Juliette Benzoni LA CHAMBRE DU ROI

PREMIÈRE PARTIE DISPARUE !

CHAPITRE I OÙ MME DE MONTESPAN POSE DES QUESTIONS

La Reine est morte !

Renvoyés de murs de marbre en parois de glace, les mots redoutables ont parcouru l’immense palais plus vite qu’un vent de tempête figeant sur place gardes, serviteurs et courtisans. Quoi, déjà ? Quoi, si tôt ? Alors qu’on avait à peine eu le temps de la savoir malade et qu’elle avait fait preuve d’une si belle santé lors du récent voyage dans les provinces de l’Est ? Mais la sombre nouvelle continuait sa course, passant sur la ville, sur la campagne, sur Paris enfin où les cloches des églises se mirent à sonner le glas... repris peu à peu par la France entière.

Comme elle paraissait grande tout à coup la petite souveraine timide et douce, écrasée par son trop profond amour pour un roi qui l’avait si souvent ravalée - elle, une infante ! - au rang de faire-valoir de ses trop nombreuses maîtresses, l’obligeant à leur donner rang dans sa maison et à partager avec elles son carrosse lorsque l’on partait en voyage. Il n’allait guère montrer de douleur pour sa disparition.

Après avoir versé quelques pleurs sur sa dépouille mortelle encore tiède - ce n’était un secret pour personne que Louis XIV avait la larme facile ! -, il s’était hâté de se conformer à l’usage interdisant au Roi de résider sous le même toit qu’un défunt en se réfugiant chez Monsieur, son frère, au château de Saint-Cloud tandis que l’on exposait Marie-Thérèse sur son lit jusqu’au lendemain - 31 juillet 1683! - où son corps fut livré à l’autopsie des médecins et aux embaumeurs. On ne revit, brièvement, le souverain que deux jours après.

Le 2 août, par une chaleur de four encore augmentée, en dépit des volets fermés, par les multiples cierges allumés, c’était dans le Grand Cabinet de la Reine la parade rituelle des hommages. Devant le catafalque dressé sous un dais de velours noir à franges d’argent où se répétaient les armes de la défunte défilèrent d’abord la maison religieuse, évêques, prêtres, aumôniers. Deux hérauts d’armes en longue robe noire se tenaient au bas des marches pour présenter les goupillons trempant dans l’eau bénite. Un quarteron de dames de la Reine en grand habit de deuil assurait la veillée, se relayant toutes les deux heures avec le secours d’autres appartenant à la plus haute aristocratie.

Le Roi vint enfin, à la tête de sa famille, jeter quelques gouttes sur le corps de sa femme. Tous portaient d’amples manteaux noirs à traîne dont la longueur était proportionnée au rang de chacun[2] De même pour les crêpes noués autour des chapeaux.

Louis XIV arborait la mine compassée exigée par l’événement. Il permit même à deux ou trois larmes de glisser le long de sa joue, s’inclina, marmotta une courte prière, aspergea ce corps qui lui avait toujours été si obéissant puis alla saluer, sur un petit autel voisin, le réceptacle de vermeil doublé de plomb dans lequel était déposé le cœur de son épouse qui s’en irait tout à l’heure rejoindre en la chapelle du Val-de-Grâce celui d’Anne d’Autriche, sa mère, sa tante et la belle-mère de la morte.

Cela fait, Sa Majesté regagna son appartement pour troquer sa vêture funèbre contre une cravate et des manchettes de fine toile blanche, monta dans son carrosse et partit pour Fontainebleau où l’attendaient les plaisirs de la chasse.

Cependant, à Versailles et quelques instants après le départ du Roi, Mme de Montespan et la duchesse de Créqui, que venaient de relever de leur faction la duchesse de Chevreuse et la comtesse de Gramont, quittaient la chapelle ardente avec soulagement et descendaient l’escalier tendu de crêpe comme tout le reste de l’appartement royal pour chercher dans le parc un air plus respirable. La marquise semblait soucieuse. Sa compagne, qui la connaissait depuis longtemps, lui en fit la remarque :

— On dirait que quelque chose vous tourmente ?

— En effet. Sauriez-vous me dire où est passée la petite Saint-Forgeat ? Depuis que je suis rentrée de Clagny afin d’assurer jusqu’au bout mes fonctions de surintendante de la Reine, je ne l’ai aperçue nulle part.

— Je n’en sais pas plus que vous. Elle semble s’être volatilisée le jour de la mort de notre pauvre Marie-Thérèse.

— Volatilisée ? Comment cela ?

— C’est, je crois, le terme qui convient. Elle a quitté la chambre mortuaire peu après le passage du Roi. Elle est même partie en courant ! Pour ce que j’ai pu en savoir, elle l’a suivi jusque chez lui. On l’a vue entrer dans le cabinet de travail de Sa Majesté mais on ne l’a pas vue en sortir...

Les beaux yeux bleus de la Montespan s’arrondirent :

— Cela n’a pas de sens ! Elle a bien dû le quitter à un moment ou à un autre ? Il n’y a pas de chausse-trappes chez le Roi et l’on m’a dit qu’il est parti pour Saint-Cloud immédiatement après le décès. Il ne l’a tout de même pas emmenée ?

— Non. Non, bien sûr, mais il se peut qu’il lui ait conseillé de s’y rendre. Ne fût-ce que pour rejoindre son époux qui est à Monsieur. En outre, elle-même a été longtemps fille d’honneur de Madame. Etant à nouveau sans charge, ce serait assez naturel. Ce qui m’a surprise, c’est la soudaineté de ce départ sans rien dire à personne. Et aussi qu’elle n’a pas pris sa place parmi nous lors des veillées... à moins qu’elle ne se soit sentie subitement incommodée. Ce qui n’aurait rien d’étonnant venant d’une jeune mariée...

— Vous pensez qu’elle pourrait être enceinte ? Avec l’époux qu’elle a, cela relèverait du miracle.

— Quoi d’autre ?

— Évidemment...

Connaissant la piété peut-être un peu forcée de la duchesse, Mme de Montespan se garda d’ajouter que si grossesse il y avait il faudrait que le Saint-Esprit s’en soit mêlé, ce qui n’était guère probable, mais, désireuse de poursuivre son enquête, elle prit congé de sa compagne sous le prétexte d’une lettre à écrire, la laissa seule continuer sa promenade et revint vers le château. Tant que le corps de la souveraine était à Versailles, elle conservait sa fonction de surintendante de la Reine et Charlotte étant toujours sous sa juridiction, elle gagna la chambre qu’occupait normalement la seconde dame d’atour au-dessus de l’appartement de Marie-Thérèse. Et trouvant fermée la porte sur laquelle on avait écrit à la craie « Pour Mme la comtesse de Saint-Forgeat », elle appela une camériste pour se faire ouvrir. Le logement, petit mais plus confortable que beaucoup d’autres, était dans un ordre parfait. Tellement même qu’il ne semblait pas habité. Aucun objet personnel - flacon de parfum, écharpe ou boîte à poudre - n’occupait la table à coiffer. Elle rappela la fille qui s’était retirée par respect :

— On dirait que cette chambre n’est pas occupée. Quand avez-vous vu la comtesse pour la dernière fois ?

— Au matin de la mort de Sa Majesté. Mme la comtesse avait passé la nuit chez la Reine, elle est revenue pour se laver et changer de vêtements après quoi elle est repartie. J’ai tout remis en ordre et j’ai ensuite fermé à clef comme à l’accoutumée mais vers le soir, j’ai pu constater que la porte était ouverte, les coffres aussi et qu’il manquait une robe, un manteau, du linge et des objets de toilette sans compter un sac. Pensant que Mme la comtesse s’était absentée pour peu de temps, j’ai rangé une fois de plus, refermé, mais je ne l’ai pas revue. Peut-être a-t-elle rejoint son époux...

En emportant un si petit bagage ? Quand on connaissait les habitudes vestimentaires de celui-ci, c’était impensable ! Même en période de deuil et même chez Madame Palatine qui se souciait des ajustements comme d’une guigne ! Décidément, il y avait là un mystère que la marquise décida de percer. Elle détestait en effet les questions sans réponses et trouvait bizarre, à présent, que le dernier lieu où était entrée la jeune femme fût le cabinet du Roi. À moins que...

L’aimable attention que Louis XIV accordait après le mariage à la jeune et ravissante Charlotte, attention que Mme de Montespan s’était efforcée de favoriser dans le but de le détourner de l’insupportable Maintenon, pourrait être la cause d’une disparition si soudaine. La Reine n’étant plus - c’est-à-dire l’obstacle opposé aux désirs du Roi dont Athénaïs connaissait la violence mieux que quiconque -, celui-ci aurait pu faire en sorte d’éloigner la nouvelle comtesse et de la garder en un lieu discret où elle serait en son pouvoir, auquel cas elle n’avait nul besoin d’une garde-robe qui lui serait rendue au centuple accompagnée de quelques joyaux. Il suffisait de se souvenir de la façon cavalière dont il avait usé trois ans plus tôt à rencontre d’Angélique de Fontanges qu’il était allé déflorer en pleine nuit au Palais-Royal, chez Monsieur son frère, pour l’enlever à la vue de tous le lendemain matin.

Charlotte l’ayant librement rejoint dans son cabinet, il avait dû saisir l’occasion qui lui était offerte sur un plateau et envoyer la belle l’attendre à Fontainebleau ou plutôt quelque part dans les environs... L’idée était en vérité très séduisante et il se pourrait, finalement, que Mme de Saint-Forgeat se retrouvât enceinte un jour prochain, ce qui serait du dernier bouffon ! La tête de la Maintenon serait alors à peindre !

Évidemment, Charlotte ne lui avait pas caché qu’elle n’avait aucune attirance pour le Roi, mais elle savait aussi, d’expérience, qu’il était difficile de lui résister quand il voulait s’en donner la peine. Elle aurait ensuite des remords mais ce serait sans importance en considération de l’objectif recherché: éliminer la vieille garce !

Le réconfortant optimisme de la marquise s’évanouit rapidement. En regagnant son appartement, elle rencontra la princesse de Lillebonne accoudée à l’une des fenêtres donnant sur la cour de Marbre. Elle s’approcha mais ne vit rien de plus qu’une voiture aux armes du duc de La Rochefoucauld se dirigeant vers la sortie du château :

— Vous vous intéressez à ce point à ce cher duc ? demanda-t-elle en riant.

— A lui, non, mais à ce qu’il y a dans son carrosse. Il est tout bonnement en train d’emmener la Maintenon rejoindre le Roi à Fontainebleau. Je l’ai entendu dire, tout à l’heure, que sa présence serait pour lui le meilleur des réconforts...

— Alors que la Reine n’a pas encore quitté Versailles ? Oh, non !

— Oh, si ! Je crains qu’il ne nous faille nous préparer à des jours plus austères que par le passé...

— J’espère qu’il n’irait pas jusqu’à donner à la veuve Scarron la place d’une infante d’Espagne ?

Née Vaudémont-Lorraine, la princesse était l’une des plus hautes dames du royaume. En outre, elle n’aimait pas Louis XIV :

— Je l’en crois parfaitement capable, laissa-t-elle tomber, dédaigneuse. Cette femme ne cesse de lui ressasser qu’elle veut le réconcilier avec Dieu et rouvrir pour lui les portes du Ciel !

— Comme si elles avaient quelque chose à voir avec celles du Paradis ! Il faut lui faire sentir la différence !

— Il approche de la cinquantaine ! C’est l’âge dangereux.

— Le sera-t-il moins sous la férule d’une pédagogue, qui, elle, l’a dépassée ?

— Lui préféreriez-vous une jeunesse à l’instar de la pauvre Fontanges ? Ironisa Mme de Lillebonne.

— Ma foi oui ! Cent fois oui ! Au moins la Cour n’était pas ce lieu sinistre qu’elle s’apprête à devenir !...

Ayant dit, Mme de Montespan rentra chez elle, changea son grand habit de deuil pour des effets moins solennels, commanda ses chevaux et partit pour Saint-Cloud où elle savait que Madame était repartie.

Elle était très amie de Monsieur, un peu moins de son épouse, qui, de mœurs pures, n’avait guère apprécié ses fulgurantes amours avec son beau-frère mais appréciait son esprit, volontiers mordant, sa vitalité et sa générosité envers les pauvres. Aussi la fit-elle introduire dès qu’on la lui annonça bien qu’elle-même fût en négligé pour mieux affronter la chaleur.

Pour une fois, Madame n’était pas à sa table à écrire mais étendue sur une méridienne. Un éventail à la main, elle reniflait vaillamment les larmes qu’elle ne pouvait empêcher de couler. Ce que voyant, Mme de Montespan, du fond d’une irréprochable révérence, la pria d’excuser une arrivée à un moment inopportun :

— Non, non, ne vous excusez pas. Cela me fait plaisir de voir une personne qui ne se croit pas obligée d’avoir l’air de porter Dieu en terre ! Toutes ces mines confites sont insupportables quand on éprouve un réel chagrin.

— Je sais que Madame aimait beaucoup la Reine...

Elle n’ajouta pas - ce que nul n’ignorait d’ailleurs !

— Que ce cœur candide aimait encore plus le Roi, mais autrement... Une des raisons pour lesquelles ce même cœur exécrait Mme de Maintenon.

— C’est vrai, je l’aimais bien. Elle m’a été une véritable amie. A présent venez-vous asseoir, je vais vous faire apporter de la limonade fraîche. Et dites-moi ce qui vous amène, vous semblez soucieuse.

— Et je le suis. Votre Altesse saurait-elle où est Charlotte de Fontenac... je veux dire Mme de Saint-Forgeat ?

— Ma foi, je l’ignore. Vous la croyiez ici ?

— Ce serait naturel. La mort de Sa Majesté la laisse sans emploi, comme moi d’ailleurs, et si l’on tient compte des liens qui l’attachent à Madame. Sans parler du fait que son époux...

— ... est chez le mien ? Ce n’est pas une bonne raison : ils n’ont pas dû se voir deux fois depuis leur mariage. Quant à être près de moi, ce serait logique. Mon intention est, en effet, de la réclamer. Mais pourquoi la cherchez-vous ?

— Parce qu’elle s’est littéralement volatilisée. La dernière fois qu’on l’a vue, la Reine venait de s’éteindre et elle se précipitait à la suite du Roi pour en obtenir un entretien.

— Pourquoi tant de hâte ? Que pouvait-elle avoir de si important à lui dire ?

— Je n’en sais rien. Je vous le répète, je n’y étais pas mais quelqu’un m’a dit qu’elle paraissait bouleversée.

— Et ce quelqu’un n’a pas eu la curiosité d’attendre qu’elle en sorte ? Un manque d’intérêt plutôt rare à la Cour.

— J’en suis bien consciente mais c’est ainsi... J’avoue m’être arrêtée un instant sur l’idée que... enfin que la petite plaisant visiblement à notre Sire et...

— ... et vous avez pensé que, définitivement veuf, le Roi aurait pu la... subtiliser, de la façon dont il s’y est pris avec la Fontanges mais plus discrètement, et l’envoyer l’attendre quelque part ?

La superbe Montespan hésitait, gênée, rougissait même, et c’était un spectacle inattendu que Madame dégusta avec gourmandise. Ce qui eut l’avantage de la distraire de son chagrin. Elle en rajouta :

— D’autant qu’il ne l’a mariée que pour lui faire quitter l’état de fille, ce cher Saint-Forgeat possédant les qualités appréciables d’un mari sourd, muet et aveugle ? L’idée est bonne, c’est certain.

— Malheureusement j’ai dû y renoncer. Avant de venir j’ai vu le duc de La Rochefoucauld partir pour Fontainebleau en compagnie de la Maintenon...

— Oh non !...

— Si, hélas ! Il paraîtrait qu’elle seule soit capable d’apaiser l’immense douleur du Roi ! Quelques rares larmes quand elle s’est éteinte, quelques gouttes d’eau bénite, voilà ce que cette pauvre femme a obtenu de lui. Et j’ai bien peur que ce soit tout.

— Il reviendra pour les funérailles, j’espère ?

— J’aimerais en être sûre !

Le ton était plus que dubitatif et Madame s’en offusqua. Pourtant il fallut se rendre à l’évidence : quand, le 10 août au soir, Marie-Thérèse prit le chemin de Saint-Denis, son époux n’y était pas. Seules avec les dames de la Reine cinq princesses l’accompagnaient : la Dauphine, Madame, la princesse de Conti, Mlle de Montpensier et Mlle de Bourbon. Côté hommes : Monsieur et le pauvre petit Vermandois qui n’avait plus longtemps à vivre et pleurait à chaudes larmes. Dix gardes du corps à cheval escortaient le corbillard suivi d’une soixantaine de « pauvres » en habits gris, mais de Roi point !

Tout au long du parcours nocturne passant par Ville-d’Avray, Saint-Cloud, le bois de Boulogne, la porte des Sablons et la plaine Saint-Denis, il y avait foule dont une partie grossit le cortège et enfin le grand appareil funèbre fut installé dans le chœur de la nécropole des rois de France pour y attendre la solennelle cérémonie du 1er septembre en présence du Dauphin, des cours souveraines du Parlement, des Aides et des Monnaies, de l’Université, du Châtelet, du Corps de Ville et, bien entendu, de tous ceux et toutes celles qui étaient déjà là le 10 août... La messe fut célébrée par l’un des aumôniers de la Reine et l’illustre Bossuet prononça une admirable... et interminable oraison : « Elle [la Reine] est sans reproches devant Dieu et devant les hommes : la médisance ne peut attaquer aucun endroit de sa vie depuis son enfance jusqu’à sa mort et une gloire si pure, une si belle réputation est un parfum précieux qui réjouit le ciel et la terre... »

Préférant entendre chanter les oiseaux sous les beaux ombrages de Fontainebleau, Louis XIV n’en entendit rien et ne participa pas davantage à la messe de Notre-Dame où Paris rendit hommage à sa souveraine défunte.

On sut plus tard qu’au moment où Mme de Maintenon parut devant lui, en grand deuil et affichant une mine affligée, il n’avait pu s’empêcher de rire :

— Grand Dieu, Madame, vous voilà accommodée comme si vous veniez de porter en terre toute votre famille ! Je ne vous croyais pas si cruellement atteinte.

— Le prenez-vous ainsi ? Ma foi, je ne m’en soucie pas plus que vous !

Et de rire à son tour... Pour ces deux-là, la page était tournée.

Quand les cérémonies s’achevèrent, il y avait un bon mois que Marie-Thérèse s’était éteinte et personne n’avait revu Charlotte. Questionné par Madame, Adhémar de Saint-Forgeat parut tomber de la lune : il ne savait pas où avait pu passer une épouse dont il ne se souciait guère, se pliant ainsi à la convention tacite passée entre eux au lendemain des noces. Il se contentait d’espérer qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux.

— Que veux-tu qu’il lui soit arrivé de fâcheux ? Ironisa le chevalier de Lorraine qui passait par là. C’est une trop jolie femme pour n’être pas courtisée. N’étant plus astreinte au service un brin austère de notre défunte reine, elle s’est peut-être accordée une récréation bien méritée ?

Le sarcasme entama la belle sérénité conjugale :

— Récréation ? Comment l’entends-tu, chevalier ?

— Simplement qu’elle peut passer avec un autre la lune de miel que tu n’as pas jugé utile de lui offrir ! La nature a horreur du vide. Les femmes aussi.

— Et mon honneur, alors ? Brama Saint-Forgeat. Qu’est-ce que tu en fais ?

— Messieurs, messieurs ! Intervint Madame. Je ne pense pas qu’il y ait matière à plaisanterie...

— Mais je ne plaisante pas, moi !

— J’en suis persuadée et M. de Saint-Forgeat a entièrement raison de s’insurger contre une supposition du plus mauvais goût. Mlle de Fontenac...

— Est la fille de sa mère... ce qui dit tout ! répliqua aigrement Lorraine.

— En ce cas que n’avez-vous empêché votre cher ami de l’épouser au lieu de l’y pousser comme vous l’avez fait ? De plus, c’est d’une méchante âme que de jeter la suspicion sur une jeune fille que j’affectionne particulièrement et que je connais suffisamment pour savoir que, fût-elle emportée par la passion la plus folle, elle n’aurait pas choisi, pour s’y abandonner, le deuil incommensurable qui nous frappe. Elle aime la Reine qui lui a été secourable et lorsque celle-ci a expiré on a pu la voir, éperdue de chagrin, courir chez le Roi en implorant la faveur d’une courte audience. C’est depuis ce moment qu’elle a disparu.

— Personne ne l’a revue ?

— Personne. Cela devrait suffire pour retenir votre langue de vipère, monsieur le chevalier de Lorraine !

L’argument porta. Non seulement le beau Philippe ne riposta pas mais son sourcil se fronça tandis qu’il jetait à son « confrère » un regard perplexe :

— En d’autres termes, c’est à Sa Majesté qu’il faudrait poser la question ? Tu pourrais t’y risquer, Saint-Forgeat !

— Moi ? Que j’ose aller demander au Roi ce qu’il en a fait ?

— Pourquoi pas ? Après tout, c’est ta femme...

— Le beau mari qu’elle a là! Persifla Madame. Soyez en repos, Messieurs. Ce qui vous effraie tant ne me fait pas peur à moi ! Je verrai le Roi.

Au moment même où elle prenait cette décision, quelqu’un d’autre était justement en train de l’exécuter. Mme de Montespan avait trop vécu dans l’intimité de Louis pour le redouter en quoi que ce soit. La disparition de Charlotte l’agaçait et elle était décidée à en savoir le fin mot. Aussi quand Louis sortit de la chapelle sur un dernier signe de croix et en refermant pieusement son missel, le passage lui fit-il brusquement barré par la révérence de la marquise étalant devant lui un flot de taffetas moiré gris et bleu.

— Sire, dit-elle en arborant son plus éclatant sourire, je prie le Roi de bien vouloir m’entendre en audience privée.

— Vous voulez nous parler, Madame ? Mais de quoi ?

— D’un fait que Votre Majesté jugera peut-être de peu d’importance mais qui en a pour moi.

— Eh bien, faisons quelques pas ensemble.

— Le Roi sait le plaisir que j’éprouve à cheminer auprès de lui mais c’est un si grand bonheur que je souhaite le savourer seule ! répondit-elle en jetant un coup d’œil à sa rivale qui se tenait derrière Louis XIV, les paupières modestement baissées. Surtout aujourd’hui où ce que j’ai à dire n’est pas pour toutes les oreilles. Le cabinet de Votre Majesté me paraît l’endroit idéal.

— Soit ! Venez ! ... Nous nous verrons plus tard, Madame, ajouta-t-il à l’intention de la Maintenon qui s’éloigna, visiblement à regret, après avoir plié légèrement le genou sous le regard narquois de la toujours belle Athénaïs.

Cinq minutes plus tard, les Suisses de garde refermaient sur le couple les portes du cabinet royal. Louis donna son chapeau, ses gants et son livre d’heures à son valet qu’il fit disparaître d’un geste et alla s’asseoir à son bureau en indiquant un siège à sa visiteuse :

— Voilà ! Nous sommes seuls ! Parlez mais faites vite : j’ai beaucoup à faire aujourd’hui. Que voulez-vous ?

— Poser une question à Votre Majesté... si Elle le permet !

— Posez-la.

— Je désire savoir où est passée Mme de Saint-Forgeat que l’on n’a pas revue depuis le jour funeste où la Reine nous a quittés.

— Sommes-nous censé le savoir ?

Le pluriel de majesté et le sourcil froncé n’échappèrent pas à la marquise, mais elle en avait déjà vu d’autres :

— Je ne sais pas qui le saurait mieux que le Roi. Elle est entrée en ce lieu, bouleversée à l’extrême, et, selon ce que j’ai pu savoir, elle n’en n’est jamais ressortie.

— Vous devriez songer à ce que vous dites, Madame, et à qui vous vous adressez. Qu’êtes-vous allée imaginer ? Que nous la tenons cachée dans un placard depuis plus d’un mois ?

— Cela n’aurait pas de sens. Le Roi est parti pour Saint-Cloud aussitôt après.

— Alors ? Nous pouvons vous assurer qu’elle était encore présente lorsque nous avons quitté ce palais et que nous ignorons ce qu’il est advenu d’elle.

— Elle est restée seule dans cette pièce ?

— Vous questionnez beaucoup, Madame, ce qui n’est pas l’usage quand on s’adresse au Roi. Et vous devriez le savoir !

— Certes, Sire. J’ai connu une époque... merveilleuse où nous riions sans retenue après l’amour, quand pour moi le Roi s’appelait Louis... Sire, j’ai de l’amitié pour cette petite Charlotte... peut-être en raison d’une ressemblance qui éveille en moi quelques remords mais aussi parce que le sort semble s’acharner sur elle, la privant l’une après l’autre de ses protections.

— Elle a un époux que je sache ? Et n’oubliez pas, Madame...

— Il y a surtout quelqu’un qui donne l’impression de s’être donné à tâche de la détruire et ne me demandez pas qui parce que vous le savez aussi bien que moi et que, de toute façon, je ne répondrai pas. Et c’est pourquoi j’ose répéter ma question qui sera la dernière : est-elle restée ici ?

— Non. Elle était avec Louvois lorsque nous sommes partis ! Cela devrait vous rassurer. Il est de vos amis je crois ?

— Assurément ! Pourtant ce n’est pas à lui que je confierais une jeune femme aussi belle que Mme de Saint-Forgeat. Ses appétits sont exigeants et sujets parfois à d’étranges explosions.

— En auriez-vous fait l’expérience ?

— Il n’aurait osé. C’eût été faire montre d’une rare outrecuidance que de s’aventurer sur les terres du plus grand roi du monde. Elles sont à jamais inviolables...

La flatterie était un peu grosse, mais la Montespan connaissait son Louis XIV comme sa poche. Et, en effet, il s’adoucit notablement, prenant même un air rêveur qui ne lui allait pas :

— De bien jolies terres ombreuses et douces où il faisait si bon s’égarer.

