Du reste, voici les faits:
Dans la nuit du 22 au 23 juin 1871, vers une heure, le faubourg de Paris, qui est le principal et le plus populeux faubourg de la jolie ville de Sauveterre, fut mis en émoi par le galop frénétique d'un cheval sonnant sur les pavés pointus.
Quantité de bourgeois se précipitèrent à leurs fenêtres. Ils ne virent dans la nuit sombre qu'un paysan en bras de chemise et la tête nue, talonnant et bâtonnant furieusement une grosse jument blanche qu'il montait à cru.
Ce paysan, après avoir longé le faubourg, prit à droite la rue Nationale – rue Impériale jadis -, traversa la place du Marché-Neuf, tourna la rue Mautrec et s'arrêta court devant la belle maison qui fait l'angle de la rue du Château. C'est là qu'habite le maire de Sauveterre, M. Séneschal, ancien avoué, membre du conseil général.
Ayant mis pied à terre, le campagnard empoigna la sonnette et se mit à la secouer si violemment, qu'à l'instant toute la maison fut debout. La minute d'après, un gros et gras domestique, les yeux encore chargés de sommeil, venait ouvrir, et d'un accent irrité s'écriait tout d'abord:
– Qui êtes-vous, l'homme? Que voulez-vous? Avez-vous bu un coup de trop? Ignorez-vous chez qui vous cassez les sonnettes?
– Je veux parler à monsieur le maire, répondit le paysan, à l'instant même, réveillez-le…
M. Séneschal était tout réveillé. Drapé dans une ample robe de chambre de molleton gris, un bougeoir à la main, inquiet et dissimulant mal son inquiétude, il venait d'apparaître dans le vestibule et avait entendu.
– Le voilà, le maire, prononça-t-il du ton le plus mécontent. Que lui voulez-vous à cette heure où tous les honnêtes gens sont couchés?
Écartant le domestique, le paysan s'avança, et sans la moindre formule de politesse:
– Je viens, répondit-il, vous dire de nous envoyer les pompiers.
– Les pompiers!
– Oui, tout de suite, dépêchez-vous! Le maire hochait la tête.
– Hum!… faisait-il, ce qui était chez lui la manifestation d'une vive perplexité, hum! hum!
Et qui n'eût été perplexe à sa place!
Pour réunir les pompiers, faire battre la générale était indispensable; or, en pleine nuit, faire battre la générale, c'était mettre la ville sens dessus dessous, c'était faire bondir d'épouvante dans leur lit les braves Sauveterriens, qui ne l'avaient que trop entendue, depuis un an, cette lugubre batterie, lors de l'invasion prussienne et ensuite pendant la Commune. Aussi:
– S'agit-il d'un incendie sérieux? demanda M. Séneschal.
– Sérieux! s'écria le paysan; comment ne le serait-il pas, par le vent qu'il fait; un vent à décorner les bœufs!
– Hum! fit encore le maire, hum! hum! C'est que ce n'était pas la première fois, depuis qu'il administrait Sauveterre, qu'il était ainsi réveillé par un campagnard venant crier sous ses fenêtres: «Au secours! au feu!…»
À ses débuts, saisi de compassion, il se hâtait de réunir les pompiers, il se mettait à leur tête et on courait au lieu du sinistre. Et quand on arrivait, essoufflé, suant, après cinq ou six kilomètres franchis au pas de course, on trouvait quoi? Quelque méchant pailler valant bien dix écus, achevant de se consumer. On s'était dérangé pour rien.
Les paysans des environs avaient si souvent crié au loup, quand il y en avait à peine l'ombre, que le loup venant pour tout de bon, on devait hésiter à les croire.
– Voyons, reprit M. Séneschal, qu'est-ce qui brûle, en définitive?…
En présence de tant de délais, le paysan mordait de rage le manche de son fouet.
– Faut-il donc que je vous répète, interrompit-il, que tout est en feu, que tout flambe: granges, métairies, récoltes, maisons, château, tout!… Si vous tardez encore, vous ne trouverez plus pierre sur pierre du Valpinson.
L'effet de ce nom fut prodigieux.
– Quoi! demanda le maire d'une voix étranglée, c'est au Valpinson qu'est le feu?
– Oui.
– Chez le comte de Claudieuse?
– Comme de juste, pardi!
– Imbécile! que ne le disiez-vous immédiatement! s'écria le maire. (Il n'hésitait plus.) Vite, dit-il à son domestique, viens me donner de quoi m'habiller… C'est-à-dire, non! Madame m'aidera, car il n'y a pas une seconde à perdre. Toi, tu vas courir chez Bolton, tu sais, le tambour, et tu lui commanderas de ma part de battre la générale, à l'instant, partout. Tu passeras ensuite chez le capitaine Parenteau, tu lui expliqueras ce qui en est et tu le prieras de prendre la clef des pompes à la mairie, chez le concierge. Attends!… Cela fait, tu reviendras ici, atteler… Le feu au Valpinson!… J'accompagnerai les pompiers!… Allons, cours, frappe aux portes, crie au feu! On se réunira place du Marché-Neuf!…
Et le domestique s'étant éloigné de toute la vitesse de ses jambes:
– Quant à vous, mon brave, reprit M. Séneschal en s'adressant au paysan, enfourchez votre bête et allez rassurer monsieur de Claudieuse, qu'on ne perde pas courage, qu'on redouble d'efforts, les secours arrivent.
Mais le paysan ne bougeait pas.
– Avant de retourner au Valpinson, dit-il, j'ai encore une commission à faire en ville.
– Hein! vous dites?…
– Il faut que j'aille chercher, pour le ramener avec moi, monsieur Seignebos, le médecin…
– Le docteur! Y a-t-il donc quelqu'un de blessé?
– Oui, le maître, monsieur de Claudieuse.
– L'imprudent! Il se sera jeté au danger, selon son habitude…
– Oh, non! C'est qu'il a reçu deux coups de fusil.
Peu s'en fallut que le maire de Sauveterre ne laissât échapper son bougeoir.
– Deux coups de fusil! s'écria-t-il. Où? Quand? Comment? De qui?
– Ah! je ne sais pas.
– Cependant…
– Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'on l'a porté dans une petite grange, où le feu n'était pas encore. C'est là que je l'ai vu, étendu sur une botte de paille, blanc comme un linge, les yeux fermés et tout couvert de sang.
– Mon Dieu! serait-il donc mort?
– Il ne l'était pas quand je suis parti.
– Et la comtesse?
– La dame de Claudieuse, répondit le paysan, avec un accent marqué de vénération, était dans la grange, agenouillée près de monsieur le comte, lavant ses blessures avec de l'eau fraîche. Les deux petites demoiselles étaient là aussi…
M. Séneschal frissonnait.
– Un crime aurait donc été commis, murmura-t-il.
– Pour cela, oui, sûrement.
– Par qui? Dans quel but?
– Ah! voilà!…
– Monsieur de Claudieuse est très emporté, c'est vrai, très violent, mais c'est le meilleur et le plus juste des hommes, tout le monde le sait.
– Tout le monde.
– Il n'a jamais fait que du bien dans le pays.
– Personne n'oserait dire le contraire.
– Quant à la comtesse…
– Oh! fit vivement le paysan, c'est la sainte des saintes.
Le maire essayait de conclure.
– Le coupable, poursuivit-il, serait donc un étranger. Nous sommes infestés de vagabonds, de mendiants de passage. Il n'est pas de jour qu'il ne se présente à la mairie, pour demander des secours de route, des hommes à figure patibulaire.
De la tête, le paysan approuvait.
– C'est bien mon idée, dit-il. Et la preuve, c'est qu'en venant je songeais qu'après avoir averti le médecin, je ferais peut-être bien de prévenir la justice…
– Inutile! interrompit M. Séneschal, c'est un soin qui me regarde. Avant dix minutes je serai chez le procureur de la République… Allons, ne ménagez pas votre cheval, et dites bien à madame de Claudieuse que nous vous suivons.
De sa vie administrative, le maire de Sauveterre n'avait été si rudement secoué. Il en perdait la tête, ni plus ni moins que ce fameux jour où il lui était tombé à l'improviste neuf cents mobiles à nourrir et à loger. Jamais, sans l'assistance de sa femme, il n'en eût fini de se vêtir. Pourtant, il était prêt lorsque son domestique reparut.
Ce brave garçon s'était acquitté de toutes ses commissions, et déjà, dans le lointain de la haute ville, retentissaient les roulements sourds de la générale.
– Maintenant, attelle, lui dit M. Séneschal. Que la voiture soit devant la maison quand je reviendrai.
Dehors, il trouva tout en rumeur. À chaque fenêtre, une tête s'allongeait, curieuse ou terrifiée. De tous côtés, des portes brusquement refermées claquaient.
Pourvu, mon Dieu! pensait-il, que je trouve Daubigeon chez lui.
Successivement procureur impérial, puis procureur de la République, M. Daubigeon était un des grands amis de M. Séneschal. C'était un homme d'une quarantaine d'années, au regard fin, au visage souriant, qui s'était obstiné à rester célibataire et qui s'en vantait volontiers. On ne lui trouvait à Sauveterre ni le caractère ni l'extérieur de sa sévère profession. Certes, on l'estimait fort, mais on lui reprochait amèrement sa philosophie optimiste, sa bonhomie souriante et surtout sa mollesse à requérir, une mollesse qui, disait-on, dégénérait en une coupable inertie dont le crime s'enhardissait.
Lui-même s'accusait de n'avoir pas le feu sacré, et, selon son expression, de dérober à la froide Thémis le plus de temps qu'il pouvait, pour le consacrer aux Muses familières. Collectionneur éclairé, il avait la passion des beaux livres, des éditions rares, des reliures précieuses, des belles suites de gravures, et le plus clair de ses dix mille francs de rentes passait à ses chers bouquins. Érudit de la vieille école, il professait pour les poètes latins, pour Virgile et pour Juvénal, pour Horace surtout, un culte que trahissaient d'incessantes citations.
Réveillé en sursaut comme tout le monde, ce digne et galant homme se dépêchait de s'habiller pour courir aux renseignements, lorsque sa vieille gouvernante, tout effarée, vint lui annoncer la visite de M. Séneschal.
– Qu'il entre! s'écria-t-il, qu'il entre! Et dès que le maire parut:
– Car vous allez m'apprendre, continua-t-il, pourquoi tout ce tumulte, ces cris et ces roulements de tambour. Clamor que virum, clangorque tubarum.
– Un épouvantable malheur arrive, prononça M. Séneschal.
Tel était son accent, qu'on eût juré que c'était lui qui était atteint. Et ce fut si bien l'impression de M. Daubigeon que tout aussitôt:
– Qu'est-ce, mon cher ami? fit-il. Quid? Du courage, morbleu! du sang-froid!… Souvenez-vous que le poète conseille de garder dans l'adversité une âme toujours égale: Æquam, memento, rebus in arduis, Servare mentem…
– Des malfaiteurs ont mis le feu au Valpinson! l'interrompit le maire.
– Que me dites-vous là! grands dieux! O Jupiter. Quod verbum audio…
– Victime d'une lâche tentative d'assassinat, le comte de Claudieuse se meurt peut-être en ce moment.
– Oh!…
– Le tambour que vous entendez réunit les pompiers, que je vais envoyer combattre l'incendie, et si je me présente chez vous à cette heure, c'est officiellement, pour vous dénoncer le crime et demander bonne et prompte justice!
Il n'en fallait pas tant pour glacer toutes les citations sur les lèvres du procureur de la République.
– Il suffit! dit-il vivement. Venez, nous allons prendre nos mesures pour que les coupables ne puissent échapper.
Lorsqu'ils arrivèrent dans la rue Nationale, elle était plus animée qu'en plein midi, car Sauveterre est une de ces sous-préfectures où les distractions sont trop rares pour qu'on n'y saisisse pas avidement tout prétexte d'émotion.
Déjà les tristes événements étaient connus et commentés. On avait commencé par douter, mais on avait été sûr, lorsqu'on avait vu passer au grand galop le cabriolet du docteur Seignebos, escorté d'un paysan à cheval.
Les pompiers, de leur côté, n'avaient pas perdu leur temps.
Dès que le maire et M. Daubigeon furent signalés sur la place du Marché-Neuf, le capitaine Parenteau se précipita à leur rencontre, et portant militairement la main à son casque:
– Mes hommes sont prêts, déclara-t-il.
– Tous?
– Il n'en manque pas dix. Quand on a su qu'il s'agissait de porter secours au comte et à la comtesse de Claudieuse, nom d'un tonnerre! vous comprenez que personne ne s'est fait tirer l'oreille.
– Alors, partez et faites diligence, commanda M. Séneschal. Nous vous rattraperons en route. Nous allons, de ce pas, monsieur Daubigeon et moi, prendre monsieur Galpin-Daveline, le juge d'instruction.
Ils n'eurent pas loin à aller. Ce juge, précisément, les cherchait par la ville depuis une demi-heure, il arrivait sur la place et venait de les apercevoir.
Vivant contraste du procureur de la République, M. Galpin-Daveline était bien l'homme de son état, et même quelque chose de plus. Tout en lui, de la tête aux pieds, depuis ses guêtres de drap jusqu'à ses favoris d'un blond risqué, dénonçait le magistrat. Il n'était pas grave, il était l'incarnation de la gravité. Nul, bien qu'il fût jeune encore, ne se pouvait flatter de l'avoir vu sourire ni entendu plaisanter. Et, telle était sa roideur, qu'au dire de M. Daubigeon, on l'eût cru empalé par le glaive même de la loi.
À Sauveterre, M. Galpin-Daveline avait la réputation d'un homme supérieur. Il pensait l'être. Aussi s'indignait-il d'opérer sur un théâtre trop étroit et de dépenser les grandes facultés dont il se croyait doué à des besognes vulgaires, à rechercher les auteurs d'un vol de fagots ou de l'effraction d'un poulailler. C'est que ses démarches désespérées pour obtenir un poste en évidence avaient toujours échoué. Vainement, il avait mis tous ses amis en campagne. Inutilement, il s'était, en secret, mêlé de politique, disposé à servir le parti, quel qu'il fût, qui le servirait le mieux.
Mais l'ambition de M. Galpin-Daveline n'était pas de celles qui se découragent, et en ces derniers temps, à la suite d'un voyage à Paris, il avait donné à entendre qu'un brillant mariage ne tarderait pas à lui assurer les protections qui, jusqu'alors, avaient manqué à ses mérites.
Lorsqu'il rejoignit M. Séneschal et M. Daubigeon:
– Eh bien! commença-t-il, voici une terrible affaire, et qui va certainement avoir un immense retentissement.
Le maire voulait lui donner des détails.
– Inutile, lui dit-il. Tout ce que vous savez, je le sais. J'ai rencontré et interrogé le paysan qui vous avait été expédié. (Puis, se retournant vers le procureur de la République): Je pense, monsieur, poursuivit-il, que notre devoir est de nous transporter immédiatement sur le théâtre du crime.
– J'allais vous le proposer, répondit M. Daubigeon.
– Il faudrait avertir la gendarmerie…
– Monsieur Séneschal vient de la faire prévenir. L'agitation du juge d'instruction était grande, si grande qu'elle faisait en quelque sorte éclater son écorce d'impassible froideur.
– Il y a flagrant délit, reprit-il.
– Évidemment.
– De telle sorte que nous pouvons agir de concert, et parallèlement, chacun selon notre fonction, vous requérant, moi statuant sur vos réquisitions…
Un ironique sourire glissait sur les lèvres du procureur de la République.
– Vous devez assez me connaître, répondit-il, pour savoir qu'il n'y a jamais avec moi de conflit d'attributions; je ne suis plus qu'un vieux bonhomme, ami du repos et de l'étude. Sum piger et senior, Pieridumque cornes…
– Alors, rien ne nous retient plus! s'écria M. Séneschal, qui bouillait d'impatience, ma voiture est attelée! Partons!
De Sauveterre au Valpinson, par la traverse, on ne compte qu'une lieue; seulement c'est une lieue de pays, elle a sept kilomètres.
Mais M. Séneschal avait un bon cheval, le meilleur peut-être de l'arrondissement, affirmait-il, en montant en voiture, à M. Galpin-Daveline et à M. Daubigeon. Le fait est qu'en moins de dix minutes ils eurent rejoint les pompiers, partis bien avant eux.
Ces braves gens, presque tous maîtres ouvriers de Sauveterre, maçons, charpentiers et couvreurs, se hâtaient cependant de toute leur énergie. Éclairés par une demi-douzaine de torches fumeuses, ils allaient, peinant et soufflant, le long du chemin raboteux, poussant leurs deux pompes et le chariot qui contenait le matériel de sauvetage.
– Courage, mes amis! leur cria le maire en les dépassant. Bon courage!
À trois minutes de là, galopant dans la nuit du train d'un cavalier de ballade, un paysan à cheval apparut sur la route.
M. Daubigeon lui commanda de s'arrêter. Il obéit. C'était le même homme qui déjà était venu à Sauveterre donner l'alarme.
– Vous revenez du Valpinson? lui demanda M. Séneschal.
– Oui, répondit le paysan.
– Comment va le comte de Claudieuse?
– Il a repris connaissance.
– Qu'a dit le médecin?
– Qu'il s'en tirera probablement. Et moi je cours chez le pharmacien chercher des remèdes.
Pour mieux entendre, M. Galpin-Daveline, le juge d'instruction, se penchait hors de la voiture.
– La rumeur publique accuse-t-elle quelqu'un? demanda-t-il.
– Personne.
– Et l'incendie?
– On a de l'eau, répondit le paysan, mais pas de pompes, que voulez-vous qu'on fasse!… Et le vent qui redouble!… Ah! quel malheur, quel malheur!
Et il piqua des deux, pendant que M. Séneschal rouait de coups son pauvre cheval, lequel, sous ce traitement extraordinaire, loin d'avancer plus vite, se cabrait et faisait des bonds de côté.
C'est que l'excellent maire était exaspéré. C'est que ce crime lui paraissait comme un défi à son adresse et la plus cruelle injure qu'on pût faire à son administration.
– Car, enfin, répétait-il pour la dixième fois à ses compagnons de route, est-il naturel, je vous le demande, est-il logique qu'un malfaiteur soit allé s'adresser précisément au comte et à la comtesse de Claudieuse, à l'homme le plus considérable et le plus considéré de l'arrondissement, à une femme dont le nom est synonyme de vertu et de charité?
Et intarissable, malgré les cahots de la voiture, M. Séneschal racontait tout ce qu'il savait de l'histoire des propriétaires du Valpinson.
Le comte Trivulce de Claudieuse était le dernier descendant d'une des plus vieilles familles du pays. À seize ans, vers 1832, il s'était embarqué en qualité d'enseigne de vaisseau, et pendant de longues années il n'avait fait à Sauveterre que de rares et de brèves apparitions. Il était capitaine de vaisseau en 1859, et désigné pour l'épaulette de contre-amiral, lorsque tout à coup il avait donné sa démission et était venu s'installer au château de Valpinson, lequel ne gardait plus, de ses antiques splendeurs, que deux tourelles tombant en ruine au milieu d'énormes amas de pierres noircies et moussues. Deux années durant, il y avait vécu seul, se réédifiant tant bien que mal un logis, et, des bribes éparses de la fortune de ses ancêtres, se reconstituant, à force de soin et d'activité, une modeste aisance.
On pensait bien qu'il finirait ses jours ainsi, lorsque le bruit s'était répandu qu'il allait se marier. Et le bruit, chose rare, était vrai. M. de Claudieuse, un beau matin, était parti pour Paris, et par les lettres de faire-part qui étaient arrivées peu après, on avait appris qu'il venait d'épouser la fille d'un de ses anciens camarades de promotion, Mlle Geneviève de Tassar de Bruc.
