À la mémoire de Philip K. Dick
Juste au moment où la saisissante façade du temple de Quetzalcóatl s’offrait à la vue de l’autre côté de la petite pyramide, Hilgard se sentit pris d’un léger vertige et tangua un instant, comme si les ondes d’un petit tremblement de terre s’étaient propagées à travers la zone archéologique de Teotihuacán. Il s’appuya contre une rambarde jusqu’à ce que le plus gros de son indisposition et de son trouble ait passé. La chaleur ? L’altitude ? Le dîner torride de la veille au soir qui faisait payer son tribut ? À Mexico un touriste apprenait qu’il lui fallait s’attendre à tout moment à quelque genre de dérangement interne.
Mais le malaise s’évanouit aussi vite qu’il était venu, et Hilgard leva un regard intimidé vers le monumental escalier de pierre du temple. Les têtes en saillie des serpents à plumes jaillissaient comme des museaux de dinosaures des blocs imposants. Des traces des fresques originelles, peut-être anciennes de quinze cents ans, brillaient ici et là. Hilgard prit huit ou neuf photos. Mais il était trop écrasé de chaleur, de poussière, de lassitude, pour explorer le merveilleux édifice avec une véritable ardeur, et il se sentait encore un peu secoué par le court vertige qui s’était emparé de lui un moment auparavant.
Il était également pressé par le temps : il avait promis de retrouver son chauffeur à deux heures au parking principal pour le voyage de retour à Mexico. Il n’était pas loin de deux heures, et la zone de stationnement se trouvait à plus d’un kilomètre au nord, le long de la balafre sans ombre connue sous le nom d’avenue des Morts. Il regrettait à présent de ne pas avoir commencé sa visite ici, au formidable temple de Quetzalcóatl, et d’avoir épuisé son énergie du matin à escalader les deux énormes pyramides à l’autre extrémité du site.
Trop tard pour y faire quoi que ce soit. Hilgard se hâta péniblement vers le parc de stationnement, ne s’arrêtant que pour acheter une bière tiède à un marchand ambulant en milieu de parcours. À deux heures et quart il était au rendez-vous, soufflant et suant. Aucun signe du chauffeur et du taxi noir tout cabossé. Encore à table, probablement, se dit Hilgard, soulagé de ne pas avoir à se sentir coupable de son retard mais irrité par ce nouvel exemple de la ponctualité mexicaine. Bah ! il avait maintenant le temps de prendre encore quelques clichés de la pyramide du Soleil en attendant, et peut-être…
« ¿ Señor ? ¡ Señor ! »
Hilgard se retourna. Un chauffeur – pas le sien – avait émergé d’une pimpante petite Volkswagen et lui faisait signe.
« Votre femme, señor, elle sera là dans deux minutes. Elle prend encore quelques photos au sommet de la grande pyramide, et elle vous dit d’attendre, s’il vous plaît, elle ne sera pas longue.
— Je crois que vous vous trompez de personne », dit Hilgard.
Le chauffeur parut tout désorienté. « Mais vous êtes son mari, señor.
— Désolé. Je ne suis le mari de personne.
— C’est une blague ? Je ne comprends pas. » Le grand sourire du chauffeur était mal assuré. « Une femme blonde, des lunettes noires. Je vous ai pris tous les deux devant l’hôtel Century, Zona Rosa, ce matin à dix heures, vous vous souvenez ? Elle m’a dit il y a dix minutes : Dites à mon mari d’attendre un peu, je vais prendre encore quelques photos de la pyramide. Juste quelques minutes. Et…
— Je séjourne à l’hôtel Présidente, l’interrompit Hilgard. Je ne suis pas marié. Je me suis fait conduire ici ce matin dans une Ford noire. Le nom du chauffeur était Chucho. »
Le grand sourire du Mexicain, consciencieux et patelin, ne quitta pas son visage, mais il se défit un peu, et une lueur hostile passa dans ses yeux, comme s’il commençait à penser qu’il était l’objet de quelque incompréhensible farce gringo. Il dit lentement : « Je connais Chucho, oui. Il a emmené des Américains à Xochimilco ce matin. Peut-être que vous l’avez eu comme chauffeur hier.
— Il m’a pris devant le Présidente. Nous en étions convenus hier soir. Le prix de la course était de dix-sept cents pesos. » Hilgard regarda autour de lui, espérant que l’homme allait se montrer avant que la situation ne devienne encore plus embrouillée. « Vous devez me prendre pour un autre Américain. Je voyage seul. Il ne me déplairait pas de rencontrer une blonde intéressante, j’imagine, mais il ne se trouve pas que je sois marié avec une telle femme, et je suis absolument certain que vous n’êtes pas le chauffeur qui m’accompagnait ce matin. Je suis tout à fait désolé si…
— Voilà votre femme, señor », annonça calmement le Mexicain.
Hilgard se retourna. Une femme séduisante, d’allure soignée, dans les trente-cinq, trente-six ans, cheveux dorés coupés court encadrant un visage franc et alerte, se frayait un chemin à travers le fouillis de boutiques de souvenirs à l’entrée de la zone de stationnement. « Ted ! lança-t-elle. J’arrive ! »
Il demeura interdit. Il n’avait jamais vu cette femme auparavant. Comme elle se rapprochait, il força ses lèvres à s’étirer en un sourire et les figea dans cette position. Mais qu’était-il censé lui dire ? Il ne connaissait même pas son nom. Excusez-moi, madame, le fait est que je ne suis pas votre mari. Hé ? Était-il le protagoniste d’une de ces émissions télévisées où des gens sans méfiance filmés par une caméra cachée sont victimes de canulars soigneusement mis au point ? Allait-on le couvrir d’appareils ménagers et de billets de voyage une fois qu’on aurait fini de le faire tourner en bourrique ? Pardonnez-moi, madame, mais à vrai dire, je ne suis pas Ted Hilgard. Seulement quelqu’un qui a le même nom et la même tête. Oui ? Non.
Elle le rejoignit et dit : « Tu aurais dû faire l’ascension avec moi. Tu sais ce qu’ils font là-haut depuis une demi-heure ? Ils célèbrent l’équinoxe de printemps selon une espèce de rituel aztèque. Encens, mélopées, rameaux verts, deux tourterelles blanches en cage qu’ils viennent juste de libérer. Un truc fascinant, et j’ai des photos de tout le machin. Tiens-moi ça une minute, veux-tu ? » ajouta-t-elle en toute simplicité, en faisant glisser de son épaule sa grosse sacoche-photo et en la fourrant dans les mains d’Hilgard. « Grand Dieu, quelle chaleur aujourd’hui ! Tu t’es bien amusé à l’autre temple ? Je ne me sentais pas le courage de faire tout ce chemin à pied, mais j’espère que je n’ai pas manqué… »
Le chauffeur, laissé de côté, intervint en douceur. « Il se fait tard, patronne. On rentre en ville maintenant ?
