Juliette Benzoni La chambre de la Reine

Première partie LA PETITE FILLE AUX PIEDS NUS

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CHAPITRE 1 LE CACHET DE CIRE ROUGE

Le ciel se couvrait. Lancé au galop, le jeune cavalier jeta un coup d'oil plein de rancune au nuage noir installé au-dessus de sa tête depuis sa sortie du château de Sorel. S'il avait été moins bon chrétien, il lui aurait montré le poing, mais c'eût été offenser Dieu et un gamin de dix ans ne pouvait se le permettre, fût-il François de Vendôme, prince de Martigues et petit-fils du roi Henri IV qui, lui, en avait fait bien d'autres.

N'empêche que l'orage, s'il éclatait maintenant, le retarderait et n'arrangerait pas ses affaires déjà fort aventurées. Cependant, il savait ce qu'il risquait en quittant Anet sans prévenir - il avait sellé lui-même son cheval ! - et les conséquences de son escapade étaient faciles à deviner. Sa seule chance d'y échapper était de rentrer discrètement. Arriver après que l'on eut corné l'eau serait une vraie catastrophe car son gouverneur, M. d'Estrades, ne plaisantait pas avec la discipline : François serait fouetté. Il s'y préparait, mais quelques coups d'étrivières de plus ou de moins étaient tout de même à considérer. Sans compter l'accueil qu'il recevrait de la duchesse, sa mère...

Elle lui demanderait d'où il venait et, comme il ne savait pas encore mentir, il le dirait. La condamnation viendrait plus tard mais, sur le moment, il devrait subir son regard grave, d'autant plus pénible qu'il pèserait sur lui en silence et lui donnerait pleine conscience d'avoir causé une déception à une mère qu'il aimait et admirait, n'étant pas loin de voir en elle une sainte. Pourtant, c'était en connaissance de cause qu'il avait désobéi, il arrive que l'on soit obligé de choisir entre le devoir et les mouvements du cour.

Celui de François l'attirait depuis un moment déjà vers le château de Sorel, mais l'attrait, ce jour-là, s'était fait irrésistible : le jeune garçon venait d'apprendre que la petite Louise souffrait d'une maladie dont il n'avait pas retenu le nom. Seulement que l'on pouvait en mourir ou en rester défiguré. Une idée que l'amoureux de dix ans ne pouvait pas supporter : il fallait qu'il aille voir !

Sa rencontre avec la petite Séguier datait du 14 mars, quelques jours avant le printemps. Chaque année, à pareille date, on célébrait une messe d'action de grâces en l'abbaye bénédictine d'Ivry, en mémoire de la victoire remportée par le roi Henri IV sur les troupes du duc de Mayenne. Les Vendôme au grand complet assistaient à la cérémonie même si la duchesse, née Françoise de Lorraine-Mercour, comptait le vaincu dans sa parentèle. Ainsi le voulait le duc César, fils aîné du grand roi et de la ravissante Gabrielle d'Estrées. Naturellement, les familles de quelque importance vivant aux environs se faisaient un devoir de s'y rendre. Ainsi de celle d'un riche conseiller au Parlement de Paris, Pierre Séguier [i], comte de Sorel, accompagné de sa femme Marguerite de la Guesle et de sa fille. Louise était l'unique enfant d'un couple qui, visiblement, l'adorait et en était très fier.

À juste titre : nul ne pouvait voir ce petit bout de femme de six ans sans éprouver l'envie de la prendre dans ses bras ou au moins de lui sourire. Fraîche et rosé, délicate comme une fleur d'églan-tine, elle avait de ravissants cheveux blonds et bouclés que le béguin de velours bleu - du même bleu que ses grands yeux ! - avait peine à maintenir en place. Sagement assise auprès de sa mère, elle garda, durant tout le long service, les yeux baissés sur le chapelet d'ivoire enroulé autour de ses petits doigts. Sauf pendant un instant où elle tourna la tête comme si elle sentait qu'on la regardait, leva les yeux sur le jeune garçon et lui sourit. Un grand, un beau sourire qu'il rendit avec usure mais qui n'échappa pas, hélas, à Mme de Vendôme, d'assez mauvaise humeur ce jour-là où elle se trouvait être chef de famille pour une cérémonie qui ne l'enchantait pas. En effet, le duc César son époux était retenu dans son gouverne-

[i] Ne pas confondre avec son cousin, prénommé Pierre lui aussi, qui sera garde des Sceaux et chancelier de France.

ment de Bretagne où il s'employait activement à créer des difficultés à l'homme qu'il détestait le plus au monde : le cardinal de Richelieu, ministre du roi Louis XIII. Au retour, cependant, elle ne dit rien.

Mais lorsque, après une nuit agitée, François descendit aux écuries aux petites heures de la matinée, il eut la surprise d'y trouver l'écuyer de sa mère, le chevalier de Raguenel, qui faisait les cent pas au milieu du va-et-vient des palefreniers et des porteurs d'eau. François feignit de ne pas l'avoir vu, mais l'officier le rejoignit au moment où il atteignait les grandes portes.

- Eh bien, monseigneur François, où prétendez-vous aller de si bon matin ?

- Faire une dernière promenade.

Perceval de Raguenel était un homme courtois, aimable, pourtant François le trouva franchement antipathique lorsqu'il demanda :

- Et de quel côté s'il vous plaît ? Vous n'ignorez pas que nous rentrons tout à l'heure à Paris ? Cela ne vous laisse guère de temps. Sauf si vous avez seulement l'intention de faire le tour du parc...

François devint tout rouge :

- C'est-à-dire que je...

Il ne trouvait plus les mots. L'écuyer vint à son secours :

- Et si vous alliez en parler à Mme la duchesse ? Elle vous attend dans ses appartements.

- Ma mère ? Mais pourquoi ?

- Je pense qu'elle vous le dira. Hâtez-vous ! Dans dix minutes, elle se rend à la chapelle pour dire ses heures.

Comme il ne voyait pas le moyen de faire autrement, François partit en courant et, quelques instants plus tard, une chambrière l'introduisait dans la chambre où Françoise de Vendôme achevait sa coiffure. C'était l'ancienne chambre de Diane de Poitiers, une pièce somptueuse mais à peine plus que celles des vingt-deux autres appartements de ce château quasi royal. Murs et plafond étaient peints de vives couleurs rehaussées d'or, des tapis couvraient le précieux parquet et de magnifiques tapisseries réchauffaient l'atmosphère presque autant que le feu flambant dans la grande cheminée de marbre multicolore. Le jour de ce matin de mars passait à travers les fenêtres à meneaux enchâssant d'admirables vitraux en " grisaille " qui représentaient des scènes de l'Ancien Testament et ne donnaient guère de lumière, mais le feu et de hautes chandelles de cire blanche y suppléaient.

Dès le seuil franchi, le jeune garçon salua puis s'avança vers sa mère au milieu du ballet des suivantes qui le regardaient en souriant. Mme de Vendôme, elle, ne sourit pas.

- Ah ! vous voilà ! Ceci me paraît bien, Julie, ajouta-t-elle à l'adresse de sa coiffeuse. Laissez-moi, à présent, et emmenez tout le monde. Puis, quand le dernier jupon eut franchi la porte : " Eh bien, où vouliez-vous aller de si bon matin ? "

- Faire une dernière promenade, madame, puisque ce tantôt nous regagnons Paris.

- Et de quel côté ? Serait-ce vers Sorel ?

Le petit prince rougit sans oser répondre, considérant sa mère avec une certaine appréhension. En effet, en dépit de l'amour attentif qu'elle leur portait sans le montrer beaucoup, Françoise de Lorraine-Mercour, duchesse de Vendôme par mariage, possédait le don d'impressionner ses trois enfants bien davantage que le duc César leur père dont le joyeux caractère, le goût de la plaisanterie souvent gauloise et l'insouciance rappelaient beaucoup le Béarnais et en faisaient un interlocuteur moins imposant.

Cela tenait à ce qu'elle se voulait surtout la servante du Seigneur, ayant été élevée par sa mère dans des principes chrétiens d'une grande rigidité qui lui permettaient d'afficher une certaine simplicité au milieu du faste où l'obligeaient son rang, sa grande fortune - elle avait été l'un des plus beaux partis d'Europe - et l'amour qu'elle portait à un époux dont les goûts se trouvaient à l'opposé des siens. Sauf en ce qui touchait l'éclat et la puissance de leur maison. Homme de guerre avant tout, César aimait mener grand train et joyeuse vie tandis que Françoise, filleule de feu l'évêque de Genève François de Sales, amie de Jeanne de Chantai et de ce prodigieux personnage que l'on appelait " monsieur Vincent ", s'intéressait surtout au salut éternel des siens et à la pratique d'une charité qui s'étendait fort loin : jusqu'aux prostituées des rives de Seine à Paris et à celles de la maison close que la présence de soldats obligeait à tolérer à Anet. Aussi, lorsque l'un des enfants était amené à répondre de quelque sottise, avait-il toujours la vague impression de comparaître devant le tribunal de Dieu lui-même.

C'était exactement ce que ressentait François, mais pas une seconde il ne songea à dissimuler :

- En effet, madame. Y verriez-vous quelque inconvénient ?

- Peut-être. Dites-moi d'abord pourquoi vous alliez là-bas ? Est-ce à cause de cette petite fille ? J'ai remarqué, hier, qu'elle vous souriait et que vous lui répondiez. L'aviez-vous déjà rencontrée ?

- Jamais. C'est pourquoi j'ai eu envie de la revoir. Elle est bien jolie, ne trouvez-vous pas ?

- Certes, certes, mais vous êtes un peu jeune pour vous intéresser aux filles. En outre, je ne suis pas certaine que vous recevriez bon accueil là-bas. Les Séguier ne sont pas nos amis.

- Pourtant, hier, ils étaient à la messe ?

- Il s'agissait d'un hommage rendu au feu roi votre aïeul. En outre, leurs terres dépendent de notre principauté d'Anet : cela oblige mais ne signifie pas que ces anoblis de fraîche date soient disposés à l'allégeance envers nous. Votre père, d'ailleurs, ne le souhaiterait pas : les Séguier comme beaucoup de ces messieurs du Parlement se veulent proches de M. le Cardinal et proclament fort haut leur attachement au roi Louis [ii].

- Et nous ? Ne sommes-nous pas attachés au Roi?

[ii] Louis XIII.

- Il est le Roi. Nous lui devons amour et obéissance. Ce que ne saurait espérer l'évêque de Luçon. Faites-moi plaisir, François, et tâchez d'oublier qu'une petite fille vous a souri...

L'enfant baissa la tête.

- Pour l'amour de vous, je m'y efforcerai, madame, murmura-t-il sans réussir à retenir un gros soupir qui amena un sourire sur le beau visage un peu sévère de la duchesse :

- J'aime votre franchise et votre obéissance, François. Venez m'embrasser !

C'était faveur rare depuis que le jeune garçon avait été remis aux mains des hommes. Il l'apprécia à sa juste valeur et s'en trouva un peu consolé de son sacrifice, mais quand quelqu'un vous trotte dans l'esprit il est bien difficile de l'en déloger. Sous les plafonds dorés de l'hôtel de Vendôme, à Paris, François ne réussit pas à oublier Louise et quand, à la fin du mois de mai, la duchesse, ses enfants et sa maison, fuyant les puanteurs parisiennes, vinrent prendre leurs quartiers d'été sur les bords de l'Eure, l'amoureux de dix ans ne put s'empêcher d'éprouver une allégresse inhabituelle : avec un peu de chance, il allait " la " revoir !

Cependant, s'il croyait son secret enfoui entre sa mère et lui, François se trompait : sa sour Elisabeth, de deux ans plus âgée, s'était aperçue de quelque chose. De soudaines songeries, des rougeurs fugitives, toutes manifestations inconnues jusque-là d'un garçon turbulent, bagarreur, passionné de chevaux, d'armes, d'indépendance, et doué d'une vitalité que gouvernantes et précepteurs s'accordaient à juger épuisante, lui avaient donné à penser durant les mois d'hiver. Néanmoins, elle garda pour elle ses impressions et ce fut seulement en descendant de carrosse dans la cour d'honneur du château que, laissant leur frère aîné, Louis de Mercour [iii] -quatorze ans -, accompagner leur mère à l'intérieur, elle tira François à part sous prétexte d'aller saluer les cygnes sur les pièces d'eau. En réalité, ils allèrent se promener le long du canal aux carpes. Sans parler, d'abord, ce que le jeune garçon ne supporta pas longtemps.

- Si tu as quelque chose à me dire, dis-le vite ! grogna-t-il, employant le tutoiement dont ils se servaient souvent lorsqu'ils étaient seuls. Aurais-je fait une bêtise ?

- Non, mais tu as très envie d'en faire une. Je l'ai senti quand, tout à l'heure, Mme de Bure a parlé des dames de Sorel. Notre mère l'a fait taire aussitôt mais tu es devenu tout rouge et tu as poussé un soupir à renverser la voiture. Tu brûles de revoir cette Louise, n'est-ce pas ?

Les deux enfants, unis par une profonde tendresse et une confiance totale, s'entendaient toujours à merveille alors qu'ils entretenaient avec leur aîné des relations beaucoup plus distantes,

[iii] Dans la haute noblesse, le fils aîné porte toujours un nom différent jusqu'à la mort du père : Fronsac chez les Richelieu, Crussol chez les d'Uzès, Mercour chez les Vendôme, etc.

voire protocolaires : il était l'héritier, on le respectait pour ça mais on ne l'aimait guère. François n'essaya même pas de nier.

- C'est vrai, mais j'ai donné ma promesse à notre mère.

- Et tu le regrettes ?

François détourna la tête, se baissa, prit un caillou qu'il envoya, d'un geste vif et sûr, ricocher par trois fois sur la surface lisse du canal. Enfin, il renifla puis, sachant qu'Elisabeth ne se contenterait pas d'une demi-réponse :

- Mmm... ouais !... Tant que nous avons été à Paris c'était facile. Ici, ce n'est plus la même chose.

- Je m'en doutais. Que vas-tu faire ?

- Vous posez des questions stupides, ma sour : une parole ne se reprend pas !

- J'en demeure d'accord. Seulement... moi, je n'ai rien promis.

D'abord suffoqué, François regarda plus attentivement le visage malicieux de sa sour. Jusqu'à sa rencontre avec Louise, il la considérait comme la plus jolie fille de sa connaissance : de leur grand-mère, Gabrielle d'Estrées, elle tenait, comme lui-même, une blondeur quasi irréelle et des yeux d'azur profond ; en outre, elle possédait une intelligence éveillée. Il admettait volontiers qu'elle le dépassait souvent sur ce chapitre, bien qu'à dix ans il mesurât déjà trois pouces de plus qu'elle. Mais là, elle ouvrait, à son usage, une fenêtre inattendue sur l'astuce féminine.

- Ce qui veut dire ?

- Que Mme de Sorel passe pour fort pieuse, bien donnante aussi, et qu'elle se rend volontiers chez de pauvres gens, parfois assez loin de chez elle. Je sais qu'elle y mène sa fille depuis que celle-ci a pris ses six ans, tout comme notre mère l'a fait pour moi. Désormais, je peux y aller en compagnie de Mme de Bure mais... tu pourrais aussi être des nôtres. La charité y gagnerait et notre mère serait aux anges : tu aurais sûrement droit aux bénédictions de monsieur Vincent.

- Tu veux dire que sans aller à Sorel il est possible de rencontrer ces dames ? Mais comment savoir où elles vont ?

- L'un de nos cochers courtise la nourrice de Louise. Nous pourrons sûrement arriver à nous rencontrer...

Pour toute réponse, François sauta au cou de sa sour et, dès le lendemain, il obtenait de sa mère la permission d'accompagner Elisabeth dans les visites charitables qu'elle accomplissait sous la conduite de sa gouvernante. Mme de Vendôme qui, dès le jeune âge, avait fait inscrire son cadet à Malte dans l'espoir qu'il succéderait un jour à son oncle, le Grand Prieur Alexandre, vit là un signe du ciel : la pratique de la plus humble charité n'était-elle pas essentielle chez ces messieurs de l'Ordre dont l'enseignement commençait par les plus rudes tâches hospitalières ? Et l'on put voir, à plusieurs reprises, le jeune prince de Martigues, chargé d'un lourd sac à pains, pénétrer avec dignité dans quelque pauvre chaumine sur les pas des " dames " de charité. Le spectacle était tellement nouveau que Mercour essaya bien d'en rire, mais il se fit si vertement rabrouer par Mme de Vendôme qu'il n'insista pas.

À dire vrai, cet exercice fut moins pénible que François ne l'aurait cru : naturellement généreux et tout à fait dépourvu de morgue, il se sentit proche de ceux qu'il allait visiter et s'intéressa sincèrement à leur sort. C'était heureux car le pieux stratagème d'Elisabeth ne lui permit, sur un grand mois, de rencontrer qu'une seule fois la damoi-selle de ses pensées. Elle lui parut plus ravissante encore qu'à l'abbaye d'Ivry et cela bien qu'elle fût modestement vêtue comme il convenait aux circonstances. Il ne trouva pas un mot à lui dire, se contentant de rougir furieusement en maltraitant son chapeau. Cependant, sa promesse lui parut plus difficile à tenir que jamais.

En fait, il resta sur sa faim. Aussi, quand il la sut malade il n'y tint plus. Il fallait qu'il sache ; il fallait qu'il la voie. Sans plus réfléchir, il prit un cheval et partit pour Sorel. Il ne put même pas franchir l'entrée du château. On l'en chassa sans trop de précautions oratoires : le mal était grave et personne n'approchait la petite malade sauf sa mère et ses femmes. C'est ainsi que François, plus inquiet que jamais, se retrouva dans la forêt avec les perspectives de retour que l'on sait.

Le temps ne s'améliorait pas. Il fit tout à coup si sombre sous le couvert que la nuit semblait s'avancer. Le cheval du jeune garçon devenait nerveux et quand, soudain, un violent coup de tonnerre éclata, l'animal partit d'un hennissement qui ressemblait à un éclat de rire, se cabra et envoya son cavalier dans les broussailles avant de partir à fond de train en direction d'Anet.

Meurtri plus encore dans sa vanité que dans son corps qui s'en tirait sans dommages, François se demanda comment M. d'Estrades, qui s'efforçait d'inculquer aux jeunes Vendôme les grands principes équestres édictés par feu M. de Pluvinel, prendrait le retour au château d'un cheval sans cavalier et, plus tard, d'un cavalier sans son cheval.

Pestant, maugréant, jurant même, il se tirait des broussailles pour se mettre en marche vers son destin quand il aperçut la petite fille.

Seulement vêtue d'une chemise tachée, une poupée serrée contre son cour, elle se tenait debout au milieu du sentier sur ses minuscules pieds nus et pleurait sans rien dire, reniflant de temps en temps tout en gardant son pouce dans sa bouche. Elle ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans, elle était menue et fragile. En dépit de sa tenue sommaire, ce n'était pas une paysanne : la masse de cheveux châtains moussant sur sa tête gardait la trace d'un peigne soigneux sous la forme de quelques boucles bien rondes et d'un bout de ruban bleu qui s'y accrochait. En outre, son unique vêtement était fait de toile fine et brodée. Cependant, en s'approchant, François vit aussi que les taches étaient du sang. Comprenant qu'il y avait là un problème plus grave que les siens, il se jeta à genoux et prit l'enfant entre ses mains pour palper son petit corps rondelet.

- Que t'est-il arrivé ? Tu es blessée ?

Elle ne répondit pas, continua de pleurer sans bruit mais sans manifester la moindre douleur à la palpation. D'ailleurs, le sang était presque sec.

- Non. Tu n'as pas l'air d'avoir mal mais d'où viens-tu comme ça ? Qui es-tu ?

Tout en le fixant de ses yeux noisette rougis par les larmes, la petite ôta son doigt de sa bouche pour émettre deux sons :

- Vi... laine.

Et elle remit son pouce d'où elle l'avait tiré.

- Vilaine ? Ce n'est pas un nom ! Et puis tu n'en es pas une ! Les vilaines n'ont pas de si belles poupées, ajouta-t-il en essayant de prendre le jouet que sa minuscule propriétaire défendit farouchement. C'était en effet un objet assez coûteux, en bois bien sculpté avec des cheveux en filasse et une robe de velours à la mode avec une fraise autour du cou.

Les points d'interrogation s'alignaient dans l'esprit du jeune garçon. D'où pouvait venir cette enfant ? Il devait y avoir eu un malheur quelque part, mais où ? Il essaya de le savoir en prononçant le nom de deux ou trois manoirs ou riches demeures des environs dont certains appartenaient à des vassaux de la principauté d'Anet, mais au lieu de répondre la petite fille se mit à pousser des cris en appelant sa nounou.

Pour comble de malchance, l'orage que François avait fini par oublier se manifestait par un coup de tonnerre plus violent que le précédent, et d'un seul coup le ciel creva...

- On ne peut pas rester ici. Il faut que je te ramène chez nous. Quelqu'un saura peut-être qui tues ?

Comme par enchantement, elle se tut et tendit vers lui une menotte sale aux minuscules doigts écartés qui ressemblait à une étoile de mer. En un instant, elle fut trempée et François presque autant qu'elle. Apitoyé, il ôta son pourpoint pour l'en envelopper avant de prendre la petite main.

- Viens ! Il faut nous dépêcher !

Il s'inquiétait : comment la faire marcher encore sur ses pieds blessés et, en outre, elle ne pourrait jamais suivre son pas ?

- Il va falloir que je te porte, soupira-t-il, un peu effrayé par cette nouvelle responsabilité, mais elle était à peine plus grande qu'un bébé et plus légère qu'il ne l'aurait cru quand il l'enleva. Alors, toujours sans lâcher sa précieuse poupée, elle passa son bras libre autour du cou de son sauveur et laissa aller sa tête sur son épaule avec un soupir de bonheur. Elle ne savait pas qui était ce garçon mais il était si beau avec ses longs cheveux blonds, tout raides, et ses yeux clairs ! Un ange peut-être ? De toute façon, elle était bien avec lui.

- Ne t'endors pas et tiens-toi ferme, conseilla le jeune héros. Je vais essayer de courir...

C'était tout de même trop préjuger de ses forces et il reprit le pas en maudissant ce sacré cheval qui l'avait planté là juste au moment où il en avait le plus besoin. Quant à ce qui arriverait quand il se présenterait au château avec sa trouvaille, il n'essayait même pas de l'imaginer.

On parcourut ainsi un grand quart de lieue, en s'arrêtant de temps en temps pour laisser souffler le porteur. Grâce à Dieu, la pluie aussi s'était arrêtée. Il n'empêche que François était épuisé quand il atteignit enfin les abords d'Anet, se demandant tout de même pourquoi, en voyant revenir son cheval sans lui, on n'avait pas envoyé à sa recherche. Et, bien sûr, il était affreusement tard ! L'immense cerf de bronze entouré de quatre chiens qui ornait le dessus du grand portail et servait d'horloge frappait huit coups de son pied mécanique.

- Miséricorde ! gémit François en déposant son fardeau sur les dalles de la cour d'honneur. J'entends déjà siffler les étrivières !

Cependant, le château n'était pas dans son état normal. Les gardes causaient entre eux par petits groupes sur le mode animé et personne ne fit attention à lui. L'agitation se situait surtout autour d'un grand carrosse de voyage, tellement couvert de boue et de poussière qu'il était impossible d'en déchiffrer les armoiries. Des valets couraient dans tous les sens. On dételait les chevaux et quand le jeune garçon arrêta quelqu'un pour savoir ce qui se passait, l'homme prit juste le temps de lui lancer :

- Je ne sais pas au juste ! Mgr l'évêque de Nantes est arrivé il n'y a pas une heure et tout le monde est au salon des Muses...

Surpris, François leva les sourcils. L'évêque en question, Philippe de Cospéan, était un vieil arm de la famille, un intime et le plus fidèle conseiller de la duchesse, mais c'était la première fois que son arrivée déclenchait un tel tohu-bohu. François, alors, voulut prendre la main de sa petite compagne pour l'emmener à sa mère mais il vit qu'elle pleurait de nouveau, sans bruit cette fois, et qu'elle tremblait dans sa chemise mouillée. Elle ne lui dit rien mais son regard implorait. Il comprit et la reprit dans ses bras :

- Allons toujours rejoindre la famille ! Nous verrons bien, soupira-t-il.

