec et son peuple, qui virent de mauvais œil les descendants de Jacob. Il est bon de dire qu’Amalec était le petit-fils d’Ésaü: d’Ada, sa première femme, Ésaü avait eu pour fils aîné Eliphas, lequel, concubinant avec une certaine Timnah, eut Amalec, entre autres enfants. (Genèse 36:12) Comment cet Amalec vivait-il encore? Le pigeon a oublié de l’expliquer à l’auteur sacré, et celui-ci n’a pas songé à s’en étonner. Le fait seul de cette existence est fort extraordinaire, pourtant: car, pour que les descendants des douze fils de Jacob aient pu devenir une population fournissant six cent mille combattants, la multiplication n’a pu s’opérer que par une succession de nombreuses générations, et d’ailleurs la Bible enseigne que quatre cent trente ans s’étaient écoulés entre l’arrivée de Jacob et ses fils en Égypte et l’exode de leur postérité. Amalec devait avoir, par conséquent, quatre cents ans environ, lorsqu’il attaqua le campement de Raphidim. L’auteur sacré ne paraît pas se douter de l’extrême vieillesse du chef des Amalécites; il dit tout simplement, sans la moindre surprise: «Alors Amalec vint et livra bataille aux Hébreux à Raphidim.» (Exode 17:8) Quoi qu’il en soit, cet Amalec était sans aucun doute un terrible homme, attendu que nos juifs eurent une frousse carabinée. Pour repousser l’assaut, Moïse ordonna à Josué, général en chef des émigrants, de choisir ses meilleurs soldats; quant à lui, il monta sur un coteau voisin, en compagnie d’Aaron et de Hur. Alors, tandis que les autres se battaient, Moïse se tenait les bras en croix: tant qu’il pouvait demeurer dans cette position, les Hébreux avaient le dessus; mais, aussitôt que, fatigué, il laissait retomber ses mains, les ennemis reprenaient l’avantage; finalement, n’en pouvant plus, il invita Aaron et Hur à soutenir ses bras jusqu’au soleil couchant, et le résultat fut que Josué, dans la plaine, infligea au duc Alamec une défaite aussi complète que possible; les Amalécites furent tous passés au fil de l’épée (v. 9–13).
Au chapitre 18, nous voyons le grand-prêtre madianite Jéthro rendre visite à son gendre Moïse pour le féliciter. Celui-ci raconta à son beau-père toutes les merveilles de la sortie d’Égypte; ce qui amena la conversion de Jéthro. «Je connais maintenant, s’écria-t-il, que Jéhovah est grand pardessus tous les dieux.» (v. 11) Et il offrit à Jéhovah un sacrifice. Avant de s’en retourner chez lui, Jéthro donna quelques conseils à son gendre, notamment celui de se décharger d’une partie de ses fonctions sur des sous-chefs commandant les uns à mille hommes, les autres à cent hommes, etc. Moïse trouva l’avis excellent, et une hiérarchie fut aussitôt instituée.
Ce fut à cette époque que Moïse, à l’imitation des Égyptiens et des autres peuples, établit des prêtres avec de nombreux privilèges. La tribu de Lévi, à laquelle il appartenait, devint la caste sacerdotale, et Aaron, son frère aîné, fut le premier grand-prêtre de Jéhovah. Le culte était dès lors organisé.
Tout ceci se faisait par ordre même de Jéhovah, avec qui Moïse entrait en conversation sur le mont Sinaï. Le gendre de Jéthro se rendait seul au sommet de la montagne, et là papa Bon Dieu lui donna dix commandements qui devaient être la loi religieuse du peuple hébreu. Pendant ce temps, le Sinaï était environné de lueurs aussi célestes qu’effrayantes, et partout retentissait un fracas épouvantable, signes manifestes des grands événements qui s’accomplissaient. Jéhovah dicta aussi des lois civiles (ch. 19–31).
Ces conversations entre Moïse et le dieu des Juifs furent fréquentes et durèrent plusieurs jours.
«Et quand le Seigneur eut achevé tous ses discours sur le mont Sinaï, il remit à Moïse deux tables de pierre, sur lesquelles, de son doigt divin, il avait écrit son témoignage, en écriture gravée.» (31:18)
Or, tandis que le Très-Haut était en conférence solennelle avec Moïse, les Hébreux, oubliant complètement la collection variée de miracles accomplis en leur faveur, adoraient un veau d’or. Le plus curieux de l’histoire, c’est que ce veau d’or leur avait été fabriqué par Aaron lui-même: Aaron avait demandé tous les bijoux d’or des femmes et des filles de la nation; on ne dit pas quels fondeurs apportèrent, dans ce désert, leur concours au grand-prêtre renégat. Cette fonte de la colossale idole, pour laquelle une bonne usine prendrait trois mois, fut exécutée en une nuit. On juge de la juste fureur de Moïse, quand, descendant du Sinaï avec ses divines tables de pierre sous le bras, il aperçut le veau d’or et les Juifs lui offrant des sacrifices, accompagnés de danses et de chants joyeux, sous la direction d’Aaron. Il brisa les tables de marbre et fit détruire l’idole.
Sa façon de supprimer la statue sacrilège mérite les honneurs de la citation textuelle:
«Moïse prit le veau d’or, le mit au feu et le moulut jusqu’à ce qu’il fût en poudre; ensuite il répandit cette poudre dans les eaux et il en fit boire aux enfants d’Israël. (32:20)
On reconnaîtra qu’il n’est pas donné à tout le monde de réduire de l’or en poudre, en le mettant au feu; c’est là une opération dont personne autre que l’étonnant Moïse n’a connu le secret. En outre, la Bible vient de nous apprendre que la poudre d’or peut se boire en dissolution dans de l’eau; ceci n’est pas banal non plus, puisque l’or se dissout avec du soufre; mais alors on s’imagine aisément quel affreux breuvage les Israélites durent avaler. Mais le plus beau de tout, c’est que Moïse donna l’absolution à Aaron, fabricateur de l’idole, et qu’il ordonna aux lévites, qui étaient avec son frère les plus coupables dans cette apostasie générale, de se répandre dans le camp et de massacrer au hasard; vingt-trois mille Juifs furent ainsi égorgés par ceux-là mêmes qui venaient de présider à l’idolâtrie.
Jéhovah, apaisé, fit construire à Moïse un tabernacle, c’est-à-dire une sorte de tente spéciale, dressée hors du camp, pour lui éviter l’ascension du Sinaï, quand ils auraient désormais à tailler ensemble une bavette. Voici comment les choses se passaient (c’est textuel):
«Aussitôt que Moïse était entré dans le tabernacle, la colonne de nuée descendait et s’arrêtait à la porte; c’est alors que l’Éternel parlait avec Moïse, et tout le peuple se levait et chacun se prosternait. Et l’Éternel parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son intime ami.» (33:9–11)
Mais Moïse, n’ayant pas suffisamment apprécié la faveur exceptionnelle que papa Bon Dieu lui accordait en lui exhibant sa face, dont la contemplation est réservée aux anges seuls, s’enhardit un jour et demanda à Jéhovah de se montrer à lui dans toute sa gloire. Comment papa Bon Dieu accueillit-il cette demande? Les manuels d’histoire sainte omettent avec soin ce passage de la Bible. Ici encore, nous userons donc de la citation textuelle:
«Moïse dit à l’Éternel: Je t’en prie, Seigneur, fais-moi voir ta gloire. Et Dieu lui répondit: Je ferai passer toute ma splendeur devant tes yeux; mais maintenant tu ne pourras plus voir ma face, car nul homme désormais ne me verras sans mourir. Mais voici comment tu pourras voir ma gloire: tu te mettras sur le rocher qui est là, et ce rocher a une fente dans laquelle tu plongeras ta tête; alors, ma gloire passera de l’autre côté du rocher. Je couvrirai d’abord tes yeux avec ma main, jusqu’à ce que ma gloire soit dans tout son éclat; ensuite, je retirerai ma main, et tu verras mon derrière; mais ma face, tu ne la verras point.» (Exode 33:18–23)
Les tables de la Loi ayant été brisées, papa Bon Dieu voulut bien graver de nouveau son décalogue. Toutefois, sans que l’on sache pourquoi, la seconde édition ne se fit pas dans le tabernacle; il faut donc croire que ce travail ne pouvait s’opérer que sur le Sinaï, où Moïse dut retourner; il y demeura quarante jours et quarante nuits sans boire ni manger.
«Or, lorsque Moïse descendit de la montagne, il ne s’aperçut point que son front avait deux cornes de rayons; mais Aaron et tous les Israélites le virent, et ils craignirent d’approcher de lui.» (34:29–30)
Il en advint de même lorsque Moïse sortait du tabernacle; telle est la raison pour laquelle on le représente toujours, sur les images, avec deux jets de rayons, semblables à des cornes.
L’Exode se termine par six chapitres (35–40), dont il suffira de citer les sommaires: «Loi du sabbat. Des offrandes pour le tabernacle. — Libéralité du peuple dans les offrandes. Le tabernacle. — L’arche. Le propitiatoire. La table des pains de proposition. Le chandelier. L’autel des parfums. L’huile sainte et le parfum. — Diverses pièces du tabernacle. — Description des vêtements sacrés. — Le tabernacle dressé et sanctifié.» Tous les menus détails, réglés par Jéhovah parlant à Moïse, n’offrent plus aujourd’hui aucun intérêt.
Il en est de même du Lévitique, en vingt-sept chapitres, troisième livre de la Bible. En fait d’épisodes, ce livre ne contient que la description de la consécration d’Aaron et de ses fils (ch. 8) et l’histoire lamentable de Nadab et Abihu, qui, ayant allumé leur encensoir avec le premier feu venu, furent brûlés tout vifs par des flammes que Jéhovah fit sortir soudain devant lui dans le sanctuaire (ch. 10). Le Lévitique est, en réalité, une longue et fastidieuse énumération des diverses catégories de sacrifices et des cérémonies dont ils doivent être accompagnés. L’auteur sacré y formule les lois sur le sacerdoce, sur les holocaustes, sur les animaux purs et impurs, sur les souillures de diverses sortes, en particulier sur la lèpre et les lépreux, sur la sainteté des prêtres, sur les fêtes, sur l’offrande des gâteaux et des premiers fruits, sur les lampes du sanctuaire, sur diverses purifications, notamment celle des femmes accouchées, sur le blasphème, la peine de mort, l’année du jubilé, le rachat des vœux, etc. Un passage important ne contient guère que des ordonnances sur les devoirs de la vie civile. C’est un amas incohérent de prescriptions des plus bizarres, dont on ne peut entreprendre la lecture sans bâiller à se décrocher la mâchoire.
C’est là-dedans que le lièvre, déclaré animal impur, est qualifié, ainsi que le lapin, de «ruminant» (11:5–6); l’auteur sacré a pris le mouvement de leurs lèvres pour l’action de ruminer. Il voue à l’abomination «toute bête qui vole et qui a quatre pieds» (v. 23); il est défendu de manger de ces bêtes-là sous aucun prétexte; je crois bien! pour manger des oiseaux à quatre pattes, il faudrait se nourrir de toile et de pierre, attendu que de tels monstres n’existent que dans les tableaux et les sculptures de haute fantaisie. La sauterelle est déclarée impure; ce qui n’empêcha pas saint Jean-Baptiste d’en faire sa nourriture, au temps où il annonçait le Messie.
Dans le Lévitique, les maladies vénériennes sont étudiées au point de vue religieux, et sur ce sujet l’auteur sacré, devenu tout-à-fait dégoûtant, est intarissable. Un certain nombre de ces saintes cochonneries sont, en outre, des plus grotesques, comme celle-ci: «Si un homme ayant un écoulement crache sur une personne saine, celle-ci sera réputée impure jusqu’au coucher du soleil» (15:8); mais le monsieur affligé de l’écoulement en question peut se purifier religieusement. Vous croyez peut-être que la Bible va lui prescrire quelque copahu? Non, vous n’y êtes pas!
«L’homme qui a un écoulement comptera sept jours pour sa purification; il lavera ses vêtements et aussi sa chair avec de l’eau vive. Et, au huitième jour, il prendra deux tourterelles ou bien deux pigeonneaux; il viendra au sanctuaire, et il les donnera au prêtre.» (15:13–14)
Plusieurs défenses sont excellentes. On doit en toute justice, reconnaître que le législateur ne fait aucune difficulté pour constater que les mœurs des descendants de Jacob étaient alors épouvantables; la copulation avec des bêtes est flétrie comme un péché qui ne doit plus se renouveler en Israël. La menace de la peine capitale est réitérée à satiété contre toutes les formes du dévergondage dans le chapitre 20, au point que Jéhovah (car c’est lui qui parle) en arrive à dire: «Quand un homme aura couché avec une femme ayant ses règles, ils seront tous deux retranchés du milieu de mon peuple.» (v. 18)
Voici enfin quelques recommandations, qui donneront une idée du style dans lequel est rédigé ce sublime Lévitique; on ne saurait lire ceci avec trop de respect, puique c’est Dieu lui-même qui tient ce langage:
«Nul ne s’approchera de celle qui est sa proche parente, pour découvrir sa nudité. Je suis l’Éternel! — Tu ne découvriras point la nudité de ton père, ni la nudité de ta mère; puisque cette femme est ta mère, respecte sa nudité. — Tu ne découvriras point la nudité de la femme de ton père; car cette nudité appartient à ton père.
— Tu ne découvriras point la nudité de ta sœur, fille de ton père ou fille de ta mère, née dans la maison ou hors de la maison; non, tu ne découvriras point leur nudité. — Pour ce qui est de la nudité de la fille de ton fils ou de la fille de ta fille, quoique cette nudité t’appartienne, tu ne la découvriras point. — Tu ne découvriras point la nudité de la fille de la femme de ton père, née de ton père; c’est ta sœur. — Tu ne découvriras point la nudité de la sœur de ton père; elle est proche parente de ton père. — Tu ne découvriras point la nudité de la sœur de ta mère; elle est proche parente de ta mère. — Tu ne t’approcheras point de la femme du frère de ton père pour découvrir sa nudité; cette femme est ta tante.
— Tu ne découvriras point la nudité de ta belle-fille; car cette nudité appartient, non à toi, mais à ton fils. — Tu ne découvriras point la nudité de ta belle-sœur; car cette nudité appartient à ton frère. — Tu ne découvriras point tout ensemble la nudité d’une femme et la nudité de sa fille; car, si tu couches avec la mère, la fille devient ta proche parente. Et si la femme avec qui tu couches est vieille, tu n’attireras pas à toi la fille de son fils ou la tille de sa fille, pour découvrir leur nudité; car elles aussi sont tes proches parentes. — Tu ne prendras pas non plus une femme avec sa sœur, pour coucher avec toutes deux; car, en découvrant la nudité de l’une devant l’autre, tu l’affligerais pendant sa vie.» (18:6–18)
Le livre des Nombres est nommé ainsi parce que les quatre premiers chapitres comprennent le dénombrement des Hébreux dans le désert, au second mois de la seconde année du voyage. Pour la tribu de Lévi, le recensement porta sur tous les mâles depuis l’âge d’un mois, et ils sont comptés pour 22,000; mais ceux d’entre eux qui furent chargés du service du tabernacle étaient les lévites âgés de trente à cinquante ans; ils figurent pour 8,580. Quant aux autres tribus, Moïse ne fit entrer dans sa statistique que les mâles âgés de vingt ans et au-dessus, en état de porter les armes: tribu de Ruben, 46,500; de Siméon, 59,300; de Gad, 45,650; de Juda, 74,600, d’Issacar, 54,400; de Zabulon, 57,400; d’Ephraïm, 40,500; de Manassé, 32,200; de Benjamin, 35,400; de Dan, 62,700; d’Azer, 41,500; de Nephtali, 53,400; soit, au total, 603,550 combattants. Dans leur ensemble, les trente-deux autres chapitres du livre donnent la suite du voyage des Juifs. Cependant, on y trouve encore des règlements, aussi minutieux que monotones; la moitié du chapitre 8 est consacrée à la manière d’allumer les lampes! C’est dans les Nombres que l’on trouve une recette à recommander aux maris jaloux qui se jugent cocus, quoique n’ayant pas pu pincer leur femme en flagrant délit.
«Jéhovah, parlant encore à Moïse, lui dit: Lorsqu’une femme méprisant son mari aura couché avec un autre, et que son mari n’aura pu la surprendre, et que des témoins ne pourront la convaincre d’adultère, on mènera devant le prêtre la femme ainsi soupçonnée, et le mari fera d’abord au prêtre l’offrande d’un gâteau confectionné avec de la bonne farine d’orge. Alors, le prêtre prendra de l’eau sacrée, qu’il mettra dans un vase de terre, et il y mêlera un peu de poussière prise sur le sol du tabernacle. Puis, il adjurera la femme, en lui disant: Si tu n’as couché avec personne autre que ton mari, cette eau que tu vas boire ne te fera aucun mal; mais, si tu t’es débauchée, que le mal dont tu vas être frappée serve d’exemple au peuple. Et le prêtre fera jurer la femme par un serment d’imprécation; il lui dira le mal qui la menace, si elle est coupable, et elle répondra: Amen. Et après qu’il lui aura fait boire l’eau, s’il est vrai qu’elle se soit polluée en perfidie contre son mari, cette eau, étant pleine de malédiction, sera amère pour elle; aussitôt son ventre enflera et la chair d’une de ses cuisses tournera en pourriture; ainsi elle recevra son châtiment, au milieu du peuple. Au contraire, si elle est restée fidèle à son mari, l’eau de jalousie ne lui causera aucun mal, et à la suite de cette épreuve elle aura des enfants.» (ch. 5)
Enfin, après le recensement et la dictée de divers règlements, on se remit en marche; sur l’ordre de Jéhovah, Moïse avait fait fabriquer deux trompettes d’argent pour donner le signal du départ. Dans cette nouvelle période du voyage, les Hébreux, trouvant la manne insuffisante pour leur nourriture, murmurèrent et réclamèrent de la viande. Tiens! mais au fait, le divin pigeon ne nous avait-il pas dit, dans l’Exode (12:38), que nos émigrants, en quittant l’Égypte, emmenèrent un nombre prodigieux de bœufs et d’innombrables troupeaux? En plusieurs circonstances, papa Bon Dieu s’était fait sacrifier les premiers-nés des brebis, alors qu’on s’arrêta toute une année au minimum dans la région du Sinaï; en outre, au moment de leur apostasie, Aaron et les lévites offrirent des holocaustes au veau d’or. Alors, disparus tout-à-coup, les innombrables troupeaux?…
Il faut avouer que c’est à n’y rien comprendre: quand l’Esprit-Saint raconte les sacrifices offerts dans le désert, le peuple hébreu a tout son bétail emmené d’Égypte; mais, lorsque son récit passe à d’autres faits, voilà ce même peuple qui est représenté comme réduit à se nourrir de manne. Nous n’insinuerons pas que le divin pigeon se contredit; ce serait un blasphème: nous sommes donc obligés de conclure que les troupeaux innombrables avaient été boulottés par Jéhovah, sous forme d’holocaustes, et que l’Esprit-Saint a oublié de le dire expressément. Quoi qu’il en soit, puisque les Hébreux, à leur départ de la région du Sinaï, demandaient de la viande à cor et à cris, c’est qu’ils n’avaient plus un bœuf, plus une brebis, plus un mouton, plus un agneau. Moïse fit part à Jéhovah de ces réclamations.
«Alors, l’Éternel suscita un grand vent, qui, soufflant d’au-delà de la Mer Rouge, apporta des cailles et les répandit en si abondante quantité dans le camp et tout autour, qu’il y en avait presque la hauteur de deux coudées sur la terre.» (Nombres 11:31)
Papa Bon Dieu devait bien ça à son peuple, qui lui avait sacrifié ses innombrables troupeaux. On pense si les Hébreux furent joyeux et firent bombance!
«Mais, lorsque la chair des cailles était encore entre leurs dents, avant qu’ils l’eurent mâchée, la colère de l’Éternel s’embrasa contre le peuple et le frappa d’une horrible plaie. Et on nomma ce lieu-là Kibroth-Taava, c’est-à-dire sépulcre des gourmands; car on y ensevelit des milliers de ceux qui avaient voulu manger de la viande» (11:33–34)
Épatant de maboulisme, décidément, le seigneur Jéhovah!…
Or, Aaron et Marie n’avaient pas approuvé que leur frère Moïse se mariât avec une éthiopienne. Un jour qu’on se trouvait à Hazeroth, où le peuple hébreu s’était rendu en quittant Kibroth-Taava, ils échangèrent entre eux deux des observations désobligeantes sur le compte de leur belle-sœur Séphora; mais ils furent aussitôt vertement réprimandés par papa Bon Dieu, leur parlant dans sa colonne de nuée, sans se faire voir. En outre, Marie eut une punition sévère: quand l’Éternel eut terminé sa semonce, la sœur de Moïse se trouva toute couverte de lèpre; toutefois, sur les instances de Moïse, papa Bon Dieu consentit à ne faire durer cette maladie que sept jours (ch. 12).
Au départ d’Hazeroth, on prit la direction du nord. La région dans laquelle nos émigrants s’engagèrent est nommée dans la Bible «désert de Paran»; c’est la partie est de la péninsule du Sinaï, comprise entre l’extrémité de la chaîne de Djebel-et-Tyh et les montagnes d’El-Samghi et d’El-Chafa; là coule la rivière d’Aïn, qui se jette dans le golfe d’Akabah. L’auteur sacré place dans celte région un nouveau pays de Madian. Moïse ordonna une halte et envoya en reconnaissance douze espions, un de chaque tribu; ces éclaireurs allèrent jusqu’à Hébron, à l’ouest de la Mer Morte, en plein pays de Canaan, occupé alors par les Amorrhéens. Ils revinrent au bout de quarante jours et firent leur rapport: ils rapportaient avec eux, à l’appui de leurs dires, des fruits magnifiques, tels que des grenades, des figues, du raisin; une grappe de raisin était si grosse qu’il fallait plusieurs hommes pour la porter.
C’était la preuve incontestable de la fertilité du territoire dont nos émigrants méditaient de s’emparer. D’autre part, le rapport des espions fut comme une douche d’eau glacée qui refroidit instantanément leurs convoitises. Nulle part nous n’avons jamais vu d’aussi beaux fruits, dirent les espions; mais les habitants du pays sont des gaillards des plus robustes, et ils ont des villes fermées par de solides murailles. «Nous avons même vu là des descendants de Hanak, c’est-à-dire des géants, devant qui nous ne paraissons que comme des sauterelles.» La conclusion de dix espions sur les douze fut qu’il ne serait pas bon de se frotter à ces bonshommes-là, et le peuple abonda dans leur sens. Seuls, Josué et Caleb estimèrent que le pays qu’ils venaient de voir était trop beau pour ne pas essayer de le conquérir; en deux mots, ils dirent, carrément que le jeu en valait la chandelle et qu’il fallait tenter le coup. Mais, leur enthousiasme n’étant pas partagé par leurs compatriotes, papa Bon Dieu déclara au peuple hébreu que, puisqu’il en était ainsi, ils mourraient tous avant d’arriver au but de leur voyage, à l’exception de Josué et de Caleb. Quelques jours après, des Amaléciles et des Cananéens parurent et flanquèrent aux Juifs une raclée des mieux conditionnées. (ch. 13, 14)
Parmi les incidents rapportés par le livre des Nombres, se trouve la conspiration de Coré, Dathan et Abiron, qui, avec deux cent cinquante camarades, étaient d’avis que Moïse et Aaron avaient tort de se placer au-dessus de tous les autres lévites. Ces trois personnages furent engloutis tout-à-coup, la terre s’étant entr’ouverte sous leurs pas; ils disparurent, ainsi que leurs familles; et les deux cent cinquante juifs de leur parti furent instantanément dévorés par des flammes miraculeuses qui sortirent du sol sous leurs pas. Au surplus, l’Éternel, afin de mieux frapper les esprits du peuple, infligea une plaie à quatorze mille sept cents émigrants qui n’étaient pas entrés dans le complot; ces malheureux en moururent, et les lévites brûlèrent des parfums (ch. 16).
Après quoi, sur l’ordre de Jéhovah, Moïse invita les chefs des tribus à lui apporter une verge de bois sec, semblable à la verge qu’Aaron portait toujours avec lui; sur chaque verge on écrivit le nom d’une tribu; puis, on les déposa ensemble dans le tabernacle, et à ces douze verges on en mêla une treizième, offerte par la tribu de Lévi et sur laquelle le nom d’Aaron fut inscrit. Le lendemain, à la grande surprise de tous, tandis que les verges des douze autres tribus n’avaient pas changé d’aspect, celle de la tribu de Lévi avait fleuri; elle était pleine de fleurs, et même des amandes toutes mûres y avaient poussé. Ce miracle indiquait clairement que l’Éternel confirmait Aaron dans son sacerdoce; le peuple se déclara convaincu et promit de ne plus jalouser les lévites (ch. 17). Puisque ce miracle devait suffire, pourquoi Dieu avait-il fait mourir, d’une horrible plaie, quatorze mille sept cents hommes, innocents de tout complot?
On n’a pas oublié que les Hébreux n’avaient plus aucune viande; mais voici que Jéhovah désira un nouveau sacrifice. Il avait envie qu’on lui offrît en holocauste une jeune vache rousse, sans aucun défaut et n’ayant jamais porté le joug. Ce désir était à peine exprimé, que nos émigrants choisirent, parmi leurs troupeaux, — ils en avaient donc tout-à-coup? — la plus belle vache rousse, réunissant les conditions requises, et l’amenèrent au sacrificateur Éléazar (ch. 19).
Au chapitre 20, les voyageurs sont arrivés au pied du Djebel-Halal. On s’arrête à Kadès; Marie y meurt, et on l’enterre. L’eau manquait en cet endroit. Nouveaux murmures du peuple; nouveau rocher frappé d’un coup de verge par Moïse; nouveau miracle. «Alors, des eaux sortirent du rocher en abondance, et les Hébreux s’abreuvèrent, et leurs bêtes aussi» (v. 11). Pas d’erreur, n’est-ce pas? nos émigrants avaient maintenant leurs troupeaux. — Comme ils voulaient continuer leur route vers le nord, en passant par le pays des Iduméens, ils entrèrent en pourparlers avec le roi d’Édom; mais celui-ci refusa de leur laisser traverser son territoire, et ils durent faire un détour. Tandis qu’ayant pris à droite ils longeaient le versant oriental de la chaîne des monts Seïr, papa Bon Dieu dit à Moïse de grimper avec Aaron et son fils Éléazar sur le mont Hôr: une fois au sommet de la montagne, Moïse, se conformant aux prescriptions divines, dépouilla Aaron de ses vêtements, en habilla Éléazar, et aussitôt Aaron mourut. Il était âgé de cent vingt-trois ans. De nos jours, les musulmans montrent aux touristes le tombeau d’Aaron, au sommet de l’Hôr, à 1,329 mètres d’altitude; le monument est en réalité un sanctuaire mahométan; quant au tombeau lui-même, c’est un sarcophage absolument moderne.
En cette contrée cananéenne, régnait un certain roi d’Arad, qui, aussitôt qu’il apprit la venue des Israëlites, partit en campagne, battit leur armée si nombreuse et leur fit des prisonniers. Profondément navré, le peuple juif adressa à Jéhovah une prière: «Seigneur, s’écrièrent les Hébreux, si tu nous donnes la victoire sur cette nation, nous faisons vœu de détruire ses villes!» Et Dieu exauça son peuple. À une seconde rencontre, les émigrants furent vainqueurs des Cananéens, les exterminèrent et accomplirent leur œuvre de destruction des cités du royaume d’Arad. Là-dessus, au lieu installer dans le pays, ils rebroussèrent chemin et se mirent, on ne sait pourquoi, à redescendre vers la Mer Rouge. L’auteur sacré n’explique en aucune façon cette étrange marche.
Tandis que les voyageurs étaient retournés au désert, papa Bon Dieu, en guise de distraction, leur envoya «des serpents brûlants, qui mordirent tellement le peuple, qu’il en mourut un grand nombre de ceux d’Israël». Moïse, alors, fabriqua un serpent d’airain et le plaça au haut d’une perche; et quiconque avait été mordu par un des serpents brûlants n’avait qu’à regarder le serpent d’airain pour être guéri. (21:6–9)
Après s’être promenés par monts et par vaux, les Hébreux revinrent au nord vers les Amorrhéens, gouvernés par le roi Sihon, à qui ils infligèrent une sanglante défaite; cette nation fut entièrement passée au fil de l’épée. Puis, Og, roi de Bassan, fut vaincu à son tour et égorgé, ainsi que tous ses sujets; le peuple de Dieu se mit en possession de ce nouveau territoire. Les émigrants d’Égypte étaient alors parvenus en un endroit que la Bible appelle Hijé-Habarim, à peu de distance de l’extrémité sud de la Mer Morte; ils eurent à traverser une petite chaîne de montagnes qui sert de frontière à la contrée occupée par les descendants de ce Moab, jadis engendré par le patriarche Loth épousant sa fille aînée dans une nuit de soulographie; or, la contrée des Moabites était bornée à l’est par le pays de Madian (c’est le troisième!), et Madianites et Moabiles vivaient en excellents voisins. On se demande pourquoi Moïse conduisit les Hébreux dans cette région; car, enfin, quel était le but du voyage? S’il faut en croire l’Exode, le prophète aux cornes rayonnantes trimbalait avec lui la momie de Joseph, destinée à une inhumation définitive dans la fameuse caverne de Macpéla, c’est-à-dire à Hébron, au territoire de Canaan, à l’ouest de la Mer Morte. Eh bien, la route était libre de ce côté-là, puisque les Amorrhéens, ayant eu la mauvaise idée de sortir de leur royaume pour s’opposer à l’invasion juive, venaient d’être tous exterminés; il ne restait donc plus qu’à s’installer là, c’était une partie de la Terre Promise. Au contraire, c’est à l’est de la Mer Morte, hors du pays de Canaan, que Moïse emmène ses compatriotes. Comprenne qui pourra!
Quoi qu’il en soit, le roi des Moabites, nommé Balak, apprenant la marche des Hébreux vers sa capitale, s’empressa de tenir conseil avec ses ministres et avec les plus sages magistrats des Madianites, ses alliés. Voici quelle résolution fut adoptée: il y avait en ce temps-là, dans la ville de Péthor, un certain Balaam, fils de Béhor, dont le métier était de dire la bonne aventure et de conjurer les mauvais sorts; on décida d’envoyer une délégation auprès de Balaam, pour obtenir une de ses meilleures bénédictions en faveur des Moabites et des Madianites, tandis qu’il formulerait une malédiction bien sentie contre les Hébreux. Balaam commença par refuser d’aller bénir le roi Balak, son peuple et ses alliés. Cependant, ayant cru comprendre à la fin que l’Éternel l’autorisait à se rendre aux désirs du monarque, il se mit en route avec la députation qui était venue le chercher. Il cheminait donc, juché sur son ânesse, quand tout-à-coup celle-ci aperçut un ange, armé d’une épée, qui lui barrait la route. L’ânesse, alors, de filer dans un champ, pour éviter l’ange.
«Et Balaam frappa sa monture, pour la faire retourner dans le chemin. Mais l’ange s’arrêta dans un sentier de vignes, qui avait une cloison deçà, et une delà. Et l’ânesse, ayant vu encore l’ange, se serra contre la muraille, et, en se serrant, elle froissa le pied de Balaam qui continuait à la battre. Et l’ange passa plus avant encore et s’arrêta dans ce lieu étroit où il n’y avait pas moyen de se détourner, ni à droite, ni à gauche. L’ânesse, voyant toujours l’ange, s’abattit sous Balaam, et celui-ci en colère la frappa plus fort que jamais avec son bâton. Alors, le Seigneur ouvrit la bouche de l’ânesse, qui dit à Balaam: Que t’ai-je fait? pourquoi m’as-tu frappée trois fois? Balaam lui répondit: C’est parce que tu l’as mérité; tu m’as écrasé le pied. Que n’ai-je une épée en main! Je te tuerais maintenant. L’ânesse répliqua: Ne suis-je pas ton ânesse, que tu as toujours montée jusqu’à aujourd’hui? Dis-moi si j’ai coutume de faire ainsi? — Non, dit Balaam. Alors l’Éternel ouvrit les yeux de Balaam, et il vit, devant lui dans le chemin, l’ange qui tenait son sabre, hors du fourreau; et Balaam se prosterna, la face contre terre. L’ange dit à Balaam: Je suis sorti pour m’opposer à toi; car tu tiens un mauvais chemin; et si ton ânesse ne s’était pas détournée de moi, je t’aurais tué; mais elle, je l’aurais laissée en vie. Balaam répondit à l’ange: S’il ne te plaît pas que je m’en aille là-bas, je m’en retournerai. L’ange lui dit: Non, tu peux poursuivre ta route; va avec ces hommes; mais tu ne prononceras que les paroles que Jéhovah dira par ta bouche. Balaam donc s’en alla avec les seigneurs qui avaient été envoyés par Balak.» (22:23–35)
La conclusion fut que le peuple israëlite fut trois fois béni par la bouche de Balaam, à la grande fureur du roi des Moabites qui s’écria:
«Je t’avais fait appeler pour maudire mes ennemis, et lu les as bénis! Retourne donc dans ton pays. J’avais résolu de te combler d’honneurs et de présents; c’est pourquoi tu peux te dire que c’est le dieu Jéhovah qui t’en a privé.» (24:10–11)
Nous allons voir bientôt comment les Hébreux récompensèrent Balaam de ses bénédictions.
Tout d’abord, le roi Balak rentra sa colère, et le chapitre 25 nous montre les descendants de Jacob bien tranquillement installés parmi les Moabites et les Madianites. Cette armée de six cent mille combattants juifs, qui était prête à massacrer les sujets et les alliés de Balak, ne pense plus aux batailles; sans trêve, sans le moindre préliminaire, la paix est faite; le peuple hébreu se mêle familièrement au peuple madianite et moabite.
«Alors Israël demeurait à Sittim, et le peuple de Dieu commença à coucher avec les filles de Moab. Ces femmes convièrent les Hébreux aux sacrifices de leurs dieux; ils adorèrent les mêmes dieux, Israël embrassa le culte de Belphégor.» (25:1–3)
Cela ne faisait pas l’affaire des lévites, lâchés pour leurs concurrents, les prêtres idolâtres. Aussi Phinées, fils du grand-prêtre Éléazar, ayant vu un jour un juif nommé Zimri entrer dans la maison de la belle Cozbi, madianite, s’y précipita au moment où ils étaient en train de forniquer et les transperça du même coup avec une longue javeline. Peu auparavant, Jéhovah avait envoyé une plaie à son peuple pour le punir; vingt-quatre mille hommes étaient déjà morts de cette plaie. Le coup de javeline de Phinées causa donc une grande joie à papa Bon Dieu, qui instantanément arrêta la maladie (v. 6–9). Toutefois, le seigneur Jéhovah ordonna à Moïse de préparer une extermination générale des Moabites et des Madianites.
Avant de mettre ce beau projet à exécution, Moïse fit procéder à un nouveau recensement; car il y avait alors trente-huit ans qu’on avait quitté le pays du Sinaï et qu’on était parti de Kibroth-Thaava et d’Hazeroth. Pendant ces trente-huit années, le peuple de Dieu s’était renouvelé, puisque Jéhovah avait eu soin d’avertir les émigrants qu’aucun de ceux qui étaient présents au départ d’Égypte n’entrerait dans la Terre Promise, à la seule exception de Josué et Caleb. Malgré les pertes de vingt-trois mille hommes égorgés pour l’affaire du veau d’or, de quatorze mille morts d’une plaie pour l’incident Coré-Dathan-Abiron et de vingt-quatre mille morts également d’une plaie mal définie en punition de la fornication avec les filles moabites et madianites, sans compter les milliers enterrés au sépulcre des gourmands ou tués par les serpents brûlants, la statistique de Moïse accusa un total de six cent un mille sept cent trente hommes en état de porter les armes, non compris les lévites, au nombre de vingt-trois mille (ch. 26).
Maintenant, si l’on veut examiner ce chemin parcouru en trente-huit ans, on constate une fois de plus à quel point le divin pigeon se fiche des croyants dévots. En effet, rien n’est plus facile que de suivre les Israélites dans leur prétendu voyage, en s’aidant soit d’un guide à l’usage des touristes, — par exemple, le Baedeker, Manuel du Voyageur en Palestine et en Syrie, — soit des ouvrages des savants, tels que Salomon Munck, Dclaborde, Burckhardt, de Raumer, Berton, etc., qui sont allés sur les lieux mêmes relever les principaux points du célèbre itinéraire; car la superstition a maintenu dans le pays une légende adoptée par les Arabes aussi bien que par les Juifs, attendu que Moïse figure au nombre des prophètes reconnus par l’Islamisme, et le fanatisme musulman ne le cède en rien à celui des autres religions qui ont la Bible pour livre sacré. Les cartes d’Élisée Reclus et celles de Keppert et Lionnet (Bibel-Atlas) sont également une précieuse ressource pour qui veut se rendre compte des blagues de l’Esprit-Saint.
Ainsi, nous allons refaire, par curiosité, un itinéraire moderne depuis Hazeroth, point de départ de la région du mont Sinaï, jusqu’au mont Nébo, où mourut Moïse en vue de la Terre Promise, en passant par le mont Hôr, où mourut Aaron, et par le pays des Moabites.
Hazeroth (aujourd’hui Aïn-el-Hahdrah) est situé dans la péninsule sinaïque, à peu de distance de la côte occidentale du golfe d’Akabah, nommé mer d’Elath dans l’antiquité. Elath est au fond du golfe; ses ruines se voient auprès d’Akabah; c’est là que commence la longue vallée de la Arabà, qui s’étend jusqu’au Djebel-Ousdoum, à l’extrémité sud-ouest de la Mer Morte. D’Hazerothà Elath, il y a 148 kilomètres. En marchant sans se presser, à raison de 8 kilomètres par jour seulement (deux heures de marche et vingt-deux heures de repos!), cela fait une première traite de seize jours. — Le voyage d’Akabah au mont Hôr se fait assez fréquemment de nos jours; car, auprès de cette montagne où est le tombeau d’Aaron, gardé par les musulmans, se trouvent les intéressantes ruines de Pétra, l’ancienne Sela des Hébreux, ville de commerce qui fut jadis très prospère. Il y a 81 kilomètres d’Akabah à Pétra, qui est à 3 heures du mont Hôr. Le guide Baedeker (page 152) dit que ce trajet se fait en quatre jours et donne en détail les étapes. Soyons large, et disons: huit jours. — Pour suivre les Israélites dans leur marche, il faut aller maintenant du mont Hôr à El-Kérac, l’ancienne Kir-Moab, une des principales villes des Moabites; environ 100 kilomètres, dont Baedeker donne le détail des étapes (route 13, page 154), en assignant 28 heures à ce trajet qui se fait très commodément à cheval. Mettons douze jours. — Enfin, pour se rendre au mont Nébo, il faut prendre la route d’El-Kérac à Madéba, par Dibân (autrefois Dibon, ville conquise par les Hébreux (Nombres 21:30). Madéba est l’ancienne Medba, ville moabite à l’origine (Josué 13:9), qui appartint ensuite à la tribu de Ruben. D’El-Kérnc à Dibân, il y a 35 kilomètres; de Dibân à Madéba, 23 kilomètres. Cette traite demande environ 26 heures, d’après le guide Baedeker (route 17, pages 192–193). Mais ne lésinons pas, et accordons sept jours, y compris l’excursion au mont Nébo. «C’est dans les montagnes au nord-ouest de Madéba que se trouve le Nébo, d’où Moïse contempla avant sa mort toute la Terre Promise; on y arrive par des champs cultivés en 1 heure et demie environ.» Par conséquent, du départ du Sinaï jusqu’au Nébo, le voyage à pied représente au total quarante-trois jours, avec deux heures de marche quotidienne seulement. Le détour, pour éviter le territoire des Iduméens, donne un écart de 120 kilomètres à peine. Cela ne ressemble guère aux trente-huit années que compte la Bible!
Avant d’entraîner les Israélites dans la direction du mont Nébo, Moïse, sur l’ordre de Jéhovah, se préoccupa de massacrer les populations qui leur avaient donné une fraternelle hospitalité, mais qui avaient eu le tort — crime irrémissible! — de les associer à leurs génuflexions devant d’autres dieux. Un choix fut fait de mille hommes par tribu, en tout douze mille vengeurs de Sabaoth. (Nombres 31) Les Madianites, surtout, écopèrent; tous les mâles de cette nation furent égorgés, y compris leurs rois, au nombre de cinq Evi, Rékem, Tsur, Hur et Rébah. «Les Hébreux passèrent aussi au fil de l’épée Balaam, fils de Béhor», cet excellent prophète qui les avait bénis (v. 8);
«et les enfants d’Israël prirent les femmes des Madianites, leurs petits enfants, leurs troupeaux, tous leurs meubles, et ils pillèrent tout, et ils brûlèrent villes, villages, châteaux» (31:9–10)
Or, Moïse trouva ce massacre encore insuffisant.
«Il entra en colère contre les capitaines de l’armée, et il leur dit: Pourquoi avez-vous épargné les femmes?… Tuez donc maintenant tous les petits enfants mâles, égorgez toutes les femmes qui ont connu le coït (sic); mais réservez-vous toutes les filles vierges» (31:14–15, 17–18)
On fit le compte du butin: «il se trouva que ce qui avait été pillé se composait de 675,000 brebis, 72,000 bœufs, 61,000 ânes et 32,000 pucelles» (v. 32–35). Une partie de ce butin fut réservée pour Jéhovah; trente-deux jeunes vierges madianites lui furent attribuées (v. 40).
Rien d’intéressant n’est à relever dans les autres chapitres du livre des Nombres; ce sont des règlements sur les héritages, des ordonnances touchant les sacrifices pour les fêtes des trompettes, de l’expiation et des tabernacles, des récapitulations de campements, c’est-à-dire des redites, et des prescriptions relatives au futur partage de la Terre Promise, c’est-à-dire des énumérations que le livre de Josué reproduira avec des détails encore plus fastidieux.
Le Deutéronome, cinquième et dernier livre du Pentateuque, offre encore moins d’intérêt que le Lévitique et les Nombres. C’est, sous forme de discours, la répétition des diverses lois précédemment promulguées. Dans un premier discours, qui tient quatre chapitres, Moïse résume ce qui s’est passé depuis la sortie d’Égypte et rappelle aux Hébreux de quelle avalanche de bienfaits ils ont été accablés par Jéhovah. Dans un second discours, celui-ci en vingt-et-un chapitres, il expose de nouveau tout ce qui constitue pour le peuple juif son code civil et religieux. Puis, viennent un certain nombre d’exhortations relatives à l’observation de la loi: les Israélites seront bénis et leurs affaires prospéreront, s’ils accomplissent les commandements de Jéhovah; au contraire, s’ils les transgressent, les malédictions pleuvront sur leurs têtes, avec accompagnement de châtiments aussi nombreux que variés.
L’auteur sacré ayant bien soin de nous dire que lorsque, lui, Moïse, prononça ces discours, c’était l’Éternel même qui parlait par sa bouche, il n’est pas inutile de faire ressortir quelques perles de cette divine éloquence.
«Voici la quarantième année que vous êtes en chemin, et cependant les vêtements dont vous étiez couverts ne se sont point usés sur vous, ni vos souliers à vos pieds.» (Deutéronome 8:4)
Voilà, certes, un miracle qui est aussi miracle que tous les autres, et qui ne manque pas de gaîté. D’après les deux dénombrements que l’on connaît, il y a eu en chiffres ronds six cent mille hommes d’armes dans cette population émigrante, tant au sortir de l’Égypte qu’à l’arrivée au pays de Moab, et l’on sait aussi que les arrivants n’étaient plus les mêmes que les partants. Tous les théologiens sont d’accord pour reconnaître que ce nombre d’hommes d’armes suppose au départ, pour le total du peuple hébreu, trois millions d’individus, vieillards, femmes, jeunes filles, jeunes garçons et familles de lévites. Donc, puisque trois millions de personnes ont trouvé la mort dans le désert dans l’espace de ces quarante années, il y a eu trois millions de vestes et de robes et trois millions de paires de souliers qu’on s’est transmis des uns aux autres. Mais, puisque le dernier recensement a accusé un chiffre de six cent un mille sept cent trente combattants, sans compter vingt-trois mille lévites, si l’on suppose que chaque combattant et chaque lévite avaient une femme, que chaque ménage de ces juifs si prolifiques eût en moyenne trois enfants (c’est modeste!), que la moitié seulement des couples eussent avec eux leurs pères et mères, cela ferait quatre millions trois cent soixante-treize mille cent dix personnes à chausser et à vêtir. Ce calcul ne fait que mieux saillir la grandeur du miracle; car il a fallu ainsi que papa Bon Dieu donnât dans le désert à son peuple un million trois cent soixante-treize mille cent dix paires de souliers de plus, sans parler des tuniques!
D’ailleurs, saint Justin, dans son dialogue avec Tryphon, soutient que non seulement les habits des Hébreux ne s’usèrent point dans leur marche de quarante années au soleil et à la pluie, et en couchant sur la dure, mais que ceux des enfants croissaient avec eux et s’élargissaient merveilleusement au fur et à mesure qu’ils avançaient en âge. Et saint Jérôme ajoute dans une épître (la 38°) ces propres mots: «En vain les barbiers apprirent leur art; ils n’en usèrent point pendant quarante années dans le désert, parce que les cheveux et les ongles des Israélites ne croissaient pas.» Si, après ça, vous n’êtes pas convaincus?…
Une recommandation qui n’étonnera personne:
«Veillez bien à avoir soin de vos prêtres, pendant tout le temps que vous vivrez sur terre.» (12:19)
«Lorsque vous combattrez vos ennemis, si Dieu les livre entre vos mains, et si vous voyez, parmi vos captifs, quelque belle femme inspirant votre amour, alors celui à qui elle plaira l’emmènera dans sa maison; elle se rasera les cheveux et se coupera les ongles, et elle se déshabillera entièrement, car elle ne doit garder sur elle aucun des vêtements avec lesquels elle a été prise; puis, on lui donnera un mois pour pleurer son père et sa mère; après quoi, celui à qui elle aura plu la mettra dans son lit, entrera en elle, et dès lors elle sera sa femme. Mais, s’il arrive ensuite qu’elle ne plaise plus, son mari pourra la renvoyer, à la condition qu’elle y consente; en tout cas, du moment qu’un Israélite aura couché avec elle, on ne pourra plus la vendre.» (21:10–14)
Ça, c’est gentil, n’est-ce pas?
«N’entrera jamais dans les saintes assemblées du culte celui qui sera eunuque en ayant eu les testicules coupés, ni même celui qui aura eu les testicules froissés.» (23:1)
Pas de commentaire!
«Si, à la veille d’une bataille, un soldat a eu dans la nuit un songe voluptueux qui lui ait causé une perte de semence, il sortira le matin du camp, et le soir il se lavera avec de l’eau fraîche; puis, il rentrera dans le camp.» (23:10–11)
Ce qui revient à dire qu’il ne prendra point part à la bataille. Voltaire a cru utile d’émettre quelques réflexions à ce sujet: «Plusieurs gens de guerre, écrit-il, ont dit que les pollutions nocturnes arrivaient principalement aux jeunes gens vigoureux, et que l’ordre de les éloigner de l’armée du matin au soir était très dangereux, attendu que c’est d’ordinaire du matin au soir que se livrent les batailles; que cet ordre n’était propre qu’à favoriser la poltronnerie; qu’il était plus aisé de se laver dans sa tente, où l’on est supposé avoir au moins une cruche d’eau, que d’aller hors du camp, où l’on pouvait fort bien ne pas en trouver.»
Jéhovah va jusqu’à enseigner à son peuple comment il convient de faire caca, en temps de guerre.
«Vous aurez un endroit réservé, hors du camp, pour évacuer. Et, parmi vos ustensiles, vous aurez une petite bêche; alors, quand vous voudrez évacuer, vous irez à l’endroit réservé, vous creuserez un trou rond avec la petite bêche, et, lorsque votre évacuation sera terminée, vous recouvrirez de terre ce qui sera sorti de vos boyaux. Car, moi, l’Éternel, je serai au milieu de votre camp, pour combattre avec vous; il ne faut donc pas que je sente quelque chose d’impur dans votre camp; sinon, je me retirerais d’entre vous.» (Même 23:12–14)
Ce passage de la Bible appelle un commentaire particulièrement grave. Nous savions déjà que Dieu a des mains dont il se sert pour pétrir, qu’il souffle et qu’il salive, qu’il a des pieds pour se promener sur notre planète, quand la fantaisie lui prend; nous avons appris tout à l’heure qu’il a un derrière et qu’il le montra à Moïse. Maintenant, nous apprenons que Jéhovah possède un nez, non pas tout simplement pour agrémenter son visage et pour s’éviter de prêter à rire, lorsqu’il daigne apparaître aux humains, créés à sa ressemblance; mais ce nez est un vrai nez. De même que Dieu mange pour tout de bon (rappelez-vous le plantureux dîner chez Abraham), de même Dieu s’est adjugé de toute éternité un nez dont il se sert pour sentir, et il n’aime pas les mauvaises odeurs.
D’autre part, on ne manquera pas de se dire qu’il était facile au Tout-Puissant d’épargner à son divin nez la respiration d’odeurs désagréables. Quoi! ce peuple hébreu est son peuple, sa nation prédestinée, et il n’est pas venu à l’esprit du seigneur Jéhovah l’idée de l’affranchir, par une exception solennelle, des suites vulgaires et nauséabondes de la digestion, puisque les senteurs du caca répugnent à son odorat sacro-saint?… Que toute nourriture profitât entièrement aux estomacs israëlites, suppression complète de l’évacuation, et voilà, il me semble, une ingénieuse solution du problème; au besoin, les Juifs n’auraient pas eu de trou-de-balle, et cela les eût distingués du reste de l’humanité, mieux encore que fa circoncision. Ou encore, si le Tout-Puissant n’avait pas voulu donner à son peuple un privilège aussi notable que celui de l’absence d’anus, s’il tenait à ce que les Hébreux allassent à la selle aussi bien que tout le monde, il lui eût été facile, d’une autre manière, de n’avoir pas à renifler des puantises, quand il était au milieu d’eux, dans leur camp: moi, si j’étais dieu, j’aurais tout bêtement décrété que le caca juif, en temps de guerre, sentirait la violette ou tout autre délectable parfum: ce n’était pas plus malin que ça!…
On dit qu’un sonnet sans défaut vaut, à lui seul, un bon poème; ma foi, je crois que les versets 12, 13 et 14 du chapitre 23 du Deutéronome valent, à eux trois, mieux que tous les psaumes de David. Il est d’une immensité incomparable, l’horizon que ces trois, versets-là ouvre à la science des théologiens; il y a là, dans ce nez de Dieu réfractaire aux mauvaises odeurs, des profondeurs théologiques inouïes, si l’on veut prendre la peine de scruter, d’examiner et de disserter pieusement.
Ainsi, j’en fais juge mon vieil ami Léon XIII, et je le prie humblement de soumettre au prochain concile la question que voici: le fait des trois versets en question, auxquels un fidèle est obligé de croire sous peine d’anathème, puisqu’ils appartiennent à la Bible, ne complique-t-il pas d’une étonnante façon le mystère de l’Eucharistie, déjà si compliqué?
En deux mots, pendant la messe, au moment de la consécration, si le prêtre, en prononçant les paroles sacramentelles, lâche, par accident, un pet au chou-pourri, Dieu descend-il dans l’hostie et la transsubstantiation a-t-elle lieu?
Ne me dites pas qu’il est impossible qu’un tel accident arrive. Dans mon jeune âge, au collège Saint-Louis, — je précise! — j’ai rempli quelques fois l’office d’enfant de chœur, et il m’est arrivé de servir la messe, notamment à un saint homme, l’abbé Jourdan, qui était d’un tempérament très venteux. Étaient-ce les haricots du collège qui lui produisaient de l’effet? J’incline à le croire, à sa décharge. Quoi qu’il en soit, je me rappelle qu’un matin, au moment où, agenouillé derrière lui, je relevais le bas de sa chasuble, tout en agitant la sonnette, vrai! c’était à ne pas y tenir, tant l’artillerie intestinale du saint homme faisait fureur, et sans doute bien malgré lui. Le brave abbé Jourdan existe encore; il est chanoine, dans mon diocèse natal; qu’il soit guéri ou non de son infirmité crépitante, la question doit évidemment l’intéresser plus que personne. Aussi, quand elle sera examinée par le concile que je sollicite, je me ferai un plaisir de lui offrir ses frais de voyage, ne serait-ce que pour lui prouver que je ne lui en veux pas des infectants quarts d’heure qu’il me fit passer autrefois.
Donc, au temps de mon enfance, je n’attachai aux accidents venteux d’un prêtre officiant que l’importance d’une mauvaise odeur infligée à mon nez humain. Mais, aujourd’hui que je feuillette avec soin la sacrée Bible et que je plonge dévotement au sein de ses sublimes splendeurs, les trois versets du Deutéronome, demeurés trop inaperçus jusqu’à présent, stimulent mon zèle et m’ont fait comprendre que j’avais un grand devoir à remplir, en soulevant la grave et nécessaire question de la vesse sacerdotale lâchée par un officiant au moment où il prononce les mots: «Ceci est mon corps, ceci est mon sang.»
Nul n’ignore qu’à cet instant même le Très-Haut devient semblable au maquereau, tel qu’il est crié à Paris dans les rues, c’est-à-dire: «Il arrive! il arrive!…» Bien plus, Dieu réalise alors, mieux que ledit maquereau, l’annonce de la marchande de poisson, attendu que celle-ci exagère en ajoutant: «Il demande à frire!» La vérité est que le maquereau ne demande pas plus à frire que l’anguille à être écorchée vive; ce sont les humains qui leur attribuent ces demandes, au sujet desquelles ces infortunés poissons ne furent jamais consultés. Au contraire, en ce qui concerne le Très-Haut Jéhovah (et Cie), non seulement il arrive dans l’hostie tout-à-coup, mais encore il demande réellement à être boulotte, lui!… C’est cela, l’Eucharistie.
Par conséquent, comme il est inadmissible que le Nouveau Testament soit en contradiction avec l’Ancien Testament, dont fait partie le Deutéronome, comme ces deux Testaments sont, l’un aussi bien que l’autre, l’œuvre de l’Esprit-Saint, il apparaît d’une logique des plus limpides que Dieu, dont l’horreur des puantises est un fait d’absolue certitude, doit évidemment se faire tirer l’oreille pour se transformer en pain à cacheter, quand il a affaire à un ministre au trou-de-balle gazeux. S’installe-t-il définitivement dans l’hostie, oui ou non? Attend-il que l’odeur du pet de curé soit passée, ou bien remonte-t-il en son paradis avec plus ou moins de mauvaise humeur? Voilà la question d’intérêt général que ma ferveur pose candidement à ma sainte mère l’Église.
On le voit, rien n’est plus grave; car, si, dans le cas dont il s’agit, les hosties que le curé crépitant s’apprête à distrihuer aux fidèles ne sont qu’un vulgaire pain, sans même un poil de la barbe à Sabaoth dedans, les communiants sont volés, parbleu!… Et supposez un fidèle qui compte sur cette communion, avec indulgence plénière applicable, afin de tirer sa belle-mère du purgatoire, calculez, je vous prie, l’immensité du désastre!… Allons, saint-père, vite un concile, s’il vous plaît!
Ne fermons pas les chapitres du Deutéronome, qui dictent les ordonnances divines, sans citer encore celle-ci:
«Quand des hommes auront une querelle ensemble, l’un contre l’autre, si la femme de l’un s’approche pour délivrer son mari de celui qui le bat, et si alors, avançant la main, elle saisit celui-ci par les testicules, on coupera la main de cette femme.» (25:11–12)
Excellent Jéhovah! il prévoyait tout!…
Il déclara encore à Moïse que ses compatriotes, après leur entrée dans la Terre Promise, devraient affecter deux montagnes à un usage assez curieux: sur l’une, nommée Garizim, on bénirait le peuple; sur l’autre, nommée Hebal, on prononcerait toutes sortes de malédictions (ch. 27).
Quant aux menaces de Jéhovah, en voici quelques échantillons, extraits du chapitre 28:
«Si vous ne voulez point écouter la voix de l’Éternel votre Dieu, l’Éternel vous enverra la ruine dans toutes les affaires que vous entreprendrez (v. 20); l’Éternel vous frappera de langueur et de fièvre (v. 22); l’Éternel vous accablera d’hémorrhoïdes, de gale et de gratelle, dont vous ne pourrez pas guérir (v. 27)… Lorsque vous vous marierez, un autre couchera avec votre femme (v. 30); on vous prendra vôtre âne et on ne vous ne le rendra pas (v. 31); l’Éternel vous fera avoir un ulcère très malin qui rongera vos genoux, ainsi que vos cuisses (v. 35); vous serez un sujet de raillerie pour tous les peuples (v. 37); vous sèmerez beaucoup de grains dans vos champs, et vous n’aurez que des récoltes très maigres (v. 38)… Il vous naîtra des fils et des filles, mais ils ne seront pas à vous (v. 41); l’étranger vous prêtera à usure, et vous ne lui prêterez pas à usure (v. 44)… L’Éternel fera venir d’un pays reculé, et des extrémités de la terre, un peuple dont vous n’entendrez point le langage, et qui n’aura pitié ni de vos vieillards ni de vos enfants: ce peuple mangera vos fruits, les petits de vos bêtes, et il ne vous laissera ni blé, ni vin, ni huile (v. 49–51)… Vous mangerez vos propres enfants, aussi bien la chair de vos filles, que celle de vos fils (v. 53); l’homme le plus tendre et le plus délicat d’entre vous regardera d’un œil sec son frère et sa femme bien-aimée et refusera de leur donner à manger de la chair de ses enfants, qu’il mangera tout seul (v. 54–55); la mère la plus tendre prendra son enfant à peine né, le mangera en cachette, et regardera d’un œil sec son mari bien-aimé (v. 56–57).»
De toutes les peines dont Jéhovah menace son peuple, pas une n’est un châtiment spirituel. Le peuple de Dieu ne connaissait donc que les peines temporelles; il est bon de le faire remarquer, en observant en outre que nulle part, dans l’Ancien Testament, il n’est question d’enfer ni de purgatoire. Si Dieu, comme on l’a vu, se préoccupait du caca des Juifs, par contre il n’avait guère souci de leurs âmes, à tel point que ces mots «immortalité de l’âme», ne se trouvent en aucun endroit des livres sacrés, sur lesquels les chrétiens ont greffé leur religion.
Après les menaces, vient un fragment historique (!): Moïse, âgé de cent-vingt ans, se démet de sa charge en faveur de Josué, au vif déplaisir du grand-prêtre Éléazar, et confie à Josué la mission de conduire les Hébreux au pays de Canaan. Nous ferons grâce au lecteur d’un cantique chanté par Moïse faisant ses adieux à ses compatriotes, ainsi que des bénédictions qu’il prononce sur chacune des tribus d’Israël. Finalement, l’extraordinaire héros biblique, obéissant à un ordre divin, monte sur le mont Nébo, où il sait qu’il va mourir, et d’où il peut, avant d’entrer en agonie, contempler la Terre Promise.
L’Église a décidé, après la Synagogue, que le Pentateuque est l’œuvre de Moïse; sur ce point, juifs et chrétiens sont pleinement d’accord. N’allez pas dire au pape que les cinq livres dont le Deutéronome est le dernier ont été écrits par un autre que le gendre de Jéthro; si vous aviez l’audace d’insinuer cela, vous seriez excommunié. Ces cinq livres, enseignent les théologiens, qui n’en démordent pas, ont été écrits par Moïse depuis la première ligne jusqu’à la dernière, sous l’inspiration du divin pigeon.
Un livre vulgaire, un livre purement humain s’arrêterait donc à l’ascension de Moïse, gravissant le mont Nébo; à la rigueur, le grand homme pourrait écrire comme conclusion: «Je sens que je m’en vais; maintenant, je pose ma plume, car je suis sur le point de mourir; ni, ni, fini.» Or, Moïse, en sa qualité d’écrivain sacré, ne pouvait pas s’en tenir là. Il a donc eu soin de consigner, dans son dernier chapitre, sa mort, le fait de sa sépulture, le deuil du peuple, et il a eu l’amabilité de s’adresser un petit éloge posthume.
«Ainsi, Moïse, serviteur de l’Éternel, mourut là (sur le mont Nébo), au pays de Moab, selon ce que l’Éternel avait dit (34:5); et l’Éternel l’ensevelit dans la vallée, vis-à-vis de Beth-Péhor, et personne n’a su jusqu’à ce jour où était son tombeau (v. 6). Or, quand il mourut à cent vingt ans, Moïse avait encore la vue très bonne, et sa vigueur n’était point passée (v. 7); et les enfants d’Israël pleurèrent Moïse trente jours, dans les campagnes de Moab (v. 8). Et Josué, fils de Nun, fut rempli de sagesse, car Moïse lui avait imposé les mains; et les enfants d’Israël lui obéirent dès lors (v. 9). Et il ne s’est jamais levé en Israël un prophète aussi saint que Moïse, et à qui Dieu ait permis, comme à lui, de le voir face à face (v. 10).»
Quelque lecteur secouera la tête, après avoir vu ces lignes; il lui semblera qu’elles prouvent que Moïse est étranger à leur rédaction. Erreur, mon ami! Les théologiens vous diront que c’est là le style de Moïse même, et que, d’ailleurs, dans tous les chapitres précédents, il n’employa jamais la première personne, mais toujours la troisième, lorsqu’il parla de lui.
Rien à répliquer, quand l’Église s’est prononcée. Or, l’opinion bien arrêtée de l’Église est exposée par Mgr Paul Guérin, en ces termes: «Le Pentateuque est le nom collectif des cinq premiers livres de la Bible. Moïse est l’auteur du Pentateuque. Le Pentateuque est authentique, et son authenticité est aussi certaine que celle des livres les plus authentiques, aussi certaine que l’existence même de Moïse (ainsi!…); on ne peut refuser de tenir pour authentique un livre dont l’authenticité a pour elle la foi publique et constante d’une nation dont il décrit l’histoire, le culte et la législation, surtout si ce livre présente les caractères de l’antiquité qu’on lui attribue, et s’il est d’ailleurs impossible qu’il ait été supposé, c’est-à-dire écrit par un autre que celui dont il porte le nom. Or, tel est le Péntateuque: la foi publique et constante de la nation juive, les caractères d’antiquité qu’on remarque dans ce livre, l’impossibilité d’une supposition, tout en démontre l’authenticité. Moïse a écrit le Pentateuque sous l’inspiration du Saint-Esprit.»[8]
Inclinons-nous, mes frères, et ne nous étonnons plus de rien.
Voilà donc Josué élevé sur le pavois et proclamé chef suprême des Hébreux. Aussitôt, papa Bon Dieu, pour lui donner du cœur au ventre, lui apparut et lui prodigua de bonnes promesses:
«Lève-toi, passe le Jourdain, toi et tout le peuple avec toi, pour entrer au pays que je donne aux enfants d’Israël. Vous posséderez tous les pays où vous aurez posé la plante de vos pieds. Vos frontières seront depuis le désert et le Liban jusqu’au grand fleuve de l’Euphrate, et tout le pays des Éthiens vous appartiendra aussi, jusqu’à la grande mer, vers le soleil couchant. Nul ne pourra te résister, tant que tu vivras; car je ne t’abandonnerai point. Fortifie-toi donc et prends courage.» (Livre de Josué 1:2–6)
Ce n’était pas la première fois, depuis la sortie d’Égypte, que Jéhovah rappelait ce qu’il avait juré à Abraham, Isaac et Jacob. Ah! quel immense empire que celui qu’il s’était engagé, par serment, à donner à son peuple! Toutes les terres comprises entre la péninsule du Sinaï, la Méditerranée et l’Euphrate, cet empire eût été plus grand que celui d’Assyrie. Mais, aussi, quelle faillite à ces engagements solennels! Les Juifs n’ont jamais eu qu’un misérable territoire. Cet Euphrate tant promis, ils l’ont connu non comme propriétaires, mais comme captifs. Leur grand fleuve n’a jamais été que le pauvre Jourdain.
Que fit le successeur de Moïse à la suite des exhortations de Jéhovah?
«Josué envoya secrètement de Sittim deux espions. Ceux-ci partirent, entrèrent dans la ville de Jéricho, et passèrent la nuit chez une nommée Raab, qui était une prostituée.» (2:1)
Les traductions chrétiennes de la Bible qualifient d’hôtelière la dame Raab; or, le texte original hébreu porte zonah, mot qui signifie bel et bien prostituée, femme débauchée, vivant de ses charmes. Pourquoi cette inexactitude de traduction? Ne serait-ce point parce que la susdite Raab figure, dans l’Evangile (généalogie donnée par saint Matthieu 1:5), au nombre des aïeules de Jésus-Christ?…
«Le roi de Jéricho, ayant été averti, envoya auprès de Raab, et l’on dit à cette prostituée: Fais sortir les deux hommes qui sont entrés dans ta maison; car ce sont des espions venus pour examiner le pays. Mais cette femme les cacha et répondit: Ils sont sortis, tandis qu’on fermait les portes de la ville, et je ne sais où ils sont allés.» (v. 2–5)
Après le départ de la police, Raab fit un pacte avec les deux espions. Elle leur apprit que les gens du pays, connaissant les merveilles de la sortie d’Égypte, avaient une peur atroce de l’armée juive.
Quant à eux, ils lui donnèrent un signe distinctif à mettre à sa maison, et ils lui promirent que, lors de la future prise de Jéricho, ce signe la ferait excepter du massacre. Ce pacte conclu, les deux espions s’évadèrent par la fenêtre, la maison de Raab étant située à côté même des murs de la ville. (v. 9–21)
Les critiques demandent pourquoi, Dieu ayant juré a Josué qu’il serait toujours avec lui, Josué prit cependant la précaution d’envoyer des espions chez une fille de joie. Quel besoin, dit Voltaire, avait-il de cette misérable, quand Dieu lui avait promis son secours de sa propre bouche; quand il était sûr que Dieu combattait pour lui, et qu’il était à la tête d’une armée de six cent mille hommes, dont il détacha, selon le texte sacré, quarante mille pour aller prendre le village de Jéricho, qui ne fut jamais fortifié, les peuples de ce pays-là ne connaissant pas encore les places de guerre, et Jéricho étant dans une vallée où il est impossible de faire une place tenable? — De Jéricho, qui est au pied du mont Karantal, il ne reste aujourd’hui que quelques pauvres huttes, abritant environ 300 habitants; les guides à l’usage des touristes nous apprennent que la moralité des femmes de cette bourgade est toujours à la hauteur de celle de leur glorieuse ancêtre Raab.
À propos de cette fille Raab, le bénédictin dom Calmet a discuté si elle fut ou non coupable d’un mensonge, en disant que les espions juifs étaient partis, lorsqu’ils étaient chez elle; il prétend qu’elle accomplit ainsi une très bonne action. «Etant informée, écrit ce théologien, du dessein de Dieu, qui voulait détruire les Cananéens et livrer leur pays aux Hébreux, elle n’y pouvait résister sans tomber dans le crime de rébellion à l’égard de Dieu; de plus, elle était persuadée des justes prétentions de Dieu, et de l’injustice des Cananéens; ainsi elle ne pouvait prendre un parti ni plus équitable ni plus conforme aux lois de la sagesse.» Le savant Fréret a répondu que, si cela était, la prostituée Raab aurait donc été inspirée de Dieu même, aussi bien que Josué; ce qui serait fort étrange. Il semble plutôt, dit-il, que cette Raab, par son crime abominable de trahison envers sa patrie au profit des espions d’un peuple barbare, était une infâme qui méritait le dernier supplice.
Mais n’insistons pas, et poursuivons. Josué ordonna de marcher contre Jéricho; pour cela, il fallait d’abord passer le Jourdain. Les prêtres qui portaient l’arche d’alliance marchèrent en tête du peuple; ils entrèrent hardiment dans l’eau, en gens bien certains qu’un miracle ne pouvait manquer de se produire. À peine leurs pieds furent-ils mouillés que les flots supérieurs du fleuve s’arrêtèrent, comme si une digue invisible s’était subitement élevée, et s’accumulèrent d’une manière formidable en hauteur, tandis que les eaux inférieures, suivant leur cours ordinaire, laissèrent le lit du Jourdain à sec. Et les prêtres restèrent au milieu du fleuve, jusqu’à ce que tout le peuple juif eût passé. En mémoire du miracle, on entassa douze grosses pierres auprès du Jourdain. Puis, une fois que les porteurs de l’arche d’alliance eurent gagné la rive droite, les eaux reprirent leur cours habituel (ch. 3, 4).
En apprenant ces merveilles, les rois des divers peuples de la région, jusqu’aux rivages de la Méditerranée, «sentirent leur cœur se fondre » et se découragèrent au plus haut point. Sur ces entrefaites, papa Bon Dieu fit remarquer à Josué que, depuis le départ d’Égypte, la circoncision n’avait plus été pratiquée. Pourquoi cet oubli? la Bible ne le dit pas; elle se borne à nous apprendre le fait, tout-à-coup. Aucun des mâles qui étaient nés au désert n’avait subi la petite opération que l’on sait. Or, la totalité du peuple hébreu dépassait alors quatre millions de personnes des deux sexes; cela faisait donc approximativement deux millions de mâles, de tout âge. On peut ainsi s’imaginer la quantité fantastique de prépuces qui furent coupés, sur l’ordre de Josué, et l’on ne s’étonne pas que leur tas fit une véritable colline; l’auteur sacré l’appelle «montagne des prépuces». Quatorze jours après, les Hébreux firent la Pàque et eurent assez de blé pour se fabriquer du pain; dès lors, la manne, n’étant plus nécessaire, cessa (ch. 5).
Conformément aux instructions divines, l’armée israëlite fit le tour de Jéricho, pendant six jours de suite, les soldats marchant gravement et les prêtres jouant de leurs instruments de musique; les assiégés étaient ébahis de cette manière de les combattre, mais ils ne se rendaient pas.
Le septième jour, de nouveau selon les prescriptions de Jéhovah, on exécuta encore la promenade circulaire, cette fois avec une autre musique plus forte, accompagnée d’un grand cri poussé par tout le peuple, et alors les remparts de la ville s’écroulèrent.
Josué ordonna de massacrer tout, «depuis l’homme jusqu’à la femme, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, même jusqu’au bœuf, au menu bétail et à l’âne». La prostituée Raab fut seule épargnée, avec ses parents à qui elle avait donné asile dans sa maison.
«Après quoi, les Hébreux, ayant pris l’or et l’argent pour le trésor du Seigneur, brûlèrent la ville et tout ce qui était dedans.» (ch. 6)
Ce carnage inspira à lord Bolingbroke ces réflexions, que l’on trouve dans ses œuvres publiées par le poète David Mallet, son ami:
«Est-il possible, écrivait le grand ministre du royaume d’Angleterre, que Dieu, le père de tous les hommes, ait conduit lui-même un barbare à qui le cannibale le plus féroce ne voudrait pas ressembler? Grands dieux! venir d’un désert inconnu pour massacrer toute une ville inconnue! égorger les femmes et les enfants, contre toutes les lois de la nature! égorger tous les animaux! brûler les maisons et les meubles, contre toutes les lois du bon sens, dans le temps qu’on n’a ni maisons ni meubles! n’épargner qu’une vile p…. digne du dernier supplice! Si ce conte n’était pas le plus absurde de tous, il serait le plus abominable. Il n’y a qu’un voleur ivre qui puisse l’avoir écrit, et un imbécile ivre qui puisse le croire.»
N’oublions pas que l’auteur de ces réflexions fut un des plus éminents hommes d’État de la nation anglaise; ministre des Affaires étrangères, lord Bolingbroke fut l’instigateur et le véritable auteur du fameux traité d’Utrecht, qui mit enfin terme aux longues et sanglantes guerres du règne de Louis XIV; on peut dire que, par ce grand ouvrage, l’orgueil de sa vie, il rendit la paix à l’Europe, et cela dans des conditions satisfaisantes pour toutes les puissances. Il est utile de rappeler la gloire de cet homme de bien qui honore l’humanité et qui employa son génie à arrêter l’égorgement des peuples; cela est nécessaire, afin de fermer la bouche des fanatiques qui seraient tentés de traiter la citation qu’on vient de lire de divagation impie de quelque obscur folliculaire. C’est lord Bolingbroke qui a porté ce jugement sur la Bible: «Ce serait offenser Dieu et les hommes que de discuter sérieusement ce misérable tissu de fables, dans lesquelles il n’y a pas un mot qui ne soit ou le comble du ridicule ou le comble de l’horreur.»
Au dire de l’auteur sacré, la prise et le sac de Jéricho eurent pour résultat une conspiration générale contre Israël. Voyant la façon expéditive dont les Hébreux entendaient la conquête, les rois qui gouvernaient la contrée se dirent qu’il leur fallait exterminer ces envahisseurs, sous peine d’être exterminés par eux; ils se liguèrent donc et tinrent un conseil où de grandes résolutions furent prises (ch. 9).
Toutefois, ils n’avaient pas songé à un léger détail, qui avait bien son importance: c’est que Dieu était avec Josué. Le seigneur Jéhovah mit l’épouvante dans leur armée, et
«Josué leur infligea une terrible défaite près de Gabaon; il les poursuivit par le chemin de Béthoron, continuant à les battre jusqu’à Hazaka et même jusqu’à Makkéda» (10:10)
Bien mieux, le père Sabaoth, se piquant d’amour-propre, prit lui-même part au combat:
«Tandis que les fuyards couraient sur la route de Béthoron, l’Éternel jeta sur eux, du haut du ciel, de grosses pierres, jusqu’à Hazaka, et ils en moururent; il y en eut plus de ceux qui périrent sous la grêle de pierres que de ceux que les Israélites tuèrent avec l’épée» (v. 11)
Mais Josué trouvait que sa victoire n’était pas encore assez complète.
«Alors, Josué dit en présence de tous les enfants d’Israël: Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, arrête-toi dans la vallée d’Aïalon. Et le soleil s’arrêta, et la lune aussi, jusqu’à ce que le peuple eût achevé le carnage. Le soleil, qui était au milieu des cieux, s’arrêta donc et ne se hâta point de se coucher, environ un jour entier. Jamais jour, ni avant, ni après, ne fut aussi long que celui-là» (10:12–14)
En lisant ce récit, on s’étonne qu’après la pluie de pierres Josué ait encore eu recours au grand miracle d’arrêter le soleil et la lune. Le texte dit que l’astre du jour était en plein midi; il semble donc qu’on aurait eu le temps de tuer tous les fuyards depuis midi jusqu’au soir sur cette route de Béthoron, en supposant que les pierres célestes en eussent manqué quelques-uns. Il est vrai que les théologiens nous diront peut-être qu’un certain nombre de ces fuyards coururent si vite, que plus de six à sept heures furent nécessaires pour les rattraper. Quant aux physiciens, ils n’ont pas encore pu expliquer comment le soleil, qui ne marche pas, arrêta sa course, ni comment cette journée, qui fut le double des autres journées, put s’accorder avec le mouvement des planètes et la régularité des éclipses.
Ce magnifique miracle de Josué a provoqué bien des joyeux rires et nous vaut quelques anecdotes. On raconte, notamment, celle d’un disciple de Galilée, qui avait été traduit devant l’Inquisition pour avoir soutenu le mouvement de la terre autour du soleil. On lui lisait sa sentence; elle disait qu’il avait blasphémé, attendu que Josué avait arrêté le soleil, et que par conséquent c’est cet astre qui marche, et non la terre. «Eh! messeigneurs, répondit l’inculpé, c’est sans doute depuis ce temps-là que le soleil ne marche plus!»
L’armée, qui venait d’être anéantie dans ce désastre, avait à sa tête cinq rois; ceux-ci avaient échappé à la pluie de cailloux divins et à l’épée des soldats juifs. Comment donc? Ils s’étaient réfugiés dans une caverne, à Makkéda (v. 16). Josué, apprenant la chose, donna vite l’ordre de rouler de grosses pierres à l’entrée de la caverne (v. 18). Voilà les cinq rois pris comme des rats dans une souricière. Là-dessus, Josué se rendit à Makkéda, fit ôter les grosses pierres qui fermaient la caverne, et l’on obligea les cinq monarques à sortir. Puis, les capitaines furent appelés, et Josué leur dit: «Maintenant, mettez vos pieds sur les cous de ces rois.» Après quoi, Josué commença par les frapper à grands coups, et ensuite il les tua, et il fit suspendre leurs cadavres à cinq potences, où ils restèrent jusqu’au soir; enfin, les cadavres furent replacés dans la caverne, refermée au moyen de grosses pierres. L’auteur sacré ajoute gravement:
«Les corps de ces cinq rois sont encore là.» (v. 22–27)
Josué continua ses exploits.
«Il ravagea tout le pays, les montagnes et les plaines; il tua tous les rois et les fit tous pendre; il tua tout ce qui avait vie, comme le Seigneur le lui avait commandé» (10:40)
«Il poursuivit tous les rois qui restaient, et son carnage fut tel que rien n’en échappa; il brûla les chariots, il coupa les jarrets des chevaux partout. Et quand il fut à Hatzor, qui avait été une grande capitale, il en tua le roi, il égorgea tous les habitants et toutes les bêtes; et il réduisit tout en cendres.» (11:8–11) — «Josué fit la guerre plusieurs années contre tous ces rois-là.» (v. 18) — «Il marcha aussi contre les géants des montagnes et les extermina (v. 21); et il ne laissa aucun de la race des géants, excepté dans Gaza, Geth et Azoth.» (v. 22) — «Et il fit pendre en tout trente et un rois.» (12:24)
Mazette! trente et un rois de pendus! C’est beaucoup dans un pays de sept à huit lieues d’étendue!…
Une fois que les populations de la Terre Promise eurent subi une écrabouillade complète, les Hébreux se trouvèrent ses maîtres; il ne leur restait plus qu’à se partager la contrée.
C’est ce qu’ils firent. Du chapitre 13 au chapitre 21 inclusivement, le livre de Josué indique minutieusement le territoire qui fut affecté à chaque tribu; il y a là une énumération formidable de villes. On en aura une idée approximative en sachant que la tribu de Juda, pour son compte, reçut cent vingt-quatre villes, sans compter les villages; tous les noms de ces villes sont cités expressément (15:20–63). Quant aux lévites, ils reçurent quarante-huit villes, dont six dites de refuge (ch. 20, 21). C’était, d’ailleurs, Jéhovah lui-même qui avait fixé le chiffre:
«Les lévites, avait-il stipulé, auront quarante-huit villes, éparses dans les territoires des douze tribus; ils habiteront dans ces villes, et les faubourgs de ces villes seront pour leurs bêtes, pour leurs biens et pour tous leurs animaux. En outre, les faubourgs des villes lévitiques seront de mille coudées tout autour, depuis la muraille de la ville en dehors.» (Nombres 25)
Les six villes de refuge étaient destinées à servir d’asile aux homicides ayant commis un meurtre sans préméditation.
Lord Bolingbroke estime que ces passages de la Bible n’ont pu être composés que par un lévite avide et barbare, écrivant dans des temps d’anarchie. Voici comment ce philosophe formule son opinion: «Jamais le peuple juif, dans ses plus grandes prospérités, n’eut quarante-huit villes murées. On ne croit même pas qu’Hérode, leur seul roi véritablement puissant, les possédât. Jérusalem, du temps de David, était l’unique habitation des Juifs qui méritât le nom de ville; mais c’était alors une bicoque qui n’aurait pas pu soutenir un siège de quatre jours. Elle ne fut bien fortifiée que par Hérode. En réalité, les lévites n’avaient d’autres possessions que la dîme, et le petit peuple israëlite n’eut aucune ville, ni sous Josué, ni sous les Juges. La longue énumération, que l’on trouve dans le livre de Josué n’est qu’un long et ridicule mensonge. Comment ce minuscule peuple, errant et vagabond jusqu’à Saül, aurait-il pu donner quarante-huit villes à ses prêtres, lui qui fut sept fois réduit en esclavage, de son propre aveu? Le lévite faussaire qui a écrit ces orgueilleuses sottises prétend encore qu’on mit au pouvoir des prêtres six villes de refuge pour les homicides; voilà un bel encouragement aux plus grands crimes. On ne sait ce qui doit révolter davantage, ou de l’absurdité qui fait donner quarante-huit villes à des prêtres dans un désert, ou de six villes de refuge dans ce même désert pour y attirer tous les scélérats!»
Au bas mot, le fameux partage, accompli avec tant de soin sous la direction de Josué, comporte environ six cents villes pour l’ensemble des tribus israëlites. Excusez du peu!… Et notez que la région mesure deux degrés de longitude dans sa plus grande largeur, et deux degrés et demi de latitude dans sa plus grande longueur, à l’époque où la puissance juive a atteint l’apogée de son épanouissement, c’est-à-dire pas du tout au temps de Josué.
Le partage effectué, Josué voyait sa mission terminée; aussi mourut-il… à cent dix ans (24:29). Il avait tout exterminé; les chapitres de son livre répètent à satiété que ses incessantes victoires ne laissèrent pas un être vivant. Or ça, tenez-vous bien, lecteur! Après la mort de Josué, nous allons retrouver tous ces ennemis exterminés plus puissants que jamais, et tenant les Juifs dans le plus rude esclavage, jusqu’au temps de Saül et de David.
En effet, le livre des Juges, — celui qui suit immédiatement le livre de Josué, — nous montre, dès le premier chapitre, les tribus de Juda et de Siméon en guerre contre dix mille Cananéens, gouvernés par un roi, nommé Adonibézec. Bien entendu, cette population, qui se trouvait là tout-à-coup on ne sait comment, fut passée au fil de l’épée. Quant à Adonibézec, avant de l’égorger, on lui infligea un supplice.
«Les descendants de Juda et de Siméon, l’ayant pris, lui coupèrent d’abord les mains et les pieds. Alors, Adonibézec dit: J’ai fait couper les mains et les pieds à soixante et dix rois, qui mangeaient sous ma table les restes de mon dîner; Jéhovah m’a traité comme j’ai traité tous ces rois.» (Juges 1:6–7)
Cet Adonibézec était donc un puissant monarque, puisqu’il avait réduit en captivité soixante et dix rois de cette contrée. Sa capitale se nommait Bézec, d’après la Bible; mais cette ville, ce terrible potentat et son royaume sont restés complètement ignorés des historiens. Cela étonne; car cette immense table, sous laquelle soixante et dix rois mangeaient sans mains, était bien faite pour valoir à Adonibézec une réputation considérable. Quoi qu’il en soit, si l’on ajoute ces rois vaincus et mutilés par Adonibézec aux trente et un exterminés par Josué, cela nous donne, avec Adonibézec-le-Cruel, un total de cent-deux rois, et, par conséquent, de cent deux royaumes dans la terre de Canaan. Si l’on jette les yeux sur la carte géographique et si l’on fait la division de ce petit territoire, voilà donc des royaumes qui auraient eu, chacun, à peine un demi-quart de lieue; c’est maigre! Ces cent deux rois devaient être bien serrés dans cet étroit espace, et il était temps que les Juifs vinssent mettre ordre à un tel état de choses en se substituant aux Cananéens.
Cependant, Jéhovah, quoique tout-puissant, ne put pas venir à bout de quelques-uns de ces Cananéens, qui, anéantis par Josué, avaient poussé de nouveau, comme par enchantement, dans cette contrée extraordinaire.
«Dieu était avec Juda, et ses descendants se rendirent maîtres des montagnes; mais ils ne purent vaincre les habitants des vallées, parce que ceux-ci avaient des chariots de guerre armés de faulx.» (1:19)
La provision de grosses pierres que maître Jéhovah avait dans son ciel était donc épuisée? telle est la réflexion qu’on ne peut manquer de se faire. Mais, en poussant plus à fond l’examen de ce passage de la Bible, on se demande comment ces Cananéens, qui l’échappèrent belle, grâce à leurs chariots de guerre, pouvaient posséder de ces chariots, puisque leur manœuvre était impossible dans ce pays tout couvert de montagnes et de cailloux. En effet, les chariots de guerre, armés de faulx, ne furent inventés que dans les grandes plaines qui sont vers l’Euphrate, et l’on sait que ce sont les Babyloniens et les Persans qui mirent cette invention en pratique, trois siècles seulement après Josué.
Les chapitres 2 et 3 du livre des Juges nous montrent les Hébreux manquante reconnaissance envers Jéhovah et bientôt punis par la défaite et l’esclavage. Après la mort de Josué, nos juifs s’étaient choisi des Juges, pour les gouverner; cette période de leur histoire n’est pas très brillante.
«Les enfants d’Israël, abandonnant le Dieu de leurs pères, Jéhovah, qui les avait tirés de la servitude d’Égypte, se prosternèrent devant les statues de Baal; ils adorèrent Baal et Astaroth (2:12–13).
Et, comme ils habitèrent au milieu des Cananéens, des Amorrhéens, des Phérésiens, des Hévéens et des Jébuséens, ils prirent leurs filles pour femmes, ils donnèrent leurs filles en mariage aux enfants de ces peuples, et ils servirent leurs dieux.» (3:5–6)
Ne nous lassons pas, afin de mieux admirer ces mariages, de rappeler que l’armée des six cent mille Israélites, commandés par Josué, avait, sans miséricorde, détruit tous les habitants de la contrée: Moïse, encore, faisait parfois épargner 32,000 pucelles; mais son successeur ne laissait pas un être vivant.
«Jéhovah, étant donc en colère contre les enfants d’Israël, les livra entre les mains de Chuzan-Rischataïm, roi de Mésopotamie, dont ils furent esclaves pendant huit ans» (3:8).
Le critique anglais Thomas Wolston, qui paya de plusieurs années de prison son indépendance en matière religieuse, et qui exerça sa verve aussi bien contre les livres sacrés des chrétiens que contre ceux des juifs, déclarait nettement qu’il fallait choisir entre l’histoire des Juges et celle de Josué, attendu que l’une ou l’autre est mensongère, puisqu’il y a contradiction flagrante entre ces deux saints livres. Il n’est pas possible, disait-il, que les Hébreux aient été esclaves immédiatement après avoir exterminé tous les habitants du Canaan avec une armée de six cent mille hommes. Quel est ce Chuzan-Rischataïm, roi de Mésopotamie, qui vient tout d’un coup mettre à la chaîne les enfants d’Israël? Comment est-il venu de si loin, sans qu’on dise rien de sa marche? Le texte dit bien, à la vérité, que c’est un châtiment du Seigneur pour avoir donné leurs filles en mariage aux Cananéens et pour avoir épousé les filles de ceux-ci; mais il est trop aisé de dire que lorsqu’on a été vaincu, c’est parce qu’on a péché, et que quand on a été vainqueur, c’est parce qu’on a été fidèle: il n’y a aucune nation ni aucune bourgade de sauvages qui n’en puisse dire autant. Il sera toujours impossible de comprendre comment une population de quatre millions d’individus, ayant six cent mille hommes d’armes, peut avoir été réduite en servitude dans le même pays qu’elle venait de conquérir; de même qu’il est impossible que cette horde formidable de guerriers ait anéanti tous les anciens habitants, et que des alliances matrimoniales se soient ensuite établies entre les massacreurs et les exterminés. Cette foule de contradictions n’est pas soutenable. Il est dit, aussitôt après, qu’au bout de huit ans le juge Othoniel délivra ses compatriotes et que les Hébreux chassèrent et tuèrent ce Chuzan-Rischataïm, roi de Mésopotamie; mais on ne nous donne aucun renseignement sur cette guerre qui dut être considérable et dont les historiens, pourtant, n’entendirent jamais parler.
Quarante ans plus tard, les Hébreux furent asservis par Eglon, roi des Moabites, quoique le royaume de Moab n’existât plus depuis longtemps; sa suppression par le massacre en masse est antérieure à la prise de Jéricho.
Cet esclavage dura dix-huit années. Aod, fils de Géra, y mit fin au moyen d’un stratagème meurtrier: ce juif, s’étant joint aux délégués du peuple, qui apportaient un présent à Eglon, pria le tyran de le recevoir à part dans sa chambre, sous prétexte de quelques mots secrets qu’il avait à lui dire; Eglon, sans méfiance, s’enferma avec Aod, lequel lui enfonça un poignard dans le ventre et s’en alla aussitôt, sans se faire remarquer. Cet assassinat encouragea les Juifs; ils se révoltèrent, et dix mille Moabites furent égorgés. Et le pays fut en repos pendant quatre-vingts ans. Après Aod fut Samgar, «qui tua six cents Philistins avec un soc de charrue» et qui délivra aussi Israël (3:11–31).
Les Hébreux furent encore esclaves d’un certain Jabin, roi de Canaan. Heureusement, une vénérable prophétesse, qui chantait des cantiques sous un palmier entre Rama et Béthel, Mme Débora, manda auprès d’elle le sieur Barac, enflamma son courage, ainsi que celui de dix mille soldats des tribus de Zabulon et Nephtali, et partit en guerre avec eux. Les troupes de Jabin, commandées par le général Sisara, fuient taillées en pièces, à leur première rencontre avec celles de Barac et Débora.
Le général, dans sa fuite, se réfugia chez Héber, que l’auteur sacré nous dit être «un cinéen vivant en paix avec le roi Jabin». Or, Héber avait une femme, l’aimable Jahel, à qui Jéhovah souffla une inspiration. C’est Jahel elle-même qui offrit asile à Sisara. «Elle vint au-devant de lui et lui dit: Mon seigneur, retire-toi chez nous, et ne crains point. Et elle le cacha. Comme il avait soif et demandait de l’eau à boire, elle lui donna du lait. Sisara la pria de se tenir à l’entrée de la tente; puis, il s’endormit profondément. Alors, Jahel prit un clou très long, ainsi qu’un marteau, rentra tout doucement, et lui transperça la tempe avec ce clou, qui s’enfonça jusqu’en terre; et le général mourut. Or, Barac étant arrivé ensuite, Jahel lui montra Sisara étendu mort, en disant: Voilà celui que tu cherches.» Quant au roi Jabin, il ne tarda pas à être massacré, et la prophétesse Débora chanta un de ses plus beaux cantiques (ch. 4, 5).
Malgré Aod, Débora et Jahel, les tribulations des Hébreux n’étaient pas terminées. Cette fois, ce furent les Madianites (encore des revenants, ceux-ci) qui prirent à tâche de les persécuter. Les malheureux enfants de Jacob, sans être à proprement parler en état d’esclavage, étaient en butte à toutes les vexations: quand ils avaient semé et longtemps travaillé dans l’espoir d’une abondante récolte, les Madianites prenaient un malin plaisir à accourir sur leurs champs, avec d’innombrables chameaux, et les récoltes étaient perdues; ils leur chipaient bœufs, ânes et menu bétail; ils abîmaient les fruits de leurs vergers; les infortunés Juifs en furent réduits à se creuser des cavernes dans les montagnes pour préserver leurs personnes des mille et une méchancetés de ces enragés persécuteurs (6:1–6).
Il y avait sept ans que ces tracasseries duraient, lorsque papa Bon Dieu, ayant enfin pitié de son peuple, résolut de susciter un nouveau héros. Et, pour que l’exemple fut plus éclatant, il fit choix d’un jeune malingreux, du nom de Gédéon, lequel était si chétif qu’il avait toutes les peines du monde à manœuvrer au pressoir de son père. Un beau matin, donc,
«un ange du Seigneur vint à Ephra et s’assit sous un chêne qui appartenait à Joas, chef de la famille d’Abiézer et père de Gédéon; et l’ange dit au jeune homme: Voici, maintenant tu es très fort et très vaillant, parce que l’Éternel est avec toi» (6:11–12)
Gédéon n’osait pas croire l’ange sur parole, surtout lorsqu’il apprit que c’était lui qui délivrerait Israël du joug des Madianites.
«Si l’Éternel m’accorde cette grâce, dit-il, pourquoi ne m’en convaincrais-tu point par quelque signe merveilleux? Mais permets-moi de t’offrir quelque chose, et, je t’en prie, ne t’en va pas, pendant que je vais te chercher à manger. L’ange répondit: C’est bien, je demeurerai ici jusqu’à ce que tu reviennes. Gédéon, étant alors rentré chez lui, fit cuire en toute hâte un chevreau et des galettes; il mit la viande dans un panier et le jus dans un pot; puis, il apporta le tout sous le chêne et l’offrit à l’ange. Mais l’ange lui dit: Tu vois cette pierre qui est là tout près; places-y la viande et les galettes, et répands le jus par-dessus. Gédéon obéit. Alors, l’ange étendit sa verge sur le chevreau et les galettes; à l’instant même, des flammes sortirent du rocher; la viande, les galettes et le jus furent consumés, et subitement l’ange disparut.» (v. 17–21)
Là-dessus, Gédéon fit appel à dix des meilleurs serviteurs de son père, et, de nuit, il alla démolir l’autel de Baal et couper les arbres d’un bosquet consacré aux dieux des Madianites; avec ce bois, il construisit un bûcher sur lequel il sacrifia un taureau à Jéhovah (6:27–21).
Grande fut la colère des habitants d’Ephra, quand ils virent l’autel de Baal démoli et le bosquet coupé. Or, Joas, n’ayant pas voulu leur livrer son fils, une violente colère s’empara de tous les ennemis des Hébreux; et tous les Madianites, et tous les Amalécites, et tous les peuples orientaux se rassemblèrent, passèrent le Jourdain et vinrent camper dans la vallée de Jizréhel (6:29–33). Mais Dieu revêtit d’armes Gédéon (6:34).
Le croirez-vous? Gédéon était encore à se demander si Jéhovah l’avait vraiment choisi pour flanquer une trempe aux ennemis d’Israël. Quand il eut convoqué les tribus de Manassé, d’Azer, de Zabulon et de Nephtali, sur qui il croyait pouvoir le mieux compter, il pria Dieu de faire un miracle qui démontrerait, sans erreur possible, la protection dont il était l’objet.
«Et Gédéon dit à Dieu: Si tu dois vraiment délivrer Israël par ma main, comme tu l’as dit, écoute-moi bien; je vais mettre sur une large pierre plate la toison d’une brebis; et si la rosée ne tombe que sur la toison, le reste restant sec, ce sera la marque que tu veux délivrer Israël par ma main. Et la chose arriva comme Gédéon lavai demandé: car, le lendemain, à l’aurore, malgré la rosée du matin, la pierre était restée sèche, tandis que la toison était à tel point humide qu’en la pressant Gédéon en fit sortir plein une tasse d’eau de rosée. Gédéon dit encore à Dieu: Ne te fâche pas si je sollicite de toi un nouveau miracle pour preuve de la réalité de ma mission; c’est la dernière fois que je t’adresse une telle demande. Je t’en prie, permets-moi de faire encore un essai avec cette toison, et cette fois que la toison soit sèche toute seule au milieu de la terre humide. Et Dieu fit cette nuit-là comme Gédéon l’avait demandé: la toison fut sèche, et la terre d’alentour était humide de la rosée.» (6:35–40)
Que voilà de fameux miracles! Que c’est beau, la sainte Bible! N’ètes-vous pas transportés d’admiration?…
Le bruit de ces grands miracles s’étant répandu dans Israël, le peuple entier voulut venir combattre avec Gédéon.
Mais cet enthousiasme ne dura pas longtemps; car, le héros ayant dit dans une proclamation: «Que ceux qui sont timides s’en retournent chez eux!» dix mille hommes seulement restèrent auprès de lui, tous les autres ayant profité de la permission de ficher le camp.