— Oui. Bien sûr. » Elle remit un pan de chemise flottant dans son pantalon, reprit sa sacoche des mains d’Hilgard et suivit le chauffeur vers la Volkswagen. Hilgard, médusé, resta où il était, fouillant désespérément du regard le parc de stationnement à la recherche de Chucho et de la vieille Ford noire et essayant d’élaborer quelque plan d’action plausible. Au bout d’un moment la femme blonde se retourna, les sourcils froncés, et lança : « Ted ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Il émit un son inarticulé et agita confusément les mains. Peut-être, se dit-il, était-il victime d’une espèce de décrochage psychotique. À moins que ce moment de vertige au temple de Quetzalcóatl n’ait été en fait une petite attaque qui lui avait brouillé la mémoire. Se pouvait-il qu’elle fût vraiment sa femme ? Il était pratiquement certain d’être resté célibataire toute sa vie, à l’exception de ces huit mois avec Beverly une douzaine d’années auparavant. Il avait une vision parfaitement nette de sa garçonnière sur la Troisième Avenue, avec ses trois pièces bien rangées, ses tableaux, sa petite vitrine de statuettes précolombiennes. Il se revoyait dans ses restaurants préférés avec ses diverses maîtresses, Judith, Janet ou Denise. Cette femme blonde dynamique, enjouée, n’avait sa place nulle part dans ces images. Et pourtant… pourtant…
Il ne savait que faire. Ses doigts se mirent à trembler, ses pieds lui semblaient des blocs de boue gelée, et il commença à marcher comme dans un état d’engourdissement, d’hébétude, vers la Volkswagen. Le chauffeur lui tenait la porte ouverte et lui lança le genre de regard venimeux et méprisant que l’on devait généralement adresser, imaginait Hilgard, aux gringos qui étaient tellement ivres dès le milieu de la journée qu’ils étaient incapables de se souvenir qu’ils étaient mariés. Mais Hilgard n’était pas ivre.
La femme papota agréablement tandis que le taxi fonçait vers Mexico. De toute évidence il entrait dans leurs projets de visiter cet après-midi le musée d’Anthropologie, dans le parc de Chapultepec, et le lendemain matin ils iraient à Cuernavaca ou à Guadalajara, tout dépendait de celui qui l’emporterait dans un désaccord mineur qui durait selon toute vraisemblance depuis plusieurs jours. Hilgard faisait semblant de suivre la conversation, répondant de façon vague et lointaine et déclarant finalement forfait sous le prétexte d’un coup de fatigue, une petite insolation sans doute. Bientôt, des vrilles de brouillard gris flottaient à leur rencontre : ils arrivaient dans les faubourgs de Mexico. Dans la circulation dominicale relativement fluide, le chauffeur enfila en beauté le large Paseo de la Reforma et s’engagea sèchement dans la Zona Rosa pour les déposer devant la flèche noire et blanche de l’hôtel Century. « Donne-lui un bon pourboire, chéri, dit la femme à Hilgard. Nous l’avons retenu plus longtemps que prévu. »
Hilgard tendit au chauffeur rechigné deux coupures de mille pesos, refusa la monnaie d’un geste, et ils entrèrent dans l’hôtel. Dans le petit hall, elle dit : « Prends la clé, veux-tu ? Je vais appeler l’ascenseur. » Hilgard s’avança vers la réception et adressa un regard implorant à l’employé, qui lui lança dans un parfait anglais : « Bonjour, Mr. Hilgard. Avez-vous trouvé les pyramides intéressantes ? » et lui tendit, sans attendre d’être sollicité, la clé de la chambre 177.
Ce n’est pas vrai, se dit Hilgard, en songeant à sa chambre confortable au septième étage du somptueux hôtel Présidente. Je suis en plein rêve. En pleine hallucination. Il rejoignit la femme blonde dans l’ascenseur ; elle appuya sur le bouton marqué 17 et la cabine commença à s’élever lentement, marquant un petit temps d’arrêt inquiétant entre le dixième et le onzième étage à l’occasion d’une baisse de tension. Pas de place perdue dans la chambre 177, pratique, pourvue d’un lit à deux places semi-circulaire et d’un petit bar contenant des mini-bouteilles d’alcool, des boissons gazeuses et autres breuvages. La femme y préleva un cognac et lui demanda : « Je te sors un rhum, Ted ?
— Non. Merci. » Il fit le tour des lieux. Des articles féminins un peu partout sur le lavabo de la salle de bains, produits de maquillage, lotions et tout ce qui s’ensuit. Des bagages assortis pour les affaires de Monsieur et Madame dans le placard. Un veston et des chemises d’homme bien rangés sur des cintres – pas les siens, mais le genre de choses qui auraient pu lui appartenir –, un livre sur la table de chevet, le dernier roman d’Updike. Il l’avait lu quelques mois auparavant, mais apparemment dans une autre édition, car celui-ci avait une couverture rouge au lieu de la bleue dont il gardait le souvenir.
« Je vais prendre une petite douche, dit-elle. Ensuite on va déjeuner et on file au musée, d’accord ? »
Il leva les yeux. Elle passa devant lui sur la pointe des pieds, nue ; il eut le temps – et la surprise – d’apercevoir deux petits seins ronds, des fesses potelées, puis la porte de la salle de bains se referma. Hilgard attendit d’entendre l’eau couler, puis alla prendre le portefeuille de la jeune femme dans son sac resté ouvert. Il y trouva les habituelles cartes de crédit, quelques chèques de voyage, une grosse liasse de billets de banque mexicains passablement fatigués. Et un permis de conduire : Celia Hilgard, trente-six ans, un mètre soixante-trois, cheveux blonds, yeux bleus, cinquante-six kilos, mariée. Mariée. Une adresse sur la 85e Rue Est. Une carte sur le devant du portefeuille déclarait que la personne à avertir en cas d’urgence était Theodore Hilgard, soit à l’adresse de la 85e Rue Est, soit aux bureaux d’Hilgard & Hilgard, 57e Rue Ouest. Hilgard étudia la carte comme si elle était écrite en sanscrit. Son appartement à lui se trouvait sur la 62e Rue Ouest, sa galerie deux rues plus loin au sud. Il en était certain. Il se revoyait très bien en train de descendre la Troisième Avenue chaque matin, de jeter un coup d’œil en passant sur Bloomingdale, de tourner à l’est sur la 60e…
Deux Ted Hilgard ? Avec la même tête ?
« Qu’est-ce que tu cherches ? » demanda Celia en sortant de la salle de bains enveloppée dans une serviette.
Les joues d’Hilgard s’empourprèrent. Pris de remords, il remit le portefeuille à sa place. « Euh… je regardais simplement combien de pesos il te restait. Je pensais qu’on pourrait avoir besoin de faire changer quelques chèques de voyage à l’ouverture des banques demain.
— J’en ai fait changer vendredi. Tu ne te souviens pas ?
— Ça m’est sorti de l’idée, je suppose.
— Tu veux que je te passe de mes pesos ?
