Juliette Benzoni La comtesse des tenebres

Première partie RETOUR AU PAYS

AUTOMNE 1794

CHAPITRE I LA MAISON VIDE

L'auberge du Vieux-Pélican, située dans la rue du Naye à Saint-Servan, était restée, en dépit des secousses de la Révolution, la plus fréquentée de la toute nouvelle cité [i] que le " proconsul " Le Carpentier avait rebaptisée Port-Solidor après avoir jeté son vieux saint à la mer au propre comme au figuré. Elle érigeait toujours sa solide façade à deux étages de beau granit gris, bâtie en 1724, sur un rez-de-chaussée bouillonnant d'activité et, avec sa vaste cour à laquelle voitures et chevaux accédaient par un passage pavé, ses remises, ses écuries, son puits, son potager, sa cuisine, ses profondes caves voûtées, son cellier, sa porcherie, sa buanderie et ses latrines, elle constituait une sorte de petit Etat dans l'Etat qui ne lui avait pas valu que des jours heureux. Lieu de passage préféré des émigrés en route vers l'île de Jersey et l'Angleterre dans les années 1792, elle avait manqué sombrer dans la grande conspiration du marquis de la Rouerie qui devait attaquer Paris à revers tandis que les Prussiens du duc de Brunswick arriveraient par l'est. Trahi par son " ami " Chevetel, La Rouerie était mort en apprenant l'exécution du Roi et le malheur s'était abattu sur ses fidèles sous les traits d'un certain Lalligand-Morillon, envoyé par Danton à qui Chevetel avait dénoncé La Rouerie. Lalligand s'était installé au Vieux-Pélican dont le propriétaire, le généreux mais imprudent M. Henry, le prenant pour un candidat à l'émigration, s'était mis à son service. Une obligeance qui lui avait valu arrestation, expédition à Paris, retour à Rennes, nouvelle incarcération et finalement relaxe définitive.

Les mauvaises langues insinuaient que cette extraordinaire clémence était due au goût incomparable de ses homards cuits dans la braise dont l'abominable Le Carpentier était friand... Sa femme qui avait tenu l'auberge en son absence ne possédait pas le tour de main.

C'est dans la cour du Vieux-Pélican qu'un soir de septembre 1794 -vendémiaire an III - gris et pluvieux à souhait, une berline de louage attelée de quatre chevaux, éprouvée par le mauvais temps et les mauvais chemins, déposa trois voyageuses et un voyageur : Laura Adams, son amie la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine, sa femme de chambre Bina et Joël Jaouen son homme de confiance.

A l'exception des émissaires du gouvernement empanachés de tricolore et généralement escortés de gendarmes, les voyageurs en voiture particulière étaient rares par ces temps troublés où, depuis la chute de Robespierre, brigands, maraudeurs et soldats perdus poussaient derrière les haies et dans les taillis forestiers comme violettes au printemps. Aussi l'arrivée de ces trois femmes accompagnées seulement d'un solide gaillard bardé de pistolets mais manchot - il est vrai que le crochet d'acier terminant son bras gauche n'avait rien de rassurant ! - créa-t-elle l'événement dans le petit personnel du Vieux-Pélican. Et cela d'autant plus que deux d'entre elles ne pouvaient être que des " dames " appartenant sans aucun doute à l'aristocratie. C'était écrit en toutes lettres dans leur allure, leur façon de porter leurs vêtements, simples mais élégants, et le timbre de leurs voix quand elles répondirent au salut de l'aubergiste. Aussi celui-ci bannit-il de son langage le vocabulaire de la République pour se mettre au service de " ces dames ", sans se soucier des buveurs et fumeurs de pipe qui encombraient sa grande salle.

Mais l'homme au crochet de fer, lui, s'en souciait :

- Nous venons de loin, dit-il, et ces dames sont lasses. Elles souhaitent souper et prendre du repos à l'écart de ces gens... Est-ce possible ?

- Chez moi tout est possible, assura le citoyen Henry avec un sourire entendu sur sa bonne figure ronde. Depuis longtemps on sait traiter les personnes de qualité, ajouta-t-il en baissant la voix.

Nous avons à l'étage un beau salon si l'on ne désire pas être servi en chambre.

- Pour ce soir, nous resterons chez nous, dit la plus âgée des deux femmes, mais avant le souper, faites-nous monter de l'eau chaude pour nous débarrasser des poussières de la route...

- Bien entendu, bien entendu. Si ces dames veulent me suivre, mon épouse s'occupera d'elles. Mada... je veux dire la citoyenne Henry connaît elle aussi ses devoirs.

Il prit un chandelier et précéda le petit cortège dans un escalier de chêne bien ciré et orné d'une belle rampe sculptée. Un instant plus tard, il ouvrait devant les voyageuses une grande chambre lambrissée où un valet était déjà en train d'allumer le feu tandis que deux servantes préparaient les lits à l'ancienne mode garnis de rideaux de cotonnade du même rouge fraise que les gros édredons arrondis sur les couvertures.

- Si ces dames préfèrent deux chambres séparées, je peux leur donner satisfaction, fit Henry, mais nous avons beaucoup de passage en ce moment et c'est la plus belle de la maison. Il y a en outre un cabinet où l'on peut dresser un lit pour la... l'officieuse.

- Ce sera très bien, décida la comtesse. Ma... cousine et moi avons longtemps partagé la même chambre, et qui ne la valait pas, tant s'en faut !

L'aubergiste se tourna vers son autre cliente, espérant une approbation, mais elle se contenta de lui adresser un vague sourire sans rien ajouter, et il en éprouva une sorte de déception. Depuis qu'elle était entrée chez lui, cette jeune femme l'intriguait. Il avait l'impression que ce visage fin dont les grands yeux noirs contrastaient si joliment avec les cheveux d'un blond cendré clair ne lui était pas inconnu. Il est vrai qu'au temps où il était prisonnier à Paris et à Rennes, il en avait tant vu, de ces jeunes et nobles figures dont la plupart devaient disparaître dans la mort ! Evidemment elle était vivante, mais cela ne signifiait pas qu'elle n'ait eu une parente lui ressemblant...

Comme chaque fois qu'il se trouvait embarrassé, il alla en référer à son épouse. Femme de grand jugement, de grand courage aussi - elle l'avait prouvé durant la longue absence de son époux -, Mme Henry était douée d'une mémoire des visages assez exceptionnelle. Il la rejoignit au moment où elle s'apprêtait à précéder dans l'escalier, avec de petits bols de bouillon chaud, la servante chargée de l'eau demandée :

- Son passeport l'annonce américaine, murmura-t-il, mais je suis sûr de l'avoir déjà vue quelque part... ou alors quelqu'un qui lui ressemble !

- Si, moi, je l'ai déjà vue, je m'en souviendrai ! assura-t-elle. Mais quand elle redescendit, elle était presque aussi perplexe que son mari.

- C'est étrange, dit-elle. J'ai en effet l'impression de la connaître mais je n'arrive pas à me rappeler où et quand je l'ai rencontrée !

Pendant ce temps, après avoir quitté ses vêtements de voyage s'être rafraîchi le visage et les mains, celle qui les intriguait tant s'était installée près du feu avec son amie pour boire le bouillon de bienvenue si aimablement offert.

- Nous y voici ! soupira Lalie en reposant son bol sur le petit plateau placé entre elles deux. Que faisons-nous à présent ?

Depuis son expérience dans le petit peuple de Paris, l'aristocratique vieille dame - elle dépassait la cinquantaine mais en paraissait un peu plus -s'était attachée à ce diminutif de son prénom que Jean de Batz lui avait donné lorsqu'elle s'était changée en " citoyenne Briquet ". Elle lui trouvait quelque chose d'allègre et de réconfortant parce qu'il lui rappelait leur entente, leur camaraderie durant les jours terribles où elle le renseignait sur ce qui se passait à la Convention et au club des Jacobins, et où il lui avait permis d'assouvir la vengeance jurée sur le corps martyrisé de sa fille [ii]. Elle avait vu tomber sous le couperet la tête de Chabot, le capucin défroqué, celui qu'elle haïssait au point de ne plus oser s'approcher du corps du Christ parce qu'elle ne pouvait ni ne voulait pardonner. A ce moment, s'estimant satisfaite, elle n'espérait plus que de mourir à son tour et elle s'était laissé arrêter avec un sombre enthousiasme, mais la mort n'avait pas voulu d'elle et pas davantage de la charmante Laura Adams dont elle avait partagé la prison. C'étaient ces jours passés sous les voûtes pesantes de la Conciergerie qui les avaient rapprochées. Ainsi, Lalie avait tout appris de la vie passée de cette fille de vingt ans qui lui plaisait tant et en premier lieu son identité réelle : Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec, ainsi que ses relations avec Jean de Batz. Et ce que Laura ne dit pas, Lalie n'eut aucune peine à le deviner : sa jeune amie aimait le baron autant qu'il était possible d'aimer.

Depuis, les deux femmes ne s'étaient pas quittées, trouvant dans leur vie commune un charme grandissant à mesure qu'elles se connaissaient mieux. À présent, Mme de Sainte-Alferine remerciait le ciel de lui avoir donné une nouvelle fille, cependant que Laura s'habituait à voir en elle une seconde mère qui, par ses qualités d'énergie et de courage, ressemblait un peu à la première, sans en avoir le caractère autoritaire et les emportements violents dus à la part espagnole de son sang. Lalie, elle, cultivait l'impassibilité que lui facilitait un visage dont elle pouvait effacer toute expression, mais le solide sens de l'humour qu'elle avait conservé en faisait une compagne des plus agréables...

Pendant quelques jours, toutes deux avaient goûté, dans la maison de la rue du Mont-Blanc où habitait Laura, à la détente physique de se retrouver, sous le soleil d'été, dans un cadre aimable, de pouvoir se laver, porter des vêtements propres, du linge sentant bon la lessive, d'une nourriture convenable, toutes ces petites choses auxquelles on n'attache guère d'importance dans la vie courante mais qui prennent un prix extraordinaire après un séjour en enfer... C'était aussi le cas, bien entendu, de tous ceux que les prisons venaient de relâcher et en vérité, on aurait dit que Paris tout entier respirait pendant que s'ouvraient, timidement d'abord puis de plus en plus nombreuses, les cachettes où nombre de braves gens dissimulaient un parent, un ami, un prêtre, tous ceux que menaçait l'effroyable Loi des suspects désormais annihilée.

Par Ange Pitou, revenu définitivement au journalisme d'opposition, elles apprirent qu'après la mort de Robespierre, une violente réaction s'était produite contre les bourreaux. C'étaient eux qu'à présent on envoyait par dizaines à l'échafaud, tandis que la Convention tremblait sur ses bases, que le Comité de salut public n'existait plus... que Jean de Batz enfin, toujours présent, quittait Paris pour se rendre en Suisse.

Lorsque Pitou laissa tomber ce nom, il observa Laura. Il la vit tressaillir, pâlir comme un blessé dont on effleure la plaie. Il sut à cet instant qu'elle aimait Batz - ce dont il se doutait ! - et que son amour à lui n'avait aucune chance, mais il n'en éprouva pas d'amertume. Il savait qu'entre ces deux-là existait, plus puissante encore que de son vivant, l'ombre charmante et désolée de Marie Grandmaison morte sur l'échafaud : l'amie de l'une, la maîtresse tendrement aimée de l'autre.

Mme de Sainte-Alferine elle aussi tressaillit, en fronçant les sourcils :

- Que cherche-t-il là-bas ? Les traces du petit roi qu'on lui a volé [iii] ?

- Il ne m'a rien dit de ce qu'il avait pu apprendre, répondit Pitou. En revanche, je sais que le jour où tombait la tête de Robespierre, Barras s'est fait ouvrir la prison du Temple et ce qu'il y a vu l'a effrayé : un petit garçon littéralement emmuré depuis six mois, sans soins, sans lumière - ou si peu ! -, presque sans feu. On lui passait sa nourriture par un guichet et personne ne se souciait de changer son linge ou de ramasser ses déjections. Quel que soit l'enfant que l'on a soumis à ce supplice, ceux qui l'ont ordonné mériteraient d'être marqués au front du fer rouge de l'infamie. Barras, évidemment, a ordonné que l'on s'occupe de lui. Quant au savetier Simon, son... " précepteur ", il a été guillotiné le même jour que Robespierre,

- Et la petite Madame ? s'inquiéta Lalie. Barras l'a-t-il vue ?

- Je crois, oui... il semblerait qu'elle soit en bonne santé

En dépit du tendre intérêt qu'elle portait à la petite Marie-Thérèse depuis la terrible journée du 10 août 1792, Laura ne s'était pas mêlée à la conversation. Elle pensait à Batz, essayant de deviner dans quel chemin il s'engageait encore. Etait-ce, comme venait de le dire Lalie, celui des ravisseurs de Louis XVII ? Et, en ce cas, il savait peut-être à qui ils avaient obéi en osant un rapt aussi audacieux sur les terres du duc de Devonshire : envoyés de la Convention désireux de récupérer un otage si précieux ou envoyés de Monsieur, comte de Provence et se disant régent de France, qui, certainement, ne le laisseraient pas vivre longtemps afin d'assurer à leur prince la succession de son frère, le roi Louis XVI ? Laura craignait que Jean n'eût opté pour cette seconde éventualité car la route de la Suisse ne lui disait rien qui vaille. Elle pouvait trop facilement conduire aussi à Venise où le comte d'Antraigues, l'ennemi juré de Jean, devait continuer de tramer ses conjurations au bénéfice du " régent ". Mais puisqu'elle n'y pouvait rien, puisqu'il était parti, Laura décida qu'il était temps pour elle de veiller à ses propres affaires et de se rendre à Saint-Malo pour y apprendre enfin ce ^u'il était advenu de Pontallec, et aussi de la maison d'armement des Laudren dont il s'était emparé par voie criminelle.

Elle pensait quitter Paris le 10 septembre mais un terrible événement incita Pitou à lui faire presser son départ : le 1er septembre (ou 14 fructidor), la grande poudrière du Champ-de-Mars explosa, ravageant tout sur son passage de Passy au faubourg Saint-Germain. Il y eut plus de deux mille morts et des centaines de blessés.

- Cela pourrait être un coup des derniers fidèles des jacobins, estima le journaliste, mais c'est sûrement un attentat criminel. Si ces gens-là se mettent à faire sauter Paris par morceaux, je préfère vous savoir au loin.

On partit donc, par la route du sud. Lalie souhaitait, et c'était bien naturel, aller prier sur la tombe de sa fille et aussi voir ce qu'il était advenu de son petit château. Elle n'aurait sans doute pas osé le demander à Laura mais ce fut celle-ci qui en fit la proposition :

- Le détour ne sera pas si grand, dit-elle, et nous gagnerons la Bretagne par la route de la Loire.

Cependant, on ne resta guère à " Alferine ". La comtesse ayant disparu passait pour émigrée. Elle était d'ailleurs inscrite sur la liste et ses biens avaient été vendus... Le manoir appartenait à présent à un ancien métayer qui s'y était installé. Des vaches paissaient dans le parc autour de la petite chapelle où Claire reposait. Encore eut-on beaucoup de mal à en obtenir la clef :

- Faudra voir à m'retirer tout ça ! grogna l'homme, un certain Maclou. J'veux pas dTjondieu-series chez moi et un d'ces jours j'vais raser c't édifice...

- Où reposent mon défunt mari et ma fille ? s'indigna la comtesse avec une émotion qu'elle ne put maîtriser. Comment pourriez-vous faire une chose pareille, Maclou ? Vous n'étiez pas un mauvais homme pourtant...

- Tsuis comme je suis et, à c't'heure, j'veux être maître chez moi ! Je n'ai pas besoin d'étrangers...

Mme de Sainte-Alferine allait protester, mais déjà, Joël Jaouen prenait le bonhomme à la gorge d'une seule main, le plaquait contre le mur de la chapelle, et lui mettant son crochet sous le nez :

- Touche seulement à ce lieu saint et à ceux qui y reposent et, sur le salut de mon âme, je jure de te pendre au premier arbre venu mais je ne t'y traînerai qu'après t'avoir égorgé avec ça !

- Mais je... je, bredouilla l'homme épouvanté, je... disais ça comme ça ! Une idée.- dans l'vent, quoi !

- Alors arrange-toi pour qu'il l'emporte loin d'ici ! Et sache deux choses : un, je reviendrai voir, et deux, débrouille-toi pour ne pas faire trop de dégâts dans ce manoir parce que le jour n'est peut-être pas si éloigné où on te le reprendra. La chance tourne à Paris, tu sais, et ça ne va pas tarder à changer partout !

- Te... te fâche pas ! J'obéirai. Tiens ! Via la clef...

Il la tendit et s'enfuit à toutes jambes vers la maison. Laura le regarda s'éloigner :

- Vous ne craignez pas qu'il aille chercher du renfort ?

- J'ai là tout ce qu'il faut pour le recevoir, dit Jaouen avec un grand calme en montrant les pistolets passés à sa ceinture. Ils sont chargés et j'ai aussi cette épée dont je sais me servir...

Mais Maclou ne revint pas. Longuement, Lalie put prier devant la dalle qui recouvrait son enfant, y déposa le bouquet de rosés que Jaouen était allé cueillir dans ce qui restait d'une petite roseraie, se pencha pour déposer un baiser sur la pierre de tuf-feau blanc puis, se relevant, glissa son bras sous celui de Laura qui achevait sa prière :

- Partons ! murmura-t-elle. Je regrette seulement qu'il n'y ait plus ici le moindre couvent pour m'y retirer et rester auprès d'elle...

- Moi, je m'en réjouis, dit la jeune femme avec beaucoup de douceur, parce que je n'ai pas envie de vous perdre et parce que je suis persuadée qu'une autre vie vous attend...

- Une autre vie ? Comme c'est beau d'être jeune et de croire en l'avenir !

Puis, se détournant, elle posa sa main sur l'épaule de Jaouen :

- Merci de ce que vous avez fait ! Je ne l'oublierai jamais.

Il s'inclina sans répondre, sortit de la chapelle, referma derrière les deux femmes et offrit la clef à la comtesse :

- Gardez-la ! dit-il. Je ne crois pas qu'on aura le mauvais goût de venir vous la réclamer. Ici au moins, vous êtes toujours chez vous...

Quelques instants plus tard, la chaise de poste prenait la route de Tours où l'on ferait étape.

Croyant que Laura n'avait pas entendu sa question, Lalie la répéta :

- Avez-vous une idée de ce que nous allons faire à présent ?

La tête appuyée au dossier en bois de son petit fauteuil, la jeune femme qui tenait ses yeux fermés ne les rouvrit pas.

- Souper... dormir... et puis voir comment les choses se présentent. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré nous arrêter dans cette auberge et ne pas entrer dans Saint-Malo. Il faut savoir où se trouve Pontallec...

- Personne ne vous connaît ici ?

- Non, je ne crois pas, en dépit du fait que la Laudrenais, notre malouinière qui est notre maison d'été, s'élève au bord de la Rance, pas bien loin d'ici. Seuls ma mère et mon frère Sébastien étaient fort connus dans le bourg. Moi je ne sortais guère du domaine que pour la messe du dimanche. Et d'ailleurs, pendant les vacances j'étais beaucoup plus souvent chez mon parrain, à Komer... où je vous emmènerai. Le reste du temps et depuis mes dix ans, je le passais au couvent. Et puis, qui irait chercher une Laudren sous mon masque d'Américaine ">

- Et votre Jaouen ? On ne le connaît pas non plus ?

- H n'y a aucune raison. Il n'était pas au service des miens mais à celui des Pontallec. H est né là-bas, frère de lait de celui qui est devenu mon époux, avec qui il a été élevé et dont il était l'homme de confiance. Notez que je n'ai pas dit l'âme damnée : il a rompu toute relation avec lui quand il a osé me ramener vivante d'un voyage au cours duquel il devait me tuer en simulant un accident [iv].

- Et depuis il s'est voué à votre protection. C'est chose toute naturelle : il vous aime, cela se sent.

- En effet, il me l'a avoué un jour, il y a déjà longtemps. Mais il sait que je ne l'aime pas. Pas comme il le souhaiterait tout au moins.

- Sait-il aussi que vous aimez Jean de Batz ?

- Oui... Cela ne l'a pas empêché de lui sauver la vie le jour de l'exécution de la Reine... mais, je vous en prie, Lalie, évitez de me parler de Batz en ce moment ! La Terreur est finie, il est libre, il est loin... et moi j'ai besoin de tout mon courage pour essayer de relever les ruines que Pontallec a l'habitude de semer sur son passage. En admettant qu'il soit encore vivant. Ce que je ne saurais lui permettre encore longtemps-Pendant ce temps, Jaouen et Bina étaient descendus dans la salle commune pour y prendre leur repas et se mêler aux autres consommateurs. D'abord regardés avec méfiance puisqu'ils venaient de la capitale, leurs noms et qualité de Bretons incitèrent assez vite les langues, un instant retenues, à reprendre leur activité. Simplement on ne s'occupa plus d'eux. Le sujet dont on débattait de façon quasi générale était le départ de Le Carpentier, rappelé à Paris quelques jours plus tôt par une " note de la Convention ".

- J'aurais bien voulu la voir, la note, dit un pêcheur occupé à planter un morceau de poisson sur une tranche de pain. M'est avis qu'il y en a pas eu du tout et que Le Carpentier a saisi la première occasion de filer sans tambours ni trompettes. Est ce que quelqu'un a assisté à son départ ?

- Si certains l'ont vu personne n'en a soufflé mot, dit l'aubergiste. Il faudrait interroger les soldats qui étaient de garde à la porte de Dinan.

- S'il leur a ordonné de se taire ils ne diront rien. On a encore peur de lui, j'crois bien, parce qu'on ne sait pas au juste ce qu'il garde comme pouvoirs-Un personnage déjà âgé, bien mis, qui mangeait une cotriade à une petite table près de la cheminée et que tous semblaient considérer, prit la parole :

- Inutile d'interroger les factionnaires, ils ne vous diront rien. Le grand homme a filé comme un voleur, la nuit, à marée basse et par les grèves. Quelqu'un l'a vu, et comme le Comité de surveillance de Port-Malo a été destitué le lendemain, personne ne lui courra après...

- La note était peut-être vraie, maître Bouvet, dit un homme. Si c'est le cas, il est parti pour Paris...

- En se cachant ? Je vous parie, moi, qu'il a regagné son Cotentin natal où il doit espérer se perdre dans les landes et les chemins creux...

- Et son ami Pontallec, qu'est-il devenu ? C'était Jaouen qui, élevant la voix, venait de se faire entendre. Tous les yeux se tournèrent vers lui mais ce fut le silence.

- Eh bien ? insista-t-il. Etes-vous tous devenus muets ? Ou bien n'avez-vous jamais entendu ce nom ? Pontallec ?

Avec un bel ensemble, ces gens dont certains étaient sans doute des révolutionnaires se signèrent plus ou moins discrètement cependant que l'aubergiste Henry s'approchait :

- Citoyen, dit-il, si vous êtes de ses amis, vous feriez mieux de quitter cette maison. Tous ici nous l'avons connu mais pas pour notre bien. Alors...

Le geste complétait la parole et indiquait la porte. Jaouen haussa ses larges épaules :

- Je ne suis pas son ami, loin de là, et si je le cherche c'est parce que j'ai un compte à régler avec lui. Mais vous venez de dire : " Nous l'avons connu. " Est-ce qu'il n'est plus là ?

L'atmosphère se détendait. Les conversations reprenaient, bien qu'à mi-voix. Henry alla chercher une bouteille d'eau-de-vie, des verres, et vint s'asseoir à la table où Bina ouvrait de grands yeux effrayés sans plus oser manger.

- D'où le connaissiez-vous ? demanda-t-il encore, méfiant.

- Avant la Révolution, nous étions à son service, l'un et l'autre, fit Jaouen en désignant Bina de la tête. Moi je l'ai quitté pour aller me battre aux frontières après qu'il eut tenté à plusieurs reprises de faire assassiner sa jeune femme. Il a d'ailleurs fini par la dénoncer avant de prendre le large...

Le vieux monsieur que l'on appelait maître Bouvet quittait lui aussi son coin et s'approchait en bourrant sa pipe. On lui fit place, ou plutôt Bina, sentant qu'il valait mieux laisser les hommes entre eux, se leva pour lui donner la sienne avec une petite révérence dont il la remercia en lui pinçant la joue.

- La petite Laudren ! soupira-t-il en s'installant. Je ne l'ai guère connue. On a dit qu'elle avait été massacrée en septembre 1792. Ce qui a permis à son époux de la remplacer par sa mère. En revanche, j'étais proche de Marie-Pierre de Laudren et j'ai fait de mon mieux pour l'empêcher de commettre cette folie, mais il était séduisant le bougre ! Et il ne lui a pas porté chance à elle non plus...

- Il l'a tuée en s'arrangeant pour que cela ait l'air d'un accident, coupa Jaouen. Croyez-moi, j'en sais davantage sur ses crimes que vous tous réunis... mais ça ne me dit pas ce qu'il est devenu ?

- On n'en sait rien ! assena Me Bouvet. Il a disparu environ deux semaines avant son ami Le Carpentier...

- ... mais dans un bel incendie ! précisa Henry. Et on ne voit pas bien comment il aurait pu en réchapper.

- Quand un bateau brûle sur l'eau, il ne brûle jamais tout entier et on n'a pas retrouvé de corps.

- Les tempêtes de l'hiver le rapporteront bien un jour, renchérit le notaire.

- Si vous me racontiez ? demanda Jaouen qui écoutait le vieil homme avec attention.

- Je ne peux vous dire que ce que tout le monde sait. Une nuit, Pontallec s'est embarqué très discrètement sur le Marie-Rosé, un lougre appartenant à l'armement Laudren mais plus de première jeunesse. Solide encore tout de même et qui devait suffire à atteindre, au large, le navire anglais qui devait l'attendre. Il avait avec lui sa maîtresse, Loeiza. Une bien jolie fille, il faut dire, mais Pontallec l'avait prise aux Ursulines quand elles ont été jetées dehors. C'était la fille unique de Bran Magon de la Fougeraye, un hobereau des hauts de Rothéneuf. Celui-ci n'a pas aimé du tout que la petite devienne la catin de ce failli chien. Surtout quand il l'a sue enceinte. Il est allé la chercher et il l'a enfermée chez lui mais Loeiza, on ne sait pas trop comment, a su le départ de son amant, elle s'est enfuie et l'a rejoint. Alors ils sont partis ensemble mais ils ne sont pas allés bien loin : le Marie-Rosé venait de dépasser les Ouvres quand il a explosé. Un sacré feu d'artifice qui a illuminé le ciel et que tous ont pu voir ! Les mauvaises langues ont prétendu que La Fougeraye était sur le rempart et qu'il riait...

- Il devait bien y être pour quelque chose, fit Jaouen songeur. Auquel cas il n'y a pas de doute à garder : Pontallec est mort... Ils étaient nombreux à bord ?

- Quatre en comptant la petite. Pontallec s'était trouvé deux sbires, les frères Fragan, deux brutes aux muscles impressionnants mais pas beaucoup plus de cervelle qu'un petit pois, qui lui servaient de gardes du corps. Des marins convenables pourtant et qui viraient au cabestan avec autant de force que six hommes réunis. Aucun d'eux n'est reparu.

- Ça devrait pourtant, dit Henry qui connaissait la mer. On est au plein des grandes marées d'équi-noxe et le flot découvre loin. Et loin ils n'y sont pas allés, ceux du Marie-Rosé, Dieu ait leur âme malgré tout ! Au moins pour celles de la fille et des deux gars !

Personne ne s'était aperçu qu'Augustine Henry était entrée depuis un moment. Assise près du feu qu'elle tisonnait, elle écoutait en silence.

- Il faudra voir ! soupira Jaouen. C'est quel jour, la plus basse marée ?

- Demain, mais si c'est le bateau que vous pensez trouver, faut pas trop y compter. C'est profond là où il a coulé...

- On peut toujours espérer ! Bonsoir à la compagnie ! Il faut que j'aille prendre mes ordres pour demain.

Il quitta la salle. Augustine sortit derrière lui et l'arrêta au moment où il s'engageait dans l'escalier :

- Faites excuses, j'ai quelque chose à vous demander, quelque chose qui me tourmente...

- Hé bien ?

- C'est à propos de la jeune dame qui est là-haut. Depuis qu'elle est arrivée j'ai eu l'impression de ne pas la voir pour la première fois. Son visage me semble un peu familier et toute la soirée je me suis tourmentée pour essayer de le remettre...

- Il passe du monde dans votre auberge et si vous êtes physionomiste... grogna Jaouen mécontent en essayant de forcer le passage, mais elle tenait bon :

- Ne croyez pas que ce soit mauvaise curiosité, insista-t-elle gentiment, mais quand on retrouve les traits de quelqu'un qu'on aimait bien, ça fait toujours quelque chose...

- Il paraît que nous avons tous un sosie dans le monde. Exemple miss Adams : elle est américaine et...

- ... et elle ressemble au jeune M. Sébastien de Laudren, embarqué sur VAtalante en 1788, avec mon fils Yves qui était son ami d'enfance. IlAtalante... perdue corps et biens dans l'océan Indien la même année. Ils... ils avaient le même âge.

Il y avait des larmes dans les yeux de cette femme et Jaouen ne se sentit pas le courage de la rembarrer. Il ne se sentait pas davantage le droit de répondre à la question qu'elle n'osait pas formuler. Cela ne regardait que Laura et elle seule Simplement, il demanda :

- Vous connaissiez bien ce jeune homme et sa famille ?

- Lui surtout. Mme de Laudren passait une partie de l'été à la Laudrenais. Elle n'aimait pas quitter ses bureaux de Saint-Malo mais Sébastien, lui, venait chaque fois qu'il y avait des vacances avec l'abbé Joly son précepteur, un bien brave homme qui est mort de chagrin quand le naufrage a été annoncé. Les paperasses, ça n'intéressait pas le jeune Sébastien : il n'aimait que la mer alors, avec mon Yvon, ils allaient pêcher, se promener, visiter les moindres coins de la côte et, ici, on l'aimait bien. Il avait aussi une sour plus jeune de trois ans mais elle, on ne la voyait jamais au Vieux-Pélican. Une demoiselle n'a guère sa place dans une auberge et celle-ci, quand elle n'était pas au couvent, allait plutôt chez un sien parrain en forêt de Paimpont. Elle s'appelait...

- Anne-Laure, dit une voix qui parut comber du ciel et qui était celle de Laura : debout sur le palier, elle écoutait depuis quelques instants. Voulez-vous monter madame Henry ? Vous aussi Jaouen !

Ils la suivirent dans sa chambre où Lalie achevait son dessert. Laura alla jusqu'à la table pour se trouver en pleine lumière et se retourna :

- Vous avez de bons yeux, madame Henry, et bonne mémoire aussi. Je suis la sour de Sébastien, Anne-Laure de Laudren.

L'hôtelière recula comme devant un fantôme. - Sainte Vierge bénie ! L'épouse de Pontallec! Celle qu'on disait morte ? Je croyais... que vous étiez une... cousine ?

- Non c'est bien moi et je suis ici pour le rechercher et pour lui faire payer tout le mal qu'il a fait. A moi d'abord... à ma mère ensuite qu'il a convaincue de lui donner sa main et qu'ensuite il a tuée ! Alors dites-moi où il est !

- C'est de cela que nous parlions en bas, intervint Jaouen. Je vous dirai ce que j'ai appris. Madame Henry, j'espère que nous pouvons compter sur votre discrétion jusqu'à ce qu'au moins nous ayons pris langue avec M. Hervé Bedée, le fondé de pouvoir de feue Marie-Pierre de Laudren.

Mme Henry s'approcha de Laura, la regarda au fond des yeux avec, sur son visage où les rides du chagrin n'avaient pas chassé l'affabilité, une expression de bonheur puis l'embrassa mais, tout de suite après :

- Faites excuses madame la m... oh, je ne sais plus comment vous appeler ! Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'est une si grande joie de vous revoir ! Henry et moi, nous saurons la garder pour nous. Vous êtes ici chez vous et je peux vous assurer que vous n'y avez que des amis...