Une soudaine vague d’espérance s’enfla dans le cœur de la marquise... mais retomba à peine née :

— Sire ! Émit une voix soyeuse, ne vaudrait-il pas mieux dire la vérité à Mme de Montespan plutôt que la laisser se perdre dans d’étranges conjectures ?

La Maintenon ! Elle était là, sortie d’on ne savait où et sans qu’on l’eût appelée, ce qui pouvait être lourd de significations, mais le sang Mortemart était au-delà de ces contingences. Du haut de sa superbe, Athénaïs toisa l’intruse :

— Tiens ! Vous étiez donc là ou bien conservez-vous toujours cette curieuse habitude d’écouter aux portes ?

A sa fureur rentrée, Louis XIV vola au secours de sa confidente :

— Voilà un ton qui ne convient plus, marquise ! Mme de Maintenon peut entrer quand elle le veut depuis que je lui ai confié le salut de mon âme...

— Le père de La Chaise serait-il souffrant au point de requérir l’aide de Madame ? Voilà une bien mauvaise nouvelle car c’est un homme d’esprit à tous les sens du terme. Ce qui n’est pas le cas pour tout le monde !

— Cessez ce jeu, Madame ! Il me déplaît !

— Le Roi m’en voit désolée mais pourquoi ne pas suivre le conseil que l’on vient de lui donner ? Quelle est cette vérité que je devrais connaître ?

— Avec la permission de Sa Majesté, je la dirai donc : Mme de Saint-Forgeat a offensé le Roi. Il n’a pas jugé bon d’en entendre davantage et a laissé à M. de Louvois le soin de calmer la jeune furie.

— Une furie ? Charlotte ? Alors que la mort de la Reine l’avait plongée dans la détresse ?

— Comment le savez-vous ? Vous n’y étiez pas.

— D’autres y étaient qui me l’ont rapporté. Mais puisque vous êtes si savante, Madame, me direz-vous en quoi cette pauvre enfant a pu offenser Sa Majesté ?

— Je n’ai pas de vos curiosités intempestives, Madame. Je sais qu’elle s’est rendue coupable mais j’ignore en quoi ! fit la Maintenon vertueusement.

— Tiens donc ? Ne serait-ce pas plutôt vous qui auriez à vous en plaindre. Cela doit être puisque depuis son arrivée à la Cour vous n’avez cessé de la poursuivre de vos mauvais procédés.

— Moi ? Vous affabulez, Madame ! Je n’avais nulle raison...

— Que si ! Trop jeune, trop belle et surtout il y a cette ressemblance que vous jugez dangereuse !

— Votre mémoire vous joue des tours, Madame. Ce n’est pas moi qui ai supplanté et réduit au désespoir Mlle de La Vallière.

— Peut-être le regrettai-je plus que vous ! On n’est pas maître de son cœur lorsque l’on aime et que s’efface ce qui n’est pas l’objet de la passion...

Elle vibra un instant, cette passion, dans la voix chaude de l’ancienne favorite, trouvant un écho inespéré dans le cœur de Louis. Il se tourna vers la Maintenon :

— Merci d’avoir voulu m’aider, Madame, fit-il avec douceur, mais j’aimerais achever cet entretien... Nous nous verrons plus tard !

Il n’y avait rien à ajouter sinon saluer et se retirer. Seules les joues de la Maintenon marquées d’une soudaine plaque rouge traduisaient une colère contenue. Ravie de cette petite victoire, Athénaïs se garda sagement de la commenter. Louis, d’ailleurs, s’approchait d’elle avec, au fond des yeux, une flamme qu’elle n’espérait plus y voir :

— Reste-t-il quelque chose de cette passion ? murmura-t-il, si proche qu’elle put sentir son souffle. Ou serait-ce qu’elle n’est plus que cendres ?...

— Les braises demeurent ardentes sous la cendre. Elles ne demandent qu’à reprendre vie...

Puis survint un silence étrangement vivant, si l’on en croit une sorte de grondement sourd auquel répondit un soupir. Quand leurs lèvres se déprirent, Athénaïs entendit :

— J’irai chasser dans les parages de Clagny tout à l’heure. Va m’y attendre !

En quittant le cabinet royal, elle avait un peu oublié la raison qui l’y avait amenée... Comment penser à autre chose qu’à ces heures à venir où le soleil allait embraser à nouveau son lit solitaire ? Elle partit aussitôt pour son château de Clagny.

Quant à Madame, elle dut s’aliter, terrassée par une vilaine grippe qui l’isola et l’empêcha de rendre visite au Roi comme elle en avait formé le projet. Là-dessus, la Cour partit pour Fontainebleau, ce qui lui permit à sa grande satisfaction de rester à Saint-Cloud afin d’y soigner ses incommodités.

A peine y était-on qu’une tragi-comédie s’y joua. Le Roi, ayant reçu de Versailles un courrier lui apprenant que les premiers travaux entrepris pour la construction de l’aile nord venaient de s’effondrer, piqua une verte colère dont il déversa le trop-plein sur Colbert, responsable selon lui de ce désastre puisqu’il avait la haute main sur les bâtiments royaux, lui reprochant d’avoir mal choisi ses entrepreneurs :

— Ou les hommes ne valent rien, ou ce sont les matériaux employés sur lesquels on cherche peut-être quelques bénéfices ! Mon palais mérite que l’on en prenne mieux soin. Veillez à ce que cela ne se reproduise pas !

— Sire, émit le ministre devenu livide, jamais le Roi ne m’a parlé sur ce ton et je ne croyais pas...

— Cela veut dire seulement qu’il y a un commencement à tout ! Vous savez pertinemment que j’exige la perfection ! Allez faire en sorte que le dommage soit prestement réparé !

Quelques minutes plus tard, Colbert, étouffant d’une rage qu’il avait bien été obligé de ravaler, quittait Fontainebleau, touchait à Versailles pour en déverser le surplus sur les maîtres d’œuvre, rentrait dans son hôtel parisien pour s’y coucher. Trois jours après, il était mort... Cela jeta un froid.

En effet, Mme Colbert, voyant son époux se renfermer chez lui et refuser de se nourrir, avait envoyé un messager au Roi pour lui faire part de la situation, celui-ci daigna remettre en retour un bref billet commandant à son ministre de se nourrir et de prendre soin de lui. Mais Colbert ne voulait plus répondre.

« C’est au Roi des rois que je vais rendre des comptes à présent... »

C’en était fini pour lui des casse-tête chinois que représentaient les incessantes exigences financières d’un roi bâtisseur trop fastueux. Il partit sinon heureux, du moins soulagé de déposer une charge devenue accablante pour ses épaules de soixante-quatre ans. Les nombreux ennemis de ce grand ministre à la politesse glacée - que Mme de Sévigné avait surnommé « le Nord » - s’en réjouirent comme son rival, Louvois, investi désormais d’une sorte de toute-puissance.

Cependant, cette mort survenue si rapidement après celle de la Reine étendit un voile de brume sur une cour qui se voulait la plus brillante du monde. Cette fin avait été trop soudaine et l’idée du poison revint s’infiltrer entre les groupes chamarrés des courtisans. Marie-Thérèse, alors en pleine santé, avait disparu en à peine quatre jours. Colbert, bâti à chaux et à sable, taillé pour vivre cent ans, n’en avait pas mis davantage. C’était troublant. D’autant qu’à dater de cette époque, il fut vite évident que le mode de vie du Roi changeait sensiblement et se tournait vers la vertu, consacrant aux exercices de piété la majeure partie du temps, voué naguère encore aux folies de la chair. Le port du chapelet et du livre d’heures devint alors plus courant chez les dames que celui de l’éventail et le clan des dévotes s’augmenta de recrues inattendues comme la comtesse de Gramont, la duchesse du Lude, Mme de Soubise, Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, et même cette dernière. À l’unisson du Tout-Versailles, la belle marquise se posait cette question : le Roi allait-il se remarier ?

À quarante-cinq ans et doté des appétits qu’on lui connaissait, il semblait difficile qu’il pût vivre seul. Ce retour inopiné aux bonnes mœurs était-il destiné à convaincre une quelconque princesse européenne de prendre la place - si peu enviable tout compte fait ! - de l’infante défunte ? Le moment serait mal choisi dans ce cas de pousser dans son lit une jeune femme aussi ravissante que Charlotte, même s’il pouvait être utile de la ressortir une fois le mariage accompli. Aussi Mme de Montespan préféra-t-elle cesser jusqu’à nouvel ordre de poser des questions... Surtout si le sort de la jeune femme était actuellement entre les mains de l’universel Louvois ! Qui était d’ailleurs de ses amis...

Il y avait pourtant dans Paris quelqu’un que ce sort tourmentait. C’était Mlle Léonie des Courtils de Chavignol, qui avait veillé sur la fillette de la mort de son père jusqu’à son entrée chez les Ursulines de Saint-Germain d’où elle avait fini par s’enfuir ! Et cela depuis qu’un certain matin - celui du 28 décembre précédent - le jeune policier Alban Delalande, chez qui elle avait trouvé refuge après avoir été jetée à la rue par la mère de Charlotte, était rentré rue Beautreillis blême, le regard éteint, visiblement à bout de forces et, sans penser à lui dire bonjour, s’était emparé d’une bouteille de vin qu’il avait entrepris de vider jusqu’à la dernière goutte avant de s’affaler sur la table, secoué de sanglots. Ce spectacle s’était interrompu quand un lourd sommeil avait remplacé ce bruyant désespoir durant lequel la vieille demoiselle n’avait pas bronché. Assise sur un tabouret, elle était restée là, les mains nouées sur son giron sans dire un mot, sachant bien qu’il ne servirait à rien de l’interrompre. Il fallait laisser Alban aller jusqu’au bout de cette manifestation de souffrance, parfaitement inattendue de la part d’un homme de cette trempe, et proche de la crise de nerfs parce qu’elle résultait d’une tension trop longtemps maîtrisée.

Quand revint le silence, Mlle Léonie se leva, considéra un instant le dormeur, lui souleva la tête dans l’intention de lui laver le visage, constata que c’était impossible sans l’inonder, réfléchit et conclut finalement que la seule chose à faire était de le coucher, mais qu’elle n’y arriverait jamais seule et qu’il lui fallait de l’aide et une aide vigoureuse. Mme Justine Pivert, la concierge du prince de Monaco, rue des Lions-Saint-Paul, chargée du ménage quatre jours par semaine, ne suffirait pas pour l’aider à hisser ce grand corps inerte jusqu’à son lit de l’étage. Elle ôta donc son tablier, s’assura que son bonnet était convenablement ajusté sur ses cheveux gris et s’en alla chez son voisin d’en face.

C’était un vieux monsieur charmant avec qui elle avait lié connaissance à l’église voisine au début de l’hiver. En sortant de la messe, elle s’était tordu la cheville en descendant les marches couvertes d’une légère couche de neige où elle s’était retrouvée assise. Il l’avait aidée à se relever et lui avait même proposé de la ramener dans sa voiture que le mauvais temps l’avait convaincu d’emprunter en dépit de la courte distance. Il se trouvait en effet qu’il habitait lui aussi rue Beautreillis une confortable maison léguée par son frère aîné, conseiller au Parlement. Lui-même avait occupé quinze années durant un poste à l’ambassade de France à Madrid où il menait une vie étriquée et faussement bigote dans un pays notoirement hostile à la France et sous l’œil soupçonneux de la redoutable Inquisition. La mort du conseiller, vieux garçon sans enfants beaucoup plus riche que lui, l’avait tiré de sa triste situation et l’avait fait revivre. Depuis il menait une vie tout épicurienne dans sa belle demeure pourvue d’un jardin coquet et dans laquelle il entassait des livres, entouré d’Églantine, son habile cuisinière, et de Fromentin, le solide valet qui lui servait aussi de cocher.

Entre lui et Mlle Léonie, en laquelle il avait reconnu sans hésiter une dame de bonne naissance, la sympathie s’était révélée immédiate. Ils avaient en commun l’esprit vif, la dent dure, le goût des bonnes choses et des belles-lettres, mais un lien se tissa quand Isidore confia à sa nouvelle amie ce qu’il considérait comme l’événement de son existence : son retour d’Espagne en tant que chaperon de deux jolies filles d’honneur de la reine Maria-Luisa rappelées en France sur ordre du Roi. Deux jeunes personnes dont l’une s’appelait Cécile de Neuville et la seconde Charlotte de Fontenac, dont le souvenir gardait le pouvoir de lui mettre une larme au coin des yeux.

— Je n’ai jamais rien vécu d’aussi agréable que ce long voyage à travers deux royaumes. Elles étaient si charmantes ! J’aurais aimé être adopté par l’une, l’autre ou les deux, bénéficiant du statut de vieil oncle, mais elles appartenaient à la Cour et je n’ai pas osé m’imposer... D’autant que je ne les ai plus revues ! avait-il conclu dans un soupir.

Devant une telle marque de confiance, Mlle Léonie, qui s’était d’abord annoncée comme une cousine d’Alban Delalande - ce policier dont Sainfoin n’avait pas oublié qu’au soir de son retour à Paris il avait quasiment enlevé Mlle de Fontenac pendant deux grandes heures -, n’avait pas cru pouvoir faire moins que retracer sa propre histoire. Son interlocuteur avait vu là un signe du Ciel et, depuis, les relations de bon voisinage s’étaient presque muées en liens de famille. C’est pourquoi, ce triste matin où Alban avait regagné son logis dans l’état d’un bateau malmené par la tempête, Mlle Léonie n’hésita pas à traverser la rue pour demander de l’aide.

A peine cinq minutes plus tard, elle retraversait, escortée du vigoureux Fromentin et d’un Isidore excité comme une puce et frétillant de curiosité. Alban, lui, était toujours dans une situation voisine du coma.

— Je vois ! Émit le valet sobrement.

Et sans prendre le temps de retrousser ses manches, il chargea le jeune homme sur son dos aussi facilement qu’il l’eût fait d’un sac de blé, grimpa à l’étage, le déposa sur son lit et mit Mlle Léonie à la porte en réclamant l’assistance de son patron :

— On va le déshabiller et le coucher, expliqua-t-il. Après on verra !

On ne vit rien du tout : sitôt introduit dans ses draps, Alban, étalé sur le dos, se mit à ronfler sans plus bouger un cil.

— Il en a pour quelques heures à cuver son vin, pronostiqua M. Isidore. Le mieux est de le laisser dormir... Vous dites qu’il a seulement bu une bouteille ? ajouta-t-il à l’intention de Mlle Léonie. Vu sa carrure, c’est un peu surprenant qu’il soit ivre à ce point. Il devrait tenir le vin plus gaillardement ! Il est vrai qu’il a une mine affreuse. Qu’a-t-il bien pu lui arriver ?

— C’est ce que je veux élucider. Si vous l’aviez vu ce tantôt !.... L’image du désespoir ! C’est pourquoi j’ai l’intention de le veiller jusqu’à son réveil.

Elle semblait si déterminée que l’on n’osa pas lui proposer de la relayer. Il était préférable qu’Alban vît un visage familier en reprenant conscience. De toute façon, on n’était pas loin.

Le retour à la surface se produisit aux alentours de minuit. Mlle Léonie, occupée à tricoter près de la cheminée, l’entendit bouger, s’approcha et constata que si les yeux étaient ouverts, ils étaient à nouveau pleins de larmes... Elle s’assit sur le bord du lit, prit la main d’Alban et demanda doucement :

— Voilà deux jours que je ne vous ai vu. Que s’est-il passé pour vous mettre dans cet état ?

Il essaya de sourire mais ne réussit qu’une grimace :

— Est-ce assez ridicule, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas que cela me ferait si mal !

— De quoi parlez-vous ? Ou plutôt de qui ? Est-ce... Charlotte ?

Il y avait beau temps que, sans jamais y faire la moindre allusion, elle avait deviné l’amour qu’il portait à la jeune fille. Aussi fut-il surpris :

— Vous saviez ?

— C’était le secret de Polichinelle. À présent dites-moi ce qui s’est passé. Il lui est arrivé quelque chose de grave ?

— Pour moi oui... La nuit dernière, dans la chapelle de Versailles, elle a épousé cet imbécile de Saint-Forgeat. Ça s’est fait si vite que je ne l’ai appris qu’au dernier moment. J’ai pu de justesse me mêler aux valets porte-flambeaux à la sortie de la chapelle. Elle... elle était belle à damner un saint !

— Mais qui est Saint-Forgeat ?

— L’un des jolis amis de Monsieur ! Une tête de linotte couverte de rubans.

— Je ne vois pas Charlotte tomber amoureuse de ce genre-là.

— Oh, elle ne l’est pas ! Et sans doute n’est-il qu’un paravent. Je suis persuadé que c’est à un autre qu’on la destine maintenant qu’elle est la comtesse de Saint-Forgeat.

— Et à qui d’autre ?

— Au Roi voyons ! Il fallait voir comment il la regardait ! Ses yeux la déshabillaient !

— Ah oui ? Et... la Maintenon ? Qu’en disait-elle ?

— Rien. Elle n’y était pas. Le coup a été monté contre elle par la Montespan. Elle était témoin ! Visiblement ravie ! C’est l’affaire Fontanges qui recommence !

— Vous rêvez ! Cette histoire-là lui a valu la frousse de sa vie...

— Oui, mais elle a encore plus peur de la Maintenon... Voilà, je vous ai tout dit. Aussi, à présent, je vais vous demander une promesse.

— Laquelle ? fit-elle, inquiète par la dureté soudaine des yeux du jeune homme.

— Je veux que vous me juriez de ne plus jamais prononcer son nom devant moi. Plus jamais ! Vous entendez ? Il faut que je m’arrache du cœur un amour qui pourrait être ma perte !

— Mais...

— Si vous avez un peu d’amitié pour moi, jurez !.... Je vous en supplie. Le travail me guérira mais seulement à ce prix !

— Soit, je vous le jure !...

Elle avait tenu sa promesse. Non sans peine parce que ce mariage tellement inattendu l’inquiétait. Elle ne pouvait imaginer, même un court instant, Charlotte transformée en odalisque et soumettant sans l’ombre d’une protestation son corps juvénile aux désirs libidineux d’un homme vieillissant. Elle était d’accord sur ce point avec Sainfoin du Bouloy à qui, n’ayant rien juré de ce côté-là, elle avait soumis le problème. Ce dont elle avait tiré un semblant d’apaisement : un fardeau devient considérablement moins lourd quand on le partage ! L’ancien conseiller avait été péremptoire :

— Cette jeune fille est trop droite, trop fière, trop claire pour s’être ainsi laissé manipuler. En outre et bien que je ne les aie pas vus longtemps ensemble ! -, j’aurais juré qu’elle était amoureuse de ce policier obtus !

— Il n’est pas obtus ! Il essaie seulement d’écarter son imagination de certaines images dangereusement réalistes ! Peut-être pour ne pas devenir fou... ou régicide ! Je le crois capable d’en venir à cette extrémité !

— On n’en est pas à ce point ! Dans le contexte actuel des choses, il est préférable de vous en tenir à votre promesse... et de veiller au grain.

Ce que l’on fit. Les jours se remirent à couler dans leur grisaille quotidienne. Alban était redevenu ce qu’il était avant son coup de désespoir. Du moins en apparence, mais Mlle Léonie le surveillait comme du lait sur le feu. Ce dont elle enrageait c’était de n’avoir aucun moyen de pénétrer dans le monde protégé de Versailles afin de sonder Charlotte. D’essayer du moins. Leur dernier revoir était si lointain à présent ! La jeune comtesse la prierait peut-être poliment de se mêler de ses propres affaires ? Une éventualité contre laquelle M. Isidore protestait, fort des trois semaines passées en la compagnie de la jeune fille :

— Je suis sûr qu’elle serait heureuse de vous revoir ! affirmait-il, péremptoire. Vous vous entendiez bien avec elle quand elle était petite ?

— Très bien. Elle me faisait confiance parce qu’elle savait que j’aimais son père et qu’il me rendait mon affection !

— Vous voyez ! De toute façon, la Cour galope sur les grands chemins des provinces de l’Est. Nous aviserons quand elle rentrera...

Elle rentra et Versailles reprit vie. Pas pour longtemps ! La mort de la Reine l’ensevelit sous les tentures de deuil tandis que le Roi fuyait à Saint-Cloud d’abord puis à Fontainebleau. Mlle Léonie décida alors d’assister aux funérailles à Saint-Denis. Vivement approuvée par son voisin qui proposa aussitôt de l’emmener dans sa voiture.

— Elle ne peut manquer d’y être. Toute la maison de la Reine est tenue de l’accompagner jusqu’au tombeau. Après la cérémonie, nous essaierons de lui parler...

Malheureusement, la foule était dense et l’on eût pu désespérer de s’y retrouver. Mais M. Isidore, rendu téméraire par sa richesse récente, réussit à dénicher l’un des sacristains de la basilique, vite convaincu au moyen d’une pièce d’or de les introduire dans les dépendances et de là dans un confessionnal où l’on était un peu serrés mais d’où ils pourraient voir les dames qui les intéressaient. Leurs places étaient marquées autour de la duchesse de Créqui, dame d’honneur, et de la marquise de Montespan, surintendante de la maison de la défunte. Or, quand la cérémonie commença, ils purent constater que le Roi n’était pas là... et Charlotte non plus !

Il n’en fallut pas moins, compressés tels harengs en caque et par une chaleur de four, subir jusqu’au bout la majestueuse célébration considérablement rallongée par l’interminable sermon de Bossuet. Le tout dans une position inconfortable bien qu’ils ne fussent pas plus épais l’un que l’autre et pas plus grands. Mlle Léonie s’assit sur le banc étroit et M. Isidore sur le plancher...

Quand enfin le cercueil eut été descendu dans la crypte et que le roi d’armes eut proclamé : « La Reine est morte, la Reine est morte, la Reine est morte. Priez Dieu pour son âme ! », La basilique commença de se vider suivant l’ordre protocolaire mais avec une certaine presse, chacun et chacune ayant hâte de retrouver son carrosse et d’aller souper. Les deux complices sortirent de leur cachette en frottant leurs genoux et leurs dos ankylosés. Mlle Léonie était sombre : l’incroyable absence de Louis XIV aux obsèques de son épouse et celle, inquiétante, d’une jeune femme à qui la reconnaissance faisait un devoir de suivre jusqu’au bout celle qui l’avait sauvée, ouvraient la porte aux pires conjectures. Se pouvait-il qu’Alban eût raison, que pour une fois la jalousie se montrât clairvoyante et que ces deux-là fussent en train de filer le parfait amour sous les beaux ombrages de Fontainebleau ?

— C’est aussi impensable que scandaleux ! Fulmina-t-elle, achevant sa pensée à voix haute.

— On dirait que nous pensons la même chose ! ajouta M. Isidore d’une voix flûtée. Même si c’est un sacrilège d’imaginer notre Sire et cette charmante enfant en train de batifoler ensemble tandis que l’on porte la Reine en terre, on ne peut qu’être obligés de s’y arrêter ! Toute la famille royale était présente : le Dauphin et la Dauphine, Monsieur et Madame, la Grande Mademoiselle, l’ensemble des princes, des princesses, les anciennes maîtresses du Roi - Montespan en tête ! -, les dignitaires, sans compter les cours souveraines, l’Université, que sais-je encore !

— Un instant ! Coupa la vieille demoiselle. Laissez-moi réfléchir !

— A quoi mon Dieu ?

— Laissez, vous dis-je !

On marcha donc un moment en silence et l’on était presque arrivé à la voiture quand elle s’arrêta au milieu de la rue :

— Il manquait quelqu’un d’autre !

— Qui ?

— Mme de Maintenon pardi ! J’ai habité Saint-Germain suffisamment longtemps pour l’avoir aperçue à maintes reprises. Et je suis formelle : elle aurait dû se trouver à son rang parmi les dames de la Dauphine dont elle est seconde dame d’atour... et elle brillait par son absence !

— Il est certain qu’elle aurait dû y assister, mais je serais curieux de savoir ce qui vous trotte par la tête ? Si elles sont toutes les deux à Fontainebleau, il me paraît difficile que notre Sire écoute les conseils de vertu de l’une sans hésiter à s’attaquer à celle de l’autre ?

Mlle Léonie devint rouge vif :

— Voulez-vous bien vous taire ? On ne plaisante pas avec l’honneur d’une jeune femme !

— Je ne plaisante pas : j’essaie de comprendre !

— Moi aussi, mais nous faisons peut-être assaut d’imagination ? La Maintenon n’est plus de première fraîcheur et il se peut qu’elle soit tout bêtement souffrante ? La chaleur est étouffante, le temps tourne même à l’orage...

— Tst, tst, tst !.... Vous ne connaissez rien aux femmes et surtout à celle-là ! Si le Roi avait été là, elle l’y aurait suivi, agonisante ou pas ! Quoique je ne fréquente pas la Cour, je lis les gazettes, je me rends dans certains cabarets et je me tiens au courant...

— La débauche à présent ? Il ne manquait plus que cela!

Une grimace moqueuse plissa la figure de Sainfoin du Bouloy, rapprochant son long nez de son menton. Il ricana :

— Ma chère demoiselle, vous ne me ferez pas accroire qu’un ou deux verres de vin ou d’eau-de-vie sifflés au cabaret vous offusquent ? Ce n’est pas plus répréhensible qu’à la maison, c’est plus amusant et on y entend des choses ! Alors que faisons-nous maintenant ?

— On rentre rue Beautreillis, évidemment ! Pourtant... il me vient une idée.

— Elle viendra encore mieux si vous me l’exposez ! fit-il, encourageant.

— Si j’allais demander audience à Madame la duchesse d’Orléans ? Charlotte a été plusieurs années à son service et elle était amie de la Reine. Vous avez vu comme elle pleurait tout à l’heure ? En outre, je suis fille noble ! ajouta Mlle Léonie en se rengorgeant. Elle peut me recevoir sans déchoir !