Or, papa Bon Dieu jugea que ces dix mille étaient encore trop, et, sur son conseil, voici comment Gédéon fit choix de la poignée de braves qui, seuls, devaient l’accompagner contre l’ennemi: il fit descendre les dix mille soldats vers la rivière voisine, les invita à boire l’eau à même, et pendant qu’ils buvaient, Gédéon observait ses dix mille guerriers avec une grande attention. En effet,
«l’Éternel avait dit à Gédéon: Quiconque lapera l’eau de sa langue, comme le chien lape, tu le mettras à part; et tu mettras aussi à part tous ceux qui se courberont sur leurs genoux pour boire. Et le nombre de ceux qui lapèrent l’eau à la manière des chiens fut de trois cents; et tous les autres se courbèrent sur leurs genoux. Alors, l’Éternel dit à Gédéon: C’est par ceux qui ont lapé l’eau comme les chiens que je délivrerai Israël, et je livrerai les Madianites entre tes mains victorieuses; et maintenant, que tout le peuple s’en aille, chacun chez soi!» (7:5–7)
Gédéon retint donc ses trois cents lapeurs, certain qu’il avait enfin de rudes lapins. Le camp des Madianites était au-dessous, dans la vallée. À présent, attention! ne perdez pas une ligne du récit de ces nouveaux exploits bibliques; vous allez voir qu’Alexandre, César, Charlemagne, Napoléon n’étaient que de la rave cuite auprès de Gédéon, capitaine de Sabaoth.
Le héros divisa ses trois cents lapeurs en trois bandes. Il donna à chacun une trompette, un vase de terre et une lampe.
«Avec cela, s’écria-t-il, nous remporterons une grande victoire. Ne me perdez pas de vue, et faites exactement ce que je ferai; quand je serai arrivé au bout du camp ennemi, vous m’imiterez en tout. Ayez confiance! La bataille sera gagnée aux sons de ces trompettes et avec cri, retenez-le bien: L’épée de l’Éternel et de Gédéon!» (7:7–18)
Il attendit la nuit. Alors, il descendit avec ses trois cents lapeurs vers le camp madianite. On se glissa silencieusement dans les avant-postes, tandis qu’on venait de poser la seconde garde. Puis, chacun ayant mis et allumé sa lampe dans le vase de terre, Gédéon et ses soldats sonnèrent tout-à-coup de leurs trompettes, tout en cassant avec fracas leurs pots (quelques traducteurs écrivent: leurs cruches), avec accompagnement de clameurs où dominait le cri donné comme mot d’ordre. Les Madianites, réveillés en sursaut, furent effrayés de ce vacarme de trompettes et surtout de ces trois cents pots brisés, et, ne comprenant rien à, ces lampes que les Israélites agitaient en vociférant, ils se tuèrent à peu près tous les uns les autres (7: 16–28).
On a plus loin le compte de ce massacre; deux généraux madianites, Horeb et Zeeb, furent tués par des hommes de la tribu d’Ephraïm, tandis qu’ils s’enfuyaient vers le Jourdain, et deux rois, nommés Zébah et Tsalmunah, furent atteints à Karkor et égorgés par Gédéon en personne. Le texte sacré dit expressément:
«Zébah et Tsalmunah purent gagner Karkor, et ils y étaient avec quinze mille hommes de troupes, c’est-à-dire ceux qui avaient survécu de toute l’armée des peuples orientaux; car il y avait cent vingt mille hommes, tirant l’épée, qui étaient tombés morts.» (8:10)
Nous apprenons donc par là qu’il y avait cent trente-cinq mille Madianites, Amalécites et autres orientaux campés dans la vallée de Jizréhel; ce camp était, par conséquent, d’une étendue considérable. Or, le camp d’une armée de cent mille hommes occupe, d’ordinaire, une lieue carrée de superficie; c’est le calcul du chanoine Röhrbacher, lorsqu’il parle des campements israëlites dans le désert (Histoire universelle de l’Église catholique, tome 1, page 182); et une lieue carrée équivaut à seize cents hectares; d’où l’on doit conclure que le camp madiano-amalécite de Jizréhel occupait deux mille deux cents hectares, au bas mot, et que la ligne extérieure de pourtour avait un développement de vingt-un kilomètres environ. N’oublions pas que les soldats de Gédéon pénétrèrent à peine dans les avant-postes et restèrent en place: «ils se tinrent, chacun en sa place, autour du camp» (v. 21); le texte est précis. Ainsi, pour entourer le camp, les trois cents lapeurs étaient forcément clairsemés, avec une distance de soixante-dix mètres entre chacun d’eux. Et cela se passait la nuit! Comment, à cette distance, pouvaient-ils se voir les uns les autres et imiter tous ensemble Gédéon brisant son pot de terre? Quel piètre effet dut être, en réalité; celui de trois cents cruches cassées dans une ligne circulaire de vingt-un kilomètres! Trois cents hommes, entrant dans un camp en phalange compacte, ne produiraient qu’un effet bien piteux sur une surface de deux mille deux cents hectares; à plus forte raison, s’ils étaient disséminés et demeuraient sur la ligne extérieure, le résultat serait absolument nul. C’est pourquoi le stratagème de Gédéon ne signifie rien de rien dans cette histoire; s’il a réussi, là est vraiment le miracle; il a fallu que Sabaoth ait fait faire à trois cents trompettes le vacarme de trente mille, qu’il ait plus que centuplé le bruit des cruches brisées, qu’il ait donné aux cris des lapeurs une multiplication formidable par des échos surnaturels dont la Bible ne parle pas. Réduit à ses termes mêmes, le récit du divin pigeon est une blague invraisemblable, impossible et grotesque.
Quoi qu’il en soit, à la suite de ce fait d’armes sans précédent, Gédéon devint extrêmement populaire dans tout Israël, et ses compatriotes lui offrirent la royauté; mais le héros, aussi modeste que pratique, refusa les honneurs souverains, en ajoutant toutefois: «Je préfère que vous me donniez, chacun de vous, les bagues d’or de votre butin.» Et le poids des bagues d’or qu’il reçut ainsi fut de «mille sept cents sicles d’or» (8:22–26).
L’auteur sacré nous apprend ensuite que Gédéon, étant polygame, eut soixante-dix enfants; en outre, d’une concubine habitant Sichem, il eut un garçon, nommé Abimélec, qui fit bientôt parler de lui, d’une peu fraternelle façon (v. 30–31). Abimélec, dans un seul jour, coupa le cou «sur une même pierre» à soixante-neuf de ses frères; un seul, le jeune Jotham, échappa à cette boucherie, s’étant caché pendant qu’Abimélec charcutait sa nombreuse famille (9:5).
Les Sichémites, très fiers de leur compatriote, le bâtard de Gédéon, le proclamèrent roi; mais, au bout de trois ans, Abimélec avait cessé de plaire, et les révoltes se multiplièrent, fomentées par un certain Gaal. Abimélec s’empara de la ville révoltée et massacra le peuple; les chefs de l’insurrection s’étant réunis dans la tour de Sichem, il en fit le blocus et incendia ce fort dans un gigantesque feu de joie.
Il assiégea, peu de temps après, une ville du nom de Tébets; mais là, il reçut sur la tête une meule de moulin que lui lança une femme du haut de la citadelle. Cette énorme pierre lui brisa le crâne, comme on pense bien. Toutefois, Abimélec appela aussitôt le jeune garçon qui portait ses armes et lui dit: Je meurs; mais tue-moi tout de suite, afin qu’il ne soit pas dit que c’est une femme qui m’a tué. Alors, pour lui être agréable, l’adolescent le transperça (ch. 9). Abimélec, on le voit, avait de l’amour-propre.
Ainsi finit l’illustre bâtard de Gédéon. Après lui, la Bible mentionne les sieurs Tolah et Jaïr, qui furent juges d’Israël, l’un pendant vingt-trois ans, et l’autre pendant vingt-deux.
Les leçons de l’expérience ne profitaient guère aux Juifs, en ce temps-là: ils avaient toujours des tendances à abandonner le culte de Jéhovah pour celui des autres dieux, et pourtant ils savaient ce qu’il leur en cuisait d’adorer Baal, Astaroth. Dagon, etc., dont leur batailleur Sabaoth était fort jaloux. Étant retombés dans l’apostasie, ils en furent punis par une nouvelle servitude; cette fois, c’est aux Ammonites qu’ils furent livrés. Voilà donc le sixième esclavage des Israélites, dans ce pays même qu’ils avaient conquis avec une armée de six cent mille hommes, en cette contrée où Josué avait complètement exterminé les premiers occupants.
Au bout de dix-huit ans de servitude de son peuple, Jéhovah se laissa toucher et suscita un libérateur:
«Jephté, homme fort et vaillant, était fils d’une prostituée qui avait couché avec Galaad. Mais Galaad avait eu de sa femme d’autrès enfants, et ceux-ci, quand ils furent grands, chassèrent Jephté comme fils d’une mère indigne; et Jephté, s’étant établi dans la terre de Tob, se mit à la tête d’une troupe de gens sans aveu, avec lesquels il vagabondait en pillant de tous côtés.» (11:1–3)
Ce chef de bandits fut l’élu de Dieu.
En toute justice, il convient de dire que Jephté avait une qualité: il était excellent père. Il possédait une fille, son unique enfant, et il fallait voir comme il la choyait, comme il la dorlotait, comme il la bichonnait, comme il la couvrait de bijoux, comme il lui apportait chaque jour des montagnes de cadeaux! Il est vrai que bijoux et cadeaux ne lui coûtaient pas cher.
Ses compatriotes s’adressèrent donc à lui pour secouer le joug des Ammonites. Il accepta et se mit aussitôt en campagne. Mais, le brigandage n’excluant pas la piété, Jephté, avant de partir contre les Ammonites, fit vœu à Jéhovah de lui immoler, s’il était vainqueur, la première personne qu’il rencontrerait, venant de sa ville, à son retour…
Rien n’est plus facile à papa Bon Dieu que de donner la victoire à ses protégés. Or, comme d’une part le vieux Sabaoth chérissait son petit Jephté charmant, comme d’autre part il appréciait le sacrifice qui lui était promis, il décupla les forces du capitaine hébreu, et celui-ci tailla en pièces les Ammonites. Le carnage fut très grand, depuis Haroher jusqu’à Minith, dit la Bible, et vingt villes furent ravagées.
Mais quelle surprise attendait notre héros, lorsqu’il rentra dans sa bonne ville de Mitspa!… Un chœur de jeunes filles, jouant de la flûte et du tambourin, venait au-devant de lui pour célébrer son triomphe; en tête d’elles, marchait la fille même de Jephté, qui ne connaissait pas le vœu paternel, la pauvre bichette. C’était ce qui peut s’appeler une tuile…
Un brigand n’a que sa parole. D’ailleurs, la fillette se prêta de bonne grâce au sacrifice: elle demanda seulement et obtint deux mois de délai «pour pleurer sa virginité»; car c’était le plus grand malheur, pour les filles de cette nation, de mourir vierges. De là vient qu’il n’y eut jamais de religieuses chez les Juifs. L’immolation eut donc lieu, Jephté présidant lui-même le sacrifice, le deuil au cœur et le visage inondé de larmes (ch. 11). Quelqu’un, par exemple, qui rigolait comme une tourte et qui se pourléchait les babines avec volupté, c’était Jéhovah. Il reçut, disent les théologiens, la jeune enfant dans son sein. Vieux farceur!…
Mais, après cette histoire, comment un tonsuré pourrait-il dire que le peuple de Dieu s’abstint des sacrifices humains? Aussi bien que le Moloch des Phéniciens et des Carthaginois, le dieu des Juifs, c’est-à-dire le dieu officiel d’aujourd’hui, agréait avec délices l’hommage du sang humain, malgré l’horreur toute naturelle qui s’attache à de tels holocaustes.
Jephté ne se borna pas à massacrer les Ammonites; il se rendit encore agréable à Jéhovah en égorgeant quarante-deux mille de ses compatriotes, qui avaient une mauvaise prononciation. Les gens d’Ephraïm, paraît-il, prononçaient, cha, che, chi, au lieu de ça, ce, ci: c’étaient les Auvergnats de l’époque, pourrait-on dire. Jephté embusqua donc ses soldats au passage du Jourdain, et alors… Il faut citer le texte sacré, c’est trop beau:
«Quand quelqu’un de ceux d’Éphraïm se présentait, en disant: Laissez-moi passer; les gens de Galaad l’interrogeaient en ces termes: Dis un peu Scibboleth. Mais l’Ephraïmite disait Chibboleth, car il ne pouvait pas prononcer comme il faut. Alors, le saisissant, ils le mettaient à mort au passage du Jourdain. Et il y eut ainsi quarante-deux mille hommes de la tribu d’Éphraïm qui furent tués.» (12:5–6)
Jephté fut juge en Israël pendant six ans; puis, il mourut et eut pour successeurs Ibtsan, de Bethléem; Elon, de la tribu de Zabulon, et Abdon, flls d’Hillel. Sous le gouvernement de ceux-ci, les Hébreux vécurent en paix.
Nous voici arrivés au fameux Samson, le terrible parmi les terribles, l’Hercule biblique. Les Philistins, qui n’avaient pas trop fait parler d’eux jusqu’à présent, entrent sérieusement en scène et vont, pendant des siècles, donner du fil à retordre au peuple de Dieu. Ces mécréants débutèrent par un asservissement de quarante années; ils matèrent les Juifs et ne leur épargnèrent aucune humiliation. Quand Jéhovah décréta qu’il était temps de préparer la délivrance des enfants d’Israël, il s’y prit de bonne heure, cette fois, en employant une vieille méthode: il envoya un ange au sieur Manoah, de la tribu de Dan, qui avait une femme stérile; peu après la visite de l’ange, Mme Manoah fut enceinte. L’ange fit promettre à la mère que son enfant ne se couperait jamais les cheveux; Mme Manoah mit au monde le providentiel bébé, M. Manoah fut dans une joie que je renonce à décrire, et l’enfant reçut le nom de Samson (ch. 13).
Le gaillard, dès son jeune âge, fit preuve d’une force extraordinaire. Un jour, rien qu’en s’amusant, il tua un des plus terribles lions de la contrée. Dès qu’il fut pubère, il voulut se marier, et, ce qui paraîtra bizarre de la part d’un élu de Dieu, c’est une philistine qu’il désira avoir pour femme: ses parents eurent beau lui rappeler que les mariages avec des filles idolâtres étaient interdits par la loi de Moïse, le jeune Samson répliqua qu’il y avait exception pour lui; il épousa donc sa philistine.
Pendant les noces, qui durèrent plusieurs jours, il proposa une énigme aux jeunes gens de la famille de son épouse: l’enjeu consistait en trente chemises et trente tuniques que ceux-ci auraient à offrir à Samson, s’ils ne pouvaient parvenir à deviner son énigme, et réciproquement. La mariée, qui tenait à faire gagner à ses parents ce lot important de frusques, se fit dire par Samson le mot de l’énigme, le soir, sur l’oreiller, et l’enseigna ensuite aux jeunes philistins. Samson, ayant ainsi perdu son pari, n’avait plus qu’à s’exécuter. Pour cela, il se rendit à Ascalon, chercha querelle à trente philistins, qu’il embrocha sans la moindre difficulté, prit leurs chemises et leurs tuniques et les donna aux devineurs gagnants. Quant à sa femme, qui avait eu la rosserie de lui tirer les vers du nez et de le trahir, elle ne termina pas son mariage avec lui: on était au septième et dernier jour des noces; le beau-père, ce soir-là, sans prévenir Samson, adjugea la mariée à un compagnon, que le jeune hébreu considérait comme son meilleur ami. (ch. 14)
Quelques jours après, Samson, ignorant qu’il avait été remplacé, et ne gardant plus rancune à sa femme, se rendit chez elle, porteur d’un chevreau qu’il désirait lui offrir. Mais, quand il fut arrivé à la porte de la chambre, il se heurta au beau-père, refusant de le laisser entrer.
«J’ai cru, lui dit celui-ci, que tu avais conçu de l’aversion tout-à-coup pour ma fille; aussi l’ai-je donnée à ton compagnon. Mais, si tu veux ma fille cadette, tu n’as qu’à parler. Voyons, n’est-elle pas plus belle que sa sœur aînée? Je t’en prie, prends-la. — Samson répondit: Eh bien! maintenant, quelque grand que puisse être le mal que je ferai aux Philistins, je me tiendrai pour innocent.» (15:1–3)
Voici quelle fut la première vengeance de l’élu de Dieu: il prit trois cents renards (pas un dé plus, pas un de moins!);
«il les lia l’un à l’autre par la queue, et y attacha des flambeaux au milieu; et, ayant allumé les flambeaux, il lâcha les renards, qui brûlèrent tous les blés des Philistins, tant ceux qui étaient dans l’aire que ceux qui étaient sur pied, et les vignes et les oliviers» (15:4–5)
Les Philistins, navrés de cet incendie et en ayant appris toutes les causes, se rendirent chez le beau-père de Samson et le brûlèrent vif, ainsi que sa fille; ils s’imaginaient que le courroux du fils de Manoah serait apaisé dès lors.
Pas du tout; Samson leur déclara que sa vengeance contre tous les philistins sans distinction venait à peine de commencer; et «il les battit dos et ventre (sic) et leur infligea une grande défaite», la Bible ne dit ni où, ni comment, ni si ce fut en compagnie d’autres Hébreux ou tout seul. Quoi qu’il en soit, la situation s’aggrava: tous les philistins se rassemblèrent et campèrent parmi la tribu de Juda, se préparant à tout massacrer.
Cependant, Samson s’était retiré sur le rocher de Hétam. Trois mille hommes de la tribu de Juda vinrent l’y trouver et l’accablèrent de reproches, en lui faisant ressortir qu’ils n’étaient pas de taille à lutter contre les Philistins, leurs assiégeants.
«Eh bien, leur dit Samson, attachez-moi solidement et livrez-moi à nos ennemis; de cette façon, ils vous laisseront tranquilles.» Il fut fait ainsi. Les Philistins acceptèrent avec joie qu’on leur livrât un gaillard qui leur donnait tant de tintouin…
Mais, à peine Samson avait-il été emmené par ses ennemis triomphants, qu’il rompit ses liens, saisit une mâchoire d’âne qui se trouvait là par terre, et, armé de cette massue improvisée, il assomma les mille Philistins qui lui servaient de gardiens.
Apres un exercice aussi violent, Samson se sentit quelque peu fatigué et surtout très altéré; or, il était dans un champ, et pas un puits à l’horizon.
«Alors, fort pressé par la soif, il cria à l’Éternel: Tu as accordé à ton serviteur cette grande délivrance; et maintenant mourrai-je de soif et tomberai-je entre les mains des incirconcis? Et Dieu, ayant entendu Samson, fendit une des dents molaires de cette mâchoire d’âne, et une fontaine en jaillit; et quand Samson eut bu, la force lui revint et il reprit courage.» (15:18–19)
Cet exploit lui valut les honneurs de la magistrature suprême en Israël: il exerça les hautes fonctions de juge pendant vingt ans (v. 20).
Il est à remarquer que Samson ne posait pas pour le magistrat de mœurs austères: cet élu de Dieu fréquentait les lupanars, au vu et au su de tout le monde. Un jour, il eut une aventure, qui aurait pu fort mal tourner pour lui; mais Jéhovah le protégeait, même au milieu de ses fornications. Voici l’historiette: Samson en pinçait toujours pour les philistines; étant allé à Gaza, ville forte qui appartenait aux ennemis d’Israël,
«il se fit héberger le soir par une prostituée, avec qui il coucha; et la chose fut sue dans toute la ville, de sorte que les Philistins, ayant confiance dans leurs portes qui étaient fermées la nuit, dormirent tranquillement, se promettant de se saisir de lui à la pointe du jour et de le tuer; mais Samson se leva à minuit et quitta la maison de débauche; suis arrivé aux remparts, il arracha les portes de la ville, avec leurs gonds et leurs montants, chargea le tout sur ses épaules et en fit le transport très loin, jusqu’au sommet d’une montagne qui est vis-à-vis de Hébron.» (16:1–3)
Incorrigible coureur de guilledou, Samson s’amouracha, un beau matin, d’une nouvelle philistine, nommée mamzelle Dalila, dont il fit la connaissance en flânant sur les bords du torrent de Sçorek. Dès que ses ennemis le surent empaumé par la belle, ils offrirent à celle-ci une somme considérable, si elle leur livrait son amoureux, aussi affaibli que possible.
Dalila n’y alla pas par quatre chemins; elle demanda carrément à Samson quel était le secret de sa force. La façon dont l’Hercule juif se laissa prendre au piège est tellement bébête, qu’il est bon, ici encore, de citer tout au long le texte divin:
«Dalila, donc, dit à Samson: Déclare-moi, je t’en prie, en quoi consiste ta grande force et avec quoi il faudrait le bien lier pour te dompter. — Et Samson lui répondit: Si on me liait de sept cordes fraîches, qui ne fussent point encore sèches, je deviendrais sans force, et je serais comme un autre homme. — Alors, les gouverneurs des Philistins lui envoyèrent les sept cordes fraîches, et elle l’en lia. — Or, elle avait chez elle, dans sa chambre, des gens qui se tenaient cachés, et elle lui dit: Les Philistins sont sur toi, Samson! Mais il rompit les cordes, comme se romprait un filet d’étoupes dès qu’il sent le feu; et le secret de sa force ne fut point connu. — Puis, Dalila dit à Samson: Allons, tu t’es moqué de moi; car tu m’as dit des mensonges. Je t’en prie, déclare-moi maintenant avec quoi tu pourras être bien lié. — Et il lui répondit: Si on me liait serré de grosses cordes neuves, dont on ne se serait jamais servi, je deviendrais sans force et je serais comme un autre homme. — Dalila, donc, prit de grosses cordes neuves, et elle lia Samson, puis elle lui dit: Les Philistins sont sur toi, Samson! Or, il y avait encore des gens cachés dans la chambre; et il rompit les grosses cordes de dessus ses bras comme un filet. — Puis, Dalila dit à Samson: Tu t’es moqué de moi jusqu’ici, et tu ne m’as dit que des mensonges. Finissons-en; révèle-moi avec quoi il faudrait te lier. Et il lui dit: Eh bien, voici; ce serait si tu avais tissu sept tresses de ma chevelure autour d’une ensuble. — Et elle les mit dans l’ensuble avec la cheville, pendant qu’il dormait; et elle cria tout à coup: Les Philistins sont sur toi, Samson! Alors, il se réveilla de son sommeil, et enleva la cheville du métier avec l’ensuble. — Alors, elle lui dit: Pourquoi dis-tu que tu m’aimes, puisque ton cœur n’est point avec moi? Tu t’es moqué de moi trois fois, et tu t’obstines à me cacher en quoi consiste ta grande force. — Et elle le tourmentait tous les jours par les paroles et le pressait jusqu’au bout, de sorte que son âme en était très affligée. — Alors, il lui ouvrit tout son cœur et lui dit: Le rasoir n’a jamais passé sur ma tête; car je suis nazaréen, voué à Dieu dès le ventre de ma mère. Si j’étais rasé, ma force m’abandonnerait, et je deviendrais comme tous les autres hommes. — Dalila, donc, voyant qu’il lui avait ouvert tout son cœur cette fois, envoya appeler les gouverneurs des Philistins et leur fit dire. Vous pouvez monter vers moi; car il m’a ouvert tout son cœur. Les gouverneurs s’empressèrent de venir vers elle, apportant l’argent promis. — Et, quand elle les eut fait cacher, Dalila endormit Samson sur ses genoux, et, ayant appelé un homme, elle lui fit raser sept tresses des cheveux de sa tête; dès lors, elle commença de le dompter, car sa force l’abandonnait.
Alors, elle cria: Les Philistins sont sur toi, Samson! Et lui, en s’éveillant, il se disait: J’en sortirai comme les autres fois, et je me dégagerai de leurs mains. Mais il ne savait pas que l’Éternel s’était retiré de lui. — Les Philistins, donc, le saisirent, et lui crevèrent les yeux; et ils l’emmenèrent à Gaza, le jetèrent dans une prison, lié de deux chaînes d’airain; et là, ils l’obligèrent à tourner, tous les jours, une lourde meule de moulin.» (16:6–21)
Il serait difficile, je crois, d’imaginer un conte plus stupide. De la première ligne à la dernière, dans cet épisode du livre des Juges, tout est idiot, et il n’y a pas là de quoi amuser les enfants même les plus imbéciles. À propos de l’histoire de Samson, lord Bolingbroke disait qu’il n’y a de mâchoire d’âne dans cette fable que celle de l’auteur qui l’inventa. C’est une grossière imitation, un plagiat maladroit et grotesque de la fable païenne d’Hercule, de même que le sacrifice d’Iphigénie a visiblement inspiré le narrateur du vœu de Jephté aboutissant à l’immolation de sa fille. Il est vrai que les théologiens insinuent que c’est plutôt la mythologie grecque qui aurait copié et dénaturé la Bible: mais il est facile de leur répondre avec des dates précises, dont quelques-unes sont fournies par eux-mêmes. Leur opinion est que se livre des Juges a été écrit par Samuel, du temps de Saül; or, chez les Grecs, il était question d’Hercule très antérieurement à la guerre de Troie, et il y a plus de deux cents ans entre la guerre de Troie et l’élection de Saül. Le R.P. Petau, jésuite, fait naître Hercule l’an 1289 avant notre ère, et le même Petau ne fait commencer les exploits de Samson que onze cent trente-cinq ans avant la même ère. Supposé qu’il eût commencé à vingt-cinq ans, il serait donc né en 1110; même si l’on admet l’existence nullement prouvée de ces deux terribles personnages, il résulte de cela qu’Hercule naquit cent soixante-dix-neuf ans avant Samson: ainsi les théologiens sont pris à leur propre chronologie.
En outre, il est à remarquer que la fable païenne a été plus intelligemment imaginée que la fable juive; la fin d’Hercule est moins inepte que celle de Samson. Dans la mythologie grecque, le demi-dieu fut tellement séduit par la beauté d’Omphale, qu’il en oublia ses habitudes errantes et ses exploits guerriers, et se fixa auprès de sa nouvelle amante, qui prit sur l’esprit d’Hercule un empire absolu: alors, tandis que la reine de Lydie s’amusait à se vêtir de la dépouille du lion de Némée et à s’armer de la redoutable massue du héros, celui-ci, assis aux pieds de la princesse, couvert comme une femme d’une longue robe de pourpre, essayait de filer la laine, rompait tous les fuseaux et recevait en riant les coups de pantoufle que lui appliquait sa joyeuse maîtresse. Cet épisode caractérise suffisamment l’influence que peut prendre une femme aimée sur l’homme, même le plus héroïque; mais ici l’allégorie ne franchit pas les limites du possible et reste croyable.
Si Hercule oublie sa dignité, il n’en est pas moins vrai qu’on est en présence de deux amants qui s’amusent; ils voyagent, ainsi travestis; Omphale oublie elle-même son royaume et emmène Hercule coucher avec elle dans des grottes, loin de sa cour. Hercule, un beau jour, trompe Omphale et s’amourache d’une de ses suivantes, la jolie Matis, dont il a un fils, Agésilas. De Matis, il passe à Iole, fille du roi Eurythus. Enfin, Déjanire, sa femme, désespérée de ses infidélités, lui envoie la tunique du centaure Nessus, qu’elle croit un talisman ayant la puissance de ramener les maris coureurs à leurs devoirs conjugaux, et Hercule, dans les douleurs que lui causent la tunique empoisonnée qui s’est collée à sa chair et qu’il ne peut arracher, se résout au suicide pour terminer plus vite ses souffrances; il construit un immense bûcher sur le mont Œta, l’allume et se précipite dans les flammes.
La fin de la légende d’Hercule retombe dans l’incroyable; mais, du moins, quoi de plus poétique que la mort du fils de Jupiter et d’Alcmène?… Puisque le Saint-Esprit est l’auteur de la Bible, il nous oblige à lui dire que ses contes sont forts au-dessous des légendes païennes des Grecs et des Romains. Ovide, racontant le tragique suicide d’Hercule, est infiniment supérieur au divin pigeon, dont le Samson est d’un ridicule achevé.
Les dieux de l’Olympe s’apitoient sur les douleurs de l’époux de Déjanire; mais Jupiter les rassure, et nous avons là une des plus belles pages de la mythologie païenne.
«— Que le bûcher d’Œta n’alarme plus votre âme!
Qui, qui sut vaincre tout saura vaincre la flamme.
Les feux vont épurer ce qu’il eut de mortel.
Ce qu’il eut de divin, impassible, éternel,
Ne craint point de Vulcain l’atteinte meurtrière.
Mon fils va secouer son argile grossière,
Et bientôt, nouveau dieu, se placer parmi vous,
Si quelque déité le voit d’un œil jaloux,
Elle avoûra du moins, bien qu’elle s’en indigne,
Que, si l’honneur est grand, le héros en est digne.»
Cet arrêt a des dieux prévenu le désir;
Junon même, Junon l’entend sans déplaisir;
Mais, à ces derniers mots, qui condamnent sa haine,
Son dépit sur son front se déguise avec peine.
Le héros dans le feu triomphe de Vulcain;
Son air est plus auguste, il n’a plus rien d’humain:
Il n’a plus rien des traits qu’il reçut de sa mère,
Immortel par sa mort, il ressemble à son père.
Tel qu’un serpent superbe, aux rayons du soleil,
De sa nouvelle écaille allume l’or vermeil
Et semble avec sa peau dépouiller sa vieillesse,
Tel, de l’humanité dépouillant la faiblesse,
Hercule a pris d’un dieu l’auguste majesté
Et semble se vêtir de l’immortalité.
Des airs en un moment traversant la carrière,
Il s’élève, emporté sur un char de lumière.
Mais, si le paganisme était souvent plein de poésie dans ses légendes, par contre, peut-on rêver rien de plus plat que l’Hercule biblique? Que l’épisode de Samson et de Dalila soit une contrefaçon de l’aventure d’Hercule chez Omphale, cela paraît hors de doute; toutefois, il semble que l’Esprit-Saint aurait pu mieux camper son héros; Samson se méfie de sa maîtresse, puisque par trois fois il lui conte une craque au sujet de sa force; et, après avoir constaté trois fois que sa confidence lui vaut d’avoir à se débattre contre ses ennemis, il révèle, la quatrième fois, toute la vérité à cette femme dont la perfidie est évidente. Il y a là une impossibilité qui crève les yeux, plus vivement encore que furent crevés ceux de Samson; ou bien ce juge d’Israël était le dernier des gagas. Sans compter qu’on se demande comment Samson, ayant perdu toutes ses forces, fut astreint, dans sa servitude, à tourner quotidiennement une lourde meule de moulin! C’était le cas, au contraire, de lui imposer, pour humiliation, l’avilissement d’Hercule filant de la laine ou tout autre travail de femmelette…
La conclusion éclate, d’ailleurs, de plus en plus en bêtise et en contradiction. Les Philistins, sachant que la force de leur prisonnier réside dans sa lignasse, devraient le raser au moins tous les quinze jours. Pas le moins du monde! ils laissent ses cheveux repousser et ne se méfient de rien.
«Et les cheveux de Samson commencèrent à revenir, et ils furent sur sa tête comme ils étaient au jour où il fut rasé chez Dalila» (16:22)
Là-dessus, les gouverneurs philistins donnent une grande fête à Gaza, en l’honneur de leur dieu Dagon; Samson est tiré de sa prison; on l’amène dans un immense palais, «où il y avait trois mille personnes, tant d’hommes que de femmes»; on fait placer le captif entre deux piliers qui soutenaient tout l’édifice (sic).
«Samson, donc, embrassa les deux piliers du milieu, sur lesquels le palais était appuyé, et il se tint à eux: l’un était à sa droite, et l’autre à sa gauche. Et il dit: Que je meure avec tous les Philistins! Il étendit alors les bras de toute sa force, et le palais s’écroula sur les gouverneurs et sur tout le peuple qui y était. Et il fit mourir beaucoup plus de gens dans sa mort qu’il n’en avait fait mourir pendant sa vie.» (16:29–30)
Sans avoir aucune tendance au paganisme, on trouvera certainement la mort d’Hercule beaucoup plus intéressante que celle de Samson.
Quant à la vie des deux héros, si l’on veut comparer l’une à l’autre, quelle piètre existence mena Samson! et comment ses maigres exploits pourraient-ils élever l’âme, même en se plaçant au point de vue religieux!… Car, d’après la Bible elle-même, si Samson met en capilotade les Philistins et incendie leurs récoltes, ce n’est nullement sous l’inspiration d’une haine patriotique contre la nation qui opprime ses frères juifs, ni pour venger Jéhovah de la concurrence du dieu Dagon. Il satisfait purement et simplement une haine personnelle, après avoir vécu dans les meilleurs termes avec les persécuteurs de ses compatriotes. Vexé au plus haut point de ce qu’une philistine, dont il est épris, n’a été sa femme que pendant six jours et est devenue, par le caprice de son beau-père, l’épouse définitive d’un philistin, qui est son plus intime ami, il soulage sa rancune en faisant aux Philistins tout le mal qu’il peut, il exerce une vengeance particulière qui n’a rien à voir avec une revanche nationale; bien plus, il méprise les vierges d’Israël, et c’est toujours vers les gadoues philistines que le porte son cœur. Jéhovah? il s’en soucie comme de sa première chemise!…
Hercule, au contraire, est vraiment le héros national de la Grèce, et si ses exploits nous laissent incrédules, il n’en est pas moins vrai qu’ils sont inspirés, dans leur légende, par les plus nobles sentiments: il n’est pas seulement la personnification de la force; il met cette force au service des faibles avec une admirable générosité. Dès son adolescence, lorsqu’il rencontre sur sa route le Vice et la Vertu, qui, sous la forme de deux femmes, tentent à l’envi de l’attirer à elles, quel choix fait Hercule? L’une fait briller à ses yeux mille séductions bien capables de gagner un jeune homme; elle montre à ses regards un chemin large, commode et bordé de fleurs embaumées, tandis que l’autre lui découvre un sentier escarpé, étroit et aride. Le fils d’Alcmène, avec un discernement au-dessus de son âge, se décidé pour le sentier de la vertu, malgré les difficultés de ses abords, parce qu’il comprend que c’est la voie du bonheur et qu’il pressent, au bout de l’autre, le remords impitoyable. Tous les papes infaillibles pourront s’époumonner à nous crier que le paganisme est l’œuvre du démon, ils n’empêcheront pas l’enseignement de cette allégorie païenne d’être essentiellement moral. Ensuite, Hercule, passant sa vie à combattre les tyrans et les monstres, agit pour le bien de l’humanité; il lutte contre les fléaux de toute espèce, il extermine les plus cruels brigands. Aux yeux de quiconque réfléchit, le parallèle est écrasant pour le héros de la Bible; il faut une insigne mauvaise foi ou être un pieux crétin pour préférer Samson à Hercule. En mettant celui-ci sur leurs autels, les païens adoraient un héros sympathique; en faisant vénérer par leurs ouailles l’amant de Dalila, en disant qu’il faut voir en lui un saint, un élu de Dieu, les tonsurés font œuvre d’abrutissement, trompent avec cynisme et placent, en somme, l’auréole sur la tête d’un sale monsieur.
Dans le livre des Juges, nous trouvons encore un épisode qui, — comme beaucoup d’autres, d’ailleurs, — n’est guère fait pour relever le prestige du peuple israëlite; c’est l’aventure du lévite d’Ephraïm, de sa concubine et des Benjamites.
Ce curé juif avait pris une concubine, femme de Bethléem, appartenant à la tribu du Juda. Un jour, cet estimable couple, étant en voyage, s’arrêta à Gabaa, et reçut l’hospitalité chez un vieillard, qui leur offrit généreusement à dîner, mettant en leur honneur les petits plats dans les grands. En avant, la citation textuelle!
«Tandis qu’ils faisaient bonne chère, les gens de la ville, qui étaient de mauvais garnements, environnèrent la maison, frappant à coups redoublés contre la porte et criant au vieillard: Fais-nous sortir ce lévite, car nous voulons nous en servir comme d’une femme! Mais le vieillard, allant à eux, leur dit: Mes frères, je vous en prie, renoncez à votre désir de commettre un tel péché; ce lévite est mon hôte; ne consommez pas cette folie. Au surplus, j’ai ma fille qui est vierge, et lé lévite est ici avec sa concubine. Je vais donc vous amener ma fille et la concubine du prêtre; vous violerez ces deux femmes autant que vous voudrez; cela vaudra mieux que d’assouvir votre débauche sur ce lévite. Or, ces gens ne voulurent pas accepter la proposition du vieillard; alors le lévite poussa lui-même sa concubine hors de la maison; ils la prirent, et tous les mâles de la ville passèrent sur elle, cette nuit-là. Quand les ténèbres furent dissipées, la femme retourna à la porte de la maison; mais elle était tellement faible par suite de tant de viols, qu’elle tomba sur le seuil. Quand le lévite se leva, à l’aurore, il sortit pour se remettre en route, et voilà qu’il se heurta contre le corps de sa concubine étendue par terre. Il lui dit: Allons, lève-toi, nous partons. Mais elle ne répondit point. Alors, il la chargea sur son âne et s’en retourna chez lui, à Ephraïm. Là, il prit un grand couteau, et il découpa le corps de sa concubine en douze morceaux, et il envoya un des morceaux du cadavre à chacune des tribus d’Israël.» (19:22–29)
Lord Bolingbroke, commentant cet épisode, dit qu’il semble d’abord une copie de l’abomination des Sodomites, qui voulurent violer deux anges; il ajoute que le peuple juif se montre ainsi le plus exécrable des peuples. À son avis, il était presque pardonnable à des Grecs voluptueux, à des jeunes gens parfumés, de s’abandonner, dans un moment de débauche, à des excès très condamnables, dont on a horreur dans la maturité de l’âge; mais que dire de ces Gabaïtes, plus ignobles que des chiens en rut! On se demande s’il est possible de trouver, dans un livre qu’on prétend inspiré par l’Esprit-Saint, quelque chose de plus répugnant que l’aventure de ce prêtre concubinaire, porteur, sans aucun doute, d’une grande barbe à la manière des prêtres orientaux, qui, arrivant de loin sur son âne et couvert de poussière, inspire néanmoins des désirs impudiques à tous les mâles d’une ville! Il n’y a rien, écrit Bolingbroke, dans les histoires les plus révoltantes de toute l’antiquité, rien qui approche d’une infamie si peu vraisemblable. Encore les deux anges de Sodome, étant dans la fleur de l’âge, devaient être d’une éclatante beauté, comme il convient à des anges, et pouvaient tenter les malheureux Sodomites; mais le goût des Gabaïtes n’est-il pas le dernier degré de la dépravation?…
Quant à l’idée d’envoyer un morceau du corps de la concubine à chaque tribu, elle est encore sans exemple et fait frémir. Il fallut donc envoyer douze messagers, chargés de ces horribles restes. Mais où étaient alors les douze tribus? à qui, dans chaque tribu, remit-on ce douzième de cadavre, puisque les tribus se trouvaient sans chefs officiels, les Israélites dispersés, en servitude, subissant le joug des Philistins?…
«Alors, tous les enfants d’Israël s’assemblèrent comme un seul homme, depuis Dan jusqu’à Béer-Sçébah, et jusqu’au pays de Galaad, vers l’Éternel, à Mitspa. Et toutes les tribus se trouvèrent dans l’assemblée du peuple de Dieu, au nombre de quatre cent mille hommes de pied, qui tiraient l’épée» (20:1–2).
N’oublions pas, certes, que ceci se passe immédiatement après la mort de Samson, alors que les Philistins tiennent les Hébreux dans un esclavage des plus durs. Comment les douze tribus s’assemblèrent-elles? comment leurs maîtres tolérèrent-ils cette vaste réunion armée? La Bible ne le dit point; il semble que le divin pigeon a complètement oublié la lamentable situation dans laquelle le peuple de Dieu gémit. C’était, cependant, aux Philistins, possesseurs du pays, qu’on devait s’adresser pour obtenir le châtiment d’un crime commis chez eux: c’est là le droit de tous les souverains, droit dont ils ont été extrêmement jaloux dans les temps.
Plus loin, le texte donne vingt-six mille sept cents combattants à la tribu de Benjamin (v. 15) qui prit parti pour les coupables, et il maintient aux onze autres tribus «quatre cent mille hommes tirant l’épée, tous gens de guerre» (v. 17).
— «En supposant la population égale, dit Voltaire, chaque tribu aurait eu trente-cinq mille quatre cent seize soldats. Et en ajoutant les vieillards, les femmes et les enfants, chaque tribu devait être composée de cent quarante-un mille six cent soixante-quatre personnes, qui font, pour les douze tribus, un million six cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent soixante-huit personnes sans parler des lévites.» Or, pour qu’on tînt en servitude un nombre si prodigieux d’individus, parmi lesquels il y avait quatre cent vingt-six mille hommes d’armes, il aurait fallu au moins huit cent mille soldats bien armés. Et comment les maîtres laissaient-ils des armes à leurs esclaves, quand il est dit, au livre des Rois, chap. 13, que «les Philistins ne permettaient pas aux Juifs d’avoir un seul forgeron, de peur qu’ils ne fissent des épées et des lances», et que «tous les Israélites étaient obligés d’aller chez les Philistins, leurs maîtres, pour faire aiguiser le soc de leurs charrues, leurs hoyaux, leurs cognées et leurs serpettes?»
— Dans lequel de ces deux passages contradictoires de la Bible, le divin pigeon dit-il une blague? en quels versets l’Esprit-Saint se moque-t-il le mieux de la crédulité des fidèles?
Nous allons voir, maintenant, quelle série de massacres occasionna le multiple viol de la concubine du lévite. À l’assemblée des quatre cent mille hommes d’armes, le curé juif raconta en partie ce qui s’était passé; pour pouvoir se faire entendre d’un aussi nombreux auditoire, il faut admettre que notre homme était doué d’une belle voix. La Bible donne son discours; passant rapidement à mots couverts sur l’empalement dont il avait failli être victime de la part des Gabaïtes surexcités, il se borna à demander vengeance pour le crime commis contre sa défunte maîtresse: «Ils ont tellement violé ma concubine, qu’elle en est morte!» s’écria-t-il.
Il n’est pas inutile de remarquer que, dans le premier récit, tous les mâles de la ville sont représentés comme ayant violé la malheureuse, et qu’à la suite du discours de l’amant découpeur, maître Pigeon-Dieu nous apprend que «les habitants de Gabaa comptaient sept cents d’entre eux, excellents soldats, très robustes, qui lançaient des pierres avec la fronde et ne manquaient jamais le but» (20:16). Cet effroyable viol commis par tous les mâles d’une ville ayant duré toute la nuit, mais une seule nuit, si l’on ne retient comme coupables que les sept cents Gabaïtes robustes guerriers, et si l’on considère que le forfait fut accompli en été et non en hiver, par conséquent, dans une nuit de dix heures au maximum, on constatera que ces enragés étaient des gaillards fort expéditifs. Évidemment, l’infortunée ne put se défendre contre tant d’assaillants, et elle ne fut bientôt qu’une masse inerte, sur laquelle ces misérables se ruaient; mais encore est-on stupéfait de compter qu’ils violèrent la concubine du curé à raison de soixante-dix viols par heure! moins d’une minute pour chacun! Il devient donc nécessaire de croire que, dès le début du crime, ces scélérats avaient organisé entre eux un service d’ordre, et qu’arrivant à la queue-leu-leu ils se présentaient d’abord au contrôleur, chacun avec son numéro, pour ne pas perdre de temps, comme cela se pratique aux stations d’omnibus, et chacun, au surplus, étant prêt à monter en voiture. Allez dire, après cela, que tout n’est pas merveilleux dans la sainte Bible!…
La série des massacres n’est pas moins mirobolante.
«Les enfants d’Israël, marchant dès la pointe du jour, vinrent se camper près de Gabaa; mais les enfants de Benjamin sortirent de Gabaa et se rangèrent en bataille. Et, dans le premier jour de cette guerre, les Benjamites tuèrent vingt-deux mille hommes de l’armée d’Israël.» (20:19–21)
On est d’abord étonné ici que Jéhovah protégeât les Benjamites, qui étaient du parti le plus coupable, contre tous les Israélites, qui étaient du parti le plus juste. «À la seconde bataille, les enfants de Benjamin tuèrent encore dix-huit mille hommes de l’armée d’Israël» (20:25). Cela fait quarante mille défenseurs de la bonne cause massacrés déjà. C’est navrant! Mais attendez la fin. À présent, les enfants d’Israël vont être entièrement vainqueurs, et cela nous consolera. Tout ce qui peut faire un peu de peine, c’est le nombre fantastique de juifs égorgés par leurs frères, depuis l’adoration du veau d’or jusqu’à ces guerres intestines.
Ce qui valut à l’armée d’Israël la victoire définitive, ce ne fut pas la bonté de sa cause, mais une prière qui fut adressée à Sabaoth… devinez par qui?… par Phinées, fils d’Éléazar et petit-fils d’Aaron (v. 28)… Il n’était donc pas mort, notre vieux Phinées; mais voilà longtemps, tout de même, qu’il n’avait plus fait parler de lui!…
«Alors, dix mille hommes d’élite, de l’armée d’Israël, vinrent contre Gabaa, et la mêlée fut rude; et les enfants d’Israël, ce jour-là, tuèrent vingt-cinq mille combattants de la tribu de Benjamin (20:34–35). Les Benjamites virent alors qu’ils étaient battus (v. 36)… Puis, ils tournèrent le dos devant l’armée d’Israël, et ils s’enfuyaient vers le chemin du désert: mais l’armée d’Israël les serra de près, et les Israélites environnèrent donc ceux de Benjamin, les poursuivirent depuis Menuha jusqu’à l’opposite de Gabaa; et les Benjamites, étant entourés de leurs ennemis, perdirent dix-huit mille hommes, tués en cet endroit, tous gens de guerre et très robustes (v. 42–44). Alors, ceux de Benjamin qui étaient restés fuirent vers le rocher de Rimmon; et ceux d’Israël en tuèrent là encore cinq mille par les chemins, et, continuant la poursuite jusqu’à Guidhom, ils en tuèrent encore deux mille (v. 45)… Il y eut six cents hommes, de ceux qui avaient tourné le dos, qui échappèrent au massacre, en se réfugiant sur le rocher de Rimmon, où ils demeurèrent quatre mois. Et ceux d’Israël retournèrent du combat, tuèrent tout ce qui restait dans Gabaa, depuis les hommes jusqu’aux bêtes; et ils brûlèrent aussi toutes les villes et tous les villages de la tribu de Benjamin.» (v. 47–48)
Dans ce récit, l’Esprit-Saint, prodiguant les chiffres, paraît s’ être quelque peu embrouillé. Il nous avait dit tout d’abord que les soldats de la tribu de Benjamin étaient en tout vingt-six mille sept cents, y compris les robustes guerriers de Gabaa. Si nous savons bien compter, voilà cinquante mille combattants benjamites tués coup sur coup dans ces batailles qui se succédèrent avec une rapidité vertigineuse. Donc: ou les Benjamites se multiplièrent dans l’action, tant et si bien que leur nombre se doubla, ce qui serait un miracle des plus curieux; ou bien le Saint-Esprit, en dictant le sacré livre, a perdu l’arithmétique, ce qui serait un miracle encore plus épatant!
Mais le plus beau de l’histoire, c’est notre cher Phinées qui se trouve là, au moment où personne ne l’attendait, certes! il y avait belle lurette que nous nous l’imaginions mort et enterré, sinon auprès de son aïeul Aaron, du moins dans le tombeau de son père Éléazar. Et il n’y a pas à s’y tromper; le verset 28 du chap. 20 du livre des Juges est très précis: il ne s’agit nullement d’un homonyme; car le Phinées qui prie Sabaoth en faveur de l’armée d’Israël contre les Benjamites, est bel et bien qualifié de «fils d’Éléazar et petit-fils d’Aaron».
Ça ne vous dit rien, ça?… Eh bien! comptez un peu sur vos doigts, et vous serez renversé!
C’est ce même Phinées que nous avons vu, du vivant de Moïse, embrocher avec une javeline l’hébreu Zimri et la jolie madianite Cozbi, au moment où l’amoureux couple soupirait les plus tendres soupirs. Le livre des Nombres, qui nous donna, en son chapitre 25, le compte-rendu officiel de cet exploit de lévite, nomme expressément le Phinées transperceur: «fils d’Éléazar et petit-fils d’Aaron» (v. 7 et 11). Et l’incident se passait au pays de Moab, avant l’arrivée des Hébreux à la Terre Promise, très antérieurement au passage du Jourdain. Or, il en a coulé, de l’eau, sous le pont, depuis l’embrochade de Zimri et Cozbi jusqu’à l’écrabouillade générale des Benjamites, laquelle est postérieure à la mort de Samson et termine le livre des Juges!…
On n’a pas oublié que, parmi les Israélites qui avaient vingt ans ou plus au moment de la sortie d’Égypte, le général Josué et le sieur Caleb furent les seuls à qui Jéhovah octroya la faveur de l’entrée en Canaan; d’autre part, la Bible nous dit que Josué mourut à l’âge de cent dix ans. En ajoutant ses quarante années de voyage dans le désert aux vingt ans d’âge de sa traversée de la mer Rouge, on trouve qu’il avait soixante ans quand il succéda à Moïse; par conséquent, il commanda et gouverna les Hébreux durant cinquante années.
Faisons donc, en parcourant les livres de Josué et des Juges, le compte du temps écoulé entre le passage du Jourdain, auquel assistait le jeune et bouillant Phinées, accompagnant son père Éléazar, et le massacre des Benjamites:
Gouvernement de Josué, cinquante ans. Le verset 10 du livre 2 des Juges dit qu’il y eut ensuite «une génération qui n’avait point connu les œuvres que l’Éternel avait faites pour son peuple»; soit, au minimum, vingt ans. Survient la première servitude des Hébreux, celle de Chuzan-Rischatajim, roi de Mésopotamie: huit ans. Délivrance, gouvernement du juge Othoniel: quarante ans. Deuxième servitude, celle du roi Eglon: dix-huit ans. Grâce au juge Aod, le joug des Moabites est secoué, et le peuple de Dieu a un long repos: quatre-vingts ans. Troisième servitude, celle du roi Jabin: vingt ans. Triomphe de Mme Débora et de Barac, nouveau repos: quarante ans. Rentrée en scène des Madianites, quatrième servitude: sept ans. Vocation de Gédéon, délivrance: quarante ans de paix. Les Hébreux retombent sous le joug; cette fois, le despote est un des leurs; tyrannie d’Abimélec: trois ans. Gouvernement du juge Tolah: vingt-trois ans. Gouvernement du juge Jaïr: vingt-deux ans. Sixième servitude, celle des Ammonites: dix-huit ans. Délivrance par Jephté, et gouvernement de ce juge: six ans. Gouvernement pacifique de trois autres juges: Ibtsan, sept ans; Elon, dix ans; Abdon, huit ans. Septième servitude, la première sous le joug des Philistins: quarante ans. Exploits et gouvernement du juge Samson: vingt ans. Au total: quatre cent quatre-vingts ans s’écoulèrent donc entre le passage du Jourdain et la mort de Samson. Conclusion: Phinées, grand-prêtre, avait par conséquent cinq cents ans au moins, quand il pria Sabaolh-Jéhovah contre les Benjamites, quand il supplia le ciel de venger la concubine du lévite d’Ephraïm, violée en une nuit par sept cents enragés mâles de Gabaa… Et voilà l’Histoire!
Mais pourquoi le texte biblique oublie-t-il de nous indiquer l’âge exact du grand-prêtre Phinées?… Un peu de précision eût été utile; car les sceptiques pourraient dire que le divin pigeon, en se brouillant avec l’arithmétique, a perdu la mémoire de sa chronologie, — chronologie officielle et sacrée, s’il vous plaît!
Or, les onze tribus israëlites qui avaient massacré celle de Benjamin se repentirent bientôt de leur œuvre de destruction. On gémissait, en disant: Hélas! faut-il qu’une de nos tribus disparaisse?… Puis, on pensa aux six cents Benjamites qui vivaient tant bien que mal sur le rocher de Rimmon. Pourquoi ne seraient-ils pas la graine destinée à repeupler Benjamin?… Oui, mais voilà! Dès l’ouverture des hostilités, on avait juré, à Mitspa, de ne jamais donner une fille israëlite en mariage à un benjamite. Tandis qu’on cherchait la solution du problème, un malin dit: Il n’y a qu’à s’enquérir et à découvrir les familles qui ne se sont pas trouvées à Mitspa et qui n’ont pas prêté ce serment. L’enquête fut ordonnée; son résultat fut la constatation que les juifs de Jabès avaient manqué au rendez vous où l’on jura l’extermination des Benjamites. Alors, massacre des bons juifs de Jabès, à l’exception de quatre cents pucelles, que l’on envoya au rocher de Rimmon. Mais les habitants de ce rocher firent observer que les pucelles n’étaient pas en nombre suffisant; deux cents des Benjamites survivants n’étaient pas pourvus; cela devenait très grave. Sur ces entrefaites, les magistrats songèrent à la grande fête de Jéhovah, qui allait se célébrer à Scilo, et ils rendirent le verdict que voici: Les Benjamites non pourvus de femmes sont, exceptionnellement, autorisés à faire des enlèvements pendant les cérémonies religieuses et les réjouissances de Scilo. Les Benjamites enlevèrent donc deux cents danseuses; les papas et les mamans n’eurent pas le droit de protester, et tout le monde, excepté eux, fut content. Enfin, les descendants de Benjamin rebâtirent leurs villes brûlées.
Ainsi finit le livre des Juges.
Cette manière de repeupler une tribu a paru bien singulière à tous les critiques; mais, comme les critiques sont des impies, que peuvent importer leurs objections? D’ailleurs, l’arche de Dieu était à Scilo pendant les fêtes; donc, Dieu était présent, et, puisqu’il ne fit pas sortir de terre les flammes qui dévoraient instantanément les grands criminels, c’est une preuve qu’il approuvait les ravisseurs. Demeurez donc muets, ô critiques! inclinez-vous devant les impénétrables desseins de la Providence divine!
Oh! les larmes d’attendrissement que versent les sensibles dévots sur la touchante histoire de Ruth et de Noémi!… Avec quelle douce joie nous l’abordons à notre tour!…
«Dans le temps où les Juges gouvernaient le peuple d’Israël, une famine désola le pays; c’est pourquoi un homme de Bethléem, de la tribu de Juda, s’en alla au pays de Moab pour y habiter, et il emmena sa femme et ses deux fils. Cet homme se nommait Elimélec; sa femme, Noémi; ses deux fils, Mahlon et Kiljon. Ils se fixèrent donc au pays de Moab. Or, Elimélec y mourut; mais Noémi y demeura néanmoins, avec ses deux fils, qui épousèrent des femmes moabites, dont l’une s’appelait Orpha et l’autre Ruth. Leur séjour en ce pays fut de dix ans environ, au bout desquels Mahlon et Kiljon moururent. Ainsi Noémi resta seule israëlite en Moab.» (Livre de Ruth 1:1–5)
«Un jour, Noémi entendit dire que Jéhovah avait rendu visite à son peuple et lui avait distribué du pain. Alors, elle se leva, fit lever ses belles-filles et leur apprit qu’elle quittait le pays de Moab pour s’en retourner à Bethléem. Quand elle fut hors de la maison, elle s’aperçut que ses belles-filles marchaient avec elle; celles-ci, en effet, avaient pris le chemin qui conduit à la contrée habitée par les descendants de Juda. Alors, Noémi dit à ses deux belles-filles: Allez-vous-en, et que chacune de vous retourne tout de suite chez sa mère. Vous avez été bien aimables pour mes fils qui sont morts; aussi je souhaite qu’à cause de cela Jéhovah vous fasse miséricorde. Oui, que mon dieu accorde à chacune, dans la maison de son mari, le repos qu’elle mérite! Et elle les embrassa. Mais les deux jeunes femmes se mirent à pleurer, et elles lui dirent, en élevant la voix: Non, nous préférons aller avec toi, puisque tu retournes vers ton peuple. Noémi reprit: Allons, mes filles, écoutez-moi, et rebroussez chemin. Pourquoi quoi viendriez-vous avec moi? Y a-t-il encore dans mes entrailles des fils que je pourrais vous donner pour maris? Non, je vous l’assure. Allez-vous-en, mes filles, allez-vous-en! D’ailleurs, je suis trop âgée pour me remarier; et en supposant que j’en aie le désir et l’espérance, même si je couchais avec un mari dès cette nuit, même si je venais ensuite à mettre au monde deux garçons, les attendriez-vous jusqu’à ce qu’ils devinssent grands? Refuseriez-vous, à cause d’eux. d’autres mariages? Non, n’est-ce pas? Retournez donc dans vos familles; car je suis en plus grande amertume que vous, la main de l’Éternel s’est appesantie sur moi.» (v. 6–14)
«Alors, elles élevèrent encore la voix et versèrent de nouvelles larmes. Ensuite, Orpha prit congé de sa belle-mère; mais Ruth resta avec Noémi. Et Noémi insistait pour que Ruth allât rejoindre sa belle-sœur: Orpha est retournée vers son peuple et vers son dieu, disait-elle; imite l’exemple de ta belle-sœur. Mais Ruth répondit: Tu me fais de la peine en me priant de te laisser, de m’éloigner de toi; car j’irai où tu iras, je demeurerai où tu demeureras, ton peuple sera le mien désormais et ton dieu sera mon dieu. Là où tu mourras, je mourrai, et c’est là que je serai enterrée. Que ton Jéhovah me traite avec la dernière rigueur, si jamais rien te sépare de moi que la mort!» (1:15–17)
«Noémi, voyant ainsi que sa résolution était inébranlable, cessa de lui parler de séparation. Et elles marchèrent toutes deux longtemps, jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées à Bethléem. Et quand elles eurent franchi les portes, toute la ville fut en émoi à cause d’elles, et tous disaient: N’est-ce pas Noémi?… Mais elle leur répondit: Je vous en prie, ne m’appelez pas Noémi; appelez-moi Mara. Et ceux qui l’avaient reconnue lui demandant pourquoi elle changeait son nom, elle leur dit: Le Tout-Puissant m’a remplie d’amertume; je suis partie d’ici comblée de biens, et l’Éternel me ramène complètement vide. Ainsi, puisque Jéhovah m’a abattue et affligée, il ne faut plus, vous le voyez bien, m’appeler Noémi.» (v. 18–21)
«C’est ainsi que Noémi, étant revenue avec Ruth la Moabite sa bru, retourna à Bethléem; c’était au commencement de la moisson des orges.» (1:22)
«Or, il y avait un parent d’Elimélec, qui se nommait Booz, homme très puissant et fort riche. Et Ruth la Moabite dit à sa belle-mère: Si tu le permets, j’irai glaner dans les champs, et je trouverai peut-être quelque homme qui s’intéressera à moi. Elle lui répondit: Va, ma fille. Ruth s’en alla donc glaner derrière les moissonneurs. Et il arriva qu’elle se trouva dans un champ, appartenant à ce Booz, qui était parent d’Elimélec. Sur ces entrefaites, Booz vint de la ville et dit aux moissonneurs: Que Dieu soit avec vous! Ils lui répondirent: Que Dieu vous bénisse! Après quoi, Booz ayant remarqué Ruth, demanda à un jeune homme, chef des moissonneurs: Qui est cette fille? Lequel répondit: C’est une jeune femme moabite, qui est revenue avec Noémi du pays de Moab. Elle nous a priés de lui permettre de ramasser quelques poignées d’orge après les moissonneurs; elle n’est ici que depuis ce matin. Alors Booz s’approcha de Ruth et lui dit: Écoute, ma fille, ne va point glaner dans un autre champ, et même reste auprès de mes servantes. J’ai défendu aux garçons qui sont ici de te toucher; et quand tu auras soif, bois de l’eau que puisent mes gens.» (2:1–9)
«À ces mots, Ruth se prosterna, le visage contre terre, et dit: Comment donc ai-je trouvé grâce devant toi? Je suis étrangère, et pourtant tu sembles me connaître. — On m’a raconté à Bethléem, répondit Booz, comment tu t’es bien comportée à l’égard de ta belle-mère, depuis que ton mari est mort. Je sais tout, ton abandon de ton père et de ta mère, et de ton pays natal, pour venir vers un peuple que tu ne connaissais pas. Que l’Éternel te récompense! puisque tu t’es mise sous la protection du Dieu d’Israël, puisses-tu obtenir de lui tout ce que tu mérites pour ton salaire! — Mon seigneur, dit Ruth, me voilà bien joyeuse d’avoir trouvé grâce devant tes yeux; tes paroles me sont une grande consolation, et elles sont vraiment selon le cœur de ta servante, quoique je sois moins que la dernière de tes servantes.» (v. 10–13)
«Booz revint encore vers elle, quand l’heure de manger fut venue, et il lui dit: Ne crains pas de te joindre à mes gens; je t’y autorise. Tu mangeras du pain, et je te permets de le tremper dans le vinaigre. Ainsi, elle prit part au repas des moissonneurs, qui lui donnèrent du grain rôti; elle s’en rassasia et serra avec soin ses restes. Après quoi, elle se leva pour aller glaner. Et Booz commanda à ses gens: Laissez-la glaner même auprès des javelles; en outre, gardez-vous bien de lui faire quoi que ce soit qui puisse lui donner de la honte. Au surplus, laissez traîner, comme par mégarde, quelques poignées d’épis, afin qu’elle les ramasse. Ruth glana donc jusqu’au soir; et, ayant battu les épis qu’elle avait recueillis, elle en tira environ un épha d’orge.» (v. 14–17)
«Quand Ruth fut de retour à la ville, elle montra à sa belle-mère ce qu’elle avait glané; elle lui donna aussi les restes de son repas, qu’elle avait emportés. Alors sa belle-mère l’interrogea: Où as-tu glané aujourd’hui? Béni soit celui qui t’a fait si bon accueil! Ruth répondit: L’homme chez qui j’ai ramassé cet orge s’appelle Booz. Et Noémi s’écria: Que Jéhovah le bénisse! Puis, elle ajouta: Cet homme nous est proche parent, et il est de ceux qui ont le droit d’acquérir pour eux personnellement dans l’héritage de la famille. Et Ruth dit encore: Je me souviens qu’il m’a recommandé de rester avec ses gens, jusqu’à ce que la moisson soit entièrement terminée. Noémi reprit: Ma fille, aie soin surtout de te tenir avec ses servantes, de crainte qu’ailleurs on ne te cause quelque chagrin. Ruth s’attacha donc aux servantes de Booz, et chaque soir elle venait retrouver sa belle-mère, avec qui elle habitait.» (2:18–23)
«Noémi dit un jour à Ruth: Ma fille, pourquoi ne chercherai-je pas comment tu pourrais avoir la vie assurée et être heureuse? Voici donc ce que tu devras faire. Booz, qui est notre pioche parent, vannera cette nuit son orge. C’est pourquoi aujourd’hui il faut te laver; en outre, frotte-toi la peau avec de l’huile parfumée; puis, mets sur toi ta plus belle robe, et va-t’en dans l’aire de Booz. Mais ne te montre pas à lui, tant qu’il n’aura pas fini de manger et de boire. Quand il ira se coucher, remarque bien l’endroit où il se rendra pour dormir. Tu attendras qu’il soit couché; tu entreras tout doucement; tu découvriras ses pieds, et tu te coucheras auprès de lui; alors il te dira ce que tu auras à faire (textuel). Ruth lui répondit: Je ferai tout ce que tu me dis.» (3:1–5)
«Elle alla donc dans l’aire de Booz, pour mettre fidèlement en pratique les conseils de sa belle-mère. Et Booz, ayant bien mangé et bu, était en belle gaîté, et il s’alla coucher contre un tas de gerbes. Alors, Ruth se glissa tout doucement près de sa couche, et ayant levé la couverture aux pieds, elle se coucha là.» (v. 6–7)
«Au milieu de la nuit, Booz fut tout étonné de trouver une femme dans sa couche, à ses pieds; il retira ses pieds vivement, en disant: Qui es-tu? Elle répondit: C’est moi, Ruth, et je suis ta servante. Etends-toi sur ta servante; car tu es proche parent, et tu as droit de me prendre pour toi, puisque je fais partie de l’héritage dans ta famille. Booz dit: Que Jéhovah te bénisse, ma fille! Tu vaux encore mieux cette nuit que ce matin, attendu que tu n’as point été chercher des jeunes gens, soit riches, soit pauvres. Ne crains rien donc; je ferais ce que tu viens de me dire; car tu as la réputation d’être une femme de bien. Maintenant, s’il est très vrai que j’ai le droit de te prendre pour moi, il y en a un autre qui a droit avant moi, parce qu’il est plus proche parent de Noémi. Passe cette nuit dans ma couche; et si demain matin l’autre parent plus proche veut exercer son droit, eh bien, qu’il en use! mais s’il ne lui plaît pas d’en user, je te prendrai pour moi sans aucune difficulté, aussi vrai que Dieu est vivant! Demeure donc ici couchée jusqu’au matin.» (v. 8–13)
«Ainsi, elle resta dans sa couche toute la nuit; et elle sa leva avant que le jour parût. Booz lui dit: Prends bien garde que personne ne sache que tu as passé la nuit ici. Mais donne ton tablier, déploie-le. Elle étendit son tablier, le tenant, des deux mains; Booz y mit six mesures d’orge, qu’elle emporta à Bethléem. À sa belle-mère qui lui demanda comment elle s’était comportée, Ruth raconta tout ce qui s’était passé entre Booz et elle. Il m’a donné, ajouta-t-elle, ces six mesures d’orge, en me disant: Je ne veux pas que tu retournes, les mains vides, vers ta belle-mère.» (v. 14–17)
Le chapitre 4 du livre de Ruth nous montre le vieux Booz en pourparlers avec le proche parent dont les droits passaient avant les siens. Celui-ci, ne se souciant aucunement d’épouser la bru de Noémi, se déchaussa et donna à Booz un de ses souliers en témoignage de sa renonciation (v. 8). Booz, alors, de montrer le soulier aux magistrats et à tous les habitants de Bethléem.
«Ainsi, dit Booz, vous êtes tous témoins que j’ai acquis aujourd’hui tout ce qui appartenait à Elimélec et tout ce qui était à Kiljon et à Mahlon, ses fils, et que, de cette façon, je me suis acquis aussi Ruth la Moabite, veuve de Mahlon, pour être ma femme. Alors, tout le peuple et les anciens, voyant le soulier, dirent: Nous en sommes témoins. Dieu fasse que la femme qui entre en ta maison soit comme Rachel et comme Lia, qui toutes deux ont donné des enfants à la famille d’Israël; conduis-toi vertueusement en Ephrat, et rends ton nom célèbre à Bethléem; et que de la postérité que Jéhovah te donnera, par cette jeune femme, ta maison soit comme la maison de Pharès, ton ancêtre, que Thamar enfanta à Juda. Booz prit donc Ruth pour femme; il entra en elle, et Dieu lui accorda de concevoir et d’enfanter un fils. Et les femmes dirent à Noémi: Béni soit l’Éternel, qui n’a pas voulu que l’héritage de ton fils soit perdu pour la maison d’Israël! Que Jéhovah console ton âme et qu’il soit le soutien de ta vieillesse; car ta belle-fille, qui t’aime, a enfanté par les œuvres d’un israëlite, et elle te vaut mieux que sept fils. Alors, Noémi prit l’enfant et le mit à son sein, et elle lui servit de nourrice (ça, c’est un miracle qui n’est pas banal). Et les voisines donnèrent un nom à l’enfant; elles l’appelèrent Obed. Cet Obed fut le père d’Isaï, qui fut le père de David.» (4:9–17)
Telle est, dans toute sa saveur, l’édifiante histoire de Ruth, modèle des brus bibliques, et de Noémi, la crème des belles-mères. On aura admiré, en passant, la générosité de Booz, ce vieux propriétaire très puissant et fort riche, qui, aussitôt que Ruth lui eut tapé dans l’œil, lui accorda le pain de la table de ses moissonneurs, en l’autorisant à le tremper dans du vinaigre, afin qu’il fût moins sec. Les critiques trouvent bizarre que Booz, au lieu d’aller coucher dans sa chambre, se soit étendu, pour dormir, la nuit, contre un las de gerbes, dans l’aire, comme font les manœuvres après la moisson; mais ils trouvent plus bizarre encore, et d’un goût extrêmement douteux, que Ruth se soit glissée dans la couche de Booz, ainsi que le raconte l’auteur sacré comme une chose toute naturelle et sans la moindre vergogne. Si ce Booz, disent-ils, devait, en qualité de parent, épouser cette Ruth, le devoir de Noémi, qui lui tenait lieu de mère, était de faire honnêtement la proposition de mariage; elle ne devait pas persuader à sa bru de faire un métier de gourgandine. De plus, Noémi devait savoir qu’il y avait un parent plus proche que Booz: c’était donc à ce parent plus proche que l’on devait s’adresser.
Enfin, on sait que les chrétiens font descendre Jésus de David, et, par conséquent, de Booz et de Ruth; la prostitution et l’inceste se trouvent ainsi à profusion dans le sang que Dieu choisit pour s’incarner. Booz descend en droite ligne de Pharès, né de l’inceste de Thamar se livrant à son beau-père Juda, en faisant la prostituée; en outre, Booz est fils de Salmon et de Raab, la prostituée de Jéricho. Quant à Ruth, elle descend de Moab, né de l’inceste de Loth avec sa fille aînée. Voilà donc des ancêtres d’élite pour un Messie! voilà un sang fort honorable pour un Dieu se faisant homme!
Mais le plus amusant pour l’observateur, c’est de constater qu’en dictant le livre de Ruth le divin pigeon n’a pas pris garde qu’il laissait percer la mystification de toutes ses dictées. En effet, entre Salmon, époux de Raab, et Isaï, père de David, il n’y a, dans l’ordre généalogique, que Booz et Obed. Or, Raab et Salmon sont contemporains de Josué; Raab n’a été épousée par Salmon qu’après la prise de Jéricho, c’est-à-dire après le passage du Jourdain. D’autre part, en suivant la chronologie de la Bible, nous allons voir qu’Obed vécut du temps du grand-prétre Héli, et que le successeur d’Héli, Samuel, vécut en même temps qu’ Isaï; le gouvernement des Juges va finir avec Samuel, qui instituera le premier roi, Saül, prononcera ensuite sa déchéance et sacrera David. Au point de vue du temps vécu par les héros bibliques, le livre de Ruth détruit donc complètement le livre de Josué et le livre des Juges; car il est matériellement impossible qu’il y ait eu, d’un côté, cette longue série de vicissitudes si diverses du peuple hébreu, ces gouvernements victorieux, ces servitudes d’une durée énorme et si multipliées, ces délivrances suivies de périodes de paix se chiffrant par un nombre considérable d’années, l’ensemble donnant un total de quatre cent quatre-vingts ans depuis le passage du Jourdain jusqu’à la mort de Samson, et qu’il n’y ait eu, d’un autre côté, parallèlement, que Salmon, vivant lors de la prise de Jéricho, et son fils Booz, contemporain de Samson.
En ce temps-là, il y avait à Ramathajim-Tsophim (ou Rama tout court) un homme, nommé Elcana, qui était à la tête de deux femmes, aussi légitimes l’une que l’autre, Anne et Péninna. Or, la première ne pouvait avoir d’enfants, et tous les jours c’étaient des scènes à tout casser entre les épouses de l’honorable bigame; car Péninna, qui était aigre comme du vinaigre, piquait Anne au vif, en se moquant de sa stérilité.
Anne, pour en finir, se résolut à faire un pèlerinage, sans doute après avoir consulté quelque pieux ermite; car Rama était dans le proche voisinage de la montagne d’Ephraïm, à qui ses lévites ont acquis un impérissable renom. Mais où aller pèleriner? Evidemment, l’ermite consulté ne s’était pas jugé assez saint pour pouvoir attirer sur Anne les bénédictions de Jéhovah.
Quoi qu’il en soit, la Bible nous apprend que l’arche divine se trouvait alors à Scilo, sous la garde du grand-prêtre Héli et de ses deux fils, Ophni et Phinées (ne pas confondre avec le Phinées, fils d’Éléazar). Donc, Elcana et sa famille partirent pour Scilo.
On suppose à bon droit qu’Anne la stérile se mit joyeusement en route, mais que Péninna la féconde ne dut pas quitter Rama sans quelque regret, attendu que les mauvaises langues lui prêtent un cousin germain avec qui elle était dans les meilleurs termes. Toutefois, la gaîté d’Anne ne paraît pas avoir été de longue durée. En effet, une fois à Scilo, s’il faut en croire l’auteur sacré,
«quand Anne se rendait au temple de l’Éternel, Péninna l’offensait toujours de la même manière, et Anne recommença de pleurer, et elle ne mangeait point. Elcana son mari lui disait: Anne, pourquoi pleures-tu, et pourquoi t’abstiens-tu de manger? ne te vaux-je pas mieux que dix fils?» (Premier livre de Samuel 1:7–8)
«Après qu’elle eût mangé et bu à Scilo, elle se leva. Or, le grand-prêtre Héli était assis sur un siège, auprès d’une des colonnes du tabernacle de l’Éternel. Anne donc, ayant le cœur plein d’amertume, pria Jéhovah, en répandant des torrents de larmes. Elle fit ce vœu: O Sabaoth, dieu des armées, si tu daignes regarder l’affliction de ta servante, si tu me donnes un enfant mâle, je te le donnerai pour tous les jours de sa vie, et jamais aucun rasoir ne passera sur sa tête. Mais, en disant cela, Anne se bornait à parler dans son cœur; le grand-prêtre, qui l’observait, voyait seulement remuer ses lèvres, et il se dit: Cette femme est ivre. Alors, il l’interpella en ces termes: Quand auras-tu fini d’être saoûle? Allons, va cuver ailleurs ton vint» (v. 9–14)
Cependant, sous cette dure apostrophe, Anne ne perdit pas la carte; elle expliqua qu’elle n’était pas ivre du tout, «n’ayant bu ni vin ni cervoise», et Héli, voyant sa méprise, s’intéressa aussitôt à l’infortunée. On sait comment s’opèrent les miracles du genre de celui sollicité par Anne; le procédé s’est perpétué jusqu’à nos jours: aussi, il est aisé de se rendre compte de ce qui se passa. Avec l’autorisation d’Elcana, mari dévot, Héli ne manqua pas d’engager la stérile épouse à venir un moment dans le sanctuaire réservé. Anne éprouvait bien quelques hésitations; son mari lui-même la rassura. Va, lui dit-il, va avec le monsieur, il te fera toucher quelque talisman sacré, et je te réponds que tu t’en trouveras bien. Anne fut donc admise à voir de près le Saint des saints.
Puis, comme le séjour de son épouse dans le sanctuaire tirait un peu en longueur, Elcana s’en fut s’asseoir sous la colonnade extérieure du temple. Enfin, l’épouse chérie reparut, amenée par Ophni et Phinées, fils du grand-prêtre, lesquels étaient rayonnants; ils assurèrent au bon Elcana que bien certainement cette fois l’Éternel avait inondé Anne de sa grâce toute-puissante.
Neuf mois après, le ménage d’Elcana s’augmentait d’un gros bébé rose, auquel on donna le nom de Samuel. Anne, qui était dans la jubilation, renouvela son vœu de ne jamais couper même une petite mèche à la chevelure de cet enfant tant désiré. Point n’est besoin d’être sorcier pour deviner que, de temps en temps, le grand-prêtre Héli venait rendre visite au moutard, pour lequel il avait une affection toute particulière; car il était, disait-il, le témoignage vivant de la puissance de l’Éternel.
Quand Samuel fut en âge d’entrer au service du Seigneur, Anne le conduisit à Héli, et il fut décidé que le gamin serait consacré à Dieu. On l’investit des fonctions d’enfant de chœur, spécialement préposé à la garde du tabernacle. Le grand-prêtre donna à la mère sa parole de curé-prophète que l’adolescent était destiné à d’extraordinaires choses.
La chère Anne fut si contente, qu’elle improvisa un cantique, inséré tout au long dans le chapitre 2; le lecteur me dispensera de le reproduire, c’est du rabâchage archi-fastidieux.
Par contre, on ne saurait passer sous silence les versets rutilants d’indignation, par lesquels l’Esprit-Saint, inspirateur de l’écrivain biblique, flétrit la conduite des sieurs Ophni et Phinées, qui, tout à fait mauvais garnements, faisaient ripaille au préjudice de maître Jéhovah.
«Les fils d’Héli, est-il dit en toutes lettres, étaient des scélérats, et ils méprisaient l’Éternel; car, lorsque quelqu’un du peuple avait fourni la victime dont le sacrifice était dû à Jéhovah, ces sacrificateurs impies, au moyen d’une longue fourchette à trois dents, piquaient dans la marmite sacrée et prélevaient ainsi à leur profit les meilleurs morceaux. Ils en agissaient de la sorte constamment, tandis que les Israélites venaient pour les holocaustes à Scilo. Même avant qu’on fît fumer la graisse, leur valet, envoyé par eux, disait à tout homme qui s’apprêtait à sacrifier: Donne-moi de la bonne viande à rôtir pour les sacrificateurs. Et si l’homme répondait: Qu’on fasse fumer d’abord la graisse; après quoi, tu prendras de la viande autant que tu voudras; alors le valet d’Ophni et de Phinées disait: Donne tout de suite ce que je te demande; sinon, je te le prendrai de force. Ainsi le péché des fils d’Héli était énorme, et le courroux de l’Éternel s’amassait plus grand chaque jour» (2: 12–17)
Ce n’était pas tout: «les fils d’Héli couchaient avec toutes les femmes qui venaient prier à la porte du tabernacle» (v. 22). Le grand-prêtre n’ignorait pas ces épouvantables impiétés; mais il les tolérait par faiblesse.
Et, tout en manifestant cette belle indignation, la Bible nous raconte, dans le même chapitre, que la mère de Samuel venait voir régulièrement son fils à Scilo.
«Le jeune Samuel, ceint d’un éphod de lin, accomplissait innocemment le service de l’Éternel; et chaque année sa mère lui faisait une petite tunique blanche, qu’elle lui apportait en se rendant au temple. Et Jéhovah visita Anne de nouveau, plusieurs fois; c’est pourquoi elle conçut et enfanta encore trois fils et deux filles» (2:19–21)
Les sceptiques conclueront peut-être qu’Ophni et Phinées contribuaient à augmenter la famille de l’excellent Elcana; mais les fidèles d’ardente foi répliqueront qu’il ne faut pas confondre, c’est-à-dire que papa Bon Dieu seul s’occupait de féconder l’aimable Anne et que cela était parfait, tandis que les fils d’Héli, en couchant avec les autres dévotes, étaient d’odieux gredins. C’est commettre un sacrilège que de s’adjuger les jolies dévotes, réservées à Jéhovah, aussi bien que de piquer dans la marmite sacrée pour se régaler des victuailles de l’holocauste.
«Or, le jeune Samuel servait le Seigneur en la présence d’Héli; et la parole de l’Éternel était rare en ces jours-là, et les apparitions de Dieu n’étaient pas communes. Il arriva un certain jour qu’Héli, dont les yeux commençaient à se ternir par l’effet de la vieillesse, s’était couché dans sa chambre avant que les lampes du sanctuaire fussent éteintes; de son côté, Samuel dormait dans le tabernacle, auprès de l’arche de Dieu. Et l’Éternel appela Samuel.
Et l’adolescent répondit: Me voici! et il courut vers Héli et lui dit: Me voici, puisque lu m’as appelé. Mais Héli lui dit: Non, je ne t’ai pas appelé, retourne à ton lit, et couche-toi.
Peu après, l’Éternel appela encore Samuel, et Samuel, réveillé brusquement, se leva et s’en vint de nouveau en toute hâte vers Héli, et lui dit: Tu m’as appelé, me voici. Héli lui répondit: Mon fils, je ne t’ai nullement appelé, va te recoucher! Or, Samuel ne savait point distinguer la voix de l’Éternel, car Jéhovah ne lui avait jamais parlé auparavant. Il se remit donc à dormir, et pour la troisième fois l’Éternel le réveilla en l’appelant. Et Samuel, ayant couru toujours vers Héli, lui dit: Certainement, tu m’as appelé, et me voici. Alors, le grand-prêtre comprit que c’était l’Éternel qui appelait l’adolescent. Et il dit à Samuel: Retourne-t’en à ton lit, couche-toi; mais, si l’on t’appelle encore, tu répondras: Éternel, parle; ton serviteur t’écoute. Samuel s’en alla donc et se remit au lit. Et l’Éternel se manifesta; il appela, ainsi que les autres fois: Samuel! Samuel! Le jeune garçon répondit alors: Parle, Seigneur, ton serviteur t’écoute. Et l’Éternel parla à Samuel, lui disant: Voici, je vais pousser dans Israël un tel cri, que nul ne pourra l’entendre sans que ses deux oreilles lui tintent; en ce jour-là, je mettrai contre Héli tout ce que j’ai juré contre sa maison: je commencerai et j’achèverai. Sa maison sera punie pour jamais, à cause de l’iniquité de ses fils, qu’il a connue et n’a point réprimée. Oui, j’ai juré que l’infamie de la maison d’Héli ne sera jamais expiée, ni par des victimes, ni par des présents.» (3:1–13)
Le lendemain matin, dès la première heure, le grand-prêtre voulut connaître la fin de cet incident nocturne; on juge de l’embarras de l’apprenti-lévite. Héli insista, exigea toute la vérité, et le jeune Samuel rapporta la terrible confidence qu’il avait reçue,
«Il ne cacha rien au grand-prêtre; et Héli répondit: Oui, c’est l’Éternel qui a parlé; qu’il fasse ce qui lui semblera bon!» (v. 18)
«Et voici que Samuel grandissait; or, l’Éternel étant avec lui, aucune de ses paroles ne tombait par terre (sic). Et tout Israël, depuis Dan jusqu’à Béer-Sçébah, sut que Samuel était en vérité prophète de Dieu.» (v. 19–20)
Cette première partie de l’histoire du fameux prophète qui fut le dernier juge n’a pas manqué de soulever quelques critiques. D’abord, sur ce livre lui-même, qui est attribué à Samuel, le savant Fréret a présenté une observation générale; il signale un défaut dans lequel aucun historien sérieux ne tomberait: c’est de laisser le lecteur dans une ignorance entière de l’état où était alors la nation dont on parle. En effet, d’après le texte sacré, il est difficile de savoir quelle étendue de pays possédaient les juifs au temps de la grande-prêtrise d’Héli, en quels lieux exactement ils résidaient, s’ils étaient encore esclaves ou simplement tributaires des Phéniciens, que les ignares écrivains hébreux s’obstinent à appeler Philistins. L’auteur paraît être un prêtre qui n’est occupé que de sa profession, et qui compte tout le reste pour peu de chose.
L’auteur assigne Scilo comme résidence au grand-prêtre Héli. Sur ce point, Voltaire remarque que le village appelé Scilo appartenait encore aux Phéniciens, et qu’il est, par conséquent, bien étonnant que ceux-ci y eussent toléré le grand-prêtre d’une religion ennemie; si l’arche était dans ce village, ce ne pouvait être qu’en secret, évidemment, puisque les Philistins ne s’en empareront que plus tard et à l’occasion d’une bataille, comme on verra; mais alors comment expliquer que les Juifs vinssent en pèlerinage à Scilo?… En outre, dans tout le cours du récit, le narrateur fait entendre que les Juifs étaient devenus si misérables que Dieu ne leur parlait plus fréquemment comme autrefois; or, c’était l’idée de toutes ces nations grossières que, quand un peuple était vaincu, son dieu était vaincu aussi, et que, lorsqu’il se relevait, son dieu se relevait avec lui.
Beaucoup estiment que, si Jéhovah est vraiment le créateur de l’univers, on lui fait jouer un rôle des plus grotesques en le représentant enfermé dans un coffre, d’où, au milieu de la nuit, il appelle un jeune garçon jusqu’à quatre fois avant de lui exprimer ce qu’il veut lui dire. Woolston trouve l’auteur sacré excessivement ridicule de dire que le petit Samuel «ne savait pas encore distinguer la voix de l’Éternel, parce que Jéhovah ne lui avait jamais parlé auparavant». Effectivement, on ne peut reconnaître la voix de quelqu’un qu’on n’a jamais entendu; en outre, l’auteur sacré, en s’exprimant ainsi, représente son Jéhovah comme ayant une voix humaine, de même que chaque homme a son timbre de voix personnel. Boulanger en tire une nouvelle preuve que les Juifs ont toujours fait leur dieu corporel, et qu’ils ne virent en lui qu’un homme d’une espèce supérieure, demeurant d’ordinaire dans une nuée, venant parfois sur la terre visiter ses favoris, tantôt prenant son parti, tantôt les abandonnant, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, tel, en un mot que les dieux d’Homère; il dit aussi qu’Homère, d’ailleurs, donne de la divinité des idées plus sublimes que celles qui sont contenues dans la Bible, et qu’on en trouve de plus belles encore dans l’ancien Orphée, et même dans les mystères d’Isis et de Cérès. Cette opinion de Boulanger est partagée par Fréret, par Dumarsais, etc.
Donc, voici Samuel devenu grand, et le divin pigeon reste muet sur la conduite d’Ophni et Phinées depuis la mémorable nuit des terribles révélations. Piquaient-ils toujours dans la marmite?… Nous apprenons seulement que «Samuel avait tout dit aux Israélites»; la réprobation d’Héli et de sa famille étail donc le secret de Polichinelle, ce qui n’empêchait pas les fidèles d’apporter leurs offrandes à ce grand-prêtre disqualifié et à ses fils. Peut-être ceux-ci, dans la crainte du châtiment prédit, avaient-ils renoncé à leurs sacrilèges habitudes mais nous savons que maître Jéhovah est très rancunier.
«Les Israélites se soulevèrent contre les Philistins et se réunirent en armes pour les combattre; ils campèrent à Ebenhézer, et les Philistins établirent leur camp à Aphek. Alors, la bataille fut livrée; Israël fut battu, les Philistins tuèrent d’abord environ quatre mille soldats juifs dans un premier combat en plaine. L’armée d’Israël tourna le dos et revint au camp, où les anciens du peuple dirent: Pourquoi l’Éternel nous a-t-il laissé battre aujourd’hui par les Philistins? Faisons venir de Scilo l’arche d’alliance, dans laquelle Jéhovah réside; ainsi Dieu sera au milieu de nous, et il nous délivrera de nos ennemis. L’arche sainte fut donc apportée, et Sabaoth, dieu des armées, y était, entre les chérubins; et Ophni et Phinées, fils d’Héli, accompagnaient l’arche de Dieu. Et lorsque l’arche entra dans le camp, tout Israël poussa de si grands cris de joie, que la terre en retentissait.» (4:1–5)
«Alors, les Philistins, entendant la voix de ce cri, dirent: Quelle est donc la voix de cri au camp hébreu! Et ils surent que l’arche où Jéhovah réside était au milieu de l’armée. Alors, les Philistins eurent peur, et ils se disaient les uns aux autres: Jéhovah est maintenant dans le camp hébreu; il n’en était pas ainsi ces jours passés; malheur à nous, à présent! Réconfortons-nous, Philistins, et soyons des hommes vaillants; combattons avec courage, afin de ne pas tomber esclaves de ces juifs, comme ils ont été les nôtres. Les Philistins donc livrèrent une seconde bataille, et Israël fut encore battu et s’enfuit; et la défaite de l’armée israëlite fut si grande, que trente mille soldats, cette fois, restèrent morts sur le champ de bataille. L’arche de Dieu fut prise par l’ennemi vainqueur, et les deux fils d’Héli, Ophni et Phinées, périrent dans ce combat.» (v. 6–11)
«Or, un soldat de la tribu de Benjamin, échappé au carnage, courut toute une journée pour se rendre à Scilo, où il arriva avec ses vêtements déchirés et de la cendre sur la tête. Et, tandis que cet homme courait ainsi, le grand-prêtre Héli était assis sur un siège qu’il avait fait élever à côté du chemin, et il attendait les nouvelles; et dans son attente il tremblait, à cause de l’arche sainte. Héli était âgé alors de quatre-vingt-dix-huit ans. Cet homme, aussitôt arrivé, dit à Héli: Je viens du champ de bataille, d’où je me suis échappé. Et Héli l’interrogea en ces termes: Qu’est-il arrivé, mon fils? Le soldat benjamite répondit: Israël a fui devant les Philistins, et, même il y a eu une grande défaite du peuple; tes deux fils sont morts, et l’arche de Dieu est tombée au pouvoir de l’ennemi. Quand Héli eut entendu cela, il tomba à la renverse de dessus son siège, et dans sa chute il se rompit le cou. C’est ainsi qu’il mourut; car il était vieux et pesant. Il avait jugé Israël quarante ans.» (v. 12–18)
«Et sa belle-fille, femme de Phinées, qui était grosse, voyait s’approcher l’heure où elle accoucherait, lorsqu’un messager lui apprit tout à la fois que l’arche était prise, que son mari était mort et son beau-père aussi. À cette nouvelle, elle se plia en deux; alors elle enfanta, et son accouchement fut des plus douloureux. Et voilà que la mort la saisit à son tour. Or, tandis qu’elle mourait, les femmes, ses amies, qui l’entouraient, lui dirent: N’aie pas d’inquiétude; nous tenons ton enfant, et nous t’assurons que ce n’est pas une fille; en vérité, c’est un garçon. Mais elle ne faisait aucune attention à ce que ses amies lui disaient, elle n’entendait rien; car la mort l’envahissait de plus en plus. Et tout-à-coup elle se mit à parler, et elle dit: La gloire de Dieu est transportée d’Israël, car l’arche sainte est prise; et, pour cette raison, je veux que mon enfant soit nommé Icabod.» (v. 19–22)
On voit que l’auteur sacré nous laisse de plus belle dans le vague. Cet étrange historien ne fait connaître ni comment les Hébreux s’étaient révoltés contre les Philistins leurs maîtres, ni le sujet de cette guerre, ni quel territoire les Hébreux occupaient. Il n’est précis que pour indiquer le lieu où se trouvaient les camps des deux armées ennemies; mais c’est jouer de malheur, attendu qu’aucun géographe de l’antiquité n’a mentionné Ebenhézer ni Aphek. L’auteur sacré nous parle seulement, de trente-quatre mille juifs tués malgré la présence de l’arche. Comment concevoir, dit Voltaire, qu’un peuple esclave, qui a essuyé de si grandes et si fréquentes pertes, puisse si tôt s’en relever? Les critiques ont toujours osé soupçonner l’auteur d’un peu d’exagération, soit dans les succès, soit dans les revers. L’auteur semble beaucoup plus occupé de célébrer Samuel que de débrouiller l’histoire juive; on s’attend en vain qu’il donnera une description fidèle du pays, de ce que les juifs en possédaient en propre sous leurs maîtres, des circonstances dans lesquelles eut lieu ce soulèvement, des places, ou, tout au moins, des cavernes qu’ils occupèrent, des mesures qu’ils prirent, les chefs qui les menèrent au combat; rien de toutes ces choses essentielles! C’est de là que lord Bolingbroke conclut, dans son examen, que le lévite auteur de cette histoire écrivait comme les moines du moyen-âge ont écrit l’histoire de leur pays. Et Voltaire ajoute, avec sa mordante ironie: «Sans doute, Samuel, étant devenu un prophète, et Dieu lui parlant déjà dans son enfance, était un objet plus considérable que les trente mille hommes tués dans la bataille, qui n’étaient que des profanes, à qui Dieu ne se communiquait pas; voilà pourquoi, évidemment, dans la sainte Écriture, il s’agit des prophètes juifs plus que du peuple juif.»
Attention, maintenant!… Lecteurs, nous ne saurions trop être graves. Nous arrivons à un passage de la Bible qui ne dispose pas plus à la gaîté que le spectacle du nez d’argent d’un invalide; en effet, voici la grande affaire des trous-de-balle en or… Attention! attention! ne riez pas. C’est très sérieux.
Maître Jéhovah, pour châtier Ophni et Phinées qui, durant un certain temps, avaient piqué dans sa marmite, s’était fait prendre de par son coffre par les Philistins; et, alors même qu’Ophni et Phinées défendaient son coffre, c’est-à-dire le défendaient lui-même (puisqu’il était en résidence dans l’arche), il avait voulu, de par sa volonté mystérieuse et impénétrable, que les deux lévites fussent tués auprès de lui, en compagnie de trente mille autres juifs, également massacrés, quoique n’ayant jamais, eux, piqué dans la marmite. C’était là un châtiment sensationnel, tout ce qu’on peut imaginer de plus sensationnel, attendu que Dieu, en se laissant tomber aux mains des Philistins idolâtres, s’englobait dans la punition du sacrilège commis contre lui. Ce n’est peut-être pas bien logique, cela; mais c’est essentiellement divin, n’importe quel théologien vous le dira.
Les Philistins avaient donc été élus de Dieu pour exercer contre Dieu la vengeance d’une offense à Dieu, en faisant Dieu prisonnier. Seulement, après avoir élu les Philistins pour le tenir captif, maître Jéhovah résolut de punir les Philistins d’être ses élus. Ça continue, comme on voit, à ne pas être logique; mais c’est de plus en plus divin.
Notons, d’abord, que ces Philistins, qui étaient de bons zigs sous le rapport de la dévotion, témoignèrent le plus grand respect au dieu leur prisonnier. Nous avons vu tout à l’heure qu’ils étaient convaincus de sa puissance. Loin d’agir comme les fanatiques intolérants qui prodiguent l’outrage aux divinités d’autres religions que la leur, ils traitèrent avec honneur le dieu d’Israël. Qu’un Jupiter ou un Bouddha tombe au pouvoir d’inquisiteurs chrétiens, ils auront bientôt fait de le jeter à l’égout. Les Philistins, au contraire, sachant que Jéhovah était dans ce coffre à eux échu par le sort de la bataille, transportèrent dignement la sacrée boîte à Azoth, où se trouvait un de leurs plus beaux temples, le temple de Dagon; là, ils placèrent l’arche dans la partie la plus vénérée du sanctuaire, auprès même de Dagon.
Il est clair que les Philistins se tenaient le raisonnement suivant:
— Le dieu d’Israël est un dieu de première qualité; car nous savons les merveilles qu’il a opérées, quand il tira d’Égypte son peuple. Puisque nous avons donc l’heureuse chance de le posséder, comportons-nous de notre mieux à son égard, afin qu’il continue à nous être favorable. Honorons-le à l’égal de Dagon: Abondance de dieux protecteurs ne nuit pas.
Hélas! ces braves Philistins se mettaient le doigt dans l’œil; ils n’allaient pas tarder à apprendre que Jéhovah est un mauvais coucheur.
Le soir de l’installation de l’arche à la basilique d’Azoth, les prêtres de Dagon se retirèrent à la nuit tombante, laissant leur dieu en tête-à-tête avec celui d’Israël.
Si, au lieu d’avoir pris Jéhovah, nos Phéniciens avaient eu la veine de posséder, dans les mêmes circonstances, un Anubis égyptien, ou un Ormuzd perse, ou un Apollon grec, tout se fût très bien passé en cette première nuit, et les nuits suivantes. Les deux dieux auraient amicalement taillé une bavette, se seraient raconté les petits incidents joyeux des hommages qu’ils recevaient respectivement de leurs fidèles; bref, on serait devenu deux bons camarades, et les habitants d’Azoth eussent été dans la jubilation.
