Jean-Christophe Grangé Le concile de pierre

LES PREMIERS SIGNES

1

EN tout et pour tout, Diane Thiberge disposait de quarante-huit heures.

Depuis l’aéroport de Bangkok, elle devait rejoindre Phuket par un vol intérieur, puis tailler la route plein nord pour atteindre Takua-Pa, en bordure de la mer d’Andaman. Là, elle devait passer une brève nuit à l’hôtel et réattaquer à cinq heures du matin, en maintenant son cap. A midi, elle serait à Ra-Nong, sur la frontière birmane, où elle s’enfoncerait dans la mangrove pour recueillir l’objet de son voyage. Après ça, elle n’aurait plus qu’à effectuer le même chemin en sens inverse, et à attraper le vol international pour Paris le lendemain soir. Le décalage horaire jouerait en sa faveur — elle gagnerait cinq heures sur le temps parisien. Elle pourrait se présenter à son boulot lundi matin, 6 septembre 1999. Comme une fleur.

Mais voilà que le vol de Phuket n’arrivait pas.

Voilà que rien ne se passait comme prévu.

Diane se rua dans les toilettes, l’estomac noué comme une corde. Elle sentit la nausée la submerger et pensa :

" C’est le décalage horaire. Ça n’a rien à voir avec le projet. " L’instant suivant, elle vomit, jusqu’à ce que ses entrailles flambent dans sa gorge. Le sang cognait dans ses artères, son front était glacé, son cœur palpitait, quelque part, partout, dans son torse. Elle se contempla dans les miroirs. Elle était livide. Ses mèches claires et ondulées lui semblaient plus que jamais incongrues dans ce pays de petites brunes lisses, et sa taille — cette taille immense qui la complexait depuis l’adolescence — plus dingue encore.

Diane s’humecta la figure, nettoya la boucle d’or qui lui perçait la narine droite puis réajusta ses petites lunettes de baba cool. Elle retourna dans la salle des transits, flottant dans son tee-shirt comme un fantôme. La climatisation lui parut de glace.

Elle scruta encore l’écran des vols au départ. Aucune annonce pour Phuket. Elle esquissa quelques pas. Son regard s’arrêta sur les panneaux d’avertissement placardés partout dans la salle, rédigés en thaï et en anglais : toute personne arrêtée en possession de drogues dures sur le territoire de la Thaïlande serait condamnée à mort, par fusillade. Au même instant, deux flics passèrent derrière elle. Uniformes kaki. Flingues à crosses quadrillées. Elle se mordit les lèvres : tout lui paraissait hostile dans ce foutu aéroport.

Elle s’assit et tenta de maîtriser ses tremblements. Pour la millième fois de la matinée, elle se repassa le périple en détail. Il fallait qu’elle réussisse. C’était son choix. Sa vie. Il n’y aurait pas de retour à Paris les mains vides.

Enfin, à quatorze heures, la navette pour Phuket décolla. Diane avait perdu cinq heures et demie.

C’est là-bas qu’elle retrouva, réellement, les tropiques. Ce fut un soulagement. Des nuages bleuâtres s’étiraient au loin, des foyers d’argent irradiaient le ciel. Au bord de la piste, des arbres pâles oscillaient alors que la poussière tourbillonnait en vrilles d’inquiétude. Surtout, il y avait l’odeur. L’odeur de la mousson, brûlante, suffocante, saturée de fruits, de pluie, de pourriture. L’ivresse de la vie lorsqu’elle dépasse son propre seuil et devient décomposition. Diane ferma les yeux de ravissement et manqua de s’étaler sur la passerelle accolée à l’avion.

Seize heures.

Elle courut à l’agence de location de voitures, arracha les clés des mains de l’hôtesse puis rejoignit son véhicule. Sur la route, la pluie commença. Quelques gouttes d’abord, puis de véritables trombes. Leur martèlement sur le capot formait un vacarme assourdissant. Les essuie-glaces n’étaient pas de taille contre cette boue rougeâtre. Diane conduisait visage collé au pare-brise, doigts verrouillés au volant.

Dix-huit heures. Juste avant la nuit, l’averse se calma. Dans le crépuscule, le paysage devint étincelant. Des rizières brillantes, des maisons brunes, dressées sur pilotis, des buffles d’or aux cornes effilées. Parfois, aussi, des temples ciselés, aux toits retroussés… Et toujours, le ciel, strié d’éclairs, marbré de noir, qui s’épanchait maintenant, à droite, en une rougeur languissante.

Elle atteignit Takua-Pa à vingt heures. Alors seulement elle se détendit. Malgré le retard, malgré la panique, elle était dans les temps.

Elle trouva un hôtel au centre de la ville, près d’un haut réservoir d’eau, et dîna sous un auvent. Elle se sentait beaucoup mieux. La pluie qui avait repris revêtait tout son être d’un halo de fraîcheur bienfaisant.

C’est alors qu’elles arrivèrent. Des fillettes trop maquillées, serrées dans des minijupes de skaï, affublées de débardeurs minuscules. Diane les observa. Dix-douze ans, pas plus. Elles ressemblaient à des outrages sur hauts talons. A l’autre bout de la salle, des colosses blonds se poussaient déjà du coude. Des Allemands, ou des Australiens, épais comme des quartiers de bœuf. Tout à coup, Diane perçut une sorte d’hostilité à son égard, comme si sa présence gênait les enjeux qui liaient tout ce petit monde.

Elle sentit la bile lui brûler la gorge. Encore aujourd’hui, à près de trente ans, elle ne pouvait envisager l’idée même du sexe sans être étouffée par un malaise, une nausée radicale. Elle s’enfuit dans sa chambre, sans se retourner, sans éprouver la moindre compassion pour ces mômes livrées à l’avidité des mâles.

Allongée sous la moustiquaire, elle songea une fois de plus à son objectif. Juste avant de s’endormir, elle revit le panneau menaçant de l’aéroport, les uniformes des flics, les crosses de leurs armes. Il lui semblait entendre des claquements de verrou lointains, des bourdonnements d’hélicoptère, plus lointains encore…


A cinq heures du matin, elle était debout. Son trouble avait disparu. Le soleil était là. La fenêtre débordait de luxuriance, comme le hublot d’un navire ouvert sur une tempête végétale. Diane se sentait d’humeur à retourner la jungle, s’il le fallait.

Elle reprit la route et parvint à Ra-Nong en fin de matinée. Exactement comme elle l’avait prévu. Elle découvrit la mer ; plutôt une longue hésitation de marécages s’insinuant parmi des entrelacs d’arbres à fleur d’eau. Quelque part au fond de ce labyrinthe aquatique se perdait la frontière birmane. Un pêcheur, sans un mot, accepta de l’emmener. Ils glissèrent aussitôt sur les flots noirs. La chaleur, la lumière, les murailles vertes qui filaient ; Diane encaissait chaque sensation, stoïque, la gorge sèche, la peau chauffée à blanc.

Une heure plus tard, ils rejoignirent une langue de sable sur laquelle se dressaient des bâtiments de ciment. Elle posa le pied sur le sable et éprouva le sentiment de triomphe d’une petite fille : elle y était arrivée. Nulle part sur la planète n’existait un endroit qu’elle n’aurait pu atteindre…

Devant le dispensaire des enfants chahutaient, indifférents à la fournaise de midi. Diane observa leurs tignasses noires, leurs yeux sombres sous les palmes légères des cils. Elle pénétra dans le bâtiment principal et demanda Térésa Maxwell. Elle était trempée de sueur. Il lui semblait qu’elle franchissait un miroir. Un miroir qu’elle avait usé à force de le rêver.

Une vieille femme arriva, vêtue d’un chandail bleu marine d’où dépassait un large col blanc. Le modèle pelle à tarte. Sous des cheveux courts et gris, le visage, large et débonnaire, paraissait fixé par une constante expression de méfiance. Diane se présenta. Mme Maxwell l’emmena au bout d’une galerie ajourée, dans un bureau dénué de mobilier à l’exception d’une table bancale et de deux chaises.

Diane sortit son dossier, réduit à l’essentiel. Térésa demanda, d’un ton de suspicion :

— Vous n’êtes pas venue avec votre mari ?

— Je ne suis pas mariée.

Le visage se tendit. La femme observait la boucle d’or dans la narine.

— Quel âge avez-vous ?

— Je vais avoir trente ans.

— Vous êtes stérile ?

— Je ne pense pas.

Térésa feuilleta le dossier. Elle grommela : " Je ne sais pas ce qu’ils foutent à Paris… " Puis elle dit plus fortement, en plantant son regard dans celui de Diane :

— Vous n’avez vraiment pas le profil, mademoiselle. Vous êtes jeune, belle, célibataire. Qu’est-ce que vous faites ici ?

Diane se redressa, électrique. Sa voix était enrouée — elle n’avait pas parlé depuis deux jours :

— Madame, pour arriver jusqu’à vous, ça m’a pris presque deux ans. J’ai dû remplir un tas de paperasses, subir des interrogatoires. On a fouillé mon passé, mes revenus, ma vie intime. J’ai dû subir des examens médicaux, des tests psychologiques. J’ai dû prendre de nouvelles assurances, venir déjà deux fois à Bangkok, dépenser des fortunes. Aujourd’hui, mon dossier est parfaitement en règle, parfaitement légal. Je viens de parcourir douze mille bornes et je reprends mon boulot après-demain. Alors, s’il vous plaît, est-ce qu’on peut aller à l’essentiel ?

Le silence s’étira, brûlant, dans la pièce de ciment brut. Soudain, un bref sourire brisa les rides de la vieille femme :

— Suivez-moi.

Elles traversèrent une salle surplombée de ventilateurs. Des voilages oscillaient le long des fenêtres et une odeur de phénol planait, comme portée par des ondes de fièvre. Parmi les allées de lits aux montants métalliques, des enfants de tous âges criaient, jouaient, couraient, pendant que des surveillantes tentaient de maîtriser la situation. L’énergie de l’enfance semblait lutter contre une atmosphère doucereuse de convalescence. Bientôt surgirent des détails effrayants. Des infirmités. Des atrophies. Des cicatrices. Le regard de Diane se heurta à un bébé sans pieds ni mains. Térésa Maxwell commenta :

— Il vient d’Inde du Sud, de l’autre côté des Andamans. Des fanatiques hindouistes l’ont mutilé, après avoir tué ses parents. Des musulmans.