— J’en ai assez pour le moment, ça va. »
Ils déjeunèrent à l’hôtel. Hilgard avait l’impression d’être à table en face d’un baril de dynamite. Il n’était pas encore prêt à admettre qu’il avait perdu la raison, mais très peu de ce qu’il pouvait dire à Celia était susceptible de paraître sensé, et elle finirait fatalement par le mettre au pied du mur. Il se sentait dans la peau de quelqu’un qui serait entré au milieu du film et essaierait de comprendre de quoi il retournait, mais c’était encore pire, bien pire, car il ne se contentait pas de regarder le film, il y tenait un des rôles principaux. Et se trouvait en train de déjeuner en compagnie d’une totale étrangère avec laquelle il était marié, semblait-il, depuis des années. Mais des gens qui sont mariés depuis des années n’ont généralement pas grand-chose de nouveau à se dire à déjeuner. Il bénissait les longs silences. Quand elle parlait, il répondait prudemment et succinctement. À un moment donné il s’offrit le luxe de l’appeler par son prénom, juste pour montrer qu’il le connaissait ; mais son « Celia » provoqua un bref froncement de sourcils qui le déconcerta. Était-il censé se servir plutôt d’un petit nom affectueux ? Ou y avait-il un nom autre que Celia dont tout le monde l’appelait – Cee, peut-être, ou Cele, ou Charley ? Il était complètement perdu. S’attardant sur son café, il repensa à ce petit moment de vertige au temple de Quetzalcóatl, quand tout s’était mis à vaciller et à tourner dans sa tête. Existait-il de ces crises qui affectaient la mémoire sans causer la moindre paralysie du corps ? Bah, peut-être. Mais il ne souffrait pas seulement d’amnésie ; il possédait un ensemble aussi complet que précis de souvenirs où n’existait aucune Celia, où il était un heureux célibataire qui tenait une galerie d’art prospère, menait une existence comblée, traversée d’amis, de maîtresses, de voyages. Dont le dernier. Trois jours qu’il était arrivé à Mexico, en quête d’une semaine de joyeuse solitude, de soleil, de cuisine épicée, et peut-être de quelques nouvelles pièces intéressantes pour sa collection. Comment une crise aurait-elle pu dresser un tel édifice dans son esprit ? Avec tant de détails, par-dessus le marché : la Ford noire, Chucho le gentil chauffeur, la chambre du septième étage à l’hôtel Présidente…
« J’ai oublié quelque chose en haut, dit-il à Celia. Je cours le chercher, et on s’en va. »
De la chambre il composa le numéro du Présidente. « Mr. Hilgard, s’il vous plaît.
— Un instant. » Une longue pause. Puis : « Voudriez-vous répéter le nom, s’il vous plaît ?
— Hilgard. Theodore Hilgard. Je crois qu’il a la chambre 770. » Une pause encore plus longue.
« Désolé, monsieur. Nous n’avons personne de ce nom.
— Je vois », fit Hilgard, qui ne voyait rien du tout, et il raccrocha. Il se regarda dans la glace, à la recherche des signes caractéristiques d’une attaque, affaissement de la paupière, flaccidité de la joue. Rien. Rien. Mais son visage était terreux. Il avait l’air vieux d’un millier d’années.
Ils hélèrent un taxi à l’extérieur de l’hôtel et se rendirent au musée d’Anthropologie. Il y était déjà allé plusieurs fois, la dernière remontant à l’après-midi de la veille. Mais ce que disait Celia montrait clairement qu’elle n’y avait jamais mis les pieds, ce qui lui créa une nouvelle difficulté : il lui fallait faire semblant de ne pas connaître un endroit qu’il connaissait très bien. Tandis qu’ils s’y promenaient au hasard, il fit de son mieux pour feindre l’étonnement devant des objets qu’il connaissait depuis des années, les grandes têtes de pierre olmèques, la terrifiante statue de la déesse Coatlicue, les masques incrustés de jade. Parfois il n’était pas nécessaire de feindre. La salle contenait, juste à gauche de la pierre calendrier, une immense stèle de marbre qu’il ne se souvenait pas avoir vue la veille, ainsi qu’une vitrine de petites figurines olmèques de jade poli tout à fait étonnantes qui lui étaient inconnues ; quant à la salle maya, elle semblait aménagée de façon complètement différente. Hilgard trouva tout cela incompréhensible. Même l’énorme fontaine en forme de parapluie dans la cour du musée était subtilement différente de par les rayons dorés qui en jaillissaient à présent. Sous l’effet cumulatif des petites étrangetés de la journée, il se sentait étourdi, presque fiévreux ; Celia lui demanda plusieurs fois s’il était sûr de ne pas être malade.
Le soir, ils dînèrent à la terrasse d’un café à quelques rues de leur hôtel, et flânèrent ensuite un bon moment, pour ne regagner leur chambre qu’un peu avant minuit. Comme ils se déshabillaient, Hilgard ressentit une nouvelle angoisse. Était-il supposé lui faire l’amour ? Cette pensée l’horrifia. Non que Celia fût dépourvue de charme, il s’en fallait de beaucoup. Mais il n’avait jamais été capable de coucher avec des étrangères. Une cour assidue, un sentiment de bien-être avec l’autre, d’intimité, d’amour vrai – voilà ce qu’il préférait, ou plutôt ce dont il avait besoin. Sans tout cela, comment pourrait-il réussir à assumer son rôle de mari de cette femme ? Tel homme ne fait pas l’amour exactement de la même façon que tel autre ; en deux minutes elle s’apercevrait qu’il était un imposteur, ou se demanderait où il voulait en venir. Tous les petits rituels et ajustements sexuels qui, dans un couple, se développent et finissent par s’établir définitivement, lui étaient inconnus. Elle serait troublée, ou irritée, ou peut-être effrayée, s’il trahissait une complète ignorance des mécanismes de son corps.
Et tant qu’il n’avait pas compris ce qui lui était arrivé, il était terrifié à l’idée de révéler son sentiment de déplacement par rapport à ce qu’il continuait de considérer comme sa vraie vie. Heureusement, elle ne semblait pas d’humeur folâtre. Elle lui donna un rapide baiser et, après une petite étreinte amicale, se tourna de l’autre côté, pressant son postérieur contre lui. Il resta longtemps éveillé, écoutant sa respiration tranquille, se sentant bizarrement adultère dans ce lit où dormait la femme d’un autre. Elle avait beau être Mme Ted Hilgard… quand même, quand même…
Il écarta la théorie de l’attaque. Elle laissait trop de choses inexpliquées. Une crise de folie ? Mais il ne se sentait pas fou. Les événements auxquels il était mêlé étaient fous ; mais à l’intérieur de son crâne il paraissait toujours calme, rangé, méthodique. La véritable démence impliquait certainement quelque chose de plus violent et de plus chaotique. Mais s’il ne souffrait d’aucun dérangement cérébral ni d’aucune psychose paranoïaque, de quoi s’agissait-il ? C’était comme si quelque porte entre deux mondes s’était ouverte pour lui à Teotihuacán, se dit-il, une porte qu’il aurait franchie en cet instant de vertige et qui l’aurait mené dans l’univers de l’autre Ted Hilgard tandis que cet autre Hilgard trébuchait de son côté dans ce monde-ci. Cela paraissait grotesque. Mais ce qu’il était en train de vivre était tout aussi grotesque.
