La maison à mi-chemin par Robert Silverberg

Plus tard, Alfieri se rendit compte que l’on devait sacrifier sa vie si l’on voulait s’en procurer une de rechange. Pour le moment son unique préoccupation était de survivre et cela ne lui laissait guère le temps de philosopher.

Il était l’uomo dal fuoco in bocca, l’homme ayant du feu dans la bouche. Un cancer lui rongeait la gorge. Le voxophone lui permettait de parler ; mais un feu dévorant n’allait pas tarder à le brûler entièrement jusqu’à la moelle et il n’y aurait plus de Franco Alfieri. C’était dur de s’y résigner. Aussi se rendit-il au Transfert pour demander de l’aide.

Il avait l’argent nécessaire. Or, c’était la principale clé qui ouvrait cette grande porte donnant accès aux planètes. Il fallait même beaucoup d’argent. Ceux qui dirigeaient le Transfert ne le faisaient pas par charité pure. Rien que la consommation du courant s’élevait à trois millions de kilowatts à chaque propulsion du Transfert. De quoi alimenter en énergie une ville importante. Mais Alfieri était disposé à payer le prix. De toute façon, il n’aurait bientôt plus besoin d’argent, à moins que les extra-terrestres vers lesquels l’expédierait le Transfert parviennent à lui sauver la vie.

— « Montez sur cette plaque d’assise, » lui dit le technicien. « Posez vos pieds sur les patins triangulaires rouges. Cramponnez-vous bien au garde-fou. Comme ça. Maintenant attendez. »

Alfieri s’exécuta. Il n’avait plus l’habitude qu’on le commande d’un ton aussi bourru, mais il ne tint pas rancune à l’homme pour sa brusquerie. Ce technicien considérait déjà Alfieri comme un riche terrain de culture pour la prolifération des vers. Alfieri mit ses pieds en place et baissa les yeux vers la pointe de ses souliers noirs, qui miroitaient, brillamment cirés. Il agrippa le garde-fou gainé de velours jaune. Puis il attendit la décharge énergétique.


Il savait ce qui allait arriver. Vingt ans auparavant, Alfieri était ingénieur à Milan, lors de l’avènement en Europe de la grille énergétique. Il comprenait le fonctionnement du Transfert aussi bien que tout homme instruit, qui n’est pas mathématicien. Alfieri avait abandonné sa profession d’ingénieur pour fonder un complexe industriel qui s’étendait depuis les Alpes jusqu’à la Méditerranée, mais il gardait le contact avec la technologie. Il en était fier. Il pouvait entrer dans n’importe quelle usine, aller directement vers un établi et faire montre d’une rare compétence en observant le travail d’un ouvrier spécialisé quelconque. À l’encontre de la plupart des grands chefs d’entreprise, ses connaissances n’étaient pas seulement étendues, elles étaient aussi approfondies jusqu’aux moindres détails.

Alfieri savait donc que, lorsque se produirait la décharge énergétique, elle créerait momentanément une modification que l’on nommait singularité, phénomène qui ne prenait naissance dans l’univers qu’au voisinage immédiat d’étoiles arrivées au terme de leur existence. Une étoile qui s’éteint, une super-nova usée engendrent d’habitude autour d’elles-mêmes une faille dans l’univers, une cheminée vers l’inconnu : la singularité. À mesure que l’étoile s’effrite, elle approche de son rayon de Schwarzchild, le point critique où la singularité va l’engloutir. Le temps passe plus lentement pour l’étoile agonisante qui n’est plus très loin de ce rayon ; sa faible lueur tourne visiblement au rouge ; le temps s’accélère jusqu’à l’infini dès que l’étoile est prise et absorbée par la singularité. Or, qu’arrive-t-il à l’homme qui, par hasard, se trouve là ? Il passe également dans la singularité. Un courant d’énergie gravitative d’une puissance formidable le saisit. Il est simultanément étiré à l’extrême limite et comprimé de même, son volume se réduit à zéro, sa densité augmente à l’infini, puis il est violemment propulsé ― quelque part.

Ils n’avaient pas d’étoiles agonisantes disponibles au laboratoire. Mais en y mettant le prix on pouvait provoquer une singularité artificielle. Moyennant des liasses impressionnantes de lires, on obtint une distorsion de l’univers et l’on créa une fissure minuscule dans laquelle Alfieri puisse être propulsé par le Transfert, à l’intersection de plusieurs galaxies, en un lieu où ne sont pas nécessairement incurables les maladies jugées telles sur la Terre.