L'étonnement avait été grand. Le comte avait tout à fait grand air et était encore remarquablement bien de sa personne; mais il venait d'avoir quarante-sept ans, et Mlle de Tassar de Bruc en avait à peine vingt. Ah! si la nouvelle mariée eût été pauvre, on eût compris et même approuvé le mariage. Il est si naturel qu'une fille sans dot sacrifie son cœur à la question du pain quotidien. Mais tel n'était pas le cas. Le marquis de Tassar de Bruc passait pour riche et avait, disait-on, compté à son gendre cinquante mille écus.
Alors, on s'était imaginé que la jeune comtesse devait être laide à faire peur, infirme ou contrefaite pour le moins, idiote peut-être ou d'un caractère impossible. Erreur. Elle était apparue, et on était demeuré saisi de sa noble et calme beauté. Elle avait parlé, et chacun était resté sous le charme. Ce mariage était-il donc, comme on dit à Sauveterre, un mariage d'inclination? On le crut. Ce qui n'empêcha pas quantité de vieilles dames de hocher la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c'est trop entre deux époux, et que cette union ne serait pas heureuse.
Les faits n'avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics. À dix lieues à la ronde, il n'existait pas de ménage aussi parfaitement uni que celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux enfants, deux filles, qu'ils avaient eues à quatre ans d'intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé le bonheur à leur paisible foyer.
De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai, gardé ses habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère et froide, une parole brève. Il était, de plus, d'une si extrême violence que la plus légère contradiction empourprait son visage. Mais la comtesse était le calme et la douceur mêmes, et comme elle savait toujours se jeter entre la colère de son mari et celui qui se l'était attirée, comme ils étaient l'un et l'autre justes, bons jusqu'à la faiblesse, généreux et pitoyables aux malheureux, ils étaient adorés.
Il n'y avait guère que sur l'article chasse que M. de Claudieuse n'entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute l'année sur son gibier avec la sollicitude inquiète d'un avare, multipliant les gardes et les défenses, poursuivant les braconniers avec un tel acharnement qu'on disait: «Mieux vaut lui voler cent pistoles que lui tuer un merle.»
M. et Mme de Claudieuse vivaient d'ailleurs assez isolés, absorbés par les soins d'une vaste exploitation agricole et par l'éducation de leurs filles. Ils recevaient rarement, et on ne les voyait pas quatre fois par hiver à Sauveterre, chez les demoiselles de Lavarande ou chez le vieux baron de Chandoré. Tous les étés, par exemple, vers la fin de juillet, ils s'installaient, pour un mois, à Royan, où ils avaient un chalet. Tous les ans, également, à l'ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses filles, passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient Paris.
Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas moins que les catastrophes de 1870. En apprenant que les Prussiens vainqueurs foulaient le sol sacré de la patrie, l'ancien capitaine de vaisseau sentit se réveiller en lui tous ses instincts de Français et de soldat. Quoi qu'on pût faire pour le retenir, il partit. Légitimiste obstiné, il se déclarait prêt à mourir pour la République, pourvu que la France fût sauvée. Sans l'ombre d'une hésitation, il offrit son épée à Gambetta, qu'il détestait. Nommé colonel d'un régiment de marche, il se battit comme un lion, depuis le premier jour jusqu'au dernier, où il fut renversé et foulé aux pieds en essayant d'arrêter l'affreuse débandade d'un des corps d'armée de Chanzy.
Revenu au Valpinson à la signature de l'armistice, personne, hormis sa femme, n'avait pu lui arracher un mot de cette douloureuse campagne. On l'engageait à se présenter aux élections, et certainement il eût été élu; il refusa, disant que s'il savait se battre, il ne savait pas discourir.
Mais c'est d'une oreille distraite que le procureur de la République et le juge d'instruction écoutaient ces détails, qu'ils connaissaient aussi bien que M. Séneschal.
Aussi tout à coup:
– N'avançons-nous donc pas? demanda M. Galpin-Daveline; j'ai beau regarder, je n'aperçois aucune apparence d'incendie.
– C'est que nous sommes dans un bas-fond, répondit le maire. Mais nous approchons, et lorsque nous serons en haut de cette côte que nous gravissons, soyez tranquille, vous verrez…
Cette côte est bien connue dans le département, et même célèbre sous le nom de montagne de Sauveterre. Elle est si raide et formée d'un granit si dur que les ingénieurs qui ont tracé la route nationale de Bordeaux à Nantes se sont détournés d'une demi-lieue pour l'éviter. Elle domine donc tout le pays, et, parvenus à son sommet, M. Séneschal et ses compagnons ne purent retenir un cri.
– Horresco! murmura le procureur de la République.
Le foyer même de l'incendie leur était encore caché par les hautes futaies de Rochepommier, mais les jets de flamme s'élançaient bien au-dessus des grands arbres, illuminant tout l'horizon de sinistres lueurs…
Toute la campagne était en mouvement. Le tocsin sonnait à coups précipités à l'église de Bréchy, dont le clocher tronqué se détachait en noir sur la pourpre du ciel. Dans l'ombre, retentissaient les rauques mugissements de ces conques marines dont on se sert pour appeler les ouvriers des champs. Des pas effarés sonnaient le long des sentiers, et des paysans passaient en courant, un seau de chaque main.
– Les secours arriveront trop tard! dit M. Galpin-Daveline.
– Une si belle propriété, dit le maire, si savamment aménagée!
Et, au risque d'un accident, il lança son cheval au galop sur le revers de la côte, car le Valpinson est tout au fond de la vallée, à cinq cents mètres de la petite rivière.
Tout y était terreur, désordre, confusion. Et pourtant les bras n'y manquaient pas, ni la bonne volonté. Aux premiers cris d'alarme, tous les gens des environs étaient accourus, et il en arrivait encore à chaque minute, mais personne ne se trouvait là pour diriger.
Le sauvetage du mobilier surtout les préoccupait. Les plus hardis tenaient bon dans les appartements et, en proie à une sorte de vertige, jetaient par les fenêtres tout ce qui leur tombait sous la main. Et dans le milieu de la cour, s'amoncelaient pêle-mêle les lits, les matelas, les chaises, le linge, les livres, les vêtements…
Cependant une immense clameur salua l'arrivée de M. Séneschal et de ses compagnons.
– Voilà monsieur le maire! s'écriaient les paysans, rassurés par sa seule présence et prêts à lui obéir.
M. Séneschal, du reste, jugea bien d'un coup d'œil la situation.
– Oui, c'est moi, mes amis, dit-il, et je vous félicite de votre empressement, il s'agit, à cette heure, de ne pas gaspiller nos forces. La ferme, les chais et les bâtiments d'exploitation sont perdus, abandonnons-les. Concentrons nos efforts sur le château… Organisons-nous! La rivière est tout proche, formons la chaîne. Tout le monde à la chaîne, hommes et femmes!… Et de l'eau, de l'eau… voilà les pompes.
On les entendait, en effet, rouler comme un tonnerre. Les pompiers parurent. Le capitaine Parenteau prit la direction des secours. Et, enfin, M. Séneschal put s'informer du comte de Claudieuse.
– Le maître est là, lui répondit une vieille femme en montrant, à cent pas, une maisonnette à toit de chaume, c'est le médecin qui l'y a fait transporter.
– Allons le voir, messieurs, dit vivement le maire au procureur de la République et au juge d'instruction.
Mais ils s'arrêtèrent au seuil de l'unique pièce de cette pauvre demeure. C'était une grande chambre, au sol de terre battue, aux solives noircies et toutes chargées d'outils et de paquets de graines. Deux lits à colonnes torses et à rideaux de serge jaunâtre, deux bons grands lits de Saintonge, occupaient tout le fond. Sur celui de gauche, une petite fille de quatre à cinq ans dormait, roulée dans une couverture, sous la garde de sa sœur, de deux ou trois ans plus âgée. Sur le lit de droite, le comte de Claudieuse était étendu, ou plutôt assis, car on avait entassé sous ses reins tout ce qu'on avait pu arracher d'oreillers à l'incendie.
Il avait le torse nu et ruisselant de sang, et un homme, le docteur Seignebos, en bras de chemise et les manches retroussées jusqu'au coude, s'inclinait vers lui et, une éponge d'une main, un bistouri de l'autre, semblait absorbé par quelque grave et délicate opération. Vêtue d'une robe de mousseline claire, la comtesse de Claudieuse était debout au pied du lit de son mari, pâle, mais sublime de calme et de fermeté résignée. Elle tenait une lampe et en dirigeait la lumière selon les indications du docteur. Dans un coin, deux servantes étaient assises sur un coffre et, leur tablier relevé sur la tête, pleuraient.
Singulièrement ému, le maire de Sauveterre prit enfin sur lui d'entrer. Ce fut le comte de Claudieuse qui le premier l'aperçut:
– Eh! c'est ce brave Séneschal! dit-il. Approchez, cher ami, approchez!… L'année 1871, vous le voyez, est une année fatale. De tout ce que je possédais, il ne restera plus, au jour, que quelques pelletées de cendres…
– C'est un grand malheur, répondit le digne maire, mais nous en avons craint un bien plus irréparable… Dieu merci, vous vivrez…
– Qui sait! Je souffre terriblement…
Mme de Claudieuse tressaillit.
– Trivulce! murmura-t-elle d'une voix doucement suppliante, Trivulce!
Jamais amant n'arrêta sur l'amie de son âme un regard plus tendre que celui dont M. de Claudieuse enveloppa sa femme.
– Pardonne-moi, chère Geneviève, pardonne-moi mon manque de courage…
Un spasme nerveux lui coupa la parole, et tout aussitôt, d'une voix éclatante comme une trompette:
– Monsieur! s'écria-t-il, docteur! Tonnerre du ciel!… Vous m'écorchez!
– J'ai là du chloroforme, prononça froidement le médecin.
– Je n'en veux pas!
– Résignez-vous alors à souffrir… Et tenez-vous tranquille, car chacun de vos mouvements augmente la souffrance. (Sur quoi, épongeant un filet de sang qui venait de jaillir sous son bistouri): Du reste, ajouta-t-il, nous allons prendre quelques minutes de repos. Mes yeux et ma main se fatiguent… Je ne suis plus jeune, décidément.
Le docteur Seignebos avait soixante ans. C'était un petit homme au teint bilieux, maigre, chauve, d'une tenue plus que négligée, et porteur d'une paire de lunettes d'or qu'il passait sa vie à retirer, à essuyer et à remettre.
Sa réputation médicale était grande, on citait de lui, à Sauveterre, des cures merveilleuses; cependant il n'avait que peu d'amis. Les ouvriers lui reprochaient sa morgue dédaigneuse, les paysans son âpreté au gain, et les bourgeois ses opinions politiques.
On rapporte qu'un soir, dans un banquet, il s'était écrié en levant son verre: «Je bois à la mémoire du seul médecin dont j'envie la pure et noble gloire: à la mémoire de mon compatriote le docteur Guillotin, de Saintes!» Avait-il vraiment porté ce toast? Le positif, c'est qu'il se posait en démocrate farouche, et qu'il était l'âme et l'oracle des petits conciliabules socialistes des environs. Il étonnait quand il entamait le chapitre des réformes qu'il rêvait et des progrès qu'il concevait. Et il faisait frémir par le don dont il parlait de «porter le fer et le feu jusqu'au fond des entrailles pourries de la société».
Ces opinions, des théories utilitaires souvent étranges, certaines expériences plus étranges encore qu'il poursuivait au su et vu de tous, avaient fait douter parfois de l'intégrité de l'intellect du docteur Seignebos. Les plus bienveillants disaient: «C'est un original.»
Cet original, comme de raison, n'aimait guère M. Séneschal, un ancien avoué réactionnaire. Il tenait en piètre estime le procureur de la République, un inutile fureteur de bouquins. Mais il détestait cordialement M. Galpin-Daveline.
Pourtant, il les salua tous les trois, et sans se soucier d'être ou non entendu de son malade:
– Vous voyez, leur dit-il, monsieur de Claudieuse en très fâcheux état. C'est avec un fusil chargé de plomb de chasse qu'on lui a tiré dessus, et les désordres des blessures de cette origine sont incalculables. J'inclinerais volontiers à croire qu'aucun organe essentiel n'a été atteint, mais je n'en répondrais pas. J'ai vu souvent, dans ma pratique, des lésions minuscules telles qu'en peut produire un grain de plomb, lésions mortelles cependant, ne se révéler qu'après douze ou quinze heures.
Il eût continué longtemps, s'il n'eût été brusquement interrompu:
– Monsieur le docteur, prononça le juge d'instruction, c'est parce qu'un crime a été commis que je suis ici. Il faut que le coupable soit retrouvé et puni. Et c'est au nom de la justice que, dès ce moment, je requiers le concours de vos lumières.
Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos, M. Séneschal et le procureur de la République lui-même. Rien plus n'existait qu'un crime dont l'auteur était à découvrir, et un juge: lui.
Mais il avait beau exagérer sa raideur habituelle et ce dédain des sentiments humains qui a fait à la justice plus d'ennemis que ses plus cruelles erreurs, tout en lui tressaillait d'une satisfaction contenue, tout, jusqu'aux poils de sa barbe, taillée comme les buis de Versailles.
– Donc, monsieur le médecin, reprit-il, voyez-vous quelque inconvénient à ce que j'interroge le blessé?
– Mieux vaudrait certainement le laisser en repos, gronda le docteur Seignebos, je viens de le martyriser pendant une heure, je vais dans un moment recommencer à extraire les grains de plomb dont ses chairs sont criblées. Cependant, si vous y tenez…
– J'y tiens…
– Eh bien! dépêchez-vous, car la fièvre ne va pas tarder à le prendre.
M. Daubigeon ne cachait guère son mécontentement.
– Daveline! faisait-il à demi-voix, Daveline!
L'autre n'y prenait garde. Ayant tiré de sa poche un calepin et un crayon, il s'approcha du lit de M. de Claudieuse, et toujours du même ton:
– Vous sentez-vous en état, monsieur le comte, demanda-t-il, de répondre à mes questions?
– Oh! parfaitement.
– Alors, veuillez me dire ce que vous savez des funestes événements de cette nuit.
Aidé de sa femme et du docteur Seignebos, le comte de Claudieuse se haussa sur ses oreillers.
– Ce que je sais, commença-t-il, n'aidera guère, malheureusement, les investigations de la justice… Il pouvait être onze heures, car je ne saurais même préciser l'heure, j'étais couché, et depuis un bon moment j'avais soufflé ma bougie, lorsqu'une lueur très vive frappa mes vitres. Je m'en étonnai, mais très confusément, car j'étais dans cet état d'engourdissement qui, sans être le sommeil, n'est déjà plus la veille. Je me dis bien: «Qu'est-ce que cela?», mais je ne me levai pas. C'est un grand bruit, comme le fracas d'un mur qui s'écroule, qui me rendit au sentiment de la réalité. Oh! alors, je bondis hors de mon lit, en me disant: «C'est le feu!…» Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que je me rappelais qu'il y avait, dans ma cour et autour des bâtiments, seize mille fagots de la coupe de l'an dernier… À demi vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'étais fort troublé, je l'avoue, à ce point que j'eus toutes les peines du monde à ouvrir la porte extérieure. J'y parvins cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que j'entendis tout près de moi une détonation…
D'un geste, le juge d'instruction interrompit.
– Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d'une remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu'il importe de préciser. C'est bien au moment juste où vous paraissiez qu'on a tiré sur vous?
– Oui, monsieur.
– Donc l'assassin était tout près, à l'affût. Il savait que, fatalement, l'incendie vous attirerait dehors et il attendait…
– Telle a été, telle est encore mon impression, déclara le comte.
M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.
– Donc, lui dit-il, l'assassinat est le fait principal que doit retenir la prévention; l'incendie n'est qu'une circonstance aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver plus sûrement à la perpétration du crime… (Après quoi, revenant au comte): Poursuivez, monsieur, dit le juge d'instruction.
– Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier mouvement, mouvement tout instinctif, d'ailleurs, fut de me précipiter vers l'endroit d'où m'avait paru venir le coup de fusil. Je n'avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à l'épaule et au cou. Cette seconde blessure était plus grave que la première, car le cœur me faillit, la tête me tourna, et je tombai…
– Vous n'aviez pas même entrevu le meurtrier?
– Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m'a semblé voir… j'ai vu un homme s'élancer de derrière une pile de fagots, traverser la cour et disparaître dans la campagne.
– Le reconnaîtriez-vous?
– Non.
– Mais vous avez vu comment il était vêtu, vous pouvez me donner à peu près son signalement?
– Non plus. J'avais comme un nuage devant les yeux, et il a passé comme une ombre.
Le juge d'instruction dissimula mal un mouvement de dépit.
– N'importe, fit-il, nous le retrouverons… Mais continuez, monsieur.
Le comte hocha la tête.
– Je n'ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il. J'étais évanoui, et ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai repris connaissance, ici, sur ce lit.
Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Lorsqu'il eut terminé:
– Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il importe de savoir ce qui s'est passé après votre chute. Qui pourrait me l'apprendre?
– Ma femme, monsieur.
– Je le pensais. Madame la comtesse a dû se lever en même temps que vous?
– Ma femme n'était pas couchée, monsieur.
Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit d'un coup d'œil pour reconnaître que le costume de la comtesse n'était pas celui d'une femme éveillée en sursaut par l'incendie de sa maison.
– En effet, murmura-t-il.
– Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles, celle qui est là sur ce lit, enveloppée d'une couverture, est atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femme était restée près d'elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles donnent sur le jardin, du côté opposé à celui où le feu a été mis…
– Comment donc madame la comtesse a-t-elle été avertie du désastre? demanda le juge d'instruction.
Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse s'avança.
– Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur, répondit-elle, j'avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà passé près d'elle la nuit précédente, j'étais un peu lasse, et j'avais fini par m'assoupir, lorsque je fus réveillée par une détonation… à ce qui m'a semblé. Je me demandais si ce n'était pas une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement. Plus étonnée qu'inquiète, je quittai la chambre de mes filles. Ah! monsieur, telle était déjà la violence de l'incendie qu'il faisait clair, dans l'escalier, comme en plein jour. Je descendis en courant. La porte extérieure était ouverte, je sortis… À cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j'aperçus le corps de mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m'entendait plus, son cœur avait cessé de battre, je le crus mort, j'appelai au secours d'une voix désespérée…
M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.
– Bien! approuva d'un air satisfait M. Galpin-Daveline, très bien!
– Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est profond le sommeil des gens de la campagne… Il me semble que je suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari. À la longue, cependant, les clartés de l'incendie éveillaient nos métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant: «Au feu!» M'apercevant, ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie brûlait, les chais remplis d'eau-de-vie étaient en feu, et la toiture de notre maison s'allumait de tous côtés. Et personne de sang-froid!… Ma tête était à ce point perdue que j'oubliais mes enfants et que leur chambre était déjà pleine de fumée, lorsqu'un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus horrible des périls… Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir… Cet incendie nous ruine peut-être; que m'importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés!
C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à maîtriser leur émotion. Lui haussait les épaules et grommelait entre les dents:
– Formalités! Subtilités! Puérilités!
Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans une écuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du comte de Claudieuse.
Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d'un ton bref, s'adressant à M. Galpin-Daveline:
– Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans doute?
Offensé – on l'eût été à moins -, le juge d'instruction fronça le sourcil, et froidement:
– Je sais, monsieur, dit-il, l'importance de votre besogne, mais ma tâche n'est ni moins grave ni moins urgente.