Pas du tout!… Jéhovah, en vieux grognon jaloux, profita de l’absence des prêtres de Dagon pour traiter l’autre dieu en rival antipathique; il tenait à faire constater qu’il avait la divinité plus robuste que l’idole officielle des Philistins.
Ce Dagon n’était pas méchant pour deux sous; il ne se faisait pas sacrifier des victimes humaines, lui; c’était un dieu bon enfant. Il dut être, par conséquent, bien surpris, quand, au beau milieu de la nuit, Jéhovah, sortant tout-à-coup de sa boîte, se précipita sur lui, comme un athlète rageur, et le flanqua par terre, du haut de l’autel.
La Bible ne donne pas le détail de cette lutte nocturne; mais il est évident, d’après le texte, qu’il en advint ainsi.
«Les Philistins avaient emmené à Azoth l’arche de Jéhovah; ils l’installèrent dans le temple de Dagon, ils la placèrent à côté même de Dagon. Or, le lendemain, les habitants d’Azoth, s’étant levés de bon matin, trouvèrent Dagon gisant sur le sol, le visage contre terre, devant l’arche; mais ils relevèrent Dagon et le remirent à sa place.» (5:1–3)
La seconde nuit fut plus terrible encore que la première.
Jéhovah était vexé d’avoir à partager avec Dagon les hommages des Azothiens. Peut-être, en lui-même, sentait-il que sa jalousie était ridicule et que ses manières n’avaient rien de distingué; car, dans la journée, il se tenait tranquille au fond de son coffre… Ah! si les dévots qui emplissaient alors le temple l’avaient vu jaillir de sa boîte, s’il leur avait prôné la supériorité de son culte, il est possible que les Azothiens eussent renoncé à leur idole; mais non! il devait éprouver une certaine honte de sa conduite. En effet, il attendit de nouveau d’être seul, sans témoins, dans l’obscurité, pour laisser éclater sa mauvaise humeur, pour assouvir son ressentiment.
Cette fois, Dagon écopa de la belle façon.
«Au second matin, les habitants d’Azoth trouvèrent Dagon gisant encore sur le sol, devant l’arche, et sa tête et ses deux mains, ayant été coupées, étaient sur le seuil du temple; le tronc seul de Dagon était resté auprès du coffre.» (5:4)
Tout ceci était bien fait pour troubler les Philistins de celte ville, qui n’y comprenaient rien, et qui, dans leur candeur, étaient à cent lieues de soupçonner le divin habitant de la sacrée boîte d’être l’auteur de ces actes de vandalisme. Mais un épouvantable fléau les troubla davantage, peu après. Ici, il faut donner la traduction textuelle:
«Ensuite la main de Dieu s’appesantit sur les derrières des Azothiens; elle mit dans leurs anus une maladie dégoûtante; tant à Azoth qu’aux environs, les Philistins furent frappés dans la plus secrète partie des fesses, et à tous, aux grands aussi bien qu’aux petits, le boyau du fondement sortait, et leur fondement sorti dehors se pourrissait.» (5:6)
Pour le coup, les Azothiens comprirent que c’était le doigt du dieu d’Israël qui avait accompli l’œuvre néfaste. Les magistrats ordonnèrent de transporter dans une autre ville Jéhovah et son coffre. La cité de Gath reçut la sacrée boîte, et son arrivée fut aussitôt signalée par un retroussis général des anus et par une pourriture des boyaux de fondement (5:7–9). De Gath l’arche sainte passa à Hékron, où se produisit immédiatement le phénomène des sphincters retroussés (5:10). En même temps, il y eut dans la campagne une génération spontanée de rats. Ces rats se montrèrent rongeurs insatiables, et les anus philistins étaient plus que jamais en compote;
«et les hommes qui ne mouraient point étaient accablés d’hémorrhoïdes, de telle sorte qu’un cri de douleur s’élevait partout jusqu’au ciel.» (5:12)
Pendant sept mois, les Philistins promenèrent l’arche de Jéhovah de ville en ville, et cette promenade ne réussissait qu’à propager l’horrible maladie. (6:1)
Finalement, on consulta les devins de Phénicie; ceux-ci étaient des prêtres d’une fausse religion, — fausse, si l’on se place au point de vue des théologiens chrétiens, — mais ils étaient excellents prophètes tout de même. Les Philistins étaient assez décidés à renvoyer l’arche de Jéhovah.
«Leurs devins répondirent: Si vous renvoyez l’arche du dieu d’Israël, gardez-vous bien de la renvoyer sans l’accompagner d’un présent pour vous faire pardonner vos péchés. Or, puisque les gouvernements de ce pays sont au nombre de cinq, fabriquez cinq anus d’or et cinq souris d’or, qui seront votre don au dieu d’Israël; alors, peut-être, il n’appesantira plus sa main sur vos derrières ni sur vos champs. Pourquoi endurciriez-vous votre cœur, comme l’Égypte et Pharaon endurcirent leur cœur? Prenez donc une charrette toute neuve et deux jeunes vaches allaitant leurs veaux, sur lesquelles on n’ait point encore mis le joug, et renfermez leurs veaux dans l’étable. Vous mettrez l’arche de Jéhovah sur la charrette, et vous placerez à côté de l’arche un panier contenant les anus d’or et les souris d’or; ensuite, laissez aller la charrette où les vaches voudront aller. Mais regardez bien de quel côté la charrette ira: si elle va à Bethsamès, vous pouvez être certains que c’est le dieu d’Israël qui a mis la maladie dans vos anus et les rongeurs dans vos champs; si, au contraire, la charrette ne va pas à Bethsamès, nous saurons que ce n’est pas ce dieu qui nous a frappés, et que tout est arrivé par hasard.» (6:3–9)
En lisant cette histoire, on ne peut s’empêcher de se remémorer celle de Sara, enlevée pour sa beauté, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, par le roi de Gérare, qui la croyait sœur d’Abraham. On se souvient que, tant que le roi ne renvoya pas la femme du patriarche, toutes les dames du pays de Gérare eurent leur vulve fermée, par décret de Jéhovah. Ici, c’est aux anus philistins que le doigt de Dieu livre la guerre, tant que l’arche n’est pas renvoyée aux Hébreux. Infortunées vulves! malheureux anus! leur innocence était pourtant l’évidence même, dans ces étonnantes aventures. Pourquoi le baroque Jéhovah amnistiait-il le proxénétisme d’Abraham, le seul coupable dans l’affaire de Gérare, puisqu’il spéculait sur les charmes de son épouse en la faisant passer pour sa sœur? Pourquoi le même Jéhovah punissait-il les Philistins de s’être emparés de lui en le prenant avec son coffre, puisque c’était lui-même qui s’était fait prendre par eux? Mystère et divine divagation.
Toujours est-il que les Philistins suivirent le conseil de leurs devins. Ils fabriquèrent les cinq souris d’or et les cinq, trous-de-balle d’or, qui représentaient l’offrande de leurs cinq chefs-lieux de gouvernement: Azoth, Gaza, Ascalon, Gath et Hékron. Ils flanquèrent l’arche et leur offrande sur une charrette, y attelèrent les deux jeunes vaches privées de leurs veaux et les lâchèrent à travers champs sans conducteur.
«Et les jeunes vaches prirent tout droit le chemin de Bethsamès, tenant toujours la même route en marchant et en mugissant; et elles ne se détournèrent ni à droite ni à gauche; et les gouverneurs des Philistins allèrent après elles jusqu’à proximité de Bethsamès.» (6:12)
Comme tout ceci est merveilleux! et combien les dévots ont le droit d’être fiers, en croyant aux dogmes d’une si belle religion! Les prophètes, on le voit, ne manquent pas dans la Bible. Les devins des Philistins, peuple maudit, sont ici regardés comme de vrais prophètes; chaque pays avait les siens, et l’auteur du livre, étant prophète lui-même, respecte son caractère jusque dans les étrangers idolâtres qui en font profession. Dans sa puissance extraordinaire, Jéhovah prodigue le surnaturel, au point d’inspirer les prophètes des faux dieux, témoin Balaam, et même il ne dédaigne pas d’accorder le don des miracles aux magiciens des religions ennemies de la sienne, témoin les magiciens d’Égypte Jannès et Mambrès, qui firent les mêmes miracles que Moïse. Et les vaches qui ramènent l’arche, ne sont-elles pas une espèce de miracle? Elles vont, poussées par l’inspiration divine, à Bethsamès, chez les Hébreux; il semble donc que ces vaches étaient devenues prophétesses aussi.
«Or, les gens de Bethsamès moissonnaient les blés en la vallée; et ils élevèrent leurs yeux et virent l’arche, et ils en furent fort réjouis. La charrette s’arrêta dans le champ de Josué le Bethsamite; il y avait là une grande pierre; alors on fendit les bois de la charrette, on en fit un bûcher, et les deux jeunes vaches furent offertes en holocauste à l’Éternel. Car les lévites descendirent l’arche du Seigneur, ainsi que le panier qui contenait les anus d’or et les souris d’or, et ils mirent le tout sur la grande pierre.» (6:13–15)
Ce n’est pas fini!… Il y avait longtemps que Jéhovah n’avait foudroyé personne de son peuple, et comment aurait-il pu faire sa rentrée chez les Hébreux sans se payer le luxe d’une petite tuerie?… Savourez donc ce qui suit:
«Mais l’Éternel frappa de mort subite des gens de Bethsamès, parce qu’ils vinrent regarder dans son arche; il y eut ainsi cinquante mille soixante-dix hommes qui furent frappés. Et le peuple pleura, à cause de ce terrible châtiment de ceux qui avaient voulu voir Jéhovah.» (v. 19)
Papa Bon Dieu ne badinait pas et ne pouvait souffrir la curiosité à son sujet. N’avait-il pas déclaré, à maintes reprises, que, sauf de rares exceptions, quiconque le verrait face à face en perdrait la vie à l’instant même? Ainsi, ces grands badauds de Bethsamites étaient bien prévenus. Je vous le demande un peu, quelle fichue idée d’aller regarder dans l’arche!… Evidemment, les Philistins furent plus respectueux et s’abstinrent, avec soin, de soulever jamais le couvercle de la sacrée boîte; aussi Jéhovah se contenta-t-il de leur détériorer le trou-de-balle.
Une autre observation, en passant: quoique inconnue des géographes, cette ville de Bethsamès devait être fort importante, étant donnée cette destruction de cinquante mille soixante-dix hommes d’un seul coup!…
Et, pendant que nous y sommes, pourquoi ne pas dire que cette mort subite de tant de milliers de Bethsamites nous fait connaître, à n’en plus douter, de quel pays est l’Esprit-Saint?… Suivez bien mon raisonnement.
Il est matériellement impossible que cinquante mille soixante-dix personnes aient entouré l’arche toutes ensemble, en même temps, n’est-ce pas?… Mettons en dix, vingt, — trente, si vous voulez, — qui aient soulevé à la fois le couvercle et plongé leurs regards dans le coffre. Ces trente premiers curieux sont aussitôt punis de leur hardiesse; v’lan! ils sont tombés foudroyés. Que trente autres n’aient pas compris la leçon et aient été, à leur tour, frappés de mort subite passe encore. Ajoutez même une troisième tournée de téméraires, instantanément châtiés de cette terrible façon. Sapristi! il est difficile d’avaler que les Bethsamites aient voulu continuer à s’approcher, aient enjambé les cadavres pour regarder dans la sacrée boite, et, en un mot, qu’ils aient eu la caboche assez dure pour s’obstiner à se faire foudroyer les uns après les autres, alors qu’ils constataient l’immédiate exécution de leurs devanciers. Si têtus qu’ils pussent être, les Bethsamites ont été forcément arrêtés, dès que l’accumulation des cadavres a été une barrière, et il n’en a pas fallu de nombreuses douzaines pour que cette barrière fût infranchissable. Au contraire, sitôt une soixantaine d’occis, il dut se produire un mouvement général en arrière, un recul d’épouvante.
Le nombre indiqué par le texte est donc fort exagéré, cela est de toute évidence. À soixante-dix victimes, le divin pigeon en a ajouté cinquante mille, bien certainement….
Mais alors?… Alors, nous avons enfin les pays d’origine des trois dieux de la Trinité!… Dieu le Fils est juif, né à Bethléem; c’est connu. Dieu le Père, ou Jéhovah, qui jura à Noé de ne jamais plus faire périr des hommes par un déluge… d’eau, et qui tourna son serment solennel en pratiquant le déluge de feu, Jéhovah, dis-je, est Normand. Quant au pigeon, qui sans cesse exagère à plaisir, — et, cette fois, l’exagération tombant dans l’impossible est flagrante, — il est de Tarascon, Bouches-du-Rhône, parbleu!
Pincé, mon vieux pigeon!… Avec ton histoire des Bethsamites foudroyés par milliers, tués comme des mouches, tu t’es dénoncé compatriote de notre cher Tartarin; et qui sait si tu n’es pas de sa famille même?…
Sur ce, nous n’étonnerons aucun lecteur en rappelant, d’après un nouveau verset biblique (v. 21), que les gens de Bethsamès qui avaient survécu au massacre s’empressèrent d’envoyer l’arche ailleurs; le texte dit: à Kirjath-Jéharim. Le coffre mortifère y demeura vingt ans. C’est seulement au bout de ce temps que papa Bon Dieu se décida à faire remporter à son peuple une grande victoire sur les Philistins, entre Mitspa et Bethcar (7:11). Samuel était toujours juge d’Israël. Se conformant au vœu de sa mère, il laissait pousser ses cheveux plus que jamais; on ajoute qu’il sut se faire aimer des Hébreux par des bienfaits de toute sortie, et que sa popularité était immense.
Puis, quand le fils d’Anne se vit vieillir, il nomma ses deux fils, Joël et Abija, ses coadjuteurs pour rendre la justice; mais il paraît que ceux-ci ne valaient guère mieux qu’Ophni et Phinées.
«Et ses fils n’imitaient point ses vertueux exemples; car ils déclinèrent vers les gains déshonnêtes, ils se firent donner des présents pour rendre des jugements injustes». (8:3)
Fait curieux: Jéhovah, qui avait fait mourir les fils d’Héli, ne sortit pas sa foudre, si scandaleuse que fut la corruption des fils de Samuel; la magistrature à pots-de-vin le laissait donc insensible et était à ses yeux une peccadille auprès des sacrilèges coups de fourchette dans la marmite des holocaustes.
Ce serait se tromper étrangement que de s’imaginer l’histoire de Samuel sur le point de finir au moment où la Bible nous représente le prophète si accablé par la vieillesse, qu’il est obligé de se décharger sur ses fils des principales fonctions de son gouvernement théocratique; Samuel, au milieu des Juifs, joua un rôle important jusqu’à sa mort, et nous le verrons même agir en personne après sa mort.
Un beau matin, les chefs du peuple se réunirent et vinrent trouver Samuel, pour lui demander un «melch», c’est-à-dire un roi. Les nations voisines ont des rois; pourquoi n’en aurions-nous pas un? tel fut le thème du discours des délégués. Le prophète, après avoir consulté Jéhovah, répondit en leur faisant un tableau peu engageant de la royauté.
«Vous voulez un roi? dit-il aux chefs du peuple; eh bien! sachez quel sera l’usage de ce roi qui vous commandera. Il prendra vos fils pour en faire ses charretiers; il en fera ses soldats; il en fera des laboureurs de ses champs, des moissonneurs de ses blés, des forgerons pour lui fabriquer des armes; il fera de vos filles ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères; il prendra vos meilleurs champs, vos meilleures vignes, vos meilleurs plants d’oliviers, et les donnera à ses valets; il aura des eunuques, à qui il donnera la dîme de vos vendanges et de vos moissons; il vous prendra même vos serviteurs et vos servantes, et l’élite de vos jeunes gens, et jusqu’à vos ânes, et les fera travailler pour lui. Alors, vous crierez contre votre roi; mais le Seigneur ne vous écoutera point, parce que c’est vous-mêmes qui avez demandé ce roi.» (8:11–18)
Malgré toute son éloquence, Samuel ne put faire entendre raison au peuple; il est juste de dire que son réquisitoire contre la royauté sentait un peu trop le dépit de voir les Israélites désirer la restriction du pouvoir sacerdotal. En somme, les naïfs Hébreux, tondus par leurs prêtres, demandaient tout simplement à changer de tondeur. Or, Jéhovah finit par dire à son prophète:
«Fais ce qu’ils désirent; établis un roi sur eux.» (v. 22)
À qui Dieu réservait-il donc la première couronne en Israël?…
«Il y avait un homme de la tribu de Benjamin, nommé Cis, fort vigoureux; il avait un fils, appelé Saül, de belle figure, et qui dépassait le peuple de toute la tête.» (9:1–2)
Saül était un garçon de mœurs très simples; chez son père, il était gardien des ânesses. Sans doute, avait-il parfois des distractions; car le jeune homme fit la connaissance de Samuel à l’occasion de ces ânesses, qui s’étaient échappées. Le père Cis l’avait envoyé à leur recherche, en compagnie d’un petit valet de ferme. Or, comme ils explorèrent sans succès tous les environs, le petit valet, lui, pas bête, émit l’idée de consulter un «voyant» pour découvrir où étaient les ânesses introuvables. Saül fit observer qu’il était nécessaire d’offrir quelque chose au devin, mais qu’il n’avait malheureusement aucun présent sur lui.
— Que cela ne vous inquiète pas, répondit le jeune domestique; voici un quart de sicle que je viens de trouver; nous l’offrirons à l’homme de Dieu.
Ce quart de sicle valait à peu près huit sous de notre monnaie. La Bible nous montre donc (ch. 9) Saül et son valet arrivant dans un village et demandant la demeure du «voyant» qui leur fera retrouver leurs ânesses, comme on demande où demeure le savetier. Ce nom de «voyant», qu’on donnait alors à ceux qu’on a nommés depuis prophètes, ces huit ou neuf sous présentés à ce Samuel qu’on prétend avoir été juge et prince du peuple sont, selon les critiques, des témoignages palpables de la grossière stupidité de l’auteur juif inconnu.
Les filles du village indiquèrent la maison du devin à Saül et à son compagnon; ceux-ci s’y rendirent.
«Or, Jéhovah, parlant la veille à l’oreille de Samuel, lui avait révélé en ces termes la venue de Saül: À cette heure même, demain, je t’enverrai un homme de la tribu de Benjamin; tu l’oindras, afin qu’il soit roi sur mon peuple d’Israël, et il arrachera mon peuple au joug des Philistins, parce que j’ai regardé mon peuple et que son cri est monté jusqu’à moi.» (9:15–16)
«Et, aussitôt que Samuel eut regardé Saül, l’Éternel lui dit: Voici l’homme dont je t’ai parlé hier; ce sera lui qui dominera sur mon peuple.» (9:17)
Puis, Saül ayant demandé à Samuel où était le devin du village,
«Samuel lui répondit: C’est moi-même qui suis le Voyant; monte avec moi au lieu haut, et vous mangerez aujourd’hui avec moi; je te laisserai t’en aller demain matin, et je te dirai tout ce que tu as sur le cœur.» (9:19)
Le voyant avait du monde à dîner ce jour-là, trente personnes; il mit Saül à la place d’honneur et lui fit servir par son cuisinier une épaule de mouton, pour lui tout seul. (9:22–24) Afin de lui ôter d’abord tout souci au sujet des ânesses perdues, il lui avait révélé qu’elles étaient retrouvées et qu’il les verrait en rentrant chez son père. Enfin, avant de se séparer, le lendemain matin, Samuel frotta d’huile la tête de Saul et lui apprit que dès lors il était roi et, en outre, que l’esprit de Dieu était entré en lui.
Et, en vérité, il en fut ainsi: une transformation complète du fils de Cis s’était opérée, il n’était plus le même homme. À peine de retour à la maison paternelle, il constata la rentrée de ses chères ânesses et se mit à prophétiser comme s’il n’avait jamais fait que cela toute sa vie. (10:1–16)
En ce temps-là, l’arche sainte avait été transférée à Mitspa. C’est dans cette ville que Samuel convoqua le peuple israëlite; le divin pigeon ne précise pas l’époque et s’abstient de dire comment les millions d’individus qui composaient la nation juive purent s’y réunir.
«Tout le peuple étant donc assemblé à Mitspa, Samuel dit aux enfants d’Israël: Je vais vous répéter les paroles que l’Éternel m’a fait entendre: J’ai tiré Israël de l’Égypte et je l’ai délivré de tous ses oppresseurs; mais aujourd’hui vous avez rejeté votre Dieu, et vous avez dit à son prophète: Donne-nous un roi. Eh bien, maintenant vous allez tous défiler, mille par mille, tribu par tribu, devant l’arche où est le Seigneur. Ainsi, Samuel fit approcher toutes les tribus d’Israël, et le sort tomba sur celle de Benjamin. Après, il fit tirer au sort entre les familles de la tribu de Benjamin, et le sort tomba sur la famille de Matri; enfin, dans la famille de Matri, le sort tomba sur Saül, fils de Cis.» (10:18–21)
On s’étonnera peut-être que Samuel n’ait pas dit tout bonnement au peuple: Saül m’a été désigné par l’Éternel depuis quelque temps, et déjà je l’ai frotté d’huile; il est donc votre roi. Mais l’opération du tirage au sort avait sans doute son utilité, afin de ne pas faire de jaloux. Jéhovah étant maître du sort, le vieux prophète était donc bien certain que Saül serait l’élu; car Dieu ne pouvait pas, en laissant le choix se faire par un hasard pur de toute tricherie, s’exposer à rendre non-valable la récente onction de son favori.
Si l’on se reporte aux prophéties de Jacob, on verra que c’est à la tribu de Juda que la royauté avait été promise. Jéhovah avait donc oublié cette prophétie, lorsque la monarchie juive fut instituée. Mais il ne tarda pas à s’en ressouvenir, et c’est pourquoi nous verrons bientôt la couronne passer de la tête de Saül sur celle d’un descendant de Juda; de cette façon, l’oubli divin sera réparé, et la prophétie du patriarche s’accomplira désormais.
En attendant, le peuple s’inclina devant le résultat du tirage au sort. Or, à ce moment-là, absence totale de l’élu!… Où est Saül? qu’est devenu Saül? telle était la question que tout le monde se posait. On interroge l’Éternel pour savoir si Saül viendrait.
«Et l’Éternel fit entendre sa voix, disant: Saül est présent, mais il s’est caché parmi les bagages (sic). Alors, les Juifs coururent et le tirèrent de sa cachette; il fut amené dans l’assemblée du peuple; là, on vit bien qu’il était plus grand que tous les autres, ses épaules arrivant au niveau du sommet de leurs têtes. Et Samuel dit à tout le peuple: Ne voyez-vous pas qu’il n’y en a aucun parmi vous qui soit semblable à celui que l’Éternel a choisi? Alors, la nation tout entière poussa des cris de joie, et cette clameur retentit: Vive le roi!» (v. 22–24)
Des versets qui suivent, il semble résulter que Samuel fut, tout d’abord, le premier ministre du nouveau monarque. En effet, ce fut lui qui écrivit la loi du royaume, et son précieux manuscrit fut déposé auprès de l’arche; mais des dissentiments entre Saül et Samuel ne devaient pas tarder à éclater.
Un mois environ se passa. Le roi Saül, bon enfant et pas fier pour deux sous, ne réalisait en aucune façon l’horrible type du tyran, que Samuel avait agité comme un spectre pour détourner les Juifs de leur désir de vivre en monarchie. Au lieu de se former une cour, de se faire bâtir un palais, de s’environner de gardes du corps, le fils de Cis était retourné paisiblement à la ferme de sa famille et continuait à vivre si vie champêtre. Sur ces entrefaites, Naas, roi des Ammonites, entreprit de s’emparer de la ville juive de Jabès, en Galaad.
«Il établit son camp auprès de Jabès et assiégea la cité; et les habitants de Jabès, intimidés, dirent à Naas: Reçois-nous à composition, et nous te servirons. Naas leur répondit: Je veux bien traiter une alliance avec vous, mais à une condition: c’est que je vous crèverai d’abord à tous l’œil droit, et ensuite j’en ferai autant à tout Israël, pour couvrir votre nation d’opprobre. Les anciens de Jabès répliquèrent: Accorde-nous sept jours de trêve, afin que nous envoyions des messagers dans tout Israël; si personne ne vient nous délivrer, nous nous rendrons à toi. Les délégués vinrent donc Guibha, où demeurait Saül.» (11:1–4)
«Et voici, Saül revenait des champs, en suivant ses bœufs, et, voyant que le peuple pleurait, il demanda: Pourquoi ces larmes? On lui raconta ce qu’avaient dit les délégués de Jabès. Alors, l’esprit de Dieu saisit Saül, qui entra dans une grande colère; il prit deux de ses bœufs, les coupa en morceaux, et il en envoya à chaque tribu, avec ce message: On traitera de même les bœufs de ceux qui ne viendront pas à la guerre, c’est-à-dire qui ne suivront point Saül et Samuel. Et tous se mirent sur pied; à la revue qui fut passée à Bézec, il y avait trente mille soldats de Juda et trois cent mille des autres tribus.
Là, Saül dit aux délégués de Jabès: Vous serez délivrés demain, quand le soleil sera arrivé au milieu de sa course. Les délégués s’en retournèrent, et il y eut une grande joie à Jabès. Puis, les assiégés dirent aux Ammonites: Nous nous rendrons à vous dans un jour, à partir de ce moment-ci, et vous nous ferez tout ce que vous voudrez. Or, dès le lendemain matin, Saül divisa son armée en trois corps; il marcha sur les Ammonites, les culbuta dans leur camp et les extermina jusqu’à midi; et ceux qui en réchappèrent furent tellement dispersés qu’il n’en demeura pas d’entre eux deux ensemble.» (11:5–11)
«Alors le peuple dit: Qu’on nous livre les prisonniers, afin que nous les fassions mourir! Mais Saül répondit: Non, on ne fera mourir personne en ce jour, parce qu’aujourd’hui Jéhovah a délivré Israël. Et Samuel dit au peuple: Allons tous à Guilgal, et là nous confirmerons la royauté. Et tout le peuple s’en vint à Guilgal; on fit de grandes fêtes; on offrit à l’Éternel des sacrifices joyeux; et Saül et tous les israëlites se réjouirent beaucoup.» (v. 12–15)
Les critiques ne sont pas surpris que Saül fût un obscur roi, se livrant lui-même aux travaux de l’agriculture et rentrant à la ferme paternelle avec ses bœufs; mais ils se refusent à admettre qu’il pût lever, tout à coup, en cinq jours, une armée de trois cent trente mille combattants, dans le même temps que l’auteur représente les Juifs encore sous la dépendance des Philistins, alors que la Bible dit que le peuple de Dieu n’avait pas une lance, pas une épée, et que leurs maîtres ne leur permettaient pas seulement un instrument de fer pour aiguiser leurs charrues, leurs hoyaux, leurs serpettes. «Notre Gulliver, écrit lord Bolingbroke, à de telles fables, mais non de telles contradictions.»
Au chapitre 12, nous avons un discours grognon de Samuel, qui invoque la vieillesse pour donner sa démission; le gouvernement des Juges est définitivement terminé. Samuel ne se retire pas de bon cœur. Il fait valoir au peuple que le fait d’avoir demandé un roi est un gros péché que les Juifs ont ajouté à tant d’autres. Mais enfin, maintenant, conclut-il, puisque vous avez un roi, gardez-le; il est, d’ailleurs, l’oint du Seigneur; surtout, redoublez de piété envers Jéhovah. Et, pour prouver aux Hébreux que Jéhovah l’écoutait toujours, même après sa retraite de la politique, Samuel exécuta, séance tenante, un de ces miracles comme on n’en trouve que dans la Bible.
«Voyez, dit-il au peuple, voyez cette grande chose que l’Éternel va faire, à ma voix, devant vos yeux. N’est-ce pas aujourd’hui la moisson des blés? Eh bien, je crierai à l’Éternel, et il fera tonner et pleuvoir, afin que vous sachiez et que vous voyiez combien est grand le mal que vous avez commis en demandant un roi. Alors, Samuel poussa un cri vers l’Éternel, et Jéhovah fit tonner avec fracas et pleuvoir à torrents ce jour-là, et tout le peuple craignit fort Jéhovah et Samuel» (12:16–18)
Après quoi, le vieux prophète s’en alla, non sans avoir promis à ses chers compatriotes qu’il ne les oublierait jamais dans ses prières et en laissant entendre qu’il se réservait toujours de leur enseigner, à l’occasion, le bon et droit chemin. En somme, la retraite de Samuel ressemblait fort à une fausse sortie.
«Saül avait régné un an, quand ces choses arrivèrent, et il régna deux ans sur Israël.» (13:1)
Ici, les critiques se récrient sur la contradiction et l’anachronisme, puisque la Bible, dans d’autres endroits, dit que Saül régna quarante ans.
Nous savons que les Israélites redoutaient la mauvaise humeur de Samuel. Sa démission les consterna. Ils crurent voir dans le ciel des signes de catastrophes prochaines. Leurs ennemis, apprenant la situation, s’apprêtèrent à leur tomber de nouveau dessus; ce qui n’était pas fait pour relever le moral des sujets de Saül. Les trois cent trente mille hommes de la récente levée générale fondirent comme du beurre dans la poêle. Ainsi,
«quand les Philistins s’assemblèrent pour combattre contre Israël et qu’ils armèrent trente mille chariots de guerre, six mille cavaliers et des soldats en si grand nombre que leurs troupes ressemblaient au sable qui est sur le bord de la mer, et quand les Philistins vinrent camper à Micmas, à l’orient de Bethaven, alors le peuple d’Israël fut consterné; la plupart des Hébreux, se voyant à la dernière extrémité, se cachèrent dans les cavernes, dans les rochers, et jusque dans les citernes; les autres, passant le Jourdain, se réfugièrent au pays de Gad et de Galaad.» (v. 5–7)
Saül se trouvait à Guilgal, où les moins épouvantés se rangèrent autour de lui. Afin de se rendre Jéhovah propice, le roi jugea qu’il était opportun d’offrir l’holocauste; Samuel fit savoir qu’il viendrait sacrifier lui-même.
«Et Saül attendit sept jours, selon le terme fixé par Samuel; mais Samuel ne venait point à Guilgal, et le peuple s’écartait de plus en plus de Saül. Alors Saül dit: Qu’on m’apporte l’holocauste pacifique. Et il offrit l’holocauste. Or, à peine eut-il fini d’offrir l’holocauste que Samuel arriva; et, comme Saül venait au-devant de lui pour le saluer, Samuel lui dit: Qu’as-tu fait? Saül lui répondit: Voyant que tu ne venais pas au jour que tu m’avais fixé, et les Philistins étant en armes à Micmas, contraint par la nécessité, j’ai offert l’holocauste au Seigneur.
Samuel dit à Saül: Tu as agi follement; tu n’as pas observé les commandements de Jéhovah; si tu n’avais pas fait cela, le Seigneur aurait affermi pour jamais ton règne sur Israël; mais, maintenant, ton règne ne sera point stable: l’Éternel s’est cherché un homme selon son cœur, et c’est celui-ci qu’il a destiné à régner sur son peuple. Puis, Samuel s’en alla de Guilgal à Guibha; et Saül ayant fait la revue de ceux qui étaient avec lui, il s’en trouva environ six cents.» (13:8–15)
Comme armée, c’était faible, surtout après avoir commandé trois cent trente mille hommes!
Entre nous, on ne peut s’empêcher de constater que Samuel était un drôle de pistolet. Dans toute cette affaire, il montre une singulière mauvaise volonté. La Bible ne le donne nulle part comme grand-prêtre; le grand-prêtre était Ahija, fils d’Ahitoub, lequel était frère d’Icabod, fils de Phinées, fils d’Héli (14:3). Samuel n’était que prêtre et prophète; or, Saül l’était comme lui, puisqu’il avait prophétisé dès qu’il avait été oint; donc, Saül ne commettait aucune erreur en se croyant le droit d’offrir l’holocauste. En outre, ne semble-t-il pas que Samuel, dont tous les discours précédents prouvent nettement qu’il ne digérait pas d’avoir été obligé d’abdiquer sa magistrature pour instituer un roi, ne semble-t-il pas, dis-je, que Samuel ait manqué exprès de parole pour avoir un prétexte de blâmer Saül et de le rendre odieux au peuple?… Et si quelqu’un n’avait pas intrigué pour avoir le gouvernement d’Israël, c’était bien le fils de Cis, Saül, le gardien d’ânesses!
Quoi qu’il en soit, la situation n’était pas gaie.
«Même il ne se trouvait pas de forgerons dans toutes les terres d’Israël; car les Philistins le leur avaient défendu, de peur que les Hébreux ne forgeassent une épée ou une lance; et tous les Israélites étaient obligés d’aller chez les Philistins pour aiguiser le soc de leurs charrues, leurs coutres, leurs cognées et leurs hoyaux; les Philistins ne leur permettaient d’avoir que des limes pour raccommoder leurs hoyaux, leurs coutres, leurs fourches à trois dents et leurs aigu illons,» (13:19–21) — «Et quand le jour de la bataille fut venu, il ne se trouva aucun des six cents hommes demeurés avec Saül qui eût une épée ou une hallebarde, excepté seulement Saül lui-même et son fils Jonathan.» (13:22)
Il est évident que dans ces conditions la partie n’était pas égale. Les trois cent trente mille combattants qui, l’année précédente, avaient culbuté les Ammonites autour de Jabès, ne possédaient, eux non plus, évidemment, ni épées ni hallebardes; mais il importa peu alors qu’ils ne fussent armés que de leurs fourches, leur nombre formidable leur avait valu la victoire. Avec six cents soldats seulement, sans épées, c’était une autre paire de manches, et l’on comprend que Saül faisait triste figure devant les Philistins campés à Micmas.
Heureusement, le jeune Jonathan, fils du roi, était un boxeur de première force, en même temps qu’un gaillard résolu, aimant les coups hardis. Sans en rien dire à son père, il emmena un matin un domestique, qui portait ses armes, et ils allèrent tous deux rôder auprès des avant-postes de l’armée philistine. C’est ainsi qu’ils aperçurent des soldats ennemis, qui s’étaient établis à un endroit élevé, dominant les rochers de Botsets et de Séné (14:4). De leur hauteur, les Philistins virent les deux hommes;
«et ils dirent: Voici les Hébreux, qui sortent des cavernes où ils s’étaient cachés. Alors, ceux de l’avant-poste interpellèrent Jonathan et le domestique qui le suivait en portant ses armes: Holà! leur crièrent-ils, montez donc vers nous; nous vous montrerons notre nudité, et nous nous amuserons. Jonathan dit à son domestique: Monte après moi; je vois que Jéhovah les a livrés entre nos mains. Et Jonathan grimpa aux rochers, en s’aidant de ses pieds et de ses mains, ainsi que son domestique qui portait toujours ses armes; et quand il fut auprès de ceux de l’avant-poste, Jonathan se jeta sur eux à l’improviste, les assommant de ses poings, et, au fur et à mesure qu’ils tombaient, son domestique qui portait ses armes les tuait derrière lui. Ils tuèrent ainsi vingt hommes dans la moitié d’un arpent; et ce fut la première défaite des Philistins.» (14:11–14)
Pendant ce temps, Saül, qui avait appelé auprès de lui le grand-prêtre Ahija, s’apprêtait à assister à un sacrifice; et tout-à-coup, on entendit une grande rumeur du côté des Philistins.
«Or, voici: les Philistins avaient tiré leurs épées les uns contre les autres, et ils s’entretuaient. Alors, ceux des Israélites qui s’étaient cachés dans les cavernes de la montagne d’Ephraïm en sortirent, fondirent sur les Philistins, les poursuivirent et les atteignirent, jusqu’à Bethaven. En ce jour-là donc, Jéhovah délivra Israël.» (v. 20–23)
«Puis, les Israélites étant fort harassés, Saül fit, avec tout le peuple, ce serment: Maudit sera quiconque, depuis maintenant jusqu’à ce soir, aura mangé de n’importe quelle nourriture; personne ne mangera, jusqu’à ce que la vengeance ait atteint les ennemis. Et le peuple ne goûta plus aucune nourriture. Cependant, le peuple était alors dans un pays boisé, et à la lisière de la forêt il y avait des ruches, dont le miel coulait, jusque sur la terre du champ; mais personne du peuple n’osa prendre de ce miel et le porter à sa bouche car tous respectaient le serment.
Or, Jonathan ignorait le serment que son père avait fait jurer au peuple; il étendit le bout de son bâton, et, l’ayant trempé dans un rayon de miel, il en porta avec la main à sa bouche, et voilà qu’aussitôt ses yeux virent beaucoup plus clair. Alors, un homme du peuple lui dit: Ton père a fait jurer un serment de malédiction contre quiconque prendrait n’importe quelle nourriture aujourd’hui. Jonathan répondit: En ceci, mon père a troublé le pays; voyez, je vous prie, comme ma vue s’est éclaircie, pour avoir un peu goûté de ce miel. Si le peuple, qui est harassé de fatigue, avait bien mangé aujourd’hui et repris des forces, la défaite des Philistins n’aurait-elle pas été bien plus grande?» (v. 24–30)
Le peuple finit par suivre le conseil de Jonathan; les brebis, les bœufs et les veaux, qui faisaient partie du butin pris sur l’ennemi, furent égorgés, et l’on fît ripaille. Mais le plus grave, c’est que les Juifs affamés mangèrent la viande, sans avoir préalablement saigné à fond les victimes; en cela, ils contrevenaient aux prescriptions les plus formelles de la loi mosaïque (v. 31–32).
«Un rapport de tout ceci fut fait à Saül en ces termes: Le peuple pèche contre l’Éternel, il mange de la chair avec le sang. Et Saül dit au peuple: Vous avez transgressé la loi de Dieu! Eh bien, roulez une grande pierre vers moi, et que chacun m’amène son taureau et ses brebis; nous égorgerons tout ici, en saignant les bêtes; et, en les mangeant ainsi, vous ne pécherez plus contre l’Éternel. Et chacun du peuple amena son taureau, à la main, cette nuit-là, et tout leur bétail fut égorgé.» (v. 33–34).
Quelle hécatombe!
«Alors, Saül bâtit un autel à l’Éternel. Puis, il dit: N’attendons pas le lever du jour; descendons dans la plaine, et finissons-en cette nuit avec les Philistins; que pas un d’entre eux ne survive! Mais le sacrificateur lui dit: Ne prends aucune décision avant d’avoir consulté Dieu. Saül consulta donc l’Éternel, en ces termes: Poursuivrai-je les Philistins? les livreras-tu entre les mains d’Israël en ce jour? Et Jéhovah, demeurant muet, ne lui donna aucune réponse.» (v. 35–37)
En vain Saül colla son oreille contre l’arche sainte (que le grand-prêtre Ahija avait fait apporter), en vain espéra-t-il entendre la voix divine. Jéhovah s’obstina dans son silence. Alors, Saül comprit que papa Bon Dieu n’était pas content.
De quoi maître Jéhovah pouvait-il bien être fâché? Le grand-prêtre Ahija, petit-fils de Phinées, ne piquait certainement pas dans la marmite sacrée; car il ne devait pas ignorer que cette gourmandise impie avait valu à son grand-père une mort tragique. Saül se sentait personnellement innocent de tout péché, et, en effet, il n’en avait commis aucun que fasse connaître la Bible. Jonathan, qui avait mangé du miel, dans l’ignorance du serment de son père, n’était évidemment pas coupable; et, d’ailleurs, Jéhovah avait-il accepté un serment aussi absurde? car défendre à des troupes de reprendre des forces un jour de combat est une fichue imprudence!… Par conséquent, si l’Éternel était mécontent, il semble que ce dût être contre le peuple qui s’était empiffré de la viande du bétail philistin, sans avoir d’abord saigné les bêtes, contrairement à la loi de Moïse, dictée par Dieu lui-même. Il est vrai que ce peuple glouton avait, aussitôt après, dans la même nuit, dévoré son propre bétail en se conformant cette fois aux prescriptions rituelles. Si à ce moment-là nos Juifs ne souffraient pas d’une indigestion, c’est qu’ils avaient l’estomac solide!
Bref, puisque Jéhovah refusait de répondre, il fallait découvrir d’abord qui était coupable envers lui.
«Alors, Saül dit à tout Israël: mettez-vous tous d’un côté; et, moi et mon fils Jonathan, nous nous mettrons de l’autre côté. Le peuple répondit à Saül: Fais ainsi qu’il te semble bon. Et Saül dit à l’Éternel: Fais au moins connaître qui est coupable. On tira au sort devant l’arche, et le sort tomba sur Jonathan et Saül, et le peuple échappa. Puis, Saül dit encore: Maintenant, qu’on jette le sort entre moi et mon fils. Et le sort désigna Jonathan. Alors, Saül dit à son fils: Déclare-moi ce que tu as fait. Jonathan le lui déclara: Il est vrai que j’ai goûté un peu de miel, pris au bout de mon bâton; eh bien, soit, je suis prêt à mourir. Et Saül s’écria: Que Dieu me punisse sévèrement, si tu ne meurs pas aujourd’hui, Jonathan!…
Mais le peuple implora Saül, en lui disant: Quoi! Jonathan mourrait, lui qui a délivré Israël par son courage si merveilleux? Cela ne saurait être. Dieu, qui est vivant, ne permettra point qu’un seul cheveu tombe de sa tête; car c’est par la protection de Dieu que Jonathan a accompli son grand exploit. Ainsi le peuple sauva Jonathan delà mort.» (14:40–45)
La suite de l’histoire nous apprend que Saül ayant renoncé à poursuivre les Philistins, ceux-ci retournèrent dans leur pays; mais ce n’était que partie remise. Pendant une période de temps dont l’auteur sacré ne nous indique pas la durée, le règne du fils de Cis fut assez glorieux.
«Saül régna donc sur Israël, et de tous côtés il fit la guerre avec succès contre ses ennemis, contre les Moabites, les Ammonites, les Iduméens, contre les rois de Saba et contre les Philistins; partout où il portait ses armes, il avait la victoire. Il leva aussi une grande armée, avec laquelle il battit les Amalécites, et, il délivra Israël de la main de ceux qui le pillaient.» (v. 47–48)
L’inépuisable chapitre 14 nous fait connaître enfin les principaux membres de la famille de Saül. Son grand-père, nommé Abiel, avait eu deux fils: Cis, déjà cité, et Ner, lequel engendra Abner; cet Abner, cousin germain du roi, était le général en chef de l’armée israëlite. La reine se nommait Achinoam et était fille d’un certain Achimaas. Indépendamment de Jonathan, Saül eût deux fils, Jessui et Malchisua, et deux filles, Mérob, l’aînée, et Mical ou Michol, la cadette; il eut encore deux autres garçons, Abinadab et Isboseth.
Mais voici que le vieux Samuel va rentrer en scène quelques instants; c’est lui qui fit déclarer la guerre aux Amalécites, quoique ceux-ci se tinssent bien tranquilles.
«Samuel vint à Saül et lui dit: C’est l’Éternel qui m’a envoyé t’oindre; or, puisque tu es roi sur Israël par la volonté de Jéhovah, écoute ce que Jéhovah t’ordonne par ma bouche, car je te répète les paroles mêmes que l’Éternel m’a dites: Je viens de rappeler dans ma mémoire qu’Amalec ne laissa pas passer, sur son territoire mon peuple, quand il venait d’Égypte; il faut donc, maintenant, tuer tous les Amalécites; qu’on n’épargne personne; ne convoitez rien de ce que cette nation possède, mais détruisez tout; tuez tout, les femmes aussi bien que les hommes, les grands garçons et les petits enfants encore à la mamelle; et tuez aussi leurs bœufs, leurs brebis, leurs chameaux et leurs ânes.» (15:1–3)
Les critiques, même les plus modérés, ne parlent de ce passage de la Bible qu’avec horreur. Quoi! s’écrie surtout lord Bolingbroke, faire descendre le Créateur de l’univers dans un coin ignoré de ce misérable globe, pour dire à des Juifs: À propos, je me souviens tout-à-coup qu’il y a environ cinq cents ans un petit peuple vous refusa le passage! Allons, vous avez une guerre terrible avec vos maîtres les Philistins, contre lesquels vous vous êtes révoltés; eh bien, laissez là cette guerre embarrassante, et allez-vous-en contre ce petit, peuple, qui ne voulut pas autrefois que vos ancêtres vinssent tout ravager chez lui. Massacrez hommes, femmes, enfants et vieillards! égorgez bœufs, vaches, chèvres, chameaux, ânes; car, comme vous êtes en guerre avec le peuple puissant des Philistins, il est bon que vous n’ayez ni bœufs ni moutons à manger, ni ânes pour porter vos bagages et vos vivres de campagne!…
«Saül, donc, assembla son peuple, convoqué par les crieurs; la revue fut passée à Télaïm, et il se trouva que la tribu de Juda avait fourni dix mille hommes prêts à combattre; le contingent fourni par les autres tribus était de deux cent mille hommes de pied.» (v. 4)
À la bonne heure! nous n’en sommes plus aux six cents troupiers du camp de Guilgal, quoiqu’on puisse se demander ce qu’étaient devenus les cent vingt mille autres soldats qui avaient livré les premières batailles du règne de Saül. Il y a un an à peine, l’armée israëlite comptait trois cent trente mille héros, qui étaient venus combattre les Ammonites sans avoir une seule épée, une seule lance, et il n’en reste plus que deux cent dix mille à Saül!… Où est passé le reste?… Ah! pigeon, divin pigeon, que tu es bien de Tarascon-sur-Rhône, mon bon!…
La victoire de l’armée juive fut éclatante; les Amalécites furent battus à plate couture, depuis Avi la jusqu’à Sûr: Saül fit des prisonniers en nombre prodigieux, et les Israélites massacrèrent leurs captifs sans aucune pitié.
Pourtant, Saül épargna le roi Agag, jugeant sans doute qu’il devait faire acte de camaraderie envers un particulier du même grade que lui.
Cette clémence froissa le père Sabaoth. Il apparut à Samuel et lui dit:
«Je me repens d’avoir établi Saül roi; car il s’est détourné de moi, en n’exécutant pas entièrement mes ordres. Alors, Samuel eut une grande douleur, et il passa toute cette nuit-là à crier vers le ciel.» (15:10–11)
Quelles furent les suites de cette apparition divine et de cette nuit de hurlements?… Ce chapitre de la Bible a été présenté par Voltaire d’une façon saisissante dans son drame Saül..
La scène se passe à Guilgal, et l’action s’ouvre par un colloque entre le roi juif et Baza, son confident.
Baza. — O grand Saül! ô le plus puissant des rois, vous qui régnez sur les trois lacs, dans l’espace de plus de cinq cents stades, vous, vainqueur du généreux Agag, roi d’Amalec, dont les capitaines étaient montés sur les plus puissants ânes, ainsi que les cinquante fils d’Amalec; vous qu’Adonaï fit triompher à la fois de Dagon et de Belzébuth; vous qui, sans doute, mettrez sous vos lois toute la terre, comme Dieu l’a promis tant de fois, quel chagrin pourrait vous troubler dans de si nobles triomphes et de si grandes espérances?
Saül. — O mon cher Baza! heureux mille fois celui qui conduit en paix les troupeaux bêlants de Benjamin et presse le doux raisin de la vallée d’Engaddi!… Hélas! je cherchais les ânesses de mon père, je trouvai un royaume; depuis ce jour, je n’ai connu que la tristesse… Plût à Dieu, au contraire, que j’eusse cherché un royaume et trouvé des ânesses! j’aurais fait un meilleur marché… Samuel, tu le sais, m’oignit malgré lui; il fit ce qu’il put pour empêcher le peuple de choisir un prince, et dès que je fus élu, il devint le plus cruel de tous mes ennemis…
Baza. — Vous deviez bien vous y attendre; il était prêtre, et vous étiez guerrier; il gouvernait avant vous: on hait toujours son successeur.
Saül. — Eh! pouvait-il espérer gouverner plus longtemps? Il avait associé à son pouvoir ses indignes enfants, également corrompus et corrupteurs, qui vendaient publiquement la justice: toute la nation s’éleva contre ce pouvoir sacerdotal. On tira un roi au sort: les dés sacrés annoncèrent la volonté du ciel; le peuple la ratifia, et Samuel frémit. Ce n’est pas assez de haïr en moi un prince choisi par le ciel, il hait encore le prophète; car il sait que, comme lui, j’ai le nom de voyant, que j’ai prophétisé comme lui; et ce nouveau proverbe, répandu dans Israël, Saül est aussi au rang des prophètes, n’offense que trop ses oreilles superbes. On le respecte encore; pour mon malheur il est prêtre, il est dangereux.
Baza. — Votre Altesse royale est trop bien affermie par ses victoires, et le roi Agag, votre illustre prisonnier, vous est ici un sûr garant de la fidélité de votre peuple, également enchanté de votre victoire et de votre clémence… Voici qu’on l’amène devant Votre Altesse royale.
Entrée d’Agag, entouré de soldats.
Agag. — Doux et puissant vainqueur, modèle des princes, qui savez vaincre et pardonner, je me jette à vos sacrés genoux; daignez ordonner vous-même ce que je dois donner pour ma rançon; je serai désormais un voisin, un allié fidèle, un vassal soumis; je ne vois plus en vous qu’un bienfaiteur et un maître: j’admirerai, j’aimerai en vous l’image du Dieu qui punit et pardonne.
Saül. — Illustre prince, que le malheur rend encore plus grand, je n’ai fait que mon devoir en sauvant vos jours: les rois doivent respecter leurs semblables; qui se venge après la victoire est indigne de vaincre; je ne mets point votre personne à rançon, elle est d’un prix inestimable. Soyez libre; les tributs que vous paierez à Israël seront moins des marques de soumission que d’amitié: c’est ainsi que les rois doivent traiter ensemble.
Agag. — O vertu! ô grandeur de courage! que vous êtes puissante sur mon cœur! Je vivrai, je mourrai le sujet du grand Saül, et tous mes Etats sont à lui.
Survient Samuel, accompagné de prêtres.
Saül. — Samuel, quelles nouvelles m’apportez-vous? Venez-vous de la part de Dieu, de celle du peuple, ou de la vôtre?
Samuel. — De la part de Dieu.
Saül. — Qu’ordonne-t-il?
Samuel. — Il m’ordonne de vous dire qu’il s’est repenti de vous avoir fait régner.
Saül. — Dieu, se repentir!… Il n’y a que ceux qui font des fautes qui se repentent. Dieu ne peut faire des fautes.
Samuel. — Il peut se repentir d’avoir mis sur le trône ceux qui en commettent.
Saül. — Eh! quel homme n’en commet pas?… Parlez, de quoi suis-je coupable?
Samuel. — D’avoir pardonné à un roi.
Agag. — Comment! la plus belle des vertus serait regardée chez vous comme un crime?
Samuel, à Agag. — Tais-toi, ne blasphème point. (À Saül:) Saül, ci-devant roi des Juifs, Dieu ne vous avait-il pas ordonné, par ma bouche, d’égorger tous les Amalécites, sans épargner ni les femmes, ni les filles, ni les enfants à la mamelle?
Agag. — Ton Dieu t’avait ordonné cela!… Tu t’es trompé, tu voulais dire ton diable.
Samuel, à ses prêtres. — Préparez-vous à m’obéir… Et vous, Saül, avez-vous obéi à Dieu?
Saül. — Je n’ai pas cru qu’un tel ordre fût positif; j’ai pensé que la bonté était le premier attribut de l’Être suprême; qu’un cœur compatissant ne pouvait lui déplaire.
Samuel. — Vous vous êtes trompé, homme infidèle: Dieu vous réprouve, votre sceptre passera en d’autres mains.
Baza, à Saül. — Quelle insolence!… Sire, permettez-moi de punir ce prêtre barbare.
Saül. — Gardez-vous-en bien; ne voyez-vous pas qu’il est suivi de tout le peuple, et que nous serions lapidés si je résistais, car en effet j’avais promis…
Baza. — Vous aviez promis une chose abominable!
Saül. — N’importe; les Juifs sont plus abominables encore; ils prendront la défense de Samuel contre moi.
Baza, à part. — Ah! malheureux prince, tu n’as du courage qu’à la tête des armées.
Saül. — Eh bien donc! prêtres, que faut-il que je fasse?
Samuel. — Je vais te montrer comment on obéit au Seigneur… (À ses prêtres:) O prêtres sacrés, enfants de Lévi, déployez ici votre zèle: qu’on apporte une table; qu’on étende sur cette table ce roi, dont le prépuce est un crime devant le Seigneur… (Les prêtres s’emparent d’Agag et le lient sur la table.)
Agag. — Que voulez-vous de moi, impitoyables monstres?
Saül. — Auguste Samuel, au nom du Seigneur…
Samuel. — Ne l’invoquez pas, vous en êtes indigne, demeurez ici, il vous l’ordonne; soyez témoin du sacrifice, qui, peut-être, expiera votre crime.
Agag, à Samuel. — Ainsi donc vous m’allez donner la mort?… O mort, que vous êtes amère!
Samuel. — Oui, tu es gras! et ton holocauste en sera plus agréable au Seigneur.
Agag. — Hélas! Saül, que je te plains d’être soumis à de pareils monstres!
Samuel, à Agag. — Écoute, tu vas mourir: veux-tu être juif? veux-tu te faire circoncire?
Agag. — Et, si j’étais assez faible pour être de ta religion, me donnerais-tu la vie?
Samuel. — Non; tu auras la satisfaction de mourir juif, et c’est assez.
Agag. — Frappez donc, bourreaux!
Samuel. — Donnez-moi cette hache, au nom du Seigneur; et tandis que je couperai un bras, coupez une jambe, et ainsi de suite morceau par morceau.
Les prêtres frappent tous ensemble, avec Samuel, au nom d’Adonaï.
Agag. — O mort! ô tourments! ô barbares!
Saül. — Faut-il que je sois témoin d’une abomination si horrible!
Baza. — Dieu vous punira de l’avoir soufferte.
Samuel, aux prêtres. — Emportez ce corps et cette table; qu’on brûle les restes de cet infidèle, et que ses chairs servent à nourrir nos serviteurs… (À Saül:) Et vous, prince, apprenez à jamais qu’obéissance vaut mieux encore que sacrifice.
Saül, se jetant dans un fauteuil. — Je me meurs; je ne pourrai survivre à tant d’horreurs et à tant de honte.
On aurait tort de croire à une exagération dans cette mise en scène.
Le chapitre 15 du 1er livre de Samuel, représente en effet l’égorgement d’Agag, massacré de la façon la plus barbare, avec une cruauté dont il est peu d’exemples, le prophète étant lui-même au nombre des bourreaux et présidant le supplice.
En outre, Samuel déclara à Saül qu’à partir de ce moment il était déchu, que Jéhovah l’avait rejeté.
«Et comme Samuel se tournait pour s’en aller, Saül, voulant le retenir, le prit par le pan de son manteau, qui se déchira. Alors le prophète dit au roi: Ainsi que tu as déchiré mon manteau, de même ton royaume sera déchiré.» (15:27–28)
Puis, sans perdre de temps, Samuel se rendit à Bethléem. Là, il fit comparaître devant lui un sieur Isaï, descendant de Booz, et toute sa famille. Après une purification générale, suivie d’un sacrifice, Samuel dit à Isaï:
«Sont-ce là tous tes enfants? Isaï lui répondit: Il en reste encore un tout petit, qui garde les brebis. Fais-le venir, repartit Samuel; car nous ne nous mettrons pas à table avant qu’il soit ici présent. On amena donc le jeune garçon; celui-ci était roux et de joli visage. Et Jéhovah dit à Samuel: Voilà bien celui que tu dois oindre. Alors, Samuel prit une corne pleine d’huile, qu’il avait apportée, et oignit David au milieu de ses frères. Dès lors, le souffle du Seigneur souffla sur David et ne souffla plus sur Saül; au surplus, Jéhovah envoya à Saül un mauvais esprit, et Saül eut le cerveau troublé.» (16:11–14)
Les critiques font remarquer, comme une chose étonnante, que Dieu ait parlé à Samuel chez le père de David même, devant toute la maison, sans que l’auteur sacré dise explicitement s’il y eut ou non une apparition. L’opinion des théologiens est que Jéhovah parlait intérieurement à son prophète; mais alors comment les assistants pouvaient-ils deviner qu’il avait une mission particulière et divine? Tous les juifs, dit Voltaire, devaient savoir que Saül régnait, puisque Samuel avait répandu de l’huile sur sa tête. Or, quand il en fit autant à David, son père, sa mère, ses frères et les assistants devaient s’apercevoir qu’il instituait un roi nouveau, et que par-là il exposait toute la famille à la vengeance de Saül; il y a quelque difficulté. Boulanger dit qu’il n’y a jamais eu de scène du théâtre italien plus comique que celle d’un prêtre de village qui vient chez un paysan, avec une bouteille d’huile dans sa poche, oindre un petit garçon rousseau, et faire ainsi une révolution dans l’État; ce critique ajoute que cet État et ce petit garçon rousseau ne méritaient pas une autre historien.
«Or, les officiers de Saül lui dirent: Tu vois qu’un mauvais souffle de Dieu te trouble; s’il te plaît, tes serviteurs iront chercher un joueur de harpe, afin que, quand le mauvais souffle de Dieu te troublera le plus, ce musicien te soulage en touchant de la harpe avec sa main. Saül dit donc à ses serviteurs: Allez me chercher quelqu’un qui sache bien harper. Mais l’un des serviteurs lui dit: Il y a, à Bethléem, l’un des fils d’un nommé Isaï, que j’ai vu et qui joue de la harpe en véritable artiste; c’est un jeune homme robuste, vaillant guerrier, s’exprimant avec éloquence, et fort joli garçon; en outre, Dieu est avec lui. Alors, Saül envoya des messagers à Isaï pour lui dire: Envoie-moi ton fils David, celui qui garde tes brebis. Isaï prit aussitôt un âne, qu’il chargea de pain et d’un baril de vin, et un chevreau, et il fit remettre par David ces présents à Saül. Et quand David se présenta, Saül éprouva pour lui une grande affection et il le nomma son écuyer; et il envoya dire à Isaï: Je te prie de laisser David à mon service; car il me plaît beaucoup. Quand donc le mauvais souffle de Dieu troublait Saül, David prenait une harpe et en jouait, et Saül en était soulagé, et le mauvais souffle cessait de souffler.» (v. 15–23)
Quel méli-mélo, cette histoire!… David, dont l’auteur sacré fait un simple pâtre, est en même temps un harpiste de talent des plus distingués; encore si en menant paître les brebis il s’était contenté de jouer de la flûte! mais non, c’est l’énorme et encombrante harpe qu’il trimballe avec lui à travers les arides montagnes de Judée. Ensuite, on nous donne David comme tout jeune; comment peut-on alors qualifier ce petit garçon de vaillant guerrier?… Autre observation: l’officier de Saül, qui est si bien renseigné sur le compte de David, ignore-t-il donc que l’adolescent a été oint par Samuel et qu’il est, par conséquent, un dangereux compétiteur?… Et ces présents d’Isaï au chef de l’État sont-ils assez ridicules! du pain, un baril de vin et un chevreau, voilà ce qui est offert à un souverain, pour se concilier ses bonnes grâces!… Que dire enfin de Jéhovah qui passe son temps à flanquer des attaques de nerfs à Saül et à l’en guérir momentanément avec la musique de son rival? Tout cela est d’un grotesque insensé!…
«Cependant, les Philistins assemblèrent toutes leurs armées pour livrer un grand combat à Israël; ils établirent leur camp entre Soco et Azéca, sur la frontière de Dammim. Saül et les Juifs se rassemblèrent aussi, et ils campèrent dans la vallée du Chêne. Les Philistins étaient sur une montagne et les Israélites étaient sur une autre montagne, vis-à-vis. Et il arriva qu’un bâtard sortit du camp philistin et vint se présenter entre les deux armées; il s’appelait Goliath; il était de Geth, et il avait six coudées et une palme de haut (un peu plus de quatre mètres!); un casque d’airain protégeait sa tête, et sa cuirasse, faite d’écaillés, qu’il avait sur la poitrine pesait cinq mille sicles d’airain, à elle seule (soixante kilogrammes); il avait aussi des bottes d’airain, et un grand bouclier d’airain couvrait ses épaules; la hampe de sa lance était, aussi volumineuse que l’ensuple d’un tisserand; le fer de cette lance pesait six cents sicles de fer (dix kilogrammes). Ce géant venait crier devant les phalanges d’Israëi: Choisissez donc quelqu’un d’entre vous pour combattre contre moi; s’il me tue, nous serons vos esclaves; mais, si je le tue, c’est vous qui serez nos esclaves. Et ce Philistin se vantait ainsi chaque jour d’avoir déshonoré Israël, et tous les Juifs ayant entendu la voix de ce géant philistin qui les bravait étaient stupéfaits et tremblaient de peur.» (17:1–11)
Ce géant Goliath, qui avait plus de quatre mètres de haut, ne doit pas paraître extraordinaire, après les autres géants que nous avons vus dans la Genèse. Il est vrai que nous ne voyons plus aujourd’hui des hommes de cette taille; telle est même la constitution du corps humain, que cette excessive hauteur, en dérangeant toutes les proportions, rendrait ce géant très faible, et incapable de se soutenir. — Il faut regarder Goliath comme un prodige que Dieu suscitait pour manifester la gloire de David, dit ironiquement Voltaire.
«Or, David était fils de cet éphratien de Bethléem, dont il a été parlé, lequel se nommait Isaï et était très vieux, avec huit enfants. Les trois plus grands fils, Eliab, Abinadab et Samma, avaient pris leur rang dans l’armée de Saül pour combattre dans cette guerre; mais David, qui était le plus jeune, allait et revenait d’auprès de Saül pour mener paître les brebis de son père, à Bethléem.» (v. 12–15)
Bizarre, ce David, que le roi a fait son écuyer, et qui, en pleine guerre, quitte de temps en temps son service pour aller garder des troupeaux!
«Et le géant philistin renouvelait matin et soir ses défis aux soldats juifs, et il resta là debout pendant quarante jours. Alors, Isaï dit à David son fils: Tiens, prends un litron de farine d’orge et dix pains, et cours à tes frères dans le camp; porte aussi dix fromages à leur capitaine, visite tes frères, et vois un peu comment ils se comportent. Or, Saül et ses troupes étaient toujours dans la vallée du Chêne. David, donc, partit un jour, de bon matin, après avoir laissé ses brebis à la garde d’un autre; il s’en alla tout chargé, comme son père le lui avait dit, et vint jusqu’à l’endroit nommé Magala, où l’armée s’était avancée pour demander la bataille, et qui criait déjà bataille; car les Israélites et les Philistins étaient en présence. C’est pourquoi David, ayant laissé aux bagages tout ce qu’il avait apporté, courut à l’endroit où les Israélites et leurs ennemis étaient rangés, vis-à-vis, en ordre de bataille, et son premier soin fut de demander comment ses frères se comportaient. Tandis qu’il parlait, voilà que le bâtard Goliath sortit des rangs philistins et vint recommencer ses bravades; ce qui fit immédiatement tourner le dos à tous les Juifs, qui reculèrent en tremblant de peur.» (17:16–24)
«Alors, un homme d’Israël se mit à dire: Voyez-vous ce Philistin qui vient insulter toute notre nation? S’il se trouve quelqu’un qui puisse le tuer, le roi l’enrichira d’immenses richesses, et lui donnera sa fille, et sa famille sera affranchie de tout impôt en Israël. De son côté, David demandait autour de lui, en s’adressant aux uns et aux autres: Que donnera-t-on à celui qui tuera ce grand coquin incirconcis? Le peuple lui répéta ce qui vient d’être dit.» (v. 25–27)
D’après ce texte, David ne paraît guère vouloir combattre par amour pour sa patrie, mais bien plutôt par l’espoir du gain.
«Mais, quand Eliab, son frère aîné, connut les propos que David tenait, il s’emporta fort contre lui: Pourquoi es-tu venu ici? dit-il; nous n’avons que peu de brebis à la campagne, et tu les as laissées! Mais David répondit: Qu’ai-je fait de mal? Y a-t-il de quoi se fâcher? Et, s’étant éloigné, il alla vers d’autres, leur posa la même question et reçut la même réponse.» (v. 28–30)
«Les paroles de David furent rapportées au roi, qui le fit venir. Et David dit à Saül: Que personne n’ait le cœur troublé à cause de Goliath; car j’irai, moi ton serviteur, et je combattrai ce Philistin. Mais Saül lui parla ainsi: Tu ne saurais lutter contre cet ennemi terrible, attendu que tu n’es qu’un enfant et que, lui, au contraire, il est un homme de guerre, depuis sa jeunesse. David répondit au roi: Il y a quelque temps, tandis que je faisais paître les brebis de mon père, un lion et un ours survinrent, et ils emportèrent une brebis du troupeau; mais je courus après eux, je les frappai à coups redoublés, et j’arrachai la brebis de leur gueule; et, comme ils se redressaient tous deux contre moi, je les saisis de chaque main l’un et l’autre par la mâchoire, et je les frappai encore plus fort, si bien que je les tuai. Ton serviteur donc a tué un lion et un ours; et ce Philistin, dont le prépuce n’a pas été coupé, sera traité comme ces animaux, car il a insulté l’armée du Dieu vivant. David dit encore: Jéhovah, qui m’a délivré de la griffe du lion et de la patte de l’ours, me délivrera de la main de cet incirconcis. Alors, Saül dit à David: Va, et que Jéhovah soit avec toi!» (17:31–37)
On le voit, le roi Saül avait été épaté, et, à sa place, on l’aurait été à moins; en effet, le récit du gosse était épatant. Imaginez un instant que vous êtes spectateurs de cette aventure: le lion et l’ours se jetant à la fois sur une même brebis du troupeau du père Isaï, quand il leur aurait été plus commode d’en prendre chacun une; les deux bêtes féroces s’éloignant avec leur proie, qu’ils s’apprêtent à dévorer, le lion la tenant par la tête, et l’ours par l’arrière-train; là-dessus, le petit berger s’élançant à la poursuite des terribles ravisseurs, leur disputant la brebis, cognant du poing et du pied, et les saisissant par la mâchoire! Quel tableau!… Trouvez donc de semblables exploits ailleurs que dans la Bible; je vous en défie bien. O Tartarin, voilà ton maître: le jeune David!
Par l’histoire de Samson, nous avions appris que le lion se rencontrait en Palestine. C’était déjà une surprise pour le lecteur. Mais, avec David, nous trouvons tout ensemble le lion et l’ours!… Les naturalistes affirment que là où vit le lion, il n’y a pas d’ours, et réciproquement. Zut pour les naturalistes! Voilà leur science en défaut. O divin pigeon, il ne te reste plus qu’à nous faire connaître l’ours de l’Équateur et le lion du pôle Nord!
«Saül, alors, fit armer David de ses propres armes; il lui mit son casque d’airain sur la tête et le revêtit de sa cuirasse. Et David, ayant ceint l’épée par-dessus sa tunique, commença à essayer s’il pouvait marcher avec des armes; car il n’y était pas accoutumé.» (17:38–39)
Pas accoutumé au maniement des armes?… Soit; mais alors pourquoi le verset 18 du chapitre précédent représente-t-il David comme étant connu pour un «vaillant guerrier» depuis longtemps?
«David dit donc à Saül: Je ne saurais marcher avec des armes, n’en ayant pas l’habitude. Et il les quitta. Puis, il reprit son bâton de berger, se choisit cinq pierres dans un torrent voisin, les mit dans sa panetière, et, tenant sa fronde à la main, il marcha contre le géant philistin. Le philistin, précédé de son écuyer, s’avança aussi à la rencontre de David.» (v. 39–41)
L’écuyer de Goliath?… Il n’en est question que dans la Bible, texte in-extenso; cet écuyer est supprimé tout net, dans les manuels d’histoire sainte à l’usage des fidèles, et là Goliath n’est plus qu’un simple fantassin. Pourquoi donc les prêtres modernes ont-ils opéré cette coupure dans le texte sacré? L’écuyer du géant philistin ne méritait pourtant pas de disparaître ainsi, d’une façon si arbitraire. En effet, dans les armées d’autrefois, l’écuyer était le soldat qui accompagnait un officier à cheval et qui prenait soin de sa monture; de nos jours, on l’appellerait l’ordonnance officier de cavalerie. Or, si Goliath avait un écuyer attaché spécialement à son service, c’est qu’il était officier dans l’armée philistine; la Bible dit, d’ailleurs, en plusieurs endroits, qu’il y avait une puissante cavalerie chez les Philistins. Et l’ineffable pigeon-canard, qui nous a assuré tout à l’heure que Goliath avait plus de quatre mètres de haut, a oublié de nous faire connaître les proportions gigantesques de son cheval! Il est évident que le cheval de Goliath devait être géant, lui aussi. Et la sainte Écriture ne nous indique pas la contrée qui produisait des étalons si phénoménaux, des chevaux de taille à porter des cavaliers hauts de six coudées et une palme!… Déplorable lacune!…
Reprenons le récit biblique:
«Alors, le géant philistin jeta un regard sur David, et, voyant que c’était un adolescent de cheveux roux et de joli visage, il lui témoigna son mépris. Suis-je un chien, lui dit-il, pour que tu viennes contre moi avec un bâton? Et il maudit David, en jurant du nom de ses dieux. Puis, il lui dit encore: Eh bien, viens donc, et je donnerai ta viande aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs. David répondit à Goliath: Tu marches contre moi avec ton épée, ta lance et ton bouclier; mais moi, je marche contre toi au nom de Sabaoth, dieu des armées d’Israël, dieu de ces troupes rangées en bataille que tu as insultées; et, comme le Seigneur te livrera aujourd’hui entre mes mains, c’est moi qui t’abattrai, c’est moi qui, après t’avoir coupé la tête, donnerai ta viande aux oiseaux des cieux et aux animaux de la terre; et le monde entier saura qu’Israël a un dieu!…
Et David, ayant couru sus à Goliath, mit la main dans sa panetière, prit une pierre, et la lança avec sa fronde; et cette pierre atteignit le géant au front où elle s’enfonça, si bien que le Philistin tomba le visage contre le sol. Puis, David se jeta sur Goliath, prit son épée, la tira du fourreau, le tua et lui coupa la tête. Et les Philistins, ayant, vu que leur géant était mort, s’enfuirent.
Alors, les soldats d’Israël et de Juda, qui étaient demeurés assis, se levèrent en poussant des cris de joie et se mirent à la poursuite des Philistins, et ceux-ci, tombant blessés à mort sous leurs coups, jonchèrent le chemin de Sçaharajim jusqu’à Gath et jusqu’à Hékron; après quoi, les Juifs pillèrent le camp philistin» (17:42–53).
«Et David prit les armes du géant et les plaça dans sa tente; il prit aussi la tête de Goliath et la porta à Jérusalem.» (v. 54)
Tiens, il avait donc tout-à-coup une tente, le jeune David?… Et c’est à Jérusalem qu’il alla, en triomphateur, porter la tête du géant philistin? Ceci est plus étrange encore, attendu que Jérusalem n’appartenait point à cette époque aux Juifs; nous verrons plus loin comment cette ville ne fut prise que plus tard par David, après la mort de Saül. Mais nous commençons à nous habituer aux contradictions de l’Esprit-Saint!
«Or, lorsque Saül avait vu David marcher contre Goliath, il dit à Abner, général de l’armée israëlite: Quel est cet adolescent? de quel père est-il fils? Abner lui répondit: Aussi vrai que ton âme est vivante, ô roi, je n’en sais rien. Le roi repartit: Informe-toi tout de suite, afin que je sache, à quelle famille appartient cet adolescent. Sitôt donc que David fut retourné du combat, Abner conduisit à Saül le jeune homme, qui tenait à la main la tête du géant. Et Saül lui dit: De qui es-tu fils? David répondit: Mon père se nomme Isaï, ton serviteur, et il habite Bethléem.» (17:55–58)
Ah çà! qu’est-ce que tout ce rebâchage incohérent?… Où le divin inspirateur de la Bible a-t-il la tête?… Dans le chapitre précédent, on nous a raconté, avec les plus minutieux détails, que Saül, pour calmer ses nerfs, s’est enquis d’un bon joueur de harpe; un de ses officiers lui en a procuré un, qui est David, et le roi a été renseigné sur sa famille; bien mieux, Saül a envoyé à Isaï un messager pour prier le vieux bonhomme de lui laisser son fils, parce qu’il lui plaisait beaucoup; le pigeon nous a dit encore que David allait et venait souvent d’auprès de Saül à Bethléem et qu’il faisait ainsi la navette entre la cour royale et les brebis paternelles. Et voilà que ni Saül, ni Abner, ni aucun officier du roi ne savent qui est David, au moment de sa lutte contre Goliath! Voilà le joueur de harpe du roi, l’écuyer de Saül, devenu tout à coup un inconnu!… Que penser de ce galimatias?… Lorsqu’il dicta à Samuel ce chapitre 17, le divin pigeon n’avait-il pas, ce jour-là, absorbé un peu trop de chènevis?… Ce serait à croire, ma foi!
Prenons-en notre parti, et poursuivons l’édifiante lecture. Sans se soucier le moins du monde de ses contradictions, l’auteur sacré nous apprend (18:2) que, cette fois, Saül ne voulut plus permettre à David de retourner chez son père. D’autre part, Jonathan fut pris tout à coup d’une vive amitié pour le jeune joueur de harpe, dont il avait, lui aussi, ignoré la présence à la cour dans les temps antérieurs:
«Sitôt que David eut achevé de parler à, Saül, l’âme de Jonathan fut tellement liée à son âme, que Jonathan l’aima comme son âme; et Jonathan fit alliance avec David, parce qu’il l’aimait comme son âme; et Jonathan se dépouilla du manteau qu’il portait, et il en fit cadeau à David, et il lui donna encore tous ses habits, même jusqu’à son épée, son arc et son baudrier.» (18:3–4)
Voilà de l’amitié! Que durent penser le général Abner, les capitaines, les courtisans, en voyant le fils du roi se déshabiller, ne garder que sa chemise (du moins, est-il convenable de le supposer) et offrir ses armes et tous ses vêtements à l’heureux vainqueur de Goliath?… Malheureusement, la Bible oublie de nous faire part des réflexions des hauts personnages qui assistèrent à cette scène impayable.
Une nouvelle existence commençait donc pour le gosse, que Samuel avait sacré roi, et qui, peu enclin pour le quart d’heure à entrer en concurrence avec Saül, se bornait à lui servir d’écuyer et de musicien: mais, malgré cet effacement, David n’allait pas tarder à porter ombrage à Sa Majesté.
«Or, comme ils revenaient, quelque temps après la défaite du géant philistin, il sortit, de toutes les villes d’Israël, des femmes en grand nombre, qui allèrent à leur rencontre en acclamant David; et voici que ces femmes se mirent à chanter et à danser joyeusement, avec des tambours et des cymbales; et, tout en jouant de leurs instruments, elles se criaient les unes aux autres: Saül en a tué mille, mais David en a tué dix mille!» (v. 6–7)
Il était difficile d’admettre que feu Goliath, si géant qu’il fût, représentât dix mille hommes, à lui tout seul. Aussi, Saül, qui s’était distingué à la guerre par des exploits multipliés, trouva que l’ovation faite à son écuyer harpiste sortait des limites raisonnables et prenait un caractère offensant pour lui.
«Ces paroles des femmes d’Israël déplurent au roi, et il en fut fort irrité.» (v. 8) — «Depuis ce jour-là, Saül vit David de mauvais œil.» (v. 9).
«Et il arriva, dès le lendemain, que le mauvais souffle de Dieu souffla sur Saül; alors, David joua de la harpe, comme les autres jours. Mais Saül avait sa lance à la main, et il la lança soudain contre la muraille, en se disant en lui-même: En atteignant cette muraille, mon arme transpercera David. Or, celui-ci, qui était alerte, évita deux fois le coup, en se détournant.» (18:10–11)
Peu après, le roi, pour éloigner de lui le jeune homme, le nomma capitaine et le mit à la tête de mille hommes (v. 13), et David, «à qui tout réussissait», devint de plus en plus populaire parmi les enfants d’Israël, et son nom commença à être connu hors de la nation. Nous allons voir bientôt que le seigneur Jéhovah multiplia les preuves de sa protection envers David.
L’ayant fait appeler un jour, Saül lui dit: «Écoute, je te donnerai pour femme ma fille aînée Mérob, et ainsi, toi qui es vaillant, tu seras pour moi un autre fils, et tu dirigeras les batailles d’Israël» (v. 17); au fond, Saül se disait que les Philistins finiraient par le débarrasser de David. «Je suis si peu de chose pour devenir le gendre du roi!» répondit David (v. 18). Il se gardait bien de révéler que Samuel l’avait oint. «Or, quand vint l’époque où Saül devait donner sa fille Mérob à David, il la maria à Hadriel Méholatite» (v. 19); l’auteur sacré ne dit pas pourquoi.
«Mais Mical, seconde fille de Saül, tomba amoureuse de David, et elle le fit savoir à son père; alors Saül fut très content, et il dit à David: Tu seras mon gendre aujourd’hui même.» (v. 20–21)
Il est probable, d’après ce qui suit, que le vainqueur de Goliath n’aurait pas demandé mieux que d’épouser Mical tout de suite; mais Saül avait parlé en l’air, paraît-il, ou bien il regretta de s’être montré si pressé. En effet, dès qu’il eut le consentement du jeune homme, il se mit à exiger de lui des choses extraordinaires.
On ne devinerait jamais quelle condition Saül fit poser a David pour l’agréer définitivement!
«Saül dit à ceux de ses serviteurs qu’il envoya à David: Vous lui direz que le roi demande pour douaire cent prépuces de Philistins.» (v. 25)
En d’autres termes, le roi ne voulait pas doter Mical; à son avis, c’était David qui devait constituer une dot à sa femme; et quelle dot!… Cent prépuces!… On ne voit guère à quoi tant de prépuces auraient pu servir dans le nouveau ménage…
«Alors, avant que les jours fixés fussent accomplis, David s’en alla au pays des Philistins, accompagné de sa troupe; là, il tua deux cents hommes. Puis, il coupa leurs prépuces, les apporta et les remît bien comptés (sic) au roi, afin d’être son gendre. Et Saül lui donna pour femme sa fille Mical.» (18:26–27)
On s’imagine la séance de signature du contrat, le notaire royal comptant gravement les deux cents prépuces, et l’amoureuse Mical roucoulant à David et tout heureuse d’avoir un si beau présent de noces!
Quant aux Philistins, ils trouvèrent de fort mauvais goût qu’on vînt s’approvisionner de prépuces chez eux, et la guerre recommença.
«Les capitaines philistins se mirent en campagne; et dès qu’ils furent sortis, David eut plus de victoires que tous les officiers de Saül; et son nom fut en fort grande estime.» (18:30)
C’est en ce temps-là que le roi avait de fréquentes périodes de maboulisme; mais on se demande pourquoi l’écrivain biblique s’ingénie à peindre l’infortuné monarque sous les plus vilaines couleurs. D’après le texte même, c’est Jéhovah qui, par moments, soufflait d’un mauvais souffle sur Saül; c’est donc Dieu en personne qui le rendait loufoc. Un fou n’est pas responsable de ses folies, et Saül moins que tout autre, par conséquent.
«Alors Saül parla à Jonathan, son fils, et à tous ses officiers, de faire mourir David; mais Jonathan aimait beaucoup David; c’est pourquoi il lui fit connaître le danger de mort qu’il courait, par le fait de l’inimitié de son père.» (19:1–2).
En outre, le brave Jonathan tenta une réconciliation.
«Il parla donc favorablement de David à Saül son père, et lui dit: Que le roi ne pèche point contre David son serviteur; car il n’a point péché contre toi, et même ce qu’il a fait t’est fort avantageux, attendu qu’il a exposé sa vie et qu’il a tué le géant philistin; tu l’as vu et tu t’en es réjoui; pourquoi donc pécherais-tu contre le sang innocent, en faisant mourir David sans cause? Saül prêta l’oreille à la voix de son fils, et il jura en disant: Par le Dieu vivant, David ne mourra pas! Alors, Jonathan appela David et lui fit le récit des nouvelles dispositions du roi. Il amena ensuite David à Saül, et David reprit comme auparavant son service auprès du roi.» (19:4–7)
On le voit, la haine abandonnait le monarque, aussitôt qu’il était dans son état naturel; c’est seulement au cours de ses accès, «quand Jéhovah soufflait, sur lui d’un souffle mauvais», c’est alors que Saül formait des projets homicides contre son gendre.
Cependant, la guerre avec les Philistins battait son plein, et le harpiste trouvait quelquefois le temps d’infliger une défaite à l’ennemi, entre deux sérénades.
«Mais voici que le mauvais souffle de Dieu souffla de nouveau sur Saül, un jour qu’il était assis dans son palais, ayant sa lance à la main, tout en écoutant la musique de David.» (v. 9)
Le lecteur s’attend bien à ce qui va arriver!
«Alors, tandis que David pinçait de la harpe, Saül essaya encore de le clouer contre le mur avec sa lance; mais David se détourna agilement, et Saül, sans atteindre son gendre, planta son arme dans la muraille; après quoi, ayant ainsi échappé à la mort, David prit la fuite.» (v. 10)
Ce fut chez sa tendre épouse que le jeune capitaine harpiste se réfugia; l’aimable Mical le consola de son mieux.
«Mais, cette nuit-là, Saül envoya des gens vers la maison de David, avec ordre de rester en surveillance, afin qu’il pût le faire périr le matin. Et Mical, ayant aperçu les hommes de garde, dit à David: Si tu ne te sauves cette nuit, demain on va te tuer. Alors, Mical fit descendre David par une fenêtre, et il s’enfuit de nouveau.
Ensuite, Mical prit un marmouset, le coucha dans son lit à la place de David et lui mit sur la tête une peau de chèvre, et quand Saül envoya ses gens pour s’emparer de David, elle leur dit: Il est malade.
Alors Saül s’écria: Qu’on me l’apporte dans son lit, afin que je le fasse mourir! Et Saül et ses gens ne trouvèrent qu’un marmouset, coiffé de peau de chèvre.
Et Saül dit à Mical: Pourquoi m’as-tu trompé ainsi? pourquoi as-tu fait échapper mon ennemi? Mical répondit: il m’a dit: Laisse-moi m’en aller. Pourquoi donc aurais-je prêté la main à ce qu’il fût tué?» (19:11–17)
Il ne faut pas perdre de vue que nous reproduisons un livre sacro-saint, une œuvre divine, base fondamentale d’une religion qui a la prétention de courber le monde entier sous sa loi. Peut-on pourtant trouver une aventure plus bêbète que celle-ci? Cet histoire de marmouset n’est même pas du vaudeville comique; elle est au-dessous du niveau des plus niaises jocrisseries de foire. Et c’est du dogme, ça!… Sous peine de rôtir éternellement en enfer, il est nécessaire de croire que Mical fit filer son mari, l’oint David, par la fenêtre, et qu’elle le remplaça dans son lit par un mannequin coiffé d’une peau de chèvre! Cette peau de chèvre était-elle le bonnet de nuit ordinaire de David?… Dans le texte hébreu, il y a théraphim, que les versions modernes traduisent par «marmouset», mannequin. Mais théraphim signifie littéralement une idole. Mical faisait-elle donc coucher des idoles avec elle? voulait-elle que les satellites envoyés par Saül prissent cette idole pour son mari? et, puisque David avait, nous a-t-on dit, les cheveux roux, Mical espérait-elle que la peau de chèvre dont elle coiffait le théraphim ferait l’effet de la tignasse du cher homme? Beau sujet de grave examen pour les révérends théologiens!
La bêtise biblique va, maintenant, devenir délirante.
«Ainsi David s’enfuit, échappant à la mort. Il s’en vint vers Samuel, à Rama, et lui apprit tout ce que Saül lui avait fait.
Puis, il s’en alla avec Samuel, et ils demeurèrent ensemble à Najoth. Cela fut rapporté à Saül, qui envoya des archers pour s’emparer de David. Mais, quand les archers arrivèrent à Najoth en Rama, ils trouvèrent David au milieu d’une assemblée de prophètes qui prophétisaient, et au-dessus d’eux tous se tenait Samuel, les présidant et prophétisant; et voilà que les archers de Saül furent saisis de l’esprit de Dieu, et ils se mirent aussi à prophétiser.
Saül, en ayant été averti, envoya d’autres archers, et ceux-ci prophétisèrent de même, au lieu de prendre David. Le roi en envoya encore, pour la troisième fois, et ils prophétisèrent de même.
Alors, Saül se rendit lui-même en Rama; il vint jusqu’à la grande fosse qui est à Sçécu, et il demandait à tous: Où sont Samuel et David? On lui répondit: Ils sont à Najoth, en Rama. Il s’en alla donc à Najoth. Or, en route, l’esprit de Dieu le saisit lui-même aussi, de sorte que pendant tout son chemin il prophétisa. Et quand il fut arrivé à Najoth, en Rama, il commença par se dépouiller de ses vêtements de dessus, et, en présence de Samuel, il prophétisa; puis, il s’allongea par terre et coucha ainsi sans habits sur le sol, tout ce jour-là et toute la nuit. C’est pourquoi les Israélites dirent partout: Saül est maintenant au nombre des prophètes.» (19:18–24)
J’ai tenu à donner la traduction littérale de ce texte extravagant. Un prophète est un homme qui prédit l’avenir; il faut donc être inspiré de Dieu pour pouvoir dire quels événements se passeront en des temps futurs; voilà ce qui est admis chez les croyants. Mais, en général, un prophète ne prophétise que pour annoncer tel fait: on consulte un oracle, l’oracle répond; ou bien un homme de Dieu se rend dans une ville, ou à la cour d’un monarque, et prédit telle catastrophe ou tel heureux événement; c’est ainsi qu’opèrent les prophètes, c’est-à-dire ceux qui se disent inspirés et qui font profession de posséder la science des choses les plus cachées. Cependant, il ne viendrait à personne l’idée d’imaginer une assemblée de prophètes débitant des prophéties à jet continu, si ce n’est à Charenton. Ces gens de police qui deviennent tout à coup prophètes, qui se mêlent à Samuel, à David et aux autres prophètes, et qui font assaut de prophéties avec eux; ce Saül, qui va à la recherche de son gendre pour le tuer, qui, sans en être sollicité par personne, dit la bonne aventure sur son chemin, qui se met nu ou à peu près dans la réunion sainte où prophètes par état et prophètes par occasion brament en chœur, tout cela n’est-il pas de la haute folie?
Boulanger, l’encyclopédiste, le savant géologue du 18e siècle, dit que ce conte stupide ressemble à l’histoire d’un juge de village en Basse-Bretagne, nommé Kerlotin: ce juge, au cours d’une audience, envoya chercher un témoin par un huissier; le témoin buvait au cabaret, et l’huissier resta avec lui à boire; Kerlotin dépêche alors un second huissier, qui reste à boire avec eux; enfin le juge y va lui-même, mais il boit comme les autres et s’enivre, et le procès ne fut pas jugé.
Le chapitre 20 du 1er livre de Samuel est totalement dépourvu d’intérêt. David s’enfuit de Najoth et se réfugie auprès de Jonathan, qui essaie de nouveau de plaider la cause de son beau-frère devant Saül, lorsque celui-ci a fini de prophétiser. Ce plaidoyer est entrepris à l’occasion d’un dîner donné par le roi en l’honneur de… la nouvelle lune; Saül remarque que la place de David à sa table est vide, et alors Jonathan y va de son petit discours; mais le roi ne veut rien entendre et se fâche tout rouge.
«Jonathan dit encore à Saül: Pourquoi ferait-on mourir David? qu’a-t-il fait? Et Saül lança une hallebarde contre lui pour le frapper. Alors, Jonathan comprit que son père avait bien résolu de faire mourir David; il se leva de table très affligé, et ne prit aucun repas, le second jour de la nouvelle lune.» (20:32–34)
Jonathan alla donc prévenir son beau-frère, qui se tenait dans une cachette, qu’il n’espérait plus fléchir le roi à son sujet.
«David l’avait écouté, assis; il se leva du côté du Midi, et se jeta le visage contre terre, et se prosterna par trois fois; et ils pleurèrent tous deux ensemble, et David pleura extraordinairement.» (v. 41)
David, après cette lamentation, s’en fut demander asile au grand-prêtre Ahimélek, demeurant à Nob; celui-ci le reçut, le régala de pain sacré, mais lui laissa entendre qu’il n’était guère en sûreté chez lui. Et comme le jeune harpiste, avant de reprendre de la poudre d’escampette, priait Ahimélek de lui donner quelque arme, pour se défendre le cas échéant, le grand-prêtre lui dit:
«Tiens, voici l’épée de Goliath, que tu as tué dans la vallée du Chêne; elle est enveloppée d’un drap, derrière l’éphod; si tu la veux pour toi, prends-la; car il n’y en a point ici d’autre que celle-là.» (21:9)
David partit, avec l’épée de Goliath, et se dirigea vers Gath, ville philistine, où régnait le roi Akis; il espérait que cet ennemi d’Israël lui accorderait sa protection.
Tandis qu’il approchait de Gath, il fut reconnu par quelques serviteurs d’Akis; il n’en fallut pas davantage pour qu’il eût la venette plus que jamais; le roi philistin daignerait-il compâtir à son infortune? Rien n’était moins prouvé, lui sembla-t-il.
«Alors David eut une fort grande peur, à cause d’Akis, roi de Gath. Il changea sa contenance et contrefit le fou devant les Philistins; il urinait contre les portes des maisons, et il faisait couler sa salive sur sa barbe. Et Akis dit à ses serviteurs: Ne voyez-vous pas que c’est un fou? Pourquoi me l’avez-vous amené?» (21:12–14)
«David partit de là et se sauva dans la caverne d’Odollam; ce que ses frères et toute la maison de son père ayant appris, ils descendirent là vers lui. Tous ceux aussi qui étaient mal dans leurs affaires, chargés de dettes, et qui avaient un naturel amer, se réunirent à lui et le nommèrent leur chef; il se trouva ainsi à la tête de quatre cents hommes déterminés.» (22:1–2)
Après quoi, ayant confié son vieux père Isaï et sa mère au roi de Moab, il se mit en campagne; la guerre était définitivement déclarée entre Saül et son gendre.
Sur ces entrefaites, Saül apprit l’accueil que le grand-prêtre Ahimélek avait fait à David. Un Iduméen, nommé Doëg, qui remplissait les fonctions de premier valet du roi, témoigna en ces termes:
«J’ai vu le fils d’Isaï venir à Nob, vers Ahimélek, fils d’Ahitoub; et Ahimélek a consulté l’Éternel au sujet de David, il lui a donné des vivres et l’épée de Goliath.» (v. 9–10)
Saül manda alors le grand-prêtre et tous les sacrificateurs, membres de sa famille, à comparoir devant son lit de justice.
«Pourquoi avez-vous conspiré contre moi, toi et le fils d’Isaï, dit-il à Ahimélek, puisque tu lui as donné du pain et une épée, et que tu as consulté Dieu pour lui? — Ahimélek répondit au roi: Y a-t-il quelqu’un, parmi tous tes sujets, qui te soit aussi fidèle que David ton gendre, qui a combattu par ton ordre et qui fait tant honneur à ta maison? Est-ce aujourd’hui que j’ai commencé à consulter Jéhovah pour lui? Quant à conspirer contre mon roi, Dieu m’en garde! O roi, n’accuse donc de rien ton serviteur, ni aucun de sa famille; car aucun délit n’a été commis. — Eh bien, reprit le roi, tu mourras aujourd’hui même, Ahimélek, et toute ta famille avec toi.» (v. 13–16)
La sentence de mort était prononcée; mais les archers qui étaient là refusèrent de l’exécuter, n’osant pas porter leurs mains sur des prêtres.
«Alors, le roi dit à Doëg: Tourne-toi et jette-toi sur les sacrificateurs. Et Doëg l’Iduméen se tourna et se jeta sur Ahimélek et les sacrificateurs, et il égorgea en ce jour quatre-vingt-cinq hommes qui portaient l’éphod de lin. En outre, il fit passer au fil de l’épée tous les habitants de Nod, ville des sacrificateurs; hommes et femmes, grands et petits, bœufs, ânes et menu bétail, tout fut massacré.» (v. 18–19)
Toutefois, un des fils d’Ahimélek, nommé Abiathar, réussit à échapper à cette hécatombe, et s’en fut rejoindre David, qui lui dit:
«Demeure avec moi, ne crains rien, car celui qui en veut à ma vie en veut aussi à la tienne; ainsi tu es sous ma sauvegarde.» (v. 23)
J’abrège autant que possible; mais les manuels d’histoire sainte à l’usage des fidèles sont si incomplets, qu’il est nécessaire de rétablir, par des citations textuelles de la Bible, nombre d’épisodes que les tonsurés passent sous silence, mais dont les bizarres détails offrent parfois un piquant intérêt. Je résumerais davantage, s’il s’agissait d’un autre livre; or, ceci est l’Écriture de Dieu même, affirment les prêtres; ne négligeons donc pas les perles divines qui se trouvent si nombreuses dans ce prodigieux écrin qui est l’Ancien Testament.
Dans le chapitre 23, nous voyons David, à la tête de ses quatre cents flibustiers, délivrer la ville juive de Kéhila, que les Philistins assiégeaient; puis, Saül bloque Kéhila, occupée par son gendre. Là-dessus, David, qui n’escomptait guère la reconnaissance des gens, sollicita de Jéhovah quelques instants d’entretien; papa Bon Dieu ne se fit pas prier.
«Saül descendra-t-il jusqu’ici? demanda David. Et l’Éternel lui répondit: Il descendra. David dit encore: Les chefs de Kébila me livreront-ils, moi et mes gens, entre les mains de Saül? Et l’Éternel lui répondit: Ils te livreront.» (v. 11–12)
Se jugeant sûrement renseigné, David décampa avec vitesse; il ne fut donc pas livré à Saül. Ensuite, l’auteur sacré nous montre le fils d’Isaï errant dans le désert de Ziph; cette fois, sa troupe de gens sans aveu, perdus de dettes, s’est augmentée de deux cents hommes, et Saül lui donne la chasse, sans parvenir à l’atteindre. David a, néanmoins, une conférence avec Jonathan dans une forêt; les deux beaux-frères se jurent un amour éternel. Du désert de Ziph, David passe au désert de Maon, avec son inséparable bande. Enfin, Saül, apprenant que les Philistins se remettent en campagne, renonce à poursuivre son gendre, afin de combattre l’ennemi national.
Les Philistins ayant été repoussés, le roi revient à, David, qui a établi alors à Engaddi le centre de ses opérations fructueuses. Oui, fructueuses, attendu que le fils d’Isaï, d’après la Bible elle-même, est un véritable capitaine de bandits: il a réuni six cents coupe-jarrets, et il court par monts et par vaux avec ce ramassis de coquins, ne distinguant ni amis ni ennemis, rançonnant, pillant tout ce qu’il rencontre. À deux reprises (ch. 24, 26), Saül, qui a pris avec lui trois mille soldats d’élite, parvient à serrer David de très près; en ces circonstances, le gendre se comporta avec une magnanimité touchante.
Les deux épisodes sont trop amusants pour ne pas être cités. Le divin pigeon, qui en a dicté le récit, était vraiment en joyeuse humeur; car, puisque c’est Dieu qui dirigeait tout, il lui eût été facile de faire exercer à David sa grandeur d’âme en des occasions moins triviales que celles qu’il suscita. Par conséquent, si ces aventures sont grotesques, c’est que la sainte Trinité était en train de rire à la paysanne, c’est que Jéhovah et ses co-dieux s’amusaient comme des pitres de foire; mais ces aventures n’en sont pas moins divines.