Alfieri attendit donc l’instant fatidique. C’était un quinquagénaire bien de sa personne, tiré à quatre épingles. Ses cheveux clairsemés, couleur sable, étaient artistement étalés de façon à couvrir la peau hâlée du crâne. Vêtu d’un complet en tweed acheté à Londres en 1995, il portait une cravate vert d’eau assortie et avait au doigt un petit saphir. La décharge d’énergie le prit à l’improviste. L’univers se déchira et Franco Alfieri fut catapulté dans un tourbillon béant vers un endroit dont la philosophie de Newton n’avait jamais rêvé.


— « Vous êtes ici dans la Maison à Mi-Chemin, » dit l’extra-terrestre nommé Vuor.

Alfieri regarda autour de lui. À première vue, le cadre n’avait nullement changé. Il se tenait toujours sur une luisante plaque d’assise en cuivre, s’agrippait à un garde-fou pelucheux. Les murs de quartz de la pièce semblaient les mêmes. Toutefois un être bizarre le dévisageait avec insistance et Alfieri se rendit compte qu’il venait d’être déplacé dans un autre monde grâce au Transfert.

Le visage de l’étranger était pratiquement dépourvu de traits : en bas, il y avait une fente à la place de la bouche, en haut, deux fentes pour les yeux. Pas de narines visibles. Dans l’ensemble, une tête verdâtre et plate, posée sur un cou épais, un buste triangulaire sans épaules, des membres noueux. Alfieri était habitué à rencontrer des étrangers dans les affaires et la vue de celui-ci ne le troubla pas, bien qu’il n’en ait jamais connu de semblable.

Alfieri sentait qu’une transpiration bouillonnante lui sortait des pores. Des langues de feu léchaient sa gorge. Il avait refusé une sédation totale, car Alfieri ne serait plus Alfieri si son cerveau ne pouvait fonctionner normalement. Mais sa souffrance était atroce.

— « Quand pourrai-je être soigné ? » demanda-t-il.

— « Quel est votre mal ? »

— « Un cancer à la gorge. Vous entendez ma voix ? Elle est artificielle. Le larynx a déjà disparu. Une bête malfaisante me ronge. Détruisez-la. »

Les fentes des yeux se fermèrent un moment. Des tentacules se joignirent dans un geste qui pouvait aussi bien exprimer la sympathie, le dédain ou le refus. D’une voix nasillarde et grinçante, Vuor prononça, dans un italien passable : « Nous ne vous soignons pas ici, comprenez-vous. Ici c’est simplement la Maison à Mi-Chemin, le lieu de triage. Nous vous affectons plus loin. »

— « Je sais, je sais. Eh bien, envoyez-moi sur une planète où ils savent guérir le cancer. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Je souffre et je n’ai pas encore envie de mourir. Mon travail sur la Terre est loin d’être fini. Capisce ? »

— « En quoi consiste-t-il, Franco Alfieri ? »

— « Vous n’avez donc pas reçu mon dossier ? »

— « Si. Mais parlez-moi de vous. »

Alfieri haussa les épaules. Ses paumes devenaient si moites qu’il dut lâcher le garde-fou, en souhaitant que l’étranger lui permette de s’asseoir. « Je dirige un complexe industriel, » répondit-il. « Un véritable trust. La S.A. Alfieri. Notre programme est vaste : distribution d’énergie, contrôle de la pollution, cybernétique. Nous nous lançons dans la transformation planétaire. Nos différentes branches d’activité emploient des centaines de milliers d’hommes. Pourtant nous sommes mieux qu’une affaire commerciale à but purement lucratif. Nous sommes les bâtisseurs d’un monde meilleur. Nous… » Il hésita, se rendant compte qu’il parlait maintenant comme un de ses propres sous-fifres chargés des public-relations. « C’est une grosse société, importante et utile. Je l’ai fondée. Je la dirige. »

— « Et vous êtes très riche. Est-ce pour cela que vous désirez que nous prolongions votre vie ? Vous n’ignorez pas que nous vivons tous comme des condamnés à mort, à plus ou moins longue échéance. Les chirurgiens au-delà du Transfert ne peuvent sauver tout le monde. Le nombre des malades qui les sollicitent à grands cris est infini. Dites-moi pourquoi, Alfieri, on devrait vous sauver. »

Alfieri se sentit bouillir de colère. Mais il se domina.