– Oh!…
– Par conséquent, vous m'accorderez bien cinq minutes encore, monsieur le docteur…
– Dix si vous l'exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous déclare que chaque minute qui s'écoule désormais peut compromettre la vie du blessé.
Ils s'étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se toisaient avec des yeux où éclatait la plus violente animosité. Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de Claudieuse?
La comtesse dut le craindre, car, d'un accent de reproche:
– Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce…
Peut-être son intervention n'eût-elle pas suffi, si M. Séneschal et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s'adressant en même temps à l'un des adversaires.
Des deux, M. Galpin-Daveline était encore le plus obstiné; car, en dépit de tout, reprenant la parole:
– Je n'ai plus, monsieur, dit-il à M. de Claudieuse, qu'une question à vous adresser: où et comment étiez-vous placé? Où et comment pensez-vous qu'était placé l'assassin au moment du crime?
– Monsieur, répondit le comte d'une voix évidemment fatiguée, j'étais, je vous l'ai dit, debout, sur le seuil de ma porte, faisant face à la cour. L'assassin devait être posté à une vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.
Ayant écrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le médecin.
– Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C'est à vous maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif: à quelle distance était le meurtrier lorsqu'il a fait feu?
– Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.
– Ah! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline, la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les moyens de se faire respecter. Vous êtes médecin, monsieur, et la médecine est arrivée à répondre d'une façon presque mathématique à la question que je vous pose…
M. Seignebos ricanait.
– Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige! fit-il. Quelle médecine? La médecine légale, sans doute, celle qui est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents d'assises…
– Monsieur!…
Mais le médecin n'était pas d'un naturel à supporter un second échec.
– Je sais ce que vous m'allez dire, poursuivit-il tranquillement. Il n'est pas un manuel de médecine légale qui ne tranche souverainement le problème dont il s'agit. Je les ai étudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs les magistrats instructeurs. Je connais l'opinion de Devergie et celle d'Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant et Chaudey… Je n'ignore pas que ces messieurs prétendent décider à un centimètre près la distance d'où un coup de fusil a été tiré. Je ne suis pas si fort. Je ne suis qu'un pauvre médecin de campagne, moi, un simple guérisseur… Et, avant de donner une opinion qui peut faire tomber la tête d'un pauvre diable, la tête d'un innocent, peut-être, j'ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à des expériences.
Il avait si évidemment raison quant au fond, sinon quant à la forme, que M. Galpin-Daveline se radoucit.
– C'est à titre de simple renseignement, monsieur, dit-il, que je vous demande votre avis. Votre opinion raisonnée et définitive fera nécessairement l'objet d'un rapport motivé.
– Ah!… comme cela…
– Veuillez donc me communiquer officieusement les conjectures que vous a inspirées l'examen des blessures de monsieur de Claudieuse.
D'un geste prétentieux, M. Seignebos rajusta ses lunettes.
– Mon sentiment, répondit-il, sous toutes réserves, bien entendu, est que monsieur de Claudieuse s'est parfaitement rendu compte des faits. Je crois volontiers que l'assassin était embusqué à la distance qu'il indique. Ce que je puis affirmer, par exemple, c'est que les deux coups de fusil ont été tirés de distances différentes, l'un de beaucoup plus près que l'autre, et la preuve, c'est que si l'un d'eux, celui de la hanche, a, comme disent les chasseurs, «écarté» légèrement, l'autre, celui de l'épaule, a presque «fait balle»…
– Mais on sait à combien de mètres un fusil fait balle, interrompit M. Séneschal, qu'agaçait le ton dogmatique du docteur.
M. Seignebos salua.
– On sait cela? fit-il. Qui? Vous, monsieur le maire? Moi je déclare l'ignorer. Il est vrai que je n'oublie pas, comme vous semblez l'oublier, que nous n'avons plus, comme autrefois, deux ou trois types seulement de fusils de chasse. Avez-vous réfléchi à l'immense variété d'armes françaises, anglaises, américaines et allemandes qui sont aujourd'hui répandues partout? Comment osez-vous, monsieur, vous prononcer si délibérément? Ignorez-vous donc, vous, un ancien avoué et un magistrat municipal, que c'est sur cette grave question que roulera tout le débat de la cour d'assises?
Après quoi, décidé à ne plus rien répondre, le médecin reprenait son bistouri et ses pinces, lorsque tout à coup, au-dehors, des clameurs éclatèrent, si terribles que M. Séneschal, M. Daubigeon et Mme de Claudieuse elle-même se précipitèrent vers la porte.
Et ces clameurs, hélas!, n'étaient que trop justifiées.
La toiture du bâtiment principal venait de s'effondrer, ensevelissant sous ses décombres embrasés le pauvre tambour qui, deux heures plus tôt, avait battu la générale, Bolton, et un pompier, nommé Guillebault, le plus estimé des charpentiers de Sauveterre, un père de cinq enfants. Le capitaine Parenteau semblait près de devenir fou, et c'était à qui se dévouerait pour arracher à la plus horrible des morts ces infortunés, dont on entendait, par-dessus le fracas de l'incendie, les hurlements désespérés.
Toutes les tentatives pour les secourir devaient échouer. Un gendarme et un fermier des environs, qui avaient essayé d'arriver jusqu'à eux, faillirent rester dans la fournaise et ne furent retirés qu'au prix d'efforts inouïs, et dans le plus triste état, le gendarme surtout.
Alors, véritablement, on se rendit compte de l'abominable crime de l'incendiaire… Alors, en même temps que les colonnes de fumée et les tourbillons d'étincelles, montèrent vers le ciel des cris de vengeance:
– À mort, l'incendiaire, à mort!…
C'est à ce moment que la plus légitime des fureurs inspira M. Séneschal. Il savait, lui, ce qu'est la prudence des campagnes et combien il est difficile d'arracher à un paysan ce qu'il sait. Se dressant donc sur un monceau de débris, d'une voix claire et forte:
– Oui, mes amis, s'écria-t-il, oui, vous avez raison; à mort! Oui, les courageuses victimes du plus lâche des crimes doivent être vengées… Il faut retrouver l'incendiaire, il le faut absolument!… Vous le voulez, n'est-ce pas? Cela dépend de vous… Il est impossible qu'il ne soit pas parmi vous un homme qui sache quelque chose… Que celui-là se montre et parle. Souvenez-vous que le plus léger indice peut guider la justice… Se taire, mes amis, serait se rendre complice. Réfléchissez, consultez-vous…
De rapides chuchotements coururent à travers la foule, puis tout à coup:
– Il y a quelqu'un, dit une voix, qui peut parler.
– Qui?
– Cocoleu! Il était là tout au commencement. C'est lui qui est allé chercher dans leur chambre les filles de la dame de Claudieuse. Qu'est-il devenu? Cocoleu!… Cocoleu!…
Il faut avoir vécu tout au fond des campagnes, en pleins champs, pour imaginer, pour comprendre l'émotion et la colère de tous ces braves gens qui se pressaient autour des ruines embrasées du Valpinson. L'habitant des villes, lui, n'a nul souci du brigand sinistre qui, pour voler, tue. Il a le gaz, des portes solides, et la police veille sur son sommeil. Il redoute peu l'incendie: à la première étincelle, toujours quelque voisin se trouve pour crier «au feu!» Les pompes accourent, et l'eau jaillit comme par enchantement. Le paysan, au contraire, a la conscience des périls de son isolement. Un simple loquet de bois ferme son huis, et nul n'est chargé d'assurer la sécurité de ses nuits. Attaqué par un assassin, ses cris, s'il appelle, ne seront pas entendus. Que le feu soit mis à sa maison, elle sera en cendres avant l'arrivée des premiers secours, trop heureux s'il se sauve et s'il réussit à sauver sa famille des flammes.
Aussi, tous ces campagnards, que venait de remuer la parole de M. Séneschal, s'employaient fiévreusement à retrouver celui qui, pensaient-ils, savait quelque chose: Cocoleu.
Tous le connaissaient bien, et de longue date. Il n'en était pas un seul, parmi eux, qui ne lui eût donné une beurrée ou une écuellée de soupe, quand il avait faim; pas un seul qui ne lui eût abandonné une botte de paille dans le coin d'une écurie, quand il pleuvait ou qu'il faisait froid et qu'il voulait dormir. C'est que Cocoleu était de ces infortunés qui traînent à travers la campagne le poids de quelque terrible difformité physique ou morale.
Quelque vingt ans plus tôt, un des gros propriétaires de Bréchy, ayant fait bâtir, avait fait venir d'Angoulême une demi-douzaine de peintres-décorateurs qui passèrent chez lui presque tout l'été. Un de ces peintres avait mis à mal une pauvre fille de ferme des environs, nommée Colette, qu'avaient affolée sa longue blouse blanche, ses fines moustaches brunes, sa gaieté, ses chansons et ses propos galants.
Mais les travaux achevés, le séducteur s'était envolé avec ses camarades, sans plus se soucier de la malheureuse que du dernier cigare qu'il avait fumé. Elle était enceinte, pourtant.
Lorsqu'elle ne sut plus dissimuler son état, elle fut jetée à la porte de la maison où elle était employée, et ses parents, qui avaient bien du mal à se suffire, la repoussèrent impitoyablement. Dès lors, hébétée de douleur, de honte et de regrets, elle erra de ferme en ferme, demandant l'aumône, insultée, raillée, brutalisée même quelquefois.
C'est au coin d'un bois, un soir d'hiver, que seule, sans secours, elle mit au monde un garçon. Comment la mère et l'enfant n'étaient-ils pas morts de froid, de faim et de misère!… Il est des grâces d'état incompréhensibles.
Pendant plusieurs années, on les vit traîner leurs haillons autour de Sauveterre, vivant de la générosité, chèrement achetée, des paysans. Puis la mère mourut, abandonnée, comme elle avait vécu. On ramassa son corps un matin, sur le revers d'un fossé. L'enfant restait seul.
Il avait huit ans, il était assez fort pour son âge; un fermier en eut pitié et le prit pour garder ses vaches. Le petit misérable n'en était pas capable.
Tant qu'il avait eu sa mère, on avait attribué à son existence sauvage son mutisme, ses regards effarés, ses allures de bête traquée. Lorsqu'on essaya de s'occuper de lui, on reconnut que nulle intelligence ne s'était éveillée en ce pauvre cerveau déprimé. Il était idiot, et de plus atteint d'une de ces effroyables maladies nerveuses dont les accès agitent tout le corps, et particulièrement les muscles du visage, de mouvements convulsifs. Il n'était pas muet, mais ce n'est qu'avec des efforts inouïs et en bégayant lamentablement qu'il parvenait à articuler quelques syllabes. Parfois, des paysans en belle humeur lui criaient:
– Dis-nous comment tu t'appelles, et tu auras un sou.
Il en avait pour cinq minutes à bégayer, avec toutes sortes de contorsions, le nom de sa mère:
– Co… co… co… lette.
De là son surnom.
On avait constaté qu'il n'était bon à rien; on cessa de s'intéresser à lui; il se remit à vagabonder comme jadis.
C'est vers cette époque que le docteur Seignebos, en allant à ses visites, le rencontra un matin sur la grande route. Cet excellent docteur, entre autres théories surprenantes, soutenait alors que l'imbécillité n'est qu'une façon d'être du cerveau, un oubli de la nature aisément réparable par l'adjonction de certaines substances connues, de phosphore, par exemple. L'occasion d'une expérience mémorable était trop belle pour qu'il ne s'empressât pas de la saisir.
Il fit monter Cocoleu près de lui, dans son cabriolet, l'installa dans sa maison et le soumit à un traitement dont le secret est resté entre lui et un pharmacien de Sauveterre, bien connu pour ses opinions avancées.
Au bout de dix-huit mois, Cocoleu avait considérablement maigri. Il parlait peut-être un peu moins malaisément, mais son intelligence n'avait fait aucun progrès appréciable.
Découragé, M. Seignebos fit un paquet des quelques nippes qu'il avait données à son pensionnaire, les lui mit dans la main et le poussa dehors en lui défendant de revenir jamais.
Le médecin avait rendu un triste service à Cocoleu. Désaccoutumé des privations, déshabitué d'aller de porte en porte demander son pain, le pauvre idiot eût péri de besoin si sa bonne étoile ne l'eût amené au Valpinson. Touchés de sa détresse, le comte et la comtesse de Claudieuse résolurent de se charger de lui.
Seulement, c'est en vain qu'ils essayèrent de le fixer à l'une de leurs métairies, où ils lui avaient fait donner un lit. L'humeur vagabonde de Cocoleu l'emportait sur tout, même sur la faim. L'hiver, par le froid et la neige, on le tenait encore. Mais dès les premières feuilles, il reprenait ses courses sans but à travers les bois et les champs, restant souvent des semaines entières sans reparaître.
À la longue, pourtant, s'était éveillé en lui quelque chose qui ressemblait assez à l'instinct d'un animal domestique patiemment dressé. Son affection pour Mme de Claudieuse se traduisait comme celle d'un chien, par des gambades et des cris de joie dès qu'il l'apercevait. Souvent, quand elle sortait, il l'accompagnait, courant et bondissant autour d'elle, toujours comme un chien. Il aimait aussi les petites filles, et il paraissait souffrir qu'on l'écartât d'elles, car on l'en écartait, redoutant pour des enfants si jeunes la contagion de ses tics nerveux.
Avec le temps aussi, il était devenu capable de rendre quelques petits services. Il était certaines commissions faciles dont on pouvait le charger. Il arrosait les fleurs, il allait appeler un domestique, il savait porter une lettre à la poste de Bréchy. Même, ses progrès avaient été assez sensibles pour inspirer des doutes à quelques paysans défiants, lesquels prétendaient que Cocoleu n'était pas si «innocent» qu'il en avait l'air, que c'était «un malin» au contraire, qui faisait la bête pour bien vivre sans travailler.
– Nous le tenons! crièrent enfin quelques voix; le voilà! le voilà!…
La foule s'écarta vivement, et presque aussitôt, maintenu et poussé en avant par plusieurs hommes, un jeune garçon parut.
– Il s'était caché là-bas, derrière une haie, disaient ces hommes, et il ne voulait pas venir, le mâtin!
Le désordre des vêtements de Cocoleu attestait en effet une résistance opiniâtre.
C'était un garçon de dix-huit ans, imberbe, très grand, extraordinairement maigre, et si dégingandé qu'il en paraissait contrefait. Une forêt de rudes cheveux roux s'emmêlait au-dessus de son front étroit et fuyant. Et ses petits yeux, sa large bouche meublée de dents aiguës, son nez, largement épaté, et ses immenses oreilles donnaient à sa physionomie une expression étrange d'effarement et d'idiotisme, et aussi, pourtant, de ruse bestiale.
– Qu'est-ce que nous allons en faire? demandèrent les paysans à M. Séneschal.
– Il faut le conduire au juge d'instruction, mes amis, répondit le maire, là, dans la petite maison où vous avez porté monsieur de Claudieuse…
– Et il faudra bien qu'il parle, grondèrent les paysans. Tu entends, n'est-ce pas? Allons! arrive…
Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité, ni le docteur Seignebos, ni M. Galpin-Daveline n'avaient fait un mouvement pour reconnaître ce qui se passait au-dehors.
Le médecin s'apprêtait à reprendre son opération, et méthodiquement, tranquille autant que s'il eût été chez lui, dans son cabinet, il lavait l'éponge dont il venait de se servir et essuyait ses pinces et ses bistouris.
Le juge d'instruction, lui, debout au milieu de la chambre, les bras croisés, semblait suivre de l'œil, dans le vide, d'insaisissables combinaisons. Peut-être songeait-il que sa bonne étoile l'avait enfin guidé vers cette cause retentissante qu'il avait si longtemps et si inutilement appelée de tous ses vœux.
Mais M. de Claudieuse était loin de partager leur indifférence. Il s'agitait sur son lit, et dès que M. Séneschal et M. Daubigeon reparurent, pâles et bouleversés:
– Pourquoi tout ce tumulte? interrogea-t-il.
Et lorsqu'on lui eut appris la catastrophe:
– Mon Dieu!… s'écria-t-il, et moi qui gémissais de me voir en partie ruiné. Deux hommes morts!… Voilà le vrai malheur!… Pauvres gens, victimes de leur courage! Bolton, un garçon de trente ans! Guillebault, un père de famille, qui laisse cinq enfants sans soutien!…
La comtesse, qui rentrait, avait entendu les derniers mots prononcés par son mari.
– Tant qu'il nous restera une bouchée de pain, interrompit-elle, d'une voix profondément troublée, ni la mère de Bolton, ni les enfants de Guillebault ne manqueront de rien!
Elle n'en put dire davantage. Les paysans qui avaient découvert Cocoleu envahissaient la chambre, poussant devant eux leur prisonnier.
– Où est le juge? demandaient-ils. Voilà un témoin…
– Quoi! Cocoleu! s'écria le comte.
– Oui, il sait quelque chose, il l'a dit, il faut qu'il le répète à la justice et que l'incendiaire soit retrouvé.
M. Seignebos avait froncé le sourcil. Il exécrait Cocoleu, ce cher docteur, dont la vue lui rappelait cette fameuse expérience dont on fait encore des gorges chaudes à Sauveterre.
– Est-ce que véritablement vous allez l'interroger? demanda-t-il à M. Galpin-Daveline.
– Pourquoi non? fit sèchement le juge.
– Parce qu'il est complètement imbécile, monsieur, stupide, idiot. Parce qu'il est incapable de saisir la valeur de vos questions et la portée de ses réponses.
– Il peut nous fournir un indice précieux, monsieur…
– Lui!… un être dénué de raison!… Vous n'y pensez pas! Il est impossible que la justice tienne compte des réponses incohérentes d'un fou!
Le mécontentement de M. Galpin-Daveline se traduisait par un redoublement de roideur.
– Je sais ce que j'ai à faire, monsieur, dit-il.
– Et moi, riposta le médecin, je connais mon devoir. Vous avez requis le concours de mes lumières, je vous l'apporte. Je vous déclare que l'état mental de ce garçon est tel qu'il ne saurait être entendu, même à titre de renseignements. J'en appelle à monsieur le procureur de la République.
Il espérait un mot d'encouragement de M. Daubigeon. Le mot ne venant pas:
– Prenez garde, monsieur, ajouta-t-il, vous vous engagez dans une voie sans issue. Que ferez-vous si ce malheureux répond à vos questions par une accusation formelle? Poursuivrez-vous celui qu'il accusera?
Les paysans écoutaient, bouche béante, cette discussion.
– Oh! Cocoleu n'est pas tant innocent qu'on croit, fit l'un d'eux.
– Il sait bien dire ce qu'il veut, le mâtin! ajouta un autre.
– Je lui dois, en tout cas, la vie de mes enfants, prononça doucement Mme de Claudieuse. Il s'est souvenu d'eux lorsque j'étais comme frappée de vertige et que tout le monde les oubliait. Approche, Cocoleu, approche, mon ami, n'aie pas peur, personne ici ne te veut de mal…
Il était bien besoin de ces bonnes paroles. Effrayé au-delà de toute expression par les brutalités dont il venait d'être l'objet, le pauvre idiot tremblait si fort que ses dents en claquaient.
– Je… je n'ai pas… pas… peur…, bégaya-t-il.
– Une fois encore, je proteste, insista le médecin.
Il venait de reconnaître qu'il n'était pas seul de son avis.
– Je crois, en effet, qu'il est peut-être dangereux d'interroger Cocoleu, dit M. de Claudieuse.
– Je le crois aussi, appuya M. Daubigeon.