Jamais le beau château rebâti au siècle précédent par Diane, duchesse de Valentinois, ne lui avait paru aussi vaste ni le salon des Muses si imposant avec ses panneaux peints et dorés, ses chambranles de marbre et son mobilier somptueux. Il y avait là beaucoup de monde mais le regard de François alla droit à sa mère, assise auprès d'un évêque visiblement harassé et lui parlant avec animation. Elle semblait sous le coup d'une grande émotion. Il y avait des traces de larmes sur son beau visage blond, presque aussi pâle que l'énorme fraise " en meule de moulin " qui avait l'air d'offrir sa tête sur un plateau de mousseline empesée. Son fils aîné s'accoudait, l'air grave, au dossier de son fauteuil et sa fille, assise à ses pieds sur un carreau de velours, tenait l'une de ses mains. Tout autour, dames et officiers composant la maison ducale semblaient frappés de stupeur, aussi peu vivants que des personnages de tapisserie.

En dépit de la tension qui régnait, l'entrée de François ne passa pas inaperçue :

- Seigneur ! Martigues, s'écria son frère Louis de Mercour d'un ton mécontent, d'où nous arrivez-vous dans un pareil état et en telle compagnie ? Quelle sottise venez-vous de commettre ? Qui est cette mendiante ?

L'indignation éteignit, comme une chandelle sous un courant d'air, la légitime inquiétude du jeune garçon :

- Ce n'est pas une mendiante. Je l'ai trouvée dans la forêt telle que vous la voyez : pieds nus avec sa poupée et sa chemise pleine de sang. Regardez-la mieux... à moins que votre grandeur et votre égoïsme ne vous brouillent la vue !

- Paix ! mes fils, coupa Mme de Vendôme. Ce n'est pas le moment d'une querelle. François va nous dire où il a trouvé cette enfant...

L'interpellé n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. Déjà, sa sour se précipitait vers lui. Elle s'agenouilla devant la fillette que son frère posait à terre, et scruta le petit visage sali et mouillé de larmes.

- Mère ! s'écria-t-elle. Il a dû arriver malheur à La Perrière. Cette petite est la plus jeune des enfants de Mme de Valaines. Elle s'appelle Sylvie.

- C'est bien ça ! s'écria François soudain éclairé. Tout à l'heure, quand je lui ai demandé son nom, j'en ai seulement attrapé deux morceaux : vi et laine. Je ne savais que faire, d'autant que, affolé par l'orage, mon cheval venait de se débarrasser de moi...

- Dire qu'il se prend pour un centaure ! gloussa Mercour.

Le gamin allait répliquer vertement quand apparut M. de Raguenel qui venait d'exécuter un ordre de la duchesse. À la vue de l'enfant, il pâlit et vint grossir le groupe enfantin, prenant la petite réfugiée entre ses mains :

- Sylvie ! Mon Dieu !... Mais comment est-elle ici et dans cet état ?

Il semblait tellement bouleversé que Mme de Vendôme laissa François recommencer son récit.

- Alors, je l'ai prise dans mes bras et je l'ai rapportée ici, conclut-il.

- Et vous avez bien fait, approuva sa mère. À présent, allons au plus pressé ! Mme de Bure - elle se tournait vers la gouvernante d'Elisabeth -voulez-vous emporter cette pauvre petite qui doit être victime d'un grand malheur. Veillez à ce qu'on la baigne puis qu'on la nourrisse et la couche. Lorsque nous saurons le vrai de sa situation, nous aviserons.

L'interpellée s'approcha de Sylvie dont elle voulut prendre la main mais celle-ci s'accrocha farouchement aux doigts de François, bien décidée à ne pas le quitter : au moment où elle faisait un rêve si affreux, le Bon Dieu lui avait envoyé un ange et elle voulait le garder. Aussi émit-elle un véritable hurlement quand on essaya de l'en détacher. Il fallut lui promettre qu'il irait la voir quand elle serait au lit pour qu'elle se taise.

- Eh bien ! soupira la duchesse. Monsieur de Raguenel !

L'écuyer n'eut pas l'air d'entendre. Il gardait les yeux fixés sur la porte derrière laquelle Sylvie venait de disparaître. Mais il répondit au second appel.

- Vous connaissez bien les Valaines ?

- Oui, madame la duchesse. La baronne m'a fait l'honneur de me garder son amitié après la mort de son époux. Je suis très inquiet.

- Cela se conçoit ! Eh bien, prenez une dizaine d'hommes armés et allez jusqu'à La Perrière. Vous viendrez me rendre compte dès que possible. Quant à vous, François, vous irez changer d'habits plus tard. Un grand malheur vient de nous frapper et vous devez en être informé.

Après quoi, sans s'expliquer davantage, elle revint à l'évêque :

- Je ne peux comprendre comment mon beau-frère, le Grand Prieur de Malte, a pu se laisser abuser au point d'aller chercher mon époux dans son gouvernement de Bretagne pour le ramener à Blois ? Et d'abord, pourquoi Blois ?

- Le Roi veut se rapprocher de la Bretagne dont l'agitation l'inquiète. Quant au Grand Prieur Alexandre, il a cru, en toute bonne foi, que Sa Majesté désirait seulement s'entretenir des affaires de ladite Bretagne avec le duc César. " M. de Vendôme peut venir à Blois, lui a dit le Roi en souriant. Je vous donne ma parole qu'on ne lui fera pas plus de mal qu'à vous-même. "

- Quelle duplicité ! Qui aurait cru le Roi capable de ça ? En vérité, on y sent le Cardinal d'une lieue. Il nous hait.

- Le Cardinal n'est pas à Blois mais à Limours. Et puis le Roi n'a fait que jouer sur les mots. Lorsque M. de Vendôme est arrivé, il s'est écrié : " Mon frère, j'étais en impatience de vous voir ! " Et, la nuit même, il les faisait arrêter tous les deux par MM. du Rallier et de Mauny. La chose a été exécutée sans bruit. Les prisonniers ont été emmenés sur l'heure au château d'Amboise par la Loire. Quant à moi, je suis venu vous avertir avec l'horrible impression de n'avoir eu que trop raison : le duc César n'aurait jamais dû quitter sa forteresse de Blavet [iv], sinon pour passer la mer, mais le Grand Prieur insistait, ignorant sans doute que le Roi était déjà au fait de certaines affaires. Il pensait naïvement que notre Sire était enfin disposé à écouter ses frères plutôt qu'un ministre dont il s'était défié pendant si longtemps.

- Et mon époux a cru cela ? Et il est venu se jeter dans la gueule du loup au lieu de conforter sa position en Bretagne et son titre de Grand Amiral ?

- C'est ce que je lui représentai, mais il n'a pas voulu m'écouter. Comme chez le Grand Prieur, il y

[iv] Aujourd'hui Port-Louis, dans le Morbihan.

a, je crois, un grand fond de naïveté en votre époux, madame. Il croyait...

- Que le Cardinal renoncerait à le dépouiller de son gouvernement, qu'il oublierait la méfiance que lui inspirent les enfants de Gabrielle d'Estrées ? Le Cardinal n'oublie jamais rien ! lança-t-elle avec colère. Je m'y entends peu en politique, mon ami, mais voilà des mois que je redoute ce genre de catastrophe...

Non sans raison ! Depuis le début de l'année qui était la neuvième du règne effectif de Louis XIII, les passions bouillonnaient autour d'un couple royal de vingt-cinq ans [v] qui ne s'entendait pas au mieux. Les vieilles braises encore rouges des guerres de religion ne demandaient qu'à se réveiller au souffle d'une Cour jeune, ambitieuse, turbulente, jalouse de son influence comme de ses privilèges et surtout inquiète de celle, grandissante, de l'homme de fer en qui elle devinait un dompteur et qui entreprenait de la mater. Nul souci du royaume dans tout cela ! Rien que l'intérêt particulier !

Les prémices d'une tempête s'étaient levées quelques mois plus tôt à propos du mariage de Monsieur, frère du Roi et jusqu'à présent son héritier puisque, au bout de dix ans de mariage, le couple royal demeurait sans enfant.

Le souverain et la reine mère, Marie de Médicis, souhaitaient marier ce garçon de dix-sept ans,

[v] Louis XIII et Anne d'Autriche étaient nés la même année.

velléitaire, agité, nerveux, vaniteux, totalement dépourvu de courage mais facile à manier, avec sa cousine, Mlle de Montpensier, qui était la fille la plus riche de France. Le Cardinal, bien entendu, approuvait ce mariage mais il n'en allait pas de même chez les princes du sang - Condé, Conti, Soissons et, naturellement, Vendôme - ni dans l'entourage de la jeune reine Anne d'Autriche. Un entourage composé de jolies femmes un peu folles et de jeunes seigneurs étourdis sur lequel régnait la meilleure amie de la Reine, l'intrigante, folle et ravissante duchesse de Chevreuse. Tout ce monde ne voulait à aucun prix que Gaston d'Anjou épouse ce grand parti que d'autres convoitaient. On lui réservait un autre destin.

Une conspiration se forma donc, dont la cheville ouvrière fut le gouverneur du prince, le maréchal d'Ornano, colonel des Corses, personnage rude, expéditif et arrogant, qui poussait son élève à la rébellion, allant jusqu'à lui proposer de fuir Paris et de se réfugier à La Rochelle. En plein fief protestant !

La riposte royale ne se fit pas attendre : le 26 mai de cette année 1626, le Roi faisait arrêter d'Ornano et ses deux frères et les bouclait à la Bastille dont, par prudence, on remplaça le gouverneur pour l'occasion.

Pour les conjurés, ce coup de force était signé Richelieu et, bien loin de les calmer, il les rendit furieux. Mme de Chevreuse, toujours aussi active, concocta aussitôt un nouveau complot ayant pour but, cette fois, l'élimination physique du Cardinal et peut-être aussi du Roi dont on remarierait la veuve avec Monsieur qui ferait, selon la duchesse, un souverain idéal. C'était en effet une parfaite marionnette que l'on manipulerait à loisir...

Anne d'Autriche, encore mal remise de sa romance passionnée avec l'irrésistible duc de Buckingham, n'y voyait pas d'inconvénient : elle n'aimait guère son époux et détestait Richelieu. Elle laissa faire sa chère Chevreuse. De son côté, Gaston d'Anjou [vi] - Monsieur - plongea jusqu'au cou dans la conspiration à la tête de laquelle Mme de Chevreuse plaça le jeune prince de Chalais qui était fou d'elle, allant jusqu'à offrir quelques-uns de ses gentilshommes pour la mener à bien. Mais de ces récents développements, Mme de Vendôme ignorait tout : elle en était restée à l'arrestation du maréchal d'Ornano qui déjà l'inquiétait fort.

- Oui, répéta-t-elle. Voilà des mois que je redoute ce qui arrive aujourd'hui. Le Grand Prieur et mon époux se sont engagés avec Monsieur et les princes du sang en refusant d'admettre qu'ils sont seulement princes légitimés et qu'on prendrait moins de gants avec eux qu'avec les autres !

Elle pria ensuite son entourage de la laisser s'entretenir un moment en particulier avec l'évêque de Nantes. Seul son fils aîné fut autorisé à rester. François tendit la main à sa sour pour l'emmener, tout en protestant :

[vi] Titré duc d'Anjou jusqu'à ce qu'il devienne duc d'Orléans en 1626.

- Pourquoi Mercour et pas nous ?

- Vous êtes trop jeune, François. Quatre ans de plus, cela compte et votre frère est presque un homme.

Elisabeth ne dit rien, mais son petit air outragé disait clairement qu'elle n'en pensait pas moins :

- Venez, François ! Allons voir ce que devient votre trouvaille !

Quand tout le monde fut sorti, la duchesse tira un chapelet d'une poche dissimulée dans sa robe de velours gris et le tint fermement entre ses mains comme si elle s'y accrochait.

- À présent que nous sommes seuls, mon ami, dites-m'en un peu plus car je vous avoue ne pas comprendre comment on en est venu à arrêter mon époux et son frère pour cette ridicule histoire du mariage de Monsieur où ils jouaient seulement le rôle de spectateurs ?

L'évêque eut pour elle un regard plein d'amitié compatissante. Le courage et la foi de cette jeune femme l'avaient toujours impressionné et il la plaignait d'avoir épousé un homme que son orgueil et son ambition poussaient à se jeter dans tous les guêpiers :

- Il y a plus grave, madame la duchesse... et vous n'en saviez rien... En revanche, le Grand Prieur, lui, s'est trouvé en premier plan.

Et de raconter comment celui-ci, de mèche avec Monsieur et la duchesse de Chevreuse, avait monté un attentat contre le Cardinal en profitant de ce que, le Roi étant à Fontainebleau, son ministre logeait à Fleury en attendant que fût achevée la maison qu'il se faisait construire en ville. Le plan du Grand Prieur était simple : chassant dans la forêt, Monsieur et quelques amis devaient à la nuit close demander table et couvert à Richelieu qui serait abattu à la faveur d'une querelle artificiellement déclenchée. Ensuite, on disposerait du Roi selon la façon dont il réagirait à la nouvelle. Mais Monsieur, fidèle à lui-même, se déclara malade au dernier moment, l'un des siens, le jeune prince de Chalais, fit des confidences imprudentes et les autres conjurés furent pris. Le lendemain matin, Monsieur, qui était encore couché, eut la surprise de voir le Cardinal débarquer dans sa chambre, tout sourire, pour lui proposer sa maison de Fleury " qui semblait tant lui plaire ". Après quoi il alla offrir sa démission au Roi, qui non seulement la refusa mais lui donna tous pouvoirs pour terminer cette affaire avec " la dernière rigueur ".

- Je ne vois toujours pas ce que mon époux vient faire dans cette histoire ? s'exclama la duchesse. Il était déjà en Bretagne quand on a incarcéré d'Ornano...

- Sans doute, mais son frère y trempait jusqu'au cou puisque l'idée était de lui.

- Et on n'a pas arrêté le Grand Prieur ?

- Non. Richelieu voulait se débarrasser des deux frères d'un seul coup. Il a convoqué le Grand Prieur sur le mode le plus aimable et lui a laissé entendre qu'il souhaiterait le voir accéder à l'Amirauté, laissée vacante par M. de Montmorency, à la condition, évidemment, que le duc César renonçât à ses prétentions à cette charge. Notre cher Grand Prieur a été ébloui. De là cette grande ardeur à obtenir de son frère qu'il vienne en discuter à Blois avec Sa Majesté. Voilà comment cela s'est fait, madame.

- C'est indigne ! Comment le Grand Prieur Alexandre a-t-il pu se montrer si stupide ?

- L'ambition, madame la duchesse, l'ambition !

- Et... qu'advient-il de Monsieur ?

- Pour être certain de n'être pas inquiété, il s'est dépêché de livrer tous les participants au complot et il a même promis d'épouser Mlle de Montpensier dès qu'il plairait au Roi.

- On n'est pas plus infâme ! Et que va faire le Roi maintenant qu'il tient le gouverneur de Bretagne ?

- Il part pour Nantes afin d'y affirmer sa reprise en main de la province... et d'y exercer sa justice !

- Miséricorde ! Nous sommes dans de beaux draps ! Votre conseil, monseigneur ?

- Difficile à dire ! Le mieux serait peut-être de vous mettre à l'abri avec vos enfants dans une terre de votre patrimoine...

- Mère, coupa le jeune Louis, si nous allions tous nous jeter aux genoux du Roi ?

- Pour demander pardon de quoi ? gronda sa mère. Votre père n'a pas bougé de son gouvernement...

- On peut participer de loin à un complot, glissa l'évêque. En préparant des positions de repli, en incitant la Bretagne à se soulever. En y levant des troupes...

Françoise de Vendôme ne répondit pas tout de suite. Elle entendait encore, au fond de sa mémoire, la voix de César clamer qu'il espérait bien ne plus revoir le Roi son frère qu'en peinture. Boutade, ou bien...

- Moi, je vais partir, décida-t-elle, et vous m'accompagnerez, monseigneur, puisque vous êtes toujours évêque de Nantes où va le Roi. Une fois sur place, j'aviserai...

- Irai-je avec vous, ma mère ?

- Non. Allez me chercher votre gouverneur !

Un moment plus tard, M. d'Estrades recevait l'ordre d'emmener, dès le matin, ses élèves et leur sour à Vendôme où, sous la triple protection des remparts, d'une ville fidèle et d'un fort château - sans compter leurs défenseurs - ils seraient beaucoup mieux abrités des surprises que dans un aimable palais d'été ouvert à tous les vents. On ne laisserait sur place que le personnel nécessaire à l'entretien d'Anet.

En un instant, tout fut en révolution. Il s'agissait de préparer les deux départs, le second beaucoup plus important que le premier puisqu'il s'agissait d'un vrai déménagement. Valets et chambrières s'activèrent après que l'on eut expédié, au grand soulagement de l'évêque à moitié mort de faim et de fatigue, un souper que l'on avait failli oublier...

Pendant ce temps, Perceval de Raguenel galopait, à la tête d'une dizaine d'hommes armés, vers le petit château de La Perrière qu'il connaissait bien. C'était, en lisière de la grande forêt de Dreux, un joli domaine de tout temps vassal de la principauté d'Anet. Les barons de Valaines le tenaient depuis qu'Hughes avait suivi Simon d'Aneth, entraîné à la croisade par la parole ardente de Bohémond d'Antioche, venu à Chartres épouser Constance, fille du roi Philippe Ier. Depuis, ses descendants demeuraient fidèles à la Couronne d'abord, à leurs suzerains ensuite quels qu'ils fussent...

Henri IV n'avait eu aucune peine à se les rallier et Jean, le père de Sylvie, combattit vaillamment à Ivry et ailleurs. Ce qui lui valut d'épouser une jeune cousine de Marie de Médicis, appelée par la reine mère auprès d'elle afin de l'établir. Chiara Albizzi avait vingt ans, Valaines en comptait vingt de plus. Elle était ravissante ; il n'était pas très beau mais le mariage, béni au lendemain de l'assassinat de Concini, n'en fut pas moins paisible et harmonieux. Trois enfants vinrent le compléter. D'abord une fille, Claire, née en 1618, un fils, Bertrand, né l'année suivante, et enfin la petite Sylvie, apparue à l'automne de 1622 mais que son père n'eut guère le temps de connaître : quelques semaines après la naissance, une pierre lancée par une fronde inconnue le frappait en plein front et le couchait au tombeau. On ne sut jamais qui était l'assassin. Il ne restait plus à Chiara de Valaines que ses beaux yeux pour pleurer un époux qu'elle aimait, ses enfants, des biens fort convenables et quelques amis au nombre desquels se comptait Perceval de Raguenel, peut-être le plus discret de tous parce que follement amoureux de la jeune femme sans avoir jamais osé le lui dire.

Lui-même était d'origine bretonne. À dix ans, il devenait page de la duchesse de Mercour, mère de Mme de Vendôme, puis il passa au rôle d'écuyer de sa fille, avec un vif plaisir car il adorait les chevaux. En outre, cette charge le dispensait d'être mêlé au vacarme des armées toujours en train de courir sus à un ennemi qui, par ces temps troublés, changeait fréquemment. Ce qui ne veut pas dire qu'il était peureux. Il maniait l'épée en artiste mais lui préférait de beaucoup la plume, aimant surtout l'étude, l'histoire, la géographie, l'astronomie, les belles-lettres et la musique : il jouait du luth mais aussi de la guitare que lui avait apprise un transfuge espagnol. D'esprit volontiers caustique, c'était un garçon de haute taille dont l'air endormi et les paupières volontiers tombantes cachaient un regard singulièrement vif.

Sa première rencontre avec Chiara remontait à huit ans. Il en avait alors dix-neuf, n'avait jamais éprouvé la passion mais fut foudroyé par cette exquise statuette d'ivoire couronnée d'une masse de cheveux noirs et brillants, aux yeux sombres si grands qu'ils avaient l'air d'un masque posé sur le délicat visage. C'était au cours d'une fête à Anet, et par la suite, il rendit souvent visite aux Valaines sans en informer la duchesse. Il était toujours reçu à La Perrière en ami fraternel, surtout après la mort du baron. Aussi, lorsque, tout à l'heure, il avait vu la petite Sylvie en si triste état, son cour s'était affolé. L'ordre de Mme de Vendôme l'expédiant aux nouvelles était venu très vite, sinon il se fût précipité chez Chiara sans demander la permission.

Quand, avec son valet Corentin Bellec et sa petite troupe, il déboucha devant l'antique pont-levis baissé, la nuit était fort obscure, et le silence total. Même les grenouilles des douves se taisaient. Pas une lumière, pas un feu dans le château, ni aux cuisines ni dans le gracieux logis Renaissance que Perceval connaissait bien ! Pourtant, à la lumière des torches que l'on avait apportées, Raguenel distingua vite le corps d'une femme que les pieds de son cheval avaient manqué fouler. Sautant à terre, il se jeta à genoux près d'elle et reconnut Richarde, la nourrice de Sylvie. Une large blessure s'étalait dans son dos et, en la retournant, Perceval trouva entre ses doigts un petit ruban bleu semblable à celui qu'il avait vu accroché dans les boucles emmêlées de la petite fille. Richarde avait dû mourir en protégeant l'en fant qui, ensuite, s'était glissée hors de ses bras pour s'en aller à l'aventure avec sa poupée.

Cependant, les hommes s'étaient répandus dans la demeure. L'un d'eux, son valet, revint vers lui en courant :

- C'est affreux, monsieur ! Il n'y a plus âme qui vive dans la maison. Les domestiques, les enfants... tout le monde a été tué.

- Et Mme de Valaines ?

Corentin regarda son maître avec quelque chose qui ressemblait à de la pitié :

- Venez ! Mais, je vous préviens : il faut du courage !

En franchissant la porte basse si joliment fleu-ronnée du logis, Raguenel sentit l'odeur écourante et fade du sang le prendre à la gorge et, de fait, il y en avait partout : une dizaine de corps, poignardés ou passés au fil de l'épée, gisaient dans les différentes pièces mais l'horreur absolue se trouvait dans la chambre de la châtelaine. C'était si affreux que, d'abord, il eut un mouvement de recul, épouvanté par le spectacle : au milieu d'un chaos de meubles brisés, de coussins et de matelas éventrés, Chiara gisait presque nue et la gorge tranchée. Ses vêtements retroussés et déchirés, ses jambes écartées disaient clairement qu'avant de la tuer, on l'avait violée. Les yeux de la jeune femme étaient encore grands ouverts sur le martyre qu'elle avait dû vivre. L'expression qu'ils emportaient dans l'éternité reflétait l'épouvante et la souffrance. Comble de l'horreur, on avait apposé sur son front, en signe de diabolique possession sans doute, un cachet de cire rouge sur lequel ne se lisait aucun chiffre sinon la lettre grecque oméga.

Raguenel eut un ricanement sec, beaucoup plus triste qu'un sanglot :

- Regarde, Corentin, nous n'avons pas à faire à un quelconque bandit de grand chemin, à quelque reître habitué aux tueries en masse... C'est un homme cultivé que ce bourreau ! Il lit le grec, et même il l'écrit. Oméga ! Pourquoi oméga ? Est-ce une initiale présentée de façon galante ou bien la fin de quelque chose dans la grande tradition chrétienne : l'oméga de je ne sais quel alpha ? Seulement, je ne veux pas qu'un ange emporte dans sa tombe ce signe d'infamie !

Il tira sa dague et, agenouillé sur les marches du lit, essaya de décoller le cachet, mais la cire tenait bien et ses mains tremblaient. Corentin intervint :

- Vous devriez me laisser faire, Monsieur. Ce n'est pas ainsi que l'on s'y prend pour décoller un cachet d'un parchemin : il faut une lame très fine, celle d'un rasoir que l'on chauffe. Puis, quand la cire s'amollit, on glisse doucement un crin de cheval. Tout doucement, afin de ne rien endommager.

- Où as-tu appris ça ?