- Ne vous excusez pas : votre mouvement venait du cour et je suis heureuse d'être arrivée dans votre maison. Mais je suis venue aussi pour essayer de sauver ce qui reste de celle des miens et je ne resterai peut-être pas longtemps ici. Ainsi, demain j'ai l'intention d'aller à nos anciens bureaux pour voir M. Hervé Bedée. Vous le connaissez : je crois qu'il venait volontiers au Vieux-Pélican ?

Ces quelques mots que Laura prononça avec un sourire eurent le don de faire couler les larmes de Mme Henry...

- Mon Dieu ! gémit-elle. Vous ne pouvez pas savoir, bien sûr ! Ce pauvre M. Bedée et sa femme ont fait partie de la dernière grande " fournée " que Le Carpentier a envoyée à Paris pour être exécutée...

- A Paris ? Exécutés ? s'écria Laura indignée. Mais pourquoi ? La guillotine de Saint-Malo ne suffisait pas à ce démon ?

- Oh ! elle n'a pas chômé mais, pour ceux qui représentaient quelque chose ici, il a préféré les envoyer au loin...

- Pour qu'en haut lieu on ait la preuve de son activité terroriste ? grogna Jaouen avec mépris.

- Pas seulement. Il craignait, je crois, une réaction des petites gens en voyant traîner à l'échafaud les anciens marins, les religieuses, les dames les plus vertueuses et surtout Mme de Bas-Sablons qui était l'ange de charité des deux villes. Pour elle, l'échafaud de la porte Saint-Thomas ne suffisait pas : il fallait qu'elle endure le calvaire pour être montrée aux démons de Paris !...

Elle aurait pu continuer longtemps : Laura ne l'écoutait pas. La nouvelle de la mort de ce vieil ami, le plus fidèle administrateur que l'armement Laudren ait jamais eu, la bouleversait. Dans son idée et peut-être parce qu'il n'appartenait pas à l'aristocratie, il était indestructible et ne risquait rien, mais c'était une idée absurde. Pourquoi donc à Saint-Malo épargnerait-on un brave homme tranquille quand à Paris on était allé jusqu'à guillotiner des mendiants ? Et puis il y avait Pontallec et Hervé Bedée devait le gêner pour s'emplir les poches du bien de ses victimes.

Comprenant enfin que sa pensionnaire avait besoin de calme, Mme Henry se retira. Jaouen alors annonça :

- Je sais ce que vous pensez mais Pontallec est mort. Il a sauté avec le bateau sur lequel il s'enfuyait avec sa dernière maîtresse... une novice de couvent. L'explosion purificatrice serait l'ouvre du père de la fille...

- Ah!

Laura alla s'asseoir auprès de Lalie dont elle prit la main. Elle sentait le besoin de s'accrocher à une présence chaude et rassurante. Cette nouvelle-là était trop soudaine et Laura n'y était pas préparée. Antithèse totale du bon M. Bedée, Pontallec, ce génie du mal, pouvait-il avoir disparu dans les flammes comme si l'enfer l'avait soudain réclamé sien ? C'était presque trop beau, pourtant le soulagement tant espéré ne se produisait pas. Elle entendit Lalie demander :

- A-t-on retrouvé le corps ?

- Non, rien. Pas même les débris du bateau, mais les gens d'ici espèrent dans les grandes marées. C'était un lougre et ils étaient quatre à bord.

- Il y a combien de temps ?

- Un petit mois si j'ai bien compris. Demain j'irai au port essayer d'en apprendre davantage...

- Demain, coupa Laura, nous irons à la Laudrenais. Je veux voir dans quel état est la maison.

Non loin du vieux manoir du Tertre-Richard, dont les jardins, dessinés par Le Nôtre, le jardinier de Versailles, faisaient toujours l'admiration des Servanais, la Laudrenais possédait tout autant de charme si ses allées descendant jusqu'à la Rance n'évoquaient pas Versailles, mais plutôt quelque gentilhommière anglaise. Un superbe cèdre en dominait le centre, offrant par les chaleurs de l'été une ombre fraîche où l'on aimait à se retrouver. Bâtie au début du siècle, c'était une malouinière simple mais très agréable à vivre : sept fenêtres de façade dont l'une, celle du milieu ornée d'un balcon à balustres, dominait la porte. Celle-ci ouvrait sur un large perron de sept marches dont les balustrades assorties à celles du balcon ressemblaient à deux bras ouverts pour accueillir le visiteur et le mener doucement à la longue terrasse sur laquelle donnaient les hautes croisées du rez-de-chaussée. Trois belles lucarnes et quatre cheminées ornaient son grand toit d'ardoises bleues vers lequel grimpait avec courage un gigantesque rosier blanc aux rieurs délicates et parfumées jadis rapporté des Indes par un ancêtre de Laura. Laura aimait cette maison presque autant que son petit château de Komer à cause de la vue sur la rivière que l'on découvrait de ses fenêtres. A Komer, les eaux de l'étang semblaient dormir sur leur mystère ; à la Laudrenais, elles vivaient de la vie même de la mer dont le flot remontait loin. Lorsqu'ils étaient enfants, Sébastien et elle passaient de longues heures près de la petite grève où la basse marée déposait la barque à regarder le mouvement des eaux, leurs verts changements. C'étaient pour la petite Anne-Laure des instants précieux, ceux où elle avait son frère pour elle seule, des moments qui allégeaient la mélancolie d'une enfance solitaire. La plupart du temps, Sébastien allait au collège l'hiver et, durant les vacances, il se tournait de plus en plus vers la mer où il voyait son destin. Au contraire de sa sour, il n'aimait pas Komer qu'il trouvait trop enfermé dans la forêt et ses légendes, un peu étouffant pour un garçon amoureux des immensités. Ils ne se retrouvaient guère qu'à la Laudrenais. Un jour enfin, le jeune homme s'était embarqué pour les îles de l'océan Indien et n'en était jamais revenu. Un navire de la Compagnie des Indes avait apporté la nouvelle du naufrage. La mère s'était ensevelie sous le deuil et le travail, la sour était partie pour Komer demander à l'enchanteur Merlin, à la fée Viviane l'apaisement d'un de ces gros chagrins d'enfant qui ressemblent à des orages et laissent des traces quand ils s'en vont. Elle s'était retrouvée fiancée à Josse de Pontallec...

En approchant ce jour-là de la Laudrenais, c'était à Sébastien qu'elle pensait. Le jardin était encore beau, quoi que négligé, et la maison semblait intacte sous son rosier où demeuraient quelques rosés d'automne...

- C'est bien joli ! apprécia Lalie. Et puisqu'à présent vous en êtes seule propriétaire vous devriez vous y installer.

- Il faudrait pour cela que je me fasse reconnaître comme telle par les autorités et je n'ai plus guère de preuves de ma véritable identité, sinon à Komer où j'ai laissé beaucoup de choses.

- D'après ce que vous m'avez dit ce n'est pas si loin...

- Il faut d'abord se faire ouvrir cette grille, sourit-elle tandis que Jaouen allait agiter la cloche pendue à l'un des piliers à proximité des communs où logeait une famille de gardiens.

Mais il eut beau sonner et re-sonner, personne ne se montra.

- On dirait qu'il n'y a plus âme qui vive ? ronchonna-t-il en empoignant la grille pour la secouer. A sa surprise, elle s'entrouvrit sous sa main avec une protestation de gonds assoiffés d'huile, il eut d'ailleurs quelque peine à l'écarter en grand pour livrer passage à la voiture et l'amener devant le perron. Quand celle-ci s'arrêta, le silence ne fut plus troublé que par le cri des mouettes sur la rivière.

- Où ont bien pu passer le père Vincent, sa Maryvonne et leurs fils ? dit Laura. Nous aurions bien besoin d'eux pour entrer : ils ont l'un des deux jeux de clefs, l'autre restant à Saint-Malo...

- Si la grille était ouverte la maison l'est peut-être aussi ? observa la comtesse. Voyez donc, Jaouen !

Elle l'était en effet. Jaouen entra mais ressortit presque aussitôt :

- Venez voir ! dit-il en offrant la main à la vieille dame pour l'aider à descendre cependant que Laura sautait à terre et se précipitait dans le vestibule. La surprise la figea : la vaste salle dallée d'où s'envolait un bel escalier de pierre était entièrement vidée de ses meubles et de ses tapisseries...

- C'est incroyable ! murmura-t-elle. En avançant vers les pièces de réception qui occupaient le rez-de-chaussée, elle contempla le même spectacle : la maison avait été déshabillée de tout ce qu'elle pouvait contenir. Il n'y avait plus un meuble, plus un tableau, plus une tapisserie, plus un tapis, plus aucun de ces beaux objets collectionnés au cours des siècles par les Laudren du passé et, dans la bibliothèque, plus un livre, plus une lampe. On n'avait même pas laissé aux cheminées les pare-feu, les chenets, les tisonniers ni les pincettes. Même chose dans les chambres : tout avait été déménagé, avec soin sans doute car des bouts de papier d'emballage traînaient ici et là. Les placards de l'office étaient vidés de leurs bocaux et pots de confitures, les grosses poutres de la cuisine ne supportaient plus le moindre jambon, la moindre andouille ni le plus petit chapelet d'oignons L'imposante batterie de cuisine en cuivre s'était envolée avec les terrines et les pots à oille, chefs-d'ouvre des faïenceries de Marseille ou de Moustiers. Tout ce qui restait, c'était dans l'âtre un gros tas de cendres que Laura contempla avec l'impression d'en ressentir le goût dans sa bouche.

- Incroyable ! soupira Lalie. Je n'ai jamais vu, je crois, une maison vidée avec autant d'application ! Ce n'est pas là le fait de voleurs toujours plus ou moins pressés, moins encore de vandales qui laissent des traces plus visibles que les cailloux du petit Poucet ! On dirait que ceux qui ont fait cela ont pris tout leur temps...

- Je pense comme vous et j'avoue ne pas comprendre. Mon grand-père avait construit cette demeure pour y entasser le plus précieux, le plus aimable aussi de nos biens afin d'en jouir durant sa vieillesse. Notre maison de Saint-Malo est plus austère. D'abord les bureaux de finances occupent une partie du rez-de-chaussée, les petits bâtiments du port servent à la surveillance du trafic. Il y a bien sûr de belles choses mais...

- Il faudrait savoir ce qu'il en reste. Dites-moi, vos gardiens, ces Vincent, votre mère leur accordait confiance ?

- Pleine et entière ! Je suis inquiète de leur absence. La seule hypothèse valable est que la Laudrenais ait été vidée sur ordre de Le Carpentier, ou de ses séides.

- Je ne crois pas, fit Jaouen qui revenait après être allé examiner les alentours de la maison. Le " proconsul " pour ce que j'ai entendu dire se serait emparé de tout au nom du peuple, au grand jour et, au besoin à son de trompe. Il aurait fait amener des chariots qui seraient repartis lourdement chargés. Or la trace de notre voiture est la seule que j'aie pu relever. En revanche, le jardin côté rivière a été beaucoup piétiné. C'est pai le chemin de l'eau que tout a été emporté.

- Si vous pensez à Pontallec en fuite, c'est impossible. Le bateau qui a explosé n'était qu'un lougre. Beaucoup trop petit pour une telle quantité d'objets ! Rien que les livres de la bibliothèque n'y auraient pas tenu. Pour vider la Laudrenais il a fallu des barges...

- Sans doute. Reste à savoir de quel côté elles sont allées. Vers Dinan ou vers le port et là il n'y a pas de réponse possible. L'eau ne garde pas de traces... De toute façon, la maison ne nous en apprendra pas davantage. Allons chez les Vincent !

Les deux femmes sortirent derrière Jaouen et se dirigèrent vers les communs. Les gardiens y habitaient un bâtiment de ferme proche d'un grand potager où fanaient les salades cependant que d'autres légumes montaient en graine. La maison réservait de nouvelles surprises. Alors que le manoir était entièrement vide, on aurait dit que la famille Vincent venait de quitter son logis depuis quelques instants seulement : le couvert mis pour un repas, les grands chapeaux des hommes posés sur un coffre et la marmite accrochée au-dessus d'un feu éteint. Seule, la soupe qu'elle contenait, moisie, dégageait une odeur désagréable. Sur la longue table, le chanteau de pain était dur et commençait à verdir. Le voile de poussière aussi disait que le fait ne datait pas de la veille.

- Voilà un autre mystère ! s'exclama Laura. On dirait que ces gens sont partis brusquement alors qu'ils allaient se mettre à table. Auraient-ils été... arrêtés ?

- Auquel cas on ne leur aurait pas laissé le temps de souffler, compléta Lalie. Après quoi il n'y avait plus personne pour empêcher le déménagement ou, plus simplement pour y assister. Qu'en pensez-vous Jaouen ?

Celui-ci, qui visitait les deux petites chambres voisines où étaient les lits de la famille, reparut, tenant à la main une coiffe de femme où se voyaient des taches suspectes :

- Je crains que ce ne soit plus grave. Il y a du sang là-dessus.

- Où l'avez-vous trouvée ? demanda Laura.

- Dans la ruelle d'un lit, au pied du mur. Il y avait aussi du sang sur ce mur. On a essayé de le laver... maladroitement !

Laura qui pâlissait regardait à présent ce décor modeste mais familier avec horreur :

- Comment savoir ?

- Il faut prévenir la gendarmerie. De toute façon, s'il y a eu arrestation, ils le sauront et s'il s'agit... d'autre chose ils chercheront. Auparavant, peut-être faut-il aller à Saint-Malo voir ce qu'il en est et aussi vous faire reconnaître pour ce que vous êtes ?

- L'épouse de Pontallec ? ironisa Lalie. Vous voulez la faire écharper, mon garçon ?

- Non, la dernière des Laudren. Si je connais bien mes frères bretons, ils comprendront qu'elle ait tout fait pour échapper à la mort. D'ailleurs, à Saint-Malo, il y a les vieux serviteurs et le docteur Pèlerin qui l'ont déjà reconnue au moment du décès de sa mère. Ils la reconnaîtront encore-Demain matin je vous y conduirai.

Mais en rentrant au Vieux-Pélican, on trouva Bina en grande conversation avec sa mère, Mathurine, qu'elle avait pris sous son bonnet d'aller voir à la faveur de la marée basse en empruntant les " petits ponts " : ces chemins de galets, alors découverts, évitaient le grand tour de la " mer intérieure ". Celle-ci s'étendait sur environ cinq cents hectares et où trois cents vaisseaux pouvaient trouver abri. Un vaste espace de sable, de rocs formant des anses, des hauteurs, des marais, des cales, le tout meublé de cabanes, de corderies, de magasins d'approvisionnement, de voileries, de forges, de moulins, de fermes et d'auberges. La ville corsaire et la pointe du Naye à Saint-Servan en commandaient la passe. Les " petits ponts " offraient l'avantage de réduire le long périple à une centaine de mètres, avec l'inconvénient de se mouiller les pieds et de risquer de se faire surprendre par le retour du flot. A marée haute, évidemment, des passeurs existaient, les Bateliers du Naye qui étaient d'anciens marins au long cours ou de la grande pêche, mais ils ne partaient pas toutes les deux minutes et Bina connaissait sa région natale comme sa poche. Ce fut ce qu'elle expliqua à sa maîtresse au-devant de qui elle se précipita :

- Je pensais seulement lui dire que nous étions là et apprendre d'elle comment les choses allaient chez nous, mais elle a voulu absolument venir vers vous, ajouta-t-elle en conclusion. J'espère que je n'ai pas fait de bêtise ?

- Non, la rassura Laura. Tu as bien fait...

- ... mais il vaudrait mieux, à l'avenir, cesser de prendre des initiatives sans prévenir personne ! reprocha Jaouen.

Il dut abréger son sermon. Mathurine, qui achevait de boire le cidre chaud offert par Mme Henry, s'approchait d'eux avec la majesté d'un navire rentrant au port les cales pleines. Elle fit une petite révérence puis déclara, sévère :

- Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné de voir notre maîtresse habiter une auberge de campagne quand elle possède, en ville, une grande et belle demeure !

- Est-ce que vous n'oubliez pas un peu qui habitait cette grande et belle demeure jusqu'à il y a peu ?

- Il est mort et le diable s'est emparé de sa mauvaise âme.

- Comment aurais-je pu le savoir ? En outre, Mathurine, vous oubliez qu'ici aussi nous avons une demeure. J'espérais m'installer à la Laudrenais...

- Peut-être, mais il fallait d'abord venir à la grande maison. C'était plus convenable et c'est ce qu'aurait fait votre mère. Quant à savoir ce qui s'y passait, il n'y avait qu'à envoyer votre valet en éclaireur !

- Mathurine, Mathurine ! gémit Laura avec l'impression de se retrouver hors du temps, oubliez-vous ce que nous venons de vivre ? Vous n'allez pas, j'espère, me parler de convenances ?

- Mais si ! Et justement à cause des jours affreux que nous avons vécus, les convenances doivent revenir ! Et c'est à des personnes comme madame la marquise qu'il appartient de les ressusciter !

Le titre oublié fit à Laura l'effet d'un soufflet :

- Je vous interdis de m'appeler ainsi ! Et vous devriez comprendre pourquoi. Désormais vous m'appellerez Madame tout simplement. Encore heureuse de ne pas me donner du citoyenne.

- Bien... Madame ! Je repars donc pour préparer la venue de Madame... et de ceux qui l'accompagnent, ajouta la vieille femme avec un regard sur Lalie. Du coup Laura faillit se mettre à rire :

- Je pense que vous pourrez appeler comme il convient Mme la comtesse de Sainte-Alferine. Ceci vous consolera de cela... A demain, Mathurine !

Toujours aussi raide, l'ancienne femme de charge de Marie-Pierre de Laudren salua selon le protocole et tourna les talons pour quitter l'auberge.

- La mer monte, dit Jaouen, je vais la reconduire. Il serait vraiment dommage qu'elle se noie ! Au retour j'irai chez les gendarmes...

A travers les vitres de la salle, heureusement vide à cette heure calme, Laura et Lalie les regardèrent s'éloigner :

- J'en ai eu une comme celle-là ! commenta Lalie. Fidèle comme un chien et solide comme un vieux chêne... mais quel caractère ! Elle se donnait des airs de duègne espagnole. Je l'ai regrettée à sa mort.

- Ma mère avait du sang espagnol, dit Laura, Mathurine s'en est imprégnée. Elle est devenue son ombre tutélaire, son ange gardien et je n'ai jamais imaginé la maison sans elle.

- Nous allons donc nous rendre à son... invitation ?

- Moi j'appellerais plutôt cela un ordre, fit Laura en souriant, mais elle n'a pas tout à fait tort : il n'est pas normal que nous vivions à l'auberge. En outre, ajouta-t-elle, soudain soucieuse ' dois essayer de me rendre compte de l'état dans lequel se trouve l'armement Laudren puisque M. Bedée n'est plus là pour s'en occuper.

Lorsque Jaouen revint tard ! -, il ramenait avec lui le capitaine Crenn, commandant la gendarmerie, qu'il avait eu quelque peine à découvrir. Saint-Servan, ou plutôt Port-Solidor, possédait alors deux brigades, l'une à pied logée chez l'habitant, l'autre à cheval installée avec les services de la mairie dans l'ancien couvent des Capucins. Celle-ci comptait sept chevaux et autant d'hommes, et le point de jonction était la salle où les moines entreposaient naguère leur approvisionnement mais on ne s'y réunissait pas souvent. Quant au capitaine - noblesse oblige ! - il habitait entre l'église Sainte-Croix et l'anse Solidor une belle maison appartenant à la riche veuve d'un entrepreneur de construction navale dont les chantiers, les ateliers de radoub occupaient une partie importante de ce port voué à une activité qui était la principale industrie du pays. Bel homme au physique avantageux, Alain Crenn menait là une vie confortable, assez éloignée des tracas municipaux mais proche - c'était une justification comme une autre ! - du monument le plus important de la cité, la tour Solidor, triple donjon médiéval défendant depuis des siècles l'entrée de la Rance et qui servait de prison depuis le début de la Révolution. Crenn pouvait la voir de sa fenêtre et se plaisait apparemment dans cette contemplation car il détestait être dérangé à partir du coucher du soleil. Aussi Jaouen dut-il beaucoup parlementer et couvrir pas mal de chemin avant qu'un gendarme compatissant se décide à lui confier l'adresse de son chef. Encore dut-il ensuite apprivoiser les domestiques de la veuve et la veuve elle-même avant d'être admis en la présence de celui que tous considéraient comme le grand homme de la maison. Mais miracle ! Alors qu'il s'attendait à un militaire grincheux, bourru et rébarbatif qui l'enverrait paître, il trouva un homme intelligent dont l'oil vif et le sourire narquois lui plurent aussitôt.

- Une affaire intéressante, enfin ? s'exclama celui-ci. Vous n'imaginez pas le plaisir que vous me faites ! Voilà des mois que j'arrête des innocents et que je laisse filer des sacripants ! Etonnez-vous à présent que je reste chez moi aussi souvent que possible !

- J'espérais que vous la jugeriez ainsi.

- Si ce bougre de Pontallec - dont Satan ait l'âme ! - y a été mêlé, il ne peut pas en être autrement. Allons au Vieux-Pélican ! D'ailleurs, il m'arrive souvent d'y souper ou d'y passer un moment !

Chemin faisant, Jaouen pensait que ce Crenn était bien le plus extraordinaire gendarme qu'il lui eût été donné de rencontrer. Il s'exprimait avec élégance, dédaignait le " tu " et le " citoyen " égali-taires et se passionnait au moins autant pour l'aspect physique de Laura que pour le problème qu'il allait avoir à débrouiller. Il constata aussi que le capitaine jouissait d'une certaine popularité et que les sourires des femmes comme les saluts des hommes jalonnaient sa marche vers l'auberge. Quand on y arriva la salle était pleine de gens qui parlaient tous en même temps, commentant à l'envi les dernières - et passionnantes ! - nouvelles. A la lettre, on lui tomba dessus et il n'eut d'autre ressource que sauter sur une table pour se faire entendre de tous :

- On dirait que les nouvelles vont vite ? cria-t-il. Et j'aimerais savoir qui vous a parlé de la Laudrenais et des Vincent ?

Ce fut maître Bouvet qui lui répondit.

- On a entendu les dames arrivées hier en parler à la citoyenne Henry. Le bruit s'est répandu en peu d'instants : notre ville est petite et tout le monde ici connaissait les Vincent...

- C'est regrettable mais puisque le mal est fait ! Tâchez de les faire tenir tranquilles, maître ! Moi, je vais voir ces dames et ensuite je viendrai m'entretenir avec vous tous, mais l'un après l'autre. Si l'un de vous sait quelque chose, il me rendra service...

Quelqu'un lança :

- Est-il vrai qu'une des voyageuses soit la fille Laudren, celle qu'on croyait morte et qui avait marié Pontallec ?

- Ne l'ayant pas encore rencontrée, je ne peux pas répondre.

Ce fut Jaouen qui s'en chargea, pensant qu'il était préférable de mettre les points sur les i au plus vite :

- Si on la croyait morte c'est parce que Pontallec en était persuadé : il avait tout fait pour qu'elle soit massacrée à Paris. Ce qui lui a permis d'épouser sa mère... et d'assassiner celle-ci à son tour. Quant au nom de Pontallec, elle ne veut plus l'entendre et demain elle se rendra à la municipalité de S... Port-Malo pour obtenir d'en être débarrassée selon la loi et retrouver son nom de fille.

- Le divorce républicain, quoi ? émit une voix. Mais on ne divorce pas d'avec un mort.

Crenn reprit la parole :

- Tant qu'on n'aura pas retrouvé son cadavre, ou au moins un morceau, on ne pourra pas être sûrs. Ainsi elle sera protégée par la loi !

- Est-ce qu'elle va reprendre les affaires Laudren ? dit un autre.

- Il faudrait d'abord savoir ce qu'il en reste, fit Jaouen avec amertume. Ce qu'a subi la Laudrenais n'est guère encourageant...

- Je ne suis pas ici pour tenir une réunion publique, coupa le capitaine. A présent, je vais la voir. A tout à l'heure !

Sautant de sa table, il partit au pas de course vers l'escalier dans lequel Mme Henry, désolée et confuse de tout ce bruit sorti de chez elle, le précéda avec un flambeau.

Lorsque Crenn, son bicorne sous le bras, entra dans sa chambre, Laura qui se tenait assise près de la cheminée se leva. Elle était déjà au courant par Bina de ce qui se passait en bas.

- Eh bien, soupira-t-elle après l'échange de saluts, il semblerait que la discrétion dont je souhaitais entourer mon retour ici soit réduite à un vou pieux et rien d'autre !

- Je dirais même une pure utopie, madame, fit le gendarme dont le sourire béat disait assez l'effet que lui produisait la jeune femme. Une personne comme vous ne saurait passer inaperçue. Mais, avec votre permission, je me mets dès à présent à votre service pour vous aider autant qu'il me sera possible...

- Je vous en remercie. Je désire surtout apprendre au plus vite ce qu'il est advenu des Vincent et pourquoi ma maison n'est plus qu'une coquille vide.

De plus en plus impressionné par la beauté de son interlocutrice, Crenn se lançait déjà dans une sorte de discours destiné à la convaincre de son efficacité quand Lalie, agacée de le voir passer d'un pied sur l'autre, s'en mêla :

- Asseyez-vous donc, capitaine ! Vous serez tellement mieux pour parler...

CHAPITRE II L'AMI DES VAGUES

Quand, après avoir franchi la porte Saint-Vincent, longé la grand-rue et la rue Porcon-de-la Barbinais, sa voiture s'arrêta devant l'hôtel de Laudren, Laura sentit un petit serrement de cour. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle revenait au grand jour dans la maison de famille. Et la présence du capitaine Crenn qui l'escortait à cheval officialisait en quelque sorte ce retour. Plus loin dans la rue, elle pouvait apercevoir l'enseigne de la Morue-Joyeuse, l'auberge où à deux reprises elle s'était arrêtée quand l'entrée lui en était interdite. Cette fois encore, la belle porte de vieux chêne au chambranle orné de têtes de lions et de fleurs était fermée, mais la porte charretière s'ouvrit à doubles battants devant les chevaux. Midi sonnait à la cathédrale voisine et Mathurine attendait à la porte de la cour avec Bina - accourue au petit matin à la marée basse -, Elias et Guénolé, les deux vieux serviteurs, deux frères qui étaient attachés à la maison depuis le père de Laura, et enfin, un peu à l'écart, un petit homme frêle et sans âge dont le long nez s'ornait d'une énorme paire de lunettes. Laura se souvenait de l'avoir déjà vu dans la maison mais était incapable de mettre un nom sur son visage-Bonnet empesé de frais et sévère robe noire sous un vaste tablier blanc, Mathurine, avec une paire d'ailes et une épée flamboyante, aurait assez bien évoqué l'ange exterminateur posté à la porte du Paradis tant son maintien était solennel. Comme si celle-ci ne les connaissait pas, elle présenta les serviteurs à " Madame " puis alla se planter près du petit homme à grosses lunettes :

- Madame ne se souvient peut-être pas de Madec Tevenin ? C'était le secrétaire de feu M. Bedée.... Et c'est tout ce qui reste des employés de Madame Marie-Pierre.

Les sourcils de Laura remontèrent d'un bon centimètre :

- Tu veux dire qu'il est l'armement Laudren à lui tout seul ?

Le petit homme prit la parole :

- C'est la triste réalité, Madame, dit-il en saluant d'un air contraint. Encore ne devrais-je pas être là. Après la mort de M. Bedée, M.... enfin le citoyen Pontallec, a jeté tout le monde dehors en prétendant que nous étions les complices de ce " vieux brigand " - c'est lui qui parle, Madame, pas moi ! - et qu'il entendait gérer la maison à lui tout seul.

- Tout seul ? Des bureaux qui comptaient six employés ? Que je sache, il n'a jamais rien compris à ce qu'il appelait le mercantilisme ?

- Oh, le citoyen Le Carpentier est venu s'en occuper avec lui mais tout ce que je peux dire, en demandant pardon à Madame, c'est qu'ils se sont occupés surtout de récupérer des créances par la force si besoin était et il l'était souvent ! - et de ramasser tout ce qui se pouvait trouver d'argent liquide. Et puis tout le monde a disparu. J'allais revenir pour voir ce que l'on pouvait sauver encore - car, tout de même, nous avons un navire dans l'océan Indien - quand Mme Mathurine est venue m'annoncer hier votre retour. Aussi suis-je accouru me mettre à votre service...

Après ce long discours débité sans respirer, il emplit ses poumons frêles d'une longue goulée d'air cependant que Laura venait lui prendre les mains dans un geste plein de gentillesse.

- Vous avez droit à toute ma reconnaissance. Malheureusement moi non plus je n'y connais rien mais, peut-être qu'avec votre aide et en m'appliquant j'arriverai à...

- Moi je m'y entends assez dans les affaires de mer, coupa négligemment Mme de Sainte-Alferine. Si vous m'y autorisez, je verrai les vôtres...

Elle se serait déclarée clerc de notaire que Laura n'aurait pas été plus surprise :

- Vous ma chère amie ? Comment est-ce possible ?

- C'est plus que possible : c'est une vérité qu'il vous est bien naturel d'ignorer parce que je ne vous ai guère parlé de ma prime jeunesse, mais nous sommes un peu du même bord. Je suis de Nantes où mon père François de la Ville-Bouchaud armait pour le commerce entre... l'Afrique et l'Amérique.

- Un négrier ! s'indigna Crenn qui adorait se mêler des conversations.

Lalie darda sur lui un oil de granit :

- En partie mais pas seulement ! Et vous, jeune homme, gardez vos indignations ou alors énumé-rez-moi vos ancêtres et ce qu'ils faisaient ! Et rassurez-vous, notre maison n'existe plus. Mon père n'a eu que des filles - quatre dont je suis la dernière l'une étant auprès de Dieu et deux un peu moins près, c'est-à-dire en religion. Ma mère est morte lorsque j'étais enfant et mon père m'a élevée comme le garçon qu'il aurait voulu avoir. Je le suivais partout et surtout dans ses bureaux et ses entrepôts. J'en aimais les odeurs...

- Comment donc ! ricana Crenn incorrigible. Le " bois d'ébène ", ça embaume ! Tout le monde sait ça !

- Dire que je vous prenais pour un garçon intelligent ! Nous avions quelques serviteurs noirs mais pas d'esclaves et je n'ai jamais vu à Nantes ceux de notre unique navire transporteur. Et s'il vous plaît laissez-moi finir mon propos ! J'ai appris beaucoup de choses de mon père, comme votre mère, ma chère Laura, l'avait appris de son époux. Il y a des années évidemment que je n'ai mis mon nez dans les livres de comptes mais je sais toujours la différence entre un bordereau et un connaissement. Enfin, cela me ferait joie de vous être bonne à quelque chose.

- Vous voulez dire que c'est le Ciel qui vous envoie ! Qu'en pensez-vous, monsieur Tevenin ?

- Si Madame se sent le courage d'affronter les gens de mer aussi fermement que le faisait Madame Marie-Pierre, je serai le plus heureux des hommes ! Tavoue qu'ils me font... un peu peur !

- Pas à moi ! Venez me montrer ce que Pontallec a bien voulu nous laisser !

Saisissant le jeune homme par le bras, elle disparut avec lui dans l'entrée des bureaux. Pendant ce temps, Laura reprenait possession de la maison ou plutôt la redécouvrait. Elle y avait si peu vécu qu'en parcourant salles et chambres, elle n'arrivait pas à éprouver l'impression de rentrer chez elle. Seul le cabinet de travail de sa mère, avec ses livres de mer et ses instruments de navigation, lui sembla familier mais elle refusa catégoriquement de s'installer dans la belle chambre quasi espagnole de Marie-Pierre que, cependant, Mathurine avait préparée pour elle.

- Pontallec y a vécu avec ma mère, déclara-t-elle. Il me serait impossible d'y dormir. Où avais-tu prévu de loger Mme de Sainte-Alferine ?

- Dans votre ancienne chambre.

- Il n'en est pas question : elle habitera chez ma mère... ce qui au fond est assez normal si elle doit diriger le commerce. Moi, tu m'établiras chez mon frère!

- Pourquoi pas chez vous en ce cas ? bougonna la vieille femme.

- Parce que j'y ai peu de souvenirs. La plupart étaient à la Laudrenais où il n'y a plus rien

J'aimais beaucoup Sébastien et, dans sa chambre, je me sentirai plus proche de lui...