Diane sentait sa nausée revenir. En même temps, une pensée absurde la traversa: comment cette femme pouvait-elle supporter un pull par cette chaleur ? Térésa reprit sa marche. Elles pénétrèrent dans une seconde salle. Des lits, toujours. Et aussi des ballons colorés qui traversaient l’espace. La femme désigna une grappe de jeunes filles, prostrées sur un seul lit :

— Des Karens. Leurs parents ont brûlé vifs, dans un camp de réfugiés, l’année dernière. Ils…

Diane lui serra le bras à se blanchir les jointures.

— Madame, souffla-t-elle, je veux le voir. Maintenant.

La directrice sourit, sans aucune gaieté :

— Mais il est là.

Diane tourna la tête et découvrit, dans un recoin de la salle, le combat de toute sa vie : un petit garçon isolé qui jouait avec des rubans de papier crépon. Elle le reconnut aussitôt — on lui avait envoyé des Polaroid. Ses épaules étaient si fluettes qu’on eût dit que le vent l’aidait à porter son tee-shirt. Son visage, beaucoup plus pâle que celui des autres, exprimait une concentration intense, tendue — presque trop nerveuse.

Térésa Maxwell croisa les bras.

— Il doit avoir environ six ou sept ans. Comment savoir ? On ignore tout de lui : son origine, son histoire. Sans doute le rescapé d’un camp. Ou le rejeton d’une prostituée. On l’a trouvé à Ra-Nong, parmi la horde ordinaire des mendiants. Il baragouine un charabia que personne ne comprend ici. On a fini par attraper deux syllabes, toujours les mêmes, " Lu " et " Sian ". On l’a surnommé " Lu-Sian ".

Diane tenta de sourire, mais ses lèvres restèrent pétrifiées. Elle avait oublié la chaleur, les ventilateurs, ses nausées. Elle écarta les ballons qui voletaient toujours, s’agenouilla près de l’enfant et demeura là, à l’admirer. Elle murmura :

— Lu-Sian, hein ? Alors on t’appellera Lucien.

2

DIANE Thiberge avait été une petite fille comme les autres.

Une enfant passionnée qui, à toute chose, s’appliquait, se concentrait, s’adonnait avec ferveur. Lorsqu’elle jouait, le front penché, c’était avec un tel air de gravité que les adultes hésitaient à la déranger. Lorsqu’elle regardait la télévision, c’était avec une telle concentration qu’on eût dit qu’elle cherchait à s’enfoncer les images au fond des yeux. Même son sommeil ressemblait à un acte de volonté, à un engagement de toute sa personne, comme si elle s’était juré de jaillir au matin, des replis de sa couette, plus vive et étincelante que jamais.

Diane grandissait avec confiance. Elle se laissait bercer par les histoires qu’on murmure aux enfants quand vient le soir. Elle regardait son avenir à travers les filtres, colorés et trompeurs, des dessins animés, des livres pastel, des théâtres de marionnettes. Son cœur était empli de plumes et ses pensées cristallisaient, à la manière d’une neige d’avril, autour de certitudes heureuses. Elle savait qu’il y aurait toujours un prince pour l’emporter, une marraine pour la revêtir de lumière lorsque sonnerait l’heure du bal. Tout était écrit, quelque part. Il suffisait d’attendre.

Alors Diane attendit.

Mais ce furent d’autres forces qui vinrent la ravir.

A douze ans, elle sentit monter en elle des désirs étranges. Elle éprouva l’impression que son corps se dilatait, s’emplissait de confusion. Elle n’éprouvait plus d’aspirations légères, mais des pulsions sombres, angoissantes, qui creusaient dans sa poitrine une douleur mystérieuse. Elle en parla à ses amies. Les filles ricanèrent, haussèrent les épaules, mais Diane comprit qu’elles éprouvaient exactement les mêmes sensations. Simplement, elles avaient choisi de se planquer derrière leurs tentatives incertaines de maquillage ou la fumée de leurs premières cigarettes. De telles stratégies ne convenaient pas à Diane. L’adolescente voulait regarder la réalité en face, quelle qu’elle fût.

D’ailleurs, une lucidité implacable s’emparait d’elle. Elle se sentait maintenant capable de démasquer, instantanément, les mensonges, les compromis des personnes qui l’entouraient. L’univers des adultes s’écroulait de son piédestal. Les hommes et les femmes qu’on lui avait toujours désignés comme des modèles lui apparaissaient comme des êtres de compromis, veules, hypocrites, insidieux.

A commencer par sa mère.

Un matin, Diane décréta que la femme avec qui elle vivait seule depuis sa naissance ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimée. Sybille Thiberge avait beau dire, beau faire, l’adolescente ne croyait plus en son manège de mère modèle. Au contraire : elle s’en méfiait de plus en plus. Trop blonde. Trop belle. Trop sensuelle. Diane se repassait les petits détails qui constituaient à ses yeux les indices de sa nature artificielle, totalement tournée sur elle-même et ses pouvoirs de séduction. Cette façon de minauder dès qu’un homme la flattait d’un peu trop près. Cette manière de rire extravagante dès qu’un mâle rôdait aux alentours. Tout était bidon, calculé, affecté chez sa mère. Elle n’était qu’un bloc de mensonge — et leur vie commune, une imposture.

Elle en eut la preuve quand survint l’accident, en juin 1983, alors que Diane rentrait, seule, du mariage d’Isabelle Ybert, sa marraine. Sybille avait préféré partir de son côté, au bras d’un nouvel amant. " L’accident ". Le terme ne convenait pas, mais c’était ainsi que Diane désignait mentalement ce qui lui était arrivé dans les ruelles de Nogent-sur-Marne. Même aujourd’hui, elle refusait de s’en souvenir. C’était juste un éclat de temps où brillaient des feuillages de saules, des lumières lointaines, et où on entendait, tout proche, le souffle d’une cagoule… Et lorsqu’elle finissait par douter de la réalité même de l’événement, il lui suffisait de palper les fines cicatrices qui gonflaient sa peau sous ses poils pubiens.

L’adolescente ignorait comment un tel cauchemar avait pu devenir réel. Mais elle était convaincue d’une vérité : tout était arrivé à cause de sa mère. A cause de son égoïsme, de son indifférence radicale à l’égard de tout ce qui n’était pas ses fesses musclées et l’âpre désir de ses amants, qui constituait autour d’elle comme un cercle maléfique. Ne l’avait-elle pas laissée rentrer seule pour cette unique raison ? Ne l’avait-elle pas simplement oubliée ? Cette agression, c’était sa pièce à conviction. Sa preuve définitive.

Diane allait avoir quatorze ans. Elle ne raconta rien à Sybille. Sa vengeance lui semblait plus parfaite, plus aboutie, si elle laissait sa mère dans l’ignorance du drame. Elle se soigna, seule, et scella son chagrin sur ce secret. En revanche, elle exigea, dès la rentrée suivante, d’entrer au pensionnat. Sybille discuta un peu, pour la forme, mais accéda à sa demande, trop heureuse, sans doute, de se débarrasser de cette grande bringue taciturne, qui commençait à lui faire de l’ombre sur le plan de la séduction.

Taciturne, c’est exact, Diane l’était. C’était parce qu’elle réfléchissait. Elle tirait les leçons de son expérience. Le monde, le vrai, n’était donc que violence, trahison, maléfice. L’existence se fondait sur cette force irrépressible, ce noyau dur de haine, qui ne demandait qu’à s’embraser à la moindre occasion, à l’intérieur de chaque être humain. Diane décida d’étudier cette puissance. D’appréhender la violence structurelle du monde, de l’observer, de l’analyser.

Elle prit deux résolutions.

La première : se consacrer, après son bac, à la biologie et à l’éthologie — la science du comportement animal. Elle avait déjà choisi son domaine de spécialisation : les prédateurs. Et, plus particulièrement, les techniques de chasse et de combat qui permettaient aux fauves, aux reptiles, aux insectes même, de régner sur leur territoire et de survivre grâce à la destruction. C’était une façon pour elle de se plonger dans l’essence même de la violence. Une violence naturelle, débarrassée de toute conscience, de toute motivation extérieure à la simple logique de la vie. C’était aussi, peut-être, une manière de légitimer son propre accident, d’en atténuer l’horreur, en l’insérant dans une logique plus vaste, plus universelle.

Voilà pour la tête.

Pour le corps, Diane choisit le wing-chun.

Littéralement : le " printemps éternel ". Le wing-chun était la plus rapide, la plus efficace des écoles de boxe shaolin. Une technique qui privilégiait le combat rapproché, et qui, disait-on, avait été initiée par une nonne bouddhiste. Dès la rentrée scolaire de 1983, Diane s’inscrivit dans une salle spécialisée, près de son internat, dans la région de Fontainebleau. En une année, elle manifesta des aptitudes hors du commun. A ce moment, elle mesurait déjà plus d’un mètre soixante-quinze et pesait à peine cinquante kilos. Malgré sa silhouette d’échassier, elle faisait preuve d’une souplesse d’acrobate et d’une force musculaire exceptionnelle.

Repérant le phénomène, ses enseignants proposèrent de lui prodiguer une formation plus approfondie, incluant une initiation au " wou-te " (la vertu, la discipline martiale). Diane refusa. Elle ne voulait pas entendre parler de philosophie ni d’énergie cosmique. Elle voulait simplement forger son corps comme une arme, afin de ne plus être, jamais, la jeune fille qu’on pouvait surprendre.

Les maîtres — sages et roides Asiatiques — furent déconcertés par ces réponses agressives. Mais ils tenaient là une championne, ils le savaient, et, philosophie ou pas, ces occasions étaient trop rares.

L’entraînement s’intensifia. Les compétitions se succédèrent. En 1986, l’élève Thiberge remporta le championnat de France, catégorie juniors. En 87, elle obtint la ceinture d’argent aux championnats d’Europe, puis, en 88, la ceinture d’or. Ses victoires étaient fulgurantes. Les arbitres en restaient pantois et le public légèrement déçu. Toujours proche, toujours inclinée, Diane, le regard rivé sur leurs mains, ne lâchait pas ses adversaires. Les filles en étaient encore à chercher une ouverture qu’elles se retrouvaient plaquées, épaules au sol.