— Même sans ça elle vous recevrait. C’est la meilleure personne du monde et de toutes les princesses la plus accessible. On va passer par le Palais-Royal pour savoir si elle y est !

— Et si elle n’y est pas ?

— Nous irons manger un morceau dans une bonne auberge - vous noterez que je n’ai pas dit un cabaret ?

— Et ensuite je vous conduirai à Saint-Cloud, mais je ne vous cache pas que je préférerais Paris.

— Pourquoi ?

— Parce que Madame comme Monsieur, d’ailleurs ! Y sont toujours disposés à écouter les gens d’une capitale dont ils se sentent d’autant plus proches que le Roi a tendance à les dédaigner.

Le plus difficile fut de retrouver la voiture. Non seulement la basilique mais la ville et même ses entours débordaient d’une foule à laquelle la longueur de la cérémonie avait largement laissé le temps de s’assembler pour aller dire une prière. Finalement ce fut Fromentin qui les récupéra après avoir rangé le véhicule dans une impasse. Il s’était hissé sur une borne de coin de rue pour leur faire signe.

Mlle Léonie se laissa tomber sur les coussins en exhalant un soupir de soulagement. Pourtant ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines. Sortir de cette foule représentait un exploit et il était près de onze heures du soir quand ils revirent la rue Beautreillis.

CHAPITRE II UNE MORT SUSPECTE

Une sérieuse déception attendait Mlle Léonie en se rendant, le lendemain, au Palais-Royal. Madame et Monsieur étaient partis non pour Saint-Cloud, ce qui eût été demi-mal, mais pour leur château de Villers-Cotterêts dont la belle forêt était l’un des terrains de chasse préférés de la princesse. Et c’était un peu loin pour elle... D’autant qu’ensuite ils devaient se rendre à Fontainebleau. Il allait falloir encore attendre !

Soucieuse, elle revenait vers la voiture obligeamment prêtée par M. Isidore quand elle aperçut son logeur. Debout près d’une grille du palais, Alban discutait sur un mode animé avec son chef, M. de La Reynie. Dans Paris où il était redouté, le lieutenant général de Police passait pour l’homme le mieux renseigné de France et la vieille demoiselle sentit soudain l’envie de bavarder avec un magistrat dont elle connaissait les capacités. Malheureusement, la présence d’Alban, à qui elle avait juré de ne plus prononcer devant lui le nom de Charlotte, l’en empêcha. Or, peut-être parce qu’elle aimait bien son hôte et appréciait la nouvelle chance qu’il lui avait offerte, elle n’osa pas transgresser son interdit d’aussi éclatante façon. Évidemment, elle pouvait se faire conduire au Grand Châtelet et demander une entrevue, mais qui pouvait savoir si le jeune homme ne serait pas là aussi ? Auquel cas c’en serait peut-être fait d’une belle amitié.

Elle était remontée en voiture et restait à regarder les deux hommes sans bouger quand Fromentin, qui n’avait pas quitté son siège, se pencha :

— Qu’est-ce qu’on fait, Mademoiselle ?

— Je ne sais pas ! Madame est partie pour Villers-Cotterêts et je vois là-bas M. de La Reynie à qui j’aimerais bien dire un mot ou deux mais...

— ... mais c’est M. Delalande qui vous gêne et comme les voilà qui s’en vont ensemble, j’oserais proposer une idée à Mademoiselle. Si toutefois elle le permet !...

— Dites toujours !

— M. Delalande connaît beaucoup moins mon maître que Mademoiselle. Il ne fera peut-être pas le rapprochement s’il voit M. du Bouloy se présenter au Châtelet ? En admettant qu’il s’y trouve...

— Vous avez entièrement raison, Fromentin, et j’aurais dû y songer la première. Je dois vieillir, conclut-elle tristement. Rentrons s’il vous plaît !

La proposition rencontra un écho d’autant plus favorable que M. Isidore y avait déjà pensé mais n’osait pas prendre une telle initiative sans l’accord de Mlle Léonie. Charlotte était sa cousine à elle, et même s’il gardait un charmant souvenir du voyage de retour d’Espagne en compagnie des deux jeunes filles rappelées en France, il n’osait pas s’immiscer dans une affaire de famille par crainte de s’entendre dire qu’il se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Or, il tenait à la bonne opinion de sa voisine !

Ainsi chargé d’une mission qui l’enchantait, il se fit conduire dans l’après-midi du lendemain au Châtelet, demanda si M. de La Reynie y était et, sur une réponse affirmative, après s’être assuré que M. Delalande, lui, n’y était pas, fit porter un court billet demandant à être reçu sur l’heure si cela était possible. Il savait d’expérience qu’avec les hauts fonctionnaires il convenait de se montrer respectueux. Quelques minutes plus tard, il faisait son entrée dans le cabinet toujours aussi médiéval du lieutenant général de Police.

Debout devant son bureau, La Reynie reposa le papier qu’il était en train de lire, offrit un siège et s’enquit de ce qui amenait chez lui un ancien conseiller à l’ambassade de France à Madrid. L’accueil était courtois mais laissait clairement entendre que le magistrat n’avait guère de temps à donner. Aussi M. Isidore ne s’encombra-t-il pas de circonlocutions superflues :

— Je voudrais savoir où se trouve actuellement Mme la comtesse de Saint-Forgeat. Il me semble qu’on ne l’a pas vue depuis longtemps...

— Et c’est à moi que vous venez le demander ? Elle a un mari pour répondre à votre question.

— Certes, et pour ce que j’en sais il est toujours dans les entours de Monsieur mais on ne le voit jamais avec son épouse...

— Cela vous étonne ? fit La Reynie, mi-figue mi-raisin.

— Pas vraiment. Cependant, il faudrait en contrepartie apercevoir la comtesse ?... Or depuis la mort de Sa Majesté la Reine on ne l’aperçoit plus du tout. Pas même hier à l’occasion de la mise en terre de notre bonne souveraine. Aussi sa cousine, Mlle des Courtils de Chavignol, qui ne vous est pas inconnue, je crois, commence-t-elle à s’inquiéter.

— Ah, c’est elle qui vous envoie ? Permettez-moi de m’en étonner mais elle... cousine aussi avec mon collègue Delalande qui m’est proche, elle habite même chez lui et je suis surpris qu’elle ne s’adresse pas à lui.

— Vous me gênez, Monsieur le lieutenant général, parce que je vais devoir révéler un secret qui n’est pas le mien. Au lendemain du mariage de Mlle de Fontenac... M. Delalande a fait jurer à Mlle des Courtils de ne plus jamais prononcer devant lui le nom de sa jeune cousine.

— Pour quelle raison ?

— Une raison élémentairement simple. Il est follement amoureux d’elle !

— Je le croyais plus sensé. Il devait s’attendre qu’on la marie un jour et un mariage - surtout avec un Saint-Forgeat ! - ne tire pas vraiment à conséquence.

— Justement ! Aussi y a-t-il autre chose. Cette union ne serait qu’un écran de fumée destiné à cacher une aventure que... qu’en haut lieu on souhaiterait garder secrète. Mme la marquise de Montespan en serait la... la cheville ouvrière...

La Reynie haussa furieusement les épaules :

— C’est ridicule ! Mme de Montespan est trop intelligente pour rééditer l’affaire Fontanges !

— Il me semble que ce serait au contraire de la dernière habileté. Elle s’était fourvoyée, n’ayant pas tenu compte de la stupidité de Fontanges. Mais Mme de Saint-Forgeat est, elle, pleine d’esprit. Tout juste ce qu’il faut pour barrer le chemin aux ambitions de Mme de Maintenon

— Certes ! Il n’en demeure pas moins qu’un quart d’heure après avoir salué le catafalque de son épouse, le Roi, sans prendre la peine d’attendre les funérailles, est parti pour Fontainebleau où, peu de temps après, le duc de La Rochefoucauld lui a amené Mme de Maintenon !

— Ce qui ne veut rien dire, Monsieur le lieutenant général. Exilé au fin fond de l’Espagne comme je l’étais, je n’ignorais pas qu’au plus fort de sa passion pour Mme de Montespan, le Roi s’offrait de brèves aventures avec quelques jolies sujettes, filles d’honneur ou autres. Son appétit en la matière est célèbre. Ce qui est certain c’est que le 30 juillet dernier, alors que la Reine venait de rendre le dernier soupir, Mme de Saint-Forgeat, au comble de l’émotion, a suivi le Roi jusque dans son cabinet en implorant une audience... et que nul ne l’a vue en ressortir !

— Ils étaient seuls tous les deux ?

— On y a vu aussi M. de Louvois...

— L’homme des secrets ! Mâchonna La Reynie dans sa moustache. Et qu’en pense l’opinion publique puisque apparemment vous la représentez ?

— Que la jeune femme a été conduite fort discrètement dans quelque lieu... agréable et bien caché où, en attendant l’arrivée peut-être intempestive de Mme de Maintenon, le Roi a pu cueillir une fleur que le mari légitime a certainement respectée. C’est cette idée qui a rendu - un temps qui n’a pas duré, je l’admets volontiers ! - M. Delalande à moitié fou ! Et c’est pourquoi il ne veut plus entendre parler d’elle !

— D’un autre que lui je dirais que c’est normal, mais c’est un homme de courage, une âme solidement trempée, et je le vois mal se laisser réduire au désespoir par un de ces bruits de Cour dont il connaît l'inconsistance. Vous dites que M. de Louvois était en tiers, ce soir-là, chez le Roi ?

— C’est ce qu’on prétend !

— Lui aussi aime un peu trop les jolies filles...

Les mains dans le dos, La Reynie s’était mis à tourner en rond dans son cabinet, si profondément plongé dans ses réflexions que son visiteur n’osa pas les interrompre. Finalement, il arrêta sa promenade pile en face de Sainfoin du Bouloy :

— Sait-on quel sujet urgent amenait cette jeune personne à entretenir Sa Majesté ?

M. Isidore écarta les bras dans un geste d’impuissance. La Reynie hocha la tête :

— Bien ! Je vous remercie d’être venu, Monsieur ?....

— Sainfoin du Bouloy, Monsieur le lieutenant général.

— Je m’en souviendrai à l’avenir. En échange, je vous prie instamment de ne rien révéler de ce qui s’est dit ici. Tout au moins jusqu’à ce que je vous y autorise. Il se peut que derrière cette histoire... plutôt leste, se cache quelque chose de plus grave. Alors pas de bavardages intempestifs !

— Oh ! Monsieur le lieutenant général ! protesta Sainfoin offensé.

— Je ne vous accuse pas. Simplement ne confiez à Mlle des Courtils que le strict nécessaire : vous m’avez vu, je vous ai entendu et nous en sommes restés là ! C’est bien compris ?

— C’est bien compris !

— Merci. Je ne sais où se trouve Delalande mais j’aimerais, s’il était dans nos murs, que vous fassiez en sorte de ne pas le rencontrer. Il doit ignorer votre visite.

M. Isidore assura qu’il avait parfaitement compris, salua et quitta le Châtelet. Il était venu à pied et rentra chez lui du pas tranquille d’un badaud, ce qui était selon lui la meilleure façon de ne pas se faire remarquer. En outre, il eut beau tourner la tête de tous les côtés, il n’aperçut nulle part la haute silhouette du jeune policier. Alban n’était pas davantage au logis quand M. Isidore s’y présenta et celui-ci put restituer à son amie la partie la plus anodine de son entrevue avec La Reynie qui consistait principalement en ce qu’Alban ne sache rien de sa démarche.

— Ça coule de source ! S’emporta Mlle Léonie. Ce que je veux savoir c’est si l’on vous a pris au sérieux ou...

— ... pour un indiscret légèrement timbré ? Non, soyez rassurée. Il était très attentif à ce que je lui disais.

— Et que pouvons-nous faire ?

— Patienter !

— Comme c’est facile !

Après le départ de son visiteur, Nicolas de La Reynie s’accorda encore quelques instants de réflexion. Il n’aimait pas cette histoire qu’à son avis on prenait un peu trop à la légère. La jeune Charlotte n’était pas du bois dont on fait les favorites. En outre, elle était bouleversée quand elle s’était précipitée à la suite du Roi. Bouleversée par quoi ? Par la mort de la Reine qui s’était déclarée si hautement sa protectrice, évidemment ! Mais que pouvait-elle avoir à dire de si urgent au Roi ? Pour oser une pareille démarche, il fallait que ce fût grave et plus encore si Louvois y avait été en tiers. Qu’avait-elle vu de si important pour avoir été aussi perturbée ? Ou aurait-elle été victime d’une imagination dûment nourrie par l’affaire des Poisons encore trop proche pour qu’on n’en parlât plus ? Lui-même avait recueilli des échos, assez naturels à la suite de la mort étonnamment rapide de la Reine. Ce qui était sûr c’était que Charlotte avait suivi le Roi en implorant une audience privée et qu’elle l’avait obtenue. La Reynie savait combien la jeune fille avait changé ces temps derniers. Elle était devenue incontestablement ravissante et le désarroi de cette beauté en pleurs - donc quelque peu en désordre ! - avait-il éveillé l’envie du Roi, le conduisant à des caresses consolantes telles que prendre la belle désolée dans ses bras d’abord puis, dans l’impossibilité d’assouvir son désir dans l’immédiat, avait-il donné à Louvois des ordres pour qu’elle fût conduite dans un lieu discret facile à rejoindre puisque lui-même quittait Versailles quelques minutes plus tard ? Ou alors... mais cela il n’osait pas y penser parce que ce serait le signe d’une telle cruauté !...

Quoi qu’il en soit, l’affaire était trouble et il fallait en avoir le cœur net ! Allant à sa table de travail, il agita la cloche qui lui servait à appeler son secrétaire. Le métal vibrait encore que celui-ci était déjà là. Au service du magistrat depuis plus de dix ans, ce subalterne réservé, incolore, d’une quarantaine d’années, savait qu’il n’était jamais bon de le faire attendre. Surtout lorsqu’il avait, comme aujourd’hui, sa tête des mauvais jours. En fait, La Reynie était perplexe.

— À vos ordres, Monsieur ?

— Qui se trouve à cette heure au bureau des inspecteurs?

— M. Desgrez et M. Delalande.

— Tous les deux ? Ma police a-t-elle décidé de se croiser les bras ?

— Je ne le pense pas, Monsieur. Desgrez vient juste de rentrer après en avoir fini avec le tripot de la rue du Roi-de-Sicile. Quant à l’inspecteur Delalande, il... il se ronge les ongles !

— Vraiment ?

— Dame ! Quand on n’a rien à faire !...

— Eh bien qu’il continue ! Je le verrai ce soir. Envoyez-moi Desgrez !

Le plus célèbre policier de Paris après La Reynie se matérialisa l’instant suivant. C’était un homme d’environ trente-cinq ans dont la belle prestance et la mine avenante plaidaient en sa faveur et avaient déjà rendu des services appréciables à son chef. Notamment dans l’affaire de la Brinvilliers qu’il était allé séduire au fond du couvent flamand où elle s’était réfugiée et qui, croyant aller vers le bonheur, s’était retrouvée quelques semaines après entre les mains du bourreau. Ce n’en était pas moins un homme plus sérieux que l’on pouvait le croire, sachant sur le bout des doigts un métier qu’il aimait et très attaché à la notion de justice. Son sang-froid était en outre à toute épreuve.

— J’ai à vous confier, dit La Reynie, une enquête délicate qu’il va s’agir de mener avec circonspection et, surtout, sans états d’âme !

— Si elle est tout cela c’est qu’elle est intéressante et je ne vois pas ce qu’un état d’âme aurait à y faire...

— Le nom de la comtesse de Saint-Forgeat vous interpelle-t-il ?

Un sourire en demi-lune éclaira le visage sérieux du policier :

— La petite Fontenac dont la tante a été assassinée, que l’on a mariée à l’un des mignons de Monsieur et que la défunte Reine avait prise sous sa protection ? Il faudrait être sourd pour ignorer son nom ! Que lui arrive-t-il ?

— C’est ce que je veux apprendre. Elle a disparu de Versailles le jour de la mort de la Reine ! Et personne n’a l’air de savoir où elle est passée...

Et comme l’inspecteur fronçait les sourcils et ouvrait la bouche, il ajouta :

— Asseyez-vous là et écoutez-moi ! Sans m’interrompre s’il vous plaît !

Desgrez ayant exprimé d’un geste qu’il se tiendrait coi, La Reynie rapporta fidèlement la visite de l’ancien conseiller d’ambassade sans oublier les éventualités qu’il avait avancées en guise de conclusion.

— Si je vous ai compris, fit Desgrez, notre Sire, dont on voyait qu’il avait une attirance pour cette charmante jeune personne, aurait mis à profit son état de veuf pour se la faire mettre de côté, si j’ose dire, afin d’en jouir à son aise à l’écart des grandes oreilles de la Maintenon - et pourquoi pas à Clagny chez Mme de Montespan ? - ou alors M. de Louvois s’est arrangé pour profiter de l’aubaine... ou alors... elle a dit quelque chose qu’elle aurait dû garder pour elle et l’on s’est assuré de son silence ! Et là, ça devient diantrement... épineux!

— Vous avez parfaitement résumé la situation. À présent il faut songer à une solution. Quelles sont vos intentions ?

— Me rendre à Versailles, pour commencer, flâner du côté des Petites Écuries où je me suis ménagé des intelligences. Il faut partir du principe que nul n’a vu cette jeune femme sortir de chez le Roi, ce qui ne veut pas signifier qu’elle y soit encore mais qu’on l’a fait partir par une issue peu fréquentée : en l’occurrence celle qui donne sur l’une des cours intérieures. Quel que soit l’endroit où elle s’est rendue, il a fallu qu’une voiture vienne l’y chercher.

— On a pu la dissimuler jusqu’à la nuit ?

— Pour quoi faire ? Le départ du Roi a dû capter tous les regards, toutes les attentions, les détournant ainsi d’un attelage anonyme. Je veux savoir s’il est sorti au même moment ou après... En outre, la mort de la Reine a suscité pas mal d’agitation.

— Elle a pu avoir pris place dans le carrosse de M. de Louvois ?

— Si on a cherché la discrétion, il y a mieux ! C’est juste s’il ne se fait pas précéder par des trompettes tant il se veut glorieux ! N’importe comment, une visite aux Petites Écuries ne peut porter à conséquence.

— Faites donc et revenez me rendre compte... Ah, pendant que vous baguenauderez à Versailles, tâchez de savoir où est Mme de Montespan !

En bon policier, Desgrez s’était attaché des informateurs dans les lieux les plus divers. Les belles écuries neuves - la Grande et la Petite - déployées en éventail face à l’entrée du château avaient pris naturellement le relais de celles de Saint-Germain en y adjoignant seulement du personnel supplémentaire. Mais comme elles étaient beaucoup plus vastes, il perdit du temps à retrouver l’un des deux chefs palefreniers qui se relayaient à la Petite. C’était un dénommé Riboud, qui aimant le jeu, était en permanence plus ou moins en manque d’argent, et le policier savait se montrer généreux. Il fut donc accueilli par un large sourire. Qui s’épanouit encore davantage quand il sut de quoi il était question :

— Le jour de la mort de la Reine ? Il y a eu en effet une sortie un peu inhabituelle, surtout un jour pareil. À la tombée de la nuit, la Prévôté a fait chercher une voiture fermée que six cavaliers devaient escorter. Ma curiosité étant éveillée, je suis sorti pour voir de quel côté ils se dirigeaient, mais ils ont franchi les grilles du château pour gagner sans doute une des cours intérieures. Comme je n’ai pas pu attendre plus longtemps, je ne l’ai pas vue repartir...

Desgrez sentit un frisson désagréable glisser le long de son échine :

— La Prévôté ? Ils ont dû aller chercher quelqu’un mais pour l’emmener où ?

— Ce pourrait ressembler à une arrestation.

C’est aussi ce que pensait le policier. Il continua :

— Sais-tu quand la voiture est revenue ?

— Le lendemain matin... Ils n’ont pas pu aller bien loin...

Ça suffisait amplement pour la Bastille ou Vincennes, mais le policier ne commenta pas... En revanche, pensant tout haut, il murmura :

— Si seulement on pouvait savoir qui a signé l’ordre...

— Y a qu’à demander, lâcha Riboud sur le mode triomphant. Louvois en personne ! Tu te rends compte ?

Il s’en rendait compte ! Joint au fait qu’il s’agissait d’une voiture fermée, cela ne présageait rien de bon. Quant à savoir la destination, cela relevait de l’impossible, les gens de la Prévôté étant tenus à la discrétion absolue. A moins de connaître ceux de l’escorte et d’en saouler un à mort, autant interroger les chevaux !

Ayant convenablement remercié Riboud, Desgrez rentra à Paris ventre à terre. Plus il réfléchissait et moins il aimait le résultat de sa visite à la Petite Écurie. L’hypothèse de Charlotte subrepticement conduite dans quelque thébaïde inconnue pour y être livrée au Roi s’effaçait d’elle-même dès l’instant où six cavaliers entouraient le véhicule. De même pour le bon plaisir du ministre. Encore qu’une mise en scène ne fût pas à écarter. Restait la plus vraisemblable : l’arrestation. Mais pourquoi et pour quelle destination ?

Cet avis fut partagé par La Reynie quand Desgrez lui fit le rapport de son expédition :

— Si l’on s’en tient à l’arrestation, j’en cherche en vain le motif... La seule chose avérée c’est que la mort de la Reine a plongé Mme de Saint-Forgeat dans le désespoir et qu’elle a jugé utile d’en faire profiter le Roi sans plus attendre. Qu’avait-elle de si urgent à lui communiquer ?

— Peut-être était-elle indignée par le chagrin plus que mesuré du Roi et son désir pressant de filer à Saint-Cloud ?

— Ce dernier point ne tient pas : la règle veut que le Roi ne reste pas dans une demeure où la mort vient de faucher. Il est vrai que ses larmes n’étaient guère convaincantes et qu’il eût été affectueux de consacrer un laps de temps convenable à celle qui nous quittait.

Mais de là à aller implorer une audience dans le seul but de montrer à Sa Majesté ce qu’était un chagrin sincère, il y a un monde et je n’y crois pas. Elle a dû voir ou entendre quelque chose qui l’a révoltée ou désemparée et lui a fait perdre le sens commun ! Mais quoi ?

— Difficile de répondre dans l’état actuel de la question. Ce sont les gens de la Prévôté qu’il faudrait interroger. A condition, évidemment, de savoir qui escortait la voiture. Je pourrais peut-être...

— Rien du tout ! Coupa sèchement La Reynie. Je vous défends de vous livrer à la moindre tentative que ce soit !

— Mais... pourquoi ?

— Il n’y a pas si longtemps, M. Colbert avait présenté un projet au Roi visant à joindre la Prévôté à la Police en m’en donnant le commandement. Ces messieurs n’ont pas apprécié et Colbert est mort. Je n’en estime pas moins l’actuel Grand Prévôt qui est le marquis de Sourches, un homme distingué et un fin observateur, mais qui, à mon avis, serait plus à sa place à la tête de la diplomatie royale. Bref, on ne nous aime pas chez lesdits messieurs. Alors ne perdez pas votre temps !... Qu’est-ce ?

Un planton apparut, tenant à la main un pli cacheté :

— On vient d’apporter ça pour Monsieur le lieutenant général, fit-il en saluant.

— Qui est-on ?

— Je l’ignore, Monsieur. Un courrier à cheval sans aucun signe distinctif. Il est reparti sans attendre de réponse.

Le papier était de belle qualité, élégamment plié et cacheté de cire bleue où une rose remplaçait les armoiries.

— Une dame ! Apprécia La Reynie en respirant la lettre avant de l’ouvrir. Tiens donc ! ajouta-t-il après avoir pris connaissance d’un texte aussi court qu’inattendu :

« Monsieur le lieutenant général de Police, j’aimerais m’entretenir avec vous en privé ici même l’un de ces trois soirs à venir à votre choix... Je pense ce délai suffisant et je vous attendrai. Peu importe l’heure. »

La lettre venait de Clagny et était signée Mme de Montespan.

— Eh bien ! Soupira Desgrez, qui avait lu pardessus l’épaule de son chef, voilà du nouveau !

— Et sûrement de l’important ! On ne la fera pas attendre. J’irai dès ce soir...

Construit tel un joyau dans son écrin entre Versailles et Montreuil pour le caprice d’une favorite passionnément aimée, le petit château de Clagny1 était si charmant que Mme de Sévigné l’avait surnommé le château d’Armide. Ses jardins - toujours Le Nôtre ! - étaient enchanteurs avec leur bois d’orangers dont les caisses étaient dissimulées par une profusion de tubéreuses, de roses, de jasmins et d’œillets composant une étonnante symphonie d’odeurs exquises... L’intérieur valait l’extérieur, ne renfermant rien qui ne fût précieux ou rare et il était normal que Mme de Montespan aimât délaisser pour lui son grand appartement.

Lorsque la voiture de La Reynie franchit la grille, vers onze heures du soir, Clagny baignait dans la pénombre, éclairé seulement par quelques candélabres allumés dans le vestibule, l’un des salons du rez-de-chaussée et, à l’étage, le boudoir et la chambre de la marquise. Ce fut dans le premier qu’un valet apparemment muet introduisit le visiteur. La maîtresse des lieux lisait à demi étendue parmi des coussins du même bleu que ses yeux. Elle laissa tomber le livre et désigna un siège :

— Merci, Monsieur de La Reynie, de ne vous être point fait attendre... mais peut-être obéissez-vous à une certaine curiosité ? Qu’est-ce que cette Montespan qui devrait vous haïr pourrait bien avoir à vous dire ?

— J’avoue ma curiosité, Madame. Pour le reste...[3]

— Vous n’avez fait que remplir votre devoir et il serait injuste de vous garder rancune parce que vous êtes un homme intègre et droit.

— Je sers le Roi et le royaume !

