Le Château des Carpathes

Chapitre 1 Une nouvelle terrifiante

Cette histoire se déroule en Transylvanie, une région de y l’empire d’Autriche. La Transylvanie est située au sud de la Hongrie, au nord de la Valachie et à l’est de la Moldavie. Son nom en magyar [1] est «l’Erdely», le pays des forêts. On y trouve des cultures et de beaux pâturages [2], des vallées et des rivières et les hautes montagnes des Carpathes. Ses habitants sont des Roumains, des Hongrois, des Tsiganes, des Szeklers et des Saxons.

Nous sommes un 29 mai de la fin du 19e siecle. Un berger surveille un troupeau[3] de brebis, sa grosse pipe a la bouche. Il s'appelle Frik. Il est grand et sec [4], la couleur de ses veux est entre le bleu et le vert. Il a les cheveux et la barbe en désordre, comme ses habits.

Frik habite une vieille maison à l’entrée du village de Werst avec ses moutons et ses cochons. Mais, en ce moment, il est couché dans l’herbe sur le plateau du Retyesat.

Il est quatre heures de l’après-midi et le soleil disparait petit à petit derrière les montagnes. Frik se tourne vers l’est et regarde au loin la forme d’un très vieux château. Celui-ci se trouve sur le plateau d’Orgall, près du col de Vulkan. L’œil du berger est encore très bon et il voit tous les détails. Soudain, il s’écrie:

— Vieux château! Ton arbre avait quatre branches hier. Ce matin, il en a trois. Tu n'existeras plus dans trois ans!



Le lecteur comprendra plus loin les paroles de Frik. Mais il doit savoir ceci avant: dans tous les pays, les habitants des campagnes croient aux pouvoirs surnaturels des bergers. Pour eux, les bergers peuvent jeter des sorts [5] aux personnes et aux animaux. C’est pourquoi ils leur parlent avec gentillesse et leur disent toujours bonjour.

Pour les habitants de Transylvanie, Frik est donc un sorcier. «Les vampires lui obéissent», disent les tins. «Il parle avec les loups la nuit», disent les autres. Frik est heureux de cette situation, car il peut vendre des potions magiques aux habitants.

Frik croit aussi aux légendes de son pays. C’est pourquoi, quand il voit les trois branches de l'arbre, il veut vite annoncer la nouvelle au village.

Frik rassemble le troupeau et prend la route de Werst. Ses deux gros chiens méchants aboient [6] sur les moutons. Le troupeau n'appartient pas à Frik, mais au juge Koltz. Koltz aime bien Frik, car il sait tondre les moutons [7] et soigner leurs maladies.

Frik marche entre des champs de «koukouroutz», le maïs du pays. Puis, le chemin passe entre une forêt et une rivière appelée la Sil. Les animaux s’y arrêtent pour boire.

Soudain, un homme apparaît et crie:

— Eh, l’ami!

Il s’agit d’un colporteurs [8] qui parcourt les campagnes pour vendre des lunettes, des thermomètres, des baromètres et de petites horloges. Les objets pendent à son cou et à sa ceinture.

Il salue Frik de la main et lui dit en roumain:

— Comment allez-vous?

— Je vais comme le temps, répond Frik.

— Alors vous allez bien car il fait beau.

— Et j'irai mal demain, car il va pleuvoir.

Le colporteur est surpris, car il n'y a pas de nuage dans le ciel. Mais Frik lit le temps dans la laine de ses moutons.

— A quoi servent tous ces objets? demande Frik.

— Ils servent à tout le monde.

— Même à des bergers?

— Même à des bergers. Ce thermomètre, par exemple, vous dit s'il fait chaud ou froid.

— Je sais bien quand j'ai chaud ou froid!

— Et ce baromètre vous dit s'il fera beau ou mauvais demain.

— Les nuages me disent la même chose.

— Vous avez peut-être besoin d'une horloge?

— Une horloge? J'en ai une là-haut, le soleil!

— Heureusement que j'ai d autres clients que les bergers! Vous n’avez besoin de rien alors?

— De rien.

Frik va repartir, mais il voit un tuyau accroché à la bretelle du colporteur.

— A quoi sert ce tuyau?

— C'est une lunette.

Frik la prend et l'observe avec intérêt. Il a de bons yeux et n'a pas besoin de cette lunette. Mais le colporteur lui propose de l’essayer.

— Ça ne me coûtera rien?

— Rien. Sauf si vous l’achetez.

Frik ferme l'œil gauche et place la lunette sur son œil droit. Il regarde vers le col du Vulkan, puis vers le village de Werst.

— C’est vrai, c’est mieux que mes yeux. Tiens, je vois Nic Deck, le forestier [9]. Et Miriota qui sort de la maison de maître Koltz et va vers Nic. Ah les amoureux!

— Regardez plus loin!

— Ça ne coûte pas plus cher?