Confuse, Lalie éleva bien quelques objections, mais Laura insista avec tant de conviction qu'elle finit par accepter d'occuper la chambre de Marie-Pierre comme elle allait aussi occuper son bureau. Et la vie, petit à petit, s'organisa dans l'hôtel de Laudren dont le capitaine Crenn devint l'un des commensaux habituels.

Il eut à cour, d'abord, de régulariser la situation de Laura auprès des autorités et, à première vue, cela pouvait présenter quelques difficultés étant donné la situation confuse laissée par la fuite de Le Carpentier. Cependant, les gens de " Port-Malo ", s'ils n'étaient pas hostiles à la République, n'entendaient pas se laisser mener n'importe où par les caprices de fous sanguinaires. Un comité révolutionnaire avait été nommé à l'instigation de l'agent national, Mahé, alors en poste dans la ville. Ce comité se composait de douze citoyens dont la première manifestation fut l'arrestation dudit Mahé. Arriva ensuite de Paris le successeur de Le Carpentier, nommé Boursault, qui n'offrait aucune ressemblance avec l'ancien " proconsul " : en fait, il fit juste le contraire. Les derniers prisonniers furent libérés, les familles spoliées autorisées à rentrer chez elles, le trafic du port - à peu près paralysé ! - remis en marche et enfin un nouveau maire, Laurent Louvel, fut installé après une vigoureuse reprise en main de l'administration. Le culte - constitutionnel bien sûr ! - fut même rétabli après expulsion de la " déesse Raison ", ce qui fit plaisir à beaucoup de monde, principalement chez les paysans qui se hâtèrent de remettre en place calvaires, statues votives et croix de chemins. La froide vertu républicaine prônée par Robespierre faisait place à un retour aux us et coutumes comme aux beaux sentiments d'antan...

Pour sa part Alain Crenn, profitant d'une embellie qui ne durerait peut-être pas, traîna Laura et Lalie à la mairie, obtint sans peine pour la première, eu égard à tout ce qu'elle avait souffert du chef de Pontallec, le droit de relever le nom de Laudren, et pour la seconde droit de cité à Port-Malo assorti de l'autorisation d'y exercer une activité commerciale, mais déjà Lalie s'était plongée dans le travail. Elle découvrit que les entrepôts étaient aussi vides que la caisse, que le dernier navire revenu de Terre-Neuve attendait toujours dans le port qu'on voulût bien le mettre en cale de radoub, que la construction d'un autre était interrompue depuis un moment à Port-Solidor, qu'un troisième manquait à l'appel et qu'en tout état de cause, si le Griffon ne reparaissait pas bientôt les cales pleines, il n'y aurait plus qu'à mettre la clef sous la porte.

- Il y a bien quelques créances à faire rentrer, confia-t-elle à Laura, mais cela ne suffira pas et de loin pour achever la Constance et faire remettre en état la Demoiselle avec quelques transformations onéreuses puisqu'il lui faudrait des canons...

- Des canons ? Pour pêcher la morue ?

- Non pour la " course ". C'est la seule destination rentable depuis que la guerre est déclarée entre la France et l'Angleterre. Vous pensez bien que je me suis renseignée. La morue, pour l'instant, il n'y faut plus songer et personne n'embarquera pour Terre-Neuve au printemps.

- Et pourquoi donc ?

- Deux raisons : les navires anglais qui font bonne garde en Atlantique nord et vos bons amis américains qui, à présent, vont sur les bancs en voisins et augmentent leur flotte de pêche. Seule la " course " est rentable de nos jours...

- Mais le Griffon a toujours été un corsaire que je sache ?

- Et aussi la Licorne qui aurait disparu du port il y a trois mois sans que personne n'ait connaissance de rien ? Un petit mystère que nous essayons d'élucider Tevenin et moi. En attendant, il faut armer la Demoiselle et achever la Constance. Pour cela il faut de l'argent. En avez-vous ?

Laura regarda son amie avec admiration. En quelques jours l'ancienne " tricoteuse " s'était glissée avec une aisance surprenante dans son nouveau rôle d'armateur. C'était comme si, en pénétrant dans la chambre de Marie-Pierre, elle avait revêtu son personnage avec la volonté de chercher ce qu'avaient pu être sa pensée, sa ligne de conduite pour s'y conformer d'aussi près que possible. En attendant, il fallait répondre à sa question...

- J'en ai encore, je crois, sur ce que ma mère m'a donné à son lit de mort et j'ai aussi des bijoux, mais la plus grande partie de mon bien est à Paris chez le banquier Lecoulteux que m'a indiqué Batz. Il faudrait peut-être que j'y retourne...

- Il y a deux banques ici. Un simple jeu d'écritures devrait suffire. Pourquoi vous imposer un voyage fatigant et aléatoire ? Nous avons constaté, il y a peu, que les routes ne sont pas vraiment sûres. Les chouans sont plus actifs que jamais dit-on. Et il y a aussi des brigands...

- Il me semble tout de même que pour une opération de cette importance, il vaut mieux faire acte de présence ?

Lalie ne répondit pas. Elle vint s'asseoir sur le canapé où se tenait Laura et prit sa main qu'elle enferma dans les siennes.

- Si vous me disiez que vous avez grande envie de revoir Paris ? Ou bien est-ce quelqu'un d'autre ? demanda-t-elle.

Laura rougit mais ne déroba pas son regard. Elle savait bien qu'avec la comtesse, les faux-fuyants ne servaient à rien :

- Il me manque, Lalie. Je voudrais tant savoir ce qu'il fait, ce qu'il pense... Et comme Pontallec est mort, il me semblait que je pouvais penser un peu à moi, puisque vous avez bien voulu vous charger de l'avenir de cette maison ?...

- Il est naturel que vous raisonniez ainsi et, sur ce point je ne combattrai pas... encore qu'un cadavre à mettre en terre serait bien plus rassurant, mais parlons seulement de Batz et souvenez-vous de ce qu'il vous a dit le jour de notre sortie de la Conciergerie : il allait s'occuper de la maison de Charonne avant de repartir. Vers quelle destination ? La Suisse ? Aurait-il relevé la trace du petit roi qu'on lui a enlevé en Angleterre ? Alors cette trace, si minime soit-elle, vous savez aussi bien que moi qu'il la suivra jusqu'au bout de la terre s'il le faut. En tout cas, je suis certaine qu'il n'est pas à Paris.

- Vous avez raison sans aucun doute, mais il n'est pas le seul à m'attirer vers la Seine. Il y a aussi...

- La jeune Madame Royale qui doit être toujours au Temple ? Vous aimeriez savoir ce qu'elle devient ?

- Oui. J'ai des amours étranges n'est-ce pas ? Un homme dont la vie est tellement vouée à la cause royale qu'elle garde bien peu de place pour une femme, et une petite princesse qui m'a à peine vue, qui sans doute m'a complètement oubliée... et que cependant j'aime comme si elle était ma fille Ridicule !

- Ne vous dépréciez pas ! Nul n'est maître des battements de son cour et la jeune Marie-Thérèse Charlotte ressemble beaucoup à sa mère. Souvenez-vous qu'il suffisait d'un sourire à la reine Marie-Antoinette pour s'attacher le dévouement de toute une vie ! Je peux donc vous comprendre. Mais si vous voulez des nouvelles, que n'écrivez-vous à votre arnie Julie Talma ? Selon ce qu'elle vous apprendra, vous déciderez.

Laura se pencha, effleura de ses lèvres la joue de sa vieille amie :

- Je devrais vous appeler Dame Sagesse ! Vous savez toujours ce qui convient le mieux. Je vais écrire tout de suite à Julie... et aussi à la banque Lecoulteux...

- Rien ne presse ! Avec le temps que nous avons, la poste n'est pas près de quitter Saint-Malo !

Depuis vingt-quatre heures, en effet, la côte nord de la Bretagne subissait une tempête qui secouait les navires dans le port, balayait le Sillon de coups de vent si violents qu'on ne pouvait le franchir même à marée basse et jetait ses vagues furieuses à l'assaut des remparts de granit qui enfermaient la ville corsaire, lavant les roches et les rivages comme si elle espérait les user... Cela dura trois jours et trois nuits puis tout s'apaisa. Il y eut même du soleil, mais sa lumière se fit tragique lorsqu'elle éclaira ce que la mer avait jeté au pied des murailles sur la grève de Bon-Secours : deux cadavres dont l'un était une femme et l'autre un homme. Après un long séjour en mer les vêtements étaient en lambeaux et les pauvres dépouilles bien abîmées pourtant la femme était encore reconnaissable : c'était Loeiza. Son compagnon, lui, n'avait plus de visage... On porta les corps dans une salle basse du château et l'on envoya chercher le père de la jeune femme. On envoya aussi chez la " citoyenne Laudren " : il fallait qu'elle vînt examiner le cadavre de l'homme car il se pouvait que ce fût celui de Pontallec. M. Jaouen s'interposa :

- Si quelqu'un peut le reconnaître, c'est moi, affirma-t-il. Nous avons été élevés ensemble Inutile d'infliger un abominable spectacle à une femme qu'il a toujours tourmentée...

- Vaudrait tout de même mieux qu'elle soit là, protesta le gendarme envoyé en émissaire. Le citoyen-maire voudrait son avis..

- Je vais y aller, coupa Laura. Mais j'accepte volontiers votre compagnie, Jaouen.

Entre la maison et les tours médiévales du château de la duchesse Anne de Bretagne, le chemin n'était pas long ; le vent s'était calmé et il faisait plus doux, cependant Laura frissonnait dans sa grande mante de laine noire à capuchon en descendant les marches usées et glissantes menant à la salle basse qui servait de morgue. L'émotion qu'elle éprouvait, faite à la fois d'espoir et de répulsion, était pénible comme l'atmosphère et l'odeur de cette pièce lugubre éclairée de torches à la manière d'autrefois. Il y avait du monde et elle ne vit pas tout de suite les corps étendus sur des bancs de pierre. Les larges épaules du gendarme lui ouvrirent un passage et elle sentit que Jaouen s'emparait de son bras avec une ferme autorité :

- N'allez pas vous évanouir, chuchota-t-il. Mettez votre mouchoir sous votre nez et quand vous serez devant le cadavre, fermez les yeux ! Je suffirai bien à le reconnaître.

Elle accepta d'un signe tête, tira son mouchoir et le mit devant son visage. Ils étaient à présent devant le corps, encore recouvert d'une toile à sacs. Le maire, Louvel, était là. Il la salua, ajoutant sur un ton d'excuse :

- Ce n'est pas beau à voir...

- Puisqu'il le faut...

Il rabattit le tissu d'un geste si vif que, avant de clore les paupières, elle eut le temps d'apercevoir ce que la putréfaction et les crabes avaient laissé d'une figure dont les cheveux étaient de la même couleur foncée que ceux de Josse. Elle eut un hoquet en détournant la tête :

- Je .. je ne sais pas ! souffla-t-elle en s'arrachant de Jaouen pour fuir, mais Crenn était là et prit le relais pour la ramener au dehors. Elle entendit Jaouen dire qu'il voulait examiner plus attentivement...

En arrivant au pied de l'escalier, un homme qui s'apprêtait à monter s'effaça pour lui laisser le passage. Elle eut l'impression qu'un pan de mur s'était détaché tant il était uniformément gris : les cheveux, les habits, le visage et les yeux. Petit, trapu mais taillé en force, cet homme semblait de granit.

Il monta derrière elle mais, quand il fut dans la cour, quelqu'un l'appela :

- Citoyen Magon !... Un mot encore s'il te plaît ! Le maire en personne sortait de l'escalier.

L'interpellé s'arrêta. Laura, poussée par la curiosité, retint Crenn.

- Eh bien ? fit le premier.

- Tu as reconnu formellement le corps de ta fille Loeiza, n'est-ce pas ?

- En effet.

- Il faut à présent dire ce que tu souhaites : devons-nous la ramener chez toi à la Fougeraye ou bien l'enverras-tu chercher ?

- Ni l'un ni l'autre ! Faites-en ce que vous voulez ! Elle a tout renié pour ce misérable, elle n'est plus rien pour moi. Mettez-la avec lui !

- Nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui..

- Alors renvoyez-la le rejoindre dans la mer ! Elle est prête pour cela puisque ses pieds sont encore liés d'une corde rompue. Vous n'avez qu'à y attacher une pierre...

- Une corde rompue ? s'exclama le lieutenant entre haut et bas. Excusez-moi, citoyenne, il faut que j'aille voir...

Et il replongea dans l'escalier cependant que Laura rejoignait celui qui devait s'appeler Bran Magon de la Fougeraye.

- Pourquoi lui refuser un peu de terre chrétienne ? reprocha-t-elle avec douceur. La mer vous l'a rendue...

- La mer l'a vomie comme un déchet et elle n'a pas sa place auprès des ancêtres puisqu'elle a cessé d'être ma fille. Vous êtes la femme de ce Pontallec, je suppose ?

- Je ne veux plus me souvenir de l'avoir été parce que je suis sans doute celle qui a eu le plus à souffrir de lui. Cependant si ce corps est bien le sien, je le ferai enterrer de façon convenable.

- C'est votre affaire ! Moi, je ne...

- C'est surtout l'affaire de Dieu et il se peut qu'il vous demande des comptes. On dit que c'est vous qui avez tué votre fille en faisant sauter le lougre...

Il devint blême, serra les poings et s'élança vers Laura comme s'il voulait la frapper.

- Occupez-vous donc de votre démon et pas de mes affaires ! Je n'ai jamais voulu tuer cette pauvre folle ! Je l'avais enfermée afin de pouvoir cacher à jamais son fruit et sa honte mais elle s'est enfuie. Elle a choisi son sort, je ne la connais plus !

Elle n'eut pas le temps de lui répondre : il avait déjà tourné les talons et partait en courant... peut-être pour qu'elle ne remarque pas une larme indiscrète apparue au coin de son oil si dur. Cependant, Jaouen à son tour reparaissait :

- Ce n'est pas Pontallec, dit-il au maire qui à cet instant rejoignait Laura. Quelqu'un l'a reconnu à un morceau de tatouage resté sur un bras. C'est l'un des frères Fragan...

- En ce cas, dit le maire, il nous reste à attendre qu'une autre tempête nous ramène l'autre frère et leur maître. Les jumeaux ne se quittaient jamais et ils étaient dévoués à ce bandit. Peut-être d'ailleurs ne trouverons-nous jamais rien. La mer ne rend pas toujours ses victimes mais je crois que nous pouvons considérer comme mort le citoyen Pontallec. Tu es définitivement libre, citoyenne, ajouta-t-il en se tournant vers Laura...

- Je le pense aussi... Merci, citoyen t'maire !

Au moment de s'éloigner, elle se ravisa, revint sur ses pas :

- Quel va être le sort de ces deux pauvres dépouilles dont personne ne veut ?

- La fosse commune, fit Louvel avec un haussement d'épaules.

- Cela me gêne. Surtout pour cette pauvre petite dont on m'a dit qu'elle portait un enfant. Ma famille a des droits sur le petit cimetière du Rosais à Saint... à Port-Solidor. Faites mettre les corps dans des bières convenables et portez-les là-bas. Je paierai les frais et assisterai à l'enterrement.

- Vous voulez un prêtre ? fit le maire renonçant d'instinct au tutoiement égalitaire en face de cette jeune femme dont l'allure et le calme l'impressionnaient.

- Bien entendu... si c'est possible ?

- C'est redevenu possible. Je dirais même qu'à présent il en sort de partout... A croire qu'un habitant sur deux de Port-Malo en cachait un !

- C'est tout à l'honneur de leur courage comme de leur générosité...

En rentrant à la maison, Laura et Jaouen furent rattrapés par un Crenn excité au plus haut point :

- Il n'y a aucun doute ! s'écria-t-il. Cette fille a été jetée à l'eau avant l'explosion avec un parpaing attaché aux pieds. Elle a dû d'abord être assommée parce qu'elle a une vilaine blessure derrière la tête. Si elle avait sauté avec le bateau elle serait en morceaux ou tout au moins brûlée en partie.

- Comment pouvez-vous voir tout cela sur un corps qui a séjourné longtemps dans l'eau ? fit Laura que cette science inattendue surprenait.

- L'habitude ! Et puis j'avoue que je me suis toujours beaucoup intéressé aux victimes de morts violentes. J'ai beaucoup vu de cadavres d'assassinés. J'ai pris des notes aussi et j'ai appris pas mal de choses. Pontallec qui ignorait qu'il allait sauter a dû la tuer pour éviter de s'en encombrer...

- Et le Fragan ? Il a été assommé lui aussi ? demanda Jaouen.

- Non et il n'a pas non plus subi l'explosion.

Aussi je me demande ce qu'il pouvait bien faire dans l'eau...

- Venez partager notre dîner ! coupa Laura. Vous aurez tout le temps de discuter. Mon amie Lalie vous aime bien et elle va raffoler de votre histoire-

Lé petit cimetière du Rosais était un joli endroit bien fait pour le repos du corps et la paix de l'âme. Prolongement d'un hôpital fondé au début du siècle et que la Marine venait de récupérer pour soigner ses équipages, il étageait ses croix et ses petites dalles au-dessus du plus large de la Rance. Quelques pins tordus par le vent et des buissons de genêts lui donnaient aux beaux jours un peu l'air d'un jardin. Laura avait toujours aimé cet enclos marin, le seul à sa connaissance qui n'eût pas une apparence tragique, même par ce jour d'octobre gris et nuageux où elle suivait, avec Lalie et Jaouen, le chariot qui emportait le corps fragile de Loeiza et celui du compagnon qu'elle n'aurait jamais choisi vers l'ultime demeure qui leur serait commune.

Elle ignorait tout de ces gens qu'elle faisait porter en terre. Jusqu'à leur apparence. Pourtant elle se sentait curieusement proche de cette jeune fille de dix-sept ans, prise au piège comme elle-même jadis, d'un homme dont mieux que quiconque elle connaissait la séduction. Tout ce qu'elle savait de Loeiza, c'est qu'elle était jolie, naïve, confiante, qu'elle avait tout donné d'elle-même et reçu la mort en échange. Car le doute n'était plus possible : on l'avait tuée avec l'enfant qu elle portait en elle. Ou plutôt Pontallec l'avait tuée avant de la jeter à la mer. C'était bien dans une manière déjà utilisée pour la mère de Laura. La seule différence, c'était le parpaing attaché aux chevilles de la malheureuse alors que Marie-Pierre avait été droguée avant de passer par-dessus bord. Elle en était réchappée. Pour peu de temps, mais l'assassin instruit par l'exemple s'était sans doute refusé à courir un nouveau risque de ce genre : il avait fracturé le crâne de sa jeune maîtresse avant le plongeon, pensant que, attachée à une lourde pierre, elle ne reparaîtrait jamais. Cependant elle était là et la raison de sa réapparition n'était pas évidente : la corde dont étaient liées ses chevilles était neuve et elle ne pouvait s'user si vite.

- Elle a été coupée ! affirmait Crenn en sortant de la salle basse.

Mais coupée par qui ? Autre question : pourquoi un des Fragan avait-il trouvé la mort dans l'eau si l'explosion n'y était pour rien ? Le docteur Pèlerin, qui avait examiné les corps à la demande du maire et de la gendarmerie, s'était montré formel : ce garçon était mort noyé. Avait-il tenté de sauver celle que l'on sacrifiait si lâchement ? S'était-il jeté à sa suite et était-ce lui qui avait coupé la corde avant que la mort n'intervienne et le réunisse à Loeiza ? Cela pouvait signifier qu'il l'aimait et d'un amour assez fort pour rompre le lien de fidélité qui les attachaient lui et son frère au marquis ?...

Un coup de vent, en s'engouffrant dans sa mante pour l'envelopper de froidure, la rappela à la réalité. D'ailleurs on arrivait : le chariot était arrêté et des hommes enlevaient les cercueils pour les porter à la double tombe ouverte au flanc du coteau où deux fossoyeurs attendaient, appuyés sur leurs bêches. Le prêtre suivit, lisant des prières et entraînant dans son sillage les quelques assistants. Des prières encore tandis que l'on mettait les corps en terre, une dernière bénédiction puis les fossoyeurs commencèrent à les recouvrir à grands gestes précis, habitués. Pendant ce temps, Laura regardait autour d'elle, cherchant le capitaine Crenn qui aurait dû être là puisque c'était lui qui s'était chargé des formalités entre les deux villes. C'est alors qu'en haut du cimetière elle vit, enveloppé d'un long manteau noir, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux et la main droite sur une canne, une silhouette que cependant elle reconnut aussitôt : Bran Magon de la Fougeraye plus mégalithique que jamais assistait à l'enterrement de sa fille... Elle en fut contente parce que sa présence était peut-être le signe d'un reste d'amour dont il se pouvait que cet homme n'eut pas conscience.

Entre ses mains, elle tenait un bouquet de bruyères cueillies sur le chemin. Elle s'agenouilla sur la terre égalisée à coups de pelle et déposa le bouquet devant la croix de bois que l'on venait de planter mais, auparavant, elle ôta une branche qu'elle mit dans la poche de sa robe sous l'oil interrogateur de Lalie.

D'un signe de tête, elle lui désigna la forme immobile découpée sur le ciel de plus en plus sombre :

- J'arriverai bien à la lui donner un jour, murmura-t-elle.

- Pourquoi pas tout de suite ?

- Essayons toujours !

Mais quand les deux femmes arrivèrent en haut du sentier, le père de Loeiza venait de libérer un cheval attaché à un arbre, sautait en selle avec l'aisance d'un cavalier accompli et s'éloignait dans la direction opposée à la ville.

- Il rentre à la Fougeraye, dit derrière Laura la voix d'Alain Crenn. C'est déjà beau qu'il soit venu...

- Et vous, où donc étiez-vous ? demanda la jeune femme.

- J'arrive à la fumée des cierges, je sais, mais j'ai une bonne raison : vous allez avoir, je crois, un autre enterrement à payer, citoyenne Laudren. On a retrouvé les Vincent !

- M... morts ?

- On ne peut plus. Et pas d'hier ! Le chien d'un berger les a flairés dans un trou de la lande sur les arrières de Château-Malo. Ils étaient tous là : le père, la mère et les deux fils... On avait mis de la chaux dessus, mais cela ne suffisait pas...

- Vous n'allez pas me demander d'aller les reconnaître ? s'inquiéta Laura avec horreur.

- Rassurez-vous ! N'importe qui peut faire ça... J'irai vous voir demain si vous le permettez.

Il s'inclina en portant la main à son bicorne et, à son tour, rejoignit son cheval qu'il avait laissé en liberté près des murs de l'hôpital.

La réconfortante impression du devoir accompli que Laura espérait rapporter à la maison n'existait plus. A la place il y avait une peur diffuse, la sensation d'avancer sur un terrain dont chaque repli pouvait dissimuler un cadavre. Après Loeiza qu'elle ne connaissait pas, les Vincent qui faisaient partie de son enfance. Certes la visite de leur maison ne laissait guère de doute sur le fait qu'il leur était arrivé au moins de graves ennuis, mais leur découverte dans une faille de la lande accentuait le sentiment d'une puissance maléfique étendue sur elle et sur les siens. Les Vincent étaient-ils morts parce qu'ils savaient trop de choses - par exemple le déménagement de la Laudrenais ! - ou pour éviter qu'ils n'en disent trop ? Quant à savoir qui les avait exterminés, la réponse coulait de source . ceux ou celui qui avait vidé la Laudrenais de ses trésors, et Laura craignait que tout ce mal se résume en un seul nom... Et elle se demandait, avec une profonde lassitude, si la liste des méfaits de cet homme s'achèverait un jour.

- Vous devriez cesser de vous tourmenter, fit soudain Lalie qui semblait avoir acquis la faculté de déchiffrer les pensées de sa jeune amie, vous allez en voir le bout puisqu'il est mort.

- Je voudrais tellement en être sûre !

- Peut-être ne le serez-vous jamais. La mer a rendu deux corps parce qu'ils n'ont pas subi l'explosion. La poudre noire qui a éclaté le bateau a dû réduire en parcelles les deux autres passagers. On ne trouvera certainement rien...

- C'est d'une bonne logique mais la logique et lui ! J'ai souvent pensé que s'il n'était pas le diable il en était une assez bonne imitation !

- Eh bien, dites-vous qu'il a rejoint son maître ! Le seul inconvénient, dans ce cas de disparition sans cadavre, c'est la difficulté de se remarier... au cas où l'idée vous en viendrait ?

Laura la regarda avec stupeur :

- Me remarier... moi ?

- Et pourquoi pas ? fit Lalie dont les yeux pétillaient par-dessus ses lunettes. Lorsque certain célibataire de ma connaissance en aura fini de ses travaux au service du Trône, je crois qu'un foyer devrait lui plaire ?

La jeune femme ne répondit pas. Cependant à l'expression de son visage, Lalie sentit qu'elle avait touché juste : Laura restait pensive mais ses yeux souriaient. Elle voulut cependant se défendre de cette douceur inattendue qu'elle sentait en elle :

- Il y a le souvenir de Marie...

- Je n'ai jamais parlé d'un avenir immédiat, précisa placidement la comtesse. J'ai dit : quand il en aura fini. A ce moment il serait bien que vous ayez pu obtenir la preuve de votre veuvage... définitif.

- Ne rêvons pas, mon amie ! Cette preuve, il se peut que je ne la reçoive jamais... et " lui " m'a dit un jour que le mariage n'était pas pour lui. On n'épouse pas la tempête...

- Il n'y a pas d'exemple d'une tempête qui ne se soit enfin calmée.

Lalie prit un temps de réflexion et, pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le crépitement du feu dans la cheminée devant laquelle Laura, à demi étendue dans un fauteuil et les yeux clos semblait s'assoupir. Elle les rouvrit quand le comtesse, à la poursuite de son idée, hasarda :

- Cet homme que nous avons aperçu tout à l'heure... Ce Bran Magon de -je ne sais plus quoi...

- La Fougeraye...

- Si vous voulez ! Cet homme aurait assisté à l'explosion du haut des remparts ? Il en saurait peut-être un peu plus que les autres ?

- C'était en pleine nuit, Lalie, et à la sortie des passes. S'il attendait que le lougre saute, tout ce qu'il a pu voir, même avec une longue-vue, c'est une explosion de lumière, des flammes. Il ignorait que sa fille était à bord et je pense qu'il a dû être fort surpris lorsque l'on a retrouvé son corps...

- Pourquoi ne pas le lui demander ?

A cet instant, le vieux Guénolé entra, portant une lettre sur un plateau :

- On vient d'apporter ceci, dit-il en offrant le tout à Laura.

- De qui est-ce ?

- Je ne sais pas.

- Qui l'a portée ?

- Ça non plus je ne le sais pas. Une espèce de paysan...

Laura fit sauter le cachet à la gravure illisible et alla à la signature...

- Eh bien, dit-elle, les grands esprits se rencontrent ! Ce mot vient justement de la Fougeraye : M. Magon me demande d'aller le voir. Il dit qu'il lui est impossible de se déplacer et il souhaite., que je vienne à la tombée de la nuit...

- Et vous rentrerez comment, une fois les portes fermées ? maugréa Lalie qui n aimait pas du tout cela.

- Il m'invite à souper et ajoute qu'il nous logera pour la nuit moi, et le serviteur qui m'accompagnera.

- Il vous accorde une escorte ? Il est bien bon.. Les yeux toujours sur la lettre qu'elle lisait à mesure, Laura poursuivit :

- Le serviteur doit être armé à cause des mauvaises rencontres possibles et des patrouilles côtières toujours à la recherche de quelque chouan en mission.

- De mieux en mieux ! C'est un coupe-gorge sa maison ? Et il ne serait pas en train de vous tendre un traquenard ?

- Pour quelle raison ? Il s'excuse de toutes ces précautions qu'il juge nécessaires et il conclut en ajoutant qu'il souhaite m'apprendre certains faits d'importance ayant trait à la Laudrenais.

Elle replia le papier, le mit dans sa poche et déclara :

- Je vais y aller demain, Lalie ! N'essayez surtout pas de m'en empêcher, vous perdriez votre temps...

- J'ai bien envie d'aller avec vous...

- Certainement pas ! D'abord vous n'êtes pas invitée et ensuite Jaouen devrait suffire à la tâche. Je vais le prévenir et je suis certaine qu'il ne m'arrivera rien de fâcheux.

- Dans ce cas, allons nous coucher pour faire une bonne nuit, car je suis bien sûre de ne pas arriver à fermer l'oil demain soir...

Le lendemain, peu avant la tombée de la nuit, Laura et Jaouen approchaient de la Fougeraye. La lettre du gentilhomme précisait que sa propriété n'était pas facile à trouver et qu'il enverrait un domestique armé d'une lanterne au carrefour des chemins de Paramé, Saint-Ideuc et Rothéneuf. Dès qu'il aperçut les deux cavaliers - sur le conseil de Jaouen qui connaissait bien la région, la jeune femme avait choisi d'y aller à cheval - il quitta l'ombre des cornouillers où il s'abritait, éleva la lanterne allumée bien qu'on y vît encore suffisamment et fit signe de le suivre. Il s'engagea dans un chemin assez large qui semblait piquer vers la mer, prit soudain à droite, entre deux rochers tellement couverts de végétation que le passage était invi sible pour qui ne le connaissait pas. Ensuite, le sentier s'enfonçait dans ce qui devait être un reste de l'ancienne forêt druidique : un fouillis de verdure, de pins noirs mais aussi de chênes et de hêtres dont les branches dépouillées par la saison, autant que par le vent, permettaient une meilleure vision. On arriva bientôt à une antique demeure gardée par de vieux pommiers givrés de lichen et par des murs nés sans doute au temps des ducs de Bretagne. C'était sous de longs toits d'ardoise un fort manoir flanqué d'une tour courte dont le granit gris se mouchetait de blanc, planté entre un grand potager enclos de pierres levées et un tunnel de branches plongeant vers les reflets mouvants de la mer. Des fenêtres étroites, grillées pour celles donnant sur le chemin, basses et fleuronnées pour celles de la façade ouvertes sur un jardin mal entretenu qui semblait s'arrêter net sur le vide. Au-dessus du cintre de pierre de la porte basse apparaissaient des armoiries à moitié rongées. Laura pensa que cette maison ressemblait beaucoup à son propriétaire : usée mais toujours solide !

Celui-ci vint accueillir sa visiteuse, lui offrit la main avec une parfaite courtoisie pour l'aider à mettre pied à terre et la précéda dans une vieille salle dallée de grandes pierres réchauffées d'une magnifique cheminée dont le feu faisait miroiter de très beaux meubles anciens astiqués et luttant de reflets avec les vieux étains, les cuivres et les faïences colorées. Le couvert était mis sur une nappe de lin blanc éclairée par deux chandeliers, mais ce fut vers l'âtre que La Fougeraye mena Laura pour la faire asseoir dans un antique fauteuil de chêne sculpté garni de coussins de velours rouge.

- Merci d'être venue, commença-t-il. Ma lettre a dû vous surprendre ?

- Je l'avoue.

- Pourtant vous avez accepté ?

- Oui. Le personnage que vous me semblez être ne fait pas en vain une démarche de ce genre. Si vous m'avez appelée, c'est qu'une conversation entre nous vous paraît importante...

- Vous êtes bien jeune pour posséder un jugement aussi sûr. Pourtant, nos relations précédentes ne devraient guère vous inciter à me rencontrer davantage et à partager avec moi le pain et le sel ?

- Ai-je dit qu'il me conviendrait de m'asseoir à cette table ? D'après vos explications, vous jugiez peu convenable, voire dangereux de venir chez moi, je viens donc à vous. Parlez, je vous écoute.

Planté sur ses deux jambes, les mains nouées dans le dos, le petit homme darda son regard nuageux sur cette grave jeune femme dont les profonds yeux noirs faisaient un si joli contraste avec ses cheveux blonds argentés.

- Pas encore. Il me faut d'abord vous offrir mes excuses pour la manière dont je me suis comporté envers vous.

- Ce n'est pas envers moi que vous vous êtes mal comporté, c'est...