- Chez les Bénédictins de Jugon. Quand vous m'avez engagé à votre service, je ne vous ai pas caché que je m'en étais sauvé. Là-bas, le père Anselme m'avait pris en amitié. Il avait la passion des manuscrits, des chartes et de toutes ces choses. C'est lui qui m'a appris à lire et à écrire. Il m'a aussi montré comment faire quand on ne veut pas briser un sceau. Autrement, on le casse...

- Ce serait la frapper, protesta Perceval, les yeux sur la jeune morte. Et puis je veux conserver ce morceau de cire. Il est le témoignage du martyre d'une innocente et me conduira peut-être à l'assassin. Celui-là, je veux l'envoyer aux enfers rejoindre ses pareils. Essaie d'enlever cette horreur sans la blesser, mon Corentin !

- Je ferai de mon mieux mais, de toute façon, il y a dessous la brûlure de la cire chaude...

- C'est évident. Il faudrait trouver un rasoir.

Il allait sortir quand parut l'un de ceux qui l'avaient accompagné.

- Que faisons-nous, monsieur le chevalier ? On ne peut pas laisser ces malheureux à la merci des bêtes sauvages. Et puis les jours chauds sont là et...

- Trouvez des draps, des couvertures, tout ce qui peut servir de linceul ! Faites porter les enfants ici, auprès de leur mère, et attendez-moi ! Je rentre au château instruire Mme la duchesse et prendre ses ordres. Je ramènerai ensuite un prêtre, le bailli de la principauté et ce qu'il faut pour que ces pauvres gens soient enterrés chrétiennement.

Avant de sortir, Raguenel laissa ses yeux se poser une dernière fois sur celle qu'il avait tant aimée et qui emportait avec elle le plus tendre de sa jeunesse. Eût-il été plus haut personnage qu'il lui eût offert, sans doute, de l'épouser, mais il n'avait rien à lui offrir qu'un grand amour et un nom sans tache. Si jeune qu'il fût, à ce jour il savait qu'aucune femme ne pourrait lui faire oublier son sourire, son regard de velours, la grâce de sa personne comme de ses moindres gestes. Il lui restait le souvenir et l'amère soif de vengeance. Rien ne le détournerait de sa quête : dût-il aller aux confins de la terre et de la mer, il chercherait l'oméga meurtrier et, quand il l'aurait trouvé, aucune puissance humaine n'arrêterait son bras. Ensuite, il songerait à faire sa paix avec Dieu puisqu'il est dit que la vengeance n'appartient qu'à Lui seul : les monastères ne manquaient pas où il pourrait s'ensevelir... En attendant, il allait falloir réfléchir, chercher, fouiller le passé si mince du lis florentin écrasé dans les pires conditions... Et, soudain, il crut entendre, au fond de lui-même, une voix faible et douce qui implorait :

- Ma fille... ma petite Sylvie ! Pense à elle ! Veille sur elle...

Alors, une dernière fois, il s'approcha du lit, se pencha sur l'une des mains menues, si blanches et si froides à présent, y posa ses lèvres.

- Sur mon honneur et le salut de mon âme, je vous le jure, Chiara. Dormez en paix !...

Sans plus se soucier des deux hommes témoins de cette courte scène, il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier en courant, détacha son cheval, l'enfourcha en voltige et partit au grand galop à travers la forêt nocturne qu'il traversait naguère au pas et en laissant la bride sur le cou lorsqu'il revenait de La Perrière, pour se donner le temps de rêver et d'entendre encore l'écho d'un luth pincé par de jolies mains blanches. Mais cette nuit-là, Perceval de Raguenel, ce jeune homme toujours si calme, parfois jusqu'à la nonchalance, éprouvait le besoin d'un exercice violent. Une chouette, oiseau de la sagesse, lança son cri par trois fois dans l'épaisseur des arbres mais il ne l'entendit pas. Ses oreilles étaient pleines d'un vent d'orage...

Après vingt minutes d'une course folle, il entrait dans Anet à un train d'enfer, sautait à terre dans la cour éclairée par des pots à feu, jetait sa bride à un palefrenier sorti de nulle part et se précipitait vers les appartements de la duchesse.

Au pied de l'escalier, il rencontra le jeune Ranay, l'un des pages de la maison, qui le regarda avec étonnement :

- Que vous arrive-t-il, monsieur le chevalier ? On dirait que vous pleurez ?

- Moi ? Jamais de la vie ! Vous rêvez, mon garçon.

Mais, avant de frapper chez Mme de Vendôme, il essuya ses yeux à sa manchette de dentelle...

CHAPITRE 2 UNE INCROYABLE MÉMOIRE

Debout devant une fenêtre ouverte sur la douceur de la nuit, indifférente au va-et-vient de ses femmes traînant des coffres de cuir ou transportant des piles de vêtements, Françoise de Vendôme essayait de maîtriser l'angoisse qui s'était emparée d'elle dès l'instant où elle avait su son époux prisonnier. César sous les verrous, enchaîné peut-être ! Impensable !

La décision de voler à son secours lui était venue tout naturellement. Pourtant, depuis un moment, elle se demandait si son intervention aboutirait à autre chose qu'à la placer, elle, sous les feux conjugués de la colère du Roi et des rancunes de son ministre. Or, elle restait la seule adulte de la famille - sa turbulente belle-sour Catherine, duchesse d'Elbeuf, méritait à peine ce titre ! - encore libre de ses mouvements. Qu'on l'arrête elle aussi, et ses enfants, si jeunes, n'auraient plus d'autre rempart que leur entourage. Des serviteurs dévoués sans doute, des officiers à l'honneur éprouvé, mais des étrangers malgré tout dont on ignorait comment ils réagiraient devant les menaces que l'on pouvait faire peser sur eux. Sauraient-ils défendre contre d'inavouables convoitises leur fabuleux patrimoine : le Vendômois et la forte ville d'où il tirait son nom, des châteaux quasi royaux qui avaient nom Anet, Chenonceau, Verneuil, Ancenis, La Ferté-Alais, le grand hôtel de Vendôme à Paris et tant d'autres biens ?

Se laissant tomber dans l'un des fauteuils tendus de soie bleue galonnée d'argent, la duchesse posa sa tête lasse sur le coussin d'appui et contempla le plafond dont le thème était la Nuit et le principal personnage la déesse Diane, que venaient éveiller le génie de la chasse et ses lévriers favoris. Cette chambre avait été un lieu d'amour, comme le marquait à travers le château la double initiale H et D entrelacés, presque confondus, rappelant avec orgueil qu'ici régnait une femme qui, sa vie durant et jusqu'au coup de lance des Tournelles, avait tenu captif un amant couronné de vingt ans plus jeune qu'elle. Il est vrai qu'elle était si belle !

Françoise souhaitait depuis toujours une autre chambre que ce temple des caresses, mais elle était la mieux ornée, la chambre désignée de la châtelaine, et César tenait à ce qu'elle soit celle de sa femme.

- Pourquoi donc ne vous irait-elle pas, ma mie ? disait-il en riant. Vous êtes charmante, vous aussi, encore qu'un peu prude, mais tellement plus jeune !

César ! Comme s'il ne connaissait pas le pouvoir de son charme sur l'altière princesse lorraine qu'il avait eu tant de mal à épouser ! Leur mariage, décidé dans la plus stricte tradition des unions princières. s'était révélé, tout compte fait, une drôle d'histoire. Dès 1598, Henri IV avait obtenu pour son fils César, alors âgé de quatre ans, la main de Mlle de Mercour-Lorraine qui en avait six. Non sans peine : le duc de Mercour renâclait d'autant plus à donner sa fille qu'on lui demandait en outre de reverser sur son gendre le gouvernement de la Bretagne qu'il avait tenu si longtemps. Mais le jeune César était légitimé, reconnu en tant qu'héritier, et l'on annonçait déjà que le roi Henri allait épouser sa mère, la rayonnante Gabrielle d'Estrées devenue duchesse de Beaufort. Ce n'était donc pas une mauvaise affaire que de marier sa fille à un futur roi... Hélas, à quelques jours du mariage et du couronnement, la belle Gabrielle mourait d'une crise d'éclampsie que plus d'un jugea providentielle. Et César retomba de son rang d'héritier à celui de simple bâtard.

Mercour étant allé se faire tuer dans la guerre contre les Turcs sous la bannière de l'empereur Rodolphe II, Henri IV pensa que la veuve du héros, venue vivre à Paris où elle construisait un énorme hôtel et, tout contre, un vaste couvent pour des Capucines, serait trop occupée par ses prières et ses bonnes ouvres pour se dresser contre lui et remettre en cause le mariage. C'était bien mal connaître la Luxembourgeoise [vii]. Mme de Mercour était une maîtresse femme, la plus

[vii] Née Marie de Luxembourg.

dévote de France peut-être mais peut-être aussi la plus riche, et sa fille devait apporter une dot considérable avec, entre autres, le duché de Penthièvre, c'est-à-dire un sixième environ de la Bretagne, sans compter les biens qu'elle hériterait de sa mère. Aussi la duchesse fit-elle entendre que ledit mariage ne lui semblait plus souhaitable, d'autant que sa fille parlait de se retirer aux Capucines plutôt que de consentir à devenir Mme de Vendôme, proposant même d'envoyer au Roi cent mille écus de dédit.

Henri IV prit cela pour une mauvaise excuse mais, en fait, c'était vrai : Françoise qui se serait vue reine de France avec un certain plaisir ne voulait plus entendre parler de César de Vendôme, un gamin de quatorze ans (alors qu'elle en avait seize) que l'on disait turbulent, brutal et surtout préférant de beaucoup la compagnie des garçons à celle des jeunes filles. Cette période lui avait été pénible, pour la simple raison que l'orgueil de Françoise était entré en lutte avec son cour. Il était charmant, César, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus et ses traits déjà majestueux. Il promettait d'être un homme superbe et plus d'une femme le regardait fort doucement. Ce charme, Françoise l'avait subi, mais elle avait une juste conscience de ce qu'elle était elle-même : une princesse appartenant à l'une des plus nobles maisons d'Europe, nièce d'une reine de France [viii], jolie de surcroît, fort riche et surtout élevée dans les

[viii] Louise de Vaudémont, épouse d'Henri III.

principes rigoureux que l'on sait et qui ne toléraient pas le vice de Sodome...

Elle s'y fût résignée, peut-être, comme la douce et pieuse tante Louise s'était résignée aux mignons de son époux, mais la couronne et le manteau royal confèrent bien du courage à qui est digne de les porter et il ne pouvait plus être question que le fils de Gabrielle montât jamais sur le trône. Et pourtant, la rebelle fut obligée de s'incliner. Non devant un ordre du Roi - Henri IV savait qu'il n'avait aucun moyen de contraindre Mlle de Mercour à épouser son fils bâtard - mais devant la volonté du duc de Lorraine, le chef de famille. Celui-ci, Henri II le Bon, veuf en premières noces de Catherine de Bourbon, sour d'Henri IV, entendait garder de bonnes relations avec son beau-frère. Il fit entendre que le mariage lui convenait et il fallut bien que les deux rebelles, mère et fille, s'inclinassent. Et, pour un beau mariage, ce fut un beau mariage !

En l'évoquant, Françoise ne pouvait s'empêcher de sourire. Elle revoyait la chapelle du château de Fontainebleau, tout embaumée de fleurs, bra-sillante de cierges et scintillante de parures en cette nuit du 5 juillet 1609. Elle revoyait César, déjà plus grand qu'elle, rayonnant et magnifique dans son pourpoint de satin blanc lorsqu'à minuit il avait pris place auprès d'elle pour lui jurer amour et fidélité. Il lui avait souri en prenant sa main. Il est vrai qu'elle aussi était belle mais, à travers elle, c'était à la Bretagne qu'il souriait, la Bretagne qu'on lui avait présentée l'année précédente et qui avait pris une partie de son cour. Il était heureux, César, ce soir-là, et Françoise l'était aussi. Il y avait bien eu un moment d'affolement quand on avait mis le jeune couple au lit et que le Béarnais, sa grande bouche fendue d'une oreille à l'autre en un large sourire, avait saisi un siège pour s'installer au chevet. Pensait-il vraiment rester là ? La jeune épousée avait levé sur sa mère en larmes un regard épouvanté : elle ignorait tout de ce qui allait suivre, Mme de Mercour s'étant contentée de lui conseiller de se soumettre en tout à ce qu'on lui demanderait, si étrange que cela lui parût. Le Roi, lui, riait franchement.

- Séchez donc vos larmes, ma cousine ! dit-il à la duchesse, j'ai fait instruire mon fils de bonne main et nous devrions avoir toute satisfaction.

César aussi s'était mis à rire en se tournant vers sa jeune épouse plus morte que vive :

- Allons, madame, il faut faire plaisir au Roi... et à nous-mêmes ! dit-il gaiement. Et, sans plus se soucier de l'observateur, il l'avait prise dans ses bras. À sa grande surprise, Françoise elle aussi avait oublié l'indiscret qui, d'ailleurs, s'était retiré sur la pointe des pieds en fermant les rideaux du lit...

Ils avaient fait l'amour à trois reprises sur un ton de gaieté qui lui donnait l'apparence d'un jeu. Françoise, alors très mince et peu fournie en avantages féminins, découvrit que son jeune mari ne souhaitait pas qu'elle fût autrement. Il détestait les femmes plantureuses plus encore que les autres et il valait mieux, pour lui plaire, posséder son corps légèrement garçonnier. De cette nuit de noces célébrée par plusieurs semaines de réjouissances et de fêtes, sortit un couple uni par une complicité, une estime et une affection qui ne devaient jamais se démentir. Françoise, soutenue par sa foi profonde, eut la sagesse de s'en contenter. Le cour de son époux, elle le découvrit, ne pourrait jamais battre pour une autre femme : César avait trop aimé sa mère, l'éclatante Gabrielle, et en demeurait à jamais ébloui. Quant aux jeunes hommes dont il aimait à s'entourer, il ne permit pas que sa femme eût seulement à s'en inquiéter. Il l'aimait à sa manière, et surtout il adorait les trois superbes enfants qu'elle lui avait donnés et qui consolidèrent une union plus réussie que l'on pouvait s'y attendre. La gaieté de César, son goût du faste, sa folle bravoure en faisaient un compagnon d'autant plus attachant qu'il était capable d'apprécier le caractère plus grave d'une femme qu'il appelait " ma chère Sagesse ".

L'idée de son arrestation bouleversait Françoise. Il était l'homme des grands espaces, des tempêtes, des courses dans le vent, des batailles aussi et des grandes frairies entre bons compagnons au retour de la chasse. S'il aimait tant la Bretagne, c'est parce qu'il y avait découvert un terroir selon son cour : sauvage, fier et grandiose. Comment imaginer un tel homme entre les quatre murs d'un cachot, attendant Dieu sait quel jugement inspiré par la haine et la partialité, car jamais - Françoise l'eût juré sur la mémoire de sa mère - César n'avait seulement songé à s'attaquer au Roi son frère dans sa vie ou seulement sa santé. L'homme qu'il haïssait c'était Richelieu, et Richelieu le lui rendait avec usure. Malheureusement, le Cardinal-ministre était le plus fort.

- Il faut que je le sorte de ce mauvais pas, se répétait la duchesse. Mais comment ? Par quel moyen ? Encore qu'elle n'imaginât pas l'homme à la simarre pourpre pourvu d'assez d'audace pour demander la tête d'un prince du sang, elle n'était pas loin de se voir, elle et ses enfants, tout de noir vêtus, allant s'agenouiller dans le cabinet du ministre pour implorer sa clémence. Une image contre laquelle son orgueil de race et sa fierté de femme se révoltaient. Elle savait pourtant que pour sauver son César, elle serait capable d'aller jusque-là.

L'entrée d'une de ses femmes annonçant le retour de son écuyer la tira d'une rêverie qui s'en allait vers le morbide et la rendit à elle-même. À elle aussi, il fallait de l'action...

- Eh bien ? dit-elle quand Raguenel, encore sous le coup de l'émotion, s'inclina devant elle.

- Ah ! madame, c'est pire encore que nous pouvions l'imaginer. Mme de Valaines, ses enfants et ses serviteurs ont été massacrés.

- Massacrés ?

- C'est le mot qui convient. Il y a des cadavres et du sang partout. Et je n'arrive pas à comprendre par quel miracle la petite Sylvie a pu échapper aux assassins. Sa nourrice qui tentait de fuir en l'emportant a été frappée au milieu de la cour. Elle a dû tomber sur l'enfant qu'elle tenait et que son corps a protégée. La petite a dû réussir à se dégager plus tard.

- Mais enfin qui a pu faire cela ? Et pourquoi ?

- C'est ce qu'avec votre permission j'essaierai de savoir dès demain. Pour l'heure présente, il conviendrait de procéder à l'ensevelissement chrétien de tous ces malheureux sans attendre que les bêtes s'en chargent ou que la chaleur du jour les attaque...

- Certes, certes... et je vais vous en donner les moyens, mais songez-vous que demain... oh ! Dieu, c'est vrai : vous étiez en route lorsque j'ai arrêté ma décision. Au lever du jour, nous devons partir pour Blois avec Mgr de Cospéan, cependant que M. d'Estrades et le père Gilles conduiront les enfants à Vendôme où ils seront en sûreté. Il faudrait charger notre bailli d'Anet d'enquêter sur cette terrible aventure...

Elle s'interrompit : Perceval venait de mettre genou en terre devant elle :

- Par grâce, madame la duchesse, accordez-moi de rester ici. Je voudrais tenter de faire la lumière moi-même sur cette tragédie. Le défunt baron de Valaines me donnait part à son amitié et...

- ... et vous êtes resté l'ami de sa veuve, rien de plus naturel ! acheva Mme de Vendôme avec la franchise à la fois abrupte et naïve qui faisait partie de son charme, même si c'était parfois un peu difficile à supporter.

- Euh... oui, madame !

- Eh bien, restez, mon ami ! soupira-t-elle en s'appuyant des deux mains aux bras de son siège pour se relever. Après tout, le carrosse du cher évêque n'est pas si grand et je n'ai pas besoin d'un écuyer pour cette expédition. Surtout si, moi aussi, on me jette en prison ! Faites ce que vous pourrez et rendez-vous ensuite à Vendôme. Si la disgrâce royale s'abat sur nous comme tout le laisse supposer, mes enfants n'auront jamais trop de défenseurs. Au pire, ils pourraient trouver refuge en Lorraine si les choses tournaient vraiment mal, mais je pense que notre forte ville de Vendôme saura faire son devoir...

- Et la petite Sylvie, madame la duchesse ? Que va-t-elle devenir ?

- Je l'ignore mais il va de soi que nous allons la garder. Pauvre petite ! Que ferait-elle, si jeune, si nous l'abandonnions ? J'ai pensé d'abord à un couvent, mais ma fille Elisabeth s'est entichée d'elle et l'a prise sous sa protection. Elle a l'impression d'avoir une poupée de plus et elle est ravie.

- C'est une bonne chose. Dans votre maison, elle ne craindra rien. Ce qui ne serait peut-être pas le cas d'un couvent...

Mme de Vendôme leva les sourcils :

- Que voulez-vous qu'elle craigne ? C'est encore un bébé.

- Veuillez me pardonner, madame la duchesse, mais je la crois en très grand danger. Les gens qui ont assassiné tous les habitants de La Perrière devaient avoir l'ordre de ne laisser âme qui vive et tous ont été tués... sauf elle.

- Que pourrait-elle avoir à redouter ?

- Ce sont les meurtriers qui peuvent penser à la craindre. Elle est encore bien petite puisqu'elle n'a pas quatre ans mais, même à cet âge, on a des yeux, une mémoire, et Sylvie montre déjà une intelligence éveillée. Comme sa mère...

- Dommage qu'elle ne soit pas aussi jolie qu'elle ! La pauvre baronne était ravissante. Il est à craindre que l'enfant tienne du père qui l'était moins... À présent, allez jusqu'à la maison canoniale de notre chapelle et priez les bons pères de vous assister dans votre triste tâche.

Comme il allait sortir, elle le retint :

- Perceval !

- Oui, madame la duchesse, fit-il, surpris d'être appelé par son prénom - il en conclut qu'elle était très émue.

- Je forme des voux pour que nous nous revoyions bientôt. Priez Dieu pour moi et pour le duc César !

- Et aussi pour M. le Grand Prieur ?

- Oh ! celui-là ! Ce sont ses idées folles qui nous ont conduits en cette impasse... Néanmoins, vous avez raison : il faut prier aussi pour lui. M. de Sales, notre cher évêque de Genève, n'a-t-il pas écrit : " Entre les exercices des vertus, nous devons préférer celui qui est plus conforme à notre devoir et non pas celui qui est plus conforme à notre goût " ? Allez, chevalier ! Je vais à présent voir mes enfants.

Tandis que Perceval se dirigeait vers son pieux devoir, la duchesse se rendit dans l'appartement de sa fille où un curieux spectacle l'attendait : son fils cadet, assis auprès du lit où l'on avait, avec bien du mal, réussi à coucher la petite rescapée, tenait dans la sienne une de ses menottes, le pouce de l'autre étant fermement logé dans la petite bouche. L'enfant que l'on avait lavée et changée, nourrie aussi d'un bol de lait et de quelques biscuits, avait perdu son aspect de chaton sauvage et dormait, sa poupée auprès d'elle. À quelques pas, Elisabeth, assise sur un tabouret, les coudes sur les genoux et le menton dans ses mains, considérait le tableau d'un oil perplexe. Mme de Vendôme intervint :

- Eh bien, mais que faites-vous à cette heure, François, dans l'appartement de votre sour ? Ce n'est pas votre place. Laissez cette petite et rentrez chez vous ! Vous voyez bien qu'elle dort.

Pour toute réponse, le jeune garçon retira doucement sa main et aussitôt s'ouvrirent en même temps les yeux et la bouche d'où sortit un long hurlement.

- Et voilà ! soupira Elisabeth. Tant que nous nous sommes occupés d'elle, Sylvie n'a cessé d'appeler sa mère que pour réclamer mon frère qu'elle appelle " monsieur Ange ". J'ai mis un certain temps à comprendre que c'était de lui qu'il s'agissait, mais finalement je l'ai envoyé chercher...

- De toute façon, ma mère, j'avais promis de venir la voir avant d'aller dormir.

- Tout cela est ridicule ! Rentrez chez vous et laissez-la crier. Elle finira par s'arrêter.

- Oui, mais quand ? demanda sa fille. Je voudrais bien dormir, moi aussi.

- Je le conçois. Avez-vous dit vos prières ?

- Pas encore. Le moyen de prier avec ce vacarme ?

- Laissez-moi faire ! Nous allons prier tous ensemble. Vous aussi, François, puisque vous êtes là...

Et, se penchant sur le lit, elle en enleva la petite fille, toujours hurlante, et alla vers l'oratoire disposé dans un coin de la chambre. Là, elle la fit agenouiller avec elle sur un coussin de velours bleu disposé devant une statue de la Vierge et obligea les petites mains à se joindre. Surprise par ce traitement inattendu, Sylvie se tut enfin, levant sur cette grande dame magnifique et sévère dans ses taffetas couleur prune un regard inquiet et même un peu terrifié. C'était là, de toute évidence, une puissance avec laquelle il convenait de compter... mais qui, tout de même, lui sourit en l'enveloppant de ses deux bras pour maintenir les doigts joints :

- Voilà qui est mieux ! Et maintenant, le signe de croix, ajouta-t-elle en guidant le geste de l'enfant, après quoi elle entama la prière : " Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum... "

De toute évidence, la bambine n'était pas encore rompue à l'exercice du latin. Sa nourrice ou sa mère devaient la prendre sur leurs genoux pour lui faire réciter une prière facile à l'usage des toutpetits. Cependant, ce charabia lui parut amusant et elle se lança dans une improvisation gazouillée qui mit à rude épreuve le sérieux d'Elisabeth, de François et des chambrières agenouillés derrière la duchesse.

La prière terminée, Mme de Vendôme recoucha elle-même Sylvie, lui mit sa poupée dans les bras, l'embrassa :

- Maintenant, il faut dormir, petite ! Demain, vous ferez une belle promenade en voiture avec... monsieur Ange.