Rien ne semblait pouvoir stopper l’ascension de la jeune athlète. Pourtant, en 1989, Diane renonça à la compétition. Elle était près d’avoir vingt ans et, par une sorte de miracle, son visage n’avait jamais été touché ni son corps atteint gravement. Tôt ou tard, cette chance finirait par tourner et, d’ailleurs, elle avait atteint son but.

Elle était devenue ce qu’elle avait résolu de devenir.

Une jeune fille dangereuse sous tous rapports, qu’il valait mieux ne plus approcher.

3

DIANE Thiberge écoutait alors Frankie Goes to Hollywood sur un walkman minuscule saturé de basses. Elle adorait ce groupe. Parce qu’il était à la croisée de plusieurs tendances, apparemment contradictoires et pourtant conjuguées ici en une magie unique.

D’abord, Frankie était un groupe de durs, de voyous, directement issus de Liverpool. C’était aussi un groupe post-disco, qui avait mûri un sens du rythme, du groove, à envoûter n’importe quel arpenteur de piste de danse. Enfin, Frankie était un groupe gay. Et c’était le plus cinglé : cette déferlante de hurlements, de pulsations barbares, de slogans véhéments émanait d’une bande de folles qui semblaient sorties droit de la cour de Louis XIII. Cette caractéristique donnait à ces musiciens une légèreté, une mobilité, une agilité hallucinantes. Ainsi, le cinquième membre du groupe ne jouait d’aucun instrument. Tout juste chantait-il… Il dansait simplement, il était " l’homme en mouvement ", à l’arrière de la scène, roulant des clavicules dans son blouson de cuir. Diane en frissonnait : oui, vraiment, Frankie était un groupe enchanté.

La folie des nuits de l’étudiante s’arrêtait à son walkman. Elle ne sortait pas, ne dansait pas, ne rencontrait personne. Elle se concentrait sur ses ouvrages d’éthologie, révisant chaque soir les œuvres de Lorenz ou de Von Uexküll et consommant des MacDo à la file, dans son studio du quartier de Cardinal-Lemoine.

Pourtant, ce soir-là, Diane avait décidé de se lancer.

Nathalie — la petite peste des TP de biologie qui savait attirer entre ses griffes tout ce que l’UER comptait de plus craquant — organisait une soirée et elle avait décidé de s’y rendre.

C’était le moment ou jamais d’agir.

Le moment de savoir.

Plus tard, Diane se remémorerait souvent cette nuit cruciale. L’arrivée dans l’immeuble de pierre de taille, boulevard Saint-Michel, le silence du vaste escalier tapissé de velours. Puis la pulsation profonde, comme hantée par les graves, qui descendait des étages supérieurs. Elle tentait de réprimer les battements de son cœur, qui frappait le rythme à contretemps, et serrait ses doigts sur la bouteille glacée de champagne, achetée exprès. Derrière la grande porte de bois verni, les battements étaient si violents qu’ils paraissaient pousser la paroi hors de ses gonds. " Ils vont jamais m’entendre ", se dit-elle en appuyant sur la sonnette.

Presque aussitôt, la porte s’ouvrit sur des torrents de musique. Elle reconnut instantanément la voix d’Holly Johnson, le chanteur de Frankie, qui hurlait: " RELAX! DON’T DO IT ! " C’était un bon présage : son groupe fétiche l’accompagnait dans l’épreuve. Une brune aux traits osseux, brillants d’un maquillage outré, se trémoussait sur le pas de porte. Nathalie la Gorgone, telle qu’en elle-même.

— Diane ? hurla-t-elle. Ça m’fait super-plaisir que tu sois venue…

Elle sourit au mensonge pendant que la fille la détaillait des pieds à la tête. Diane portait un gilet noir aux boutons de nacre et un caleçon long de molleton sombre — cette matière régnait alors en maître sur le corps des jeunes filles. Pour le reste, elle était drapée dans un immense manteau matelassé, noir aussi.

— T’es venue avec ton pyjama et ta couette ? ricana Nathalie.

Diane pinça de deux doigts la robe en taffetas noir de la fille.

— C’est bien déguisé, ce soir, non ?

Nathalie éclata de rire. Elle lui prit des mains la bouteille de champagne et hurla :

— Entre. Mets tes trucs dans la pièce du fond.

A l’intérieur, la fête battait son plein. Après avoir déposé son manteau, Diane se posta près du buffet, point d’ancrage de ceux qui ne connaissaient personne. Elle s’était juré de ne pas toucher un verre d’alcool afin de conserver, quoi qu’il arrive, toute sa lucidité. Pourtant, après une heure d’ennui, elle en était déjà à sa troisième coupe. Elle buvait à petites lampées, en lançant de brefs coups d’œil vers la piste de danse.

Le travail d’horloge avait commencé.

Si Diane ne possédait pas une grande expérience des soirées, elle n’en connaissait pas moins les cycles rituels. Minuit ouvrait les préliminaires. Les filles dansaient, virevoltaient, cabotinaient, accentuant leurs effets de chevelure et leurs déhanchements, tandis que les mecs, au contraire, restaient en retrait : regards en douce, sourires brefs, plaisanteries d’approche…

A deux heures du matin, s’ouvrait une période d’effervescence. La musique montait en régime. L’alcool balayait les inhibitions. Tous les espoirs étaient permis. Les garçons passaient aux actes, vociférant au-dessus de la mêlée, piquant sur leurs proies. Ce fut encore Frankie qui propulsa l’assistance jusqu’au délire. Two Tribes. Un chant de révolte contre la guerre, soutenu par une rythmique sauvage, dont Diane connaissait la moindre note, le moindre riff.

Cette fois, elle s’abandonna à la musique. Elle se lança parmi les autres, garant du mieux qu’elle pouvait ses pattes de sauterelle. Elle remarqua quelques regards dans sa direction. Diane y croyait à peine. Timide entre toutes, elle savait qu’elle intimidait plus encore. La plupart du temps, sa beauté, sa tignasse ondulée et sa taille démesurée tenaient les prétendants à bonne distance. Mais ce soir, aucun doute : quelques téméraires lui adressaient la parole.

Elle sentait maintenant son corps se résoudre en volutes légères, planer au-dessus du rythme, circuler entre les autres. C’est alors qu’un type saisit sa main pour danser un rock. Sur toutes les pistes du monde, il y a toujours un mec pour s’obstiner à enfiler des passes compliquées sur n’importe quelle pulsation. Diane recula aussitôt. Le partenaire insista. Elle leva les deux paumes, menaçante. Non. Elle ne dansait pas le rock. Non. On ne lui prenait pas la main. Personne ne lui prenait quoi que ce soit. Le jeune type éclata de rire et disparut dans la foule.

Elle resta un instant pétrifiée, regardant sa main comme si elle venait d’être brûlée par le contact. Elle chancela, recula, puis se laissa glisser le long du mur. A tâtons, elle trouva une coupe à demi vide posée à terre. Elle la but d’un trait et s’y cramponna, sans plus bouger. La tristesse la submergeait. Cette scène venait de lui rappeler la cruelle vérité : elle ne supportait pas le moindre attouchement de peau. Pas la moindre caresse, le moindre effleurement. Elle souffrait d’une phobie de la chair.

A trois heures du matin, la musique prit un tour plus ésotérique : O Superman, de Laurie Anderson. Une berceuse étrange, ponctuée de soupirs incantatoires. C’était l’heure de la dernière chance. Dans la pénombre, il ne restait plus que quelques fantômes esseulés, qui chaviraient au rythme de la mélopée. Des chasseurs entêtés. Et de pauvres filles qui refusaient de s’avouer vaincues.

Diane scrutait les visages défaits, les silhouettes vacillantes. Elle avait l’impression de contempler un champ de bataille, couvert de blessés et de moribonds. Elle partit chercher son manteau, puis longea discrètement le buffet jonché de bouteilles vides. Son esprit était déjà dehors. Elle imaginait l’air glacé qui la dégriserait et lui permettrait d’envisager pleinement son échec.

C’est à cet instant qu’elle sentit des mains lui enserrer la taille.

Elle pivota, appuyée au buffet, cambrée comme un arc.

Trois types l’entouraient, l’haleine chargée d’alcool.

— Hé, les mecs : la soirée a pas encore donné tout son jus…

L’un des agresseurs tendait de nouveau les mains. Diane esquiva le geste d’un déhanchement et se retourna vers la table. Elle lâcha son manteau, trouva une nouvelle coupe et fit mine de boire. Durant un moment elle pensa qu’ils étaient partis, mais un souffle alcoolisé effleura sa nuque. La coupe éclata entre ses doigts. Un tesson portait des marques de rouge à lèvres. Elle plaqua sa paume dessus et sentit le verre lui entailler la chair.

— Foutez-moi la paix, murmura-t-elle.

Dans son dos, les types gloussèrent

— Oh, oh, oh, on joue sa difficile ?

Des larmes brûlantes franchirent les frontières d’écaille de ses lunettes. Distinctement, elle pensa : " Ne le fais pas. " Mais un des soûlards produisait maintenant des bruits de succion tout près de son oreille, marmonnant des histoires de moules, de barbu, de chattes. " Ne le fais pas ", se répéta-t-elle. Pourtant elle venait d’ôter ses lunettes et nouait déjà sa tignasse en chignon. Le temps qu’elle achevât son geste, un des mecs avait glissé ses mains sous son gilet. Elle sentit la chaleur des doigts frôler ses seins alors que la voix susurrait dans un ricanement

— Me tente pas, cocotte, tu…

Le fracas de la mâchoire couvrit la musique d’Art Of Noise.

Le garçon fut catapulté contre la cheminée, s’entaillant le visage sur une arête de marbre. Diane avait décoché une attaque du coude — jang tow. Elle pensa encore une fois :

NON !, mais sa main partit en mâchoire de bœuf, droit dans les côtes du second adversaire, les broyant en un seul craquement. Il alla s’écraser dans le buffet qui ploya en mille cliquetis et drapures de nappe.

Diane ne bougeait plus. Le wing-chun est fondé sur l’économie absolue du geste et du souffle. Le dernier salaud avait disparu. Alors seulement elle prit conscience des visages effarés, des murmures gênés qui l’encerclaient. Elle remit ses lunettes. Elle était stupéfiée — non par la violence de la scène ni par le scandale. Mais par son calme, à elle.

Sur sa droite, la voix de Nathalie dérailla :

— T’es… t’es… t’es malade ou quoi ?