Il l'arrêta du geste :

- Envers celle qui était ma fille... ma dernière fille car de ma famille il ne me restait qu'elle. Une enfant tournée vers Dieu, vouée à Dieu de son propre choix et depuis l'enfance ! Quand, avec ses compagnes, on l'a chassée de son couvent, elle s'y est cramponnée jusqu'à la dernière seconde avec un désespoir farouche et j'attendais qu'elle revienne ici. Cette demeure où l'on a toujours vécu dans l'honneur, où mon épouse et mes autres enfants ont laissé la trace de leur simple vertu était digne de la recueillir. Elle aurait pu y servir Dieu presque aussi bien que chez les religieuses. Il y a même une chapelle dans le bois voisin... mais ce misérable a mis sa main sur elle parce qu'elle était la plus belle. Il l'a emmenée chez lui... chez vous à la Laudrenais. Je ne sais ce qu'il lui a fait, de quelle magie infernale il a usé, mais de ce corps, de cette âme il s'est emparé. De cette fille de pureté il a fait une putain !

Il avait craché le mot et comme Laura choquée faisait mine de de se lever, il l'arrêta de nouveau et poursuivit :

- Je vous blesse mais cette flétrissure convient à celle qui se donne à Satan, qui trouve son bonheur dans cette abjection, qui renie tout ce qui fut sa vie, sa joie pour ne plus exister que par lui... Lorsque j'ai su qu'il allait s'enfuir - il était surveillé, croyez-moi ! - j'ai repris Loeiza de force et je l'ai enfermée. Si vous l'aviez vue ! Une furie déchaînée ! Elle s'est vantée de son amour, de son péché ; elle les a revendiqués comme le bien suprême et à cet instant j'aurais pu la tuer. Un reste de tendresse m'a retenu et je me suis contenté de la boucler dans sa chambre mais elle a réussi à s'enfuir et elle l'a rejoint. Vous savez la suite...

- Tout de même, devant ce cadavre brisé, déchiré, qui proclamait ce qu'a été sa fin, ne pouviez-vous pardonner ?

- Non et je ne le peux toujours pas. Quelque chose me dit que même en mourant de sa main, elle aimait encore ce bourreau.

- Qu'en savez-vous ?

La riposte vint, brutale, et prit Laura au dépourvu :

- Et vous ? Au bout de combien de temps avez-vous cessé de l'aimer ?

Pour échapper au regard gris qui essayait de la percer à jour, elle tourna les yeux vers la cheminée mais elle avait trop d'honnêteté pour lui refuser la vérité :

- C'est vrai je l'ai aimé longtemps... Des années, en dépit de sa froideur, de sa cruauté, et je n'avais trouvé d'autre solution que la mort pour lui échapper. Au point d'avoir regretté que l'on m'ait sauvée des massacreurs de Septembre [v]. C'était pourtant la troisième fois qu'il essayait de me tuer...

- Vous voyez bien ? Peut-être l'aimez-vous encore ?

- Ah non ! Non ! Non... mille fois non ! Moi j'ai rencontré un sauveur et ce sauveur je ne pouvais pas ne pas... m'attacher à lui. Votre fille n'a pas eu cette chance. On ne lui en a pas laissé le temps.

- C'est possible ! Quoi qu'il en soit, en vous demandant de venir, je voulais surtout vous dire merci...

- Et de quoi mon Dieu ?

- D'avoir fait ce à quoi ma colère ne pouvait se résoudre : lui donner un bout de terre chrétienne... Depuis qu'elle y est, depuis que je vous ai vue déposer un bouquet sur sa tombe, ma colère s'est apaisée. Je me sens mieux...

Une porte s'ouvrit pour livrer passage à une solide servante en tablier et coiffe blanche qui portait avec précaution une grande soupière de faïence qu'elle vint déposer au centre de la table. Puis elle s'immobilisa, les yeux sur son maître, attendant un ordre. Mais ce fut à Laura qu'il s'adressa :

- Je ne vous ai pas encore tout dit, mais pensez-vous, à présent, pouvoir accepter de partager ceci avec moi ?

Elle prit dans sa poche le brin de bruyère qu'elle avait arraché du bouquet et le lui tendit :

- Si vous acceptez.... Oui.

La Fougeraye contempla les menues fleurs mauves sans tendre la main pour les recevoir puis, soudain, saisissant Laura par le bras, il l'entraîna vers l'escalier qui prenait naissance au fond de la salle.

- Venez ! dit-il seulement en prenant sur la table l'un des flambeaux.

Intriguée elle se laissa mener à l'étage où, tirant une clef de sa poche, il la fit pénétrer dans une chambre presque aussi austère qu'une cellule monacale. Les murs étaient blancs comme le lit étroit enveloppé de rideaux de même couleur assortis à ceux de la fenêtre. Un coffre, une table, deux chaises paillées et un prie-Dieu sans coussin disposé devant un crucifix d'ébène et d'ivoire composaient avec un coffre à vêtements et une cheminée sans feu tout le mobilier de cette pièce tellement virginale qu'elle en paraissait irréelle.

- Voilà sa chambre ! J'avais veillé à ce qu'elle soit aussi proche que possible de celle du couvent. Mais quand je l'y ai ramenée elle n'était plus la même, et voyez !

Il écarta les rideaux de la fenêtre, révélant les barreaux extérieurs sciés. Ils n'étaient pas très épais mais en être venue à bout faisait grand honneur à l'énergie de Loeiza. Le père les considéra emporté tout ce qu'il a pu trouver d'or, d'argent ou d'assignats et, malheureusement, la mer, si elle rend parfois les corps, ne restitue pas les bagages. Il me reste une petite fortune que ma mère a pu me transmettre au jour de sa mort et dont la majeure partie se trouve chez un banquier parisien, mais je doute que même en réalisant le tout ce soit suffisant. Mon amie Sainte-Alferine qui s'est chargée de ce poids ne me cache pas ses soucis.

- Vous avez encore un navire qui croise du côté des Mascareignes ?

- Oui. Le Griffon. Son retour pourrait nous sauver, mais reviendra-t-il jamais ?

Soudain, des coups rapides furent frappés à l'une des deux fenêtres de la salle : celle qui donnait sur le jardin. Le gentilhomme imposa silence. Il se figea, écouta intensément. Les coups reprirent sur le même rythme : cinq vifs et trois plus lents. Alors il se précipita, ouvrit la fenêtre, échangea avec le visiteur encore invisible quelques mots que Laura n'entendit pas, referma, courut à la porte et sortit, laissant pénétrer une rafale de vent et de pluie. Le temps avait dû changer depuis l'arrivée de la jeune femme mais elle ne s'en était pas aperçue. Un instant plus tard, son hôte revenait en compagnie d'un homme vêtu d'un manteau trempé sur une veste de laine et des culottes de cuir. Un chapeau à forme haute dégoulinant d'eau coiffait le visage mal rasé aux traits fins et aux yeux noirs de l'arrivant, qui pouvait avoir entre vingt-cinq et trente ans. L'affrontant portait un sac de voyage à la main. Il se découvrit devant la jeune femme, sourit et s'inclina tandis que La Fougeraye déclarait.

- Je vous présente le comte Armand de Chateaubriand qui, au péril de sa vie, assure depuis longtemps déjà les liaisons entre notre Bretagne et l'île de Jersey. Il est le courrier des Princes. Mais nous, nous l'appelons l'Ami des vagues car il conduit lui-même sa barque et il n'est pas une crique, un rocher qu'il ne connaisse à fond. Armand, voici, comme je vous l'ai dit, Mme de Laudren.

Le jeune homme mouillé baisa la main que Laura lui tendait.

- Je suis sans doute pour vous un inconnu, madame, commença-t-il, mais elle ne le laissa pas poursuivre :

- Je suis malouine comme vous-même, monsieur, et votre nom m'est familier. Ma mère était je crois une amie de la vôtre. Il est étonnant que nous ne nous soyons jamais rencontrés.

- Dans les temps que nous vivons, rien n'est étonnant, madame, surtout pas les étranges destins qui nous sont donnés. Je sais que l'on vous a crue morte et que Pontallec a épousé votre mère. C'est lui d'ailleurs que je cherche. Le prince de Bouillon qui tient Jersey vient d'être nommé chef de la correspondance des Princes en remplacement de lord Belcare et il m'envoie tout spécialement pour savoir ce qu'il advient du marquis. Voilà des semaines que nous n'avons eu de ses nouvelles.

- Parce qu'il vous en donnait ? articula La Fougeraye soudain glacial.

- Mais bien sûr. Vous l'ignorez peut-être, vous qui vivez si retiré, mais il est le meilleur représentant en Bretagne de Mgr le comte de Provence, régent de France, et leur courrier passe par Jersey et l'Angleterre. Il le déposait au château du Val d'Arguenon... chez nous, ajouta le jeune homme avec dans la voix une fêlure.

- Comment est-ce possible ? Votre père est mort en prison il y a peu, de maladie et du chagrin que lui avait causé le décès de votre mère. Quant à vos sours, enfermées dans l'infecte geôle que l'on avait fait du couvent de la Victoire, l'une, Marie, est morte aussi et si les deux autres, Emilie et Modeste, sont encore en vie c'est parce qu'à Paris on a abattu Robespierre et qu'elles ont été délivrées. Elles ont trouvé refuge à Saint-Malo, au Petit-Placitre, chez votre ancienne lingère, Mlle Lhotelier. Elles n'ont plus rien ! Alors, que venez-vous me parler du château de votre père ? Il ne lui appartient plus...

Le jeune homme se laissa tomber sur un tabouret, couvrant de ses mains tremblantes son visage fatigué où coulaient les larmes...

- Je sais presque tout cela car j'en viens et je n'y ai plus trouvé qu'un couple d'anciens fermiers qui m'ont appris mes malheurs. C'est pourquoi je me suis permis de venir ici, sachant votre attachement à notre cause et l'aide que vous lui avez toujours apportée. Il faut à tout prix que je rejoigne Pontallec. J'ai des nouvelles pour lui et il doit en avoir pour moi.

- Vous êtes fou, ma parole ! Qui vous dit qu'il n'est pas la cause du désastre de votre famille et que...

- Non... Non, j'en suis certain. Vous ne pouvez pas savoir, vous, que ses relations apparemment amicales avec l'affreux Le Carpentier servaient seulement à masquer ses activités réelles. Elles n'étaient qu'apparences, faux-semblants et elles lui ont permis de nous rendre bien des services. Evidemment, vous vivez très écarté, mon cher Magon et vous n'avez vu que ces apparences...

- Apparences ? Faux-semblants ? gronda le gentilhomme. Des amis envoyés à l'échafaud, des dénonciations, des spoliations ? Vous osez n'y voir que des bagatelles sans importance ? Il a peut-être aussi fait semblant de tuer ma fille après l'avoir déshonorée ? Loeiza est morte, vous m'entendez, et c'est lui qui l'a assassinée après avoir tué Marie-Pierre de Laudren épousée parce qu'il était certain d'en avoir fini avec sa première femme... que voici !

Le jeune homme ne s'attendait pas à une telle explosion de fureur et ne savait plus trop quoi dire.

- Vous êtes sûr de tout cela ? hasarda-t-il pauvrement.

- Si j'en suis sûr ?

Hors de lui, Bran Magon de la Fougeraye leva un poing noueux et redoutable mais, avec un cri, Laura se jeta sur lui :

- Par pitié, monsieur, contenez-vous ! Votre visiteur n'est pas venu depuis longtemps et il n'a jamais connu qu'une face d'un personnage qui en a tellement ! Il ne pouvait pas savoir...

- Merci de plaider ma cause, madame, fit Armand de Chateaubriand avec un triste sourire. C'est le malheur de ce temps où les membres des familles doivent vivre aux antipodes les uns des autres et vous avez dit vrai : je l'ignorais. Pour nous, gens de l'ombre, Pontallec est un agent efficace dont Mgr le Régent fait grand cas en son exil italien. Son frère et son neveu pensent de même. Dans leur idée, avoir réussi à circonvenir Le Carpentier était un coup de maître et, maintenant qu'il a disparu, Leurs Altesses estiment qu'il est temps d'implanter dans cette région une solide tête de pont pour un éventuel débarquement... A propos, sait-on ce qu'il est advenu de l'ancien " proconsul " ?

- Il est retourné à Valognes, mais j'ai recueilli des bruits : la Convention l'aurait fait arrêter et expédier au château du Taureau, en baie de Morlaix...

- Enfin une bonne nouvelle !

- Vous allez moins aimer la suivante, mon garçon ! Et je vous évite de poser la question qui vous brûle les lèvres : votre cher Pontallec est mort ! Il a sauté avec le bateau dans lequel il voulait s'enfuir... et c'est moi qui ai placé la charge, après quoi j'ai payé quelqu'un pour allumer la mèche !

Le silence tomba. Quelques minutes très longues où chacun retenait sa respiration. Enfin, l'Ami des vagues se leva péniblement et prit son sac posé à terre :

- Pardonnez-moi, monsieur de la Fougeraye ! Je n'aurais jamais dû revenir ici. Mieux vaut que je m'en aille !

Il reprenait aussi son manteau trempé mais le père de Loeiza lui arracha l'un et l'autre :

- Vous tenez à peine debout et vous êtes mouillé ! Venez plus près du feu ! On va vous servir de la soupe et vous resterez ici jusqu'à ce que nous ayons examiné ensemble la situation. Une chambre va être préparée. On réfléchit mieux quand le ventre est plein et le corps reposé !

- Vous êtes bon... mais puis-je vraiment accepter?

Le rude gentilhomme lui assena dans le dos une bourrade qui faillit l'envoyer tête première dans la cheminée.

- Et pourquoi donc pas ? Vous n'êtes pas le premier que votre Pontallec -Satan ait son âme damnée ! - aura abusé !

CHAPITRE III UN COUVENT ABANDONNÉ

- Quel temps ! s'écria Lalie en s'ébrouant comme un chien et en tapant ses pieds sur le dal lage pour en faire tomber la boue.

- Madame la comtesse ferait mieux de fermer la porte ! clama Mathurine du haut de l'escalier. Les pieds ça peut attendre mais ce sacré noroît est capable de décrocher les lustres !

Une violente rafale avait, en effet, poussé la vieille dame à l'intérieur et semblait décidée à explorer la maison.

- Vous feriez mieux de venir m'aider au lieu de jouer les capitaines de navire sur la dunette ! Je n'y arriverai jamais toute seule !

L'épais battant de chêne sculpté refusait de se rabattre en dépit de ses efforts. Ce que voyant, Mathurine dégringola à son secours et à elles deux, elles réussirent à refermer la porte récalcitrante.

- Merci ! s'exclama Lalie. J'ai cru un moment que je ne pourrais pas rentrer. Même dans le port, les bateaux ont l'air de jouer à saute-mouton !

- Aussi, qu'est-ce que Madame avait besoin d'y aller voir ? bougonna Mathurine en l'aidant à se débarrasser de sa mante copieusement mouillée. Quand il fait ce temps-là on reste chez soi !

- Quand M. l'abbé Beaugeard prend la peine de sortir pour dire une petite messe matinale à la chapelle du Saint-Sauveur, on ne peut tout de même pas le laisser tout seul ? Ce ne serait pas convenable. Surtout quand on en a manqué aussi longtemps ! Et ne faites pas cette tête-là, Mathurine ! Je sais bien que vos rhumatismes vous tourmentent et que vous ne pouvez pas y aller. Alors laissez-moi faire pour deux !... Et même pour trois ! Où est Madame Laura ?

La vieille gouvernante n'arrivait pas à se faire à ce nouveau prénom et ne comprenait pas qu'en reprenant le nom de Laudren, sa jeune maîtresse refuse le double nom reçu au baptême. Celle-ci pourtant avait pris la peine de lui expliquer qu'elle y avait renoncé définitivement lorsqu'elle avait enfin compris qui était au juste l'homme qu'elle avait épousé et qu'elle aimait alors :

- Au point de vouloir mourir. Quelqu'un m'a sauvée, cachée, donné une autre vie et c'est à cette autre vie que je veux rester fidèle. D'ailleurs, la différence n'est pas si grande entre Laure et Laura...

- Et sainte Anne ? La mère de la Vierge ne vous convient plus ?

- Elle n'a rien à voir là-dedans ! Disons que je m'appelle Laura-Anne... et j'aimerais, Mathurine, que vous en teniez compte. Croyez-moi, Laura de Laudren se sent beaucoup mieux qu'Anne-Laure de Pontallec.

- Pontallec ! Quelle horreur !

- Vous voyez bien. Il faut éviter ce qui peut le rappeler à notre souvenir.

Mathurine n'en soupira pas moins en répondant à la question de la comtesse :

- Madame... Laura puisque vous y tenez vous aussi, est au grenier.

- Qu'y fait-elle ?

- Je sais pas. Elle n'a pas voulu que j'aille avec elle...

En réalité, elle n'y faisait rien. Lorsque Lalie, un peu essoufflée, arriva sous les combles, elle vit Laura appuyée, bras croisés, à l'embrasure d'une des lucarnes. Elle avait parfaitement entendu venir sa vieille amie mais elle ne bougea pas, se contentant d'expliquer, sans quitter des yeux le fantastique tableau de la mer déchaînée que la hauteur du toit, dépassant celle des remparts, lui permettait de contempler :

- Lorsque j'étais petite, je montais souvent pour voir la baie et les mouvements du port. Si j'ai toujours préféré la Laudrenais et mon petit Komer, c'est parce que l'on ne s'y sentait pas enfermés comme ici. Dans la ceinture des murailles, on a toujours un peu l'impression d'être en état de siège...

- Cela peut avoir du bon quand on l'est vraiment comme en 1758, quand le duc de Marlborough est venu se casser les dents dessus ?

- Pour le moment, c'est la mer qui nous assiège. Et que faire d'autre que la regarder ? C'est à la fois agaçant et magnifique, ajouta-t-elle en contemplant les grandes gerbes écumantes qui sautaient par-dessus les chemins de ronde.

- En un mot comme en cent, vous vous ennuyez ?

- Oui et je n'aime pas cela. Vous me direz que je pourrais m'intéresser aux affaires, mais je n'y ai aucun goût et si vous n'étiez venue avec moi, je crois que j'aurais tout vendu pour ne garder que Komer bien qu'il soit en ruine.

- Si nous arrivons à nous en sortir ce serait dommage, mais ce sont vos biens et si vous voulez vous en défaire je n'ai rien à dire...

- Non. Comme vous le dites ce serait dommage car, même si la situation est difficile, embrouillée, j'ai l'impression que vous prenez quelque plaisir à essayer d'en venir à bout. Je vous en ai une profonde reconnaissance, très chère Lalie... mais ne me demandez surtout pas de m'en mêler !

- C'est vrai que j'ai trouvé ici et auprès de vous, une nouvelle raison d'exister parce que j'espère vous être utile.

- Et moi qui sais à quel point le besoin d'argent se fait pressant, je reste là à regarder la mer comme si j'en attendais une aide quelconque. Alors que ses vents, en arrêtant toute activité, m'empêchent d'aller vérifier au Guildo si Bran Magon a raison au sujet du couvent des Carmes. Si au moins je pouvais retrouver ce que ce démon a volé !

- Ne vous illusionnez pas trop ! Quelle que soit la valeur de ce que vos ancêtres ont accumulé, je ne crois pas que vous en tireriez la fortune que cela devrait représenter : presque tout le monde est ruiné par ici.

- Mais pas le colonel Swan ! Il viendrait sans hésiter si je l'appelais mais encore faut-il avoir quelque chose à lui vendre !

- Eh bien, attendons ! Cette tempête ne durera pas toujours...

Elle dura encore quarante-huit heures, laissant des dégâts importants aussi bien dans le port que dans les deux cités devenues plus ou moins rivales depuis l'accession de " Port-Solidor " au statut de ville à part entière. En mer aussi il y eut des dommages et la nouvelle d'un naufrage survenu près de l'île de Cézembre, dans le chenal de la Grande Conchée, envoya nombre d'habitants sur les grèves pour tenter de récupérer ce que la fortune de mer pouvait jeter au rivage. Pour une autre raison, Laura se rendit le matin sur la plage au pied du rempart. Il y avait surtout des femmes et des enfants en train de ramasser des morceaux de bois et des objets variés, sans cacher la joie que leur causait l'aubaine et sans se soucier des hommes qui, un peu plus loin, emportaient des corps sur des civières. Ce fut vers eux qu'elle se dirigea, à peine étonnée de voir M. de la Fougeraye venir à sa rencontre :

- Inutile d'aller contempler un spectacle déplaisant ! dit-il en la saluant. Ces gens-là sont morts dans la nuit et, bien entendu, aucun d'eux n'est celui que nous cherchons vous et moi.

- Je n'y comptais guère mais on peut toujours espérer...

- Espérer ? Quel mot pour une veuve ! fit-il narquois.

- Et c'est pourtant celui qui convient. Tant que je n'aurai pas vu sa dépouille je n'arriverai pas à considérer qu'il est vraiment mort..

- Moi je commence à y croire, et cela depuis que le jeune Chateaubriand est venu se réfugier chez moi.

- H a pu repartir ?

- Avec cet ouragan ? C'était impossible, il est toujours là-haut et attend avec impatience de pouvoir reprendre la mer. J'ai promis de me charger de son courrier mais où en étions-nous ?

- Vous disiez que vous commencez à penser...

- En effet. En dehors du Griffon qui n'est pas encore rentré, il vous manque toujours un navire ?

- La Licorne, en effet, disparue il y a quatre mois environ sans que l'on puisse savoir ce qu'elle est devenue.

- Moi je le sais : elle est au port de Samt-Hélier à Jersey où son équipage est prisonnier. Pontallec qui avait mis deux traîtres à bord l'a fait arraisonner en mer par un vaisseau anglais prévenu et qui la guettait...

Laura sentit soudain le froid et resserra les plis de sa mante autour d'elle, haussant les épaules :

- Mme de Sainte-Alferine et moi pensions bien qu'il s'était passé quelque chose de ce genre, mais je ne vois pas en quoi cela confirmerait la mort de...

- C'est pourtant simple : quand le lougre a sauté, la Licorne attendait ses passagers à l'entrée du chenal de la Grande Conchée... et elle est rentrée à Jersey sans avoir récupéré qui que ce soit... Tirez en vous-même les conclusions !

Il lui avait offert son bras pour ces quelques pas le long de la plage, et soudain il posa sa main sur celle que Laura y appuyait en ajoutant :

- Allons, petite ! Essayez d'oublier le long cauchemar qu'il vous a fait vivre ! Il est temps pour vous de rejeter le passé et de regarder vers l'avenir ! La vénérable maison d'armement à laquelle se dévouait votre mère vaut la peine d'être sauvée !

Sensible à la soudaine douceur de cet homme si rude, elle lui sourit :

- Je sais, mais moi je suis bien ignorante en ces matières et sans mon amie Eulalie...

- Une sacrée bonne femme, je peux vous dire ! Je l'ai vue il y a peu à la capitainerie du port tenir tête au vieil Onfroy, l'ancien rival de votre mère, et lui expliquer en termes d'une grande élégance que l'armement Laudren ne saurait être à vendre, après quoi, comme celui-ci lui répondait avec grossièreté, elle lui a rivé son clou en des termes qui pourraient laisser supposer qu'elle a fréquenté les bas-fonds.

- Mais elle les a fréquentés.

Et comme son compagnon la regardait avec une stupeur où elle crut déceler une vague déception, elle lui raconta leur rencontre à la Conciergerie et comment la comtesse de Sainte-Alferine reconvertie en Lalie Briquet, tricoteuse, avait poursuivi de sa haine et jusqu'à l'échafaud le capucin défroqué Chabot, cause de son grand malheur. Elle parla aussi du baron de Batz - il le fallait bien ! - mais avec modération. Elle craignait que trop d'enthousiasme laissât percer le secret de son amour, et appuya surtout sur le personnage de Lalie.

Bran de la Fougeraye l'écouta avec une grande attention, se contentant, lorsqu'elle en eut fini, de soupirer à nouveau :

- Une sacrée bonne femme ! Il faut l'aider dans sa tâche... Je me rends demain à Plancoët pour remplir la mission dont je me suis chargé à la place du jeune Armand. Voulez-vous m'accompagner ? Je vous conduirai ensuite au Guildo vérifier si mes soupçons se confirment ?

- Volontiers mais...

- ... mais le fidèle chien de garde qui vous suit partout voudra être de la partie ?

- Sans aucun doute !

- Je préférerais que nous soyons seuls. Il ne s'agit pas d'une expédition et nous n'avons pas grand-chose à craindre des autorités : elles ne s'aventurent guère dans les profondeurs du pays, ce sont les chouans qui le tiennent et je n'ai rien à en craindre ; nous irons tranquillement, vous et moi, à Plancoët visiter de vieilles amies perdues de vue depuis longtemps, voir... ce qu'il en reste ! Une sorte de pèlerinage d'un oncle à la mode de Bretagne et de sa nièce se déplaçant en carriole ! Qu'en pensez-vous ?

- Que cela me paraît une excellente idée et que je serai ravie de vous accompagner. Quant à Jaouen, je saurai lui expliquer...

Peut-être faisait-elle preuve d'un optimisme excessif car Jaouen, dès les premiers mots, monta sur ses grands chevaux : il détestait l'idée de voir " Mme de Laudren " échapper à sa surveillance. Surtout pour courir les chemins creux en compagnie d'un personnage pour lequel il ne débordait pas d'affection :

- C'est un chouan et vous n'avez rien à faire avec ces gens-là. Même si la Terreur est morte, nous sommes toujours en république et vous devez rester en bons termes avec les autorités d'ici. Ce que vous voulez faire est d'une grande imprudence !

- Peut-être, mais j'ai besoin de savoir ce qu'il y a au juste dans l'ancien couvent des Carmes...

- Alors laissez-moi vous y emmener ! Je connais la région aussi bien que cet homme !

- Vers Cancale sans doute, mais de l'autre côté de la Rance il en sait sûrement plus que vous. Et enfin, pourquoi voulez-vous que ce soit un chouan ?

- Vous oubliez la visite de l'autre soir ? L'homme qui est sorti de la mer en pleine nuit a frappé au carreau selon un code et le sieur de la Fougeraye y a répondu en ouvrant sa porte !

- C'est possible, mais il n'avait pas vu cet émissaire depuis un bon moment. L'histoire de sa fille l'a tenu à l'écart de toute activité un tant soit peu politique. En outre il connaît ce jeune homme depuis longtemps... Mais, au fait, nous n'allons pas j'espère recommencer nos discours contradictoires comme au temps des conspirations de Batz ? Vous êtes plus républicain que jamais, n'est-ce pas ?

- Certes ! Gens et choses retournant à une existence plus normale et l'air de la liberté ayant à nouveau droit de cité, je pense qu'il faut s'attacher à ce qui ne peut être que le repos et le bien du pays. Les chouans mettent tout cela en danger et je suis prêt à les combattre !

- Pas chez moi, en tout cas ! s'écria Laura en colère. Mes convictions profondes sont aussi toujours les mêmes... et le resteront tant que Madame Royale demeurera captive au donjon du Temple ! L'air de la liberté, dites-vous ? Quand donc cette enfant de seize ans aura-t-elle le droit de le respirer comme tout le monde ? Sans parler du petit garçon que l'on garde enfermé au second étage, sous sa prison à elle !

- Sans parler, continua Jaouen avec amertume, de ce que M. le baron de Batz peut bien concocter en ce moment pour le service de son roi ! Qu'il vous appelle et vous accourrez n'est-ce pas ?

Laura s'efforça de retrouver son calme : elle ne voulait pas que cette escarmouche dégénère par trop :

- Vous ne croyez pas que nous nous éloignons un peu du sujet primitif ? Il est question pour moi d'accompagner un vieux gentilhomme en un lieu où nous pouvons, en effet, rencontrer plus de tenants de la royauté que de gens de l'autorité. Avec lui tout se passera bien ; avec vous j'en suis moins sûre...

Jaouen serra son poing unique cependant qu'un éclair d'orage traversait son regard gris.

- Faites à votre idée, grommela-t-il. Je vous prie de m'excuser de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas mais... Il prit un temps de silence puis lâcha en tournant les talons : "... mais dites-vous bien qu'en dehors de vos demeures, je combattrai les chouans chaque fois que ce sera nécessaire ! "

Laura ne releva pas. Au contraire, elle poussa un soupir de soulagement et monta dans sa chambre dire à Bina de lui préparer un petit bagage pour deux ou trois jours.

Les chouans ! Elle n'en avait jamais autant entendu parler que depuis son retour à Saint-Malo. La Bretagne, il est vrai, était leur terre et s'ils s'étaient laissé incorporer dans l'armée vendéenne en 1793 ils n'en avaient pas moins conservé leur autonomie et leurs chefs uniquement bretons. Cela elle le savait, pourtant, une fois installée dans la carriole qui, par un petit matin frais mais sec, l'emmenait vers le bac de la Rance, elle ne put s'empêcher d'en toucher un mot à son compagnon :

- Au fond, je n'ai jamais bien su ce qu'ils sont au juste ?

Les yeux sur son attelage, Bran Magon eut un de ses rares sourires en coin :

- On vous a dit que j'en étais un ?

- Non, mentit-elle, seulement, depuis ma visite chez vous j'ai tiré quelques conclusions... Je sais qu'il s'agit d'une rébellion ouverte associée à celle de la Vendée.

- Mais plus ancienne qu'elle et différente en ce sens que la chouannerie n'a pas été un mouvement spontané, improvisé, dans lequel des paysans se sont jetés aveuglément, suivant sans réfléchir des chefs d'occasion et même des malfaiteurs. Nous nous sommes préparés au combat dès 1790, nous entraînant pour les luttes que nous sentions venir pour défendre nos convictions, notre foi et nos traditions, et cela sous les ordres de chefs expérimentés prêts à tout sacrifier pour Dieu et le Roi. Les deux premiers ont été le défunt marquis de la Rouerie - il prononçait la Rouarie à la bretonne -et le faux-saunier Jean Cottereau, dit Jean Chouan parce qu'il imitait le cri du chat huant.

- Faux-saunier ?

- Ce n'est un crime qu'aux yeux des agents de la gabelle. Le sel est cher en France, pas en Bretagne, et il fallait bien vivre. Jean, d'ailleurs, a été pris mais le Roi lui a fait rendre sa liberté, d'où le dévouement passionné que lui et ses frères ont voué à notre malheureux souverain. Quant à La Rouerie, il était mon ami. Après sa mort et le massacre des siens, je me suis tenu en retrait, sans renoncer vraiment et sans fermer ma maison comme vous l'avez pu voir, et l'on pouvait toujours compter sur moi.

- Et ces deux hommes si différents étaient amis ?

- Mieux que cela : ils se complétaient. Le marquis amena les cadres, formés pour la plupart d'anciens officiers entrés en rébellion pour défendre leur cause, ainsi que les fonds fournis par la noblesse bretonne, les armes et les munitions. Sans oublier l'approbation officielle des Princes... que cependant l'on n'a jamais vus ! Jean Chouan amena ses hardis compagnons paysans et contrebandiers habitués à la vie dure des haies et des forêts, connaissant le moindre repli de leur pays. Il les entraîna à mener une guerre de harcèlement qui démoralise l'ennemi et l'effraye. Les cartouches de son fusil éparses dans ses poches, le chouan excelle à la poursuite et sait s'aménager des tanières souterraines, des caches indécelables sans compter celles que recelait le moindre manoir toujours prêt à les accueillir car ils ne sont pas des bandits mais des soldats de la nuit et toute la Bretagne le sait. Jean Chouan était le plus noble cour...

- Etait ? Il est...

- Mort, oui ! Le 24 juillet dernier. La veille, lui et ses hommes avaient été surpris par les Bleus [vi] à la ferme de la Babinière. Il a voulu sauver la femme de son frère René, qui, enceinte s'enfuyait, et il y a réussi, mais il a reçu un coup de feu qui a brisé sa tabatière accrochée à sa ceinture. Les éclats ont pénétré dans son ventre. Alors, se sentant mortellement atteint, il s'est traîné jusqu'à une châtaigneraie où les siens l'ont retrouvé. Ils l'ont porté dans son cher bois de Misedon à un lieudit Place Royale, où ils lui ont fait un lit de leurs vestes. C'est là qu'il est mort à l'aube du lendemain. On l'a enterré au plus épais de la forêt avec ses armes et son chapelet en un lieu que l'on a soigneusement caché [vii].

L'émotion qui tremblait dans la voix du gentilhomme toucha Laura :

- Une noble et belle histoire ! Et... ces hommes si vaillants n'ont pas de successeurs ?