En avant donc, la citation textuelle!…
«Saül, cherchant David jusqu’au milieu des rochers où se retirent les chamois, s’engagea dans un sentier où était une caverne, et il entra dans cette caverne pour faire ses besoins; or, il y avait au fond David et quelques-uns de ses compagnons, et le roi ne les vit pas. Alors, les compagnons de David dirent à ce lui-ci tout bas: Certainement, c’est aujourd’hui le jour où l’Éternel te livre ton ennemi. Et David s’approcha sans bruit; mais il se contenta de couper tout doucement le pan du vêtement de Saül, du manteau que Saül avait retroussé. Puis, revenant toujours sans bruit au fond de la caverne, il avait le cœur ému, et il dit à voix basse à ses compagnons: Que Dieu me garde de porter une main meurtrière sur le roi! car il est l’oint du Seigneur. Ainsi, David ne leur permit pas de s’élancer contre Saül, et les retint par ces paroles. Ensuite, Saül, ayant fini d’évacuer, sortit de la caverne et contina son chemin.
Mais alors David sortit à son tour, courut après lui, et lui cria: Mon seigneur et mon roi! Saül se retourna; David se prosterna, le visage contre terre; puis, il dit à Saül: Pourquoi écoutes-tu ceux qui te disent que je cherche à te faire du mal? Tes yeux voient aujourd’hui que l’Éternel t’avait livré à ma merci, quand tu t’es arrêté quelques instants dans celte caverne, j’y étais, et l’on m’a conseillé de te tuer; mais je t’ai épargné, car tu es l’oint du Seigneur. Regarde, mon père, regarde le pan de ton manteau, que je tiens là dans ma main. Je l’ai coupé sans que tu y prisses garde; j’aurais pu te tuer et je ne t’ai point tué. Sache donc et reconnais que je ne pense aucunement à te faire du mal; et cependant, toi, tu épies ma vie pour me l’ôter! L’Éternel sera juge entre nous deux; mais je ne porterai pas ma main sur toi.
Quoi! toi qui est roi d’Israël, après quel homme t’es-tu mis en campagne? qui poursuis-tu? un chien crevé et une puce? L’Éternel jugera donc entre moi et toi; et quand Dieu juge, il regarde; voilà pourquoi il sera mon défenseur et me préservera de ta main.
Or, sitôt que David eut achevé ces paroles, Saül dit: N’est-ce pas là ta voix, mon fils David? Et Saül, versant un torrent de larmes, dit à David, en parlant très haut: Tu es meilleur que moi, puisque tu m’as rendu le bien pour le mal que je t’ai fait; car qui est-ce qui, ayant eu son ennemi à sa merci, le laisserait aller sans lui faire du mal? À ce signe, je reconnais que certainement tu régneras et que le royaume d’Israël sera puissant sous ton sceptre. C’est pourquoi, maintenant, jure-moi par l’Éternel que tu ne détruiras pas ma race après moi. Et David le jura à Saül. Alors, le roi s’en revint chez lui, tandis que David et ses compagnons montèrent en un endroit élevé et bien fortifié.» (24:3–23)
La scène est pathétique, quoiqu’on ne comprenne guère pourquoi David, dans son humilité, se compare à un chien crevé et à une puce; et cet épisode aurait été fort beau, s’il avait été tout différent, en ce qui concerne les circonstances de la rencontre. Saül épargné par David, pendant qu’il est venu faire caca dans une grotte! On avouera que l’Esprit-Saint aurait pu trouver mieux; et puisque Dieux tenu à ce que les faits se produisissent ainsi, il est incontestable qu’il y a de sa part, sinon mystification, du moins plaisanterie d’un goût douteux. Les cléricaux hurlent contre certains livres d’Émile Zola, où ce romancier naturaliste a mis en scène le derrière de la Mouquette et les pets d’un campagnard; mais les romans de Zola n’ont pas la prétention d’être des livres sacrés, et il ne viendra jamais à personne la pensée de fonder une religion en se basant sur Germinal ou sur La Terre.
Pendant qu’il était en verve, le pigeon-canard aurait pu ajouter que, dans sa précipitation au sortir de la caverne pour courir après son beau-père, David mit le pied dans l’étron de Saül et que ça lui porta bonheur. Mais glissons, ou, pour mieux dire, n’insistons pas.
La seconde fois que le fils d’Isaï montra sa grandeur d’âme, les circonstances furent moins odoriférantes, ou peu s’en faut. Tandis que Saül et son armée étaient campés à Hakila, David, accompagné d’un certain Abisçaï, pénétra de nuit jusqu’à la tente du roi; ce coup-ci, Jéhovah était carrément complice de son oint chéri, comme on va le voir.
«Saül dormait, et sa hallebarde était plantée en terre à son chevet, et Abner et le peuple étaient couchés dans les autres tentes, tout autour. Alors, Abisçaï dit à David: Aujourd’hui Dieu t’a livré ton ennemi; maintenant donc, je t’en prie, permets que je le frappe avec sa propre hallebarde et que je le cloue en terre d’un seul coup; je me sens de force à ne pas avoir à frapper deux fois. David répondit à Abisçaï: Non, ne le tue pas; car quel est celui qui pourrait porter une main meurtrière sur un oint du Seigneur et être innocent? Mais voici ce que nous allons faire: prenons, moi, sa hallebarde, et toi, le vase qui est auprès de son lit, et allons-nous-en. Ils prirent donc, auprès du lit, la hallebarde et le vase de Saül, et ils partirent du camp, sans être vus de personne; car tous dormaient, parce que l’Éternel avait fait tomber sur eux un sommeil des plus profonds. Et quand David fut sur une hauteur, qui était assez loin de là, il cria de toutes ses forces, le matin: Abner, Abner, ne répondras-tu pas? Et Abner répondit: Qui es-tu, toi qui cries si fort là-bas? Alors, David cria ces paroles: Tu es un vaillant homme, Abner, et qui est semblable à toi en Israël? Personne ne te vaut, et pourtant tu n’as pas su garder le roi ton seigneur; car quelqu’un est venu pour tuer Saül. Tu ne fais pas bien ton service; par le Dieu vivant, toi et tes soldats, vous méritez la mort pour avoir si mal gardé le roi, qui est l’oint de l’Éternel. Et maintenant, regarde où est la hallebarde du roi, et le vase qui était auprès de son lit. En entendant ces cris, Saül se réveilla et reconnut la voix de David.» (26:7–17)
L’épisode se termine comme le précédent, à cette simple différence que le fils d’Isaï ne se compare plus à un chien crevé, mais seulement à une puce; en outre, il rend la hallebarde, mais non le pot de chambre.
On se demande pourquoi Saül est au nombre des maudits de la Bible. Si l’on se tient un raisonnement purement humain, ce roi produit assez bien l’effet d’un brave homme; ses accès de fureur contre David sont le résultat du mauvais souffle, et, d’ailleurs, le fils d’Isaï est un triste sire. Quand Saül n’est pas sous l’influence du mauvais souffle, quand il est dans son naturel, la cruauté lui répugne; au surplus, il est patriote, tandis que nous verrons plus loin David s’enrôler, avec ses flibustiers, dans l’armée des Philistins. Or, les prêtres nous disent qu’il ne faut pas envisager les choses avec les yeux de la raison; il faut accepter ce qui est article de foi, et, quand on se soumet ainsi, on comprend bientôt que tout se suit avec ordre dans le plan de Dieu; ce qui paraissait inexplicable devient d’une lucidité étonnante. Fermons donc, pour quelques instants, nos yeux de raisonneurs; nous aurons aussitôt une révélation des justes motifs de la malédiction qui pesa si lourdement sur Saül. Où est cette révélation? Dans le pot de chambre qu’emporta David. Ne croyez pas que je plaisante. Nous savons que Jéhovah est très friand de massacres; or, Saül débuta par une victoire sur les Ammonites qui assiégeaient Jabès; mais, tout à sa joie d’avoir délivré cette ville, il s’opposa à l’égorgement des ennemis prisonniers; Saül n’observait donc pas la loi divine. Le pot de chambre du camp d’Hakila est une preuve décisive de la rébellion permanente de ce roi envers Dieu. Vous ne sauriez avoir oublié, n’est-ce pas? les prescriptions formelles de Sabaoth sur la manière de faire caca en temps de guerre: on doit aller hors du camp, creuser un petit trou rond, etc.[9] Or, ce Saül osait se payer le luxe d’un pot de chambre! Si ceci n’est pas de l’impiété sans vergogne, qu’est-ce qui en sera?… Après ça, il ne faut pas s’étonner que Dieu ait regretté d’avoir fait oindre Saül et qu’il ait reporté toute son affection sur David, lequel, sans aucun doute, devait poser culotte avec une irréprochable orthodoxie.
Aussi, Jéhovah ne laissa jamais échapper une occasion de montrer qu’il protégeait David, parce qu’il était bien l’homme selon son cœur. Savourez l’histoire de Nabal et d’Abigaïl.
Résumons, tout en suivant à la lettre le récit biblique; c’est-à-dire traduisons mot à mot, mais supprimons les répétitions et les longueurs.
«Il y avait dans le désert de Maön un homme très riche qui possédait sur le Carmel trois mille brebis et mille chèvres; et il fit tondre ses brebis sur le mont Carmel. Sa femme, Abigaïl, était prudente et fort belle à voir. David envoya dix de ses compagnons à Nabal lui dire: Nous venons dans un bon jour; donne-nous et donne à David tout ce que tu pourras.
Nabal répondit: Qui est ce David? on ne voit plus que des mauvais serviteurs qui ont fui leur maître; vraiment oui! j’irais donner mon pain, mon eau et mes moutons à des gens que je ne connais pas! Alors, David dit à ses compagnons: Que chacun prenne son épée! Et David prit aussi son épée, et il marcha vers Nabal avec quatre cents hommes, et en laissa deux cents pour veiller sur les bagages. Mais la belle Abigaïl prit deux cents pains, deux barils de vin, cinq moutons tout apprêtés, cinq mesures de grain rôti, cent paquets de raisins secs, et deux cents paniers de figues sèches, et les mit sur des ânes; puis, étant montée sur un âne, elle alla à la rencontre de David. Et lorsqu’Abigaïl l’eut aperçu, elle se hâta de descendre de son âne, tomba sur sa face devant David et l’adora; et elle lui dit: Mon seigneur, je te supplie de mépriser cet homme de rien qui est Nabal, mon mari; car il y a de la folie en lui; mais voici des présents que ta servante offre à mon seigneur, pour lui et ses compagnons; qu’il te plaise, mon seigneur, de les recevoir avec bonté. Alors, David dit à Abigaïl: Béni soit l’Éternel qui t’a envoyée au-devant de moi! et sois bénie toi-même, toi qui m’as empêché aujourd’hui d’en venir jusqu’au sang! car, sans cela, aussi vrai que Dieu est vivant, Nabal ne serait plus en vie demain matin, et il ne serait pas resté un de ses gens qui pût pisser contre les murailles!
Or, dix jours après, Nabal mourut, frappé par Jéhovah qui avait lu dans le cœur d’Abigaïl. Et quand David eut appris que Nabal était mort, il dit: Béni soit l’Éternel qui m’a vengé de l’outrage que j’avais reçu et qui a fait retomber la malice de Nabal sur lui-même!
Puis, il envoya des messagers à Abigaïl, pour lui proposer de la prendre pour femme. Alors, elle se leva en toute hâte, monta sur un âne, suivie de cinq servantes, et elle s’en alla après les messagers de David; et David l’épousa le jour même. David épousa aussi Achinoam, de Jizréhel; de sorte que toutes deux ensemble furent ses femmes. Saül, d’autre part, sachant cela, donna Mical, première épouse de David, à Phalti, fils de Laïs, qui était de Gallim.» (25:2–44)
Les critiques font observer que, si l’on avait voulu écrire l’histoire d’un brigand, d’un voleur de grand chemin, on ne s’y serait pas pris autrement. Sans doute, l’auteur, qui exalte David, qualifie Nabal d’homme brutal et grossier; mais la conduite de David n’en est pas moins révoltante, si cet épisode est vrai. Nous sommes arrivés ici à l’époque où l’histoire du peuple juif commence réellement; c’est, en effet, à partir de Saül que les incertitudes diminuent. À vrai dire, nous rencontrerons encore bon nombre de miracles plus ou moins extraordinaires; mais ils ne paraissent plus désormais que destinés à enjoliver la biographie de personnages dont l’existence n’est guère contestée. C’est ainsi que les critiques, à propos de Nabal mourant subitement si peu de jours après avoir été pillé par sa femme, amoureuse de David, disent que cette mort, immédiatement suivie du mariage de David avec la belle veuve, laisse de violents soupçons. Quant au texte, écrit sous l’inspiration du pigeon, il n’hésite pas à faire intervenir directement Jéhovah pour tuer ce mari méprisé par son épouse, alors que Mical, fille de Saül, est la femme légitime de David; et par cette intervention meurtrière Dieu consacre l’adultère de David, son oint chéri. On reconnaîtra que voilà une drôle de morale!
C’est à cette époque-là que mourut Samuel; «et tout Israël s’assembla et le pleura, et on l’ensevelit dans sa maison, à Rama» (25:1); ce qui ne l’a pas empêché, comme Moïse, de raconter, dans son livre, des faits postérieurs à sa mort.
Sur ce terrain-là, c’est Samuel, d’ailleurs, qui détient le record. En effet, Moïse s’est borné à narrer ses obsèques et le deuil du peuple et à indiquer le lieu de sa sépulture, tandis que le récit posthume de Samuel comprend la fin du règne de Saül et tout le règne de David, son successeur; trente-huit chapitres d’événements dont l’écrivain fut spectateur, quoique défunt. Ça, c’est un miracle!… Comment Samuel, voyant tout cela avec les yeux de son âme qui était dans l’autre monde, put-il en écrire sur terre la narration avec la main de son corps, mort et enterré? Ça, c’est un mystère!
Ne cherchons donc pas à approfondir, et contentons-nous d’être très heureux que le prophète défunt ait bien voulu continuer à être l’historien des deux rois qu’il avait oints.
C’est ainsi que feu Samuel nous apprend, sans s’en indigner, que
«David passa, avec les six cents hommes qui étaient avec lui, chez le roi de Gath, Philistin, fils de Mahoc.» (27:2)
Akis lui assigna pour résidence la ville de Ciceleg, et l’oint chéri de Jéhovah demeura un au et quatre mois parmi les ennemis de sa nation (v. 6–7).
«Or, pendant ce temps-là, David partait souvent en expédition chez les gens de Gessur, de Guerzi et d’Amalec (qui étaient des alliés d’Akis, soit dit en passant), et il semait la désolation dans ces pays; il ne laissait ni homme ni femme en vie, et il s’emparait des brebis, des bœufs, des ânes, des chameaux et des vêtements. Il s’en retournait alors chez les Philistins et venait vers Akis. Et lorsque le roi Akis lui disait: Où as-tu fait tes courses aujourd’hui? David lui répondait: J’ai pillé, dans la région du Midi, les gens de Juda (Israélites); ou bien, les Jérahméliens et les Kéniens (ennemis des Philistins). Et David, au lieu de faire des prisonniers qu’il aurait amenés à Gath, tuait tous ceux qu’il pillait, afin que personne ne pût élever la voix contre lui. Akis se fiait donc à David et disait: Il fait bien du mal à Israël et se rend ainsi très odieux aux Juifs; c’est pourquoi il me sera toujours fidèle.» (27:8–12)
Eh bien, comment trouvez-vous l’oint chéri?… Les critiques rappellent que d’abord David contrefit le fou et l’imbécile devant le roi Akis, chez lequel il devait se réfugier pendant seize mois, et ils font remarquer que ce n’est point là une excellente manière d’inspirer confiance à un monarque qu’on se propose de servir à la guerre, comme on le verra plus loin; mais, ajoutent-ils, la manière dont David sert ce roi, son bienfaiteur, est encore plus extraordinaire: il lui fait accroire qu’il exerce son brigandage contre les Israélites, alors qu’il pille et massacre les alliés d’Akis; il tue tout, il extermine tout, jusqu’aux enfants, de peur qu’ils ne parlent. Mais comment ce roi put-il rester seize mois dans l’ignorance de la réalité des faits? Il fallait que ce roi Akis fût plus imbécile que David n’avait feint de l’être devant lui… Quant aux théologiens, la conduite de l’oint chéri ne les embarrasse pas; ils disent que, dans cette guerre civile, David ne ravageait plus ses compatriotes, et qu’il importe peu qu’il ait trahi et égorgé ses alliés, puisque c’était des infidèles; plusieurs vont même jusqu’à le regarder comme l’exécuteur des vengeances divines, et ils l’absolvent de tout péché en cette circonstance.
Au chapitre suivant, les Philistins s’arment en guerre pour combattre les Israélites, et David, d’écuyer et de gendre de Saül son roi, devient capitaine des gardes du roi philistin (28:1–2).
Nous voici arrivé à l’épisode, si connu, de la pythonisse d’Endor. Pour nous conformer à l’usage, nous appellerons ainsi la sorcière que consulta Saül, quoique, à vrai dire, le texte hébreu de la Bible ne contienne pas un mot qui ressemble à Python ou à pythonisse. Littéralement, il faut lire: «une femme ayant un Ob»; c’est la Vulgate, c’est-à-dire la traduction de saint Jérôme, qui a transformé «Ob» en «esprit de Python»; ce qui est un anachronisme.
«Or, les Philistins s’étant assemblés en armes à Sunam, Saül réunit à son tour l’armée israëlite qui campa à Gelboé; et il fut saisi de crainte. Puis, comme il consulta l’Éternel, il n’en obtint aucune réponse, ni par les songes, ni par les prêtres, ni par les prophètes. Alors, Saül dit à ses serviteurs: Cherchez-moi une femme qui ait un esprit de Python (dans le texte hébreu: une femme qui possède un Ob), afin que j’aille vers elle et que je sache par son ministère ce qui doit m’arriver. Ses serviteurs lui répondirent: Il y a à Endor une pythonisse (dans le texte hébreu: une femme qui possède un Ob). Saül se déguisa et se rendit à Endor, en se faisant accompagner par deux de ses serviteurs.» (v. 4–8)
Nous avons déjà constaté les emprunts religieux faits par les Juifs aux Egyptiens et aux Syriens. Ob était une divinité, syrienne, dont les statues rendaient des oracles d’une voix sourde et creuse qui semblait sortir de terre; en d’autres termes, les prêtres et prêtresses d’Ob étaient de vulgaires farceurs qui se livraient à l’exercice de la ventriloquie, de sorte que leur idole avait censément une voix prophétique que les badauds entendaient plus ou moins bien. Les pythonisses ne pratiquaient pas de même: c’était elles-mêmes qui parlaient, dans un accès de folie sacrée. La plus célèbre de toutes était établie à Delphes, au temple d’Apollon, où se trouvait la peau du serpent monstrueux, nommé Python, que le jeune dieu, âgé de quatre jours seulement, tua, dit-on, à coups de flèches; il y avait là un trou très profond, d’où s’exhalaient on ne sait quelles vapeurs, naturelles ou produites par quelque subterfuge des prêtres, et ces vapeurs avaient la réputation d’inspirer la prêtresse assise sur un trépied en fer placé au-dessus du trou; cette femme, choisie avec soin dans une famille pauvre, était attachée spécialement au service du temple de Delphes; une fois sur le trépied, elle avait une crise que l’on ne saurait mieux comparer qu’à une attaque d’hystérie et pendant laquelle elle prononçait, souvent avec l’écume aux lèvres, des paroles incohérentes, que les prêtres transcrivaient aussitôt; ils les rassemblaient tant bien que mal, leur donnaient un sens, et c’étaient là les fameux oracles d’Apollon, qui avaient auprès des foules autant de valeur qu’une bulle du pape au moyen-âge. À raison de ce que le trépied était recouvert de la peau du serpent Python, la prêtresse inspirée de Delphes se nommait la «pythie». Le temple de Delphes ne tarda pas, on le pense bien, à avoir des concurrences nombreuses dans tous les pays où la religion était le paganisme grec; les imitatrices de la pythie furent appelées «pylhonisses».
On ne comprend donc guère pourquoi saint Jérôme a qualifié de pythonisse la sorcière d’Endor, prêtresse du dieu syrien Ob; car, dans la consultation qu’elle donne à Saül, elle n’opéra aucunement à la mode delphique; elle n’entre pas en crise, elle n’a pas le moindre trépied; une pythonisse sans trépied, c’est comme une cartomancienne sans jeu de cartes. En outre, le terme employé par la Vulgate, «une femme ayant l’esprit de Python», n’a aucun sens, puisque le soi-disant esprit qui inspirait les pythonisses était celui d’Apollon, et non celui du serpent qu’il avait tué.
Ces observations faites, voyons le récit biblique, selon la traduction de saint Jérôme.
«Saül arriva de nuit chez cette femme et lui dit: Je t’en prie, sois devineresse pour moi par ton esprit de Python, et fais monter devant moi le mort que je te désignerai. Mais la femme lui répondit: Ignores-tu donc que Saül a exterminé ceux qui ont l’esprit de Python et qu’il condamne à mort les devins? pourquoi me tends-tu un piège pour me faire mourir? Alors, Saül lui lit ce serment: Aussi vrai que Dieu est vivant, il ne t’arrivera aucun mal à cause de ceci. Et la pythonisse lui dit: Eh bien, qui veux-tu que j’évoque? Il répondit: Fais-moi monter Samuel. Or, lorsque cette femme eût vu paraître Samuel, elle s’écria, en interpellant Saül: Pourquoi m’as-tu trompée? car tu es Saül. Le roi lui répondit: Je te le répète, ne crains rien; mais dis-moi ce que tu as vu? Alors, la femme lui dit: J’ai vu comme un dieu qui sortait de la terre. Il l’interrogea encore: Comment est-il fait? Elle répondit: C’est un vieillard qui monte, et il est couvert d’un grand manteau. À ce signe, Saül comprit que c’était bien Samuel que la pythonisse voyait; et il se prosterna, en tenant sa face contre terre.» (v. 8–14)
«Samuel dit à Saül: Pourquoi as-tu troublé mon repos, en me faisant évoquer? Le roi lui répondit: C’est parce que je suis très embarrassé; les Philistins me font la guerre; Jéhovah s’est retiré de moi, et il n’a plus voulu me répondre, ni par les prophètes, ni même par des songes; c’est pourquoi j’ai fait appel à toi, afin que tu me fasses entendre ce que je dois faire. Samuel lui dit: Puisque Jéhovah s’est retiré de toi, c’est qu’il est devenu ton ennemi; alors pourquoi me consultes-tu? Jéhovah accomplit en ce moment ce qu’il t’avait annoncé par ma voix; il a déchiré ton royaume; il a repris ta royauté, et il l’a donnée à l’un de tes sujets, c’est-à-dire à David. Ce qui t’arrive là a pour cause ta désobéissance à Dieu, quand tu épargnas le roi des Amalécites. Voilà pourquoi Israël avec toi sera livré entre les mains des Philistins; et demain, toi et tes fils, vous serez avec moi. En entendant ces paroles de Samuel, Saül tomba étendu de tout son long sur le sol; et les forces lui manquèrent, car il n’avait pris aucune nourriture de tout ce jour-là, ni de toute la nuit.» (v. 15–20)
«Alors, la pythonisse s’approcha de Saül, et, voyant qu’il avait été fort troublé, elle lui dit: Ta servante t’a obéi, et voici que pour cela j’ai exposé ma vie. Maintenant, je t’en prie, accepte que je mette devant toi une bouchée de pain, afin que tu manges et que tu aies des forces pour t’en retourner. Il refusa d’abord; mais, ses compagnons ayant insisté, ainsi que cette femme, il se rendit à leurs instances; il se leva donc, et s’assit sur un lit. Or, la pythonisse avait chez elle un veau qu’elle engraissait: elle alla le tuer en toute hâte; puis, elle prit de la farine, la pétrit, et en fit des pains azymes. Elle mit tout cela devant Saül et ses compagnons; ils mangèrent; enfin, ils s’en allèrent.» (v. 21–25)
Cet épisode de la pythonisse d’Endor a soulevé de nombreuses discussions parmi les théologiens; quant aux commentateurs sceptiques, ils en ont fait des gorges chaudes, et il y a de quoi!
De tout temps, la friponnerie des charlatans a abusé de la crédulité des imbéciles, en leur faisant payer très cher des consultations de haute fantaisie. Ici, non seulement Saül n’offre pas la moindre menue monnaie à la sorcière; mais c’est encore elle qui le régale d’un souper et qui tue son veau gras en son honneur. D’autre part, le récit biblique nous fait assister à une consultation des plus enfantines. D’ordinaire, les évocateurs montrent un fantôme quelconque, se mouvant à l’aide d’un truc. Cette pythonisse d’Endor ne se met pas en si grands frais: elle dit qu’elle voit une ombre, et Saül la croit sur parole; Saül entend bien une voix, pendant qu’il est prosterné, le visage contre terre, mais il ne faut pas oublier que la pythonisse de la Vulgate est, d’après le texte hébreu, une prophétesse d’Ob, le dieu dont les prêtresses sont très légitimement soupçonnées d’avoir été des ventriloques roublardes.
Partout ailleurs que dans la Sainte Écriture, dit Voltaire, cette histoire passerait pour un conte de sorcier assez mal fait; mais puisqu’un auteur sacré l’a écrite, elle est indubitable: elle mérite autant de respect que tout le reste.
Quant aux théologiens, s’ils ne mettent pas en doute la véracité de l’épisode, du moins ils ne sont pas fixés sur l’identité du fantôme évoqué par la sorcière. Saint Justin, dans son Dialogue contre Tryphon, admet que les magiciens aient pu évoquer quelquefois, par une sorte de tolérance de Dieu, les âmes des justes et des prophètes, qui, disent-ils, étaient tous en enfer, quoique ayant eu une sainte vie, et qui y demeurèrent jusqu’à ce que Jésus y descendit lui-même après sa mort, pour les en tirer, selon le dogme chrétien; par conséquent, selon saint Justin, le fantôme d’Endor pouvait fort bien être l’âme de Samuel même. Origène, autre père de l’Église, va plus loin: d’après lui, la pythonisse fit venir Samuel non seulement en âme, mais encore en corps, et, comme preuve de la matérialité du revenant, il cite le manteau; ce qui permet aux curieux de demander si l’on a des manteaux en enfer, et surtout des manteaux incombustibles. Mais les théologiens modernes n’emboîtent pas le pas à ceux des premiers siècles du christianisme: ils sentent le ridicule de celte interprétation d’Origène et de saint Justin, en vertu de laquelle des magiciens et des sorcières, suppôts du diable, avaient le pouvoir de faire comparaître devant eux des saints, et ils déclarent que le fantôme n’était autre que Lucifer ou quelque autre démon se donnant pour Samuel. Toutefois, il convient de dire que ces casuistes ont le texte même de la Bible contre eux; car l’auteur sacré, loin d’employer un terme dubitatif au sujet de l’apparition, dit formellement que c’est Samuel qui parla à Saül: l’évocatrice «vit Samuel», et non une ombre ressemblant au prophète défunt; à trois reprises, le texte porte. «Samuel dit à Saül», et «Samuel lui dit», et encore, «Saül, en entendant ces paroles de Samuel»; et enfin, Samuel demande pourquoi l’on a troublé son repos. Or, on sait que les petits détails de ce genre ont une très grande importance dans les livres de religion. Dans cette grave discussion, saint Justin et Origène tiennent donc le bon bout.
D’autre part, une question se pose, qui n’est pas des plus faciles à résoudre. Saül est bel et bien représenté comme un maudit, depuis le jour où il se montra humain à l’égard d’Agag, son prisonnier; les fidèles voient en lui un damné; le préjugé contre Saül est si fort, que son nom n’est jamais donné à un enfant, même parmi les juifs détachés des pratiques superstitieuses; en un mot, le nom du premier roi d’Israël a tant été honni par les prêtres, qu’il inspire, aujourd’hui encore, une sorte d’horreur. Eh bien, si l’on examine de près le texte sacré, il semble fort que Jéhovah s’est donné un démenti au dernier moment et que Saül a été sauvé. En effet, Samuel lui déclare: «Demain, toi et tes fils vous serez avec moi»; et, lorsque Samuel parle ainsi, il est dans cet enfer des justes que, d’après la théologie chrétienne, il ne faut pas confondre avec l’enfer des damnés; car, avant la rédemption opérée par Jésus-Christ, il y avait deux enfers: celui des réprouvés, où furent engloutis Coré, Dathan et Abiron, et celui des élus, où les patriarches, les prophètes et tous les saints de l’Ancien Testament attendaient que la mort du Messie leur ouvrît les portes du ciel. Donc, si Saül est allé rejoindre Samuel, c’est dans l’enfer des justes; donc, Saül, malgré sa malédiction, a été un élu. C’est une contradiction de plus à relever dans la Bible.
Ce n’est pas tout. Nous avons vu plus haut que David réussit à empêcher une prophétie de Jéhovah de s’accomplir. Jéhovah en personne avait dit à David: «Les chefs de la ville de Kéhila te livreront entre les mains de Saül.» (23: 12) David, ayant entendu cela, s’empressa de filer de Kéhila sans tambour ni trompette, et il ne fut pas livré. Saül est moins malin que son gendre: ce roi croit aux prédictions de Samuel, puisqu’il le fait évoquer, puisqu’il l’interroge; et lorsque Samuel lui a annoncé qu’il trouvera la mort dans cette bataille de Gelboé qu’il se prépare à livrer aux Philistins, il est assez benêt pour marcher quand même au combat! il ne fait pas la paix avec les Philistins! Il semble que l’accomplissement d’une prophétie faite par un fantôme, sorti de terre à l’évocation d’une pythonisse, devait être plus facile à esquiver que celui d’une prophétie du Père Éternel parlant lui-même.
Enfin, voici ce qui pourrait bien simplifier toutes ces questions si complexes: est-on bien sûr qu’il y ait jamais eu un Saül et un Samuel, et toute leur histoire ne serait-elle pas une nouvelle mystification de l’auteur de la Bible? En effet, les incrédules font remarquer qu’il n’y a que les livres juifs qui mentionnent ce roi et ce prophète, et que les annales de Tyr, qui ont parlé de Salomon, n’ont jamais dit un mot de David… Dame! il existe comme ça pas mal de gens qui s’etonnent du silence des contemporains de tous ces personnages mis en scène par l’écrivain sacré, et qui ont de la peine à digérer: 1° le combat du gosse David contre Goliath, géant haut de plus de quatre mètres, géant cavalier, c’est-à-dire monté sur un cheval proportionnellement gigantesque; 2° l’histoire d’Agag coupé subitement en morceaux par un prêtre âgé d’environ cent ans; 3° la dot de deux cents prépuces philistins tranchés par David et bien comptés par Saül, lui donnant sa fille en remerciement de ce présent magnifique; 4°, etc. Si la pythonisse d’Endor arrive encore par là-dessus, la digestion devient de plus en plus pénible… Esprit-Saint, descendez en nous! ça ne passe pas!…
Cependant, David était toujours dans l’armée philistine; il avait choisi sa place «à l’arrière-garde». Le chapitre 29 nous fait savoir que les gouverneurs du camp d’Aphek ne le virent pas de bon œil dans leurs rangs et exigèrent du roi Akis son renvoi. Durant ces préliminaires, les Amalécites pillèrent et brûlèrent Ciceleg, la ville de résidence de l’oint chéri; à leur retour du camp philistin, David et ses six cents flibustiers ne trouvèrent plus leurs femmes ni leurs enfants; les Amalécites les avaient emmenés prisonniers (30:1–3); ce qui prouve tout au moins une chose, c’est que ces ennemis des Juifs n’avaient pas leur barbarie, n’étaient pas des massacreurs. Les deux épouses Abigaïl et Achinoam étaient au nombre des captives. David se mit à la poursuite des Amalécites, les rejoignit et les égorgea, après leur avoir repris les prisonniers et prisonnières.
Le premier livre de Samuel se termine par un récit de la mort de Saül, laquelle sera présentée d’une façon toute différente dans le livre second dès son premier chapitre.
Saül livra donc la bataille de Gelboé, et l’armée d’Israël fut battue dès les premiers engagements.
«Et les Philistins atteignirent Saül et ses fils; et ils tuèrent Jonathan, Abinadad et Malchisua, fils de Saül. Or, tout l’effort du combat se porta contre le roi, et les archers le blessèrent de leurs flèches. Alors, Saül dit à son écuyer: Tire ton épée, et passe-la-moi au travers du corps, de peur que ces incirconcis ne viennent et ne me transpercent en insultant à mon malheur. Mais son écuyer, épouvanté de ces tristes ordres, ne voulut pas les exécuter. Saül, donc, prit son épée et se jeta dessus. Alors l’écuyer, ayant vu son maître mort, se jeta aussi sur son épée et mourut avec lui.» (31:2–5)
«Les Israélites qui habitaient au delà de la vallée où se livra la bataille, ayant vu la déroute de l’armée juive et ayant appris la mort de Saül et de ses fils, abandonnèrent leurs villes; de sorte que les Philistins y entrèrent et s’y établirent. Et, dès le lendemain de la bataille, les Philistins vinrent dépouiller les cadavres. Ayant trouvé ceux de Saül et de ses trois fils, ils coupèrent la tête du roi et firent un trophée de ses armes, qu’ils promenèrent dans tous les environs et dans leur pays, afin que le résultat de la guerre fût connu partout. Ils placèrent enfin ses armes dans le temple d’Astaroth et pendirent son corps aux murailles de Betsam. Or, les habitants de Jabès, ayant connu ces outrages infligés au cadavre de Saül, se levèrent, firent une marche qui dura toute une nuit, décrochèrent le corps du roi des murailles de Betsam, et le ramenèrent dans leur ville, où ils le brûlèrent avec ceux de ses fils. Puis, ils ensevelirent les ossements sous un chêne, près de Jabès, et ils jeûnèrent sept jours en signe de deuil.» (31:6–13)
Le second livre de Samuel s’ouvre par un récit, tout différent, de la mort de Saül. La contradiction est si flagrante, qu’elle mérite d’être mise en relief; elle montre bien avec quel sans-gêne l’auteur sacré se moque des croyants.
«Après que Saül fut mort, David, qui venait de battre les Amalécites, demeura deux jours à Ciceleg.»
L’auteur a déjà oublié que cette ville avait été totalement détruite par l’incendie, quelques jours auparavant.
«Le troisième jour, on vit paraître un homme, qui revenait du camp de Saül; cet homme avait ses vêtements déchirés et sa tête couverte de terre, et, étant venu vers David, il se prosterna devant lui. David lui ayant demandé d’où il venait, il répondit: Je suis échappé du camp d’Israël. David l’interrogea encore: Qu’est-il arrivé? Je t’en prie, raconte-le-moi. Cet homme dit: Les Israélites ont lâché pied dans le combat; le nombre des tués est considérable, et Saül et ses fils sont parmi les morts. Alors, David dit à ce jeune homme: Comment sais-tu que le roi et Jonathan soient morts? Le jeune homme fit le récit: Je me trouvais par hasard sur la montagne de Gelboé. Et voici que je vis Saül qui se tenait penché sur sa hallebarde; quelques cavaliers philistins étaient sur le point de l’atteindre. Comme il regardait derrière lui, il me vit et m’appela. Qui es-tu? me demanda-t-il. Je suis amalécite, répondis-je.
Tiens-toi ferme sur moi, reprit-il, et fais-moi mourir; car je suis dans l’angoisse, et même ma vie est encore toute en moi. Je lui ai donc obéi et j’ai fait mourir. J’ai pris la couronne qu’il avait sur sa tête et le bracelet qu’il portait à son bras, el je te les apporte. Alors, David déchira tous ses vêtements; tous les hommes qui étaient autour de lui l’imitèrent. Il y eut deuil général et un jeûne d’un jour. Alors, David lui dit: Comment as-tu eu l’audace d’avancer ta main pour occire un oint du Seigneur? Puis, il appela l’un de ses gens et lui commanda de se jeter sur le porteur de nouvelles; celui-ci fut aussitôt frappé, et il mourut.» (1:1–15)
Après quoi, David composa une complainte — la Bible la donne — sur la triste fin de Saül et de Jonathan, Je n’en détacherai que ce passage:
«O Jonathan, mon frère! oh! que je suis en angoisse, à cause de toi; tu faisais tout mon plaisir; l’amour que j’éprouvais pour toi était plus grand que celui que j’ai pour les femmes!» (v. 26)
Nous avons vu, dès le début de cet ouvrage, que la plupart des livres qui composent la Bible sont contestés à divers titres par les savants. Ainsi, l’Église prétend que ces livres ont été écrits par tels personnages qui y racontent les événements de leur temps: le Pentateuque serait l’œuvre de Moïse; Josué serait l’auteur du livre de Josué; Samuel, l’auteur des deux livres de Samuel. Le but de l’Église, en imposant cette croyance à ses fidèles, est de donner à ces livres un plus fort caractère de véracité; et nous avons vu que les théologiens, Bossuet en tête, se fâchent tout rouge, quand on leur dit que tout cela a été fabriqué après coup, en grande partie par Esdras, postérieurement à la captivité de Babylone.
À l’appui de l’opinion des savants incrédules, il convient de noter ici, an passage, une simple phrase du chapitre 1er du livre 2 de Samuel, qui permet de constater la supercherie des fabricants d’Écriture sainte. «Cette complainte de David sur Saül et Jonathan, est-il dit au verset 18, se trouve écrite aussi dans le Livre des Justes.» Or, ce même Livre des Justes a été mentionné dans le livre de Josué, à propos du miracle du soleil et de la lune arrêtés par le successeur de Moïse: «Et le soleil s’arrêta, et la lune aussi, jusqu’à ce que le peuple eût achevé le carnage. Ceci est écrit aussi dans le Livre des Justes.»[10] Si Josué n’est pas un mythe, son miracle eut lieu cinq siècles environ avant le règne de David. Il est, par conséquent, matériellement impossible que Josué ait pu citer, dans un livre écrit par lui, un autre livre qui, d’après le soi-disant Samuel, reproduit aussi la complainte de David sur Saül et Jonathan.
Ce Livre des Justes, que la Bible nomme à plusieurs reprises, a été supprimé par les prêtres; ils l’ont fait disparaître et disent que c’est un document malheureusement perdu. Son existence laissait trop bien voir que l’Ancien Testament n’a pas été écrit, au fur et à mesure, par les Moïse, Samuel, David, etc., relatant fidèlement les événements dont ils furent les contemporains. Mais on ne pense pas à tout: les deux versets bibliques, que je viens de reproduire parallèlement, montrent le bout de l’oreille, donnent la preuve certaine de la supercherie sacerdotale.
David, donc, qui avait été sacré par Samuel, ne se considéra comme vraiment roi qu’à la mort de Saül; c’est alors seulement qu’il fit acte de souverain. Il consulta d’abord Jéhovah pour savoir quelle ville serait la capitale de son royaume, et papa Bon Dieu lui désigna Hébron (2:1). Puis, il fit appel au peuple; mais, seuls, les chefs de la tribu de Juda vinrent le reconnaître, «et là, à Hébron, ils oignirent David pour roi sur la maison de Juda» (v. 4). Le fils d’Isaï fut ainsi oint deux fois; ce qui revient à dire que l’onction de Samuel ne comptait pas. Après quoi, il installa à Hébron ses femmes Abigaïl et Achinoam, et, pour se consoler de l’absence de Mical, sa première épouse, fille de Saül, il la remplaça par quatre nouvelles femmes: Aggith, Abital et Eglé, dont l’auteur sacré néglige de nous faire connaître la famille, et Mahaca, fille de S.M. Talmaï, roi de Gessur. Ces six épouses paraissent avoir fait ensemble assez bon ménage.
Il fallait un général en chef à David. On n’a pas oublié cet Abisçaï, qui fut son compagnon lorsqu’il pénétra de nuit au camp d’Hakila, et qui chipa à Saül son pot de chambre, tandis que David emportait sa hallebarde. Abisçaï, fils de Tséruja, avait deux frères, nommés Joab et Hasaël; ce fut Joab que David plaça à la tête de son armée, et nous le verrons jouer un rôle important pendant tout le règne.
«Le nombre des jours que David régna à Hébron sur la tribu de Juda fut de sept ans et six mois.» (v. 11)
D’autre part, Abner, général en chef de Saül, ne reconnut pas l’élu de Juda. Il présenta au peuple Isboseth, le plus jeune des fils de Saül, et celui-ci, acclamé par les onze autres tribus, prit le titre de roi d’Israël et fixa sa cour à Mahanajim; son règne ne dura que deux ans.
Il y eut donc guerre civile. Au début, les armées d’Israël et de Juda s’étant rencontrées auprès de l’étang de Gabaon, Abner proposa à Joab de faire lutter douze jeunes gens de la tribu de Benjamin contre douze jeunes partisans de David. Joab accepta.
«Alors, chacun des douze de chaque côté se mit en face de son adversaire et lui passa son épée à travers le corps, de sorte qu’ils tombèrent tous ensemble, s’étant mutuellement transpercés; et l’on nomma l’endroit Helkath-Hatzurim» (v. 16)
Là-dessus, une mêlée générale s’engagea; les partisans de David mirent en déroute ceux d’Isboseth.
Abner avait pris la fuite, quand il vit la bataille perdue.
«Il courait à toutes jambes, poursuivi par le frère de Joab, Hasaël, qui était aussi léger du pied qu’un chevreuil dans la campagne. Et Hasaël poursuivait Abner, sans se détourner ni à droite ni à gauche, mais n’en voulant qu’à Abner. Or, celui-ci, dans sa course, regarda derrière lui et dit: Ne serais-tu pas Hasaël? — Oui, c’est bien moi, répondit Hasaël. Alors, Abner lui dit, toujours en courant: Cesse de me poursuivre, et cours plutôt après l’un des jeunes gens de mon armée; tue-le, et je reconnais ton droit sur sa dépouille. Mais Hasaël s’obstinait à courir après le général. Abner lui dit encore: Vraiment, tu as tort de me poursuivre; car je n’aurais qu’à me retourner et à te tuer; et je t’assure que j’aurais du chagrin à te mettre à mort, parce qu’après cela je n’oserais jamais plus paraître devant Joab, ton frère. Et voici qu’Hasaël ne voulut pas entendre raison, et il poursuivait de plus belle Abner qui fuyait. Alors, Abner se retourna tout à coup, et il le frappa, à la cinquième côte, du bout de la hampe de sa hallebarde, de sorte que sa hallebarde le traversa et lui sortit par le derrière. Hasaël tomba mort sur place; et les autres fuyards qui arrivaient ensuite s’arrêtaient un moment pour le regarder gisant par terre.» (2:18–23)
«Alors, Joab et Abisçaï s’élancèrent à la poursuite d’Abner, et ils coururent si longtemps que le soleil se couchait, quand ils arrivèrent au coteau d’Amma, vis-à-vis de Gujah. Cette fois, les fuyards et les poursuivants s’arrêtèrent. Les Benjamites se rangèrent autour d’Abner, au sommet du côteau, et de là Abner cria à Joab ces paroles: L’épée dévorera-t-elle sans cesse? ne sais-tu pas qu’il y a de l’amertume dans une telle guerre? Dis donc bien vite à tes hommes de ne plus poursuivre leurs frères. Joab répondit: Dieu m’est témoin que, si tu avais parlé ainsi ce matin, les miens se seraient déjà retirés, chacun ayant du chagrin à combattre ses frères. Joab donc sonna de la trompette, tous les soldats de Juda s’arrêtèrent, ils ne poursuivirent plus ceux d’Israël. Ainsi, Abner, sain et sauf, passa le Jourdain et se rendit à Mahanajim; d’autre part, Joab fit le compte de son armée et vit que dix-neuf partisans de David manquaient en tout, en sus d’Hasaël. Au contraire, l’armée d’Abner avait perdu trois cent soixante hommes. Et le jour commençait à poindre, lorsque Joab et ses troupes arrivèrent à Hébron.» (2:24–32)
Il eût été dommage de ne pas reproduire le récit de cette fameuse bataille; car, ceci étant de l’histoire sainte, dictée par la divinité elle-même, les âneries comme celles qu’on vient de lire méritent d’être signalées. Nous ne devons jamais perdre de vue que c’est au nom de ces stupidités, déclarées sublimes, que des prêtres sont fonctionnaires dans l’État, y ont des privilèges, et que l’argent des contribuables sert à entretenir leur caste, comme s’ils étaient docteurs des plus nobles sciences et professeurs des plus admirables vérités.
Tandis que onze tribus refusaient de reconnaître sa royauté, David «fortifiait sa maison en faisant des enfants». L’oint chéri ne perdait pas son temps, oh! non.
«D’Achinoam, il eut Amnon, pour premier-né; d’Abigaïl, il eut Kiléab; de Mahaca, il eut Absalon; dAggith, il eut Adonias; d’Abital, il eut Scéphatja; d’Eglé, il eut Jéthraam. Ces six fils de David naquirent à Hébron.» (3:2–5)
Une histoire de femme devait, peu après, faire passer Abner dans le parti de David. Voici, textuellement, l’anecdote:
«Or, Saül avait eu une concubine, nommée Ritspa, fille d’Aja. Et Isboseth dit un jour à Abner: Pourquoi as-tu couché avec la concubine de mon père? Abner, très irrité, lui répondit: Ai-je donc une tête de chien, pour que tu me reproches de m’être adjugé une femme, moi qui t’ai soutenu contre la tribu de Juda après la mort de ton père et de tes frères? Puisqu’il en est ainsi, que Dieu appesantisse sa main la plus sévère sur moi, si je ne donne à David ton trône, comme Jéhovah a juré de le lui donner, et si je ne transfère la royauté de la maison de Saül à celle de David, depuis Dan jusqu’à Béer-Sçébah!… Isboseth, qui craignait Abner, n’osa pas lui répondre un mot. Abner envoya donc des députés à David, pour lui dire: Traite avec moi, et je réunirai sous ton sceptre tout Israël. David répondit: Soit, je traiterai avec loi, à une seule condition: c’est que nous ne conférerons pas ensemble avant que tu ne me ramènes ma chère Mical, fille de Saül. Et, d’autre part, David envoya des députés à Isboseth, avec ce message: Qu’on me rende immédiatement Mical, ma première femme, que j’ai épousée pour deux cents prépuces de Philistins! Isboseth envoya quérir sa sœur et l’ôta à son mari Phalti, fils de Laïs. Et jusqu’à Bahurim, le second mari de Mical, Phalti, la suivit, et il pleurait à chaudes larmes, en marchant derrière elle. Alors, Abner dit à Phalti: Maintenant, marche en arrière, et va-t’en tout seul. Phalti s’en retourna.» (3:7–16)
C’est ainsi que David récupéra son épouse n° 1, à laquelle il tenait beaucoup, comme on voit; mais il n’en garda pas moins les six autres. Quant à Abner, sa trahison envers Isboseth ne lui porta pas bonheur. Lorsqu’il se rendit à Hébron pour traiter avec le fils d’Isaï, il s’était fait accompagner par vingt de ses officiers; David donna un festin en son honneur, puis le congédia en ami, afin qu’il allât convaincre les Israélites que lui seul était le roi légitime. Mais Joab, ayant su cela, manda des gens à lui, qui rattrapèrent Abner en route et le ramenèrent à Hébron, sous prétexte que David avait encore quelque chose à lui dire. «Alors, Joab prit Abner à part, pour lui parler en secret, et il le tua en le perçant par les parties génitales.» La mort d’Hasaël était vengée. David, à la nouvelle de ce meurtre, proclama qu’il n’y était pour rien. Que le sang d’Abner, s’écria-t-il, retombe sur la tête de Joab! Il fit même de splendides funérailles au général en chef de l’armée de son rival. (v. 20–39)
La situation n’était pas gaie pour Isboseth; un grand nombre de ses partisans l’abandonnaient. Deux de ses capitaines, nommés Récab et Bahama, entrèrent dans sa chambre, un jour qu’il faisait très chaud et qu’il dormait après son repas de midi, et ils l’étouffèrent sur son lit. Fiers de ce bel exploit et comptant sur une récompense, ils apportèrent sa tête à David. David les récompensa, en leur faisant couper les mains et les pieds, d’abord; puis, Récab et Bahama furent pendus à une potence qu’on dressa au-dessus de l’étang d’Hébron. Enfin, David fit déposer la tête d’Isboseth dans le tombeau d’Abner. (ch. 4).
Après avoir régné sept ans et demi à Hébron, David régna trente-trois ans à Jérusalem, qui appartenait aux Jébusiens, et dont il s’empara grâce à l’union définitive de tous les Israélites sous son sceptre. «David habita dans la forteresse, à laquelle il donna le nom de cité de David, et il bâtit des édifices tout autour. Hiram, roi de Tyr, lui envoya des ambassadeurs, ainsi que des charpentiers et des maçons, avec du bois de cèdre, pour lui faire construire un palais.» Rappelons que les annales de Tyr ne font aucune mention de cette ambassade et ne citent même pas le nom de David.
Quoi qu’il en soit, le véritable établissement du peuple juif commence à la prise de Jérusalem; jusque-là, les Israélites n’avaient été qu’une horde vagabonde, vivant de rapine, courant de montagne en montagne et de caverne en caverne, sans avoir pu s’emparer d’une seule place considérable. Jérusalem est située auprès du désert, sur le passage de tous les Arabes qui allaient trafiquer en Phénicie; la position était bonne. Le terrain, à la vérité, n’est que de cailloux et, ne produit rien; mais les trois montagnes sur lesquelles la ville est bâtie en faisaient une place très importante. On voit que David manquait de tout pour y bâtir des maisons convenables à une capitale, puisque Hiram, roi de Tyr, lui envoya du bois, des charpentiers et des maçons; mais on ne voit pas comment David put payer Hiram, ni quel marché il fit avec lui. David était, dit Voltaire, à la tête d’une nation longtemps esclave, qui devait être très pauvre; le butin qu’il avait fait dans ses courses ne devait pas l’avoir beaucoup enrichi, puisqu’il n’est parlé d’aucune ville opulente qu’il ait pillée; mais enfin, quoique l’histoire juive ne nous donne aucun détail de l’état où était alors la Judée, quoique nous ne sachions point comment David s’y prit pour gouverner ce pays, nous devons toujours le regarder comme le seul fondateur.
Dès qu’il se vit maître de Jérusalem et de quinze à vingt lieues de pays,
«David prit encore des concubines et épousa de nouvelles femmes; et il lui naquit encore des fils et des filles. Voici les noms des fils qui lui naquirent à Jérusalem: Samuah, Sçobab, Nathan, Salomon, Jébahar, Elisua, Népheg, Jéphia, Elisçama. Eliodah et Eliphaleth.» (5:13–16)
Son installation personnelle, étant achevée, David songea à donner à Jéhovah un logement convenable, c’est-à-dire à faire transporter l’arche sainte dans sa capitale.
«Il assembla de nouveau toute l’élite d’Israël, se montant à trente mille hommes, et, accompagné de toute la tribu de Juda, il alla chercher l’arche de Dieu, sur laquelle on invoque Sabaoth, celte arche sacrée dans laquelle l’Éternel réside entre les chérubins. On plaça donc l’arche de Dieu sur une charrette toute neuve, et ils la prirent au bourg du Gabaa, où elle était, dans la maison d’Abinadab (fils de Saül, mort avec lui à Gelboé); Oza et Ahio, enfants d’Abinadab, conduisaient la charrette (6:1–3)… Mais lorsqu’on fut arrivé près de la grange de Nachon, les bœufs glissèrent et, en tombant, firent pencher l’arche; Oza la retint de ses mains. Alors, la colère de Dieu s’alluma contre Oza; Dieu le frappa, et il tomba mort sur la place, devant l’arche de Dieu.» (v. 6–7)
«Alors, David éprouva une grande frayeur de Jéhovah ce jour-là, et il se dit: Il serait peut-être dangereux que l’arche de Dieu entrât chez moi. Et il la fit placer dans la maison d’un nommé Obed-Édom.» (6:9–10)
Si l’écrivain de cette partie de la Bible n’est pas Samuel, il est néanmoins prêtre, selon toute probabilité; car ce qui domine dans ce récit, c’est la préoccupation d’empêcher les laïques de toucher à l’arche. Nous avons vu déjà l’effroyable hécatombe de cinquante mille soixante-dix curieux, morts instantanément, comme foudroyés, pour avoir regardé dans la sacrée boîte; l’auteur, pour inspirer la crainte, ne recula pas devant l’invraisemblance de l’anecdote. Maintenant, peu importe que Dieu paraisse d’une injustice criante! voilà une arche qui, quoique divine, ne devait pas tenir une bien grande place, puisqu’elle n’occupait qu’une simple charrette, et cette charrette devait être fort étroite, puisqu’elle passait par les défilés qui régnent de la montagne de Gabaa à la montagne de Jérusalem; or, les prêtres n’accompagnaient pas le coffre saint, ce qui ne se conçoit guère, et, étant donné qu’on ne prît pas toutes les précautions nécessaires pour l’empêcher de tomber, voilà ce brave homme d’Oza qui retient l’arche, qui la préserve d’une chute, et qui se voit récompensé de son zèle religieux par une mort subite! On avouera que c’est raide! Les incrédules, milord Bolingbroke en tête, ont donc beau jeu pour dire que ce récit est injurieux à la bonté divine, et que, s’il y avait quelqu’un de coupable, c’étaient les lévites qui avaient abandonné la sacrée boîte, et non pas le laïque qui la soutenait… Mais c’est avec des récits de cette espèce qu’on entretenait le peuple ignorant dans la croyance des immunités et privilèges accordés par Dieu à la caste sacerdotale.
Autre remarque: ces commencements grossiers du règne de David prouvent que la nation juive était encore aussi grossière que pauvre, et qu’en réalité elle ne possédait pas encore une maison assez convenable pour y déposer l’objet de son culte.
Le sieur Obed-Édom, constitué gardien de l’arche, eut grand soin de n’y pas toucher; c’est pourquoi «l’Éternel le bénit, ainsi que toute sa famille, et ses affaires prospérèrent». (v. 11) David, ayant constaté, au bout de trois mois, qu’il y avait ainsi moyen de ne pas être foudroyé, fit réclamer l’arche à Obed-Édom. On la transporta alors à Jérusalem. La cérémonie du transfert tut solennelle, et le roi manifesta une joie extraordinaire, dans cette circonstance: «David, ceint d’un éphod de lin, sautait de toute sa force (sic) devant l’arche de Dieu.» (v. 13) Dans son allégresse, il leva même la jambe un peu trop haut et montra… ce qu’il n’aurait pas dû laisser voir. Mical, son épouse n° 1, ne lui cacha pas sa façon de penser à ce sujet, après que la sacrée boîte eût été placée dans un tabernacle, construit ad hoc.
«Quand David s’en vint vers sa maison pour la bénir, Mical alla à sa rencontre et lui dit: Le roi d’Israël s’est fait aujourd’hui beaucoup d’honneur, en découvrant sa nudité devant les yeux de ses servantes, et il n’en a eu aucune honte, comme ferait un fou!» (v. 20)
Quant à Jéhovah, il fut fort satisfait de cette danse échevelée, et il punit Mical d’avoir méprisé ce jour-là son mari; pour son châtiment, «elle n’eut point d’enfants, jusqu’au jour de sa mort». (v. 23)
David aurait désiré construire un temple à Jéhovah; mais le dieu des Juifs s’y opposa, il réservait cet honneur à Salomon. (ch. 7)
Le chapitre 8 est consacré aux victoires de David.
«Après cela, David battit les Philistins, les humilia, et affranchit le peuple israëlite du tribut qu’il leur payait.» (8:1)
On est bien étonné que l’oint chéri, après la conquête de Jérusalem, ait encore payé tribut aux Philistins, et qu’il ait fallu de nouvelles victoires pour affranchir les Juifs de cette onéreuse sujétion; cela prouve que ce peuple était encore un très petit peuple.
«David défit aussi les Moabites, et, les ayant vaincus, il les fît coucher par terre et mesurer avec des cordes; une mesure de corde était pour la mort, une autre mesure était pour la vie; et Moab fut asservi au tribut» (8:2)
La manière dont David traite les Moabites ressemble singulièrement à la fable païenne qu’on a débitée sur Busiris, qui faisait mesurer ses captifs à la longueur de son lit; on leur coupait les membres qui débordaient, et l’on allongeait par des tortures les membres qui n’étaient pas assez longs,
«Puis, David défit encore Adarézer, roi de Soba, en Syrie, et il renversa sa domination sur le fleuve de l’Euphrate. Il lui prix dix-sept cents cavaliers et vingt mille fantassins; il coupa les jarrets à tous les chevaux de ses chariots de guerre, sauf à ceux de cent chariots, qu’il se réserva. Or, les Syriens de Damas étant venus au secours d’Adarézer, David en tua vingt-deux mille. Il établit garnison dans la Syrie de Damas, et la Syrie tout entière lui paya tribut. Il prit les armes d’or des officiers d’Adarézer et les apporta à Jérusalem.» (8:3–7)
Il fit alliance avec un certain Tobie, roi de Hammath, aussi inconnu dans l’histoire que le roi dont il fut le vainqueur.
«Et, en revenant de sa campagne de Syrie, il tailla en pièce dix-huit mille Iduméens dans la vallée des Salines.» (v. 13)
Plusieurs savants nient formellement ces victoires de David en Syrie et jusqu’à l’Euphrate. Ils disent qu’il n’en est fait mention nulle part, chez aucun historien; qu’on ne connaît aucun roi de Syrie du nom d’Adarézer; que, si David avait étendu sa domination jusque sur les rivages de l’Euphrate, il eût été un des plus grands souverains de la terre, à cette époque, et que, par conséquent, le silence absolu de tous les historiens sur son compte ne se comprendrait pas. En résumé, les savants regardent comme une exagération insoutenable ces prétendues conquêtes du chef d’une minuscule nation, maîtresse d’une seule ville qui n’était pas même encore bâtie!
Au milieu de sa gloire, David se souvint tout à coup d’un vieux serviteur de Saül, nommé Tsiba; il le fit appeler et lui demanda si par hasard quelqu’un de la famille du premier roi ne vivrait pas encore. Tsiba lui apprit (David ignorait cela!) que Jonathan avait laissé un fils, Méphisboseth, lequel, avec le temps, était devenu papa; ce rejeton s’appelait Mica. Le monarque n’avait à craindre aucune concurrence de la part du fils de Jonathan, puisqu’il se tenait tranquille au point d’être demeuré inconnu durant tant d’années. Il donna des terres à Tsiba et à Méphisboseth, et voulut que ce dernier ne prît plus désormais ses repas ailleurs qu’au palais royal (ch. 9)
«Dès lors, Méphisboseth demeura à Jérusalem, parce qu’il mangeait continuellement à la table du roi; et il était boiteux des deux pieds.» (v. 13)
David fit aussi la guerre aux Ammonites (ch. 10), à la suite d’une mauvaise plaisanterie de leur roi, Hanun. Un certain nombre de juifs se trouvant en voyage sur le territoire d’Hanun, celui-ci «leur fit raser la moitié de la barbe et couper la moitié de leurs habits, depuis le haut des cuisses jusqu’aux pieds; puis, il les renvoya ainsi». (v. 4) Il va sans dire que les Ammonites furent battus à plate couture.
L’Écriture sainte nous a énuméré tout à l’heure les fils que David eut à Jérusalem, parmi lesquels Salomon. Les circonstances de la naissance de ce fils font l’objet du chapitre 11.
Un jour que le roi se promenait, il aperçut au loin une belle femme qui prenait un bain; aussitôt, il éprouva le vif désir de voir cette dame de plus près.
«Qui est cette femme? demanda-t-il. Et un de ses officiers lui dit: C’est Bethsabée, fille d’Eliham, épouse du capitaine Urie. Alors, David envoya des hommes à son service auprès de Bethsabée, et elle fut enlevée.
Il coucha donc avec elle; après quoi, Bethsabée se lava, et ainsi elle se purifia de son impureté; puis, elle retourna chez elle. Or, cette femme conçut; elle l’envoya dire à David en ces termes: Je suis enceinte. À cette nouvelle, David manda à Joab, son général en chef, de lui envoyer Urie. Étant venu, Urie fut interrogé par le roi sur Joab, sur le peuple, et sur ce qui passait à la guerre. Puis, David dit à Urie: Va-t’en chez toi, dans ta maison, et lave tes pieds (sic). Urie sortit donc de la maison du roi, suivi d’un présent royal que les serviteurs de David portaient derrière lui. Mais Urie dormit à la porte de la maison du roi, avec les serviteurs de son seigneur, et ne descendit point dans sa maison. Et on le rapporta à David, qui le rappela et lui dit: Pourquoi n’es-tu pas allé chez toi, puisque tu revenais de voyage? Urie répondit à David: Quoi! l’arche de Dieu loge sous une tente, et Joab, mon général, et tous mes compagnons d’armes aussi! et moi, j’entrerais dans ma maison pour y manger et boire et pour coucher avec ma femme? Non, je ne ferai pas cela! Alors, David garda Urie à Jérusalem encore un jour et le lendemain. Puis, David le fit manger et boire avec lui, et il enivra Urie. Le lendemain matin, le roi écrivit à Joab; il envoya sa lettre par les mains d’Urie. Or, cette lettre était écrite en ces termes: À la première bataille que vous livrerez, vous mettrez Urie au poste le plus dangereux, et vous vous retirerez d’auprès de lui au fort du combat, afin qu’il soit frappé et qu’il meure.» (11:2–15)
«Après donc que Joab eut fait l’examen de la ville de Rabbath, qu’il assiégeait, il plaça Urie à l’endroit où il savait qu’il y aurait une sortie des plus vaillants Ammonites. Et les assiégés sortirent contre l’armée de Joab; et quelques-uns des assiégeants furent tués, et Urie se trouva au nombre de ceux qui périrent.
Alors, Joab envoya un messager à David pour lui faire savoir tout ce qui était arrivé dans ce combat-là. S’il arrive que le roi se mette en colère, dit-il au messager et s’il reproche qu’on se soit trop approché des remparts, tu ajouteras ces mots: O roi, ton serviteur Urie est mort dans cet assaut.» (v. 16–21)
Le messager s’acquitta de sa mission.
«David, l’ayant entendu, répondit: Fais savoir à Joab qu’il ne doit point se décourager; qu’il redouble le combat contre Rabbath, et qu’il détruise cette ville.» (v. 25)
«Alors, la femme d’Urie, ayant appris que son mari était mort, prit le deuil. Et quand le temps du deuil fut passé, David l’envoya chercher, la prit avec lui, et elle fut sa femme, et elle lui enfanta un fils. Mais la chose que David avait faite déplut à l’Éternel.» (11:26–27)
Jéhovah délégua auprès du roi le prophète Nathan, qui lui débita une historiette: un gros richard, propriétaire d’un nombreux bétail, avait donné un jour l’hospitalité à un voyageur, et, pour le régaler, il lui servit une brebis qu’il vola à un pauvre homme, au lieu d’en prendre une de son abondant troupeau. David s’indignait contre ce richard malhonnête, lorsque Nathan l’interrompit:
«Ce coupable contre qui s’allume ta colère, c’est toi-même. Dieu m’a envoyé pour te rappeler qu’il t’avait oint roi d’Israël, qu’il t’avait débarrassé de Saül, qu’il t’avait même donné de nombreuses femmes, et si tout cela pouvait te paraître peu, il était disposé à t’accorder encore autre chose. Mais voilà que tu as fait périr le capitaine Urie, et tu lui as enlevé sa femme! C’est pourquoi Jéhovah me charge de te dire que le glaive ne sortira jamais de ta maison dans toute l’éternité, parce que tu as méprisé ses bienfaits. Et voici: Dieu va faire sortir de ta propre famille une honte qui sera contre toi et qui t’humiliera beaucoup; Dieu, je te l’annonce, prendra tes femmes sous tes yeux mêmes, il les donnera à l’un de tes proches, et celui-ci couchera avec tes femmes en plein jour, sous les yeux de tout Israël; car, toi, tu as forniqué en secret; mais celui qui possédera tes épouses et tes concubines, forniquera en public avec elles, pour ton humiliation. Alors, David dit à Nathan: Hélas! j’ai péché contre l’Éternel! Nathan reprit: Puisque tu pleures, tu ne mourras point; Dieu t’enlève ton péché et le fait passer sur la tête de ton fils; c’est l’enfant né de ton péché qui mourra.» (12:7–14)
Sortie majestueuse du prophète; prière et jeûne de David, mort, au bout de sept jours, de l’enfant qu’il avait eu de Bethsabée.
«Pendant ces sept jours, David ne prit aucune nourriture, et il demeura jour et nuit couché par terre de tout son long. Et ses serviteurs craignirent de lui apprendre que l’enfant était mort. Quand l’enfant était en vie, disaient-ils, le roi a refusé d’écouter notre voix; comment donc lui ferions-nous connaître sa mort? Cela ne se peut, car il s’affligerait davantage. Mais David, s’étant aperçu que ses serviteurs parlaient tout bas, comprit que l’enfant était mort. Il leur posa donc cette question: Mon fils n’est-il pas mort? Ils répondirent: Oui. Alors, David se leva de terre, fit toilette, se frotta tout le corps de suaves parfums, se vêtit de beaux habits, et s’en fut se prosterner devant l’arche de Dieu. Puis, il revint à son palais, demanda à dîner, et mangea beaucoup. Ses serviteurs étonnés lui dirent: O roi, que fais-tu donc? nous n’y comprenons rien. Tu as jeûné et pleuré pour cet enfant, pendant qu’il était encore en vie; et maintenant qu’il est mort, voici que tu ne pleures plus et que tu manges de bon appétit! David leur dit: Quand l’enfant n’était que malade, j’ai jeûné et j’ai pleuré; car je me demandais si Dieu n’aurait pas pitié de moi et ne laisserait pas mon fils vivre. Mais, à présent qu’il est mort, pourquoi jeûnerais-je? mon abstinence le rappellerait-elle à la vie? Non, n’est-ce pas? En continuant à ne prendre aucune nourriture, je mourrais à mon tour; j’irais rejoindre mon enfant, et lui, il ne reviendrait pas vers moi.
Alors, David s’en fut auprès de Bethsabée, et, pour la consoler, il coucha avec elle jusqu’à ce qu’elle lui enfantât un autre fils. Ce second enfant de Bethsabée reçut de son père le nom de Salomon; et celui-ci plut à l’Éternel, qui l’aima. Or, David fit part de cette naissance à Nathan le prophète, et Nathan imposa à l’enfant un deuxième nom, le nom de Jédidja.» (12:17–25)
Voilà un épisode des plus édifiants, certes!… Le mariage de Bethsabée, grosse de David, est déclaré nul par plusieurs rabbins et par plusieurs commentateurs, rapporte Voltaire. Parmi nous, une femme adultère ne peut épouser son amant, assassin de son mari, à moins d’une dispense du pape: c’est ce qui a été décidé par le pape Célestin III. Nous ignorons si le pape peut, en effet, avoir un tel pouvoir; mais il est certain que, chez aucune nation civilisée, il n’est permis d’épouser la veuve de celui qu’on a assassiné.
Il y a une autre difficulté: si le mariage de David et de Bethsabée est nul, on ne peut donc dire que Jésus-Christ est descendant légitime de David, comme le déclare l’Évangile en donnant sa généalogie. Si, au contraire, on décide qu’il en descend légalement, on foule aux pieds la loi de toutes les nations, l’une des lois universelles conforme aux principes le plus élémentaires de la morale; si le mariage de David et de Bethsabée n’est qu’un nouveau crime, Jésus-Christ est donc né de la source la plus impure, puisque le Nouveau Testament le fait descendre de Salomon. Pour échapper à ce dilemme, les théologiens invoquent le repentir de David, qui a tout réparé. Mais son repentir n’a été que de peu de durée, et il a gardé la veuve d’Urie, sa victime; donc, son crime s’est aggravé; c’est une difficulté nouvelle, que les théologiens ne peuvent résoudre, et ils en sont réduits à se rabattre, comme toujours, sur la nécessité d’une foi aveugle, les volontés de Dieu étant incompréhensibles le plus souvent.
Dans le cas que nous examinons, il est, par le fait, impossible de démêler exactement les sentiments de Jéhovah. Lui qui a tué le vieux bonhomme Nabal, pour faciliter le premier adultère de David, il se fâche de ce que son oint chéri s’est rendu coupable d’assassinat à l’égard d’Urie; fallait-il donc que David le priât de se charger de cette besogne meurtrière, et qu’il eût Bethsabée grâce à un divin coup de foudre, comme il avait eu Abigaïl?… Ensuite, Jéhovah fait preuve, en cette circonstance, d’une colère bizarre. Il se montre fâché, puisqu’il envoie le prophète Nathan adresser des reproches au roi et fulminer l’annonce de terribles châtiments; mais sa colère ne l’empêche pas de voir de bon œil le mariage de David avec la veuve de l’assassiné, puisqu’il manifeste sa prédilection pour Salomon, né de David et de cette veuve. Il transporte le péché de l’assassin à un enfant au berceau; alors, par l’effet de cette étrange combinaison céleste, David est donc définitivement pardonné, direz-vous?… Pas précisément. Il est pardonné, car l’enfant mourut; mais il n’est pas pardonné, car la menace de faire coucher les femmes et concubines du roi avec un autre aux yeux de tout Israël subsista entièrement, ainsi qu’on va le voir.
En attendant, Joab avait fini par s’emparer de Rabbath, la capitale des Ammonites (12:26). David vint prendre possession de cette nouvelle conquête.
«Et il prit le diadème de dessus la tête du roi des Ammonites; or, ce diadème, tout enrichi de pierres précieuses, pesait un talent d’or; et David le plaça sur sa tête, et il rapporta de Rabbath un très grand butin» (12:30)
On a calculé que le poids d’un talent d’or équivalait à quatre-vingt-dix livres: il n’est guère possible qu’un homme ait porté une telle couronne; elle aurait écrasé Goliath lui-même.
Ayant vaincu les Ammonites, le roi d’Israël infligea à ses prisonniers des supplices épouvantables; c’étaient ces mêmes habitants de Rabbath qui avaient débarrassé David du capitaine Urie: David était à demi-pardonné par Dieu; mais Jéhovah choisissait David pour être l’exécuteur de la vengeance divine contre ses propres complices, qui, au surplus, étaient parfaitement innocents, s’étant loyalement battus; si quelqu’un eût dû écoper, c’était Joab, dont le rôle n’avait guère été honorable.
«David se fit amener tous les habitants de Rabbath; tous furent massacrés, les uns étant sciés eu deux avec des scies, d’autres écrasés et déchirés par de lourdes herses de fer qu’on fit passer sur eux, d’autres découpés vifs avec des couteaux, et les autres jetés dans des fours à cuire la brique. David traita de même la population de toutes les villes ammonites; après quoi, il s’en retourna à Jérusalem.» (12:31)
Il est à souhaiter que ces inconcevables barbaries soient une exagération, comme l’est évidemment le diadème de quatre-vingt-dix livres. Il n’y a point d’exemple, dans l’histoire, d’une cruauté si énorme et si réfléchie. M. Huet, de Londres, ne manque pas de la peindre avec les couleurs qu’elle mérite. Le bénédictin dom Calmet dit «qu’il est à présumer que David ne suivit que les lois communes de la guerre; que l’Écriture ne reproche rien sur cela à David, et qu’elle lui rend même le témoignage exprès que, hors le fait d’Urie, sa conduite a toujours été irréprochable». Cette excuse serait bonne dans l’histoire des tigres et des panthères, répond M. Huet; quel homme, s’il n’a pas le cœur d’un vrai juif pourra trouver des expressions convenables à une pareille horreur? Et voilà l’homme selon le cœur de Dieu!… En tout cas, que cette histoire soit exacte ou inventée à plaisir, on ne peut que flétrir un tel enseignement religieux; et que penser de ceux qui se sont donné mission de convaincre un peuple que de tel les sauvageries sont des actes glorieux et méritoires?…
Mais, dans cette famille de David, on ne sort d’une horreur que pour retomber dans une autre. Poursuivons.
«Immédiatement après, Amnon, fils de David, tomba amoureux de sa sœur Thamar, sœur aussi d’Absalon, autre fils de David: et il en était tellement amoureux que toute sa pensée s’absorbait dans cette passion, avec désespoir; car Thamar était vierge, et il lui semblait trop difficile de rien obtenir d’elle. Or, Amnon était lié de la plus intime amitié avec Jonadab, homme fort adroit, neveu de David. Et Jonadab dit à Amnon: Pourquoi maigris-tu ainsi de jour en jour? que ne m’en dis-tu la cause? Amnon lui répondit: C’est que je suis amoureux de ma sœur Thamar, sœur de mère de mon frère Absalon. Alors, Jonadab lui dit: Couche-toi dans ton lit et fais le malade; puis, quand ton père viendra te voir, prie-le de t’envoyer Thamar pour te faire des beignets à la viande, qu’elle sait très bien apprêter.» (13:1–5)
L’histoire profane rapporte des incestes qui ont quelque ressemblance avec celui d’Amnon. Toutefois, il n’est pas à présumer que les uns ont été copiés des autres; car, après tout, de pareilles impudicités n’ont été que trop communes chez toutes les nations. Ce qu’il y a ici de particulièrement étrange, c’est qu’Amnon confie sa passion criminelle à son cousin Jonadab; il fallait donc que la famille de David fût bien dissolue pour qu’un de ses fils, qui pouvait avoir tant de concubines à son service, voulût absolument jouir de sa propre sœur, et que son cousin germain lui en facilitât les moyens.
Amnon suivit le conseil de Jonadab, et les choses se passèrent comme celui-ci l’avait prévu. Le roi, étant venu auprès de son fils alité, écouta sa requête, crut à une de ces inoffensives fantaisies de malade qui ne se refusent pas, et envoya sa fille confectionner dans la chambre d’Amnon les fameux beignets à la viande, sa spécialité de cordon-bleu.
«Thamar s’en vint donc chez son frère Amnon, et le trouva couché. Elle prit de la pâte, la pétrit, et elle en fit devant lui des beignets, qu’elle cuisit en y mêlant des petits morceaux de viande. Puis, elle apporta la poêle auprès de son lit et versa les beignets. Mais Amnon dit: Je ne veux pas les manger devant les gens qui sont là! Chacun se retira. Alors, Amnon, qui avait retenu Thamar, lui parla ainsi: Approche les beignets que tu m’as apprêtés, et toi-même approche-toi, parce que je ne veux les manger que de ta main; approche-toi, Thamar, plus près encore. Thamar fit comme il lui demandait. Mais, tandis qu’elle se penchait sur son lit pour lui faire manger un beignet, il se saisit d’elle tout à coup, et lui dit: Allons, viens, laisse-toi faire; couche avec moi, ma sœur. Et elle lui répondit: Non, mon frère, je ne veux pas, et, je t’en prie, ne me fais pas violence, car le viol est défendu chez les Israélites. Ne commets point cette action infâme. Et moi, que deviendrais-je, une fois que tu m’aurais infligé celte honte? Toi, tu passerais pour un fou. Maintenant, écoute: si tu me veux à tout prix, parles-en au roi, notre père, et sans doute, pour un mariage, il ne refusera pas de me donner à toi. Mais Amnon ne voulut point l’écouter; or, comme il était plus fort qu’elle, il la renversa et coucha avec elle.
Puis, aussitôt qu’il l’eut violée, il conçut pour elle une si grande haine que sa haine était plus grande que ne l’avait été son amour. Et il lui dit: Lève-toi, je ne veux plus de toi, va-t’en! Alors, Thamar pleura, en disant: Le mal que tu me fais à présent est encore plus fort que le mal que tu viens de me faire sur ce lit. Mais Amnon, ayant appelé un valet, lui dit: Chasse de ma chambre cette fille, et ferme la porte sur elle.» (13:8–17)
Qu’en pensez-vous, lecteurs?… Comme anecdote de livre saint, dicté par Dieu, est-ce assez bien réussi?…
Continuons à reproduire ce texte, base sacrée de la religion qui a chez nous un budget officiel se chiffrant chaque année par millions, aux dépens des contribuables, sans compter les milliards que, depuis des siècles, les prêtres ont extorqués de toutes manières, toujours en se prévalant des droits divins inscrits en faveur de leur caste dans l’immonde Bible.
Ainsi, Thamar fut chassée.
«Elle prit de la cendre et la répandit sur sa tête; elle déchira la belle robe bigarrée qu’elle avait sur elle, et elle s’en alla en criant, tenant sa main sur sa tête» (v. 19)
Absalon, qui était, comme elle, enfant de Mahaca, épouse n° 4 de David, a laissé une réputation surtout chevelue; c’est un des illustres personnages bibliques célèbres par leur tignasse; sous le rapport de la longueur des cheveux, il dame le pion à Samson et à Samuel. Quand il apprit le viol de Thamar, Absalon tenta d’abord de la consoler. Nous citons textuellement:
«Notre frère Amnon a couché avec toi? lui dit-il. Mais maintenant, tais-toi; c’est ton frère. Ne prends point ceci à cœur!» (v. 20)
Malgré ces bonnes paroles, Thamar resta désolée. Quant à David, quand il connut de quelle façon son fils Amnon comprenait la dînette de beignets à la viande, il éprouva une grosse colère; mais ce fut un feu de paille.
«Absalon, lui, ne parlait ni en bien ni en mal à Amnon; mais, au fond, il le haïssait.» (v. 22)
Absalon dissimula sa haine pendant deux années. (v. 23) Au bout de ce temps-là, il donna, à Baal-Azor où il avait une villa, un grand festin auquel il invita tous ses frères, y compris Amnon. L’incestueux violeur but outre mesure et fut assassiné au dessert. (v. 24–29)
C’est une grande impureté de coucher avec sa sœur, remarque Voltaire; c’est une extrême brutalité de la chasser ensuite avec outrage; mais c’est sans doute un crime encore plus grand d’assassiner traîtreusement son frère en l’attirant chez soi et en le faisant festoyer.
Tous les frères d’Absalon, témoins de ce fratricide, sortirent précipitamment de table et s’enfuirent sur leurs mules, comme s’ils eussent craint d’avoir le sort d’Amnon. À ce propos, on a fait observer que c’est la première fois qu’il est question de mulets dans l’histoire juive. Un théologien, dans sa manie de vouloir mettre de l’extraordinaire là même où il n’y en a pas, l’impayable dom Calmet, a eu la belle idée d’avancer, dans son commentaire de la Bible, que «les mulets de Palestine ne sont pas produits de l’accouplement d’un âne et d’une jument, mais qu’ils sont engendrés d’un mulet et d’une mule». Cette nouveauté inattendue a provoqué le rire de Voltaire, qui répond au bénédictin: «Dom Calmet cite, à ce sujet, l’opinion d’Aristote; mais il aurait mieux fait, sans doute, de consulter un bon muletier. Nous avons vu plusieurs voyageurs qui assurent qu’Aristote s’est trompé et le révérend Calmet avec lui. Il n’y a point de naturaliste aujourd’hui qui croie aux prétendues races de mulets. Un bourriquet fait un beau mulet à une cavale; mais la nature s’arrête là, et le mulet n’a pas le pouvoir d’engendrer. Pourquoi donc la Providence lui a-t-elle donné l’instrument de la génération? On dit qu’elle ne fait rien en vain: cependant, l’instrument d’un mulet devient la chose du monde la plus inutile. Il en est, d’ailleurs, des parties du mulet comme des mamelles des hommes; ces mamelles sont très inutiles, et ne servent qu’à figurer.» David pleura beaucoup Amnon et ne cacha pas qu’il blâmait Absalon de l’avoir tué; c’est pourquoi Absalon s’exila d’Israël: il se réfugia au royaume de Gessur, dont le souverain, le roi Talmaï, était son grand-père maternel. Il demeura trois ans dans cet asile. (v. 37–38) Joab usa d’adresse pour faire rappeler Absalon; il y réussit tant bien que mal et le ramena à Jérusalem (14:23); mais David ne voulut pas que son fils parût devant lui.
«Or, il n’y avait point d’homme dans tout Israël plus beau qu’Absalon; il n’avait pas le moindre défaut, depuis les pieds jusqu’à la tête; et lorsqu’il se faisait couper les cheveux (ce qui lui arrivait une fois par an, parce qu’alors le poids de sa chevelure l’embarrassait trop), il les pesait, et il se trouvait que leur poids atteignait jusqu’à deux cents sicles.
D’autre part, Absalon eut trois fils et une fille, qu’il nomma Thamar et qui devint une fort belle femme. Mais il importe surtout de savoir qu’il demeura à Jérusalem deux ans entiers sans voir le roi son père. Ensuite, il fit dire à Joab de venir le trouver, pour le prier de le remettre tout-à-fait dans les bonnes grâces du roi; mais Joab ne voulut pas venir chez Absalon. Mandé une seconde fois, il refusa encore de venir. Absalon dit alors à ses gens: Vous n’ignorez pas que Joab possède un champ d’orge auprès du mien; allez donc, et mettez-y le feu. Et les gens d’Absalon incendièrent la moisson du général en chef des armées de David. Alors, Joab vint chez Absalon, dans sa maison, et lui dit: Pourquoi tes valets ont-ils mis le feu à mon orge? Absalon lui répondit: Je t’ai fait prier de me venir voir, afin de me raccommoder avec le roi mon père, et tu ne t’es pas dérangé; ce n’était pas la peine, vraiment, de m’avoir ramené de Gessur! il vaudrait mieux que j’y fusse encore! Maintenant donc, je t’en prie, fais-moi voir le roi; s’il trouve encore quelque iniquité, eh bien, qu’il me tue! Joab rapporta ces paroles à David, qui fit alors appeler Absalon; et Absalon s’étant mis à genoux devant le roi, le roi le baisa.» (14:25–33)
Si cette conduite d’Absalon envers Joab est moins horrible que le reste, elle est, par contre, excessivement grotesque. Jamais, ailleurs que dans la Bible, on ne s’est avisé d’incendier les orges d’un général en chef, d’un premier ministre, pour avoir une conversation avec lui; c’est un drôle de moyen d’obtenir des audiences!…
«Après cela, Absalon se fit faire des chariots; il assembla des cavaliers et cinquante hommes qui marchaient devant lui (15:1)… Et il fit une grande conjuration, promettant à tous de rendre justice; et Absalon s’attachait ainsi les cœurs des Israélites (v. 6)… Et, quarante ans après, Absalon dit un jour à David: Il faut que je m’absente; car j’ai à me rendre à Hébron pour accomplir un vœu que j’ai fait à Jéhovah, au temps où j’habitais Gessur. Le roi lui répondit: Va-t’en en paix. Absalon alla donc à Hébron. Et Absalon fit publier dans tout Israël, au son de la trompette, qu’il avait été établi roi à Hébron. Et deux cents hommes de Jérusalem, qu’il avait entraînés, étaient avec lui à Hébron, dans la simplicité de leur cœur, ne sachant rien de cette conjuration (v. 7–11)… Alors, David dit à ses officiers qui étaient avec lui à Jérusalem: Allons-nous-en, fuyons bien vite, de peur qu’Absalon ne vienne s’emparer de nos personnes et ne nous fasse dévorer par la bouche de son glaive. Ses officiers lui répondirent: Nous sommes prêts à faire tout ce que tu trouveras bon. Le roi David sortit donc de Jérusalem avec tout son monde, en marchant avec ses pieds, laissant seulement dix de ses femmes pour garder sa maison; et tout le peuple le suivit, jusqu’au lieu très éloigné où il s’arrêta; puis, ils reprirent leur marche, en s’éloignant toujours, tous ses officiers et ses serviteurs faisant route auprès de lui; et les troupes des Kéréthiens, des Péléthiens et six cents Géthéens marchaient à pied devant le roi.» (15:14–18)
Milord Bolingbroke raconte que le général Widers, quelque temps après la bataille de Blenheim où il s’était signalé, entendant un jour son chapelain lire ce passage de la Bible, lui arracha le livre et le jeta par terre, en disant: «Pardieu! chapelain, voilà un grand poltron et un vil misérable que ton David, de s’en aller pieds nus avec son beau régiment de Géthéens!… Ah! moi, j’aurais fait volte-face, et, jarnidieu! j’aurais couru à ce coquin d’Absalon; mort-dieu! je l’aurais fait pendre au premier poirier!»
«Et tout le monde pleurait, avec de grands cris; puis, le roi David passa le torrent du Cédron, et le peuple prit le chemin qui conduit au désert. Sadoc était là aussi, avec tous les lévites qui portaient l’arche de Dieu.» (15:23–24)
Mais David fit retourner l’arche à Jérusalem.
«Quand David eut passé le haut de la montagne, Tsiba, intendant de Méphisboseth, fils de Jonathan, vint au-devant de lui avec deux ânes chargés de deux cents pains, de cent paniers de figues, de cent paquets de raisins secs et d’une peau de bouc remplie de vin. Il apportait cela pour le roi et sa famille. Et David demanda à Tsiba: Où est Méphisboseth? Tsiba répondit: Il est resté à Jérusalem, dans l’espoir qu’Israël lui rendra aujourd’hui le royaume de son grand-père Saül. Alors, David dit à Tsiba: Eh bien, je te donne tous les biens de Méphisboseth (16:1–4)... Or, le roi David étant venu dans sa fuite jusqu’à Bahurim, un ancien domestique de Saül, nommé Séméi, sortit de sa maison et se mit à maudire le roi; et il jetait des pierres contre David et contre tous ses officiers; et tout le peuple et tous les hommes vaillants, entourant le roi à droite et à gauche, recevaient ces pierres. Séméi criait à David: Viens donc ici, homme de sang! viens, que je te lapide, homme de Bélial! (16:5–7)… Mais David et ses gens continuèrent leur chemin, et Séméi les poursuivait, en continuant à leur lancer des pierres, tant et tant qu’il s’élevait autour du roi un nuage de poussière.» (16:13).
Les critiques font observer que, si l’auteur sacré n’avait été qu’un écrivain ordinaire, il aurait détaillé la rébellion d’Absalon; il aurait dit quelles étaient les forces de ce prince; il nous aurait appris pourquoi David, ce grand guerrier, s’enfuit si piteusement de Jérusalem avant que son fils y fût arrivé. Jérusalem était-elle fortifiée? ne l’était-elle pas? Comment tout le peuple qui suit David n’oppose-t-il aucune résistance? Est-il possible qu’un tyran aussi féroce, aussi impitoyable que David, qui vient de scier en deux, d’écraser sous des herses de fer, de brûler dans des fours à briques ses ennemis vaincus, s’enfuie de sa capitale en pleurnichant comme un sot enfant, sans faire la moindre tentative pour arrêter la révolte d’un fils criminel?… Et l’incident de ce Séméi, qui lui jette impunément des pierres tout le long du chemin, tandis qu’il est entouré de tant d’hommes d’armes et de tous les habitants de Jérusalem, n’est-il pas une des plus burlesques mystifications du divin pigeon, inspirateur de l’écrivain?… On en est à se demander si l’on rêve, quand on lit des balivernes d’une telle niaiserie dans un livre religieux auquel il faut croire sous peine d’anathème!…
À l’égard de ce pauvre Méphisboseth, fils de Jonathan et petit-fils de Saül, comment ce boiteux des deux pieds espérait-il régner? s’imaginait-il qu’Absalon, qui venait de lever l’étendard de la révolte pour se proclamer roi, allait abdiquer en sa faveur et achever pour un autre que lui-même la déchéance de David?… Comment, d’autre part, David, qui n’a plus rien, qui ne peut plus disposer de rien, donne-t-il tous les biens du prince Méphisboseth à son domestique Tsiba?… Fréret dit que si ce prince Méphisboseth avait un intendant (ce qui est difficile à croire), il est probable que cet intendant, représenté si peu fidèle, n’aurait pas manqué, dans la débâcle, de s’emparer des biens de son maître, sans attendre la permission de David.
«Cependant, Absalon était entré dans Jérusalem, avec tout le peuple de son parti, et Achitophel, de Guilo, l’un des conseillers de David, était passé à lui (16:15)… Et Achitophel disait à Absalon: Crois-moi, fornique publiquement avec toutes les femmes de ton père, qu’il a laissées pour la garde de sa maison, et ainsi, quand les Israélites sauront que tu as fait à ton père cet affront qui est le pire des outrages, ils n’en seront que plus fortement attachés à toi. Absalon fit donc étendre une tente au-dessus de la terrasse de la maison de son père, il obligea les femmes de son père à monter sur la terrasse, et là, il forniqua avec toutes, en présence du peuple.» (16:21–22)
Les critiques ne croient guère que le fait de commettre en public une chose aussi indécente soit un procédé bien efficace pour s’attacher un peuple; ils refusent de croire aussi qu’Absalon, si jeune qu’il était, ait pu consommer l’acte, coup sur coup, avec les dix femmes de son père, devant toute la population de Jérusalem. Mais ce qui est le plus clair, c’est que l’auteur sacré, écrivant le livre fondamental de la religion, se complaît dans les plus sales histoires; après l’inceste d’Amnon, on nous sert les dix incestes d’Absalon; avec la sainte Bible, nous ne sortons des atrocités que pour tomber dans les turpitudes.
Achitophel donna un autre conseil à Absalon, celui de choisir douze mille hommes et de poursuivre immédiatement David; mais un nommé Cussaï lui conseilla de faire d’abord appel à tout Israël, depuis Dan jusqu’à Béer-Sçébah, et ce dernier avis parut le meilleur à Absalon. Achitophel, ennuyé de n’avoir pas été écouté, s’étrangla (ch. 17). Finalement, le parti de la révolte essuya une défaite dans la forêt d’Ephraïm, où vingt mille soldats d’Absalon furent tués par les troupes du roi, commandées par Joab. Dans sa fuite, le fils de David, qui était monté sur un mulet, eut sa chevelure prise dans les branches d’un chêne et y demeura suspendu, le mulet ayant continué sa route. Joab, informé, prit trois javelots et en transperça Absalon. Cet épisode paraît bien tiré par les cheveux, n’est-ce pas? Quant à David, lorsqu’il apprit la mort du beau jeune homme, il versa d’abondantes larmes et cria à plusieurs reprises: «Absalon mon fils! Mon fils Absalon! Absalon mon fils!» Le défunt n’eut pas d’autre oraison funèbre. (ch. 18)
David rentra donc dans sa capitale; il pardonna à Séméï, qui lui avait jeté des pierres, et à Méphisboseth, qui lui jura qu’il n’avait jamais songé à usurper sa couronne (ch. 19).
Il y eut encore une sédition, fomentée par un certain Scébah; elle fut vaincue aussi, et les gens chez qui Scébah s’était réfugié lui coupèrent la tête. Enfin, il y avait un capitaine Amasa, qu’Absalon avait élevé au grade de général; Joab se rapprocha de lui, feignant de lui vouloir du bien; et, tandis qu’ils causaient,
«Joab saisit de la main droite la barbe d’Amasa familièrement, comme s’il voulait l’embrasser; or, Amasa ne prenait point garde à l’épée que Joab tenait de sa main gauche; alors Joab l’en frappa et répandit ses entrailles par terre» (20:9–10).
«Il y eut, du temps de David, une famine qui dura trois ans consécutifs. Jéhovah, interrogé, répondit: C’est à cause de Saül et de sa maison consanguinaire, parce qu’il a fait mourir des Gabaonites. Alors, le roi appela les Gabaonites, pour leur parler. Or, les Gabaonites n’étaient point des enfants d’Israël; mais c’était un reste des Amorrhéens, et les Israëlistes leur avaient promis de les laisser vivre; néanmoins, Saül avait voulu les détruire dans son zèle, croyant servir les intérêts d’Israël et de Juda. David dit donc aux Gabaonites: Que ferai-je pour vous? comment vous apaiserai-je, afin que vous bénissiez l’héritage du Seigneur? Ils lui répondirent: Nous ne voulons ni or ni argent; mais, puisque Saül nous a détruits et qu’il a tellement machiné contre nous que nous avons été exterminés sans pouvoir subsister en Israël, qu’on nous livre sept hommes de sa descendance, et nous les pendrons au nom de l’Éternel, sur le coteau de Gabaa; car Saül était de Gabaa, et il fut l’élu du Seigneur. David leur dit: Eh bien, je vous les livrerai. Cependant, le roi ne leur remit point Méphisboseth, fils de Jonathan, qui avait été son intime ami; mais il prit Armoni et un autre Méphisboseth, qui étaient fils de Ritspa, concubine de Saül, et les cinq fils que Mical, fille de Saül, avait enfantés à son mari Hadriel Méholatite. Et il les livra aux Gabaonites, qui les pendirent sur leur montagne devant l’Éternel; et ils furent pendus tous ensemble au commencement de la moisson des orges.» (21:1–9)
Ce passage de la Bible a toujours embarrassé les théologiens; car il n’est dit nulle part, dans l’histoire de Saül, que ce roi eût fait le moindre tort aux Gabaonites, et bien au contraire Samuel lui reprocha constamment, au nom de Dieu, ses sentiments de générosité en plusieurs circonstances; on n’a pas oublié que le prophète le déclara déchu, parce qu’il n’exterminait pas les peuples non-israëlites qui vivaient dans cette contrée, tels que les Amalécites, les Amorrhéens, les Iduméens, etc. En outre, puisque Saül était lui-même de Gabaa, il est tout naturel qu’il ait favorisé ses compatriotes; s’il avait massacré ceux des habitants de Gabaa, qui n’étaient pas juifs, Samuel n’aurait pas manqué de mentionner ce forfait dans celui de ses deux livres qu’il consacre à Saül.
Ce massacre, qui est relaté ici inopinément, après coup, produit l’effet d’un mensonger prétexte, imaginé par David pour se débarrasser des derniers descendants de son prédécesseur. L’épisode est si peu véridique, que l’auteur y commet un quiproquo: c’est Mérob, sa fille aînée, et non Mical, que Saül maria à Iladriel Méholatite (1 Samuel 18:19); quant à Mical, lorsque David lui fut infidèle en épousant Abigaïl et Achinoam, Saül la donna à Phalti, fils de Laïs (1 Samuel 25:44), et nous avons vu David la reprendre à Phalti (2 Samuel 3:14–16). Il est possible que l’auteur sacré ait voulu parler ici de Mical et des fils qu’elle put avoir d’un autre mari que David; mais il est difficile d’admettre qu’un écrivain, inspiré par Dieu, ait manqué de mémoire au point de confondre le sieur Phalti avec le sieur Hadriel Méholatite, époux de Mérob.
Quant à la famine qui désola trois ans le pays, du temps du roi David, rien ne fut si commun dans ce pays qu’une famine. Les livres saints parlent très souvent de famine; quand Abraham vint en Palestine, il y trouva la famine. Et nous verrons encore bien d’autres famines dans ce triste pays, où de tout temps il y eut plus de cailloux que de végétation.
On est, au surplus, bien surpris d’apprendre que Dieu lui-même dit à David que cette famine était envoyée à cause de Saül, qui était mort si longtemps auparavant, et parce que Saül avait eu des mauvaises intentions contre un peuple qui n’était pas le peuple de Dieu. Si cet épisode était vrai, il faudrait dire, avec tous les critiques, que, des nombreux crimes de David, celui-ci est le plus exécrable. On n’y trouve l’excuse d’aucun égarement passionnel. C’est une infamie d’avoir fait pendre, sous un infâme prétexte, deux fils illégitimes de Saül, qui n’étaient pas et ne pouvaient pas être des compétiteurs; et, puisqu’il avait repris Mical depuis plusieurs années, Mical de qui il avait plutôt à se faire pardonner ses nombreux adultères, David agissait avec une cruauté ignoble en livrant aux Gabaonites, pour être suppliciés, les enfants que son épouse avait eus d’un autre, à l’époque où il l’abandonna pour Abigaïl et Achinoam. À l’infamie se joint l’absurdité: en effet, il livre ces sept innocents à un tout petit peuple qui ne devait nullement être à craindre, puisqu’alors David est supposé vainqueur de tous ses ennemis.