Le matin Celia annonça : « J’ai une solution à notre dispute sur Cuernavaca contre Guadalajara. Allons à Oaxaca.
— Formidable ! s’écria Hilgard. J’adore Oaxaca. On devrait téléphoner au Présidente Convento pour voir s’ils ont une chambre – c’est un hôtel tellement chouette, avec ces vieilles cours et… »
Elle le dévisageait d’une drôle de façon. « Quand es-tu allé à Oaxaca, Ted ? »
Il bafouilla : « Eh bien… euh… il y a longtemps, je suppose, avant qu’on soit mariés…
— Je croyais que c’était la première fois que tu mettais les pieds au Mexique.
— J’ai dit ça ? » Ses joues s’empourpraient. « Je ne sais pas à quoi je pouvais bien penser. Je devais vouloir dire que c’était notre premier voyage ensemble au Mexique. Je veux dire, je me souviens à peine de ce voyage à Oaxaca, ça remonte à des années et des années, mais j’y suis allé, juste pour un week-end, une fois… »
Ça sonnait terriblement faux. Un voyage qui n’était qu’un vague souvenir, alors que la seule mention d’Oaxaca venait de lui rappeler l’image enchanteresse d’un hôtel précis ? Celia avait enregistré cette inconséquence, mais elle décida de ne pas l’approfondir. Il lui en fut reconnaissant. Mais il savait qu’elle devait additionner toutes les petites contradictions et fausses notes dans ce qu’il disait, et qu’elle était tôt ou tard appelée à exiger une explication.
En moins d’une heure tout était arrangé et ils s’envolèrent pour Oaxaca dans l’après-midi. Quand ils se présentèrent à l’hôtel, Hilgard eut soudain une peur horrifiée que le réceptionniste, se souvenant de lui par-delà les deux années écoulées, ne l’accueille par son nom, mais rien de tel n’arriva. Installés près de la piscine en attendant d’aller dîner, Hilgard et Celia feuilletèrent leurs guides en vue d’organiser leurs excursions à Oaxaca – un saut en voiture jusqu’aux ruines de Monte Alban, une excursion au site de Mitla, une visite du fameux marché du samedi matin – et une fois de plus il lui fallut faire semblant de mal connaître un endroit qu’il connaissait plutôt bien. Il se demandait jusqu’à quel point il était convaincant.
Ils dînèrent ce soir-là dans un superbe restaurant basque, sur un balcon qui donnait sur la grand-place, et flânèrent un peu sur le chemin du retour à l’hôtel. La nuit était douce et parfumée et de la musique flottait vers eux depuis le kiosque à musique de la place. À mi-parcours, Celia lui prit la main. Il s’efforça de ne pas se dérober, bien que ce petit contact pourtant très innocent lui parût monstrueusement frauduleux. À l’hôtel, il suggéra un arrêt au bar, mais elle secoua la tête et sourit. « Il est tard, dit-elle mollement. Montons nous coucher. » Ils avaient bu au restaurant un pichet de sangria et une bouteille de vin rouge mexicain, aussi se sentait-il en forme, à l’aise, mais pas au point de ne pas craindre la confrontation qui l’attendait. Il s’arrêta un instant sur le palier, les yeux tournés vers la piscine miroitante. Au clair de lune les lourds bosquets violets des bougainvillées qui grimpaient le long des anciens murs de pierre de la cour paraissaient presque noirs. D’énormes fleurs d’hibiscus parsemaient la pelouse et d’étranges floraisons épineuses jaillissaient d’une bordure de grosses cactées. Celia lui effleura le coude. « Viens », dit-elle. Il acquiesça de la tête. Ils entrèrent dans leur chambre. Elle alluma une lampe et commença à se déshabiller. Les yeux d’Hilgard rencontrèrent les siens et il vit une foule d’expressions passer en un instant sur son visage – affection, désir, appréhension, perplexité. Elle savait que quelque chose n’allait pas. Fais une tentative, s’enjoignit Hilgard. Fais semblant. Fais semblant. Il passa une main timide le long de ses hanches, de ses cuisses. Non.
« Ted ? dit-elle. Ted, qu’est-ce qui se passe ?
— Je n’arrive pas à expliquer. Je crois que je suis en train de perdre la boule.
— Tu es tellement bizarre. Depuis hier. »
Il respira un grand coup. « C’est hier que mes yeux se sont posés sur toi pour la première fois.
— Ted ?
— C’est vrai. Je ne suis pas marié. Je tiens une galerie sur la 60e, près de la Seconde Avenue. Je suis arrivé seul à Mexico jeudi dernier et je suis descendu au Présidente.
— Qu’est-ce que tu racontes, Ted ?
— Hier, à Teotihuacán, au moment où je suis passé devant le temple de Quetzalcóatl, j’ai éprouvé une drôle de sensation au niveau du front, et depuis, il semble que je sois quelqu’un d’autre ayant le même nom que moi. Je suis désolé Celia. Est-ce que j’ai l’air incohérent dans mes propos ? Je n’en ai pas l’impression. Mais je sais que mon personnage ne tient pas debout.
— Il y a neuf ans que nous sommes mariés. Nous sommes associés dans une agence de publicité, Hilgard & Hilgard, au coin de la 57e et de la Sixième.
— Une agence de pub. C’est vraiment bizarre. Avons-nous des enfants ?
— Non. On habite dans une copropriété sur la 85e, et chaque été on… oh ! Ted. Ted ?
— Je suis absolument désolé, Celia. »
Dans l’obscurité lunaire ses yeux étaient fixes, brillants, terrifiés. Il y avait une odeur âcre dans la pièce, celle de la peur qu’exsudaient leurs deux corps. Elle dit d’une voix rauque : « Tu ne te souviens de rien de notre vie ensemble ? Rien du tout ? En janvier nous sommes allés à San Francisco. Nous sommes descendus au Stanford Court et il a plu tout le temps. Et tu as acheté trois statuettes d’ivoire dans une petite boutique de l’autre côté de la rue qui part de Ghirardelli Square. Le mois dernier on a eu le contrat pour la publicité Bryce et tu as dit : “Au poil, fêtons ça en allant au Mexique. On a toujours eu envie d’aller au Mexique et c’est la saison idéale.” En avril on a eu une grosse soumission à faire à Atlanta, et en mai… Ted ? Ted ?
— Rien. C’est le vide total.
— C’est épouvantable. Serre-moi fort, Ted.
— Je suis absolument désolé.
— Tu ne te souviens pas de nous au lit non plus ?
— Je t’ai vue pour la première fois hier à deux heures de l’après-midi.
— Il faut rentrer chez nous dès demain. Il doit y avoir un traitement pour ça… des remèdes, peut-être même des électrochocs… la première chose à faire est d’en parler à Judith Rose… »
Hilgard eut un tressaillement de surprise. « Qui ?
— Tu ne te souviens pas d’elle non plus.