— « Je suis un être humain, qui a une femme et des enfants, » dit-il. « N’est-ce pas une raison suffisante, hein ? Je suis assez riche pour acheter à n’importe quel prix ma guérison. Est-ce valable ? Non ? Bien sûr que non. Alors, essayons autre chose : je suis un génie. Comme Léonard de Vinci, comme Michel-Ange, comme – comme Einstein. Vous connaissez ces noms ? Bien. Comme eux, j’ai beaucoup de génie. Je ne peins pas, je ne compose pas de la musique. Je fais des projets. J’organise. J’ai édifié la plus grande firme d’Europe. J’ai pris des sociétés et les ai réunies pour qu’elles réalisent ensemble des travaux qu’elles n’auraient pu entreprendre isolément. »

Il jeta un regard sombre à l’étranger au faciès vert, par-delà le mur de quartz. « La technologie qui a permis en premier lieu à la Terre de créer le Transfert appartient à ma compagnie. La source d’énergie est à moi. Je l’ai réalisée. Je ne me vante pas, je dis la vérité. »

— « Vous dites que vous avez gagné beaucoup d’argent. »

— « Mais non, que diable ! Je dis que j’ai créé quelque chose qui n’existait pas auparavant, quelque chose d’utile, quelque chose d’important, non seulement pour la Terre, mais pour les autres mondes qui se rencontrent ici. Et je ne suis pas au bout de mes créations. J’ai des idées plus vastes. J’ai besoin de dix ans encore… et je ne dispose même pas de dix mois ! Pouvez-vous prendre la responsabilité d’interrompre mon œuvre ? Pouvez-vous vous permettre de rejeter tout ce que j’ai encore en moi ? Le pouvez-vous ? »

Sa voix irréelle, qui ne s’enrouait jamais, même lorsqu’il criait, s’éteignit. Alfieri s’appuya de nouveau sur le garde-fou. Les petits yeux dorés aux fentes étroites étaient fixés sur lui, impassibles.

Au bout d’un long silence, Vuor déclara : « Nous vous ferons connaître sous peu notre décision. »

Les murs de la chambre devinrent opaques. Alfieri arpenta la petite pièce avec lassitude. Il avait dans la bouche le goût amer de la défaite et sans savoir pourquoi cela ne le mettait pas en colère de savoir qu’il avait échoué. Au point où il en était il ne s’en souciait plus. Bien entendu, ils le laisseraient mourir. Ils lui diraient qu’il avait rempli sa tâche, édifié son entreprise, que cela les chagrinait mais qu’ils devaient considérer les besoins d’hommes plus jeunes, dont les aspirations n’étaient pas encore réalisées. Et puis, ils étaient aussi enclins de croire que, simplement parce qu’il était riche, il ne méritait pas d’être secouru. Il était plus facile pour un chameau de passer par un trou d’aiguille que, pour un riche, de faire peau neuve sur la table d’opération d’un chirurgien, dans un monde au-delà du Transfert. Pourtant, il ne pouvait plus reculer.

Tout en attendant sa sentence de mort, Alfieri réfléchissait sur la manière dont il passerait les mois qui lui restaient à vivre. Il travaillerait jusqu’à la fin, naturellement. Le projet de cuves thermiques sur le Spitzberg ― oui, en premier heu, et ensuite…


Les murs redevinrent transparents. Vuor était de retour.

— « Alfieri, nous avons pris pour vous un rendez-vous sur Hinnerang, où vous serez soulagé de votre cancer, avec des tissus régénérés. Mais il faut payer le prix. »

— « Peu m’importe le prix ! S’il le faut je paierai un trillion de lires ! »

— « Pas question d’argent, » fit Vuor. « Mais d’un service. Mettez votre génie à contribution en travaillant pour nous. »

— « Dites-moi comment ! »

— « La Maison à Mi-Chemin, vous le savez, emploie des collaborateurs choisis parmi les représentants de nombreux mondes dont les continuums se rejoignent au Transfert. Il n’y a pas actuellement d’administrateur venu de la Terre parmi notre personnel. Un poste sera bientôt vacant. Occupez-le. Vous nous ferez profiter de vos talents d’organisateur, d’administrateur. Contractez un engagement de cinq ans chez nous. Vous pourrez ensuite retourner dans votre pays. »

Alfieri médita sur la question. Il n’avait pas particulièrement envie de sacrifier cinq ans à cet endroit. Trop de choses l’appelaient sur la Terre et, s’il s’absentait pendant cinq ans, qui prendrait les rênes de ses sociétés ? À son retour, il s’apercevrait peut-être, avec désespoir, qu’il n’était plus du tout dans la course.