Mais le juge était le maître de la situation, armé des pouvoirs presque illimités que la loi confère au magistrat instructeur.
– Je vous en prie, messieurs, fit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, laissez-moi agir à ma guise. (Et s'étant assis, et s'adressant à Cocoleu): Voyons, mon garçon, reprit-il de sa meilleure voix, écoute-moi bien et tâche de me comprendre. Sais-tu ce qu'il y a eu, cette nuit, au Valpinson?
– Le feu, répondit l'idiot.
– Oui, mon ami, le feu, qui a détruit la maison de tes bienfaiteurs, le feu où viennent de périr deux pauvres pompiers… Et ce n'est pas tout: on a essayé d'assassiner le comte de Claudieuse. Le vois-tu, dans ce lit, blessé et couvert de sang? Vois-tu la douleur de madame de Claudieuse?…
Cocoleu comprenait-il? Sa figure grimaçante ne trahissait rien de ce qui pouvait se passer en lui.
– Absurdité! grommelait le docteur. Témérité! Ténacité!
M. Galpin-Daveline l'entendit.
– Monsieur! prononça-t-il vivement, ne m'obligez pas à me rappeler qu'il y a là, tout près, des gens chargés de faire respecter mon caractère… (Et revenant au pauvre idiot): Tous ces malheurs, mon ami, poursuivit-il, sont l'œuvre d'un lâche incendiaire. Tu le détestes, n'est-ce pas, ce misérable, tu le hais?…
– Oui, dit Cocoleu.
– Tu désires qu'il soit puni…
– Oui, oui!
– Eh bien! il faut m'aider à le découvrir, pour qu'il soit arrêté par les gendarmes, mis en prison et jugé. Tu le connais, tu as dit toi-même que tu le connaissais…
Il s'arrêta, et au bout d'un instant, Cocoleu se taisant toujours:
– Dans le fait, demanda-t-il, à qui ce pauvre diable a-t-il parlé?
C'est ce que pas un paysan ne put dire. On s'informa, on n'apprit rien. Peut-être Cocoleu n'avait-il pas tenu le propos qu'on lui attribuait.
– Ce qui est sûr, déclara un des métayers du Valpinson, c'est que ce pauvre sans cervelle ne dort autant dire jamais, et que toutes les nuits il rôde comme un chien de garde autour des bâtiments…
Ce fut pour M. Galpin-Daveline un trait de lumière. Changeant brusquement la forme de l'interrogatoire:
– Où as-tu passé la soirée? demanda-t-il à Cocoleu.
– Dans… dans… la cour…
– Dormais-tu, quand l'incendie s'est déclaré?
– Non.
– Tu l'as donc vu commencer?
– Oui.
– Comment a-t-il commencé?
Obstinément, l'idiot tenait ses regards rivés sur Mme de Claudieuse, avec l'expression craintive et soumise du chien qui cherche à lire dans les yeux de son maître.
– Réponds, mon ami, insista doucement la comtesse, obéis, parle…
Un éclair brilla dans les yeux de Cocoleu.
– On… on a mis le feu, bégaya-t-il.
– Exprès?
– Oui.
– Qui?
– Un monsieur…
Il n'était pas un des témoins de cette scène qui, pour mieux entendre, ne retînt sa respiration. Seul le docteur se dressa.
– Cet interrogatoire est insensé! s'écria-t-il.
Mais le juge d'instruction ne parut pas l'entendre, et se penchant vers Cocoleu, d'une voix qu'altérait l'émotion:
– Tu l'as vu, ce monsieur? demanda-t-il.
– Oui.
– Et tu le connais?
– Très… très bien.
– Tu sais son nom?
– Oh, oui!
– Comment s'appelle-t-il?
Une expression d'affreuse angoisse contracta la figure blême de Cocoleu; il hésita, puis enfin, avec un violent effort, il répondit:
– Bois… Bois… Boiscoran.
Des murmures de mécontentement et des ricanements incrédules accueillirent ce nom. D'hésitation, de doute, il n'y en eut pas l'ombre.
– Monsieur de Boiscoran, un incendiaire? disaient les paysans; à qui jamais fera-t-on accroire ça?
– C'est absurde! déclara M. de Claudieuse.
– Insensé! approuvèrent M. Séneschal et M. Daubigeon.
Le docteur Seignebos avait retiré ses lunettes et les essuyait d'un air de triomphe.
– Qu'avais-je annoncé! s'écria-t-il. Mais monsieur le juge d'instruction n'a pas daigné tenir compte de mes observations…
M. le juge d'instruction était de beaucoup le plus ému de tous. Il était devenu excessivement pâle, et les efforts étaient visibles qu'il faisait pour garder son impassible froideur.
Le procureur de la République se pencha vers lui.
– À votre place, murmura-t-il, j'en resterais là, considérant comme non avenu ce qui vient de se passer.
Mais M. Galpin-Daveline était de ces gens qu'aveugle l'opinion exagérée qu'ils ont d'eux-mêmes, et qui se feraient hacher en morceaux plutôt que de reconnaître qu'ils ont pu se tromper.
– J'irai jusqu'au bout, répondit-il.
Et s'adressant de nouveau à Cocoleu, au milieu d'un silence si profond qu'on eût entendu le bruissement des ailes d'une mouche:
– Comprends-tu bien, mon garçon, lui demanda-t-il, ce que tu dis? Comprends-tu que tu accuses un homme d'un crime abominable?
Que Cocoleu comprît ou non, il était en tout cas agité d'une angoisse manifeste. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes déprimées, et des secousses nerveuses secouaient ses membres et convulsaient sa face.
– Je… je dis la vérité, bégaya-t-il.
– C'est monsieur de Boiscoran qui a mis le feu au Valpinson?
– Oui.
– Comment s'y est-il pris?
L'œil égaré de Cocoleu allait incessamment du comte de Claudieuse, qui semblait indigné, à la comtesse, qui écoutait d'un air de douloureuse surprise.
– Parle! insista le juge d'instruction.
Après un moment d'hésitation encore, l'idiot entreprit d'expliquer ce qu'il avait vu, et il en eut pour cinq minutes d'efforts, de contorsions et de bégaiements à faire comprendre qu'il avait vu M. de Boiscoran, qu'il connaissait bien, sortir des journaux de sa poche, les enflammer avec une allumette et les placer sous une meule de paille qui était tout proche de deux énormes piles de fagots, lesquelles piles s'appuyaient au mur d'un chai plein d'eau-de-vie.
– C'est de la démence! s'écria le docteur, traduisant certainement l'opinion de tous.
Mais M. Galpin-Daveline avait réussi à maîtriser son trouble. Promenant autour de lui un regard méchant:
– À la première marque d'approbation ou d'improbation, déclara-t-il, je requiers les gendarmes et je fais retirer tout le monde. (Après quoi, revenant à Cocoleu): Puisque tu as si bien vu monsieur de Boiscoran, interrogea-t-il, comment était-il vêtu?
– Il avait un pantalon blanchâtre, répondit l'idiot, toujours en bredouillant affreusement, une veste brune et un grand chapeau de paille. Son pantalon était rentré dans ses bottes.
Deux ou trois paysans s'entre-regardèrent comme si enfin ils eussent été effleurés d'un soupçon. C'était avec le costume décrit par Cocoleu qu'ils avaient l'habitude de rencontrer M. de Boiscoran.
– Et quand il eut mis le feu, poursuivit le juge, qu'a-t-il fait?
– Il s'est caché derrière les fagots.
– Et ensuite?
– Il a préparé son fusil, et, quand le maître est sorti, il a tiré.
Oubliant la douleur de ses blessures, M. de Claudieuse bondissait d'indignation sur son lit.
– Il est monstrueux, s'écria-t-il, de laisser ce misérable idiot salir un galant homme de ses stupides accusations! S'il a vu monsieur de Boiscoran mettre le feu et se cacher pour m'assassiner, pourquoi n'a-t-il pas donné l'alarme, pourquoi n'a-t-il pas crié!
Docilement, à la grande surprise de M. Séneschal et de M. Daubigeon, M. Galpin-Daveline répéta la question.
– Pourquoi n'as-tu pas appelé? demanda-t-il à Cocoleu.
Mais les efforts qu'il faisait depuis une demi-heure avaient épuisé le malheureux idiot. Il éclata d'un rire hébété et, presque aussitôt pris d'une crise de son mal, il tomba en se débattant et en criant, et il fallut l'emporter.
Le juge d'instruction s'était levé et, pâle, ému, les sourcils froncés, la lèvre contractée, il semblait réfléchir.
– Qu'allez-vous faire? lui demanda à l'oreille le procureur de la République.
– Poursuivre! dit-il à voix basse.
– Oh!
– Puis-je faire autrement, dans ma situation? Dieu m'est témoin qu'en poussant ce malheureux idiot, mon but était de faire éclater l'absurdité de son accusation. Le résultat a trompé mon attente…
– Et maintenant…
– Il n'y a plus à hésiter: dix témoins ont assisté à l'interrogatoire, mon honneur est en jeu, il faut que je démontre l'innocence ou la culpabilité de l'homme accusé par Cocoleu… (Et tout aussitôt, s'approchant du lit de M. de Claudieuse): Voulez-vous, à cette heure, monsieur, m'apprendre ce que sont vos relations avec monsieur de Boiscoran?
La surprise et l'indignation enflammaient les joues du comte.
– Est-il possible, monsieur, s'écria-t-il, que vous croyiez ce que vous venez d'entendre!
– Je ne crois rien, monsieur, prononça le juge. J'ai mission de découvrir la vérité, je la cherche…
– Le docteur vous a dit quel est l'état mental de Cocoleu…
– Monsieur, je vous prie de me répondre.
M. de Claudieuse eut un geste de colère, et vivement:
– Eh bien! répondit-il, mes relations avec monsieur de Boiscoran ne sont ni bonnes ni mauvaises; nous n'en avons pas.
– On prétend, je l'ai entendu dire, que vous êtes fort mal ensemble…
– Ni bien, ni mal. Je ne quitte pas le Valpinson. Monsieur de Boiscoran vit à Paris les trois quarts de l'année. Il n'est jamais venu chez moi, je n'ai jamais mis les pieds chez lui.
– On vous a entendu vous exprimer sur son compte en termes peu mesurés…
– C'est possible. Nous n'avons ni le même âge, ni les mêmes goûts, ni les mêmes opinions, ni les mêmes croyances. Il est jeune, je suis vieux. Il aime Paris et le monde, je n'aime que ma solitude et la chasse. Je suis légitimiste, il était orléaniste et est devenu démocrate. Je crois que seul le descendant de nos rois légitimes peut sauver notre pays, il est persuadé que la République est le salut de la France. Mais on peut être ennemis politiques sans cesser de s'estimer. Monsieur de Boiscoran est un galant homme. Il est de ceux qui, pendant la guerre, ont fait bravement leur devoir, il s'est bien battu, il a été blessé.
Soigneusement, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Ayant fini:
– Il ne s'agit pas seulement de dissentiments politiques, reprit-il. Vous avez eu avec monsieur de Boiscoran des conflits d'intérêts…
– Insignifiants.
– Pardon, vous avez échangé du papier timbré.
– Nos terres se touchent, monsieur. Il y a entre nous un malheureux cours d'eau qui est pour les riverains un éternel sujet de contestations.
M. Galpin-Daveline hochait la tête.
– Vous n'avez pas eu que ces différends, monsieur, dit-il. Vous avez eu, au su et vu de tout le pays, des altercations violentes.
Le comte de Claudieuse paraissait désolé.
– C'est vrai, nous avons échangé quelques propos… Monsieur de Boiscoran avait deux maudits bassets qui toujours s'échappaient de leur chenil et venaient chasser sur mes terres. C'est incroyable ce qu'ils détruisaient de gibier…
– Précisément… Et un jour que vous avez rencontré monsieur de Boiscoran, vous l'avez menacé de donner un coup de fusil à ses chiens…
– J'étais furieux, je le reconnais; mais j'avais tort, mille fois tort, je l'ai menacé.
– C'est bien cela. Vous étiez armés l'un et l'autre, vous vous êtes animés, vous menaciez, il vous a couché en joue… Ne le niez pas; dix personnes l'ont vu, je le sais, il me l'a dit.
Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreux était atteint le pauvre Cocoleu, personne qui ne fût bien persuadé qu'il n'y avait pas de soins à lui donner. Les deux hommes qui l'avaient emporté avaient donc cru faire assez en le déposant sur un tas de paille humide. L'abandonnant ensuite à lui-même, ils s'étaient mêlés à la foule pour raconter ce qu'ils venaient d'entendre.
C'est une justice à rendre aux quelques centaines de paysans qui se pressaient autour des décombres fumants du Valpinson, que leur premier mouvement fut d'accabler de quolibets ou de malédictions l'être sans cervelle qui venait d'attribuer l'incendie à M. de Boiscoran.
Malheureusement, les premiers mouvements, les bons, sont de courte durée. Un de ces mauvais drôles, paresseux, ivrognes et bassement jaloux, comme il s'en trouve au fond des campagnes aussi bien que dans les villes, s'écria: «Pourquoi donc pas?» Et ces seuls mots devinrent le point de départ des suppositions les plus hasardées.
Les querelles du comte de Claudieuse et de M. de Boiscoran avaient été publiques. Il était bien connu que presque toujours les premiers torts étaient venus du comte et que toujours son jeune voisin avait fini par céder. Pourquoi M. de Boiscoran, humilié, n'aurait-il pas eu recours à ce moyen de se venger d'un homme qu'il devait haïr, pensait-on, et surtout craindre?
«Est-ce parce qu'il est noble et qu'il est riche?» ricanait le garnement.
De là à chercher des circonstances à l'appui des affirmations de Cocoleu, il n'y avait qu'un pas et il fut vite franchi. Des groupes se formèrent, et bientôt deux hommes et une femme donnèrent à entendre qu'on serait peut-être bien surpris s'ils racontaient tout ce qu'ils savaient. On les pressa de parler, et comme de raison, ils refusèrent. Mais déjà ils en avaient trop dit. Bon gré mal gré ils furent conduits à la maison où, dans le moment même, M. Galpin-Daveline interrogeait le comte de Claudieuse.
Telle était l'animation de la foule et le tapage qu'elle menait, que M. Séneschal, frémissant à l'idée d'un nouvel accident, se précipita vers la porte.
– Qu'est-ce encore? s'écria-t-il.
– Des témoins! voilà d'autres témoins! répondirent les paysans.
M. Séneschal se retourna vers l'intérieur de la chambre, et après un regard échangé avec M. Daubigeon:
– On vous amène des témoins, monsieur, dit-il au juge.
Sans nul doute M. Galpin-Daveline maudit l'interruption. Mais il connaissait assez les paysans pour savoir qu'il était important de profiter de leur bonne volonté et qu'il n'en tirerait rien s'il laissait à leur cauteleuse prudence le temps de reprendre le dessus.
– Nous reviendrons plus tard à notre… entretien, monsieur le comte, dit-il à M. de Claudieuse. (Et répondant à M. Séneschal): Que ces témoins entrent, dit-il, mais seuls et un à un…
Le premier qui se présenta était le fils unique d'un fermier aisé du bourg de Bréchy, nommé Ribot. C'était un grand gars de vingt-cinq ans, large d'épaules, avec une tête toute petite, un front très bas et de formidables oreilles d'un rouge vif. Il avait à deux lieues à la ronde la réputation d'un séducteur irrésistible et n'en était pas médiocrement fier.
Après lui avoir demandé son nom, ses prénoms et son âge:
– Que savez-vous? poursuivit M. Galpin-Daveline.
Le gars Ribot se redressa, et d'un air de fatuité qui fut si bien compris que les paysans éclatèrent de rire:
– J'avais, ce soir, répondit-il, une affaire… très importante, de l'autre côté du château de Boiscoran. On m'attendait, j'étais en retard, je pris donc au plus court, par les marais. Je savais que par suite des pluies de ces jours passés, les fossés seraient pleins d'eau, mais pour une affaire comme celle que j'avais, on trouve toujours des jambes…
– Épargnez-nous ces détails oiseux, prononça froidement le juge.
Le beau gars parut plus surpris que choqué de l'interruption.
– Comme monsieur le juge voudra, fit-il. Pour lors, il était un peu plus de huit heures, et le jour commençait à baisser quand j'arrivai aux étangs de la Seille. Ils étaient si gonflés que l'eau passait de plus de deux pouces par-dessus les pierres du déversoir. Je me demandais comment traverser sans me mouiller, quand, de l'autre côté, venant en sens inverse de moi, j'aperçus monsieur de Boiscoran.
– Vous êtes bien sûr que c'était lui?
– Pardi! puisque je lui ai parlé!… Mais attendez. Il n'eut pas peur, lui, de se mouiller. Sans faire ni une ni deux, il releva son pantalon, le fourra dans les tiges de ses grandes bottes jaunes et passa. C'est alors seulement qu'il me vit, et il parut étonné. Je ne l'étais pas moins que lui. «Comment! c'est vous, notre monsieur!» lui dis-je. Il me répondit: «Oui, j'ai quelqu'un à voir à Bréchy.» C'était bien possible; cependant je lui dis encore: «Tout de même, vous prenez un drôle de chemin!» Il se mit à rire. «Je ne savais pas que les étangs fussent débordés, répondit-il, et je comptais tirer des oiseaux d'eau…» Et en disant cela, il me montrait son fusil. Sur le moment, je ne vis rien à répliquer, mais maintenant, après ce qui s'est passé, je trouve que c'est drôle…
Cette déposition, M. Galpin-Daveline l'avait écrite mot pour mot. Ensuite:
– Comment était vêtu monsieur de Boiscoran? interrogea-t-il.
– Attendez… il avait un pantalon grisâtre, un veston de velours marron et un panama à larges bords.
La stupeur et l'inquiétude se peignaient sur les traits du comte et de la comtesse de Claudieuse, de M. Daubigeon et même du docteur Seignebos. Une circonstance de la déposition de Ribot les frappait surtout: il avait vu M. de Boiscoran rentrer son pantalon dans ses bottes pour passer le déversoir…
– Vous pouvez vous retirer, dit M. Galpin-Daveline au gars Ribot: qu'un autre témoin se présente.
Cet autre était un vieil homme d'assez fâcheux renom, qui habitait seul une masure à une demi-lieue du Valpinson. On l'appelait le père Gaudry.
Autant le fils Ribot avait montré d'assurance, autant ce bonhomme vêtu de haillons malpropres et puants semblait humble et craintif.
Après avoir donné son nom:
– Il pouvait être onze heures du soir, déposa-t-il, et je traversais les bois de Rochepommier par un des petits sentiers…
– Vous alliez voler des fagots! fit sévèrement le juge.
– Jour du bon Dieu! geignit le vieux en joignant les mains, est-il bien possible de dire une chose pareille! Voler des fagots, moi!… Non, mon bon monsieur, j'allais tout simplement coucher au fin fond du bois pour y être tout rendu au lever du soleil et chercher des champignons, des cèpes, que j'aurais été vendre à Sauveterre… Donc, je suivais le routin, quand voilà que tout à coup, derrière moi, j'entends les pas d'un homme. Naturellement, la peur me prend…
– Parce que vous voliez!
– Oh, non! mon bon monsieur; seulement, la nuit, vous comprenez… Enfin, je me cache derrière un arbre, et presque aussitôt je vois passer monsieur de Boiscoran, que je reconnais très bien, malgré l'obscurité, et qui devait être très en colère, car il parlait tout haut, il jurait, il gesticulait, et par moments il arrachait aux branches des poignées de feuilles.
– Avait-il un fusil?