— Je sais et c’est pourquoi j’ai voulu vous voir. Ce n’est pas, je pense, manquer à votre maître que vous confier l’inquiétude où je suis du sort d’une jeune dame à ce point poursuivie par le mauvais sort que je me suis prise d’amitié pour elle.

La Reynie retint un soupir de soulagement et même un sourire. L’entretien allait valoir le déplacement...

— Dois-je comprendre qu’il s’agit de Mme de Saint-Forgeat ?

— Exactement... Elle semble s’être volatilisée depuis la mort de la Reine sans que quiconque s’en inquiète... À la seule exception de Madame la duchesse d’Orléans. Je souligne, la seule, car l’époux de cette pauvre petite s’en soucie comme d’une guigne...

— Puis-je vous demander ce que Madame vous en a dit?

— C’est moi d’abord qui lui ai appris quelque chose. Je n’étais pas à Versailles quand la Reine s’est éteinte mais toujours surintendante de sa maison tant que son corps se trouvait encore au palais, je me suis rendue au logis de ma protégée afin d’interroger les servantes. Sa camériste m’a appris qu’après avoir passé la nuit du 29 juillet au chevet de Sa Majesté, la comtesse était venue faire toilette et changer de vêtements avant d’y retourner. La fille a fait alors le ménage, rangé et refermé la porte à clef mais elle n’a pas revu Mme de Saint-Forgeat. En revanche, elle a constaté que manquaient plusieurs objets, un manteau, du linge, un sac de voyage...

— Mais vous ne savez pas si Mme de Saint-Forgeat est revenue les chercher elle-même ?

— Non. Personne ne l’a vue et vous ne vous étonnerez pas quand vous saurez ce que j’ai encore à vous dire. Elle est entrée chez le Roi avec M. de Louvois et personne ne l’a vue en sortir. Je n’aime pas ce genre d’énigme et j’ai cru, un instant, à une... issue galante. Nul ne connaît mieux le Roi que moi !

— C’était possible en effet !

— L’illusion s’est vite dissipée. Je suis allée demander au Roi ce qu’il en avait fait...

— Vous avez...

— J’étais la seule qui pût se le permettre !

— Et... qu’a-t-il répondu ?

— La réponse n’est pas venue de lui mais de la Maintenon qui est apparue comme par magie. Elle m’a dit que Charlotte avait gravement offensé Sa Majesté. En quoi, je n’ai pas pu le savoir... même quand notre Sire est venu me rejoindre ce soir-là ! Après l’amour il n’a rien voulu me confier, déplora-t-elle, un pli d’amertume au coin des lèvres. C’est pourquoi j’ai songé à vous, l’homme le mieux renseigné du royaume ! Cependant, j’avoue avoir peur de ce que je pourrais entendre ! Si la Maintenon est là-dessous...

— Offensé le Roi ? répéta La Reynie, abasourdi. Dans ce cas elle serait... Mon Dieu ! ... ce n’est pas possible ?...

Cet homme habituellement si froid semblait si bouleversé tout à coup que la marquise s’inquiéta :

— A quoi pensez-vous ?... Tout de même pas... à la Bastille ?

— Ou à Vincennes ! Et d’autant plus qu’à la tombée de la nuit, ce soir-là, les gardes de la Prévôté ont escorté une voiture fermée sortant du palais. L’ordre venait de M. de Louvois...

— Je gagerais que Charlotte était dedans ! ... Oh, c’est infâme ! Cette Maintenon est un monstre... Mais, dans un sens, je préfère une prison d’État où tout est répertorié à je ne sais quel couvent perdu au fond des provinces où faire disparaître quelqu'un est ce qu’il y a de plus facile à réaliser. Au poste que vous occupez, Monsieur de La Reynie, il doit vous être aisé d’apprendre si elle est dans l’une ou l’autre de ces prisons.

— Aisé, non, mais possible... Cependant, je me demande si vous n’auriez pas plus de succès que moi. M. de Louvois est fort de vos amis...

— Etait ! Rectifia-t-elle avec un sourire ironique. Je vais peut-être vous surprendre mais il l’est diantrement moins depuis que la Reine nous a quittés. Il s’en cache à peine d’ailleurs ! L’astre noir dont l’ombre s’étend davantage chaque jour l’attire comme le miel attire les mouches...

— Le miel ? fit La Reynie, mi-figue mi-raisin, vous voilà bien urbaine pour votre ennemie.

— Question de bienséance vis-à-vis de vous. En réalité, je pensais charogne ! Cela dit, que faisons-nous, Monsieur le lieutenant général de Police ?

— En ce qui me concerne, je vais me rendre successivement à la Bastille puis à Vincennes en espérant que l’on consentira à me renseigner. Et vous-même ? ajouta-il avec un rien d’insolence.

— Ce que je peux faire au point où nous en sommes : accueillir cette pauvre enfant si vous réussissez à mettre la main dessus...

— C’est déjà beaucoup et je vous en remercie, mais je voudrais encore une chose. Je sais que vous n’y étiez pas mais pourriez-vous apprendre si, au moment de la mort de la Reine ou un peu avant, il s’est passé un fait, un événement quelconque. ... Peut-être un simple détail justifiant l’agitation dans laquelle se trouvait Mme de Saint-Forgeat. Pourquoi a-t-elle réclamé instamment cette audience qui semble l’avoir perdue ? Le moindre détail peut m’être utile !

La marquise se laissa aller dans la profonde bergère de brocart gris perle, réfléchissant :

— Peut-être... Quand j’ai pris mon tour de veille auprès du catafalque, Mme de Créqui m’a paru bizarre. Sa peine était certaine... sa colère aussi devant l’attitude un rien théâtrale du Roi... mais j’ai l’impression qu’il n’y avait pas que cela... Je lui parlerai.

— D’avance je vous en remercie...

Soudain, elle se mit à rire, de ce rire étonnamment joyeux qui pouvait la rendre si sympathique :

— Nous vivons une période décidément étrange. Nous voilà réunis ici comme de vieux complices pour tenter de sauver une jeune femme qui ne nous est rien ni à l’un ni à l’autre. Il y a peu, cependant, vous essayiez de m’impliquer dans les crimes les plus affreux ! C’est drôle, non ?

— Pas vraiment ! Dans ce cas comme dans le précédent, j’étais au service de la Justice et je cherchais la vérité ! Un chemin où je suis heureux de vous rencontrer !

— Alors, continuez ! Je n’ai rien à ajouter... sinon que vous pouvez compter sur mon aide... même si je n’ai plus beaucoup de pouvoir, murmura-t-elle en détournant la tête...

En reprenant la route de Paris, La Reynie pensait que cette femme possédait à parts égales le don de se faire aimer ou détester et que, personnellement, il préférait, et de loin, les éclats d’orgueil de cette grande dame aux procédés doucereux de l’ancienne gouvernante. Il pensa également que si Louvois se détournait d’elle pour faire sa cour à cette dernière, ce n’était assurément pas à son honneur.

L’heure était si tardive en atteignant Paris que La Reynie, au lieu de passer au Châtelet, comme à son habitude, alla se coucher à l’exemple de n’importe quel fonctionnaire fatigué. Le lendemain était un dimanche et il espérait pouvoir s’attarder un peu dans le confortable lit auquel il lui arrivait trop souvent de ne rendre que des visites épisodiques...

Il dormait encore comme un bienheureux et le soleil était à peine levé quand une poigne énergique le tira de son paradis. Jurant et pestant, il s’assit et réussit à soulever ses paupières pesantes pour voir Alban debout à son chevet :

— Qu’est-ce qu’il te prend de me réveiller à l’aube ? Est-ce qu’il y a le feu quelque part ?

— Non, Monsieur, mais il y a un mort !

— Et alors ? Il y en a tous les jours ! Fais-le porter à la Morgue. On verra plus tard !

— Non, Monsieur ! J’ai préféré le laisser là où il se trouvait et interdire que l’on touche à quoi que ce soit en attendant votre arrivée ! Puis-je appeler votre valet ou vous contenterez-vous de mes modestes services ?

— Tu feras l’affaire ! C’est qui ce mort ?

— Le chirurgien en second de la défunte Reine, M. Gervais. Il s’est suicidé !

— Quoi ?

Sans attendre de réponse, La Reynie sortit de ses couettes, courut se plonger la figure et les mains dans une cuvette d’eau froide et, sans prendre davantage le temps de se faire raser, enfila à la hâte les vêtements qu’Alban lui tendait. Quelques minutes après son réveil, il grimpait en voiture avec Delalande et se faisait conduire rue des Haudriettes où habitait Louis Gervais quand il n’était pas de quartier à Versailles. Ils y trouvèrent un grand concours de peuple qu’il fallut bousculer pour aborder l’entrée d’une belle maison bourgeoise précédée d’une cour et suivie d’un petit jardin dont un cordon de soldats du guet défendait l’accès.

À l’étage, devant une porte close, ils trouvèrent une femme en larmes et deux servantes qui tentaient de la réconforter. La Reynie la salua, lui spécifia qu’il la verrait tout à l’heure et pénétra dans la pièce dont Alban avait pris la clef avant de venir chercher son patron pour s’assurer qu’elle resterait en l’état... C’était une sorte de cabinet de travail renfermant quantité de livres ainsi que des instruments soigneusement rangés dans des boîtes en acajou. Le mort était affalé sur le bureau, l’un de ses bras pendant vers le sol, la main ayant laissé échapper un pistolet. Une balle avait troué la tempe droite, laissant couler un mince filet de sang.

— Voilà ! Soupira Alban. Voyez, il a déposé là un mot disant qu’il ne pouvait se consoler d’un événement qu’il n’a pas pris la peine de mentionner, n’ayant pas été jusqu’au bout de son message mais qui devait être la mort de la Reine. C’est lui, vous le savez sans doute, qui a pratiqué les saignées en l’absence de Dionis, le chirurgien retenu en province...

Alban se penchait pour ramasser l’arme mais La Reynie s’y opposa :

— Attends une minute ! Tu as bien fait d’ordonner que l’on ne touche à rien et que les choses restent telles qu’elles étaient. Ainsi j’ai la faculté d’inspecter. ..

Sans d’abord toucher au corps, il examina quelques-uns des papiers éparpillés sur la table, ramassa la plume d’oie teintée d’encre puis souleva la tête pour voir la main et le bras sur lesquels elle reposait. A ce moment, l’écho des sanglots de la jeune veuve se fit plus fort et Alban voulut aller repousser la porte :

— La pauvre se désespère. Non seulement elle a perdu son mari, mais il n’aura même pas droit à un enterrement chrétien... Puisque l’Église rejette les suicides.

— Je sais, mais sur ce point tu peux la rassurer. Il ne s’est pas tué : c’est bel et bien un meurtre !

— Comment ça ?

— Je suis conscient que tu ne vois pas très clair ces temps-ci mais ouvre les yeux, mon garçon ! T’est-il arrivé de voir un gaucher se tirer une balle dans la tempe droite ?

— À quoi le voyez-vous ?

— La petite tache qui est sous l’index gauche... et ces papiers dont l’écriture diffère de celle du début de la confession... C’est un assassinat et maintenant il va falloir essayer d’en trouver l’auteur. En attendant, va me chercher le curé de Saint-Gervais muni des saintes huiles !

Tandis qu’Alban s’en allait parlementer avec le prêtre - une tâche ardue parce que le bruit du suicide avait déjà fait le tour du quartier ! -, son chef fit transporter le corps sur un lit pour que les femmes de la maison lui fassent sa toilette funèbre (mais en évitant soigneusement de nettoyer la tache d’encre). Ensuite on l’installa sur la courtepointe. On disposa un candélabre de chaque côté, et, sur la table de chevet, un bol d’eau bénite où trempait un brin de buis. Le cabinet de travail avait été fermé et La Reynie en gardait la clef dans sa poche.

Quand Alban revint suivi du curé Granier - on pourrait presque dire en le remorquant tant le saint homme y mettait de mauvaise volonté -, La Reynie reprit sa démonstration sur un ton d’autorité plus convaincant :

— Cet homme est une victime, assena-t-il. Il n’a pas attenté à ses jours : on l’a tué, en conséquence il a droit à des funérailles chrétiennes, dussé-je pour vous y contraindre en appeler à Mgr l’archevêque Harlay de Champvallon !

— Pourtant on dit dans le quartier que...

— Je ne veux pas le savoir. Arrangez-vous pour vous y opposer de. Tout votre pouvoir, car, si l’archevêque ne suffisait pas, j’en référerais au Roi. N’oubliez pas que ce malheureux était chirurgien de la Reine...

— ... et qu’il a pratiqué les maladroites saignées dont on sait le résultat. Il y a largement de quoi mener un homme au désespoir...

— ... ou inciter un fidèle de Sa défunte Majesté - un Espagnol peut-être ? - à lui faire payer de sa vie ses incisions fatales ! Quant à moi, je suis prêt à jurer devant Dieu que ce pauvre Gervais a été assassiné ! Faites votre office !

Dompté, le curé n’insista pas et devant la maison réunie au complet - sans compter ceux qui se pressaient au-dehors ! - donna au défunt l’absolution post mortem et procéda aux derniers sacrements. Les funérailles auraient lieu le surlendemain...

Une fois que la demeure eut retrouvé le calme exigé par le deuil, La Reynie et son assistant passèrent deux heures dans le cabinet de travail à la recherche d’indices susceptibles de leur ouvrir un chemin vers le meurtrier, mais l’ouvrage avait été consciencieusement fait. Aucune trace d’effraction des portes ou des fenêtres. D’où l’on pouvait déduire que le coupable était encore dans les lieux ou bien qu’il avait pu s’enfuir en profitant de l’agitation normale créée par la détonation d’un coup de feu tiré en pleine nuit. Mais ils durent s’avouer vaincus : aucune piste ne put être relevée. De même l’interrogatoire des habitants demeura vain : que pouvait-on tirer de gens qui ne cessaient de pleurer et de se lamenter ? Ils s’y attelèrent la journée entière.

— Rentrons ! dit finalement La Reynie, regagnant sa voiture. Je te dépose chez toi.

— Merci ! Mais je compte aller à.la Comédie...

— Mlle d’Hennebault joue ce soir, j’imagine, et elle t’attend ?

Françoise d’Hennebault, fille du fameux comédien Montfleury, était la maîtresse d’Alban. Toujours belle en dépit de quelques années de plus que lui, elle était également intelligente, sensuelle mais compréhensive, ayant admis dès le début de leur liaison que la vie dangereuse d’un policier n’était pas celle des autres hommes, et se gardait de lui révéler la profondeur de l’amour qu’elle lui vouait. Elle savait se contenter de ce qu’il lui donnait et chacune de leurs rencontres représentait pour lui un vrai repos du guerrier. De son côté, Alban appréciait sa beauté chaleureuse, son esprit vif et un certain sens de l’humour qui amenaient leur intimité à une sorte de perfection. On y riait sans retenue dans ces bavardages un peu décousus d’après l’amour. Un amour au cours duquel Françoise savait se montrer savante autant que tendre.

— Elle joue ce soir, oui, mais elle ne m’attend jamais...

— Aussi n’en sera-t-elle que plus heureuse de te voir ! Je te souhaite une belle nuit... mais sois au Châtelet à huit heures ! Nous avons à parler...

La Reynie n’ignorait rien de la relation de son cousin. S’il lui avait proposé de le ramener chez lui, c'était dans l’intention de l’entretenir de Charlotte, mais, sachant combien le sujet était sensible, il choisit de remettre la question au lendemain. Qu’au moins Alban profite pleinement de cette détente qu’il trouvait auprès de la comédienne avant de se retrouver plongé jusqu’aux oreilles dans les noirs méandres d’une affaire immanquablement dangereuse. Et pour sa paix intérieure et pour sa vie ! ... Étant veuf et sans enfants, il connaissait le prix, dans une vie humaine, de quelques minutes de bonheur...

Quant à lui, une bonne nuit serait la bienvenue !

Il s’en félicita quand, en arrivant au Châtelet vers sept heures et demie, il trouva sur sa table de travail un pli que fermait un large cachet de cire rouge aux armes de Louvois, son ministre de tutelle. C’était la seule indication de provenance car elle était signée d’un gribouillis informe. En revanche, le texte était aussi bref qu’inquiétant : « Pour sa famille et ses proches, il est bon que la dépouille de M. Gervais reçoive les consolations de l’Église mais il n’est pas souhaitable que l’on mène une enquête sur la manière dont il a trouvé la mort... Un corps sera retrouvé dans la Seine dans deux ou trois jours et l’affaire sera close. Ceci doit être détruit... »

Le lieutenant général de Police connaissait trop les façons brutales et sans nuances de Louvois pour garder le moindre doute sur la main qui avait tracé ces lignes. Il ne pouvait être question, évidemment, de contrevenir aux ordres qu’elles portaient. Cependant elles venaient jeter un éclairage nouveau... et sinistre sur le trépas de la Reine et par conséquent sur le sort de Charlotte. Se pouvait-il qu’elle eût découvert une chose si effarante qu’emportée par l’impétueuse indignation de sa jeunesse elle eût voulu la communiquer sans plus tarder au Roi ? Louvois seul se tenait dans le cabinet royal à ce moment... et les ordres émanaient de lui...

L’inquiétant billet étalé devant lui, La Reynie, avachi au fond de son fauteuil selon une vieille habitude quand il était seul, réfléchissait en se rongeant l’ongle du pouce quand Delalande fit une entrée visiblement si soucieuse que son chef se redressa :

— Eh bien ? Moi qui espérais que tu aurais passé une nuit agréable.

— Elle l’a été dans un certain sens mais, au théâtre, j’ai entendu une rumeur déplaisante. Que Gervais a tué la Reine et que le remords l’a conduit au suicide...

Sans répondre, La Reynie lui tendit la lettre :

— C’est ce que l’on voudrait que l’on avale et mes conclusions n’ont pas l’air de plaire en haut lieu. En tout cas, ceci est fort clair : on ne recherche pas le ou les assassins de Gervais.

— Ce qui veut dire ?...

— Que la rumeur en question pourrait avoir raison et que Gervais suicidé est préférable à Gervais assassiné.

— Il aurait tué la Reine ? Mais... pourquoi ?

— Sur ordre, tout simplement.

— De qui ?

— Là est la question... qu’il ne faut surtout pas formuler. Mais laissons ce malheureux pour l’instant et tournons-nous d’un autre côté. Je sais que tu refuses farouchement que l’on prononce son nom mais moi, mon garçon, je ne vais pas me gêner. Il faut à tout prix

— tu m’entends bien ? - retrouver Charlotte de Fontenac!

— Mme la comtesse de Saint-Forgeat ! grogna Alban.

La Reynie lui lança un regard noir dans lequel entrait de l’incompréhension :

— Je ne te savais pas stupide ! Si c’est le cas, je ne dirai pas un mot de plus et c’est Desgrez qui continuera de s’en occuper ! Va vaquer à tes activités habituelles...

— Desgrez ? Pourquoi Desgrez ? Brama Alban. Et qu’a-t-il commencé qu’il devra continuer ?

— Ce qu’il n’était pas question de te demander puisque tu ne veux plus entendre parler de cette jeune fille. Entre parenthèses tu as une drôle de façon d’aimer. On l’a mariée de force à un benêt dans le but de la mettre plus commodément dans le lit du Roi, je l’admets, mais personne n’a jamais dit qu’elle était d’accord. A commencer par Mme de Montespan, auteur de ce beau projet et qui, elle, s’inquiète d’une disparition trop soudaine.

— Mme de Montespan ? Elle vous l’a dit ?

— Elle m’a même fait venir à Clagny pour ça ! Et il y a aussi Madame qui se tourmente. Et tu vois comme le monde est bizarre : les deux qui refusent de s’en soucier, c’est le mari... et toi dont je sais parfaitement que tu en es amoureux depuis la nuit où tu l’as ramassée dans les buissons près d’une chapelle. J’ajoute que nous avons ce que Desgrez a appris à la Petite Ecurie où il a un contact : au soir de la mort de la Reine, à peu près à l’heure où Charlotte se trouvait encore chez le Roi, la Prévôté a emprunté une voiture fermée pour charger quelqu'un dans une cour du château et l’emmener on ne sait en quel lieu, sous escorte de six cavaliers. Leur absence a duré le temps nécessaire pour atteindre la Bastille ou Vincennes. Voilà ! Cela suffit ou est-ce que tu vas continuer longtemps à faire l’imbécile ? Tonna La Reynie hors de lui. Ah, j’allais oublier ! Mme de Montespan, à qui je tire mon chapeau pour son courage, s’est offert le luxe d’aller interroger le Roi.

— Le Roi ?

— En personne ! Avoir donné de beaux enfants à un homme vous donne tout de même des droits. Celui-ci allait lui répondre quand la Maintenon a surgi pour se charger de la renseigner : la jolie Charlotte aurait offensé Sa Majesté !

— Offensé en quoi ?

— Je ne vois que deux solutions : ou elle s’est refusée à lui, ce qui est hautement improbable dans l’état de trouble où elle était en réclamant une audience privée sans attendre, mais je pencherais plutôt pour ceci : elle a vu ou entendu quelque chose d’où elle a conclu que la mort si soudaine de la Reine n’était pas naturelle...

Pâle comme un mort, Alban regardait son chef avec épouvante :

— Elle ? Jetée en prison pour n’en sortir jamais peut-être ? À moins qu’on ne la fasse discrètement disparaître ?.... C’est si facile là-bas où elle est sans défense...

— Une fois de plus ! Je ne sais pas si tu l’as remarqué mais ses protections lui ont été enlevées l’une après l’autre... En revanche, la Maintenon semble avoir juré sa perte et ça c’est très mauvais, car la place qu’elle tient auprès du Roi est de plus en plus importante. Certains pensent qu’il pourrait aller jusqu’à l’épouser...

— C’est un peu gros, non ? Le roi de France et la veuve Scarron. Cela ferait scandale...

— Pas vraiment s’il s’agissait d’un mariage morganatique, la succession au trône étant assurée. En outre, et puisqu’on ne cesse de lui prêcher la vertu et l’horreur du péché, il pourrait la... sauter à longueur de journée sans contrevenir à la loi de l’Église et sans risque de se faire faire la morale du haut de la chaire épiscopale à chaque occasion solennelle ! Elle n’est plus de la première jeunesse, étant plus vieille que lui, mais elle a encore de beaux restes !

— Et c’est pour en arriver là que l’on aurait tué la Reine ?

La Reynie ne répondit pas. Il semblait réfléchir puis, plantant soudain son regard sombre dans celui du jeune homme, il assena :

— J’en suis persuadé ! Entendons-nous clairement ! Je ne dis pas qu’elle est l’instigatrice de ce drame ! Ni que la pensée l’en ait un jour traversé mais on s’en est occupé pour elle.

— Qui ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Il pourrait même s’agir de plusieurs personnes. Je ne suis ni médecin ni apothicaire, mais il n’est guère compliqué de glisser dans un médicament un soupçon d’une mixture savante qui provoquera une maladie, ou achèvera un crime par quelques gouttes... dans un vin émétique par exemple. Il suffit seulement d’y mettre le prix... Sacrebleu, ne me regarde pas comme si tu tombais des nues ! Voilà des mois... plus de trois ans que nous nous battons contre les sorcières et empoisonneurs de tout poil! Je n’ai pas la prétention de croire que nous avons fait place nette et qu’il n’en reste plus ! Je peux t’en citer un ou deux, et non des moindres, qui continuent à s’épanouir au soleil de la Cour !

— Vous pensez au marquis d’Effiat, au chevalier de Lorraine...

— Bien entendu ! J’aurais donné cher quand instrumentait la Chambre ardente, qu’on a fermée un peu vite, pour trouver la preuve qui m’aurait permis de les traîner devant elle sur l’accusation de l’assassinat de la première Madame.

— Même si vous l’aviez trouvée, on ne vous aurait pas laissé faire ! D’abord, ils sont tous les deux très riches et peuvent acheter n’importe qui. Ensuite, en admettant qu’on ait pu les inquiéter, on leur aurait fait passer une frontière ainsi qu’on en a usé avec la comtesse de Soissons. Mais vous pensez qu’ils pourraient être coupables d’un crime aussi incommensurable qu’un régicide ?

— Effiat, on peut en douter, mais je mettrais ma main au feu que le chevalier de Lorraine trempe là-dedans jusqu’au cou. Tu ne trouves pas étrange cette subite entente qui s’est nouée entre lui et la Maintenon ? Entre le vice et la vertu ?

— Est-ce seulement vrai ? répondit Alban, dubitatif.

— Comment si c’est vrai ? As-tu oublié la fureur du Roi au moment du dernier scandale causé par les petits amis de Monsieur et leurs semblables ? Lorraine est loin d’être un imbécile. Il a senti le vent du boulet et s’est dépêché d’aller faire sa cour à la... conseillère. Et crois-moi, quand il le veut, il a énormément de charme. En échange de son aide, il s’engageait à rendre la vie impossible à cette pauvre Madame Palatine. Chaque fois que cette dernière écrit à sa tante Sophie de Hanovre, elle ne cache rien de ce qu’elle pense de la nouvelle favorite et en des termes fort éloignés de ceux de la carte du Tendre. Alors Lorraine et la Maintenon s’associent pour la perdre non seulement dans l’esprit du Roi, mais dans celui de son époux. La belle entente qui régnait entre eux depuis le mariage n’existe plus. Or, la Reine aimait bien Madame qui le lui rendait... et s’il n’y avait pas la Dauphine, la malheureuse serait traitée en pestiférée jusque chez elle.

— Mais enfin, est-ce que l’on détournerait les lettres ?

— On ne les détourne pas mais on les lit... au moins quelques-unes, après quoi on recolle les sceaux et elles reprennent leur chemin comme si de rien n’était.

— C'est infâme !

— Ça l’est ! Soupira La Reynie.

— J’ose espérer que l’on n’ira pas jusqu’à...