Puis il se rendit compte que cette pensée était absurde. Vuor lui offrait vingt, trente, cinquante années de plus à vivre. Ayant déjà un pied dans la tombe, Alfieri n’avait pas le droit de lésiner sur cinq de ces années si ses bienfaiteurs les lui réclamaient. Il avait fait valoir ses capacités d’administrateur hors pair pour revendiquer un regain de vie ; quoi d’étonnant à ce qu’on exige de lui en échange l’utilisation de ces mêmes capacités ?

— « D’accord, » répondit Alfieri.

— « Il y aura, en outre, une somme à verser, » ajouta Vuor, mais Alfieri ne s’en souciait guère.


Une infinité de galaxies se rencontraient au Transfert, ainsi d’ailleurs qu’en n’importe quel point du temps spatial. Toutefois, seul le Transfert, grâce à ses installations et à son équipement pouvait permettre, actuellement, le passage d’un continuum à l’autre. Un réseau de singularité criblait d’orifices la matière des structures universelles. La Maison à Mi-Chemin servait de navette à la trame de ces mondes ; les postulants qui réussissaient à convaincre les administrateurs qu’ils étaient qualifiés pour occuper une place de choix dans les canaux de transfert, étaient aiguillés sur les mondes dont ils avaient besoin.

Une infinité, c’est une infinité. Les canaux répondaient à tous les besoins. Ils donnaient accès, pour ceux qui le désiraient, soit à un univers immatériel, soit à un univers dont l’atome unique incluait toute chose, soit encore à un univers où les êtres vivants rajeunissaient avec le temps au lieu de vieillir.

Il existait des mondes inconnus des fils d’Adam, peuplés de tribus dont les têtes poussaient de l’autre côté des épaules, avec des bouches dans leurs poitrines ; des mondes de cyclopes, qui couraient très vite, bien qu’ils n’aient qu’un œil et qu’une jambe ; des mondes dont les habitants avaient une bouche si petite qu’ils absorbaient leur nourriture avec une paille ; des mondes où vivaient des amibes intelligentes ; des mondes où la réincarnation corporelle était un fait courant ; des mondes où il suffisait d’une chiquenaude pour qu’un rêve devienne réalité. Certes, une infinité, c’est une infinité. Mais, dans un but pratique, seulement deux douzaines environ de ces mondes avaient de l’importance, étant liés par une orientation et des objectifs communs.

Sur un de ces mondes, des chirurgiens expérimentés étaient capables de guérir une gorge rongée par le cancer. Avec le temps leur méthode serait communiquée à la Terre, en remerciement de quelque bienfait terrestre, mais Alfieri ne pouvait attendre que cet échange s’accomplisse. Il versa les honoraires et les administrateurs de la Maison à Mi-Chemin l’expédièrent sur Hinnerang.

Alfieri fut pris à l’improviste, une fois de plus, quand il se faufila dans la singularité de Schwarzchild. Il avait toujours eu du goût pour les sensations inhabituelles, aussi lui sembla-t-il injuste qu’un homme ait son volume comprimé à zéro et sa densité infiniment allongée sans qu’il puisse avoir une conscience tactile de ce phénomène. Pourtant c’est ce qui se produisit. On simula pour lui une super-nova agonisante et il fut entraîné à une vitesse super-luminique à travers la singularité. Il émergea dans une nouvelle chambre, identique aux précédentes, sur Hinnerang.

Là, au moins, on était complètement dépaysé. Le soleil chaud, à la lumière dorée, avait une teinte rougeâtre et, la nuit, quatre lunes évoluaient dans le ciel La gravité d’Hinnerang était inférieure de moitié à celle de la Terre. Tout en contemplant ce quatuor de globes qui miroitaient dans le ciel, Alfieri se sentait en proie à un étrange vertige et un accès de vigueur extatique l’animait. Il lui semblait qu’il pourrait sauter d’un seul bond vers le ciel et décrocher un de ces lumineux joyaux.