— Si, justement. Je connais une Judith Rose. Une grande belle femme. Teint olivâtre. Cheveux noirs, bouclés. Professeur de neurobiologie à l’université Rockefeller…
— À la faculté de médecine de New York, rectifia Celia. Tout le reste est vrai. Tu vois ? Tu n’as pas tout oublié ! Tu te souviens toujours de Judith !
— Elle est à Rockefeller, insista Hilgard. Ça fait quatre ou cinq ans que je la connais. On était censé faire ce voyage au Mexique ensemble, mais elle a dû annuler au dernier moment car elle était coincée par une demande de subvention qui allait probablement l’occuper durant des semaines, de sorte qu’on a décidé que je viendrai ici tout seul et que…
— Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama Celia, sidérée.
— Eh bien, Judith et moi sommes amants, Celia. »
Elle se mit à rire. « Oh, non ! Non, c’est trop. Toi et Judith…
— Nous voyons tous les deux d’autres personnes. Mais Judith a la priorité. Aucun de nous deux n’est porté sur le mariage, mais nous nous entendons bien, et…
— Arrête, Ted.
— Je n’essaie pas de te faire du mal. Je t’explique simplement comment c’est entre Judith et moi.
— Si tu veux me dire que tu as eu des liaisons, c’est quelque chose que je peux encaisser. Je n’en serais même pas immensément surprise. Mais pas avec Judith. C’est trop absurde. Rien n’est jamais certain en ce monde, mais s’il y a une chose sur laquelle je suis affirmative, c’est que Judith n’a pas d’amants. Elle et Ron sont toujours comme deux tourtereaux. Elle doit être la femme la plus fidèle du monde.
— Ron ?
— Ron Wolff. Le mari de Judith. »
Il se détourna et son regard se perdit dans la nuit. D’une voix caverneuse, il récita : « Dans le monde où je vis, Judith est célibataire et moi aussi, elle travaille à l’université Rockefeller, et je ne connais aucun Ron Wolff. Ni aucune Celia. Et je ne fais pas dans la pub. Je n’y connais strictement rien. J’ai quarante-deux ans, j’ai fait mes études à Harvard, d’où je suis sorti avec un diplôme en histoire de l’art, j’ai été marié un temps avec quelqu’un du nom de Beverly, une lamentable erreur dans laquelle je me suis bien promis de ne pas retomber, et je suis absolument désolé de te gâcher tes vacances et de mettre la pagaille dans ton existence, mais je ne sais tout simplement pas qui tu es ni d’où tu viens. Est-ce que tu en crois quelque chose ?
— Je crois que tu as grand besoin d’aide. Et je ferai tout ce qu’il y a à faire pour que tu aies cette aide, Ted. Quoi qu’il te soit arrivé, ça peut se soigner, j’en suis sûre, avec de l’amour, de la patience, du temps et de l’argent.
— Je ne pense pas être fou, Celia.
— Je n’ai pas employé ce terme. C’est toi qui as dit que tu perdais la boule. Tu as subi une espèce de grotesque accident mental, une perturbation de…
— Non. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de mental. J’ai une autre théorie à présent. Suppose qu’en face du temple de Quetzalcóatl il y ait un endroit mystère, un… un tourbillon dans la structure de l’univers, disons… un passage, un vortex, appelle ça comme tu voudras. Des milliers de gens le franchissent et rien ne leur arrive jamais. Mais moi, j’ai été victime du truc qui arrive une fois sur des milliards. Je suis allé au Mexique dans mon monde et le Ted Hilgard de ton monde y est allé en même temps, une énorme coïncidence nous a conduits tous les deux vers le tourbillon en même temps, nous avons tous les deux franchi le passage et nous avons changé de place. Ça n’aurait pu arriver que parce que nos deux mondes se touchaient et que lui et moi étions suffisamment identiques pour être interchangeables.
— Voilà qui sent l’histoire de fou, Ted.
— Ah oui ? Pas plus que n’importe quelle autre théorie. Les choses sont différentes dans ce monde-ci. Toi, Judith, Ron. Le bouquin d’Updike a une couverture rouge ici. Je fais dans la pub plutôt que dans l’art. Le musée a un genre de fontaine différent. Peut-être que pour affranchir une lettre il en coûte vingt cents au lieu de dix-huit. Tout est presque pareil, mais pas tout à fait, et plus je regarde, plus je vois de différences. J’ai dans ma tête une image nette et complète du monde situé de l’autre côté du passage, jusque dans les plus petits détails. Il ne peut pas s’agir d’une simple aberration mentale. Aucune aberration ne présente une telle abondance de détails. C’est combien pour affranchir une lettre ?
— Vingt cents.
— Dans mon monde c’est dix-huit. Tu vois ? Tu vois ?
— Je ne vois rien, dit Celia d’un ton las. Si tu peux te leurrer au point de te croire complètement différent de ce que tu es, tu peux tout aussi bien croire sincèrement que le tarif d’affranchissement est de dix-huit cents. De toute façon ça n’arrête pas de changer. Qu’est-ce que ça prouve ? Écoute, Ted, on va rentrer à New York. On va essayer de trouver remède à ça. Je veux te remettre en état. Je t’aime. Je veux te retrouver, Ted. Tu comprends ça ? Notre mariage a été une merveilleuse réussite. Je ne veux pas qu’il s’évanouisse comme un rêve.
— Je suis tellement, tellement désolé, Celia.
— On trouvera une solution.
— Peut-être. Peut-être.
— Essayons de dormir un peu à présent. Nous sommes tous les deux épuisés.
— Voilà une bonne idée. » Il lui effleura l’avant-bras du bout des doigts et elle se raidit, comme si elle prenait sa caresse pour un prélude à l’amour. Mais il ne faisait que s’accrocher à elle comme à une bouée de sauvetage. Il lui pressa brièvement le bras, la relâcha, roula à l’autre bout du lit. Malgré sa fatigue, il eut de la difficulté à trouver le sommeil et resta longtemps éveillé. À un moment il entendit Celia sangloter doucement. Quand le sommeil le gagna, ce fut pour l’entraîner dans un gouffre profond et pratiquement sans rêve.
Hilgard aurait aimé traîner encore quelques jours à Oaxaca, profiter de son air pur, de ses charmantes vieilles rues et de son rythme nonchalant, mais Celia tenait à ce qu’ils s’attaquent tout de suite à la restauration de sa mémoire. Ils regagnèrent Mexico par le vol de 11 heures. À l’aéroport, Celia apprit qu’il y avait un vol pour New York au milieu de l’après-midi, mais Hilgard secoua la tête. « Nous allons passer la nuit à Mexico et prendre le premier vol du matin, dit-il.
— Mais pourquoi donc ?
— Je veux retourner à Teotihuacán. »
Elle faillit s’étrangler. « Pour l’amour du ciel, Ted !
— Fais-moi plaisir. Je ne quitterai pas le Mexique sans avoir une certitude.
— Tu crois que tu vas repasser comme ça dans un autre monde ?
— Je ne sais pas ce que je crois. Je veux simplement vérifier.