— La faire passer de vie à trépas ? Cela m’étonnerait et ce serait dangereux si tôt après la disparition de la Reine dont on commence à jaser. Et puis Madame garde une alliée en la personne de la Dauphine Marie-Christine. Et celle-là est la future reine de France. Non, on n’attentera pas à la vie de Madame. On se contentera de la lui rendre infernale... Dans quelque temps elle pourrait avoir un accident...

La phrase était à peine achevée que Desgrez effectuait une entrée houleuse en brandissant La Gazette :

— Les mauvaises nouvelles continuent ! clama-t-il. Si ça continue, la Cour ne quittera le deuil qu’en de rares exceptions...

— Que se passe-t-il encore ?

Le policier étala le cahier de feuilles sur le bureau de son chef, soulignant d’un doigt le titre principal :

— Voyez plutôt ! Madame la duchesse d’Orléans vient d’avoir, à Fontainebleau, un accident de cheval1 !

— Quoi ? s’écrièrent les deux autres à l’unisson.1

— Eh oui ! Il semble que les sangles de l’animal aient cédé. Mal attachées ou trop usées... et si l’on considère son poids !

— Elle est morte ? demanda La Reynie.

La Gazette dit que non. On l’a ramenée chez elle extrêmement secouée évidemment et pour l’instant on n’en sait pas plus.

— Arrangez-vous pour en savoir davantage ! ordonna La Reynie. Filez à Fontainebleau et ramenez-moi des nouvelles !

Desgrez parti, Alban ramassa le journal d’une main qui tremblait.

— Monsieur, pria-t-il, et sa voix était curieusement enrouée. Je vous en supplie. Il faut retrouver Charlotte ! S’il lui est arrivé malheur... je n’y survivrai pas un jour de plus !

— Et moi, imbécile, j’aurai un policier de moins ? Bien sûr qu’on va s’y mettre ! Et sans lambiner !

CHAPITRE III QU’EST DEVENUE CHARLOTTE ?

Gouverneur de la Bastille depuis quarante-cinq ans, M. Baisemaux de Montlezun n’avait rien de ces geôliers féroces chers à l’imagerie populaire. C’était un homme paisible, aimable, tout rond et d’un naturel volontiers casanier, porté à considérer sa redoutable forteresse comme son bien propre et ses prisonniers - auxquels il se serait gardé de vouloir le moindre mal ! - comme des invités qui, au lieu de lui coûter de l’argent, lui en rapportaient. Le Roi, en effet, lui payait une certain somme, dégressive évidemment selon qu’il s’agissait d’un duc, d’un haut personnage ou d’un valet indélicat. Étant lui-même amateur de bonne chère et de bons vins, il veillait à ce que la cuisine de la Bastille fût délectable et se sentait vaguement offensé quand les plus riches de ses pensionnaires faisaient venir leurs repas de chez les traiteurs du quartier. La chère chez lui était aussi abondante que variée et il n’était pas rare qu’il fît profiter les plus misérables du trop-plein des nantis, ajoutant par exemple un pot de bon vin, une aile de poulet, une belle tranche de pâté ou des confitures. Veillant même à ce que ses geôliers ne fissent main basse au passage sur ces aubaines. Il pouvait se montrer alors d’une extrême sévérité. Mais c’était bien rare sous la houlette de ce brave homme qui, s’il n’avait pas fait de sa puissante place forte le meilleur hôtel de France, n’en avait pas fait non plus le plus mauvais[4]. Rien de comparable avec ce qui se passait sous son prédécesseur, le sévère M. du Tremblay, frère du père Joseph, éminence grise du cardinal de Richelieu, ou ce qu’il adviendra sous son successeur, M. de Saint-Mars, attaché surtout au plus mystérieux prisonnier de ce siècle, l’homme au masque.

Depuis plusieurs années déjà, Baisemaux entretenait les meilleures relations avec La Reynie. Même si les recrues n’étaient pas des plus recommandables, le lieutenant général de Police n’en avait pas moins rempli la totalité de la Bastille voisine de l’Arsenal où siégeait alors la Chambre ardente, et les finances de Baisemaux s’en étaient trouvées confortées. Du coup, s’était nouée entre eux une forme d’amitié sur laquelle comptait La Reynie pour le renseigner.

Il le trouva dans la grande cour de la forteresse. C’était jour de grand ménage : on nettoyait les escaliers des huit tours, les deux cours, la grande et celle du puits, on briquait les canons sur le couronnement et cela créait une agitation peu propice à la conversation, sans compter les odeurs que cette opération soulevait.

— Je suis venu, lui dit-il après l’avoir salué, vous demander un verre de votre vin de Tonnerre... et un petit renseignement !

— Tout ce vous voudrez, mon cher ami, mais allons plutôt chez moi. Nous y serons plus à l’aise.

Le gouverneur habitait une maison, ni vaste ni fastueuse, hors des murs noirs de la prison, nichée dans les bâtiments où se logeait la garnison - généralement composée de vieux soldats plus ou moins invalides - jouxtant les magasins et ce qui était nécessaire à la vie d’une forteresse. Elle se situait dans la cour du Gouvernement, se composait d’une petite salle, d’une chambre, et de quelques dépendances, mais bénéficiait d'une terrasse plantée d’arbres dont la vue était franchement plus récréative que l’intérieur lugubre de la prison d’État. Le cadre était modeste comparé à l’agréable demeure que se construiraient les gouverneurs du siècle suivant, mais Baisemaux était célibataire, de mœurs paisibles, et s’en contentait. C’était simple : il aimait son métier et du moment que sa table et sa cave fussent convenablement approvisionnées, il ne demandait rien de plus au Créateur. L’automne s’annonçant humide et froid, un feu revigorant flambait dans la vieille cheminée devant laquelle on s’installa pour goûter le fameux vin qu’accompagnaient des craquelins au fromage.

On parla du temps qu’il faisait, on commenta les dernières nouvelles de la Cour rapportées par La Gazette, puis La Reynie, jugeant que le préalable avait assez duré, entra dans le vif du sujet :

— Dites-moi donc, mon cher Baisemaux, si vous avez en ce moment beaucoup de femmes dans vos logis ?

— Non. Depuis que les sentences de la Chambre ardente ont disséminé mes sorcières dans des forteresses lointaines, je n’en ai plus que deux ou trois. Pourquoi, il y en aurait une qui vous intéresserait ?

— Oui. Une jeune dame, la comtesse de Saint-Forgeat. Elle aurait eu le malheur de déplaire à Sa Majesté le Roi... On vous l’aurait amenée le soir même de la mort de la Reine, le 30 juillet dernier.[5]

— Je n’ai pas ce nom-là. Vous pensez ! Une noble dame, je m’en souviendrais. Ce triste soir, j’ai effectivement reçu une prisonnière envoyée par M. de Louvois. Elle était très jeune, très en colère... ce qui ne l’empêchait pas d’être très mignonne. Au point que je me suis demandé comment une aussi jolie fille avait pu déplaire au Roi si amateur de belles personnes !

— On ne vous l’aurait pas déclarée sous le nom de Fontenac ?

— Eh si ! Tout justement ! La voyant si jeune, je lui avais donné une bonne chambre au second étage de la tour de La Bazinière et j’ai veillé à ce qu’elle ne manquât de rien.

— Et vous avez bien fait. Voyez-vous, je ne suis pas certain que Sa Majesté ne regrette pas un peu de s’être fâchée et je pense qu’elle ne restera pas chez vous longtemps.

— Ah ça c’est sûr ! Elle est déjà partie...

— Partie ? On lui a rendu sa liberté ? Cela m’étonne. Je l’aurais su !

— Oh non ! On l’a seulement changée de prison. Je ne sais pas trop pourquoi mais ceux qui l’avaient amenée sont venus la chercher pour la conduire ailleurs. À Vincennes, je pense.

La Reynie fronça le sourcil :

— Et on ne vous a pas donné d’explications à ce transfert ?

— Absolument rien. Sinon que le donjon étant en forêt l’air y est plus sain... Croyez bien que je suis désolé, mon cher ami, de ne pouvoir vous obliger. Vous savez l’estime que j’ai pour vous...

— Et que je vous rends grandement ! En ce cas, il ne me reste plus qu’à vous remercier, mon cher Baisemaux, de votre accueil dont je n’ai jamais douté ainsi que de ce vin délicieux.

— Revenez en boire quand il vous plaira. Vous devriez même venir souper un de ces soirs. Nous sommes en pleine période de gibier et mon cuisinier l’accommode à merveille !

— Soyez assuré que je m’en souviendrais ! À bientôt mon ami et encore merci !

Pour les jambes nerveuses des chevaux du lieutenant général, la distance entre la Bastille et le formidable donjon construit au bois de Vincennes par le roi Charles V n’était pas longue. La Reynie y fut en une demi-heure après avoir quitté Baisemaux, plus soucieux qu’il ne l’était en arrivant à la Bastille. Le gouverneur du château, le marquis du Châtelet, n’était pas fait du même bois que son collègue parisien.

Vaillant soldat autant que homme du monde élégant et lettré - ce qui était rare ! -, il avait reçu le gouvernement du château royal, à la fois place forte et prison, comme un honneur. Aussi n’avait-il guère apprécié la volée de magiciens, sorcières et avorteuses diverses qui s’était abattue dans une résidence où s’étaient succédé les porteurs des noms les plus illustres tels que le maréchal d’Ornano, le duc de Beaufort, le Grand Prieur de Vendôme, son frère, et une foule d’autres. Et cela en dépit de la détestable réputation de l’une de ses « chambres » dont on disait qu’elle valait « son pesant d’arsenic » parce que Ornano et le Grand Prieur y avaient trouvé une mort plutôt suspecte. On y restait cependant entre gens de bonne compagnie n’ayant rien à voir avec cette pléthore de suppôts de Satan.

Ce qui ne l’avait pas empêché d’apprécier La Reynie à sa juste valeur. Celui-ci, d’ailleurs, s’était fort excusé de lui imposer ce genre de voisinage en arguant la nécessité. Une loi intraitable ! Aussi le reçut-il avec son habituelle courtoisie :

— Je suis heureux de vous voir, Monsieur le lieutenant général de Police, en espérant toutefois que vous ne m’apportez pas un nouveau contingent de racaille nauséabonde !

— Rassurez-vous, je n’apporte rien du tout, Monsieur le gouverneur. Au contraire, je viens vous enlever une prisonnière !

— Une prisonnière ? Mais je n’en ai aucune en ce moment !

— Aucune ? Vous êtes certain ?

— Sur ma parole ! Qui cherchiez-vous donc ?

— Une demoiselle de Fontenac ou une dame de Saint-Forgeat comme vous voudrez. Elle était à la Bastille depuis la mort de la Reine et elle aurait été transférée chez vous. C’est du moins ce que m’a appris Baisemaux de Montlezun. On vous aurait amené cette jeune femme parce que le climat est plus vivifiant chez vous qu’à la porte Saint-Antoine.

— Mais je la connais ! C’est la fille d’Hubert de Fontenac, jadis gouverneur de Saint-Germain ? Elle était entrée d’abord au service de Madame, puis de la reine d’Espagne, et finalement de la Reine qui l’a mariée à ce benêt de Saint-Forgeat. Et elle était à la Bastille ? Sous quel chef d’accusation ?

— Elle aurait déplu au Roi...

— Tiens donc ? La dernière fois que je fus à la Cour c’était pour un bal à l’occasion du retour du voyage dans les provinces de l’Est et j’avais cru remarquer qu’elle lui plaisait assez. Se serait-elle refusée à lui ?

— Pas que je sache. La Reine venait de s’éteindre et la jeune Mme de Saint-Forgeat, apparemment bouleversée, a couru après le Roi pour lui demander audience sur-le-champ. Elle est entrée dans le cabinet et personne ne l’a vue ressortir. J’ai su par la suite qu’un peloton de la Prévôté l’avait conduite à la Bastille sans passer par la Cour d’honneur. Je crains qu’elle n’ait vu ou entendu ce qu’elle n’aurait dû ni voir ni entendre...

Le marquis du Châtelet sortit une tabatière, l’offrit à son visiteur puis, sur son refus, prit une pincée qu’il huma tout en chassant les traces de poudre sur son habit. Il semblait devenu soucieux :

— Je ne vous cacherai pas qu’en vous voyant arriver j’ai cru que votre visite préludait à une reprise d’activité des sorciers. Je ne sais pas si vous en avez eu connaissance mais un bruit - léger sans doute mais réel - court Paris. On chuchote que Sa Majesté aurait été empoisonnée par ses médecins...

— Quelle idée ! Émit distraitement La Reynie perdu dans ses pensées.

— Pas si folle que ça ! Son chirurgien, Gervais, se serait suicidé. Pour quelle raison ?

— C’est ce que je serais fort aise de savoir ! Dans un sens ces commentaires sont presque naturels : l'affaire des Poisons est encore trop proche pour qu’une mort un peu rapide ne pousse le peuple à y faire référence. Le bruit, je l’espère, s’éteindra de lui-même.

Il aurait aimé y croire mais ce n’était pas le cas et, tandis que sa voiture le ramenait vers la capitale, il se sentait envahi lentement par ce qu’il redoutait le plus : le découragement. Allait-il falloir tout recommencer : les arrestations, les interrogatoires plus ou moins cruels, les exécutions, les condamnations aux lourdes peines de prison et dans les pires conditions ? Inutile de chercher à se leurrer : les rumeurs malveillantes, la mort de Gervais, la disparition de Charlotte. Ces faits étaient liés, ils procédaient d’un acte effroyable : on avait bel et bien assassiné la Reine de France au milieu de son palais et quasiment sous les yeux d’un époux que cette disparition ne semblait pas toucher outre mesure. Quant à Charlotte, il était évident qu’elle avait dû voir ou entendre quelque chose, d’où un désarroi qui l’avait poussée à vouloir en informer le Roi. Alors on l’avait fait taire : la Bastille d’abord et ensuite ? Une forteresse lointaine où, entre des murs sordides, elle mourrait lentement à l’exemple de la fille de la Voisin ? Ou... plus radical encore mais peut-être plus souhaitable : le coup de pistolet ou de couteau puis l’enfouissement dans un trou boueux ou au fond de la Seine un boulet aux pieds ?....

Son imagination lui montra une image si précise qu’il en serra les poings et qu’un grondement de colère monta du fond de sa gorge. Il fallait la retrouver, la retrouver coûte que coûte, dût-il la réclamer à Louis XIV en personne, quitte à encourir sa disgrâce !

Mais avant d’en venir à cette extrémité, Nicolas de La Reynie pensa qu’il y avait peut-être mieux à faire... et d’abord se calmer ! Il sentait que l’affolement menaçait de s’emparer de lui. Il ne pouvait qu’envenimer la situation sans apporter le moindre secours à la jeune fille qu’il voulait aider. Ensuite, prendre conseil. De qui ? ... De ceux sur la discrétion de qui il savait pouvoir compter parce que la disparue les intéressait au premier chef !

Rentré au Châtelet, il trouva dans son cabinet de travail Alban accroupi devant l’antique cheminée tisonnant vigoureusement le feu en voie d’extinction et de le réalimenter. Or, ce début d’octobre plus froid que d’habitude annonçait un hiver rigoureux. Tout en maugréant sur les gens qui ne savent que faire de leur journée, La Reynie ne s’approcha pas moins avec satisfaction des flammes renaissantes pour y frotter ses mains gelées.

— Pardonnez-moi, plaida le jeune homme, mais je suis trop inquiet pour me pencher sur une autre affaire. Auriez-vous du nouveau, Monsieur ?

— Oui. Quand on lui a fait quitter Versailles c’était pour la Bastille et...

Alban bondit, furieux :

— Pour quelle raison ?

— ... et le peloton de la Prévôté comme la voiture fermée étaient bien pour elle.

— Mais...

— Si tu me laissais parler, nous irions plus vite ! L'accusation était d’avoir déplu au Roi sans plus d’explication. Elle a d’ailleurs été convenablement traitée. Le brave Baisemaux lui a donné une chambre décente...

Il s’interrompit. Son secrétaire venait d’entrer une lettre à la main...

— Il y a là une dame qui désire être entendue sur l’heure.

— Quelle dame ?

— Elle est masquée, voilée et, évidemment, n’a pas décliné son identité mais elle m’a donné ceci. Je jurerais que c’est une vraie dame, une grande dame.

La Reynie lut les quelques mots tracés sur le billet et rougit sous le coup de l’émotion...

— Dis-lui que je la reçois dans l’instant ! Toi, ajouta-t-il à l’attention d’Alban, tu rentres rue Beautreillis et tu demandes à Mlle Léonie de préparer un souper pour quatre.

— Quatre ?

— Toi, elle, moi et le petit père Sainfoin de... je ne sais plus quoi. Nous avons à causer !

Le jeune officier s’éclipsa par la porte donnant sur la salle du conseil tandis que La Reynie s’en allait chercher personnellement sa visiteuse, qu’il ramena vers son fauteuil le plus confortable avec toutes les marques de son respect.

— Madame la duchesse, je ressens profondément l’honneur que vous me faites en venant jusqu’à moi...

— C’était la seule solution si je voulais m’entretenir avec vous. Mon époux étant gouverneur de Paris, votre présence dans notre hôtel de la rue de l’Oratoire eût fait jaser et ce que j’ai à vous dire relève du secret le plus absolu.

Se souvenant de ce que lui avait confié Mme de Montespan, La Reynie voulait bien le croire.

Tout en parlant, la dame rejetait son voile par-dessus sa fontange et ôtait son masque, découvrant un visage d’une cinquantaine d’années encore beau cependant par la grâce de grands yeux bleus et d’une peau restée fraîche en dépit des traces d’anciennes douleurs. C’était la duchesse de Créqui, dame d’honneur de Marie-Thérèse, et le deuil qu’elle portait était celui de la Reine qu’elle avait servie avec respect et dévouement durant de longues années. Cela depuis la défaveur de la duchesse de Navailles qui avait osé faire grillager l’accès à la chambre des filles d’honneur afin d’empêcher le Roi d’y retrouver Mlle de La Motte-Houdancourt... Bien que fille de la marquise du Plessis-Bellières qui avait été l’amie très chère du surintendant Fouquet, mort trois ans plus tôt dans la forteresse de Pignerol, Mme de Créqui n’avait jamais eu à pâtir de sa naissance en regard de la vieille amitié que Louis XIV portait à son époux, l’un de ses meilleurs hommes de guerre. Sachant à qui il avait affaire, La Reynie salua une main sur le cœur :

— Il en sera fait selon votre volonté, Madame la duchesse. Mon silence vous est acquis... mais que souhaitez-vous m’apprendre ?

— Je crois savoir pourquoi la petite comtesse de Saint-Forgeat a disparu si soudainement de Versailles. Nous étions, elle, moi et les autres dames dans la chambre de Sa Majesté sur l’état de laquelle disputaient les médecins. Mme de Saint-Forgeat s’est rendue tout à coup dans la pièce qui dessert la chambre royale pour y prendre... je ne sais plus quoi tant la suite des événements m’a troublée. Elle s’y trouvait encore lorsque Fagon, d’Aquin et Gervais s’y sont retirés pour conférer plus librement. Puis ils en sont ressortis et j’ai vu le chirurgien, visiblement perturbé, pratiquer une saignée au pied de la malade. Ses mains tremblaient et il en pleurait parce que c’était la dernière chose... à faire ! Ensuite, il y a eu cet émétique qui non seulement ne pouvait apporter aucune amélioration, mais a pour ainsi dire achevé la Reine. J’aurais aimé connaître sa composition mais le verre a disparu aussitôt. Or, pendant la malheureuse saignée, Mme de Saint-Forgeat est revenue dans la chambre. Elle était blême et se soutenait à peine. Elle avait dû être témoin de la discussion des médecins et je suis persuadée que c’est ce qu’elle a voulu rapporter au Roi en se hâtant de le suivre après que notre Reine eut rendu à Dieu son âme si pure !

Son récit achevé, Mme de Créqui semblait très émue. La Reynie alla lui verser un verre de vin qu’elle accepta volontiers. Il la laissa boire en silence. Une fois remise, il lui dit avec une grande douceur :

— J’admire vos connaissances en médecine, Madame la duchesse. C’est un talent plutôt rare chez une dame...

— Ah, c’est que j’ai été à bonne école, répondit-elle avec un faible sourire. Ma famille était intimement liée à celle de ce pauvre Fouquet, surtout sa mère, une demoiselle de Maupeou qui possédait, elle, un savoir véritable. Elle l’avait consigné dans un livre de recettes dont je ne sais ce qu’il a pu devenir si feu M. Colbert ne se l’est approprié. Sa science lui avait même permis de sauver une première fois la vie de la Reine alors à toute extrémité en lui faisant remettre discrètement un emplâtre qui a fait miracle. C’était pourtant pendant le procès inique où son fils jouait sa vie, mais le Roi ne lui a gardé nulle reconnaissance... et d’ailleurs vous connaissez la fin. Pour en revenir à la petite Saint-Forgeat, je crains qu’il ne lui soit advenu un gros ennui. Elle est trop jeune pour savoir que, dans cette Cour et en particulier au Roi, toute vérité n’est pas bonne à dire... ou seulement à entendre si je m’en réfère au triste exemple de mon époux.

— Monsieur le duc de Créqui aurait-il eu à se plaindre d’un mauvais procédé ?

— Lui, se plaindre ? Jamais. Pourtant je suis consciente qu’il souffre dans cette amitié exclusive qui l’unissait au Roi et qui était ce qu’il avait de plus précieux. Un soir... oh, il y a nombre d’années et l’on était en Flandre, le Roi lui a confié en riant l’étrange prédiction qu’on lui avait faite sur le tard : il épouserait « une veuve surannée qui le mènerait par le bout du nez... ».

La Reynie ne put s’empêcher de rire.

— C’est amusant, n’est-ce pas ? reprit sa visiteuse. Mais depuis l’apparition de Mme de Maintenon dans les entours du Roi, cela a cessé d’être drôle et Sa Majesté regrette sans doute sa confidence. Le duc a été nommé gouverneur de Paris, ce qui l’éloigne de Versailles et d’un soleil dont il ne peut se passer. Quant à moi, la mort de la Reine m’a rendue à la foule des courtisans puisque je ne suis plus dame d’honneur. En un mot nous sommes à présent un vieux couple que l’on souhaite voir le moins possible à cause de cette malheureuse histoire...

— Vous pensez donc, Madame la duchesse, que le Roi va épouser Mme de Maintenon ?

— Si ce n’est déjà fait... mais nous nous écartons du sujet de ma visite : il faut absolument retrouver Mme de Saint-Forgeat. Elle a dû comme moi acquérir la certitude que l’on a tué la Reine et je la crois en grand péril, surtout depuis la mort du chirurgien. Et les bruits qui courent Paris peuvent laisser supposer qu’elle a eu la langue trop bien pendue...

— Elle n’en a pas eu la latitude car on a pris des précautions. Elle n’a quitté le cabinet du Roi que pour... la Bastille !

— Mon Dieu ! Pauvre enfant ! Elle est perdue...

— Peut-être pas. Au train où vont les choses, ce sera bientôt la moitié des Français qu’il faudra enfermer. Cependant vous avez eu raison de venir à moi car je peux vous assurer de tous mes efforts pour ramener Mme de Saint-Forgeat à la lumière du jour. Dans un sens, ou peut augurer du bon dans ce tumulte naissant : il peut faire hésiter le Roi à sauter un pas que la majorité des gens redoute.

— Je viens de vous dire qu’il est à craindre qu’il ne l’ait déjà fait.

— Ne m’en veuillez pas, je n’arrive pas à l’admettre. Quoi qu’il en soit, Madame la duchesse, je vous rends grâce d’avoir eu le courage de venir me trouver. C’est un honneur que je ressens profondément mais si je peux, à présent, oser un conseil, c’est de ne répéter à personne vos doutes qui, pour moi, sont des certitudes et éclairent l’histoire de cette jeune femme. Veillez seulement sur M. le gouverneur[6]. Votre sollicitude sera pour lui le meilleur des réconforts.

La duchesse repartit à peu près rassurée. Cependant, au fond de lui, La Reynie ne possédait pas la belle confiance qu’il affichait. Certes, le pouvoir de la Maintenon allait croissant et ce n’était un secret pour personne. Pourtant, il ne parvenait pas à imaginer l'orgueilleux Roi-Soleil remplaçant à sa table et dans son lit la plus noble des infantes par l’épouse du vieux et scandaleux Scarron dont l’étroite piété ressemblait trop à celle d’une courtisane repentie.

« Tremper dans le même bénitier ne doit tout de même pas être aussi agréable que s’ébattre dans les draps de soie d’une belle pécheresse comme la Montespan », conclut-il intérieurement.

Cela dit, il prit son chapeau, ses gants et sa canne, s’enveloppa dans son manteau contre le froid grandissant et s’en alla souper rue Beautreillis.

Une odeur suave de viandes rôties et de pâtisserie l’y accueillit à la manière d’une bienvenue. Très fière de recevoir les têtes pensantes de la Police et un ancien conseiller d’ambassade, Mlle Léonie avait retroussé ses manches et concocté des succulences qui commencèrent par de belles huîtres de Saint-Vaast en Cotentin, suivies d’un salmis de perdrix aux champignons, d’un cuissot de marcassin aux airelles et aux châtaignes, d’un petit assortiment de fromages et de diverses pâtisseries de sa Bretagne natale : un far aux raisins et à la crème accompagné de palets à la confiture. De son côté, M. Isidore avait tenu à participer et envoyé Fromentin chargé d’une demi-douzaine de bouteilles choisies dans la cave de feu son frère, le seul plaisir que l’avarice de celui-ci lui accordait et qu’il se faisait un devoir d’augmenter judicieusement tous les ans... Aussi quand les convives prirent place autour de la table nappée de blanc et fleurie de marguerites d’automne et de feuillage roux, ce fut, remplis d’une telle impression d’aise qu’ils se consacrèrent d’abord à la nourriture assaisonnée de propos sans conséquence jusqu’à l’apparition des douceurs.