Diane se tourna lentement vers la brune et déclara :

— Je suis désolée.

Elle traversa la pièce, puis hurla encore, par-dessus son épaule :

— Je suis désolée !

Le boulevard Saint-Michel était exactement comme elle l’avait espéré.

Désert. Glacé. Lumineux.

Diane marchait à travers ses larmes, à la fois mortifiée et libérée. Elle avait obtenu la preuve qu’elle attendait. La preuve que son existence s’écoulerait toujours ainsi : hors du cercle, hors des autres. Et elle songea encore une fois à l’événement fondateur. Cette scène atroce qui avait brisé en elle la pulsion la plus naturelle et dressé autour de son corps une prison transparente, incompréhensible — et inviolable.

Elle revit les saules, les lumières.

Elle sentit les herbes dans sa bouche, le souffle de la cagoule.

Elle vit surgir aussi, en un réflexe de haine, le visage de sa mère. Un sourire de lassitude joua sur ses lèvres : ce soir, elle n’avait plus assez de force pour détester qui que ce soit. Elle parvint sur la place Edmond-Rostand dont la fontaine ruisselait de lumières, avec, sur la gauche, les frondaisons bienveillantes du jardin du Luxembourg. Sur une impulsion, elle s’élança et toucha de ses doigts les feuilles des arbres qui dépassaient des grilles noir et or.

Elle se sentait si légère qu’il lui sembla qu’elle ne retomberait jamais.

Tout cela se passait le samedi 18 novembre 1989. Diane Thiberge venait d’avoir vingt ans, mais elle le savait : elle enterrait à jamais sa vie de jeune fille.

4

VOUS n’avez besoin de rien ?

— Non, merci.

— Sûr ?

Diane leva les yeux. L’hôtesse de l’air, costume bleu et sourire pourpre, l’enveloppait d’un regard compatissant. Un regard qui acheva de la mettre en rogne. Elle s’échinait à découper les beignets du " menu junior " qu’on avait proposé au garçonnet peu après le décollage de Bangkok. Elle sentait les couverts en plastique se tordre sous ses doigts, la nourriture s’écraser sous ses gestes trop brusques. Il lui semblait que tout le monde l’observait, remarquait sa maladresse, sa nervosité.

L’hôtesse s’éclipsa. Diane proposa une nouvelle bouchée à l’enfant. Il refusait d’ouvrir la bouche. Elle piqua un fard, totalement désemparée. Une nouvelle fois, elle songea au spectacle qu’elle offrait avec son visage en feu, ses mèches en bataille et son petit garçon aux yeux noirs. Combien de fois les hôtesses avaient-elles contemplé cette même scène ? Des Occidentales déboussolées, tremblantes, rapportant leur destin dans leurs bagages ?

La silhouette bleue revint à la charge. " Des bonbons peut-être ? " Diane s’efforça de sourire. " Non, vraiment tout va bien. " Elle tenta encore une ou deux cuillerées, en vain. Les yeux de l’enfant étaient rivés à l’écran qui diffusait des dessins animés. Elle se convainquit qu’un repas raté, ce n’était pas une affaire d’Etat. Elle écarta le plateau, plaça les écouteurs sur les oreilles de Lucien puis hésita. Devait-elle les régler sur l’anglais ? Le français ? Ou simplement sur la musique ? Chaque détail la plongeait dans l’incertitude. Elle opta pour le menu musical et régla le volume avec précaution.

L’atmosphère s’apaisa dans l’avion. On emporta les plateaux-repas, les lumières baissèrent. Lucien somnolait déjà. Diane l’allongea sur les deux sièges libres, à sa droite, et s’installa à son tour, se glissant sous le plaid réglementaire. D’habitude, durant les vols longue distance, c’était l’heure qu’elle préférait : la cabine plongée dans l’obscurité, l’écran lumineux brillant au loin, les passagers immobiles, froissés comme des cocons sous leur couverture et leur casque d’écoute… Tout semblait alors flotter, planer entre sommeil et altitude, quelque part au-dessus des nuages.

Diane appuya sa tête sur le dossier et s’efforça de demeurer immobile. Peu à peu, ses muscles se détendirent, ses épaules s’affaissèrent. Elle sentit le calme affluer de nouveau dans ses veines. Les yeux fermés, elle laissa défiler, sur la toile noire de ses paupières, les différentes étapes qui l’avaient menée jusqu’ici — à ce tournant capital de son existence.

Ses succès sportifs et ses prouesses mondaines étaient loin. Diane avait obtenu son doctorat d’éthologie avec les honneurs, en 1992 : " Les stratégies de chasse et l’organisation des aires de prédation chez les grands carnivores du parc national masai Mara, au Kenya ". Elle avait travaillé aussitôt pour plusieurs fondations privées, qui consacraient des fonds importants à l’étude et à la protection de la nature. Diane avait voyagé en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est et en Inde, au Bengale notamment, dans le cadre d’un programme de sauvegarde du tigre des Sundarbands. Elle s’était également distinguée par une étude d’une année sur les mœurs des loups canadiens, qu’elle avait suivis et observés, seule, jusqu’aux confins des Territoires du Nord-Ouest, partie la plus septentrionale du pays.

Elle menait désormais une existence d’étude et de voyages à la fois nomade et solitaire, au plus près de la nature, et finalement assez conforme à ses espérances d’enfant. Envers et contre tout, malgré ses traumatismes, malgré ses tares secrètes, Diane s’était construit une sorte de bonheur bien à elle et s’était constituée en force d’indépendance.

Pourtant, en cette année 1997, elle voyait surgir une nouvelle échéance.

Elle aurait bientôt trente ans.

Cela ne signifiait rien en soi. Surtout pour une fille comme Diane : son physique de grande tige et sa vie en plein air la préservaient mieux que toute autre des corruptions du temps. Mais, du point de vue biologique, le chiffre 3 marquait un cap. En tant que spécialiste des sciences de la vie, elle savait que c’est à cet âge que la matrice féminine commençait, imperceptiblement, à dégénérer. En vérité, malgré les mœurs en cours dans les pays industrialisés, les organes génitaux de la femme étaient conçus pour fonctionner très tôt — à la manière de ces petites mamans africaines, à peine âgées de quinze ans, que Diane avait si souvent croisées. Ce passage à la trentaine lui rappelait, symboliquement, une de ses plus profondes vérités: jamais elle n’aurait d’enfant. Pour la simple et évidente raison qu’elle n’aurait jamais d’amant.

Elle n’était pas prête à ce nouveau renoncement. Elle se mit en quête de solutions. Elle acheta des livres spécialisés et plongea, la gorge serrée, dans la nuit rouge des techniques de procréation assistée. Il y avait d’abord l’insémination artificielle. Dans son cas, il faudrait envisager la formule IAD (insémination avec donneur). Les paillettes de sperme viendraient d’une banque spécialisée et seraient injectées soit au niveau de l’orifice interne du col, soit dans la cavité utérine, durant la période du cycle menstruel la plus favorable à la fécondation. Les médecins allaient donc pénétrer en elle avec leurs instruments pointus, crochetés, glacés. La substance d’un inconnu allait s’insinuer dans son ventre, se fondre au sein de ses mécanismes physiologiques. Elle imaginait ses organes — cavité utérine, trompes de Fallope, ovaires… — réagir, s’activer au contact de " l’autre ". Non. Jamais. A ses yeux, ç’aurait été une sorte de viol clinique.

Elle s’enquit de la seconde technique : la fécondation in vitro. Il s’agissait cette fois de prélever les ovules par ponction et de les féconder artificiellement en laboratoire. L’idée de cette opération à distance, dans les brumes glacées d’une salle stérile, la séduisait. Elle poursuivit sa lecture : on replaçait alors un ou plusieurs embryons dans l’utérus de la femme, par voie vaginale. Diane s’arrêta et comprit, une nouvelle fois, sa stupidité. Que s’était-elle imaginé : que sa grossesse se déroulerait en éprouvette, derrière une vitre étoilée de givre ? Qu’elle regarderait l’embryon se former peu à peu, en une mutation désincarnée ?

Ses phobies tenaces élevaient un mur, une paroi indestructible entre elle et tout projet d’enfantement. Son corps, son utérus resteraient toujours étrangers à ces enjeux, à ces développements merveilleux. Diane entra dans une période de dépression profonde. Elle passa un séjour en clinique de repos, puis partit se réfugier dans la villa que possédait Charles Helikian, le mari de sa mère, sur les coteaux du mont Ventoux, dans le Lubéron.

C’est là-bas, dans cette douce étuve de soleil et de grillons, qu’elle prit une nouvelle résolution. Quitte à s’exclure de toute tentative organique, autant choisir une autre voie : celle de l’adoption. En définitive, Diane préférait cette orientation, qui était un vrai engagement moral et non plus une tentative tordue d’imiter la nature. Dans sa situation, c’était la décision la plus cohérente et la plus sincère. Vis-à-vis d’elle-même. Vis-à-vis de l’enfant qui partagerait sa vie.

A l’automne 1997, elle effectua ses premières démarches. On chercha d’abord, par tous les moyens, à l’en dissuader. Sur le papier, l’adoption plénière était ouverte aux célibataires. Dans les faits, il était très difficile d’obtenir l’aval de la DDASS dans une telle situation, qui pouvait suggérer des mœurs homosexuelles. Diane refusa de se décourager et rédigea son dossier de demande d’agrément. Commencèrent alors de longs mois de rendez-vous, de requêtes, d’examens qui semblaient tourner en boucle et devoir ne jamais aboutir.

Près d’un an et demi après sa première requête, rien ne s’était éclairci. Son beau-père lui proposa d’intervenir en sa faveur. Il pouvait, disait-il, donner un coup de pouce à son dossier. Diane refusa tout net. Cette intervention aurait constitué une ingérence, même indirecte, de sa mère dans son propre destin. Puis elle se ravisa. Ses hantises et ses colères ne devaient pas interférer dans un projet aussi important. Elle ne sut jamais ce que fit Charles Helikian mais, un mois plus tard, elle décrochait l’assentiment de la DDASS.