Docilement, Sylvie mit son pouce dans sa bouche, ferma les yeux et fut aussitôt emportée par le sommeil. La duchesse tira les rideaux et revint à ses enfants :

- Elle partira avec vous pour Vendôme demain matin. Cette pauvre petite n'a plus personne au monde. Que je sache tout au moins. Elle n'a échappé que par miracle à un massacre général et, d'après le chevalier de Raguenel, il se peut qu'elle soit encore en danger. Vous veillerez sur elle jusqu'à ce que je revienne vers vous. Quittons-nous, à présent ! Mgr de Cospéan et moi partons dans une heure. Vous au lever du jour. Nous ne nous reverrons... que si Dieu le veut...

- Mère, s'écria François alarmé, si vous devez courir de si grands dangers, je veux aller avec vous !

- Non, car si je me dois à mon seigneur votre père, vous vous devez, vous, au nom que vous portez. Nous venons de voir, ce soir, comment en quelques instants on peut éteindre une famille entière. Il ne faut pas courir semblable péril. Souvenez-vous que vous êtes du sang de France... et embrassez-moi pour me donner du courage ! ajouta-t-elle, soudain en larmes, échappant au personnage qu'elle s'efforçait d'assumer depuis l'arrivée de l'évêque pour n'être plus qu'une épouse et une mère ravagée d'inquiétude. Il n'y avait qu'avec ces deux-là qu'elle pouvait se laisser aller : déjà imbu de sa dignité d'aîné, Mercour n'aurait peut-être pas compris... ou pas admis.

Ils restèrent un instant serrés l'un contre l'autre, pleurant ensemble puis, aussi brusquement qu'elle avait fondu, Françoise s'arracha et sortit en clamant :

- Madame de Bure, vous veillerez à donner purgation à notre fille dès que vous serez arrivés. Je lui trouve le teint un peu brouillé. Le printemps est d'ailleurs la meilleure saison pour clarifier...

Le reste du discours se perdit dans les profondeurs du château. Sans que la gouvernante en fût troublée. Tout le monde ici savait que la duchesse cultivait volontiers le coq-à-1'âne. Volontairement parfois : n'était-ce pas la meilleure façon de rompre les chiens quand une émotion risquait de devenir envahissante ?

Tandis que l'orpheline dormait sa première nuit loin d'un domaine qu'elle ne reverrait pas avant longtemps, le ballet des départs successifs commençait. Ce fut d'abord Perceval de Raguenel, escortant le chariot où avaient pris place le prieur du chapitre de l'église princière et un acolyte, puis, une heure après, l'équipage de Philippe de Cospéan emportant Mme de Vendôme et Mlle de Lichecourt, la fille suivante qu'elle préférait en raison de son grand bon sens, de son calme imperturbable et de sa profonde piété. Enfin, au lever du jour, on avança les carrosses qui allaient emmener les enfants de César à l'abri des murailles de sa ville capitale qui était aussi son séjour préféré.

La petite Sylvie, pour qui une chambrière avait travaillé toute la nuit à ajuster d'anciens vêtements d'Elisabeth à sa taille, semblait avoir oublié son chagrin et ouvrait de grands yeux sur les derniers préparatifs quand elle sortit du château dans la lumière du petit matin, bien assise sur le bras de Mme de Bure que sa fragilité et sa frimousse de chaton désolé avaient touchée au cour. La journée promettait d'être superbe. L'air était pur comme du cristal. L'orage de la veille et ses grandes pluies avaient nettoyé les beaux toits d'ardoise, les marbres du château que l'aurore teintait de rosé et tout le paysage. La forêt voisine sentait bon les feuilles lavées de frais, l'herbe neuve et la terre mouillée. Aux mains des cochers, les chevaux piaffaient d'impatience, pressés de galoper dans ce joli matin vers une destination qu'évidemment on n'atteindrait pas ce jour-là puisque, entre Anet et Vendôme, il fallait parcourir environ trente-trois lieues.

La gouvernante tendit son fardeau à un valet afin d'être plus libre de ses mouvements pour monter en voiture. Sylvie se mit à gigoter, à se tortiller avec tant de vigueur que les mains de l'homme, glissant sur la robe en gros de Naples couleur pensée - ce que l'on avait trouvé de plus proche du deuil - laissèrent échapper l'enfant qui, heureusement, se reçut sans mal. À peine sur pied, elle se mit à courir aussi vite que le permettaient ses jupons blancs et ses petites jambes en poussant des cris de joie : elle venait d'apercevoir " monsieur Ange " qui sortait à son tour du château en compagnie de son frère Louis, de leur gouverneur et de leur précepteur, le père Jacques Gilles, détaché au service des jeunes princes par le chapitre de l'église Saint-Georges desservant le château de Vendôme. C'était un majestueux personnage, fort ami de la bonne chère mais craignant les courants d'air, qui s'avançait d'un pas précautionneux, enveloppé dans une sorte de douillette de velours noir. En dehors du latin qu'il pratiquait en virtuose, il ne savait pas grand-chose mais chantait l'office avec une voix de basse superbe. Si l'enseignement qu'il dispensait ne risquait pas d'encombrer outre mesure l'esprit de ses élèves, le duc comme la duchesse s'en souciaient peu : leurs fils étaient destinés à devenir avant tout des soldats et de vrais chrétiens.

Le digne homme échappa de peu à la charge de Sylvie qui, le dépassant, atterrit dans les jambes de François en poussant des cris de joie. Le jeune garçon se baissa pour la ramasser et aussitôt, elle glissa ses bras autour de son cou pour lui planter sur la joue un gros baiser un peu mouillé.

- Peste, Martigues ! ricana Louis, on dirait que vous avez fait une conquête ? Cette jeune personne vous adore.

- Il est zentil et ze l'aime, déclara fermement la petite que François, tout naturellement, avait prise dans ses bras pour lui rendre son baiser. Toi, tues " messant " !...

- Eh bien, voilà qui est poli ! Cette enfant est mal élevée et elle n'est même pas jolie...

- Un peu d'indulgence, mon frère ! dit François en souriant. Songez au cauchemar d'où elle sort.

- Justement ! Notre mère ferait mieux de la remettre à un couvent. Ce qui s'est passé à La Perrière montre que ces gens ont dû encourir la colère de quelque grand personnage. Du Roi, peut-être...

- Sachez, monsieur, que le Roi n'assassine pas ! coupa sévèrement M. d'Estrades. Et massacre encore moins. Son service comporte suffisamment de juges et de soldats pour qu'il puisse exercer sa justice sans recourir à de tels moyens.

Mercour baissa pavillon aussitôt :

- Je le sais, monsieur, veuillez me pardonner ! Je voulais seulement dire qu'étant donné la situation dangereuse où se trouvent notre père et notre oncle, nous n'avons que faire de nous occuper des autres. Vous me permettrez de préférer leur salut à tout autre souci, ajouta Louis en réprimant un sanglot disant assez combien il était inquiet.

- Nous pensons tous comme vous, mais c'est quand le malheur frappe qu'il est méritoire de se soucier des autres...

Cependant, Mme de Bure et Elisabeth arrivaient à la rescousse. En dépit de l'offre de massepains et de prunes confites, Sylvie ne voulut rien savoir : elle avait repris la main de François qu'elle n'entendait plus lâcher. Sans doute ne comprenait-elle pas pourquoi les hommes et les femmes devaient voyager dans des voitures différentes. Louis grogna, avec impatience :

- Faut-il vraiment différer notre départ jusqu'à ce soir pour le caprice d'une gamine entêtée ? Nous sommes pressés.

- Aussi allons-nous partir, fit François en riant. Le mieux est que j'aille avec les dames. Après tout, il est bon qu'elles aient un chevalier servant.

Et il entraîna la petite en courant vers le premier carrosse où il s'installa auprès d'elle. Un instant plus tard, les lourds véhicules suivis de chariots chargés de bagages franchissaient le portail d'entrée, alors que le grand cerf de bronze frappait sept coups et que l'angélus s'envolait des clochers d'alentour.

Au moment où le cortège escorté de serviteurs à cheval se dirigeait vers la route de Dreux, le chariot du chapelain déboucha sur l'esplanade avec les gens du bailli d'Anet et ceux que Raguenel avait emmenés avec lui. Tous semblaient recrus de fatigue. Les visages portaient les traces de l'affreuse besogne qu'il avait fallu accomplir. Ce que voyant, M. d'Estrades fit arrêter les voitures et descendit pour rejoindre le prieur qu'il salua avec respect :

- M. de Raguenel ne vous accompagne pas, mon père ?

Le vieil homme tourna vers lui un regard un peu égaré :

- Non. Maintenant que nous avons accompli notre tâche, M. le bailli et nous, il nous a pressés de rentrer prendre quelque repos. Fort nécessaire, mon fils, je vous l'assure. J'ai vu bien des choses dans ma vie mais peu d'horreurs comparables à celle-ci...

- Sait-on à présent qui a fait cela ?

- Qui aurait pu nous le dire ? Les gens du village voisin sont pétrifiés de terreur. Ils ont seulement parlé d'une troupe d'hommes armés, une douzaine de cavaliers vêtus de noir qui ressemblaient à des démons. Celui qui commandait portait un masque. M. le bailli n'a rien pu en tirer de plus et, honnêtement, je ne vois pas ce qu'ils auraient pu dire car ils n'ont eu qu'une idée : se cacher. Pour ce qui est de nous, vous pourrez dire à Mme la duchesse que les pauvres victimes ont été pieusement ensevelies et bénies. Quand il reviendra, Mgr César réussira peut-être à percer ce mystère... mais je n'y crois guère.

- Pourquoi le chevalier n'est-il pas revenu avec vous ?

Le prieur haussa les épaules et leva les mains vers le ciel :

- Parce que c'est un homme entêté et qu'il refuse d'accepter l'évidence. Il n'a gardé que son valet auprès de lui pour l'aider à " interroger le ciel et la terre ", comme il dit. Les jeunes gens ne doutent de rien et croient toujours en savoir plus que les vieilles personnes. Enfin, il a dit qu'il se chargeait de fermer le château en attendant que Mgr le duc prenne les décisions nécessaires. Permettez-nous à présent de poursuivre notre route, mon fils. Nous avons grand besoin de prier !

Le gouverneur recula de deux pas et s'inclina en balayant l'herbe des plumes de son feutre. Les religieux continuèrent leur chemin et, un instant plus tard, les équipages s'ébranlaient de nouveau. Mme de Bure qui avait déjà trop chaud - des formes rebondies et une légère couperose dues à son trop bel appétit lui faisaient craindre les températures élevées -s'éventait avec son mouchoir :

- Si nous nous arrêtons à chaque instant, nous n'arriverons jamais ! D'ailleurs, nous aurions dû partir plus tôt ! En pleine nuh% même, pour profiter de la fraîcheur. Mme la duchesse a été bien avisée en nous précédant de beaucoup.

La bonne dame aurait volontiers bavardé, mais ses jeunes compagnons ne l'entendaient pas. Elisabeth s'était rendormie à peine installée dans le carrosse, François laissait sa pensée vagabonder du côté de Sorel. Ainsi, non seulement il s'éloignait sans être le moins du monde rassuré sur celle qui l'occupait tant, mais Dieu seul pouvait savoir quand il lui serait donné de la revoir, si même il le pourrait. D'ordinaire, il appréciait Vendôme mais, cette fois, il éprouvait l'impression de partir pour l'exil. Quant à son père, que cependant il aimait beaucoup, il n'arrivait pas à s'en inquiéter vraiment : le duc César était une telle force de la nature ! Il y avait en lui quelque chose d'indestructible dont tous les Richelieu de la terre ne pourraient jamais venir à bout !

Tout autres étaient les pensées de sa nouvelle amie. Assise auprès de lui, Sylvie goûtait un moment de félicité pure. Elle était trop petite pour s'être vraiment rendu compte du malheur qui la frappait. Elle savait seulement qu'on lui avait fait mal, qu'elle avait eu peur et que sa maman, si douce et toujours là quand elle en avait besoin, n'avait pas répondu quand elle l'avait appelée. Son univers douillet, tout à coup, avait éclaté. Nounou alors l'avait prise dans son lit et s'était mise à courir vite, vite ! Ça, c'était plutôt amusant, et puis, tout d'un coup, elle avait poussé un grand cri et elle était tombée sur elle si rudement que Sylvie ne se souvenait plus de ce qui s'était passé, en dehors de ce poids qui l'étouffait et auquel son instinct de petit animal l'avait aidée à échapper. Nounou ne bougeait plus et, comme maman ne répondait pas, ni personne, Sylvie était partie à leur recherche en compagnie de " Madame Jolie ", sa poupée qui elle au moins ne l'avait pas abandonnée. Le chemin était difficile. Il y avait des pierres qui faisaient mal aux pieds, des épines, et Sylvie avait pleuré, de peur et de souffrance, jusqu'à ce qu'il y eût ce bruit effrayant ; tout de suite après, l'ange était apparu sur son cheval blanc. Dieu sait pourquoi, le cheval avait disparu mais l'ange était resté et il l'avait emportée dans cette belle maison toute dorée, toute pleine de couleurs où l'on s'était bien occupé d'elle... Maintenant, ils s'en allaient en promenade ensemble et il faisait si beau ! L'air sentait si bon ! En conclusion, l'enfant poussa un soupir de bonheur et appuya sa tête sur le bras de son merveilleux compagon. On était un peu secoués, mais elle avait sommeil tout à coup. François, alors, ôta doucement son bras pour l'en envelopper et l'installer contre lui. Elle n'entendit même pas le rire d'Elisabeth qui disait :

- Je suis bien sûre, François, que vous n'aviez jamais imaginé une carrière de nourrice sèche. Vous faites preuve, en tout cas, de remarquables dispositions...

- Il y a longtemps que vous n'aviez pas dit de sottises ! grogna l'interpellé. Cela devait vous manquer...

- Allons, ne vous fâchez pas ! Moi aussi, elle me touche, elle est bien mignonne...

- En dépit de son affreux caractère ?

- Elle n'a pas un affreux caractère. Elle sait ce qu'elle veut, voilà tout ! Et pour l'instant, ce qu'elle veut, c'est vous !

- Espérons que cela lui passera ! soupira François qui souhaitait surtout reprendre le cours de sa rêverie.

Et c'est ainsi que Sylvie de Valaines s'en alla vers une nouvelle vie.

Pendant ce temps, à La Perrière, Perceval de Raguenel s'efforçait de reconstituer le drame qui venait de se produire. La tâche s'annonçait difficile. Les assassins étaient de ceux qui pratiquent la technique de la terre brûlée, ne laissant rien sur leur passage qui pût les désigner. Sinon peut-être le cachet de cire rouge, habilement détaché par Corentin et qui, plié dans son mouchoir, reposait maintenant contre la poitrine du jeune homme. Mais qui ne lui apprenait rien.

Assis près de l'âtre éteint dans la chambre de Chiara, ses longues jambes bottées de maroquin noir étendues devant lui, il contemplait le lit d'où l'on avait emporté la jeune femme. Il s'était chargé lui-même de la préparer, posant un mouchoir de dentelle sur la brûlure du front et enveloppant le corps qu'il avait rhabillé de son mieux dans la couverture de damas pourpre galonnée d'argent, puis il l'avait prise dans ses bras, pour la première et la dernière fois, afin de la déposer sur le brancard qui l'avait conduite jusqu'à la chapelle. Là, dans le dallage, on avait ouvert trois tombes. Ensuite, avec l'aide de Corentin, il s'était occupé des enfants qui reposaient maintenant à côté de leur mère, tous trois rejoignant Jean de Valaines pour l'éternité. Les corps des autres victimes avaient été enterrés dans un verger que les prêtres avaient béni. Et maintenant il n'y avait plus personne que Corentin, lui-même et leurs chevaux dont les sabots frappaient de temps en temps le pavé.

Ce silence, Perceval l'appréciait. Il en espérait une idée, la découverte d'un détail, mais rien ne venait. On avait brûlé, au-dehors, les draps, les couvertures et le matelas inondés de sang de Mme de Valaines. Ce dernier n'avait pas été épargné par les bandits et perdait son crin par plusieurs blessures. Même fouille brutale et destructrice pour le chevet, le baldaquin supportant les rideaux du lit et aussi les supports qui, aux quatre coins, maintenaient les panaches de plumes rouges et blanches :

- Si seulement je pouvais savoir ce que ces misérables sont venus chercher là ? marmotta le chevalier en se levant pour effectuer un nouveau tour dans la chambre. Mais, ne pouvant démolir les murs pour voir s'ils ne recelaient pas quelque cachette, il ne trouva rien qui n'eût été examiné en détail. Pourtant, en se baissant pour regarder encore sous le lit, il vit que du linge y traînait, oublié peut-être par une servante négligente, étendit le bras pour le saisir, n'y arriva pas, se servit de son épée pour obtenir plus de longueur et finalement ramena au jour une chemise qui devait être là depuis quelque temps car elle était plutôt poussiéreuse.

Un moment, il hésita sur ce qu'il devait faire, à genoux sur le parquet. Il n'avait pas besoin d'une relique supplémentaire : le cachet de cire rouge lui suffisait amplement. Se relevant, il jeta un coup d'oil dans la cour et vit que le feu qu'on y avait allumé était éteint.

Avisant alors la cheminée où une main gracieuse avait remplacé les provisions de bois par un bouquet de genêts, il ôta le pot de cuivre contenant les fleurs, trouva quelques bûches rangées là dans l'attente des jours froids et chercha de quoi allumer. Il restait encore, dans un coin, quelques livres déchirés. Il ramassa un paquet de feuilles, avisa sur le manteau de la cheminée un pot de faïence contenant des brins de roseaux secs enduits de soufre et la pierre destinée à les enflammer. Un moment plus tard, le feu flambait : le bois était bien sec mais quand il jeta la chemise dessus, une épaisse fumée se dégagea.

Durant quelques instants, il resta là à tisonner quand, soudain, il entendit tousser. Pas un petit raclement de gorge, mais la toux frénétique de quelqu'un qui étouffe. Il cherchait d'où cela pouvait venir quand une voix faible se fit entendre :

- S'il vous plaît... éteignez !... Je... je vais brûler...

En même temps, la plaque de cheminée s'abattait sur les bûches et Perceval, comprenant qu'il y avait quelqu'un là derrière, se hâta, à coups de bottes, d'éparpiller le feu puis jeta dessus l'eau des fleurs. Un instant plus tard, une forme indistincte rampait hors de la cheminée, toussant à fendre l'âme. Il l'aida à se relever pour distinguer enfin une gamine de treize ou quatorze ans, une jeune servante sans doute si l'on en jugeait à son costume roussi et couvert de suie. Il n'était même pas possible de se rendre compte de la couleur de ses cheveux. À peine relevée, elle se jeta à genoux pour supplier que l'on voulût bien l'épargner... De nouveau, Raguenel la releva :

- Je ne suis pas un bandit mais l'écuyer de Mme la duchesse de Vendôme ! Et toi, qui es-tu ? Tu as compris ce que je viens de dire ?

- Oui... oui, monseigneur

- On ne m'appelle pas monseigneur. Monsieur suffit ! Alors tu es qui ?

- Jeannette, monsieur, Jeannette Dean. Ma mère c'est Richarde, la nourrice de nos demoiselles. On m'avait donnée comme suivante à Mlle Claire et puis...

Elle éclata en sanglots convulsifs. Sans doute le souvenir de ce qu'elle avait vécu joint au soulagement de se voir sauvée par miracle. Et, en vérité, miracle était bien le mot qui convenait. Enfermée dans sa cachette - l'une de celles pratiquées dans les châteaux au siècle précédent, quand les guerres de religion faisaient rage, cachettes que, selon l'endroit où ils se trouvaient, catholiques et protestants aménageaient pour échapper aux reîtres du parti adverse - Jeannette avait dû entendre pas mal de choses, à défaut de voir.

Mais d'abord la calmer, la rassurer...

Avec patience, Raguenel attendit que l'orage passe. Petit à petit les sanglots s'espacèrent, le souffle s'apaisa. Quand on en fut aux reniflements, il tapota doucement l'épaule de la fillette :

- Tu dois avoir faim et soif. Allons à la cuisine ! Nous y trouverons bien quelque chose.

C'était faire preuve d'un grand optimisme : les assassins étaient aussi des voleurs et des pillards. Ce qu'ils n'avaient pas consommé sur place, ils l'avaient emporté : plus de pain dans la maie, plus de jambons aux solives où demeuraient tristement un ou .deux chapelets d'oignons. Cependant, Jeannette, affamée, furetait partout :

- Il faudrait demander à ma mère, dit-elle enfin. Elle garde toujours sur elle la clef de l'armoire aux douceurs...

- C'est laquelle ?

- Celle-ci, fit Jeannette en désignant une sorte de placard dans un renfoncement sombre et qui, à cause de cela sans doute, semblait épargné. Mais il faut appeler ma mère...

Le chevalier prit l'enfant aux épaules et la fit asseoir sur un escabeau :

- Petite, je dois t'apprendre une chose horrible, affreuse : tu es la seule, de toute la maisonnée, à être encore vivante à l'exception de la petite Sylvie qui a pu s'enfuir. Tu la rejoindras plus tard mais pour l'instant...

Il s'interrompit : Jeannette recommençait à pleurer. À cet instant, Corentin Bellec, occupé depuis un moment à tenter de trouver quelque indice dans la librairie [ix] du baron de Valaines installée en haut d'une tour et que les envahisseurs avaient mise au pillage, rejoignit son maître.

- Prends ton couteau et ouvre ça ! ordonna celui-ci. Il y aura peut-être dedans quelque chose à manger pour cette pauvre fille !

- D'où la sortez-vous, monsieur, pour être aussi noire ? Du pays d'Afrique ? demanda Corentin en s'exécutant.

- De la cheminée de la chambre où nous

[ix] On appelait ainsi la bibliothèque.

avons trouvé Mme de Valaines. Il y a là une cache que cette petite futée a réussi à utiliser. Elle y est enfermée depuis hier sans boire ni manger, bien sûr...

Le placard révéla des pots de confitures, des pains d'épice et des flacons de sirops variés. À l'aide d'un torchon mouillé, Raguenel débarbouilla Jeannette qui, un peu calmée par sa sollicitude et surtout rassurée, dévora à belles dents, ne s'interrompant que pour boire de grands coups d'eau. Rassassiée et suffisamment récurée pour que l'on pût constater qu'elle était blonde avec des yeux bleu faïence, la petite consentit enfin à répondre aux questions de son sauveur et, à force de patience, on parvint à reconstituer ce qui s'était passé à La Perrière par un beau jour d'été.

Assise dans sa chambre devant un petit secrétaire, Mme de Valaines écrivait une lettre tandis que Jeannette achevait de disposer les fleurs dans le grand pot en cuivre quand, précédés du vacarme d'une lourde cavalcade, éclatèrent les premiers cris... Tout de suite, la baronne fut debout, courut à la fenêtre.

- On nous attaque ! Mais qui sont ces gens ? Mon Dieu, mes enfants !

Elle se précipita alors pour descendre, mais Jeannette, après avoir jeté elle aussi un coup d'oil au-dehors et vu tomber les premières victimes, ne la suivit pas. Elle connaissait bien la cachette de la cheminée que les jeunes maîtres lui avaient montrée, un jour, en s'amusant. Poussée par une folle terreur, elle n'hésita pas, fit jouer le mécanisme et s'introduisit dans l'étroit espace prenant air par une dérivation de conduit de cheminée, s'y assit, referma le tout et se tint coite. Il était temps : quelques secondes plus tard, elle entendit que l'on revenait dans la chambre : un ou plusieurs hommes ramenaient la châtelaine, très brutalement sans doute car elle l'entendit gémir. Et il y eut ensuite un bruit comme si on la jetait sur son lit. Aussitôt, une voix dure, sèche, métallique, lançait :

- Inutile de vous défendre ! Personne ne viendra à votre secours. Et sachez que je ne sortirai d'ici qu'après avoir obtenu ce que je veux.

- Et que voulez-vous donc ? Ce n'est plus moi, j'imagine ? Le temps en est passé...