Il y a dans cette action, disent les critiques (lord Bolingbroke, Huet, Fréret, Voltaire), non seulement une barbarie qui ferait horreur aux sauvages, mais une lâcheté dont le plus vil de tous les hommes ne serait pas capable. À cette lâcheté et à cette cruauté, David ajoute encore le parjure; car il avait juré à Saül de ne jamais ôter la vie à qui que ce fut de sa descendance. Si, pour excuser ce parjure, les théologiens viennent nous dire qu’il ne pendit pas lui-même les fils de Ritspa et de Mical, mais qu’il les donna aux Gabaonites pour les pendre, cette excuse est aussi lâche que la conduite de David même et augmente encore sa scélératesse. De quelque côté qu’on se tourne, on ne trouve, dans toute cette sainte histoire de l’oint chéri de Dieu, que l’assemblage de tous les crimes, de toutes les perfidies, de toutes les infamies, au milieu de toutes les contradictions.
Le chapitre 21 se termine par la narration de la défaite de quatre géants philistins, dont l’un était
«un homme non seulement extraordinaire par sa taille, mais aussi parce qu’il avait vingt-quatre doigts, six doigts à chaque main et à chaque pied.» (v. 20)
Le chapitre 22 contient un cantique de David. Autre cantique dans le chapitre suivant; celui-ci nous cite quelques vaillants traits de divers compagnons du roi.
«Bénaja, fils de Joïada, très courageux homme de Kabsaël, se signala par de grands exploits. Il tua deux des plus puissants guerriers de Moab. Il tua aussi un Égyptien, qui était un fort bel homme et qui avait une formidable hallebarde; Benaja vint contre lui avec un bâton, dont il lui donna un coup sur la main; ainsi le géant égyptien lâcha sa hallebarde, que le capitaine de David prit très adroitement et avec laquelle il le transperça. Un autre jour, par un temps de neige, Bénaja vit un lion énorme qui se roulait dans la neige, et Bénaja n’eut aucune crainte; le lion, dans sa boule de neige, tomba au fond d’une fosse; alors, Bénaja descendit dans la fosse et tua le lion. Voilà ce que fit Bénaja, capitaine de David, et il fut illustre parmi les plus vaillants.» (23:20–22)
Il est regrettable que l’auteur sacré ait négligé de dire en quelle contrée se passa cette aventure, véritablement cocasse, du lion s’empêtrant dans une boule de neige; la neige est si rare aux pays où vivent les lions, que Bénaja eut raison de ne pas perdre de temps pour occire le fauve; sans cela, il eût couru le risque de voir cette neige providentielle bientôt fondue!
Désirant savoir le nombre de ses sujets, David, inspiré par Dieu, se dit un jour: Faisons le dénombrement d’Israël et Juda. Cette opération, aussi longue que peu folichonne, ne fut terminée qu’au bout de neuf mois et vingt jours (24:8).
«Joab donna le recensement du peuple au roi, et il se trouva que les tribus d’Israël comptaient dans leur sein huit cent mille hommes robustes tirant l’épée, et que Juda comptait cinq cent mille combattants.» (v. 9)
Le dénombrement n’était pas plus tôt terminé que David comprit qu’en y faisant procéder il avait commis un grand péché. La Bible ne dit pas en quoi le fait de cette statistique était un acte de nature à provoquer le courroux de Jéhovah; mais elle nous montre néanmoins papa Bon Dieu très irrité.
«Jéhovah envoya donc vers le roi le prophète Gad, qui était le devin, le voyant de David. Gad dit au roi de la part de l’Éternel: J’apporte trois choses contre toi; choisis l’une des trois, afin que je te la fasse. Que veux-tu qu’il t’arrive? ou sept ans de famine sur ton pays? ou que tu fuies pendant trois mois entiers devant tes ennemis victorieux? ou trois jours de peste dans ton royaume? Réfléchis bien, et vois ce que tu veux que je réponde à Dieu qui m’a envoyé.» (24:11–13)
Cette première partie nécessite quelques observations importantes. D’abord, le texte même dit expressément (v. 1) que c’est Dieu qui, «ayant sa colère allumée contre Israël, incita David à faire ce dénombrement»; or, Dieu s’irrite ensuite davantage et arrête qu’il y a lieu de déchaîner un fléau, pour punir ce qu’il a fait faire. Voilà donc Dieu représenté, une fois de plus, par l’Écriture Sainte, comme ennemi du genre humain et prenant plaisir à faire tomber les hommes dans ses pièges. Secondement, le Seigneur a lui-même ordonné trois dénombrements dans le Pentateuque. Troisièmement, rien n’est plus utile et plus sage, comme rien n’est plus difficile, que de faire le recensement exact d’une nation; et non seulement cette opération de David est prudente, mais elle est sainte, puisqu’en cela il obéit à l’inspiration de Dieu. Quatrièmement, tous les critiques crient à l’exagération, à l’imposture, au ridicule, d’admettre à David un million trois cent mille soldats dans un si petit pays: ce qui ferait, en comptant seulement pour soldats le cinquième du peuple, six millions cinq cent mille habitants, sans compter les Cananéens et les Philistins, qui venaient tout récemment de livrer quatre batailles à David, et qui étaient répandus dans toute la Palestine. Cinquièmement, le livre des Chroniques, qui fait aussi canoniquement partie de la Bible, et qui contredit très souvent les autres ouvrages de même inspiration divine, compte quinze cent soixante-et-dix mille soldats; ce qui monterait à un nombre bien plus prodigieux encore et bien plus incroyable. Sixièmement, les critiques pensent qu’il y a une affectation puérile, grotesque, indigne de la majesté de Dieu, d’envoyer le prophète Gad au prophète David pour lui donner à choisir l’un des trois fléaux pendant sept ans, ou pendant trois mois, ou pendant trois jours; ils trouvent dans cette cruauté céleste une dérision, et je ne sais quel caractère de conte oriental qui ne devrait pas être dans un livre où l’on fait agir et parler Dieu à chaque page.
Voyons maintenant quel fut le choix du roi.
«David répondit à Gad: Je suis dans une grande perplexité; mais il vaut mieux tomber, par la peste, entre les mains de Dieu, qui est miséricordieux, qu’entre les mains des hommes. Aussitôt Dieu envoya la peste en Israël; et en trois jours, depuis Dan jusqu’à Béer-Sçébah, il mourut soixante-et-dix mille mâles. Or, comme l’ange de la mort étendait encore sa main sur Jérusalem pour ravager cette ville, le Seigneur se repentit d’avoir envoyé le fléau, et il dit à l’ange qui détruisait le peuple: Allons, c’est assez maintenant, retire ta main.
L’ange du Seigneur était alors au-dessus de la grange d’Arauna, jébusien. Mais David, de son côté, voyant que l’ange frappait toujours, implora l’Éternel en ces termes: C’est moi qui ai péché, Seigneur; quant à ces brebis, qu’ont-elles fait? Je te prie donc d’appesantir ta main sur moi et sur la famille de mon père. Alors Gad vint à David et lui dit: Va-t’en vile dans la grange d’Arauna, et dresses-y un autel à l’Éternel.» (24:14–18)
David obéit; Arauna fournit tout ce qu’il fallait pour un sacrifice.
«Et le roi bâtit là un autel, y offrit des holocaustes, et c’est ainsi que la colère de Jéhovah fut apaisée et que la peste cessa de détruire Israël.» (v. 25)
Passons aux remarques des commentateurs sceptiques. Une peste qui extermine en trois jours soixante et dix mille mâles (viros, dans la Vulgate) doit avoir tué aussi soixante et dix mille femelles. Il paraît affreux aux critiques que Dieu tue cent quarante mille personnes de son peuple chéri, auquel il se communique tous les jours, avec lequel il vit familièrement; et cela parce que David a obéi à Dieu même et a fait la chose du monde la plus sage. En outre, Fréret, entre autres, pense que l’auteur sacré imite visiblement Homère, quand le Seigneur arrête la main de l’ange exterminateur: selon lui, il est très probable que l’auteur, qu’il croit être Esdras, avait entendu parler de l’illustre poète grec; en effet, Homère, dans son premier chant de l’Iliade, peint Apollon descendant des sommets de l’Olympe, armé de son carquois, et lançant ses flèches sur les Grecs, contre lesquels il était irrité.
C’est sur cet épisode de la peste que finit le IIe livre de Samuel. L’Ancien Testament continue avec le livre des Rois. Dans le texte original hébreu, il n’y a qu’un seul livre ainsi nommé; mais ce livre a été divisé en deux par la version grecque des Septante et par la traduction latine de la Vulgate, et cette division, quoique arbitraire, est communément adoptée par les éditions modernes de la Bible. Il y a même des éditions qui donnent quatre livres des Rois, en comprenant sous ce titre les deux livres de Samuel, du texte hébreu. Pour la commodité des recherches, nous adopterons la division grecque et latine.
Le récit du livre (ou des deux livrés) des Rois commence aux derniers jours de David et s’étend jusqu’au milieu de la captivité de Babylone. La tradition talmudique attribue la rédaction de cet ouvrage au prophète Jérémie; et cette opinion, admise par la plupart des rabbins et des anciens théologiens chrétiens, a été défendue en dernier lieu par Hœvernick. D’autres exégètes, notamment Bleck, veulent que ce soit Baruch, disciple de Jérémie, qui ait écrit ce livre. Nous ne nous attarderons pas à examiner qui a raison dans ce débat. Pour les juifs, comme pour les chrétiens, c’est toujours Dieu qui a dicté les narrations; c’est donc à ce point de vue que nous continuerons de nous placer, glanant les perles divines et faisant ressortir tout ce qui tombe à bon droit sous la critique de la saine raison.
«Or, le roi David avait vieilli, ayant beaucoup de jours et, quoiqu’il se couvrît d’un grand nombre d’habits, les uns sur les autres, il ne pouvait parvenir à se réchauffer. Alors, ses officiers dirent entre eux: Allons chercher une jeune fille pour le seigneur notre roi, afin qu’elle se tienne à ses pieds dans son lit et qu’elle le caresse; et même notre roi pourra sans doute se réchauffer, si elle dort auprès de lui. On chercha donc dans toutes les contrées d’Israël une fille qui fût bien belle, avec le sang très chaud. C’est ainsi qu’on trouva Abisag, de Sunam, et on l’amena au roi. Cette jeune fille était fort belle: elle coucha avec le roi, et elle le caressait; néanmoins, David n’entra pas en elle.» (1:1–4)
Cette pucelle-édredon est une vraie trouvaille, qui fait honneur à l’imagination du pigeon-canard. Le bénédictin dom Calmet, qui coupe dans toutes les plus mirifiques fumisteries de la Bible, observe gravement qu’une jeune tille fort belle est très propre à ranimer un homme de soixante et dix ans; c’était alors l’âge de David. À l’appui du récit sacré, le docte religieux raconte qu’un médecin juif conseilla à l’empereur Frédéric Barberousse de coucher avec de jeunes garçons et de les mettre sur sa poitrine. Mais, comme on ne peut pas toute la nuit tenir sur sa poitrine un jeune garçon, dom Calmet ajoute qu’on a employé des petits chiens au même usage.
En ce qui concerne l’opinion émise par le narrateur biblique, savoir que David se borna à se réchauffer contre la jeune Sunamite Abisag, on peut supposer que Salomon ne partageait guère cet avis; en effet, nous verrons plus loin qu’il tit assassiner son frère aîné Adonias, coupable d’avoir demandé Abisag en mariage, comme s’il avait voulu épouser la veuve ou la concubine de son père.
Adonias avait pour mère Aggith, épousée par David antérieurement à Bethsabée, dont il eut Salomon. Depuis la mort d’Absalon-le-Chevelu, Adonias était le plus âgé des enfants royaux, et il considérait que la couronne lui revenait de plein droit; mais il y avait, d’autre part, une intrigue de cour pour faire régner Salomon. Sans attendre la mort de leur père, les deux princes ne se gênaient pas pour convoiter publiquement le trône.
«Adonias disait: Ce sera moi qui régnerai. Il avait dans son parti Joab, général en chef des armées, et Abiathar, le grand-prêtre. Mais un autre sacrificateur, Sadoc, ainsi que Bénaja, et le prophète Nathan, et Séméi, et d’autres vaillants hommes n’étaient pas pour Adonias. Ce prince donna un grand festin à tous ses frères et aux principaux de Juda; cependant, il n’invita ni son frère Salomon, ni le prophète Nathan, ni Bénaja. Alors, Nathan dit à Bethsabée, mère de Salomon: N’as-tu pas entendu dire qu’Adonias s’est déjà fait roi, sans que notre seigneur David le sache? Va donc te présenter au roi, et demande-lui pourquoi Adonias s’est fait proclamer, et dis-lui qu’il t’a promis que ton fils serait celui qui lui succéderait. Et moi, je surviendrai pendant que tu parleras au roi, et je lui confirmerai tout ce que tu auras dit.» (1:5–14)
Étant donné que l’écrivain sacré ne dit pas qu’Adonias se fût proclamé roi, mais qu’il espérait seulement que la couronne lui reviendrait et qu’il avait ses partisans, tout comme Salomon avait les siens, voilà donc établi par la Bible même que le prophète Nathan était un fieffé menteur, un vil intrigant; il organise avec Bethsabée, l’impudique veuve de l’assassiné Urie, une brigue pour ravir la couronne à l’aîné, et il emploie, lui, le saint homme, la calomnie pour réussir. L’ordre de succession n’était peut-être pas encore bien fixé chez les Juifs; mais il était naturel qu’Adonias, en sa qualité d’aîné, succédât à son père, d’autant plus qu’il n’était point né d’une femme adultère, comme Salomon. Son droit était reconnu par les deux principales têtes du royaume, le généralissime et le grand-prêtre.
C’est donc à la faveur d’une cabale, ayant recours à des mensonges, que Salomon fut désigné par le vieux roi. David crut à la dénonciation calomnieuse de Bethsabée et de Nathan.
«Et le roi David dit: Faites-moi venir le sacrificateur Sadoc et le capitaine Bénaja; que le prophète Nathan se joigne à eux; prenez avec vous les officiers de ma garde; mettez mon fils Salomon sur ma mule, et conduisez-le à Guihon. Là, Sadoc et Nathan l’oindront roi sur Israël; puis, vous sonnerez de la trompette, et vous crierez tous: Vive le roi Salomon!» (1:32–34)
Enfin, l’heure de la mort de David était proche. Voici ce que ce roi, avant d’expirer, dit, entre autres choses, à ce fils de l’adultère Bethsabée qu’il avait solennellement fait oindre de son vivant:
«Tu sais ce qu’a fait autrefois Joab, qui mit du sang autour de ses reins et dans les souliers qu’il avait aux pieds. Tu ne permettras pas que ses cheveux blancs descendent en paix au tombeau; je compte sur ta sagesse.» (2:5–6)
«Mais voici encore: Tu as, parmi tes partisans, Séméï, de Bahurim, qui prononça contre moi des malédictions atroces et me lança des pierres, le jour où je m’enfuyais à Mahanajim, mais, quand je suis revenu du Jourdain, il implora mon pardon, et, devant tout le peuple, je lui ai juré par l’Éternel que je ne le ferai point périr par le glaive. Mais, maintenant, toi, tu ne le laisseras pas impuni, et tu es sage, pour savoir ce que tu devras lui faire; tu feras donc descendre, par une mort sanglante, ses cheveux blancs dans le sépulcre.» (2:8–9)
«Ainsi David s’endormit avec ses pères, et il fut enseveli dans la cité de David. Et le temps qu’il régna sur Israël fut quarante ans: sept ans à Hébron, et trente-trois ans à Jérusalem.» (v. 10–11)
David meurt comme il a vécu, dit Huet. Il a l’horrible ingratitude, cet homme selon le cœur de Dieu, d’ordonner qu’on assassine son général en chef, Joab, le plus fidèle de ses capitaines, celui à qui il devait sa couronne. Sur son lit de mort, il se parjure, avec un cynisme répugnant, mêlé d’hypocrisie, vis-à-vis de Séméi, qu’il a affecté de pardonner pour se faire un renom de générosité, et à qui il a juré de ne jamais attenter à sa vie. En deux mots, il est assassin et perfide jusque sur les bords de la tombe.
Quant au bénédictin Dom Calmet, il ne manque pas de justifier David, et il le fait en ces termes, qui méritent d’être encadrés: «David avait reçu de grands services de Joab, et l’impunité qu’il lui avait accordée pendant si longtemps était une espèce de récompense de son inébranlable dévouement; mais cette considération ne dispensait pas David de l’obligation de punir le crime, et d’exercer la justice contre Joab.» Il est évident que Joab avait commis, notamment, un grand crime, quand il exécuta l’ordre de David de placer Urie au poste le plus dangereux d’un combat et de l’y abandonner. L’Église absout David, mais n’absout pas Joab!… «D’autre part, ajoute le R.P. Calmet, les raisons de reconnaissance ne subsistaient pas, en ce qui concerne Salomon: et ce prince avait un motif particulier de faire mourir Joab, puisque celui-ci, pour l’exclure, avait conspiré de donner le royaume à Adonias.»
Conclusion: David est un saint, et Salomon est un sage. Amen!
Il est donc admirable que l’Église chrétienne ait tenu à faire descendre Jésus-Christ de David et de Salomon. Nous avons vu déjà quelques étranges personnages dans la généalogie du Messie, mais ces deux rois ne sont-ils pas plus étranges que tous les autres ascendants?
Si encore l’Église plaidait des circonstances atténuantes!… Mais pas du tout: elle passe l’éponge sur tout les crimes de David et en fait le plus honorable des ancêtres. Il est le modèle des rois, et, comme tel, il reçoit les unanimes louanges des théologiens. Il est proclamé saint parmi les plus saints.
Les papes font chanter ses ineptes rapsodies dans les cérémonies du culte. Bien mieux, l’Église, — elle l’a déclaré souvent dans ses conciles, — voit en David l’image humaine de Jésus, c’est-à-dire de Dieu le Fils, de la seconde personne de la divine Trinité!
«Salomon prit donc possession du trône de David son père, et aussitôt il affermit son pouvoir.» (1Rois 2:12)
On pense bien, vu les mœurs bibliques, que le nouveau roi n’allait pas tarder à se débarrasser d’Adonias et des deux principaux chefs d’Israël, qui auraient voulu voir la couronne échoir au fils d’Aggith.
Adonias ne pensait plus à la royauté, il en avait fait son deuil: tout ce qu’il souhaitait de l’héritage de David, c’était la jeune pucelle qui avait servi d’édredon au vieux roi; car il était amoureux d’Abisag. Pour tout dédommagement du royaume qu’il avait perdu, lui l’ainé, par la brigue et les cabales de Bethsabée et de Nathan, il demandait la jolie servante qui avait réchauffé son père dans ses derniers jours. Cet amour, qui ne tirait pas à conséquence, servit de prétexte à Salomon pour faire assassiner Adonias, malgré que ce dernier se montrait bien humble et s’inclinait devant le fait accompli. Adonias, qui sans doute passait ses nuits à rêver d’Abisag, s’attendait si peu à être occis, fut si simple et si naïf, que c’est à Bethsabée elle-même qu’il s’adressa pour obtenir cette fille.
«Alors, Adonias, fils d’Aggith, vint vers Bethsabée, mère de Salomon. Et elle lui dit: Viens-tu dans de bonnes intentions? Il répondit: Je viens dans de bonnes intentions. Et il ajouta: J’ai un mot à te dire. Elle lui dit: Parle. Adonias s’exprima ainsi: Tu sais bien que la couronne me revenait, comme à l’aîné, et que tout Israël s’attendait à me voir régner; mais la couronne a été transportée sur la tête de mon frère. Qu’il soit donc le roi, puisqu’il a été oint et que l’Éternel l’a établi. Je ne te demande qu’une grâce: je te prie d’aller voir le roi ton fils, qui ne te refusera rien, et de demander à Salomon qu’il me donne Abisag la Sunamite; car je désire en faire ma femme. Bethsabée lui répondit: J’y consens volontiers; je parlerai pour toi au roi. Ainsi Bethsabée se rendit auprès de Salomon, qui se leva dès qu’elle entra, se prosterna devant elle, puis la fit asseoir à sa droite. Et Bethsabée dit au roi: J’ai à te faire une petite demande; ne me la refuse point. Salomon lui répondit: Fais ta demande, ma mère, et sois certaine que tu n’auras pas de refus de moi. Alors, Bethsabée dit: Mon désir est que tu donnes Abisag pour femme à ton frère Adonias. En entendant ces mots, Salomon s’écria: Pourquoi me demandes-tu la Sunamite pour Adonias? Demande-moi aussi le royaume pour lui, en me faisant valoir qu’il est mon frère aîné! demande le pouvoir pour lui, pour le grand-prêtre Abiathar et pour Joab! Eh bien, j’en jure par l’Éternel; que Dieu me traite avec toute sa rigueur, si Adonias, en te chargeant de me porter ces paroles, n’a pas parlé contre sa propre vie! Aussi vrai que Jéhovah est le Dieu vivant, Adonias sera mis à mort aujourd’hui même.
Et, le roi Salomon ayant chargé Bénaja de tuer Adonias, le capitaine Bénaja s’acquitta aussitôt de sa mission, et Adonias fut tué.» (2:13–25)
Ce fut ensuite le tour d’Abiathar; mais celui-ci ne fut pas assassiné. Salomon, qui savait combien le peuple était superstitieux, ne voulut pas verser le sang d’un grand-prêtre; il lui eût été difficile de dire que c’était Dieu qui lui avait inspiré ce meurtre.
«Puis, le roi dit au grand-prêtre Abiathar: Retire-toi dans ta propriété à Anathoth, où je t’exile, quoique tu mérites la mort; mais, parce que tu as porté l’arche de Dieu devant David mon père, je ne te ferai pas mourir aujourd’hui. Ainsi, Salomon chassa Abiathar, afin qu’il ne fût plus sacrificateur de l’Éternel.» (v. 26–27)
Pour Joab, pas de pitié.
«Ces nouvelles étant parvenues à Joab, il se réfugia dans le tabernacle de Jéhovah; et il se tenait là, embrassant dans ses bras les colonnes de l’autel. Cela fut rapporté au roi, et Salomon envoya Bénaja, en lui disant: Va, et tue Joab. Bénaja entra donc au tabernacle et dit à Joab: Sors d’ici, je viens te tuer. — Je mourrai ici, alors, répondit Joab; car je ne sortirai pas de l’asile de Dieu. Bénaja, embarrassé, retourna vers Salomon et lui rendit compte du refus de Joab de sortir du tabernacle. Et le roi dit à Bénaja: Fais comme je t’ai ordonné; tue-le et enterre-le ensuite; et de cette façon je ne serai pas responsable, ni moi, ni ma famille, du sang innocent que Joab a répandu. Le sang des gens qu’il a tués retombera ainsi sur sa tête et sur sa postérité, et le Seigneur donnera une paix éternelle à David, à sa semence, à sa maison et à son trône. Bénaja, donc, se jeta sur Joab dans le tabernacle et le tua; après quoi, il l’ensevelit au désert.» (2:28–34)
Si l’on peut ajouter, observe Voltaire, un crime nouveau aux scélératesses par lesquelles Salomon commence son règne, il y ajoute un sacrilège. S’il est quelque chose d’étrange après tant d’horreurs, c’est que Dieu, qui a fait périr cinquante mille soixante-dix hommes pour avoir regardé dans son arche, ne venge point ce coffre sacré, sur lequel on a égorgé le plus grand capitaine des Juifs, à qui David devait sa couronne.
Continuons.
«Alors le roi établit Bénaja à la tête de l’armée, en remplacement de Joab, et il constitua grand-prêtre le sacrificateur Sadoc, en remplacement d’Abiathar.» (2:35)
«Le roi envoya aussi vers Séméi et lui fit dire: Bâtis-toi une maison à Jérusalem, et demeures-y, sans jamais sortir de la ville; si tu en sors, si tu passes le torrent du Cédron, je te ferai tuer sans rémission. Séméi répondit: Cet ordre est très juste. Ainsi il demeura à Jérusalem. Mais il arriva, au bout de trois ans, que deux domestiques de Séméi s’enfuirent chez le roi de Gath. Séméi sangla aussitôt son âne et partit pour Gath, afin de récupérer son bien; et il ramena ensuite à Jérusalem ces serviteurs infidèles (2:36–40)… Et Salomon, ayant su la chose, commanda à Bénaja d’aller tuer Séméi; ainsi Séméi mourut. Et le royaume fut affermi entre les mains de Salomon.» (v. 46)
Le livre des Rois nous apprend ensuite que Salomon s’allia avec le roi d’Égypte et que celui-ci lui donna sa fille en mariage. Naturellement, la Bible tait le nom du monarque égyptien, ou, pour mieux dire, elle le désigne, comme toujours, sous le nom de Pharaon, qui n’est pas un nom, mais le titre général des rois d’Égypte. Les noces eurent lieu à Jérusalem.
En ce temps-là, Salomon se bâtissait un palais, commençait l’édification du temple, et entourait de murailles sa capitale. En attendant que le temple fût achevé, le roi allait faire ses dévotions à Gabaon, où se trouvait le sanctuaire le plus important du royaume. C’est là que Jéhovah lui accorda la sagesse, dans un songe.
L’épisode est assez curieux.
«L’Éternel apparut à Salomon, à Gabaon, en songe de nuit; et Dieu lui dit: Demande-moi ce que tu veux que je te donne. Et Salomon, qui dormait, répondit: Tu as eu une grande bienveillance pour ton serviteur David mon père, parce qu’il marchait dans les voies de la vérité, de la justice, et qu’il avait un cœur plein de droiture; c’est pourquoi tu lui as donné un fils qui est assis sur son trône aujourd’hui. Et maintenant, ô Éternel, mon Dieu, maintenant que tu m’as fait succéder à David, je ne suis qu’un petit garçon, incapable de discerner comment il faut se conduire; et je suis à la tête d’un grand peuple, si nombreux par sa multitude, qu’il ne peut se compter. Donne-moi donc un cœur intelligent pour juger ton peuple et pour discerner ce qui est bien et ce qui est mal. Or, l’Éternel fut agréablement touché de ce que Salomon lui avait répondu dans son sommeil, et il lui dit encore: Parce que tu viens de me parler ainsi, et que tu ne m’as demandé ni une longue vie, ni des richesses, ni de tuer tes ennemis, mais que tu m’as demandé de l’intelligence et de l’équité, eh bien, je t’accorde selon tes paroles: je te donne un cœur sage et intelligent, de sorte que jamais homme, ni avant toi ni après toi, n’aura été et ne sera semblable à toi; en outre, je te donne ce que tu ne m’as pas demandé, les richesses et la gloire, et nul roi ne t’égalera en gloire et en richesses; au surplus, si tu marches dans mes voies, en observant mes commandements, comme David ton père y a marché, je prolongerai ta vie très longtemps. Alors, Salomon se réveilla, et voilà très véridiquement quel avait été son songe.» (3:5–15)
Le texte officiel, que l’Église déclare authentique, ne laisse aucun doute: il s’agit bien d’un rêve. Dieu, qui n’attendait pas qu’Abraham, Jacob et autres fussent endormis pour leur apparaître, ne se manifeste à Salomon que dans un songe. Soit. Alors, comment l’a-t-on su? C’est donc Salomon qui a raconté son rêve à quelque autre juif? De l’un à l’autre, ce récit d’un rêve est arrivé jusqu’à l’auteur du livre des Rois, lequel vivait au temps de la captivité de Babylone?… Bizarre, n’est-ce pas?
Les théologiens nous diront, — c’est une de leurs thèses favorites, — que l’apparition de Dieu dans un rêve n’en est pas moins une manifestation divine; l’Église admet des songes divins et des songes diaboliques; le rêve d’un homme peut être, affirment les prêtres, le résultat d’une action surnaturelle, dans certains cas, et nullement l’effet du hasard. Eh bien, acceptons pour un instant cette thèse. Dieu s’est réellement manifesté à Salomon; mais cela n’empêche pas que Salomon était endormi et, par conséquent, inconscient de tout ce qu’il pouvait dire ou faire dans son rêve. Si le pape lui-même rêvait, une nuit, qu’il est palladiste et qu’il transperce des hosties à grands coups de poignard, aucun de ses cardinaux ne songerait à lui en faire un crime. Si Salomon, dans son rêve, avait choisi la gloire et les richesses, cela n’eût pas tiré le moins du monde à conséquence; rien n’est plus évident. On comprendrait que Dieu, après lui avoir posé des questions, lui eût laissé le temps de se réveiller, et qu’alors Salomon, impressionné par le songe et y voyant une manœuvre de stratégie céleste, eût délibéré, en consultant sa conscience, ce qu’il avait à répondre; sa réponse d’homme éveillé, choisissant la sagesse et dédaignant le reste, aurait eu du mérite. Puisqu’il rêvait, sa réponse ne compte donc pas; et pourtant l’impayable Jéhovah en a été charmé. Voilà ce qui est plus bizarre que tout!
Ainsi doté de la sagesse, demandée et reçue dans un songe, Salomon n’allait pas tarder à étonner les Israélites par une justice admirable, guidée par la plus merveilleuse intelligence.
Chacun connaît son jugement des deux mères; le seul fait, d’ailleurs, que la Bible cite comme preuve de cette extraordinaire sagesse. Deux femmes ont accouché, à trois jours de distance, dans la même chambre d’une hôtellerie; l’un des enfants est mort; l’une des mères accuse l’autre de lui avoir, pendant la nuit, pris son fils, qui est vivant, et de l’avoir remplacé auprès d’elle par le cadavre de son propre enfant, étouffé par mégarde. Ce cas embarrassant est soumis au roi, lors de son retour à Jérusalem. La mère, accusée de substitution, se défend en criant au mensonge, et jure que l’enfant vivant, apporté par elle au tribunal, est bien le sien; l’autre jure, avec la même ardeur, qu’elle a dit la vérité et réclame l’enfant. Alors, Salomon fait apporter une épée et ordonne qu’on partage l’enfant en deux et qu’on en donne une moitié à chacune des deux mères. Cri de compassion de la vraie mère, qui, ne voulant pas voir tuer son bébé, réclame maintenant qu’on le laisse à celle qui le lui a pris; celle-ci, au contraire, se trahit par ces mots: Le roi a bien jugé; l’enfant ne sera ni à toi, ni à moi, qu’on le partage! Or, l’ordre de Salomon n’était, dans son esprit, qu’une épreuve. Il prononce donc le jugement définitif, rendant l’enfant vivant à sa vraie mère (3:16–28).
Tous les fidèles s’extasient, quand, au cours d’un sermon, le prédicateur cite cette anecdote. Sans avoir besoin de recourir à la terrible épreuve du partage de l’enfant en deux, Salomon n’aurait eu qu’à faire appel à la première sagefemme venue, qui aurait, sans la moindre difficulté, désigné quel était l’enfant né la veille et quel était celui dont la naissance remontait déjà à quatre jours. Mais ne chicanons pas, et saluons la sagesse du fils de David.
Nous dirons seulement que les anecdotes de ce genre se remuent à la pelle, et qu’il y a toujours eu, dans tous les temps et dans tous les pays, des magistrats, perspicaces sous une apparence de bonhomie, et même de simples juges de village, qui auraient rendu des points à Salomon.
Bornons-nous à citer deux traits, pour le moins aussi plaisants que celui du partage de l’enfant en deux; les juges, dont il s’agit, n’avaient pas, cependant, reçu de Jéhovah le don de sagesse dans un songe!
Un homme était monté au plus haut du clocher d’une église pour y raccommoder quelque chose. Il eut le malheur de tomber en bas; mais, en même temps, il fut assez heureux pour ne se faire aucun mal. Par contre, sa chute fut funeste à un homme qu’il écrasa en tombant. Les parents de l’écrasé, tué sur le coup, citèrent devant le bailli l’homme qui était tombe du clocher; ils l’accusaient de meurtre et prétendaient le faire condamner, sinon à mort, du moins à de formidables dommages-intérêts. L’affaire fut plaidée; il fallait accorder quelque satisfaction aux parents du mort. D’autre part, le bailli ne croyait pas devoir, en conscience, punir de quelque façon que ce fût un homicide non seulement involontaire, mais qui encore avait été uniquement le résultat inattendu d’un accident des plus fâcheux. Notre bailli, raconte-t-on, ordonna à celui des parents du défunt qui était le plus âpre dans cette poursuite, qui criait le plus fort vengeance, de grimper à son tour au haut du clocher et de se laisser tomber de là sur l’assigné, homicide involontaire, lequel serait obligé de se trouver précisément à la même place où le défunt avait perdu la vie. Inutile de dire que le plaideur hargneux se désista, séance tenante, de son absurde poursuite.
Le second trait à reproduire ici par curiosité est d’un magistrat païen. Un jeune Grec, épris d’amour pour la courtisane Théognide, s’était proposé de lui offrir une forte somme, afin de l’avoir pour maîtresse. Or, tandis qu’il s’occupait de réunir l’argent de son offrande, il rêva une nuit qu’il possédait Théognide et jouissait de ses charmes; mais, à son réveil, il se trouva ridicule d’avoir failli s’endetter pour la belle, et le résultat de ses réflexions fut le refroidissement complet de sa passion. Comme il raconta à ses amis son projet, son songe et sa renonciation à devenir l’amant de Théognide, la courtisane, vexée de ce qu’il refusait de donner suite à sa promesse, le fit appeler devant le juge, en demandant à être payée: elle avait droit, disait-elle, à la somme que le jeune homme s’était proposé de lui offrir, puisqu’elle avait tout à la fois guéri sa passion et satisfait son désir. Le juge, sans être Salomon, rendit un arrêt devant la sagesse duquel nos tonsurés ne peuvent que s’incliner: il ordonna, ce païen que Jéhovah n’éclairait pourtant pas de ses lumières, il ordonna… que le jeune Grec apporterait dans une bourse la somme promise, qu’il la jetterait dans un bassin, et que la courtisane se paierait du son et de la couleur des pièces d’or, de même que son ex-amoureux avait joui d’un plaisir imaginaire.
Parions que, si l’Esprit-Saint, qui aime les historiettes croustillantes, avait pensé à celle-là, il l’aurait fait figurer dans la Bible, en la mettant à l’actif de la sagesse de Salomon!
Après l’anecdote du jugement des deux mères, le livre des Rois passe à l’énumération des principaux officiers de Salomon; le lecteur ne nous en voudra pas de lui faire grâce de cette fastidieuse nomenclature: par contre, il y a quelques jolies choses dans l’exposé, qui vient ensuite, de la gloire et des richesses du fils de David.
«Juda et Israël étaient comme le sable qui est au bord de la mer, tant ils étaient en grand nombre; et ils étaient heureux, mangeant et buvant avec abondance, et ils se réjouissaient. En ce temps-là, Salomon avait sous sa domination tous les royaumes depuis l’Euphrate jusqu’aux Philistins et jusqu’à la frontière d’Égypte, et les rois de ces pays lui apportaient des tributs, car ils lui furent assujettis tout le temps de sa vie.» (4:20–21)
Ici la blague de l’Esprit-Saint est un peu trop forte, attendu que nous n’en sommes plus aux époques extrêmement lointaines sur lesquelles les historiens n’ont aucune donnée: or, qui jamais a entendu dire que des Juifs aient régné de l’Euphrate à la Méditerranée? Il est vrai que le brigandage leur valut un petit pays au milieu des rochers et des cavernes de la Palestine, depuis le désert de Béer-Sçébah jusqu’à Dan; mais il n’est établi nulle part que Salomon ait conquis par la guerre, ou acquis d’une manière quelconque, seulement une lieue de terrain. C’est, au contraire, le roi d’Égypte qui possédait de grands domaines en Palestine; plusieurs cantons cananéens n’obéissaient pas à Salomon: où est donc cette prétendue puissance?
«Et il y avait pour la table de Salomon, chaque jour, trente muids de fleur de farine et soixante muids de farine commune, dix gros bœufs engraissés et vingt bœufs amenés des pâturages, cent moutons, et grande quantité de cerfs, de chevreuils, de buffles et de volaille de toute espèce.» (v. 22–23)
Mazette! quel Gargantua!… Les officiers que Salomon daignait inviter à sa table ne risquaient pas de mourir de faim avec un pareil menu!… Quelques théologiens, embarrassés par ces exagérations manifestes (quatre-vingt-dix muids de farine et trente bœufs par jour, sans compter le reste!), ont insinué que Salomon, imitant les rois de Babylone, nourrissait ses officiers, et que cela est sous-entendu dans le texte sacré. Le malheur est qu’un roi juif était auprès d’un roi de Babylone quelque chose comme le roi d’Yvetot vis-à-vis du roi de France.
«Salomon avait aussi quarante mille écuries pour les chevaux de ses chars, et douze mille chevaux de selle.» (v. 26)
Ces quarante mille écuries valent mieux encore que les quatre-vingt-dix muids de farine! Il est vrai que dom Calmet dit qu’il faut traduire juments, et non écuries. Ne le contrarions pas pour si peu: va pour les quarante mille juments de Salomon!…
«Et la sagesse de Salomon surpassait la sagesse de tous les Orientaux et de tous les Égyptiens; il était plus sage que tous les hommes, plus sage même qu’Ethan l’Ezrahite, et que Héman, et que Chalcol, et que Dordah. En outre, il est bon de savoir qu’il composa trois mille paraboles et mille et cinq cantiques.» (v. 30–32)
Bien entendu, jamais personne n’a pu dire qui étaient cet Ethan, ce Héman, ce Chalcol et ce Dordah, mis si inopinément en comparaison avec Salomon et cités par l’auteur sacré, avec un aplomb imperturbable, comme s’il s’agissait d’illustres personnages, réputés dans le monde entier pour leur sagesse hors de pair. Cette manie de citer de célèbres inconnus, qui se manifeste de temps en temps dans l’Écriture Sainte, est une des marques les plus caractéristiques de cet esprit de fumisterie à outrance qui paraît, à l’observateur impartial, être le véritable inspirateur de la Bible. Quant aux trois mille paraboles et aux mille et cinq cantiques, il en reste quelques-uns que l’on attribue à ce Salomon. Plût à Dieu, dit Voltaire, que ce roi eût toujours fait des odes hébraïques, au lieu d’assassiner son frère!
Nous arrivons au fameux temple de Jérusalem, que Salomon mit sept ans à bâtir (6:38); cette grande affaire tient quatre chapitres du premier livre des Rois. Nous allons passer rapidement en revue l’essentiel.
«Hiram, roi de Tyr, envoya ses serviteurs vers Salomon, appris qu’il avait été oint roi comme successeur de David son père. Et Salomon envoya aussi vers Hiram pour lui dire: J’ai formé le projet de bâtir une maison à mon Dieu, Adonaï; c’est pourquoi, commande donc à tes serviteurs qu’ils coupent pour moi des cèdres du Liban; car tu sais que je n’ai pas un seul homme parmi mon peuple qui connaisse l’art de couper du bois comme les Sidoniens… Hiram donna donc à Salomon du bois de cèdre et du bois de sapin, autant qu’il en voulut; et Salomon donna à Hiram, pour la nourriture de sa maison, vingt mille muids de froment par année, et vingt mille muids d’huile très pure chaque année… Le roi Salomon choisit dans Israël trente mille ouvriers, qui allaient tour à tour au Liban par dix mille ensemble, pendant que les autres se reposaient; et Adoniram était à la tête de ces ouvriers. Salomon avait aussi soixante-dix mille manoeuvres et portefaix, quatre-vingt mille tailleurs de pierre, et trois mille trois cents intendants des travaux… Et les maçons de Salomon, avec ceux d’Hiram, taillèrent et préparèrent le bois et les pierres pour bâtir le temple.» (ch. 5)
«Or, cette maison, que le roi Salomon bâtit à Jéhovah, avait soixante coudées de long, vingt de large et trente de haut (la coudée juive équivalant à 52 centimètres, comme la coudée d’Égypte, le monument avait donc, d’après le texte biblique, 31 mètres en longueur, 10 et demi en largeur, et 15 et demi en hauteur)… Le roi fit faire au temple des fenêtres de côté, larges en dedans et étroites par dehors; et il fît sur la muraille du temple des échafauds tout autour; l’échafaudage d’en bas avait cinq coudées de large, celui du milieu avait six coudées de large, et la largeur du troisième échafaudage, celui du haut, était de sept coudées; et il plaça des poutres tout autour, afin qu’ils ne touchassent pas à la muraille; enfin, on construisit, au-dessus de toute la maison, un étage supérieur, qui avait cinq coudées de hauteur… Il plaça aussi l’oracle au dedans du temple, vers le fond, pour y mettre le coffre de l’alliance de l’Éternel; l’oracle avait vingt coudées de long, vingt de large, et vingt de haut… Il fit, dans l’oracle, deux chérubins en bois d’olivier, qui avaient chacun dix coudées de haut; une aile de chérubin avait cinq coudées de longueur, et l’autre aile avait aussi cinq coudées.» (ch. 6)
«Salomon fit construire aussi son palais, dont l’édification dura treize ans… il avait fait venir de Tyr un nommé Hiram, fils d’une femme veuve, de la tribu de Nephthali, et dont le père était un Tyrien, qui travaillait en cuivre; cet homme était fort expert, intelligent et savant pour faire toutes sortes d’ouvrages d’airain; il vint vers Salomon et lui fit tout son ouvrage… C’est lui qui dressa les colonnes d’airain, placées au portique du temple, celle à droite qu’on nomma Jakin et celle à gauche qu’on nomma Bohaz… Il fit aussi un grand bassin de fonte, nommé la Mer d’Airain, qui avait dix coudées d’un bord à l’autre et qui était toute ronde; ce bassin était posé sur le dos de douze bœufs, qui avaient leur derrière tourné en dedans… Ainsi, tout l’ouvrage que Salomon fit pour la maison de Jéhovah fut achevé.» (ch. 7)
«Quand le temple fut achevé, les sacrificateurs portèrent l’arche de l’alliance dans l’oracle de la maison, au lieu très-saint, sous les ailes des chérubins; car les chérubins étendaient leurs ailes au-dessus de l’arche et de ses barres de support… Puis, le roi et tout Israël immolèrent des victimes en nombre tellement grand qu’il ne se pouvait compter, pour célébrer la dédicace du temple à Jéhovah; et dans le sacrifice qu’il fit lui-même au Seigneur, Salomon égorgea vingt-deux mille bœufs gras et cent-vingt mille moutons. Ainsi le roi et tous les enfants d’Israël dédièrent la maison de l’Éternel.» (ch. 8)
Tous les détails donnés dans ces quatre chapitres sont d’une exagération telle qu’on se demande, en les lisant, si ce n’est pas la Garonne, plutôt que le Cédron, qui coulait en ce temps-là à Jérusalem. Cette divine description fond comme de la neige au soleil, dès qu’on procède au moindre examen.
Cent quatre-vingt-trois mille trois cents hommes sont employés, sans compter les maçons et autres ouvriers qui viendront, ensuite, aux seuls préparatifs d’un temple qui ne devait avoir que dix mètres et demi de façade, sur trente-un mètres et demi de longueur! Ces constructeurs qui se chiffrent par trente mille, par soixante-dix et par quatre-vingt mille, mettent sept années à bâtir un monument, haut de trois modestes étages seulement, qui occupe en tout trois cent vingt-cinq mètres de superficie! Ces chiffres font bondir quiconque a la plus légère connaissance de l’architecture; il faut, en effet, cinquante ouvriers tout au plus, pour bâtir en quatre ou cinq mois une belle maison de cette dimension. Les innombrables ouvriers de Salomon étaient donc de rudes fainéants; ou bien, malgré ses immenses richesses, ce roi était peut-être d’une avarice sordide, et ces ouvriers, n’arrivant jamais à pouvoir se faire payer, flânaient presque tout le temps, au lieu de travailler. Au surplus, les mesures que donne le livre des Rois ne s’accordent pas avec celles du livre des Chroniques, ni avec celles indiquées par Ézéchiel, et les unes et les autres sont en contradiction avec les mesures rapportées par Flavius Josèphe; les différences entre ces divers auteurs juifs suffiraient, à elles seules, pour inspirer la défiance, si le texte officiel n’était pas par lui-même une burlesque fanfaronnade.
Les auteurs ne s’accordent pas davantage sur la chronologie de ce temple fantastique. Le livre des Rois le dit bâti quatre cent quatre-vingts ans après la fuite d’Égypte; Flavius Josèphe, cinq cent quatre-vingt-douze ans; et, parmi les théologiens modernes, on trouve vingt opinions différentes. Cette question n’est d’aucune importance; mais, dans un livre sacré, l’exactitude ne nuirait pas.
En outre, il est difficile de ne pas se tenir les côtes, quand on voit la mention de ces étages échafaudés à l’intérieur de l’édifice et avançant d’une coudée l’un sur l’autre, l’étage inférieur étant d’un mètre moins large que l’étage supérieur; ça, par exemple, c’est épatant. Et les fenêtres de côté, qui étaient larges en dedans et étroites par dehors, voilà encore qui n’est pas mal trouvé comme architecture rigolotte! Avec cela, il serait difficile de présumer que le surintendant des bâtiments de Salomon était un Michel-Ange ou un Bramante.
La fête de la dédicace du temple achève dignement le récit de la construction et les aperçus de ce merveilleux monument. Il n’aurait pas fallu faire souvent de pareils sacrifices; mâtin! on aurait été bientôt réduit à la famine!
Comptez pour chaque bœuf gras quatre cents livres de viande, voilà huit millions huit cent mille livres de bœuf, plus douze cent mille livres de mouton, le tout grillé en pure perte pour régaler le divin odorat de Sabaoth! Et ces dix millions de livres de viande représentent l’holocauste de Salomon! la Bible dit expressément (8:5) que les enfants d’Israël, qui étaient ensemble autour de leur roi, sacrifièrent, eux, du gros et du menu bétail en si grand nombre qu’on ne le pouvait ni nombrer ni compter (sic); les vingt-deux mille bœufs et les cent vingt mille moutons, égorgés par le monarque, figurent à part, au verset 63.
Après tout ça, papa Bon Dieu se serait montré difficile, s’il n’avait pas été content!… C’est pourquoi «l’Éternel apparut à Salomon pour la seconde fois, comme il lui était apparu à Gabaon» (9:2); ceci laisserait croire que cette manifestation divine eut encore lieu en songe: mais, comme le fils de David s’en contentait et ne demandait pas une apparition plus palpable, nous aurions mauvaise grâce à y trouver à redire. La récompense consista donc en un petit discours que Jéhovah tint au roi pendant qu’il dormait. Cette harangue peut se résumer en ces simples mots: si toi et ton peuple vous continuez à m’honorer, tout ira bien pour vous; mais, si d’autres dieux que moi reçoivent tes hommages et ceux de tes sujets, ça ne se passera pas comme ça, alors gare! (Air déjà très connu.)
«Or, Hiram, roi de Tyr, continua d’envoyer à Salomon tout le bois de cèdre et de sapin, et tout l’or dont il avait besoin. Alors, Salomon donna un jour à Hiram vingt villes dans la Galilée. Hiram sortit de Tyr pour venir voir ces villes, et elles ne lui plurent point; et il dit à Salomon: Mon frère, voilà de pauvres villes que vous m’avez données là.» (9:11–13)
On ne sait guère où le fils de David put prendre ces vingt villes pour en faire cadeau à son ami Hiram. Samarie n’existait pas, Jéricho n’était qu’une masure; Sichem, Béthel n’étaient pas rebâties; elles ne le furent que sous Jéroboam.
«Le roi Salomon équipa aussi une flotte à Hetsjon-Guéber, qui est près d’Eloth, sur le rivage de la Mer Rouge, au pays d’Idumée; et Hiram mit de bons marins de sa flotte au service du roi d’Israël. Et la flotte de Salomon, étant allée à Ophir, en rapporta quatre cent vingt talents d’or pour le trésor du roi.» (9:26–28)
Pour faire avaler aux fidèles que Salomon fut possesseur d’une flotte, il était nécessaire de désigner au moins un port de mer faisant partie de son royaume. L’auteur n’a pas osé le placer sur les rives de la Méditerranée; car tous les ports de cette région appartenaient alors aux Phéniciens et aux Philistins et étaient trop connus (Gaza, Ascalon, Joppé, Dor, Tyr et Sidon); en imaginant le port d’Hetsjon-Guéber, au fond du golfe d’Elath qui est à l’est de la presqu’île du Sinaï, dans la Mer Rouge, le fumiste sacré ne risquait pas qu’on découvrît jamais que cette ville maritime faisait partie de quelque autre royaume: mais on est en droit de dire qu’Hetsjon-Guéber a, en géographie, exactement la même valeur que les illustrissimes sages Ethan, Héman, Chalcol et Dardah (voir plus haut) ont dans l’histoire.
Quant au résultat de l’expédition de la flotte salomonesque à Ophir, — pays qui est, d’ailleurs, demeuré introuvable, malgré les laborieuses recherches des historiens et géographes les mieux intentionnés, — il est d’un piteux effet après toutes les splendeurs qu’on vient de voir décrites dans les chapitres précédents. Avoir équipé une flotte pour en recevoir au retour quatre cent vingt talents d’or, c’est maigre, mon prince! On sait que le talent d’argent équivalait en moyenne à 5,000 francs de notre monnaie, et que, dans les systèmes monétaires de l’antiquité, l’or valait douze fois et demie l’argent. Ce que la flotte royale rapporta d’Ophir représente donc vingt-six millions d’aujourd’hui. Quelle misère pour un monsieur qui possédait quarante mille écuries pour les chevaux de sa cour et qui se passait la pieuse fantaisie de brûler cinq millions de kilogs de viande dans un seul sacrifice! Déduisez de ces vingt-six millions les frais de l’expédition, qui dura deux ans, s’il faut en croire les théologiens; le bénéfice net se réduit à peu de chose, et, franchement, ce n’était pas la peine de citer comme remarquable ce fait du règne de Salomon. Mon pauvre Esprit-Saint, entre nous, il y a des moments où tu baisses, où tu n’es plus à la hauteur de certaines de tes blagues dont on savoure parfois la colossale audace.
Pour rassurer nos lecteurs, disons vite que le divin pigeon s’est rattrapé plus loin, au livre 2 des Chroniques, chapitre 9, importante partie de l’Ancien Testament, aussi sainte et aussi authentique que le reste. Nous apprenons, là, que
«tous les rois de la terre envoyaient de l’or à Salomon par grandes quantités; la valeur de l’or que le roi d’Israël recevait chaque année était de six cent soixante-six talents d’or (v. 13). Le trône de Salomon était d’ivoire, recouvert d’or pur, et ce trône avait six degrés d’or et un marchepied d’or; il y avait aussi douze lions d’or sur les six degrés du trône; et dans aucun royaume il n’avait jamais été fait un trône si somptueux (v. 17–19). Et toute la vaisselle du buffet du roi Salomon était d’or; et toute la vaisselle de son palais d’été, qui était dans un parc au Liban, était d’or fin; il n’y en avait point d’argent; l’argent n’était point estimé de temps de Salomon (v. 20). Et le roi d’Israël avait encore des navires qui allaient à Tarsis et qui en revenaient une fois tous les trois ans, rapportant à Salomon de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des paons et des singes. Ainsi, le roi Salomon fut plus grand que tous les rois de la terre, tant en richesses qu’en sagesse. Et tous les rois de la terre se mettaient en voyage pour voir Salomon, afin d’entendre la sagesse que Jéhovah avait mise dans son cœur (v. 21–23)… Et Salomon fit que l’argent était aussi commun à Jérusalem que les pierres, tant il y en avait.» (v. 27)
Ça, à la bonne heure!… D’ailleurs, le livre 1er des Chroniques (ch. 29) assure que Salomon avait eu de son père David un héritage qui n’était pas à dédaigner, talents d’or par milliers, drachmes d’or, talents d’argent, d’airain, etc. Voltaire s’est amusé à en faire le total et à le traduire en monnaie de son siècle. «Ce que David laissa à Salomon, d’après la Bible, dit-il, fait juste dix milliards d’écus, dix-huit milliards de France. Ce que Salomon amassa à son tour pouvait bien aller à une somme aussi forte. Il est comique de voir un melch, un roitelet juif, avoir à sa disposition trente-six milliards de livres françaises, ou neuf milliards d’écus d’Allemagne, ou environ un milliard et demi de livres sterling (la livre sterling est de 25 francs de notre monnaie). On est dégoûté de tant d’exagérations puériles; cela ressemble à la Jésuralem céleste, qui descend du ciel dans l’Apocalypse, et que le bonhomme saint Justin vit pendant quarante nuits consécutives: les murailles étaient de jaspe, la ville était d’or, les fondements de pierres précieuses, et les portes de perles!»
Nous venons de voir que la Bible nous parle de tous les rois de la terre venant en visite à Jérusalem pour admirer Salomon et lui apporter des présents. L’auteur sacré, dira-t-on, aurait bien pu citer quelques rois connus; cela eût été d’un excellent effet. Mais, des citations précises, voilà justement ce qui était scabreux; si fumiste qu’il soit, le pigeon a subi la nécessité de rester dans le vague, sous peine de voir sa mystification percée à jour. Néanmoins, comme il fallait mentionner au moins un de ces monarques voyageurs (sans cela, les bons jobards de fidèles n’auraient été contents qu’à demi), la sainte Bible leur a servi la relation de la mémorable visite d’une puissante reine: la reine de Saba. Le chapitre X du premier livre des Rois est consacré en grande partie à cet événement, ainsi que le chapitre 9 du second livre des Chroniques. Quant au pays de Saba, dont cette dame était la souveraine, il a donné lieu à de nombreuses discussions entre théologiens, toutes aussi savantes les unes que les autres; malheureusement, aucune de ces dissertations contradictoires n’a réussi à fixer exactement sous quelle latitude ce pays se trouvait.
Donc,
«la reine de Saba, ayant entendu parler de Salomon, se mit en voyage et vint le voir, afin de mettre sa sagesse à l’épreuve en lui proposant quelques énigmes à deviner. Et elle entra dans Jérusalem avec un fort grand train; elle avait des chameaux qui portaient des aromates et une grande quantité d’or et de pierres précieuses; et quand elle vit Salomon, elle lui parla de tout ce qu’elle avait dans le cœur. Salomon expliqua sans hésitation toutes les énigmes qu’elle lui proposa; et quoi qu’elle pût imaginer de subtil et d’obscur, rien ne parvint à embarrasser le roi. Alors, la reine de Saba, voyant que Salomon était doué d’une si merveilleuse sagesse, admirant la maison qu’il avait bâtie à Jéhovah, ainsi que son palais, agréablement surprise des mets exquis de sa table, trouvant que tout était magnifique, même les logements de ses serviteurs, l’ordre qui réglait le service de ses officiers, leurs vêtements, ses échansons, et les holocaustes qu’il offrait dans le temple, elle fut toute hors d’elle-même.
Et elle dit au roi: En vérité, rien n’est plus exact que ce que j’avais appris en mon royaume sur toi et sur ta sagesse; je n’y voulais point croire, et c’est pourquoi je suis venue: mais je vois qu’on ne m’avait pas dit la moitié de la réalité; ta sagesse et ta magnificence surpassent tout ce que la renommée proclame à ton sujet!» (10:1–7)
Avant de se séparer de son hôte, la reine de Saba lui fit cadeau d’objets rares et précieux qu’elle avait apportés, auxquels elle ajouta cent vingt talents d’or (v. 10). De son côté, le galant Salomon riposta en la comblant de présents:
«Il lui donna tout ce qu’elle souhaita et qu’elle demanda, outre ce qu’il lui donna selon ce qu’un roi tel que Salomon en avait le pouvoir» (v. 13)
Quelques commentateurs facétieux supposent qu’au nombre des cadeaux de Salomon qu’elle emporta dans son pays, la reine de Saba avait un polichinelle dans le tiroir.
Tant de gloire devait être fatale à Salomon, au point de vue du salut de son âme. Dieu lui avait donné la sagesse, et ne la lui avait pas reprise; cependant, la Bible indique comme un commencement de déchéance les relations amicales que le fils de David eut avec les Egyptiens, les Éthiens, les Ammonites, les Sidoniens, etc.; c’étaient, paraît-il, de mauvaises fréquentations.
Puis,
«le roi Salomon aima à la fois plusieurs femmes étrangères, outre la fille de Pharaon, savoir, des femmes nées d’entre les nations dont Jéhovah avait dit aux enfants d’Israël: Vous n’entrerez point en elles, et elles ne coucheront pas avec vous; car certainement elles détourneraient votre cœur pour suivre leurs dieux. Malgré cette défense de Jéhovah, Salomon s’attacha à toutes ces étrangères avec passion. Il eut pour femmes sept cents princesses, et en outre trois cents concubines.» (11:1–3)
Sans doute, Jéhovah avait vu de très bon œil la polygamie d’un grand nombre de ses patriarches et prophètes; pour ne rappeler que le dernier, il est certain que David avait largement usé de la permission divine. Mais, franchement, Salomon abusait. Mille femmes, qu’il aimait toutes avec passion, c’est-à-dire qui n’étaient point là uniquement pour la parade! mille femmes, à qui, sans cesse, il jetait le mouchoir!… Et ce que ça devait lui fatiguer le bras!…
Il arriva donc ce qui devait arriver, ce que Jéhovah d’ailleurs savait d’avance, en sa qualité de Dieu connaissant l’avenir mieux que personne: Salomon, pour faire plaisir aux sept cents princesses étrangères qui étaient ses épouses, sacrifia à leurs dieux; sur une montagne voisine de Jérusalem, il bâtit un temple à Chamos, dieu des Moabites, et sur une autre montagne, un temple à Milkon et à Molec, dieux des Ammonites; le dieu des Sidoniens, Astaroth, reçut aussi ses hommages (v. 4–8).
Papa Bon Dieu, qui, dans les premiers temps du monde, avait fait un crime à Adam et Eve de ce qu’ils avaient voulu apprendre à discerner le bien du mal, s’était trouvé, au contraire, très charmé de ce que Salomon aspirait, avant tout, à posséder cette même science, et il la lui avait accordée en l’accompagnant de mille bénédictions. Laissons de côté ce que ce changement de manière de voir a de capricieux au superlatif, chez un être surnaturel que les théologiens proclament l’infiniment sage, et ne considérons que le fait, c’est-à-dire: ce discernement du bien et du mal refusé à Adam, Salomon l’avait au plus haut degré, par la grâce de Dieu. Sa conduite est donc absolument incompréhensible, et ici encore la Bible se contredit.
Ou bien, il faut voir simplement dans tout ceci une indication historique: c’est qu’à cette époque les Juifs n’avaient point encore de culte fixe et bien déterminé, et c’est là ce qui est le plus vraisemblable. S’ils en avaient eu, l’auteur sacré n’aurait pas raconté plus haut que Jacob et Ésaü épousèrent des femmes idolâtres; Samson n’aurait point épousé une philistine; Jephté n’aurait point dit que le peuple moabite possédait de droit ce que son dieu Chamos lui avait donné. Les critiques s’appuient sur ces incohérences pour dire qu’aucun des livres juifs, tels qu’ils nous sont parvenus, n’était alors écrit, évidemment, et que, sous ce règne de Salomon où les Israélites commencent à peine à faire acte de nationalité, il était fort indifférent que leur roi adorât un dieu sous le nom de Chamos, ou d’Astaroth, ou de Molec, ou de Milkon, ou d’Adonaï, ou de Schaddaï, ou de Jéhovah.
Quoi qu’il en soit, la Bible nous représente Jéhovah fort irrité. D’où troisième apparition; cette fois, il n’est plus dit que papa Bon Dieu se montra en songe. La scène est mouvementée: l’Éternel adresse de vifs reproches au sage Salomon, qui a cessé d’être sage sans que ledit Éternel lui ait ôté la sagesse; le fils de David est rabroué de la belle façon!
«Puisque tu as agi ainsi, lui dit Jéhovah, je déchirerai ton royaume, afin qu’il ne soit plus à toi et je le donnerai à un de tes domestiques.» (11:11)
Papa Bon Dieu est si fort en colère, qu’il bafouille littéralement; car il ajoute aussitôt (11:12):
«Néanmoins, je se ferai rien de cela contre toi pendant ta vie; c’est quand ton royaume sera entre les mains de ton fils, que je le déchirerai.»
Notez qu’à ce moment-là le fils dont il s’agit, nommé Roboam, n’avait commis aucun péché, en s’en tenant au texte de la Bible: s’il reste dévot à Jéhovah pourquoi lui faire payer les pots cassés, Salomon étant seul coupable? s’il doit, une fois sur le trône, commettre les mêmes fautes que son père, il sera donc puni pour son compte personnel, et alors pourquoi Jéhovah dit-il à Salomon que c’est son fils qui paiera pour lui?… Ce serait à croire qu’en donnant la sagesse au fils de David, papa Bon Dieu n’en avait pas gardé pour lui-même le plus petit morceau.
Dieu vient donc de déclarer formellement à Salomon qu’il ne divisera pas son royaume de son vivant. Or, la Bible ajoute immédiatement:
«L’Éternel suscita donc des ennemis à Salomon: en premier lieu, Adad l’Iduméen, qui était de la race royale d’Édom.» (v. 14)
La courte histoire de cet Adad est par elle-même la contradiction flagrante de ce qui précède, et l’on se demande à quel ramollissement en était arrivé l’auteur sacré, pour avoir pu écrire ce que le pigeon mystificateur lui dictait. Adad, nous narre-t-on, était tout jeune, en Idumée, lorsque Joab, généralissime de David, vint massacrer tous les mâles de ce pays; il eut la chance d’échapper au carnage, avec quelques serviteurs de son père, et il se réfugia en Égypte. Le Pharaon lui donna asile, le prit en amitié, lui fit cadeau d’une maison et d’une vaste propriété rurale, et Adad fut si bien vu du roi d’Égypte, que celui-ci lui octroya pour épouse la sœur même de la reine. L’Écriture sainte ne nous a jamais indiqué jusqu’ici le nom d’un Pharaon; mais ici elle nous fait connaître le nom de la souveraine: c’est la reine Takpénès, dont aucun historien n’a parlé, est-il besoin de le dire? Donc, voici Adad beau-frère du Pharaon. Ne perdez pas de vue, je vous prie, que tout ceci se passait sous le règne de David. L’auteur nous raconte ensuite que, dès qu’Adad apprit la mort de David, suivie presque aussitôt de celle de Joab, il prit congé du roi d’Égypte, rentra en Idumée, et fut dès lors un de ces ennemis dont Dieu se servit contre Salomon pour le punir de son idolâtrie. Adad fit beaucoup de mal à Salomon (v. 15–22). Or, ce même chapitre de la Bible nous dit (v. 4) que c’est «dans le temps de sa vieillesse» que le fils de David se détourna du culte de Jéhovah pour adorer les dieux concurrents, et, plus loin (v. 42) qu’il régna en tout quarante ans. Admettons, si l’on veut, que la dévotion de Salomon envers Jéhovah ait duré trente années et que les dix dernières années de son règne aient été celles de ses péchés. Ou Adad, ce fléau de Dieu, est demeuré, lui, le beau-frère du Pharaon, plus de trente ans à ignorer l’avènement de Salomon, et cela serait d’autant plus impossible que Salomon épousa, dès le début de son règne, la fille du roi d’Égypte, proche parente d’Adad; ou bien Adad n’a pas perdu de temps et a promené son fer vengeur dans le royaume d’Israël peu après la prise de possession du trône par Salomon, et c’est le comble de l’extraordinaire que Salomon ait été puni de son péché trente ans avant de l’avoir commis.
Mais voici qui est plus précis encore:
«Dieu suscita aussi un autre ennemi à Salomon; ce fut Razon, fils d’Éliada. Celui-ci assembla des troupes contre lui; il avait été battu autrefois par David et s’était réfugié à Damas. Mais il fut un ennemi terrible pour Israël pendant tout le règne de Salomon, et il lui fît beaucoup de mal, outre le mal que fit Adad. Razon, qui infligea ces défaites aux Israélites, régnait sur la Syrie.» (11:23–25)
Ce Razon, roi de Syrie, qui causa tant de chagrin à Salomon durant tout le cours de son règne en Judée, démontre, net comme trois fois un font trois: 1° que le monarque si sage et d’abord si dévot envers Jéhovah fut puni, tandis qu’il était innocent, des péchés dont il devait se rendre coupable au temps de sa vieillesse; 2° que l’auteur sacré se contredit singulièrement, quand il dit plus haut (4:20–21) que Salomon régna de l’Euphrate à la Méditerranée.
En outre, le gendre du roi d’Égypte et de six cent quatre-vingt-dix-neuf autres rois de la terre eut maille à partir avec ses propres sujets.
«Jéroboam, fils de Nébath et de Tséruha, qui était domestique de Salomon, fut encore soulevé contre lui par l’Éternel. Or, Jéroboam était un homme courageux et fort, que le roi avait remarqué parmi ses serviteurs, lorsqu’il faisait bâtir Millo, et qu’il avait dès lors chargé de la perception des impôts dans les familles de la descendance de Joseph. Et il arriva que Jéroboam, sortant de Jérusalem, rencontra sur sa route Ahias le prophète, qui avait ce jour-là un beau manteau tout neuf. Ils étaient tous deux seuls dans la campagne. Alors, Ahias déchira tout-à-coup son manteau en douze morceaux dès qu’il vit Jéroboam, et il lui dit: Prends pour toi dix morceaux de mon manteau; car l’Éternel m’a parlé hier matin en ces termes: Je déchirerai le royaume de Salomon, et j’en donnerai dix tribus à l’un de ses domestiques; néanmoins, je laisserai une tribu à son fils, à cause de mon fidèle David et de la ville de Jérusalem, que j’ai choisie dans toutes les tribus d’Israël.» (11:26–32)
Nous avons déjà vu un lévite qui coupa sa concubine en douze morceaux, parce qu’elle était morte d’avoir été violée à Gabaa, en une seule nuit, par sept cents mauvais garnements; et maintenant, voici un prophète qui déchire son manteau (heureusement, ce n’est que son manteau) en douze parts, pour signifier à Jéroboam que Dieu l’autorisait à soulever une émeute et que des douze tribus d’Israël il en aurait dix. Ce prophète Ahias, remarque Voltaire, aurait pu comploter contre Salomon avec le rebelle sans qu’il lui en coûtât un bon manteau tout neuf; d’autant plus que le dieu d’Israël ne donnait pas beaucoup de manteaux à ses prophètes, car on sait que leur garde-robe était mal fournie: apparemment que Jéroboam, reconnaissant, lui paya la valeur de son manteau!
Autre observation qu’on ne manquera pas de faire: des trois ennemis que Dieu suscita à Salomon, Jéroboam est le seul qui se soit levé contre lui après son apostasie; or, c’est précisément le seul qui ait fait fiasco. Les deux autres malmenèrent assez rudement le fils de David et l’humilièrent ainsi en lui faisant échec; l’émeute de Jéroboam, au contraire, ne réussit pas du tout.
«Salomon, ayant donné des ordres pour mettre à mort Jéroboam, qui venait de se révolter, celui-ci prit aussitôt la fuite et se réfugia en Égypte, où il demeura jusqu’à la mort de Salomon.» (v. 40)
Ce chapitre 11 se termine en mentionnant le décès du monarque aux sept cents épouses et aux trois cents concubines, sans dire si, dans ses derniers jours, il revint à de bons sentiments envers Sabaoth; de sorte que les théologiens ont beaucoup discuté sur le fait de savoir s’il est damné ou non; les opinions sont partagées.
Une autre lacune très regrettable, et qui saute à l’œil, c’est celle qui résulte du silence gardé par l’auteur sacré sur les nombreuses noces du glorieux roi juif. Car, enfin, c’est très joli de nous dire que Salomon eut pour épouses légitimes sept cents princesses étrangères, appartenant aux diverses familles royales de la terre, et pratiquant toutes les mauvaises religions; mais on aurait été content d’avoir quelques descriptions de ces cérémonies nuptiales et des fêtes qui les accompagnèrent. Si l’apostasie de Salomon a duré dix ans (ce qui serait énorme), ces sept cents princesses, femmes légitimes, représentent quarante-six noces royales par année, c’est-à-dire à peu près une chaque semaine. Voyez-vous d’ici ce royaume passant dix années consécutives en réjouissances publiques, réceptions des souverains beaux-pères! et comme il est fâcheux que l’Almanach de Gotha n’ait pas existé à celte époque, pour nous donner la nomenclature des familles régnantes, se comptant alors par centaines!
On ne peut, enfin, clore l’histoire de Salomon sans parler des quatre livres qui lui sont attribués et qui font partie de la Bible: les Proverbes, le Livre de la Sagesse, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques.
Le premier de ces ouvrages est un recueil de maximes qui paraissent à nos esprits raffinés quelquefois triviales, basses, incohérentes, sans goût, sans choix et sans dessein. Ils ne peuvent se persuader qu’un roi éclairé ait composé un recueil de sentences dans lesquelles on n’en trouve pas une seule qui regarde la manière de gouverner, la politique, les mœurs des courtisans, les usages d’une cour. Ils sont étonnés de voir des chapitres entiers où il n’est parlé que de gueuses qui vont inviter les passants dans les rues à coucher avec elles. — Ils se révoltent contre les sentences dans ce goût:
«Il y a trois choses insatiables, et une quatrième qui ne dit jamais „C’est assez!“: le sépulcre, la vulve de la femme, la terre qui n’est jamais rassasiée d’eau; et le feu, qui est la quatrième, ne dit jamais: „C’est assez!“» (30:15–16)
«Il y a trois choses difficiles à retrouver, et j’ignore entièrement la quatrième: la trace de l’aigle dans l’air, la trace du serpent sur la pierre, la trace d’un navire dans la mer, et la trace d’un homme dans une femme.» (v. 18–19)
«Il y a quatre choses qui sont les plus petites de la terre, et qui sont plus sages que les sages: les fourmis, petit peuple qui se prépare une nourriture pendant la moisson; le lièvre, peuple faible qui couche sur des pierres; la sauterelle, qui, n’ayant pas de roi, voyage par troupes; le lézard, qui travaille de ses mains et qui demeure dans le palais des rois.» (v. 24–28)
— Est-ce à un grand roi, disent-ils, au plus sage des mortels, qu’on ose imputer de semblables niaiseries?[11]
Les Proverbes ont été attribués aussi à Isaïe, à Elzia, à Sobna, à Éliacin, à Joaké, et à plusieurs autres.
Le Livre de la Sagesse est dans un goût plus sérieux. On l’attribue à Salomon, mais aussi à Jésus, fils de Sirach, et à Philon de Biblos; mais, quel que soit l’auteur, on a cru que de son temps on n’avait point encore le Pentateuque; car il dit, au chapitre 10, qu’Abraham voulut immoler Isaac au temps du déluge, et dans un autre endroit, il parle du patriarche Joseph comme d’un roi d’Égypte. Le pis est que l’auteur, dans le même chapitre, prétend qu’on voit de son temps la statue de sel en laquelle la femme de Loth fut changée. Ce que les critiques trouvent de pis encore, c’est que ce livre leur paraît un amas très ennuyeux de lieux communs; mais ils doivent considérer que de tels ouvrages ne sont pas faits pour suivre les vaines règles de l’éloquence. Ils sont écrits pour édifier, et non pour plaire; il faut même lutter contre son dégoût pour les lire.[11]
L’Ecclésiaste, que l’on met encore sur le compte de Salomon, est d’un ordre et d’un goût tout différents. Celui qui parle dans cet ouvrage semble être détrompé des illusions de la grandeur, lassé des plaisirs et dégoûté de la science. On l’a pris pour un épicurien qui répète à chaque page que le juste et l’impie sont soumis aux mêmes accidents, que l’homme n’a rien de plus que la bête, qu’il vaut mieux n’être pas né que d’exister, qu’il n’y a point d’autre vie, et qu’il n’y a rien de bon et de raisonnable que de jouir en paix du fruit de ses travaux avec la femme qu’on aime. — Il se pourrait faire que Salomon eût tenu de tels discours à quelques-unes de ses femmes: on prétend que ce sont des objections qu’il se fait; mais ces maximes, qui ont l’air un peu libertin, ne ressemblent pas du tout à des objections, et c’est se moquer du monde d’entendre dans un auteur le contraire de ce qu’il dit.[11]
Quant au Cantique des Cantiques, en huit chapitres, il vaut la peine d’être reproduit tout au long.
«Chap. 1er. — 1. Ceci est le Cantique des Cantiques, qui est de Salomon. — 2. Baise-moi d’un baiser de ta bouche, car tes amours sont plus agréables que le vin. — 3. À cause de l’odeur de tes excellents parfums, ton nom est comme un parfum répandu, et c’est pour cela que les filles t’ont aimé. — 4. Tire-moi, que nous courions après toi. Lorsque le roi t’aura introduite dans ses cabinets, nous nous égayerons et nous jouirons en toi: nous célébrerons tes amours plus que le vin. — Les hommes qui sont toujours droits m’ont aimée. — 5. Oh! filles de Jérusalem, ma peau est brune; mais je suis belle comme les tentes de Kédar et comme les pavillons de Salomon. — 6. Ne considérez pas que je suis brune, parce que le soleil m’a regardée; les enfants de ma mère se sont irrités contre moi; ils m’ont mise à garder les vignes, et je n’ai point gardé ma propre vigne. — 7. Dis-moi, ô toi qu’aime mon âme, où pâture ton troupeau et où tu le fais reposer à midi; car pourquoi serais-je comme une femme errante autour des troupeaux de tes compagnons? — 8. Si tu ne le sais pas, ô toi la plus belle de toutes les femmes, sors, suis les traces du troupeau, et fais paître tes petites chèvres auprès des cabanes des bergers. — 9. Ma grande amie, je te compare à mes chevaux qui sont attelés aux chariots du Pharaon. — 10. Tes joues ont bonne grâce avec tes atours, et ton cou avec les colliers. — 11. Nous te ferons des atours d’or avec des boutons d’argent. — 12. Tandis que le roi a été assis à ma table, mon aspic a rendu son odeur. — 13. Mon bien-aimé est sur moi comme un sachet de myrrhe; il passera la nuit entre mes tétons. — 14. Mon bien-aimé est comme une grappe de troëne dans les vignes d’Engaddi; je l’introduirai dans ma vigne. — 15. Te voilà belle, ma grande amie, te voilà belle; tes yeux sont comme ceux des colombes. — 16. Te voilà beau, mon bien-aimé; oh! que de jouissances tu me donnes! Aussi notre couche est-elle verdoyante! — 17. Les poutres de nos maisons sont de cèdre, et nos soliveaux sont de sapin.
Chap. 2. — 1. Je suis la rose de Sçaron et le muguet des valé es. — 2. Tel est le muguet entre les épines, telle est ma grande amie entre les filles. — 3. Tel qu’est le pommier entre les arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé entre les jeunes hommes. J’ai désiré être couverte par lui et je me suis couchée sous son ombrage; et son fruit a été doux à ma bouche. — 4. Il m’a menée dans la salle du festin et s’est étendu sur moi; c’est l’amour! — 5. Faites-moi revenir des forces avec du bon vin, faites-moi une couche de pommes; car je me meurs d’amour. — 6. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa main droite me caresse tout le long du corps. — 7. Filles de Jérusalem, je vous adjure, par les chevreuils et les biches de nos campagnes, que vous n’éveilliez point ni ne réveilliez celle que j’aime, jusqu’à ce qu’elle le veuille. — 8. Ah! j’entends la voix de mon bien-aimé; le voici qui vient sautant sur les montagnes et bondissant sur les coteaux. — 9. Mon bien-aimé est semblable au chevreuil ou au faon des biches; le voilà qui se tient derrière nos murailles; il regarde par les fenêtres, il s’avance par les treillis. — 10. Mon bienaimé a pris la parole et m’a dit: Lève-toi, ma grande amie, ma toute belle, et viens-t’en. — 11. Car voici, l’hiver est passé, la pluie est passée et s’en est allée. — 12. Les fleurs paraissent sur la terre, le temps des chansons est venu, et la voix de la tourterelle a déjà été entendue dans notre contrée. — 13. Le figuier a jeté ses premières figues, et les vignes ont des grappes et rendent de l’odeur. Lève-toi, ma grande amie, ma toute belle, et viens-t’en. — 14. Ma colombe, qui te tiens dans les fentes du rocher, dans les cachettes des endroits escarpés, fais-moi voir ton regard et fais-moi entendre ta voix; car ta voix est douce et ton regard est gracieux. — 15. Prenez-nous les renards et les petits renards qui fort des dégâts dans les vignes, depuis que les vignes ont des grappes. — 16. Mon bien-aimé est à moi, et je suis toute à lui; il fait paître son troupeau au milieu de mon muguet. — 17. Avant que le vent du jour souffle et que les ombres s’enfuient, reviens, mon bien-aimé, comme le chevreuil ou le faon des biches, sur les montagnes entrecoupées.
Chap. 3. — 1. J’ai cherché pendant la nuit, sur mon lit, celui qu’aime mon âme; je l’ai cherché, mais je ne l’ai plus trouvé! — 2. Je me lèverai maintenant et je ferai le tour de la ville, par les carrefours et par les places, et je chercherai celui qu’aime mon âme. Je l’ai cherché, mais je ne l’ai point trouvé! — 3. Le guet, qui faisait la ronde pendant la nuit, m’a trouvée. N’avez-vous point vu, leur ai-je dit, celui qu’aime mon âme? — 4. À peine les avais-je passés, que je trouvais celui qu’aime mon âme; je l’ai pris, et je ne le lâcherai point que je ne l’ai emmené à la maison de ma mère et dans la chambre de celle qui m’a conçue. — 5. Filles de Jérusalem, je vous adjure, par les chevreuils et par les biches de nos campagnes, que vous n’éveilliez point ni ne réveilliez celle que j’aime, jusqu’à ce qu’elle le veuille. — 6. Qui est celle-ci, qui monte du désert comme des colonnes de fumée, en forme de palmes, parfumée de myrrhe et d’encens, et de toutes sortes de poudres de parfumeur? — 7. Voici le lit de Salomon, autour duquel il y a soixante vaillants hommes, des plus vaillants d’Israël. — 8. Tous maniant l’épée et très bien dressés à la guerre, ayant chacun son épée sur la cuisse, à cause des frayeurs de la nuit. — 9. Le roi Salomon s’est fait un lit de bois du Liban. — 10. II a fait ses piliers d’argent et son lit d’or, son ciel d’écarlate et le dedans garni d’amour par les filles de Jérusalem. — 11. Sortez, filles de Sion, et regardez le roi Salomon avec la couronne dont sa mère l’a couronné au jour de son mariage et au jour de la joie de son cœur.
Chap. 4. — 1. Te voilà belle, ma grande amie! Tes yeux sont comme ceux des colombes, et les tresses de tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres des montagnes de Galaad, qu’on a tondues. — 2. Toutes tes dents sont comme de blanches brebis tondues qui remontent du lavoir, deux par deux, et dont il n’y a pas une qui soit stérile. — 3. Tes lèvres sont comme un fil teint en écarlate; ton parler est gracieux. Ta tempe est comme une pomme de grenade sous tes tresses. — 4. Ton cou est comme la tour de David, bâtie à créneaux, et à laquelle pendent mille boucliers et tous les écus des vaillants hommes. — 5. Tes deux tétons sont comme les faons jumeaux d’une biche, qui paissent parmi le muguet. — 6. Avant que le vent du jour souffle et que les ombres s’enfuient, je m’en irai à la montagne de myrrhe et au coteau d’encens. — 7. Tu es toute belle, ma grande amie, et il n’y a point de tache en toi. — 8. Viens du Liban avec moi, mon épouse, viens du Liban avec moi; regarde du sommet d’Amana, du sommet de Sçénir et de Hermon, des repaires des lions et des montagnes des léopards. — 9. Tu m’as ravi le cœur, ma sœur; tu m’as ravi le cœur par l’un de tes yeux et par l’un des colliers de ton cou. — 10 Que tes amours sont voluptueuses, ma sœur, mon épouse! que tes amours sont meilleures que le meilleur vin, et l’odeur de tes parfums qu’aucune plante aromatique! — 11. Tes lèvres, mon épouse, distillent des rayons de miel; quand je passe ma langue autour de la tienne, je lui trouve un goût de lait et de miel: et l’odeur de tes vêtements est comme l’odeur du Liban — 12. Ma sœur, ma femme, tu es un jardin fermé, une source close, une fontaine cachetée. — 13. Les poils qui poussent sur toi embaument comme un verger planté de grenadiers, comme un jardin où sont des fruits délicieux de troène et l’aspic au doux parfum. — 14. L’aspic et le safran, le roseau odorant et le cinnamome, avec toutes sortes d’arbres d’encens, la myrrhe et l’aloès, avec les principales plantes aromatiques. — 15. O fontaine des jardins! ô puits d’eau vive et ruisseaux découlants du Liban! — 16. Lève-toi, bise, et toi, vent du midi, souffle à travers mon jardin, afin que l’odeur voluptueuse qui s’en exhale enivre mon bien-aimé. Que mon bien-aimé y pose ses lèvres, et qu’il mange de mon fruit!
Chap. 5. — 1. Je suis venu dans mon jardin, ma sœur, mon épouse; j’ai cueilli ma myrrhe et mes plantes aromatiques; j’ai mangé mes rayons avec mon miel; j’ai bu mon vin avec mon lait. Amis, réjouissez-vous avec moi; mangez, buvez, faites bonne chère, mes bien-aimés. — 2. J’étais endormie, mais mon cœur veillait; et voici que j’entendis la voix de mon bien-aimé qui disait, au dehors: Ouvre-moi, ma sœur, ma grande amie, ma colombe, ma parfaite; car ma tête est pleine de rosée, et mes cheveux sont mouillés des gouttes de la nuit. — 3. Je suis toute nue, répondis-je; faut-il donc que je remette ma robe? J’ai lavé mes pieds, comment les souillerais-je? — 4. Mon bien-aimé, alors, m’a mis la main au trou, au travers d’une fissure de ma tente, et mon ventre a tressailli de plaisir à son attouchement. — 5. Je me suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé; et mes doigts encore tout humides mouillèrent les garnitures du verrou. — 6. J’ouvris à mon bien-aimé; mais mon bien-aimé s’était déjà retiré et était passe outre; je le cherchai, mais je ne le trouvai point; je l’appelai, mais il ne me répondit point. — 7. Le guet, qui faisait la ronde par la ville, me trouva; ils me battirent, ils me blessèrent; les gardes des murailles m’arrachèrent mon voile. — 8. Filles de Jérusalem, je vous adjure, si vous rencontrez mon bien-aimé, que lui direz-vous? Dites-lui que je meurs d’amour. — 9. Qu’est ton bien-aimé plus qu’un autre, ô la plus belle d’entre les femmes? Qu’est ton bien-aimé plus qu’un autre, pour que tu nous aies ainsi adjurées? — 10. Mon bien-aimé est blanc et vermeil; il est toujours le plus droit, même au milieu de dix mille. — 11. Sa tête est comme de l’or très fin; ses cheveux sont crépus, noirs comme un corbeau. — 12. Ses yeux sont comme ceux des colombes sur les ruisseaux d’eau courante, lavés dans du lait et comme enchâssés dans les châtons d’anneaux. — 13. Ses joues sont comme un parterre de plantes aromatiques et comme des vases d’odeur; ses lèvres sont comme du muguet; elles distillent la myrrhe franche. — 14. Ses mains ont des anneaux d’or, avec des chrysolithes enchâssés; son ventre est semblable à de l’ivoire bien poli, couvert de saphirs. — 15. Ses jambes sont comme des piliers de marbre, fondés sur des soubassements d’or fin; son port est comme le Liban, il est exquis comme les cèdres. — 16. L’intérieur de sa bouche est tout ce qu’il y a de plus suave; tout en lui, du reste, me rend ivre de désirs. Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami, filles de Jérusalem.
Chap. 6. — 1. Où est allé ton bien-aimé, ô la plus belle des femmes? Dis-nous de quel côté s’est dirigé ton bien-aimé, et nous le chercherons avec toi. — 2. Mon bien-aimé est descendu dans son verger, au parterre des plantes aromatiques pour paître son troupeau dans les vergers et cueillir du muguet. — 3. Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi: il paît son troupeau parmi le muguet. — 4. Ma grande amie, tu es belle comme Tirtsa, agréable comme Jérusalem, redoutable comme les armées qui marchent enseignes déployées. — 5. Détourne tes yeux et ne me regarde pas, car tes yeux me forcent; tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres de Galaad, qu’on a tondues. — 6. Tes dents sont comme un troupeau de blanches brebis qui remontent du lavoir, deux par deux, et dont il n’y a pas une qui soit stérile. — 7. Ta tempe est comme une pièce de pomme de grenade sous tes tresses. — 8. Tu as soixante femmes, quatre-vingts concubines, et des vierges sans nombre. — 9. Ma colombe, ma parfaite, est unique; elle est unique à sa mère et particulièrement aimée de celle qui l’a enfantée; les filles l’ont vue et l’ont dite bienheureuse; les reines et les concubines l’ont louée, disant: — 10. Qui est celle-ci qui paraît comme l’aube du jour, belle comme la lune, d’élite comme le soleil, redoutable comme les armées qui marchent à enseignes déployées? — 11. Je suis descendu au verger des noyers, pour voir les fruits qui mûrissent dans la vallée, pour voir si la vigne s’avance et si les grenadiers ont jeté leur fleur. — 12. Reviens, reviens, ô Sulamite, et que nous te contemplions!
Chap. 7. — 1. Fille de prince, que la démarche est belle! Le tour de tes hanches est comme des colliers travaillés par la main d’un excellent ouvrier. — 2. Ton nombril est comme une tasse ronde, toute pleine de breuvage; ton ventre est comme un tas de blé entouré de muguet. — 3. Tes deux tétons sont comme deux faons jumeaux d’une biche. — 4. Ton cou est comme une tour d’ivoire; tes yeux sont comme les viviers qui sont à Hesçbon, près de la porte de Bath-Rabbim; ton visage est comme la tour du Liban, qui regarde vers Damas. — 5. Ta tête est sur toi comme du cramoisi, et les cheveux les plus fins de ta tête sont comme de l’écarlate. Le roi demeure attaché sur sa galerie pour te regarder. — 6. Que tu es belle! que tu es agréable! mon amour, mes délices! — 7. Cette stature que tu as a la majesté d’un palmier, et tes tétons me font penser à deux grappes de raisin. — 8. J’ai dit: Je monterai sur le palmier et je l’étreindrai dans mes bras; et tes tétons me seront maintenant comme des grappes de raisin, et l’odeur de ton visage sera pour moi comme l’odeur des pommes. — 9. Et ton palais distillera pour moi son doux miel, et tu verseras le meilleur vin à ton bien-aimé, le vin de l’amour qui fait parler les lèvres de ceux qui dorment. — 10. Je suis à mon bien-aimé; car il n’a qu’un désir: jouir de moi. — 11. Viens donc, mon bien-aimé; sortons à la campagne, passons la nuit dans les champs. — 12. Levons-nous le matin pour aller aux vignes, et voyons si la vigne est avancée, si la grappe est formée, et si les grenadiers sont en fleurs; c’est là que je te livrerai tous mes amours. — 13. Les mandragores répandent leur odeur, et, à notre porte, se trouvent toutes sortes de fruits exquis, des nouveaux et des vieux que je t’ai gardés, ô mon bien-aimé!
Chap. 8. — 1. Plût à Dieu que tu fusses comme mon frère, qui a sucé les mamelles de ma mère; j’irais te trouver dehors, et je te baiserais, et l’on ne me mépriserait point. — 2. Je t’amènerais et je t’introduirais dans la maison de ma mère; et tu m’instruirais, et je te ferais boire de mon meilleur vin mêlé d’aromate et du moût de mon grenadier. — 3. Allons, mon bien-aimé, que ta main gauche soit sous ma tête, et que ta main droite me caresse encore par tout le corps! — 4. Je vous adjure, filles de Jérusalem, que vous n’éveilliez ni ne réveilliez celle que j’aime, jusqu’à ce qu’elle le veuille. — 5. Qui est celle qui monte du désert, et qui s’appuie doucement sur son bien-aimé? Je t’ai réveillée sous un pommier, là où ta mère t’a conçue, là où t’a conçue celle qui t’a donné le jour. — 6. Mets-moi comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras. L’amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme le sépulcre; leurs embrassements sont des embrassements de feu et leur flamme est des plus véhémentes. — 7. Beaucoup d’eau ne pourrait éteindre notre amour, mon bien-aimé, et les fleuves même ne pourraient pas le noyer; si quelqu’un donnait tous les biens de sa maison pour nous prendre cet amour-là, certainement nous mépriserions son offre. — 8. Nous avons aussi une petite sœur qui n’a point encore de tétons; que ferons-nous à notre sœur, au jour où l’on parlera d’elle? — 9. Si elle est comme une muraille, nous bâtirons sur elle un palais d’argent; et, si elle est comme une porte, nous la renforcerons d’un entablement de cèdre. — 10. Moi, je suis forte comme un rempart, et mes tétons sont fermes comme des tours; c’est pourquoi j’ai eu les faveurs de mon bien-aimé, et son amour m’a donné la paix. — 11. Salomon avait une vigne, à Rabal-Hamon, qu’il a vendue à ses gardes; chacun d’eux, pour sa part de fruit, doit apporter mille pièces d’argent. — 12. Ma vigne, qui est à moi, est à ta disposition, ô Salomon! Si elle vaut mille pièces d’argent, que les mille pièces d’argent soient à toi, mais donnes-en deux cents pour les gardes de mon fruit. — 13. Toi qui habites dans les jardins, les amis sont attentifs à ta voix; fais que je l’entende! — 14. Et maintenant, mon bien-aimé, enfuis-toi aussi vite qu’un chevreuil ou qu’un faon de biche, sur les montagnes pleines de plantes aromatiques.
Tel est, dans toute sa beauté, le fameux Schir-Haschirim (Cantiques des Cantiques) de l’Ancien Testament, sur lequel on a tant disputé. Aux esprits dégagés de la superstition, il apparaît assez clairement que cette licencieuse rapsodie, composée selon toute évidence pour exciter la chair, n’est rien autre qu’une romance de harem oriental, dans le goût de l’époque. Mais les théologiens, aussi bien les juifs que les catholiques, ne l’entendent point ainsi!
Les premiers soutiennent mordicus que le bien-aimé mis en scène par le poète est la personnification de Jéhovah, et que l’épouse, la grande amie, représente la nation d’Israël. Cette explication a été longuement développée par les commentateurs dans le Targum, recueil de traditions chaldaïques, où le Cantique des Cantiques est interprété comme étant une histoire allégorique du peuple juif depuis la sortie d’Égypte jusqu’au jour où se manifestera le Messie et où se construira le troisième temple. Pour justifier cette interprétation, on a mis à contribution toutes les complications que peut fournir le système exégétique du Talmud: la réduction des mots à leur valeur numérique, la substitution des termes homophones, etc. Les juifs du moyen-âge ont considérablement travaillé ces premiers essais, sans cependant s’écarter de la donnée primitive; ils ont même attribué à cette interprétation une valeur canonique et liturgique, en lui donnant une place dans leur rituel. Les nombreuses et terribles persécutions dont ils furent si souvent victimes ne contribuèrent pas peu à imprimer à cette croyance un caractère de nationalité et d’individualité très accentué; le poème de Salomon devint presque pour les persécutés le palladium intellectuel autour duquel ils groupèrent leurs espérances et leurs vœux.
Cependant, à côté de cette interprétation allégorique toute religieuse, nous en trouvons, chez les juifs, une autre métaphysique et philosophique. Ainsi, au treizième siècle, le Cantique des Cantiques était, pour Ibn Caspe, la représentation allégorique de l’union entre l’intellect actif, intellectus agens, et l’intellect passif ou matériel, intellectus materialis. Enfin, au dix-huitième siècle, Mendelssohn inaugura une nouvelle école juive d’interprétation, qui, sans rejeter absolument l’interprétation allégorique, tient cependant grand compte de l’interprétation littérale; avec lui, l’allégorie demeurait nationale et perdait son sens religieux.
Quant aux théologiens catholiques, ils modifient de fond en comble l’explication des docteurs juifs, et ils affirment avec le plus grand sérieux que ce poème érotique est le fruit d’une inspiration sacro-sainte, un livre prophétique, où l’amour de Jésus-Christ pour son Église et de l’Église pour son divin fondateur, qu’elle regarde comme son époux, est peint sous des figures hardies, mais dont l’obscénité, purifiée par son sens mystique, ne peut scandaliser que les esprits malveillants des incrédules.
La première interprétation mystique, dans ce sens, remonte à Origène, qui écrivit là-dessus un volumineux commentaire; aussi, il est amusant de constater que l’honneur de cette belle trouvaille revient à un Père de l’Église dont la castration est presque autant célèbre que celle d’Abeilard. À la suite de l’eunuque Origène se sont embarqués tous les exégètes chrétiens, toute la sainte prêtraille, heureuse — l’admirable fumiste Bossuet en tête — d’avoir un moyen peu banal de faire avaler aux naïfs fidèles le plus formidable crapaud biblique.
Et voilà, grâce à ce truc ingénieux, le Cantique des Cantiques donné, dans les couvents, en méditation aux religieuses contemplatives; on comprend l’effet produit sur ces malheureuses femmes cloîtrées, dont le mysticisme plus ou moins hystérique, se délecte à la pensée qu’elles sont les épouses de Jésus-Christ, chacune en particulier, comme l’Église est son épouse en général. Dans leur méditation, les pauvres folles n’ont qu’à se substituer à l’Église, grande amie du bien-aimé.
Afin de mieux fixer dans les esprits des crédules ouailles leur interprétation de haute fantaisie, les prêtres ont mis des titres aux huit chapitres du Cantique des Cantiques. Maintenant qu’on a lu le texte, on appréciera la valeur des titres ajoutés depuis Origène par la roublardise sacerdotale. C’est à se tordre!
Voici ces titres:
Chap. 1. L’épouse exprime ici son amour pour son époux, et l’époux son amour pour son épouse.
Chap. 2. Discours de l’Église par rapport à Jésus-Christ.
Chap. 3. La recherche que l’Église fait de Jésus-Christ, et sa joie de l’avoir trouvé.
Chap. 4. Beauté de l’épouse, décrite mystiquement et par des expressions toutes figurées.
Chap. 5. Regrets de l’épouse de n’avoir pas répondu comme elle devait à la recherche de son époux; elle décrit la beauté de l’époux.
Chap. 6. Dialogue entre Jésus-Christ et l’Église.
Chap. 7. Autre description mystérieuse de la beauté de l’épouse; amour fidèle de l’Église pour Jésus Christ.
Chap. 8. Amour réciproque de l’Église pour Jésus Christ, et de Jésus-Christ pour l’Église.
Après cela, tirons l’échelle, et concluons sur ce point par cette appréciation de Voltaire:
«Puisqu’on regarde le Cantique des Cantiques comme une allégorie perpétuelle du mariage de Jésus-Christ avec son Église, il faut avouer que l’allégorie est un peu forte, et qu’on ne voit guère ce que l’Église pourrait entendre quand l’auteur dit que sa petite sœur n’a pas de tétons.»