Restait à trouver l’orphelinat qui lui proposerait l’enfant — Diane avait toujours imaginé qu’il s’agirait d’un petit garçon et qu’il viendrait d’un pays lointain. Elle consulta de multiples organisations, qui parrainaient des lieux d’accueil aux quatre coins du monde, et se sentit, encore une fois, perdue. De nouveau, Charles joua l’intercesseur. Mécène à ses heures, il allouait chaque année des fonds substantiels à la fondation Boria-Mundi, qui finançait plusieurs orphelinats en Asie du Sud-Est. Si Diane acceptait de s’orienter vers cette fondation, les dernières démarches pourraient aller très vite.

Trois mois plus tard, elle se rendait à l’orphelinat de Ra-Nong, après deux voyages successifs à Bangkok pour régler les procédures administratives. Charles avait supervisé le choix du pupille et tenu compte du fait que, contrairement à la plupart des mères adoptives, Diane souhaitait recueillir un enfant âgé de plus de cinq ans. En général, les femmes optaient pour un nouveau-né parce qu’elles supposaient que l’adaptation de ce dernier serait plus aisée. Cette tendance rebutait Diane — elle la révoltait même : l’idée que certains orphelins, privés de tout, avaient eu de surcroît la malchance de trop grandir ou d’être abandonnés trop tard l’amenait naturellement à s’intéresser à ces laissés-pour-compte…

Tout à coup, le petit garçon sursauta à ses côtés. Diane ouvrit les yeux et découvrit la cabine de l’avion ensoleillée. Elle comprit qu’ils étaient en train d’atterrir. Paniquée, elle serra contre elle son enfant et sentit le contact des trains d’atterrissage sur le tarmac. Ce n’étaient pas les pneus qui brûlaient la piste, c’étaient ses propres rêves, à elle, qui se frottaient maintenant à la réalité.

5

PARMI beaucoup d’autres résolutions, Diane avait décidé de respecter, dès le premier jour, ses horaires de travail. Elle voulait habituer au plus vite Lucien au rythme de leur vie quotidienne. Or, à ce moment, elle était plongée dans la rédaction d’un rapport sur le " rythme circadien des grands carnassiers, dans le parc national de Hwange, au Zimbabwe ". Elle devait achever en urgence le document afin de requérir de nouveaux fonds auprès du WWF International, qui avait déjà cofinancé la mission en Afrique australe. Voilà pourquoi elle se rendait chaque matin au laboratoire d’éthologie de la faculté d’Orsay, où on lui avait alloué un petit bureau près de la bibliothèque, afin qu’elle puisse vérifier chacune de ses références scientifiques.

Pour prendre soin de son enfant, Diane avait engagé une jeune Thaïlandaise, étudiante à la Sorbonne, qui parlait un français impeccable et semblait ciselée pour la douceur et la tendresse. La première semaine, elle respecta sa promesse. Elle partait à neuf heures du matin, revenait à dix-huit heures. Mais, dès le lundi suivant, elle commença à craquer. Chaque matin, elle décollait un peu plus tard. Chaque soir, elle rentrait un peu plus tôt. Elle ne cessait, malgré sa résolution, de prolonger sa présence à la maison — telle une saison d’amour, qui aurait accru ses heures de lumière.

C’était un bonheur absolu.

Ses angoisses de mère adoptive reculaient à mesure que les sourires du garçon se multipliaient, que sa vivacité enfantine prenait le dessus sur ses craintes premières. A coups de gestes expressifs, de rires, de grimaces, il parvenait à se faire comprendre et semblait se glisser sans difficulté dans sa peau nouvelle de citadin. Diane acquiesçait, lui répondait en français et tentait, du mieux qu’elle pouvait, de dissimuler sa propre stupeur.

Elle avait tant de fois imaginé ce petit être qu’elle avait fini par le forger selon ses propres rêves. Mais aujourd’hui l’enfant était là, et tout était différent. C’était un garçon réel, au visage réel, au tempérament réel. Elle voyait chacune de ses suppositions voler en éclats face à cette présence. Tout se passait comme si Lucien s’arrachait sans peine de la gangue imaginaire qu’elle avait sculptée et lui offrait en retour toute l’amplitude, toute la diversité de son être, inattendu, surprenant, et toujours infiniment juste — parce que infiniment vrai.

L’heure du bain était un enchantement. Diane ne se lassait pas d’observer ce torse si menu, ce dos si blanc, cette ossature d’oiseau tendue d’énergie et de délicatesse. Elle admirait cette peau de lait, confinant à la perfection, si différente des autres enfants qu’elle avait croisés à l’orphelinat, sous laquelle palpitaient des veinules bleues et des organes légers. Elle songeait à un poussin, dont la silhouette gorgée de vie aurait affleuré sous la mince coquille.

Un autre moment de pure contemplation était l’heure du coucher, lorsque Diane racontait une histoire dans la pénombre de sa chambre. Lucien ne tardait jamais à s’endormir et c’était son tour, à elle, de se laisser bercer par les sensations ténues qui couraient sous ses doigts. Cette chaleur subtile de la peau. Cette oscillation imperceptible de la respiration. Et ces cheveux si fins, si déliés qu’ils paraissaient requérir une attention particulière de la part des doigts — une aptitude secrète du toucher. D’où pouvaient provenir de tels cheveux ? De quelle forêt de gènes ? Ailleurs. C’était toujours ce mot qui lui venait aux lèvres dans l’obscurité. Ailleurs. Chaque trait, chaque détail de ce corps lui rappelait les origines lointaines de l’enfant et semblait pourtant le rapprocher d’elle, l’unir à sa solitude parisienne.

La personnalité de Lucien se dressait à la manière d’un édifice de verre, qui révélait au fil des jours ses architectures, ses détours, ses sommets. Elle s’était toujours imaginé que Lucien serait un être turbulent, agité, imprévisible. Il était au contraire d’une douceur, d’une grâce déconcertantes. Malgré ses manières de sauvage — il mangeait avec ses doigts, renâclait à se laver, courait se cacher au moindre visiteur -, il faisait toujours preuve, en profondeur, d’une sensibilité, d’une intuition qui ravissaient la jeune femme. Pourquoi le nier? Lucien ressemblait, trait pour trait, au garçon qu’elle aurait voulu elle-même enfanter.

Tous ses sujets d’émerveillement, Diane les trouvait réunis en une activité particulière, qu’elle sollicitait aussi souvent que possible : les séances de danse et de chant de Lucien. Son fils adoptif, par goût, par jeu, par don naturel, s’exprimait ainsi à la moindre occasion. Découvrant cette passion, elle lui avait acheté un lecteur-enregistreur de cassettes rouge vif, relié à un micro de plastique jaune citron. L’enfant s’enregistrait à chaque fois, frappant à l’occasion sur des tambours improvisés. Le clou de la performance était un ballet original. Soudain sa jambe se dressait en équerre, ses doigts tâtonnaient sur un voile imaginaire, puis toute la silhouette tournoyait pour mieux reprendre sur un autre registre. Blotti, voûté, arc-bouté, le petit corps s’ouvrait comme les ailes d’un scarabée, pour onduler aussitôt au fil du rythme.

C’est durant l’un de ces numéros échevelés que Diane osa se féliciter. Jamais elle n’aurait imaginé un plus complet bonheur. En trois semaines, elle était parvenue à une sérénité, un équilibre, qu’elle avait planifié en années. Pour la première fois de son existence, elle était en train de réussir un acte qui concernait sa vie personnelle.

A cet instant, elle découvrit les chiffres rouges de la date sur son réveil à quartz.

Lundi 20 septembre.

Tout allait peut-être pour le mieux, mais il devenait impossible de reculer la terrible échéance.

Le dîner chez sa mère.

6

LA porte blindée s’ouvrit sur sa silhouette gracile.

Les lumières du vestibule dessinaient autour de son chignon un halo mordoré, juste au-dessus de sa nuque. Face à elle, Diane demeurait sur le seuil, raide comme une chandelle. Elle tenait Lucien endormi dans ses bras. Sybille Thiberge chuchota :

— Il dort ? Entre. Montre-le-moi.

Diane esquissa un pas vers l’intérieur, mais s’arrêta aussitôt. Elle venait de percevoir des rumeurs de voix, dans le salon.

— Tu n’es pas seule avec Charles ?

Sa mère prit une expression confuse :

— Charles avait prévu un dîner important ce soir et…

Diane tourna les talons vers l’escalier. Sybille l’attrapa par le bras, avec ce mélange d’autorité et de douceur qu’elle affectionnait.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu es folle ?

— Tu avais dit: un dîner intime.

— Il y a des contraintes qu’on ne peut remettre. Ne fais pas l’idiote, entre.

Malgré la pénombre, Diane distinguait la silhouette de sa mère avec précision. Cinquante-cinq ans, et toujours ces traits de poupée slave, ces sourcils blonds, ces cheveux d’or voletant comme sur une affiche de propagande soviétique. Elle portait une robe chinoise — oiseaux moirés sur fond noir — qui cajolait sa taille fine et ronde. Une chatière s’ouvrait sur des seins irréprochables. Non retouchés. Diane le savait. Cinquante-cinq ans, et la créature ne cédait pas un pouce sur le territoire de la sensualité. Diane éprouva soudain le sentiment d’être plus maigre, plus déglinguée que jamais.

Les épaules lasses, elle se laissa guider mais murmura, en désignant Lucien

— Tu parles de lui à table : je t’assomme.

Sa mère acquiesça, ne relevant même pas la violence de langage de sa fille. Diane la suivit au fil d’un très long couloir. Elle croisa, sans y prendre garde, les vastes pièces qu’elle connaissait par cœur. Les meubles exotiques qui découpaient leurs ombres sur les kilims, déployés comme des versants de ciel. Les toiles contemporaines zébrant de leurs audaces colorées les murs parfaitement blancs. Et, au détour des encoignures et des tables basses, les petites lampes feutrées et discrètes qui ressemblaient à de pures sentinelles de luxe.

Sybille avait préparé un lit de bois peint dans une chambre claire, emplie de soie et de tulle. Diane redouta tout à coup que sa mère ne se toquât de son rôle de grand-mère. Pourtant elle opta pour une trêve. Elle la félicita pour la décoration et déposa avec précaution Lucien dans le lit. Un bref instant, les deux femmes s’unirent dans sa contemplation.

En repartant, Sybille attaqua aussitôt ses jacasseries ordinaires : mondanités et mises en garde en vue du dîner. Diane n’écoutait pas. Sur le seuil du salon, la petite femme se retourna et toisa les vêtements de sa fille. Son visage exprimait la consternation.

— Quoi? demanda Diane.