L'homme s'était mis à rire, mais ce n'était pas plus agréable à entendre : " Le diable devait rire comme ça ", précisa Jeannette.

- Pour vous peut-être. Pas pour moi et vous êtes plus belle encore qu'autrefois. En outre, vous êtes veuve, donc libre et telle que je vous voulais. Pourquoi ne seriez-vous pas à moi ?

- Jamais ! Si le temps n'a pas compté pour vous, en cette circonstance, il n'a pas compté davantage pour moi. Vous me faisiez peur... et horreur. Rien n'a changé...

Un instant, Raguenel interrompit le récit de Jeannette, stupéfait de sa facilité à restituer un dialogue, et cela en dépit de la terreur qu'elle devait éprouver :

- Ma parole, on dirait que vous n'avez pas oublié un mot ?

- J'ai une très bonne mémoire, monsieur. Il suffit que l'on me fasse lire quelque chose une seule fois pour que je m'en souvienne et que je le répète sans rien changer. Même si c'est difficile et si je ne comprends pas bien...

Certes, le phénomène pouvait surprendre à première vue ou plutôt à première audition, d'autant plus que Jeannette mettait toutes les phrases bout à bout, sans intonations et presque sans respirer, comme elle eût récité, sans doute, une page de latin. À titre d'encouragement, Perceval offrit à la fillette un nouveau verre de sirop étendu d'eau :

- Le Ciel t'a fait là un don précieux, remarqua-t-il. J'espère que tu le garderas en vieillissant. Reprenons, à présent. Madame a dit à cet homme qu'il lui faisait horreur et que rien n'avait changé.

- Il a dit alors que ça pouvait attendre et que ce qu'il voulait, c'étaient les lettres. " Quelles lettres ?" a dit madame.

Et Jeannette, les yeux au plafond comme si les phrases qu'elle allait dire s'y trouvaient écrites, se lança dans la suite de sa relation :

- Ne faites pas celle qui ne comprend pas. Je veux les lettres de la reine Marie de Médicis à la marquise de Verneuil. Une bien dangereuse correspondance pour la mère de notre roi actuel, puisqu'elle expose tout le complot qui a mené à l'assassinat d'Henri IV, complot où la Reine donnait la main. Ces lettres, les Concini les avaient achetées à prix d'or afin de renforcer leur influence sur la Médicis au cas où elle viendrait à faiblir.

- Un moment ! coupa Perceval effrayé de ce qu'il entendait. Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?

- Non. J'ai entendu des mots, des noms, et ils restent dans ma tête mais il faut que je les répète comme ils sont venus...

- Que veut dire influence ?

Redescendus du plafond, les yeux bleus le contemplèrent d'un air de reproche :

- Je ne sais pas... Je vous ai dit...

- Vous n'auriez pas dû l'interrompre, monsieur le chevalier, intervint Corentin. Elle risque de perdre le fil.

En effet, la petite servante eut quelque peine à le retrouver. Perceval finit tout de même par apprendre que le jour où le jeune Louis XIII avait fait abattre Concini, la reine Marie avait envoyé Chiara fouiller chez sa femme, Leonora, qui devait détenir ces lettres dans son appartement du Louvre. Dès lors, la relation de Jeannette devint chaotique. Mme de Valaines jurait à son bourreau ne pas les avoir trouvées et celui-ci s'entêtait à les croire en sa possession. La suite fut terrible : du fond de sa cachette, Jeannette, à demi morte de peur, entendit les cris de sa maîtresse que l'homme torturait pour obtenir ce qu'il voulait. Il essaya tout, allant jusqu'à exécuter ses enfants devant elle. La malheureuse avait eu un cri :

- Croyez-vous que je permettrais que l'on fît le moindre mal à mes petits si j'avais ces maudites lettres ? Épargnez-les, par pitié...

Cela n'avait servi de rien. Claire et Bertrand avaient été tués. Leur mère les avait rejoints dans la mort après que l'assassin eut assouvi sur elle le monstrueux amour qu'il prétendait éprouver...

Lorsque Jeannette eut fini, elle se remit à pleurer, autant au souvenir de sa terreur qu'à celui du martyre dont elle avait été l'invisible témoin. Ensuite, ne sachant pas s'ils étaient encore là, elle était restée des heures sans oser bouger.

Les deux hommes la laissèrent pleurer à son aise, comprenant qu'il fallait lui permettre de se vider une bonne fois de tout ce qu'elle avait subi. Même lorsque Corentin voulut poser une question, Raguenel l'en empêcha du geste : il allait falloir essayer d'ôter de l'incroyable mémoire de cette petite paysanne ces images et ces sons, ces mots dont elle ne comprenait pas la moitié mais qui représentaient un danger réel. Inutile donc d'en rajouter. On causerait plus tard...

Au bout d'un moment, Jeannette se calma puis, laissant tomber ses bras et sa tête sur la table au milieu des reliefs de son petit repas, elle s'endormit d'un seul coup, vaincue par l'émotion et la fatigue de ces dernières vingt-quatre heures. Le chevalier la regarda dormir, caressa la tête blonde encore passablement sale :

- H y a un lit de repos dans le grand salon, dit-il à son valet. Va l'y étendre, puis reviens ! Bien entendu, nous l'emmènerons avec nous lorsque nous partirons mais, quand tu l'auras installée, va faire un tour dans la basse-cour pour voir si les poules n'auraient pas pondu. J'avoue que j'ai faim. Pas toi ?

- Oh ! si ! Et nous n'aimons ni l'un ni l'autre les sucreries !

Un moment plus tard, les deux hommes s'attablaient devant une grosse omelette au lard confectionnée par Perceval en personne. Il avait découvert un saloir auquel personne n'avait touché et, dans le cellier, un tonneau de clairet contenant un vin encore vert qui n'avait rien d'un nectar mais dont la fraîcheur les désaltéra. Ils mangèrent un moment en silence, puis le chevalier repoussa son écuelle et, tirant de son pourpoint une pipe qu'il bourra de " petun masle ", fit signe à Corentin d'en faire autant en poussant vers lui son sac à tabac.

Maître et valet fumèrent un moment en silence. Cette scène intimiste qui eût choqué plus d'un haut seigneur était naturelle entre le gentilhomme sans fortune et ce compagnon fidèle qui partageait avec lui depuis une dizaine d'années le bon et le mauvais de la vie quotidienne. C'était le plus souvent à la fin du jour qu'on allumait les pipes en passant en revue les événements de la journée. Raguenel appréciait l'esprit vif, l'intelligence et le dévouement de ce compatriote de trois ans plus âgé que lui, et Corentin de son côté n'eût pas échangé un maître qu'il aimait contre le plus riche et le plus fastueux des princes.

Comme souvent, ce fut Perceval qui ouvrit le feu :

- Nous savons à présent pourquoi et comment Mme de Valaines a été tuée, mais nous ignorons toujours par qui. Du fond de sa cheminée, Jeannette a entendu mais elle n'a rien vu.

- De toute façon, si l'homme était masqué cela ne nous aurait pas avancés...

- Masqué ou pas, la malheureuse Chiara savait qui était en face d'elle. Le dommage est qu'elle n'ait pas prononcé une seule fois son nom. Il va falloir se pencher sur le temps où elle était fille d'honneur de Marie de Médicis, essayer de savoir qui tournait autour d'elle à l'époque, qui était amoureux d'elle en dehors de Valaines.

- Vous êtes souvent venu ici, monsieur, et vous étiez de ses amis : ne vous a-t-elle jamais rien confié qui puisse nous mettre sur la voie ?

- Rien, sinon qu'elle a été mariée au Louvre par le chapelain de la reine mère, deux jours après la mort de Concini, et que son époux l'a emmenée aussitôt. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas compris les raisons de cette hâte, mais cette histoire de lettres apporte un éclairage nouveau : Valaines a voulu mettre celle qu'il aimait à l'abri.

- De quoi, si elle n'a pas trouvé les lettres ?

- De la colère de la reine mère, peut-être ?

- C'est elle qui l'a mariée. Moi j'y verrais plutôt de la prudence. Récapitulons ! Le 24 avril 1617, Louis XIII fait abattre Concini, le favori de sa mère, de plusieurs coups de pistolet, devant le Louvre. La femme de l'aventurier, Leonora, est arrachée à son appartement, conduite à la Bastille d'où elle ne sortira que pour l'échafaud. De ce moment, Louis XIII est vraiment roi et sa mère, grâce à qui les deux Florentins ont pu confisquer le pouvoir, n'est plus en sécurité. Plus ou moins prisonnière dans ses appartements, elle peut craindre l'exil, peut-être même la prison si les fameuses lettres où se trouve la preuve de sa complicité dans le meurtre du feu Roi sont découvertes. Elle envoie donc Chiara fouiller les chambres de Leonora. Or, Chiara ne trouve rien et on peut la croire : que n'aurait-elle pas fait pour sauver la vie de ses enfants ?

- On sait aussi par Jeannette que son bourreau avait fouillé lui aussi chez la Galigaï. Est-ce que cela ne fait pas beaucoup de monde au courant d'une correspondance si dangereuse ?

- Quand on sait quel ramassis de truands et d'aventuriers composaient l'entourage des Concini, ce n'est pas très étonnant. Mais revenons à la reine mère. Elle n'a pas retrouvé ses lettres mais, si peu intelligente qu'elle soit, elle doit connaître suffisamment Chiara pour lui accorder toute confiance et ne pas imaginer qu'elle ait pu les conserver par-devers elle. En revanche, la jeune fille doit être écartée de la cour : elle en sait trop. D'où le mariage expéditif avec Valaines et le départ pour la province. La suite, nous la connaissons : Marie de Médicis était plus ou moins en disgrâce ainsi que Richelieu, alors évêque de Luçon et son conseiller le plus intime. Que le Roi détestait. Aujourd'hui, les choses ont changé : Richelieu est ministre et la reine mère semble avoir repris toute son influence.

- Si la situation leur est favorable, pourquoi faire ressurgir cette affaire de lettres qui ont peutêtre été détruites quand les appartements de Leonora Galigaï ont été mis à sac ?

- Le plus obtus des imbéciles ne détruirait pas une telle arme si elle lui tombait sous la main. Elles doivent exister encore quelque part, bien cachées peut-être ? Quant à celui qui est venu les chercher jusqu'ici, tu peux être certain qu'il en connaît la valeur et voudrait s'en servir. Contre la reine mère, sans doute : elle gêne pas mal de monde depuis qu'elle a repris du poil de la bête... à commencer par le Cardinal...

- Le Cardinal ? Vous plaisantez, monsieur le chevalier, marmotta Corentin. C'est tout à fait impossible !

- Pourquoi ? Parce qu'il a été la créature de la reine mère ? Ils ne sont plus si bien ensemble, crois-moi ! Elle doit même le gêner depuis qu'elle a repris sa vieille marotte d'alliance espagnole qui va à l'encontre des vues de Richelieu. Seulement, si implacable qu'il soit, je ne le crois pas capable d'ordonner un tel massacre et dans de telles conditions. C'est tout de même un homme de Dieu!

- Homme de Dieu, homme de Dieu ! Quand on a le pouvoir et qu'on veut le garder...

- De toute façon, quels que soient les ordres reçus par l'assassin, en admettant qu'il en ait reçu, il les a outrepassés pour assouvir sa propre vengeance. Il a dû aimer Chiara Albizzi mais elle l'a dédaigné pour épouser Valaines et, comme il connaissait l'existence des lettres, il a fait d'une pierre deux coups. Et ce qui me frappe encore plus dans ce drame, c'est que l'on ait attendu l'arrestation des Vendôme, suzerains et protecteurs des Valaines, pour le perpétrer.

- C'est vrai, ça ! Et nous sommes là à discuter sans savoir le moins du monde de quel côté chercher les massacreurs... Si nous retournions interroger les gens du hameau ? Il faut trouver du monde pour nettoyer la maison avant de la fermer, en attendant que Mme la duchesse prenne une décision... Allons faire un tour !

Les pipes étaient éteintes. Ils sortirent dans la cour où la chaleur les enveloppa. Le soleil au zénith tapait d'aplomb, générant un silence peuplé du bourdonnement des mouches et des guêpes. Afin que Jeannette ne soit pas dérangée dans son sommeil pendant leur courte absence, Perceval ferma la porte du logis et mit la clef dans sa poche. Le village, si petit qu'il méritait à peine ce nom et que dissimulait un pli de terrain, devait dormir à cette heure annonçant déjà les canicules de l'été. Pourtant, en franchissant le pont dormant, le chevalier aperçut trois hommes qui rôdaient aux alentours et tentèrent de se dissimuler dans les arbres quand il les appela.

- Venez un peu par ici, vous autres ! Je suis venu au nom de Mgr le duc de Vendôme et je n'ai pas l'intention de vous manger. Allons, approchez !

En dépit de cette assurance, les deux plus jeunes s'enfuirent de toute la vitesse de leurs jambes, empruntant chacun une direction différente. Seul le troisième, un homme âgé pourvu d'une barbe grise et emmêlée, sortit de son refuge et vint à pas lents vers Perceval et son écuyer en triturant le chapeau informe qu'il venait d'ôter de sa tête. Pas vraiment rassuré...

- Eh bien, l'interpella le chevalier, pourquoi vous cachez-vous et pourquoi ces deux-là ont-ils pris la clef des champs ? Vous vouliez entrer au château ?

- Non !... oh ! non, mon gentilhomme ! On voulait seulement voir...

- Voir quoi ? Il n'y a plus personne que la fille de la nourrice. Elle devait venir de chez vous et peut-être qu'elle y a encore de la famille ?

- Non. La Richarde venait de Moussel. Son homme est mort et la p'tite n'a plus personne.

- Bon. On s'en occupera mais ce qu'il nous faudrait, c'est du monde pour faire le ménage et tout ranger.

L'homme eut un mouvement de recul et un geste des deux mains qui repoussait.

- Au château ? Oh ! non, monsieur ! Sauf votre respect, vous ne trouverez personne. On a tous bien trop peur !

- Peur de quoi ? Les bandits sont partis et ne reviendront pas. Ils n'ont plus rien à faire ici ?

- Ça vous plaît à dire, mon gentilhomme, mais c'est pas sûr du tout. Je les ai vus partir, moi qui vous cause : j'étais là derrière ce rocher. Il y en a un qui a dit : " Puisqu'on a rien trouvé pourquoi est-ce qu'on a pas mis le feu ? " Un autre a épondu que c'était pas les ordres et que, de toute façon, on pourrait revenir pour chercher encore...

- Ils ont dit ça ? Revenir après ce qu'ils ont fait ? Ils doivent bien se douter que le duc César fera au moins garder le château. Et puis revenir d'où ? À moins que ce ne soit une bande de ces malandrins qui hantent la forêt de Dreux...

- Des malandrins bien montés, bien équipés, tous vêtus de noir avec la plume au chapeau ? ironisa Corentin. Ça ne vit pas dans des huttes de branchages ou dans des grottes, ces bêtes-là !

- Tu as raison, approuva Raguenel, mais cela ne dit pas d'où ils venaient ?

- Ça, j'peux peut-être vous l'dire. Ils avaient beaucoup bu, c'est sûr, et même que ça les avait mis en gaieté et qu'ils parlaient fort. J'en ai entendu un qui disait que Limours c'est pas si loin.

Perceval eut un tressaillement :

- Limours ? Tu es sûr ?

- À peu près... Oui, il m'semble bien que c'est ça.

- Alors, surtout ne le répète à personne si tu tiens à ta vie. Quant au château, n'y pense plus !

- Oh ! y a pas d'crainte que j'y aille ! soupira l'homme en se signant. Y a trop de sang là-dedans ! Ça porte malheur.

Perceval en avait assez entendu. Il fit demi-tour et rentra au château, Corentin sur ses talons, mais, cette fois, au lieu d'entrer dans le logis il alla vers la vieille tour où Jean de Valaines avait son cabinet de travail, sa " librairie ".

- Il faut au moins essayer de retrouver le char-trier des Valaines pour établir les droits de la petite Sylvie. Et puis ranger un peu les livres. Le baron les aimait tant !

Le travail ne manquait pas dans la vaste pièce ronde. On avait jeté à terre le contenu des grandes armoires dont plusieurs montaient jusqu'aux poutres, peintes et ornées de devises, du plafond. Un amas de livres couvrait le carrelage et la grande table carrée à pieds torses disparaissait sous des feuillets. On avait même éventré le vieux fauteuil de cuir usé et, dans un coin, le chartrier vomissait des rouleaux de parchemin dont les sceaux pendaient à des rubans déteints. Une épaisse odeur de poussière remuée prenait à la gorge.

On se mit à l'ouvrage. Corentin empilait les volumes à même le sol sans chercher à les trier tandis que son maître s'occupait des papiers. Il y mettait une sorte de rage froide qui le faisait trembler, rendant ses gestes moins sûrs, plus maladroits. Corentin qui l'observait du coin de l'oil finit par l'interroger :

- Depuis qu'on est montés ici vous êtes tout agité. Et d'abord, pourquoi avez-vous dit au bonhomme de se taire s'il voulait vivre ?

- Parce que, s'il a bien compris le lieu d'où venaient ces démons, le danger est pour tout le monde.

- Qu'est-ce que Limours ?

- Un château appartenant au Cardinal, et je sais qu'il y était ces jours-ci ! Cependant, j'ai toujours peine à croire qu'il ait pu ordonner cela !

Tout se tenait, pourtant. Rien de plus normal que le ministre ait voulu récupérer une correspondance mettant en cause son ancienne patronne devenue presque son ennemie. La grosse Florentine, en effet, lui reprochait de reprendre la politique d'Henri IV, bien meilleure pour le royaume, au lieu de l'aider à imposer la sienne au Roi. Vindicative et sotte, elle devenait de plus en plus encombrante mais, avec les lettres en sa possession, le Cardinal posséderait une arme terrible devant laquelle il faudrait bien qu'elle s'incline. En même temps, il procédait à l'élimination progressive de ses ennemis les plus acharnés. Dès lors, tout devenait possible et même que le chef des assassins ait détourné une mission qui aurait pu, qui aurait dû se borner à une simple fouille de La Perrière en se contentant d'intimider la baronne et ses gens, pour faire d'une pierre deux coups et assouvir une vengeance recuite sans en informer le ministre...

- C'est du côté du Cardinal qu'il faut chercher, conclut-il, achevant tout haut sa pensée. J'ai bien envie d'aller voir ce qui se passe à Limours.

- C'est loin ?

- Non. Une douzaine de lieues.

- Parfait ! On finit le travail, on ferme et on y va !

- Doucement ! Tu oublies celle qui est toujours en train de dormir sur son sofa. On va la ramener à Anet pour qu'elle y passe une bonne nuit et demain matin tu l'emmèneras à Vendôme rejoindre sa petite maîtresse. Tu n'auras qu'à la remettre à Mlle Elisabeth en lui expliquant où on l'a trouvée.

- Eh bien ! Me voilà nounou ! grogna Corentin peu satisfait de la mission. Et après, qu'est-ce que je fais ?

- Rien. Tu m'attendras. En rentrant à Anet, tu me prépares mon portemanteau et tu me fais seller un cheval frais. J'ai l'intention d'aller voir là-bas ce qui se passe.

- Et d'attaquer les gardes du Cardinal à vous tout seul ?

- Ne dis pas de sottises ! J'y vais... en observateur, après quoi je rejoindrai Vendôme. Il faut que je puisse faire un rapport très complet à Mme la duchesse quand elle reviendra.

- Si elle revient...

Quand la librairie eut retrouvé un semblant d'ordre, Perceval rassembla quelques parchemins qui lui semblaient importants touchant les titres de noblesse des Valaines et leurs droits sur les domaines. Puis, il alla s'incliner une dernière fois dans la petite chapelle où reposaient pour l'éternité Chiara et ses enfants. Ensuite, aidé de Corentin, il ferma portes et volets, rassembla les clefs en un lourd trousseau qu'il fixa à l'arçon de sa selle. Enfin, après avoir installé Jeannette toujours somnolente en croupe de Corentin, bien amarrée à son cavalier par une corde, tout le monde quitta La Perrière, à petite allure. Perceval tournait la tête sans cesse afin d'apercevoir le château meurtri aussi longtemps que possible. Enfin les poivrières bleues disparurent dans les arbres. Alors, quand il n'y eut plus rien à voir, il prit le galop.

CHAPITRE 3 UNE SI HAUTE TOUR !

À considérer le château de Limours, on pouvait se demander pour quelle raison le cardinal de Richelieu avait acheté, trois ans plus tôt, cette vaste demeure quelque peu ruinée qui avait appartenu à la duchesse d'Étampes, favorite de François Ier, alors qu'à cette époque sa fortune était médiocre et qu'il n'avait pas encore vaincu l'aversion que lui portait le roi Louis XIII. On disait que pour acquérir Limours il avait dû aliéner sa terre familiale d'Aussac et vendre sa charge d'aumônier de la reine mère. Le Cardinal avait expliqué qu'il souhaitait accueillir un jour celle-ci dans un cadre digne d'elle, mais l'aspect du château donnait à penser. Ce n'était guère une demeure plaisante, propre à séduire une dame. En revanche, ce pouvait être un asile sûr.

En effet, passé la première enceinte et l'avant-cour, on se trouvait devant un imposant bâtiment conservant encore bien des caractères d'une forteresse médiévale : quatre ailes flanquées de grosses tours rondes formant un solide quadrilatère autour d'une cour carrée ; le tout isolé par de profondes douves remplies d'eau qu'enjambait un pont léger, très facile à faire sauter. En résumé, un ensemble plus puissant que gracieux...

- ... et qui pourrait constituer une sûreté pour un avenir incertain, soupira Perceval qui pensait volontiers tout haut quand il était seul. Il est vrai que depuis, il s'est offert le charmant château de Rueil et le joli manoir de Fleury !

Bien assis sur son cheval arrêté au flanc du vallon où s'étirait Limours, il considérait le château du Cardinal en se demandant ce qu'il venait faire là. Emporté par la douleur et le chagrin, il avait suivi son instinct sans savoir ce qu'il venait chercher puisque, n'ayant jamais vu les assassins, il n'avait aucune chance de les reconnaître. Il risquait surtout de se créer des ennuis qu'on ne manquerait pas d'étendre aux Vendôme, lesquels n'avaient guère besoin de ce surcroît de problèmes. Cependant, rien sur sa personne ne laissait supposer son appartenance à cette illustre maison : son pourpoint de daim sans ornements, ses bottes et son feutre orné d'une plume, tout était d'un gris neutre et pratique. Il serait un gentilhomme en voyage, un point c'est tout.

- Puisque nous y voilà, commençons par chercher un logis afin d'y prendre un peu de repos et de respirer l'air du temps. La chance nous sourira peut-être...

Ayant ainsi décidé, il mit son cheval au petit trot, dévala la pente du coteau et atteignit les premières maisons au milieu desquelles brillait, entre église et château, l'enseigne de la Salamandre d'Or, indiquant qu'il y avait là une auberge. Il y entra après avoir recommandé sa monture à un garçon d'écurie, demanda une chambre et un repas. On lui octroya l'une dans l'instant et on lui promit l'autre d'ici une petite heure. Aussi, rafraîchi et débarrassé de sa poussière au moyen d'une grande cuvette d'eau froide, il choisit d'aller s'installer, en attendant son souper, dans le jardin où quelques tables étaient disposées sous une treille et s'y fit servir un pichet de vin de Longjumeau. Dans la salle, où un marmiton rouge vif rôtissait un quartier de veau, il faisait beaucoup trop chaud !

À sa vive surprise, étant donné le caractère paisible du village, il régnait dans cette auberge une grande agitation. Cela tenait, d'après le maître de céans, aux travaux importants que le cardinal de Richelieu faisait exécuter dans son domaine :

- On aménage certains appartements et aussi l'irrigation des jardins. Chaque semaine nous voyons arriver des charrois apportant des marbres et des antiques pour la décoration. Oh ! quand l'ouvrage sera fini, nous aurons là un fort beau domaine...

- Et monseigneur est sans doute absent, avec tout ce tohu-bohu ?