L’héritier du trône était Roboam. Au premier abord, il semble que tout devait marcher comme sur des roulettes, puisque l’auteur sacré vient de nous dire tout à l’heure que jamais les Israélites ne furent si heureux que dans le règne de Salomon, que l’or circulait à profusion, que la prospérité publique était telle que l’on marchait sur l’argent dans les rues, tant il était en abondance… Mais le divin pigeon a la mémoire courte; ou bien il s’amuse de la crédulité des fidèles; car il nous représente maintenant le peuple juif assemblé à Sichem et tenant ce langage au fils de Salomon:
«Ton père nous avait imposé des charges très dures, qui nous rendaient misérables; mais toi, allège ce joug trop pesant pour nous, et nous te servirons.» (1Rois 12:4)
Roboam consulta les vieillards qui avaient été les conseillers de son père. Ceux-ci reconnurent que les impôts étaient vraiment trop écrasants et furent d’avis qu’il serait sage de les diminuer, afin que la nation demeurât attachée à la famille de David; mais le nouveau roi consulta aussi les jeunes gens qui avaient été élevés avec lui: ils furent d’un avis tout contraire. (v. 6–10)
Or donc, lorsque les délégués du peuple, à la tête desquels se trouvaient Jéroboam, revenu d’Égypte, vinrent prendre la réponse de Roboam, voici ce qu’il leur répondit:
«Le plus petit de mes doigts est plus gros que le dos de mon père; si mon père vous a imposé de lourdes charges, moi, je rendrai votre joug plus pesant encore; mon père vous a fouettés avec des verges, et moi je vous fouetterai avec des scorpions.» (v. 10–11)
Ce discours n’était guère fait pour gagner à Roboam le cœur de son peuple; mais la Bible a soin de nous dire que
«Jéhovah avait tout réglé ainsi, afin que s’accomplissent les paroles qu’il avait prononcées à Jéroboam par la bouche du prophète Ahias, de Scilo» (v. 15).
Ainsi, c’est Dieu lui-même qui inspira aux jeunes amis du nouveau roi leurs mauvais conseils et qui aveugla Roboam au point de lui faire débiter de telles sottises!
Le peuple fut donc très mécontent et se retira dans ses tentes, en murmurant (v. 15). Et Roboam ayant envoyé l’intendant de ses tributs, nommé Aduram, pour percevoir les impôts, tout Israël assomma de pierres le percepteur royal; il n’en fallut pas davantage pour flanquer la venette à Roboam, qui, montant vivement sur un chariot, s’enfuit à Jérusalem (v. 18).
«Or, tout Israël sachant que Jéroboam était revenu, le constitua roi; et personne ne suivit la maison de David, excepté les tribus de Juda et de Benjamin. Roboam, ayant réuni ces deux tribus, y forma une armée composée de cent quatre-vingt mille soldats d’élite, prêts à combattre contre la maison d’Israël et la réduire sous l’obéissance de Roboam, fils de Salomon» (12:20–21).
Toujours des exagérations ridicules! Un misérable roitelet de la dixième partie d’une petite nation barbare pouvait-il avoir une armée de cent quatre-vingt mille hommes?
«Alors Dieu parla à Séméïas, homme de Dieu, et l’envoya à Roboam et aux tribus de Juda et de Benjamin, pour leur dire: Le Seigneur vous défend de vous lever contre vos frères, les enfants d’Israël; retournez-vous-en, chacun dans sa maison. Et ils obéirent à la parole de l’Éternel, et ils s’en retournèrent paisiblement» (12:22–24).
Voilà donc le royaume juif divisé en deux royaumes, qui dès lors prirent les noms d’Israël, avec Jéroboam, et de Juda, avec Roboam. Il faut croire que Sichem, où la nation s’était assemblée pour manifester ses doléances au fils de Salomon, n’existait pas comme ville; car il est dit que
«le premier travail de Jéroboam fut de bâtir Sichem, sur les montagnes d’Ephraïm; et il y habita; puis, il sortit de là et bâtit Pénuël» (v. 25).
Vous croyez sans doute que Jéroboam fut reconnaissant, lui, l’ex-domestique, envers Jéhovah qui venait de le gratifier d’un royaume? Pas du tout. Il s’empressa de faire fabriquer deux veaux d’or, et en plaça un à Béthel et l’autre à Dan, et il dit au peuple d’Israël: «Cela vous donnerait trop de peine d’aller jusqu’à Jérusalem pour adorer l’Éternel; aussi bien, vous pouvez vous prosterner devant les veaux d’or, car ce sont eux qui vous ont tirés d’Égypte.» Et le peuple d’Israël n’en demanda pas davantage. Jéroboam fit construire d’autres temples à diverses idoles; il établit des sacrificateurs, qui n’étaient point pris parmi les descendants de Lévi, et il sacrifia lui-même (v. 26–33).
Si ce récit est vrai, il fournit une nouvelle preuve de ce que la religion judaïque n’était pas encore fixée. Cette minuscule nation juive, on le voit, change de culte à tout moment, depuis sa singulière évasion d’Égypte jusqu’au temps d’Esdras. Remarquez, en passant, son bizarre goût pour les veaux, comme représentation de la divinité!… Nous n’avons pas oublié qu’il en coûta vingt-trois mille hommes pour le veau d’or d’Aaron; le seigneur Adonaï, ou Jéhovah, ou Schaddaï, ou Sabaoth, ou Jhao, devait naturellement égorger quarante-six mille Israélites pour les deux veaux de Jéroboam. Mais nous allons voir autre chose, ce coup-ci!
«Alors un homme de Dieu, un voyant (Flavius Josèphe le nomme Addo le prophète), vint de Juda à Béthel, tandis que Jéroboam était monté sur l’autel et qu’il jetait de l’encens; et il cria contre l’autel dans le verbe de Dieu, en disant: Autel! autel! le Seigneur déclare qu’il naîtra un jour dans la maison de David un fils qui sera nommé Josias et qui immolera sur toi les prêtres des hauts lieux qui maintenant brûlent de l’encens sur toi, et il brûlera sur toi les os des hommes. Et, pour prouver la vérité de ce que j’annonce, que l’autel se fende à présent! Or, aussitôt, Jéroboam étendit sa main vers le prophète et ordonna de se saisir de lui; mais sa main qu’il avait étendue se sécha et il ne put la retirer, et en même temps l’autel se fendit et la cendre qui était dessus se répandit par terre. Alors, le roi supplia le prophète de prier Jéhovah de lui rendre l’usage de sa main; et, à la prière de l’homme de Dieu, la main du roi redevint vivante comme auparavant. Alors, le roi dit au prophète: Viens dîner avec moi dans ma maison, et je te ferai un beau présent» (13:1–7).
Mais le voyant Addo, qui avait des instructions très précises de Jéhovah, refusa le dîner et tout cadeau, et s’en alla pour retourner au royaume de Juda, «mais en prenant un autre chemin que celui par lequel il était venu» (v. 10).
Le miracle de cette main séchée est bien peu de chose auprès de ceux qui nous ont été contés jusqu’à présent; heureusement, on va se rattraper tout à l’heure avec le prophète Élie. Quant à la défense faite aux gens de Juda de manger sur les terres de Jéroboam, elle prouve que ce royaume d’Israël n’était pas fort étendu. Un bon piéton pouvait aisément déjeuner à Samarie et souper à Jérusalem; à plus forte raison, un prophète, d’ordinaire un ermite accoutumé à une vie sobre, pouvait se passer de déjeuner à Béthel, qui était encore plus près de Jérusalem que Samarie.
«Or, il y avait un vieux devin qui demeurait à Béthel, et ses enfants lui racontèrent les miracles que l’homme de Dieu venait d’opérer. Alors, le vieux devin se fit montrer le chemin que le prophète de Juda avait pris; ses fils lui sanglèrent son âne, et il monta dessus. Et quand il eut rejoint Addo, qu’il trouva assis sous un térébinthe, il lui dit: Es-tu l’homme de Dieu qui est venu de Juda? Et Addo répondit: C’est moi. Le vieux devin reprit: Eh bien, viens donc manger du pain chez moi. Mais Addo lui répondit: Je ne puis venir avec toi, ni manger du pain, ni boire de l’eau dans ce pays; car le Seigneur me l’a défendu. Alors, le vieux devin lui dit encore: Écoute, je suis prophète comme toi, et l’ange du Seigneur m’a porté la parole de Jéhovah en me disant de te ramener avec moi dans ma maison, afin que tu manges de mon pain et que tu boives de mon eau. Mais le vieux devin de Béthel mentait. Addo s’en retourna donc avec lui, et il mangea du pain et but de l’eau dans sa maison.» (13:11–19)
On remarquera que, dès qu’un homme se disait prophète en Israël ou en Juda, on le croyait sur sa parole. Nous avons vu qu’il y avait, du temps de Saül, des prophètes par troupes. Dès que le vieux bonhomme de Béthel déclare à Addo qu’il est son collègue en prophète, Addo le reconnaît pour tel et se met à manger avec lui.
«Et il arriva que, lorsqu’ils étaient à table, une voix se se fit entendre au prophète de Juda, et c’était la voix de Jéhovah qui lui cria: Parce que tu as désobéi à l’ordre de Dieu qui t’avait défendu de manger dans ce pays, ton corps ne sera pas enterré dans le sépulcre de tes pères. Alors, le vieux devin de Béthel fit seller un âne au prophète de Juda qu’il avait ramené; et Addo s’en alla. Mais voici que, sur sa route, il rencontra un lion, qui se jeta sur lui et le tua.»
Il est évident que ce lion avait été envoyé par Jéhovah; la consigne que papa Bon Dieu avait donnée au terrible fauve est assez cocasse. «Et voici que le cadavre d’Addo demeura étendu par terre dans le chemin, et l’âne se tenait auprès, d’un côté, et le lion aussi, de l’autre côté. Or, quelques passants étant venus par là, furent fort étonnés, à ce spectacle.» Il y avait de quoi! «Ils retournèrent à Béthel et rapportèrent la chose au vieux devin, et celui-ci dit: Ce cadavre est celui du prophète de Juda à qui j’ai menti et qui a désobéi aux ordres de Jéhovah; voilà pourquoi Jéhovah l’a livré au lion.» Maintenant, ami lecteur, qu’auriez-vous fait, si vous vous étiez trouvé à la place du vieux devin de Béthel? Vous vous seriez bien gardé d’aller disputer au lion le cadavre du confrère prophète, n’est-ce pas? Addo n’était coupable que d’avoir cru l’histoire d’apparition que le vieux devin lui avait narrée, et, s’il avait été si cruellement puni, il était vraisemblable que son trompeur serait châtié d’une façon plus terrible encore.
«Le vieux devin fit seller son âne par ses fils, et il alla à la recherche du corps du prophète de Juda; il trouva le cadavre étendu dans le chemin, avec le lion et l’âne qu’il avait donné à Addo, et les deux animaux étaient la en sentinelles, gardant le corps; le lion n’avait point mangé le corps du prophète, ni déchiré l’âne. Alors, le vieux devin leva le corps d’Addo et le ramena à Béthel. Il l’ensevelit dans le tombeau de sa famille, et pleura sur lui, en disant: Hélas! mon frère! Et il recommanda à ses fils de l’enterrer, quand il serait mort, dans le même sépulcre, en ayant soin de placer son cadavre sur les ossements du prophète Addo.» (13:20–31)
Telle est la navrante histoire de ce malheureux Addo, à qui l’on ne peut guère reprocher que d’avoir eu faim et d’avoir déjeuné mal à propos dans un endroit plutôt que dans un autre, sur la foi d’un collègue en prophétie qui lui avait conté une blague sacrilège et qui s’en tira sans encombre, lui veinard! Le pauvre Addo, on le voit, n’a pas fait grande figure dans le monde; si ce n’était l’aventure du lion et de l’âne factionnaires, la postérité l’ignorerait tout-à-fait.
Et Jéroboam, dans tout ça?… L’incident de sa main desséchée, puis revivante, devait suffire, semble-t-il, à le guérir de l’idolâtrie des veaux d’or; en outre, quoi de plus terrifiant que la pitoyable mort d’Addo, dont il reçut la nouvelle?… Eh bien, le croira-t-on? cet imbécile de Jéroboam «ne se détourna point de sa mauvaise voie et continua ses sacrifices aux faux dieux; et quiconque en Israël voulait être prêtre des idoles, s’y consacrait avec la faveur du roi» (v. 33). Il est clair qu’un tel endurcissement méritait un châtiment exemplaire.
Qui fut atteint par la vengeance divine?… Jéroboam?… Non. Ce fut un tout jeune enfant qu’il avait, le petit Abija. Brusquement, le bébé tomba malade.
Jéroboam eut une idée: c’était le cas, pensa-t-il, de consulter le prophète Ahias, celui qui lui avait donné dix morceaux de son manteau, pour lui prédire son avènement. Ici, le manque de logique du roi d’Israël est fantastique. Il sait à quoi s’en tenir sur la toute-puissance de Jéhovah et sur le pouvoir qu’il délègue à ses prophètes; eh bien, tout en ayant recours à Ahias pour obtenir de lui la guérison du moutard, il médite de tromper le saint homme infaillible. Jéroboam envoie la reine, son épouse, à Scilo, après lui avoir fait revêtir un déguisement qui empêchera Ahias de la reconnaître; il s’imagine qu’elle n’aura qu’à parler d’un enfant quelconque qui est malade.
Voilà donc madame Jéroboam, déguisée, qui arrive à Scilo; par dessus le marché, la Bible nous apprend (14:4) que «le vieil Ahias ne pouvait voir, ses yeux étant devenus tout-à-fait obscurcis, tant sa vieillesse était avancée». À tous égards, le déguisement était donc absolument inutile.
«Et l’Éternel dit à Ahias: La femme de Jéroboam va venir pour s’enquérir de toi touchant son fils parce qu’il est malade. Tu lui diras telles et telles choses (sic). Quand elle entrera, elle fera semblant d’être quelque autre. Aussitôt donc qu’Ahias eut entendu le bruit des souliers de la reine, comme elle était à la porte, il dit: Entre, entre, femme de Jéroboam; pourquoi t’es-tu déguisée? Or, puisque tu es venue, tu vas entendre les choses très dures qui j’ai à t’annoncer.» (v. 5–6)
Là-dessus, grands discours, amers reproches à l’adresse de Jéroboam et de ses deux veaux d’or, prédictions sinistres relatives à la famille royale qui sera dépossédée du trône, sans oublier le bébé malade, objet de la consultation.
«Maintenant, conclut Ahias, retourne chez toi; aussitôt que tes pieds fouleront le sol de la ville, l’enfant mourra.» (v. 12)
L’infortunée reine s’en revint désolée, à Tirtsa, où était alors la cour; «et comme elle posait son pied sur le seuil de la maison royale, le petit garçon mourut» (v. 17). Et dire qu’avec un peu de présence d’esprit madame Jéroboam pouvait éviter cette catastrophe! elle n’avait qu’à faire sa rentrée, montée sur des échasses, et ainsi elle n’eut pas foulé de ses pieds le sol de la ville, parbleu! Mais l’amour maternel ne pense pas à tout…
Ici le livre des Rois nous renvoie au livre des Chroniques, et nous apprenons là (2Rois 13) qu’Abiam, roi de Juda, fils de Roboam, eut une guerre avec Jéroboam.
«Abiam avait quatre cent mille combattants, bien choisis et très vaillants. Et Jéroboam avait huit cent mille combattants, bien choisis aussi et très vaillants. Et il y eut cinq cent mille hommes des plus vaillants tués dans la bataille, du côté d’Israël.»
Brrrou! quel carnage!
Enfin, Jéroboam, après avoir exercé pendant vingt-deux ans le métier de monarque «s’endormit avec ses pères», et papa Bon Dieu qui lui avait supprimé, au moyen d’une maladie, le jeune Abija, oublia son autre fils, nommé Nadab, lequel lui succéda (14:20).
Quant à Roboam, il ne s’était pas mieux comporté que Jéroboam, à l’égard de Sabaoth.
«Le royaume de Juda aussi avait fait ce qui est mauvais devant l’Éternel; car ils se bâtirent des hauts lieux pour adorer les idoles; et les sujets de Roboam eurent des bocages sur toutes les collines et sous tous les arbres verts. Il y avait même, dans ce royaume, des gens qui se prostituaient à la manière des Sodomites, et ils commirent toutes les abominations.» (14:22–24)
«Mais, la cinquième année du règne de Roboam, le roi d’Égypte, Sésac (c’est la première fois que la Bible nomme un pharaon) s’empara de Jérusalem, et il enleva tous les trésors de la maison du Seigneur et les trésors du roi; il pilla tout, jusqu’aux boucliers d’or que Salomon avait faits» (v. 25–26)
Voici les observations de Voltaire à ce sujet: «Le lion de Juda, dont la verge ne devait jamais sortir d’entre ses jambes jusqu’à ce que le Silo vînt, sent cette fois-ci ses ongles rognés de bien près, et sa verge n’a pas grand pouvoir. De graves savants prouvent que ce Sésac était le grand Sésostris; d’autres graves savants prouvent que Sésostris naquit mille ans avant Sésac; et des savants encore plus graves prouvent qu’il n’y eut jamais de Sésostris. Une raison qui ferait croire que ce ne fut pas Sésostris qui pilla Jérusalem, c’est qu’il ne pilla point Sichem, Jéricho, Samarie, ni les deux veaux d’or hérétiques; car Hérodote dit que ce grand Sésostris pilla toute ta terre.»
Roboam eut pour successeur son fils Abiam, qui régna trois ans seulement, mais qui ne perdit pas son temps, puisque, d’après le livre des Chroniques, il tua, dans une seule bataille, cinq cent mille soldats de l’armée du roi d’Israël.
«Et Jéroboam n’eut plus de forces pendant le règne d’Abiam. Or, quand Abiam vit son royaume affermi, il prit quatorze femmes, et il en eut vingt-deux fils et seize filles.» (2 Chroniques 13:20–21)
Comptons un peu! Trois ans de règne, dit le livre des Rois (15:2); victoires sur Jéroboam, pendant la première année; que dites-vous donc, ami lecteur, des vingt-deux fils de cet Abiam et de ses seize filles, soit trente-huit enfants, dont ces quatorze femmes accouchent en deux ans de temps?… Ah! voilà une époque merveilleuse, décidément!
Dans le livre des Rois, nous avons deux versets contradictoires au chapitre 15. «Abiam, qui régna trois ans, avait sa mère qui s’appelait Mahaca et qui était fille d’Absalon» (v. 2).
Parmi les vingt-deux fils qu’eut Abiam, ce fut Asa qui lui succéda. «Asa régna quarante-et-un ans; sa mère s’appelait Mahaca, et elle était fille d’Absalon» (v. 10). Il faudrait pourtant s’entendre: la reine Mahaca ne pouvait être à la fois mère et grand’mère du jeune roi Asa.
Quoiqu’il en soit, Asa étant mineur, Mahaca eut la régence. Ah! pour le coup, ce fut du propre! Non seulement, cette fille d’Absalon se livrait à la boisson d’une façon déplorable; mais encore elle s’était payé un magnifique Priape, en guise de divinité. Le veau d’or était dépassé. Mais, heureusement, «pour l’amour de David, Dieu avait allumé une lampe dans Jérusalem»; et cette lampe, c’était le jeune roi Asa.
«Et Asa, petit-fils de Rôboam, marcha droit devant l’Éternel, comme son aïeul David l’avait fait; car il chassa de pays tous ceux qui se prostituaient; et même il déposa sa mère Mahaca, afin qu’elle ne fût plus régente; il l’empêcha de sacrifier désormais à Priape, et il brisa le simulacre honteux de Priape, qu’elle s’était fait faire, et il le brûla dans le torrent du Cédron. Toutefois, il ne détruisit pas les hauts lieux; néanmoins, le cœur d’Asa fut parfait devant le Seigneur, pendant tout le temps de sa vie.» (Rois 15:11–14)
Si Asa fut récompensé?… Vous allez voir ça… D’abord, il écrasa une invasion, s’il faut en croire le livre des Chroniques, chapitre 14, et quelle invasion!…
«Asa avait dans son armée trois cent mille hommes de la tribu de Juda, portant boucliers et piques, et deux cent quatre-vingt mille hommes de la tribu de Benjamin, portant boucliers et carquois. Et voici que Zaraph, roi d’Éthiopie, sortit de son pays et vint combattre en Judée avec une armée d’un million de soldats, forte de trois cents chariots de guerre, et il s’avança jusqu’à Maresca. Asa rangea ses troupes en bataille devant lui, dans la vallée de Tsépath.» (v. 8–10)
«Et les Éthiopiens furent entièrement défaits, parce que c’était Jéhovah qui les frappait; Asa et le peuple de Juda et de Benjamin les poursuivirent jusqu’à Guérar et les exterminèrent.» (v. 12–13)
Cet épisode est d’autant plus admirable qu’il y a fort loin d’Éthiopie à Jérusalem. Cette armée de cinq cent quatre-vingt mille soldats, fournis par deux tribus seulement, n’est pas moins merveilleuse que celle d’un million d’envahisseurs; mais on se demande comment le roi d’Égypte, Sésac ou Sésostris, laissa passer sur son territoire ce flot de barbares… À moins que les Éthiopiens n’aient fait le voyage en ballons!…
Une autre récompense fut décernée par papa Bon Dieu à son excellent ami Asa: «Au temps de sa vieillesse, Asa fut malade des pieds.» (Rois 15:23) Ici l’auteur sacré est sobre d’explications; cette maladie des pieds n’avait pour but, évidemment, que d’augmenter les mérites du brave Asa. À la fin de la quarante et unième année de son règne, il s’endormit dans le sein de ses pères et laissa sa place à son fils Josaphat (v. 25).
Mais voyons un peu ce qui se passait, d’autre part, au royaume d’Israël. — Nadab, fils de Jéroboam «suivit le train de son pere et commit les mêmes péchés» (v. 26); son règne ne dura que deux ans. Une conspiration d’un certain Bahasça, de la tribu d’Issachar, lui coûta le trône et la vie (v. 27–28); naturellement, Bahasça se proclama roi; il régna vingt-quatre ans, pendant lesquels il se comporta, vis-à-vis de Sabaoth, aussi mal que Jéroboam et Nadab (v. 33–34). C’est alors que papa Bon Dieu, trouvant que cette impiété durait trop, parla à Jéhu et lui apprit qu’il venait de décréter la ruine de la famille Bahasça.
Celui-ci, selon l’usage, mourut tranquillement dans son lit, et c’est son fils Ela, qui, après un règne de deux ans, fut assassiné par le nommé Zamri (16:10).
Zamri se subsistua à sa victime, massacra toute la famille Bahasça, «et il n’en laissa pas vivre un, ni homme, ni bête, de ses parents ou de ses amis» (v. 11). — Le règne de Zamri fut court: sept jours en tout (v. 15); Amri se mit à la tête d’une émeute, et Zamri, dont le rôle de fléau de Dieu était terminé, se suicida (v. 18).
Amri régna douze ans (v. 23).
«La septième année de son règne, Amri acheta une montagne à un hébreu, du nom de Somer, moyennant le prix de deux talents d’argent; il bâtit une ville sur cette montagne et l’appela Samarie en souvenir de Somer» (v. 24)
C’est aussi vers ce temps-là que Hiel, natif de Béthel, rebâtit la ville de Jéricho[12] (v. 34).
Ah! nous voici arrivés à Achab, l’impie Achab, fils d’Amri; avec ce prince, dont le nom est donné à maudire aux enfants qui épèlent l’histoire sainte, la Bible va redevenir intéressante. C’est maintenant que nous allons avoir à nous occuper aussi de l’impayable prophète Élie, cet homme unique qui n’avait pas de pain à manger sur la terre, et qui monta au ciel dans un char de feu traîné par des chevaux également de feu.
«Achab régna sur Israël à Samarie, pendant vingt-deux ans, et il fit tout ce qui est mauvais devant l’Éternel, plus encore que tous ceux qui l’avaient précédé; et comme s’il lui eût été peu de chose de continuer, en les aggravant, les péchés de Jéroboam, il prit encore pour femme Jézabel, fille d’Ithobal, roi des Sidoniens.» (v. 29–31)
Dieu avait pardonné à David son mariage avec Bethsabée, dont il avait assassiné l’époux: il n’avait pas vu de mauvais œil le mariage de Salomon et de la fille du roi d’Égypte; mais qu’Achab osât épouser Jézabel, fille du roi des Sidoniens, voilà ce qui constituait un crime irrémissible!
On comprend facilement qu’un roi aussi impie n’allait pas se contenter de simples veaux d’or pour faire ses dévotions sacrilèges. En effet,
«Achab dressa un autel à Baal, dans un temple de Baal, qu’il fit bâtir à Samarie; et il servit Baal, et il se prosternait devant lui.» (v. 32)
Ce n’est pas tout, apprêtez-vous à frémir encore:
«Achab fit un bocage et ainsi Achab fit encore pis que tous les rois d’Israël ses prédécesseurs pour irriter Jéhovah.» (v. 33)
Après cela, il est hors de doute que le royal époux de Jézabel agissait par pure malice et qu’il se délectait en mettant en courroux papa Bon Dieu.
Un prophète hors ligne devenait donc nécessaire, indispensable; c’est Élie le Thesbite que le seigneur Sabaoth décréta d’opposer à l’archi-impie Achab.
«Élie le Thesbite était un de ceux qui avaient fixé leur résidence à Galaad. Il se rendit auprès du roi Achab, et lui dit: Aussi vrai que le dieu d’Israël est l’éternel vivant, il ne tombera pas du ciel une goutte de rosée ni une goutte de pluie, si je ne l’ordonne au nom du tout-puissant Dieu.» (17:1)
Après quoi, Élie, majestueux, tourne, les talons; mais la Bible ne dit pas comment Achab prit cette annonce.
«Ensuite, le seigneur Adonaï adressa la parole à Élie, et lui dit: Va-t’en d’ici, retire-toi vers l’orient, cache-toi dans le torrent de Kérith, qui est vis-à-vis du Jourdain; tu boiras l’eau du torrent, et, quant au reste de ta nourriture, il y sera pourvu par des corbeaux à qui j’ai commandé. Élie, très obéissant au Seigneur, partit donc, et il établit sa demeure dans les ravins du torrent de Kérith. Chaque matin, ainsi que chaque soir, des corbeaux lui apportaient du pain et de la viande; et il buvait l’eau du torrent.» (v. 2–6)
Cette idée de nourrir les saints par des corbeaux a été imitée depuis dans l’histoire des Pères du désert. Un corbeau nourrit pendant soixante ans l’ermite Paul dans une caverne de la Thébaïde, il lui apportait chaque jour la moitié d’un pain dans son bec. Paul n’avait que cent-treize ans, lorsque l’ermite Antoine, âgé de quatre-vingt-dix, vint lui faire une visite. Alors le corbeau apporta un pain entier pour le déjeuner des deux saints; et cela est très vrai, attendu que saint Jérôme en donne sa parole d’honneur.
Revenons à Élie.
«Mais il arriva, au bout de quelques jours, que le torrent tarit, parce qu’il ne pleuvait plus nulle part. Alors la voix d’Adonaï se fit encore entendre au prophète et lui dit: Maintenant, va à Sarepta, qui est près de Sidon, et tu y habiteras; il y a là une veuve, à qui j’ai commandé de te nourrir.
Il alla donc aussitôt à Sarepta; et, comme il arrivait à la porte de la ville, il aperçut une femme qui ramassait du bois; Élie vit bien qu’elle était veuve: c’est pourquoi il l’appela et lui dit: Je t’en prie, puise de l’eau dans un pot, et fais-moi boire.
La femme allait lui chercher de l’eau; mais il la rappela et il ajouta: Je t’en prie, apporte-moi aussi une bouchée de pain. Alors, elle lui répondit: L’Éternel ton Dieu, qui est vivant, m’est témoin que je n’ai pas le moindre gâteau; je possède en tout, dans un vase, un peu de farine, à peine de quoi remplir ma main, et un peu d’huile au fond d’une fiole. Je suis donc venue chercher quelques brins de bois, que j’allume pour faire cuire ce restant de farine; mon fils et moi, nous le mangerons, et ensuite il ne nous restera plus qu’à mourir.
Élie lui dit: Aie confiance et fais ce que je t’ai dit; apprête d’abord pour moi un petit pain cuit sous la cendre, que tu m’apporteras; ensuite, tu en feras pour toi et ton fils autant que tu voudras; car l’Éternel, dieu d’Israël, a décrété que la farine qui est dans ton vase ne diminuera point, ni l’huile dans ta fiole, jusqu’à ce qu’il ait fait pleuvoir sur terre.
La veuve s’en alla donc, fit ce qu’Élie lui avait dit, et puis le logea chez elle, et elle mangea avec son fils et lui plusieurs jours, sans que la farine ni l’huile vinssent à manquer, selon la parole que Jéhovah avait prononcée par la bouche d’Élie.» (v. 7–16)
«Or, après ces choses, il arriva que le fils de la veuve tomba malade; et la maladie fut si forte, qu’il expira. Alors, cette femme dit à Élie: Qu’y a-t-il entre toi et moi, homme de Dieu? Es-tu venu chez moi pour réveiller devant Dieu le souvenir de mes vieux péchés et faire mourir ainsi mon fils?
Élie lui répondit: Donne-moi ton fils. Il le prit à la veuve qui le tenait serré contre son sein; puis, il le porta dans la chambre où il logeait et le coucha sur son lit. Après quoi, il cria très fort à l’Éternel: Éternel mon Dieu, as-tu à ce point affligé cette veuve, que tu lui aies fait mourir son fils? Et, ayant ainsi crié, il s’assit sur l’enfant et s’étendit de tout son long sur le cadavre, par trois fois, en criant encore: Éternel mon Dieu, je te prie de faire rentrer l’âme de cet enfant dans son corps!
Alors l’Éternel entendit la voix d’Élie et exauça sa prière; l’âme de l’enfant rentra dans le cadavre, et le corps redevint vivant. Et Élie prit l’enfant par la main et dit à sa mère: Regarde, ton fils vit. Et la veuve répondit à Élie: Je connais maintenant que tu es un homme de Dieu et que dans ta bouche la parole de l’Éternel est véritable.» (v. 17–24)
Il semblerait, d’après ce dernier verset, que la veuve se convertit, car, étant Sidonienne, elle pratiquait évidemment la religion des Phéniciens, et nous venons de voir que Dieu, qui avait d’abord placé son prophète chez les hérétiques du royaume d’Israël, l’en retira momentanément pour le faire aller chez les infidèles. Ce prophète était plein de sagacité, puisqu’il avait deviné, au premier coup d’œil, que la femme qui ramassait du bois était veuve. On aura peut-être trouvé étonnant qu’il ait commencé par demander pour lui le seul morceau de pain qui restait à cette femme, et il semble que la veuve, quoique croyante aux faux dieux de Phénicie, a eu plus de confiance en la parole d’un inconnu lui parlant au nom du Dieu d’Israël que le prophète n’avait lui-même confiance en son Jéhovah; mais cela n’est qu’une apparence, vous diront les théologiens: Élie éprouvait cette femme, et le miracle s’est accompli en sa faveur, précisément parce qu’elle n’a pas hésité à croire le prophète. Si elle avait refusé de donner à Élie son dernier morceau de pain, il n’y aurait pas eu de miracle, par conséquent; mais alors ce que Dieu avait annoncé à son prophète ne se serait donc pas réalisé? Inutile d’approfondir; c’est justement la spécialité du surnaturel d’être incompréhensible.
Ce qui mérite mieux l’examen, c’est le fait des miracles que Jéhovah accomplissait chez les peuples qui ne pratiquaient pas son culte et qui ne l’adoptaient pas, après avoir été témoins de ces merveilles. En effet, il n’est pas dit formellement que la veuve de Sarepta embrassa la religion juive. Cette observation a permis aux critiques de rappeler que tous les peuples de l’antiquité reconnaissaient un Dieu suprême qui communiquait une partie de son pouvoir à ceux qu’il voulait favoriser, tantôt à des mages d’Égypte, tantôt à des mages de Perse ou de Babylone, tantôt à des hérétiques samaritains, à des idolâtres même, comme Balaam; ces critiques ajoutent que chacun conservait ses rites, son culte, ses dieux secondaires, en adorant le Dieu universel sous un nom qui variait selon les pays. Ceci expliquerait que le pharaon qui vit les miracles de Moïse reconnut la puissance de Dieu et ne changea point de culte, et que la veuve de Sarepta put reconnaître le pouvoir de l’Éternel invoqué par Élie, sans se faire juive pour cela. Il est bien entendu que, par ces observations, les critiques n’entendent nullement admettre l’authenticité de ces diverses histoires de miracles; mais ils donnent les explications que nous venons de reproduire, afin qu’on puisse se rendre compte des conditions dans lesquelles on a pu inventer ces merveilleuses histoires.
«En la troisième année de ce temps-là, Jéhovah adressa de nouveau la parole à Élie et lui dit: Le moment est venu de te montrer à Achab; car je vais donner de la pluie à la terre.» (18:1)
La terre était donc demeurée pendant trois ans sans une goutte de pluie!
«Élie s’en alla donc pour se montrer au roi d’Israël; or, il y avait une grande famine à Samarie.» (v. 2)
Après trois années de sécheresse, cela se conçoit; mais pourquoi la famine sévissait-elle à Samarie plutôt qu’ailleurs?
«Et Achab avait appelé Abdias, son maître d’hôtel. Cet Abdias avait une grande crainte de Jéhovah; c’est pourquoi, à une époque où Jézabel faisait exterminer les prophètes de Jéhovah, il en cacha cent, qu’il nourrissait de pain et d’eau, cinquante dans une caverne et cinquante dans une citerne desséchée. Et Achab avait dit à Abdias: Il faudrait au moins sauver nos chevaux et nos mulets, et, puisque la pluie ne tombe plus, allons vers toutes les fontaines et vers tous les torrents, et ramassons l’herbe que nous trouverons au bord des eaux qui coulent, afin que le pays ne soit pas dépeuplé de bêtes. Et ils se partagèrent le royaume pour l’explorer, en allant chacun de son côté; Achab prit par un chemin, et Abdias allait par un autre chemin.» (18:3–6)
On ne voit pas bien ce roi quittant son palais pour aller ramasser de l’herbe et revenir ensuite garnir les râteliers de ses écuries; il semble qu’il aurait dû charger ses domestiques de cette besogne. Mais on pourra répondre qu’il est sous-entendu que, devant l’effroyable misère qui avait été fatalement le résultat de trois années sans une goutte de pluie, le roi Achab avait congédié tout son personnel et n’avait gardé que son maître d’hôtel. Le plus extraordinaire était qu’il y eût encore des fontaines, des torrents, des rivières: les prairies n’existaient plus, c’est clair, faute de pluie; mais, en l’absence de toute eau du ciel, comment les sources s’alimentaient-elles? Il est bien amusant de penser que les dévots, qui lisent la Bible et qui y ont foi, ne se posent aucune de ces questions.
Passons. Abdias, en cherchant de l’herbe, rencontre Élie, devant qui il se prosterne et qui lui dit d’annoncer à Achab sa prochaine visite. Cette proposition trouble singulièrement Abdias, qui se tient le raisonnement suivant:
«Quoi! Élie, tu m’invites à aller dire au roi mon maître: Voici Élie qui va venir. Mais il arrivera qu’à peine je serai parti d’auprès de toi, l’Éternel te transportera en quelque lieu caché que j’ignorerai; alors, moi, j’aurai annoncé ta visite à Achab, et, comme on ne te trouvera plus nulle part, Achab croira que je me suis moqué de lui, et il me tuera.» (v. 12)
On voit que le bonhomme Abdias craignait Jéhovah au point de se défier même d’une fumisterie. Heureusement, Élie le rassura et s’engagea, au nom de l’Éternel, à se montrer dans les vingt-quatre heures au roi Achab. (v. 15)
«Achab, ayant été informé par Abdias, vint au-devant d’Élie, et, dès qu’il le vit, il lui dit: N’es-tu pas celui qui trouble Israël? Mais Élie lui répondit: Ce n’est pas moi qui trouble Israël; c’est toi et la maison de ton père, depuis que vous avez abandonné Adonaï pour adorer Baal. Mais fais ce que je vais te dire: ordonne à tout le peuple d’Israël de se rassembler devant moi sur les montagnes du Carmel, et fais-y venir aussi les quatre cent cinquante prêtres de Baal, et les quatre cents prophètes des bocages qui mangent à la table de ta femme Jézabel. Achab réunit donc sur le Carmel tous les enfants d’Israël et tous les prophètes. Puis, Élie dit à haute voix au peuple: Jusques à quand boiterez-vous des deux côtés? Si Jéhovah est dieu, adorez-le; mais si c’est Baal, vous lui devez vos adorations. Et le peuple ne répondit pas un seul mot.» (18:16–21)
«Alors Élie dit encore: Je suis demeuré le seul prophète de Jéhovah, tandis que les prophètes de Baal sont ici quatre cent cinquante. Eh bien, qu’on amène deux bœufs. Les prophètes de Baal en choisiront un; qu’ils le mettent en pièces, qu’ils le placent au-dessus d’un amas de bois, mais sans y mettre le feu; et moi, je ferai de même pour l’autre bœuf. Invoquez tous le nom de vos dieux, et moi j’invoquerai le nom du mien. Que le dieu qui exaucera par le feu soit désormais votre dieu. Tout le monde lui répondit: Excellente proposition! Et Élie invita les prêtres de Baal à sacrifier à leurs choix un des bœufs que l’on amena; il dit expressément: Surtout ne mettez point le feu à votre amas de bois.» (18:22–25)
«Les prophètes d’Achab préparèrent donc leur bœuf comme il était convenu, et ils invoquèrent Baal depuis le matin jusqu’à midi, en s’écriant: Baal, exauce-nous! Mais il n’y eut de Baal ni voix ni réponse. Et ces prophètes sautaient par-dessus leur amas de bois. Quand il fut midi, Élie se moqua d’eux, en ces termes: Criez plus fort, puisque Baal est dieu; mais il a peut-être quelque autre affaire qui l’occupe, ou bien il est au cabaret, ou encore il voyage; peut-être aussi, il se peut qu’il dorme en ce moment; ne craignez donc pas de trop crier pour le tirer de son sommeil. C’est pourquoi ces prophètes criaient de toutes leurs forces; ils se firent aussi dans les chairs des incisions selon leur rite avec des couteaux et des lancettes, jusqu’à ce qu’ils fussent couverts de sang.» (18:26–28)
Les critiques font remarquer que le mont Carmel était sur le territoire des Sidoniens, et que le royaume de Sidon était distinct de celui d’Israël, puisqu’il est dit plus haut que Jézabel était fille d’Ithobal, roi des Sidoniens. Il n’est pas admissible que les sujets d’Achab soient allés se réunir sur un point situé dans un autre royaume, pour assister à l’expérience demandée par Élie. Le mont Carmel ne figure donc dans ce récit que par l’effet d’une erreur géographique du divin pigeon. Les critiques disent encore que, si l’on veut croire à la réalité de cet épisode et le prendre tel qu’il est narré, il en ressort avec évidence, par l’acceptation unanime et soudaine que les Israélites font de l’offre d’Élie, qu’ils étaient de bonne foi; il n’est pas moins évident que leurs prêtres, réputés faux prophètes d’après la Bible, avaient autant confiance dans leur dieu Baal qu’Élie dans Jéhovah, puisqu’ils se donnaient des coups de couteau et faisaient couler leur sang pour obtenir le feu du ciel.
Mais il convient mieux de ne retenir de tels récits, si ridiculement fantaisistes, que certaines constatations, intéressantes pour l’histoire du peuple juif, et ces constatations sont celles qui restent, une fois qu’on a dégagé les anecdotes bibliques de leur cadre de miracles plus ou moins merveilleux. Il résulte donc tout simplement de ceci que le peuple d’Israël et le peuple de Juda adoraient le même dieu sous des noms différents. Israël avait des veaux d’or; mais Juda avait ses bœufs d’or, placés par Salomon dans le sanctuaire avant que Sésac vînt piller Jérusalem et le temple. Il est clair, par le texte, qu’Israël n’adorait point en réalité ses veaux, puisqu’il n’adorait que Baal. Or, ce mot Bal, Bel, Baal, signifiait «le Seigneur», comme Adonaï, Eloa, Sabaoth, Schaddaï, Jéhovah. Les rites, les sacrifices étaient entièrement les mêmes; les intérêts seuls étaient différents. L’hérésie d’Israël ne consistait donc qu’en ce que les Israélites ne voulaient pas porter leur argent à Jérusalem, dont la tribu de Juda était en possession.
«Lorsque le midi fut passé et que les prophètes de Baal se furent épuisés en vains efforts, alors Élie rétablit l’autel d’Adonaï, en prenant douze pierres, selon le nombre des tribus des enfants de Jacob; puis, il fit une rigole tout autour, arrangea son bois sur les pierres, abattit son bœuf et le coupa en morceaux, qu’il disposa au-dessus de son bois, sans le moindre feu. Et il fit verser sur son bois douze cruches d’eau, de sorte que non seulement le bois fut mouillé, mais encore l’eau coulait dans la rigole et la remplissait tout à fait. Alors, Élie s’écria: Adonaï! dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob! voilà le jour où il faut que l’on connaisse que tu es le dieu d’Israël, et que je suis ton serviteur, et que c’est par ton ordre que j’ai fait tout cela! Exauce-moi, Éternel, exauce-moi! À peine avait-il fini son invocation, que le feu d’Adonaï descendit du ciel et dévora d’un seul coup les morceaux de bœuf, le bois, les pierres de l’autel, et même toute l’eau qui était dans les rigoles. À cette vue, les gens du peuple s’allongèrent par terre, le visage contre le sol, en criant: Oui, Adonaï est dieu! oui, Adonaï est dieu!
Alors, Élie, les ayant fait relever, leur dit: Maintenant, saisissez les prophètes de Baal et les prophètes des bocages, et qu’il n’en échappe pas un seul! Et le peuple les ayant pris, Élie les conduisit au torrent de Kisçon, où il ordonna leur mort, et tous sans exception périrent là.» (v. 29–40)
Quelques savants prétendent qu’Élie n’est qu’un personnage allégorique, qu’il n’y eut jamais d’Élie. Mais, si Élie exista, les critiques disent que jamais juif ne fut plus barbare, attendu que, d’après le texte même, les prêtres de Baal étaient aussi dévots à leur dieu que lui au sien, et que leur foi était aussi grande que la sienne. Ils étaient fidèles à leur dieu et à leur roi: il y avait donc une injustice horrible à leur infliger la mort. Et comment le roi d’Israël toléra-t-il leur exécution? C’était se condamner lui-même!… De plus, Élie devait, en bonne logique, espérer que le miracle inouï de la foudre qui vint, en temps serein, brûler instantanément son bœuf, son bois, ses pierres et l’eau de ses rigoles, donnerait à réfléchir à ces prêtres hérétiques et les convertirait infailliblement. Il devait donc porter sur ses épaules les brebis égarées; il devait vouloir le repentir des pécheurs et non leur mort.
Après la noyade des prêtres de Baal dans le torrent de Kisçon,
«Élie dit à Achab: Monte, mange et bois, car on entend le bruit d’une grande pluie.» (v. 41)
Nous n’avons pas oublié que, depuis trois ans, toutes les nations de la terre, et celle d’Israël en particulier, attendaient avec de vifs désirs le bienfait d’une pluie. Élie annonçait donc une heureuse nouvelle à Achab; mais il blaguait en disant qu’on entendait le bruit d’une averse, car on n’entendait rien du tout, ainsi que cela résulte des versets suivants.
«Achab monta donc au sommet de la montagne, pour manger et pour boire, et Élie gravissait aussi le sommet du Carmel. Alors, Élie se prosterna si profondément qu’il tenait son visage entre ses genoux.» (v. 42)
Peut-être le prophète avait été clown, dans sa jeunesse.
«Puis, Élie dit: Regarde maintenant vers la mer. L’autre regarda et répondit: Je ne vois rien. Élie reprit: Eh bien! retourne-toi jusqu’à sept fois pour regarder la mer qui est là-bas. À la septième fois, l’autre dit: J’aperçois au loin une petite nuée, qui n’est pas plus grosse que le poing d’un homme, et celte nuée monte de la mer. Élie dit à Achab: À présent, saute promptement sur un chariot, et descends la montagne à toute vitesse, afin que la pluie torrentielle qui arrive ne te surprenne pas. Puis, les cieux s’obscurcirent, tant les nuages s’amoncelèrent de tous côtés; la tempête commença, et il se mit à pleuvoir par quantités d’eau extraordinaires. Achab monta sur un chariot, et Élie, s’étant entouré les reins d’une ceinture bien serrée, courait devant le chariot d’Achab; il courut ainsi jusqu’à Jizréhel, où le roi mit pied à terre.» (18:43–46)
Le spectacle de ce prophète, sans parapluie, courant devant le chariot royal de toute la vitesse de ses jambes, ne devait pas manquer de pittoresque.
«Mais voici qu’Achab raconta à Jézabel comment Élie avait fait mettre à mort tous les prêtres de Baal; et, après cela, Élie reçut un message de la reine, qui lui déclarait ceci: Que mes dieux me traitent avec la dernière rigueur, si demain, à cette même heure, je ne t’ai pas mis dans le même état où tu as mis les prêtres! En recevant ce message, Élie eut le cœur bouleversé, et il s’enfuit en toute hâte jusqu’à Béer-Sçébah; et il s’enfonça très avant dans le désert. Après toute une journée de course, il s’arrêta, très fatigué; il s’assit sous un genêt, et là il demanda à Dieu de lui retirer son âme; il dit: J’en ai assez, ô mon Seigneur! prends mon âme, je t’en supplie.» (19:1–4)
Ici, on s’étonne bien de deux choses: premièrement, que la reine Jézabel ait été assez sotte pour avertir Élie, par message, qu’elle avait décrété de le faire assassiner le lendemain, ce qui lui donnait vingt-quatre heures pour prendre de la poudre d’escampette; secondement, rien n’est plus singulier que la poltronnerie subite de ce gaillard qui, ayant le pouvoir de ressusciter les morts et disposant à son gré des nuées et de la foudre, eut un si beau trac devant les menaces d’une femme.
«Or, Élie, après sa prière, se coucha et s’endormit sous le genêt. Alors un ange le secoua, en lui criant: Réveille-toi donc et mange! Élie se leva et ne vit personne; mais, à côté de lui, il y avait un gâteau, sorti tout chaud du four, et une bouteille d’eau. Il en mangea et but, et il se recoucha. Mais l’ange le secoua encore, en lui criant: Mange tout le gâteau, et bois toute la bouteille! Et Élie se réveilla. L’ange lui dit alors: Tu as un long chemin à faire; tu ne pourras l’accomplir, si tu ne reprends des forces. Il se leva donc et finit le gâteau et la bouteille; et, avec les forces que lui donnèrent ce repas, il marcha sans s’arrêter pendant quarante jours et quarante nuits jusqu’au mont Horeb, la montagne de Dieu.» (19:5–8)
En dictant à l’écrivain sacré cette réjouissante histoire, le divin pigeon paraît avoir totalement oublié que, lorsqu’il dictait le récit des aventures de Moïse, il nous représenta les Hébreux marchant trente-huit ans pour se rendre du mont Horeb aux environs de Béer-Sçébah. Il nous semble voir une bonne dévote, qui, frappée de cette contradiction, mais n’osant pas douter, interrogerait son directeur de conscience.
Croyez-vous, par hasard, que le confesseur serait embarrassé? Oh! que nenni! Un tonsuré sait toujours quoi répondre à l’ouaille crédule. «Du mont Horeb à Béer-Sçébah, prononcerait-il avec gravité, il y a trois cent quarante-sept fois plus de distance que de Béer-Sçébah au mont Horeb; voilà pourquoi Moïse a marché trente-huit années, et Élie quarante jours, selon la parole divine, qui ne peut ni se tromper ni nous tromper.» Et la fidèle ouaille, n’en demandant pas davantage, admirera d’autant plus la Bible qu’elle la trouvera moins compréhensible.
Quoi qu’il en soit quant à la longueur du chemin, il convient de regretter que l’ange de Béer-Sçébah n’ait pas écrit quelque part la recette du gâteau qui suffit pour la nutrition d’un touriste pendant quarante jours; et s’il ne l’a pas révélée à Élie, au moins aurait-il dû la révéler à Tartarin, qui, à coup sûr, aurait mangé de cette galette avant de se mettre en marche pour ses mirifiques excursions.
Un voyage, qui débutait d’une façon si merveilleuse, réservait évidemment à Élie bien d’autres surprises.
«Arrivé au mont Horeb, le prophète de Dieu entra dans une caverne et y passa la nuit. La voix de Jéhovah le réveilla, vers le matin, en lui disant: Élie, que fais-tu ici?» (v. 9)
Élie n’avait reçu de l’ange aucune instruction précise; il savait qu’il devait se rendre au mont Horeb, mais c’était tout. Dans quel but ce voyage? il l’ignorait absolument. La question de papa bon Dieu était donc bizarre. Néanmoins, Élie répondit, en s’excusant au sujet de sa fuite:
«Seigneur, les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels, ils ont tué tes prophètes, et je suis demeuré moi seul, et ils cherchent ma vie pour me l’ôter!» (v. 10)
Remarquons, en passant, qu’Élie conte une blague au seigneur Jéhovah: ce n’est pas des enfants d’Israël qu’il a peur, c’est de Mme Jézabel, dont il ne parle pas. Les enfants d’Israël viennent de jeter, pour lui être agréable, tous les prêtres de Baal dans le torrent de Kisçon; il n’a guère à les redouter! L’apostasie qu’il rappelle, mais c’est de l’histoire ancienne! Le peuple, témoin du miracle opéré sur le Carmel, a crié: Vive Adonaï! Jéhovah connaît, aussi bien qu’Élie, le revirement qui s’est manifesté en sa faveur. Vraiment, Élie parle pour ne rien dire.
Jéhovah ne se préoccupe pas de cette réponse. Il reprend:
«Sors, dit Jéhovah à Élie, et tiens-toi debout sur la montagne; car je vais passer. Alors, s’éleva un vent très impétueux qui déracinait les arbres et fendait les rochers, et le mont Horeb se souleva en de violentes secousses, tellement que les pierres s’arrachaient et se brisaient les unes contre les autres; mais Jéhovah n’était point dans ce tremblement de terre.» (v. 11)
Représentez-vous Élie sur cette montagne qui se met en danse; on aurait payé cher pour voir ça de loin avec une longue-vue.
Et ce n’était pas fini:
«Après le tremblement, la montagne sur laquelle Élie se trouvait prit feu de toutes parts; mais Jéhovah n’était point dans les flammes. Après le feu, il y eut le sifflement d’un petit vent, doux et subtil.» (v. 12)
Ne riez pas: Dieu était dans le petit vent.
«Aussitôt, Élie enveloppa son visage de son manteau, et Jéhovah lui dit, d’une voix tonnante: Élie, que fais-tu ici?» (v. 13)
Le prophète répète sa réponse de tout à l’heure, mot pour mot.
«Mais l’Éternel lui dit: Recommence tout le chemin que tu as fait, retourne et va-t’en à Damas. Là, tu oindras Hazaël pour roi sur la Syrie. Tu oindras aussi Jéhu, petit-fils de Namsi, pour être roi sur Israël; enfin, tu verras le bouvier Élisée, fils de Sçaphat, et tu l’oindras prophète à ta place. Et il arrivera que quiconque échappera à l’épée d’Hazaël sera tué par Jéhu, et que quiconque échappera à l’épée de Jéhu sera mis à mort par Élisée.» (v. 15–17)
On n’a jamais pu expliquer ce passage de la Bible, attendu qu’il n’est dit nulle part qu’Élisée fut oint ni qu’il ait égorgé ceux qui échappèrent à l’épée de Jéhu.
«Élie partit donc du mont Horeb, et plus tard il rencontra un homme qui labourait avec douze couples de bœufs. C’était Élisée. Alors, Élie passa auprès de lui sans lui parler et lui jeta son manteau sur les épaules.
Élisée laissa aussitôt ses bœufs, courut après Élie, et lui offrit de le suivre, aussitôt qu’il aurait pris congé de son père et de sa mère.» (v. 19–20)
C’est ainsi qu’Élisée devint le serviteur d’Élie, sans avoir été oint le moins du monde.
Le chapitre 20 du premier livre des Rois relate une guerre que le roi de Syrie, Bénadab, — encore un inconnu, — déclara au roi d’Israël sous un prétexte peu commun. Ce Bénadab, un beau matin, envoya un messager à Achab pour lui dire: Je veux être le mari de tes femmes et le père de tes enfants; donne-moi donc tout de suite tes femmes, tes enfants, et, en même temps, donne-moi beaucoup d’argent et beaucoup d’or (v. 5). Achab réunit les anciens d’Israël et leur dit: Je crois que ce prince se moque de moi. Les anciens lui répondirent: Seigneur, n’écoute point Bénadab, et n’acquiesce pas à sa demande. Bénadab, voyant sa requête repoussée, entra dans une grande colère et jura que toute la terre de la capitale d’Israël ne tiendrait pas dans sa main. Déclaration de guerre; terrible bataille; triomphe d’Achab, tout à coup protégé par Jéhovah, on ne sait pas pourquoi.
Bénadab se réfugie dans la ville d’Aphek et se cache «au fond du cabinet le plus retiré d’une maison». Néanmoins, il tombe finalement entre les mains d’Achab, qui, jugeant sans doute qu’il avait affaire à un fou, l’épargne. Dieu se repent d’avoir donné la victoire à Achab. Ce n’est pas plus intéressant que ça!
Ici se place l’histoire bien connue de Naboth, propriétaire d’une vigne à Jizréhel, laquelle vigne était voisine du palais d’Achab. Le roi fait au bonhomme Naboth des propositions qui eussent séduit n’importe lequel de nos contemporains. Cette vigne, Achab voudrait l’acheter pour la transformer en jardin; il offre à Naboth de la payer ce qu’il désirera, sans marchander, ou, si Naboth préfère, de lui donner une autre vigne d’une valeur bien supérieure.
Naboth repousse les ouvertures du roi. Il tient cette vigne de son père, et il entend la garder, quand le diable y serait! Achab, en présence de cet entêtement de paysan, est si mortifié de son insuccès, qu’il en perd le boire et le manger. Alors, Jézabel fit lapider Naboth par des coquins à qui elle avait graissé la patte, elle conseilla ensuite à Achab d’entrer en possession de la vigne convoitée. Ces événements provoquèrent l’intervention d’Élie, truchement de Jéhovah. Achab, ayant entendu les menaces proférées contre lui, déchira ses vêtements et ne se promena plus, pendant quelque temps, dans sa capitale, sans être revêtu d’un sac. (ch. 21)
Les circonstances qui précédèrent la mort d’Achab valent la peine d’être relatées tout au long, d’après le texte sacré: et, d’ailleurs, on ne s’embête pas en lisant le chapitre 22 du premier livre des Rois qui expose ce qui s’est passé non seulement sur terre, mais encore au ciel, à ce sujet. Nous avons là un certain Michée, prophète de son métier, qui assiste au grand conseil tenu par Jéhovah dans le royaume éternel, et qui en fait le rapport, en sa qualité de témoin oculaire; on n’est pas plus précis, vous allez voir!
«Trois ans se passèrent, sans qu’il y eut guerre entre la Syrie et Israël. Ensuite, Josaphat, roi de Juda, vint rendre visite au roi d’Israël.» (22:1–2)
Il est bon de savoir que Josaphat, fils du vertueux Asa, était lui-même d’une piété exemplaire envers Jéhovah; dans la période du royaume de Juda, lui, Josaphat, et le roi Ézéchias, dont il sera question plus loin, sont cités par les curés comme les deux monarques modèles. Il n’en est pas moins vrai que le pieux Josaphat entretenait avec l’impie Achab les meilleures relations d’amitié; l’idolâtrie d’Achab et de Jézabel l’effarouchait si peu, qu’il leur avait demandé et obtenu la main de leur fille Athalie pour son fils Joram. Notons, en passant, que la reine Jézabel fut très prolifique, et nous savons, d’après les paroles de Jéhovah à Abraham et à Jacob, qu’une famille nombreuse est une des meilleures bénédictions divines; Achab et Jézabel, quoique idolâtres, furent donc bénis de Jéhovah, puisqu’ils eurent (on le verra plus loin) soixante-douze fils, sans compter les filles, dont Athalie était l’aînée.
Voilà donc le pieux Josaphat en visite chez son co-beau-père Achab.
«Le roi d’Israël dit à ses officiers: Je viens de me souvenir que la ville de Ramoth-Galaad nous appartient; pourquoi ne nous mettons-nous pas en devoir de la retirer d’entre les mains du roi de Syrie?» (v. 3)
En effet, trois ans auparavant, lors de la guerre qu’il avait eue avec Bénadab, roi de Syrie, Achab avait exterminé ses ennemis, et, après cette extermination, il n’avait pas pensé à remettre la main sur Ramoth-Galaad, ville israëlite! On n’est pas plus négligent.
«Et Achab, se tournant aussi vers Josaphat, lui dit: Ne viendras-tu pas avec moi à la guerre pour m’aider à reprendre Ramoth-Galaad? Josaphat répondit au roi d’Israël: Dispose de moi comme de toi, et de mon peuple comme de ton peuple, et de mes chevaux comme de tes chevaux.» (v. 4)
Hein! était-il assez gentil pour l’impie Achab, notre pieux roi de Juda?…
Toutefois, en sa qualité de dévot, Josaphat conseilla de se renseigner auprès de Jéhovah, pour savoir s’il verrait de bon œil cette expédition.
«Josaphat ajouta: Néanmoins, je t’en prie, informe-toi de la parole de Jéhovah. Alors, le roi d’Israël fit appeler environ quatre cents prophètes, et leur posa cette question: Irai-je à la guerre contre Ramoth-Galaad, ou dois-je renoncer à reprendre cette ville? Les prophètes répondirent: Vas-y; car Jéhovah livrera la ville entre tes mains.» (v. 5–6)
Comme on le voit, les prophètes ne manquaient pas chez les Juifs; huit cent cinquante prophètes de Baal et des bocages avaient été occis au torrent de Kisçon; au bout de trois ans, quatre cents prophètes de Jéhovah les remplaçaient.
Josaphat trouvait que ce n’était pas assez; il eût désiré que pas un prophète ne manquât à la consultation. C’est pourquoi
«Josaphat demanda: N’y aurait-il pas encore quelque autre prophète de Jéhovah que l’on pourrait interroger? Achab répondit: Oui, il en reste encore un; mais je hais cet homme-là, parce qu’il ne prophétise jamais rien de bon, quand il est question de moi. C’est Michée, fils de Jimla. Josaphat dit au roi d’Israël: Je t’en prie, ne parle point ainsi; il faut respecter tous les prophètes de Jéhovah.
Alors, Achab appela un de ses officiers et lui dit: Fais venir Michée en toute hâte.» (v. 7–9)
«Or, le roi d’Israël et Josaphat, roi de Juda, étaient assis chacun sur son trône, revêtus de leurs plus beaux habits, sur la grande place qui était près de la porte de Samarie; et tous les prophètes prophétisaient en leur présence. Alors, le prophète Sédékias, fils de Canahana, se mit des cornes de fer sur la tête et dit: Ces cornes frapperont la Syrie jusqu’à ce qu’elle soit détruite; c’est la parole même de Jéhovah. Et tous les prophètes prophétisaient de même, disant aux deux rois: Montez contre Ramoth-Galaad, et vous serez victorieux; car Jéhovah vous livrera la ville.» (v. 10–12)
On fait remarquer que le prophète Sédékias pouvait prédire aux deux rois des choses agréables, sans se mettre deux cornes de fer sur la tête. C’eût été un beau spectacle, si tous les autres prophètes et tous les officiers de l’armée s’étaient mis des cornes pour opiner!
Le messager qui avait été envoyé à Michée, trouva ce prophète disposé à venir et promettant de dire exactement la parole de Jéhovah. Arrivé devant les deux rois, il commença par dire comme les autres:
Montez contre Ramoth-Galaad, et vous serez vainqueurs, la ville vous sera livrée par Jéhovah (v. 13–14).
Cette prophétie agréable étonna fort Achab, qu’elle venait de Michée; aussi insista-t-il.
«Le roi d’Israël lui dit: Parle-moi avec vérité, je t’en conjure; combien de fois faudra-t-il que je l’en prie? Allons, dis-moi la parole de Jéhovah.
Et Michée lui répondit, cette fois: Eh bien, j’ai vu Israël tout dispersé à travers les montagnes, comme un troupeau de brebis qui a perdu son berger, et Jéhovah, qui était là, disait: Maintenant qu’ils n’ont plus leur maître, qu’ils s’en retournent en paix, chacun dans sa maison.
Alors le roi d’Israël dit à Josaphat: Ne t’avais-je pas prévenu que celui-là ne prédit jamais rien de bon, quand il s’agit de moi?» (v. 16–18)
Restait à éclaircir pourquoi les autres prophètes avaient fait des prophéties favorables; car les quatre cents avaient-ils raison contre Michée, ou Michée contre les quatre cents?
Michée reprit donc la parole, et c’est ici que son récit est surtout admirable.
«Écoute, dit-il à Achab, ce que j’ai vu de mes propres yeux, et tu sauras pourquoi tu as été trompé par les autres prophètes. Jéhovah m’a admis à le voir, lorsqu’il était assis sur son trône, et j’ai assisté au conseil qu’il tenait, ayant toute l’armée des cieux devant lui, ainsi qu’à sa droite et à sa gauche. Et Jéhovah disait:
— Qui est-ce qui veut se charger de persuader à Achab d’aller combattre contre Ramoth-Galaad? qui lui fera croire qu’il sera victorieux? car, en le trompant ainsi, sa mort sera certaine.
Un ange disait d’une façon, et un autre ange disait d’une autre façon. Alors, un ange s’avança jusque devant le trône de Jéhovah, et, se tenant debout, dit à Dieu:
— Moi, je me charge de séduire le roi d’Israël.
Jéhovah lui dit: Comment donc t’y prendras-tu?
L’ange répondit au Très-Haut: Je sortirai d’ici et je descendrai sur terre; là, j’entrerai dans tous les prophètes, et je dirai des mensonges par leur bouche; ainsi, Achab croira les prophètes.
Et Jéhovah dit: Ce projet est habilement combiné pour tromper Achab; va, et tu réussiras tout à fait.»
Après ce récit, Michée ajouta:
«O roi, apprends par ceci que Jéhovah a mis un esprit menteur dans la bouche de tous les autres prophètes; mais ceci te prouve aussi que Jéhovah a prononcé un arrêt de mal contre toi.» (22:19–23)
Eh bien, comment trouvez-vous l’anecdote? Est-il assez du bien réussi, ce Jéhovah qui manœuvre avec ses anges pour tromper les hommes? Lord Bolingbroke, en commentant ce passage de la Bible, dit que c’est une mauvaise imitation d’un épisode de l’Iliade (livre 2), où Jupiter, en quête d’expédients pour relever la gloire d’Achille aux dépens d’Agamemnon, fait tromper celui-ci par un songe menteur.
«Il se peut, écrit le philosophe anglais, que, les livres juifs ayant été écrits très tard, le prêtre qui compila les rêveries hébraïques ait imité cette rêverie d’Homère. Car, dans toute la Bible, le dieu des Juifs est très inférieur au dieu des Grecs: il est presque toujours battu, il ne songe qu’à obtenir des offrandes, et son peuple meurt toujours de faim. Il a beau être continuellement présent et parler lui-même, on ne fait rien de ce qu’il veut. Si on lui bâtit un temple, il vient un Sésac, roi d’Égypte, qui le pille et qui emporte tout. S’il donne en songe la sagesse à Salomon, ce Salomon se moque de lui et l’abandonne pour d’autres dieux. S’il donne la terre promise à son peuple, ce peuple y est esclave depuis la mort de Josué, jusqu’au règne de Saül. Il n’y a point de Dieu ni de peuple plus malheureux. Les compilateurs des fables hébraïques ont beau dire que les Hébreux n’ont toujours été misérables que parce qu’ils étaient toujours infidèles, nos prêtres anglicans en pourraient dire autant de nos Irlandais et de nos montagnards d’Ecosse, pourtant fort dévots, quoique misérables. Rien n’est plus aisé que de dire: Si tu as été battu, si tu es dans l’adversité, c’est parce que tu n’as pas été assez religieux; si tu donnais plus d’argent à l’Église, tu serais vainqueur, tu prospérerais. Cette infâme superstition est ancienne; elle a fait le tour de la terre; elle a été le mot d’ordre des prêtres de toutes les religions et leur a servi à s’enrichir chez tous les peuples aux dépens de la bêtise humaine.»
Mais les prophètes à qui Michée avait donné un démenti se rebiffèrent; Sédékias, l’homme aux cornes de fer, souffleta Michée (v. 24), et celui-ci fut, au surplus, mis en prison (v. 27). Après quoi, Achab partit en guerre pour reprendre Ramoth-Galaad aux Syriens, et le roi de Juda se joignit à lui (v. 29); ce qui nous permet de constater que le pieux Josaphat crut les quatre cents prophètes plutôt que l’extraordinaire Michée.
Cependant, d’après le récit biblique, il semblerait que le roi d’Israël n’était pas très rassuré.
«Achab, ayant déclaré guerre, dit à Josaphat: Je vais me déguiser pour aller combat; mais toi, ne manque pas de revêtir tes habits royaux. Et il fut fait ainsi.» (v. 30)
Le but d’Achab était facile à comprendre, et l’on se demande quelle dose de naïveté avait l’excellent Josaphat, après le langage de son co-beau-père.
«Or, le roi des Syriens avait fait les recommandations que voici aux trente-deux capitaines de ses chariots: Vous ne combattrez contre qui que ce soit, ni petit ni grand, sinon contre le roi d’Israël seul. Il arriva donc que, dès que ces capitaines eurent vu Josaphat, ils coururent aussitôt contre lui, le prenant pour Achab; mais il s’écria: Je ne suis pas le roi d’Israël! Alors, les capitaines se détournèrent de lui. Et voici qu’une flèche, partie de l’arc de quelqu’un des Syriens, atteignit Achab avec force et le frappa entre les jointures de sa cuirasse. » (v. 31–34)
Ainsi périt l’époux de Jézabel; «il mourut sur le soir, et le sang de sa plaie coula très abondamment.» (v. 35) L’auteur sacré nous apprend qu’il avait construit «une maison tout en ivoire» (v. 39), mais sans nous donner d’autres détails.
Achab eut pour successeur son fils aîné Ochosias, dont la courte histoire est narrée dans le chapitre 1er du second livre des Rois. Celui-ci débute par un accident: «un jour, il tomba par la fenêtre de sa chambre haute, à Samarie, et il en fut fort malade.» (v. 2) Vu l’absence totale d’explications, nous en sommes réduit à supposer que ce monarque devait être enclin à l’ivrognerie et qu’il habitait, on ne sait pourquoi, le plus haut étage de son palais; sans doute, le soir de l’accident, il était plus saoul que de coutume, et, s’il passa par sa fenêtre, il est probable qu’il l’avait ouverte en la prenant pour un placard.
Le dieu des pochards avait empêché Ochosias de se tuer sur le coup; néanmoins, le roi s’inquiétait de savoir s’il guérirait de sa maladie. C’est à Baal Zéboub (dont on a fait Belzébuth), divinité adorée à Hékron, qu’il s’adressa en cette circonstance; ce qui scandalisa Élie au plus haut point.
«Un ange parla au prophète et le chargea de dire aux officiers du roi: N’y a-t-il donc pas un dieu en Israël? pourquoi aller consulter le dieu d’Hékron? Élie répéta ces paroles et ajouta: Dites au roi qu’il ne descendra pas de son lit, mais qu’il mourra, puisqu’il a fait appel à Baal-Zéboub.» (1:3–4)
Les officiers répétèrent à Ochosias les propos d’Élie, sans pouvoir le renseigner exactement sur l’identité de ce prophète de malheur.
«Ochosias leur dit donc: Comment était fait cet homme qui est venu au-devant de vous et qui vous a prononcé de telles paroles? Et ils lui répondirent: C’est un homme très poilu, avec une ceinture de cuir sur les reins. Alors, le roi s’écria: C’est Élie! Et aussitôt il envoya vers lui un capitaine et cinquante soldats; et comme le prophète s’était établi sur le sommet d’une montagne, le capitaine des cinquante hommes lui dit: Homme de Dieu, descends de ta montagne; nous venons te chercher de la part du roi, qui veut te voir. Élie répondit au capitaine: Si je suis homme de Dieu, que le feu du ciel te consume, toi et tes cinquante soldats! Aussitôt, un coup de tonnerre éclata, et la foudre dévora le capitaine et ses cinquante hommes.» (v. 7–10)
Un second capitaine, également escorté de cinquante soldats, fut envoyé à Élie par Ochosias; répétition exacte de la scène précédente (v. 11–12). Troisième envoi d’un capitaine.
«Ce troisième capitaine de cinquante hommes vint donc à Élie et se mit à genoux devant lui, le suppliant ainsi: Homme de Dieu, le feu du ciel est descendu à ta voix et a consumé les deux premiers capitaines et leur cinquante soldats; mais, maintenant, que ma vie te soit précieuse, je t’en prie! Alors, un ange de Jéhovah dit à Élie: Descends avec ce capitaine et n’aie point peur. Élie alla donc vers le roi, et il lui dit: Parce que tu as voulu consulter Baal-Zéboub, dieu d’Hékron, comme s’il n’y avait point de Dieu en Israël pour consulter sa parole, tu ne descendras point de ton lit, et tu mourras certainement. Ochosias mourut donc, et, comme il n’avait point de fils, son frère Joram lui succéda; et Joram monta sur le trône d’Israël en la seconde année du règne de Joram, roi de Juda, fils de Josaphat.» (1: 13–17)
Lord Bolingbroke, commentant cet épisode, s’exprime ainsi: «Cet Élie, qui fait descendre deux fois la foudre sur deux capitaines, et sur deux compagnies de soldats envoyés de la part de son roi, ne peut être qu’un personnage chimérique; car s’il pouvait ainsi se battre à coups de foudre, il aurait infailliblement conquis toute la terre, rien qu’en se promenant avec son valet. C’est ce qu’on disait tous les jours aux sorciers: Si vous êtes sûrs que le diable, avec qui vous avez fait un pacte, fera tout ce que vous lui ordonnez, que ne lui ordonnez-vous de vous donner tous les empires du monde, tout l’argent et toutes les femmes? On pouvait dire de même à Élie: Tu viens de tuer deux capitaines et deux compagnies de soldats à coups de tonnerre, et tu t’enfuis comme un lâche et comme un sot, dès que la reine Jézabel te menace de te faire pendre! Ne pouvais-tu pas foudroyer Jézabel, comme tu as foudroyé ces deux pauvres capitaines? Quelle impertinente contradiction fait de toi tantôt un dieu et tantôt un goujat? Quel homme sensé peut supporter ces détestables contes qui font rire de pitié et frémir d’horreur?»
On ne voit pas au surplus le motif de cette double extermination foudroyante. Il n’est dit, nulle part, dans le texte sacré, qu’Ochosias voulait faire jeter Élie en prison; quand celui-ci se décide à venir vers le roi qui le demande, il lui répète sa prophétie de mauvais augure et s’en va tout tranquillement. En outre, si Ochosias avait réellement l’intention de lui infliger le sort de Michée, point n’était besoin d’assassiner par le feu du ciel cent-deux militaires parfaitement innocents qui ne faisaient qu’obéir à leur consigne; il suffisait de les réduire à l’impuissance par une paralysie subite et éphémère, qui eût été aussi merveilleuse que les coups de foudre.
D’autre part, à propos d’Ochosias, de Josaphat et des deux Joram, le livre divin contient une contradiction matérielle qu’il est bon de relever; elle est flagrante.
Il est dit au premier livre des Rois, chapitre 22:
«Josaphat, fils d’Asa, avait commencé à régner sur Juda, en la quatrième année du règne d’Achab, roi d’Israël. Et Josaphat était âgé de trente-cinq ans quand il commença à régner, et il régna vingt-cinq ans à Jérusalem.» (v. 41–42)
Et plus loin, dans le même chapitre:
«Quand Josaphat s’endormit avec ses pères et fut enseveli avec eux, son fils Joram régna à sa place.» (v. 51)
Ce Joram, roi de Juda, n’est autre que l’époux d’Athalie, fille d’Achab.
«Et Ochosias, fils d’Achab, commença à régner sur Israël à Samarie, en la dix-septième année du règne de Josaphat, roi de Juda; et il régna deux ans sur Israël.» (v. 52)
On ne saurait être plus clair, plus précis. Par conséquent, puisque la Bible nous dit ensuite qu’Ochosias n’eut pas de fils et eut pour successeur son frère Joram, il est mathématiquement évident que ce Joram, roi d’Israël, monta sur le trône en la dix-neuvième année du règne de Josaphat, c’est-à-dire tandis que Josapbat avait encore six ans à vivre, ou encore six ans avant l’avènement du Joram, roi de Juda, fils de Josaphat et époux d’Athalie.
Il est donc impossible de concilier le chapitre 22 du premier livre des Rois avec le chapitre Ier du second livre, puisque ici le verset 17 vient de nous dire: «Joram (frère et successeur d’Ochosias) monta sur le trône d’Israël, en la seconde année du règne de Joram, roi de Juda, fils de Josaphat.» Puisque Joram de Juda a succédé à son père Josaphat huit ans après la mort d’Achab (selon les versets 42, 51 et 52 du chap. 22), comment aurait-il pu avoir déjà deux années de règne, lorsque son beau-frère Joram d’Israël succéda à Ochosias, également son beau-frère?
Voilà déjà une contradiction stupéfiante. Mais attendez!… Un peu plus loin, le chapitre III de ce même second livre des Rois débute ainsi:
«En la dix-huitième année du règne de Josaphat, roi de Juda, Joram, second fils d’Achab, commença à régner sur Israël à Samarie, et il régna douze ans.» (v. 1)
Cette fois, il faut tirer l’échelle! La contradiction est triple. Ce nouveau verset réduit à une année le règne d’Ochosias, que le verset 52 du chapitre 22 (premier livre) fixait à deux ans; et la première contradiction (2 livre 1:17) avait, au contraire, allongé de huit ans ce règne du monarque fameux par sa chute inexpliquée d’une haute fenêtre!
Qu’on ne nous reproche pas de nous attarder à mettre en relief ces maladresses si grossières de l’écrivain sacré. Elles montrent le j’m’en-fichisme des prêtres qui ont fabriqué cette stupide, horrible et obscène Bible, et qui ne prenaient même pas la peine de se relire!
Cependant, un grand miracle était dans l’air.
«En ce temps-là, Jéhovah se préparait à enlever Élie dans un tourbillon; alors, Élie et Élisée venaient de Guilgal. Et Élie dit à Élisée: Reste ici, je t’en prie; car Dieu m’envoie jusqu’à Béthel. Mais Élisée répondit: Aussi vrai que Dieu est vivant et que ton âme n’est pas morte, je ne te quitterai point. Ainsi ils descendirent à Béthel. Il y avait là des fils de prophètes; ils vinrent vers Élisée et lui dirent: Ne sais-tu pas qu’aujourd’hui Jéhovah va enlever ton maître? Il répondit: Je le sais aussi bien que vous; mais n’en dites rien à personne. Alors, Élie lui dit: Élisée, je t’en prie, ne va pas plus loin; car il faut que je m’en aille à Jéricho où Dieu m’envoie. Élie répondit encore: Aussi vrai que Dieu est vivant, etc. Ils se rendirent donc à Jéricho. Là aussi il y avait des fils de prophètes; ils vinrent vers Élisée et lui dirent: Ne sais-tu pas qu’aujourd’hui (comme, ci-dessus; et même réponse d’Élisée). Alors, Élie lui dit: Accordez-moi cela, de rester ici; car Dieu m’envoie jusqu’au Jourdain. Élisée répondit: Aussi vrai que Dieu est vivant et que ton âme n’est pas morte, non, je ne te quitterai point. Ainsi, ils s’en allèrent plus loin, tous deux cheminant ensemble. Et cinquante hommes d’entre les fils des prophètes vinrent, et ils se tinrent vis-à-vis d’eux, au loin; et eux, ils s’arrêtèrent auprès du Jourdain.» (2:1–7)
«Alors, Élie prit son manteau et en frappa les eaux du fleuve; elles se partagèrent, et ils passèrent à pied sec.
Quand ils furent passés, Élie dit à Élisée: Demande-moi ce que tu voudras, avant que je sois enlevé d’avec toi. Élisée lui répondit: Eh bien! fais que j’aie de ton esprit autant que deux personnes pourraient en posséder. Élie reprit: Tu viens de demander quelque chose de très difficile; or donc, si quand je serai en l’air tu me vois, c’est que ta demande aura été satisfaite; mais, si tu ne me vois pas, c’est que ta demande n’aura pas été accueillie.
Or, comme ils continuaient leur route, tout en causant, voici qu’un chariot de feu parut, avec des chevaux également de feu. Ils se trouvèrent alors séparés l’un de l’autre. Et Élie monta au ciel dans un tourbillon.» (2:8–11)
«Et Élisée, le regardant monter, criait: Mon père! mon père! chariot d’Israël et sa cavalerie! Puis, il ne le vit plus; alors, prenant ses vêtements, il les déchira du haut en bas en deux morceaux. Après quoi, il se couvrit du manteau d’Élie, qui du ciel était tombé sur lui, et il s’en retourna vers le Jourdain.
Arrivé au bord du fleuve, il s’arrêta, et, se dévêtant du manteau d’Élie, il se mit à en frapper les eaux; mais elles ne se divisèrent pas. Alors Élisée dit: Eh bien, où est donc le dieu d’Élie, l’Éternel même? Et, ayant frappé une seconde fois les eaux, elles se divisèrent à droite et à gauche, et Élisée passa à pied sec.» (2:12–14)
Quelques questions se posent tout naturellement:
— Puisque Jéhovah avait résolu de prendre au ciel Élie tout vivant en chair et en os, comme il fit jadis pour Énoch, pourquoi lui imposer d’abord cette promenade, vide de toute action quelconque, de Guilgal à Béthel, de Béthel à Jéricho, et de Jéricho au Jourdain? pourquoi, en outre, lui faire passer le Jourdain? le char de feu, dans lequel Élie monta, ne pouvait-il pas l’enlever aussi bien sur la rive droite que sur la rive gauche du fleuve?
— Qu’est-ce que cette dose d’esprit d’Élie que demande Élisée? et finalement Élisée a-t-il eu ce qu’il demandait? car le texte dit bien qu’Élisée regarda d’abord Élie au moment de son départ dans les airs, mais il ajoute, aussitôt après ses cris bizarres, qu’il ne le vit plus; on n’est donc pas fixé.
— Puisque les théologiens nous représentent comme l’état parfait celui des purs esprits qui, selon eux, peuplent le royaume céleste, puisque rien n’est plus admirable qu’une âme vivant en paradis, dégagée de toute matière, le double cas d’Énoch et d’Élie ne contredit-il pas formellement cette thèse? et, d’ailleurs, à quoi leur corps matériel peut-il servir là-haut à ce patriarche et à ce prophète, dans le domaine de l’infini surnaturel et immatériel? en quoi la gloire d’Énoch et d’Élie est-elle, par ce fait, plus grande que celle des autres élus, puisque les habitants de l’autre monde ne s’en trouveraient pas mieux, qu’ils aient ou non une forme, un corps humain? Ainsi, maintenant, quand Élie et Moïse causent ensemble au ciel, c’est donc une conversation entre une âme sans corps, s’exprimant par la seule pensée, et un corps animé, parlant avec sa bouche, émettant des sons, tandis que son interlocuteur, pur esprit, n’en émet pas?
Enfin, ce char de lumière, ces chevaux de feu, ce tourbillon dans les airs, ce nom même d’Élie (hélios, soleil) ont fait penser à lord Bolingbroke et à Boulanger que l’aventure d’Élie n’est qu’une imitation de celle de Phaéton, qui s’assit dans le char du soleil. Or, la fable de Phaéton fut originairement égyptienne, et c’est du moins une fable morale qui montre les dangers de l’ambition. Mais que signifie le char d’Élie? Les écrivains juifs, dit lord Bolingbroke, ne sont jamais que des plagiaires grossiers et maladroits.
Voilà donc Élisée héritier du manteau d’Élie et d’une partie de son esprit, tout au moins, s’il n’a pas la double dose demandée. Les fils des prophètes se prosternent devant lui (2:15); à Jéricho, il assainit pour toujours les eaux de la ville, en y jetant une poignée de sel (v. 19–22).
Élisée devait encore se signaler davantage.
«De là il se rendit à Béthel, et, comme il gravissait le chemin qui était d’une montée rapide, des petits garçons se moquèrent de lui, lui criant: Monte, chauve! monte, chauve!
Élisée, se retournant, les maudit, au nom de Jéhovah. Alors, deux ours sortirent d’une forêt et dévorèrent quarante-deux de ces petits garçons.» (v. 23–24)
«Si cette histoire était vraie, dit encore lord Bolingbroke, Élisée ressemblerait à un valet qui vient de faire fortune et qui fait punir quiconque lui rit au nez. Quoi! exécrable valet de prêtre, tu ferais dévorer par des ours quarante-deux enfants innocents, pour t’avoir appelé chauve! Heureusement, il n’y a aucune forêt aux environs de Béthel, et il n’y a pas d’ours en Palestine; ce pays est trop chaud. L’absurdité de ce conte en fait disparaître l’horreur.» On peut ajouter que, pour avoir dévoré vingt-et-un gamins en quelques bouchées, ces deux ours affamés sortaient, sans doute, sinon d’une forêt, du moins d’un bar hébreu où ils venaient d’ingurgiter un formidable apéritif.
Le chapitre 3 du second livre des Rois, après nous avoir représenté le bon roi Josaphat encore en vie, contrairement au dire du chapitre 1er, nous raconte que le sieur Mesçah, roi des Moabites, avait payé à Israël, jusqu’à la mort d’Achab, un tribut annuel de cent mille agneaux et cent mille moutons «avec leur laine». À l’avènement d’Ochosias, le sieur Mesçah jugea bon de ne plus s’acquitter de son tribut; mais Joram, en succédant à son frère sur le trône d’Israël, s’empressa de réclamer les agneaux et les moutons moabites. Refus de Mesçah, et voilà Joram ouvrant la campagne, appuyé par deux alliés, Josaphat, roi de Juda, et le roi d’Idumée.
«Mais après avoir fait route pendant sept jours, ils n’eurent plus d’eau ni pour leur armée ni pour leurs bêtes. Alors, le roi d’Israël, Joram, dit: Hélas! hélas! le Seigneur nous a réunis ici, trois rois ensemble, pour nous livrer entre les mains de Moab. Mais le roi Josaphat dit à son tour: N’y aurait-il point par ici quelque prophète d’Adonaï, afin que nous consultions Adonaï par lui? Un des serviteurs de Joram, répondit: Oui, il y a ici le bouvier Élisée, fils de Saphat lequel était valet d’Élie. Et Josaphat dit: Celui-là possède la parole de Jéhovah. Alors Joram, roi de Samarie, Josaphat, de Jérusalem, et le roi d’Idumée allèrent trouver Élisée.» (v. 9–12)
Notons que le fils d’Achab et le roi d’Idumée ne professaient pas le culte de Jéhovah; ce qui fait dire à lord Bolingbroke: «Si on voyait trois rois, l’un papiste et les deux autres protestants, aller ensemble chez un capucin pour obtenir de la pluie, que dirait-on d’une pareille imbécillité? Et si un frère capucin écrivait un pareil conte dans les annales de son ordre, ne conviendrait-on pas de la vérité du proverbe: Orgueilleux comme un capucin?»
«Élisée dit au roi d’Israël: Qu’y a-t-il entre moi et toi? et pourquoi ne vas-tu pas consulter les prophètes de ta mère Jézabel? Joram répondit: Non, c’est de toi qu’il faut que je sache si Jéhovah, ton dieu, nous a réunis, nous trois rois, pour nous livrer entre les mains des Moabites. Alors, Élisée lui dit: Vive Adonaï-Sabaoth! si je n’avais pas grand respect pour la face du roi Josaphat, je ne t’aurais pas seulement écouté, et je n’aurais pas daigné te regarder. Maintenant, qu’on m’amène un musicien avec ses instruments de musique. Et, le musicien ayant fait sa musique, un esprit de prophétie, envoyé par Jéhovah, entra en Élisée.» (v. 13–15)
Il est fâcheux que l’auteur sacré ne nous dise pas quels étaient ces instruments dont la musique fut nécessaire pour permettre au successeur d’Élie de prophétiser.
«Alors, Élisée dit: De la part de Jéhovah, je vous annonce qu’il faut creuser tout de suite des fosses dans cette vallée; vous ne verrez ni vent ni pluie, et néanmoins cette vallée sera remplie d’eaux, dont vous boirez, vous et vos bêtes. Ce prodige coûtera peu de chose à Jéhovah; mais il fera plus encore pour vous: il vous livrera les Moabites. Et Jéhovah vous ordonne, par ma bouche, de détruire après la victoire toutes leurs villes fortes et toutes leurs villes principales; vous abattrez tous leurs arbres fruitiers, vous boucherez toutes leurs fontaines, et vous couvrirez de cailloux tous leurs champs.» (v. 16–19)
Dans ces conditions, spécifiées par papa Bon Dieu, on ne voit plus dès lors à quoi pouvait servir la victoire; car les Israélites avaient déclaré la guerre aux Moabites, uniquement pour les obliger à leur donner chaque année cent mille agneaux et cent mille moutons, comme par le passé. Le triomphe, en étant suivi d’une dévastation complète, les laissait donc à jamais privés du tribut convoité.
«Le lendemain de cette prophétie, il arriva, le matin, qu’on vit venir des eaux coulant sur le chemin d’Idumée, de sorte que toutes les fosses qu’on avait creusées furent remplies d’eaux.» (v. 20)
La seconde partie de la prophétie se réalisa comme la première: les Moabites, ayant donné l’assaut au camp d’Israël, furent battus honteusement.
«Les Moabites s’enfuirent, et les Israélites, les poursuivant, entrèrent dans leur pays et les tuèrent. Et ils détruisirent leurs villes; et chacun apportait des pierres et les jetait dans les meilleurs champs, de sorte qu’on ne voyait plus que des cailloux; et ils bouchèrent toutes les fontaines et abattirent tous les arbres fruitiers, jusqu’à ne laisser que les pierres à Kir-Haréseth, que les tireurs de fronde environnèrent et vainquirent. Le roi des Moabites vit alors qu’il n’était pas le plus fort; c’est pourquoi il choisit les sept cents de ses soldats qui maniaient le mieux l’épée, et, se mettant à leur tête, il voulut arriver jusqu’au roi de l’Idumée; mais il ne put pousser jusque-là. Alors, il dit à son fils aîné de monter sur le faîte d’une muraille; c’est ce fils aîné qui devait régner à sa place; et le roi Mesçah monta aussi sur la muraille, et là il se jeta sur son fils et l’égorgea. Cette action causa une telle horreur aux Israélites, qu’ils se retirèrent aussitôt du pays qu’ils avaient envahi et s’en retournèrent, les uns à Jérusalem, les autres à Samarie.» (3:24–27)
Comme histoire idiote, je crois que celle-ci peut être mise au premier rang; elle ne nécessite aucun commentaire.
Élisée nous est montré ensuite, rééditant les miracles d’Élie, avec de légères variantes. Ainsi, il rencontre (la Bible ne dit pas où) la veuve d’un fils de prophète, qui est désolée de ce que son défunt mari lui a laissé des dettes, et, comme elle ne peut pas les payer, les créanciers veulent lui prendre ses deux enfants et les vendre comme esclaves (4:1). Élisée demande à la veuve de lui déclarer ce qu’elle possède. La veuve répond: Ta servante n’a rien qu’un pot d’huile dans toute sa maison (v. 2). C’est tout ce qu’il faut à Élisée, il commande donc à la veuve d’aller emprunter à tous ses voisins leurs pots vides, quels qu’ils soient: puis, de se renfermer chez elle avec ses enfants et de verser l’huile de son pot dans les autres vases. On devine le miracle: le pot de la veuve devient inépuisable. La bonne femme, émerveillée, va retrouver Élisée, le remercier, et «l’homme de Dieu lui dit: Fais-toi marchande d’huile; car tu as maintenant de l’huile dont la vente te servira à payer ta dette, et même toi et tes fils vous vivrez du reste de cette huile jusqu’à la fin de vos jours.» Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce miracle, ce n’est pas sa ressemblance avec celui d’Élie en faveur de la veuve de Sarepta; c’est qu’Élisée n’ait plus eu besoin de musique pour l’opérer.
«Un certain jour, Élisée, passant par le village de Sunam, y remarqua une femme, très riche propriétaire et fort prévenante; cette femme l’invita, avec les plus vives instances, à dîner chez elle; c’est pourquoi, chaque fois qu’Élisée venait à Sunam, il s’arrêtait chez cette femme pour y prendre son repas.
Or, la riche Sunamite était mariée, et elle dit à son époux: Je suis certaine que cet homme, qui accepte de manger chez nous, est un saint homme de Dieu. Donnons-lui, je t’en prie, une chambre à la maison, à l’étage d’en haut; nous lui mettrons un lit, une table, un siège et une lampe, afin qu’il puisse coucher sous notre toit lorsqu’il viendra désormais nous visiter.
Il arriva donc que le premier jour qu’Élisée revint à Sunam, cette femme lui offrit la chambre qu’elle avait préparée, et Élie s’y reposa. Puis, il dit à Guéhazi, son serviteur: Fais monter vers moi cette Sunamite. Et elle vint. Alors, Élisée dit à Guéhazi: Demande à cette femme, qui prend tant de soins de nous, ce qu’elle veut que je fasse pour elle; par exemple, si elle a quelque affaire pour laquelle je pourrais parler en sa faveur au chef de l’armée ou même au roi en personne. Elle répondit: Je n’ai besoin d’aucune protection, car j’habite au milieu des Sunamites, qui me sont tous très dévoués. Élisée reprit, en s’adressant à Guéhazi: Nous devons, pourtant, la récompenser de tous ses soins pour nous; que faudrait-il donc lui faire qui lui soit agréable? Guéhazi lui répondit: Est-ce que cela se demande? ne vois-tu pas qu’elle n’a point d’enfant et que son mari est vieux? (Sic) Élisée la fit donc revenir dans la chambre. Puis, il lui dit: L’année qui vient, en cette même saison, tu embrasseras un fils.
Alors, elle lui répondit: O bon seigneur, homme de Dieu, fasse le ciel que tu n’aies pas menti à ta servante! Cette femme-là conçut donc et enfanta un fils au bout de l’année.» (4:8–17)
Une particularité frappe d’abord dans ce récit: Élisée, dès qu’il est logé et nourri par une dévote, ne pose plus pour être en mauvais termes avec le roi (Sunam, au pied du mont Gelboé, dans la tribu d’Issachar, faisait partie du royaume d’Israël); dans son empressement à faire l’aimable, Élisée offre ses services auprès de Joram, comme s’il était un de ses favoris, et c’est ce même roi Joram à qui il déclarait insolemment tout à l’heure qu’il ne daignait le regarder ni lui parler!… On aura remarqué aussi que le texte ne dit pas expressément que ce fut le prophète qui fit un enfant à cette dévote; mais l’auteur le laisse soupçonner. Rien n’indique que le vieux mari retrouva les forces nécessaires. Cependant, dans la suite de l’histoire, le bonhomme est qualifié de «père»; mais était-il père à la mode de saint Joseph?…
«L’enfant, étant devenu grand, allait jouer parmi les moissonneurs. Or, un matin qu’il était allé retrouver son père dans les champs de blé, cet enfant dit tout-à-coup: Ma tête! ma tête! Son père le fit aussitôt porter à sa mère par un domestique. La mère prit l’enfant sur ses genoux et l’y tint jusqu’à midi; à ce moment-là, il mourut. Alors, cette femme monta dans la chambre haute, déposa l’enfant sur le lit du prophète, et sortit, après avoir bien fermé la porte. Ensuite elle cria à son mari: Envoie-moi un de tes domestiques et une ânesse, et j’irai à l’homme de Dieu; puis, je reviendrai. Son mari lui dit: Pourquoi vas-tu vers lui aujourd’hui? Ce n’est ni la nouvelle lune, ni le sabbat. Elle répondit: Tout va bien. Elle fit donc seller l’ânesse et se mit en route avec le serviteur. Ainsi, elle vint vers l’homme de Dieu, sur la montagne du Carmel; et aussitôt qu’Élisée l’aperçut au loin, il dit à Guéhazi: Voici la Sunamite. Et il ajouta: Va en toute hâte à sa rencontre, et demande-lui si elle, son mari et son enfant se portent bien. Et elle répondit: Bien. Puis, elle vint vers l’homme de Dieu sur la montagne et embrassa ses pieds. Guéhazi s’approcha pour la repousser; mais Élisée lui dit: Laisse-la, car elle a le cœur outré; et Jéhovah me l’a caché. Alors, la Sunamite dit: Mon bon seigneur, je ne t’ai pas demandé un fils, et quand tu m’en as annoncé un, j’ai souhaité de ne pas être trompée par toi. Élisée dit à Guéhazi: Mets ta ceinture, prends mon bâton dans ta main et va-t’en; si tu rencontres quelqu’un sur ta route, ne le salue point, et si quelqu’un te salue, ne lui réponds point; ensuite tu poseras mon bâton sur le visage du petit garçon, pour le ressusciter. La mère dit à Élisée: Je ne te laisserai pas ici; je veux t’emmener. Et il se leva et la suivit. Or, Guéhazi, s’en étant allé avant eux et marchant très vite, arriva le premier à Sunam; il posa le bâton sur le visage du petit garçon, mais l’enfant ne remua aucunement, et la parole et le sentiment ne lui revinrent point. Il revint donc sur ses pas, au-devant d’Élisée à qui il dit: J’ai fait ce que tu m’a ordonné; mais l’enfant ne s’est pas réveillé, il est toujours mort.» (4:18–31)
On se demande ici pourquoi Élisée envoya son valet ressusciter l’enfant avec son bâton, puisqu’il savait bien, en sa qualité de prophète, que Guéhazi ne le ressusciterait pas. On se demande pourquoi il lui ordonna de ne saluer personne sur son chemin: il est clair que c’était pour aller plus vite; mais pourquoi courir si vite pour ne rien faire? Voilà bien des simagrées inutiles!
«Élisée entra donc à son tour dans la maison; et voilà, le petit garçon était mort et couché dans son lit. Il ferma la porte de la chambre sur lui, et il pria Jéhovah. Puis, il monta sur le lit, se coucha sur l’enfant, mit sa bouche sur celle de l’enfant, ses yeux sur ses yeux, ses mains sur ses mains, et il s’étendit sur lui; alors, la chair du petit garçon commença à s’échauffer. Mais Élisée ne resta pas constamment sur le corps de l’enfant: il quittait la chambre et allait par la maison, tantôt ici, tantôt là; puis, il remontait de temps en temps et s’étendait de nouveau sur l’enfant. Enfin, le petit garçon éternua sept fois et ouvrit les yeux. Alors, Élisée appela Guéhazi et lui dit: Fais monter la mère. Et, celle-ci étant venue, il lui remit son fils très bien portant. La Sunamite se jeta aux pieds du prophète, se prosterna la face contre le sol; puis, elle prit son enfant et s’en alla.» (v. 32–37)
Les critiques se moquent de ce miracle d’Élisée, qui ne se distingue de celui d’Élie que par la surabondance de contorsions. Mais les théologiens disent qu’il y a là un sens mystique; savoir, qu’il faut se proportionner aux petits pour leur faire du bien. Il y a même des Pères de l’Église qui ont approfondi plus encore cet épisode; d’après eux, rien n’est plus important que l’incident du bâton qui, entre les mains de Guéhazi, ne put pas opérer le miracle, dont la réussite était réservée à Élisée seul: Guéhazi et le bâton représentent la Synagogue, à qui Dieu ne permet pas de ressusciter l’humanité; Élisée, au contraire, figure l’Église romaine, à qui tout réussit pour faire le bonheur des peuples, comme chacun sait.