Elle portait un chandail très court, un pantalon de toile immense, posé en équilibre sur ses hanches, un blouson de plumes synthétiques noires.

— Quoi ? répéta-t-elle. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Je te disais simplement que je t’ai placée en face d’un ministre. En fonction.

Diane haussa les épaules

— La politique, je m’en fous.

Sybille consentit un sourire en ouvrant la porte du salon :

— Sois provocante, drôle, stupide. Sois ce que tu veux. Mais pas de scandale.

Les invités sirotaient des alcools aux reflets ocre roux dans des fauteuils de même teinte. Les hommes étaient gris, âgés, bruyants. En retrait, leurs épouses se livraient à une joute silencieuse, évaluant leurs différences d’âge comme autant de fossés remplis de crocodiles. Diane soupira : cela s’annonçait mortel.

Pourtant, elle retrouvait aussi les petites manies de sa mère, plutôt marrantes. Ainsi, la musique de Led Zeppelin ronronnait en sourdine quelque part — sa mère, depuis sa jeunesse débridée, n’écoutait que du hard rock et du free jazz. Elle apercevait aussi, sur la table mise, les étranges couverts en fibre de verre — Sybille était allergique au métal. Quant au menu, elle savait qu’il serait composé essentiellement d’un plat salé-sucré au miel, substance dont sa mère agrémentait tous ses plats.

— Mon bébé ! Viens me dire bonjour!

Elle s’avança, sourire aux lèvres, vers son beau-père qui lui tendait les mains. Petit, râblé, Charles Helikian ressemblait à un roi perse. Il avait le teint mat et portait la barbe en collier. Ses cheveux crépus auréolaient son crâne et ressemblaient à des nuages d’orage avec lesquels ses yeux sombres s’harmonisaient étrangement. " Mon bébé " : l’homme s’obstinait à l’appeler ainsi. Pourquoi " bébé ", alors que Diane était âgée de trente ans ? Et pourquoi le sien, puisque, lorsque Charles l’avait connue, elle était déjà une adolescente de quatorze ans ? Mystère. Elle renonça à déchiffrer ces coquetteries de langage et lui adressa un signe amical de la main, sans se pencher. L’homme n’insista pas : il savait que sa belle-fille ne goûtait pas les effusions.

On passa à table. Comme toujours, Charles menait la conversation avec éloquence. Diane avait tout de suite adoré ce énième compagnon de sa mère, rapidement devenu son beau-père officiel. Dans sa vie professionnelle, l’homme était une éminence. Il avait ouvert des cabinets de psychologie d’entreprise puis s’était orienté vers des missions de conseil, beaucoup plus discrètes, auprès de grands patrons et de personnalités politiques. Quels conseils ? Quelles missions ? Diane n’avait jamais rien compris à ce boulot. Elle ignorait si Charles se contentait de choisir la couleur des costumes de ses clients ou s’il dirigeait leur entreprise à leur place.

En vérité, elle se moquait de ce métier, de cette réussite. Elle admirait Charles pour ses qualités humaines: sa générosité, ses convictions humanistes. Ancien gauchiste, il se jouait de ses propres contradictions, liées à sa fortune et à sa position sociale. Tout en vivant dans cet appartement flamboyant, il continuait à tenir des discours altruistes, à défendre le pouvoir du peuple et l’égalité sociale. Il ne craignait pas de glorifier encore une " société sans classes "ou la " dictature du prolétariat ", qui avaient pourtant provoqué la plupart des génocides et des oppressions du XXe siècle. Quand Charles Helikian utilisait ces mots honnis, ils retrouvaient toute leur puissance. Sans doute parce que l’homme avait l’art et la manière — et qu’il conservait, au fond de son cœur, une foi, une sincérité, une aurore toujours intactes.

Diane éprouvait une nostalgie secrète pour ces idéaux qu’elle n’avait pas connus et qui avaient fait vibrer la génération de sa mère. Elle ressemblait à quelqu’un qui n’a jamais touché une cigarette mais apprécie le parfum raffiné du tabac. Malgré les massacres, les oppressions, les injustices, elle n’avait jamais réussi à se départir d’une étrange fascination pour l’utopie révolutionnaire. Et lorsque Charles comparait le socialisme rouge à l’Inquisition, lorsqu’il lui expliquait que les hommes s’étaient emparés de la plus belle des espérances et l’avaient transformée en un culte de l’effroi, elle l’écoutait en ouvrant les yeux, telle la petite fille si sérieuse qu’elle avait été jadis.

Ce soir, la conversation roulait sur les perspectives immenses, lumineuses, infinies du système de communication Internet. Charles n’était pas d’accord : il voyait, sous le clinquant de la technologie, un nouveau mode d’aliénation destiné à pousser chacun à consommer davantage, à perdre un peu plus le contact avec la réalité et les valeurs humaines.

Autour de la table, les convives acquiesçaient. Diane les observait : ces patrons et ces figures politiques, tout comme Charles, se moquaient sans doute d’Internet et de son éventuel pouvoir d’aliénation. Ils étaient là pour le plaisir — celui d’écouter des opinions inhabituelles déclamées avec ferveur, celui de se laisser enjôler par ce fumeur de cigares qui leur rappelait leur jeunesse et des colères qu’ils feignaient d’éprouver encore.

Tout à coup le ministre s’adressa directement à elle :

— Votre mère m’a dit que vous étiez éthologue.

L’homme avait un sourire de travers, un nez busqué, des yeux mouvants comme des algues japonaises. Elle souffla :

— C’est exact.

Le politique sourit aux autres convives, comme pour s’attirer leur indulgence.

— Je dois avouer que je ne sais pas ce que c’est, dit-il.

Diane baissa les paupières. Elle se sentait rougir. Son bras était tendu à l’oblique, contre l’angle de la table. Elle expliqua d’un ton neutre :

— L’éthologie est la science du comportement des animaux.

— Quels animaux étudiez-vous ?

— Les fauves. Les reptiles. Les rapaces. Les prédateurs, essentiellement.

— Ce n’est pas très… féminin, comme univers.

Elle releva les yeux. Tous les regards étaient posés sur elle.

— Cela dépend. Chez les lions, seule la femelle chasse. Le mâle reste auprès des petits pour les protéger contre les attaques des autres clans. La lionne est sans aucun doute la créature la plus meurtrière de la brousse.

— Tout cela est bien lugubre…

Diane but une lampée de champagne.

— Au contraire. Il s’agit d’un des versants de la vie.

Le ministre rit dans sa gorge :

— Le sempiternel cliché de la vie qui se nourrit de la mort…

— Un cliché comme les autres : qui n’attend qu’une occasion pour se confirmer.

Un silence succéda à ces paroles. Paniquée, Sybille partit d’un éclat de rire :

— Ça ne doit pas vous empêcher de goûter à mon dessert !

Diane lui lança un coup d’œil narquois et perçut un tic nerveux sur le visage de sa mère. On fit passer les assiettes, les petites cuillères. Mais le politique leva la main :

— Juste une question.

Instantanément, la tablée s’immobilisa. Diane comprit que l’homme n’avait jamais cessé, durant le dîner, d’être pour les autres un ministre. Il reprit, en la fixant intensément :

— La boucle d’or dans la narine, pourquoi ?

Diane ouvrit ses mains en signe d’évidence. Ses bagues d’argent frappé accrochaient les flammes des bougies.

— Pour me fondre dans la masse, je suppose.

L’épouse du ministre, à sa droite, se pencha entre deux chandelles pour dire :

— Nous ne devons pas appartenir à la même masse !

Diane vida sa coupe. Elle comprit seulement à ce moment qu’elle avait trop bu. Elle articula à l’intention de l’homme politique :

— De toutes les espèces de zèbres, seules quelques-unes sont encore très répandues. Vous savez lesquelles ?

— Non, bien sûr.

— Les zèbres dont le corps est entièrement revêtu de rayures. Les autres ont disparu : leur camouflage n’était pas suffisant pour provoquer un effet stroboscopique lorsqu’ils couraient dans les herbes.

Le ministre marqua son étonnement :

— Quel rapport avec votre boucle ? Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, pour que ça marche, un camouflage doit être complet.

Elle se mit debout, découvrant son nombril percé, lui aussi, d’une tige d’or latérale, à laquelle était suspendue une boucle scintillante. L’homme sourit en s’agitant sur son siège. Son épouse se recula dans l’ombre, le visage fermé. Un murmure gêné s’amplifia au-dessus de la table.


Diane se tenait maintenant dans le vestibule. Lucien dormait toujours dans ses bras, enroulé dans une couverture de laine polaire.

— Tu es folle. Tout simplement folle.

Sa mère parlait à voix basse. Diane ouvrit la porte.

— Qu’est-ce que j’ai dit?

— Ce sont des gens importants. Ils te tolèrent à leur table et…

— Tu te goures, maman. C’est moi qui les ai tolérés. Tu m’avais promis un dîner intime, non ?

Sybille déniait de la tête, consternée. Diane reprit :

— De toute façon, je me demande bien ce qu’on se serait dit…

La mère tripotait ses mèches blondes.

— Il faut qu’on parle. Qu’on déjeune.

— C’est ça. On déjeune. Salut.

Sur le palier, elle s’appuya contre le mur et demeura quelques secondes dans l’obscurité. Elle respirait enfin. Elle sentait le corps tiède de son enfant et ce seul contact la rassurait. Elle prit une nouvelle résolution. Elle devait absolument maintenir Lucien à distance de cet univers factice. Et, plus encore, de ses propres colères, plus absurdes encore que ces dîners mondains.

— Je peux le voir ?

Charles se tenait dans l’embrasure éclairée de la porte. Il s’approcha pour observer le visage assoupi.

— Il est très beau.

Elle sentait l’odeur de l’homme — mélange de parfum raffiné et d’effluves de cigare. Le malaise commençait à se glisser en elle.

Charles passa sa main dans les cheveux de Lucien.

— Il finira par te ressembler.

Elle s’engagea dans l’escalier en marmonnant

— Bon. Je descends à pied. Les ascenseurs, je supporte pas.

— Attends.

Charles la retint brusquement par le bras et attira son visage vers sa bouche. Elle eut un recul mais trop tard : les lèvres de l’homme avaient frôlé les siennes. En un éclair, une répulsion incoercible la saisit.