- Bien sûr que si ! La chouannerie n'est pas près de mourir. Un ancien officier de marine, Aimé du Boishardy, remplace La Rouerie avec honneur et vaillance, et Jean Chouan avait désigné son compagnon Delière. Mais dès avant sa mort les choses ont failli tourner à la catastrophe, au printemps dernier, par la faute du comte de Puisaye, un Normand - jeta La Fougeraye avec une inexprimable expression de dédain et de colère -, un homme qui a été de tous les régimes : Constituante, Gironde, très ouvert aux idées nouvelles, et qui a même commandé la garde nationale d'Evreux. Après la chute des Girondins, il est redevenu royaliste et s'est rabattu sur la Bretagne, cherchant à y joindre nos troupes. Les chouans lui ont d'abord fait grise mine mais c'est un homme qui sait parler - il a étudié jadis au séminaire ! -et, en outre, sa personne en impose : haut de plus de six pieds avec un visage expressif et un abord aisé, il a vite rallié beaucoup de monde... sauf quelques-uns !

- Dont vous étiez ?

- ... et aussi Jean Chouan. Quant à moi on ne m'en impose pas facilement et je me suis méfié, dès notre première encontre, d'un homme que la mort du Roi n'a dérangé que lorsqu'il a commencé à craindre pour sa peau. Quoi qu'il en soit, il est intelligent et il a vite saisi les possibilités offertes par un pays que sa langue, ses mours, son esprit religieux et sa configuration permettent d'isoler aisément du reste de la France. Alors il a décidé de l'organiser en vue d'un soulèvement général et de le relier à l'Angleterre. En gros, il a repris les plans de La Rouerie : chaque paroisse devenant une commune, chaque canton une subdivision sur le mode républicain, etc. Lui étant au sommet, et je dois dire qu'au début il a fait du bon travail : il rassemblait armes et munitions, entravait le ravitaillement des villes mais écartait soigneusement la violence afin d'éviter l'arrivée de troupes supplémentaires chez l'ennemi. Les nouvelles circulaient de village en village au moyen d'un bâton creux. On annonçait que le comte d'Artois était à la tête de la conjuration et que l'ancien évêque de Dol, Mgr de Hercé, était chargé de représenter les Bourbons auprès du Saint-Siège et, du coup, les enrôlements se sont multipliés, encouragés par des assignats de fabrication anglaise. C'était sur Saint-Malo, Dol et Dinan qu'allait se porter l'effort principal. Douze mille hommes devaient se lever mais, dès le 26 juin, un peu trop tôt, Puisaye a lancé son manifeste appelant à l'insurrection. Résultat : un peu plus de deux cents hommes seulement sont partis à la bataille. Et ils ont été taillés en pièces dans la forêt de Liffré.

- Que s'était-il passé ?

- Un détail : le plan général de l'insurrection est tombé comme par hasard aux mains de l'ennemi : il se promenait dans la doublure de l'habit d'un courrier qui arrivait à Dinan. Puisaye, lui, réussit à s'embarquer pour Jersey d'où le prince de Bouillon l'a envoyé à Londres. Par l'entremise de Mgr de Hercé, il y évolue à présent dans l'entourage de Pitt. Armand de Chateaubriand m'a dit qu'il s'occupait activement de la fabrication de faux assignats et qu'il ne renonçait pas à son idée de soulèvement breton, qu'il est plein de grands projets...

- Vous ne l'aimez guère, dirait-on ?

- Je l'ai toujours détesté. Il se prend pour un généralissime et un grand penseur ; il n'est qu'un aventurier qui cherche sa propre fortune et se soucie peu du sang qu'il fait couler. Nous n'avons pas besoin de lui pour aider le Roi à retrouver son trône.

- Mais que pouvez-vous faire ? D'après ce que j'ai entendu dire, la grande révolte de l'Ouest où les Bretons combattaient avec les Vendéens aurait subi une défaite ?

- Certes, et pour raconter cette épopée - car celle-là en fut une ! - il me faudrait plus de temps que ne durera ce petit voyage. La Vendée a souffert le martyre, plus que nous c'est sûr et il serait question que le gouvernement lui accorde une amnistie ! Mais la Bretagne, elle, n'est pas près d'arrêter sa guérilla d'embuscades et de chemins creux ! Débarrassée de Puisaye, il lui reste les héritiers de Jean Chouan et tant qu'il y aura des régicides au pouvoir, nous continuerons. Je continuerai, car à présent il ne me reste plus que le combat pour occuper les jours me restant à vivre...

Un instant, Laura eut l'impression d'entendre Batz. Continuer, continuer encore et toujours, mais jusqu'à quand et jusqu'où ? Le retour d'un petit roi perdu dont on ne savait plus rien ? Le retour de princes dont l'aîné au moins était criminel par ambition ? Tant de vies gâchées, tant de sang versé pour en revenir à une république peu disposée apparemment à céder la place, même si celui qui prétendait l'incarner, si Robespierre avait payé sa folie criminelle sur l'échafaud ? Mais Laura n'éprouvait aucune envie d'entrer en controverse avec cet homme de granit en qui elle sentait une joie secrète. La mort de Loeiza, même s'il l'avait reniée, lui donnait une raison de continuer la lutte. Tout comme la mort de Marie avait renvoyé Batz dans la fournaise...

- Que comptez-vous faire ? Il lui jeta un regard en biais :

- Ne croyez-vous pas, jeune dame, que je vous en ai assez dit ?

- Vous vous méfiez de moi ?

- Vous ne seriez pas là si c'était le cas, alors je vais vous répondre : je reprendrai les armes si l'occasion se présente. En attendant je reste chez moi où le jeune Armand sait qu'il peut toujours me joindre... et je remplis ma mission, conclut-il en désignant un sac placé entre ses jambes. Avant d'aller sur le Guildo, nous nous arrêterons un moment à Plancoët chez les demoiselles de Villeneux, deux charmantes vieilles filles dont je suis un peu parent et dont il est naturel que je me soucie, étant sans nouvelles depuis longtemps...

- Vous voulez dire qu'elles sont... un relais du courrier ?

- Nous disons une " maison de confiance ". Et Dieu sait si c'en est une ! Elles accueillent à bras ouverts qui demande asile, repos, nourriture, qui a besoin d'aide et qui n'en a pas besoin, le tout avec le sourire, et pourtant elles n'ont que très peu à partager car elles ne sont pas riches. Je n'aime pas les femmes en général, ajouta-t-il avec un nouveau regard de côté, mais celles-là je les aime bien parce qu'elles ont gardé des cours d'enfant...

Le petit voyage se passa sans incident et si parfois Laura eut l'impression de voir un chapeau noir disparaître derrière une haie, ou le canon d'un fusil luire sur un rocher, ce fut si fugitif qu'elle peut croire à une illusion. Aucun Bleu ne se montra avant les abords de Plancoët. Encore se contentèrent-ils de vérifier les papiers des occupants de la carriole, après quoi ils les laissèrent reprendre leur chemin en touchant vaguement leur bicorne en guise de salut...

- Ils ont fait de sacrés progrès ! commenta La Fougeraye en s'accordant un éclat de rire dès qu'ils furent hors de portée de voix. Avant Thermidor nous aurions été fouillés jusqu'à l'os et la charrette aussi. Maintenant il faut qu'ils soient en nombre pour se montrer vraiment curieux : ils savent trop que des hommes bien armés et déterminés peuvent leur tomber dessus n'importe où...

La petite ville de Plancoët étageait ses quatre cents demeures sur le versant de deux collines entre lesquelles coulait l'Arguenon, à deux lieues à peine de la mer mais en méandres aussi nombreux que pittoresques. Avant la Révolution elle était, comme nombre de cités bretonnes, un véritable nid d'aristrocrates. La famille de Chateaubriand y voisinait avec les Rosmadec, les Raguenel, les Boisteilleul, les Ville-Audrains, les Largentais, et les belles maisons de pierre aux larges perrons et aux pignons pointus abritaient alors une vie discrètement élégante, fort pieuse et volontiers cancanière que relayaient les nombreux manoirs et gentilhommières d'alentour répartis dans une région essentiellement forestière et maritime. Cependant, après le passage de la Terreur il ne restait pas grand-chose - trop de gens l'avaient payé de leur vie ! - d'un art de vivre désuet sans doute mais paisible et réglé par le son des cloches de Notre-Dame de Nazareth. Tout le monde se connaissait, s'appréciait peut-être plus ou moins, ainsi le veut la nature humaine, mais les règles d'une exquise politesse tenaient lieu de sentiments quand ils n'existaient pas et pouvaient devenir plus meurtrières que des insultes lorsque l'on se détestait. Les temps cruels étant venus, les rues devinrent désertes. Aussi bien, pourquoi sortir puisqu'on ne pouvait plus aller à l'église ? Seuls les jours de marché voyaient quelque animation mais les auberges recevaient surtout les sectionnaires et les hommes de la garde nationale. On ne s'y attardait plus guère : les affaires faites, chacun rentrait chez soi.

Certes Plancoët avait changé, mais comme à Saint-Malo on sentait à de légers frémissements que la vie n'allait pas tarder à se répandre de nouveau... Au moins, à présent, les volets se rouvraient.

Les demoiselles de Villeneux accueillirent leurs visiteurs avec une joie évidente. Ils apportaient des nouvelles et puis si Bran de la Fougeraye fréquentait volontiers jadis les salons de Plancoët, on ne l'y avait pas vu depuis longtemps. Quant à Laura, son nom lui assura une réception flatteuse : on ne voyait jamais sa mère mais l'on savait que sa fille s'était mariée à Versailles, qu'on l'avait crue morte et que Marie-Pierre de Laudren avait épousé le pseudo-veuf. Mais on savait aussi la mort de la mère et l'on se garda bien d'en parler, par discrétion.

Voir les demoiselles de Villeneux donnait l'impression de voir double : jumelles, elles étaient à ce point semblables que leurs parents nouaient un ruban bleu au poignet de l'une d'elles pour les reconnaître. En outre, elles s'habillaient toujours de façon identique et bien malin qui pouvait dire avec exactitude qui était Mlle Louise et qui Mlle Léonie. Détail qui parfois leur avait rendu service... Quant à leur âge, il était impossible de le définir : elles étaient arrivées à ce stade de dessèchement où l'on n'en a plus.

Elles se mirent en quatre pour leurs visiteurs, offrant une modeste collation de pain, de beurre et de miel, mais servie dans ces belles assiettes " rosés " de la Compagnie des Indes qui auraient fait honneur à la table d'un roi. Après quoi, posées chacune au bord d'une chaise, elles attendirent, en grignotant comme des souris, qu'on leur fît connaître la raison d'un " dérangement " de plusieurs lieues. Que l'on se soucie de savoir si elles étaient de ce monde, c'était bien, mais elles étaient trop fines pour ne pas deviner qu'il y avait autre chose. La Fougeraye ne les laissa pas attendre :

- L'Ami des vagues est venu chez moi la nuit où a débuté la tempête et je l'ai gardé jusqu'à ce qu'il puisse reprendre la mer. Il m'a laissé le courrier que je vous apporte.

- Dieu soit loué ! s'écria Mlle Louise en faisant un large signe de croix. Nous étions de la dernière inquiétude en voyant passer les jours sans rien recevoir.

- Mais... vous saviez, je suppose, que ceux du Val ont été arrêtés et que deux d'entre eux sont morts ? Le jeune Chateaubriand ignorait tout quand il y est arrivé. Ne sachant à qui confier ses messages, il a pensé à moi...

- Cela veut-il dire que vous nous revenez, cher ami ? demande Mlle Léonie qui, depuis l'enfance, cultivait un tendre sentiment pour le rugueux seigneur de la Fougeraye. Ce serait tellement merveilleux !

Un regard de sa sour doucha une exaltation peut-être un peu indiscrète : que Léonie soit amoureuse d'un homme qu'elle n'aimait pas particulièrement pouvait se supporter tant qu'elle le gardait pour elle : leur entente était plus importante que les bêtises de l'amour.

- Il n'y a rien de merveilleux là-dedans, bougonna le héros de Léonie qui ajouta : il faut bien que je m'occupe d'une façon ou d'une autre. Autant être utile à quelque chose !

- Notre cause ne saurait être un pis-aller ! remarqua Mlle Louise avec sévérité. Ceux qui s'y dévouent méritent d'être aidés par choix du cour et dans l'enthousiasme... mais enfin le principal est que le courrier soit ici. Le mauvais temps nous avait bien donné à croire qu'il pouvait avoir pris terre ailleurs mais nous pensions plutôt à l'anse des Sévignés, au cap Fréhel, auquel cas le premier relais est à Montbran et ne passe pas chez nous.

- Quoi qu'il en soit, il est destiné à Boishardy et il vaudrait peut-être mieux que je m'en charge jusqu'au bout. Il y a là-dedans de l'or, des assignats et des ordres. C'est assez lourd et fort compromettant. Je vais vous laisser le sac pendant que nous nous rendrons au Guildo, Mme de Laudren et moi. Je le reprendrai au retour pour le porter à Boishardy... si vous voulez bien me dire où il se trouve.

- C'est inutile ! coupa vivement Mlle Louise. Nous nous en chargerons nous-mêmes.

- Vous avez quelqu'un susceptible de faire le chemin ?

- C'est moi ce quelqu'un ! précisa-t-elle avec un coup d'oil qui n'autorisait pas un sourire.

Ce fut Léonie qui se le permit :

- Vous devriez la voir habillée en vieux paysan avec peau de bique sur le dos, grand chapeau sabots, et s'appuyant sur un solide gourdin. Elle vous étonnerait. En outre elle connaît comme personne la forêt de la Hunaudaye...

- Léonie vous parlez trop !

- Nous sommes avec un ami, non ? s'insurgea sa jumelle. Il vient de le prouver. Alors pourquoi faire des cachotteries ?

- De toute façon, coupa le gentilhomme, Armand m'a révélé que Boishardy tient la région de la Hunaudaye, mais c'est vaste et comme il ignore l'endroit exact je me suis permis de vous le demander. Au surplus, si c'est vous qui vous y rendez je n'ai pas besoin d'en apprendre davantage : si Boishardy a besoin de moi, il sait où me trouver !

- Je le lui répéterai, dit Mlle Louise. Ne voyez pas offense dans mes paroles de tout à l'heure, ajouta-t-elle avec un sourire. Nous avons appris à nous méfier de la moindre indiscrétion tombée dans une oreille... invisible.

Le dernier mot, prononcé avec quelque retard, traduisait un souci de courtoisie envers Laura qui aurait pu prendre pour elle l'extrême discrétion dont faisait preuve Mlle de Villeneux. Elle l'en remercia d'un sourire. Cependant, constatant avec douleur que l'homme si miraculeusement reparu dans sa vie allait repartir, et en compagnie d'une jeune femme beaucoup trop séduisante à son gré, Mlle Léonie reprit la parole :

- N'avez-vous pas dit, il y a un moment, que vous vous rendiez au Guildo ? Pour quoi faire ?

- Léonie ! protesta sa sour scandalisée.

- Quand un ami se rend dans un endroit dangereux on se doit de le mettre en garde ! s'insurgea-t-elle. Or vous savez aussi bien que moi qu'il se passe d'étranges choses dans l'ancien couvent des Carmes. J'espère qu'au moins vous n'y allez pas ?

- Si, justement ! fit Laura sèchement. Des bruits me sont revenus que tout ce qui a été volé dans mon manoir de la Laudrenais pourrait s'y trouver. C'est alors que M. de la Fougeraye m'a proposé de m'y mener. Vous voyez que c'est impor tant.

- Quelle sorte de choses étranges ? demanda celui-ci.

- On parle de feux follets qu'on y verrait la nuit, de gémissements, de revenants... même d'une Dame blanche ! certifia Mlle Léonie.

- C'est ridicule ! coupa sa sour. Depuis des siècles, les gens du Guildo assurent que le fantôme de la pauvre Françoise de Dinan hante les ruines du château. Le couvent n'en est pas éloigné et depuis que les moines sont partis les superstitions locales s'étendent à leur vieille maison...

- Quoi qu'il en soit, reprit Laura, je dois y aller. Les revenants ne me font pas peur. J'ai vu trop d'horreurs chez les vivants !

- Dieu vous garde alors ! dit Mlle Louise en traçant sur son front un signe de croix.

Et ils repartirent...

L'auberge ressemblait à une boursouflure du coteau rocheux où s'appuyaient les bâtiments du vieux couvent. Elle avait connu des jours meilleurs au temps de la prospérité des moines blancs, quand les pèlerins venaient prier Notre-Dame du Guildo ou chercher les remèdes - cordial ou vulnéraire - que préparaient les religieux. A présent, les voyageurs se faisant rares, elle n'était guère fréquentée que par des pêcheurs, des paysans et par- fois des inconnus aux yeux inquiets qui sortaient de la nuit et y retournaient.

L'arrivée de la carriole aurait pu prendre figure d'événement car les voitures n'y venaient plus beaucoup, pourtant le tenancier ne parut pas s'en émouvoir :

- Vous voulez quoi ? Boire, manger ? Je vous préviens qu'on n'a pas grand-chose !

- On s'en contentera ! répondit La Fougeraye. Tu auras bien aussi une chambre pour la citoyenne ? La nuit vient, le temps se couvre, ajouta-t-il avec un coup d'oil aux sombres nuages qui cachaient l'horizon. Fait pas chaud non plus ! Un coin de feu et un peu de soupe feront l'affaire pour moi. Quant à mon cheval, j'ai ici l'avoine qu'il lui faut !

Sans plus s'occuper de ces clients inattendus, l'homme commençait à dételer l'animal pour le mener à une petite écurie tandis que le gentilhomme aidait Laura à descendre.

- Allez dans la salle ! La Gaïd vous servira.

- C'est ta femme ou ta servante ?

- Les deux ! Le temps n'est plus où elle pouvait se prélasser en regardant s'activer les filles... Et toi, la citoyenne est ton épouse ?

- Depuis quand un aubergiste pose-t-il des questions ?

- Depuis qu'on ne sait plus trop à qui on peut avoir affaire ! Et on est au bout du monde : les distractions manquent !

- Tu es fort insolent, mon bonhomme, mais je veux bien te répondre : c'est ma fille.

- Ça paraît plus logique en effet !

- Devons-nous vraiment passer la nuit ici ? demanda Laura en regardant l'homme emmener l'attelage.

- J'admets qu'il n'est pas très avenant mais le cheval et vous avez besoin de repos et il n'y a rien d'autre à moins d'une lieue.

Avec ses cheveux longs et gris comme la barbe qui lui mangeait la figure, son regard dur, sa silhouette trapue et ses longs bras terminés par des poings noueux qui lui donnaient assez l'allure d'un grand singe, l'aubergiste n'avait en effet rien de rassurant.

- Soyez tranquille, ajouta La Fougeraye, je n'ai pas l'intention de dormir cette nuit ! Allons voir à quoi ressemble la Gaïd !

Son aspect les médusa. Ils s'attendaient à une contrepartie féminine du bonhomme : même âge et même aspect à la fois délabré et rugueux ; ils trouvèrent une jeune femme d'une surprenante beauté : un front haut et blanc sous une abondante chevelure brune, des yeux noirs étincelants sous de fins sourcils, une bouche un peu grande peut-être mais charnue et passionnée. Pauvrement vêtue d'une jupe et d'un caraco de laine noire rapiécé avec un fichu rouge et un tablier gris, elle était si belle que sa présence dans cette salle d'auberge - bien tenue au demeurant et où un feu d'ajoncs flambait clair dans la cheminée - semblait incongrue : on l'aurait plutôt imaginée vêtue de satin et de velours sous les lustres de cristal d'un salon. Pourtant, il y avait en elle quelque chose de sauvage et de méfiant et elle ne semblait pas particulièrement ravie de recevoir des voyageurs. Elle les examina, surtout Laura, avec une insistance qui finit par indisposer la jeune femme :

- Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Ai-je quelque chose d'étrange ?

- Non, mais je vous ai jamais vue et je connais tous ceux d'ici. C'est pour un passage ?

- On est bien curieux, décidément ? fit la voix profonde de La Fougeraye. Et pourquoi parlez-vous de passage ? Y en a-t-il encore ?

- Dame oui ! A ce qu'on dit les nouveaux chefs à Paris sont pas meilleurs que les anciens et il y a encore des gens à préférer l'autre côté de l'eau.

- Pas nous. Nous... passerons seulement la nuit si vous avez une chambre pour Madame et à souper pour tous les deux...

- Mettez-vous là, je vais vous servir dans un moment, dit-elle en passant un coin de son tablier sur la table proche du feu.

Quittant sa pose indolente, elle s'activa soudain, chercha des écuelles, des cuillères, des gobelets, posa le tout à même le bois puis s'occupa de la grosse marmite noire qui bouillottait au-dessus des flammes. Elle ôta le couvercle et, tandis qu'une bonne odeur de poisson bouilli envahissait la salle, elle prit une soupière qu'elle emplit avant de la poser sur la table, après quoi elle alla s'asseoir dans l'âtre, laissant ses clients se servir eux-mêmes. Conscients de sa présence, ceux-ci prirent leur repas sans parler. Laura n'acheva pas le sien. L'atmosphère était si pesante qu'elle lui coupait l'appétit. Laissant son écuelle à moitié pleine, elle but un peu de cidre râpeux et se leva, aussitôt imitée par son compagnon :

- Pardonnez-moi, je n'ai pas faim. Je préfère aller me reposer.

- C'est bien naturel. Je vous souhaite une bonne nuit. Cette femme va vous accompagner. Moi, je vais rester ici encore un moment, ajouta-t-il en s'inclinant avec la raide politesse dont il était cou-tumier.

La Gaïd alluma une chandelle et se dirigea vers l'escalier perdu dans les ombres noires de la salle. Laura la suivit, et leur pas fit grincer les marches de bois. La Fougeraye acheva son souper, vint prendre sous le manteau de la cheminée la place abandonnée par la femme, tira sa pipe et son tabac des basques de son habit, bourra la première et se mit à fumer, adossé au jambage de granit.

Il fuma ainsi de longues minutes sans voir reparaître quiconque. L'aubergiste ne jugea pas utile de se manifester et sa femme ne redescendit pas. Le silence était total et, au bout d'un moment, il s'en inquiéta. Jamais encore il n'avait vu d'auberge comme celle-là, c'est-à-dire sans le moindre client. Même dans un trou perdu et durant l'hiver, il se trouvait toujours un buveur avide d'un peu de compagnie pour en pousser la porte et s'affaler à une table. Or celle-ci offrait en outre l'attrait d'une hôtesse à la beauté exceptionnelle. Le mari lui-même, l'homme qui s'entendait si bien à poser des questions, n'avait pas reparu. Il ne fallait pas si longtemps pour mettre un cheval à l'écurie, le bouchonner et lui donner ce dont il avait besoin...

La Fougeraye alla vers l'une des petites fenêtres et regarda dehors : le vent était tombé et il pleuvait : une pluie fine qui dégouttait le long des murs et se mêlait à la poussière extérieure des vitres... Il n'en décida pas moins d'aller faire un tour. Logeant sa pipe presque éteinte dans un coin de sa bouche, il prit son manteau, le jeta sur ses épaules, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit dans la nuit mal éclairée par un croissant de lune souvent occulté par des nuages. La marée haute gonflait l'estuaire de l'Arguenon, cachant le gué qu'à mer basse on passait sur le dos d'un solide gaillard chaussé de hautes bottes. Personne n'était en vue.

Après un regard à l'auberge où, à l'étage, une seule fenêtre était éclairée - celle de Laura sans doute - il fit quelques pas sur le chemin. La soupe de la Gaïd était bonne certes, mais épaisse et lourde et lui fit sentir le besoin de marcher un peu. De l'autre côté de la rivière il pouvait apercevoir les toits du château du Val qui, naguère encore, appartenait aux Chateaubriand, et plus près de l'eau deux ou trois maisonnettes où se montrait de la lumière. Il les regarda un instant puis, tout naturellement, se retourna vers la masse noire des bâtiments du couvent déserté, et là il se figea : il aurait juré que la flamme d'une chandelle venait de passer à l'étage noble, prolongé de deux terrasses, qui avait été le logis abbatial. Etait-ce une illusion ? Tout était redevenu obscur et il allait se remettre en marche quand le phénomène se reproduisit : une lumière faible brilla derrière une vitre puis disparut comme si l'on venait de tirer un rideau... Encore ne disparut-elle pas tout à fait pour les yeux de chasseur d'un homme habitué à scruter l'horizon marin comme les profondeurs des forêts. Alors il décida d'aller voir d'un peu plus près.

Pour être venu plusieurs fois au temps où l'on vivait en paix, où les hommes de Dieu n'étaient pas encore des parias, La Fougeraye connaissait les aîtres du vieux monastère dont l'abbé fut un temps un sien cousin ainsi que le chemin pour y aller. La nuit n'était pas encore assez sombre pour qu'il ne pût le retrouver. Marqué par deux piliers à demi écroulés, il s'ouvrait entre deux talus plantés de frênes dont les feuilles emplissaient les profondes ornières de ce qui n'était plus guère qu'une sente.

Le gentilhomme la suivit avec précaution, franchit l'ancienne porterie, déboucha sur une terrasse encombrée de hautes herbes sèches et arriva devant la porte du logis surélevée de quelques marches. Il les monta puis, logeant sous son bras l'un des pistolets tout armés qu'il portait à sa ceinture sous les pans de son habit, il posa sa main sur le battant de chêne. A sa surprise, celui-ci céda, tourna sur ses gonds sans grincer ce qui prouvait que l'on en prenait soin. Dans le grand vestibule qu'il connaissait bien, il buta contre les débris du grand crucifix, naguère encore le seul ornement des murs nus, faillit tomber mais réussit à se rétablir sans faire trop de bruit et en retenant de justesse le juron qui lui montait aux lèvres. Il venait d'apercevoir la mince raie lumineuse filtrant au seuil de ce qui avait été le parloir de l'abbé. Le doute n'était plus possible : il y avait quelqu'un dans cette demeure des ombres que l'on disait hantée. Il voulut en avoir le cour net : la peur, il ne connaissait pas. Pourtant, avant de s'approcher de cette porte close, il traça sur lui-même un vaste signe de croix comme s'il allait se jeter à l'eau puis, serrant plus fort la crosse du pistolet, il fit jouer doucement la clenche de bronze, elle aussi bien huilée, et entrouvrit avec d'infinies précautions. Ce qu'il découvrit en approchant son oil de la fente lui inspira un double sentiment de stupeur et de satisfaction parce qu'il ne s'était pas trompé dans ses déductions : jamais au temps de sa plus grande richesse ce logis n'avait connu pareille splendeur. Tapisseries, meubles, miroirs, argenterie, objets précieux, ce qu'il voyait ne pouvait provenir que de la Laudrenais. La totalité n'y était pas et le reste sans doute était réparti dans les autres pièces de la maison. Là, une main habile avait reconstitué une sorte de salon improvisé mais chaleureux et des rideaux de velours masquaient les deux fenêtres. Des tapis étendus sur les vieilles dalles en réchauffaient le contact.

Soudain, comme, fasciné par ce spectacle, il élargissait son champ de vision, il vit se lever une ombre terrifiante. Même pour le vieux dur à cuire qu'il était. Il n'eut pas le temps du moindre raisonnement. Le cri d'horreur s'étrangla dans sa gorge. Un coup terrible s'abattit sur sa tête. Le crâne fendu, il s'écroula dans son sang.

CHAPITRE IV TROIS HOMMES

Tandis que Laura rentrait au pays pour retrouver ses racines en même temps que son bourreau et tenter de sauver ce qui pouvait l'être encore, Jean de Batz, au lieu de partir pour la Suisse comme il avait enjoint à Pitou de l'annoncer à la jeune femme, prolongeait son séjour à Paris. A ses risques et périls car, même si les enragés de la Terreur n'existaient plus, le conspirateur n'en restait pas moins recherché par la police et inscrit sur la dangereuse liste des émigrés. Mais l'enquête, forcément discrète, menée en Angleterre après que son petit roi lui eut été enlevé de nuit par des hommes masqués qui l'avaient blessé et réduit à l'impuissance, lui avait apporté la conviction que l'enfant avait été ramené en France et, peut-être, réincarcéré dans la vieille prison d'où il avait vu son père, sa mère et sa tante partir pour l'échafaud. La belle duchesse de Devonshire, qui leur donnait asile dans une dépendance de son splendide château de Chatsworth où le baron espérait achever l'hiver avant d'entreprendre le long voyage pour rejoindre le prince de Condé en Allemagne, mit à son service son amitié avec le prince de Galles, afin de lui faciliter les recherches. L'un des meilleurs policiers britanniques lui fut accordé et l'on sut ainsi que, peu de temps après l'enlèvement, cinq hommes de mauvaise mine accompagnant un Français et son jeune fils s'étaient embarqués au petit port de Skegness en annonçant Calais comme destination. Ces gens semblaient bien pourvus d'argent et leurs passeports au nom, pour les principaux, de Maurice Roques et son fils Charles, étaient parfaitement en règle. A l'auberge où les voyageurs prirent un repas en attendant la marée, un vieux soldat qui avait longtemps combattu en Amérique et qui comprenait le français s'était intéressé à ce groupe. A l'enfant surtout : il semblait à la fois souffrant, effrayé, et touchait à peine à son assiette. Il entendit alors le " père " lui dire en riant : " Allons, un peu de courage ! Tu devrais être content : je te ramène à la maison où tu vas retrouver ta bonne Maman Simon qui te faisait manger de si bonnes choses... "

On obtint aussi une description de ce Roques : un petit homme, noir de poil, avec des yeux enfoncés sous l'orbite mais perçants et une voix à la fois sèche et autoritaire. Pourtant son allure, ses manières étaient celles d'un aristocrate et Batz n'en fut que plus malheureux. Que plusieurs nobles de vieille souche eussent choisi de servir la Révolution, il le savait bien, mais qu'il s'en trouvât un assez vil pour traquer jusque dans son refuge un enfant royal mais pitoyable et le ramener à sa prison, à ses bourreaux, cela il ne pouvait l'accepter. Alors, après avoir remercié la duchesse, le prince, il était revenu à Paris juste à temps pour assister au bain de sang de la place du Trône renversé et voir mourir Marie Grandmaison, sa Marie dont l'amour ne lui avait jamais fait défaut, qui ne l'avait jamais trahi, fidèle jusqu'à cette mort affreuse qu'elle aurait pu éviter en l'abandonnant, lui, à son sort... La nuit venue, il avait suivi les tombereaux qui emmenaient les soixante victimes de la " messe rouge " vers les fossés creusés dans une parcelle du jardin d'un ancien couvent, et de ce qu'il avait vu, il avait cru devenir fou de douleur et d'horreur. Pour cela, ce petit garçon auquel il vouait sa vie et qu'on lui avait repris, il fallait qu'il le retrouve et le mène au port du salut... en attendant peut-être le trône de France.

De ses amis les plus chers, de ces vaillants compagnons de guerre souterraine, il restait peu. Presque tous avaient été exécutés en même temps que Marie ou s'étaient enfuis hors des frontières. Seul Ange Pitou demeurait, et c'était déjà beaucoup. Le jeune homme n'était plus garde national, mais il n'avait rien perdu de sa verve journalistique et collaborait à ce qui vivait encore de presse libre. Une sorte de don du Ciel ! C'est chez lui que Batz vécut les jours tumultueux succédant au 9-Thermidor, des jours où le monde se renversait, jetant à la guillotine ceux qui étaient les maîtres d'hier et les remplaçant par d'autres qui ne valaient pas plus cher. Des Barras, Tallien, Fouché dont deux, au moins, étaient des massacreurs de naguère à Bordeaux ou à Lyon mais qui s'efforçaient de se refaire une sorte de vertu ! Oui, c'était bon de se retrouver dans le petit appartement du gazetier, au contact quotidien de son inaltérable belle humeur, de son humour et de sa solidité ! Ensemble, ils pouvaient parler des absents, de Laura à qui Batz s'interdisait de penser pour ne pas entamer son courage ni sa volonté.