Avec Élisée, nous n’avons pas fini de rire. «Le prophète revint de Sunam à Guilgal et trouva la famine dans le pays.» Encore et toujours la famine! et preuve, toujours, que ce beau pays de Canaan, avec ces montagnes pelées, ses cavernes, ses précipices, son lac de Sodome, et son désert de sable et de cailloux n’était pas tout à fait aussi fertile que papa Bon Dieu l’avait fait annoncer à son peuple par la voix de Moïse!
«Élisée vit les fils des prophètes, assis en rond par terre et n’ayant rien à manger. Alors, il dit à Guéhazi: Mets là une grande marmite; car nous allons faire un bon potage pour les fils des prophètes. Après quoi, il envoya son valet dans les champs pour y cueillir ce qu’il trouverait. Guéhazi alla et rapporta des coloquintes sauvages en grande quantité; et personne ne savait ce que c’était. Et Élisée fit mettre toutes ces coloquintes, coupées par morceaux, dans la marmite qui était sur le feu, au milieu des fils des prophètes.»
La coloquinte est une sorte de petite courge, extrêmement amère, qui s’est employée autrefois en médecine comme purgatif, mais à laquelle on a renoncé, parce qu’elle avait un goût par trop mauvais. On voit par là le beau potage qu’Élisée était en train de faire confectionner à ses amis de Guilgal.
«On dressa donc ce potage, et quelques-uns des fils des prophètes se mirent à en manger; mais, dès les premières bouchées, ils crachèrent et crièrent à Élisée: Homme de Dieu, tu as mis la mort dans cette marmite! Et ils refusèrent tous d’en manger. Alors, Élisée dit: Qu’on me donne un peu de farine. Il jeta trois pincées de farine dans la marmite, et il dit: Le peuple mangera de ce potage; qu’on le lui distribue. Et les hommes du peuple mangèrent volontiers; car qui sortait de la marmite d’Élisée était devenu très bon.» (4:38–41)
«Or, il vint un homme de Baal-Salisa qui apporta au prophète les prémices de sa récolte, savoir, vingt pains d’orge et du grain en épi avec sa paille. Élisée dit: qu’on distribue cela à ce peuple, afin que tous mangent à leur appétit. Mais Guéhazi lui répondit! Comment veux-tu qu’on distribue ceci? même en le partageant très menu; il n’y a pas de quoi en donner à cent personnes. Élisée reprit: Donne, te dis-je, donne à ce peuple, et qu’ils mangent; car l’Éternel me fait savoir qu’ils mangeront et qu’il y en aura de reste. On distribua donc le pain au peuple, et chacun prenait dans le tas, et il y avait toujours du pain pour ceux qui se présentaient ensuite; ils mangèrent tous à leur appétit, et ils en laissèrent beaucoup.» (4:42–44)
Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce miracle, c’est qu’il fut, plus tard, imité par le Christ; mais alors, Élisée, étant mort et enterré depuis longtemps, ne put intenter au fils de Marie un procès en contrefaçon.
Le chapitre 5 est consacré à l’histoire de Naaman, encore un de ces personnages censément fort connus, au dire de la Bible, mais dont aucun historien n’a parlé.
«En ce temps-là, vivait Naaman, général en chef des armées de Syrie, homme très puissant auprès de son roi, et qui était très honoré dans son pays, parce que les Syriens lui devaient leur délivrance; ainsi l’avait voulu Jéhovah; mais cet homme fort vaillant était lépreux. Or, sa femme avait à son service une jeune fille juive, qui avait été prise par des voleurs syriens dans une incursion sur les terres du roi d’Israël. Cette jeune fille dit donc à sa maîtresse: Je souhaiterais fort que mon seigneur Naaman se présentât devant le prophète qui demeure à Samarie; celui-là aurait bientôt fait de le guérir de sa lèpre.» (v. 1–3)
Ces paroles ayant été répétées au général, celui-ci demanda à son roi un congé, qui lui fut accordé; le roi de Syrie lui promit, en outre, d’envoyer au roi d’Israël une lettre d’amitié, afin qu’il ait bon accueil dans le pays. Naaman partit, emportant dix talents d’argent, six mille pièces d’or et dix tuniques de rechange (v. 4–5). Mais voici que le roi de Syrie avait commis un quiproquo. Quand le roi d’Israël, Joram, ouvrit la lettre, il y lut ceci:
«Dès que cette lettre te sera parvenue, tu sauras que je t’ai envoyé mon général Naaman, afin que tu le guérisses de la lèpre.» (v. 6)
On comprend la stupéfaction de Joram à cette lecture; mais on comprend moins la manière dont il prit la chose, au dire de la Bible:
«Dès que le roi d’Israël eut lu la lettre, il déchira ses vêtements en s’écriant: Suis-je un dieu ayant le pouvoir de faire mourir et de rendre la vie, pour que ce roi envoie vers moi un homme à guérir de la lèpre? Allons, le roi de Syrie me cherche une querelle.» (v. 7)
Heureusement, Élisée eut connaissance de ce qui se passait, et il fit dire à Joram qu’il n’avait qu’à lui envoyer Naaman. Sept bains dans le Jourdain, suivant l’ordonnance d’Élisée, débarrassèrent complètement le brave général de sa lèpre: «au septième bain, sa chair lui revint semblable à la chair d’un petit enfant». À vrai dire, Naaman avait été d’abord surpris de l’ordonnance du prophète: il ne pensait pas être venu de si loin pour avoir à se baigner purement et simplement; il y avait, pensa-t-il, de beaux fleuves à Damas qui auraient pu le guérir; mais on lui fit comprendre que ces fleuves n’avaient pas la vertu du Jourdain, purifiante par la vertu d’Élisée.
Aussitôt guéri, il vint remercier le prophète: «Maintenant, je connais, lui dit-il, qu’il n’y a, dans toute la terre, pas de vrai dieu autre que celui qui est en Israël. C’est pourquoi, je t’en prie, accepte les présents de ton serviteur.» Élisée refusa ces présents, malgré les instances de Naaman (v. 8–16).
«Naaman dit encore au prophète: Je ne ferai plus d’holocaustes à d’autres dieux; mais je te demande de prier ton dieu de me pardonner ceci: quand le roi mon maître entrera dans le temple de Remnon pour s’y prosterner devant le dieu des Syriens, il faudra que je me prosterne avec lui; que Jéhovah veuille donc me pardonner, chaque fois que je me prosternerai avec mon roi devant Remnon. Élisée lui répondit: Que ton âme soit en paix.» (v. 17–19)
Mais le désintéressement d’Élisée dans ces circonstances ne faisait pas l’affaire de Guéhazi, son domestique. Quand Naaman fut parti, Guéhazi courut après lui, le rejoignit dans la campagne et lui dit: Élisée mon maître n’a rien voulu pour lui; mais deux jeunes fils de prophètes très pauvres viennent de lui arriver d’Ephraïm; c’est pourquoi Élisée te prie de me remettre, pour ces jeunes gens, un talent d’argent et deux tuniques de rechange. Naaman, tout joyeux, donna à Guéhazi, non pas un, mais deux talents, et les deux tuniques. Rentré chez lui, Guéhazi fut puni de son indélicatesse: la lèpre, dont le général avait été débarrassé, était passée sur lui. (v. 20–27)
Élisée accomplit encore de nombreux miracles.
Un de ces personnages que l’auteur sacré désigne sous ce nom vague de «fils de prophètes», se trouvant sur les bords du Jourdain, coupait du bois, un beau jour. «Mais il arriva que, tandis qu’il abattait une pièce de bois, le fer de sa cognée tomba dans l’eau; il s’écria: Hélas!… Élisée lui dit: Où ton fer est-il tombé? L’autre lui montra l’endroit. Alors Élisée coupa un morceau de bois, le jeta là, et aussitôt le fer vint à nager à la surface de l’eau.» Le fils de prophète n’eut qu’à le prendre et à le rajuster au manche (6:1–7). Le miracle aurait été encore plus beau si le fer était venu se rajuster lui-même.
Autre miracle, qui montre à quel point Jéhovah protégeait Élisée:
«Or, le roi de Syrie, pendant la guerre qu’il faisait à Israël, tenait conseil avec ses officiers, et l’on arrêtait que le camp serait établi en tel endroit. Mais Élisée envoyait prévenir aussitôt le roi d’Israël; et Joram prenait des mesures en conséquence, d’après ce que lui avait révélé l’homme de Dieu; il était ainsi toujours sur ses gardes, et ceci se produisit plus d’une et deux fois.
Le cœur du roi de Syrie en fut troublé; il réunit ses officiers et leur dit: Il faut découvrir quel est celui des nôtres qui prévient le roi d’Israël de tout ce que nous avons résolu de faire. L’un des officiers lui répondit: Seigneur, il n’y a pas de traître parmi nous; mais Élisée le prophète, qui est en Israël, sait tout ce que nous disons et révèle au roi Joram les paroles mêmes que tu dis la nuit dans la chambre où tu couches. Le roi de Syrie dit alors: S’il en est ainsi, il faut savoir où est cet Élisée, afin que nous nous emparions de lui; c’est la chose la plus importante pour le succès de notre guerre.
On vint apprendre au roi qu’Élisée était à Dothan, et il envoya là des chevaux et des chariots, et des troupes nombreuses, qui, à la faveur de la nuit, environnèrent la ville. Et voici que le serviteur du prophète, s’étant levé de grand matin et ayant vu la ville cernée par l’armée syrienne, vint le rapporter à Élisée, en lui disant: Hélas! comment nous en tirerons-nous? Élisée lui répondit: N’aie pas peur; car ceux qui sont avec nous sont en plus grand nombre que ceux qui sont avec eux.
Et le prophète fit cette prière à l’Éternel: O Jéhovah, ouvre les yeux de mon serviteur, afin qu’il voie. Alors, le serviteur, ayant eu les yeux ouverts par Dieu, regarda et vit que la montagne était couverte de chevaux de feu et de chariots de feu tout autour d’Élisée. Ensuite, les troupes syriennes descendirent pour prendre le prophète, et Élisée dit à Jéhovah: O Éternel mon Dieu, je t’en prie, frappe ces soldats ennemis d’aveuglement. Aussitôt, les soldats syriens devinrent aveugles.» (v. 8–18)
Ici, l’aventure tourne à la comédie la plus bouffonne qu’il soit possible de rêver. Qu’on s’imagine ces infortunés militaires, tant les officiers que les soldats, frappés tout-à-coup de cécité, et qu’on n’oublie pas surtout qu’il s’agit d’une armée fort nombreuse, puisque la ville où se trouve le prophète est entièrement cernée et qu’il y a là infanterie, cavalerie et chariots de guerre. Eh bien, si un tel miracle pouvait se produire, il semble que ces milliers d’hommes, dans leur désolation d’avoir perdu la vue, n’ont plus songé qu’à lever le siège, à implorer la pitié des Israélites, dont ils avaient envahi le territoire, et ont supplié qu’on les reconduisît chez eux, heureux même de s’en tirer à si bon compte. Pas du tout! D’après la Bible, ces troupes aveugles ne continuèrent pas moins à avoir la prétention de s’emparer d’Élisée. Et alors l’auteur sacré fait avaler aux fidèles l’une des plus monumentales fumisteries qui aient été écrites par un prêtre se fichant des crédules ouailles: Élisée s’offre à conduire officiers et soldats syriens à la recherche d’Élisée; ces aveugles idiots acceptent, et le prophète les traîne ainsi à sa suite jusque dans la capitale du royaume, où les voilà prisonniers. Cette blague est tellement insensée, qu’il est nécessaire de reproduire encore le texte divin.
«Élisée vint alors vers les Syriens, devenus aveugles, et leur dit: Ce n’est pas ici la ville où vous trouverez l’homme que vous cherchez; venez après moi, et je vous mènerai à cet homme. Et il les mena à Samarie.» (6:19).
Représentez-vous, par la pensée, ces troupes suivant à la queue-leu-leu le prophète; représentez-vous tous ces aveugles cheminant de Dothan à Samarie, chacun tenant le pan de l’habit de celui qui marche devant lui, et le premier de ces milliers d’hommes tenant par un bout de sa tunique le guide Élisée. Après cela, dites s’il est possible à une religion de se moquer plus joyeusement de la foi de ses fidèles!
«Et il arriva que, sitôt que les Syriens furent entrés dans Samarie, Élisée, ayant fait refermer les portes, dit: O Éternel, ouvre leurs yeux, afin que maintenant ils voient. Et Jéhovah ouvrit leurs yeux; et ils se virent prisonniers au milieu de Samarie.» (v. 20).
Mais tout est bien qui finit bien, et l’on va constater qu’Élisée, magnanime ce jour-là, n’abusa pas de son triomphe.
«Dès que le roi d’Israël eut vu les troupes syriennes à sa merci, il dit à Élisée: Mon père, frapperai-je? frapperai-je? Et il répondit: Tu ne les frapperas point. Frapperais-tu de ton épée et de ton arc ceux que tu aurais pris toi-même prisonniers? Au contraire, mets du pain et de l’eau devant eux, et qu’ils mangent et boivent, et qu’ils s’en retournent vers le roi leur seigneur. Et il leur fit faire grande chère; puis, il les laissa aller; et ils s’en retournèrent dans leur pays. Depuis ce temps-là, les troupes syriennes ne revinrent plus au pays d’Israël.» (v. 21–23)
Ce qu’on vient de lire va maintenant, immédiatement, se trouver contredit par la suite. C’est ça, l’Écriture Sainte! Le verset 23 nous affirme que, par le fait de la générosité d’Élisée, le royaume d’Israël a eu pour jamais la paix avec le royaume de Syrie. Lisez donc le verset 24: «Mais il arriva, après ces choses, que Bénadab, roi de Syrie, rassembla toute son armée, et il partit en guerre et assiégea Samarie.» Les curés, pour ne pas avoir à s’expliquer sur ces contradictions par trop stupides, ne parlent, dans leurs manuels d’histoire sainte, que du miracle de l’aveuglement des Syriens.
Voici donc Bénadab de nouveau en scène; c’est ce Bénadab que le rot Achab avait laissé échapper, on s’en souvient peut-être. «Et il y eut une grande famine dans Samarie; la tête d’un âne s’y vendait quatre-vingts pièces d’argent, et un quart de boisseau de fiente de pigeons cinq pièces d’argent.» Ça y est! c’est en toutes lettres, c’est le verset 25.
«Et comme le roi d’Israël passait un jour le long des remparts, une femme lui cria: O roi, mon seigneur, sauve-moi! Et le roi lui répondit: Comment puis-je te sauver, puisque Jéhovah ne vient pas à notre aide? Je n’ai ni pain ni vin; et toi, qu’as-tu? Et la femme reprit: Voilà ma voisine qui m’a dit: Donne-moi ton fils, afin que nous le mangions aujourd’hui, et nous mangerons demain le mien. Nous avons donc fait cuire mon fils et nous l’avons mangé. Je lui ai dit le lendemain: Faisons cuire ton fils, afin que nous le mangions. Mais elle n’en veut rien faire, et elle a caché son enfant. Le roi, ayant entendu cela, déchira ses vêtements, et alors le peuple vit qu’il avait un sac sur sa chair en dedans (?). Et le roi dit encore: Que Dieu m’extermine, si la tête d’Élisée demeure aujourd’hui sur ses épaules! car c’est lui qui nous vaut cette famine.» (6:26–31).
«Or, Élisée était dans sa maison, et des vieillards se trouvaient avec lui. Le roi envoya donc vers lui un homme; mais, bien avant qu il arrivât, le prophète dit à ses amis: Prenez garde; quand un messager du roi viendra, fermez bien la porte; car cet homme vient pour me couper le cou. Tandis qu’il parlait, le bourreau arriva et dit: Le mal dont nous souffrons est sorti de la main de l’Éternel; que pourrons-nous attendre de plus de Jéhovah?» (6:32–33)
Heureusement, si Élisée était cause de la famine, il allait bientôt changer la face des choses; savourez.
«Alors, Élisée dit: Écoutez l’Éternel qui parle par ma bouche: demain, à cette même heure, le sac de fine farine se vendra un sicle (trente-deux sous), et pour un sicle aussi on aura deux sacs d’orge.» (7:1)
«Pendant ce temps-là, le Seigneur fit entendre dans le camp des Syriens un grand bruit de chariots, et de chevaux, et d’une grande armée, de sorte que Bénadab crut que le roi d’Israël avait payé le roi des Éthiens et le roi d’Égypte pour venir à son aide. Et tous les Syriens, effrayés, s’enfuirent pendant la nuit, abandonnant leurs tentes, leurs chevaux, leurs ânes, et ne songeant qu’à sauver leur vie (v. 6–7) … Tout le peuple sortit aussitôt de Samarie et pilla le camp des Syriens, de sorte qu’on vendit le sac de fine farine pour un sicle et les deux sacs d’orge pour un sicle aussi.» (v. 16)
Le chapitre 8, après nous avoir appris que la Sunamite, dont Élisée avait ressuscité l’enfant, alla passer sept ans chez les Philistins pour n’avoir pas à souffrir de la famine, nous raconte l’histoire du capitaine Hazaël. Pour comprendre, il faut se rappeler que, lorsqu’Élie (pas Élisée, s.v.p) était au mont Horeb, Jéhovah, qui l’y avait fait venir, lui dit, après tremblement de terre et incendie des rochers:
«Recommence tout le chemin que tu as fait (quarante jours et quarante nuits de marche), retourne et va-t’en à Damas; là, tu oindras Hazaël pour roi sur la Syrie; tu oindras aussi Jéhu, fils de Namsi, pour être roi sur Israël, etc.» (1Rois 19:15–16)
La Bible ne prend pas la peine d’expliquer pourquoi Élie n’oignit jamais ni Hazaël ni Jéhu; papa Bon Dieu ayant prononcé les paroles qui viennent d’être remises sous les yeux du lecteur, il n’en fut plus question, voilà tout. Maintenant, nous en sommes à Élisée; l’écrivain sacré pense tout-à-coup à Hazaël et à Jéhu, et tant bien que mal il va réparer son oubli, puisqu’il a Élisée sous la main. Enfin! nous allons savoir ce que c’est que cet Hazaël!
«Élisée se rendit à Damas, et, au temps de ce voyage, Bénadab, roi de Syrie, était malade. Ses gens vinrent en hâte lui dire: L’homme de Dieu vient d’arriver. Alors, le roi dit à Hazaël: Qu’on aille vite au-devant du prophète de Jéhovah avec beaucoup de présents, et qu’on le consulte pour savoir si je guérirai. Hazaël alla donc vers Élisée, avec quarante chameaux chargés de cadeaux magnifiques, et quand il fut devant Élisée, il lui fit part de sa mission, savoir, si le roi Bénadab guérirait de sa maladie. Élisée lui répondit: Va-t’en, et dis-lui que certainement il guérira; mais, quant à toi, sache que Jéhovah m’a dit, au contraire, que certainement ton roi mourra.» (2Rois 8:7–10)
On se demande si l’on rêve, quand on lit de pareilles âneries. Pourquoi Élisée, sachant par Dieu que Bénadab va mourir, dit-il à Hazaël d’annoncer à son maître sa guérison? et pourquoi, lui prophète, se montre-t-il à Hazaël sous le jour peu favorable d’un menteur, conscient de son mensonge? La Bible ne l’explique pas. Tant de bêtise déconcerte. Et voilà le livre fondamental d’une religion!…
«Après quoi, l’homme de Dieu, arrêtant sa vue sur Hazaël, le regarda longtemps; puis, il pleura. Hazaël lui dit: Pourquoi mon seigneur pleure-t-il? Élisée lui répondit: C’est que je sais que tu feras grand mal aux fils d’Israël; tu brûleras leurs villes, tu tueras avec le glaive les jeunes gens, tu écraseras la tête des petits enfants; tu fendras le ventre des femmes enceintes.» (v. 11–12)
Je suppose que, si un monsieur vous parlait ainsi et si vous étiez convaincu de la véracité des prophètes, vous reculeriez, saisi d’horreur, en entendant ce langage; que penserez-vous donc de la réponse du capitaine Hazaël?
«Et Hazaël lui dit: Comment veux-tu que je fasse de si grandes choses (sic), moi qui ne suis qu’un chien? Et Élisée ajouta: Jéhovah m’a révélé tout cela, et je sais par lui que tu seras roi de Syrie. Alors, Hazaël quitta Élisée et revint vers Bénadab, son maître, qui lui demanda: Qu’a dit le prophète? Hazaël lui répondit: Il m’a dit que tu guériras de ta maladie. Mais, le lendemain, Hazaël prit une peau de chèvre, la trempa dans l’eau et l’appliqua toute mouillée sur le visage de Bénadab, de sorte que celui-ci fut étouffé; et Hazaël régna à sa place.» (v. 13–15)
Cette façon de s’emparer d’une couronne est excessivement peu compliquée; comme on le voit, aucun des héritiers de Bénadab ne réclama.
Grâce à la fin de ce chapitre, nous savons que, dans ses dernières années, le vieux Josaphat associa au trône son fils Joram, l’époux d’Athalie; ce qui est quelque peu en contradiction avec ce que nous avons lu précédemment, puisqu’il a été dit (1Rois 22:51) que ce Joram de Juda, fils de Josaphat, monta sur le trône après la mort de son père. Mais, s’il nous fallait nous arrêter à toutes les contradictions de la Bible, nous n’en finirions plus! — Joram de Juda marcha dans une mauvaise voie; tout comme son beau-frère Joram d’Israël, il fit tout ce qui pouvait déplaire à Jéhovah. Aussi en fut-il puni par la révolte des Iduméens, qui cessèrent de lui payer un tribut. Joram de Juda avait trente-deux ans, lors de son avènement, est-il dit encore, et il régna huit ans. Quand il mourut, Joram d’Israël était dans la douzième année de son règne. À Joram de Juda succéda Ochosias, son fils, donc fils d’Athalie. Ochosias eut la couronne paternelle à vingt-deux ans, n’adora pas Jéhovah et ne dura qu’un an. Il s’allia à son oncle Joram d’Israël, pour faire la guerre à Hazaël, roi de Syrie; mais Hazaël battit Joram et Ochosias.
«Et Joram, roi d’Israël, s’en retourna à Jizréhel pour se faire panser les blessures qu’il avait reçues des Syriens à Rama, quand il combattait contre Hazaël; et Ochosias, fils de Joram, roi de Juda, descendit pour rendre visite à Joram, fils d’Achab, à Jizréhel, parce qu’il était malade.» (v. 29)
Lecteur, vous n’allez pas tarder à frémir; car de terribles massacres sont en préparation par la volonté divine.
«En ce temps-là, le prophète Élisée appela un des fils des prophètes et lui dit: Mets une ceinture bien serrée autour de tes reins, prends cette petite fiole d’huile, et va-t’en à Ramoth de Galaad; quand tu seras là, tu verras Jéhu, fils de Josaphat, fils de Namsi, et, l’ayant fait entrer dans une chambre secrète, tu lui verseras sur la tête tout le contenu de ta fiole, en lui disant: Voici comment parle Adonaï: Je t’oins roi d’Israël. Après quoi, tu ouvriras la porte, et tu t’enfuiras à toutes jambes.» (9:1–3)
Le jeune prophète, qui avait remplacé Guéhazi auprès d’Élisée, se rendit donc à Ramoth et exécuta fidèlement ces instructions, au grand ébahissement du capitaine Jéhu. Néanmoins, une fois qu’il eut reçu son huile, il se dit que celte onction était chose des plus sérieuses, et il raconta aux autres officiers de la garnison ce qui venait de lui arriver.
«Alors, les officiers prirent chacun leurs vêtements et les placèrent sous lui, de façon à l’élever très haut, et ils sonnèrent de la trompette, et s’écrièrent: Vive Jéhu, qui a été fait roi! Ainsi, Jéhu, fils de Josaphat, fils de Namsi, fit une conjuration contre Joram, roi d’Israël.» (v. 13–14)
Nous voici maintenant retombés dans un épouvantable labyrinthe d’assassinats à n’en plus finir. Nous avons vu l’horrible mission donnée à Hazaël de la part de Dieu, mission qui commence par le meurtre de Bénadab et qui doit se continuer par les carnages les plus affreux: le nouveau roi de Syrie devra écraser la tête des petits enfants et fendre le ventre des femmes enceintes. Jéhu, lui aussi, à l’ordre de se vautrer dans le sang. Le crime des Joram, Ochosias et autres princes était d’adorer Baal au lieu d’Adonaï. C’est ainsi que la Bible enseigne la tolérance.
Ayant été proclamé roi par la garnison révoltée de Ramoth-Galaad,
«Jéhu monta à cheval et s’en alla à Jizréhel; car Joram, roi d’Israël, était là malade, et Ochosias, roi de Juda, son neveu, y était aussi, étant venu le visiter. Or, une sentinelle, placée sur une tour à Jizréhel, vit la troupe de Jéhu qui venait et la signala. Et Joram envoya un messager pour dire: Que signifie ce mouvement de troupes? ne sommes-nous pas en paix?» (v. 16–17)
Ce messager ne revenant pas, Joram en envoya un autre qui ne revint pas davantage.
«Alors, Joram fit atteler son chariot, y monta, Ochosias monta de son côté dans son chariot, et étant sortis de Jizréhel, ils allèrent pour rencontrer Jéhu. Et dès que Joram l’eut aperçu, il lui dit: Apportes-tu la paix, Jéhu? Mais Jéhu répondit: Quelle paix serait donc possible, tandis que ta mère Jézabel se livre à la prostitution et multiplie tous les jours le nombre de ses enchantements?» (v. 21–22)
Pour déguster dans toute sa saveur ce reproche de Jéhu au sujet du dévergondage de la reine Jézabel, il est nécessaire de se livrer à un petit calcul chronologique, en se basant sur les textes sacrés. Quel âge avait donc alors la veuve d’Achab? Elle était la mère d’Athalie, et celle-ci avait environ cent ans!… On ne dit pas à quel âge l’une et l’autre se marièrent; mais supposons que la fille d’Achab ait été âgée de quinze ans seulement, quand elle fut unie au Joram de Juda, fils de Josaphat. Nous savons déjà que ce Joram ne fut pas dévot à Jéhovah; le livre second des Chroniques (ch. 21) nous fait connaître son châtiment:
«L’Éternel excita contre Joram l’esprit des Philistins et des Arabes, voisins des Cusciens; lesquels montèrent contre Juda et pillèrent tout, même la maison du roi; et après cela, l’Éternel le frappa dans ses entrailles d’une maladie incurable. Au bout de deux ans, la maladie était si forte que ses entrailles lui sortaient du corps, et il mourut dans de grandes douleurs.» (v. 16–19)
Et le chapitre 22 débute par ces renseignements précieux:
«Alors, les habitants de Jérusalem établirent pour roi à sa place Ochosias, le plus jeune de ses fils, parce que les troupes arabes qui étaient venues avaient tué tous ceux qui étaient plus âgés que lui. Or, Ochosias, fils de Joram, roi de Juda, était âgé de quarante-deux ans quand il commença à régner, et il régna un an à Jérusalem et sa mère était Athalie.» (v. 1–2)
Le nombre des frères d’Ochosias nous est donné au verset 14 du chapitre X du second livre des Rois: ils étaient «quarante-deux». Maintenant, récapitulons. Athalie, mariée au plus tôt à quinze ans, a pu avoir son premier fils un an après. Admettons qu’elle n’ait jamais eu que des garçons, puisque la Bible ne parle pas de filles de cette reine: Ochosias étant né le quarante-troisième, Athalie avait donc cinquante-huit ans, lorsqu’elle mit celui-ci au monde; et, par conséquent, elle avait exactement cent ans, lorsqu’Ochosias, âgé de quarante-deux ans, monta sur le trône. D’où il résulte que Jézabel, mère d’Athalie, avait au moins cent vingt ans, lorsqu’elle se livrait à la prostitution, son fils Joram régnant sur Israël et son petit-fils Ochosias régnant sur Juda. On comprend sans peine que, pour tenter encore des amoureux, la vieille Jézabel avait besoin de multiplier le nombre de ses enchantements!
La réponse de Jéhu n’était pas faite pour rassurer le fils de Jézabel.
«Alors, Joram tourna bride et s’enfuit, disant à Ochosias: Nous sommes trahis. Et Jéhu prit son arc à pleine main, et il frappa Joram entre les épaules, de sorte que la flèche lui traversa le cœur, et il tomba sur ses genoux dans son chariot.» (2Rois 9:23–24)
Ochosias, roi de Juda, s’était enfui aussi.
«Mais Jéhu l’avait poursuivi et avait dit: Tuez-le de même dans son chariot. C’est dans la montée de Gûr, près de Jibléham, qu’il fut frappé; puis, il s’enfuit à Maggeddo, et mourut là.» (v. 27)
Voici, à présent, le tour de Jézabel.
«Jéhu vint donc à Jizréhel; et Jézabel, l’ayant entendu, farda son visage, orna sa tête, et elle se montra à Jéhu par la fenêtre.» (v. 30)
Cette vieille de cent vingt ans comptait encore sur ses charmes pour séduire l’usurpateur!
«Et comme Jéhu franchissait le seuil de la porte, elle lui dit: Cela a-t-il porté bonheur à Zamri, d’avoir tué son roi?» (v. 31)
On se rappelle que Zamri, ayant massacré le roi Bahasça et toute sa famille, ne régna que sept jours et se suicida, lors du succès de l’émeute d’Amri.
«Alors, Jéhu leva la tête vers la fenêtre, et il dit: Qui veut venir ici de mes gens? qui? Deux ou trois officiers le regardèrent. Jéhu leur dit: Jetez cette femme par la fenêtre. Et ils la jetèrent, et son sang rejaillit contre la muraille et contre les chevaux; et il la foula aux pieds. Puis, il entra dans la maison royale, et il mangea et but. Après quoi, il dit: Allez voir maintenant cette maudite femme, et ensevelissez-la; car elle est fille de roi. Ils s’en allèrent donc pour l’ensevelir; mais ils ne trouvèrent rien que le crâne, les pieds et les poings. Et, étant retournés, ils le lui rapportèrent; et Jéhu dit: Ainsi s’est accomplie la parole de Jéhovah, qui, par la bouche d’Élie, a annoncé que dans le champ de Jizréhel les chiens mangeraient la chair de Jézabel et que son cadavre serait comme du fumier, si bien que nul ne pourra dire: C’est ici Jézabel.» (v. 32–37)
Mais nous savons que Jézabel avait été prolifique; Joram laissait des frères aptes à lui succéder.
«Or, Achab avait eu encore soixante-dix fils; et Jéhu écrivit des lettres et les envoya à Samarie, aux principaux de Jizréhel, aux anciens, à tous ceux chez qui ces enfants d’Achab logeaient.» (10:1)
Ces lettres ordonnaient l’extermination de tous ces princes.
«Aussitôt donc que les ordres de Jéhu furent parvenus aux anciens, ceux-ci prirent les fils d’Achab et les égorgèrent; puis, ils envoyèrent à Jéhu les soixante-dix têtes dans des paniers.» (v. 7)
Jéhu fit encore mourir tous les amis et tous les officiers attachés à la maison d’Achab (v. 11).
«Après cela, Jéhu, allant à Samarie, rencontra en chemin les frères d’Ochosias, roi de Juda. Ils répondirent: Nous sommes les quarante-deux frères d’Ochosias. Alors, Jéhu dit à ses gens: Eh bien, qu’on les saisisse tout vifs! Et, les ayant ainsi capturés, il les fit égorger tous les quarante-deux, auprès du puits d’une maison de bergers; et pas un ne survécut à ce massacre.» (v. 12–14)
Il n’est pas mauvais de rappeler que ces quarante-deux fils d’Athalie avaient déjà été tués par les Arabes, puisqu’Ochosias, quarante-troisième et le plus jeune de la famille, n’avait succédé à son père, le Joram de Juda, qu’à cause de cette première extermination de ses aînés… Ah! le cruel Jéhu! il assassinait même les revenants!…
Si vous croyez que cette fois c’est terminé, vous vous trompez bien. Jéhu annonça qu’il allait donner de grandes fêtes en l’honneur de Baal.
«Et il convoqua tous les prêtres de Baal, en disant: Que pas un ne manque, car je veux faire un grand sacrifice à Baal, et ceux qui ne viendront point seront tués. Mais Jéhu était très rusé, et il agissait ainsi pour faire périr quiconque servait Baal. Et il fit publier dans tout Israël l’annonce de cette fête solennelle. Et tous les serviteurs de Baal vinrent, sans qu’un seul manquât; le temple de Baal, ce jour-là, fut rempli d’un bout jusqu’à l’autre.» (10:19–21)
Pendant que l’on faisait des sacrifices au dieu rival de Jéhovah, le temple fut cerné par les troupes de Jéhu.
«Et, dès qu’on eut achevé l’holocauste, Jéhu dit aux archers et aux capitaines: Entrez, tuez-les, qu’il n’en échappe aucun! Les archers donc et les capitaines les firent passer au fil de l’épée, et ils les jetèrent là. Puis, ils tirèrent les statues hors du temple et les brûlèrent. Et ils démolirent la statue de Baal, et ils démolirent de fond en comble le temple de Baal. Ainsi Jéhu extermina Baal du milieu d’Israël.» (v. 23–28)
Maintenant, lecteur, calez-vous bien contre un mur, pour ne pas tomber à la renverse. Voici le verset 29: «Toutefois, Jéhu marcha constamment dans la voie du péché; car il adorait les veaux d’or qui étaient à Béthel et à Dan.» Incompréhensible, n’est-ce pas, le seigneur Jéhu?… Oh! oui, alors! Encore une citation:
«Or, Jéhovah apparut à Jéhu et lui dit: Parce que tu as fort bien exécuté mes ordres en me vengeant de la maison d’Achab, ta descendance régnera sur Israël jusqu’à la quatrième génération. Mais Jéhu persista à marcher hors des voies de Jéhovah, et il se souilla de tous les péchés d’idolâtrie de Jéroboam.» (v. 30–31)
Enfin, quoi qu’il en soit, l’usurpateur Jéhu régna vingt-huit ans; à sa mort, il laissa sa couronne à son fils Joachaz (v. 35–36).
L’écrivain sacré, tout entier aux exploits de Jéhu, a négligé de s’occuper d’Athalie. Heureusement, il se rattrape au chapitre 11. Par suite de l’avènement de l’usurpateur, la fille d’Achab avait donc eu à prendre de nombreux deuils; en quelques jours, on avait égorgé sa mère Jézabel, son frère Joram d’Israël et ses soixante-dix autres frères, son fils Ochosias et ses quarante-deux autres fils.
Il ne restait à la reine de Jérusalem que ses petits-fils, les fils d’Ochosias, Que fit-elle, pour les préserver de la fureur de Jéhu? Elle les égorgea elle-même.
«Athalie, mère d’Ochosias, ayant vu que l’on avait tué son fils, s’éleva à son tour et extermina toute la race royale.» (v. 1)
Il n’y a que dans la Bible que l’on trouve des vengeances de ce numéro-là! Ce qui fait dire à Voltaire «Athalie, grand’mère du petit Joas, assassine tous ses petits-fils dans Jérusalem, à ce que dit l’histoire sainte, à la réserve du petit Joas, qui échappe; elle avait près de cent ans, et n’avait, d’ailleurs, aucun intérêt à les égorger: elle ne commet tous ces prétendus assassinats que pour le plaisir de les commettre, et pour donner au grand-prêtre Joïada un prétexte de l’assassiner à son tour. Nous avons là, dans cette période des rois d’Israël et de Juda, des scènes de meurtre et de carnage, dont on ne pourrait trouver d’exemple que dans l’histoire des fouines, si quelque coq de basse-cour avait fait leur histoire.»
Au surplus, les invraisemblances sont toujours ce qui domine dans la Bible. Comment le plus jeune des fils d’Ochosias est-il sauvé du massacre général? Il est sauvé par sa tante Josabeth, qui le cache. Or, qui est cette Josabeth? Elle est sœur d’Ochosias et fille d’Athalie (2Rois 11:2); elle est encore l’épouse du grand-prêtre Joïada (2 Chroniques 22:11). Ainsi, la reine Athalie, fameuse par son impiété, Athalie qui ne reconnaissait que Baal pour Dieu, avait marié sa fille au grand-prêtre de Jéhovah! Et le petit Joas fut élevé en secret dans le temple.
Pendant six années, Athalie régna seule (2Rois 11:3), et elle ignora tout à fait ce complot permanent de son gendre. En la septième année, Joïada réunit des capitaines fidèles à Jéhovah, leur montra le jeune fils d’Ochosias, le proclama roi, et Athalie, qui était accourue pour voir ce qui se passait, fut égorgée «dans la rue qui conduisait aux écuries du palais de David» (v. 16). Par la même occasion, on massacra Mathan, le grand-prêtre de Baal, c’est-à-dire le concurrent de Joïada (v. 18).
Le chapitre 12 du second livre des Rois est consacré au règne de Joas, qui n’est pas des plus brillants. Tout ce qu’on y trouve d’intéressant, c’est la glorieuse invention de la tirelire par le grand-prêtre Joïada. Le temple ayant besoin de réparations, Joas avait dit que les prêtres s’en chargeraient, et que, pour cela, ils recevraient diverses sommes, soit de l’impôt du recensement, soit de la générosité des fidèles. À la vingt-troisième année du règne de Joas, aucune réparation n’avait encore été faite; mais les prêtres n’en avaient pas moins encaissé tout le temps (v. 6). Le roi, se décidant à mettre ordre à cet état de choses, décréta que les prêtres ne recevraient plus directement l’argent, et, par conséquent, qu’ils n’auraient pas la charge des réparations.
«Alors, le grand-prêtre Joïada prit un coffre bien fermé, fit une fente à son couvercle, et le plaça près de l’autel à main droite, à l’endroit par où l’on entrait dans la maison de l’Éternel; et tout l’argent qui était apporté au temple était mis dans ce coffre. Dès qu’on voyait que le coffre était plein, le secrétaire du roi et le grand-prêtre l’ouvraient ensemble, comptaient l’argent et le mettaient dans des sacs; ensuite, ils délivraient cet argent bien compté entre les mains de ceux qui avaient la charge de faire faire les réparations par les maçons et les charpentiers.» (v. 9–10)
On le voit, sans l’invention de la tirelire, le temple n’aurait jamais été réparé.
Du livre des Rois, il résulte que Joas fut un pieux monarque; mais, d’après le livre des Chroniques, il finit par mal tourner (livre 2, ch. 24): il restaura le culte des idoles des bocages et autres faux dieux, au grand scandale de Zacharie qui, à la mort de Joïada son père, était devenu grand-prêtre de Jéhovah. Joas, irrité des reproches de Zacharie, le fit assommer à coups de pierres, dans le parvis même du temple (12:21). À son tour, Joas fut égorgé par deux de ses domestiques, les sieurs Zabad et Jéhozabad (v. 26). Ce roi avait régné quarante ans. Son fils Amasias lui succéda.
En reprenant le livre des Rois, nous savons qu’en Israël le terrible Jéhu eut pour successeur son fils Joachaz, lequel se moqua de Jéhovah comme d’une guigne, pendant les dix-sept années de son règne; aussi, durant dix-sept ans, son royaume fut dévasté par les rois de Syrie, Hazaël, d’abord, et Bénadab, fils d’Hazaël, ensuite. Si les Israélites furent mis en capilotade, ce n’est rien de le dire! Qu’on en juge par ce verset:
«De tout le peuple de Joachaz il ne resta que cinquante cavaliers et dix mille fantassins, tant le roi de Syrie les détruisit et les rendit menus comme la poudre qu’on foule dans l’aire.» (2Rois 13:7)
À Joachaz, succéda son fils Joas, qu’il ne faut pas confondre avec le Joas, roi de Juda. Le Joas d’Israël, petit-fils de Jéhu, fit la guerre à Amasias, fils du Joas de Juda, le battit à plates coutures à Bethsémès, fit aux remparts de Jérusalem une brèche de quatre cents coudées, et pilla tous les trésors du temple et de la maison royale.
C’est sous le règne du Joas d’Israël que le prophète Élisée mourut.
«Or, Élisée avait été malade; et Joas, roi d’Israël, étant venu le voir, ne put retenir ses larmes, qui coulèrent de ses yeux sur le visage du prophète. Et Joas s’écria: Mon père! mon père! chariot d’Israël et sa cavalerie!» (13:14)
Voilà la deuxième fois que nous trouvons dans la Bible cette bizarre exclamation; aucune explication n’en est donnée par l’auteur sacré; mais peu importe. Continuons.
«Élisée dit au roi Joas: Prends un arc et des flèches… Puis, il lui dit: Ouvre la fenêtre à l’orient; tire une flèche par la fenêtre. Et Joas tira. Alors Élisée s’écria: C’est la flèche de la délivrance de l’Éternel, et la flèche de la délivrance contre les Syriens. Tu frapperas donc les Syriens à Aphek, jusqu’à les consumer. Il lui dit encore: Prends de nouveau des flèches, et maintenant, au lieu de tirer en l’air, tire contre terre. Et Joas tira ainsi trois flèches; puis, il s’arrêta. Alors, Élisée se mit en colère, et lui dit: Roi imbécile, il fallait tirer au moins cinq ou six flèches; ainsi tu aurais frappé les Syriens jusqu’à les détruire; mais maintenant tu ne les battras que trois fois. Après avoir dit cela, Élisée mourut, et on l’ensevelit.» (v. 15–20)
On cherchera vainement à comprendre, croyons-nous, pourquoi le roi d’Israël, — dont les sujets mâles avaient été réduits à dix mille cinquante, sous le règne précédent, — aurait exterminé les Syriens, s’il avait tiré six flèches contre terre, au lieu de trois. Élisée savait donc non seulement ce qui devait arriver, mais encore ce qui ne devait pas arriver. C’est beau!
«L’année suivante, un fait merveilleux se produisit: des gens transportaient un homme mort pour l’ensevelir. Or, voici que ces gens s’effrayèrent en voyant venir une bande de voleurs, et ils jetèrent à la hâte leur cadavre dans un sépulcre qui était là, et ils s’enfuirent; c’était le tombeau d’Élisée. Alors, le cadavre, ayant roulé sur les ossements du prophète, tressaillit en les touchant, revint à la vie, et, s’étant levé sur ses pieds, se mit à courir.» (v. 21)
Evidemment, les voleurs eurent le trac, et se mirent à courir aussi. — Les critiques, jamais contents, font encore des objections. Ils demandent pourquoi Jéhovah ne ressuscita pas Élisée lui-même, au lieu de ressusciter un pékin quelconque, un personnage parfaitement inconnu et nullement intéressant, jeté par hasard dans la fosse du prophète. Ils demandent comment cette fosse se trouvait là ouverte, si à propos, au bout d’un an. Ils demandent ce que devint ce ressuscité et s’étonnent de ce que, dans sa seconde vie, après un événement aussi extraordinaire, il n’ait pas jugé utile de se faire connaître. Enfin, puisqu’une telle vertu secrète était attachée aux ossements d’Élisée, ils demandent comment on n’a plus songé à la mettre à profit; dire que, grâce à ce squelette, si l’opération s’était généralisée, nous serions tous immortels!
De la mort d’Élisée à la fin des royaumes d’Israël et de Juda, nous avons un tel méli-mélo politique qu’il est difficile de s’y reconnaître si l’on n’a pas la précaution de placer, avant tout, sous les yeux du lecteur un tableau de la succession des rois.
En Israël: à Joas succède Jéroboam II, son fils, qui règne quarante-un ans (14:23); Jéroboam II a pour successeur son fils Zacharie (v. 29), dernier descendant de Jéhu, lequel ne règne que six mois (15:8); il est assassiné par un certain Sellum (v. 10), qui s’empare du trône et l’occupe seulement un mois (v. 13); celui-ci à son tour est assassiné par Manahem (v. 14), autre capitaine, plus heureux, qui règne dix ans (v. 17), pendant lesquels il paie tribut à Phul, roi de Ninive (v. 19–20); Manahem meurt tranquillement dans son lit, et a pour successeur son fils Phaceïa (v. 22), qui règne deux ans (v. 23); Phaceïa est assassiné par le capitaine Phacée (v. 25), qui monte sur le trône et s’y maintient vingt ans (v. 27), au cours desquels une guerre avec Téglath-Phalazar, roi d’Assyrie, lui fait perdre toute la Galilée et la tribu de Nephthali, dont les habitants sont emmenés en servitude (v. 29); enfin, le capitaine Osée détrône Phacée, le tue (v. 30), règne neuf ans (12:1) et est finalement fait prisonnier par Salmanazar, roi d’Assyrie, qui s’empare de Samarie après un siège de trois années (v. 5) et détruit le royaume d’Israël. Osée et ses ex-sujets sont emmenés captifs et disséminés à Halah, à Habor et dans les villes des Mèdes (v. 6).
En Juda: Amasias, après un règne de vingt-neuf ans (14:2), est assassiné à Lakis par des conspirateurs (v. 19), et le peuple maintient la couronne à son fils Azarias, âgé de seize ans (v. 21), qui règne cinquante-deux ans à Jérusalem (15:2); Azarias a pour successeur son fils Jotham ou Jonathan (v. 7), qui règne seize ans (v. 33); à ce roi, qui était pieux, succéda son fils Achaz (16:1), qui régna aussi seize ans, mais qui fut impie (v. 2) et se signala par son alliance avec le roi assyrien Téglath-Phalazar contre le roi d’Israël, Phacée, et contre le roi de Syrie, Retsin (v. 5–9); Achaz a pour successeur son fils Ezéchias (v. 20), roi d’une piété exemplaire, dont nous aurons à dire quelques mots, et qui règne vingt-neuf ans (18:2); c’est pendant son règne que le royaume d’Israël est détruit; son fils Manassé lui succède (21:1) et règne cinquante-cinq ans, pendant lesquels il commet toutes les abominations qui désolent Jéhovah (v. 2); Amon, fils de Manassé, règne à son tour (v. 19), suit les mauvais exemples de son père (v. 20), et, au bout de deux ans, est assassiné par ses domestiques; à Amon, succède Josias, son fils (v. 26), qui règne trente-un ans (22:1) avec piété; tué dans une bataille par le roi d’Égypte Néchao, le pieux mais mal chançard Josias a pour successeur l’un de ses fils, Joachaz, oint par le peuple (23:29–30); mais Joachaz ne règne que trois mois (v. 31); fait prisonnier par Néchao, il meurt en Égypte (v. 34), et Néchao met sur le trône Joachim, autre fils de Josias, lequel règne onze ans (v. 36); ce Joachim a pour successeur un autre Joachim, son fils, que la Bible nomme aussi Jéchonias, dont le règne ne fut que de trois mois (24:8); Nabuchodonosor, roi de Babylone, ayant envahi alors le royaume de Juda, pilla le temple, emmena de nombreux prisonniers, parmi lesquels Joachim-Jéchonias (v. 10–16), et il mit sur le trône à sa place un troisième fils de Josias (v. 17). Celui-ci, connu sous le nom de Sédécias, fut le dernier roi de Juda; car, en la onzième année de son règne (25:2), Jérusalem fut prise par les armées de Nabuchodonosor, après dix-huit mois de siège (v. 4), les princes royaux furent massacrés, et Sédécias, ayant eu les yeux crevés et les bras chargés de doubles chaînes d’airain, fut emmené en captivité à Babylone, avec tout ce qui restait du peuple (v. 7); Nabuchodonosor, ayant incendié le temple de Salomon et le palais, laissait Jérusalem en ruines (v. 9–10).
«Enfin, dit Voltaire, voici le dénouement de la plus grande partie de l’histoire hébraïque. C’est d’abord la destruction des dix tribus du royaume d’Israël, et bientôt ensuite la captivité des deux autres tribus; c’est à quoi se terminent tant de miracles faits en leur faveur. Les sages chrétiens voient, avec douleur, le désastre de leurs pères qui leur ont frayé le chemin du salut. Les sceptiques voient, avec une secrète joie, l’anéantissement de presque tout un peuple qu’ils regardent comme un vil ramas de superstitieux enclins à l’idolâtrie, débauchés, brigands, sanguinaires, imbéciles et impitoyables. Cette révolution nous offre un tableau nouveau, et de nouveaux personnages. Quels étaient ces peuples et ces rois d’Assyrie, qui viennent de si loin fondre sur le petit peuple qui avait habité près de la Célésyrie, de Dan jusqu’à Béer-Sçébah, dans un terrain d’environ cinquante lieues de long sur quinze de large, et qui espéra dominer sur l’Euphrate, sur la Méditerranée et sur la mer Rouge?»
Parmi les épisodes qui viennent jeter un peu de gaîté dans les annales de cette époque où la désolation des Juifs éclate, il faut citer, en premier lieu, l’histoire de Tobie, qui se rapporte à la captivité des Hébreux du royaume d’Israël.
Cette histoire ne se trouve ni dans le livre des Rois ni dans le livre des Chroniques; elle figure, à part, dans la catégorie des ouvrages que les Juifs déclarent, tout en les respectant, ne pas avoir été directement inspirés de Dieu. Par contre, les catholiques admettent le livre de Tobie, et le concile de Trente l’a déclaré canonique; cela suffit pour que nous lui donnions place — en résumé, du moins — dans cet examen général de l’Ancien Testament.
«Tobie, de la tribu de Nephtali, fut, du temps de Salmanazar, roi des Assyriens, emmené captif à Ninive.» Ceci est le début du livre de Tobie. On regrette vivement, en lisant cela, que le dit Salmanazar n’ait pas fait lever de bonnes cartes géographiques de ses Etats; car on a bien de la peine à débrouiller comment, étant roi de Ninive sur le Tigre, il avait pu passer par-dessus le royaume de Babylone pour aller enchaîner les habitants des bords du Jourdain, et conquérir jusqu’aux voisins de la mer d’Hyrcanie. C’est absolument comme si le Grand Turc, qui règne à Constantinople, allait, en sautant l’Autriche à pieds joints, lui et ses bachi-bouzoucks, faire prisonnière et ramener dans son empire la population du royaume de Prusse. Mais passons.
«Or, Tobie, quittant un jour Ninive, alla faire un voyage à Ragès, ville de Médie; et là, ayant vu que Gabélus, de sa tribu, était dans le besoin, il lui donna, contre une promesse écrite de remboursement, dix talents d’argent, pris sur les dons qu’il avait reçus du roi.» (1:15–17)
On s’étonne qu’un captif ait obtenu de telles sommes des libéralités du souverain qui gardait sa nation en esclavage; car dix talents d’argent ne représentent pas moins de quarante-cinq à cinquante mille francs de notre monnaie. C’est beaucoup assurément pour le mari d’une blanchisseuse; Anne, femme de Tobie, blanchissait la toile et faisait des raccommodages (2:13). On ne saurait trop admirer vraiment ce Tobie, qui s’en va à Ragès, à quatre cents lieues de Ninive, pour prêter ces cinquante mille francs au juif Gabélus, qui était extrêmement pauvre, et qui, selon toute probabilité, serait hors d’état de les lui rendre jamais! Cela est fort beau.
«Revenu à Ninive, un jour qu’il avait employé son temps à ensevelir des morts, il s’endormit au pied d’un mur;» un homme assez riche pour prêter cinquante mille francs dans Ragès aurait bien dû avoir au moins une chambre à coucher dans Ninive.
«Mais Tobie ne s’aperçut point qu’il y avait des passereaux perchés sur la muraille, lesquels fientèrent tout chaudement dans ses yeux, et il en devint aveugle.» (2:9–10)
Les critiques naturalistes disent que la merde de moineau ne peut rendre personne aveugle, et qu’on en est quitte pour se laver sur-le-champ.
«En ce même jour Sara, fille de Raguël, qui habitait Ecbatane, ville de Médie, fut outragée par les servantes de son père. Sara avait été donnée en mariage à sept maris; mais un esprit malin (ici les traducteurs catholiques mettent: un diable), nommé Asmodée, les avait tués chaque fois, au moment où ils allaient coïter avec elle. Les servantes lui disaient donc: Tu as étouffé tes sept maris, l’un après l’autre, et tu n’as porté le nom d’aucun. Et maintenant tu nous bats. Va-t’en rejoindre tes maris!…
Ayant entendu cela, Sara fut fort contristée, jusqu’à vouloir s’étrangler. Mais elle pria Jéhovah, en lui criant par la fenêtre: Seigneur, retire-moi de la terre, afin que je n’entende plus de tels reproches! Tu sais que je suis pure et que je n’ai point souillé mon nom ni le nom de mon père, au pays où je suis captive. Je suis fille unique, et il n’y a aucun de nos proches parents à qui je me réserve pour femme; déjà il m’en est mort sept; qu’ai-je plus à faire de vivre? Mais, si tu ne juges pas bon de me faire mourir, aie pitié de moi et ordonne que je n’aie plus d’opprobre.» (3:7–15)
Jamais les Juifs, jusqu’alors, remarquent les critiques, n’avaient entendu parler d’aucun diable ni d’aucune sorte de démons; les bons et les mauvais génies avaient été imaginés en Perse, dans la religion de Zoroastre, qui enseigne l’existence de deux dieux égaux en puissance, l’un, Ormuzd, principe du bien; l’autre, Ahrimane, principe du mal, chacun ayant sous ses ordres une armée d’esprits, les uns bienfaisants, les autres malfaisants. De la Perse, ces génies passèrent en Chaldée et s’établirent enfin en Grèce, où Platon donna libéralement à chaque homme son bon et son mauvais démon. Schamaddaï, que l’on traduit par Asmodée, était un des principaux diables. Le bénédictin dom Calmet, dans son commentaire sur Asmodée, dit «qu’on sait qu’il y a plusieurs catégories de diables, les uns princes et maîtres démons, les autres subalternes et assujettis». Tout concourt donc à prouver, dans les divers livres qui composent la Bible, que les Juifs ne furent jamais qu’imitateurs, qu’ils prirent tous leurs rites, les uns après les autres, chez leurs voisins et chez leurs maîtres, et non seulement leurs rites, mais tous leurs contes. C’est ainsi qu’au retour de leur captivité chez les Mèdes et les Assyriens, ils rapportèrent les croyances perses et chaldéennes et les ajoutèrent à leurs dogmes.
Les termes dont se sert l’auteur du livre de Tobie insinuent qu’Asmodée était amoureux et jaloux de Sara. Cette idée est conforme à l’ancienne doctrine des génies, des sylphes, des anges, des dieux de l’antiquité; tous ont été amoureux de nos filles. Nous avons déjà vu, dans la Genèse, les fils ou anges de Dieu amoureux des filles des hommes et leur faire des enfants géants (pages 76 et suivantes). La fable a dominé partout. — Ce n’est point ici le lieu de répéter ce que les théologiens ont dit des démons incubes et succubes; des hommes miraculeux, nés de ces copulations chimériques; de tous les différents diables entrant dans les corps des garçons et des filles en cent manières diverses; des moyens de les faire venir et de les chasser; enfin, de toutes les superstitions de cette espèce dont la fourberie s’est servie dans tous les temps pour tromper l’imbécillité. Cela nous mènerait trop loin. Cette étude est réservée à l’ouvrage que je prépare sous le titre les Cocasseries de la Foi.
«Or, la prière de Tobie et celle de Sara furent entendues devant la gloire du grand Dieu; et Raphaël fut envoyé pour guérir Tobie des taies qu’il avait sur les yeux et pour donner Sara en mariage à Tobie fils, en liant Asmodée, l’esprit malin, parce que Dieu avait décidé que le droit de la posséder comme femme appartiendrait à Tobie fils.» (3:16–17)
C’est la première fois qu’un ange est nommé dans l’Écriture sainte. Tous les commentateurs avouent que ces noms sont d’origine chaldéenne: Raphaël, médecin de Dieu; Uriel, feu de Dieu; Jesraël, race de Dieu; Mikaël, semblable à Dieu, Gabriel, l’homme de Dieu. Les anges persans avaient des noms tout différents: Mah, Kur, Dubadur, Bahman, etc. Les Juifs étant esclaves chez les Chaldéens, et non chez les Persans, s’approprièrent donc les anges et les diables des Chaldéens, et se firent une théurgie toute nouvelle, à laquelle ils n’avaient point pensé encore. Ainsi, l’on voit que tout change chez ce peuple, selon qu’il change de maîtres. Quand ils sont asservis aux Cananéens, ils prennent leurs dieux; quand ils sont captifs chez les rois qu’on appelle assyriens, ils prennent leurs anges bienfaisants et malfaisants.
«Un jour, donc, Tobie se souvint de l’argent qu’il avait remis à Gabélus, et il se dit en lui-même: Pourquoi n’appellerai-je pas Tobie mon fils avant que je meure, pour le lui déclarer? Et il l’appela et lui dit: Mon fils, si je meurs, ensevelis-moi, et ne méprise point ta mère.» (4:1–3)
Suit un long discours, qui se termine ainsi:
«Maintenant je te déclare que j’ai prêté dix talents d’argent à Gabélus sur sa promesse, dans Ragès, ville de Médie.» (v. 21)
Puis, Tobie remet à son fils le billet que Gabélus lui a souscrit (5:3) et lui recommande de se trouver un compagnon de voyage (v. 4).
«Alors Tobie fils rencontra un jeune homme très beau, dont la robe était retroussée à la ceinture; c’était Raphaël; mais il ne savait pas avoir affaire à un ange de Dieu. Il le salua et lui dit: Pourrais-je aller avec toi en Médie? connais-tu ce pays? L’ange lui répondit: J’irai avec toi, je connais la route, et même j’ai logé à Ragès, chez Gabélus, notre frère.» (v. 5–8)
Comme cela tombait bien! Tobie fils, enchanté, présenta aussitôt à son père le jeune homme à la robe retroussée. Celui-ci déclara qu’il se nommait Azarias, de la race du grand Ananias (v. 15); justement le vieux Tobie avait connu Ananias, qui était quelque peu son parent. Là-dessus, discussion sur le salaire à accorder au voyageur-protecteur:
«Sera-ce assez d’une drachme par jour, demanda Tobie, avec les choses nécessaires, comme pour mon fils? J’ajouterai quelque chose au salaire, si vous retournez avec une pleine réussite. Et ils se mirent d’accord ainsi.» (v. 20)
Il est assez bizarre que Tobie, qui était juif et habitait alors Ninive, ne compte dans ce récit ni en monnaie juive ni en monnaie mède; car la drachme est une monnaie essentiellement grecque. — Tobie fils se mit donc en route avec le faux Azarias, «et le chien de la maison partit avec eux».
On pense bien que ce voyage ne devait pas se passer sans aventure.
«Comme ils arrivèrent le soir aux bords du Tigre, ils logèrent là. Et le jeune Tobie descendit pour se laver les pieds dans le fleuve; mais voici qu’un poisson énorme sauta hors de l’eau pour le dévorer. Alors, l’ange lui dit: Saisis ce poisson par les ouïes. Tobie le prit donc et le tira dehors sur terre.» (6:1–3)
On se demande ici comment un poisson aussi monstrueux, capable de dévorer un homme, pouvait se laisser si aisément saisir par les ouïes, comme un simple lapin qu’on suspend par les oreilles. Mais les théologiens ne sont pas embarrassés pour si peu. Il est évident qu’il n’existe pas de tels poissons d’eau douce; aussi, ce poisson terrible avait été placé là exceptionnellement par Jéhovah; il avait été créé tout exprès pour les besoins de la cause; c’était une mise en scène divine, et il est donc inutile de rechercher l’espèce à laquelle appartenait ce monstre aquatique. — L’ange dit ensuite au jeune Tobie de fendre le poisson et de mettre à part le cœur, le foie et le fiel. Cette opération faite, le poisson fut rôti et les deux compagnons s’en nourrirent jusqu’à Ecbatane.
«Alors, Tobie dit à l’ange: Azarias, mon frère, que ferons-nous du cœur, du foie et du fiel de ce poisson que j’ai pris l’autre jour? Raphaël lui répondit: Le cœur et le foie, lorsqu’on les fait griller sur des charbons, produisent une fumée qui chasse le diable ou tout esprit malin troublant un homme ou une femme; quant au fiel, si on en graisse les yeux d’un homme devenu aveugle par des taies, cet homme est aussitôt guéri.» (v. 6–8)
Raphaël conseilla ensuite au jeune Tobie de demander l’hospitalité à son parent Raguël et de prendre sa fille Sara pour épouse. Tobie fut fort hésitant sur ce second point.
«Il dit à l’ange: Azarias, mon frère, j’ai entendu dire que cette jeune fille s’est mariée déjà sept fois et que tous ses maris ont été trouvés morts dans la chambre nuptiale. Or, mon père n’a pas d’autre enfant que moi, et je crains, si j’épouse Sara, de mourir comme les autres; car il y a un esprit malin qui l’aime et qui s’attaque à quiconque veut coucher avec elle. L’ange lui répondit: Ne te souvient-il point que ton père t’a recommandé d’épouser une femme de ta parenté? Donc, écoute-moi, et n’hésite pas à prendre Sara pour femme. Quant à l’esprit malin, n’en aie aucun souci. Quand le moment sera venu de te mettre au lit, tu feras griller le cœur et le foie du poisson sur un brasier à parfums, et il en sortira une fumée très puante; or, l’esprit malin, en sentant cette odeur, s’enfuira et ne reviendra jamais. Ayant entendu ces paroles, Tobie prit confiance, et il devint trés amoureux de Sara, et son cœur lui fut extrêmement attaché.» (6:13–17)
Notez que le fils Tobie n’avait pas encore vu sa jeune parente.
«Ils arrivèrent ensuite à Ecbatane et se rendirent à la maison de Raguël. Sara vint au-devant d’eux, les salua, et ils la saluèrent; puis elle les fit entrer. Et Raguël dit à Edna, sa femme: Oh! que ce jeune homme ressemble à Tobie mon parent!» (7:1–2)
Le fils Tobie se nomme; on s’embrasse; un grand festin est préparé, mais Tobie refuse de toucher à aucun mets si Raguël ne lui accorde pas séance tenante sa fille en mariage. Raguël répond qu’il le veut bien; toutefois, il tient à dire au jeune homme l’horrible histoire des sept maris étranglés la nuit même de leurs noces. Tobie insista en affirmant que, quant à lui, il ne redoutait rien.
«Alors Raguël appela Sara sa fille, la prit par la main, et la donna à Tobie en disant: La voici, je te la donne pour femme; entre en elle, selon ton droit, et puis tu la conduiras dans la maison de ton père. Après quoi, il les bénit; puis, il prit des tablettes, fit le contrat et le scella.» (7:15–16)
Enlevez le bifteck!
«Edna prépara la chambre nuptiale et y conduisit Sara, qui pleurait; et elle essuya ses larmes, en lui disant: Aie bon courage, ma fille. (v. 19–20) Or, quand ils eurent achevé de souper, Raguël et Edna menèrent Tobie vers Sara. Alors, Tobie, se souvenant des paroles de son compagnon Azarias, prit de la braise, mit le cœur et le foie du poisson dessus, et il s’en dégagea aussitôt une épaisse fumée. Et l’esprit malin Asmodée, ayant senti cette odeur, s’enfuit jusqu’au bout de la haute Égypte; mais l’ange l’y poursuivit en même temps, le saisit, et l’enchaîna très solidement.» (8:1–4)
Des théologiens se sont demandé si le diable Asmodée est encore enchaîné et en quel endroit précis; grave question! Des flots d’encre ont coulé pour la résoudre. Les plus roublards sont les moines d’un couvent égyptien, qui montrent aux pèlerins un puits très profond, où, disent-ils, Raphaël a attaché son ennemi, lequel y est encore; moyennant une offrande aux bons religieux, on jette une pierre dans le puits, ou quelques gouttes d’eau bénite, afin d’augmenter le supplice du méchant démon, réduit à l’impuissance.
«L’esprit malin n’étant plus dans la chambre, Tobie se mit à genoux sur le lit (v. 5), et dit: Seigneur, tu es témoin que je ne prends point cette femme pour la paillardise, mais je la prends en droiture; fais-nous donc vieillir ensemble. Et Sara, priant aussi, disait: Amen! Alors, ils se couchèrent et ils passèrent cette première nuit à dormir.» (v. 9–10)
Pendant ce temps, Raguël, convaincu que Tobie ne s’en tirerait pas, creusait une fosse dans le jardin (v. 11). Mais quand, le lendemain matin, il sut que son gendre était sain et sauf, il fut dans une joie indescriptible. Il commanda à ses serviteurs de combler la fosse et décida que les noces dureraient quatorze jours.
«Et il dit à Tobie: Tu prendras la moitié de tout ce que je possède, et tu t’en iras ainsi chez ton père; quant au reste, tu l’auras, lorsque nous serons morts, moi et ma femme.» (v. 22)
Pendant les noces, l’ange Raphaël, qui était revenu de la haute Égypte, fit le voyage de Ragès, sous les traits d’Azarias; l’emprunteur Gabélus avait réussi dans ses affaires, et rendit sans difficulté les dix talents de Tobie père (ch. 9).
Enfin, le fils Tobie, sa femme, l’angélique compagnon et le chien revinrent à Ninive, où le vieil aveugle commençait à désespérer.
«Tobie frotta avec le fiel du poisson les yeux de son père, lui disant: Aie bon courage, mon père. Or, comme ses yeux lui démangèrent, une peau albumineuse comme du blanc d’œuf en tomba; et alors, voyant son fils, Tobie se jeta à son cou et pleura.» (11:10–11)
Il ne restait plus qu’à payer le salaire promis à Azarias; celui-ci refusa les drachmes, se fit connaître pour Raphaël, l’un des sept anges les plus importants dans la hiérarchie céleste, et disparut (ch. 12).
Tandis que les Hébreux du royaume d’Israël étaient en captivité à Ninive, Ragès, Ecbatane et autres villes mèdes, — captivité permettant à des prisonniers, comme Raguël, d’avoir domestiques, troupeaux et un grand train de maison, et à d’autres, comme Tobie, de prêter cinquante mille francs à un camarade sans se gêner, — le royaume de Juda continuait à subsister, d’abord sous le pieux gouvernement d’Ezéchias, qui n’entendait pas raillerie sur la question religieuse.
«Il supprima les hauts lieux, mit eu pièces les statues des dieux étrangers, coupa les bocages où l’on rendait un culte aux priapes, et brisa même le serpent d’airain, œuvre de Moïse, parce que les Juifs lui faisaient des encensements.» (2Rois 18:4)
Aussi, papa Bon Dieu lui donna la victoire sur les Philistins. Néanmoins, Jéhovah ne lui donna, en certaines circonstances, qu’une demi-protection: c’est ainsi qu’en la quatorzième année de son règne, Ezéchias eut son territoire envahi par Sennachérib, fils de Salmanazar, et il n’obtint la cessation de l’occupation qu’en payant à ce roi de Ninive trois cents talents d’argent et trente talents d’or (v. 14).
«Et Ezéchias donna tout l’argent qui se trouva dans la maison de l’Éternel et dans les trésors de la maison royale; il dépouilla même les portes du temple et les linteaux qu’il avait recouverts lui-même de lames d’or, et il donna toutes ces richesses à Sennachérib.» (v. 15–16)
Après cette râfle, Sennachérib aurait pu laisser la paix à Ezéchias. Pas du tout. Il revint bientôt à la charge, en lui envoyant un certain Rabsçaké chargé de lui poser une question, tandis qu’il faisait investir Jérusalem par son armée. Cette question était celle-ci: Quelle est la confiance sur laquelle tu t’appuies? Si c’est ta confiance en Jéhovah, elle ne te sauvera pas. Ezéchias avait délégué trois parlementaires auprès de Rabsçaké, et ceux-ci, entendant un tel langage, lui dirent:
«Nous te prions de nous parler en langue syriaque, car nous la comprenons; mais ne parle pas en langue judaïque, à cause du peuple qui est là sur les remparts et qui écoute.» (v. 26)
Mais Rabsçaké fut plus insolent encore.
«Mon maître, dit-il, m’a envoyé pour que tout le monde entende ce que j’ai à dire; et il faut que les habitants de Jérusalem sachent que nous leur ferons manger leurs propres excréments et qu’ils boiront leur urine avec vous.» (v. 27)
Ezéchias n’avait pas trop eu confiance en Jéhovah, puisque tout d’abord il s’était laissé dépouiller sans résistance. Cependant, le prophète Isaïe, qui vivait alors, lui remonta le moral, et, ce qui était le plus important, papa Bon Dieu vint à son aide.
«Il arriva, en une nuit, qu’un ange de Jéhovah descendit du ciel et tua cent quatre-vingt-cinq mille hommes dans le camp des Assyriens autour de Jérusalem; et, au point du jour, quand le roi Sennachérib vit tous ces corps morts, il ordonna aux survivants de plier bagage et s’en retourna à Ninive.» (19:35–36)
La Bible dit ensuite que Sennachérib fut tué par ses fils Adramélec et Saratsar, qui, après ce meurtre, se réfugièrent en Arménie, et qu’un autre fils de Sennachérib, nommé Assar-Iladdon, monta sur le trône (v. 37); puis, au chapitre suivant, l’auteur sacré dit qu’Ezéchias, dans les dernières années de son règne, fit alliance avec Mérodak-Baladan, roi de Babylone (20:12). Ces affirmations ne concordent guère avec les découvertes des archéologues touchant l’histoire des royaumes assyriens; car il résulte des inscriptions du fameux palais de Khorsabad, découvert en 1842 par M. Botta, consul de France à Mossoul, que Mérodak-Baladan fut chassé de Chaldée par Salmanazar même, père de Sennachérib, son vainqueur à la bataille de Betlakin (709 av. J.-C), et Salmanazar, après cette victoire, s’empara de Babylone et réunit ce royaume à celui de Ninive. Comment donc Ezéchias pouvait-il être l’allié de Mérodak-Baladan, sous le règne d’Assar-Haddon, fils de Sennachérib, puisque ce roi de Babylone avait perdu ses états dans sa guerre contre le roi de Ninive, grand-père d’Assar-Haddon, et puisque Assar-Haddon, régnant au temps des dernières années d’Ezéchias, était à la fois roi de Ninive et de Babylone?
Mais, si l’on ne veut pas tenir compte des découvertes des savants et si l’on préfère s’en rapporter exclusivement à la Bible, on ne peut néanmoins s’empêcher de faire cette remarque: c’est que Jéhovah, qui avait dit à Ezéchias par la bouche du prophète Isaïe:
«Je délivrerai Jérusalem, et, si je veux que cette ville soit garantie contre les ennemis, c’est à cause de moi et à cause des bonnes œuvres de David» (19:34),
aurait fort bien pu ne pas attendre la seconde invasion de Sennachérib; car, puisqu’en sa qualité de Tout-Puissant il avait décrété que Jérusalem était sous sa protection, mieux valait la protéger tout de suite, au lieu de permettre à Sennachérib d’emporter toutes les richesses du pays et tous les trésors du temple, demeure divine. On ne comprend pas non plus pourquoi le seigneur Sabaoth, qui se déclarait solennellement le protecteur de la tribu de Juda, et qui, par le bras de son ange exterminateur, tuait en une seule nuit cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens, abandonna quelques années plus tard cette tribu dont la verge devait dominer toujours, laissa détruire son sanctuaire sacro-saint par une autre armée d’Assyriens, et vit tout tranquillement cette tribu et celle de Benjamin, avec tant de lévites, plongées dans les fers.
Voici encore, à propos d’Ézéchias, un fait dont les détails ne manquent pas d’être curieux. Ce prince était monté sur le trône à l’âge de vingt-cinq ans, et Dieu avait écrit, sur le livre de sa destinée, qu’il mourrait dans sa trente-neuvième année; mais, à la suite de circonstances qui méritent d’être mentionnées, Jéhovah passa le grattoir sur cette page du grand livre éternel et inscrivit à nouveau qu’Ezéchias vivrait jusqu’à l’âge de cinquante-quatre ans.
Donc, en la quatorzième année de son règne, Ézéchias tomba malade, en vertu de ce qui était écrit là-haut avant le coup de grattoir. Le roi de Juda ne fit pas appeler un médecin; ce qui était bien inutile, puisqu’il avait sous la main le prophète Isaïe, saint homme tout à fait au courant de ce que Dieu avait décidé. Isaïe, apprenant pour quel motif le royal malade demandait à le consulter, s’empressa de venir.
«Et Isaïe dit à Ezéchias: Voici, Adonaï te fait dire par ma voix de mettre ordre tout de suite à tes affaires, attendu que l’heure de ta mort approche et que tu vas cesser de vivre très certainement. Alors, Ezéchias tourna son visage contre la muraille et pria l’Éternel. Souviens-toi, Seigneur, dit-il, combien j’ai marché droit devant toi avec un cœur pur et combien j’ai fait tout ce qui t’est agréable. Et il versa des larmes en abondance. Cependant, Isaïe s’était retiré; mais il n’était pas encore sorti de l’antichambre, que Dieu lui parla ainsi: Retourne sur tes pas et dis à Ezéchias qu’étant touché de ses larmes, je vais le guérir; et dans trois jours il sera debout et viendra au temple; annonce-lui encore que je lui ajoute, à partir d’aujourd’hui, quinze années d’existence.» (20:1–6)
Lord Bolingbroke plaisante sur l’instabilité des décrets du dieu juif et demande sous quelle forme il était, quand, au milieu de l’antichambre, il déclara à Isaïe son changement de volonté.
Isaïe, sans s’épater, s’acquitta de sa nouvelle commission. Mais il paraît qu’en présence de ces deux prophéties contradictoires, le moribond n’était pas trop rassuré
«Ezéchias demanda à Isaïe: Par quel signe Jéhovah me montrera-t-il que je serai guéri et que dans trois jours je pourrai aller au temple? Isaïe lui répondit: Voici le signe que l’Éternel te donne à choisir pour t’assurer que c’est ma seconde prophète qui s’accomplira, et non la première: veux-tu que l’ombre du cadran solaire avance tout d’un coup de dix degrés, ou préfères-tu qu’elle rétrograde de dix degrés? Ezéchias lui dit: Il est facile que l’ombre de la baguette de fer se mette à avancer de dix degrés sur le cadran; ce n’est donc pas ce que je veux, mais je demande qu’elle recule de dix degrés en arrière. Le prophète Isaïe poussa un cri vers l’Éternel, et Adonaï fit rétrograder l’ombre par les degrés qu’elle avait déjà parcourus sur le cadran solaire d’Achaz, jusqu’au dixième degré en arrière. Après cela, Isaïe fit mettre une marmelade de figues sur l’ulcère d’Ezéchias, et le roi fut guéri.» (v. 7–11)
Une nuée d’incrédules fond sur cette marmelade de figues et sur ce cadran solaire en goguette. Ou le mal d’Ezéchias, disent-ils, était bien peu de chose, puisqu’il fut guéri par un simple emplâtre de figues; ou bien c’est la vertu seule du pouvoir divin qui opéra la guérison du roi à deux doigts de la mort, et alors cette marmelade est d’une inutilité absolue qui crève les yeux. Quant à l’histoire du cadran solaire, Ézéchias produit à tous les critiques l’effet d’un parfait imbécile quand il dit qu’il est plus facile à l’ombre d’avancer que de reculer; dans l’un et l’autre cas, les lois de la nature sont également violées, et tout l’ordre du ciel est également interrompu. En outre, la rétrogradation de l’ombre sur le cadran solaire d’Achaz ne paraît qu’une copie renforcée du miracle de Josué. Par contre, les théologiens n’hésitent pas à croire que le soleil s’arrêta pour Josué et recula pour Ezéchias. Isaïe même, au chap. 38 de son livre de prophéties, revient sur ce fait et dit très nettement: «Le soleil rétrograda de dix degrés»; mais il est clair qu’Isaïe, quoique prophète, se met le doigt dans l’œil; car l’ombre est toujours opposée au soleil, et, si le soleil est à l’orient, l’ombre est à l’occident. Pour que l’ombre, sur le cadran solaire d’Achaz, rétrogradât de dix degrés vers le matin, il aurait fallu que le soleil se fût avancé de dix degrés vers le soir. Le fait matériel du mouvement de l’ombre sur le cadran, tel que l’indique l’auteur sacré, serait donc impossible, même si le miracle était possible. Enfin, à tout considérer, il y aurait eu un jour double dans la nature, et une nuit totalement supprimée!
Mais le plus curieux de tous les faits étranges qui signalent cette époque, c’est le trépas d’Isaïe: cet homme, qui était le miracle incarné, ne put faire aucun miracle le jour où sa vie fut en danger. Manassès, fils et successeur d’Ézéchias, que le coup du cadran solaire avait laissé fort sceptique, fut aussi impie que son père avait été bigot. Voulant voir si Isaïe avait, pour sa préservation personnelle, quelque marmelade de figues, il fit saisir le prophète et ordonna de le scier en deux. L’infortuné Isaïe fut scié comme s’il avait été une simple planche; ni Raphaël ni aucun autre ange ne vinrent à son secours. Peut-être Jéhovah, pendant le supplice de son fidèle serviteur, était occupé aux affaires de quelque autre planète.
Pendant que nous en sommes à cette période si embrouillée de la fin du royaume de Juda, il convient de parler de Judith, dont l’unique exploit est à jamais célèbre et se trouve narré dans un livre spécial. L’épisode est tellement connu, qu’il suffira de le rappeler en quelques lignes.
À une époque que la Bible ne précise pas, mais qui précède de peu la destruction du royaume de Juda, la ville de Béthulie, tout à fait inconnue des historiens et des géographes, fut mise en état de blocus par une armée de Nabuchodonosor, que commandait le général Holopherne, personnage dont il n’est question nulle part dans les documents assyriens. Holopherne coupa les canaux qui alimentaient Béthulie, de sorte que les assiégés, privés d’eau, tiraient la langue comme des caniches en été.
La situation devenait intolérable. C’est alors qu’une jolie veuve béthulienne, Judith, dont le mari était mort d’un coup de soleil, au temps de la moisson des orges, résolut de sauver sa patrie. Pour cela, elle revêtit sa plus belle robe, se parfuma des odeurs les plus excitantes, et, suivie d’une vieille négresse, se rendit au camp des assiégeants. Holopherne, galant au possible, suivant l’habitude des pioupious, invita Judith à dîner en tête à tête dans sa tente.
On fit bombance, on vida de nombreuses coupes, on se dit même des choses aimables au dessert. Mais, après le festin, tandis qu’Holopherne, très content de sa soirée, se prélassait sur son lit de repos, Judith saisit prestement un instrument tranchant, et, d’un coup sec, décapita le général. Que l’on dise après cela que l’amour ne fait pas quelquefois perdre la tête!
Puis, Judith, sans être vue de personne, rentra en ville; la négresse, sa suivante, avait mis la tête d’Holopherne dans un sac. On accrocha aux murs de Béthulie la binette du généralissime des armées de Nabuchodonosor. Aussi, quand les assiégeants l’aperçurent, ils s’enfuirent à toutes jambes, sans même songer à se mettre sous les ordres d’un autre chef.
Nous nous bornerons à reproduire le commentaire de Voltaire sur cet épisode biblique:
«Un géographe serait bien empêché à placer Béthulie: tantôt on la met à quarante lieues au nord de Jérusalem, tantôt à quelques milles au midi; mais une honnête femme serait encore plus embarrassée à justifier la conduite de la belle Judith. Aller coucher avec un général d’armée pour lui couper la tête, cela n’est pas modeste. Mettre cette tête toute sanglante, de ses mains sanglantes, dans un petit sac, et s’en retourner paisiblement avec sa servante à travers une armée de cinquante mille hommes, sans être arrêtée par aucune sentinelle, cela n’est pas commun.
Une chose encore plus rare, c’est d’avoir demeuré cent cinq ans après ce bel exploit dans la maison de feu son marri comme il est dit au chapitre 16, v. 28. Si nous supposons qu’elle était âgée de trente ans quand elle fit ce coup vigoureux, elle aurait donc vécu cent trente-cinq années. Dom Calmet nous tire d’embarras en nous disant qu’elle avait soixante-cinq ans lorsque Holopherne fut épris de son extrême beauté: c’est le bel âge pour tourner et couper des têtes. Mais le texte nous replonge dans une autre difficulté: il dit que personne ne troubla Israël tant qu’elle vécut; et malheureusement, ce fut le temps de ses plus grands désastres.»
Voici, d’ailleurs, le texte, traduit mot à mot:
«Et durant tout le temps que Judith vécut, il n’y eut personne qui épouvantât Israël, jusque longtemps après sa mort.» (Judith 16:30, terminant le livre)
Ce texte va nous servir à montrer, une fois de plus, avec quel aplomb le divin inspirateur de la Bible se moque des fidèles. Si l’on admet l’interprétation du bénédictin Calmet et des théologiens catholiques, c’est-à-dire que Judith avait soixante-cinq ans (ce qui n’est dit nulle part) lorsqu’elle tua Holopherne, et que le verset 28 signifie qu’elle vécut cent cinq ans en tout, et non cent cinq ans encore après son exploit, il n’en reste pas moins quarante années entre le dit exploit et la mort de l’héroïne. Or, en rapprochant le livre biblique des Rois (chapitres consacrés aux derniers rois de Juda) de ce que l’on sait de l’histoire des empires d’Assyrie, on y trouve la preuve éclatante du mensonge de l’histoire de Judith.
Assar-Haddon, dont il a été question tout à l’heure, deuxième fils de Sennachérib, régna à la fois sur Ninive et sur Babylone, son grand-père Salmanazar, chef de la dynastie des Sargonides, ayant chassé de Babylone le roi Mérodak-Baladan, dernier descendant de Nabonassar. Assar-Haddon garda Ninive pour capitale, mais établit à Babylone un satrape, Saosducheus; celui-ci, à la mort d’Assar-Haddon (668 av. J.-C), se proclama indépendant et régna à Babylone, malgré Téglath-Phalazar V, troisième fils de Sennachérib et successeur d’Assar-Haddon, et malgré Sardanapale VI, roi de Ninive (de 660 à 647). Enfin, Assourdanil II (le Kiniladan des Grecs), succédant à son père Sardanapale VI, s’empara de Babylone, dès la première année de son règne, c’est-à-dire en 647, et y établit de nouveau des satrapes. Pendant le règne d’Assourdanil II, se place l’invasion du pharaon Néchao, qui, traversant la Judée pour aller combattre les Assyriens, blessa mortellement, à la bataille de Mageddo, le pieux Josias, petit-fils de Manassé et arrière-petit-fils d’Ézéchias, roi de Juda. D’autre part, à cette même époque, Cyaxare I, dont l’histoire est dans Hérodote, régnait en Médie (635–595) et exterminait ce qui restait de Scythes en Asie. Sous le règne de Sardanapale VII, dernier du nom et dernier roi de Ninive, fils d’Assourdanil II, le satrape de Babylone, Nabopolassar, se déclare indépendant, fait alliance avec le roi des Mèdes, Cyaxare, dont la fille épouse son fils Nébukadnezzar (Nabuchodonosor, dans la Bible); en 606, Nabopolassar s’empare de Ninive avec le concours de Cyaxare; Sardanapale V meurt, Ninive est détruite, c’est la fin du deuxième empire assyrien connu. Nabopolassar, dont l’épouse, célèbre dans l’histoire, est l’égyptienne Nitocris, fonde le troisième empire d’Assyrie, dit empire chaldéo-babylonien; Nitocris prodigue les embellissements à Babylone, capitale du nouvel empire, et le prince-héritier Nabuchodonosor, ayant vaincu le pharaon Néchao à Karkémis, sur l’Euphrate, est associé à la couronne.
C’est en ce temps-là que Nabuchodonosor envahit pour la première fois la Judée, afin de châtier le roi Joachim, fils de Josias, qui avait pris parti pour Néchao contre les Assyriens; Jérusalem se rachète, mais une partie du peuple est emmenée à Babylone; c’est le commencement des soixante-dix ans de captivité, et dès lors la royauté de Juda ne durera plus que dix-neuf ans. Ainsi, les faits de cette première invasion de Nabuchodonosor en Judée, faits reconnus par le second livre des Rois (ch. 24), ne concordent aucunement avec ce que la Bible nous raconte d’autre part au sujet de Judith. Si l’épisode d’Holopherne se plaçait à cette époque, il est hors de doute que Nabuchodonosor en aurait tiré vengeance, lors de cette première invasion victorieuse.
Les faits historiques qui suivent ne concordent pas mieux. En 601, malgré les avertissements de Jérémie, qui sentait que le royaume de Juda allait bientôt finir piteusement comme celui d’Israël, Joachim cesse de payer tribut à Nabuchodonosor; c’est une révolte du roitelet juif.
Est-ce alors qu’il faut placer l’expédition d’Holopherne? Non; car les armes israélites ne brillent guère en ces années-là! Après quatre années de dévastation du territoire juif par les Assyriens, Nabuchodonosor entre dans Jérusalem (c’est la deuxième prise de la ville sainte par les armées de Babylone), fait mourir Joachim et le remplace par son fils, nommé également Joachim, dit Jéchonias. Mais, au bout de trois mois, Nabuchodonosor se ravise; Joachim-Jéchonias est mis au nombre des captifs que les Assyriens emmènent à Babylone, après avoir pillé le temple; c’est Mathaniàs, oncle maternel de Jéchonias, que le vainqueur établit roi de Juda en remplacement du jeune prince détrôné et prisonnier, et Nabuchodonosor change le nom du nouveau roi en celui de Sédécias (597). Ce n’est pas encore à cette époque qu’il convient de placer le glorieux épisode de Judith, n’est-ce pas?
Impossible de le placer non plus dans les neuf années qui suivent, années de désolation en Judée, années pendant lesquelles le joug assyrien pèse plus durement que jamais sur les débris de la population israëlite, laissés à Jérusalem et autres villes des deux tribus de Juda et Benjamin. Enfin, en 388, le pharaon Apriès, après une guerre heureuse contre les Tyriens, pousse Sédécias à secouer le joug de Babylone; Apriès est vaincu en Égypte même, et, au retour de son expédition triomphante, Nabuchodonosor va mettre le siège devant Jérusalem pour la troisième fois. L’exploit de Judith ne s’est évidemment pas accompli à ce moment-là, puisque la victoire fut de nouveau aux ennemis d’Israël. C’est là le siège de dix-huit mois qui se termina par la prise de Jérusalem et la fin du royaume de Juda (587), les Assyriens étant entrés par la brèche dans la cité de David, en la nuit du 9 au 10 juillet; le temple et le palais sont détruits, les édifices publics et les maisons des particuliers sont incendiés, les remparts sont démolis; toute la famille royale est massacrée, sauf Sédécias qui, enchaîné et les yeux crevés, est emmené en captivité à Babylone avec les derniers Juifs.
Donc, de 606 à 587, Nabuchodonosor n’a cessé d’ être le fléau de la Judée; c’est uniquement pendant cette période de temps que ses armées sont venues sur le territoire hébreu, et toujours elles ont été victorieuses, soit sous les ordres de ses généraux, soit qu’il les ait commandées en personne; cela est expressément reconnu dans le livre biblique des Rois. Donc, étant donné que le livre de Judith expose le prétendu exploit de l’héroïne en l’affirmant accompli contre un général de Nabuchodonosor, étant donné que l’Assyrie n’a pas eu d’autre roi du nom de Nébukadnezzar (Nabuchodonosor), le livre de Judith, depuis sa première ligne jusqu’à la dernière, est un audacieux mensonge; et Voltaire a eu raison de dire que l’époque assignée par les théologiens à l’existence de Judith est précisément l’époque des plus grands désastres de la nation juive.
«Quelques partisans de Judith, continue Voltaire, ont soutenu qu’il y avait quelque chose de vrai dans son aventure, puisque les Juifs célébraient tous les ans la fête de cette prodigieuse femme. On leur a répondu que, quand même les Juifs auraient institué douze fêtes par an en l’honneur de sainte Judith, cela ne prouverait rien.
Les Grecs auraient eu beau célébrer la fête du cheval de Troie, il n’en serait pas moins faux et moins ridicule que Troie eût été prise par ce grand cheval de bois. Presque toutes les fêtes des Grecs et des anciens Romains célébraient des aventures fabuleuses. Castor et Pollux n’étaient certainement pas venus du ciel et des enfers pour se mettre à la tête d’une armée romaine, et cependant on fêtait ce beau miracle. On fêtait la vestale Sylvia, à qui le dieu Mars fit deux enfants (Romulus et Rémus) pendant son sommeil, lorsque les Latins ne connaissaient encore ni le dieu Mars, ni les vestales. Chaque fable avait sa fête à Rome comme dans Athènes. Chaque monument avait été édifié pour consacrer une imposture. Plus ils étaient sacrés et plus il est sûr qu’ils étaient ridicules.
Et, sans chercher des exemples trop loin, n’avons-nous pas encore, dans l’Église grecque, la fable des Sept Dormants, et, dans l’Église romaine, la fable des Onze mille Vierges? Y a-t-il rien de plus célèbre dans notre Occident que l’Epiphanie et ces trois rois Gaspard, Melchior et Balthazar, qui viennent à pied des extrémités de l’Orient au village de Bethléem, conduits par une étoile? On peut en dire autant de Judith et d’Holopherne.
Mais il y a une réponse encore meilleure à faire: c’est qu’il est faux que jamais les Juifs aient eu la fête de Judith. C’est un faussaire, un moine dominicain nommé Jean Nanni, connu sous le nom d’Annius de Viterbe, qui fit imprimer, au 16e siècle, de prétendus ouvrages de Philon et de Bérose, dans lesquels cette prétendue fête est supposée. C’est ainsi que se sont établies mille opinions: plus elles étaient ridicules et plus elles ont eu de vogue. Les Mille et une Nuits régnent dans le monde.»
Les livres de prophéties, — Isaïe et Jérémie, par exemple, — n’offrent aucun intérêt dans l’examen qui nous occupe. Si on les considère au point de vue des faits annoncés, on remarque que les événements, dès qu’ils sont indiqués avec précision, sont exclusivement de ceux qui ont pu être relatés après coup; ces narrations, censément écrites à l’avance, font double emploi avec d’autres passages de la Bible. Quant à la généralité de ces prophéties, elles sont surtout aussi vagues que possible; ce qui permet aux prêtres de les interpréter à leur guise, et même de varier leurs interprétations au gré de leurs intérêts et selon la marche des événements. Nous ne nous attarderons pas à ces divagations; ce serait faire perdre au lecteur son temps, exactement comme si nous entreprenions de commenter les Psaumes de David, qui font également partie de la Bible.
Nous terminerons donc cet ouvrage en groupant dans un dernier chapitre tous les épisodes, affirmés véridiques par l’Église, qui constituent plus ou moins dogmatiquement l’histoire du peuple hébreu depuis la destruction du temple par Nabuchodonosor jusqu’à la naissance de Jésus-Christ; car telle est, pour les chrétiens, la fin de l’Ancien Testament. Le lecteur aura ainsi un choix des morceaux les plus curieux et les plus singuliers, en commençant par Daniel, dont les aventures sont du temps de Nabuchodonosor et de ses successeurs.
Le livre de Daniel débute en nous apprenant que le roi Nabuchodonosor fit élever à Babylone, parmi ses eunuques, quatre jeunes juifs de noble race, choisis parmi les plus beaux de visage. Asphénez, chef des eunuques, confia à Meltsar, sous-chef eunuque, ces quatre adolescents: Daniel, Sidrach, Misach et Abdénago. Il n’est pas dit expressément qu’on les châtra; mais cela ressort assez bien du texte. Quoi qu’il en soit, cette éducation profita admirablement aux jeunes gens, et Nabuchodonosor, leur ayant fait passer un examen, reconnut qu’ils étaient dix fois plus intelligents et savants que tous les devins et astrologues de son royaume (ch. 1).
Un jour, ou plutôt une nuit, Nabuchodonosor eut un songe, dont il fut tellement troublé qu’il ne put se le rappeler à son réveil. Il manda devant lui tous ses mages chaldéens et les mit en demeure: 1° de lui dire ce qu’il avait rêvé, et 2° de lui en donner l’explication. Ceux-ci répondirent que la première partie de ce problème était insoluble; mais que, si le roi parvenait à se rappeler le songe, l’expliquer serait pour eux la chose la plus aisée du monde. Nabuchodonosor répliqua en condamnant tous les mages à mort. L’exécution était en train et les quatre jeunes hébreux allaient y passer aussi, quoique n’ayant pas été appelés à la consultation royale, lorsque Daniel déclara qu’il se chargeait de rappeler à Nabuchodonosor son rêve et de lui en donner une interprétation exacte. Il remémora donc au roi qu’il avait vu une grande statue dont la tête était en or, la poitrine et les bras en argent, le ventre et les hanches en airain, les jambes en fer et les pieds partie en fer et partie en argile; et voilà qu’une petite pierre, se détachant d’une montagne voisine, vint frapper la statue dans ses pieds et les brisa, de sorte que toute la statue s’effondra, tandis que la petite pierre devint une grande montagne qui remplit toute la terre. Quant à l’explication, Daniel la donna ainsi: la tête d’or, c’est Nabuchodonosor en personne; et après Nabuchodonosor, il s’élèvera un royaume d’argent, c’est-à-dire moindre; puis, un troisième royaume d’airain, qui dominera le monde; et en quatrième lieu, il y aura un autre immense royaume, moitié fer et moitié argile, c’est-à-dire moitié fort et moitié faible; c’est alors que Dieu suscitera un cinquième royaume qui brisera et consumera tous les autres et sera établi éternellement. Nabuchodonosor, épaté de tant de science, se prosterna devant le jeune Daniel, lui fit de grands présents et le nomma gouverneur de la province de Babylone; du moins, c’est la Bible qui le dit (ch. 2), car les archéologues n’ont jamais rien découvert de semblable dans les inscriptions assyriennes.
Quelque temps après, Nabuchodonosor fit dresser en pleine campagne, à Dura, dans la province de Babylone, une statue toute en or, haute de soixante coudées et large de six, et réunit, pour le jour de l’inauguration, tous les satrapes, magistrats, officiers, intendants, percepteurs, conseillers, gouverneurs des provinces, etc. À quelque distance de la statue, on avait construit un immense four, tout flambant. Alors, un héraut annonça, de la part du roi, que quiconque ne se prosternerait pas devant la statue d’or serait jeté dans la fournaise. Sidrach, Misach et Abdénago n’ayant pas voulu se prosterner, Nabuchodonosor entra dans une grande colère, ordonna qu’on remplît la fournaise de sept fois plus de combustible qu’à l’ordinaire, et y fit jeter les trois jeunes Hébreux. Or, le four flambait si fort, que les hommes qui y précipitèrent les victimes furent eux-mêmes brûlés vifs rien qu’en s’approchant du feu. Et Nabuchodonosor fut au comble de la surprise en voyant quatre hommes se promener tout tranquillement dans la fournaise, sans être le moins du monde incommodés par les flammes; l’un de ces quatre hommes était semblable à un fils de Dieu. Nabuchodonosor invita alors Sidrach, Misach et Abdénago à sortir de la fournaise; ce qu’ils firent. Tous les satrapes, magistrats, gouverneurs, conseillers, etc., et le roi lui-même étaient émerveillés en considérant ces hommes-là «dont aucun cheveu n’était grillé, dont les caleçons n’avaient même pas l’odeur du feu.» Séance tenante, Nabuchodonosor promulgua un décret, en vertu duquel quiconque dirait quelque chose d’inconvenant contre le dieu des Juifs serait mis en pièces et aurait sa maison démolie. (ch. 3)
Le chapitre 4 est un chef-d’œuvre de bêtise. Les prêtres racontent que Nabuchodonosor fut changé en bête pendant sept années de sa vie; mais c’est dans la Bible qu’il faut lire cet épisode! Dans son livre, Daniel passe la plume au roi d’Assyrie, et c’est Nabuchodonosor lui-même qui raconte ce qui lui est arrivé.