La Reynie attaqua après avoir vidé son verre de vin d’Alicante :

— Le moment est venu, à mon sens, d’en venir au sujet qui nous rassemble autour de cette excellente table : l’inexplicable disparition de Mme de Saint-Forgeat. Dans un premier temps, et puisque j’avais appris par Mme de Montespan qu’elle avait « offensé le Roi », je me suis naturellement rendu à la Bastille où le gouverneur Baisemaux n’a fait aucune difficulté pour m’apprendre que le 30 juillet au soir, une voiture gardée par les cavaliers de la Prévôté lui avait « livré » celle que nous cherchons. Malheureusement, se hâta- t-il d’ajouter devant les mines soulagées des autres, elle n’y est restée que quelques semaines à la suite desquelles une seconde voiture - sans escorte cette fois mais porteuse d’un ordre de M. de Louvois - est venue la chercher pour l’emmener à Vincennes sous le prétexte que l’air y serait meilleur...

— Par conséquent elle est au donjon ? demanda Alban bouillant d’impatience.

— Non, parce qu’elle n’y est jamais arrivée. Le marquis du Châtelet m’a reçu avec beaucoup de courtoisie après s’être assuré que je n’allais pas lui livrer une nouvelle charretée de sorciers, m’a certifié ne l’avoir pas écrouée, en spécifiant qu’il ne détenait aucune femme actuellement.

— Mon Dieu ! Gémit Mlle Léonie, mais où peut-elle être ?

— C’est ce que nous allons ensemble essayer d’apprendre...

— À condition qu’elle soit encore vivante ! lança Alban, dont les poings se crispaient de colère.

— Je crois sincèrement qu’elle l’est toujours, émit son chef sur un ton apaisant. Mais laisse-moi continuer. Je sais de source sûre en quoi elle a pu offenser le Roi. On l’a enfermée pour qu’elle ne puisse ébruiter un commérage fort déplaisant qui court à travers Paris depuis la mort suspecte du chirurgien Gervais : la Reine a bel et bien été assassinée par ses médecins - conscients ou inconscients de ce qu’ils faisaient - et Charlotte a dû être témoin du dernier colloque entre ces messieurs dans la pièce de dépendance de la chambre royale. Et c’est cela qu’elle a voulu que Louis XIV apprenne sans attendre et c’est encore cela la raison de sa disparition.

— Comment l’avez-vous su ? interrogea Sainfoin, redevenu sérieux.

— Je vais vous l’apprendre mais seulement quand vous m’aurez juré de n’en rien divulguer !

— Vous nous prenez pour qui ? Gronda Alban.

— Pour ce que vous êtes : les meilleurs gens que je connaisse mais une parole imprudente est vite échappée...

— Qui voudrait faire du mal à Charlotte ? protesta Mlle Léonie. Vous n’y croyez pas, Monsieur le lieutenant général ? Quoi qu’il en soit, je vous donne ma parole.

— Moi aussi, firent d’une seule voix les deux autres.

— Bien. J’ai eu ce tantôt la visite d’une dame voilée et masquée, présente elle aussi dans la chambre de la Reine et qui a tiré ses propres conclusions des agissements des praticiens. C’était Mme la duchesse de Créqui, dame d’honneur de la Reine.

— La femme du gouverneur de Paris ? fit Alban, surpris.

— Elle-même. Il faut souligner qu’elle est née Plessis-Bellières et que dans sa jeunesse sa famille fréquentait celle de Nicolas Fouquet et singulièrement sa mère qui était fort entendue en médecine et eût pu faire la meilleure apothicaire du royaume. Ce talent lui avait permis, au moment du procès de son fils, de sauver une première fois la vie de la Reine sans qu’on lui en ait eu la moindre reconnaissance. Mme de Créqui a remarqué que Charlotte sortait après les médecins de la pièce où ils s’étaient retirés. Cette dernière était blême et se soutenait à peine. Et, une fois la mort intervenue, elle l’a vue se précipiter à la suite du Roi.

— Cette dame n’a-t-elle pas pris un bien grand risque en venant se confier à vous ? S’il le savait, le Roi pourrait s’en offenser.

— Disons qu’elle est... au-delà de tout cela.

Et de raconter dans quelles circonstances le souverain en était venu à tenir un vieil ami à distance à cause d’une confidence faite autrefois sur un mode badin mais qui était en passe de se réaliser.

— C’est curieux cette manie qu’ont les rois d’en vouloir à leurs fidèles des confidences qu’ils leur ont faites de leur plein gré, constata Mlle Léonie, mais cela ne m’étonne pas de notre Sire : je ne l’ai jamais aimé...

— Nous ne sommes pas ici pour philosopher, coupa Alban. Pour l’heure nous avons une vie à sauver... en priant Dieu qu’on le puisse !

La voix du jeune homme s’enroua sur la fin de la phrase. La main de La Reynie se posa, apaisante, sur son épaule :

— Rien ne sert de pleurer. Il est préférable de se mettre à l’ouvrage.

— Oui, approuva Mlle Léonie, mais comment ?

— Il me semble, hasarda Sainfoin du Bouloy, qu’il faudrait entrer en relation avec M. de Saint-Forgeat. Il est le mari, et si quelqu’un est en droit de réclamer sa femme c’est bien lui ?

— Il ne bougera pas, répondit La Reynie dédaigneux. Il craindrait trop de déplaire...

— A qui ? demanda Mlle Léonie.

— Au Roi, à Monsieur... que sais-je ? Ce n’est qu’un pantin entre les mains du chevalier de Lorraine ! On l’a marié sans qu’il y voie d’inconvénient et il n’en verrait sans doute aucun à se retrouver veuf ! Peut-être même en serait-il satisfait...

— Et une provocation en duel, pensez-vous qu’il y réagirait ? Tempêta Alban.

— Venant de toi ? Sûrement pas. Tu es roturier, ne l’oublie pas mon garçon, et un Saint-Forgeat ne se bat pas avec un roturier. Ce serait déchoir et d’ailleurs tu ne rendrais pas service à Charlotte. Quand elle s’est volatilisée il y a eu des bonnes langues pour suggérer qu’elle avait rejoint un amant. On s’empresserait de t’offrir ce rôle. C’est ce que tu veux ?

Oubliant toute retenue, le jeune homme s’écria :

— L’être vraiment et mourir ensuite, je ne désire rien d’autre !

— Qu’elle en meure aussi cela t’est égal ? Revenons sur terre ! Le mieux serait que je revoie Mme de Montespan. Je vais lui écrire pour lui demander de me recevoir...

Mais il n’eut pas à se donner ce mal : en rentrant chez lui, La Reynie trouva un billet le convoquant à Clagny le lendemain soir...

Il s’y rendit par un temps affreux : pluie, vent et un froid pénétrant, inhabituel pour ce mois d’octobre. Courageusement, il avait choisi de s’y rendre à cheval afin d’aller plus vite et de pouvoir passer partout mais il arriva frigorifié. Heureusement, il fut reçu aussitôt dans le petit salon si douillet et si chaleureux qu’il connaissait déjà. À sa surprise, l’humeur de la marquise avait changé. Elle était visiblement bouleversée. Elle tournait comme un ours en cage, en déchiquetant son mouchoir, et La Reynie était trop bon observateur pour ne pas s’apercevoir qu’elle avait pleuré :

— Alors ? Où en êtes-vous ? lui lança-t-elle d’entrée sans s’encombrer de salutations.

Il la paya de la même monnaie :

— La Reine a été assassinée et Mme de Saint-Forgeat a été en quelque sorte témoin du meurtre. C’est cela dont elle a voulu entretenir le Roi en lui courant après. Trois heures plus tard, elle était à la Bastille !

La marquise s’arrêta net et se laissa tomber sur une chaise longue.

— Je l’aurais juré depuis que j’ai appris le trépas de ce pauvre Gervais. Et qui a accompli la vilaine besogne ?

— Ma foi, je l’ignore. Gervais est mort sans parler !

— Quoi ? Pas de confession écrite ? Pas d’adieux ?

— Il est rare que l’on ait le loisir d’écrire des volumes pendant que l’on se fait assassiner.

— Assas... Vous en êtes sûr ?

— Absolument ! J’ai dû le démontrer au curé pour qu’il lui consente une sépulture chrétienne.

— Mais qui ?... Je suis certaine que l’on va encore dire que c’est moi la coupable !

— Je sais qu’il n’en est rien alors que j’ai la quasi-certitude que ce sont les médecins.

— Oui, mais soudoyés par qui ?

— Pas par vous en tout cas. Vous n’aviez aucun intérêt à la mort de la Reine puisque M. de Montespan est toujours de ce monde !

— Non, mais on se souviendra que jadis j’ai poussé à la carrière de ce d’Aquin.

— Tandis que Fagon est fort apprécié de Mme de Maintenon. Vous comprenez ?

Elle lui adressa un regard lourd de larmes :

— Alors, je suis perdue, Monsieur de La Reynie. Parce que cette femme est dorénavant omnipotente ! Je suis persuadée qu’il l’a épousée !

— Allons donc ! Le Roi en aurait-il fait l’annonce ? J’ai peine à vous croire.

— Et pourtant ! ... Hier, il y avait cercle chez le Roi. Cette femme était assise auprès de lui... et ne s’est pas levée à l’entrée des princesses. Madame est devenue rouge d’indignation. Ce que voyant, le Roi a eu un petit sourire moqueur et a tapoté la main de la dame en l’excusant sur un « accident » qui ne lui permettait pas de rester debout. Et il n’y avait aucune canne à sa portée ! Il n’avait pas tant de soucis de moi lorsque, aussitôt après avoir donné le jour à l’un de ses enfants, je devais paraître à la Cour et rester debout sans pouvoir m’asseoir des heures entières !

— Comment a réagi Madame ?

— D’abord suffoquée, elle a prié Sa Majesté de lui permettre de se retirer parce que la tête lui tournait. Et elle a filé sans attendre la réponse.

— Et Monsieur ? J’ai ouï dire qu’un jour, à l’évocation de l’éventualité de cette union, il est entré dans une grande colère en interdisant qu’on lui reparle jamais d’une telle sottise!

— Il n’était pas présent mais vous me le faites regretter. En tout cas nous en sommes là... et je ne sais plus que faire !

— Vous ne songeriez pas à vous retirer au moins ?

— Alors que je suis la mère de ses plus beaux enfants ? Jamais. Quel dommage que cette petite Charlotte ait disparu ! Je suis sûre qu’elle aurait le pouvoir d’empêcher cette énormité...

— Justement ! Aidez-moi à la retrouver ! Tant que rien n’est officialisé. Et puis, en l’occurrence, c’est assez dangereux de devenir l’épouse d’un homme resté vigoureux et amateur de beauté. Le mariage ne rend pas aveugle... bien au contraire.

— Vous me soulagez ! Qui eût dit que nous serions un jour alliés, car je ressens pour vous maintenant de l’amitié.

La Reynie s’inclina en souriant :

— Qui l’eût dit, en effet ! Mais vous m’en voyez flatté...

— Dites-moi alors en quoi je puis vous être utile ?

— En une démarche qui m’est impossible parce que je n’appartiens pas à la Cour. Je voudrais que vous parliez à Madame, ou même à Monsieur afin qu’ils mettent M. de Saint-Forgeat en face de ses responsabilités. Il est temps qu’il se soucie de sa femme...

— J’essaierai mais je doute du résultat. Madame est mal en cour, Monsieur ne va pas tarder à la suivre s’il s’attaque à la Maintenon. Quant à Saint-Forgeat, vous savez ce que j’en pense. Il y a peut-être mieux à faire.

— Par exemple ?

— Pourquoi ne pas interroger M. de Louvois ? Son amitié pour moi n’est plus ce qu’elle était mais je n’ai plus grand-chose à perdre de ce côté-là !

Dès le lendemain une triste nouvelle parvenait à la Cour. Le petit duc de Vermandois, fils du Roi et de la duchesse de La Vallière, s’était fait tuer devant Courtrai. Il n’avait pas quinze ans mais seule Madame le pleura : elle l’avait recueilli dans son giron généreux quand, déjà initié à certaines perversions par le chevalier de Lorraine, il avait été mêlé à un scandale et s’était vu accablé par la colère du Roi et le mépris des courtisans - tandis que les auteurs de son début de vice italien s’en tiraient sans dommages. Sa mère aussi le pleura au fond de son couvent de Chaillot en déplorant surtout qu’il fût né. Il n’en était pas moins fils du Roi et, comme tel, aurait dû avoir droit à un deuil de convenance, mais au lendemain même de sa disparition, la Dauphine avait donné le jour, le 19 novembre, à un second fils, le petit duc d’Anjou[7], et la nouvelle de la mort trouva la Cour en liesse. Le pauvre Vermandois aurait été poursuivi par la malchance jusque dans son trépas. Cependant, on pria beaucoup à la Cour. C’en était devenu la mode parce que le Roi endoctriné - jour après jour, nuit après nuit ! - par sa seconde épouse en donnait un exemple impressionnant. Jamais on ne l’avait vu si pieux ! C’était tellement agréable de pouvoir forniquer autant qu’il le voulait sans s’attirer les leçons de morale du père de La Chaise son confesseur ! Il se confessait et communiait à tour de bras et ce seul indice eût pu mettre la puce à l’oreille de ceux qui, à l’instar de Monsieur, se refusaient de croire au mariage. Quoi qu’il en soit, on donna intensément dans l’angélisme. C’était comme si l’échelle de Jacob était soudain venue se planter à Versailles et que l’on fît la queue pour y monter. Et les plus notoires pécheresses étaient les plus assidues à la messe comme au prône.

Mme de Montespan ne dépara pas le tableau et se donna jusqu’après les fêtes de Noël pour entreprendre Louvois sur le sujet de Charlotte. A y réfléchir, cinq mois s’étaient écoulés depuis sa disparition, quelques jours de plus ne changeraient rien à son sort.

Or, deux jours après la Nativité, une information venue de Saint-Germain en exprès atterrit sur le bureau de M. de La Reynie : on venait de retrouver, dans la demeure de l’ancien gouverneur de la ville, les corps de Mme de Fontenac et de son amant Eon de La Pivardière dont, en ce qui concernait ce dernier, on n’avait plus entendu parler depuis longtemps. Tous deux avaient été pendus à une poutre de la bibliothèque, les mains liées derrière le dos. Chacun d’eux avait, sur la poitrine, un écriteau identique portant ce» mots : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

— On y va ! décréta sobrement La Reynie, en rassemblant Alban, son jeune assistant Jacquemin et Desgrez.

À la réflexion, il ramassa Mlle Léonie au passage. Nul ne connaissait la maison mieux qu’elle et elle pouvait être utile. Autant dire tout de suite qu’elle ne se fit pas prier et fut prête en un temps record.

Froid et neigeux jusqu’à Noël, le temps s’était brusquement éclairci et adouci. Si les chemins ne l’étaient pas, les rues de la ville étaient sèches.

En arrivant on trouva l’hôtel de Fontenac gardé par des soldats de la Prévôté dont disposaient les gouverneurs des villes royales. Portes, fenêtres et volets, tout était clos, mais tout s’ouvrit devant M. le lieutenant général de Police. Le sergent responsable du détachement vint au rapport : à l’aube un médecin qui venait de procéder à un accouchement deux rues plus loin, voyant la maison sans lumière et les portes grandes ouvertes, avait découvert les deux cadavres et donné l'alarme. A la suite de quoi le gouverneur, M. de La Ferté, avait donné ordre de ne toucher à rien et envoyé un coureur quérir M. de La Reynie. On s’était contenté, par décence, de décrocher les corps et de délivrer les domestiques enfermés dans une cave et dont les cris avaient attiré l’attention. On les avait confinés à la cuisine afin qu’ils puissent se réconforter mais sous bonne garde. Ce qui était à peine nécessaire tant ils étaient terrifiés.

Ils étaient six : Merlin, le maître d’hôtel, Cordier, le cocher, Mathilde Balu, la cuisinière, Jeanneton, la fille de cuisine, Marion Louvet, la femme de chambre de la baronne, le valet Le Blanc et Bousquet le palefrenier. Ceux du moins qui étaient à demeure. Les femmes de nénage, lingères et jardiniers logeaient en ville. De ces gens, cependant, Mlle Léonie n’en connaissait que deux, Mathilde la cuisinière avec qui elle s’était toujours bien entendue et Marion la camériste dont elle avait dit à Alban qu’elle était l’âme damnée de sa maîtresse : une fille d’une trentaine d’années, brune, au visage plat d’où ressortaient un nez insolent et d’épais sourcils abritant des yeux pers, durs comme des billes d’agate. L’apparition de Mlle Léonie dans le sillage de La Reynie eut le don de changer une peur qui la faisait trembler en fureur :

— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, celle-là ? Grinça-t-elle. Et avec la Police par-dessus le marché ? Madame savait ce qu’elle faisait en la fichant à la porte. D’ailleurs elle devrait être morte !

— Il suffit, la fille ! Intima Alban. Nous savons parfaitement qui est Mlle des Courtils de Chavignol et elle a plus le droit que toi d’être dans cette maison ! Alors du respect si tu ne veux pas te retrouver en prison !

— La prison ? Mais j’ai rien fait, moi, pleurnicha-t-elle. J’étais ficelée au fond de la cave et...

— Silence ! Coupa La Reynie. Je veux savoir ce qui s’est passé mais tu parleras quand je t’interrogerai. Toi, ajouta-t-il en s’adressant au gros Merlin, le maître d’hôtel qui s’était hâté de chercher de quoi se ragaillardir avec du pain, du saucisson et un gobelet de vin. Tu m’as l’air intelligent et tu vas me relater les faits !

Ainsi interpellé, Merlin avala d’un coup, au risque de s’étouffer, ce qu’il avait dans la bouche, s’essuya et se leva :

— Veuillez m’excuser, Monsieur, mais je mourais de faim ! fit-il du ton respectueux d’un serviteur stylé. À présent, me voici à vos ordres.

Sensible à la déférence, La Reynie sourit :

— Bon ! Parlez-moi ce que vous savez des événements de cette nuit.

Le récit fut concis et clair. Merlin en avait d’ailleurs peu à révéler. Dix heures venaient de sonner à l’église proche quand une voix forte réclama l’ouverture du portail au nom du Roi. Une douzaine d’hommes armés, masqués et vêtus de noir s’engouffrèrent dans la maison sans un mot. En moins de deux minutes, les serviteurs furent réduits à l’impuissance tandis que l’homme, apparemment le chef, repoussait vers l’intérieur du salon et du bout de son pistolet La Pivardière qui buvait du café en compagnie de Mme de Fontenac. En disant qu’ils avaient à s’expliquer.

— Je ne sais rien de plus, conclut Merlin avec un soupir. On nous entraînait dans les sous-sols où nous avons été enfermés.

— Qui étaient ces hommes ? Vous en avez une idée ? Des truands ?

— Eh bien, à vous dire vrai, Monsieur, je n’en ai pas l’impression. Ils étaient tous habillés de la même façon et m’ont fait plutôt l’effet de soldats. Quant au chef, c’était un gentilhomme. J’en jurerais !

— Pourquoi cette certitude ?

— Oh, ce n’est pas difficile de s’en rendre compte : en dehors de l’épée et des plumes au chapeau, son allure générale, celle de quelqu’un habitué à commander. Puis la voix, la façon de s’exprimer. J’ai remarqué qu’il boitait. Je ne sais pas ce qu’il voulait, car là où nous étions on ne pouvait rien entendre mais ça ne devait pas être non plus des voleurs, parce que, pour ce que j’en ai vu, il me semble qu’on n’a rien pris.

— Je ne le crois pas moi non plus, intervint Mlle Léonie occupée à réconforter la cuisinière qui pleurait dans ses bras. Je ferai tout à l’heure le tour de la maison mais il ne me semble pas qu’on ait pris quelque chose. Cette double exécution ressemble fort à une vengeance.

— Exécution ? Balbutia Marion... Ça veut dire quoi ?

— Que Mme de Fontenac et M. de La Pivardière ont été pendus dans la bibliothèque, un écriteau accroché sur la poitrine portant : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

La femme eut un cri d’épouvante puis piqua une crise de nerfs en hurlant qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans cette maudite baraque.

— Rassure-toi, fit Alban goguenard, tu pourras aller te faire pendre ailleurs quand on en aura fini avec toi...

— Un moment, coupa La Reynie. Nous allons, dans un premier temps, conduire Mademoiselle à la prison du château. Je suppose qu’elle n’est pas impliquée dans cette affaire, cependant j’ai d’autres questions concernant une histoire plus ancienne, précisa-t-il en jetant un coup d’œil à Mlle Léonie qui lui renvoya l’ombre d’un sourire.

— En prison ? Mais pourquoi ? ... Je n’ai rien fait...

— C’est ce qu’on verra. De toute façon puisque vous désirez vous séparer de nous, vous dormirez plus tranquille là-bas !

Elle se mit à pousser des cris d’orfraie qu’Alban fit cesser en la ramenant dans le vestibule où il la confia à deux soldats de la Prévôté après lui avoir lié les mains derrière le dos. Après quoi il revint dans la cuisine où La Reynie avait repris son dialogue avec le maître d’hôtel :

— Depuis combien de temps M. de La Pivardière est-il ici ? Vous ne devez pas ignorer qu’il est recherché par la Police depuis longtemps ?

— Je sais, mais je ne pouvais que me taire. En fait, et sauf en de rares occasions, il n’a jamais quitté cette maison...

— Comment est-ce possible ? Vous êtes plusieurs domestiques et aucun ne l’a dénoncé ? C’est du dévouement...

— Non, Monsieur le lieutenant général : de la peur. Feu Mme la baronne était une femme terrible et ses deux créatures, la Marion et le valet Leblanc, faisaient bonne garde : quiconque aurait eu la langue trop longue n’aurait pas vu se lever le soleil suivant.

— N’exagérons rien, il suffisait de ne pas revenir...

— Pour aller où ? La paie est honnête et on n’y est pas malheureux à condition de savoir garder le silence. D’ailleurs nous avions été prévenus : la fuite ne suffirait pas à protéger le dénonciateur que l’on aurait retrouvé tôt ou tard et que l’on aurait abattu. Ce La Pivardière était un homme effrayant et il inspirait la crainte à moi comme aux autres, je l’avoue humblement parce qu’il n’y a pas de quoi être fier. Mme la baronne n’avait rien à lui envier.

— Mais enfin, coupa Alban qui s’était rapproché, cet hôtel a été fouillé de fond en comble et au moins deux fois. Où était La Pivardière ?

— La première fois il s’était enfui, en effet, mais il est revenu la nuit suivante par le jardin. D’où il venait je l’ignore...

— Et la seconde ?

— Il paraît qu’il y a une cachette dans un escalier secret dont le mécanisme est cassé. Elle a été aménagée à l’époque des guerres de Religion.

— Quand avez-vous pris votre service sous ce toit ? reprit La Reynie.

Ce fut Mlle Léonie qui répondit pour lui :

— Il y a un peu plus de deux ans à la suite d’un accident dont avait été victime Mercadier, son prédécesseur...

— Un accident encore ?

— Un vrai, rassurez-vous ! Un jour que Cordier était absent il avait accepté d’aider Bousquet, le palefrenier, à panser un cheval, l’animal lui a décoché un coup de pied en plein front qui l’a tué net ! C’est à la suite de cela que Merlin a été engagé et on n’a jamais rien eu à lui reprocher !

— Merci, Mademoiselle, fit l’homme reconnaissant. Je suis bien heureux de revoir Mademoiselle. A l’exception de Marion, nous avons tous été tristes quand Mme la baronne a jeté Mademoiselle à la rue alors qu’elle avait été si malade ! Mais nous n’y pouvions rien. Il n’y a que Mathilde à avoir osé dire ce qu’elle pensait parce qu’elle se savait irremplaçable. C’est une remarquable cuisinière que beaucoup nous envient. Madame s’est contentée de lui dire de se mêler de ses propres affaires... ou quelque chose d’approchant. Ça a été pareil pour le vieux Joseph. Là, on a su que Grelier l’avait recueilli et on a été soulagés. Pour Mlle Léonie, on a pensé qu’elle se rendrait dans un couvent...

— Qu’est-ce que c’est que cette manie de vouloir fourrer toutes les vieilles filles dans les couvents comme si elles n’étaient bonnes qu’à débiter des patenôtres, protesta l’intéressée. Moi, mon bon Merlin, je suis entrée dans la Police.

Pour un effet, c’en était un. L’homme en resta pantois :

— Dans la Police ?

— Parfaitement ! Et je m’en trouve fort aise !

— J’en suis bien heureux... Mais qu’allons-nous devenir à présent qu’il n’y a plus personne ?

— Il reste l’héritière de ce lieu : Mme la comtesse de Saint-Forgeat... qui est absente pour le moment...

— Est-ce que cette Mme la comtesse de Saint-Forgeat serait notre petite Charlotte ? s’écria Mathilde déjà réconfortée.

— Exact. En attendant qu’elle revienne, nous allons prévenir son époux, un des gentilshommes de Monsieur, frère du Roi, et faire ce qu’il convient pour les deux corps. Je vais informer l’église afin que l’on pourvoie aux préparatifs des funérailles. Quant à cette maison, je pense qu’elle doit être mise en deuil !

— Est-ce que Mlle Léonie ne pourrait pas rester parmi nous ? S’inquiéta la grosse Mélanie. À part Mlle Charlotte, c’est la seule survivante de la famille et ça nous ferait bien du réconfort.

Avant de répondre, la vieille demoiselle interrogea Alban du regard. Il lui répondit par un haussement d’épaules résigné. Sa présence lui était devenue indispensable et la perdre ne l’enchantait pas.

— C’est entendu, je demeurerai ici pendant au moins quelque temps ! Maintenant, je pense que tout le monde doit se remettre au travail tandis que ces messieurs de la Police vont poursuivre leurs investigations...