– Oui, mon bon monsieur, puisque même c'est à cause de ce fusil qu'il m'avait fait peur, je l'avais pris pour un garde…
Le troisième et le dernier témoin était une bonne et brave métayère, maîtresse Courtois, dont la métairie était située de l'autre côté du bois de Rochepommier.
Interrogée, après un moment d'indécision:
– Je ne sais pas grand-chose, répondit-elle; mais je vais toujours le dire: comme nous comptions avoir beaucoup d'ouvriers ces jours-ci, et que je voulais faire une fournée demain, j'étais allée avec mon âne au moulin de la montagne de Sauveterre pour chercher de la farine. Il n'y en avait pas de prête, mais le meunier me dit qu'il m'en donnerait si je voulais attendre, et je restai à souper avec lui. Vers dix heures, on me livra un sac que les garçons attachèrent sur mon âne, et je me mis en route. J'avais déjà fait plus de la moitié du chemin, et il devait être onze heures, quand, en arrivant au bois de Rochepommier, mon âne fait un faux pas, et le sac tombe. J'étais bien en peine, n'étant pas de force à le recharger seule, lorsqu'à dix pas de moi, un homme sort du bois. Je l'appelle, il vient. C'était monsieur de Boiscoran. Je lui demande de m'aider, et aussitôt, sans se faire prier, il pose son fusil à terre, prend le sac et le remet sur l'âne. Je le remercie, il me dit qu'il n'y a pas de quoi, et… voilà tout.
Toujours debout sur le seuil de la chambre dont il disputait l'accès à l'avide curiosité des paysans, le maire de Sauveterre se résignait aux humbles fonctions d'appariteur.
Lorsque maîtresse Courtois se retira toute confuse, et déjà peut-être regrettant ce qu'elle venait de dire:
– Est-il encore quelqu'un qui sache quelque chose? cria-t-il. (Et, comme nul ne se présentait, il ferma sans façon la porte en ajoutant): Alors, éloignez-vous, mes amis, et laissez la justice se recueillir en paix.
La justice, en la personne du juge d'instruction, était alors en proie aux plus cruelles perplexités.
Consterné jusqu'à ce point de n'essayer pas même de réagir, M. Galpin-Daveline demeurait accoudé à la table devant laquelle il s'était assis pour écrire, le front entre les mains, semblant chercher une issue à l'impasse où il se trouvait engagé.
Tout à coup il se dressa, et, oublieux de sa morgue accoutumée, laissant tomber son masque de glaciale impassibilité:
– Eh bien! fit-il comme si dans la détresse de son esprit il eût espéré un secours ou imploré un conseil, eh bien!…
On ne lui répondit pas.
Sa stupeur avait gagné tous ceux qui l'entouraient: le comte et la comtesse de Claudieuse, M. Séneschal, le procureur de la République, et même le docteur Seignebos. Chacun d'eux en était encore à se débattre contre ce résultat invraisemblable, inconcevable, inouï!
Enfin, après un moment de silence:
– Vous le voyez, messieurs, reprit le juge avec une amertume étrange, j'avais raison d'interroger Cocoleu. Oh! n'essayez pas de le nier: vous partagez maintenant mes doutes et mes soupçons. Qui de vous oserait soutenir que, sous l'empire d'une émotion terrible, ce malheureux n'a pas recouvré durant quelques minutes la plénitude de sa raison! Lorsqu'il vous a dit avoir vu le crime et qu'il vous a nommé le coupable, vous avez haussé les épaules. Mais d'autres témoins sont venus, et de l'ensemble de leurs dépositions résulte un faisceau de présomptions terribles… (Il s'animait. L'habitude professionnelle, plus forte que tout, reprenait le dessus): Monsieur de Boiscoran, poursuivait-il, est venu ce soir au Valpinson. C'est désormais incontestable. Or, comment y est-il venu? En se cachant. Du château de Boiscoran au Valpinson, il y a deux chemins fréquentés, celui de Bréchy et celui qui tourne les étangs. Monsieur de Boiscoran prend-il l'un ou l'autre? Non. Pour venir, il coupe droit à travers les marais, au risque de s'embourber et d'être forcé de se mettre à l'eau jusqu'aux épaules. Pour retourner, il se jette dans les bois de Rochepommier, en dépit de l'obscurité, et malgré le danger évident de s'y perdre et d'y errer jusqu'au jour. Qu'espérait-il donc? N'être pas vu, cela tombe sous le sens. Et, de fait, qui rencontre-t-il? Un coureur de femmes, Ribot, qui lui-même se cache pour se rendre à un rendez-vous d'amour. Un voleur de fagots, Gaudry, dont l'unique souci est d'éviter les gendarmes. Une fermière, enfin, maîtresse Courtois, attardée par une circonstance toute fortuite. Toutes ses précautions étaient bien prises, mais la Providence veillait…
– Oh! la Providence!… gronda le docteur Seignebos, la Providence!…
Mais M. Galpin-Daveline n'entendit même pas l'interruption. Et toujours plus vite:
– Peut-on, du moins, continua-t-il, invoquer en faveur de monsieur de Boiscoran certaines discordances de temps?… Non. À quel moment est-il aperçu venant de ce côté? À la tombée de la nuit. Il était huit heures et demie, déclare Ribot, quand monsieur de Boiscoran traversait le déversoir des étangs de la Seille. Donc, il pouvait être au Valpinson vers neuf heures et demie. Alors, le crime n'était pas commis encore. À quelle heure le rencontre-t-on, regagnant son logis? Gaudry et la femme Courtois l'ont dit: après onze heures. Monsieur de Claudieuse était blessé alors, et le Valpinson brûlait. Savons-nous quelque chose des dispositions d'esprit de monsieur de Boiscoran? Oui, encore. En venant, il a tout son sang-froid. Il est fort surpris de rencontrer Ribot, et cependant il lui explique sa présence en cet endroit presque dangereux, et aussi pourquoi il a un fusil sur l'épaule. Il a, prétend-il, quelqu'un à voir à Bréchy, et il se proposait de tirer des oiseaux d'eau. Est-ce admissible? Est-ce même vraisemblable? Cependant, examinons son attitude au retour. Il marchait très vite, dépose Gaudry; il semblait furieux et arrachait aux branches des poignées de feuilles. Que dit-il à maîtresse Courtois? Rien. Quand elle l'appelle, il n'ose fuir, ce serait un aveu, mais c'est en toute hâte qu'il rend le service qu'elle lui demande. Et après? Son chemin, pendant un quart d'heure, est le même que celui de cette femme. Marche-t-il avec elle? Non. Il la quitte précipitamment, il prend les devants, il se hâte de rentrer chez lui, car il croit que monsieur de Claudieuse est mort, car il sait que le Valpinson est en flammes, car il tremble d'entendre sonner le tocsin et crier au feu!…
Ce n'est pas d'ordinaire avec ce laisser-aller familier que procède la justice, et ceux qui la représentent s'estiment, en général, trop au-dessus du commun des mortels pour expliquer leurs impressions, rendre compte de leurs agissements, et, en quelque sorte, demander conseil. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une enquête, il n'est pas, à proprement parler, de règles fixes. Du moment où un juge d'instruction est saisi d'un crime, toute latitude lui est laissée pour arriver jusqu'au coupable. Maître absolu, ne relevant que de sa conscience, armé de pouvoirs exorbitants, il procède à sa guise…
Mais en cette affaire du Valpinson, M. Galpin-Daveline avait été emporté par la rapidité des événements. Entre la première question adressée à Cocoleu et le moment présent, il n'avait pas eu le temps de se reconnaître. Et sa procédure ayant été publique, il était fatalement amené à l'expliquer.
– Décidément, c'est un réquisitoire en règle! s'écria le docteur Seignebos. (Il avait retiré et essuyait furieusement ses lunettes d'or.) Et basé sur quoi? poursuivait-il avec trop de véhémence pour qu'on pût espérer l'interrompre; basé sur les réponses d'un malheureux que moi, médecin, je déclare inconscient de ses paroles. C'est que l'intelligence ne s'allume pas et ne s'éteint pas dans un cerveau comme le gaz dans un réverbère. On est ou on n'est pas idiot, il l'a toujours été, et toujours il le sera. Mais, dites-vous, les autres dépositions sont concluantes. Dites qu'elles vous paraissent telles. Pourquoi? Parce que les accusations de Cocoleu vous ont influencé. Est-ce que sans cela vous vous occuperiez de ce qu'a fait ou non monsieur de Boiscoran? Il s'est promené toute la soirée! N'est-ce pas son droit? Il a traversé les marais! Qui l'en empêchait? Il a passé les bois! Est-ce défendu? On l'a rencontré! N'est ce pas naturel? Mais non, un idiot l'accuse, tous ses gestes sont suspects. Il parle! C'est le sang-froid du scélérat endurci. Il se tait! Remords d'un coupable tremblant de peur. Au lieu de nommer monsieur de Boiscoran, Cocoleu pouvait me nommer, moi, Seignebos. C'est alors mes démarches qu'on incriminerait, et, soyez tranquille, on y découvrirait mille preuves de ma culpabilité. On aurait beau jeu, d'ailleurs. Mes opinions ne sont-elles pas plus avancées encore que celles de monsieur de Boiscoran! Car voilà le grand mot lâché: monsieur de Boiscoran est républicain, monsieur de Boiscoran ne reconnaît d'autre souveraineté, d'autre magistrature que celles du peuple…
– Docteur, interrompit le procureur de la République, docteur, vous ne pensez pas ce que vous dites…
– Je le pense, morbleu! et même…
Mais il fut de nouveau interrompu, et par M. de Claudieuse, cette fois:
– Pour moi, déclara le comte, je reconnais la force des probabilités qu'invoque monsieur le juge d'instruction. Mais, au-dessus des probabilités, je place un fait positif: le caractère de l'homme accusé. Monsieur de Boiscoran est un galant homme et un homme de cœur, incapable d'un crime lâche et odieux…
Les autres approuvaient.
– Et moi, prononça M. Séneschal, je dirai: pourquoi ce crime? Ah! si monsieur de Boiscoran n'avait rien à perdre!… Mais est-il ici-bas un homme plus heureux que lui, qui est jeune, bien de sa personne, doué d'une santé admirable, immensément riche, estimé et recherché de tous! Enfin, il est un fait, qui est encore un secret de famille, mais que je puis vous dire et qui seul écarterait tout soupçon: monsieur de Boiscoran aime éperdument mademoiselle Denise de Chandoré, il est aimé d'elle à la folie, et depuis avant-hier leur mariage est fixé au 20 du mois prochain.
Le temps passait, cependant. La demie de quatre heures tintait au clocher de Bréchy. Le jour était venu, faisant pâlir la lumière des lampes. Dégagé des brumes matinales, le soleil frappait les vitres de ses gais rayons. Mais nul ne le remarquait, de ces hommes que de si puissantes considérations réunissaient autour du lit de M. de Claudieuse.
Sans un mot, sans un geste, M. Galpin-Daveline avait écouté les objections qui lui étaient présentées, et il était redevenu assez maître de soi pour qu'il fût difficile de discerner l'impression qu'il en ressentait. À la fin, hochant gravement la tête:
– Plus que vous, messieurs, prononça-t-il, j'ai besoin de croire à l'innocence de monsieur de Boiscoran. Monsieur Daubigeon, qui sait ce que je veux dire, peut vous l'affirmer… Mon cœur, avant le vôtre, plaidait sa cause. Mais je suis le représentant de la loi; mais, au-dessus de mes affections, il y a mon devoir… Dépend-il de moi d'anéantir, si stupide, si absurde qu'elle paraisse, l'accusation de Cocoleu! Puis-je faire que trois dépositions inattendues ne soient pas venues donner à cette dénonciation un caractère de vraisemblance inquiétant!
Le comte de Claudieuse se désolait:
– Ce qu'il y a d'affreux, disait-il, c'est que monsieur de Boiscoran me croit son ennemi. Pourvu qu'il n'aille pas imaginer que ces soupçons indignes ont été suggérés par ma femme ou par moi. Que ne puis-je me lever!… Du moins, messieurs, que monsieur de Boiscoran sache bien que j'ai déclaré répondre de lui comme de moi-même!… Cocoleu, détestable idiot!… Ah! Geneviève, chère femme aimée, pourquoi l'avoir engagé à parler! Il se fût tu obstinément sans ton insistance!
Mme de Claudieuse succombait alors aux angoisses de cette affreuse nuit. Pendant les premières heures, elle avait été soutenue par cette exaltation qui suit les grandes crises; mais, depuis un moment, elle s'était affaissée sur un escabeau, près du lit où reposaient ses deux filles; et, la tête enfoncée dans l'oreiller, elle paraissait dormir. Elle ne dormait pas, pourtant.
Au reproche de son mari, elle se redressa, pâle, les traits gonflés, les yeux rouges, et, d'une voix pénétrante:
– Quoi!… s'écria-t-elle, on a tenté d'assassiner Trivulce, nos enfants ont failli mourir au milieu des flammes, et j'aurais laissé échapper un moyen de découvrir le misérable assassin, le lâche incendiaire!… Non! ce que j'ai fait, je devais le faire. Quoi qu'il advienne, je ne regrette rien…
– Mais monsieur de Boiscoran n'est pas coupable, Geneviève, il est impossible qu'il le soit. Comment un homme qui a ce bonheur immense d'être aimé de Denise de Chandoré, qui compte les jours qui le séparent de son mariage, eût-il pu combiner un crime si abominable?
– Qu'il démontre donc son innocence! fit durement la comtesse.
Le plus impertinemment du monde, le docteur faisait claquer ses lèvres.
– Voilà pourtant la logique des femmes, grommelait-il.
– Certes, reprit M. Séneschal, on ne tardera pas à reconnaître l'innocence de monsieur de Boiscoran. Il n'en aura pas moins été soupçonné. Et, tel est l'esprit de notre pays, que ce soupçon fera ombre à sa vie entière. Dans vingt ans d'ici, en parlant de monsieur de Boiscoran, on dira encore: «Ah! oui, celui qui a mis le feu au Valpinson…»
Ce fut non M. Galpin-Daveline, mais le procureur de la République qui répondit.
– Je ne saurais, fit-il tristement, partager la manière de voir de monsieur le maire, mais peu importe. Après ce qui s'est passé, monsieur le juge d'instruction ne peut plus reculer, son devoir le lui interdit, et plus encore l'intérêt de l'homme accusé. Que diraient tous ces paysans, qui ont entendu la déclaration de Cocoleu et la déposition des témoins, si l'enquête était abandonnée? Ils diraient que monsieur de Boiscoran est coupable et que, si l'on ne le poursuit pas, c'est qu'il est noble et très riche. Sur mon honneur, je crois à son innocence absolue. Mais précisément parce qu'elle est ma conviction, je soutiens qu'il faut le mettre à même de la démontrer victorieusement. Il doit en avoir les moyens. Quand il a rencontré Ribot, il lui a dit qu'il se rendait à Bréchy pour voir quelqu'un…
– Et s'il n'y était pas allé? objecta M. Séneschal. Et s'il n'eût vu personne? Si ce n'eût été là qu'un prétexte pour satisfaire l'indiscrète curiosité de Ribot?
– Eh bien! il en serait quitte pour dire la vérité à la justice. Je ne suis pas inquiet. Et, tenez, il est une preuve matérielle qui, mieux que tout, disculpe monsieur de Boiscoran. Est-ce que si, par impossible, il eût eu dessein de tuer monsieur de Claudieuse, il n'eût pas chargé son fusil à balle au lieu d'y laisser du plomb de chasse…
– Et il ne m'eût point manqué à dix pas…, fit le comte.
Des coups précipités, frappés à la porte, les interrompirent.
– Entrez! cria M. Séneschal.
La porte s'ouvrit, et trois paysans parurent, effarés, mais visiblement satisfaits.
– Nous venons, dit l'un d'eux, de trouver quelque chose de singulier.
– Quoi? interrogea M. Galpin-Daveline.
– On dirait, ma foi, un étui, mais Pitard prétend que c'est l'enveloppe d'une cartouche.
M. de Claudieuse s'était haussé sur ses oreillers.
– Montrez! fit-il vivement. J'ai tiré, ces jours passés, plusieurs coups de fusil autour de la maison, pour écarter les oiseaux qui mangeaient nos fruits; je verrai si cette enveloppe vient de moi.
Le paysan la lui tendit.
C'était une enveloppe de plomb, très mince, comme en ont les cartouches de deux ou trois systèmes de fusils de chasse américains. Fait singulier, elle avait été noircie par l'inflammation de la poudre, mais elle n'avait été ni déchirée, ni même faussée par l'explosion. Elle était si parfaitement intacte qu'on y pouvait lire encore, en lettres repoussées, le nom du fabricant: Klebb.
– Cette enveloppe ne m'a jamais appartenu, fit le comte.
Mais il était devenu fort pâle en disant cela, si pâle que sa femme se rapprocha de lui, l'interrogeant d'un regard où se lisait la plus horrible angoisse.
– Eh bien?…
Il ne répondit pas. Et telle était en ce moment l'éloquence décisive de ce silence, que la comtesse parut sur le point de se trouver mal et murmura:
– Cocoleu avait donc toute sa raison!
Pas un détail de cette scène rapide n'avait échappé à M. Galpin-Daveline. Sur tous les visages, autour de lui, il avait pu surprendre l'expression d'une sorte d'épouvante. Pourtant, il ne fit aucune remarque. Il prit des mains de M. de Claudieuse cette enveloppe métallique, qui pouvait devenir une pièce à conviction de la plus terrible importance, et durant plus d'une minute il la retourna en tous sens, l'examinant au jour avec une scrupuleuse attention. Ensuite de quoi, s'adressant aux paysans, debout et respectueusement découverts à l'entrée:
– Où avez-vous trouvé ce débris de cartouche, mes amis? interrogea-t-il.
– Tout près de cette vieille tour, qui reste du vieux château, où l'on serre des outils et qui est toute couverte de lierre.
Déjà M. Séneschal avait maîtrisé la stupeur dont il avait été saisi en voyant blêmir et se taire le comte de Claudieuse.
– Assurément, fit-il, ce n'est pas de là que l'assassin a tiré. De cette place, on ne voit même pas l'entrée de la maison.
– C'est possible, répondit le juge, mais l'enveloppe d'une cartouche ne tombe pas nécessairement à l'endroit d'où l'on fait feu. Elle tombe quand on ouvre le tonnerre de l'arme pour recharger…
C'était si exact que le docteur Seignebos lui-même n'osa pas protester.
– Maintenant, mes amis, reprit M. Galpin-Daveline, lequel de vous a trouvé ce débris de cartouche?
– Nous étions ensemble quand nous l'avons aperçu et ramassé.
– Eh bien! dites-moi tous trois votre nom et votre domicile, pour que je puisse, au besoin, vous faire citer régulièrement.
Ils obéirent, et cette formalité remplie, ils se retiraient, après force salutations, quand le galop d'un cheval retentit sur l'aire qui précédait la maison.
L'instant d'après, l'homme qui avait été expédié à Sauveterre pour chercher des médicaments entrait. Il était furieux.
– Gredin de pharmacien! s'écria-t-il, j'ai cru que jamais il ne m'ouvrirait!
Le docteur Seignebos s'était emparé des objets qu'on lui rapportait.