Les Hinnerangiens étaient petits et maigres, avec une peau d’un brun-rouge, des calottes crâniennes oblongues et des doigts fibreux qui se divisaient et se subdivisaient pour former tout au bout des réseaux entortillés. Ils s’exprimaient avec d’inquiétants murmures et Alfieri trouva leur langage plus barbare que le basque et plus chargé de consonnes que le polonais ; mais les petits dispositifs habituels transposaient leurs mots dans la langue de Dante quand ils avaient besoin de communiquer avec lui, et c’était là, pour Alfieri, un miracle plus impressionnant que tout le mécanisme du Transfert que, du moins, il pouvait affecter de comprendre.

— « Nous allons d’abord faire la négation de votre douleur, » lui dit le chirurgien.

— « En retranchant les récepteurs sensoriels de la douleur ? » demanda Alfieri. « Par l’ablation des vaisseaux nerveux ? ».

Le chirurgien le regarda d’un air à la fois grave et amusé.

— « Il n’y a pas de tels récepteurs sensoriels de la douleur dans le système nerveux de l’homme. Il n’y a que des organes fonctionnels qui perçoivent les différentes sortes d’impulsions nerveuses provenant de la peau, leur répondent et les classent, en faisant une sélection et en extrayant des modalités nécessaires. La « douleur » est simple étiquette pour une catégorie d’expériences, pas toujours déplaisantes. Nous allons ajuster le centre de contrôle, la grille des réponses, de façon que votre sondage des impulsions reçues soit orienté différemment ; et ce que vous ressentez ne sera plus classé comme une douleur. »

En d’autres temps, Alfieri aurait peut-être été heureux de discuter la sémantique raffinée de cette théorie de la douleur. Pour l’heure, il se contenta d’acquiescer gravement et leur permit de retirer le feu qui dévastait sa gorge.

Ce qui fut fait, délicatement et simplement. Il était étendu dans un berceau d’une sorte de caoutchouc-mousse, tandis que le chirurgien préparait l’opération suivante : résection majeure du tissu ; remplacement de la substance cellulaire perdue ; régénération des organes. Pour Alfieri la transmission de l’énergie par sans-fil était une affaire courante, mais il croyait rêver devant de tels prodiges. Il s’y soumit. Ils en coupèrent tellement dans son corps qu’il lui sembla que le prochain jet de rayon chirurgical lui trancherait entièrement la tête. Puis ils le régénérèrent. Lorsqu’ils auraient terminé, il parlerait de nouveau avec sa propre voix, et non plus avec un mécanisme implanté. Mais serait-ce vraiment sa voix, puisqu’ils l’auraient refaite pour lui ? Peu lui importait. C’était de la chair. Le cœur d’Alfieri pomperait le sang d’Alfieri à travers un nouveau tissu.

Et le cancer ? Avait-il disparu ?

Les Hinnerangiens étaient consciencieux. Ils pourchassèrent les cellules délétères dans tous les recoins de son corps. Alfieri vit l’image de colonies cancéreuses s’établir dans ses poumons, ses reins, ses intestins. Il vit ces corpuscules maraudeurs blesser à mort des cellules saines, projeter leur vil fluide en des endroits impossibles, multipliant, cellule par cellule, une lésion régulière de carcinomes. Mais les Hinnerangiens étaient consciencieux. Ils purgèrent Alfieri de la corruption. Ils lui enlevèrent son appendice, par-dessus le marché, soulageant son foie après toute une existence de régime de vin blanc milanais. Puis ils l’envoyèrent en convalescence.

Il respira cet air nouveau, en contemplant les lunes qui sautaient comme des gazelles dans un firmament aux étranges constellations. Mille fois par jour, il mettait la main à sa gorge, pour en sentir le renouveau, la tiédeur d’un tissu neuf. Il se nourrit de la viande d’animaux inconnus. D’heure en heure il reprit des forces.

Finalement ils le placèrent dans une chambre de singularité, puis le propulsèrent à travers l’enchevêtrement du Transfert et il revint à la Maison à Mi-Chemin.