— Je vais vous faire apporter vos affaires ! dit Alban d’un ton morne qui fit sourire Mlle Léonie.

— Enfin il y aura quelqu’un sur terre pour me regretter, plaisanta-t-elle en lui plaquant un baiser sur la joue. Rassurez-vous, ce n’est qu’un au revoir ! Puis elle murmura : Cette fois il faut la retrouver et vite !

Il n’empêche qu’en regagnant son logis de la rue Beautreillis le soir venu, Alban le trouva singulièrement désert!

Monsieur se livrait à l’une de ses occupations préférées quand La Reynie le fit respectueusement prier de lui accorder une audience : il se faisait montrer de nouvelles pierres fraîchement arrivées de Venise et vivait l’une de ces délicieuses angoisses dont il raffolait : s’offrirait-il cette dizaine d’émeraudes impeccablement assorties dont il imaginait le collier qu’il pourrait en tirer en leur adjoignant quelques perles et diamants ou plutôt cette ravissante collection de diamants roses dont il ferait volontiers les boutons de certain habit de cérémonie d’une adorable teinte de rose mourante qu’on s’activait à lui confectionner ? Connaissant de longue date ce client fastueux, le lapidaire jouait avec talent les serpents tentateurs :

— Pourquoi donc Votre Altesse Royale ne s’offrirait-elle pas ces merveilles ? Étant donné l’état actuel du marché, c’est, à mon sens, une excellente affaire.

— C’est que Mon Altesse Royale a beaucoup dépensé ces temps derniers pour la réfection de son château de Villers-Cotterêts ! D’autre part, si je ne les achète pas, vous irez sans barguigner les offrir au Roi mon frère qui n’en a pas le moindre besoin !

— On a toujours besoin de bijoux nouveaux, Votre Altesse, et...

— Pas mon frère ! Bougonna Monsieur. Il a récupéré coup sur coup les joyaux offerts à la duchesse de Fontanges et ceux de la Reine. Des bijoux il en a plus que moi mais, tel que je le connais, il est capable d’acquérir ceux-ci rien que pour m’empêcher de les avoir...

— Nous n’en sommes pas là, Monseigneur, et puisque Votre Altesse est d’accord pour l’un de ces ensembles, l’autre ne nécessite qu’un minime effort. D’autant que nous pourrions consentir quelques délais.

L’œil noir de Monsieur flamba d’indignation :

— Des délais ! Pour moi ? ... Sachez, Monsieur, que j’ai les dettes en exécration... Allons bon ! Que me veut-on ?

On en était là, en effet, quand un gentilhomme vint avertir que M. de La Reynie demandait un instant d’entretien. Or, Monsieur n’aimait pas du tout le policier de Sa Majesté. Il vivait dans la hantise qu’il ne vînt porter une de ces accusations burlesques contre l’un ou l’autre de ses amis.

— Que veut-il ?

— Il ne m’a pas fait l’honneur de me le confier, Monseigneur.

— C’est juste... Et quelle mine a-t-il ?

— Celle de tous les jours, je pense. Pas vraiment... folâtre, si j’ose m’exprimer ainsi.

— Le contraire serait étonnant ! Faites-le patienter !

Puis revenant à son visiteur :

— L’incertitude a le don de me rendre nerveux. Aussi je crois bien que je vais prendre le tout ! Au moins je serai tranquille de ce côté-là. Passez demain chez mon trésorier, M. Foscarini, il vous comptera la somme prévue...

Le lapidaire se retira en saluant respectueusement. Après quoi, Monsieur s’accorda un répit en caressant amoureusement ses emplettes avant de les renfermer d’abord dans leurs sacs de peau puis dans le cabinet de bois précieux, d’écaille, d’ivoire et de bronze doré où il avait coutume de ranger ses achats de pierres avant de les confier à son joaillier.

— Que l’on introduise M. de La Reynie, brama-t-il en se jetant dans le fauteuil le plus proche du meuble. Mais étant aimable de nature, il se fendit d’un sourire pour accueillir la terreur de ses amis.

— Quel bon vent vous amène, Monsieur le lieutenant général ? Émit-il, un rien hypocrite.

— Ni bon ni mauvais, Monseigneur. Je désire simplement obtenir de Votre Altesse Royale l’autorisation de m’entretenir avec l’un de ses gentilshommes... Ne cherchez pas, Monseigneur, se hâta-t-il d’ajouter avec une nuance d’ironie en voyant Monsieur verdir. Il s’agit de M. de Saint-Forgeat qui, depuis son mariage avec Mlle de Fontenac, ne semble guère lui avoir porté grande attention... Or, la jeune comtesse a disparu depuis le soir de la mort de Sa Majesté la Reine...

— Oui, je sais ça. Qu’y a-t-il encore ?

— Eh bien, justement, il faudrait la retrouver et le plus tôt serait le mieux afin qu’elle puisse recueillir son héritage. Mme de Fontenac, sa mère, et le... compagnon de celle-ci ont été trouvés morts hier matin. Assassinés, à l’évidence !

— Par qui ?

— C’est ce que je ne sais pas encore. Une troupe d’une douzaine d’hommes vêtus de noir et masqués ont envahi l’hôtel de Fontenac dans la nuit d’avant-hier. Ils ont réduit les domestiques à l’impuissance, après quoi ils ont pendu ces deux personnes à une poutre de la bibliothèque.

— Fi ! Quelle horreur !

— ... sans oublier de les décorer d’un écriteau portant : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

— Et vous voulez raconter cette histoire à ce pauvre Adhémar ? Mais il va s’évanouir...

— Je le pense suffisamment solide pour supporter la nouvelle. Surtout en sachant que c’est son épouse qui est à présent la seule héritière. C’est pourquoi j’ai l’honneur de répéter à Votre Altesse Royale qu’il faut la retrouver !

— Oui, mais où ? Vous devriez le savoir mieux que moi. C’est votre métier après tout !

— Certes, Monseigneur, mais en l’occurrence je pense que Monsieur est mieux placé que quiconque pour en savoir davantage...

— Comment l’entendez-vous ?

— Le plus élémentairement du monde. Il n’existe en France qu’une seule personne qui puisse se permettre d’interroger le Roi et c’est Votre Altesse Royale !

La bouche soudain sèche, Monsieur déglutit péniblement:

— Que j’aille interroger le Roi, moi ?

— Sa Majesté ne serait-elle plus le frère de Monsieur ? Ironisa La Reynie, qui, à sa façon, aimait bien le prince parce qu’il le trouvait amusant.

Puis il se hâta de continuer :

— Auparavant, je dois mettre Votre Altesse Royale au courant des circonstances à la suite desquelles Mme de Saint-Forgeat s’est volatilisée...

Ce fut fait en quelques mots auxquels il ajouta le résultat de l’enquête à laquelle il s’était livré. Monsieur renifla à plusieurs reprises :

— Et vous vous êtes rendu à la Bastille, à Vincennes, sans ordre du Roi ?

— Durant ces dernières années, j’y suis allé bien trop souvent sans ordres. Cela fait partie de mon office.

— Et vous seriez prêt à répéter ce que vous venez de m’apprendre devant mon frère ?

— Sans hésiter puisque je n’ai pas conscience d’avoir manqué à mon devoir et il entre assurément dans mes intentions de mettre notre Sire au courant des derniers événements. Mais s’agissant d’un couple appartenant aux maisons de Leurs Altesses Royales Monsieur et Madame, je me devais d’abord de venir ici !

Le prince réfléchit un petit moment puis déclara :

— C’est juste !... Tout à fait juste ! En avez-vous déjà parlé à Madame ?

— Jamais, Monseigneur ! C’eût été manquer au respect que je dois à Votre Altesse...

— Évidemment... En outre, elle n’est plus tellement dans les bonnes grâces de mon frère ces temps-ci...

Nouveau petit silence que Monsieur employa à cogiter fermement. Enfin, son visage s’éclaira :

— Voici ce que nous allons faire, Monsieur de La Reynie! Nous allons nous y rendre de concert ! Cela vous évitera de demander audience et... et tout ça !

En quittant le Palais-Royal, La Reynie avait le sourire. C’était exactement le résultat qu’il espérait obtenir !

CHAPITRE IV COUP DE THÉÂTRE

Connaissant son souverain mieux peut-être qu’il ne se connaissait lui-même, La Reynie jugea prudent de le prévenir de la prochaine venue de Monsieur avec qui il avait rendez-vous de façon à rencontrer le Roi après le repas de midi. Aussi quitta-t-il Paris avant l’aube afin de demander audience entre la prière matinale et le Conseil. C’était un peu risqué au cas où Sa Majesté serait de mauvaise humeur, mais il fallait que cela fût et la chance lui sourit : dans l’escalier il rencontra le secrétaire particulier, Toussaint Rose, qui serait bientôt marquis de Coye, homme déjà âgé mais fin, subtil, très compétent et particulièrement apprécié de son maître.

Rose commença par se moquer :

— Une audience en privé ? Et vous avez besoin de moi pour ce faire, Monsieur le lieutenant de Police ? Vous voilà devenu bien timide !

— Non, mais j’ai toujours la crainte de rappeler de trop mauvais souvenirs et je me montre le moins possible.

— Eh bien, vous avez tort ! Que vous importent les trembleries d’une cour dont la conscience n’était pas des meilleures ces derniers temps ? Vous êtes grand travailleur, comme le Roi... et comme moi. Sa Majesté apprécie à sa juste valeur la tâche énorme que vous accomplissez à Paris qui est en passe de devenir une ville plus sûre, plus propre et plus belle. Venez avez moi : nous allons l’attendre ensemble dans son cabinet. Je suis certain que vous serez bien reçu.

Il avait pleinement raison. Louis XIV l’accueillit avec satisfaction :

— Ah, Monsieur de La Reynie ! Nous apprécions votre zèle ! Pour venir de si bon matin, c’est dans le but de nous entretenir de cette affreuse affaire de Saint-Germain ?

— Le Roi sait déjà ?

— Mais oui. Je pensais même vous voir hier.

— Hier, Sire, j’étais sur place, appelé par M. le gou-verneur, afin d’examiner le lieu du crime et de commencer l’enquête. C’était ce qu’exigeait en urgence le service du Roi.

— Et vous avez eu raison. D’autant que Mme de Maintenon, qui conserve des amitiés là-bas, m’en a touché un mot hier soir. À présent, racontez !

Un instant, La Reynie garda le silence, partagé qu'il était entre la colère et l’envie de pleurer. Il s’en tira avec une grimace qui, à la grande rigueur, pouvait passer pour un sourire :

— Eh bien ? S’impatienta Louis.

— Pardonnez-moi, Sire ! Je me demandais si Sa Majesté n’aurait pas meilleur profit en confiant ma charge à Mme la marquise ! Il semble qu’elle soit plus compétente que moi !

Mais décidément, le Roi était d’humeur bénigne :

— Allons, ne faites pas la mauvaise tête et relatez-moi les faits ! fit-il en s’installant dans son fauteuil.

La Reynie s’exécuta sans épargner le moindre détail... en omettant la présence de Mlle des Courtils de Chavignol. Puis ce fut le moment délicat :

— En rentrant à Paris, je me suis mis à la recherche de M. de Saint-Forgeat puisqu’il s’agissait de sa belle-mère. Je me suis donc rendu au Palais-Royal.

— Vous avez vu Madame ?

— Non, Sire, j’ai vu Monsieur. Puisque cela concernait l’un de ses gentilshommes, il était normal de passer par lui. Son Altesse Royale s’est chargée d’ailleurs de prévenir son épouse et viendra présenter ses devoirs à son auguste frère après son dîner. Sans doute M. de Saint-Forgeat l’accompagnera-t-il...

— Que veulent-ils ?

Le ton de Louis XIV se faisait plus sec. En entendant cela, M. Rose s’éclipsa discrètement. La Reynie toussota pour s’éclaircir la voix mais demeura calme :

— Je pense que le Roi n’en sera pas surpris. Le bruit a bien dû lui venir de l’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat que personne n’a revue depuis... plusieurs mois ?

— Et il vient me demander cela à moi ? Tout ce que je peux pour lui c’est le réconforter mais c’est à vous qu’il aurait dû s’adresser. Enfin, passons ! Il vous faut mener une enquête, une de plus !

Cette fois, La Reynie se jeta à l’eau. Il regarda hardiment le Roi dans les yeux puis salua profondément :

— Je l’ai fait, Sire. Jusqu’à un certain point, du moins, pensant ainsi servir au mieux les intérêts de Votre Majesté. Il n’est pas bon qu’une noble dame disparaisse sans que personne ne puisse dire ce qu’elle est devenue.

— Peut-être. Nous savons en effet que... d’aucuns s’en sont inquiétés.

— Je suis de ceux-là, Sire. Il se trouve que je l’ai rencontrée à plusieurs reprises dans la maison de feu Mme la comtesse de Brecourt à qui m’attachait une longue amitié.

— Vous n’avez pas à vous en excuser. Alors ces investigations ?

— Je pense que le Roi pourrait en apprendre davantage en interrogeant M. le marquis de Louvois puisque c’est lui qui, au soir du 30 juillet, s’est chargé d’une jeune femme trop bouleversée sans doute pour n’être pas importune. Par un bruit parti on ne sait d’où, comme cela arrive fréquemment, j’ai su qu’elle aurait eu le malheur d’avoir déplu au Roi. Ce qui a incité M. de Louvois à intervenir.

— Alors ?

— Que fait-on de celui ou celle qui s’est rendu coupable d’une faute d’une telle gravité ? On l’enferme, Sire... à la Bastille par exemple !

— Si c’est le cas, nous allons prier notre ministre de l’en faire sortir.

— Elle n’y est pas ! Ou plutôt elle n’y est plus. Après quelques semaines, on est venu l’y prendre un soir afin de la conduire à Vincennes où l’air de la forêt lui aurait été plus bénéfique. On m’a rapporté qu’elle était souffrante et sans aller jusqu’à dire qu’elle dépérissait...

— A merveille ! Que tardez-vous à l’aller chercher ?

— C’est impossible, Sire. Non seulement elle ne s’y trouve pas, mais elle n’y a jamais mis les pieds...

— Que voulez-vous dire ?

— M. du Châtelet, qui commande la forteresse, ne l’a jamais vue. Depuis la clôture de l’affaire des Poisons, il n’y a plus une seule femme sous sa responsabilité. Ce qui l’enchante d’ailleurs ! Le donjon royal a reçu jadis de trop grands personnages pour qu’une poignée de sorcières et autres mages lui paraissent honorifiques, acheva La Reynie en s’autorisant un sourire.

La boutade détendit un peu l’atmosphère. L’œil perspicace du policier ne pouvait se tromper sur l’expression du visage royal : il était plus étonné que mécontent et il en oublia même le pluriel de majesté :

— Je vois. Mais alors où peut-elle être ?

— C’est ce que j’ai le malheur d’ignorer. J’ai pu seulement apprendre que la voiture fermée qui l’a emmenée hors de la Bastille est la même que celle qui l’y avait fait venir. Et que l’ordre de transfert était signé de M. de Louvois.

— Dans ce cas, conclut Louis d’une voix si douce qu’elle fit frémir le policier, il faut que l’on me fasse quérir M. de Louvois. Il expliquera... enfin il faut l’espérer...

Le ministre ne devait pas se tenir loin car il apparut dans l’instant. L’accueil du Roi fut affable... sans doute un peu trop...

— Voici, dit-il, M. le lieutenant général de Police qui aimerait beaucoup savoir ce que vous avez fait de la petite Saint-Forgeat. Il se trouve que sa mère est morte et qu’il serait souhaitable qu’on la vît aux funérailles.

— Ce que j’en ai fait, Sire ? Je croyais que le Roi le savait ? N’était-il pas souhaitable que cette jeune femme aille se remettre de ses émotions dans un lieu moins turbulent que Versailles ?

— Comme la Bastille par exemple ? Glissa La Reynie que la mine arrogante de Louvois avait toujours agacé prodigieusement.

Celui-ci se tourna vers lui :

— La Bastille, oui ! Ses murs ont l’épaisseur désirée pour éviter qu’en transpirent les bruits déplaisants.

— En ce cas, pourquoi ne pas l’y avoir laissée ?

— Ah, vous le savez ? Vous seriez-vous cru autorisé à mener enquête, Monsieur le lieutenant de Police ?

— Autorisé, Monsieur le ministre ? L’enquête est, je crois, l’essentiel de mon métier et je n’aime pas les disparitions subites. En particulier s’agissant d’une jeune personne sans défense. J’ajoute, pour gagner du temps, que Baisemaux m’ayant appris qu’on la transportait à Vincennes, j’ai pensé qu’il était dommage de s’arrêter en si bon chemin. Je m’y suis rendu et...

— Et l’on vous a informé qu’elle n’y était pas. Sire, continua Louvois en retournant vers le Roi sa massive personne, veuillez m’accorder un instant d’entretien particulier!

Décidément d’excellente humeur - ce qui rassura La Reynie en lui signifiant qu’il n’était pas concerné dans les tribulations de Charlotte ! -, Louis XIV se mit à rire :

— Vous n’avez pas de chance, mon pauvre La Reynie ! Mais vous devriez savoir que M. de Louvois cultive les secrets comme M. de La Quintinie les poires de son potager ! Pour vous consoler, passez donc à côté. Cela vous permettra d’admirer, et vous en aurez la primeur, les merveilles de notre splendide galerie des Glaces que la Cour ne sera autorisée à contempler que demain soir ! Mais restez à portée de voix car elle est immense !

— Je remercie le Roi du privilège qu’il m’accorde !

C’en était un, en effet, et durant quelques minutes,

La Reynie, ébloui, faillit oublier la raison de sa présence. Cependant, dans le Grand Cabinet le dialogue se tendait, l’aménité royale ayant disparu tout à coup.

— Eh bien ? Qu’avez-vous à dire ? Pourquoi la Bastille et pas un couvent ? Pourquoi l’en avoir tirée et, enfin, où est-elle ?

— Un couvent ? Comme si le Roi ne savait pas que les parloirs de ceux-ci alimentent souvent les gazettes ? De la Bastille rien ne transpire... Si le Roi consent à s’en souvenir, il m’avait laissé carte blanche et j’ai agi dans l’urgence... Pour parer au plus pressé !

— J’avais compris ! La suite ?

— La suite est venue de la réflexion. Mme de Saint-Forgeat est très jeune... Très innocente aussi. Elle était sous l’empire de l’émotion suscitée par son attachement à la Reine. La Bastille en elle-même est un châtiment et en vérité cette jeune femme n’était coupable de rien. Nous craignions seulement qu’elle ne donne naissance à une rumeur désagréable...

— ... Qui n’a pas eu besoin d’elle pour naître et se développer. La mort de Gervais s’en est chargée mais nous reviendrons sur ce sujet plus tard et en présence de La Reynie. Dites-moi maintenant où vous avez dissimulé la petite Fontenac.

— Chez moi, Sire !

Les trois mots avaient eu du mal à sortir, leur résultat fut conforme à ce que Louvois redoutait ! Louis XIV rougit de colère :

— Chez vous ? Vous voulez dire dans l’une de vos demeures de Paris ou de Meudon. Sous l’aile tutélaire de votre épouse, je pense ? Vous perdez l’esprit ?

Le ministre avait les épaules larges : l’algarade qu’il sentait venir ne l’effrayait pas. Seul de tout le royaume il partageait avec le Roi certains secrets qui le protégeaient sauf à s’en débarrasser en faisant tomber sa tête sous l’épée du bourreau.

— Non, Sire. Je possède un petit domaine, solidement défendu et soigneusement caché. Tout le monde l’ignore... A commencer par Mme de Louvois. C’est là que j’ai conduit Mme de Saint-Forgeat. La prison lui avait été néfaste. Elle était souffrante et dans cette thébaïde elle a pu recevoir les soins nécessaires à son rétablissement. Je dois souligner qu’elle est bien gardée mais sans manquer au respect et n’est privée de rien... sinon de la liberté.

— Une prison à vous, en quelque sorte ? Dorée évidemment ? ... Dites-moi un peu, M. de Louvois ? Jusqu’où va l’intérêt que vous portez à cette jeunesse ? En agissant ainsi avez-vous obéi au seul désir de la maintenir à l’écart de la Cour... ou à celui auquel vous aviez peine à résister si l’on a souvenance de la poursuite acharnée que vous avez menée contre la jolie marquise de Courcelles... qui a fini par vous céder pour avoir la paix[8] !

Louvois avait pâli mais aucun muscle de son lourd visage ne bougea :

— Mme de Courcelles est une aventurière, Sire. Ce que ne saurait être la jeune femme dont nous parlons. L’avoir donnée à ce benêt de Saint-Forgeat pourrait paraître insensé. En fait, c’était une manière comme une autre de la protéger...

— De quoi ?

— De convoitises vulgaires... alors qu’il s’agit bel et bien d’un morceau de roi !

— Êtes-vous en train de me dire...

— Que je la réservais pour Votre Majesté ! Elle est exquise, Sire... et j’avais cru remarquer...

— Oh que non ! Ignorez-vous à ce point que j’ai fait table rase de mes... turpitudes passées et ne veux plus vivre que dans la vertu et sous le regard du Seigneur ?

— Certes ! Mais il peut arriver au plus repentant des pécheurs de regretter aux heures délicieuses de ses jeunes années.

— Ce sont justement ces heures-là qu’il convient d’expier lorsque l’âge vient.

— L’âge ?... Mais lequel ? Celui qu’affiche Votre Majesté ne peut se comparer à celui de la retraite. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les regards des femmes de ce palais lorsque le Roi apparaît...

— Ce qui signifie ?

— Que, par exemple, Mlle de Fontanges aimait sincèrement le Roi et que l’amour n’est pas descendu au tombeau avec elle.

— Peut-être avez-vous raison mais comment m’y intéresser si peu que ce soit ? J’aime, mon cher Louvois...

— Si Votre Majesté le dit, ce doit être vrai... Pourtant je voudrais être sûr qu’il s’agit d’un véritable élan du cœur... et non d’un long travail de persuasion.

— Vous divaguez ?

— Non, Sire... Je suis simplement humain. Chacun sait que l’amour attire l’amour, surtout dès l’instant où le cœur visé est dans un moment de vacuité. Et la mort de la ravissante duchesse a laissé un grand vide ainsi que de grands regrets. Puis-je demander au Roi ce qu’il en serait de ses sentiments si la maladie ne l’avait flétrie et finalement détruite ? Je crois que la joie continuerait de régner dans ce palais...

— Peut-être...

Le silence qui suivit devait être plein d’un rêve agréable si l’on en jugeait par l’expression du visage royal et Louvois se garda prudemment de le briser. Lorsqu’il en sortit, Louis secoua la tête et les épaules tel un chien qui s’ébroue.

— Vous n’oubliez qu’une chose : après Mme de Fontanges, la Reine nous a quittés... Quoi qu’il en soit, la mise à l’écart de Mme de Saint-Forgeat ne se justifie plus autant et il faut la rendre à son époux. Sans oublier cependant de lui rappeler qu’elle a juré de se taire sur ce qu’elle a vu et entendu. Faites-la ramener chez Madame ! ... Celle-ci l’apprécie et c’est, il me semble, sa place la plus normale puisque Saint-Forgeat est auprès de Monsieur. En outre... elle y sera un peu à l’écart de la Cour, Madame ayant choisi de vivre en ses demeures plus souvent que dans les nôtres. Ah ! Avant de vous retirer, rappelez-moi La Reynie avec qui je dois parler de l’assassinat de la mère ! Quelle famille, mon Dieu !

En se retirant, Louvois ne se risqua pas à dire ce qu’il pensait de ce grand désir cultivé par la duchesse d’Orléans de résider chez elle plutôt que chez son beau-frère. Il n’ignorait pas la campagne de dénigrement menée à son encontre par les favoris de Monsieur. D’autant plus aisée que Madame ne se donnait même plus la peine de dissimuler son aversion pour Mme de Maintenon. De toute façon, il avait d’autres chats à fouetter. Il rejoignit sa voiture et rentra chez lui dans son château de Meudon... où il s’enferma pour y attendre que la nuit tombe. Quand elle fut là, il changea de vêtements, fit seller un cheval qu’il enfourcha avant de s’enfoncer dans la profondeur des bois...

Au lever du Roi, le lendemain matin, Louvois apparut pâle et portant les traces d’une nuit sans sommeil. Ce fut avec une visible impatience qu’il subit l’interminable cérémonial auquel Louis XIV s’astreignait quotidiennement et qui, au fil du temps, tournait au rituel. Le Roi s’en aperçut et, au moment où il quittait sa chambre, l’appela d’un signe, l’invitant à l’accompagner :

— Vous avez bien mauvaise mine, fit-il sans se soucier d’être entendu, les pas des gardes rythmant la progression du Roi suffisant à couvrir n’importe quelle conversation. Quelle nouvelle fâcheuse ?

— Hélas ! ... La dame en question s’est enfuie.

— Quand cela ?

— Je l’ignore. La dernière fois que je m’y suis rendu, c’était il y a cinq jours et je ne peux dire quand elle a disparu. La maison, dont les portes et fenêtres sont ouvertes, est entièrement déserte.

— En cette saison ? Il y avait, je suppose, des domestiques ?

— Ils se sont volatilisés ! Le plus étrange est que l’on n’a rien volé !

Si Louvois était blême, le Roi, lui, devint cramoisi :

— Bravo ! Il ne vous reste qu’une chose à faire : prévenir La Reynie ! S’il y en a un qui puisse la retrouver, c’est lui. Mais vous aurez à m’en répondre et priez Dieu qu’il ne lui soit rien arrivé de regrettable.

Comme tous les gens doués de caractère irascible, Louvois détestait être traité sans ménagements, fût-ce par le Roi. Sans plus se soucier de l’endroit où il se trouvait, il monta sur ses grands chevaux !