- Lui ? En aucune façon. Il vient d'être souffrant mais il est là et surveille en personne tous ces embellissements. Cela me vaut la clientèle de MM. les gardes qui s'ennuient un peu lorsqu'ils ne sont pas de service.

En effet, plusieurs casaques rouges fleurissaient sous les larges feuilles de vigne, mais leurs possesseurs offraient des mines plutôt joviales n'évoquant guère les coupe-jarrets sans entrailles dont avait été victime la famille de Valaines. On jouait aux dés, on se racontait quelques fredaines en riant à gorge déployée. Sans grand intérêt ! D'autres buveurs étaient attablés, pourpoints dégrafés ou retirés, chemises ouvertes pour mieux profiter de la fin apaisée d'un jour brûlant. L'endroit était plaisant et portait à la détente...

Soudain, l'oil vif de Perceval qui restait vigilant tant qu'il n'était pas fermé accrocha un détail. Installés au fond de la terrasse près du tronc de la vigne, deux hommes à l'habit noir souillé de poussière trinquaient avec l'un des gardes du Cardinal. Celui-ci, après avoir bu, tira de sous sa casaque rouge frappée d'une croix grecque une bourse assez rebondie qu'il remit à l'un de ses compagnons, mais son geste fit tomber de sa poche un objet qu'il se hâta de ramasser. Pas assez vite cependant pour que Raguenel n'ait eu le temps de l'identifier : c'était un masque noir.

Perceval vida son gobelet d'un coup, le remplit de nouveau puis, plantant ses coudes sur la table et tirant son chapeau sur ses yeux comme si le soleil couchant le gênait, il entreprit d'examiner plus attentivement les trois hommes. Son instinct lui soufflait que c'était là une partie de la bande, venue sans doute chercher la paye. Il observa surtout le garde. Était-il le chef, celui qui avait poursuivi Chiara d'un amour si féroce ? Difficile à croire ! C'était un homme grand et fort, roux comme une carotte, avec un visage sans relief, mais qui eût fait un lansquenet très présentable, amateur de bière et de coups d'épée, et qui devait tout ignorer de l'alphabet grec. En outre, il ne devait pas avoir plus de vingt ans et le bourreau de Chiara lui avait reproché son refus de l'épouser. Sans doute s'agissait-il de l'officier payeur de l'expédition, à laquelle il avait dû prendre part.

Enfin l'homme à la casaque rouge se leva, se coiffa de son feutre, fit un geste d'adieu négligent et quitta l'auberge en se dirigeant vers le château. Perceval se contenta de le suivre des yeux. Les deux autres étaient beaucoup plus intéressants et Perceval décida de s'attacher à leurs pas où qu'ils aillent. Pour ce soir-là, il n'eut pas à aller bien loin. Bien pourvus d'argent et visiblement de très bonne humeur, les deux compères réclamèrent à boire et demandèrent une chambre. Avant de se livrer aux joies d'une agréable soirée, l'un d'eux se leva et alla chercher les chevaux restés attachés sous l'auvent pour les remettre au garçon d'écurie... que Perceval, après un moment, alla trouver à son tour Une pièce d'argent apparue soudain au bout de ses doigts rendit le garçon attentif :

- Les propriétaires de ces chevaux, dit-il en désignant les bêtes que l'on venait d'amener. Il me semble que je les connais ?

- Oh ! c'est possible, mon gentilhomme ! Ils viennent parfois ici pour s'assurer du bon état de leurs livraisons. Ce sont des marchands parisiens...

Les sourcils de Perceval se relevèrent jusqu'au milieu du front :

- Des marchands ? - il n'ajouta pas " Avec ces têtes-là ? " mais c'était le fond de sa pensée. Et que vendent-ils ?

- De la passementerie. Ils ne couchent pas toujours à l'auberge, mais cette fois ils ne repartiront que demain à la première heure.

- Pour Paris ?

- Ben... oui !

- C'est naturel. Eh bien, j'ai été trompé par une ressemblance. Je ne les connais pas du tout. Mais, pendant que j'y pense, moi aussi je pars de bonne heure demain matin.

- À vos ordres, mon gentilhomme. Votre cheval sera prêt. Oh ! c'est une bien belle bête !

Tout en retournant vers sa table où, à présent, une servante mettait le couvert - on souperait dehors pour profiter de la fraîcheur du soir -Perceval, les yeux sur les " marchands ", pensait qu'en fait de passementerie il les verrait plutôt dans le commerce de cordes pour le bourreau. Il y avait surtout leurs moustaches - ils se ressemblaient tellement qu'ils devaient être frères ! - relevées en crocs, que l'on ne devait pas rencontrer souvent derrière un comptoir...

Le soleil venait de se coucher quand les grilles du château s'ouvrirent devant une nombreuse cavalcade : précédés d'un officier, les gardes à la casaque rouge impeccablement alignés par quatre sur plusieurs rangs enveloppaient l'un de ces carrosses de voyage assez grands pour que l'on pût y voyager couché. Son occupant ne faisait aucun doute : peint en écarlate relevé de filets d'or, le lourd véhicule affichait sur ses portières de grandes armoiries surmontées du rituel chapeau rouge. Derrière les soldats venaient les mules et le charroi des bagages...

Le respect avait plié en deux tous les occupants de la Salamandre d'Or. Au passage, Raguenel eut cependant le temps d'apercevoir un pâle et hautain visage allongé d'une courte barbe en pointe et, lui faisant face, une figure de religieux en bure grise : Armand-Jean du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, et son plus fidèle conseiller, le père Joseph du Tremblay que l'on surnommait déjà l'Éminence grise, partaient en voyage.

Lorsque le cortège se fut éloigné en direction du sud, Perceval appela l'aubergiste :

- Le Cardinal s'en va ? À cette heure ? N'est-ce pas un peu étonnant ?

- Pas du tout, monsieur ! Son Éminence, dont la santé n'est pas des meilleures, supporte mal la forte chaleur. La route, ainsi, lui sera moins pénible.

- C'est donc une habitude ?

- Pas vraiment. Seulement pour les longs trajets et en été. Son Éminence, dit-on, va rejoindre le Roi sur la Loire. Quand celui-ci appelle, il convient de se hâter !

Le chevalier remercia d'un geste et l'homme s'éloigna sans imaginer quelle inquiétude ce brusque départ soulevait chez son client, impressionné par cet appareil guerrier déployé sous la flamme des torches. Les uniformes rouges, la silhouette rouge et jusqu'au capuchon gris du moine, tout cela lui semblait menaçant. Sachant les Vendôme prisonniers, Richelieu se hâtait-il vers un dénouement que sa haine ne voulait manquer à aucun prix ? Allait-il les écraser comme avaient été écrasés, peut-être sur son ordre, les innocents de La Perrière ?

En dépit des sombres pensées qui l'habitaient, Perceval réussit à dormir quelques heures mais quand le coq chanta, il était déjà prêt à prendre la route. Cependant, il freina son ardeur et, lorsque les " passementiers " quittèrent l'auberge, il était en train d'absorber un petit déjeuner de pain, de beurre et de jambon arrosé d'un vin blanc sec comme pierre à fusil. Son écot était déjà payé et son cheval, sellé, attendait devant la porte.

En bon limier, il laissa son gibier prendre assez d'avance pour n'être pas repéré. Mieux monté qu'eux, il savait pouvoir les rattraper sans difficulté. Il suffisait donc de suivre de loin jusqu'aux approches de la capitale puis, lorsque la route serait plus encombrée, de diminuer l'écart jusqu'à la garde à vue.

Malheureusement, les deux compères n'étaient pas pressés. Le beau temps les incitait à la flânerie et Perceval qui espérait les voir filer droit sur Paris eut la désagréable surprise, en arrivant à Bièvres, de les apercevoir installés sous l'auvent d'une auberge et picorant un panier de fraises

- la spécialité du pays - en buvant un pichet de vin. Ils semblaient de très bonne humeur !

Raguenel qui avait soif les aurait volontiers imités, mais c'eût été de la dernière imprudence. Aussi choisit-il de changer sa tactique : au lieu de suivre, il précéderait. Et, dépassant Bièvres en faisant un détour pour n'être pas remarqué, il fonça droit sur la porte Saint-Jacques, à Paris, qui était l'aboutissement normal de la route. Il y connaissait, près du couvent des Jacobins, un petit cabaret tout aussi accueillant que celui de Bièvres où il pourrait se désaltérer en attendant tranquillement.

Quelque chose l'intriguait. Les villageois de La Perrière avaient parlé d'une douzaine d'hommes en noir. Or il n'y en avait que deux à Limours, trois en comptant celui qui était venu les payer. Avec le mystérieux tourmenteur, cela faisait quatre. Où pouvaient être les huit autres ? En train de galoper aux portières du Cardinal, éparpillés dans la nature ou bien attendant à Paris le paiement que rapportaient les " passementiers " ?

Arrivé au début de l'après-midi, notre voyageur s'installa dans la petite auberge, s'y restaura d'un quartier d'oie relevé d'une sauce au verjus, de gaufres craquantes et de quelques rasades d'un vin blanc d'Aunis qui n'était pas sans mérites, mais il dut lutter ensuite contre la somnolence pour ne pas risquer de manquer son gibier.

Il attendit longtemps. Au point qu'il se demandait si les deux bonshommes n'étaient pas restés à Bièvres pour une sieste prolongée. Enfin, il les vit venir. On cornait déjà la fermeture des portes, tandis que les clochers de la ville sonnaient l'angélus. Raguenel eut tôt fait de se remettre en selle. Cette fois, il ne fallait pas perdre la trace en dépit de l'affluence qui se produisait toujours à l'heure de la fermeture, avec le flux contraire de gens qui entraient et de ceux qui sortaient. Par chance, les deux chapeaux ornés de plumes noires identiques étaient faciles à surveiller.

Passé la voûte de la porte à la forte odeur d'urine et d'huile rance et les deux soldats nonchalants censés surveiller les allées et venues, on descendit la montagne Sainte-Geneviève, " lieu de sapience et de clergie ", fief toujours plus ou moins agité des étudiants, entre une double file de collèges à la mine vénérable. Mais, au lieu de se diriger vers la Seine ainsi que le supposait Raguenel, les deux hommes prirent à main droite. Le temps s'était subitement couvert depuis l'entrée dans Paris. De lourds nuages noirs venus du nord s'étalaient, avançant la chute du jour. Le vent annonciateur d'un orage faisait lever une poussière acre, mais la pluie ne tombait pas encore.

Les deux hommes passèrent devant le collège de France et contournèrent l'antique hôtel des abbés de Cluny où, depuis le début du siècle, logeaient les nonces du pape. En débouchant sur le triangle de la place Maubert, Raguenel s'aperçut qu'il ne suivait plus qu'un seul homme : l'autre avait disparu comme si quelque bourrasque l'avait emporté. Ne sachant où il était passé, le chevalier se résolut à continuer derrière celui qui lui restait.

Ils traversèrent ainsi, à distance respectueuse, le large espace patibulaire où la prévôté entretenait en permanence deux potences prêtes à servir. Ce qui n'empêchait pas que l'endroit fût assez mal famé.

Enfin, le dernier voyageur descendit de cheval à l'angle d'une ruelle étroite, prit la bride et continua à pied. Perceval sourit : il s'agissait d'une impasse connue sous le nom de cul-de-sac d'Amboise où, en dehors du noble hôtel d'où elle tirait son nom, il n'y avait que deux maisons. L'une d'elles abritait une taverne d'assez mauvaise mine où se rendaient volontiers les " escholiers " désargentés en quête d'une bonne affaire ou d'un mauvais coup. C'est là, évidemment, qu'entra l'inconnu.

Sûr qu'il ne lui échapperait pas, Perceval chercha des yeux un endroit où attacher son cheval, le trouva près de la chapelle Notre-Dame de la Recouvrance des Carmes et y abrita sa monture dans un renfoncement. Après quoi, s'assurant que son épée jouait bien dans le fourreau, il se dirigea vers la porte basse au-dessus de laquelle une enseigne, illisible à force de crasse et de vétusté, grinçait doucement à la brise du soir. Il n'entra pas, se contentant d'essuyer avec son mouchoir mouillé de salive un coin de la plus proche fenêtre. Il vit alors, assis de part et d'autre d'une table où brûlait une chandelle, son " passementier " et un gros homme à la tignasse grise et hirsute vêtu d'une chemise douteuse qui devait être le cabaretier. Personne d'autre n'était en vue, il était encore tôt pour la clientèle habituelle de ce genre d'endroit.

Soudain, le cour de Perceval manqua un battement : entre les mains de l'homme en noir venait d'apparaître un collier d'or, de perles et de petits rubis qu'il avait vu bien souvent au cou de Chiara de Valaines. Il convenait à merveille à sa beauté brune et, le sachant, elle l'aimait particulièrement et le portait volontiers. Cette fois, le doute - en admettant qu'il en subsistât le moindre - n'était plus possible...

Il chercha à son côté la poignée de son épée, la tira et, sans plus réfléchir, dévala les deux marches de l'entrée et repoussa la porte d'un pied brutal. Arrivé comme un boulet sur les deux complices, il commença par arracher le collier des gros doigts du tavernier.

- Où as-tu pris cela ? demanda-t-il en pointant sa rapière sur la gorge du malandrin.

- Mais je...

- Ne te fatigue pas à chercher un mensonge, je le sais. Tu étais de ces misérables qui ont assassiné, il y a deux jours, Mme de Valaines et ses enfants dans leur château de La Perrière. Et je ne te conseille pas de nier, sinon je t'embroche sur l'heure ! ajouta-t-il en fourrant le bijou dans sa poche.

- Je n'ai tué personne, grogna l'autre, et ces perles, je les ai trouvées...

- Je n'en doute pas et je peux te dire où : dans le cabinet florentin de la chambre.

- Et après ? J'avais des ordres et quand on me paie bien, je fais toujours ce qu'on me commande.

Le patron, lui, n'avait pas bougé. Il avait même retiré ses mains de la table comme s'il craignait de toucher à nouveau le collier, mais il devait être d'une force peu commune et Perceval n'entendait pas qu'il se mêle de sa discussion avec le bandit.

- On va sortir d'ici pour aller en parler dehors, dit-il en empoignant l'homme par le col de son pourpoint. Et toi, le tavernier, tu ne bouges pas si tu veux être encore vivant demain matin.

- Je vais appeler le guet ! émit l'homme, les yeux en dessous. On ne vient pas comme ça m'enlever mes clients...

- C'est bien de prendre leur défense mais ça ne t'avancera à rien. Appelle le guet si tu veux, je saurai quoi lui dire. Allez, toi ! debout ! reprit-il en obligeant sa prise à quitter le banc. Et toi, le tenancier, ne bouge pas sinon je l'embroche, j'appelle à l'aide et c'est toi qu'on pendra !

Ayant dit, il traîna son captif vers la porte qu'il lui fit franchir rudement, puis vers les deux gibets dont l'approche arracha au misérable un gargouillis d'horreur.

- Vous n'allez pas ?

- Te pendre ? Ça dépend uniquement de toi, répondit Perceval qui, encouragé par ce premier succès, se sentait la force du géant Atlas. Si tu réponds à mes questions, je te laisserai peut-être aller ton chemin.

Il le jeta contre l'échafaud en maçonnerie qui servait à entasser bûches et fagots quand on brûlait quelqu'un, et l'y maintint adossé de la pointe de son épée.

- À présent, causons ! Et d'abord, quel est ton nom ?

- Je ne suis pas sûr d'en avoir encore un. On m'appelle Mâchefer.

Raguenel se mit à rire.

- Tu peux toujours te faire les dents sur celui-là, mais je serais étonné que tu le digères. Maintenant, qui vous a recrutés, toi et ton frère... parce que je suppose que ton double qui a disparu tout à l'heure est ton frère ?

- Oui.

- Bien. Alors, qui était l'homme qui vous commandait dans l'affaire de La Perrière ?

- Ça, je ne sais pas !

- Vraiment ?

La pointe de l'épée piqua la gorge de l'homme qui gémit :

- Je vous jure que je ne le sais pas ! Aucun de ceux qui étaient avec nous ne le savait. Quelqu'un nous a recrutés, moi et mon frère, à la Truie-qui-file, les autres je ne les connais pas.

- Et le garde qui est venu vous payer, à l'auberge de Limours, vous ne le connaissez pas non plus ?

Une goutte de sang perla.

- Si... C'est lui qui est venu au cabaret. II... il s'appelle La Perrière, et il était avec nous.

- La Perrière ? répéta Perceval abasourdi. Mais d'où sort-il ce nom-là ?

- Je... je ne sais pas. Il a seulement dit que les gens du petit château lui avaient volé son héritage et qu'il espérait le récupérer maintenant qu'il n'y avait plus personne de vivant.

Le chevalier remit à plus tard l'examen de cette étrange prétention.

- Et le chef ? Tu es bien sûr que ce n'était pas lui?

- Oui, sûr ! Le chef, il nous a rejoints seulement le matin même et aucun de nous n'a vu son visage. Tout ce que je peux dire, c'est que La Perrière lui parlait avec considération. Quand tout a été terminé, il a disparu. Au sec...

Raguenel ne vit pas venir l'attaque. Il eut seulement l'impression d'un coup de poing dans le dos et, d'un geste automatique, son épée s'enfonça dans la gorge de Mâchefer. Son cri d'agonie fut la dernière chose qu'il entendit avant de sombrer dans les ténèbres.

Si Raguenel n'alla pas rejoindre ses ancêtres cette nuit-là, il le dut certainement à son ange gardien, mais surtout à la passion bibliophile d'un maréchal de France qui était l'un des rares hommes de guerre amis de la culture à une époque où les grands seigneurs prisaient davantage l'art de manier une épée que celui de manier une plume. François, baron de Bestein, de Haroué, de Remonville, de Baudricourt et d'Ormes, au nom francisé en Bassompierre par Henri IV lorsque, à dix-neuf ans, on l'avait produit à sa cour, était cette rareté. Il entendait le latin et le grec, parlait quatre langues - le français, l'allemand, l'italien et l'espagnol - avec une égale facilité et possédait une magnifique bibliothèque à laquelle il donnait tous ses soins.

Grand séducteur au demeurant, ayant toujours une aventure féminine au feu, il s'était rendu ce soir-là chez un libraire du Puits-Certain fréquenté par tous les beaux esprits de la montagne Sainte-Geneviève pour y admirer et sans doute acheter une édition des Commentaires de César imprimée à Venise par Aide Manuce [x]. Et aussi pour y rencontrer la nièce dudit libraire à laquelle il faisait une cour assidue depuis quelques semaines. La jolie Marguerite était la principale raison qui l'avait poussé à sortir de chez lui en dépit de l'orage menaçant, à traverser la Seine et à gravir la docte montagne. Or, si les Commentaires étaient bien au rendez-vous, ce n'était pas le cas de Marguerite, partie pour Suresnes dans la journée.

Déçu, le maréchal ne s'attarda pas autant qu'il l'espérait et, nanti de ses Commentaires, voulut rentrer chez lui. C'est en approchant de la place Maubert avec ses laquais porteurs de torches - les rues de Paris n'offraient à cette époque d'autre éclairage que les lampes à huile allumées à certains carrefours devant les statues de la Vierge ou des saints - qu'il avait entendu un cri et s'était porté tout naturellement vers l'endroit d'où il venait : à défaut de tendres roucoulades, une bonne bagarre lui souriait assez.

[x] Aide Manuce, fort célèbre, est l'inventeur des caractères italiques.

La soirée, décidément, ne lui était pas favorable car l'approche de ses gens avait mis les malandrins en fuite et il n'avait pu trouver sur place que deux corps inanimés : l'un, de mine suspecte, tout à fait mort, et l'autre, dont la tournure de gentilhomme était indéniable, respirant encore. En outre, le visage de celui-ci lui disait quelque chose : il avait l'impression de l'avoir déjà rencontré.

Sous le poing autoritaire de ses valets, des portes s'ouvrirent. On réussit à dénicher un brancard sur lequel le blessé inconscient fut déposé et emporté jusqu'à l'hôtel du maréchal, situé non loin de l'Arsenal. Le ciel compatissant ayant consenti à ne crever ses nuages qu'au moment où l'on arrivait à destination, le petit cortège y parvint à sec, mais ce ne fut pas le cas du médecin que le maréchal envoya quérir sur l'heure. Quant à Perceval qui avait perdu pas mal de sang, il était inconscient de ce qui lui arrivait et devait le rester pendant plusieurs jours, aux prises avec une forte fièvre.

Aussi, lorsqu'il émergea de nouveau à la claire conscience, fut-il surpris de se trouver dans une chambre inconnue. Une belle chambre, avec des meubles en bois sculpté, une tapisserie à personnages et un plafond à caissons peints, sculptés et dorés. Il devait faire nuit car une veilleuse brûlait au chevet et un laquais endormi dans un fauteuil ronflait avec application, le nez sur les boutons de sa livrée rouge et argent. C'était ce bruit qui avait éveillé Perceval, mais il regretta vite sa précédente inconscience : il ne se sentait pas bien et avait peine à respirer. En outre, il avait soif. Apercevant près de sa tête une carafe et un verre, il voulut se servir mais la douleur dans sa poitrine fut si vive qu'il ne put retenir un gémissement. Aussitôt, le laquais fut debout et se pencha sur lui, bien éveillé :

- Monsieur est réveillé ?

- Oui... je voudrais boire...

- Un instant. Je vais chercher le médecin ! Celui-ci ne devait pas être loin.

Il apparut presque aussitôt et fit montre d'une grande satisfaction en trouvant son patient les yeux ouverts. Il prit son pouls, tâta son front et ses membres :

- La fièvre est encore présente, déclara-t-il, mais, grâce à Dieu, elle a baissé et vous ne délirez plus.

- Déliré ?... Ai-je déliré longtemps ?

- Une grande semaine. Tellement que nous avons cru, à certains moments, que nous ne pourrions vous sauver. Votre blessure est profonde, le poumon a été atteint mais vous êtes jeune, de belle constitution et la nature chez vous reprendra le dessus. Du moins, je l'espère... si vous vous montrez raisonnable.

À cet instant, la porte de la chambre se rouvrit sous la main d'un laquais pour livrer passage au maître de céans, drapé dans une robe de chambre à ramages bruns et or.

- J'apprends que notre invité va mieux ? s'écria-t-il. C'est en vérité une bonne chose et nous allons peut-être apprendre enfin de lui qui il est ?

- Doucement, monsieur le maréchal, doucement ! plaida le médecin. Il peut parler, certes, mais il est encore bien faible.

Le blessé tentait de se soulever dans son lit pour mieux considérer le magnifique seigneur et le reconnut tout de suite. Quiconque avait jamais vu l'ancien colonel général des suisses de Sa Majesté ne l'oubliait plus. Avec ses six pieds et quelques pouces de haut, il possédait en effet la carrure en rapport avec la fonction. En outre, bien qu'il eût atteint quarante-six ans, Bassompierre demeurait fort séduisant avec ses beaux yeux bleus toujours rieurs, ses cheveux blonds, soyeux et bouclés où n'entraient que peu de fils argentés, son visage à la fois énergique et affable, et sa barbiche soyeuse toujours parfumée d'un mélange de musc et d'ambre.

- Monsieur le maréchal, murmura le blessé, vous me voyez confus de vous encombrer de la sorte. Me direz-vous par quel miracle je vous dois la vie ?

- Oh ! c'est tout simple, fit Bassompierre en s'installant dans le fauteuil déserté par le veilleur ; je passais par là avec mes gens, nous avons entendu crier, nous avons vu et...

- ... et vous avez vaincu ! En outre, si je comprends bien, vous avez pris soin de moi.

- La moindre des choses, mon ami, la moindre des choses ! Mais si, à présent, vous me disiez qui vous êtes ?

- Un fidèle serviteur de la maison de Vendôme, monsieur le maréchal, dit Perceval qui, sachant les liens d'amitié qui unissaient Bassompierre au duc César, ne risquait pas de se tromper. J'ai nom Perceval de Raguenel, chevalier, et suis l'écuyer de Mme la duchesse... Le résultat fut immédiat :

- Considérez-vous comme chez vous !... Cependant, je comprends mal ce que vous faites à Paris ? Votre maîtresse y est-elle revenue ?