— Et tu espères que l’autre Ted Hilgard va tranquillement se ramener de derrière une pyramide au moment où tu disparaîtras ? »
Un certain affolement commençait à percer dans la voix de Celia. Calmement, il dit : « Je n’espère rien. C’est une simple investigation.
— Et si ça se produit ? Et si tu disparais dans ton espèce de tourbillon, et que l’autre ne se montre pas, et que je me retrouve sans aucun de vous deux ? Qu’est-ce que tu réponds à ça, Ted ?
— Je pense que tu commences à croire à ma théorie.
— Oh ! non, Ted, non. Mais…
— Écoute, si cette théorie est idiote, rien n’arrivera. Si elle ne l’est pas, peut-être que je retrouverai mes pénates et que le bon moi reviendra dans ce monde-ci. Va savoir. Mais je ne peux pas rentrer à New York tant que je n’aurai pas vérifié. Accorde-moi cela. Il faut que tu me fasses plaisir, Celia. C’est oui ? »
Elle fut bien obligée de céder. Ils firent enregistrer leurs bagages à l’aéroport et retinrent une chambre d’hôtel pour la nuit et deux places sur le premier avion du matin. Puis ils prirent un taxi pour se rendre à Teotihuacán. Le chauffeur ne connaissait que quelques mots d’anglais et il fut difficile de lui faire comprendre qu’ils n’avaient pas l’intention de passer tout l’après-midi aux Pyramides – tout au plus une demi-heure. Cela lui paraissait impensable : pourquoi quelqu’un, à plus forte raison deux riches gringos, irait s’embêter à faire une heure et demie de voiture et autant au retour pour une visite d’une demi-heure ? Mais il finit par se laisser convaincre. Il se gara dans le parc de stationnement le plus au sud, près du musée, et Celia et Hilgard se hâtèrent de traverser la route pour gagner le temple de Quetzalcóatl. Il avait la gorge sèche, son cœur battait la chamade, et elle paraissait tout aussi contractée. Il essaya de retrouver son itinéraire exact. « Je suis arrivé par ici, dit-il, j’ai tourné au coin, là, et au moment où je commençais à voir la façade…
— Ted, je t’en prie. Non.
— Tu veux essayer ? Peut-être que tu passeras de l’autre côté à sa suite.
— Je t’en prie. N’allons pas plus loin.
— Il le faut », s’entêta-t-il. Le front plissé, il s’avança le long de l’allée pavée, s’arrêta au moment où la façade et ses féroces têtes de serpents émergeaient à sa vue, prit sa respiration, plongea en avant, attendant le moment de vertige, cette sensation comparable à celle d’un tremblement de terre bien localisé. Rien. Il se retourna. Celia, pâle, rechignée, les bras croisés, avait les yeux fixés sur lui. Hilgard revint sur ses pas et fit une nouvelle tentative. « Possible qu’il s’en soit manqué d’une quinzaine de centimètres par rapport à l’autre fois. Un peu à gauche… » Rien. Rien la troisième fois ni la quatrième. Quelques touristes qui passaient par là lui jetèrent des regards intrigués. Il allait et venait, couvrant chaque centimètre. Le chemin était étroit ; il n’y avait que quelques routes possibles. Il ne ressentit pas le moindre vertige. Aucun passage ne s’ouvrit pour lui dans l’espace. Il ne bascula pas dans son monde originel.
« Je t’en prie, Ted. Assez.
— Encore une fois.
— C’est embarrassant. Tu as tout de l’obsédé.
— Je veux retrouver le monde auquel j’appartiens, c’est tout. »
Aller et retour. Aller et retour. Il commençait à se sentir embarrassé lui aussi. Peut-être avait-elle raison : c’était de la folie pure et simple qui s’était emparée de son esprit. Il n’existe pas de portes. Il ne pouvait pas aller et venir devant ces horribles faces de pierre tout l’après-midi. « Encore une fois », fit-il. Rien ne se passa ; il revint sur ses pas. « Ça ne marche pas, dit-il à Celia. Ou alors ça ne marche que lorsque la contrepartie de quelqu’un passe à travers en même temps. Et ce serait impossible à arranger. Si je pouvais lui envoyer un message… l’attacher à un caillou, le lancer à travers la porte, lui dire d’être ici demain à neuf heures pile…
— Partons, fit Celia.
— Bon. Soit. » Défait, découragé, il se laissa conduire à travers la cour brûlante du temple jusqu’au taxi en attente. Ils rentrèrent à Mexico au début de la soirée, dans le délire de l’heure de pointe, sans échanger un seul mot ou presque. Leur chambre d’hôtel se révéla avoir deux lits jumeaux au lieu d’un lit pour deux personnes. Ce n’est pas plus mal, pensa Hilgard. Il sentait un immense vide entre lui-même et cette femme qui se croyait son épouse. Après un dîner sinistre dans un restaurant de la Zona Rosa, ils rentrèrent se coucher sans plus tarder et, avant le lever du jour, ils étaient debout et en route pour l’aéroport.
« Peut-être que lorsque tu seras chez toi, dit-elle, tu commenceras à retrouver la mémoire.
— Peut-être. »
Mais le logement de la 85e Est ne réveilla aucun souvenir en lui. C’était un bel appartement, au trentième étage, valant manifestement une fortune, superbement meublé, mais c’était la maison de quelqu’un d’autre, contenant des livres, des vêtements et des trésors appartenant à quelqu’un d’autre. Bon nombre de livres faisaient aussi partie de sa bibliothèque, les vêtements étaient à sa taille et certains tableaux et objets primitifs correspondaient assez à son goût. Un peu comme s’il s’était trouvé chez un frère jumeau. Mais il erra désespérément, en proie à une panique croissante, de pièce en pièce, se demandant où étaient ses dossiers, les petits trésors qu’il conservait de son enfance, ses éditions originales, sa collection de poteries péruviennes. Hallucinations ? Souvenirs fantômes d’une vie inexistante ? Il était coupé de tout ce qu’il prenait pour la réalité, et cela le terrifiait. L’annuaire de Manhattan n’indiquait aucun Theodore Hilgard sur la Troisième Avenue, et pas davantage de Galerie Hilgard. L’univers avait avalé ce Ted Hilgard-là.
« J’ai téléphoné à Judith, annonça Celia, et je lui ai raconté en gros ce qui est arrivé. Elle veut te voir demain à la première heure. »
Il s’était rendu assez souvent au bureau de Judith à l’université Rockefeller, située à seulement quelques rues de sa galerie, côté est. Mais cette Judith n’était pas la même et son bureau se trouvait à la faculté de New York, dans les beaux quartiers jouxtant la partie espagnole de Harlem. Hilgard marcha jusqu’à la Cinquième et prit un bus, se demandant s’il allait lui falloir payer son transport avec un certain type de jeton propre à ce monde-ci, si le Metropolitan Museum était à l’endroit dont il se souvenait, se posant des questions à propos de Judith. Il résolut le problème du bus sans difficulté. La masse grise du musée était toujours calée sur le flanc de Central Park. Le haut de la Cinquième Avenue était plus ou moins semblable à lui-même, l’immeuble de la Frick Collection toujours aussi digne, la spirale du Guggenheim Museum toujours aussi bizarre. Et Judith était également la même : élégante, splendide, chaleureuse, l’œil pétillant de cette merveilleuse lueur d’intelligence qui la caractérisait. La seule chose manquante était cette petite étincelle de malice, cette aura subliminale de tendre complicité qui signalaient en eux des amants de longue date. Elle l’accueillit comme un ami et rien de plus.