S'inclinant alors devant le juge d'instruction, d'un air d'ironique respect:
– Je n'ignore pas, monsieur, dit-il, combien il est urgent de faire couper le cou de l'assassin, mais je crois aussi pressant de sauver la vie de l'assassiné. J'ai interrompu le pansement de monsieur de Claudieuse plus peut-être que ne le permettait la prudence. Et je vous prie de vouloir bien me laisser seul faire en paix mon métier…
Rien, désormais, ne retenait plus le juge d'instruction, le procureur de la République ni M. Séneschal. À coup sûr, M. Seignebos eût pu s'exprimer plus convenablement, mais on était fait aux façons brutales de ce cher docteur, car elle est inouïe, la facilité avec laquelle, en notre pays de courtoisie, les êtres les plus grossiers se font accepter, sous prétexte qu'ils sont comme cela et qu'il faut bien les prendre tels qu'ils sont.
Donc, après avoir salué la comtesse de Claudieuse, après avoir serré la main du comte en lui promettant de promptes et sûres informations, ils sortirent.
Faute d'aliments, l'incendie s'éteignait. Quelques heures avaient suffi pour anéantir le fruit de longues années de soins et de travaux incessants. De ce domaine charmant et tant envié du Valpinson, rien ne restait plus que des pans de murs calcinés et croulants, des amas de cendres noires et des monceaux de décombres d'où montaient encore des spirales de fumée.
Grâce au capitaine Parenteau, tout ce qu'on avait pu arracher aux flammes avait été transporté à une certaine distance et mis à l'abri vers les ruines du vieux château. Là s'entassaient les meubles et les effets sauvés. Là se voyaient les charrettes et les instruments d'agriculture, des harnais, des barriques vides, des sacs d'avoine ou de blé. Là étaient attachés les bestiaux qu'on était parvenu, au prix de mille dangers, à tirer de leurs écuries: des chevaux, des bœufs, quelques moutons et une douzaine de vaches qui meuglaient lamentablement.
Peu de gens s'étaient éloignés. Avec plus d'acharnement que jamais, les pompiers, aidés des paysans, continuaient à inonder les restes du bâtiment principal. Ils n'avaient rien à redouter du feu, mais ils conservaient le vague espoir de préserver d'une carbonisation complète les corps de Bolton et de Guillebault, ces deux infortunés qui avaient péri victimes de leur courage.
– Quel fléau que le feu!… murmura M. Séneschal.
Ni M. Daubigeon ni M. Galpin-Daveline ne répondirent. Eux aussi, même après tant d'émotions violentes, ils se sentaient le cœur serré par le sinistre spectacle qui s'offrait à leurs regards.
C'est qu'un incendie n'est rien, sur le moment même, tant que dure la fièvre du péril et l'espoir du salut, tant que les flammes éclairent l'horizon de leurs rouges reflets! Le lendemain seulement, quand tout est fini, éteint, on mesure l'horreur du désastre.
Mais les pompiers venaient d'apercevoir le maire de Sauveterre et ils le saluaient de leurs acclamations. Rapidement il se dirigea vers eux, et pour la première fois depuis que l'alarme avait été donnée, le juge d'instruction et le procureur de la République se trouvèrent seuls.
Ils étaient debout, très rapprochés, et pendant un bon moment ils gardèrent le silence, chacun cherchant à surprendre dans les yeux de l'autre le secret de ses pensées.
Enfin:
– Eh bien?… demanda M. Daubigeon.
M. Galpin-Daveline tressaillit.
– C'est une épouvantable affaire! murmura-t-il.
– Quelle est votre opinion?
– Eh! le sais-je moi-même!… J'ai la tête perdue, il me semble que je suis le jouet d'un infernal cauchemar!
– Croiriez-vous donc à la culpabilité de monsieur de Boiscoran?
– Je ne crois rien. Ma raison me crie qu'il est innocent, qu'il ne peut pas ne pas l'être, et cependant je vois s'élever contre lui des charges accablantes.
Le procureur de la République était consterné.
– Hélas! murmura-t-il, pourquoi vous êtes-vous obstiné, envers et contre tous, à interroger Cocoleu, un malheureux idiot!…
Mais le juge d'instruction se révolta.
– Me reprocheriez-vous donc, monsieur, interrompit-il violemment, d'avoir obéi aux inspirations de ma conscience?
– Je ne vous reproche rien.
– Un crime abominable a été commis; tout ce qui était humainement possible, mon devoir me commandait de le tenter pour en découvrir l'auteur.
– Oui!… Et l'homme qu'on accuse est votre ami, et hier encore vous mettiez son amitié au nombre de vos meilleures chances d'avenir…
– Monsieur!
– Cela vous étonne que je sois si exactement informé? Allez, rien n'échappe à la curiosité désœuvrée des petites villes… Je sais que votre espoir le plus cher était d'entrer dans la famille de monsieur de Boiscoran, et que vous comptiez sur son appui pour obtenir la main d'une de ses cousines…
– Je ne le nie pas.
– Malheureusement, vous avez été séduit par la perspective d'une affaire retentissante; vous avez oublié toute prudence, et voilà vos projets à vau-l'eau. Que monsieur de Boiscoran soit innocent ou coupable, jamais sa famille ne vous pardonnera votre intervention. Coupable, elle vous reprochera de l'avoir livré à la cour d'assises; innocent, elle vous reprochera plus cruellement encore de l'avoir soupçonné.
Peut-être pour cacher son trouble, M. Galpin-Daveline baissait la tête.
– Que feriez-vous donc à ma place, monsieur? interrogea-t-il.
– Je me récuserais, répondit M. Daubigeon, quoiqu'il soit déjà bien tard.
– Ce serait compromettre ma carrière.
– Cela vaudrait mieux que de vous charger d'une affaire où vous n'apporterez ni le calme, ni la froide impartialité qui sont les premières et les plus indispensables vertus d'un magistrat instructeur.
Le juge peu à peu s'irritait.
– Monsieur! s'écria-t-il, me croyez-vous donc homme à me laisser détourner de mon devoir par des considérations d'amitié ou d'intérêt personnel?
– Je ne dis pas cela.
– Ne venez-vous pas de me voir à l'œuvre! Ai-je bronché, quand le nom de monsieur de Boiscoran est tombé des lèvres de Cocoleu? S'il se fût agi d'un autre, peut-être en serais-je resté là. Mais monsieur de Boiscoran est mon ami, mais j'ai beaucoup à attendre de lui, et, pour cela précisément, j'ai insisté et persisté, et j'insiste et je persiste encore.
Le procureur de la République haussait les épaules.
– C'est bien cela, fit-il. Parce que monsieur de Boiscoran est votre ami, de peur d'être taxé de faiblesse, vous allez être dur avec lui, impitoyable, injuste même… Parce que vous aviez beaucoup à attendre de lui, vous voudrez absolument le trouver coupable! Et vous vous dites impartial!
M. Galpin-Daveline se redressait de toute sa roideur accoutumée.
– Je suis sûr de moi! prononça-t-il.
– Prenez garde!
– Mon parti est arrêté, monsieur.
Il était temps. M. Séneschal revenait, accompagné du capitaine Parenteau.
– Eh bien! messieurs, demanda-t-il, qu'avez-vous résolu?
– Nous allons partir pour Boiscoran, répondit le juge d'instruction.
– Quoi! tout de suite?
– Oui. Je tiens à trouver monsieur de Boiscoran encore couché. J'y tiens si fort que je me passerai de mon greffier.
Le capitaine Parenteau s'inclina.
– Votre greffier est ici, monsieur, dit-il, et même il vous demandait, il n'y a qu'un instant…
Sur quoi, de sa plus belle voix, il se mit à appeler:
– Méchinet! Méchinet!
Un petit homme grisonnant, jovial et joufflu, accourut presque aussitôt et, bien vite, se mit à raconter comment un voisin était venu le prévenir des événements et du départ du juge d'instruction, et comment, n'écoutant que son zèle, il s'était mis en route, seul, à pied.
– Comment allez-vous, monsieur, vous rendre à Boiscoran? demanda le maire à M. Galpin-Daveline.
– Je l'ignore, Méchinet va se mettre en quête d'un moyen de locomotion.
Prompt comme l'éclair, le greffier s'élançait déjà, M. Séneschal le retint.
– Ne cherchez pas, dit-il, je vais mettre à votre disposition mon cheval et ma voiture. Le premier paysan venu vous conduira. Le capitaine Parenteau et moi profiterons, pour rentrer à Sauveterre, du cabriolet d'un fermier de Bréchy. Car il nous faut y rentrer au plus tôt. Je viens de recevoir des nouvelles inquiétantes. Je crains du désordre. Les paysannes, qui se rendaient au marché, y ont raconté, avec toutes sortes d'exagérations, les malheurs déjà si grands de cette nuit. Elles ont assuré que dix ou douze hommes avaient été tués et blessés, et que l'incendiaire, monsieur de Boiscoran, était arrêté. La foule s'est portée chez la veuve du malheureux Guillebault, et il y a une manifestation devant la maison des demoiselles de Lavarande, où demeure la fiancée de monsieur de Boiscoran, mademoiselle Denise de Chandoré.
Pour rien au monde, en des temps ordinaires, M. Séneschal n'eût consenti à confier à des mains étrangères son bon cheval – Caraby -, le meilleur peut-être de l'arrondissement. Mais il était affreusement bouleversé, on le voyait bien, malgré ses efforts pour conserver cette impassible dignité qui sied si bien à l'autorité.
Il fit un signe, et en un moment sa voiture fut prête. Seulement, lorsqu'il demanda quelqu'un pour conduire, personne ne se présenta. Tous ces braves campagnards qui venaient de passer la nuit dehors avaient hâte de regagner leur logis, où les réclamaient les soins à donner à leur bétail. Voyant l'hésitation des autres:
– Eh bien! c'est moi qui mènerai la justice, déclara le fils Ribot, ce gars avantageux qui avait rencontré M. de Boiscoran au déversoir de la Seille.
Et s'emparant du fouet et des guides, il s'installa sur la banquette de devant, pendant que prenaient place le procureur de la République, le juge d'instruction et le greffier Méchinet.
– Surtout, ménage Caraby, recommanda M. Séneschal, qui sentit à cet instant suprême se réveiller toute sa sollicitude.
– N'ayez pas peur, monsieur le maire, répondit le gars en enlevant vigoureusement le cheval, si je tapais trop fort, monsieur Méchinet me retiendrait…
C'était presque une puissance à Sauveterre que ce Méchinet, greffier du juge d'instruction, et les plus huppés comptaient avec lui. Ses fonctions officielles étaient humbles et peu rétribuées, mais il avait eu l'art d'y adjoindre, sans que le tribunal y trouvât rien à redire, quantité d'occupations parasites qui grandissaient singulièrement son importance et sextuplaient ses revenus.
Lithographe distingué, c'était lui qui faisait toutes les cartes de visite que l'on commandait à M. Serpin, le premier imprimeur de la ville et le propriétaire et gérant responsable de L'Indépendant de Sauveterre. Comptable expérimenté, il tenait les livres et débrouillait les comptes chez plusieurs négociants. Il donnait aussi des consultations de droit aux paysans processifs et rédigeait habilement des actes sous seing privé. Depuis longtemps il était chef de la musique des pompiers et directeur de l'orphéon.
Correspondant de la société des auteurs dramatiques, dont il percevait les droits, il devait à ce titre ses entrées au théâtre, non seulement dans la salle, par la porte du public, mais dans les coulisses, par le couloir étroit et malpropre réservé aux artistes. Enfin, il donnait, selon la volonté des personnes, des leçons d'écriture et de français aux petites filles et des leçons de flûte ou de cornet à pistons aux jeunes amateurs.
Tant de talents divers lui avaient longtemps attiré la sourde inimitié des autres employés de la localité, du secrétaire de la mairie, du factotum de la sous-préfecture, du premier commis des hypothèques et même du fondé de pouvoir de la recette particulière. Mais tous ces ennemis avaient fini par désarmer devant une supériorité universellement reconnue. Et de même que tout le monde, lorsqu'un événement imprévu les prenait sans vert: «Allons consulter Méchinet», disaient-ils.
Lui dissimulait, sous les apparences rassurantes d'une éternelle bonne humeur, l'ambition qui le dévorait de devenir riche et l'un des premiers personnages de Sauveterre. C'est que c'était un diplomate retors que ce Méchinet, fin comme l'ambre et plus délié que la soie. Il l'avait bien prouvé, en réalisant ce problème de remplir la ville du mouvement de sa personnalité remuante, de se mêler de tout et de tous sans se faire un seul ennemi déclaré.
Le fait est qu'on le craignait et qu'on avait une peur terrible de sa langue. Non qu'il eût jamais fait de mal à personne – il n'était pas si sot-, mais à cause du mal qu'il eût pu faire, pensait-on, étant l'homme le mieux au courant de tous les petits secrets de Sauveterre, et le plus exactement informé de toutes les intrigues, de toutes les vilenies et de tous les tripotages.
Cela tenait à sa situation particulière. Célibataire, il vivait chez ses sœurs, les demoiselles Méchinet, qui étaient les premières couturières de la ville, et de plus des dévotes célèbres affiliées à toutes les congrégations religieuses. Par elles, il avait l'œil et l'oreille dans la belle société, et il savait le fin et le dernier mot des cancans dont il recueillait l'écho, soit à son imprimerie, soit au Palais.
Il disait plaisamment: «Comment m'échapperait-il quelque chose, à moi, qui ai pour me renseigner l'église et le journal, le tribunal et le théâtre?…»
Un tel homme eût failli à son rôle s'il n'eût pas connu sur le bout du doigt tout ce qu'on pouvait connaître dans le pays des antécédents de M. de Boiscoran. Aussi, tandis que roulait la voiture, sur la route bien unie, par la plus belle matinée de juin, débitait-il ce qu'il appelait le casier judiciaire du prévenu.
M. de Boiscoran – Jacques de son prénom – n'était pas fixé à sa propriété et rarement y séjournait plus d'un mois de suite. Il vivait à Paris, où sa famille possédait, rue de l'Université, un confortable hôtel. Car il avait encore ses parents.
Son père, le marquis de Boiscoran, maître d'une belle fortune territoriale, député sous Louis-Philippe, représentant en 1848, s'était retiré des affaires à l'avènement du Second Empire et dépensait, depuis, tout ce qu'il avait d'activité et de capitaux à collectionner toutes sortes de bibelots artistiques, des porcelaines spécialement et des faïences, dont il avait écrit une monographie.
Sa mère, une Chalusse, avait eu la réputation d'une des plus charmantes et des plus spirituelles femmes de la cour du roi-citoyen. Même, à une certaine époque, la médisance ne l'avait pas épargnée, et vers 1845 ou 1846, elle avait été, prétendait-on, l'héroïne d'une aventure un peu vive, dont le héros était un galant substitut devenu depuis le plus austère des magistrats.
En vieillissant, la marquise de Boiscoran avait incliné vers la politique comme d'autres se jettent dans la dévotion. Et tandis que son mari se vantait de n'avoir pas ouvert un journal depuis dix ans, elle avait fait de son salon un petit centre parlementaire qui n'était pas sans influence.
Ayant encore son père et sa mère, Jacques de Boiscoran possédait néanmoins une fortune personnelle assez importante: vingt-cinq ou trente mille livres de rentes. Cette fortune, qui comprenait le château de Boiscoran, ses terres, ses prairies et ses bois, lui avait été léguée par un de ses oncles, le frère aîné de son père, mort veuf et sans enfants en 1868…
Jacques de Boiscoran était alors un homme de vingt-six à vingt-sept ans, brun, grand, vigoureux, bien découplé, non pas joli garçon précisément, mais ayant, ce qui vaut mieux, une de ces physionomies ouvertes et intelligentes qui préviennent en leur faveur. Son caractère était, à Sauveterre, moins connu que sa personne. Les gens qui avaient eu avec lui des relations le disaient loyal et généreux, grand ami du plaisir, spirituel et gai, de cette bonne et franche gaieté devenue si rare.
Lors de l'invasion prussienne, il avait été nommé capitaine d'une des compagnies de mobiles de l'arrondissement, et même – chose honteuse à dire, et qu'il faut dire pourtant – il s'était trouvé des gens dans le pays pour lui reprocher de n'avoir pas su, comme d'autres chefs, éviter le danger. Il avait vaillamment conduit ses hommes au feu et s'y était si bien comporté que le général Chanzy avait cru devoir appliquer, sur une blessure qu'il avait reçue, un bout de ruban rouge.
– Et un tel homme aurait commis le crime si lâche du Valpinson! dit M. Daubigeon au juge d'instruction. Non! ce n'est pas possible, il va, dès les premiers mots, dissiper les doutes affreux qui nous tourmentent…
– Et ce sera bientôt, fit le gars Ribot, car nous arrivons…
En Saintonge, pays aisé, mais où les grandes fortunes sont assez rares, on donne carrément le nom de château à la moindre bicoque ayant girouette sur un toit pointu. Mais Boiscoran est bel et bien un château. C'est une construction de la fin du XVIIe siècle, d'un goût déplorable, mais massive comme une forteresse. L'emplacement en est heureux. Tout autour verdoient des bois et des prairies, et, au bas des jardins en pente, coule sur un lit de cailloux une petite rivière qui doit sans doute à son perpétuel gazouillement son nom: la Pibole, la pie, en patois saintongeois.
Il était sept heures quand la voiture «qui portait la justice» entra dans la cour de Boiscoran – une vaste cour plantée de tilleuls et entourée de bâtiments d'exploitation.
Le château était bien éveillé. Devant la porte de son logis, la métayère récurait le chaudron où elle avait fait cuire la soupe du matin; des filles de ferme allaient et venaient, et, près de l'écurie, un robuste gars brossait à tour de bras un cheval de sang. Debout sur le perron, le valet de chambre de M. de Boiscoran, M. Antoine, surveillait tout en fumant son cigare au soleil.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, fort alerte encore, qui avait été légué à Jacques de Boiscoran par son oncle, en même temps que sa fortune. Il avait été marié et il avait perdu sa femme, mais sa fille était au service de la marquise de Boiscoran. Né dans la famille, ne l'ayant jamais quittée, il se considérait comme en faisant partie et ne voyait aucune différence entre son intérêt à lui et celui de ses maîtres. Et de fait, on le traitait moins en serviteur qu'en ami, et il pensait bien ne rien ignorer des affaires de M. de Boiscoran.
Voyant descendre de voiture le juge d'instruction et le procureur de la République, il jeta son cigare, et s'avançant rapidement vers eux en les saluant de son plus accueillant sourire:
– Ah! messieurs, fit-il, quelle bonne surprise! Monsieur va être bien content!
Avec des étrangers, Antoine ne se fût point permis cette familiarité, car il était formaliste, mais il avait déjà vu au château M. Daubigeon, et il savait quels projets avaient été agités entre son maître et M. Galpin-Daveline. Aussi fut-il singulièrement étonné de la raideur embarrassée de ces messieurs, et de l'accent dont le juge d'instruction lui demanda:
– Monsieur de Boiscoran est-il levé?
– Pas encore, répondit-il, et même monsieur m'avait bien recommandé de ne pas le réveiller. Comme il est rentré assez tard, il se proposait de dormir la grasse matinée…
Instinctivement, le juge et le procureur de la République détournèrent la tête, chacun craignant de rencontrer le regard de l'autre.
– Ah! Monsieur de Boiscoran est rentré tard? insista M. Galpin-Daveline.
– Vers minuit; plutôt après qu'avant.
– Et il était sorti?…
– Sur les huit heures.
– Comment était-il vêtu?
– Comme d'ordinaire. Il avait un pantalon gris clair, de velours côtelé, une jaquette de velours marron et un grand chapeau de paille.
– Avait-il son fusil?
– Oui, monsieur.
– Savez-vous où il est allé?