Un soir, ils étaient retournés à la maison de Charonne qui appartenait à Batz, bien que Marie en eût été propriétaire de nom. Ce n'était plus qu'une coquille vide : les pillards étaient passés par là, ne laissant que des débris dans le grand salon ovale où la jeune femme aimait tant se pelotonner au coin de la cheminée, dans le cabinet de travail où l'on avait fait du feu pour brûler les papiers, dans la grande salle du pavillon où les compagnons se réunissaient pour de joyeuses frairies entre deux coups de main, dans la chambre de Marie enfin, cette pièce exquise faite à son image où les narines sensibles de Jean croyaient retrouver son parfum mais où les miroirs brisés par une fureur imbécile ne conservaient plus son image...

Vide, la maison ? Pas tout à fait. Armés de chandelles découvertes dans la cuisine, les deux hommes descendirent à la cave. Elle aussi était dans un triste état : les précieuses bouteilles de Batz étaient envolées, vidées ou brisées, mais le mécanisme donnant accès à la partie secrète demeurait inviolé : la tremblante lumière des bougies révéla les presses à imprimer et les paquets d'assignats encore intacts comme la petite réserve d'or cachée dans un mur. Avant de s'enfuir devant les hommes de Vergne [viii], Batz y avait joint ce qu'il restait de la Toison d'Or de Louis XV, amputée certes du Grand Diamant bleu de Louis XIV et du rubis Côte de Bretagne mais représentant encore une assez jolie fortune. Il la prit avec lui ainsi que ce qu'il restait d'or, réparti entre les poches de Pitou et les siennes. Emplit d'assignats le sac qu'il avait apporté puis referma la cache avec beaucoup de soin et remonta à la surface où l'on souffla les chandelles.

- Où penses-tu cacher tout cela ? demanda Pitou - il avait fallu leur cohabitation pour le convaincre enfin de tutoyer son chef ! Pas chez... nous en tout cas. La logeuse a le nez trop sensible !

- Non. Chez Laura. Il y a un endroit que j'ai repéré. Tu iras demain demander la clef à Julie Talma...

- Tu penses que ça y sera en sécurité ? Une maison inoccupée, c'est tentant.

- Oui, mais la belle Thérésa Cabarrus, la maîtresse de Tallien que le peuple appelle Notre-Dame de Thermidor, habite à côté. C'est une bien meilleure sécurité qu'un bataillon de gendarmes.

Il leur fallait attendre l'aube et l'ouverture des barrières pour rentrer dans Paris. Ils allèrent s'installer dans la cuisine où demeuraient quelques meubles, s'étendirent chacun sur un banc et s'accordèrent quelques heures de sommeil, mais l'aube les trouva aux abords de la barrière de Bagnolet qu'ils franchirent peu après sans rencontrer de difficultés. On n'en était plus, grâce à Dieu, aux temps affreux de la Terreur et cela se sentait !

- A présent, dit Batz en se déshabillant pour faire un peu de toilette, il faut essayer de savoir ce qui se passe au Temple.

Et comme il en avait l'habitude lorsqu'il se trouvait embarrassé, il se rendit rue des Blancs-Manteaux pour consulter son vieil ami Le Noir.

L'ancien lieutenant général de Police devenu bibliothécaire du Roi pendant l'instruction de l'affaire du Collier de la Reine, parce qu'il faisait preuve d'un peu trop de perspicacité, n'avait guère changé depuis leur dernier revoir, un an plus tôt. Toujours impeccablement vêtu de noir et cravaté de blanc, il continuait de régner sur son univers de livres, de dossiers et de paperasses qui ne cessait d'augmenter de volume. Car, gardant la passion de son métier perdu, il avait su se constituer un petit monde d'indicateurs bénévoles qui le tenait au courant de bien des affaires discrètes. On le savait généreux et nombre de ces hommes, de ces femmes aussi lui gardaient de la gratitude parce que, de tous les lieutenants de police qui s'étaient succédé depuis Nicolas de la Reynie, il était sans doute le plus humain et le plus accessible à la pitié. Chez les truands c'était quelque chose que l'on n'oubliait pas.

- Eh bien, fit-il en se levant pour accueillir l'arrivant, voilà une visite que je n'attendais pas ! Je n'espérais plus vous revoir ! Que faites-vous à Paris ?

La joie qui pétillait dans son oil se mêlait à une certaine inquiétude et Batz nota que, sur le pommeau de la canne où elle s'appuyait, la main de Le Noir tremblait. Etait-ce l'excitation ou bien l'âge y était-il pour quelque chose ? Le vieil homme - il n'avait cependant que soixante-deux ans ! - lui paraissait plus maigre et de nouvelles rides marquaient sa figure de renard distingué.

- Je cherche le trésor qui m'a été volé en Angleterre, soupira le baron en se laissant tomber dans le vieux fauteuil de cuir qu'on lui désignait. Je crois savoir qu'il a été ramené à Paris...

Il s'interrompit pour sourire au valet - un ancien bagnard sauvé de la misère - qui entrait avec des verres et une bouteille de ce vin de Bourgogne que son maître offrait toujours à ses rares amis.

- Vous maintenez vos traditions, remarqua-t-il.

- Tant que ma cave le permet, ce serait dommage d'y renoncer, non ?

- Sans aucun doute ! Et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.

Ils trinquèrent puis accordèrent quelques instants au plaisir de savourer un grand vin mais le pli soucieux réapparut vite entre les sombres sourcils du baron et Le Noir reprit :

- Je ne vois pas bien ce qu'il y viendrait faire ? Il y a plus de six mois que rien n'a bougé à la tour du Temple.

- En êtes-vous sûr ?

- On n'est jamais sûr de rien, mon cher baron ! Mais si vous me racontiez ?

Batz s'exécuta à sa manière rapide mais calme et précise. Le Noir resta songeur un moment puis suggéra :

- Vous pensez qu'on l'aura réintégré ?

- C'est ce que j'ai cru comprendre des paroles saisies par le vieux soldat à l'auberge de Skegness.

- Cela me paraît difficile sans éveiller des curiosités. L'enfant a été quasiment emmuré jusqu'au 12 thermidor où Barras s'est fait ouvrir, et l'état dans lequel était celui qu'il y a trouvé ne s'acquiert pas en cinq minutes. Ni d'ailleurs en quelques jours. Procéder à un échange avant cette ouverture me semble impossible...

- Autrement dit, celui que Barras a vu est toujours ce jeune Normand que nous avons substitué au Roi ? Pauvre gamin d'ailleurs ! Je n'imaginais pas qu'on lui ferait subir ça ! C'est infâme !

- Qu'est-ce que vous imaginiez ? Qu'on allait crier bien haut que Louis XVII s'était envolé ? Il y avait de quoi y laisser sa tête et les gens de là-bas ne sont pas fous. Ils ont fait en sorte que l'on ne puisse plus le voir afin que nul ne s'aperçoive de la substitution...

- Et Barras ? Pourquoi n'a-t-il rien dit quand il l'a vu ? La ressemblance n'était pas frappante. Et de loin !

- Il n'avait aucun intérêt à dévoiler la supercherie. N'oubliez pas qu'il est entré dans l'éclairage violent de l'Histoire et que lui et ses complices doivent faire face à une situation difficile. Amputée d'une partie des députés qu'elle a remplacés de son mieux, la Convention va cahin-caha et nul ne peut dire où elle ira ainsi !

- Elle ne devrait plus exister du tout ! gronda Batz. J'ai fait ce qu'il fallait pour la détruire au point de m'y ruiner.

- Pas tout à fait, n'est-ce pas ? fit Le Noir avec un clin d'oil moqueur. Et d'ailleurs ce serait dommage. Vous aurez encore pas mal à dépenser si vous poursuivez votre tâche...

- Vous n'en doutez pas j'espère ? fit Batz presque machinalement car il poursuivait son idée. De deux choses l'une : ou bien les ravisseurs ont réussi à réintégrer le Roi...

- Je vous dis que c'est impossible !

- ... ou alors Barras ne l'avait jamais vu quand il était le Dauphin.

- Ne dites pas de sottises ! Je peux vous assurer, moi, qu'il l'a vu à plusieurs reprises. Il était à Versailles au moment des états généraux puis lors de cette insigne folie que fut le banquet des gardes du corps qu'il n'eut pas assez de mots pour fustiger. Il a vu la famille royale ramenée de force aux Tuileries lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Ensuite il est parti se marier dans sa Provence mais il est revenu, et je crois qu'il a été fort heureux de ne pas être député au moment du procès de Louis XVI. Cela l'aurait mis dans l'embarras parce qu'il ne souhaitait pas la mort du Roi. Il est vicomte, après tout !

- Pourrait-il être des nôtres ?

- Vous voilà devenu bien naïf ! L'homme est pourri jusqu'à la moelle. Quel que sort le côté où il penche, ce ne peut être que par intérêt. Il a trop tiré le diable par la queue et il songe avant tout à faire une grande fortune ! Mais laissons-le pour l'instant : lui seul pourrait répondre aux questions que vous vous posez. Encore un peu de vin ?

- Volontiers ! Il est merveilleusement propice à la clarté des idées...

- A condition de ne pas en abuser, le chamber-tin devrait être la boisson de tous les hommes d'esprit ! Mais... tout à l'heure vous avez prononcé un nom à propos de l'affaire de Skegness. Vous avez dit Roques il me semble ?

- En effet. Cela vous inspire ?

- Peut-être...

Le Noir se leva et, appuyé sur sa canne, alla vers une armoire prise entre deux bibliothèques. Une impressionnante pile de dossiers apparut, rangée dans l'ordre alphabétique annoncé par des étiquettes. Il prit la série de la lettre R, la compulsa, en sortit une feuille de carton, la lut, la rangea, reporta le tout dans l'armoire et recommença avec la lettre M. Enfin, un mince dossier à la main, il revint s'asseoir en face de son visiteur :

- Voilà ! dit-il. Maurice Roques... de Montgaillard ! Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?

- Montgaillard ? fit Batz abasourdi. Il existe encore celui-là ?

- Oh oui ! Et plus que vous ne l'imaginez ! Il a trempé dans toutes les affaires louches mais il s'est fabriqué des " souvenirs " qui lui assurent le meilleur accueil en Autriche comme en Angleterre.

- Comment est-ce possible ?

- Innocent que vous êtes ! Mais... en s'attribuant une partie de vos exploits ! Il prétend, outre frontières, avoir participé à la préparation de la fuite à Varennes -c'est peut-être vrai d'ailleurs et vous n'en étiez pas ! - il raconte aussi qu'il a prêté au Roi une forte somme - les cinq cent mille francs sans doute dont le pauvre Louis XVI vous était si reconnaissant ! - et en outre il aurait achevé de se ruiner en tentant de faire évader la Reine du Temple puis de la Conciergerie...

- C'est insensé ? A qui pourrait-il le faire croire ? Il eût fallu qu'il soit en France ?

- Non seulement en France mais à Paris. Je l'ai appris depuis peu mais il y a circulé pendant des mois sans être inquiété par personne. Son nom a été rayé, mystérieusement, de la liste des émigrés. Qui sert-il, qui le protège ? Les Princes, des têtes de la Révolution ? Durant la Terreur, il se serait même montré près de l'échafaud, quand la " fournée " en valait la peine car il est doué d'un aplomb incommensurable ! Et il semblerait que pour lui aucune des contraintes, aucun des dangers créés par la Révolution ne l'ait gêné... un peu comme vous !

- Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ?

- Parce que c'est un faisan, un fabulateur assez génial et, tant qu'il ne s'approchait pas de vous, il était inutile de vous donner un souci supplémentaire. Tant qu'il se contentait de se faire des relations à travers l'Europe...

- Un proche de d'Antraigues, n'est-ce pas ? Je m'en souviens à présent...

Il revoyait, en effet, ce petit homme au visage pâle, aux joues creuses mais aux yeux pétillants sous de gros sourcils noirs. Un nez long, un menton en galoche n'arrangeaient pas les choses. Quelqu'un à cette époque avait dit qu'il avait l'air d'un juif portugais. Amusant d'ailleurs, assez spirituel, il semblait se donner à tâche de plaire un peu à tout le monde...

- C'est ainsi que l'on devient un agent double ! remarqua Le Noir. Et singulièrement dangereux si j'en crois ce qu'il y a là-dedans. Sous son perpétuel sourire il est cruel, implacable mais assez lâche. La guerre lui fait peur, c'est pourquoi il a jadis démissionné du régiment d'Auxerrois où il avait été admis. Il est venu ensuite à Paris et s'y est fait bien voir de l'archevêque de Bordeaux qui résidait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés : il a même épousé sa filleule à laquelle il a fait deux garçons avant de s'en désintéresser. Comme vous étiez en Espagne à l'époque vous n'avez rien su de tout cela, mais il se répandait beaucoup dans les milieux de finances.

- Nous nous sommes rencontrés ensuite parmi ceux qui gravitaient autour de la Constituante. Et j'en reviens à ce que je disais : lui et d'Antraigues se fréquentaient. Alors je pose la question : pour qui m'a-t-il enlevé le petit roi ? Pour le rendre à la Convention... sans doute contre une belle somme ? Ou bien l'amener à Monsieur ? Ce qui laisserait à ce pauvre petit peu de chances de vivre vieux...

- Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne suis pas dans sa tête, Dieu merci ! Cependant, tel que je connais le bonhomme, il doit avoir dans l'idée de le vendre au plus offrant...

Batz réfléchit un moment puis :

- Si vous ne pouvez répondre, qui, selon vous, le pourrait ?

- Barras bien sûr... et aussi cette fouine de Fouché qui semble en passe d'établir une sorte d'agence de renseignements à son seul profit. Ce qui prouve d'ailleurs qu'il est intelligent...

- Oh, je crois qu'il est plus que ça. Les quelques fois où j'ai pu le voir, j'ai eu l'impression de rencontrer maître Renard en personne... Je pense que j'essaierai d'abord Barras. Si pourri qu'il soit, il reste en lui quelque chose du gentilhomme, ce qui n'est pas le cas de l'autre !

Comme il se levait pour prendre congé, le vieil homme en fit autant et prit une de ses mains qu'il serra dans la sienne :

- Prenez garde tout de même ! Vous êtes toujours recherché et j'ignore en quelles dispositions se trouve Barras à votre sujet.

- Je crois bien que la seule façon de le savoir est de le lui demander, dit Batz en retrouvant soudain son sourire désinvolte. Et je pense qu'il m'écou-tera. Ou je me trompe fort ou il écoute toujours quand on lui parle argent...

En rentrant chez lui ce soir-là, Barras était de mauvaise humeur. Avoir abattu Robespierre ne suffisait pas à retrouver l'âge d'or et si la majorité du peuple avait laissé éclater sa joie et montré son soulagement, les turbulents faubourgs n'entendaient pas laisser leur échapper si vite une ère où leur violence avait fait la pluie et le beau temps. Le plus souvent la pluie, bien entendu. Ainsi, quelques jours plus tôt, Tallien avait échappé à un attentat tandis que l'on transférait en grande pompe le corps de Marat au Panthéon. D'où l'exaspération des gens dits normaux qui voyaient là un sacrilège, mais ce qui restait du club des Jacobins faisait de son mieux pour essayer de garder quelque puissance Or Barras, à mesure que passait le temps, se sentait de moins en moins jacobin. Ce qu'il voulait, c'était régner afin d'assouvir son inapaisable soif d'argent et de pouvoir...

Encore que son appartement de la rue Traversière-Saint-Honoré [ix], proche du Palais-Royal et des TUileries, fût agréable, il espérait bien, un jour pas trop éloigné, le troquer contre un palais. Le Luxembourg, par exemple, lui conviendrait assez, les anciens appartements du comte de Provence n'ayant guère subi de détériorations au moment où la famille royale était chassée des Tuileries livrées au pillage-Son souper achevé - qu'il avait pris seul par exception mais il ne détestait pas se retrouver au calme surtout après une journée agitée - il se délassait, assis au coin du feu dans une confortable bergère, un verre de vin d'Espagne à la main, ses longues jambes étendues devant lui. Il était tard. Botot, son secrétaire, était rentré chez lui depuis longtemps ; sa servante achevait la vaisselle avant de gagner sa mansarde. Au-dehors, la rue peu à peu retournait au silence. Il tira de son gousset la belle montre en or qui ne l'avait jamais quitté même durant ses campagnes des Indes et vit qu'il était onze heures. Le mystérieux visiteur annoncé par la lettre sans signature trouvée dans son antichambre le matin même n'allait plus tarder.

C'était en son honneur que Barras s'offrait cette soirée si peu conforme à ses habitudes. En recevant le billet il avait d'abord pensé n'en pas tenir compte mais le texte, court, avait éveillé sa curiosité : " Si le citoyen Barras est soucieux de sa fortune comme de celle de l'Etat, il sera seul chez lui ce soir, vers onze heures, et aura soin que sa porte ne soit pas fermée. " Pas de signature. L'écriture, élégante mais énergique, était celle d'un homme et Barras ne se souvenait pas l'avoir déjà vue. Il lui restait donc à attendre.

Le parquet de l'antichambre cria légèrement à l'instant précis où il remettait sa montre en place. Sans quitter son fauteuil, il se tourna vers la porte où s'encadrait déjà la silhouette mince d'un homme aux larges épaules et au port arrogant. Avec un haut-le-corps, Barras reconnut immédiatement ce visage brun aux traits accusés, au nez légèrement busqué, à la longue bouche mince au pli facilement ironique et aux yeux noisette pétillants d'insolence :

- Le baron de Batz ! s'exclama-t-il en se levant machinalement. Savez-vous que vous ne manquez pas d'audace ?

- Je ne crois pas en avoir jamais manqué, mais en avais-je tellement besoin pour venir chez vous, mon cher vicomte ?

D'un geste désinvolte, le visiteur jeta sur un fauteuil son long manteau gris à grands revers et son chapeau rond avant de s'approcher de son hôte :

- Vous nous avez bienheureusement débarrassés de Robespierre et de sa clique, continua-t-il. Ce n'est pas, je suppose, pour ressusciter leurs manières ?

- Vous êtes toujours recherché, vous savez ? fit Barras avec un sourire qui lui vint tout naturellement : ce diable d'homme avait quelque chose qui forçait la sympathie sinon l'admiration.

- Disons que c'est une erreur. Que me reproche-t-on ? D'avoir comploté pour une destruction dont vous vous êtes chargé et de souhaiter toujours qu'on en finisse avec une Convention qui vous encombre autant que moi ?

- C'est assez juste... A présent asseyez-vous et dites-moi le pourquoi d'une visite nécessitant une si grande discrétion ?

Sans cesser de sourire, Batz considéra un instant son hôte : près de six pieds, des yeux verts et perçants, des traits réguliers, un visage expressif auréolé d'une seyante chevelure blonde crêpelée, une bouche aisément sarcastique, une fraîcheur de teint et une vivacité dans les gestes : en vérité Barras approchait de la cinquantaine avec une grande prudence et on lui aurait donné facilement dix ans de moins.

- Parce que ce que j'ai à vous dire nécessite quelques précautions. Mais je ne veux pas vous faire languir et je dirai donc... que je viens vous parler de Louis XVII.

Les sourcils de Barras se relevèrent :

- Le petit Capet ? Que...

- Ne l'appelez pas comme ça ! gronda Batz. La mode m'en paraît largement passée et vous aimez à suivre les modes ! En outre, c'est une erreur et c'est vulgaire !

- Une habitude simplement et qu'il a bien fallu prendre si l'on voulait rester en vie, soupira Barras. Que voulez-vous savoir ?

- Où est-il?

- Mais... au Temple !

- Au Temple ?

- Mais oui, voyons ! fit Barras en détournant les yeux afin d'échapper au regard pénétrant de l'autre.

- Vous en êtes bien sûr ?

- Naturellement j'en suis sûr.

- Vous mentez !... Oh ne montez pas sur vos grands chevaux, je suis ici pour jouer cartes sur table et je veux savoir ce que vous avez vu quand vous avez fait ouvrir ce reclusoir médiéval où l'on avait osé emmurer un enfant de neuf ans. C'était au lendemain de Thermidor...

- Et alors ?

- J'ai dit : cartes sur table ! Moi, le 19 janviei dernier, j'ai enlevé l'enfant à la faveur du déménagement des Simon et je l'ai conduit en Angleterre... où il m'a été volé. Alors à vous de jouer maintenant ! Vous connaissiez le Dauphin. Dites-moi si c'est lui que vous avez vu ! Attention ! Je veux la vérité et sachez bien que je la saurai tôt ou tard. Cette vérité, je suis prêt non seulement à vous donner ma parole de gentilhomme que je la garderai pour moi mais encore à vous la payer. Ce prix-là !

D'une poche intérieure de son habit gris fer, Batz tira un petit sachet de peau dont il écarta les plis pour montrer, à plat sur sa main, un beau diamant légèrement bleuté où les flammes des bougies allumèrent des reflets magiques. Elles allumèrent aussi l'oil de Barras :

- D'où le sortez-vous ? souffla-t-il abasourdi.

- Peu importe ! Il pèse trente-sept carats. Il est à vous si vous voulez bien user de franchise avec moi. Il me faut votre parole de gentilhomme.

- L'honneur ne vous suffit pas ou bien doutez-vous du mien ? ricana Barras.

- C'est très galvaudé de nos jours. N'importe qui a une parole d'honneur. Les gentilshommes savent se reconnaître entre eux et je vous ai déjà donné la mienne.

Les yeux dans les yeux de son visiteur, le vicomte de Barras déclara fermement :

- Alors je vous la donne ! Et je vais vous dire la vérité.

Il remplit à nouveau son verre de vin d'Espagne, en versa un pour Batz, le lui tendit et s'assit en face de lui. Sur le guéridon placé entre eux le diamant mettait une note féerique, mais Barras s'abstint de le regarder.

- Au lendemain de Thermidor, le Comité de salut public me fit savoir que l'on parlait d'une évasion des enfants de Louis XVI qui étaient à présent sous ma responsabilité. Je me rendis alors au Temple de très bonne heure et je vis que l'on avait maçonné un poêle avec au-dessus une vitre formant guichet par lequel on passait ses aliments au petit prisonnier. Une porte existait encore mais elle avait été barricadée si soigneusement qu'elle valait un mur et que, pour en venir à bout, il fallut beaucoup de temps. Quand elle s'ouvrit sur un lieu tellement obscur que d'abord je n'y vis rien, une odeur affreuse me sauta au visage : crasse et excréments mêlés. Enfin j'aperçus l'enfant. Il était couché mais pas dans le lit qui avait été celui de son père : il était recroquevillé dans un berceau dont je ne sais trop ce qu'il faisait là. Le jour entrait à peine par-dessus les hottes de bois que l'on avait placées à l'extérieur des fenêtres cependant garnies de barreaux. Je le fis lever mais il n'y parvint qu'à grand-peine : ses genoux, ses chevilles et ses mains étaient enflés. La figure était pâle et bouffie, ses cheveux blonds collés par la saleté qui était partout dans cette geôle ignoble : débris d'aliments sur le sol avec des déjections, des puces et des poussières sur les deux couches. Lui-même était vêtu d'un pantalon et d'une veste en drap gris raides de crasse comme la chemise qui ne se souvenait plus d'avoir été blanche. Je lui demandais pourquoi il ne s'étendait pas plutôt dans le grand lit. Il me répondit, avec difficulté car il semblait avoir oublié l'usage de la parole, qu'il y avait moins mal... Les deux commissaires qui m'accompagnaient me demandèrent alors si je le reconnaissais et je dis que c'était bien lui, mais aussitôt je donnai libre cours à ma colère. Je ne sais plus de quels noms je les ai traités, ces bourreaux imbéciles, puis j'ai ordonné que l'on fasse venir un médecin, M. Dussaut, et d'autres si ce n'était pas suffisant ; que l'on nettoie cette porcherie, qu'on lave l'enfant qui me paraissait malade, qu'on l'habille de propre et qu'enfin, dès que ce serait possible, on lui permette de se promener dans le jardin...

A cet instant du récit, Batz qui avait écouté son hôte avec une passion où se mêlait une colère mal contenue, laissa tomber sa tête dans ses mains :

- La promenade, murmura-t-il. C'est donc bien lui que vous avez vu... Ce misérable l'avait ramené comme il le promettait !

- Quel misérable ? Vous savez de qui il s'agit ?

- Oui. fl s'appelle Montgaillard et vous le connaissez, peut-être ?

- Cette fripouille ? Bien sûr que je le connais ! Aux pires jours de la Terreur, il plastronnait dans Paris se disant sans-culotte irréprochable, mais je me suis toujours demandé si c'était pas un agent double. Vous venez de m'en apporter la conviction !

- Comment cela ?

- Oh, c'est simple : le malheureux gamin que j'ai vu au Temple n'était pas Louis XVII. Une certaine ressemblance sans doute mais ce n'était pas lui.

Batz ferma les yeux un instant, ne sachant trop s'il devait se réjouir de cette confirmation ou la déplorer :

- Donc il le tient toujours ! murmura-t-il. Où a-t-il pu l'emmener ? Pourvu qu'il ne l'ait pas...

- Tué ? Vous voulez rire ! Tel que je le connais, il a sans doute l'intention de le vendre au plus offrant : l'Autriche, l'Espagne...

- S'il était à Vienne ou à Madrid cela se saurait et l'un comme l'autre des deux gouvernements proclamerait sa présence pour attirer les dévouements et cesserait ces tractations commencées depuis la chute de Robespierre.

- Vous avez sans doute raison. Il doit le garder quelque part en attendant que les choses se décantent. Il veut voir de quel côté le vent va souffler. J'avoue que si j'avais un tel otage, j'agirais sans doute de cette façon : Louis XVII vaut une fortune !

- Alors il me reste à trouver Montgaillard ! Certainement en Europe ! Une aiguille dans une botte de foin !

L'oil toujours sur le diamant, Barras suggéra :

- Fouché, peut-être, pourrait vous en dire plus.

- Je ne vois pas comment, fit d'un ton un peu distrait Batz qui, persuadé maintenant que Montgaillard agissait en accord avec d'Antraigues, songeait déjà à rechercher le fil perdu. On dit qu'il se cache pour éviter de rendre des comptes sur les mitraillades de Lyon ?

- Non, il ne se cache pas, mais il se fait tout petit. Et il a de gros besoins d'argent. Je suis sûr qu'avec un peu d'or ou une petite pierre dans ce genre...

- Je ne suis pas le comte de Saint-Germain, coupa sèchement Batz. Je ne les fabrique pas...

- Bien loin de moi cette pensée, mais je vous assure qu'un... secours serait le bienvenu et vos fonds ne seraient pas si mal placés. Pour survivre il se livre à de discrètes enquêtes policières et il connaît très bien Montgaillard ! J'irais même jusqu'à dire que c'est sans doute lui qui le protégeait au temps où il présidait le club des Jacobins.

- Intéressant, cela ! admit le baron. Mais s'il est à ce point aux abois il penserait peut-être fructueuse ma livraison au Comité de salut public ? Ma tête est toujours mise à prix, je suppose ?

- C'est pourquoi j'apprécie votre visite chez moi à visage découvert, sourit Barras. Chez lui, il vaudrait mieux endosser une autre personnalité. Je sais que vous en avez toujours eu plusieurs à votre disposition et si vous pouviez me confier laquelle vous pensez adopter, je pourrais prévenir Fouché et vous éviter ainsi les méfiances de la porte qui chez lui peuvent prendre d'immenses proportions !

Batz réfléchit un instant puis se décida :

- Eh bien... annoncez-lui le citoyen Jean-Louis Nathey, horloger suisse habitant Neuchâtel.

- Excellente idée ! approuva Barras. La Suisse est un pays rassurant parce que prospère, paisible et indépendant. Pour peu que vous sachiez en prendre l'accent...

- Cela présente d'autant moins de difficulté pour moi que le citoyen Nathey existe et que je le connais bien, fit Batz, employant avec aisance l'accent traînant de cet ami.

- Bravo ! c'est d'une grande vérité, applaudit Barras. Tout devrait aller pour le mieux...

Batz prit sur la table le sachet de peau, le referma autour du diamant en tirant les cordonnets et lui tendit le tout :

- Alors, il me reste à vous remercier ! Mais avant de partir je voudrais vous demander comment vous avez trouvé la petite Madame Royale puisque, sans doute, vous êtes allé la voir elle aussi ?

- En effet tout de suite après le... En dépit de l'heure matinale, elle était habillée, son lit était fait et sa chambre balayée. J'avoue qu'elle m'a impressionné. Si jeune et si digne ! En outre, elle est ravissante... ou plutôt le serait avec une nourriture convenable et un peu de vie au grand air : elle a des plaques rouges sur la figure mais elle reste vive et alerte, m'a-t-elle dit, en faisant chaque jour de nombreux tours de sa chambre comme sa défunte tante le lui avait appris. Naturellement, pour elle aussi j'ai donné des ordres adoucissants...

- Je vous en remercie !

Batz avait repris son chapeau, son long manteau et se dirigeait vers la porte accompagné de son hôte. Au moment de se séparer, celui-ci lui tendit la main :

- Si vous retrouvez l'enfant, dites-le-moi. Cela pourrait infléchir ma politique de façon appréciable...

Puis, comme Batz fronçait involontairement le sourcil, il ajouta :

- Seulement cela ! Je n'ai pas besoin de savoir où vous le ferez résider. Mais tâchez de le mettre dans un lieu assez sûr, assez secret, où il pourra attendre en paix que son étoile se mette à briller.

- Vous le saurez, assura Batz en prenant enfin la main offerte. A vous revoir, vicomte !

- Quand il vous plaira, baron !

La femme rousse qui vint ouvrir était laide à décourager toute description : aucun de ses traits n'avait l'air à la bonne place et la peau était sans éclat mais si la mise était pauvre, elle n'en était pas moins propre et même soignée. Sachant à quoi s'en tenir, Batz ne douta pas un seul instant de son identité en dépit du tablier bleu qui l'enveloppait.

- C'est à la citoyenne Fouché que j'ai l'honneur de m'adresser ? demanda-t-il avec cette politesse un peu cérémonieuse que l'on pratiquait encore dans les provinces.

- Elle-même. Que veux-tu, citoyen ?

- Je m'appelle Nathey et je viens de Suisse. Le citoyen Barras m'envoie...

- Qu'est-ce que c'est, Bonne-Jeanne ? cria une voix enrouée dans les profondeurs du logement.

- Un citoyen suisse qui vient...

- Je suis au courant. Fais-le entrer !

La femme s'effaça pour que Batz pût pénétrer dans une minuscule antichambre ouvrant sur une petite pièce encombrée qui devait mettre à rude épreuve les talents ménagers de Bonne-Jeanne. Cela sentait aussi la misère, peut-être à cause de l'odeur de pharmacie et de l'enfant qui piaillait dans la chambre voisine. Les deux meubles principaux en étaient la table où devaient se prendre les repas et un petit bureau croulant sous les dossiers et paperasses où un homme était assis, enveloppé d'une veste en laine et d'un châle gris tricoté. La maigre figure aussi était grise et les yeux bordés de rouge comme le nez : l'ancien bourreau de Lyon devait être enrhumé. Cela s'entendait autant que cela se voyait et un liquide chaud fumait dans une tasse à portée de sa main. Il est vrai qu'en dépit d'un petit poêle qui faisait ce qu'il pouvait, l'atmosphère de ce logis était froide, humide et malsaine. A l'image de l'immeuble . une bâtisse étroite, décrépite et toute en hauteur de la vieille rue Saint-Honoré.

- Tu es le citoyen Nathey ? demanda Fouché du ton dont il eût conduit un interrogatoire.

- C'est bien moi, chantonna Batz plus vaudois que jamais en regardant autour de lui d'un air de douloureuse surprise. Et vous êtes le citoyen Fouché ? C'est difficile à croire. Il n'y a pas si longtemps...

- Les événements nous mènent et dans la vie les jours ne se ressemblent pas souvent. Que veux-tu de moi ?

- Je cherche un homme qui me doit de l'argent et le citoyen Barras m'a conseillé de venir ici. Il dit que vous savez beaucoup de choses sur beaucoup de gens...

- Certes. Un talent utile quand on veut conserver la vie dans des temps pénibles. De qui s'agit-il ?

Batz leva les yeux vers le plafond craquelé comme s'il attendait une inspiration divine et soupira :

- Il s'appelle Montgaillard. Il est venu chez moi, à Neuchâtel. Il disait avoir beaucoup d'amis dans votre Convention et il m'a parlé... d'affaires intéressantes. Je lui ai donné de l'argent... et puis il n'est jamais revenu. Comme c'était un noble, j'ai pensé que... qu'il avait peut-être eu des ennuis mais j'ai entendu parler de lui dans une auberge et pas comme d'un mort ! Alors je le cherche.