— « Vous commencerez votre travail tout de suite, » dit Vuor. « Votre bureau sera ici. »

C’était une pièce ovale, dont les murs en matière plastique semblaient vivants, aussi roses, chauds et doux qu’une chair féminine. Derrière un de ces murs se trouvait la chambre aux parois de quartz utilisée par ceux que le Transfert faisait voyager. Vuor montra au nouvel arrivant comment actionner le commutateur qui permettait de regarder par transparence dans cette chambre ou depuis celle-ci.

— « Quelles seront mes fonctions ? » demanda Alfieri.

— « Je veux vous faire visiter d’abord la Maison à Mi-Chemin, » dit Vuor.

Alfieri le suivit. Il était difficile de bien se rendre compte de la structure de l’endroit ; Alfieri l’imaginait comme une sorte de station spatiale, une roue de dimension donnée placée sur orbite et divisée en nombreux compartiments. Mais comme il n’y avait pas de fenêtres, son opinion ne pouvait être confirmée. L’endroit semblait plutôt réduit, guère plus grand qu’un building commercial de dimensions courantes. Il était consacré en majeure partie à une centrale de force motrice. Alfieri aurait aimé s’attarder pour examiner les génératrices, mais Vuor le pressa de visiter un restaurant de libre-service, la petite chambre où il habiterait, puis une sorte de chapelle et enfin les bureaux.

L’étranger paraissait impatient. Des silhouettes silencieuses traversaient les halls de la Maison à Mi-Chemin, des créatures appartenant à cinquante races diverses. Presque tous ces êtres avaient une respiration pulmonaire normale et l’oxygène de l’air artificiel leur convenait, mais quelques-uns d’entre eux étaient masqués et d’allure mystérieuse. Ils faisaient un signe de tête à Vuor, regardaient Alfieri avec curiosité. Des fonctionnaires, songea Alfieri. Vaquant à leur travail routinier. Et maintenant je vais être comme eux, un parfait bureaucrate. Mais je suis vivant et je vais nager dans un océan de formules administratives pour leur montrer ma gratitude.

Ils revinrent dans le bureau ovale, aux doux murs, roses et moites.

— « Quelles seront mes fonctions ? » demanda Alfieri.

— « Interroger ceux qui arrivent à la Maison à Mi-Chemin dans l’espoir de voyager au-delà du Transfert. »

— « Mais c’est votre travail ! »

— « Plus maintenant, » répondit Vuor. « J’ai fait mon temps. C’est pour occuper mon poste, à présent vacant, que vous avez été engagé. Dès que vous entrerez en fonction je pourrai partir. »

— « Vous m’avez dit que j’aurais un poste administratif. Pour organiser, tirer des plans… »

— « Ceci est un travail administratif. Il vous faut juger les moindres détails dans la situation de chaque postulant. Vous devez être conscient des possibilités considérables que l’on trouve au-delà de notre Maison. Vous devez toujours avoir en vue le but de votre tâche : savoir qui l’on peut transférer plus loin et qui l’on doit rejeter. »

Les mains d’Alfieri se mirent à trembler. « Je suis celui qui décide ? Je dois dire : toi tu peux rentrer et crever, et toi tu peux aller de l’avant ? Je choisis la vie pour les uns et la mort pour les autres ? Non. Je refuse. Je ne suis pas Dieu ! »

— « Ni moi non plus, » répondit l’étranger d’une voix douce. « Croyez-vous que j’aimais ce travail ? C’est un fardeau qui me tombe à présent des épaules. J’en ai terminé ici. J’ai été Dieu pendant cinq ans. C’est votre tour maintenant, Alfieri. »

— « Donnez-moi un autre travail. Il doit y avoir d’autres emplois qui me conviendraient ! »

— « C’est possible. Mais c’est vous qui convenez le mieux à celui-ci. Vous avez un remarquable esprit de décision. Et il y a autre chose à considérer : vous êtes mon remplaçant. Si vous ne prenez pas cet emploi, je devrai rester en place jusqu’à ce que l’on trouve quelqu’un d’autre capable de l’occuper. J’ai été Dieu assez longtemps, Alfieri. »

Alfieri garda le silence. Il regarda fixement les fentes dorées des yeux et, pour la première fois, il crut pouvoir y lire une expression. De la douleur. De la douleur d’un Atlas, portant des mondes sur ses épaules. Vuor souffrait. Et lui, Franco Alfieri, pouvait soulager cette douleur en se chargeant de son fardeau.