Elle descendit quelques marches à reculons, les yeux exorbités. Sur le palier, Charles demeurait immobile. Sa voix n’était plus qu’un souffle :

— Je te souhaite bonne chance, mon bébé.

Diane s’enfuit dans l’escalier, plus légère qu’une araignée.

7

LES lumières du tunnel défilaient à la vitesse d’une cataracte.

Diane songeait à des films de science-fiction. Des poursuites dans des souterrains luminescents. Des armes qui lancent des faisceaux aveuglants. Sur la dernière voie de gauche du boulevard périphérique, elle roulait pied au plancher. Les vapeurs d’alcool brouillaient encore ses pensées.

Son seul lien avec la réalité lui semblait ce volant entre ses mains. Elle conduisait une Toyota Landcruiser. Un 4x4 tout-terrain, énorme, qu’elle avait récupéré au terme d’une mission africaine. Un vieux moulin, surmonté de carénages grillagés, qui ne parvenait pas à dépasser les cent vingt kilomètres à l’heure mais auquel Diane était attachée.

Elle jaillit du tunnel et retrouva la pluie battante dans un bruissement métallique. Par réflexe, elle jeta un regard à Lucien dans le rétroviseur — elle avait réglé le miroir dans son axe. L’enfant dormait sans bouger, au creux de son siège surélevé.

Elle se concentra sur la route. Comme d’habitude, elle avait emprunté le périphérique à la porte d’Auteuil et se dirigeait maintenant vers la porte Maillot. Cet itinéraire constituait un détour mais Diane évitait toujours les méandres du seizième arrondissement. Mille fois, son beau-père avait tenté de lui expliquer le chemin exact. Mille fois, elle avait renoncé à comprendre ces circonvolutions. Charles abandonnait alors en éclatant d’un rire tonitruant.

Charles.

Qu’était-ce que cette histoire de baiser ? Elle chassa ce souvenir comme elle aurait craché et se pencha pour mieux voir le boulevard lacéré de pluie. Pourquoi lui avait-il fait cela ? Etait-ce encore une de ses attitudes excentriques ? Une de ses poses empruntées ? Non: ce baiser n’appartenait pas à ses coquetteries habituelles. Ce geste possédait une autre signification. D’ailleurs, c’était la première fois qu’il l’enlaçait ainsi.

Les vagues de l’averse cinglaient violemment le pare-brise. La visibilité était quasi nulle. Diane tenta d’augmenter le régime des essuie-glaces. En vain. Elle lança un coup d’œil dans son rétroviseur. Lucien dormait toujours. Les lueurs orangées des lampes à sodium striaient son visage. Cette image la rassura. Ce petit garçon scellait son destin. Il lui conférait une force insoupçonnée. Rien d’autre ne comptait plus désormais dans sa vie.

Quand son regard revint se fixer sur la route, la terreur l’envahit.

Un poids lourd franchissait les vrilles immenses de l’averse, chavirant à travers les quatre voies, comme livré à lui-même.

Diane freina. Le camion frappa les rails de sécurité centraux, arrachant les lames de métal dans un raclement aigu. La cabine rebondit avec violence alors que sa remorque se déployait sur les autres voies. La tête de l’engin se tourna aux trois quarts pour accrocher les glissières, cette fois avec son flanc droit. Des crissements métalliques s’élevèrent sous la pluie, mêlés à des gerbes d’étincelles, alors que les phares du monstre balayaient la tourmente.

Elle voulut hurler, mais le cri se bloqua dans sa gorge. Elle freina encore, mais le ralentissement se transforma brutalement en une accélération sans retenue. Diane était tétanisée. Sa voiture glissait à pleine vitesse, roues bloquées, ayant perdu toute adhérence à la chaussée. Le poids lourd dérapait en un gigantesque tête-à-queue.

Sa Toyota n’était plus qu’à quelques mètres du monstre. Elle freina encore. Tentant de briser, à coups de brèves secousses, le phénomène d’aquaplaning. Rien à faire : sa vitesse augmentait toujours. Pourtant ce fragment d’instant semblait n’avoir plus de fin.

Elle se vit tout à coup frapper la paroi de ferraille. Elle se vit, pour ainsi dire, franchir le choc. Traverser le métal et s’encastrer dans les structures du camion. Elle se vit morte, écrasée, fragmentée dans une boue de sang, de chair et de fer.

Un hurlement jaillit enfin de sa gorge. Elle donna un coup de volant brutal sur sa gauche.

La voiture se planta dans les rails fracassés. Le choc lui coupa le souffle. Sa tête s’écorcha contre le rétroviseur. Tout se voila de noir, alors qu’au même instant, à l’intérieur d’elle-même, une lueur explosait. Un temps encore. Un point d’orgue, sans contour ni succession. Diane toussa, hoqueta, cracha des glaires sanglantes. Confusément elle comprit — son corps le comprit : elle était toujours vivante.

Elle ouvrit les paupières. La forme transparente qui s’avançait vers elle n’était autre que son pare-brise compressé par la distorsion de l’habitacle. Elle tenta de bouger la tête et déclencha un ruissellement de verre. Sa nuque était coincée par le hayon du coffre qui, arraché, avait atterri sur ses épaules, à la façon d’un carcan. A travers la douleur, Diane sentait monter une nouvelle angoisse. Quelque chose ne cadrait pas : son pare-brise n’avait pas éclaté. D’où venaient les débris de verre ?

Sa première pensée consciente fut pour Lucien. Elle se retourna et demeura interdite : le siège surélevé était vide.

A sa place, des milliers de particules translucides et des traces de sang maculaient la banquette. L’averse s’engouffrait par la vitre brisée et trempait le tissu du fauteuil imprimé de petits ours. De ses mains écorchées, à tâtons, Diane trouva ses lunettes. Elles étaient étoilées de chocs mais elles lui confirmèrent l’horreur : l’enfant n’était plus dans la voiture. La collision l’avait catapulté à travers la vitre passager.

Diane parvint à détacher sa ceinture. Elle joua de l’épaule contre sa portière et s’extirpa dehors. Elle s’étala aussitôt dans une flaque, déchirant son blouson contre l’arête de la glissière. Malgré la confusion, elle capta la sensation du gazon humide, les odeurs de graisse brûlée. Elle se releva et marcha en boitant vers la chaussée. Des phares lacéraient la nuit. Les klaxons s’élevaient en une clameur vociférante. Elle ne voyait rien de précis. Excepté les flaques d’essence, sur la route, qui s’irisaient sous les luminaires comme des fragments d’arc-en-ciel.

Elle tituba encore, accrochant çà et là des détails d’apocalypse. Le poids lourd, déployé en V inversé sur toute la largeur du boulevard. Le logo criard de sa compagnie, le long de la bâche claquant dans l’averse. Le chauffeur, dégringolant de sa cabine, la tête dans les mains, les bras ruisselants de sang. Mais elle ne voyait pas Lucien. Pas la moindre trace du corps.

Elle s’approcha encore du semi-remorque. Soudain elle s’arrêta. Elle venait de repérer l’une des chaussures de l’enfant — une tennis rouge — puis, quelques mètres plus loin, l’ombre fatidique. Il était là. A la charnière du convoi, encastré sous le système d’arrimage de la remorque, englouti sous les câbles arrachés et les jets de vapeur. Elle discernait maintenant chaque détail. Le petit crâne reposant dans une flaque sombre, le corps enfoncé jusqu’à mi-torse sous la ferraille, le blouson de laine polaire, imprégné d’essence et de pluie… Diane noua ses dernières forces et avança.

— N’y allez pas…

Une main la retenait.

— N’y allez pas. Vous devez pas voir ça.

Diane regardait l’homme, sans comprendre. Une autre voix retentit sur sa gauche

— Vous pouvez plus rien, madame…

Chaque timbre se diluait dans les froissements de l’averse. Elle ne saisissait pas la signification des mots. Une voix encore :

— J’ai tout vu… Bon sang… C’est incroyable que vous ayez rien… C’est votre ceinture qu’a dû vous sauver…

Cette fois, Diane saisit le sens implicite de ces paroles. Elle se libéra des mains qui la retenaient et revint jusqu’à sa voiture. Elle contourna le véhicule, s’appuyant sur la carrosserie brûlante, puis atteignit la portière arrière droite de la Toyota. Tirant de toutes ses forces, elle parvint à l’ouvrir. Elle observa avec attention le siège élévateur, saupoudré de verre pilé.

La sangle de polycarbone reposait, intacte, à côté du siège.

Diane n’avait pas bouclé la ceinture de Lucien.

Par inadvertance, elle avait tué son enfant.

Dans son ventre il y eut un craquement d’orage. Des éclairs. Un gouffre d’électricité.

Le sol se souleva : c’était elle qui tombait à genoux.

Elle n’avait plus de pensées, plus de conscience, plus rien. Elle ne sentait plus que le martèlement de ses bagues se mêlant au sang et à la pluie à mesure qu’elle se frappait le visage de ses deux poings serrés.

8

LA chambre de réanimation était constituée de trois murs vitrés ouvrant sur le couloir, lui-même strié par les parois translucides des autres chambres. Diane était assise dans l’obscurité. Vêtue d’une blouse, portant bonnet et masque en papier, elle se tenait parfaitement immobile face au lit chromé. Comme maîtrisée par lui. Maîtrisée par ce cintre de métal quadrillé de câbles et d’appareillages, au fond duquel reposait Lucien.

Une sonde d’intubation, reliée à un respirateur artificiel, s’enfonçait dans la bouche de l’enfant. Le long de sa main droite, le tuyau d’une perfusion conduisait à des seringues électriques qui permettaient, lui avait-on expliqué, d’injecter un traitement dosé au millilitre et à la minute près, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans son bras gauche un cathéter captait sa tension, alors qu’une pince, brillant dans l’obscurité comme un rubis, enserrait l’un de ses doigts et évaluait sa réponse à la " saturation d’oxygène ".

Diane savait qu’il y avait aussi des électrodes, quelque part sous les draps, qui surveillaient le battement de son cœur. Elle ne voyait pas non plus — et c’était tant mieux — les deux drains enfoncés sous le gros pansement du crâne. Ses yeux se posèrent, comme par réflexe, sur l’écran suspendu à la gauche du lit. Des ondes et des chiffres s’y détachaient, vert luminescent, ne cessant de rendre compte de l’activité physiologique de l’enfant dans le coma.