- Et il te doit beaucoup ?

- Pas mal ! Oh, je ne suis pas ruiné mais l'argent est difficile à gagner et une parole est une parole. Alors je voudrais bien le retrouver.

Fouché souleva ses paupières précocement fripées - il n'avait que quarante-cinq ans ! - et considéra la figure arrondie et empreinte d'une grande naïveté de son visiteur.

- Les recherches coûtent cher ! fit-il.

- Je veux bien payer. J'ai là d'ailleurs ce qu'il faut, ajouta " Nathey " en tirant de sa poche une bourse à travers les mailles de laquelle brillaient des pièces d'or. Pour un simple renseignement, cela devrait suffire ? conclut-il sur un ton nettement plus ferme. Et il posa la bourse devant Fouché.

- Un simple renseignement ? Lequel ?

- Où mon voleur se cache-t-il ? Est-il en France ? Une grimace qui pouvait ressembler à un sourire arqua les lèvres minces.

- Tu dis que tu le connais, tu es suisse et tu ne sais pas que, même s'il ne s'en est jamais beaucoup occupé, il a tout de même pris la peine d'installer sa femme et ses enfants dans ton pays ?

- Pourquoi est-ce que je devrais le savoir ? Parce que je suis un citoyen helvétique ?

L'ancien religieux nantais devenu professeur de physique à l'Oratoire de Paris avant d'abandonner la religion pour la politique, prit la bourse entre ses doigts et se mit à la tripoter.

- Parce que Neuchâtel n'est pas très loin de Baie, que Baie touche le grand-duché de Bade à quatre petites lieues de Rheinfelden.

- C'est là qu'est la famille ?

- Elle y était au début de l'année en tout cas et je ne vois pas pourquoi elle aurait déménagé. Quant à savoir si Montgaillard y est...

Il eut un geste évasif mais s'il avait livré cette piste on pouvait la croire bonne. Le faux horloger se leva.

- Eh bien, merci beaucoup, citoyen Fouché. Je pense que le renseignement vaut bien ceci...

Il prit l'air embarrassé comme s'il ne savait comment rompre l'entretien et faire ses adieux. Fouché alors se leva, le prit par le bras et le conduisit dans l'antichambre où une vieille pelisse tenait compagnie à un grand parapluie. Et il murmura :

- Je considère comme un privilège de vous avoir reçu... monsieur le baron de Batz. Aussi je voudrais vous donner encore un conseil.

- Lequel ? fit Batz sans plus songer à déguiser sa voix.

- Si vous trouvez Montgaillard, tuez-le ! Vous rendrez service à beaucoup de monde !

- Soyez sûr que je n'y manquerai pas ! Quant à vous, si vous réussissez à sortir de cette mauvaise passe, ajouta-t-il en désignant le décor misérable, je crois que vous... irez très loin !

- L'avenir nous le dira ! Bon voyage !

Le lendemain matin, Batz partait, à cheval, vers les frontières de l'est...

Neuf jours plus tard, il franchissait la porte du Rhin à Baie et, dédaignant l'hôtel des Trois-Rois qui était la principale auberge de la ville sur le bord du fleuve, il se rendit un peu plus loin, au Sauvage, proche de l'extraordinaire cathédrale aux murs sanguins sommés d'un toit en tuiles vernissées vertes et jaunes. Son choix n'était pas déterminé par le voisinage d'un édifice gothique riche en gargouilles, statues et autres ornements mais par la personnalité du patron, Emmanuel Walther Merian qui, depuis les débuts de l'émigration, était sans doute l'homme le mieux renseigné, non seulement de tout le canton mais d'une bonne partie de la Suisse et de la vallée du Rhin. Les courriers du comte d'Antraigues, l'ennemi juré du baron, relayaient chez lui, venant de Paris via Troyes ou gagnant la Vénétie via Lucerne et le Saint-Gothard. Si Montgaillard travaillait encore pour l'" Araignée de Mendrisio [x] " ou, comme c'était le plus probable, s'il ouvrait pour son propre compte, il y avait des chances pour qu'il soit passé par le Sauvage. En outre, les jeunes officiers du prince de Condé dont les troupes cantonnaient alors à Mulheim venaient plus volontiers s'attabler chez lui qu'aux Trois-Rois. Question d'atmosphère ! Et peut-être aussi de la qualité de ses vins de pays...

Batz connaissait bien Merian. Comptant nombre d'amis devenus autant de soutiens dans la région jurassienne, il était souvent venu chez lui avant l'incarcération du Roi au Temple et, depuis, il lui avait parfois envoyé son fidèle secrétaire et ami Devaux [xi]. Ce qui donnait la mesure de la confiance que l'homme lui inspirait. S'il voyait et entendait beaucoup, Merian parlait seulement à qui lui plaisait.

Lourd et flegmatique, ce n'était pas un homme démonstratif mais son sourire et l'éclair de plaisir qui brilla dans son oil bleu en dirent plus qu'un long discours :

- Herr baron ! Il y a si longtemps et il s'est passé tant de choses que nous ne savions plus s'il fallait prier pour vous ou espérer votre visite !

- Je suis vivant comme vous voyez, dit Batz en lui serrant la main. Malheureusement, il n'en va pas de même pour mon pauvre Devaux...

- Il est mort ?

- Oui... Le 17 juin dernier avec quelqu'un qui m'était infiniment cher et d'autres de mes amis. Dieu ait leur âme ! Vous avez une chambre pour moi ?

- Bien entendu... et une place à la table d'hôtes.

- Non s'il vous plaît : pas de table d'hôtes ! Je voudrais parler avec vous... quand vous en aurez fini avec le service bien sûr !

- Entendu. Que voulez-vous manger ?

- Que voilà une phrase agréable à entendre, alors qu'en France l'hiver s'annonce rude. Il paraît que pas loin, à Huningue, les soldats de l'armée du Rhin que commande Pichegru commencent à manquer de pain. Vous risquez des incursions...

- Ce n'est pas d'hier qu'elles se produisent. Et puis, ici nous ne sommes en guerre avec personne. Alors, qu'est-ce que je vous sers ?

- Une soupe au fromage, du cervelas aux pommes de terre et l'un de vos délicieux " lecker-lis [xii] ". Pour le vin, vous choisirez vous-même.

L'auberge se remplit bientôt d'un brouhaha joyeux. De sa fenêtre Batz vit, en effet, arriver des soldats aux uniformes fatigués et pensa que la forteresse de Huningue dont, avant Baie, il avait aperçu les murs hérissés de canons, devait avoir autant de trous qu'un gruyère. En homme qui savait le prix des choses quand on va au-devant du danger, il savoura son repas arrosé d'un gai vin de Neuchâtel puis alluma sa pipe et attendit son hôte.

Celui-ci vint vers dix heures du soir, nanti d'une bouteille de kirsch et de verres. Les deux hommes trinquèrent puis Batz invita l'hôtelier à s'asseoir en face de lui de l'autre côté de la cheminée et remit lui-même une bûche dans le feu.

- Connaissez-vous un certain comte de Montgaillard ? fit-il.

- Oh, oui... S'il m'est permis, je dirais que je ne l'aime guère.

- Moi non plus et j'ai pour cela les meilleures raisons. On m'a dit que sa famille habite non loin d'ici, à Rheinfelden...

- En effet mais elle n'y vit pas dans le luxe. La comtesse et ses deux enfants habitent une petite maison près du Rhin. Les garçons ont aussi un précepteur, l'abbé du Montet...

- Un précepteur quand on a du mal à joindre les deux bouts ?

- Oh ! il ne coûte guère à Mme de Montgaillard, pour la bonne raison qu'il n'est jamais là. Toujours pendu aux basques du mari qu'il suit partout...

- J'ignorais ce détail. Savez-vous si Montgaillard est à Rheinfelden ?

- Il y est, et même en assez mauvais état.

- Tiens donc ! Et comment en avez-vous eu connaissance ?

- Parce que je l'ai vu. Il est arrivé ici il y a presque trois semaines couché dans une voiture que l'abbé du Montet conduisait à bride abattue en réclamant un médecin.

- Pourquoi ici au lieu d'aller droit à Rheinfelden ? C'est tout près.

- Parce qu'à Rheinfelden, il n'y a pas le docteur Wehr qui est une sorte de magicien. Montgaillard avait reçu un coup de pistolet dans la poitrine ; il brûlait de fièvre mais il était conscient et même furieux en dépit de son état. Une sorte de rage semblait l'habiter et aussi la volonté de tenir jusqu'à ce qu'il arrive entre les mains de Wehr. On l'a couché dans cette chambre qui est un peu à l'écart comme vous pouvez le remarquer. C'est là sur la table que le médecin a extrait la balle et donné les soins nécessaires. Je dois dire qu'il a été courageux, le Montgaillard ! En dépit d'une solide dose d'opium, la sueur lui coulait du front comme une rivière tandis que ses dents s'incrustaient dans un barreau de chaise. L'opération a réussi et, il y a une petite semaine, l'abbé du Montet l'a ramené chez lui avec la permission de Wehr mais, à mon avis, le blessé en a encore pour un bout de temps avant de courir les routes.

- Vous a-t-on dit où et comment il avait été blessé ?

- En Forêt-Noire, des brigands auraient attaqué sa voiture ! C'est tellement classique comme explication que c'est comme s'il n'avait rien dit. D'autant qu'ils n'ont pas été bien gourmands, les brigands : il avait toujours sa bourse et elle semblait bien garnie...

- Et il était seul avec ce prêtre ?

- Absolument. Il n'y avait même plus de cocher puisque c'était l'abbé qui menait. Il avait d'ailleurs l'air de s'y connaître.

- Rien de bien étonnant ! C'est fou ce qu'une révolution peut développer les facultés des gens ! Encore un mot, mon cher Merian... et s'il vous plaît, encore un verre de votre délicieux kirsch !

- Avec joie ! C'est moi qui le fais, répondit l'aubergiste en resservant son client. Que voulez-vous savoir ?

- Si vous pouviez m'apprendre où se situe au juste dans Rheinfelden, la maison de Montgaillard, vous me rendriez un signalé service. Mais au fond il n'y a aucune raison pour que vous le sachiez...

- ... et aucune non plus pour que je ne le sache pas ! Le... comte m'avait demandé d'envoyer un valet pour prévenir son épouse de sa venue. Il s'agit d'une maison entourée d'un jardin donnant sur le fleuve, près la Messerturm ou tour du Couteau. Il y a des murs blancs et un grand toit rouge foncé... C'est la première sur le chemin des salines [xiii]. Voulez-vous que je vous donne ce valet pour vous accompagner ?

- Surtout pas, mon cher Merian, surtout pas ! Je ne souhaite aucun témoin pour l'entrevue que je veux avoir avec ce gentilhomme de pacotille !

- Comme il vous plaira, mais vous savez que ma maison comme moi-même sommes à votre service.

- J'en suis certain, mon ami, et croyez que j'apprécie votre aide à sa juste valeur...

Fatigué par son voyage, Batz s'accorda une bonne nuit d'un repos d'autant plus serein qu'il savait à présent son ennemi immobilisé. Il était certain de trouver le prédateur au nid et ceci le consolait un peu de cela car de nombreuses questions demeuraient sans réponse, dont les principales étaient : qui avait attaqué Montgaillard et pourquoi ? Et qu'avait-il fait du petit roi ?

Au matin, il se leva vers neuf heures et fit savoir à Merian qu'il ne quitterait pas sa chambre avant le soir. Le Sauvage était fréquenté par trop de gens disparates, voire dangereux, pour qu'il prît le risque de s'y faire reconnaître. Il resta donc tranquillement chez lui, s'y fit servir et occupa son temps avec la lecture des gazettes locales sans y trouver matière à intérêt. Au-dehors le temps menaçait neige et un vilain ciel gris-jaune couvrait la ville. Le froid était vif et Batz trouva quelque plaisir à passer sa journée les pieds sur les chenets. Evidemment, la nuit serait moins confortable...

Elle vient tôt en hiver. A quatre heures elle tombait déjà. Batz s'habilla chaudement, vérifia ses armes : le chargement des deux pistolets glissés dans sa ceinture, le jeu facile de son épée dans le fourreau. Enfin, il boucla son léger bagage composé de deux sacoches et fit appeler l'aubergiste tout en demandant que l'on selle son cheval. Merian apparut presque aussitôt et Batz remarqua tout de suite le pli soucieux de sa rude figure.

- Que se passe-t-il ?

- Je ne sais pas si cela présente une importance quelconque pour vous, monsieur le baron, mais un certain Lemaître s'est arrêté ici tout à l'heure pour prendre un repas et faire soigner son cheval qui boitait. Pas grand-chose d'ailleurs : une pierre coincée sous un fer... Je crois me souvenir que c'est l'un des agents du comte d'Antraigues.

- Vous vous souvenez à merveille. Et que fait-il à présent ?

- Il a soupe, retenu une chambre pour la nuit en précisant qu'il rentrerait sans doute tard, puis il a demandé un cheval frais et il est parti il y a environ un quart d'heure.

- Savez-vous de quel côté ?

- Il suit le Rhin en direction de l'est.

- Celle de Rheinfelden ?

- Exactement. Vous pensez que...

- Je ne pense rien du tout, mon ami. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que d'Antraigues et Montgaillard soient acoquinés. Tous deux sont originaires du Languedoc et je ne suis pas certain qu'ils n'aient pas été à l'école ensemble à Sorèze. Eh bien, si Dieu le veut, j'aurai peut-être cette nuit l'occasion de faire d'une pierre deux coups. Depuis le 21 janvier 1793 j'ai un compte à régler avec le sieur Lemaître. On ne l'a guère vu en France, depuis...

- Le 21 janvier ? Le jour de la mort...

- Du Roi ! Oui. Si nous n'avons pas réussi, mes amis et moi, à l'arracher à l'échafaud, c'est en grande partie la faute de ce Lemaître de malheur. J'avais eu l'imprudence de le croire un ami et de le recevoir chez moi comme tel ! L'un de mes pires souvenirs, Merian ! J'ai juré sa mort...

- Prenez garde, monsieur le baron ! Baie fourmille d'espions de tous les camps. Cet homme en compte sans doute plusieurs au nombre de ses connaissances et il se peut qu'il aille à un rendez-vous !

- Nous verrons bien ! Au fait, sauriez-vous si d'Antraigues est toujours à Venise ?

- Non. Il est à Vérone auprès du régent de France. Quant à savoir ce qu'il y fait...

- Sa cour, mon ami, dans l'espoir qu'un jour cette régence qui aurait dû être exercée par notre pauvre Reine se changera en titre royal et que Mgr le comte de Provence deviendra le roi Louis XVIII... Ce qu'à Dieu ne plaise ! En attendant, il faut que je retrouve le bout du fil que l'on m'a rompu. A bientôt, ami Merian ! Si les choses se passent comme je l'espère, je reviendrai demain matin.

Batz assena une tape vigoureuse sur l'épaule de l'aubergiste et descendit rejoindre son cheval.

CHAPITRE V " ... ROHAN SUIS !... "

Quatre lieues séparaient Baie de l'ancienne ville d'Empire de Rheinfelden dont les deux parties s'élevaient de part et d'autre du Rhin mais qui appartenait alors en totalité au grand-duché de Bade. Le baron, comme celui qu'il suivait, aurait donc à passer une frontière mais il s'en souciait peu sachant qu'il n'y aurait guère de surveillance aux abords de la cité. Il la connaissait assez pour savoir que les relations entre les deux pays étaient excellentes et que, surtout de nuit et par temps de neige, les factionnaires avaient plutôt tendance à rester au chaud dans leur poste.

Il ne neigeait pas beaucoup et la mince couche blanche répandue sur le sol ne résisterait pas longtemps. Elle avait au moins l'avantage de préciser le paysage de collines souvent abruptes d'où surgissait parfois la silhouette hautaine et mélancolique d'un vieux burg à demi ruiné. Le temps des farouches burgraves qui ne permettaient à aucun voyageur de passer le fleuve sans prélever leur dîme n'était plus. Ils semblaient seulement destinés à retenir sur leurs épaules fatiguées le déferlement de la Forêt-Noire qui s'écroulait là, entre Baie et Constance. La nuit se piquetait de petites flammes allumées dans les fermes éparpillées par une main géante. Parfois autour d'un clocher blanc qui s'effilait en une longue pointe. Au-dessus, les grandes vagues de sapins inscrivaient en noir leur promesse de mystérieuses profondeurs.

Bien reposé et bien nourri, le cheval de Batz dévorait la route avec une allégresse réconfortante qui trouvait un écho dans le cour de son maître. Dès l'instant qu'il savait où trouver son gibier, le chasseur sentait lui revenir sa joie de vivre. Il avait erré trop longtemps dans les ténèbres, cherchant à tâtons un chemin invisible, pour ne pas retrouver sa confiance en soi... Ce soir il aurait des nouvelles de son petit roi perdu, dût-il les arracher par la violence de la gorge d'un mourant ! Bientôt, après le village d'Augst, les tours de Rheinfelden et ses murailles médiévales apparurent au bout de la route. Quittant le bord du fleuve, le cavalier choisit de les contourner, ce qui lui éviterait un possible factionnaire assoiffé de zèle. La maison de Montgaillard était de l'autre côté de la cité, sur le chemin des salines. Cela lui prit un peu de temps mais enfin, il l'aperçut, telle qu'on la lui avait décrite, avec un jardin s'achevant en terrasse sur le Rhin.

C'était une grosse bâtisse ressemblant à beaucoup d'autres dans la région : un grand toit et de petites fenêtres dont plusieurs, au rez-de-chaussée, étaient éclairées. L'endroit étant un peu écarté, les volets étaient tirés mais leurs découpes naïves laissaient passer l'éclairage intérieur. Batz mit pied à terre sans bruit puis, tenant son cheval aux naseaux pour l'empêcher de hennir, il le conduisit à l'abri d'un auvent où il l'attacha :

- Sage ! souffla-t-il en flattant l'encolure du bel animal. Il se peut que j'en aie pour un moment...

En s'approchant, Batz vit qu'un autre cheval était attaché près de la porte protégée par un petit porche et sourit : Lemaître, très certainement ! Se pouvait-il que le Destin lui livre deux proies en une seule fois ? Il caressa les crosses polies de ses pistolets, s'assura une dernière fois du libre jeu de son épée et avança doucement vers la porte. Se montrant toujours d'une extrême exigence sur la qualité et la souplesse de ses bottes, il pouvait marcher sans faire le moindre bruit et alla vers la fenêtre la plus éloignée du cheval. En grimpant sur l'entablement, il amena son oil à la hauteur de la découpe qui lui montra une salle meublée de façon rustique où une servante aux nattes tressées d'un ruban noir avec un corsage orné de chaînes d'argent regardait avec réprobation un petit abbé rondelet qui, encore à table, n'en finissait visiblement pas de déguster son dessert alors que les autres convives n'étaient plus là. Où pouvaient-ils bien être ?

Avec précaution, Batz explora les fenêtres voisines qui lui offrirent seulement le côté de la pièce où trônait le poêle de faïence vernie... Levant alors la tête, il chercha le moyen d'approcher les ouvertures de l'étage où filtrait une lueur jaune et revint vers le coin de la maison où se tordait le tronc vigoureux d'un lierre. Il entreprit de l'escalader en évitant de trop froisser les feuilles pour ne pas être entendu. Cela lui prit un moment, d'autant que la neige trempait et glaçait ses mains au travers des gants, mais enfin il put voir ce qui se passait dans cette chambre. Cette fois, il avait trouvé ce qu'il cherchait : deux hommes. L'un blafard, le teint cireux en dépit des rouges marques de la fièvre, était couché dans un lit, étayé par plusieurs oreillers : c'était Montgaillard. L'autre qui se tenait debout auprès de lui était Lemaître et Batz put constater que l'harmonie n'avait pas l'air de régner entre eux. Malheureusement la pièce était grande et, en dépit de son attention passionnée, le baron n'entendait pas ce qu'ils se disaient. Ce que Lemaître disait plus exactement car Montgaillard, agrippé des deux mains à son drap qu'il remontait jusqu'à son menton, ne soufflait mot et semblait décidé à s'en tenir là, laissant l'autre vociférer à son aise. Lemaître criait même si fort que Batz perçut certains éclats de voix :

- ... sert à rien de vous entêter ! Attitude grotesque... à moitié mort... d'Antraigues veut savoir...

La tempête vocale attira bientôt une jeune femme blonde coiffée d'un bonnet " à papillon " et modestement vêtue de sombre. Elle se précipita entre son époux et le furieux à qui elle désigna la porte d'un air déterminé qui finit par en avoir raison, d'autant plus que, de l'autre main, elle braquait sur lui un pistolet. Lemaître, devinant sans doute qu'elle n'hésiterait pas à tirer, finit par se calmer et abandonna la position. Batz l'entendit cependant vociférer :

- Je reviendrai mais pas tout seul ! Il faudra bien qu'il parle !

Comprenant que l'homme allait sortir, Batz dégringola de son lierre et retourna vers la porte du jardin. Il vit Lemaître sortir de la maison, détacher son cheval et le mener par la bride jusqu'à la barrière donnant sur la route et qu'il lui fallait ouvrir. C'est là que Batz l'attendait : au moment où l'autre allait se mettre en selle, il surgit soudain devant lui, un pistolet au poing :

- Un moment s'il vous plaît ! fit-il avec une politesse gouailleuse. Il y a longtemps que je vous cherche et la place m'est heureuse à vous y rencontrer, ajouta-t-il avec un sourire de loup.

La surprise, de toute évidence, était totale :

- Le baron ?... Ici ?...

- Et pourquoi pas ? Vous y êtes bien, vous. Lâchez cet animal et venez un peu par ici ! Nous avons à causer...

- Je n'ai rien à vous dire.

- Oh que si ! On se dépêche ! Notez que si vous refusez la conversation je vous tue tout de suite et tout sera dit. Je n'ai pas besoin d'apprendre ce que vous veniez faire ici. Je le sais et suis encore bon de vous donner une chance de vous expliquer.

- Si vous avez décidé de me tuer, faites-le !

- Je n'aime pas tuer un homme sans défense et vous avez une épée. Nous nous battrons... là ce sera très bien, ajouta Batz en désignant le bord herbu du fleuve. Cela évitera les frais de funérailles !

- Et si moi je ne veux pas me battre ?

- Alors j'en reviens à ma première idée et cette fois sans hésiter puisque vous joignez la lâcheté à la trahison !

Sous la double injure, Lemaître grinça des dents :

- Traître à qui ? A vous ? C'est sans importance...

- C'est possible... encore que dans ce cas on n'accepte pas l'hospitalité d'un homme, mais vous êtes traître au Roi mort à cause de vous !

- De moi... ou de sa stupidité ? En outre, il n'était pas mon roi. Le mien, c'est celui qui sera Louis XVIII...

- S'il en a le temps, gronda Batz. Et maintenant, misérable, tire ton épée et viens te battre ! Je compte jusqu'à trois. Un... deux...

Il n'eut pas à compter trois. Lemaître avait sorti son arme et se dirigeait vers l'endroit choisi par le baron. Celui-ci remit son pistolet à sa ceinture. L'instant suivant tous deux tombaient en garde.

- On n'y voit rien ! se plaignit Lemaître.

- Vous trouvez ? Moi j'y vois parfaitement. Auriez-vous la vue faible ? Allons, défendez-vous !

Le combat s'engagea, furieux, mais il fut vite évident qu'il était inégal. Batz n'était pas pour rien du même sang que d'Artagnan et il était peut-être la meilleure lame de France.

- Seigneur, s'écria-t-il en riant, vous tenez votre épée comme un cuisinier sa broche ! Rien d'étonnant à ce qu'un duel ne vous tente guère. C'est pourtant votre seule chance... Allons, du nerf!

Sous la raillerie l'ancien avocat au parlement de Normandie se laissa emporter par la colère et Batz essuya deux ou trois attaques pas trop maladroites. Jugeant alors que l'affaire avait assez duré, il se fendit en se baissant avec une rapidité fulgurante et son épée s'enfonça dans le corps de l'autre qui, avec un cri étouffé, chancela et s'abattit dans l'herbe enneigée. Mais il n'était pas mort et Batz répugnait à l'achever. Il le haïssait, sans aucun doute, mais c'eût été se déshonorer à ses propres yeux que lui assener le coup de grâce... comme de le faire basculer dans le fleuve. Alors, il alla chercher le cheval de Lemaître, mit celui-ci en selle en l'attachant avec les rênes et claqua la croupe de l'animal :

- A Dieu de décider s'il doit vivre ou mourir ! murmura-t-il. A l'autre maintenant !

Et il revint vers la maison où personne n'avait bougé, où tout était comme à la sortie de Lemaître. Il la regarda un moment, hésitant sur ce qu'il convenait de faire en songeant qu'il serait sans doute difficile de faire parler Montgaillard. Il l'avait vu tout à l'heure résister aux menaces de son visiteur et il imaginait mal de soumettre un grand blessé à un traitement suffisamment douloureux pour lui délier la langue. En outre, il fallait compter avec le pistolet de la dame et peut-être aussi avec l'abbé du Montet qui mangeait tout à l'heure de si bon appétit. Ce n'était pas aisé d'investir seul une maison qui n'était pas tout à fait sans défense.

C'est alors que le Ciel vint à son aide : la porte s'ouvrit et l'abbé du Montet parut, une pipe au bec. Il s'arrêta un instant sur le seuil, regardant le ciel et se frottant doucement l'estomac. Il éprouvait visiblement le besoin d'aider par quelques pas une digestion un peu difficile. La neige ayant cessé de tomber et le temps n'étant pas trop froid, il descendit le jardin, poussa la barrière et se dirigea vers l'endroit précis où les deux hommes s'étaient battus précédemment. Dissimulé sous un bouquet d'arbres qui poussaient un peu plus loin, Batz le regardait approcher avec une intense jubilation : celui-là était en parfait état et le fait qu'il soit un prêtre ne l'arrêta pas longtemps. Après avoir mis sa conscience en repos au moyen d'un rapide signe de croix, Batz bondit sur le petit abbé, l'empoigna et le ramena dans son repaire en prenant bien soin de lui fermer la bouche d'une main vigoureuse. Arrivé à destination, il jeta sa proie à terre et remplaça sa main par son mouchoir roulé en boule tout en appuyant son genou sur le ventre de sa victime pour l'empêcher de bouger.

- Là ! fit-il avec satisfaction. A présent nous allons parler ! Croyez bien, l'abbé, que je suis désolé de vous faire subir un traitement un peu désagréable, mais mes intentions sont pures et ne visent nullement à vous envoyer vers le Seigneur plus tôt que prévu...

- Hon... hon... hon ! émit sa victime en roulant des yeux blancs exorbités.

- Vous avez raison, sourit Batz. Il est ardu de parler avec un bâillon et je suis tout prêt à vous l'enlever si vous promettez de ne pas crier. D'ailleurs je suis bien sûr qu'en regardant ceci vous saurez vous montrer raisonnable, ajouta-t-il en lui mettant le pistolet sous le nez. Alors, j'enlève le mouchoir et je vous rassure tout de suite : il n'avait pas servi.

- Hon, hon hon... répéta du Montet en hochant affirmativement la tête. Puis il ajouta une fois libéré : " Me direz-vous ce que vous me voulez ? Je suis prêtre et ce n'est pas une manière de traiter un homme de Dieu... "

- Vous ne pensez pas qu'un homme de Dieu qui participe à un enlèvement n'agit pas tout à fait sous influence divine ? ..

- Un enlèvement ?

- Vous savez très bien de quoi il est question, mais pour l'instant mon propos n'est pas de revenir là-dessus. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir dans quelles circonstances votre précieux maître a été blessé ?

- Il n'y a pas là grand mystère : nous traversions la Forêt-Noire quand des brigands nous ont attaqués et dévalisés. M. le comte a été blessé en nous défendant...

- Attaqués et dévalisés ? Savez-vous que le mensonge est un grand péché, monsieur l'abbé ?

- Je ne mens pas !

- Allons, allons ! Qu'on vous ait attaqués je le veux bien, niais dévalisés c'est faux. Ou alors expliquez-moi comment vous avez pu arriver au Sauvage avec une voiture que vous meniez vous-même, vos bagages intacts et la bourse pleine... Alors il va falloir trouver autre chose !

- Vous... vous ne pourriez pas ôter votre genou ? Il me comprime douloureusement le gaster et...

- La gourmandise aussi est un péché et je vous ai vu à l'ouvre tout à l'heure ! A confesse vous en aurez bien pour trois ou quatre chapelets.

Puis, abandonnant le ton du badinage pour celui de la sévérité, Batz reprit sans bouger d'un pouce :

- Ecoutez-moi bien, l'abbé ! Vous savez qui je suis puisque vous étiez de ceux qui m'ont mis à mal à Chatsworth...

- Non ! Non, Dieu m'est témoin que je n'y étais pas... Je... j'attendais au port...

- A Skegness, tout seul ?

- Non... à Zeebrugge.

- C'était prudent. Ensuite ? Où êtes-vous allés ?

Du Montet serrant les lèvres comme pour empêcher les paroles de les franchir, la voix de Batz se fit plus dure :

- Il va falloir parler, l'abbé. Je suis gentilhomme et vous le savez, mais j'ai besoin de savoir et sur mon honneur, je n'hésiterai pas à vous faire souffrir si vous ne vous décidez pas. Et vite ! ajouta-t-il en pesant plus lourdement sur sa victime qui eut une sorte de râle :

- Je... je vais vomir !

- Cela aurait l'avantage de vous soulager cependant comme je déteste être souillé, je vais trouver autre chose, reprit-il en déplaçant son genou tout en tirant un poignard qui vint remplacer le pistolet.

- Non... Non, je vous en prie ! Au nom du Seigneur !

- Ne le mêlez pas à cette histoire sordide. Où êtes-vous allés après Zeebrugge ?

- Un château près de... Malines où M. le comte a des intelligences. Nous y sommes restés plusieurs mois.

- Pourquoi ?

- L'enfant était malade. Il avait besoin de soins. Je m'en suis occupé pendant que M. le comte retournait en Angleterre. Quand il est revenu tout allait bien et nous avons repris notre route...

- Vers où ?

- Vers ici même. M. le comte pensait que dans sa maison et mêlé à ses enfants, le...

- Le Roi ! Osez donc le dire ! jeta Batz méprisant.

- Le Roi serait mieux caché. Quelqu'un a dit : " Les secrets gardés par la lumière sont de tous les mieux cachés... ".

- Belle phrase et grande parole mais il apparaît que vous n'avez jamais réussi à l'amener ici. Alors que s'est-il passé au juste dans... la Forêt-Noire ? Allons, respirez un peu, mais surtout restez couché commanda Batz en se relevant et en reprenant son pistolet.

L'abbé poussa un soupir de soulagement et recommença à se frotter le ventre en grimaçant.

- Encore un petit effort ! encouragea Batz. Nous y sommes presque.

- Je ne pourrais pas m'asseoir ?

- Si vous voulez mais un mouvement de trop et vous êtes mort. D'ailleurs avec cette bedaine vous ne devez pas courir bien vite.

- Merci ! Voilà ce qui s'est passé. Nous faisions réparer une roue à Bad Krozingen, à trois lieues sous Fribourg, et il y avait là des soldats qu'à leur uniforme gris et au brassard blanc porté au bras gauche et orné de trois fleurs de lys noires, nous avons reconnus comme appartenant à l'armée du prince de Condé. Avec eux deux chevaliers de la Couronne qui en sont l'avant-garde... Un jeune officier les commandait, que M. le comte n'avait pas encore aperçu parce qu'il s'occupait à faire presser la réparation, mais l'enfant, lui, l'avait vu. Il faut dire que ce jeune homme portait le cordon bleu sur son uniforme. L'enfant a sauté de la voiture et couru vers lui :

- " Mon cousin, a-t-il crié, reconnaissez-moi et sauvez-moi ! Je veux être avec vous... " Ce jeune homme était le duc d'Enghien...

- Et il l'a reconnu ?