« Mais qu’est-ce qui t’es donc arrivé, grand Dieu ? » demanda-t-elle aussitôt.
Il sourit piteusement. « Tout se passe comme si j’avais subi en un instant une transplantation générale d’identité. De célibataire tenant une galerie d’art à une rue de Bloomingdale’s, je me retrouve tout d’un coup marié et à la tête d’une agence de pub sur la 57e Rue. Et ainsi de suite. Une pointe de vertige dans les ruines de Teotihuacán et voilà toutes les composantes de ma vie permutées.
— Tu ne te souviens pas de Celia ?
— Ce n’est pas simplement de l’amnésie, si c’est ça que tu as en tête. Je ne me souviens pas de Celia ni de quoi que ce soit d’autre ayant trait à ma vie ici. Mais je me souviens parfaitement d’un million d’autres choses qui ne semblent plus exister, de l’infrastructure de toute une réalité : numéros de téléphone, adresses, détails biographiques. Toi, par exemple. La Judith que je connais travaille à l’université Rockefeller. Elle est célibataire, habite au 382, 61e Rue Est, et son numéro de téléphone est… tu vois ce que je veux dire ? En fait, il se peut que tu sois le seul lien entre mon ancienne vie et celle-ci. D’une façon ou d’une autre j’en suis venu à te connaître sous deux identités. Imagine le degré de faiblesse d’une telle probabilité. »
Judith posa sur lui un regard chargé d’une noire inquiétude. « Nous allons immédiatement arrêter toute une batterie de tests neurologiques. Ça m’a l’air du court-circuit mental le plus carabiné dont j’aie jamais entendu parler, encore que je pense pouvoir débusquer des cas semblables dans les annales. Des gens qui se sont trouvés en butte à de soudaines et violentes réactions dissociatrices menant à un total effritement des structures de la personnalité.
— Une espèce de rupture schizoïde, si je te comprends bien ?
— Nous n’employons plus guère des termes comme schizophrénie ou paranoïa, Ted. Ils ont été altérés par toute une mythologie populaire, et ils sont de toute façon trop imprécis. Nous savons aujourd’hui que le cerveau est un instrument d’une énorme complexité, possédant des capacités qui dépassent notre compréhension rationnelle – je pense à de ces trucs bizarroïdes comme la faculté de multiplier de tête des nombres à dix chiffres –, et il est tout à fait possible que, moyennant le bon stimulus, il puisse fabriquer une identité de substitution parfaitement consistante qui…
— En termes de profane, je suis dingue.
— Si tu tiens à employer des termes de profane, disons que tu souffres d’hallucinations d’un genre extraordinairement précis.
Hilgard hocha la tête. « Une de ces hallucinations, il faut que tu le saches, veut que toi et moi soyons amants depuis quatre ans. »
Sourire de Judith. « Je n’en suis pas du tout surprise. Tu n’as cessé de flirter gentiment avec moi depuis le moment où nous nous sommes rencontrés.
— Nous est-il arrivé de coucher ensemble ?
— Bien sûr que non, Ted.
— M’est-il arrivé de te voir toute nue ?
— À moins que tu ne m’aies espionnée, non. »
Il se demanda jusqu’à quel point cette Judith différait de la sienne. Prenant le risque, il dit : « Alors comment je sais que tu as une petite cicatrice sur le sein gauche, suite à une intervention chirurgicale ? »
Haussement d’épaule. « Je me suis fait enlever une petite tumeur bénigne il y a de cela des années. Il se peut que Celia t’ait signalé la chose.
— Et je saurais quel sein ?
— Possible.
— Je peux te dire encore six ou sept choses sur ton corps que seul quelqu’un en ayant une connaissance intime pourrait savoir. Je peux te dire quelle est ta position préférée pour faire l’amour, et pourquoi. Je peux imiter le bruit que tu fais quand tu jouis.
— Ah oui ? Vraiment ?
— Écoute », dit-il, et il fit de son mieux pour reproduire cet étrange gémissement passionné qu’il avait entendu tant de fois. Le sourire badin, provocateur, de Judith disparut instantanément. Ses lèvres se pincèrent, ses yeux s’étrécirent et ses joues s’empourprèrent. Elle détourna la tête.
« Je n’ai jamais mis un magnétophone sous ton lit, poursuivit Hilgard. Je n’ai jamais discuté de tes particularités sexuelles avec Ron. Je ne reconnaîtrais même pas Ron si je tombais sur lui dans la rue. Et je ne lis pas dans ton esprit. Alors, comment je sais tout ça ? »
Silence de Judith. Elle déplaça quelques papiers plus ou moins au hasard sur son bureau. Ses mains tremblaient visiblement.
« Peut-être que c’est toi qui es en butte à des réactions dissociatrices, reprit-il. Tu as tout oublié de notre liaison.
— Tu sais bien que c’est absurde.
— Tu as raison. Parce que la Judith Rose avec qui je couchais est à l’université Rockefeller. Mais j’ai couché avec une Judith Rose qui te ressemble sur bien des points. Est-ce que tu en doutes à présent ? »
Pas de réponse. Elle fixait sur lui un regard stupéfait, et il semblait y avoir quelque chose d’autre dans ses yeux, un allant, une fièvre, qui l’amena à penser que, d’une certaine façon, par-delà la barrière de son monde perdu, il avait touché cette Judith-ci, l’avait réveillée, avait allumé en elle quelque simulacre de l’amour et de la passion qu’ils avaient connus dans une autre existence. Un rêve fou explosa soudain en lui – se libérer de Celia, libérer Judith de Ron, et reconstruire dans ce monde étranger les relations dont il avait été dépossédé. Mais cette idée s’évanouit aussi vite qu’elle lui était venue. C’était idiot ; c’était absurde ; c’était impossible.
« Décris-moi de ton point de vue ce qui t’est arrivé », dit-elle enfin.
Il se lança dans un récit aussi détaillé que possible – le vertige, l’impression de passer à travers une porte, la découverte progressive de l’inauthenticité de chaque chose. « Je veux croire que tout ça n’est qu’une maladie mentale et que six cachets de lithium feront tout rentrer dans l’ordre. Mais je ne pense pas qu’il en aille ainsi. Je pense que ce qui m’est arrivé risque d’être beaucoup plus dingue qu’une simple rupture schizoïde. Mais je ne veux pas y croire. Je veux penser qu’il s’agit seulement d’une réaction dissociatrice.
— Je te comprends.
— Qu’est-ce que tu crois que c’est, Judith ?