«Moi, Nabuchodonosor, roi des Assyriens, je m’adresse à tous les peuples et aux nations de toutes les langues qui habitent dans toute la terre; que la paix soit avec tous! Il m’a semblé bon de vous faire connaître les signes et les merveilles que le Dieu souverain a faits envers moi.» (4:1–2)
Et ainsi de suite: trente-sept versets! Tout un chapitre de la Bible rédigé par Nabuchodonosor! Ça, c’est une trouvaille; la fumisterie de l’Esprit-Saint ne recule devant aucune bourde à faire avaler aux fidèles… Donc, Nabuchodonosor raconte qu’il vit en rêve un arbre immense, dont la cime touchait les cieux et sur les branches duquel se perchaient tous les oiseaux de la terre; tout à coup, un saint descendit d’un nuage et commanda d’abattre cet arbre, de n’en laisser que le tronc et les racines, de lier ces restes avec des chaînes de fer, d’arroser ce tronc et ces racines avec de la rosée, et de donner à ce tronc et à ces racines un cœur de bête pendant sept temps. Nabuchodonosor dit qu’il consulta Daniel à ce sujet et que le prophète lui révéla tout d’abord que cet arbre était sa royale personne; le reste du rêve indiquait qu’il serait déchu du trône et changé en bête durant sept années. Poursuivant son récit, Nabuchodonosor narre qu’en effet, un jour qu’il se promenait sur la terrasse de son palais et qu’il se plaisait à admirer les splendeurs de Babylone, il entendit une voix qui lui cria sa déchéance, et qu’aussitôt il fut chassé de son palais, que tous les hommes le honnirent et qu’il lut réduit à se réfugier dans les champs; que là il se mit à brouter de l’herbe, n’ayant pas d’autre nourriture pendant sept ans; qu’il lui poussa sur tout le corps des poils de bœuf et des plumes d’aigle, et que ses ongles devinrent semblables aux serres des oiseaux de proie.
Mais, à la fin de la septième année, «je levai mes yeux vers le ciel, rapporte Nabuchodonosor, et mes sens d’homme me revinrent; alors, je louai le Dieu souverain, et je retournai à Babylone; tous mes anciens conseillers me firent fête, les grands du royaume me redemandèrent, je fus rétabli sur le trône, et mon règne se termina avec plus de magnificence encore qu’au début». Il est fâcheux que Nabuchodonosor n’ait pas fait connaître qui avait régné à sa place. Il va sans dire que les savants n’ont jamais rien découvert qui se rapportât à cette prétendue déchéance du fils de Nabopolassar et à son prétendu rétablissement sur le trône au bout de sept années.
Dans le chapitre 5, Daniel, reprenant la plume, nous débite sa mirobolante aventure, connue sous le nom de festin de Balthazar. À plusieurs reprises, l’auteur nous déclare que ce Balthazar était le fils de Nabuchodonosor. Donc, ce roi d’Assyris donna un souper extraordinaire à mille de ses principaux seigneurs, et, au dessert, il eut la fantaisie de faire boire ses convives dans les vases sacrés que son père avait pris au temple de Jérusalem. Alors, tout à coup, une main parut et se mit à tracer sur la muraille des lettres d’une langue inconnue. Balthazar, effrayé, fit appeler les astrologues, les devins, les plus savants des Chaldéens, promettant de donner un collier d’or, une robe d’écarlate et le tiers de son royaume au premier qui déchiffrerait cette écriture mystérieuse et l’expliquerait; mais aucun ne put le satisfaire. Heureusement, la reine se souvint de Daniel. Le prophète arrive et, sans sourciller, lit sur le mur les mots: Mané, Thécel, Pharès.
Puis, sans dire à quelle langue ils appartiennent, il les traduit ainsi, à la grande stupéfaction de l’assemblée: «Le mot Mané signifie: Dieu a calculé ton règne, et il y a mis fin. Le mot Thécel signifie: Tu as été pesé dans la balance, et tu as été trouvé trop léger. Le mot Pharès signifie: Ton royaume a été divisé et donné aux Mèdes et aux Perses.» Balthazar, en homme qui n’a qu’une parole, fit aussitôt revêtir Daniel d’une robe d’écarlate, lui passa au cou un collier d’or, et, par un héraut, fit proclamer séance tenante que la troisième partie du royaume serait désormais sous la domination du prophète. Le chapitre se termine immédiatement par ces deux versets (30–31): «Cette même nuit-là, Balthazar, roi de Chaldée, fut tué. Et Darius de Médie prit possession du royaume, étant âgé de soixante-deux ans.»
Cette historiette du festin de Balthazar n’est pas mal imaginée; on sait quel succès elle a eu; le sujet est d’ailleurs plein d’attrait pour les peintres, qui n’ont pas manqué d’en tirer parti; aussi, que de braves gens croient que c’est arrivé! Par malheur, l’histoire est là, qui contredit formellement la Bible.
D’abord, aucun Balthazar n’est mentionné nulle part comme ayant régné à Babylone. Nébukadnezzar (Nabuchodonosor) mourut en 561 (av. J.-C), laissant un fils Évilmérodak, qui lui succéda, de 561 à 556, et une fille, mariée à Nergalsarassar (Nériglissor), lequel assassina son beau-frère, usurpa le trône, et périt un an après (555) dans un combat contre Cyrus, alors roi de Perse. La couronne ne sortit pas encore de la famille de Nabuchodonosor: elle fut dévolue, en premier lieu, à son petit-fils Laborosoarchod, fils d’Évilmérodak, qui ne régna que quelques mois, et en second lieu à Nabonid, fils du frère cadet de Nabuchodonosor, que quelques auteurs donnent comme un descendant de Sémiramis, en confondant cette reine avec Nitocris, l’illustre mère de Nabuchodonosor. Mais Nabonid, qui régna de 555 à 538 et fut le dernier roi de Babylone de la dynastie de Nabopolassar, n’est évidemment pas le prince que la Bible appelle Balthazar, puisque le livre de Daniel donne expressément ce Balthazar comme fils de Nabuchodonosor, et puisqu’il le fait mourir dans la nuit de la prise de Babylone par Darius. Or, Cyrus, qui comme roi de Perse avait succédé en 560 à son père Cambyse I, et dont la mère, Mandane, fille d’Astyage, roi des Mèdes, était la petite-fille de ce Cyaxare I qui eut pour gendre Nabuchodonosor, Cyrus, disons-nous, réunit la couronne de Médie à celle de Perse en 536, c’est-à-dire à la mort de Cyaxare II, frère de sa mère et son beau-père, dont il avait épousé la fille unique, Bardane. Et c’est bien Cyrus, et non Darius, qui prit Babylone en 538, mettant fin au règne de Nabonid, lequel n’est évidemment pas Balthazar.
Il est vrai que Babylone fut prise de nouveau, vingt-deux ans plus tard, et cette fois par Darius I. Aussi, quelques théologiens roublards insinuent que le roi de Babylone de cette autre époque est le Balthazar de la Bible. Mais cette thèse ne tient pas debout, dès qu’on l’examine de près. En effet, il est connu, archi-connu, que Cyrus, ayant réuni sur sa tête les couronnes de Perse, de Lydie (544, en détrônant Crésus), de Médie et d’Assyrie, fonda la grande monarchie persane par la réunion de tous ces états et établit la domination aryenne sur toute l’Asie occidentale. Son fils Cambyse II lui succéda, ajouta à l’empire l’Égypte, dont il fit la conquête en 525 et mourut en 522. On sait que, Cambyse n’ayant pas d’enfant et la couronne revenant à son frère Smerdis, celui-ci avait été secrètement assassiné par les mages de Médie qui lui avaient substitué un des leurs, lequel régna sept mois; mais, la supercherie ayant été découverte, des seigneurs persans formèrent un complot, massacrèrent les mages et le faux Smerdis (521) et donnèrent la couronne à Darius, deux fois gendre de Cyrus (il avait épousé ses filles Atossa et Aristhone), connu sous le nom de Darius I, fils d’Hystape. C’est l’histoire, cela! Et Darius, qui régna de 521 à 486, divisa son empire en vingt satrapies. Il est vrai qu’un moment les satrapes de Babylone, Nabou-Imtouk et son fils Belsaroussour, se rendirent indépendants; Darius eut à reprendre Babylone (516). Mais comment soutenir que Belsaroussour puisse être Balthazar, puisque ce roi n’était qu’un satrape révolté, et non le propre fils de Nabuchodonosor, qualification formellement donnée par la Bible à son Balthazar et répétée plusieurs fois? Entre Nabuchodonosor et Belsaroussour, neuf rois avaient régné sur Babylone. En outre, les chapitres suivants du livre de Daniel nous représentent ce prophète maintenu dans les plus hautes fonctions par Darius et par Cyrus, en donnant ces deux rois comme régnant simultanément, l’un sur les Mèdes, l’autre sur les Perses. Or, ils furent, l’un après l’autre, à la fois rois des Mèdes et des Perses, et entre le règne de Cyrus et celui de son gendre Darius, il y eut Cambyse le conquérant et le faux Smerdis.
Enfin, comme il est indiscutable que la prise de Babylone qui a mis fin à l’empire chaldéo-babylonien (dynastie de Nabopolassar, famille de Nabuchodonosor) est celle de 538, c’est-à-dire la prise de Babylone par Cyrus, d’autres théologiens supposent que Darius, commandant les armées de Cyrus, dont il était le gendre, prit possession du royaume au nom de son beau-père, et disent que cela est sous-entendu dans le verset 31 du chapitre 5 cité plus haut. Ils ajoutent, toujours par hypothèse, qu’évidemment Cyrus demeura le haut souverain de tout le nouvel empire persan, mais qu’il dut déléguer des pouvoirs spéciaux à son gendre Darius, en l’établissant particulièrement roi sur la Chaldée, c’est-à-dire sur les états de Balthazar, dont Babylone était la capitale. Ils prétendent justifier cette supposition, en la basant sur le verset 28 du chapitre 6 et sur le verset 1 du chapitre 9. Ces versets sont ainsi conçus: «Daniel prospéra sous le règne de Darius et sous le règne de Cyrus, roi de Perse (6:28). Darius, fils d’Assuérus, de la race des Mèdes, avait été établi roi sur le royaume des Chaldéens (9:1).» Ainsi, disent-ils, le récit de Daniel se concilierait avec l’histoire.
On comprend que les prêtres, qui proclament Daniel un des plus grands prophètes à qui Dieu se soit révélé, tiennent tant à le justifier de toute vantardise menteuse; il est évident que, si cet écrivain juif a menti en racontant des événements passés dont il aurait été le témoin et l’un des principaux acteurs, il n’y a aucune confiance à avoir, à plus forte raison, dans les annonces qu’il fait d’événements futurs: or, comme ces prophéties, visant le Messie et son Église, sont de la plus grande importance pour le christianisme qui se déclare la religion ainsi annoncée, il ne faut, à aucun prix, que Daniel soit pris en flagrant délit d’imposture. Voilà pourquoi les prêtres se donnent un mal de tous les diables à vouloir prouver que, le dernier jour du règne d’un Balthazar quelconque, fils de Nabuchodonosor, Babylone fut prise par Darius de Médie, agissant pour le compte de Cyrus et investi tout aussitôt de la royauté chaldéenne.
Mais c’est une fatalité: Daniel, hâbleur et bavard irréfléchi, croyait n’écrire que pour la basse classe du peuple juif, pour ses compatriotes ignorants, incapables de discuter avec les lévites un point d’histoire; ainsi ont été inventées ces légendes d’Holopherne, de Balthazar, et autres épisodes du même genre, très flatteurs pour l’amour-propre de ces pauvres Hébreux qui, en réalité, avaient été traités fort durement par leurs divers vainqueurs: avec ces blagues de l’héroïsme des Judith et de l’élévation des Daniel et des Esther, on chatouillait agréablement la fibre nationale, on donnait une fiche de consolation, après la captivité, aux vaincus enfin délivrés de la servitude, et l’on écrivait ces livres d’une fantaisie insensée, sans se douter qu’un jour tout cet échafaudage de mensonges s’écroulerait et montrerait la cynique mauvaise foi des prêtres de tout temps.
En effet, la dernière argumentation des théologiens, pour sauver leur Daniel de l’accusation d’imposture en ce qui concerne Darius et Cyrus, n’est pas plus solide que leurs autres hypothèses. Darius n’était pas fils de roi, mais fils d’un seigneur persan, nommé Hystape; il n’était donc pas fils d’Assuérus, et Assuérus est encore un roi imaginaire inventé par la Bible, un soi-disant roi de Perse et de Médie qui aurait épousé la juive Esther. Darius n’était pas de la race des Mèdes; bien au contraire, à la mort de Cyrus, qui avait fait dominer l’influence perse dans le nouvel empire, les mages de Médie profitèrent de l’expédition de Cambyse en Égypte pour essayer de s’emparer du pouvoir, et ils y réussirent quelque temps en mettant sur le trône le faux Smerdis: or, ce fut précisément pour éliminer l’influence de la race mède que les seigneurs persans firent une révolution, massacrèrent les mages et leurs partisans, et donnèrent la couronne à Darius, fils d’Hystape, de sang perse. Enfin, Darius n’eut jamais une royauté particulière à Babylone: quand il reçut la couronne, ce fut pour régner comme successeur légitime de Cyrus et de Cambyse, ce fut pour être chef du grand empire persan, roi tout à la fois de la Perse proprement dite, de la Médie, de la Lydie, de la Chaldée, de la Bactriane et de l’Égypte.
Après la bonne histoire de Balthazar, Daniel raconte (ch. 6) que Darius, ayant divisé son royaume de Chaldée en cent vingt satrapies, mit au-dessus des cent vingt satrapes trois gouverneurs, et qu’il était, lui Daniel, le plus important des trois; les autres gouverneurs et les cent vingt satrapes, jaloux de cette immense autorité donnée à un juif, conspirèrent dès lors sa perte. Pour cela, ils imaginèrent de faire décréter par Darius que, pendant trente jours, la personne royale serait adorée et priée, à l’exclusion de tout dieu. Naturellement, Daniel ne tint pas compte de ce décret, et il continua à adresser ses prières à Jéhovah. Or, lorsque Darius reçut la dénonciation contre son premier ministre, pour lequel il avait une grande affection, il comprit que ses conseillers l’avaient fait tomber dans un piège; mais, sa parole royale étant engagée, il donna ordre de descendre Daniel dans une fosse remplie de lions. Toutefois, Darius, quoique d’abord dévot aux dieux de son pays, eut une certaine confiance en Jéhovah,
«Darius ayant commandé qu’on jetât Daniel dans la fosse aux lions, lui dit: Ton Dieu, que tu sers sans cesse, est celui qui te délivrera. Et l’on apporta une pierre qui fut mise sur l’ouverture de la fosse, et le roi la scella de son anneau et de l’anneau des principaux seigneurs. Puis, Darius s’en alla dans son palais; il passa la soirée sans souper, ne fit point venir ses musiciens, et même il ne put dormir de toute la nuit. Le lendemain, au point du jour, le roi se leva et se rendit en toute hâte vers la fosse aux lions; arrivé là, il appela Daniel d’une voix triste, en ces termes: Daniel, serviteur du Dieu vivant, ton Dieu t’aurait-il délivré des lions? Alors, Daniel dit au roi: O roi, vis à jamais! Mon Dieu a envoyé son ange, qui a fermé la gueule des lions, et ils ne m’ont fait aucun mal. Darius fut transporté de joie en entendant ces paroles; il fit retirer Daniel de la fosse, et tout le monde vit bien qu’il n’avait aucune blessure. Aussitôt, par ordre du roi, tous ceux qui avaient accusé Daniel furent jetés dans la fosse aux lions, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, et ils furent dévorés par les lions avant même d’avoir touché le pavé de la fosse. Alors, le roi Darius écrivit une lettre qu’il envoya à tous les rois de la terre, et cette lettre était ainsi rédigée: À tous les peuples et nations de toutes langues qui habitent sur la terre. Que la paix soit avec vous! Je vous écris pour vous faire savoir que je viens de publier, dans toute l’étendue de mon royaume, un édit ordonnant que désormais tous mes sujets honorent et craignent le Dieu de Daniel, car il est le Dieu vivant et le seul éternel, et sa toute-puissance dominera le ciel et la terre jusqu’à la fin des temps.» (6:16–26)
Il faut vraiment que le peuple juif ait été tenu par ses chefs dans l’ignorance la plus complète de ce qui se passait chez les autres peuples, il faut aussi que les lévites qui écrivaient pour lui ces livres sacrés aient eu un toupet phénoménal, pour qu’on trouve dans la Bible des affirmations d’une telle audace, en contradiction si flagrante avec l’histoire. La conversion de Darius à Jéhovah! le judaïsme proclamé religion d’état par édit de Darius! et cet événement politico-religieux de la plus grande importance, porté par lettres royales à la connaissance de tous les peuples! aurait-on pu rêver un mensonge aussi impudent? croirait-on qu’il ait été possible, si la Bible n’avait pas été conservée?… Darius, adorateur de Sabaoth-Jéhovah-Adonaï, lui qui participa, avec ses richesses, à l’érection du temple de Diane à Éphèse; car ce fameux sanctuaire païen, commencé vers l’an 620 avant l’ère chrétienne et termine deux-cent vingt ans après, fut élevé aux frais communs de tous les états de l’Asie occidentale (Pline)… En revanche, Daniel, ce prétendu premier ministre de Darius, ne dit, dans ses quatorze chapitres, pas un seul mot de la guerre que Darius fit aux Grecs; cette guerre formidable, Daniel n’en a jamais entendu parler! il ignore même la bataille de Marathon!…
Les chapitres 7 à 12 du livre de Daniel sont consacrés à des songes que l’écrivain prétend avoir eus et à des prophéties. Ecrites par un auteur sincère, ces rêveries n’auraient déjà aucune valeur; sous la plume du fumiste qui a raconté imperturbablement qu’il avait été gouverneur de la province de Babylone sous Nabuchodonosor et, plus tard, premier ministre de Darius, ces prétendues prophéties et visions n’ont pas même l’attrait de la curiosité qui peut s’attacher parfois aux visions extravagantes d’un fou. Que peut nous importer que Daniel ait vu ou non en rêve un lion avec des ailes d’aigle, un ours dont la gueule était remarquable par trois immenses crocs, un léopard à quatre tètes ayant sur le dos quatre ailes d’oiseau, une bête d’une forme indescriptible avec dix cornes et des dents de fer? Que peut nous importer que cet effronté blagueur annonce une résurrection générale, qui aura lieu, dit-il, dans un temps, plus des temps, plus la moitié d’un temps? Tout cela a la même portée que les calembredaines débitées par la première tireuse de cartes venue. On ne peut, en lisant ces pages idiotes, que prendre en aversion les prêtres qui y recourent pour abrutir les fidèles, et prendre en pitié ceux dont la bêtise incommensurable accepte comme des inspirations merveilleuses ces ridicules stupidités.
Le chapitre 13 expose comment Daniel sauva la vie d’une vertueuse femme que deux vieux coquins avaient fait condamner à mort, et comment la calomnie des accusateurs fut démontrée et les fit exécuter à la place de leur victime. La scène se passe à Babylone, au temps de la captivité. L’héroïne est une certaine Suzanne, femme d’un juif nommé Joachim.
Cette Suzanne était très belle et non moins fidèle à son mari. Deux vieux magistrats, qui venaient parfois dire bonjour à son mari, conçurent pour elle une vive passion.
«Ils avaient honte de déclarer l’un à l’autre l’envie qu’ils avaient de coucher avec Suzanne; mais ils cherchaient avec soin, tous les jours, les moyens de la surprendre.» (13:11–12)
Un hasard les obligea à se faire un jour la confidence mutuelle de leur coupable amour; ils résolurent, dès lors, de manœuvrer d’accord pour contraindre Suzanne à leur céder. C’est ainsi qu’ils se cachèrent dans le jardin où elle venait quelquefois se baigner; ils attendirent qu’elle fût nue, après avoir renvoyé ses servantes; alors, se montrant soudain, ils exigèrent sa soumission à leurs impurs désirs, la menaçant de dire qu’ils l’avaient trouvée avec un amant, si elle leur résistait. Suzanne pleura, mais résista. Les deux vieux juges crièrent, ameutèrent les gens de la maison, les voisins, et se démenèrent tant et si bien, qu’une assemblée du peuple fut convoquée pour se tenir le lendemain devant la maison de Joachim.
Quelle drôle de captivité tout de même! Voilà les Juifs, prisonniers de guerre, internés à Babylone, que l’autorité laisse se réunir en assemblée délibérante, en tribunal de haute justice, absolument comme s’ils étaient chez eux, à Jérusalem! On aurait cru plutôt que Suzanne, accusée d’adultère par deux magistrats babyloniens, allait être déférée aux juges ordinaires de Babylone, aux juges chaldéens institués par Nabuchodonosor; car l’épisode est du temps de la jeunesse de Daniel.
Tous les Juifs captifs à Babylone se réunirent donc à l’heure dite, en toute liberté. Suzanne comparut devant l’assemblée populaire. Les deux vieux juges babyloniens maintinrent leur accusation. Mettant chacun la main sur la tête de la femme à Joachim, ils jurèrent qu’ils l’avaient surprise dans le jardin, toute nue sous prétexte de bain, et faisant l’amour avec un jeune homme; celui-ci, disaient-ils, avait été plus fort qu’eux, ils n’avaient pu le retenir; voilà comment le complice de l’adultère avait réussi à s’échapper. Suzanne nia, sans dire toutefois pourquoi les deux vieux coquins portaient faux témoignage contre elle; mais elle adressa, à haute voix, une prière à Jéhovah, attestant qu’elle était injustement condamnée; car le peuple avait cru ses calomniateurs et avait délibéré qu’elle devait périr.
On allait donc mettre à exécution la sentence, lorsque le jeune Daniel, du milieu de la foule, demanda la parole, l’obtint, et se fit fort de prouver l’innocence de cette Suzanne, qu’il voyait pour la première fois. Sur son initiative, les deux accusateurs furent séparés. Alors, l’un d’eux fut de nouveau appelé, et Daniel commença son attrapage dans ces termes:
«O toi qui as vieilli dans une longue malice, maintenant sont venus à leur comble les péchés que tu commettais auparavant, en rendant des sentences injustes, condamnant les innocents et absolvant les coupables! Maintenant donc, si tu as vu cette femme en faute, dis sous quel arbre tu l’as surprise avec son amant? Il répondit: Sous un lentisque. Et Daniel lui dit: Vraiment tu as menti contre ta propre tête; car, voici le messager de Dieu qui, ayant reçu de lui l’arrêt, te coupera par le milieu!» (13:52–55)
On trouvera peut-être que Daniel, avant de traiter le premier faux témoin de menteur, aurait dû attendre la réponse contradictoire du second, puisque c’était uniquement cette contradiction qui devait prouver la calomnie des accusateurs.
Mais un jeune garçon qui devait plus tard lire sur un mur et traduire des mots n’appartenant à aucune langue humaine, n’était évidemment pas comme les autres hommes.
«Et Daniel, après avoir fait, retirer à part le premier vieillard, commanda qu’on amena l’autre, et lui dit: O vieux sperme de Canaan! la beauté de Juda a allumé tes convoitises. Voilà comment vous avez abusé des filles d’Israël, et, par peur de vous, elles ont souffert que vous entriez en elles; mais la fille de Juda, plus vaillante que les filles d’Israël, n’a point souffert votre iniquité! Maintenant donc, dis sous quel arbre tu as surpris cette femme avec son amant. Il répondit: Sous un chêne vert.» (13:56–58).
La cause était entendue, le faux témoignage était évident. Il est clair que les deux vieux magistrats babyloniens méritaient un châtiment exemplaire. Mais qui donc allait les juger? La Bible affirme que leur condamnation fut prononcée et exécutée par l’assemblée populaire des Juifs captifs!
«Alors, toute l’assemblée bénit Jéhovah à haute voix; et tous s’élevèrent contre les deux vieux juges, car Daniel les avait convaincus de faux témoignage par leur propre bouche. Et, leur appliquant la loi de Moïse, ils les traitèrent de même qu’ils avaient méchamment voulu faire traiter Suzanne; ils les mirent donc à mort, et ainsi le sang innocent fut sauvé ce jour-là.» (13:60–62)
En supposant cette histoire vraie, y compris l’exécution, il est certain que les deux vieux coquins ne l’avaient pas volée; mais, si indignes de pitié qu’ils fussent, il est non moins certain que le jugement de leur cas appartenait aux tribunaux babyloniens; c’est pourquoi cette conclusion suffit, à elle seule, pour prouver le mensonge du récit biblique. Il est inadmissible que les magistrats de Nabuchodonosor aient laissé juger et supplicier deux des leurs, même indiscutablement coupables, par une réunion de prisonniers de guerre, tenus en servitude; il est impossible que des Juifs, en état d’esclavage à Babylone, aient pu librement et publiquement appliquer la loi de Moïse à deux fonctionnaires de l’état babylonien, à deux personnages officiels qui étaient au nombre de leurs maîtres et oppresseurs. Et l’histoire de Suzanne et des deux vieillards est une de celles qui sont le plus facilement admises! L’art s’en est emparé pour la populariser; elle est une tradition respectée, à laquelle la multitude croit. Vraiment, dirons-nous, on ne lit pas assez la Bible; car la lire, c’est la mépriser et cesser d’y croire, tant les impostures qui la composent y sont maladroites à force de cynisme!
Au chapitre 14 et dernier du livre de Daniel, nous avons tout d’abord un mensonge historique flagrant:
«Le roi Astyage étant mort, Cyrus de Perse fut mis en possession de son royaume; et Daniel mangeait à la table du roi, qui lui accorda des honneurs plus qu’à tous ses meilleurs amis.» (v. 1)
Le lévite qui a écrit ce livre ne sait même pas qu’Astyage, roi de Médie, mort en 559, dont la fille Mandane fut mère de Cyrus, laissa un fils, Cyaxare II, qui lui succéda et régna vingt-trois ans; ce lévite ignore que c’est seulement à la mort de Cyaxare (536), que Cyrus, qui était à la fois son neveu et son gendre, eut en héritage cette couronne de Médie qu’il réunit à la couronne de Perse, Cyaxare II n’ayant laissé aucun enfant mâle. Débutant donc par une si forte blague, ce chapitre promet.
C’est là que nous apprenons que Cyrus adorait à Babylone une idole, nommée Bel; de nombreux commentateurs y voient encore Baal. Or, les prêtres de Bel ou Baal prétendaient que leur idole dévorait pendant la nuit tous les mets que les fidèles déposaient sur son autel durant la journée. La Bible veut nous faire croire que Cyrus avait la naïveté d’avaler une bourde de calibre-là, et qu’il essayait même de convaincre Daniel:
«Quoique l’idole Bel soit en terre recouverte de cuivre, disait-il, c’est un dieu parfaitement vivant, puisqu’il mange et boit tous les jours.» (v. 5)
Daniel, ayant pitié de la jobarderie de Cyrus, le décida à tenter une épreuve. Des viandes et du vin furent apportés comme à l’ordinaire sur l’autel de Bel, et l’on fit retirer les sacrificateurs; puis, Daniel, en présence du roi seul, répandit de la cendre sur le sol; après quoi, le roi et lui s’en allèrent, et Cyrus eut soin de poser son cachet sur toutes les portes. Mais les prêtres avaient une trappe au-dessous de l’autel; ils vinrent donc la nuit par cette entrée secrète et emportèrent tous les vivres pour les boulotter en famille. Le lendemain, la fraude fut aisément démontrée par les traces de pas sur la cendre. Cyrus entra dans une colère bleue, en voyant qu’il avait été si longtemps dupé; il fit massacrer tous les sacrificateurs de Bel, leurs femmes et leurs enfants, et donna l’idole à Daniel, qui la détruisit avec son temple.
«Or, il y avait aussi à Babylone un grand dragon, et les Babyloniens l’adoraient.» (v. 22)
Cyrus dit à Daniel: Ce monstre n’est pas une idole de matière; il est bien vivant, lui; par conséquent, il est dieu. Daniel demanda au roi de lui accorder simplement la permission de combattre ce dragon sans épée et sans bâton. Cyrus y ayant consenti,
«Daniel prit de la poix, de la graisse et de la bourre, qu’il fit cuire ensemble, et il en fit des tourteaux qu’il jeta dans la gueule du dragon, et le dragon creva.» (v. 26)
Le peuple s’étant montré mécontent de la mort du dragon, Cyrus, pour apaiser l’émeute déjà grondante, fit jeter Daniel dans la fameuse fosse aux lions. Cyrus et les Babyloniens auraient dû savoir que Daniel ne serait pas dévoré, puisque l’aventure avait déjà eu une première édition; mais l’auteur sacré s’empêtre ici dans ses mensonges de la façon la plus comique. La première fois qu’il met Daniel dans la fosse aux lions, c’est du temps de Darius, et ce roi ne l’y laisse qu’une nuit. Cette fois, Daniel passe six jours et six nuits au milieu des fauves; car il faut que le second miracle soit plus éclatant encore que le premier.
«Or, il y avait dans la fosse sept lions, et tous les jours auparavant on leur donnait deux cadavres et deux brebis; mais alors on ne leur donna rien, afin qu’ils dévorassent Daniel.» (v. 31)
Ce coup-ci, il va donc falloir non seulement que Dieu préserve son prophète des griffes et des dents des lions, mais aussi qu’il le nourrisse. De cette façon, le miracle ne laissera rien à désirer. La suite de l’épisode est donc plus admirable que tout ce qu’on a lu jusqu’à présent.
«Or, un prophète nommé Habacuc était resté en Judée; et, un jour qu’il s’apprêtait à aller porter à des moissonneurs dans les champs une soupe de pain qu’il avait cuite et qu’il tenait dans un vase, un ange lui apparut et lui dit: Habacuc, va porter à Babylone ce dîner à Daniel, qui est dans la fosse aux lions. Habacuc répondit: Seigneur, je ne vis jamais Babylone, et j’ignore où est cette fosse. Alors l’ange prit Habacuc par le sommet de la tête, et, en le tenant par les cheveux, le transporta jusqu’à Babylone, au-dessus de la fosse. Là, Habacuc cria: Daniel, Daniel, voici le dîner que Dieu t’envoie. Ainsi, Daniel mangea. Puis, l’ange du Seigneur retransporta de nouveau Habacuc à l’endroit où il l’avait pris. Et au septième jour le roi Cyrus vint pour pleurer Daniel; il vint à la fosse et regarda dedans, et il vit que Daniel était bien vivant, tranquillement assis au milieu des lions.» (14:32–39).
Bien entendu, Cyrus, imitant Darius, fit retirer Daniel de la fosse et commanda d’y précipiter ses ennemis, lesquels furent immédiatement dévorés. Le miracle de la fosse aux lions de Cyrus enfonce donc dans le sixième dessous le miracle de la fosse aux lions de Darius; mais il y a une petite difficulté que soulèvent les critiques: c’est que Darius monta sur le trône neuf ans après la mort de Cyrus; en dictant ses blagues à l’écrivain lévite, l’Esprit-Saint a oublié sa chronologie, s’y est embrouillé, et, comme un vrai hanneton, a tout bêtement interverti l’ordre de succession de ces deux rois!
Ézéchiel est, avec Isaïe, Jérémie et Daniel, un des quatre grands prophètes; il écrit ses prophéties, aux bords du fleuve Kébar (?), où il était captif. Si Daniel est un fumiste, par contre, Ézéchiel produit l’effet d’un fou; son livre, en quarante-huit chapitres, est une longue suite de divagations. Il raconte, notamment qu’il a vu (pas en rêve) quatre animaux ayant chacun un corps d’homme, quatre ailes, des pieds de veau, et quatre faces, d’homme, de bœuf, de lion et d’aigle; leur aspect était celui d’un animal tout en feu; ils allaient et venaient; à côté d’eux, couraient des roues d’une hauteur immense et remplies d’yeux (ch. 1). Cette description donne une idée du détraquement cérébral du personnage.
Ce prophète raconte ce qu’il a fait, par ordre de Dieu. Un jour, il a mangé un livre sur lequel étaient écrites des lamentations et des malédictions (ch. 2). Quelque temps après, il s’est couché pendant trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, en expiation des iniquités du royaume d’Israël, et ensuite pendant quarante jours sur le côté droit, en expiation des péchés du royaume de Juda (ch. 4). En outre, tout le temps que dura cette double expiation, Ézéchiel mangea du caca en tartine, à son déjeuner. C’est Jéhovah en personne qui lui avait ordonné cette mortification:
«En présence des enfants d’Israël, eux le voyant, tu mangeras chaque matin des excréments d’homme étendus sur des gâteaux d’orge, que tu auras fait cuire.» (v. 12)
Cependant, cette nourriture ayant dégoûté le prophète, Dieu consentit à un changement:
«Je te permets la fiente de bœuf, au lieu de la merde d’homme, et tu feras cuire ton pain avec cette fiente.» (v. 15)
Dans une autre circonstance, étant dans une maison et voulant s’en aller, Ézéchiel, au lieu de passer par la porte, comme tout le monde, fit un trou dans la muraille et déménagea par ce trou avec ses habits et ses provisions (12:7).
Au chapitre 37, Ézéchiel narre que, se promenant dans une campagne pleine d’ossements desséchés, il les anima en leur faisant un discours.
Mais, de tous les passages d’Ézéchiel, celui qui a excité le plus de murmures parmi les critiques, et qui a le plus embarrassé les théologiens, est l’apologue d’Ahola et Aholiba, les deux sœurs prostituées. Sous prétexte de flétrir le manque de foi d’Israël et l’indifférence religieuse de Juda à certaines époques, Ézéchiel fait parler Jéhovah dans les termes de la plus dégoûtante obscénité:
«Mon cœur s’est détaché d’Aholiba, comme il s’était détaché de sa sœur Ahola; car elle a multiplié ses adultères, jusqu’à rappeler le souvenir de sa jeunesse où elle se prostituait en Égypte; et elle s’est attachée de préférence aux débauchés dont le membre est gros comme celui des ânes et dont l’éjaculation est puissante comme celle des chevaux.» (23:18–20)
Voilà les honteuses comparaisons que l’on trouve dans la Bible, sous prétexte d’apologue, dont, au dire des prêtres, il faut admirer le sens mystique. Du mysticisme? Quelle moquerie! Pour exprimer que les deux royaumes d’Israël et de Juda avaient manqué de piété envers Jéhovah, était-il donc nécessaire d’écrire de telles cochonneries?…
Un autre prophète qui se délecte dans les malpropretés, c’est Osée, dont les récits se rapportent à des faits vécus, et qui, tout en prétendant avoir des visions de Jéhovah, les complète par des actes passablement répugnants.
Cet Osée, né chez les Samaritains, s’attacha néanmoins au culte de Jérusalem. La Bible le cite comme un modèle d’obéissance à Dieu; mais quels étranges ordres Dieu lui donne!…
«Lorsque l’Éternel commença à parler à Osée, il lui dit: Prends pour femme une prostituée, et fornique avec elle, de manière à avoir d’elle des enfants de prostituée.» (1:2)
C’est ainsi que notre homme se justifie d’avoir épousé une femme de mauvaise vie. S’il faut en croire ce prophète, Dieu lui enjoignit plus tard de coucher avec la femme d’un de ses amis, mais à la condition toutefois qu’elle ait déjà trompé son mari:
«L’Éternel me dit: Va encore aimer une femme aimée de son époux, mais s’étant livrée à l’adultère; car c’est ainsi que Jéhovah aime les enfants d’Israël, lesquels pourtant, honorent d’autres dieux et se réjouissent à boire des flacons de vin. Pour obéir à Dieu, j’entrai donc en cette femme, après lui avoir donné quinze pièces d’argent et un boisseau et demi d’orge. Et je dis à celte femme: Nous habiterons ensemble pendant plusieurs jours; tu ne coucheras avec aucun autre que moi; et je te promets de t’être fidèle.» (3:1–3).
Mais quelle conclusion tirer des passages de ce genre, si multipliés dans la Bible, sinon que le peuple de Dieu fut un peuple de paillards, ne reculant devant aucune impudicité, en même temps qu’un peuple de splendides ivrognes, si nous devons en croire ces paroles de Joël, autre prophète sacré:
«Ivrognes, réveillez-vous et pleurez, et vous tous qui buvez le vin, hurlez à cause de cette liqueur qui sort de la vendange; car je vais en priver désormais votre bouche.» (Joël 1:5)
Le livre d’Esther entre dans la catégorie des ouvrages écrits indubitablement pour panser les blessures de l’amour-propre juif. Nous ayons vu que Daniel a eu l’aplomb d’écrire qu’il avait été le premier ministre Darius, à qui il donnait pour père un prétendu Assuérus; quelque autre lévite, d’un toupet non moins formidable, a eu l’aplomb d’écrire l’histoire de cet Assuérus, de ce mythe, d’en faire un monarque, dont le royaume, ayant pour capitale Suse, comprenait cent vingt-sept provinces et s’étendait de l’Inde à l’Éthiopie, et de lui faire épouser une juive.
D’après la Bible, donc, en la troisième année de son règne, cet Assuérus, inconnu des historiens, donna un incomparable festin, qui dura cent quatre-vingts jours (Esther 1:4). Sur la fin du repas, le monarque invita tout le peuple de Suse pendant sept jours, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre (v. 5). Or, le septième jour du banquet populaire, le roi, étant plus gai que de coutume, à cause du vin qu’il avait bu, commanda à ses eunuques
«d’amener Vasthi, la reine, devant lui, toute nue, avec la couronne royale, pour faire voir sa beauté aux seigneurs et au peuple; car elle était belle.» (v. 11)
Mais la reine Vasthi refusa. Le roi, transporté de fureur, consulta sept sages; en suite de quoi, Vasthi fut répudiée, et par un édit son diadème fut promis à la plus jolie pucelle qui plairait au roi. Sous la garde d’Hégaï, eunuque en chef, on réunit ainsi un grand nombre dé jeunes filles; chacune, à tour de, rôle, devait passer une nuit à l’essai dans le lit de Sa Majesté.
«Or, il y avait à Suse un juif nommé Mardochée, fils de Jaïr, de la tribu de Benjamin, qui avait été transporté de Jérusalem avec les prisonniers qu’emmena Nabuchodonosor, lorsqu’il captura Jéchonias. Mardochée élevait sa jeune nièce Adassa, orpheline de père et de mère; il la traitait comme sa propre fille, et il l’appela Esther. C’est sous ce nom qu’il la fit entrer au sérail d’Assuérus; car elle était très belle. Esther, suivant la recommandation de son oncle, ne déclara pas qu’elle était juive. Et elle fut de celles qui plurent au roi, dès le premier coup d’œil; c’est pourquoi le roi lui fit faire tout ce qu’il fallait pour la préparer, en attendant que son tour vînt de coucher dans le lit royal. Toute jeune fille destinée à entrer au lit d’Assuérus devait, pendant six mois, se frotter avec de l’huile de myrrhe, et, pendant six autres mois, des plantes aromatiques. Alors, elle était remise entre les mains du roi, après avoir reçu tout ce qu’elle demandait. Elle entrait au palais le soir, et, sur le matin, elle retournait dans le second sérail, sa nouvelle demeure, sous la conduite du prince eunuque Schahagas, gardien des concubines; mais, dès lors, elle ne retournait plus au palais d’Assuérus, à moins que le roi ne désirât encore coucher avec elle et qu’elle fût appelée nommément. Quand le tour d’Esther fut venu, elle ne demanda que ce qu’Hégàï lui conseilla de demander. Ainsi, elle fut définitivement conduite à Assuérus, en son palais royal, dans le dixième mois de la septième année de son règne. Et le roi aima plus Esther que toutes les autres pucelles qu’il avait essayées auparavant; elle gagna ses bonnes grâces et sut être plus agréable que toutes; il mit donc le diadème sur sa tête et la proclama reine à la place de Vasthi.» (2:5–17).
Quelque temps après, Assuérus eut pour premier ministre Aman, fils d’Amadath, de la race d’Agag. Or, Aman, très orgueilleux, voulait que tout le monde s’agenouillât devant lui; seul, Mardochée osa résister à cet ordre. Furieux, le ministre obtint du roi un édit ordonnant le massacre de tous les juifs; malgré tout son esprit subtil, Aman n’avait pas trouvé un autre moyen d’atteindre Mardochée. Mais, tandis qu’on expédiait l’édit de mort à tous les gouvernements des provinces, Mardochée prévint Esther, et celle-ci se rendit auprès du roi, sans attendre d’être appelée; ce qui était très grave. Quiconque s’approchait du roi, sans avoir été demandé, était par ce fait condamné à mort, à moins que le roi ne lui tendît son sceptre d’or en signe de pardon de sa témérité. Esther risqua le coup; Assuérus, étonné, mais aussitôt charmé, tendit son sceptre à l’aimable reine, et lui demanda ce qu’elle désirait, lui offrant même la moitié de son royaume. Esther pria le roi de vouloir bien venir dîner chez elle, en se faisant accompagner d’Aman.
Le dîner eut lieu, et Assuérus, fort intrigué, réitéra, au dessert, son offre de partage du royaume. Esther la déclina, mais pria son royal époux de lui faire encore l’honneur de dîner chez elle, le lendemain, toujours avec Aman. Celui-ci fut tellement fier d’être honoré à ce point par la reine, qu’il s’en flatta auprès de Zérès, sa femme, et de tous ses amis; mais, comme néanmoins l’indépendance de Mardochée le mortifiait plus que jamais, il fit faire une potence haute de cinquante coudées, en se promettant bien qu’on y accrocherait le détesté juif, dont il ignorait la parenté avec la reine (ch. 3, 4, 5).
Cependant, Assuérus, ne pouvant dormir cette nuit-là, se fit lire, pour se distraire, les annales de son règne; il eut ainsi l’occasion d’apprendre que deux de ses eunuques, nommés Bigthan et Thérès, avaient formé, dans un temps déjà assez lointain, le projet de l’assassiner, mais que ce complot avait été révélé aux autorités par un certain Mardochée, qui avait ainsi préservé sa royale existence. Assuérus demanda quelle récompense ce Mardochée avait reçue. Aucune, lui répondit-on. C’est pourquoi, dès le matin, quand Aman se présenta chez le souverain, celui-ci lui dit: Aman, conseille-moi; que faudrait-il faire à un homme que le roi voudrait honorer d’une façon tout à fait extraordinaire? Aman, s’imaginant que c’était de lui qu’il s’agissait, répondit: Roi, il faut revêtir cet homme de votre manteau royal, lui mettre votre couronné, le faire monter sur votre cheval; il faut ensuite que cet homme soit promené ainsi par les rues de votre capitale, le cheval étant tenu par la bride par l’un des plus grands seigneurs du royaume, lequel criera au peuple: Voici l’homme que le roi veut qu’on honore à jamais dans son royaume! Alors le roi lui dit: Tu as raison; or donc, va auprès d’un certain Mardochée, et promène-le par toute la ville comme tu viens de dire. Aman dut s’exécuter, on pense s’il le fit à contre-cœur! (ch. 6).
Le soir, la reine Esther donna son second dîner à Assuérus, accompagné d’Aman; mais le ministre n’était plus si pimpant que la veille. Pour la troisième fois, Assuérus offrit à Esther de lui accorder tout ce qu’elle désirerait, fût-ce la moitié de son royaume. La reine lui répondit: O roi, accorde-moi que je vive et que ceux de ma race ne soient pas exterminés!
Assuérus, qui avait épousé Esther sans savoir de quelle race elle était, devint alors fort perplexe. Que signifie ceci? pensa-t-il. Et lorsque la reine lui eut affirmé qu’un ennemi de sa race avait machiné une extermination générale et que c’était pour cela qu’elle implorait la souveraine clémence, Assuérus, n’y comprenant rien, s’écria: Qui est et où est cet homme qui a eu l’audace de machiner l’extermination de la race à laquelle appartient la reine Esther, qui m’est si chère? Esther de répondre: Cet ennemi, l’oppresseur de ma race, c’est ce méchant Aman, ici présent.
Trouble d’Aman, grande colère du roi; entrée d’un eunuque, venant dire qu’une haute potence destinée à Mardochée a été élevée par ordre du ministre.
Conclusion: Assuérus ordonne qu’Aman soit pendu à sa potence; l’ordre royal est aussitôt exécuté, et Mardochée est nommé premier ministre. (ch. 7, 8)
Avec le consentement du roi, Esther et Mardochée firent publier que les Juifs, dont le massacre avait été annoncé par Aman pour le treizième jour du mois Adar, auraient le droit, ce jour-là et le lendemain, de massacrer quiconque les avait maltraités depuis le commencement de leur captivité. Huit cents personnes furent ainsi égorgées à Suse, et soixante-quinze mille dans les autres villes du royaume. Le quinzième jour d’Adar, les Israëlites banquetèrent joyeusement partout. Esther fit un édit déclarant qu’à l’avenir les Juifs célébreraient chaque année la mémoire de ces événements (ch. 9). Ce sont les fêtes de Pourim, qui sont encore observées de nos jours par les Israélites: un jour de jeûne, en souvenir des transes et des prières du mythe Esther, et deux jours de réjouissances, en souvenir des prétendus massacres.
Tel est le conte d’Esther, dont les prêtres ont fait une histoire sacrée, à laquelle il faut avoir foi, malgré ses criantes invraisemblances. C’est toujours par une impudicité qu’une sainte légende commence: si la reine Vasthi a été répudiée pour n’avoir pas voulu paraître toute nue devant les seigneurs et les sujets d’Assuérus, il est sous-entendu que la belle Esther, en se mettant au nombre des candidates à la succession de Vasthi, était disposée à se plier au caprice du roi. Les critiques disent aussi que jamais le sultan des Turcs, ni celui du Maroc, ni le shah de Perse, ni le grand Mogol, ni l’empereur de Chine ne reçoit une fille dans son sérail sans qu’on apporte sa généalogie et des certificats de l’endroit où elle a été prise; il n’y a pas un cheval arabe dans les écuries du Grand Seigneur, dont la généalogie né soit entre les mains du grand écuyer: comment donc Assuérus n’aurait-il pas été informé de la patrie, de la famille et de la religion d’une fille qu’il épousait solennellement et proclamait reine?… Quant à cet Aman, qui veut faire massacrer toute une nation parce qu’un quidam de cette nation refuse de se prosterner devant lui, et alors que les autres juifs qu’il voue à cet égorgement lui rendent cet honneur qu’il désire, il faut avouer que jamais une folie si ridicule et si horrible n’entra dans la tête de personne. D’autre part, si l’on admet, selon la Bible, qu’Esther a réussi à devenir reine et à garder la couronne en cachant qu’elle était juive, la gloire de cette élévation s’en trouve singulièrement diminuée au point de vue de l’amour-propre national; et, au surplus, on ne voit pas comment Assuérus peut juger Aman coupable d’avoir voulu faire égorger sa chère Esther en sa qualité de juive, puisque précisément personne ne sait à quelle race elle appartient!… Enfin, la cruauté exécrable de la douce Esther, en terminant le conte, ajoute l’odieux au ridicule. «Nous n’ignorons pas, dit Voltaire, que la fable d’Esther a un côté séduisant: une captive devenue reine, et sauvant de la mort tous ses compatriotes, est un sujet de roman et de tragédie. Mais qu’il est gâté par les contradictions et les absurdités dont il regorge! qu’il est déshonoré par la barbarie d’Esther, aussi contraire aux mœurs de son sexe qu’à la vraisemblance!»
Avec Esdras et Néhémie, nous arrivons à la libération du peuple de Dieu. Selon la chronologie fantaisiste de la Bible, les Juifs eurent donc un grand adoucissement à leur malheur sous le règne d’Assuérus, père de Darius, — et n’oublions pas que Darius fut fils d’Hystape, seigneur persan, qui ne régna jamais nulle part, — et sous le règne de Darius, qui prit pour premier ministre le juif Daniel, comme Assuérus avait pris le juif Mardochée. Or, la Bible, nous l’avons vu, place le règne de Cyrus après celui de Darius, lorsqu’on consulte le livre du prophète Daniel; mais, dès qu’on ouvre le livre du prophète Esdras, Cyrus est suivi d’Assuérus, puis d’Artaxercès, puis de Darius (Esdras 7:5–7). Ce nouvel ordre de succession n’est pas, plus que l’autre, conforme à l’histoire; quel galimatias! quel gâchis! Par-dessus le marché, Esdras et Néhémie, qui sont les deux prophètes sur lesquels les prêtres s’appuient pour fixer les circonstances du retour à Jérusalem, ne s’accordent même pas entre eux. D’après Esdras, c’est Cyrus qui, dès la première année de son règne, autorisa les enfants d’Israël à rentrer librement en Judée, et déclara dans un édit que Jéhovah lui avait ordonné de faire reconstruire son temple à Jérusalem; les Juits reviennent donc dans leur patrie, sous la conduite de Zorobabel; malheureusement, la construction est interrompue pendant les règnes d’Assuérus et d’Artaxercès, à cause de difficultés soulevées par les divers peuples qui s’étaient établis en leur absence dans leur pays; enfin ces hostilités cessèrent peu après l’avènement de Darius et le temple fut achevé en la sixième année de son règne. D’après Néhémie, ce n’est pas sous Cyrus, mais sous Artaxercès, en la vingtième année de son règne, que les Jujfs furent autorisés à retourner à Jérusalem et à relever la ville de ses ruines, Zorobabel étant à la tête du peuple enfin libéré; les difficultés soulevées par les peuples occupant leur territoire sont surmontées victorieusement par les Juifs qui travaillent avec la truelle d’une main et l’épée de l’autre; enfin, cet auteur sacré parle d’un voyage qu’il fit à Babylone, au moment où s’achevait la reconstruction du temple, en la trente-deuxième année du règne d’Artaxercès (Néhémie 13:6). Or, Esdras atteste dans son livre que Néhémie accompagnait Zorobabel lors du retour en Judée, sous le règne de Cyrus, et prétend qu’il y eut un second rapatriement des Juifs sous Artaxercès, mais en la septième année de son règne, et non en la vingtième, et il affirme que c’est lui, Esdras, qui conduisait cette fois ses compatriotes. Débrouillez donc la vérité au milieu de ces contradictions flagrantes!…
Après les livres d’Esdras, de Néhémie et d’Esther, les prêtres placent dans la Bible un livre de Job, racontant une histoire dont la date n’est indiquée nulle part. Cette histoire peut se résumer ainsi: — Au pays de Huts (?), vivait un homme immensément riche, fidèle serviteur de Dieu. Or, il arriva un jour, dans le royaume éternel où sont les anges, que Dieu dit à Satan, qui était parmi eux: D’où viens-tu, toi? Et Satan répondit à Jéhovah: Je viens de me promener sur la terre, j’y ai couru çà et là. Alors Dieu reprit: S’il en est ainsi, tu as rencontré sans doute mon serviteur Job, qui n’a pas d’égal au monde pour la piété.
Et Satan répliqua: S’il est pieux, c’est parce que tu l’as comblé de biens; mais retire-lui ses richesses, et tu verras quelles malédictions il proférera! Jéhovah ne voulut causer personnellement aucune affliction à son fidèle serviteur; d’autre part, il autorisa Satan à le persécuter autant qu’il lui plairait. Tu peux lui faire tout souffrir, à l’exception de la mort, dit-il à l’ange malicieux.
Messire Satan ne manqua pas d’user de la permission, D’abord, une tribu d’Arabes vole à Job ses 500 paires de bœufs et ses 500 ânesses; la foudre tombe sur ses troupeaux (7,000 brebis) et les anéantit, ainsi que leurs bergers; des cavaliers chaldéens lui prennent ses 3,000 chameaux et passent leurs gardiens au fil de l’épée; enfin, un vent furieux, soufflant du désert, renverse la maison où ses sept fils et ses trois filles étaient en train de boire, et les ensevelit sous les ruines. Job apprend tous ces malheurs coup sur coup; mais, comme il a le caractère bien fait, il se met à genoux et s’écrie: «Nu je suis sorti du ventre de ma mère; qu’importe que je n’aie plus rien? Dieu m’avait tout donné, Dieu m’a tout repris; que son saint nom soit béni!»
Mais Satan ne se tient pas pour battu. Le malheureux Job se voit bientôt couvert d’une plaie hideuse, qui se répand depuis sa tête jusqu’à la plante de ses pieds. Assis sur un fumier, il enlève avec les tessons d’un pot cassé l’humeur fétide qui coule de ses ulcères. Sa femme elle-même vient l’invectiver; mais Job répond encore d’une voix résignée: «Nous tenons tout de Dieu; si nous avons reçu de lui les biens, pourquoi n’en recevrions-nous pas les maux?» Trois de ses amis, Eliphas, Baldad et Tsohar, instruits de ses infortunes, vinrent le voir; «et ils s’assirent à terre avec lui pendant sept jours et sept nuits, sans lui dire aucune parole; car ils voyaient que sa douleur était fort grande».
Tout à coup, Job éclate en plaintes violentes sur ses afflictions; il maudit le jour de sa naissance. «Que ne suis-je mort au sortir du ventre de ma mère! ou pourquoi n’ai-je pas été comme un avorton?» Et il appelle la mort à grands cris. Ces plaintes forment les 26 versets du chapitre 3; mais, comme elles sont en contradiction avec le sujet principal du livre, on n’en parle jamais dans les manuels d’histoire sainte. En effet, il suffirait que le livre s’arrêtât là; Satan, qui est représenté comme ayant fait une sorte de pari avec Jéhovah, est le gagnant, dès que Job perd patience et reproche à Dieu de l’avoir fait venir au monde et de ne pas l’en retirer maintenant.
Eliphas, Baldad et Tsohar entreprennent alors de sermonner Job; ils l’humilient en lui déclarant que les adversités ne tombent que sur les méchants. Job prend Dieu à témoin de son innocence et proteste qu’il est injustement opprimé. Ce dialogue entre Job et ses amis dure vingt-neuf chapitres. Tout à coup, au chapitre 32, surgit un nouvel interlocuteur, nommé Elihu, plus jeune que les autres, lequel prend la parole non pour accuser Job d’avoir mérité par ses crimes les châtiments sévères que Jéhovah lui a infligés, mais pour lui faire remarquer qu’il a montré trop d’orgueil en protestant de son innocence, parce que, dit-il, nul mortel ne peut se flatter de pénétrer dans les jugements de Dieu et d’être toujours resté parfaitement pur à ses yeux.
Puis, Jéhovah lui-même arrive dans un tourbillon, et, après avoir blâmé la présomption du jeune Elihu, rappelle quelques-uns des prodiges qui montrent sa puissance. Alors, Job reconnaît qu’il est sorti des bornes que devaient lui imposer sa faiblesse et son ignorance, et Dieu, satisfait de sa soumission, le guérit de ses maux et lui rend au double les biens qu’il avait perdus.
Dans son discours, Jéhovah cite, en témoignage de son pouvoir, deux animaux extraordinaires, le Béhémoth et le Léviathan, dont la description fantastique tient deux chapitres. Quant à Satan, il n’en est plus question. Le dernier chapitre (42) nous apprend que Job eut encore sept fils et trois filles et qu’il vécut cent quarante années après cette terrible épreuve de sa vie.
Comme on voit, ce livre de Job n’offre pas un intérêt très palpitant. Les critiques y relèvent cette singularité: Satan, dont il est parlé pour la première fois, allant et venant dans le ciel parmi les bons anges et gageant que le bonhomme Job commettra le grand péché de proférer des malédictions, s’il est accablé de misère et de maladie; et Dieu acceptant la gageure, avec l’espoir que son fidèle serviteur sera patient jusqu’au bout. Voilà donc Jéhovah qui ignore l’avenir et qui même se trompe dans ses prévisions, puisque Job se laisse aller à maudire.
Nous avons vu que la Bible compte quatre grands prophètes, prétendus auteurs de livres; elle donne aussi quelques livres censément écrits par des petits prophètes, au nombre de douze. On les nomme; Osée (dont nous avons reproduit un court extrait), Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie et Malachie. Sans contredit, Jonas est le seul qui mérite d’être cité; «l’histoire des douze petits prophètes, dit le bénédictin Calmet, ne nous fournit rien qui approche tant du merveilleux que la vie de Jonas».
C’était un Galiléen, de la tribu de Zabulon. Les commentateurs le font vivre sous Jéroboam II, roi d’Israël; par conséquent, il était né parmi les hérétiques. Un jour, il reçut de Jéhovah l’ordre d’aller prêcher les idolâtres habitants de Ninive. Il est le seul, d’ailleurs, qui ait eu une telle mission. En quelle langue prêcha-t-il? demande Voltaire, qui fait observer encore qu’il y avait quatre cents lieues de sa patrie à Ninive. — Il faut croire que Jonas n’entrevit, pour sa prédication, qu’un succès de pommes cuites; car, au lieu de se rendre à Ninive, il fila prestement à l’opposé, descendit à Joppé, port de mer, et s’y embarqua, après avoir payé son passage, sur un navire qui levait l’ancre pour Tharsis.
Une fois en mer, une tempête horrible survient; chose étrange, cette tempête endort Jonas. Les matelots, pris de frayeur, commencent par jeter toute la cargaison à l’eau; mais le navire, quoique délesté, est secoué de plus belle. Alors, le maître-pilote réveille Jonas et l’adjure d’invoquer son Dieu pour apaiser la tourmente; Jonas n’en fait rien. La mer s’agitant de plus en plus, les matelots tirent au sort, pour savoir lequel des passagers ou des hommes de l’équipage est cause de cette tempête; le sort tombe sur Jonas; on le jette à la mer, et la tempête cesse, dans le même instant.
Le prophète récalcitrant était en train de boire un coup, lorsqu’une baleine du pôle Nord, flânant par hasard dans la Méditerranée, se présenta à lui, ouvrit la gueule et l’avala.
Jonas ne s’attendait pas à cette nouvelle aventure; toutefois, comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, il prit le parti d’attendre les événements, dans son étrange domicile. La Bible nous le représente durant trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine et y chantant un assez long cantique à Jéhovah.
Celui-ci, qui avait seulement voulu donner une leçon à son prophète, intima au monstrueux poisson l’ordre d’évacuer Jonas; le poisson obéit, et voilà Jonas déposé sur un rivage. On montre, de nos jours, l’endroit où le prophète fut recraché par la baleine; mais les théologiens ne sont pas d’accord pour préciser si Jonas fut vomi ou s’il fut évacué par le côté de la queue.
Les critiques incrédules disent que ce récit est une fable imitée des fables grecques. Homère, dans son livre 20, parle du monstre marin qui se jeta sur Hercule. Lycophron raconte qu’Hercule resta trois jours et trois nuits dans son ventre, qu’il se nourrit de son foie après l’avoir mis sur le gril, et qu’au bout de trois jours il sortit de sa prison en victorieux. On voit que le conte d’Hercule n’est pas inférieur à celui de Jonas. Nous avons aussi, dans la mythologie païenne, l’histoire d’Arion, qui, jeté à la mer par des matelots, fut sauvé par un marsouin, lequel le porta sur son dos jusqu’à Lesbos; mais cette aventure ne vaut pas celles de Jonas et d’Hercule.
Jonas, au sortir de la baleine, se rendit donc à Ninive, et annonça, de la part de Dieu, aux habitants la ruine prochaine de leur ville. D’après la Bible, il se promena par les rues, en criant: «Encore quarante jours, et Ninive sera détruite!»
Ces simples paroles eurent un effet prodigieux:
«Les habitants crurent aussitôt à Jéhovah et se vêtirent de sacs; le roi aussi se leva dé dessus son trône, ôta son vêtement magnifique, se couvrit d’un sac et s’assit sur un tas de cendres. Et il fit publier un édit royal ordonnant un grand jeûne, non seulement aux hommes, mais encore aux bêtes; et cet édit disait: Que les bêtes, bœufs et brebis, aussi bien que les hommes, soient couverts de sacs, et que tous crient vers Jéhovah, et que chacun se convertisse de ses iniquités.»
Tous les habitants s’étant donc convertis, Dieu fut touché de leur repentir; de sorte que la prédiction de Jonas ne se réalisa pas. Ce n’est que fort longtemps après que Ninive fut saccagée et ruinée.
Vexé à la pensée qu’on pouvait le prendre pour un blagueur, Jonas s’éloigna de Ninive et se réfugia dans un désert. Il faisait une chaleur atroce, et il n’y avait pas le moindre arbuste à l’horizon.
«Et Jéhovah fit pousser tout à coup un kikajon, qui monta au-dessus de Jonas et ombragea sa tête; et Jonas se réjouit d’une grande joie, à cause de ce kikajon. Mais le lendemain, dès l’aube, Jéhovah mit un ver dans le kikajon, ce ver mangea toute la sève, et le kikajon sécha. Alors, en se réveillant, Jonas, n’étant plus protégé contre le vent brûlant du désert, se désespéra et se plaignit amèrement, priant Dieu de le faire mourir et disant: La mort m’est meilleure que la vie.
Et Jéhovah parut et dit à Jonas: Comment peux-tu bien t’affliger ainsi pour ce kikajon? Jonas répondit: Oui, Seigneur, j’ai raison de m’affliger ainsi, même jusqu’à la mort. Et Jéhovah lui dit encore: Tu voudrais que le ver eût épargné le kikajon, et pourtant ce n’est pas toi qui l’as planté ni qui l’as fait croître; car il est venu en une nuit, et en une nuit il a péri. Et moi, pourquoi n’épargnerais-je pas Ninive, cette grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille créatures humaines, qui ne savent pas discerner leur main droite de leur main gauche, et outre cela plusieurs bêtes?»
C’est sur ce spirituel mot divin que se termine le livre de Jonas (en quatre chapitres). C’est une pauvre fin, le miracle du kikajon étant bien peu de chose auprès du miracle de la baleine.
Nous voici arrivés aux derniers temps de l’histoire du peuple hébreu, avant Jésus-Christ. L’Ancien Testament a, comme conclusion, les quatre livres des Macchabées.
Les huit premiers versets sont consacrés à noter la victoire d’Alexandre-le-Grand sur Darius III Codoman et à dire que le monarque macédonien, ayant régné sur plusieurs pays, mourut de maladie et partagea son immense royaume entre ses généraux. D’autre part, on sait que, d’après une légende juive (11 Josèphe, ch. 8), le grand-prètre des Juifs, nommé Jaddus, vint au-devant du conquérant, quand il s’approcha de Jérusalem, et lui montra de prétendues prédictions, d’après lesquelles le monde entier devait appartenir à Alexandre. Sensible à cette flatterie, Alexandre aurait épargné Jérusalem.
La Judée fut alors soumise au gouvernement théocratique: la nation vivait dans une sorte d’indépendance, n’étant pas inquiétée par les royaumes voisins et n’ayant pas de roi elle-même. Les prêtres gouvernaient le peuple et l’administraient; l’autel était en même temps le trône. Au fond, c’était absolument comme si les Juifs avaient eu un roi, puisqu’ils payaient au grand-prêtre à la fois la dîme et l’impôt.
On ne sait guère combien de temps dura cet état d’indépendance relative; mais, des livres des Macchabées, dont l’auteur est ignoré, il résulte que les Juifs n’eurent pas à se féliciter de leurs rapports avec les successeurs d’Alexandre. Voici en quels termes amers la Bible mentionne ce changement de situation:
«Alexandre étant mort, ses généraux gardèrent leur royaume, chacun en sa contrée; et ils se couronnèrent après sa mort, et leurs fils après eux, pendant plusieurs années, et les maux furent multipliés sur la terre. D’eux sortit une race très méchante, celle d’Antiochus l’Illustre.» (1 Macchabées 1:9–11)
Avec les Séleucides, dynastie grecque qui régna en Syrie, il est certain, en effet, que les Israélites virent reluire les jours néfastes, quoique l’écrivain sacré s’efforce de relever, par le récit de quelques miracles, le prestige du peuple de Dieu, de nouveau traité en vassal et durement traité.
Comme tout le reste de l’Ancien Testament, les livres des Macchabées fourmillent de contradictions et de grossières erreurs historiques. Au surplus, les événements y sont relatés avec un tel désordre qu’il est impossible de démêler le vrai du faux, surtout si l’on entreprend de suivre ces récits, chapitre par chapitre. Voltaire a eu la patience de réunir les arguments que les critiques apportent contre l’authenticité et la véracité de ces derniers livres de la Bible; aussi, pour terminer, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire le résumé de ses observations:
«1. — On nie d’abord, écrit Voltaire, le supplice des sept frères Macchabées et de leur mère (morts dans les tortures pour avoir refusé de manger de la viande de cochon), parce qu’il n’en est pas fait mention dans le premier livre, qui va bien loin par-delà le règne d’Antiochus Epiphane ou l’Illustre.
Mathathias, père des Macchabées, n’avait que cinq fils qui tous se signalèrent pour la défense de la patrie. L’auteur du second livre, qui raconte le supplice des Macchabées (ch. 7), ne dit point en quelle ville Antiochus ordonna cette exécution barbare; et il l’aurait dit, si elle avait été vraie. D’ailleurs, Antiochus paraît tout-à-fait incapable d’une action si cruelle, si lâche et si inutile. C’était un très grand prince, qui avait été élevé à Rome. Il fut digne de son éducation, valeureux et poli, clément dans la victoire et le plus affable: on ne lui reproche qu’une familiarité outrée, qu’il tenait de la plupart des grands de Rome, dont la coutume était de gagner les suffrages du peuple en s’abaissant jusqu’à lui. Le titre d’Illustre que l’Asie lui donna, et que la postérité lui conserve, est une assez bonne réponse aux injures que les Juifs ont prodiguées à sa mémoire.
Jérusalem était enclavée dans ses vastes états de Syrie.
Les Juifs se révoltèrent contre lui. Ce prince, vainqueur de l’Égypte, revint les punir; et, comme la religion était l’éternel prétexte de toutes les séditions et des cruautés de ce peuple, Antiochus, lassé de sa tolérance, qui les enhardissait, ordonna enfin qu’il n’y aurait plus qu’un seul culte dans ses états, celui des dieux de Syrie. Il priva les rebelles de leur religion et de leur argent, deux choses qui leur étaient également chères. Antiochus n’en avait pas usé ainsi en Égypte, conquise par ses armes; au contraire, il avait rendu ce royaume à son roi avec une générosité qui n’avait d’exemple que dans la grandeur d’âme avec laquelle on dit que Porus fut traité par Alexandre. Si donc il eut plus de sévérité pour les Juifs, c’est qu’ils l’y forcèrent. Les Samaritains lui obéirent; mais Jérusalem le brava, et de là naquit cette guerre sanglante, dans laquelle Juda Macchabée et ses quatre frères firent (au dire de la Bible) de si belles choses avec de très petites armées. Donc, l’histoire du supplice des prétendus sept Macchabées et de leur père n’est qu’un roman.
2. — Le romanesque auteur commence ses mensonges en disant qu’Alexandre partagea ses États à ses généraux de son vivant. Cette erreur, qui n’a pas besoin d’être réfutée, fait juger de la science de l’écrivain.
3. — Presque toutes les particularités rapportées dans le premier livre des Macchabées sont aussi chimériques. Il dit que Juda Macchabéè, lorsqu’il faisait la guerre de caverne en caverne dans un coin de la Judée, voulut être l’allié des Romains (ch. 8): «ayant appris qu’il y avait bien loin un peuple romain, lequel avait subjugué les Galates». Or, cette nation des Galates n’était pas encore asservie; elle ne le fut que par Cornélius Scipion.
4. — Il continue, et dit qu’Antiochus-le-Grand, dont Antiochus Épiphane était fils, «avait été captif des Romains». C’est une erreur évidente: il fut vaincu par Lucius Scipion surnommé l’Asiatique; mais il ne fut point prisonnier; il fit la paix, se retira dans ses états de Perse, et paya les frais de la guerre. On voit ici un auteur juif mal instruit de ce qui se passe dans le reste du monde et qui parle au hasard de ce qu’il ne sait point.
5. — L’écrivain des Macchabées ajoute que cet Antiochus-le-Grand «céda aux Romains les Indes, la Médie et la Lydie». Ceci devient trop fort. Une telle impertinence est inconcevable. C’est dommage que l’auteur juif n’y ait pas ajouté la Chine et le Japon!
6. — Ensuite, voulant paraître informé du gouvernement de Rome, il dit «qu’on y élit tous les ans un souverain magistrat, auquel seul on obéit» L’ignorant ne savait pas même que Rome eût deux consuls.
7. — Juda Macchabée et ses frères, si on en croit l’auteur envoient une ambassade au sénat romain; et les ambassadeurs, pour toute harangue, parlent ainsi: «Juda Macchabée, et ses frères, et les Juifs, nous ont envoyé à vous pour faire avec vous société et paix.» C’est à peu près comme si un chef de parti de la république de Saint-Marin envoyait des ambassadeurs au Grand Turc pour faire alliance avec lui. La réponse des Romains, selon la Bible, n’est pas moins extraordinaire. S’il y avait eu, en effet, une ambassade à Rome d’une république palestine bien reconnue, si Rome avait fait un traité solennel avec Jérusalem, Tite-Live et les autres historiens en auraient parlé. L’orgueil juif a toujours exagéré; mais il n’a jamais été plus ridicule.
8. — On voit bientôt après une autre fanfaronnade; c’est la prétendue parenté des Juifs et des Lacédémoniens. L’auteur suppose qu’un roi de Lacédémone, nommé Arius, avait écrit au grand-prètre juif Onias troisième, en ces termes (ch. 12): «Il a été trouvé dans les Écritures, touchant les Spartiates et les Juifs, qu’ifs sont frères, étant les uns et les autres de la race d’Abraham; et, à présent que nous le connaissons, vous faites bien de nous écrire que vous êtes en paix; et voici ce que nous avons répondu: Nos vaches et nos moutons, ainsi que nos champs, sont à vous; nous avons ordonné qu’on vous apprît cela.» On ne peut traiter sérieusement des inepties si hors du sens commun. Cela ressemble à Arlequin qui se dit curé de Domfront; et quand le juge lui prouve qu’il a menti: «Monsieur, réplique Arlequin, je croyais l’être.» Ce n’est pas la peine de montrer qu’il n’y eut jamais de roi de Sparte nommé Arius, et qu’au temps du grand-prètre Onias troisième, Lacédémone n’avait plus de rois. Ce serait trop perdre son temps de montrer qu’Abraham fut aussi inconnu dans Sparte et dans Athènes que dans Rome.
9. — Nous osons ajouter à ces puérilités si méprisables l’aventure merveilleuse d’Héliodore, racontée dans le second livre, au chapitre 3. Séleucus Philopator, frère aîné et prédécesseur d’Antiochus Épiphane, roi de Syrie, de Perse, de la Phénicie et de la Palestine, est averti par un juif, intendant du temple, qu’il y a dans cette forteresse un trésor immense. Séleucus, qui avait besoin d’argent pour ses guerres, envoie Héliodore, un de ses officiers, demander cet argent, comme le roi de France François 1er demanda plus tard la grille d’argent de Saint-Martin. Héliodore vient exécuter sa commission, et s’arrange avec le grand-prêtre Onias.
Comme ils parlaient ensemble dans le temple, on voit descendre du ciel un grand cheval portant un cavalier brillant d’or. Le cheval donne d’abord des ruades «avec les pieds de devant» à Héliodore; et deux anges qui servaient de palefreniers au cheval, armés chacun d’une poignée de verges, fouettent Héliodore à tour de bras.
Onias, le grand-prêtre, eut la charité de prier Dieu pour lui. Les deux anges palefreniers cessèrent de fouetter. Ils dirent à l’officier: Rends grâces à Onias; sans ses prières, nous t’aurions fessé jusqu’à la mort. Après quoi, ils disparurent.
On ne dit pas si, après cette flagellation, le grand-prêtre Onias s’accommoda avec son roi Séleucus et lui prêta quelques deniers.
Ce miracle a paru d’autant plus impertinent aux critiques, que ni le roi d’Égypte Sésac, ni le roi de l’Asie Nabuchodonosor, ni Antiocbus Epiphane, ni Ptolémée Soter, ni le grand Pompée, ni Crassus, ni la reine Cléopâtre, ni l’empereur Titus, qui tous emportèrent quelque argent du temple juif, ne furent pas cependant fouettés par les anges. Il est vrai qu’un saint moine a vu l’âme de Charles Martel, que des diables conduisaient en enfer dans un bateau, et qu’ils fouettaient pour punir le vainqueur des Sarrasins de s’être approprié quelque chose du trésor de Saint-Denis; mais ces cas-là arrivent rarement.
10. — Nous passons une multitude d’anachronismes, de méprises, de transpositions, d’ignorances, et de fables, qui pullulent dans les livres des Macchabées, pour venir à la mort d’Antiochus l’Illustre, décrite au chapitre 11 du livre second. C’est un entassement de faussetés, d’absurdités et d’injures, qui font pitié. Selon l’auteur, Antiochus entre dans Persépolis pour piller la ville et le temple. On sait assez que cette capitale, nommée Persépolis par les Grecs, avait été détruite par Alexandre. Les Juifs, toujours isolés parmi les nations, toujours occupés de leurs seuls intérêts et de leur seul pays, pouvaient bien ignorer les révolutions de la Chine et des Indes; mais pouvaient-ils ne pas savoir que cette ville, appelée Persépolis par les seuls Grecs, n’existait plus depuis cent soixante ans? Son nom véritable était Sestekar. Si c’était un juif de Jérusalem, c’est-à-dire un asiatique, qui eût écrit les Macchabées, il n’eût pas donné au séjour des rois de Perse un nom qui figure uniquement dans les livres grecs. De là, on conclut que ces derniers livres de l’Ancien Testament n’ont pu être écrits que par un de ces juifs hellénistes d’Alexandrie, qui commençait à vouloir devenir orateur.
Mais voici une autre raison de douter. Au premier livre, il est dit qu’Antiochus Epiphane voulut s’emparer des boucliers d’or laissés par Alexandre-le-Grand dans la ville d’Élimaïs sur le chemin d’Ecbatane, qui est la même que Ragès, et qu’il mourut de chagrin dans cette contrée en apprenant que les Macchabées avaient résisté à ses troupes en Judée. Au second livre, il est dit, au contraire, que ce roi tomba de son char; qu’il fut tellement meurtri dans sa chute que la gangrène se mit à son corps; que ses chairs fourmillaient de vers; et qu’alors il demanda pardon au dieu des Juifs. C’est là qu’est ce verset si connu, et dont on a fait tant d’usage: «Le scélérat implorait la miséricorde du Seigneur, qu’il ne devait pas obtenir». L’auteur ajoute qu’Antiochus promit à Jéhovah de se faire juif. Ce dernier trait suffit: c’est comme si Charles-Quint avait promis de se faire turc.
Nous ne dirons qu’un mot du troisième livre des Macchabées, et rien du quatrième, unanimement tenus pour apocryphes.
Voici une historiette du troisième; la scène est en Égypte. Le roi Ptolémée Philopator est fâché contre les Juifs, qui commerçaient en grand nombre dans ses états; il en ordonne le dénombrement, et, selon Philon, ils composaient un million de tètes. On parque ce million d’hommes dans l’hippodrome d’Alexandrie. Le roi promulgue un édit, par lequel ils seront tous livrés à ses éléphants pour être écrasés sous leurs pieds. L’heure prise pour donner ce spectacle, Dieu, qui veille sur son peuple, endort le roi profondément. Ptolémée, à son réveil remet la partie au lendemain; mais Dieu lui ôte alors la mémoire: Ptolémée ne se souvient plus de rien. Enfin, le troisième jour, Ptolémée, bien éveillé, fait préparer ses juifs et ses éléphants. La pièce allait être jouée, lorsque soudain les portes du ciel s’ouvrent: deux anges en descendent; ils dirigent les éléphants contre les soldats qui devaient les conduire; les soldats sont écrasés, les Juifs sauvés, le roi converti… On écrivait plaisamment l’histoire dans ce pays-là!»
En somme, si l’on prend dans ses grandes lignes l’histoire biblique des Macchabées, elle se résume à ceci: — Le sacrificateur Mathathias, sous le règne d’Antiochus Epiphane, donne le signal de la révolte en égorgeant un Juif qui sacrifiait aux dieux de Syrie; ses cinq fils, Jean, Simon, Juda, Éléazar et Jonathas, se signalent aussi.
La Judée se soulève; on fait arme de n’importe quoi. Juda Macchabée, le plus illustre des fils de Mathathias, se met à la tête de l’insurrection et taille en pièces les armées royales: mais il ne se contente pas d’être général; il succède comme grand-prêtre à Ménélaüs, descendant du fameux Jaddus, le flagorneur d’Alexandre. On cite ses victoires contre Apollonius dans les environs de Samarie, contre Séron à Béthorom, et contre trois autres généraux d’Antiochus: Ptolémée, Nicanor, et Gorgias.
Sous le règne d’Antiochus Eupator, fils d’Épiphane, Éléazar Macchabée a moins de chance que son frère Juda: au fort d’une bataille, ayant vu dans les rangs ennemis un éléphant couvert des insignes royaux, mons Éléazar fonce sur l’animal, en s’imaginant que le roi est au-dessus; mais l’éléphant saisit notre juif avec sa trompe et le casse en deux comme s’il s’était agi d’une simple pipe de quatre sous.
Sous Démétrius Soter, oncle et successeur d’Antiochus Eupator, Juda Macchabée triomphe encore de l’armée syrienne, commandée par Bacchide, et, à deux reprises, de celle que commandait Nicanor, lequel périt, dans la déroute. Mais une nouvelle expédition dirigée par Bacchide ayant mis les 3,000 hommes de Juda en présence de 22,000 hommes, et Jéhovah n’ayant pas pensé cette fois à envoyer un ange exterminateur au secours de son peuple, les Macchabéens épouvantés se débandent et laissent leur général se faire écraser par l’ennemi. Ainsi finit le célèbre Juda Macchabée. Ses deux frères, Jonathas et Simon, lui succédèrent l’un après l’autre dans ses doubles fonctions de grand-prêtre et de général.
Il convient de remarquer, avec Voltaire, que ces Macchabées étaient de la race de Lévi, et que, simples sacrificateurs dans un petit village nommé Modin, vers la mer Morte, ils obtinrent, par une révolution, la puissance sacerdotale, puis la royale. On ne saurait donc s’empêcher de constater que cet événement confondait toutes ces vaines prophéties que la tribu de Juda avait toujours faites en sa faveur par la bouche de ses prophètes, et démentait cette éternelle suprématie de la maison de David tant prédite et si fausse. Il n’y avait plus personne de la race de David; du moins, aucun livre juif ne signale aucun descendant de ce prince depuis la captivité.
Si les enfants du lévite Mathathias nommés d’abord Macchabées et ensuite Asmonéens, eurent l’encensoir et le sceptre, ce fut pour leur malheur. Leurs petits-fils souillèrent de crimes l’autel et le trône, et n’eurent qu’une politique barbare qui causa la ruine complète de leur patrie. S’ils eurent dans le commencement l’autorité pontificale, ils n’en furent pas moins tributaires des rois de Syrie. Antiochus Eupator composa avec eux, mais ils furent toujours regardés comme sujets. En outre, ces saints héros se massacrèrent entre eux. Simon, le dernier frère de Juda Macchabée, fut assassiné, avec deux de ses fils, par son gendre Ptolémée, gouverneur de Jéricho, qui voulait s’emparer du pouvoir.
Hyrcan, fils de ce grand-prêtre Simon, et grand-prêtre lui-même, tenta de se révolter contre Antiochus Sidétès. Le roi de Syrie l’assiégea dans Jérusalem, et Jéhovah ne le secourut point, puisqu’on dit qu’Hyrcan apaisa le roi avec de l’argent. Mais où le grand-prêtre Hyrcan prit-il cet argent? C’est une difficulté qui arrête à chaque pas tout lecteur raisonnable. D’où pouvaient venir tous ces prétendus trésors qu’on retrouve sans cesse dans ce temple de Jérusalem pillé tant de fois? Josèphe à l’aplomb de dire qu’Hyrcan fit ouvrir le tombeau de David, et qu’il y trouva trois mille talents.
C’est ainsi qu’on a imaginé des trésors dans les sépulcres de Cyrus, de Rustan; d’Alexandre, de Charlemagne; il n’y a pas longtemps, un naïf ministre de la République française, confiant en la baguette divinatoire d’une sorcière fumiste ou folle, espérait en découvrir dans les tombeaux de nos rois, à Saint-Denis. Quoi qu’il en soit, Hyrcan se soumit et obtint sa grâce.
Ce fut cet Hyrcan qui, profitant des troubles de la Syrie, prit enfin Samarie, l’éternelle ennemie de Jérusalem, rebâtie ensuite par Hérode et appelée Sébaste. Les Samaritains se retirèrent à Sichem, qui est la Naplouse de nos jours; ils furent encore plus près de Jérusalem, et la haine des deux fractions du peuple de Dieu en fut plus implacable. Jérusalem, Sichem, Jéricho, Samarie, qui ont fait tant de bruit parmi nous, et qui en ont fait si peu dans l’Orient, furent toujours de petites villes voisines, assez pauvres, dont les habitants allaient chercher fortune au loin, comme les Arméniens, les Parsis, les Banians.
Flavius Josèphe, ivre de chauvinisme, ne manque pas de dire que cet Hyrcan Macchabée fut un conquérant et un prophète, et que Dieu lui parlait souvent face à face. Si l’on en croit Josèphe, une preuve incontestable que cet Hyrcan était prophète, c’est qu’ayant deux fils qu’il aimait, et qui étaient des monstres de perfidie, d’avarice et de cruauté, il leur prédit que, s’ils s’endurcissaient dans leur scélératesse, ils pourraient faire une mauvaise fin. De ces deux sacripants, l’un était Aristobule, l’autre Antigone. Les Juifs avaient déjà la vanité de prendre des noms grecs. Dieu vint voir Hyrcan une nuit et lui montra le portrait d’un autre de ses enfants, qui d’abord ne s’appelait que Jannée, diminutif de Jean (ce qui équivaut à Jeannot), et qui ensuite eut la présomption de s’ajouter le nom d’Alexandre. «Celui-là, dit Jéhovah, aura un jour ta place de grand-prêtre.» Hyrcan, ce bon père, entrevoyant dans cette parole divine l’annonce d’une usurpation, s’empressa de faire mourir son fils Jeannot, «de peur que cet oracle ne s’accomplît», à ce que dit l’historien. Mais, apparemment que Jeannot ou Jannée ne mourut pas tout-à-fait, ou que Dieu le ressuscita, car nous le verrons bientôt grand-prêtre et maître de Jérusalem.
En attendant, il faut voir ce qui arriva aux deux frères bien-aimés, Aristobule et Antigone, fils d’Hyrcan, après la mort d’Hyrcan leur père. Le prêtre Aristobule fait assassiner le prêtre Antigone, son frère, dans le temple, et fait étrangler sa propre mère dans un cachot. C’est de ce même Aristobule, — le premier Macchabée qui prit le titre de roi des Juifs, — que Josèphe dit qu’il était un prince très doux.
À cette époque, la Judée était troublée par les rivalités de Pharisiens ajoutaient à la loi de Moïse la tradition orale, sur laquelle ils admettaient la métempsychose, et sur cette doctrine de la métempsychose ils greffaient encore toutes sortes de croyances; c’est ainsi qu’ils établirent que les esprits malins pouvaient entrer dans les corps des hommes; ils voyaient des possessions de démons dans toutes les maladies inconnues. Ce sont les Pharisiens qui inventèrent les diables et les exorcismes; c’est l’un d’eux qui fabriqua le livre intitulé La Clavicule de Salomon, livre sacré de l’occultisme. On les révérait comme les savants interprètes de la loi; on s’empressait de s’initier à leurs mystères; ils enseignaient la résurrection et le royaume des cieux. Il y avait une troisième secte, celle des Esséniens, qui vivaient en commun, s’appliquaient au dehors du monde aux vertus pratiques, la tempérance et le travail, et qui s’accommodaient assez bien de diverses croyances perses. Les Macchabées favorisèrent d’abord les Saducéens contre les Pharisiens; mais cela tenait surtout à ce que ces derniers formaient l’école la plus puissante dans l’État et cherchaient à entrer dans toutes les affaires.
Aristobule 1er étant mort, son frère Jeannot-Alexandre ressuscite et lui succède; on l’avait sans doute gardé en prison, au lieu de le tuer. Jannée épouse Salomé, c’est-à-dire la veuve d’Aristobule, et lui change son nom en celui d’Alexandra.
C’est dans ce temps surtout que les Ptolémées, rois d’Égypte, et les Séleucides, rois de Syrie, se disputaient la Palestine. Cette querelle, tantôt violente, tantôt ménagée, durait depuis la mort d’Alexandre-le-Grand. Le peuple juif se fortifiait un peu par les désastres de ses maîtres; les prêtres, qui gouvernaient cette petite nation, changeaient de parti chaque année et se vendaient au plus fort. Ce Jannée-Alexandre commença son sacerdoce par l’assassinat de celui de ses frères qui restait encore, et qui ne ressuscita point comme lui. Josèphe ne nous dit point le nom de ce frère, et peu importe ce nom dans le catalogue de tant de crimes. Jannée se soutint dans son gouvernement à la faveur des troubles de l’Asie. Ce gouvernement était la fois sacerdotal, démocratique, aristocratique: une anarchie complète.
Josèphe rapporte qu’un jour le peuple dans le temple jeta des pommes et des citrons à la tête de son grand-prêtre Jannée, qui s’érigeait en souverain, et que cet Alexandre fit égorger six mille hommes de son peuple. Ce massacre fut suivi de dix ans de massacres.
À qui les Juifs payaient-ils tribut dans ce temps-là? Quel souverain comptait cette province dans ses états? Josèphe n’effleure pas seulement cette question: il semble qu’il veuille faire croire que la Judée était une province libre et souveraine. Cependant, il est certain que les rois d’Égypte et ceux de Syrie se la disputèrent, jusqu’à ce que les Romains vinrent l’engloutir.
Après ce Jannée, si indigne du grand nom d’Alexandre, sa veuve Salomé, dite Alexandra, garda, pendant neuf ans, l’autorité au nom de ses jeunes fils, tout en abandonnant le gouvernement aux Pharisiens et tolérant les violences qu’ils commettaient contre leurs adversaires, les Saducéens. Puis, la mort d’Alexandra laissant une libre carrière aux rivalités politiques et religieuses de ces deux sectes, ce royaume, qui n’avait pas dix lieues d’étendue en tous sens, fut déchiré par la guerre civile, Hyrcan II, l’aîné des fils du grand prêtre Jannée, s’étant mis à la tête des Pharisiens, et Aristobule II, le cadet, étant le chef des Saducéens; et la Judée eut ainsi deux rois, au lieu d’un. Ces deux frères ennemis se livrèrent bataille vers le bourg de Jéricho, non pas avec des armées de trois, de quatre, de cinq et de six cent mille hommes; on n’osait plus alors écrire de telles blagues, et même l’exagérateur Josèphe en aurait eu honte; les armées juives alors étaient de trois à quatre mille soldats. Hyrcan fut battu, et Aristobule II resta le maître.
À cette époque, les Romains, sans trop s’embarrasser de leur prétendue société amicale avec les Macchabées, portaient leurs armes victorieuses dans l’Asie Mineure, dans la Syrie et jusqu’au mont Caucase. Les Séleucides n’existaient plus; Tigrane, roi d’Arménie, beau-père de Mithridate, avait conquis une partie de leurs états. Le grand Pompée avait vaincu Tigrane; il venait de réduire Mithridate à se donner la mort; il faisait de la Syrie une province romaine. Les livres des Macchabées ne parlent ni de ce grand homme, ni de Lucullus, ni de Sylla. On n’en sera pas étonné.
Hyrcan, chassé par son frère Aristobule, s’était réfugié chez un chef d’Arabes, nommé Arétas. Jérusalem avait toujours été si peu de chose que ce capitaine de voleurs vint assiéger Aristobule dans cette ville. Pompée passait alors dans la basse Syrie. Aristobule obtint la protection de Scaurus, l’un de ses lieutenants. Scaurus ordonne au Bédouin de lever le siège et de ne plus commettre d’hostilités sur les terres des Romains; car, la Syrie étant incorporée à l’empire, la Palestine l’était aussi. Tel est le seul pacte de société que la république romaine avait pu faire avec la Judée.
Josèphe écrit qu’Aristobule, pour obtenir la protection de Pompée, lui envoya un magnifique présent; Strabon parle de ce présent, qui serait une vigne d’or, mais il l’attribue à Alexandre-Jannée, et non à Aristobule. Quoi qu’il en soit, les deux frères Aristobule et Hyrcan, qui se disputaient la qualité de grand-prêtre, vinrent plaider leur cause devant Pompée pendant sa marche. Il allait prononcer, lorsque Aristobule s’enfuit; ce qui laisserait croire que le cadeau de la vigne d’or n’avait pas réussi à influencer l’arbitre et que le fils cadet de Jeannot eût dès lors plus confiance dans les remparts de la capitale de David.
En effet, Pompée alla mettre, à son tour, le siège devant Jérusalem. On sait que cette ville est dans une excellente situation, au point de vue de la défense; elle pourrait être une des meilleures places de l’Orient entre les mains d’un ingénieur habile; du moins, le temple, qui était la véritable citadelle, pourrait devenir inexpugnable, étant bâti sur la cime d’une montagne escarpée, entourée de précipices. Pompée fut obligé de perdre presque trois mois à préparer et à faire mouvoir ses machines de guerre; mais dès qu’elles purent manœuvrer, il fit brèche à la forteresse et entra. Un fils du dictateur Sylla y monta le premier, et, ce qui rend cette journée plus mémorable encore, c’est que la prise de Jérusalem par les Romains eut lieu sous le consulat de Cicéron (63 av. J.-C). Josèphe dit qu’on tua douze mille Juifs dans le temple; nous le croirions, s’il n’avait pas toujours exagéré. Nous ne pouvons le croire quand il ajoute qu’on y trouva deux mille talents d’argent et que le vainqueur en tira dix mille de la ville: car, enfin, ce temple ayant été pris tant de fois si aisément, tant de fois pillé et saccagé, il était impossible qu’on y gardât deux mille talents d’argent, qui feraient près de douze millions de francs de notre monnaie; et il serait encore plus extravagant de croire qu’on pût taxer un si petit pays, si épuisé et si pauvre, à dix mille talents, près de soixante millions!… C’est à quoi ne pensent pas ceux qui lisent sans examen et qui reproduisent à la légère ces fables imaginées par l’orgueil hébreu. Un homme sensé lève les épaules, quand il voit qu’Alexandre ne put ramasser en Judée que trente talents pour aller combattre Darius, et qu’il voit douze mille talents dans les caisses des Juifs, outre les trois mille censément trouvés dans le tombeau de David.
Il est certain que Pompée ne prit rien pour lui, et qu’il se borna à faire payer aux Juifs les frais de son expédition, qui avait été un accessoire de sa campagne principale en Asie Mineure. Cicéron loue ce désintéressement; mais Rollin (Histoire Romaine, livre 16) dit que rien ne réussit désormais à Pompée, à cause de la curiosité sacrilège qu’il avait eue de pénétrer dans le sanctuaire du temple juif. Voltaire réplique à Rollin que Pompée ne pouvait guère savoir s’il était défendu d’entrer là; que la défense pouvait être pour les Juifs, et non pour Pompée; que les charpentiers, les menuisiers, les autres ouvriers y entraient, quand il y avait quelque réparation à faire. On pourrait ajouter que c’était autrefois la présence de l’arche qui rendait ce lieu sacré, et que cette arche divine était perdue depuis Nabuchodonosor. César serait entré tout aussi bien que Pompée dans cet endroit de trente pieds de long et aurait certainement eu la même curiosité d’y regarder. Si donc Pompée fut vaincu par César à la bataille de Pharsale, il se peut que ce fut pour avoir été curieux à Jérusalem; mais il y eut sans doute d’autres raisons aussi de cette défaite, et le génie de César y contribua beaucoup. On pourrait encore observer que c’est un bien plus grand sacrilège d’égorger douze mille hommes dans un temple que d’entrer dans une sacristie où il n’y avait rien du tout.[13]
Au surplus, Pompée, ayant pris Aristobule, l’envoya captif à Rome. En outre, dans le courant de l’année 49 (av. J.-C.), il ordonna à un descendant des Scipions, son lieutenant en Syrie, de faire couper le cou au fils aîné d’Aristobule, qui avait pris le nom d’Alexandre et le titre de roi. Cet événement achève de faire voir quelle était l’alliance de couronne à couronne que les Juifs se vantaient d’avoir avec les Romains, et quel fond on peut faire sur les récits des historiens de cette nation. Enfin, pour mettre la dernière main à ce tableau, et pour montrer de quel respect l’empire romain était pénétré pour les Juifs, il suffira de dire que, quelques années après (38), le triumvir Marc-Antoine condamna dans Antioche un autre roi juif, le second fils d’Aristobule, nommé Antigone, à mourir du supplice des esclaves; il le fit fouetter et crucifier.
Ce fut alors que le Sénat accorda le titre de roi à l’Iduméen Hérode, fils d’Antipator, procurateur de la Judée, qui épousa Marianme, fille d’Hyrcan II, et régna environ quarante ans, sous la protection de Rome, tenant ses sujets hébreux courbés sous son sceptre de fer.
Ainsi finit l’Ancien Testament. Notre tâche d’aujourd’hui est accomplie. Dans quelque temps, nous publierons une nouvelle édition de la Vie de Jésus, qui parut il y a seize années; notre ancienne Bible Amusante, qui précéda alors cette critique humoristique du Nouveau Testament, était un simple jeu, une série de plaisanteries accompagnant les désopilants dessins de notre ami Frid’Rick. Alors, le cléricalisme paraissait définitivement réduit à l’impuissance, et il ne nous restait plus qu’à aller explorer le camp des vaincus, pour connaître par nous-même et pouvoir dire un jour quelle part il convient de faire à la bonne foi des derniers défenseurs du dogme; nous voulions voir de près si l’autel tombant en ruines compte vraiment des prêtres croyant ce que leur Église enseigne. C’est à la faveur d’une mystification poussée aux extrêmes limites que nous avons réussi à faire cette curieuse expérience.
Mais, avant d’en publier les résultats, il nous a paru nécessaire — le parti clérical relevant la tête — de reprendre en main cet album de dessins comiques de notre ancien collaborateur et de refaire une critique générale, complète cette fois, de ce monument de bêtise abrutissante qui s’appelle la Bible. En terminant, disons un mot, qui étonnera bien nos lecteurs libres-penseurs, mais qui est l’expression de la vérité constatée par notre enquête personnelle de onze années: si idiote que soit la Bible, il y a des prêtres, et même des prêtres intelligents, qui, de bonne foi, la croient vraie, authentique, et dont l’esprit n’est déconcerté par aucun des récits les plus fantastiques des fumistes auteurs de l’Écriture Sainte; non seulement ces extraordinaires naïfs croient que la baleine a avalé Jonas, mais encore ils croiraient que Jonas a avalé la baleine, — si le divin pigeon l’avait dicté à quelque soi-disant prophète.
Conclusion: la foi religieuse est une variété de la folie.