« Quand votre demande a été acceptée, » reprit Vuor, « on a convenu avec vous que vous nous rendriez service. La nature de vos fonctions vient de vous être définie. Vous avez contracté un engagement, Alfieri. »

Hochant la tête, Alfieri reconnut la justesse de ses paroles. S’il refusait ce poste, que lui ferait-on ? Lui redonnerait-on son cancer ? Non pas. On trouverait à l’employer autrement. Et Vuor continuerait à faire ce travail. Alfieri devait la vie à cet étranger qui souffrait. Il serait impardonnable de lui faire prolonger ses fonctions ne fût-ce que d’une heure.

— « Je remplirai mon engagement, » dit Alfieri. Le regard de l’étranger, perçant à travers les fentes de ses yeux, ne pouvait exprimer que de la joie.


Alfieri devait se mettre au courant de certains détails concernant son emploi, avant de pouvoir voler de ses propres ailes. C’est ce qu’il fit. Il accepta de bonne grâce sa nouvelle existence de bureaucrate. Il habitait dans une chambre, lui qui possédait de nombreuses résidences ; il mangeait une nourriture synthétique et non plus préparée par des chefs réputés. Il avait de longues journées de travail et peu de distractions. Mais il vivait ! Il pouvait faire des projets au-delà de cinq ans.

Il envoya un message à la Terre pour annoncer qu’il serait retenu et reviendrait définitivement en bonne santé, prêt à reprendre sa place à la tête de l’entreprise qu’il avait fondée. Il autorisa la mise en route du Plan A qui assurait la direction de sa société en cas de son absence prolongée. Alfieri avait tout prévu. Des hommes qui avaient sa confiance seraient ses gérants jusqu’à son retour. On lui avait fait nettement comprendre à la Maison à Mi-Chemin qu’il ne devait pas essayer de diriger la firme par commande à distance, aussi se hâta-t-il de faire exécuter le plan prévu et il laissa l’entreprise aux nouveaux administrateurs. Il avait suffisamment de travail.

Les postulants affluaient vers lui.

Ils ne demandaient pas tous une aide médicale, mais ils avaient tous quelque bonne et impérieuse raison de voyager dans quelque monde au-delà du Transfert. Alfieri statuait sur leurs cas. Il n’y avait pas de contingentement. S’il le voulait, il pouvait envoyer tous ses postulants à bonne destination ou les rejeter tous. Mais la première de ces décisions eût été irréfléchie et la seconde inhumaine. Alfieri jugeait. Il pesait le pour et le contre, estimant les uns indésirables, laissant passer les autres. Il n’y avait qu’une certaine quantité de canaux, un nombre limité de parcours vers une infinité de mondes. Alfieri se prenait parfois pour un agent de la circulation, parfois pour un démon, parfois pour Rhadamanthe, un des juges des Enfers. Mais il pensait surtout au jour où il reviendrait chez lui.

Ses refus donnaient lieu à des scènes pénibles. Certains postulants éclataient de colère contre lui et proféraient des menaces. D’autres, prostrés de stupeur, se mettaient à sangloter. D’autres le mettaient en garde d’une voix calme contre la grave injustice qu’il commettait. Alfieri avait dû prendre toute sa vie des décisions difficiles, mais il n’était pas encore rodé par le contact des postulants et trouvait leurs réactions désagréables. Pourtant le travail devait se faire et il ne pouvait nier qu’il avait un don pour le mener à bien.

Naturellement il n’était pas le seul juge de ce genre dans la Maison à Mi-Chemin. Des flots de postulants déferlaient sans cesse dans de nombreux bureaux. Mais Alfieri, outre ses attributions de juge, était, pour ses collègues, le magistrat d’une sorte de cour d’appel suprême. Il supervisait. Il contrôlait l’ensemble des cas. Il exerçait son talent d’administrateur.


Un jour se présenta devant lui un être à la peau brun-rouge et aux doigts fibreux subdivisés sans fin. C’était un autochtone de Hinnerang. Alfieri eut un moment d’angoisse en croyant reconnaître le chirurgien qui avait guéri sa gorge. Mais la ressemblance n’était que superficielle. Cet homme n’était pas chirurgien.

— « Vous êtes ici dans la Maison à Mi-Chemin, » dit Alfieri.