— Peu importe mon opinion, n’est-ce pas ? Ce qui importe, c’est une preuve.
— Une preuve ?
— Qu’est-ce que tu portais sur toi quand tu as eu ce moment de vertige ?
— Mon appareil photo. » Il réfléchit. « Et mon portefeuille.
— Qui contenait des cartes de crédit, un permis de conduire, tous ces trucs ?
— Oui. » Il commençait à comprendre. Il ressentit un élancement de peur, tel un coup de couteau, froid, brutal. Sortant son portefeuille, il dit : « Tiens… tiens… » Il retira son permis de conduire. Il portait l’adresse de la Troisième Avenue. Il pécha sa carte du Diner’s Club. Judith posa la sienne à côté. Leurs dessins étaient différents. Il produisit un billet de vingt dollars. Elle examina les signatures apposées dessus et secoua la tête. Hilgard ferma un instant les yeux et eut une vision éclair du temple de Quetzalcóatl, des énormes têtes de serpents, du monumental escalier de pierre. Le visage de Judith était sombre et sévère. Hilgard sut alors qu’elle l’avait forcé à affronter la preuve définitive et il eut l’impression qu’une formidable porte se refermait à jamais derrière lui. Il n’était pas victime de la moindre psychose. Il avait bel et bien franchi la ligne, et la chose était irrévocable. C’en était fini de son autre vie – elle était morte. Il dit d’un ton âpre : « J’ai fabriqué tout ça, hein ? Pendant que j’étais à Mexico, j’ai fait imprimer tout ça, de la fausse monnaie, un faux permis de conduire, pour que le canular ait l’air vraiment convaincant. Hein ? Hein ? » Il se souvint de quelque chose d’autre, farfouilla frénétiquement dans son portefeuille et trouva ce qu’il cherchait : la propre carte de visite de Judith, avec les mots Département de Neurobiologie, Université de Rockefeller, imprimés dessus en lettres luisantes. La carte était ancienne, usée et chiffonnée. Judith la regarda comme s’il avait posé un basilic dans sa main. Quand elle releva les yeux vers lui, ce fut avec une tendre et douloureuse expression de pitié.
Enfin, elle laissa tomber : « Ted, je t’apporterai toute l’aide qui sera en mon pouvoir.
— Quel genre d’aide ?
— Pour t’adapter. Apprendre ton rôle ici. Celia et moi devrions, à nous deux, être capables de te mettre au courant de la personne que tu es censé être. C’est tout ce que je peux envisager de faire pour l’instant. Tu as raison : le lithium n’arrangera rien.
— Non, fit Hilgard. Ne mêle pas Celia à ça.
— Il le faut pourtant.
— Non. Elle pense que je suis son mari et que je souffre d’une malencontreuse réaction dissociatrice, ou de je ne sais quel nom tu appelles ça. Si elle se rend compte que je suis le parfait étranger que j’ai soutenu être, je suis perdu. Elle me flanquera dehors et essaiera de trouver un biais pour récupérer l’autre. Et je n’ai aucun moyen de fonctionner dans ce monde si ce n’est sous l’identité de Theodore Hilgard.
— Tu es Theodore Hilgard.
— Oui, et j’ai l’intention de continuer. De plancher sur des campagnes de pub, de vivre avec Celia et de signer des chèques de mon nom. Tu m’aideras à m’adapter, oui. Tu t’appuieras deux ou trois séances de thérapie par semaine avec moi, et tu me diras quels collèges j’ai fréquentés, comment s’appellent mes amis et quels ont été les présidents dans ce monde-ci, si du moins vous en avez. Pour autant que quelqu’un d’autre soit au courant, tu m’aides à me remettre d’un mystérieux brouillard mental. Tu ne diras à personne que je ne suis pas d’ici. Et tôt ou tard je serai d’ici. D’accord ? Vois-tu, je n’ai pas le choix. Il n’y a aucun moyen pour moi de repasser de l’autre côté de la barrière. J’ai réussi à prouver à un autre être humain que je ne suis pas fou, et il faut maintenant que je range ça parmi les affaires classées et que je commence à vivre la vie qui m’a été assignée. Tu veux bien m’aider ?
— À une condition.
— Laquelle ?
— Tu es amoureux de moi. Je le vois très bien, et je ne t’en veux pas parce que je sais que tu ne peux pas t’empêcher de penser que je suis ta Judith. Ce n’est pas le cas. J’appartiens à Ron. Continue de flirter avec moi, de fantasmer sur moi, mais n’essaie pas de m’entraîner plus loin, jamais. D’accord ? Parce que tu pourrais ouvrir en moi quelque chose que je ne veux pas laisser s’ouvrir, tu comprends ? Nous restons amis. Complices, même. C’est tout. C’est bien entendu ? »
Hilgard la regarda avec tristesse. Un long temps s’écoula avant qu’il puisse se résoudre à confirmer.
« Entendu », lâcha-t-il enfin.
« Judith m’a téléphoné pendant que tu revenais de son bureau, lança Celia. Elle m’a parlé pendant vingt minutes. Oh ! Ted… mon pauvre Ted…
— Je m’en sortirai. Ça prendra du temps.
— Elle dit que ces amnésies, ces hallucinations circonstanciées, sont extraordinairement rares. Tu vas devenir une référence.
— Formidable. Je vais avoir besoin de beaucoup d’aide de ta part, Celia.
— Tout ce qu’il sera en mon pouvoir de faire.
— Je suis un grand vide. Je ne sais pas qui sont nos amis, je ne sais pas comment m’acquitter de ma profession, je ne sais même pas qui tu es. Tout est effacé. Il va falloir que je reconstruise tout ça. Judith fera tout son possible de son côté, mais le vrai fardeau, jour après jour, heure après heure, va retomber sur toi.
— Je suis prête à le porter.
— Alors nous allons tout reprendre depuis le début – repartir de zéro. Et on s’en fera une fête. Ce soir on va dîner dans un de nos restaurants préférés – il faudra que tu me dises quels sont nos restaurants préférés –, on commandera le meilleur vin de la cave, ou peut-être une bouteille ou deux de champagne, et on reviendra ici – nous serons comme de nouveaux mariés, Celia, et ce sera comme une nuit de noces. D’accord ?
— Bien sûr, fit-elle tendrement.
— Et demain on se met au boulot. On s’attaque à ma réinsertion dans la réalité.
— Tout reviendra, Ted. Ne t’en fais pas. Et je te donnerai toute l’aide dont tu as besoin. Je t’aime, Ted. Peu importe ce qui t’est arrivé, cela n’a pas changé. Je t’aime. »
Il hocha la tête, lui prit les mains. De façon hésitante, plein de mauvaise conscience, la langue nouée et le cœur gourd, il se força à prononcer les mots qui étaient désormais sa seule planche de salut, les mots qui lui donnaient son unique prise sur les rivages d’un continent inconnu. « Moi aussi, Celia, je t’aime », dit-il à la totale étrangère qui était sa femme.
Titre original :
The Changeling
paru dans Amazing Stories,
novembre 1982