— De regrettable ? Il s’agit sûrement d’un enlèvement, Oui ! Quelque galant suffisamment riche pour acheter...

— Il suffit, Monsieur ! Vous oubliez où vous êtes et vous vous oubliez ! Faites ce que je vous ordonne et ne revenez que... Ah, Madame de Maintenon ! Avez-vous bien dormi ?

La dame, en effet, venait d’apparaître, flanquée de son confesseur et de sa nièce, un missel à la main... Furieux, Louvois vira sur un talon dans l’intention de rejoindre l’escalier de la Reine, se prit un pied dans la canne dont il étayait une légère boiterie due à une chute de cheval déjà ancienne et se fût étalé lourdement si la main secourable d’un Suisse de garde n’avait rétabli son équilibre. Il l’en remercia d’un coup d’œil furibond, descendit aussi vite que le permettait ladite jambe et finalement s’engouffra dans sa voiture en ordonnant au cocher de le conduire au Châtelet. Il lui fallait rencontrer La Reynie puisque le Roi l’ordonnait et qu’il était homme à s’assurer qu’il était obéi, mais, au fond, le ministre n’y tenait pas tellement. À moins que la recherche n’aboutisse à un cadavre. Ce qui serait de loin la meilleure solution. Par ce temps exécrable, les mauvaises rencontres toujours possibles, une jeune femme fuyant à travers bois et de nuit de surcroît, risquait sa vie. Or, Louvois en venait à souhaiter que La Reynie ne la retrouve pas, sinon morte ! Mais dans l’état actuel de l’affaire, il s’efforçait de croire à un rapt. La petite garce était assez belle pour en séduire plus d’un, lui le premier, mais, en ce cas, il n’y avait guère de chance de la voir revenir à Versailles. Ce qui, au fond, était la seule chose souhaitable. Néanmoins, ses préférences allaient à l’éventualité initiale : un corps sans vie quelque part dans un fourré... et au besoin on pourrait l’y aider.

Il fut presque soulagé quand, à Paris, on lui apprit avec le respect dû à sa fonction comme à sa personne que M. le lieutenant général de Police s’était absenté sans dire ni où il allait ni combien de temps durerait cette éclipse. Il n’empêche qu’il ne manqua pas une si belle occasion de se mettre en colère, vitupéra une Police trop habituée à bayer aux corneilles quand on avait besoin d’elle, refusa l’offre de l’officier présent - en l’occurrence Alban Delalande - de se mettre à son service mais en soulignant qu’un aussi grand ministre que lui ne pouvait avoir affaire qu’au sommet de la hiérarchie. Pour finir, Louvois intima l’ordre qu’on lui dépêche M. de La Reynie à son cabinet de Versailles à la minute même où il réapparaîtrait. Après quoi il sortit sans saluer mais sans oublier de claquer une porte qu’on n’avait pas eu le temps de lui ouvrir.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Desgrez, qui, arrivant au même instant, avait failli recevoir le furieux dans ses bras et dut se contenter de la porte.

— En dehors du fait qu’il veut voir le patron tout de suite et que je dois le lui expédier à Versailles dare-dare quand il reviendra, je n’en sais pas davantage que toi.

— Au fait, il est où, le patron ?

— A Saint-Germain, je pense ! Parce que lui aussi montre ces temps-ci une tendance à cultiver le secret. On peut le comprendre : le double assassinat de l’hôtel de Fontenac est susceptible d’irriter. En dehors des domestiques dont tu as lu, comme moi, les dépositions, personne, aux environs immédiats du lieu du crime, n’a vu ou entendu quoi que ce soit! Pourtant une douzaine de bonshommes avec chevaux et ce qui s’ensuit, cela se remarque. A moins d’être sourd ou idiot... Mais non ! Rien !

Le feu donnait des signes de faiblesse. Desgrez alla le tisonner et remit quelques bûches :

— Tu es plus jeune que moi et tu m’accorderas davantage d’expérience. Que personne ne se hasarde à porter le moindre témoignage dans de telles circonstances n’a rien d’étonnant. Passe encore si les assassins n’étaient que deux ou trois, mais une escouade restreinte, bien armée et menée par un chef expérimenté ressemblant plus à un détachement militaire qu’à une bande de truands, cela inspire la prudence. Si encore les victimes avaient été des gens sympathiques ou simplement normaux, mais ce n’était pas le cas. Feu la baronne était une femme odieuse et son amant, que nous recherchions, rappelle-toi, depuis le meurtre de Mme de Brécourt, l’était autant sinon plus. Et tout le génie de La Reynie n’y changera rien !

— Je te crois volontiers. Surtout que ces gens ont largement mérité leur sort ! En outre, Mlle Léonie s’est installée à Saint-Germain. Elle a l’habitude du quartier et si quelqu’un a une possibilité de se renseigner, c’est bien elle. Si tu savais quelle femme étonnante elle est ! ajouta-t-il avec un soupir qui fit rire Desgrez.

— Il est vrai que, dans l’histoire, tu as perdu ta cuisinière, toi ?

— C’est une amie et c’est vrai que sans elle ma maison me paraît étrangement vide en dépit des visites quotidiennes du bonhomme Sainfoin ! Lui, c’est la disparition de... Mme de Saint-Forgeat qui l’hypnotise...

— Pas toi ?

— Si, admit Alban, amer... mais j’ai reçu l’interdiction formelle de rechercher sa trace.

— L’interdiction? Le mot est fort. Surtout venant du patron !

— C’est, paraît-il, sa chasse réservée... Il a consenti seulement à expliquer que, s’agissant d’un secret plus ou moins lié à l’Etat, j’y courrais de trop grands risques. Comme si le risque m’avait jamais fait peur ? Et n’importe quel policier consciencieux doit pouvoir en dire autant. Tout ce que je sais c’est qu’il s’en est entretenu avec le Roi !

Desgrez se contenta d’émettre un petit sifflement rêveur puis, après un silence, il posa une main compatissante sur l’épaule de son jeune collègue :

— Cesse de te tourmenter. La Reynie sait ce qu’il fait et puisqu’il a décidé de s’en occuper personnellement, cela me rassurerait si j’étais à ta place !

Ce soir-là, Louis XIV faisait découvrir à la Cour la longue galerie édifiée à l’emplacement de la terrasse reliant, cinq ans plus tôt, son appartement à celui de la Reine. Contrairement à l’étiquette habituelle voulant qu’il arrive le dernier à une réception, il était entré le premier, suivi de Mme de Maintenon, du Dauphin, de la Dauphine, de Monsieur et de Madame et avait pris place sur un trône d’argent massif utilisé pour les grandes circonstances et que l’on avait adossé à l’entrée du salon de la Paix faisant pendant à celui de la Guerre à l’autre extrémité de la galerie. La Cour, elle, était massée de ce côté-là, attendant avec impatience le spectacle promis.

Quand les doubles portes furent ouvertes par les laquais, ce ne fut qu’un cri de stupeur et d’émerveillement.

En face des dix-sept hautes fenêtres arrondies d’où l’on découvrait toute la perspective du parterre d’eau et du Grand Canal illuminés, dix-sept arcades semblables, mais garnies de trois cent soixante miroirs biseautés, reflétaient cette magie et la somptuosité du décor intérieur... Sous les couleurs brillantes du plafond peint par Le Brun sur le thème des victoires de Louis XIV et représentant l’ensemble pictural le plus important de France, douze lustres de cristal et deux d’argent aux extrémités, étincelaient comme d’énormes parures de diamants sous les feux de leurs éclairages et des deux mille bougies portées par des torchères, des girandoles et des candélabres d’argent massif décorés de cupidons et de satyres. Sur le parquet de bois précieux, deux immenses tapis de la Savonnerie à rinceaux et à soleils d’or sur fond blanc offraient un contrepoint aux rideaux de damas de soie blanche brodés d’or encadrant les fenêtres. Quant au mobilier - caissons d’orangers dont l’odeur embaumait, tables, guéridons, consoles, fauteuils, tabourets -, il était entièrement d’argent. Quatre statues du plus beau marbre blanc - deux Vénus et deux Apollon - se faisaient face à chaque bout de cette prodigieuse galerie dans laquelle chacun s’avançait sur la pointe des pieds comme à l’église en ayant l’impression de pénétrer dans un énorme diamant. Surtout si l’on considérait ceux qui constellaient l’habit de velours noir du Roi et celui, impressionnant, piqué à son chapeau.

Auprès de ce vivant soleil, Monsieur, bien qu’il soit divinement accommodé de satin nacré rehaussé de ses nouveaux boutons de diamant rose et quelques autres babioles, se sentait dépassé par l’événement et ne trouvait pas ses mots. Madame non plus d’ailleurs : un doigt dans la bouche à la manière d’une petite fille, elle souriait de toutes ses dents à cette féerie nouvelle. Invisibles mais présents, les violons de M. Lully se faisaient entendre en sourdine.

Les uns après les autres et selon les préséances, les membres de la Cour vinrent saluer le Roi et lui offrirent leurs félicitations enthousiastes et sincères pour une fois. Il eût fallut être aveugle pour ne pas se laisser éblouir. Louis XIV souriait, acceptait les compliments, sensible au plus haut point à cet encens que lui valait ce chef-d’œuvre.

Soudain, Monsieur remarqua :

— Comment se fait-il que Mme de Montespan ne soit pas encore là ? Elle n’est pas souffrante au moins ?

— Certainement pas, mon frère, répondit le Roi, elle nous l’aurait fait savoir. Elle est simplement en retard... comme d’habitude !

Mais elle était là, superbe évidemment dans une robe de satin d’azur glacé d’or qui faisait chanter sa carnation toujours éclatante, sans autre parure qu’un bouquet d’aigues-marines au creux de son décolleté et des bracelets assortis à ses poignets. Un murmure de surprise s’éleva de la foule qui s’ouvrait devant elle, dont la cause était moins son éclat que la jeune femme qu’elle tenait par la main pour la guider jusqu’au fauteuil royal.

Incroyablement blonde et pâle mais ravissante dans une robe de velours noir et de dentelles neigeuses, un collier de perles à trois rangs enserrant son cou mince, Charlotte, les yeux baissés, avançait vers le Roi devant lequel, toujours soutenue par la marquise, elle plia le genou au milieu d’un énorme silence où, même retenue, la belle voix de la Montespan s’éleva comme le tonnerre :

— Le roi ferait bien de m’admettre au nombre de ses ministres, puisque j’ai réussi là où ils ont échoué, dit-elle gaiement. J’éprouve le plus vif plaisir à lui amener Mme de Saint-Forgeat que l’on croyait perdue !

— Où l’avez-vous trouvée ? demanda Louis XIV sans songer à masquer sa surprise.

— Dans mon jardin, Sire, évanouie près d’un buisson de houx tel un cadeau de Noël mais à demi morte de froid après avoir fui la maison où elle était retenue captive...

Cette fois, le Roi n’eut pas le loisir de donner son opinion: quittant son fauteuil, Madame entrait en scène poussée par une sainte indignation et vint envelopper la revenante de son bras protecteur :

— Je le savais, moi, que l’on avait cherché à lui faire du mal ! Pauvre enfant sur qui le destin prend un malin plaisir à s’acharner, mais, grâce à Dieu, vous y avez veillé, chère marquise ! Soyez-en remerciée. Vous n’imaginez pas mes tourments !

— Disons que j’ai eu de la chance, dit la belle Athé-naïs en riant. Ce qui m’enlève les trois quarts du mérite !

Une nouvelle voix s’interposa, étrangement suave :

— Ne conviendrait-il pas de nous faire partager le récit d’aventures certainement palpitantes, susurra Mme de Maintenon. Je suis sûre que la Roi...

— Non, coupa sèchement Louis XIV. Ce n’est ni le lieu ni l’heure. Je verrai - et il appuya sur le je ! - ces dames demain, au sortir du Conseil et sans témoins. Mme de Saint-Forgeat, nous vous souhaitons la bienvenue ! Peut-être souhaiteriez-vous rejoindre votre époux ?

Le rire de Madame retentit, à la fois homérique et communicatif :

— Après ce qu’elle a subi, ce n’est pas un spectacle à lui offrir. Ce malheureux Saint-Forgeat est au fond de son lit. Accablé de bouillottes, de tisanes et d’une fièvre de cheval. Il se croit mourant et réclame les sacrements à grands cris ! Il...

— Je ne vois guère là sujet d’amusement ! Persifla Mme de Maintenon. Il est vrai que Madame n’est catholique que de fraîche date !

Elle s’engageait là sur un chemin dangereux. La riposte ne se fit pas attendre :

— Vous pareillement ! Ai-je rêvé ou les Aubigné, vos parents, n’appartenaient-ils pas à la noblesse protestante du Poitou ? Venez, Charlotte, votre place est toujours marquée auprès de moi !

— Avec la permission de Votre Altesse Royale, je la garde encore quelque temps, intervint Mme de Montespan. On enterre sa mère demain. Ensuite, elle sera libre de prendre la décision qui lui conviendra le mieux. Et à vous, Sire, je requiers pour elle la permission de se retirer. Je voulais seulement qu’elle vienne saluer le Roi et les princes. Maintenant je la ramène...

— Vous avez raison, elle est bien pâle en effet !....

En fait, Charlotte ne se soutenait que par un effort de volonté. C’était uniquement pour faire plaisir à sa bienfaitrice qu’elle s’était résolue à paraître au moment où Versailles brillait de son plus vif éclat.

— Votre retour en cette soirée inoubliable pour la Cour frappera les esprits beaucoup plus qu’une rentrée discrète. Souvenez-vous que vous n’êtes coupable en rien et, au contraire, victime de la cruauté des hommes !

L’accueil qu’on lui avait réservé donnait pleine raison à la marquise. Celui de Madame, en premier lieu, lui avait réchauffé le cœur, mais, à présent, elle souhaitait se reposer dans le calme et le silence de la chambre où elle avait repris conscience, au château de Clagny. Ce soir, ce serait dans le grand appartement que Mme de Montespan possédait au premier étage de Versailles et à deux pas de celui du Roi, mais elle y bénéficierait d’un lit douillet et des tisanes apaisantes que concoctait Cateau, la plus fidèle suivante de la marquise. Dormir ! Après ces jours et ces nuits d’angoisse, elle n’en souhaitait pas davantage. Et surtout ne plus penser ! Ce serait déjà suffisamment difficile de continuer à vivre !...

En rentrant chez elle, Mme de Montespan retrouva sa sœur, Gabrielle, marquise de Thianges, son aînée de peu d’années et son plus ferme soutien. Celle-ci avait attendu le résultat du coup de théâtre imaginé par

Athénaïs avant d’aller rendre le tribut de son admiration à la nouvelle merveille du château.

— Eh bien ? S’enquit-elle quand, Charlotte remise aux mains de Cateau, sa sœur la rejoignit.

— Succès complet ! fit celle-ci en se laissant aller sur une méridienne pour accepter le verre de vin d’Espagne qu’on lui tendait. La tête de la Maintenon était à peindre. Notamment quand le Roi lui, a pour ainsi dire imposé silence. Elle voulait que l’on déballe sur-le-champ et devant tout le monde ce qui était arrivé à Charlotte. En revanche, Louis a été parfait et je suis persuadée qu’il est étranger à cette affaire. C’est Louvois l’instigateur, dans un but que je ne m’explique pas.

— Il était là j’imagine ?

— Pas au début ! Il est arrivé au moment où nous quittions la galerie. Charlotte ne l’a pas vu et moi j’ai fait semblant de rien. Du coin de l’œil j’ai remarqué qu’il se pétrifiait au pied de la statue de Vénus... et de rouge il est devenu jaunâtre ! Mais comme toujours, Madame a été égale à elle-même. Elle a ouvert les bras en grand et voulait récupérer son ancienne fille d’honneur. Et ainsi qu’on pouvait s’y attendre, elle en a décousu avec la veuve Scarron. Il est vrai que l’autre a fait ce qu’il fallait pour cela en lui envoyant à la figure qu’elle avait été protestante avant d’épouser Monsieur ! Madame ne l’a pas manquée et le Roi a laissé courir.

— Tu crois vraiment qu’il l’a épousée ?

— J’en suis pratiquement sûre. D’ailleurs, il commence à se comporter en mari un brin grincheux... c’est-à-dire normal!

Bras dessus, bras dessous, les deux sœurs retournèrent admirer. Et en toute sincérité ! Que pouvait-on imaginer de plus magique que cette galerie des Glaces qu’embrasaient les reflets des grandes eaux illuminées ?

En pénétrant le lendemain dans le cabinet du Roi, guidée par sa bienfaitrice, Charlotte eut la surprise d’y rencontrer M. de La Reynie qui vint à elle arborant l’un de ses rares sourires pour lui tendre une main la relevant de sa révérence après avoir salué Mme de Montespan. En effet, le Roi assis à son bureau signait les papiers que lui offrait M. Rose, son secrétaire, et ne s’occupait pas encore d’eux :

— Vous n’imaginez pas, Madame, à quel point je suis heureux de vous revoir, murmura-t-il.

— Pourquoi donc ?

Son sourire s’effaça devant ce visage morne, décoloré, dont les yeux même avaient une curieuse teinte vert-de-gris. C’était à peine si Charlotte semblait le reconnaître.

— C’est que... j’avais tellement peur qu’il ne vous soit arrivé... malheur ?

— Non. Il ne m’est rien arrivé...

La voix lointaine comme le regard étaient mécaniques. Par-dessus la tête de la jeune femme, La Reynie chercha le regard de Mme de Montespan. Elle lui répondit d’un mouvement d’épaules traduisant une incompréhension. Louis XIV d’ailleurs en avait fini avec son courrier :

— Venez, Mesdames, et prenez place ! dit-il en désignant deux tabourets proches de son bureau.

Ayant rang de duchesse sans en avoir le titre, la marquise s’assit sans hésiter mais l’éducation de Charlotte se fit jour sous l’espèce de brouillard qui l’enveloppait...

— Je ne saurais, Sire. Le respect...

— Obéissez ! Vous semblez vous soutenir avec peine.

— Je remercie le Roi... J’avoue que je me sens lasse...

— Nous n’en abuserons pas. Ce que nous souhaitons entendre c’est où et comment vous avez vécu lorsque l’on est venu vous chercher à notre château de la Bastille où l’on vous avait conduite dans un moment d’urgence dû aux conséquences d’une perte immense où la moindre indiscrétion pouvait causer une catastrophe. En dépit du fait que vous n’y étiez pas soumise à un régime sévère, vous y êtes tombée malade, nous a-t-on dit ?

— Malade ? Pas vraiment, Sire, si ce n’est que je souffrais du manque d’air et de mouvement...

— Quoi qu’il en soit, votre état a suffisamment inquiété M. de Louvois pour qu’il prenne sur lui de vous mener en un lieu moins rébarbatif. Où était-ce ?

— Je l’ignore. Une nuit, une voiture fermée est venue et j’ai été conduite dans une vraie maison qui, pour ce que j’en voyais, était au milieu des bois. Elle était confortablement meublée, agréable malgré les barreaux aux fenêtres. Il y avait aussi des fleurs. Un couple me servait et ne me laissait manquer de rien mais on ne me parlait pas, on ne répondait à mes questions que par un sourire ou un hochement de tête. J’aurais pu les croire muets si je ne les avais entendus converser en dehors de la maison...

— Avez-vous vu M. de Louvois ? demanda le Roi dont le front allait s’assombrissant à mesure que Charlotte parlait.

— Oui, Sire. Au lendemain de mon arrivée. Il m’a expliqué qu’au moment de la mort de Sa Majesté la Reine, il importait que l’on m’écartat de la Cour et que, dans l’urgence, on m’avait mise à la Bastille mais que l’on avait jugé ensuite qu’une prison d’État était sans doute exagéré puisque je n’avais commis aucun crime, mais qu’il était bon que je demeure éloignée pendant quelque temps encore. Il affirmait que Votre Majesté ne me voulait aucun mal mais qu’il fallait seulement que je sois patiente et qu’après un délai raisonnable je recouvrerais ma liberté...

— Il est revenu vous voir ?

— Une fois pour prendre de mes nouvelles, m’exhorter à la patience et me parler de Votre Majesté,..

— Et c’est tout ?

— ... Oui, Sire !

La légère hésitation n’avait pas échappé à La Reynie. Cependant, le Roi poursuivait :

— Dites-nous à présent comment vous avez réussi à vous enfuir et comment on vous a retrouvée dans le parc de Clagny.

— Quelque envie que j’en eusse je ne me suis pas enfuie, Sire. On m’a jetée dehors !

— Jetée dehors ? Qu’est-ce à dire ?

— Une nuit, je lisais avant d’aller me coucher quand une dame masquée est entrée brusquement. Elle m’a abreuvée d’injures en me menaçant d’un pistolet puis, me laissant à peine prendre un manteau, elle m’a lait sortir de la maison en me disant d’aller au diable et que ce qui pourrait m’arriver de mieux serait de rencontrer des loups affamés à condition qu’ils daignent se contenter d’une charogne telle que moi... Je suis partie à travers bois et j’ai marché sans savoir où j’allais...

La voix de Charlotte se brisa et elle enfouit son visage dans ses mains. Mme de Montespan se pencha sur elle pour la réconforter :

— Intéressant, n’est-ce pas Sire ? Je tenais absolument à ce que vous entendiez ce récit de sa bouche, si pénible que ce soit pour elle...

— Mais, enfin, s’indigna La Reynie, qui était cette femme ?

— Là est la question, répondit la marquise. Etant donné que la maison appartient à M. de Louvois, la première pensée qui vient est que ce pourrait être sa femme...

— Elle est stupide, coupa le Roi. Elle ne profère pas trois paroles intelligentes par heure !

— Je sais. Alors une maîtresse jalouse ? Le pavillon des bois n’a pas dû être construit pour recevoir Mme de Saint-Forgeat. Notre cher ministre y a peut-être abrité certaines de ses amours clandestines. Cependant j’imagine difficilement cette brave Mme de Louvois soudain transformée en justicière implacable sous l’emprise d’une folle jalousie... Cela donnerait plutôt à rire...

— Nous verrons cela avec Louvois. Selon lui, quand il a voulu chercher sa... protégée, il a trouvé la maison vide, la porte ouverte et les domestiques disparus...

— Connaissant son affreux caractère, il n’y a là rien de bien étonnant, fit remarquer Mme de Montespan. Il était fort capable de les battre comme plâtre puis d’en expédier un aux galères et l’autre à l’Hôpital général en attendant d’être envoyé cultiver la terre en Louisiane ou aux îles d’Amérique...

— Veillez à tirer cette affaire au clair, Monsieur de La Reynie ! Quant à vous, Madame de Saint-Forgeat...

Le Roi se leva et vint prendre la main de Charlotte que la marquise aidait à se remettre debout.

— Vous avez grand besoin de prendre du repos.

— Je vais la garder quelques jours à Clagny...

— Nous n’en attendions pas moins de vous. Cela lui permettra d’entrer en possession de son héritage. Lui avez-vous appris ce qu’il est advenu de sa mère ?

— Oui, Sire. Il le fallait !

— Certes ! Toujours pas de nouvelles des assassins, Monsieur le lieutenant général ?

— Pas encore, Sire. Ce n’est pas faute de fouiller les lieux où se recrutent habituellement les hommes de main qui ne regardent pas au sang versé mais jusqu’ici nous n’avons aucune piste. J’ai acquis cependant la certitude que ces gens n’ont pas été embauchés à Paris.

— Et la France est vaste ! Nous n’avons pas à vous demander de faire pour le mieux... A vous revoir, Madame de Saint-Forgeat ! Vous me direz alors si vous désirez reprendre du service auprès de Madame afin de rejoindre votre époux, ce qui serait normal. Ne riez pas, marquise ! Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle !

— Je suis sûre du contraire! Votre Majesté n’a jamais cultivé l’humour involontaire. Je crois que moins ces deux-là se verront et mieux ils se porteront ! Ce qui n’empêche Madame de vouloir retrouver son ancienne fille d’honneur qu’elle affectionne. Elle n’a pas tant d’occasions de se réjouir ces temps-ci !

— À qui la faute? Il semblerait qu’aux intempérances de langage, Madame se plaise à joindre celles de l’écriture !

D’aimable jusqu’à présent, le ton du Roi était devenu acerbe. Charlotte s’en rendit compte et osa prendre l’initiative de parler sans y avoir été invitée :

— Je serais heureuse de retourner servir Madame qui a toujours été si bonne pour moi, mais je crois qu’auparavant je préférerais simplement rentrer chez moi... à Saint-Germain.

Mme de Montespan fit la grimace :

— Vous voulez rentrer dans un endroit où il s’est passé une telle tragédie ? Vous ne craignez pas les cauchemars ?

— C’est le seul endroit que je possède en propre... et surtout c’est la maison de mon père. J’y ai été heureuse tant qu’il a vécu. Son ombre saura me protéger contre d’autres... plus malfaisantes !

— En outre, intervint La Reynie, les plus anciens serviteurs sont demeurés et tout y est en état !

— C’est égal : une double pendaison !

— Nous ne vous savions pas superstitieuse, marquise, coupa le Roi, mi-figue mi-raisin. Vous, si brave !

— De jour, Sire ! Beaucoup moins la nuit ! Je déteste les ténèbres !

— Moi pas, fit doucement Charlotte. Je n’ai plus qu’à demander l’autorisation du Roi puisque je suis, avant tout, sa servante !

Celui-ci reprit la main de Charlotte et la garda dans les siennes.

— Vous l’avez, chère comtesse ! Nous apprécions autant votre courage que votre obéissance. Mais ne vous claustrez pas trop ! Ce n’est pas de votre âge. Et Madame sera si heureuse de retrouver une amie !

Sous l’œil soudain intéressé de son ancienne favorite, Louis posa un baiser léger sur la main qu’il tenait tandis que la jeune femme plongeait dans une profonde révérence.

— Je remercie Votre Majesté, dit-elle sobrement.

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