- Mme la duchesse, à cette heure, doit être à Blois où elle s'est rendue pour implorer la clémence du Roi.

- La clémence du Roi ? Que me baillez-vous là?

- La vérité, hélas : le duc César et M. le Grand Prieur de France ont été arrêtés par ordre de Sa Majesté et conduits aux prisons d'Amboise. Ne le saviez-vous pas ? demanda timidement Perceval qui connaissait les liens d'amitié unissant la duchesse d'Elbeuf, sour des deux captifs, à la princesse de Conti dont on chuchotait sous le manteau qu'elle était l'épouse secrète de Bassompierre.

- Pardieu non ! murmura celui-ci dont la figure s'était rembrunie. C'est étrange, même ! Il faut que cela soit encore secret puisque le bruit n'en est pas venu jusqu'ici. Mais, j'y pense, ne devriez-vous pas être à Blois aux côtés de votre dame ?

- Sans doute... Mais j'ai dû m'occuper, avec sa permission, d'une affaire grave...

- Vraiment ? Contez-moi cela ! Le médecin intervint :

- Pardonnez-moi, monsieur le maréchal, mais ce jeune homme sort tout juste d'un évanouissement prolongé. Il ne faut pas le fatiguer et vous remarquerez que la parole lui devient pénible...

- C'est trop juste ! Dormez, mon garçon ! Mangez, buvez, reprenez des forces. Nous poursuivrons cette conversation demain... si toutefois vous souhaitez la poursuivre ?

- Ce sera avec joie, monsieur le maréchal. Merci !

Et Bassompierre sortit après avoir recommandé au médecin de ne pas s'" amuser à saigner ce malheureux garçon comme vous en avez trop l'habitude ! Il a perdu assez de sang comme cela ! ".

L'homme de l'art essaya bien d'objecter que c'était la seule manière de " faire sortir les humeurs néfastes qui peuvent demeurer dans le corps d'un patient et que le débarrasser d'un sang sans aucun doute vicié après tant de jours d'inconscience ne saurait lui faire que du bien ", Bassompierre ne voulut rien entendre :

- Du sang, on lui en redonnera à l'aide de bonnes viandes et de bons vins de Bourgogne auxquels l'humeur la plus chagrine ne saurait résister. Vous faites ce que je dis et rien d'autre, sinon j'envoie un messager au Roi pour lui demander de me prêter M. Bouvard pour un mien parent !

Ainsi menacé, le médecin fit le dos rond et se contenta d'appliquer à son patient des méthodes douces : un peu de miel et une tisane apaisante qui lui valurent de terminer dans un bon sommeil une nuit commencée dans les dernières luttes de la fièvre. Mais avant de s'y plonger il se promit de tout révéler à ce sauveur qu'un Dieu providentiel avait placé sur son chemin. Quel meilleur confident, quel meilleur conseiller pourrait-il trouver que cet homme courageux, intelligent, courtisan habile quand il le fallait, doué pour la diplomatie, qui avait été l'un des proches de la belle Gabrielle tout en sachant conserver l'amitié d'un roi facilement jaloux ? C'est lui qui avait eu pour mission d'escorter la future reine de Fontainebleau à Paris. On sait comment le voyage s'était terminé : par un enfant mort et une horrible crise d'éclamp-sie mais, loin d'en tenir rigueur à Bassompierre, le Béarnais s'était enfermé avec lui durant une grande semaine pour parler de la disparue et pleurer son trépas. Puis, quand Henri IV, peu de temps après, chercha des consolations auprès de la belle mais dangereuse Henriette d'Entragues qu'il créa marquise de Verneuil, François de Bassompierre crut de son devoir de s'intéresser à la sour cadette d'Henriette, l'attirante Marie-Charlotte, à laquelle il fit un enfant. Depuis quinze ans, celle-ci lui intentait procès sur procès en prétendant qu'il lui avait signé une promesse de mariage que ledit Bassompierre niait de toutes ses forces, mais qui ne lui empoisonnait pas moins l'existence. Heureusement, il avait su se conserver des appuis importants et, après la mort du Roi, réussi à s'attirer les bonnes grâces de la régente. La grosse Marie de Médicis se pâmait à ses reparties plutôt gauloises. Ainsi, un jour où il assurait qu'il existait peu de femmes qui ne fussent des catins, la sotte avait jugé spirituel de lui demander : " Eh bien, et moi ? " Et Bassompierre de répondre avec un grand salut et un beau sourire : " Vous, Madame, vous êtes la Reine... " Et de rire. En même temps, il se faisait volontiers le protecteur des jeunes princes bâtards et, après le mariage de César avec Françoise de Mercour, on le vit à plusieurs reprises sous les ombrages d'Anet ou dans les jardins de Chenonceau.

Sachant chez qui le sort l'avait conduit, Perceval attendit avec confiance le moment des explications. Il vint dans l'après-midi du lendemain. Dès l'entrée du maréchal dans sa chambre, le blessé comprit que tout n'allait pas au mieux.

- Vous aviez raison, les choses vont au plus mal ! soupira-t-il. J'étais tout à l'heure chez Mme la princesse de Conti où était Mme la duchesse d'Elbeuf qui pleurait comme toutes les fontaines de Paris et j'avoue qu'il y a de quoi. Le Roi, la Cour et, bien entendu, le Cardinal se sont transportés à Nantes où le jeune prince de Chalais a été arrêté et jeté dans les prisons du château. Notre Sire et Richelieu ont interrogé Monsieur au sujet du complot qui avait pour but d'empêcher son mariage, d'assassiner le Cardinal et, si le Roi était destitué, de conclure un mariage entre la jeune reine et Monsieur. Et que croyez-vous qu'a répondu notre bon prince ?

- Quand on le connaît, ce n'est pas difficile à deviner, fit Raguenel qui digérait un excellent repas, adossé à une pile d'oreillers. Il a commencé par demander pardon en jurant qu'il n'y était pour rien et il a trahi tout le monde !

- Gagné ! Il a commencé, bien sûr, par ceux sur lesquels le Roi avait déjà mis la main. Il a chargé ces MM. de Vendôme autant qu'il était possible, assurant que le duc César rassemblait une armée en Bretagne pour envahir la France et en chasser le Roi.

- C'est abominable ! Mgr le duc souhaitait seulement se fortifier dans son gouvernement pour faire face à toute éventualité : il sait trop que le Cardinal le déteste.

- Et ce n'est pas tout ! Le jeune Chalais, une fois en prison, a fait de même, mais pour une tout autre raison : il est éperdument amoureux de Mme de Chevreuse qui aurait eu des bontés pour le Grand Prieur Alexandre. Alors, lui aussi essaie de se décharger sur eux, sans se priver d'ailleurs d'accuser celle qu'il aime.

- Miséricorde ! Et que s'est-il passé ?

- Le gouvernement de Bretagne a été retiré à M. de Vendôme et le Roi a donné ordre de faire raser les fortifications de ses châteaux : Ancenis, Lamballe, Blavet, etc.

- Vendôme ?

- Non. Il n'a été question que de la Bretagne. Et puis Vendôme est une grosse ville, fort attachée à son duc. Tant qu'il n'est pas condamné, on n'y touchera point et, pour l'instant, les deux frères sont toujours à Amboise.

- Et Mme la duchesse ?

- Aucune nouvelle ! Mme d'Elbeuf ignore ce qu'il advient de sa belle-sour. Naturellement, elle se tourmente. Tout le monde se tourmente... Et puisque nous en sommes là, racontez-moi votre histoire.

Raguenel raconta donc, sans rien cacher, sans rien oublier. Son amitié avec la famille de Valaines, le drame qui l'avait anéantie, le chagrin qu'il en éprouvait, comment on avait trouvé Jeannette dans la cheminée et le récit qu'elle avait fait. Ensuite, sa décision à lui de suivre la piste encore chaude des assassins, l'auberge de Limours et enfin l'aventure qui l'avait conduit dans ce lit avec un poumon perforé. Pour finir, il demanda que l'on veuille bien apporter son pourpoint où il prit le cachet de cire rouge détaché du front de Chiara et le collier qu'il avait arraché à Mâchefer...

Bien que fort bavard, le maréchal avait écouté son récit sans mot dire. Quand il eut fini, Bassom-pierre prit d'abord le collier qu'il caressa du bout des doigts.

- J'ai connu la signorina degli Albizzi lorsqu'elle est entrée au service de la reine mère. Une bien jolie fille... et sage ! Vous ne m'en voudrez pas, j'espère, si je vous confie que j'ai essayé sans succès d'obtenir ses faveurs. Quand on l'a mariée, elle était pure et lumineuse comme un beau lis. Personne, d'ailleurs, n'a compris pourquoi elle épousait cet homme tellement plus âgé qu'elle.

- Mais qui a su la rendre heureuse. En remerciement, elle lui avait donné trois enfants dont il ne reste qu'une petite Sylvie, présentement confiée aux soins de Mme de Vendôme. Mais, monsieur le maréchal, puisque vous la connaissiez, sauriez-vous dire si, en dehors de Jean de Valaines, un autre homme briguait sa main ?

- Celui-là ? fit Bassompierre en prenant le cachet entre deux doigts. En vérité, je l'ignore. Quand une dame me dit non, je ne me donne pas la peine d'insister et je porte mes voux ailleurs. Tout de même, cette empreinte est bizarre ! Oméga !... " Je suis l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin ", dit l'Apocalypse. S'il a choisi ce symbole, cet homme se veut-il la fin pour d'autres hommes ?

- Cela conviendrait à un bourreau.

- Mais à un bourreau lettré, et je ne crois pas qu'il en existe.

- Un juge, alors ? Beaucoup sont cultivés.

- Sans doute. Pour ce que j'en sais, ce ne sont pas gens à se salir les mains et, d'après le récit de la petite servante, il les a noyées dans le sang, ses mains. Je gage qu'il ne sera pas facile à trouver et, dans l'état actuel des choses, je ne saurais vous engager à chercher plus loin.

- Pourtant, j'ai juré de venger Mme de Valaines et ses enfants. Il est vrai que ma seule piste, à présent, est ce garde nommé La Ferrière. Celui-là ne sera pas bien difficile à débusquer et je...

Se penchant brusquement, Bassompierre posa sa main sur celle du blessé.

- Je ne vous le conseille pas, et même, si vous voulez m'en croire, vous cesserez à l'avenir toute recherche. À moins que vous ne souhaitiez aggraver les malheurs de la maison de Vendôme... et peut-être mettre en danger la petite fille qui a échappé au carnage.

- Moi ? À Dieu ne plaise ! Cependant, je ne vois pas en quoi...

- Les deux affaires se touchent. Comme par hasard l'attaque du château a eu lieu dès que le Cardinal se fût assuré de la personne des princes, car, ne vous y trompez pas, c'est lui qui les a fait saisir : il lui a suffi pour cela de lâcher le mot " complot ". Vous êtes pieds et poings liés, mon ami !

- Ne puis-je rien faire ? gémit Raguenel au bord des larmes.

- Si : attendre !

- Attendre quoi ? La mort du Cardinal ?

- Elle viendra bien un jour. Sa santé n'est pas florissante, tant s'en faut et, depuis qu'il détient le pouvoir, il s'aiguise plus de poignards, en France, qu'au temps de la reine Catherine et des guerres protestantes. L'attente ne sera peut-être pas longue ?

- La chance le protège. Et puis, le croyez-vous capable d'avoir ordonné un tel massacre dirigé contre une femme et des enfants ? Il faudrait qu'il soit un monstre...

- Je ne le connais pas assez pour en juger. Je ne l'aime pas et j'y suis même opposé de toutes mes forces, mais ma tête m'est chère et j'aimerais en jouir encore quelque temps.

- Vous êtes un ami du Roi, un maréchal de France. Il n'oserait.

- Il a bien osé jeter en prison les frères du Roi ! Et aussi le prince de Chalais qui accuse tout le monde pour qu'on lui fasse grâce. On dit qu'il a avoué avoir voulu tuer Richelieu. Il sera sûrement jugé en premier et nous verrons ce qu'il adviendra de lui. Quel âge a la petite fille que le jeune Martigues a sauvée ?

- Pas tout à fait quatre ans.

- Pauvre enfant ! Quoi qu'il en soit, elle a le droit de vivre...

- J'ai juré à la mémoire de sa mère de la protéger. Et la meilleure façon de le faire, c'est encore d'abattre ses ennemis...

Bassompierre hocha la tête d'un air découragé :

- Vous êtes breton n'est-ce pas ?

- En effet et j'en suis fier. Pourquoi ?

- Tête dure ! Je me tue à vous expliquer qu'il faut vous tenir en repos. Que Richelieu ait ordonné lui-même le massacre - ce qu'à Dieu ne plaise et que je refuse de croire - ou que l'homme chargé de récupérer les lettres de cette reine stupide en ait profité pour régler ses propres comptes, de toute façon la simarre pourpre se profile derrière cette horrible histoire. Et maintenant, acceptez un conseil : pour commencer, vous allez achever votre guérison ici. Je vais, moi, rejoindre le Roi à Nantes, mais j'essaierai de savoir ce qu'il est advenu de la duchesse Françoise et en quoi je peux la servir. En partant, je passerai par Vendôme où je préviendrai de ce qui vous est arrivé. Je vous enverrai même votre valet afin que vous ne soyez pas seul quand vous reprendrez les grands chemins. Cela vous va-t-il ?

- Grande est ma gratitude, monsieur le maréchal ! Je ne sais si...

- N'essayez pas de vous expliquer plus avant. Contentez-vous de me donner votre parole d'agir suivant mon conseil et ne rien faire qui puisse porter atteinte au salut de la maison de Vendôme ! Puis-je y compter ?

- J'espère, monsieur le maréchal, que vous n'en doutez pas ? murmura Raguenel vaincu. Vous avez ma parole : je saurai attendre... aussi longtemps qu'il faudra.

Bassompierre lui offrit un grand sourire satisfait et, faute de pouvoir lui taper dans le dos, tapota sa tête d'une main prudente.

- Voilà qui est bien ! De mon côté, je fréquente assez le bel air et les gens de plume pour arriver peut-être à savoir qui est le personnage qui ose se prendre pour l'Ange exterminateur et sème des oméga sur ses cachets. À vous revoir, mon garçon !

Et, ramassant le feutre emplumé de bleu qu'il avait jeté négligemment sur un coffre en entrant, le maréchal opéra l'une de ces sorties tumultueuses qu'il affectionnait, laissant son hôte forcé prendre enfin la sage résolution de se rétablir aussi vite que possible afin de pouvoir rejoindre son poste dès que Corentin pointerait sa figure de renard rusé sous les lambris dorés de sa chambre.

À Vendôme, cependant, la petite Sylvie commençait à oublier ce qui, pour elle, ressemblait davantage à un cauchemar qu'à une réalité. L'ange était arrivé pour l'emmener dans un endroit magnifique plein de belles dames et de beaux messieurs. Depuis, elle avait appris certaines choses bien agréables. Par exemple, qu'il n'y avait aucune crainte à garder au sujet du séjour terrestre de monsieur Ange : il s'appelait François et il était adorable avec elle ; il l'installait sur son cheval pour l'emmener promener le long de la rivière sans s'occuper des récriminations de son frère aîné, il courait avec elle dans les prés, il lui racontait des histoires et puis, en lui disant bonsoir, il plaquait de gros baisers sur ses joues en disant qu'elle sentait la pomme et l'herbe fraîche. Deux choses qu'ils appréciaient autant l'un que l'autre. Vraiment, elle l'aimait beaucoup, et tous les jours un peu plus car auprès de lui elle se sentait protégée.

Sylvie aimait bien aussi Elisabeth qui jouait avec elle comme avec une poupée en se donnant des airs de petite maman. Elle lui apprenait à manger sans se salir, elle lui essayait des robes de son invention qu'une femme de chambre ne cessait de coudre aux dimensions du petit corps potelé et passait de longs moments, armée d'une brosse, à tenter de lisser les boucles brunes, drues et facilement rebelles. À d'autres moments, elle lui apprenait à lire dans un grand livre avec de belles images en couleurs qui fascinaient la petite et puis, bien sûr, elle l'emmenait deux fois par jour à la chapelle afin d'y prier pour tous les absents, surtout pour deux personnages mystérieux portant des noms trop compliqués pour la mémoire de Sylvie. On priait encore pour sa mère dont on lui avait dit qu'elle était partie pour un long voyage. Il y avait aussi de la belle musique et cela compensait un peu la longueur des stations qu'il fallait faire à genoux sur les dalles, les mains jointes... Enfin, un beau soir, Jeannette était arrivée au château et Sylvie en avait éprouvé un vif plaisir parce que c'était la fille de Nounou et qu'elle jouait souvent avec elle quand son service - assez léger il faut le dire ! - lui en laissait le temps.

Cette nouvelle arrivée mit un comble aux angoisses de Mme de Bure qui faisait un peu office de maîtresse de maison en l'absence de Mme de Vendôme. Est-ce que celle-ci, dont ladite absence se prolongeait de façon inquiétante, approuverait que l'on recueille ainsi tous les échappés de La Perrière ? Il est vrai que sa charité était inépuisable et qu'il ne s'agissait, après tout, que d'une petite servante que l'on trouverait toujours à employer au service d'Elisabeth.

De leur côté, François et sa sour s'attachaient à leur protégée. Son babil et ses réflexions enfantines, l'affection qu'elle leur montrait les distrayaient un peu de l'anxiété où les plongeait, chaque jour davantage, l'absence de nouvelles. Même leur mère ne donnait aucun signe de vie et, comble de bizarrerie, le chevalier de Raguenel semblait s'être dissous dans la nature. Tout ce qu'avait pu dire son valet en ramenant Jeannette, c'était qu'il était parti en direction de Paris sans préciser où il allait, se contentant d'indiquer qu'il rejoindrait à Vendôme. Or on l'attendait toujours...

L'inquiétude commune rapprochait les deux cadets de leur frère aîné dont ils savaient qu'en cas de malheur il deviendrait le chef de famille. Une lourde charge lorsque l'on n'a que quatorze ans ! Louis n'envisageait pas sans frémir de recevoir sur les épaules un aussi lourd héritage. Qu'il faudrait peut-être défendre, de surcroît, et contre qui ? S'il s'agissait du Roi et de son redoutable ministre la partie était perdue d'avance, se disait l'adolescent avec désespoir, même si la ville de Vendôme se massait tout entière derrière son duc. Ce qu'il fallait espérer car, sans cela, le jeune Mercour s'imaginait mal retranché dans l'immense château demeuré résolument féodal en dépit du logis, à peine plus aimable, construit au siècle précédent par son aïeule paternelle Jeanne d'Albret, et de celui, nettement plus riant, que le duc César faisait bâtir mais qui sortait seulement de terre. Évidemment, il était possible d'y tenir longtemps car la prévoyance du duc César avait rempli les magasins de victuailles, d'armes, de munitions, et les souterrains donnaient accès à une source abondante située au niveau de la vallée. Mais s'il voulait frapper son demi-frère au cour plus sûrement encore qu'en lui enlevant la Bretagne, le Roi ne manquerait pas de s'en prendre à Vendôme, symbole du titre ducal et plus chère à César que tout le reste. Il aimait sa ville, et Dieu sait pourtant que s'y faire admettre n'avait pas été facile !

Même trente-sept ans après, Vendôme n'oubliait pas le traitement que lui avait fait subir, en novembre 1589, l'héritier choisi du roi Henri III mort assassiné le 1er août précédent. Henri IV, encore protestant à cette époque, s'était emparé de la ville qui lui appartenait par droit d'héritage mais qu'avaient prise les ligueurs du duc de Mayenne. Et Vendôme s'était battue pour l'usurpateur, grave faute dont le Roi l'avait punie en la livrant au pillage, y compris les églises et les couvents. Le gouverneur Maillé de Benehart fut décapité et, Dieu sait pourquoi, le portier du couvent des Cordeliers pendu.

Dégrisé - la guerre est une terrible drogue ! - le Béarnais eut des regrets d'autant plus vifs que les tanneurs qui faisaient la richesse de Vendôme s'étaient enfuis pour trouver refuge à Château-Renault qu'ils refusèrent ensuite de quitter.

Pensant arranger les choses, le Roi fit don du duché à son fils premier-né, César, alors âgé de quatre ans. Tant que l'on crut l'enfant destiné à devenir roi de France, les Vendômois n'eurent rien à redire mais, à la mort de Gabrielle et surtout quand Henri épousa Marie de Médicis, un vent de révolte souffla. Jusque-là ville royale appartenant aux Bourbons et où les huguenots étaient nombreux, Vendôme n'apprécia pas d'avoir pour maître un demi-Bourbon, autrement dit un bâtard, jusqu'à ce que le mariage du jeune duc avec Mlle de Mercour fît virer le vent. La haute naissance de la nouvelle duchesse, sa profonde piété et son inépuisable charité, jointes au charme de César et à sa générosité, ramenèrent bien des cours. On fonda de nouveaux couvents et surtout une étonnante maison de secours aux infirmes, installée au faubourg Chartrain, que vint inaugurer monsieur Vincent. Quant aux protestants à l'origine des troubles, on les expulsa.

Oui, tout allait bien maintenant entre le château et la ville mais, méfiant de nature, le jeune Mercour n'arrivait pas à se persuader qu'en cas d'attaque royale le peuple le soutiendrait. Il devait certainement rester quelques mécontents capables d'entraîner les autres ? Et quand il entendait M. d'Estrades causer avec M. de Preaulx, le nouveau gouverneur, et son lieutenant M. d'Argy, Louis ne pouvait s'empêcher de trembler : ces trois-là n'étaient guère optimistes !

François, lui, ne rêvait que plaies et bosses. Il priait chaque jour, avec la belle inconscience de son âge, pour qu'il lui soit donné de se battre pour un père qu'il adorait et de faire montre du courage qu'il sentait bouillonner en lui. Un bon siège, avec son vacarme, sa violence, eût fait beaucoup mieux son affaire que le calme d'un été étouffant vécu dans une vieille forteresse accrochée au flanc abrupt d'un coteau dont le Loir mouillait le pied et où il ne se passait rien.

Les trois jeunes Vendôme prirent l'habitude de monter chaque soir sur le couronnement de la tour de Poitiers, si haute et si forte qu'on lui donnait le nom de donjon, bien qu'il n'en fût rien. De là, ils regardaient le soleil disparaître dans une gloire incandescente mais ils avaient surtout l'espoir, toujours déçu, d'apercevoir un nuage de poussière signalant un carrosse ou au moins un cavalier. Rien ne venait. M. d'Estrades, aussi soucieux que ses élèves, faisait cependant de son mieux pour les réconforter en leur expliquant qu'il fallait cultiver la vertu de patience, qu'il était fort rare que l'on mît quelqu'un en prison pour l'en ressortir le lendemain, mais que l'on pouvait accorder pleine confiance à Mme la duchesse pour remuer ciel et terre en faveur de son époux. Si elle ne revenait pas, c'est peut-être parce qu'elle n'avait pas encore réussi à obtenir l'oreille du Roi-Ces ascensions vespérales désolaient Sylvie qui suivait François comme un jeune chien toutes les fois que c'était possible. Et là, c'était impossible sans aide : les marches du " donjon " étaient trop hautes et trop raides pour ses petites jambes. Elle entreprit bien d'en escalader deux ou trois mais réussit uniquement à écorcher ses menottes sur les pierres irrégulières. La seule solution était qu'on la porte, mais c'était très haut et personne ne s'en sentait le courage. Et puis Louis, dès la première fois, avait fait entendre sa volonté :

- Il y a là une occasion d'être seuls, tous les trois. Je ne veux pas que quiconque vienne se mettre en tiers.

- Elle est si petite ! plaida Elisabeth.

- Justement, nous n'avons que faire d'un bébé. Et puis, François, vous devriez cesser de la traîner continuellement après vous. Bientôt viendra le temps où vous rejoindrez Malte pour y faire vos caravanes. Vous ne pensez pas l'emmener, j'imagine ?

L'interpellé s'était mis à rire.