Le respect seul que professait Antoine pour les amis de son maître avait pu le déterminer à répondre à cet interrogatoire, qu'il jugeait à part soi de la plus haute inconvenance. Mais cette dernière question lui parut passer les bornes. Et c'est d'un ton de réserve offensée qu'il répondit:
– Je n'ai pas l'habitude de demander à monsieur où il va quand il sort, ni d'où il vient quand il rentre.
À quels honorables sentiments obéissait l'honnête valet de chambre, M. Daubigeon le comprit. Et c'est d'un air dont la conviction s'imposait que, prenant la parole:
– Ne croyez pas, mon ami, dit-il, qu'une vaine curiosité nous fasse vous poser toutes ces questions. Répondez. Votre franchise peut servir votre maître plus que vous ne l'imaginez.
C'est d'un regard décidément stupéfait qu'Antoine examinait tour à tour le juge d'instruction et le procureur de la République, le greffier Méchinet et enfin Ribot qui, descendu de son siège, avait déroulé la longe de Caraby et l'attachait à un arbre.
– Je vous jure, messieurs, répondit-il, que j'ignore où monsieur de Boiscoran a passé la soirée.
– Vous ne le soupçonnez même pas?
– Non.
– Peut-être était-il à Bréchy, chez un de ses amis?
– Je ne lui connais pas d'amis à Bréchy.
– Qu'a-t-il fait en rentrant?
L'inquiétude, visiblement, gagnait le digne serviteur.
– Attendez! répondit-il. Monsieur, en rentrant, est monté à sa chambre et y est resté quatre ou cinq minutes. Il est redescendu, ensuite, et a mangé une tranche de pâté et bu un verre de vin. Après, il a allumé un cigare et m'a dit d'aller me coucher, qu'il voulait faire un tour et qu'il se déshabillerait seul.
– Et vous êtes allé vous coucher?
– Naturellement.
– De sorte que vous ignorez ce qu'a pu faire votre maître?
– Pardonnez-moi: je l'ai entendu ouvrir la porte qui donne sur le jardin.
– Il ne vous a pas paru… extraordinaire?
– Non… il était comme tous les jours, plus gai, peut-être, il chantait…
– Pouvez-vous me montrer le fusil qu'il avait emporté?
– Non… Monsieur a dû le déposer dans sa chambre.
M. Daubigeon ouvrait la bouche pour présenter une objection, le juge l'arrêta d'un geste, et vivement:
– Y a-t-il longtemps, demanda-t-il au domestique, que monsieur de Boiscoran et monsieur de Claudieuse ne se sont rencontrés?
Antoine tressaillit, comme si un pressentiment eût traversé son esprit.
– Très longtemps, répondit-il. À ce que je crois, du moins.
– Vous n'ignorez pas qu'ils sont au plus mal?
– Oh!…
– Ils ont eu ensemble les altercations les plus violentes…
– Des fâcheries, tout au plus… Ne se fréquentant pas, comment se seraient-ils haïs? Vingt fois, d'ailleurs, j'ai entendu monsieur dire qu'il tenait le comte de Claudieuse pour le meilleur et le plus loyal des hommes, et qu'il le respectait infiniment.
Durant plus d'une minute, M. Galpin-Daveline se tut, cherchant s'il n'oubliait rien. Puis, tout à coup:
– Quelle distance y a-t-il d'ici au Valpinson? interrogea-t-il.
– Six kilomètres, monsieur, répondit Antoine.
– Si vous aviez à vous rendre chez monsieur de Claudieuse, quel chemin prendriez-vous?
– La grande route, celle qui passe par Bréchy.
– Vous ne traverseriez pas les marais?
– Certes, non…
– Pourquoi?
– Parce que la Seille est débordée, monsieur, et que les fossés sont pleins d'eau.
– Est-ce qu'en coupant à travers bois, on ne s'abrégerait pas?…
– On aurait moins de chemin à faire, mais on mettrait plus de temps… les sentiers sont mal tracés et encombrés d'ajoncs.
Le procureur de la République dissimulait mal une réelle douleur. De plus en plus, les réponses d'Antoine lui semblaient fâcheuses.
– Maintenant, reprit le juge, si le feu prenait à Boiscoran, apercevrait-on l'incendie de la cour du Valpinson?
– Je ne le crois pas, monsieur; nous sommes séparés par des collines et des bois…
– D'ici, entendez-vous les cloches de Bréchy?
– Quand le vent est au nord, oui, monsieur.
– Et hier soir? Et cette nuit?
– Le vent était à l'ouest, comme toujours quand il y a tempête.
– De sorte que vous ne savez rien, vous n'avez pas entendu parler d'un… accident épouvantable.
– Un accident… Je ne sais pas ce que monsieur veut dire.
C'est dans la cour qu'avait lieu cet interrogatoire, et sur ces derniers mots parurent, à cheval, deux gendarmes à qui M. Galpin-Daveline, avant de quitter le Valpinson, avait commandé de venir le rejoindre. Les apercevant:
– Mon Dieu!… s'écria le vieil Antoine, qu'est-ce que cela signifie!… Je cours réveiller monsieur!…
Le juge l'arrêta.
– Pas un mouvement, lui dit-il durement, pas un mot! (Et montrant Ribot aux gendarmes qui avaient mis pied à terre): Vous allez garder ce garçon à vue, ajouta-t-il, et l'empêcher de communiquer avec qui que ce soit. (Puis, revenant à Antoine): Et maintenant, commanda-t-il, conduisez-nous à la chambre de monsieur de Boiscoran!
Avec ses apparences de demeure féodale, le château de Boiscoran n'était en réalité qu'un pied-à-terre de garçon – pied-à-terre passablement négligé, même.
Des quatre-vingts ou cent pièces qui s'y trouvaient, c'est tout au plus si huit ou dix étaient meublées, et encore de la façon la plus rudimentaire. Un salon, une salle à manger, quelques chambres d'amis, c'était tout autant qu'il en fallait pour les séjours de M. de Boiscoran.
Lui-même occupait au premier étage un tout petit appartement, dont la porte ouvrait sur le palier du grand escalier.
Lorsqu'arrivèrent devant cette porte, guidés par le vieil Antoine, le juge d'instruction, le procureur de la République et le greffier Méchinet:
– Frappez, commanda M. Galpin-Daveline au valet de chambre.
Le bonhomme obéit, et tout aussitôt de l'intérieur:
– Qui est là? cria une voix jeune et forte.
– C'est moi, monsieur, répondit le fidèle serviteur, je voudrais…
– Va-t'en au diable! interrompit la voix.
– Cependant, monsieur…
– Laisse-moi dormir, bourreau, je n'ai pu fermer l'œil qu'au jour…
Impatienté, le juge d'instruction écarta le domestique et, saisissant la poignée de la porte, il essaya de l'ouvrir: elle était fermée en dedans.
Mais il eut vite pris un parti.
– C'est moi, monsieur de Boiscoran, prononça-t-il, ouvrez…
– Eh! c'est ce cher Daveline! fit joyeusement la voix.
– Il faut que je vous parle…
– Et je suis à vous, magistrat très illustre!… Le temps de voiler d'un inexpressible [1] mes formes apolloniennes et j'apparais.
Presque aussitôt, en effet, la porte s'ouvrit, et M. de Boiscoran se montra, les cheveux ébouriffés, les yeux encore chargés de sommeil, mais rayonnant de jeunesse et de santé, la lèvre souriante et la main largement tendue.
– Par ma foi! disait-il, c'est une fameuse inspiration que vous avez eue là, mon cher Daveline, de venir me demander à déjeuner… (Et saluant M. Daubigeon): Sans compter, ajouta-t-il, que je ne saurais trop vous remercier d'avoir décidé à vous accompagner notre cher procureur de la République. C'est une vraie descente de justice…
Mais il s'arrêta, glacé par l'expression du visage de M. Daubigeon, stupéfait de voir M. Galpin-Daveline se reculer au lieu de prendre et de serrer la main qu'il lui tendait.
– Ah çà, qu'est-ce qui arrive, mon cher ami?…
Jamais le juge d'instruction n'avait été si roide.
– Il nous faut oublier nos relations, monsieur, prononça-t-il. Ce n'est pas l'ami qui se présente chez vous aujourd'hui, c'est le juge.
M. de Boiscoran semblait confondu, mais nulle ombre d'inquiétude n'assombrissait sa franche et loyale physionomie.
– Je veux être pendu, commença-t-il, si je comprends…
– Entrons! fit M. Daveline.
Ils entrèrent, et au moment de passer la porte:
– Monsieur, murmura Méchinet à l'oreille de M. Daubigeon, cet homme est certainement innocent. Jamais un coupable ne nous eût accueillis ainsi…
– Silence! monsieur, dit sévèrement le procureur de la République, qui, cependant, était un peu de l'avis du greffier; silence!
Et, grave et attristé, il alla se placer dans l'embrasure d'une fenêtre.
M. Galpin-Daveline, lui, était debout au milieu de la chambre, et il s'efforçait d'en embrasser et d'en fixer, dans son esprit, jusqu'aux moindres détails.
Le désordre de cette chambre disait avec quelle précipitation M. de Boiscoran avait dû se coucher la veille. Ses effets, ses bottes, sa chemise, son gilet, sa jaquette et son chapeau de paille étaient jetés au hasard sur les meubles et à terre. Il avait sur lui ce pantalon gris clair, reconnu et désigné successivement par Cocoleu, par Ribot, par Gaudry et par la femme Courtois.
– Maintenant, monsieur, commença M. de Boiscoran, avec cette nuance de mécontentement d'un homme qui se demande si on ne se moque pas de lui, m'expliquerez-vous, puisque vous n'êtes plus mon ami, ce qui me vaut l'honneur matinal de votre visite?
Pas un muscle de la figure de M. Galpin-Daveline ne bougea. Et comme si la question se fût adressée à tout autre qu'à lui:
– Veuillez, monsieur, me montrer vos mains, dit-il froidement.
Une vive rougeur colora les joues de M. de Boiscoran, et une perplexité singulière se lut dans ses yeux.
– Si c'est une plaisanterie, dit-il, elle a peut-être trop duré!
Il allait s'emporter, c'était évident. M. Daubigeon crut devoir intervenir:
– Malheureusement, monsieur, prononça-t-il, jamais situation ne fut plus grave. Faites ce que vous demande monsieur le juge d'instruction.
De plus en plus surpris, M. de Boiscoran promenait autour de lui un rapide regard.
Dans le cadre de la porte, Antoine, le vieux valet de chambre, se tenait debout, l'angoisse peinte sur le front. Près de la cheminée, le greffier Méchinet avait avisé une table, et il s'y était installé avec son papier, ses plumes et son écritoire de corne.
Alors, avec un mouvement d'épaules qui annonçait que, décidément, il renonçait à comprendre, M. de Boiscoran montra ses mains. Elles étaient parfaitement blanches et nettes. Les ongles, assez longs, étaient soigneusement nettoyés.
– Quand vous êtes-vous lavé les mains pour la dernière fois? demanda M. Galpin-Daveline, après un minutieux examen.
À cette question, le visage de M. de Boiscoran s'éclaira, et éclatant de rire:
– Par ma foi! s'écria-t-il, j'avoue que j'ai été pris. J'allais m'emporter. J'ai eu presque peur…
– Et vous aviez raison d'avoir peur, monsieur, prononça M. Galpin-Daveline, car une accusation terrible pèse sur vous. Et de votre réponse à la question que je vous pose, et qui vous semble ridicule, dépendent peut-être votre honneur et votre liberté…
Ah! il n'y avait plus cette fois à s'y méprendre. M. de Boiscoran se sentit saisi de cet effroi que la justice inspire aux plus honnêtes, aux plus sûrs d'eux-mêmes.
Il pâlit, et d'une voix troublée:
– Quoi! dit-il, une accusation pèse sur moi, et c'est vous, monsieur Galpin-Daveline, qui vous présentez chez moi pour m'interroger…
– Je suis magistrat, monsieur!
– Mais vous étiez aussi mon ami. Si quelqu'un devant moi se fût permis de vous accuser d'un crime, d'une lâcheté, d'une infamie, je vous aurais défendu, monsieur, et de toute mon énergie, sans hésitation, sans arrière-pensée… Je vous aurais défendu jusqu'à ce qu'on m'eût fourni des preuves éclatantes, irrécusables, matérielles, de votre culpabilité. Et si, à la fin, il m'eût été démontré que vous étiez coupable, je vous aurais plaint, et je ne m'en serais pas moins rappelé qu'à un certain moment je vous avais assez estimé pour vous faciliter une alliance qui eût fait de vous mon parent. Tandis que vous!… On m'accuse, je ne sais de quoi, faussement, évidemment, et tout de suite vous ajoutez foi à l'accusation absurde, et vous acceptez d'être mon juge… Eh bien! soit! Je me suis lavé les mains hier soir, en rentrant.
C'est avec raison que M. Galpin-Daveline avait vanté son sang-froid et sa puissance sur soi. Il ne sourcilla pas à cette rude apostrophe, et toujours du même ton:
– Qu'est devenue l'eau dont vous vous êtes servi? demanda-t-il.
– Elle doit encore être là, dans mon cabinet de toilette.
Le juge d'instruction y courut.
Sur la table de marbre était une cuvette de porcelaine pleine d'eau. Cette eau était noire et sale. Au fond, on voyait distinctement des résidus de charbon. À la surface, mêlés à de la mousse de savon, surnageaient quelques fragments d'une extrême ténuité, mais cependant appréciables, de papier brûlé.
Avec des précautions infinies, le juge d'instruction apporta lui-même la cuvette sur la table où écrivait Méchinet, et la montrant à M. de Boiscoran:
– Est-ce bien là, interrogea-t-il, l'eau dans laquelle vous vous êtes lavé les mains en rentrant?
D'un ton d'insouciance dédaigneuse:
– Oui, répondit M. de Boiscoran.
– Vous aviez donc manié du charbon, touché des matières enflammées?
– Vous le voyez bien!
Placés presque en face l'un de l'autre, le procureur de la République et le greffier Méchinet échangèrent un rapide coup d'œil. Ils avaient, en même temps, ressenti la même impression.
Si M. de Boiscoran n'était pas innocent, c'était à coup sûr un homme d'une audace et d'une énergie extraordinaires, et qui obéissait à quelque plan longuement médité, car ses réponses, comme autant d'aveux, semblaient le livrer pieds et poings liés à la prévention.
Le juge d'instruction lui-même parut frappé de stupeur. Mais ce ne fut qu'un éclair, et se retournant vers son greffier:
– Écrivez! lui commanda-t-il.
Et il lui dicta le procès-verbal de cette scène, exactement, minutieusement, se reprenant même parfois pour arriver à l'expression juste et châtier son style.
Ayant terminé:
– Reprenons, monsieur, dit-il à M. de Boiscoran. Vous avez passé dehors la soirée d'hier.
– Oui, monsieur.
– Sorti à huit heures, vous n'êtes rentré qu'à minuit.
– Après minuit.
– Vous aviez emporté votre fusil?
– Oui.
– Où est-il?
D'un geste insouciant, M. de Boiscoran le montra, dans l'angle de la cheminée, et dit:
– Le voilà!
Vivement M. Galpin-Daveline s'en empara.
C'était une arme de luxe, à double canon, d'un travail et d'un fini exceptionnels. Sur les incrustations de la crosse se lisait le nom du fabricant:
Klebb.
– Quand avez-vous fait feu avec ce fusil pour la dernière fois, monsieur? interrogea le juge d'instruction.
– Il y a quatre ou cinq jours.
– À quelle occasion?
– Pour tuer des lapins qui ravagent mes bois.
Avec toute l'attention dont il était capable, M. Galpin-Daveline examinait et faisait jouer la batterie de cette arme, dont le mécanisme avait une certaine analogie avec le système Remington. Bientôt il ouvrit le tonnerre et constata que le fusil était chargé. Dans chacun des canons se trouvait une cartouche à enveloppe de plomb. Cela fait, il remit l'arme à sa place, et tirant de sa poche l'enveloppe métallique trouvée par Pitard, il la présenta à M. de Boiscoran, en demandant:
– Reconnaissez-vous ceci?
– Parfaitement! répondit M. de Boiscoran. C'est l'enveloppe d'une de mes cartouches que j'aurai jetée après l'avoir brûlée.
– Croyez-vous donc être le seul dans le pays à avoir une arme de ce système?
– Je ne le crois pas, j'en suis sûr.
– De telle sorte qu'une enveloppe de cartouche Klebb, celle-ci, par exemple, trouvée dans un endroit quelconque, attesterait nécessairement votre présence?
– Nécessairement, non. J'ai vu plus d'une fois des enfants ramasser les enveloppes que je venais de jeter et jouer avec.
Tout en faisant voler sa plume sur le papier, le greffier Méchinet se permettait certaines grimaces des plus significatives. Il était trop au fait des allures d'une instruction criminelle pour ne pas se rendre compte de la tactique de M. Galpin-Daveline, tactique horriblement dangereuse et perfide, qui consiste à tourner le prévenu avant de l'attaquer sérieusement.
– Il joue serré, murmura-t-il en se penchant vers M. Daubigeon.
Le juge d'instruction s'était assis.
– Ceci posé, reprit-il, je vous prie, monsieur, de vouloir bien me donner l'emploi de votre soirée de huit heures à minuit… Ne vous pressez pas, réfléchissez, prenez votre temps, votre réponse aura certainement une influence décisive.
M. de Boiscoran, jusqu'à ce moment, était demeuré calme, mais de ce calme inquiétant qui décèle de terribles tempêtes intérieures, difficilement contenues. Les avertissements du juge, et plus encore le ton dont ils étaient donnés, le révoltèrent comme la plus odieuse des hypocrisies, et cessant de se contenir, les yeux pleins d'éclairs:
– Enfin, monsieur! s'écria-t-il, que voulez-vous de moi? De quoi m'accuse-t-on?
M. Galpin-Daveline ne broncha pas.
– Vous le saurez, monsieur, quand le moment sera venu, répondit-il. Commencez par répondre, et croyez-moi, dans votre intérêt, répondez franchement. Qu'avez-vous fait hier soir?
– Eh! le sais-je!… Je me suis promené…
– Ce n'est pas une réponse.
– C'est cependant la vérité. J'étais sorti sans but, j'ai marché au hasard…
– Votre fusil sur l'épaule.
– J'emporte toujours mon fusil, mon valet de chambre vous le dira.
– N'avez-vous pas traversé les marais de la Seille?
– Non.
Le juge d'instruction hocha gravement la tête.
– Vous ne dites pas la vérité, monsieur, fit-il.
– Monsieur…
– Vos bottes, que j'aperçois là, sur votre descente de lit, vous donnent le démenti le plus formel. D'où vient la boue dont elles sont couvertes?
– Les prairies, autour de Boiscoran, sont très humides.
– N'insistez pas. Vous avez été vu.
– Cependant…
– Vous avez été rencontré par le fils Ribot au moment où vous passiez le déversoir des étangs.
M. de Boiscoran ne répondit pas.
– Où alliez-vous? demanda le juge.
Pour la première fois, une inquiétude réelle contracta les traits de M. de Boiscoran, l'inquiétude d'un homme qui voit tout à coup s'ouvrir sous ses pas un précipice qu'il ne soupçonnait pas.
Il hésita, et comprenant que nier était inutile:
– J'allais à Bréchy, répondit-il.
– Chez qui?
– Chez le marchand de bois à qui j'ai vendu mes coupes de 1870. Ne l'ayant pas trouvé, je suis revenu par la grande route…
D'un geste, M. Galpin-Daveline l'arrêta.
– C'est faux! prononça-t-il durement.
– Oh!
– Vous n'êtes pas allé à Bréchy.