— « J’ai besoin d’aide. Je suis Tomrik Horiman. Vous avez mon dossier ? »

— « Je l’ai, » répondit Alfieri. « Vous savez que nous ne pouvons pas vous aider ici, Tomrik Horiman. Nous vous affectons simplement plus loin, sur une planète où l’aide peut vous être apportée. Parlez-moi de vous. »

Les doigts fibreux s’agitèrent avec désespoir. « Je suis promoteur de constructions. J’ai un gros découvert dans mes investissements. Toute mon entreprise est menacée. Si je pouvais aller dans un monde où mes immeubles pourraient plaire, ma firme serait sauvée. J’ai un projet pour construire des maisons sur Melknor. Nous avons calculé qu’il y aurait un débouché là-bas pour mes réalisations. »

— « Il n’y a pas de crise du logement à Melknor, » fit remarquer Alfieri.

— « Mais les gens adorent la nouveauté là-bas. Il y aurait un boom sur les achats. Une famille entière est acculée à la ruine, mon bon monsieur ! Nous perdrons jusqu’à notre chemise. La faillite est très sévèrement punie. Déshonoré, je n’aurai plus qu’à me suicider. J’ai des enfants. »

Alfieri le savait. Il savait également que l’Hinnerangien lui disait la vérité ; à moins d’être autorisé à être transféré sur Melknor pour sauver son affaire, il serait obligé de mettre fin à ses jours. Comme l’avait fait Alfieri lui-même, cet être s’était présenté devant le tribunal de la Maison à Mi-Chemin sous le coup d’une condamnation à mort.

Mais Alfieri avait des dons. Que proposait cet homme ? Il désirait vendre des maisons sur une planète qui n’en avait vraiment pas besoin. Il se trouvait, après tout, dans le cas de bon nombre de promoteurs de son espèce et c’était un homme d’affaires trop piètre pour mériter d’être renfloué. Il avait fait son malheur lui-même, contrairement à Alfieri, qui n’avait pas demandé à avoir le cancer. Quant à la disparition de Tomrik Horiman, ce ne serait pas une grande perte, excepté pour sa proche famille. C’était très malheureux, mais on devrait refuser sa demande.

— « Nous vous ferons connaître sous peu notre décision, » dit Alfieri. Puis il rendit les murs opaques et fit un bref compte rendu à ses collègues. Ils ne mirent pas en question la sagesse de sa décision. Recréant la transparence des murs, il fixa les yeux à travers les blocs de quartz sur l’homme d’Hinnerang et lui dit : « À mon grand regret votre demande doit être rejetée. »

Alfieri attendit sa réaction. Quelle serait-elle ? De la colère ? Une diatribe hystérique ? Du désespoir ? Une froide fureur ? Un paroxysme de frustration ?

Non, rien de tout cela. Le marchand de maisons en souffrance regardait tranquillement Alfieri, qui avait vécu assez longtemps parmi les Hinnerangiens pour interpréter leurs émotions inexprimées. Et Alfieri sentit un flot de compassion se répandre sur lui comme une coulée d’acide. Tomrik Horiman avait pitié de lui.

« Je suis vraiment désolé, » dit l’Hinnerangien. « Vous portez un si lourd fardeau. »

Alfieri tressaillit, tant ces paroles lui firent mal. L’homme était désolé ― non pour lui-même, mais pour celui qui le condamnait ! Il eut presque le désir morbide d’avoir de nouveau son cancer. La pitié de Tomrik Horiman était plus qu’il ne pouvait en supporter à ce moment.

Tomrik Horiman agrippa le garde-fou et se mit en position pour retourner dans son propre monde. Pendant un instant son regard croisa le regard assombri du Terrien.

« Dites-moi, » fit Tomrik Horiman, « ce travail que vous avez, de décider qui peut aller de l’avant et qui doit rebrousser chemin. Un si terrible fardeau ! Comment se fait-il que vous ayez cet emploi ? »

— « J’ai été condamné à le prendre, » prononça Franco Alfieri, avec toute l’angoisse de son pouvoir divin. « J’ai dû sacrifier ma vie pour en avoir une de rechange. Je n’ai jamais connu une telle souffrance, quand je n’étais qu’un moribond. »

Il prit un air maussade. Après quoi il poussa la manette qui renvoyait Tomrik Horiman.

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