- Sans hésiter, et au grand dam de M. le comte qui tenta d'expliquer qu'il s'agissait d'une erreur, d'une ressemblance... que l'enfant était son fils dont la maladie récente avait dérangé l'esprit... Rien n'y a fait ! Le petit citait des lieux, des jours mais il n'en avait même pas besoin : le siège du prince était fait : il déclara à M. le comte qu'il allait conduire son " cousin " au prince de Condé [xiv] et qu'il invitait le prétendu père à le suivre pour répondre de sa conduite. Alors M. le comte a pris feu et s'est mis en colère, il voulut reprendre l'enfant de force et même, dans sa fureur, il a levé un poignard sur le jeune duc. Un des chevaliers de la Couronne a fait feu... Ensuite on m'a aidé à mettre le blessé dans la voiture et je suis monté sur le siège parce que notre cocher, peu désireux d'être pris entre deux feux, avait choisi la fuite. La roue était réparée par chance et nous avons pu prendre le large. J'ai entendu le duc donner l'ordre de ne plus tirer ! Vous savez le reste !

- Cette reconnaissance est incroyable ! murmura Batz. Le Dauphin n'avait pas cinq ans lorsque le prince de Condé et sa famille ont quitté la France ! Et ils se sont reconnus ?

- Oui. La dernière fois qu'ils se sont vus, c'était dans de telles circonstances - quand la foule a ramené la famille royale de Versailles à Paris - que l'image de ce jeune prince de dix-sept ans qui lui avait parlé avec tant de gentillesse est restée gravée dans son esprit... Peut-être faut-il aussi y voir la main de Dieu ?

- Pour un de ses serviteurs, vous auriez dû vous apercevoir plus tôt que votre Montgaillard ne faisait pas partie du troupeau ! J'espère... qu'il n'a jamais malmené Sa petite Majesté ?

- Malmené non, je ne l'aurais pas permis, mais il était sévère, parfois désagréable, et semblait ne pas très bien savoir ce qu'est un enfant de dix ans...

- Je comprends que le petit ait saisi l'occasion qui s'offrait à lui... Eh bien, mon cher abbé, je vous rends votre liberté. Vous pouvez, au choix, achever votre promenade ou rentrer vous coucher ! En tout cas, inutile de raconter ce qui vient de vous arriver. Cela risquerait d'augmenter la fièvre de votre cher malade. Vous ne m'avez jamais vu ! Pour ma part je resterai coi sur notre agréable entretien...

- Je ne dirai rien. C'est préférable ! fit l'abbé en s'ébrouant. Mais je vous préviens que d'autres s'intéressent à l'affaire et que M. le comte va vivre ces jours à venir sous une menace...

- Eh bien, qu'il s'en arrange ! Je vous souhaite une bonne nuit, l'abbé !...

Heureux soudain comme un collégien, Batz alla chercher son cheval et partit au pas pour ne point éveiller les échos de la nuit. Quand il fut assez loin, il mit au galop et reprit joyeusement le chemin de Baie et du Sauvage. Que Montgaillard et Lemaître meurent ou survivent lui était profondément égal, à présent qu'il savait son petit roi parvenu précisément là où il voulait l'amener : sous l'égide de ce loyal soldat, de ce grand seigneur qu'était le prince de Condé. Demain il se rendrait auprès de lui.

Il était déjà loin de Rheinfelden quand, soudain, il se dressa debout sur ses étriers, arracha son chapeau qu'il brandit en l'air et, de toute sa voix, cria comme un défi à la nuit :

- Vive le Roi !

Seuls le hululement d'un hibou et le froissement du fleuve lui répondirent...

Après sa nuit passée à cheval, Batz avait besoin de récupérer et dormit une partie de la journée au grand dépit de Merian qui brûlait de curiosité, partagé entre la joie de l'avoir vu revenir vivant et le désir d'en savoir davantage sur ce qu'il était allé faire à Rheinfelden. Vers la fin du jour, il n'y tint plus : empoignant un cruchon de munchensteiner et deux verres, il grimpa chez son pensionnaire, frappa et trouva celui-ci occupé à se raser.

- On ne vous a pas vu de la journée, monsieur le baron. J'étais inquiet...

- ... et vous m'apportez de quoi me réconforter ? Excellente idée, mais rassurez-vous, tout va bien !

- Vous... n'avez pas eu d'ennuis ?

Il fallait que Merian, si discret, fût vraiment inquiet pour poser une question de ce genre. Batz le comprit, plongea son visage dans la cuvette pour ôter les restes de savon, s'essuya et déclara avec un grand sourire :

- Non. Tout va très bien. Le cher Montgaillard est vraiment en piteux état, quant à votre autre client, je serais fort étonné qu'il fît parler encore de lui... ou alors dans un long moment. Mais pourquoi êtes-vous soucieux ?

- Un groupe de cavaliers s'est arrêté ici hier soir, après votre départ. Ils voulaient manger, boire et, pour ce que j'ai pu comprendre, ils attendaient quelqu'un et ne sont partis que lorsque je leur ai fait savoir qu'il me fallait fermer. J'ai entendu l'un d'eux dire : " Allons au second point de ralliement... " et ils s'en sont allés.

- De quel côté ?

- En suivant le bord du fleuve vers Rheinfelden...

- Moi, en tout cas, je ne les ai pas rencontrés. Mais buvons puisque vous avez pris la peine de m'apporter ceci !

Les deux hommes trinquèrent, burent et Batz fit claquer sa langue sans faire preuve d'un souci d'élégance excessif :

- Vous avez toujours su choisir vos vins, mon cher Merian. Celui-là est délicieux, parfumé...

- Et il ne monte pas à la tête. Est-ce que je ferai monter le souper comme hier ?

- Ma foi non. J'ai envie d'entendre ce qui se dira à votre table d'hôtes. Qu'attendez-vous ce soir ?

- La diligence de Berne. En dehors... je ne sais pas trop. C'est selon l'humeur de mes habitués. Un ou deux officiers de Huningue peut-être ?

- Et personne de chez le prince de Condé ?

- Je ne crois pas. Monsieur le Prince [xv] aurait quitté Mulheim pour rejoindre à Fribourg Mme la princesse de Monaco. Elle serait souffrante...

- Je n'arriverai jamais à comprendre d'où vous tirez toutes ces nouvelles, s'écria Batz en riant. Vous êtes mieux informé que les gazettes ! Alors, vous qui savez tout, sauriez-vous m'apprendre où se trouve le jeune duc d'Enghien ? Lui au moins est à Mulheim ?

- C'est possible mais ce n'est pas certain. Au mois de janvier dernier, le duc est tombe gravement malade et on l'a transporté à Ettenheim chez le cardinal de Rohan qui a paraît-il un médecin remarquable...

- Ce n'est tout de même pas Cagliostro ? Il a disparu complètement, celui-là ?

- Non, c'est un médecin suisse dont j'ai oublié le nom. Or, dans la maison du cardinal vit sa nièce, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Elle est, dit-on, très belle. Elle a soigné le jeune duc et...

- ...et l'amour est entré en même temps que revenait la santé. Alors, dès qu'il lui est possible, le duc retourne à Ettenheim ...

- On ne peut mieux dire, monsieur le baron.

- Bien. J'achève de m'habiller et je descends souper.

La table d'hôtes du Sauvage n'apprit rien à Batz ce soir-là : il n'y avait que les voyageurs de la diligence, une assemblée hétéroclite de gens dont la conversation - quand conversation il y avait ! -tournait autour du temps, du prix des denrées, de l'état des routes et des dangers que faisait courir à la sage Helvétie le voisinage d'une nation aussi turbulente que la France dont les troupes, bien qu'appartenant à des partis opposés, s'arrangeaient pour encombrer les deux rives du Rhin.

Excédé par ces propos sans intérêt, Batz préféra se priver de dessert pour aller fumer une pipe en buvant du kirsch près de l'énorme poêle où Merian vint le rejoindre tandis que le ballet de ses servantes desservait la table et remettait de l'ordre.

Batz lui annonça son départ pour le lendemain matin.

- Est-ce que vous nous reviendrez bientôt ? demanda l'hôtelier. Noël chez nous est une si belle fête !

- En vérité, je n'en sais rien, mon ami. Je dois mener à bien une affaire difficile et il se peut que je revienne, mais s'il m'est donné de passer la Noël quelque part j'aimerais assez que ce soit chez moi. J'ai acheté une terre en Auvergne et je ne la connais pas encore...

En homme qui sait son monde, Merian n'insista pas et s'inclina en disant que le Sauvage et lui-même seraient toujours heureux de se mettre au service du baron à quelque période de l'année que ce fût. Ce dont Batz ne doutait pas. Ceux qui préféraient son auberge à celle plus opulente des Trois-Rois trouvaient souvent le chemin du cour de Merian mais, en outre, il vouait au baron une amitié teintée d'admiration. A l'aube du lendemain, il l'accompagna jusqu'à l'imposant portail gothique donnant accès au grand pont sur le Rhin qui réunissait le Grand Baie à son petit frère, le Petit Baie. Ce portail était orné de la tête en métal peint et doré du " roi des bègues " qui, à l'aide d'un mécanisme, tirait la langue au Petit Baie à intervalle régulier. Là ils se quittèrent. Batz sauta en selle et s'élança sur le pont, sans oublier au passage d'ôter son chapeau devant la petite chapelle qui en marquait le centre. Merian resta où il était jusqu'à ce qu'il eût vu disparaître ce client en qui s'incarnait pour lui son goût profond pour l'aventure...

Ettenheim étant distant de Baie d'environ vingt-cinq lieues, Batz n'y arriva que le lendemain à la nuit tombante. Rassuré sur le sort de son petit roi, il n'avait aucune raison de fatiguer son cheval. La ville, située dans l'un des premiers vallonnements de la Forêt-Noire et à peu de distance du Rhin, se nichait au milieu de terres cultivées et de vignes dont le point d'orgue était une belle église baroque d'une attendrissante couleur rosé. C'était le cour d'une petite principauté dépendant de l'évêché de Strasbourg, mais désormais séparée de lui. Le cardinal-prince de Rohan s'y était installé après un bref passage à l'Assemblée constituante dans les rangs du clergé et y menait depuis la vie la plus digne et la plus généreuse qui fût. Les premiers émigrés se dirigeant vers l'est avaient reçu de lui la plus fraternelle hospitalité, et tout d'abord le prince de Condé, sa " princesse " et ses officiers parmi lesquels le vicomte de Mirabeau, frère cadet du célèbre homme politique, qui avait formé là sa fameuse légion Mirabeau incorporée à l'armée de Condé et connue pour sa valeur et ses uniformes noirs. Depuis l'armée de Condé était allée vers son destin, et Ettenheim avait retrouvé une relative tranquillité.

Destin assez dramatique pour cette troupe de volontaires mais toujours marqué au coin d'un courage aussi grand que celui des soldats, français comme eux, qu'ils affrontaient. Durant l'été 1793, l'armée de Condé [xvi] avait mené une brillante opération aux lignes de Wissembourg qui aboutit à la prise de Haguenau et menaça sérieusement Strasbourg. La Convention envoya alors d'importants renforts. Pichegru à Bertsheim et Hoche au Geisberg repoussèrent les soldats du Prince qui durent se replier vers Landau, repasser le Rhin et aller prendre leurs quartiers d'hiver à Rastatt. Un exode douloureux, marqué de scènes cruellement exemplaires comme celle-ci : on transportait deux hommes dans une charrette ; l'un était M. de Barras, cousin du conventionnel, l'autre un grenadier de la légion Mirabeau à qui la douleur arrachait des cris à chaque cahot. Barras exhorta alors son compagnon à mieux supporter sa souffrance en mémoire de son Dieu mort sur la croix et de son Roi mort sur l'échafaud. Le blessé alors répondit entre deux plaintes :

- C'est bien facile à dire quand on n'est pas blessé....

Pour toute réponse, M. de Barras ouvrit son manteau pour montrer les énormes pansements entourant ce qui restait de ses cuisses emportées par un boulet de canon [xvii].

Ensuite, le terrible hiver pesa lourdement sur la petite armée aux prises avec la maladie, le froid, les équipements insuffisants et faillit emporter le duc d'Enghien. Le prince de Condé, manquant de moyens parce qu'il voyait le fond de sa cassette en dépit de l'aide apportée par son amie la princesse de Monaco qui vendit ses diamants et ce qui lui restait d'objets de valeur, reçut enfin des subsides de l'Angleterre. Ce qui lui permit de refondre son corps en fonction des mouvements de l'armée du Rhin, de faire établir par son petit-fils des positions comme le camp de Mulheim destinées à réduire la distance avec l'ennemi...

Mais, à Ettenheim, dont le son des cloches rythmait la vie quotidienne, les échos de la guerre n'arrivaient plus que lors des brefs passages du duc d'Enghien. Le jeune prince ne manquait pas une occasion de revoir celle qu'il aimait et de recevoir aussi les bienfaits de la source thermale qui fonctionnait encore malgré l'insécurité des temps.

La demeure du cardinal de Rohan n'était pas un château mais, au cour même du village, l'Amtshaus, une grosse maison ancienne dont l'immense toit brun à deux pentes s'achevait par deux pignons sculptés. Elle prenait jour par de nombreuses fenêtres à petits carreaux, presque carrées et quelques arbres l'ombrageaient mais la porte n'était fermée ni de jour ni de nuit, le cardinal se voulant au perpétuel service de quiconque pouvait avoir besoin de lui. Il y vivait simplement, avec sa nièce et quelques familiers, religieux pour la plupart ainsi que Batz l'apprit à l'auberge Zur Sonne, jouxtant un ancien couvent. On lui dit aussi que le meilleur moment pour une audience privée était le matin, après la messe que Son Eminence disait toujours à sept heures dans l'église rosé peu éloignée. Aussi le jour se levait-il à peine que Batz, déjà prêt, rasé, tiré à quatre épingles vit passer devant son auberge celui qui l'intéressait, enveloppé d'un grand manteau noir et appuyé au bras d'une jeune fille dont le capuchon rabattu sur les épaules permettait de voir qu'elle était blonde et très belle, de cette beauté douce qui enchante sans s'imposer avec fracas et lui rappela Marie... Un petit prêtre trottait derrière eux, un livre de messe entre les mains.

Batz attendit le temps convenable pour permettre au cardinal de rompre le jeûne. Lui-même prit un repas de café et de ce pain de la Forêt-Noire, aussi foncé qu'elle, dense et très goûteux, qui s'accommodait si bien de beurre frais et de miel de sapin. Il était près de neuf heures quand il se présenta et fut reçu en haut de l'escalier de bois par un ecclésiastique en qui il reconnut celui de tout à l'heure :

- Baron Jean de Batz. Au service de Sa Majesté le roi Louis XVII ! lança-t-il du haut de sa tête de façon quasi militaire.

Le prêtre ouvrit de grands yeux, leva un sourcil puis sourit :

- Voilà qui est inattendu ! Je suis moi-même l'abbé d'Aymar, de l'abbaye de Neuviller en Alsace, attaché tout spécialement à Son Eminence. Voulez-vous patienter ? Je vais voir si elle peut vous recevoir.

- Pensez-vous que cela soit possible ?

- Le contraire m'étonnerait beaucoup... Quelques secondes plus tard, en effet, Batz pénétrait dans une pièce plutôt petite qui tenait à la fois du cabinet de travail, du salon et de l'oratoire. Un soleil hivernal s'étant décidé à paraître, les deux fenêtres étaient ouvertes et laissaient passer un air vif qui fit frissonner Batz débarrassé de son manteau dès le vestibule : en bon fils de la douce Gascogne, il était sensible au froid.

Ce n'était pas le cas apparemment de celui qui l'accueillait et semblait fort à l'aise dans une simple soutane noire. Seule la calotte pourpre autour de laquelle bouclaient de beaux cheveux blancs indiquait le rang du personnage devant lequel Batz s'inclina avant d'être admis à baiser l'anneau d'or orné d'un saphir. A soixante ans, le cardinal-prince Louis de Rohan demeurait un très bel homme, en dépit des rides douloureuses marquant son fin visage : les traces du calvaire gravi au cours de ce que l'on appelait alors - et on continuera ! - l'affaire du Collier de la Reine, et ses mains étaient les plus belles du monde. Il trouva un sourire bienveillant pour accueillir son visiteur :

- L'insaisissable baron de Batz ! dit-il. Savez-vous que c'est un privilège de recevoir chez soi un homme après lequel courent encore toutes les polices de France ?

- Votre Eminence m'honore plus que je ne le mérite.

- Allons donc ! Vous êtes en train de devenir légendaire. L'homme du Roi, celui qui a tout tenté pour l'arracher à l'échafaud au matin du 21 janvier, qui a tout fait pour soustraire la famille royale, puis la Reine à un sort affreux...

- ...et qui a enlevé Louis XVII du Temple à la faveur du déménagement des Simon chargés de son " éducation ". Oui, je suis celui-là, dit Batz sans forfanterie aucune. Et c'est de Sa petite Majesté que je viens parler avec vous, Monseigneur !

L'aimable visage du cardinal se ferma soudain, se fit hautain même.

- Cela vous plaît à dire. Pour autant que je le sache, le malheureux enfant est toujours prisonnier de la Tour...

- Nous avons substitué un autre garçon au Roi... mais je crois que Votre Eminence n'en ignore rien ?

- M'accuseriez-vous de mensonge ? fit Rohan avec dédain.

- Dieu m'en garde ! Mais l'affaire est d'une telle gravité qu'elle oblige Votre Eminence à la prudence. Même envers moi qu'après tout elle ne connaît pas.

- Comme vous dites, en effet : je ne vous connais pas. Qui me dit que vous êtes vraiment le baron de Batz ?

- Rien, admit celui-ci avec tranquillité. Pas même mon passeport puisque de nos jours les faux papiers pullulent. Je n'ai donc aucun moyen de prouver mon identité, mais si Votre Eminence le permet et veut bien m'accorder encore quelques instants, je lui dirai comment j'ai acquis de bonnes raisons de penser que l'enfant n'est pas passé loin d'ici...

Le cardinal hésita puis, désignant une chaise à son visiteur, il alla lui-même s'asseoir dans l'austère fauteuil d'ébène sculpté placé derrière sa table de travail :

- Je vous écoute.

- Mon intention, en faisant sortir le Roi de Paris puis de la France, était de le conduire chez Monsieur le Prince dont la loyauté envers ses souverains ne saurait être mise en doute. Cependant, il ne pouvait être question pour des raisons de sécurité de l'y mener par la route directe. C'est en Angleterre que je l'ai amené, chez la duchesse de Devonshire où je voulais qu'il prenne un temps de repos, le séjour de la prison et le régime de Simon ayant attaqué sa santé. Ensuite, nous devions passer aux Pays-Bas et de là rejoindre le prince de Condé. Mais je comptais sans l'audace de nos ennemis : une nuit, dans la dépendance de Chatsworth où nous vivions retirés, j'ai été attaqué et laissé pour mort tandis que l'on emportait l'enfant. J'ai pu suivre ensuite la trace des ravisseurs jusqu'au port de Skegness où ce que j'ai appris laissait entendre que le jeune roi devait être ramené au Temple, mais à Paris j'ai acquis la certitude qu'il n'en était rien et que le substitué est toujours en place. J'ai appris aussi le nom du ravisseur : un certain comte de Montgaillard qui est un assez vil agent double. Je l'ai suivi jusqu'à Rheinfelden où il se remet difficilement de la blessure reçue lors d'un engagement ave Mgr le duc d'Enghien, de qui Louis XVII avait réussi à se faire reconnaître...

- Je commence à comprendre, dit Rohan dont le ton se radoucissait, mais le duc d'Enghien n'est pas ici. S'il n'est pas en opérations, il vous faudra le chercher auprès de M. de Condé qui réside actuellement au château de Bruchsal, un domaine de l'évêque de Spire aux environs de Karlsruhe...

- Si loin de l'endroit où le duc l'a trouvé ? Outre le fait que la résidence de Monsieur le Prince doit fourmiller d'espions et que l'incognito de l'enfant doit être préservé à tout prix...

- Ne venez-vous pas de me dire que vous comptiez le confier justement à lui ?

- Oui, mais dans la plus grande discrétion. H n'était pas question de tomber au milieu des cantonnements en proclamant la vérité sur cet enfant. Les dangers qu'il court hors frontières sont presque aussi grands que sur le sol français...

- Je n'en vois pas la raison, émit le cardinal de mauvaise grâce...

- Vraiment ? Votre Eminence ignorerait-elle que Sa Majesté la Reine parlant de son beau-frère, le comte de Provence, prononçait le nom de Caïn ? Monsieur, qui s'est proclamé régent alors qu'elle était encore vivante, n'a jamais hésité sur les moyens d'obtenir la couronne de ses rêves. Avec Montgaillard, Louis XVII était au pouvoir de ses agents.

L'évocation inattendue de Marie-Antoinette avait fait pâlir le cardinal, soudain repris par les tourments endurés dix ans plus tôt. Il détourna la tête :

- Comment le saurais-je ? Sa Majesté m'honorait d'une haine dont je ne soupçonnais pas l'étendue...

Batz alors décida de payer d'audace :

- Et cette haine, monseigneur, vous la lui avez rendue... au point de refuser l'asile de votre maison à son fils ?

- Non!

Ce fut un cri vite repris sur le ton de la douleur :

- Non... Jamais je ne l'ai détestée... même quand j'étais prisonnier de la Bastille, même quand les libellistes me traînaient dans la boue en me faisant passer pour un imbécile et un voleur de diamants. Je l'ai trop aimée, c'est là mon crime... Aimée au point d'avoir cru à la réalité d'un pardon que l'on m'assurait, à la comédie dégradante que l'on m'a jouée une nuit d'été au bosquet de Vénus, et aux lettres que me remettait ensuite une femme à l'astuce infernale... Certes, j'ai été aveugle, stupide en dépit des mises en garde du comte de Cagliostro, mais criminel jamais !

Batz, comprenant qu'il avait oublié sa présence, le laissait parler en se gardant bien de l'interrompre. Lui-même se trouvait en Espagne au moment de l'énorme scandale déchaîné par le vol du fantastique collier de diamants des joailliers de la Couronne mais les échos, horrifiants pour la cour de Madrid, en étaient venus jusqu'à lui. Il est vrai que la réputation traînée après lui depuis son ambassade de Vienne par le prince-évêque de Strasbourg, grand aumônier de France, n'était pas des meilleures. On le disait pervers, peu soucieux de ses devoirs de prêtre, avide de plaisirs sensuels et de jolies femmes, follement ambitieux au point d'avoir souhaité être l'amant d'une reine dont il n'avait jamais voulu croire qu'elle le détestait. Incroyablement crédule avec cela, tant l'être humain a besoin de croire ce qu'il désire : un jouet entre les mains de l'intrigante comtesse de la Motte-Valois qui, après lui avoir mis dans la tête que Marie-Antoinette était tentée par le fameux collier et comptait sur lui pour l'aider à l'obtenir, en avait tiré les premiers fonds de l'achat, s'était approprié au moyen d'un tour de passe-passe le joyau dont son mari avait emporté des fragments après l'avoir dépecé...

Avec beaucoup de douceur, Batz reprit :

- N'est-ce point crime de lèse-majesté qu'aimer une reine ?

- Combien, en ce cas, s'en sont rendus coupables au temps des splendeurs de Versailles ? Vous-même peut-être ?

- Non. J'étais voué au Roi... et je n'aimais pas une épouse dont on a toléré trop de folies ! Cependant, son attitude durant son martyre a forcé mon admiration ! Elle a été sublime ! Mais ce n'est pas parce qu'il est son fils, que je me suis voué à Louis XVII, c'est parce qu'il est mon roi, l'unique fils de Louis XVI...

- Vous en êtes bien sûr ? lança le cardinal avec une amertume qui trahissait la longue et cruelle jalousie qui avait dû le torturer.

Batz se raidit et, dardant son regard dans celui du cardinal :

- Ah non ! protesta-t-il. Pas vous, monseigneur ! Ne vous faites pas l'écho des infamies du comte de Provence allant jusqu'à demander au parlement de Paris de déclarer bâtards les enfants de la Reine ! Ou alors dites que vous la haïssez, que vous ne l'avez jamais aimée !

- Vous ne savez pas ce que j'ai pu souffrir ! Tout allait à ce Suédois ! Moi, elle ne me regardait même pas...

- Et pourtant ensuite vous vous êtes cru aimé... au point que nous savons !

- Le collier maudit ? Savez-vous, baron, que je continue de le payer et qu'après moi, mes héritiers feront de même jusqu'à ce que la dette envers ces malheureux joailliers soit éteinte ? Vous voyez, baron, le voleur est un honnête homme !

- Personne n'en a jamais douté, monseigneur, hormis peut-être ceux que cela arrangeait. Je n'en fais pas partie et je suis bien certain que ni le Roi ni même la Reine n'y ont cru. Et que vous ayez décidé de payer en dépit des difficultés qui sont vôtres depuis que vos biens français sont confisqués, ne m'étonne pas. Votre Eminence est un Rohan. Cela dit tout... ajouta-t-il, faisant ainsi allusion à l'orgueilleuse devise de ces princes bretons : " Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis ! " Mais nous nous écartons de ce qui m'amène ici. Par grâce, monseigneur, ou par pitié si Votre Eminence préfère, dites-moi si vous savez quelque chose de notre petit roi ! Voilà des mois que je le cherche et que l'angoisse me ronge...

- Il est venu ici, dit une claire voix féminine qui fit se retourner Batz. La jeune fille aperçue tout à l'heure venait d'entrer et traversait la pièce d'un pas gracieux pour venir s'accouder au fauteuil de son oncle qui prit sa main pour la baiser en levant sur elle ses yeux fatigués :

- Vous pensez qu'il faut le lui dire, Charlotte ?

- Je pense que vous n'avez pas le droit de mentir, mon oncle, et que ce gentilhomme mérite la vérité... s'il est bien le baron de Batz ?

- D'où vient à mon nom l'honneur d'être connu de vous, madame ? dit Batz en saluant profondément. La cour de Chantilly ne m'a jamais vu et celle de Versailles pas beaucoup plus !

- De l'enfant lui-même ! Il nous a tout raconté de son évasion, du voyage en Angleterre déguisé en fille, de l'accueil de la duchesse de Devonshire et de la petite maison de Chatsworth où vous attendiez la fin de l'hiver. Je crois qu'il vous aime bien.

- Nous ne nous entendions guère, pourtant ! soupira Batz. Je crois qu'il se méfiait de moi...

- Après ce qu'il a subi, comment ne pas se méfier de tout le monde ? A commencer par celui qui l'enlevait. Mais je peux vous assurer que cette méfiance n'existait plus, qu'il a apprécié vos soins, votre courtoisie... surtout lorsqu'il s'est trouvé aux mains de son ravisseur. Celui-là ne l'a guère ménagé et je crois qu'il a fini par le haïr.

- Vos paroles me sont douces, madame... Me direz-vous où est le Roi à présent ? Chez le prince de Condé ?

- Non. En fait, il n'y est jamais allé. Louis-Antoine... je veux dire le duc d'Enghien l'a mené tout de suite ici mais dans le plus grand secret. Puis il est allé rendre compte à son grand-père et c'est lui qui a décidé de ce qu'il convenait de faire...

- A propos, coupa le cardinal, où pensiez-vous l'emmener ?

- S'il m'était rendu maintenant ? Chez moi, en Auvergne. J'y ai fait l'acquisition d'une terre en déshérence, d'un château au bord de l'Allier et à l'écart de tout, gardé par la rivière et la montagne. L'endroit, au cour profond de la France, me semblait idéal pour attendre des temps plus favorables à une restauration et au rassemblement discret de partisans fidèles, futur noyau d'une armée. Puis-je à présent renouveler ma question : où est-il ?

Sans quitter la main de Mlle de Rohan-Rochefort, le cardinal se leva et vint à Batz .

- Me croirez-vous si je vous dis que nous n'en savons rien ?

Batz osa fixer le cardinal au fond de ses yeux bleus et n'y lut qu'une absolue sincérité. Pourtant, la nouvelle était difficile à avaler.

- Rien ? répéta-t-il en écho. Est-ce possible ?

- Seul le duc d'Enghien pourrait le dire car c'est lui qui l'a emmené d'ici, mais il ne le dira jamais à quiconque, même à vous dont le dévouement mérite des droits : il a juré le silence.

- Même à vous qui êtes sa fiancée ?

Un voile de tristesse assombrit le joli visage de la jeune fille.

- Surtout à moi !... et nous ne sommes pas fiancés en dépit du désir que nous en avons l'un et l'autre.

Il eût été d'une rare impolitesse de demander pourquoi et Batz retint de justesse la question qui lui montait aux lèvres car il ne voyait pas ce qui pouvait s'opposer à une union si bien assortie. Curieusement ce fut le cardinal, dans une bouffée de colère, qui le remplaça :

- Monsieur le Prince ne considère pas une princesse du nom de Rohan assez bonne pour son petit-fils ! Il lui faut le sang royal ! Avec cela que le mariage de son fils, le duc de Bourbon, avec Bathilde d'Orléans lui a réussi ! Non seulement le sang du régicide souille ses armes mais Enghien a désormais pour mère la " citoyenne Egalité " qui a fait du Palais-Bourbon une maison de fous ! Quant à lui, il vit maritalement avec la princesse de Monaco ! Il y a vraiment de quoi se montrer difficile ! C'est nous qui devrions l'être !

- Je vous en prie, mon oncle, plaida Charlotte, oubliez tout cela ! Le prince changera peut-être d'avis et nos affaires de famille n'intéressent pas le baron. Je vais vous dire, monsieur, ce que nous savons : le duc d'Enghien nous avait confié le petit roi... auquel il est bien facile de s'attacher en dépit des souvenirs affreux qu'il évoque parfois. Au bout de quelques jours, il est revenu en compagnie d'un gentilhomme, bailli de l'Ordre souverain de Malte, dont il n'a dit son nom qu'à M. le cardinal ici présent en lui demandant de ne le point révéler. Tous deux venaient chercher l'enfant pour le conduire en un lieu connu d'eux seuls. Ce fut, croyez-moi, un moment infiniment pénible. Charles-Louis aurait aimé rester ici mais tous nous devions obéir. Voilà pourquoi nous ne pouvons rien vous apprendre de plus.

- Au moins cet homme, ce bailli sans nom ne le conduit pas à Vérone, auprès du régent ? demanda Batz avec angoisse.

- Je puis vous en donner l'assurance formelle car j'ai moi-même posé la question à ce dignitaire de Malte dont je sais qui il est en vérité. N'oubliez pas que le grand maître de l'Ordre est un Rohan lui aussi [xviii]. Peut-être, d'ailleurs, l'emmène-t-on à lui ? Ce serait à mon avis, la meilleure solution... A Malte et sous la protection d'un tel homme, le Roi ne craindrait plus personne. Mais ce n'est qu'une hypothèse...

- Dont il faudra bien se contenter. Monseigneur, madame, je vous remercie du fond du cour d'avoir bien voulu me parler comme vous venez de le faire. Lorsque vous reverrez Mgr le duc d'Enghien, veuillez lui dire qu'il peut faire appel à moi quand et où il le voudra : je serai toujours prêt pour lui...

- Pourquoi ne pas le rejoindre alors et vous battre à ses côtés ? s'écria la jeune fille. Un homme de votre valeur lui serait précieux.

- J'en serais très heureux, princesse, mais mon combat à moi n'est pas ici. Rassuré sur le sort de Louis XVII, je vais rentrer en France afin d'y reprendre la lutte contre la République en rassemblant ceux qui vont préparer le retour de la royauté. Quand tout redeviendra possible, je reviendrai demander à Monsieur le Prince la faveur d'aller le chercher moi-même !

Un moment plus tard, après s'être restauré à l'auberge, Batz reprenait la route en direction de la Suisse, mais cette fois il ne s'arrêterait pas à Baie. Par Soleure et Neuchâtel où il irait loger chez son ami l'horloger Nathey, prête-nom dans l'acquisition de sa terre de Chadieu, il gagnerait Pontarlier. Il y comptait aussi des hommes et des femmes demeurés fidèles à la cause royale. De là, par la Bresse, le Charolais et le Bourbonnais, il rejoindrait Clermont en Auvergne et Authezat, le village dont son château était distant d'une demi-lieue. Il était grand temps qu'il allât en faire plus ample connaissance. Même en solitaire, passer l'hiver au coin d'une cheminée bien à lui serait un plaisir qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Mais, si bien qu'il s'y trouvât, il savait que Chadieu ne lui ferait jamais oublier Charonne, le petit paradis de Marie perdu depuis plus d'un an...

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