– Permettez…
– Et la preuve, c'est que, vers onze heures, vous traversiez d'un pas hâtif les bois de Rochepommier.
– Moi!…
– Vous-même. Et ne dites pas non, car, tenez, votre pantalon est encore tout hérissé des épines des ajoncs que vous avez traversés.
– Il y a des ajoncs ailleurs que dans les bois de Rochepommier.
– C'est vrai, mais on vous y a vu.
– Qui?
– Gaudry, le braconnier. Et il vous a si bien vu qu'il a pu nous dire votre humeur. Vous étiez troublé et fort en colère, vous parliez haut, vous juriez, vous arrachiez des feuilles aux branches d'arbres…
Tout en parlant, le juge d'instruction s'était levé et avait pris sur un fauteuil la jaquette de M. de Boiscoran. Il en fouilla les poches et en retira une poignée de feuilles flétries.
– Et tenez, voilà une preuve de la véracité de Gaudry.
– Il y a des feuilles d'arbres partout, murmura M. de Boiscoran.
– Oui, mais une femme, maîtresse Courtois, vous a vu sortir du bois de Rochepommier. Vous l'avez aidée à replacer sur son âne un sac qu'elle ne pouvait soulever seule. Le niez-vous? Non. Vous avez raison, car ici, tenez, sur la manche et sur un des pans de votre jaquette, j'aperçois de la poussière blanche qui certainement est de la farine.
M. de Boiscoran baissait la tête.
– Avouez donc, insista le juge d'instruction, que hier au soir, entre dix et onze heures, vous étiez au Valpinson…
– Jamais, monsieur, cela n'est pas.
– C'est cependant au Valpinson, près des ruines de l'ancien château, qu'a été ramassée cette enveloppe de cartouche Klebb que je viens de vous montrer…
– Eh! monsieur, interrompit M. de Boiscoran, ne vous ai-je pas dit que vingt fois j'ai vu des enfants ramasser, pour jouer, de ces enveloppes métalliques?… (Et, essayant de réagir): Si j'étais allé au Valpinson, ajouta-t-il, quel intérêt aurais-je à le nier?
M. Galpin-Daveline se redressa, et de sa voix la plus solennelle:
– Je vais vous le dire, prononça-t-il. Hier soir, entre dix et onze heures, le feu a été mis au Valpinson, dont il ne reste plus que des cendres…
– Oh!…
– Hier au soir on a tiré deux coups de fusil sur le comte de Claudieuse…
– Grand Dieu!
– Et la justice pense, la justice a de fortes raisons de croire que l'incendiaire, que l'assassin, c'est vous, Jacques de Boiscoran.
Tel qu'un homme pris de vertige, pâle comme si tout le sang de ses veines eût afflué à son cœur, Jacques de Boiscoran jetait autour de lui des regards éperdus. Il ne rencontra que des visages mornes et consternés.
Antoine, son vieux valet de chambre, s'appuyait chancelant à l'huisserie de la porte. Le greffier Méchinet restait la plume en l'air, béant de stupeur. M. Daubigeon baissait la tête.
– C'est horrible, murmura-t-il, horrible!
Et lourdement il se laissa tomber sur un fauteuil, comprimant de ses deux mains le sanglot qui brisait sa poitrine.
Il n'y avait que M. Galpin-Daveline à ne pas paraître ému. La loi, dont il se considérait comme une imposante manifestation, ne s'émeut pas. Même le pli de ses lèvres minces trahissait comme l'ébauche d'un sourire aussitôt réprimé; le froid sourire de l'ambitieux, content d'avoir bien joué son petit rôlet.
Tout ne lui prouvait-il pas que Jacques de Boiscoran était coupable, et qu'ayant à choisir entre un ami et l'occasion de se mettre en évidence, il avait habilement choisi?
Après une minute de silence qui parut un siècle, se posant debout, les bras croisés, devant l'infortuné:
– Avouez-vous? interrogea-t-il.
Comme s'il eût été mû par un ressort, M. de Boiscoran se dressa.
– Quoi? fit-il, que voulez-vous que j'avoue?
– Que vous êtes l'auteur du crime de Valpinson.
D'un mouvement convulsif, le malheureux jeune homme pressait son front entre ses mains.
– Mais c'est de la folie! s'écria-t-il. Moi, l'auteur d'un tel crime, si odieux, si lâche!… Est-ce possible, est-ce vraisemblable! Je l'avouerais, que vous ne voudriez pas me croire! Non, vous ne me croiriez pas!
Il eût réussi à émouvoir le marbre de la cheminée avant M. Galpin-Daveline.
– Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, prononça le magistrat d'un ton glacé. Pourquoi revenir sur des relations qui doivent être oubliées? Ici, ce n'est plus l'ami, ce n'est même plus l'homme qui vous parle, c'est le juge. On vous a vu…
– Quel est le misérable?…
– Cocoleu.
M. de Boiscoran parut anéanti.
– Cocoleu, balbutia-t-il, ce pauvre idiot épileptique recueilli par la comtesse de Claudieuse!
– Lui-même.
– Et il a suffi des propos incohérents d'un malheureux frappé d'imbécillité pour que l'on me crût coupable, moi, d'un incendie, d'un meurtre…
Jamais le juge d'instruction n'avait visé avec tant d'efforts à cette solennité qui frappe les esprits et s'impose.
– Pendant une heure, au moins, monsieur, le pauvre Cocoleu a joui de la plénitude de sa raison. Les desseins de la Providence sont impénétrables…
– Eh! monsieur…
– Qu'a dit Cocoleu? Qu'il vous a vu allumer l'incendie de vos mains, puis vous cacher derrière une pile de fagots et tirer sur le comte de Claudieuse deux coups de fusil…
– Et cela vous a paru tout simple!
– Non. J'ai été révolté comme tout le monde. Vous sembliez planer si haut au-dessus des soupçons. Mais voilà que l'instant d'après, on ramasse sur le théâtre du crime une enveloppe de cartouche qui ne peut appartenir qu'à vous. Mais voici que moi, arrivant ici, à l'improviste, je trouve noire de charbon et de débris de papier brûlé l'eau où vous vous êtes lavé les mains en rentrant…
– Oui, murmura M. de Boiscoran, c'est une fatalité.
– Et ce n'est pas tout, poursuivit le juge, enflant de plus en plus la voix. Je vous interroge et vous confessez être resté dehors hier soir de huit heures à minuit. Je vous demande l'emploi de ces quatre heures, vous refusez de me le dire. J'insiste, vous mentez. Et je suis obligé, pour vous confondre, de vous produire les témoignages de Ribot, de Gaudry et de la femme Courtois, qui vous ont reconnu là où vous prétendez n'être pas allé. Cette dernière circonstance seule vous condamne. Quel a donc été l'emploi de cette soirée, que vous ne pouvez le faire connaître!… Vous vous prétendez innocent. Aidez-moi à faire éclater votre innocence. Parlez. Qu'avez-vous fait, de huit heures à minuit?…
M. de Boiscoran n'eut pas le temps de répondre. Depuis un moment déjà montaient de la cour comme des clameurs sourdes et le tumulte d'une foule irritée.
Un gendarme entra tout effaré.
– Messieurs, dit-il, s'adressant au juge d'instruction et au procureur de la République, il y a en bas une centaine de paysans, hommes et femmes, qui veulent faire un mauvais parti à monsieur de Boiscoran; ils le demandent, ils disent qu'il le leur faut pour le traîner à la rivière. Quelques hommes sont armés de fourches, mais les femmes sont les plus enragées. Mon camarade et moi avons toutes les peines du monde à les contenir…
Et, en effet, comme pour appuyer ses assertions, les clameurs se rapprochèrent et redoublèrent, et très distinctement, on entendit crier:
– À l'eau Boiscoran! À l'eau l'incendiaire! Le procureur de la République se leva.
– Descendez dire à ces paysans, commanda-t-il, que la justice interroge le prévenu, et qu'ils la troublent, et que s'ils continuent, c'est à moi qu'ils auront affaire!
Le gendarme obéit.
M. de Boiscoran était devenu livide.
– Tous ces malheureux me croient donc coupable! murmura-t-il.
– Oui, répondit M, Galpin-Daveline, et vous comprendriez leur indignation, jusqu'à un certain point légitime, si vous connaissiez les déplorables événements de la nuit…
– Quoi encore!
– Deux pompiers de Sauveterre, dont un, père de cinq enfants, ont péri dans les flammes. Deux hommes, un fermier de Bréchy et un gendarme, en essayant de leur porter secours, ont été si grièvement brûlés qu'on craint pour leur vie.
M. de Boiscoran se taisait.
– Et c'est vous, poursuivit le juge, qu'on accuse de tant de malheurs. Vous voyez combien il importerait de vous justifier.
– Eh! le puis-je…
– Si vous êtes innocent, oui. Faites-moi connaître l'emploi de votre soirée…
– Je vous ai dit tout ce que je pouvais dire.
Le juge d'instruction, pendant une bonne minute, parut réfléchir; puis:
– Prenez garde, monsieur de Boiscoran, prononça-t-il, je vais être obligé de décerner contre vous un mandat…
– Faites.
– Je vais être forcé de vous faire arrêter séance tenante et diriger sur la prison de Sauveterre…
– Soit.
– Vous avouez donc!
– J'avoue que je suis victime d'un concours inouï de circonstances. J'avoue… que vous avez raison, et qu'il faut l'idée d'une Providence pour expliquer certaines fatalités. Mais, par tout ce qu'il y a de saint au monde, je le jure, je suis innocent.
– Prouvez-le!
– Eh! ce serait fait, si je pouvais.
– Veuillez alors vous habiller, monsieur, et vous préparer à suivre les gendarmes.
Sans un mot, M. de Boiscoran passa dans son cabinet de toilette, et il y fut suivi par son valet de chambre portant des vêtements.
Tout occupé de dicter à son greffier la dernière partie de l'interrogatoire, M. Galpin-Daveline semblait oublier «son prévenu».
Le vieil Antoine en profita.
– Monsieur…, souffla-t-il à l'oreille de son maître, tout en paraissant l'aider.
– Quoi.
– Chut! Plus bas! La fenêtre du fond du cabinet est ouverte… Elle n'est qu'à vingt pieds du sol du jardin… La terre, au-dessous, est molle… Tout près est un des soupiraux des caves, et au fond est la cachette que vous connaissez… La mer n'est qu'à cinq lieues, j'aurai un bon cheval cette nuit, à l'entrée du parc.
Un amer sourire monta aux lèvres de M. de Boiscoran.
– Et toi aussi, fit-il, toi, mon vieil ami, tu me crois coupable.
– Je vous en conjure, monsieur, insista Antoine, je réponds de tout; il n'y a que vingt pieds… Au nom de votre mère!
Mais, au lieu de lui répondre, Jacques de Boiscoran se retourna et appela le juge d'instruction. Et quand M. Galpin-Daveline se fut approché:
– Voyez cette fenêtre, monsieur, lui dit-il. J'ai de l'argent, de bons chevaux, et la mer est à cinq lieues… Un coupable vous eût échappé… Je suis innocent, je reste.
En un point, du moins, M. de Boiscoran disait vrai: rien ne lui était plus aisé que de s'évader et de gagner le jardin, et très probablement cette retraite que lui rappelait son valet de chambre. Mais après?
Il avait, c'était incontestable, le vieil Antoine l'aidant surtout, quelques chances de se soustraire à toutes les recherches. Mais il était plus probable, mille fois, qu'il serait découvert dans sa cachette même, ou rejoint en essayant d'atteindre la côte.
S'il réussissait à fuir, que deviendrait-il? En quels pays et sous quels travestissements éviterait-il une extradition toujours menaçante?
Ce serait bien autre chose, s'il était repris. Sa situation, déjà si compromise, serait alors perdue sans ressources. Fatalement sa tentative de fuite serait considérée comme le plus explicite des aveux.
En de telles conditions, résister à la tentation de s'évader, et bien faire savoir qu'on résistait, qu'on tenait à rester sous la main de la justice, c'était bien moins démontrer son innocence que donner la preuve d'une rare habileté. Voilà ce qu'en clin d'œil aperçut ou crut apercevoir M. Galpin-Daveline.
C'est d'après soi qu'on juge les autres. Calculateur oblique et circonspect, il n'admettait pas les inspirations soudaines, les mouvements irréfléchis. Et dans cet accent de froid persiflage de l'homme qui tient à bien faire comprendre qu'il n'est pas dupe:
– Il suffit, monsieur, fit-il. Cette circonstance, comme toutes les autres, sera relatée au procès-verbal.
Bien autres étaient les idées du procureur de la République et du greffier Méchinet.
Si le juge d'instruction était trop aveuglé par ses préventions pour rien discerner, ils avaient fort bien remarqué, eux, par combien d'émotions étrangement diverses venait de passer le prévenu.
Étourdi tout d'abord, jusqu'au point de paraître croire à une plaisanterie de mauvais goût, sa contenance avait ensuite trahi la plus violente colère, puis la peur, puis l'abattement le plus complet. Mais à mesure que les charges s'étaient accumulées, toujours plus accablantes, et que le cercle de l'accusation s'était rétréci, bien loin de se démoraliser davantage, il avait semblé recouvrer son assurance.
– C'est tout de même singulier, grommela Méchinet.
M. Daubigeon, lui, ne souffla mot. Mais lorsque M. de Boiscoran sortit de son cabinet de toilette, habillé et prêt:
– Une question encore, monsieur, fit-il.
Le malheureux s'inclina. Il était pâle, mais calme et maître de soi.
– Je suis, dit-il, prêt à répondre.
– Je serai bref. Vous avez paru surpris et indigné qu'on osât vous accuser, c'est une faiblesse. Institution humaine, la justice ne peut juger que sur des apparences. Réfléchissez, et vous reconnaîtrez que toutes les apparences sont contre vous.
– Je ne le reconnais que trop.
– Juré, vous n'hésiteriez pas à condamner un accusé qui se trouverait dans la même situation que vous…
– Non, monsieur, non!
Le procureur de la République bondit sur sa chaise.
– Vous n'êtes pas sincère, fit-il.
Tristement, M. de Boiscoran hocha la tête.
– C'est sans espoir de vous convaincre, monsieur, répondit-il, mais c'est en toute sincérité que je vous parle. Non, je ne condamnerais pas l'homme que vous dites, s'il s'affirmait innocent, et si je ne discernais pas le mobile de son action. Car enfin, à moins d'être fou, on ne commet pas un crime uniquement pour le commettre. Or, moi, je vous le demande, moi pour qui la destinée n'a eu que des sourires, moi qui suis à la veille d'un mariage ardemment désiré, pourquoi, dans quel but, dans quel intérêt aurais-je été incendier le Valpinson et tenter d'assassiner le comte de Claudieuse?…
Ce n'est pas sans une impatience mal dissimulée que M. Galpin-Daveline avait vu M. Daubigeon prendre la parole. Saisissant l'occasion qui s'offrait d'intervenir:
– Votre mobile, à vous, monsieur, interrompit-il, était la haine. Vous haïssiez mortellement le comte et la comtesse de Claudieuse. Ne protestez pas, ce serait inutile, tout le pays le sait, vous me l'avez dit à moi-même!
Jacques de Boiscoran pâlit encore, s'il était possible, et d'un ton d'écrasant dédain:
– Quand cela serait, prononça-t-il, je ne sais pas de quel droit vous abuseriez des confidences d'un ami, vous qui proclamiez en entrant ici qu'il n'était plus d'amitié entre nous. Mais cela n'est pas. Jamais je ne vous ai rien dit de pareil. Mes sentiments n'ayant pas varié, je puis répéter mes paroles textuellement. Je vous ai dit que monsieur de Claudieuse était un voisin tracassier, entêté de ses droits et jaloux de son gibier jusqu'à l'absurde. J'ai ajouté que, s'il déclarait mes opinions politiques exécrables, j'estimais les siennes ridicules et dangereuses. Pour ce qui est de la comtesse, je vous ai dit simplement, en manière de plaisanterie, qu'une personne si parfaite ne serait pas mon fait, et que je serais bien malheureux d'avoir pour femme une sorte de Madone qui traverse la vie sans presque daigner toucher la terre du bout de son orteil.
– Alors, c'est uniquement pour cela qu'un jour vous avez couché en joue le comte de Claudieuse? Un flot de sang de plus à votre cerveau, et le meurtre avait lieu ce jour-là…
Un geste terrible trahit la colère de M. de Boiscoran; mais se maîtrisant:
– Mon emportement était moins grand qu'il n'a dû le paraître, dit-il. J'ai pour le caractère de monsieur de Claudieuse la plus profonde estime. Ce m'est une grande douleur ajoutée à toutes les autres que de penser qu'il a pu m'accuser…
– Mais il ne vous a pas accusé! interrompit M. Daubigeon, il a été au contraire le premier et le plus obstiné à vous défendre… (Et en dépit des signes que lui faisait M. Galpin-Daveline): Malheureusement, poursuivit le procureur de la République, tout cela n'enlève rien de l'évidence des faits qui vous accusent. Si vous vous obstinez à vous taire, c'est la cour d'assises, c'est le bagne. Si vous êtes innocent, pourquoi ne pas essayer de vous justifier… Qu'attendez-vous, qu'espérez-vous?
– Rien…
Méchinet venait d'achever la rédaction du procès-verbal.
– Il faut partir, dit M. Galpin-Daveline.
– Me sera-t-il permis, demanda M. de Boiscoran, d'écrire quelques lignes à mon père et à ma mère? Ils sont vieux: un tel événement peut les tuer…
– Impossible! fit le juge. (Et, s'adressant au vieil Antoine): Je vais mettre les scellés sur cette pièce, dit-il, et vous en serez provisoirement le gardien… Vous savez à quelle surveillance cela vous oblige, et de quelles peines vous seriez puni si la justice ne retrouvait pas les pièces à conviction décrites au procès-verbal… Maintenant, comment regagner Sauveterre?
Après mûre délibération, il fut arrêté que M. de Boiscoran ferait la route dans une voiture à lui, où monterait un gendarme. M. Daubigeon, le juge et le greffier devaient reprendre la voiture du maire, toujours conduite par Ribot, lequel était furieux d'avoir été gardé à vue.
– Descendons, dit le juge, quand les dernières formalités furent remplies.
Jacques de Boiscoran descendait lentement. Il savait sa cour pleine de paysans furieux et s'attendait à des huées. Il se trompait. Le gendarme dépêché par M. Daubigeon avait si bien rempli sa mission que pas un cri ne retentit. Mais lorsqu'il eut pris place dans sa voiture et que le cheval partit au trot, des malédictions frénétiques s'élevèrent, et une volée de pierres fut lancée, dont une blessa le gendarme au front.
– Décidément, vous portez malheur, mon accusé, dit cet homme, qui était un ami de celui qui avait été si cruellement blessé au Valpinson.
M. de Boiscoran ne répondit pas. Il s'enfonça dans son coin et il parut tomber dans une sorte d'anéantissement dont il ne sortit qu'au moment où la voiture s'arrêta dans la cour de la prison de Sauveterre.
Sur le seuil de la geôle, le geôlier, maître Blangin, attendait, souriant à l'idée de posséder un prisonnier de cette importance.
– Je vais vous conduire à ma plus belle chambre, monsieur, dit-il au malheureux, mais il faut auparavant que je donne un reçu au gendarme et que je vous écroue.
Et en effet, atteignant son registre crasseux, il écrivit le nom de Jacques de Boiscoran au-dessous du nom de Frumence Cheminot, un vagabond arrêté la veille, au moment où il escaladait une clôture.
C'en était fait: Jacques de Boiscoran était prisonnier, au secret…