Frik regarde la Sil hongroise, puis le village de Livadwel et le clocher de l’église de Petroseny. Soudain, il a une idée et dirige la lunette vers le château.

— Ah, j'avais raison, la quatrième branche de l’arbre est au sol. Le diable va la mettre dans son feu.

Que veut dire le berger? Le colporteur va demander des explications, mais Frik s’écrie [10] avec peur:

— Quelle est cette brume [11] qui s’échappe du donjoni [12]? Non, ce n’est pas de la brume, c’est une fumée. Mais c'est impossible, les cheminées du château ne fument plus depuis des années!

Frik pense tout d’abord que la lunette est sale. Il nettoie le verre, puis la remet devant son œil : c’est bien de la fumée.

— Combien pour votre tuyau? demande-t-il.

— Un florin et demi.

Frik prend l'argent dans son sac et achète la lunette pour le juge Koltz (il espère lui revendre deux florins). Il appelle ses chiens et repart vite en direction de Werst.

Laissons-le aller et parlons pendant ce temps du château.

Les constructions des hommes ressemblent parfois aux roches des montagnes. Pour les touristes, le château des Carpathes existe seulement dans l'imagination des habitants de la région. Bien sur, ils peuvent prendre un guide et aller vérifier. Mais personne ne veut les accompagner, même pour une fortune! Tout le monde a peur des histoires horribles et des superstitions [13] sur le château.

Pourtant, il vaut le coup [14]. Depuis son donjon, on voit la frontière avec la Valachie, la route de Vulkan, les vallées des deux Sils, les villages de Livadzel, Lonyai, Petronseny et Petrilla, les sommets du Retyezat et du Paring, et au loin, les Alpes de la Transylvanie centrale.

Le château date du 12e ou du 13e siècle. C’est une vraie forteresse [15]! Il comprend deux bastions [16], une chapelle et un donjon avec une terrasse. Peut-on entrer à l’intérieur? On ne le sait plus.

Les propriétaires sont les barons de Gortz, les seigneurs du pays depuis très longtemps. Leur devise «Da pe maorte!» veut dire «Donne jusqu’à la mort!». Ils ont participé à toutes les guerres transylvaines contre les Hongrois, les Saxons et les Szeklers. Mais, depuis le milieu du 19e siècle, il reste un seul Gortz: le baron Rodolphe. On ne sait pas grand-chose de sa vie. On connait seulement sa passion pour la musique et, surtout, pour le chant.

Un jour, Rodolphe a quitté le château et n’est pas revenu. Qu’est-il devenu? On ne le sait pas. Depuis, le château est abandonné et on raconte beaucoup d’histoires. On dit que les esprits des morts y apparaissent la nuit.

D'ailleurs, ces histoires font partie de l’éducation des habitants de Werst. Le pope [17] et le maitre d’école Hermod les apprennent à leurs fidèles [18] et à leurs élèves. Ainsi, dans la région, les loups-garous [19] courent la campagne, des vampires (les stryges) boivent du sang humain et les «staffii» deviennent méchants sans leur diner du soir. Il y aussi les «babes» (des fées) qu’il ne faut pas rencontrer le mardi ou le vendredi, les «balauri» (des dragons gigantesques) qui vivent dans les forêts et les «zmei» (des êtres aux grandes ailes) qui enlèvent les jolies filles.

Les gens en sont sûrs: tous ces êtres habitent dans le château des Carpathes. Il est donc dangereux de s’en approcher. Mais, d'après la légende, tout cela prendra fin avec la destruction du château. Et, le château disparaîtra en même temps que son arbre. Ce sont les notables [20] de Werst qui le disent.



C’est pourquoi Frik observe chaque jour l'arbre du château avec attention. Mais la fumée est une nouvelle encore plus importante: pourquoi des êtres surnaturels font-ils du feu? C’est inexplicable!

Frik court donc vite vers le village. Des paysans lui disent bonjour, mais il ne leur répond pas. Cela inquiète les paysans: pour éviter les mauvais sorts [21], il faut dire bonjour au berger, mais il faut aussi avoir une réponse du berger!

Quand il aperçoit le juge Koltz, Frik lui crie:

— Le feu est au château!

— Es-tu fou? Les pierres ne brûlent pas.

— Le château ne brûle pas, mais il fume! Venez voir!

Tous les deux se dirigent vers la terrasse de la grande rue du village. De là, on voit le château. Frik tend la lunette â maitre Koltz.

— Qu est-ce que c’est?

— Une machine pour vous. Elle coûte deux florins, mais elle vaut au moins quatre florins. Placez-la devant votre œil et regardez vers le château.

Koltz regarde dans la lunette. Nic Deck, Miriota et des voisins arrivent à ce moment-là. Ils regardent à leur tour dans la lunette. C’est sûr, il y a une fumée au-dessus du château.

Pour tous, c’est une nouvelle terrifiante [22].

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