- Bien sûr que non ! En revanche, j'aimerais bien l'emmener à Belle-Isle comme nous avons fait l'année dernière pour les vacances chez M. le duc de Retz. C'est un bon petit compagnon : elle n'a peur de rien.

- C'est certain, fit Elisabeth, mais cette année, nous ne sommes pas en vacances et tout ce que l'on peut faire, c'est prier le ciel que ces temps heureux reviennent. Pour cette fois, François, Louis a raison : il faut habituer Sylvie à se séparer de nous de temps en temps.

En dépit de ses larmes et de ses cris, la petite fille dut rester au bas de la tour tandis que son " ange " y montait comme il fût monté au ciel. Quand il redescendit elle était encore là, couchée sur une marche, pleurant doucement. Il s'assit près d'elle, la releva et la tint entre ses genoux pour essuyer de son mouchoir la frimousse barbouillée de poussière et de larmes.

- Quand vous serez plus grande, lui dit-il, vous monterez aussi jusqu'en haut mais pour l'instant c'est impossible.

Elle tendit alors ses petits bras :

- Porter ! dit-elle seulement, mais François arma son visage de gravité :

- Non. Une dame doit savoir apprendre à attendre Notre père est prisonnier dans une grande tour et notre mère ne peut pas aller le rejoindre mais elle ne s'installe pas au pied de l'escalier pour pleurer et crier.

Sylvie porta à sa bouche un doigt sale, baissa le nez et dit seulement :

- Ah!

Dès lors, soir après soir, elle resta assise, sans protester, sur la dernière marche mais, peu à peu, la tour devint son ennemie et, dans son petit cerveau, un symbole : c'était comme si elle devait toujours rester en bas, dans l'ombre, tandis qu'il monterait vers la lumière. Il lui semblait que, même quand elle serait assez grande pour gravir toutes ces marches, elle ne rejoindrait jamais celui qu'elle aimait tant : il partirait plus loin, plus haut, toujours plus haut jusqu'à être hors d'atteinte. Alors, en attendant et pour profiter de lui le plus possible, elle se contentait de trottiner inlassablement sur ses talons, " Madame Jolie " bien serrée contre son cour. Et François n'avait pas le courage de renvoyer celle que tout le monde, au château, avait surnommée le chaton.

Les choses n'allant jamais comme on l'imagine, les deux frères et leur gouverneur se baignaient dans la rivière, un après-midi d'août, quand ils virent soudain un grand carrosse poussiéreux, enveloppé de cavaliers, franchir le pont menant à la rampe d'accès du château.

Sortir de là, se sécher, se rhabiller et sauter à cheval pour rentrer ne leur demanda que peu de temps. Pourtant, quand ils arrivèrent dans la cour, Corentin Bellec, le valet du chevalier de Raguenel, faisait ses préparatifs de départ. Rouge de joie, il leur lança :

- Mon maître est à Paris, chez M. le maréchal de Bassompierre qui vient de m'en donner la nouvelle. Il a été blessé mais il va mieux et je vais le rejoindre...

Ce soir-là, un peu d'espoir revint chez les jeunes habitants du château. La robuste santé morale de Bassompierre, son optimisme - qu'il forçait peut-être un peu pour ses jeunes hôtes - étaient communicatifs. Il promit de faire l'impossible pour plaider la cause de leur père et les rassura, avec une ferme conviction, sur le sort de leur mère.

- Si graves que soient les charges pesant sur MM. de Vendôme, Mme la duchesse ne saurait s'y trouver impliquée. La femme ne doit-elle pas suivre son époux où qu'il aille, et le Roi tient de son père en cela : il respecte les dames... même s'il les aime moins. Et puis, il faut y regarder à deux fois avant d'indisposer la maison de Lorraine. Croyez-moi, mes enfants, conclut-il en vidant avec une satisfaction évidente un grand verre de vou-vray bien frais, vous retrouverez votre mère avant qu'il soit longtemps.

- Et notre père ? demanda François.

Les larges épaules soulevèrent le grand col en guipure de Venise étalé sur le pourpoint de toile des Flandres brodé d'argent, tandis que l'aimable visage se rembrunissait imperceptiblement :

- Il faut prier Dieu pour lui afin qu'il ne souffre pas une trop longue détention, car en ce qui concerne sa vie, je refuse de croire qu'elle puisse être en danger : le Roi ne chargerait pas son âme d'un péché mortel en offrant sa tête au Cardinal.

- Le Cardinal est prêtre, lança Louis avec hargne. Il peut absoudre un péché mortel. Même royal !

Le maréchal repartit le lendemain dans la fraîcheur du petit matin et le soir même Louis, Elisabeth et François remontaient sur la tour de Poitiers. Enfin vint le moment où leur attente fut récompensée : ils virent d'abord arriver deux cavaliers. C'était avant le crépuscule, quelques jours après la Saint-Louis pour laquelle il y eut, à l'abbaye de la Trinité, une belle messe chantée en présence de toute la ville. En reconnaissant M. de Raguenel, ils éprouvèrent une véritable joie.

Le chevalier fut touché d'en recevoir le témoignage mais plus encore quand une boule de taffetas rosé et de boucles brunes ébouriffées se jeta dans ses jambes en l'appelant " Bon Ami ". Que l'enfant eût gardé le souvenir de ce nom que lui donnait sa mère vint à bout de son flegme habituel : l'enlevant de terre, il la serra contre lui en cachant quelques larmes contre la petite joue satinée...

Raguenel aurait voulu reprendre la route dès le lendemain en direction de Nantes afin de rejoindre Mme de Vendôme, mais il dut affronter une véritable coalition composée des enfants, de leur gouverneur, de celui du château et de Mme de Bure : il était encore beaucoup trop fatigué pour continuer à galoper dans la chaleur et la poussière au-devant d'une dame dont il ignorait si elle n'était pas sur le chemin du retour.

- Comme nous ne savons pas par quelle route elle reviendra vous risqueriez de la manquer, chevalier, dit Mme de Bure. Le mieux, à présent, est de l'attendre ici avec nous.

C'était la sagesse et Perceval se laissa faire une douce violence, heureux, au fond, de pouvoir prendre encore un peu de repos après une chevauchée qui lui avait été plus rude qu'il ne le pensait. Il y avait aussi Sylvie qui semblait vouloir s'attacher à lui comme si elle devinait qu'il était le dernier lien avec son monde disparu. Louis de Mercour nota avec satisfaction qu'elle délaissait un peu François pour se promener avec son grand ami qui tenait bien ferme sa petite main.

Et puis, enfin, vint le soir bienheureux où le carrosse de l'évêque de Nantes - qui ne l'était plus ! - ramena celui-ci, Mme de Vendôme et Mlle de Lichecourt. L'une visiblement hors d'elle et l'autre toujours aussi imperturbable et malheureusement toujours aussi laide...

Les premiers mots de la duchesse quand elle sauta à terre et se fut débarrassée des nombreuses coiffes et mantelets destinés à protéger ses vêtements des projections de boue - il pleuvait à plein temps depuis deux jours - furent, avant même d'embrasser ses enfants, pour ordonner que l'on fasse les bagages et que l'on se prépare à regagner Paris.

- Paris, en ce moment ? protesta Louis. Il y fait plus chaud que partout ailleurs et la ville empeste !

- Je ne vous savais pas si délicat, Louis ! Eh bien, vous resterez à Anet avec votre sour et votre frère mais moi, je vais là où se trouve votre père.

Et de s'engouffrer dans le logis à la recherche d'un bain et de vêtements frais sans vouloir en dire plus. Ce fut Philippe de Cospéan qui renseigna les enfants. Lui semblait beaucoup plus calme que la duchesse, mais il fut vite évident que ce calme était tissé de gros soucis.

- Les princes ne sont plus à Amboise, expliqua-t-il. On les emmène par voie d'eau au donjon de Vincennes. Non, fit-il d'un geste qui coupait la parole à François, n'allez pas, mon enfant, parler ici d'évasion. Elle est impossible. La barge qui les emmène est gardée, à l'intérieur et depuis les rives de la Loire, par les mousquetaires que commande M. de Tréville, leur lieutenant. Au cas où le bateau serait attaqué, ils ont ordre de le faire sauter !

- Est-ce que notre mère a vu le Roi ? demanda Louis.

- Oui. Il lui a montré beaucoup de bonté et lui a donné toutes assurances pour vous et pour elle-même. Aucun danger ne vous menace ni ne menace le duché. Encore moins les biens de la duchesse !

- Et pour notre père ? demanda François qui avait peine à se contenir. A-t-il aussi donné des assurances ? L'évêque détourna la tête :

- Aucune. Le duc et le Grand Prieur doivent être jugés par le Parlement.

- Et les autres ? demanda Raguenel. Nos seigneurs n'étaient pas seuls en cause dans cette conspiration : il y avait Monsieur, même s'il a jugé bon de trahir tout le monde, Mme de Chevreuse, le prince de Chalais dont nous avons su qu'il était emprisonné...

Le visage austère de Philippe de Cospéan exprima soudain une horreur absolue tandis qu'il frissonnait. Il se signa avant de murmurer :

- Pour celui-ci, il faut prier Dieu qu'il le prenne en pitié, car il a souffert un vrai martyre. Le 18 de ce mois, il a été décapité sur la place du Bouffay, à Nantes, en dépit des supplications de sa mère. Si l'on peut appeler décapitation la boucherie que nous avons vue de nos yeux !

Et de raconter à ces enfants terrifiés que, dans l'espoir de retarder au moins l'exécution, les amis du jeune prince - il n'avait que dix-huit ans - s'étaient emparés du bourreau, mais l'impitoyable justice du Cardinal avait trouvé la parade : à un misérable condamné à la corde, on promit sa grâce s'il se chargeait de l'exécution. N'ayant jamais manié la lourde épée du bourreau, l'apprenti, terrifié, se servit d'une doloire de tonnelier pour séparer la tête du corps en s'y reprenant à trente-six fois. Le condamné gémit jusqu'au vingtième coup...

Un silence de mort accueillit l'affreux récit. Mme de Bure avait emmené précipitamment Elisabeth, sur le point de s'évanouir. Puis François demanda d'une voix blanche :

- Et les autres ?

- Mme de Chevreuse est exilée dans son château de Dampierre, sous la garde de son époux. Quant aux conjurés, ceux dont le nom n'a pas été prononcé se tiennent cois, les autres ont pris le large depuis longtemps. Monsieur a épousé Mlle de Montpensier en petit comité et reçu pour la circonstance le titre de duc d'Orléans. Enfin, le Roi a pris un décret stipulant que quiconque attentera à la vie de Son Éminence sera poursuivi pour crime de lèse-majesté.

- Et tiré à quatre chevaux comme Salcède ou Ravaillac ? s'écria M. d'Estrades indigné. En vérité, Richelieu est plus roi que le Roi, à présent !

Le souper fut triste. Chacun restait sous le coup de la terrible histoire au héros de laquelle l'imagination substituait César et Alexandre. Le prince de Chalais était un trop grand seigneur pour que sa fin ne terrifie pas les Vendôme. D'autant que, dans cette délirante affaire de conspiration, il était surtout coupable d'avoir aimé jusqu'à la folie une jolie femme dont il n'avait été que l'instrument. Or Mme de Chevreuse, que le Roi haïssait cependant, s'en tirait avec un ordre d'exil sur les terres de son mari et sous la garde de celui-ci. Comme elle l'avait toujours mené à sa guise, il n'était pas difficile de deviner que les contraintes ne seraient pas lourdes...

- Le Roi a voulu faire un exemple ! avait conclu Philippe de Cospéan. Il faut seulement espérer que ce sera le seul.

En dépit de sa fatigue, Mme de Vendôme tint, le soir même à s'entretenir en privé avec son écuyer. Elle écouta avec attention le récit du drame de La Perrière et de ce qui s'en était suivi.

- Vous avez couru de bien grands risques, mon ami, lui dit-elle quand ce fut fini. Je vous en remercie mais... je suppose que, du fond de votre lit, vous avez eu le temps de réfléchir à cette triste histoire. J'ai peine à croire que l'on ait pu vouloir la mort de cette famille si honorable. La vengeance est patente pour ce qui concerne le bourreau de Mme de Valaines, mais pourquoi tuer les enfants ?

- Pour qu'il n'y ait plus d'héritiers, madame. Je suppose que quelqu'un devait convoiter le château et les biens. Peut-être ce La Perrière qui fut un des meurtriers et dont le nom est si curieusement semblable.

- Mais il y a une héritière, puisque mon fils a sauvé la petite Sylvie et vous les chartes du château. Et si ces gens n'ont pas trouvé les fameuses lettres...

- Cela nous n'en savons rien, madame la duchesse. En revanche, il est certain que la petite Sylvie courrait un vrai danger si l'un ou l'autre des assassins apprenait qu'elle est toujours vivante. Il faudrait la cacher.

La duchesse releva un sourcil interrogateur :

- Vous pensez à quoi ? À un couvent ? Dieu sait que je vénère les saintes filles qu'ils abritent, mais on ne sait jamais qui se cache sous l'habit de moniale et, surtout, qui est parente de qui. Cela peut être très dangereux.

- Inscrivez-la sous un faux nom ?

- Cela ne me tente guère. Certes, il semblerait que sa place y soit tout indiquée : elle est loin d'être aussi jolie que sa mère. Toutefois, elle est attachante, mignonne... et si petite. Il faut que je réfléchisse plus tranquillement à ce problème. Mais, à propos des lettres que cherchaient ces gens, n'est-il pas possible qu'elles aient été en possession du baron de Valaines et que sa femme l'ait ignoré ?

- Vous pensez qu'il aurait pu aller fouiller lui aussi chez la Galigaï après le passage de sa fiancée ? Chiara était jeune et sans doute un peu effrayée par le fatras de sorcière qui encombrait l'appartement de Leonora. Valaines, beaucoup plus calme et réfléchi, aurait mis la main dessus et, comprenant leur importance, il les aurait tout simplement gardées par-devers lui. Qu'en pensez-vous ?

- Qu'il aurait acquis là une bonne sûreté contre la versatilité et l'ingratitude de la reine Marie ! Il ne lui restait plus, ensuite, qu'à presser son mariage.

- Tout cela est possible, en effet... En attendant, puis-je demander si nous ferons halte à Anet en retournant vers Paris ?

- Oui, pourquoi ?

- Avec votre permission, madame la duchesse, j'aimerais retourner à La Perrière afin d'y visiter de nouveau la librairie.

- Vous ferez comme bon vous semblera.

En quittant Poitiers, le lendemain matin, personne ne comprit pourquoi il était si difficile de faire tenir Sylvie tranquille. La petite fille, la moitié du corps passée par les ouvertures du carrosse [xi], s'efforçait d'apercevoir aussi longtemps que possible la tour de Poitiers son ennemie, une ennemie qu'elle espérait vaincre un jour ou l'autre. Ce fut seulement quand tout eut disparu derrière l'épau-lement d'une colline qu'elle se laissa retomber sur les coussins avec un soupir de satisfaction. Comme Elisabeth tentait d'obtenir une explication, elle lui sourit, ferma les yeux et, roulée en boule comme un petit chat, elle s'endormit le plus naturellement du monde.

Arrivé à Anet, Perceval de Raguenel se donna tout juste le temps de se rafraîchir un peu, chercha les clefs de La Perrière, choisit un cheval frais, siffla Corentin sur le mode qu'ils avaient établi entre eux depuis longtemps - un long, un court, un long - et prit le chemin du petit château. On était au milieu de l'après-midi et il pensait avoir tout son temps pour explorer la bibliothèque, quitte à y passer la nuit.

Alors qu'ils s'attendaient à rompre le silence et

[xi] À l'époque, les voitures n'étaient pas vitrées. On utilisait des rideaux de cuir plus ou moins ornés.

la solitude qui suivent les grands drames, les deux hommes trouvèrent La Perrière portes ouvertes et en pleine activité : de toute évidence, on faisait le ménage, on désherbait la cour, on aérait les literies dont plusieurs exemplaires occupaient les fenêtres.

Étant donné qu'il possédait les clefs, Raguenel s'élançait déjà pour demander des explications à deux hommes pareillement vêtus de gris, le pourpoint largement ouvert sur la chemise et qui se promenaient à pas lents en causant, quand Corentin le retint en saisissant la bride du cheval d'une main ferme : un troisième venait d'apparaître, venant du jardin. Celui-là n'était autre que le garde du Cardinal aperçu dans l'auberge de Limours où il venait payer les frères Mâchefer.

- Quelque chose me dit que vous allez commettre une imprudence, souffla le valet.

- Il faut pourtant que je sache, gronda Perceval qui avait pâli.

- On va essayer de se renseigner, mais faisons le moins de bruit possible. Mieux vaut ne pas attirer l'attention !

Ils tournèrent la tête de leurs chevaux vers le hameau mais ne firent guère plus de cinq pas dans cette direction : le vieil homme qui les avait déjà renseignés une fois était là, derrière le même arbre. Il devait avoir une bonne mémoire car il n'essaya pas de s'enfuir mais, au contraire, vint à la rencontre des cavaliers.

- Vous êtes encore là ? fit Raguenel. Ce n'est tout de même pas votre habitation ?

- Non, mais c'est un bon endroit pour voir des choses...

- Alors, vous allez peut-être pouvoir me renseigner : qui sont ces gens dans le château ?

- Le nouveau maître et des amis à lui...

- Comment cela, le nouveau maître ? Qui lui a permis d'entrer ?

- Notre sire le Roi, il paraît. C'est un M. de La Perrière. Il a dit que le domaine appartenait jadis à ses ancêtres. Alors, maintenant qu'il n'y a plus personne, le Roi le lui a donné. Paraît qu'il est un peu cousin des malheureux qui ont été tués... et puis, il aurait à ce qu'il a dit rendu un très grand service à M. le Cardinal. Et comme M. le Cardinal et le Roi c'est tout un...

Perceval n'en demanda pas davantage. Il avait compris :

- Viens, Corentin ! On rentre. Merci à toi, l'ami ! ajouta-t-il en lançant une pièce d'argent.

- Mais enfin, ça veut dire quoi, tout ça ? demanda Corentin quand ils furent de nouveau dans la forêt.

- Oh ! c'est simple ! Cela veut dire que le massacre n'a pas été inutile, que l'on a trouvé les lettres et que le Cardinal n'est pas un ingrat.

Ce fut ce qu'il répéta à Mme de Vendôme dès son retour à Anet. La duchesse fit la grimace :

- Ainsi, Richelieu installe un de ses hommes à notre porte ? Je n'aime pas du tout cette idée. Elle pourrait signifier son désir d'empiéter peu à peu sur la principauté.

- Il faudra y veiller, mais ce qui m'inquiète le plus c'est Sylvie. Qu'adviendra-t-il d'elle si ce La Perrière apprend qu'il existe encore une Valaines ?

- J'y ai pensé. Le mieux est de changer son nom. Nous avons en Vendômois trois fiefs sans titulaire et mon époux ne verra certainement pas d'inconvénient, lorsqu'il nous sera rendu, à ce qu'on lui en donne un. Notre chancelier, à qui j'en parlerai, se chargera des écritures nécessaires.

- Et quel nom porterait Sylvie ?

- Nous allons choisir ensemble, puisqu'il y en a trois. Nous avons d'abord Cornevache...

- Oh ! madame la duchesse ! Vous n'y pensez pas ?

- Pas vraiment, fit Mme de Vendôme avec un sourire. Nous avons aussi Puits-Fondu et enfin L'Isle qui se trouve à Saint-Firmin.

- Je crois que je préfère le troisième.

- Moi aussi.

C'est ainsi que la petite fille aux pieds nus, rendue orpheline et dépouillée de tout par la barbarie des hommes, retrouva un château, des terres et un nouveau nom que l'on allait lui apprendre patiemment, jour après jour. Et c'est en tant que Mlle de L'Isle qu'elle fut élevée auprès d'Elisabeth dans les demeures des Vendôme. Le temps effaça les souvenirs de la petite enfance ou tout au moins réussit à les enfouir dans les plus secrètes profondeurs de sa mémoire.

Le duc César fut rendu à sa famille quatre ans plus tard, le 29 décembre 1630. Au mois de mars suivant, il quittait la France avec ses deux fils pour aller servir la Hollande. On lui avait redonné le titre de gouverneur de Bretagne, mais sans lui en accorder la fonction. Cette soudaine générosité du pouvoir, il la devait à la tragi-comédie qui s'était jouée le 10 novembre précédent et qui allait porter dans l'histoire le nom de journée des Dupes. Ce jour-là, Marie de Médicis, lancée dans une fureur homérique, chassa Richelieu de chez elle en présence du Roi et exigea qu'on le renvoie à son évêché de Luçon. Or, non seulement le Cardinal ne fut pas destitué mais, lorsqu'il quitta le lendemain le pavillon de chasse de Versailles où il avait rejoint le Roi pour un entretien secret, il était plus puissant que jamais et put tirer de ses ennemis une éclatante vengeance.

Ceux qui avaient soutenu la reine mère durant la journée des Dupes furent arrêtés, y compris le chancelier de Marillac et le maréchal son frère qui porta sa tête au bourreau. Y compris aussi l'aimable Bassompierre qui n'avait commis d'autre faute que de recevoir de Marie de Médicis une lettre compromettante. Mais c'était un sage : enfermé à la Bastille avec tout de même quelques égards, il entreprit d'y écrire ses mémoires. La reine mère elle-même fut exilée à Compiègne d'où, craignant pour sa vie, elle s'enfuit vers la Hollande. Tous événements qui donnèrent fort à penser à Perceval de Raguenel. Il fut, dès lors, évident pour lui qu'au moins l'un des assassins - sans doute le chef - avait bel et bien trouvé ce qu'il cherchait et que les fameuses lettres parvenues au Cardinal l'avaient puissamment aidé au moment de son combat sans merci avec la reine mère. Les avait-il remises au Roi ? C'était là un secret qui trouverait peut-être sa réponse quand celui-ci permettrait à sa mère de revenir à la Cour [xii].

Le Grand Prieur Alexandre fut moins heureux que son frère. Après deux années de détention, il mourut au donjon de Vincennes, le 8 février 1629, d'une maladie dont certains pensèrent que le poison pouvait y être pour quelque chose. Peut-être parce qu'il occupait la chambre où était mort le maréchal d'Ornano, chambre dont Mme de Rambouillet disait qu'elle valait " son pesant d'arsenic "... Mme de Vendôme veilla à ce que le corps embaumé de son beau-frère fût inhumé dans la collégiale Saint-Georges desservant le château de Vendôme, avec tous les honneurs dus à son rang.

Ainsi s'étendit au fil des années le pouvoir du cardinal de Richelieu, soutenu par un roi conscient de sa valeur. La lourde main du ministre s'abattait sans pitié sur les plus grands dont les rébellions, les conspirations entraînaient souvent des provinces, quand ils ne pactisaient pas avec l'ennemi. Deux Montmorency périrent sur l'écha-faud : le premier, bretteur impénitent, pour avoir nargué la sévère loi interdisant le duel (il s'était battu en pleine place Royale, en plein midi et devant l'édit affiché), le second, le duc Henri, à cause de l'une de ces éternelles machinations où

[xii] Elle ne revint jamais.

trempait Gaston d'Orléans, toujours lâche et toujours impuni. Mais l'ouvrage France se faisait. Les protestants étaient vaincus à La Rochelle et le duc de Buckingham, le fol amoureux d'Anne d'Autriche, assassiné par Felton, un huguenot fanatique, ne gênerait plus personne. Restait l'Espagne, l'ennemie acharnée en dépit des liens de famille, assise aux frontières du nord comme à celles du sud, l'Espagne que la reine de France soutenait en secret...

Cependant, François devenait un homme, un guerrier comme le souhaitaient les siens. Depuis longtemps il avait oublié la petite Louise Séguier, morte de la variole au château de Sorel. D'autres visages étaient venus remplacer celui de son premier émoi. Follement brave, follement séduisant, il accumulait faits d'armes et conquêtes féminines, blessures aussi, pour le plus grand chagrin de la petite fille aux pieds nus. Sylvie, en effet, grandissait elle aussi et l'amour qu'elle lui avait porté dès le premier regard grandissait avec elle...

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