En les contemplant, Diane songeait toujours à une chapelle. Un lieu de recueillement et de ferveur, où brilleraient faiblement des enluminures d’icônes, des ciboires, des cierges… Ces courbes scintillantes, ces chiffres à quartz, c’étaient ses cierges à elle. Des flammèches votives dans lesquelles elle avait placé ses espoirs, ses prières.

Elle vivait presque en permanence dans cette chambre du service de neurochirurgie pédiatrique de l’hôpital Necker. Depuis l’accident, elle n’avait pratiquement pas dormi ni mangé quoi que ce soit. Pas plus qu’elle n’avait absorbé le moindre calmant. Elle se contentait de ressasser, encore et toujours, le moindre de ses souvenirs — chaque minute, chaque détail qui avait succédé à la collision.

L’arrivée du premier véhicule de secours interrompit sa crise de désespoir.

A cet instant seulement, elle arrêta de se frapper et scruta le camion qui franchissait, sirènes hurlantes, le chaos des voitures stoppées. Rouge. Chromé. Flanqué d’instruments de ferraille. Les pompiers sortirent en tenue de feu, alors qu’un autre véhicule apparaissait déjà, le long de la voie d’urgence, marquée du logo de la police urbaine. Les agents se concentrèrent sur la circulation. Vêtus de cirés orange fluorescent, ils balisèrent la chaussée et canalisèrent le flot des voitures sur l’extrême file de droite — la seule que la remorque du camion ne bloquait pas.

Diane s’était remise debout, près de la Toyota. Les pompiers l’écartèrent sans ménagement et arrosèrent aussitôt sa voiture de mousse carbonique. Hagarde, elle se sentait entourée d’automobilistes de plus en plus nombreux, de murmures, de bruissements de pluie. Mais elle n’entendait rien d’autre que ses propres mots, qui martelaient sa conscience : "J’ai tué mon enfant. J’ai tué mon enfant… "

Elle pivota vers le camion et remarqua, parmi les silhouettes encapuchonnées qui traversaient les lueurs du tunnel, un homme en cuir qui s’échappait de la zone précise où son enfant était encastré. D’instinct, elle marcha dans sa direction. Le pompier plongea dans l’habitacle de son véhicule pour saisir un émetteur radio. Lorsque Diane parvint à quelques mètres de lui, ce fut pour l’entendre crier, VHF en main :

— L’AVP de l’intérieur, ici, porte de Passy… Qu’est-ce qu’elle fout, l’unité médicale ?

Elle franchit les fines aiguilles de pluie. L’homme hurlait :

— Y a une victime. Un gosse. Ouais… Il respire mais…

Le pompier n’acheva pas sa phrase. Il balança sa radio et courut vers le fourgon qui venait de surgir sous les colonnes d’eau. Diane discerna les lettres qui brillaient sur la carrosserie: SAMU de Paris, SMUR, Necker 01. Tous les circuits de son être s’inversèrent. Une seconde auparavant elle flottait, pétrifiée, vidée, comme morte. Elle suivait maintenant chaque détail, le cœur bondissant, voyant les hommes du SAMU, armés de gros sacs à dos, accourir. Un espoir. Il y avait un espoir.

Leur emboîtant le pas, elle parvint à contourner la ligne des flics. Elle se blottit au plus près de la cabine du poids lourd. Une large nappe d’huile et d’essence s’était répandue sur l’asphalte, refusant de se mélanger aux eaux de pluie. Les vapeurs orangées des luminaires lézardaient sa surface. Les hommes étaient tous penchés au-dessus de la même zone. Diane ne voyait plus son enfant.

Elle s’approcha et se força à mieux regarder. Son corps tremblait, mais une vigueur en elle contrôlait son être, l’obligeait à observer encore. Enfin elle aperçut la frêle silhouette. Ses jambes cédèrent lorsqu’elle repéra le crâne blessé, baignant dans une flaque noire. Parmi les cheveux arrachés, elle distingua un croissant de chairs rouges, nues, à vif. Elle tomba sur un genou et surprit, une fois au sol, un homme recroquevillé sous le châssis du camion, près de Lucien. Il vociférait dans une VHF :

— Okay. J’ai une contusion cérébrale. Sans doute bilatérale. Ouais. Il me faut de toute urgence un pédiatre. De toute urgence. Vous notez, là ?

Diane serrait les lèvres. Les mots s’imprimaient dans sa chair. Le médecin ressortit de l’antre d’acier. Une blouse blanche dépassait de sa parka.

— Coma, ouais… Score de Glasgow…

A une vitesse de foudre, il ouvrit les yeux de l’enfant, tâta son cou, palpa ses poignets :

— … à quatre.

Il entrouvrit une nouvelle fois les yeux de l’enfant.

— Je confirme : score de Glasgow à quatre. Il est parti, le pédiatre ?

Il ajouta, scrutant rapidement le bras droit de Lucien :

— J’ai aussi une fracture ouverte au coude droit. (Il manipula les cheveux ensanglantés.) Une plaie au scalp. Sans gravité. Suite du bilan dans dix minutes.

A ses côtés, un infirmier arrachait les velcros d’un sac à dos, tandis qu’un autre glissait des couvertures repliées entre l’enfant et les tôles tordues. Des pompiers tendaient des bâches plastique pour les protéger de la pluie. Personne ne semblait remarquer Diane.

Le médecin massait maintenant les mâchoires de Lucien tout en dénudant, avec une extrême précaution, son cou. L’un des infirmiers glissa une minerve sous sa nuque. Le docteur la verrouilla en un seul geste.

— Okay. On intube.

Dans sa main, un tuyau translucide se matérialisa, qu’il glissa aussitôt dans la bouche entrouverte. Le deuxième infirmier plantait déjà un cathéter dans la main gauche de Lucien. Ces hommes semblaient gouvernés par les réflexes conditionnés de l’urgence et de l’expérience.

— Qu’est-ce que vous foutez là, vous ?

Diane leva les yeux. Le toubib ne lui laissa pas le temps de répondre, comme s’il avait deviné, à travers la pluie, la réponse dans son regard — lu sa détresse dans les copeaux d’or de ses iris.

— Quel âge a-t-il ? demanda-t-il.

Elle balbutia une phrase inintelligible, puis reprit plus fort, couvrant le martèlement de la pluie sur la bâche :

— Six ou sept ans.

— Six ou sept ans ? hurla le médecin. Vous vous foutez de ma gueule ?

— C’est un enfant adopté. Je… je viens de l’adopter. Il y a quelques semaines.

L’homme ouvrit encore la bouche, hésita, puis s’abstint de répondre. Il dégrafa le blouson de Lucien, releva son pull. Diane reçut un choc au ventre. Le torse était noir. Elle mit quelques secondes à comprendre que ce n’était pas du sang : seulement de l’huile. A l’aide d’une compresse, le praticien nettoya le thorax. Sans relever le regard, il demanda :

— Il a des antécédents ?

— Quoi ?

Il plaçait des pastille adhésives sur la poitrine nue. Il grogna :

— Des maladies ? Des problèmes de santé ?

— Non.

Il pinça les pastilles avec des électrodes.

— Vous l’avez vacciné contre le tétanos ?

— Oui. Il y a deux semaines.

Il tendit les fils au second infirmier, qui les brancha aussitôt à l’arrière d’une boîte revêtue de toile noire. Le médecin enserrait déjà le biceps du petit garçon dans le brassard d’un tensiomètre. Un bip résonna. L’homme donna de nouveaux câbles à l’infirmier, qui les connecta à un autre bloc.

Un pompier surgit sous la bâche. Il portait d’énormes gants de toile et une parka caparaçonnée. Derrière lui, un camion approchait lentement, en marche arrière. Sur son flanc était inscrit : DÉSINCARCÉRATION. D’autres silhouettes avançaient, tenant des outils barbares reliés à des câbles pneumatiques, poussant des vérins hydrauliques sur des chariots, alors que d’autres, en équipements de feu, se postaient en arc de cercle, lances et extincteurs à la main. Une attaque en règle se préparait.

— On y va?

Le médecin, les traits striés de sueur, ne répondit pas. De nouveaux déchirements de velcro retentirent. Un écran apparut entre les mains d’un infirmier. Des lumières vertes jaillirent : des sillons, des chiffres. Pour Diane, ce fut comme si l’impossible survenait. Le langage de la vie oscillait sur ce moniteur.

La vie de Lucien.

Le pompier hurla :

— On y va, oui ou merde ?

Le docteur dressa le regard vers le pompier matelassé :

— Non, on n’y va pas. On attend le pédiatre.

— Impossible. (Il désigna le sol luisant d’essence.) Dans une minute on va tous…

— Je suis là.

Un nouveau personnage venait de se glisser sous la bâche. Hirsute, livide, plus mal fagoté encore que le premier médecin. Les deux toubibs échangèrent un discours abscons d’abréviations et d’initiales. Le pédiatre se pencha sur Lucien et entrouvrit ses paupières

— Merde.

— Quoi ?

— La mydriase. La pupille est dilatée.

Un bref silence s’imposa entre les hommes. Le pompier tourna les talons. Les engins mécaniques approchaient inexorablement.

— Okay, prononça enfin le nouveau docteur. Sédation générale. Un Pento Celo. Où est la VHF ?

Tandis que le premier médecin et les infirmiers s’affairaient, il s’empara de l’émetteur et prit le relais des vociférations radio :

— Nouveau bilan sur l’AVP. Préparez le bloc à la neuro. Nous avons une forte suspicion d’hématome extradural. Je répète : un HED dans l’un des deux hémisphères! (Un temps.) Nous avons une lésion neurochirurgicale et une contusion cérébrale… (Un temps encore.) Mais j’en sais rien, moi ! La mydriase est déjà là, c’est tout. Merde : c’est un môme. Il n’a pas sept ans. Daguerre. Il nous faut Daguerre au bloc ! Personne d’autre !

Le pompier réapparut. L’urgentiste lui décocha un bref signe d’assentiment. En quelques secondes, une nouvelle organisation se mit en place. Les infirmiers entourèrent l’enfant de couvertures de feutre, de coussins de toile. Plus loin, les lames des vérins glissaient sous le châssis du camion.

— Il faut sortir de là, souffla le premier médecin à Diane.

Elle regarda l’homme, l’esprit vide, puis acquiesça, abasourdie. La dernière vision qu’elle eut de Lucien fut celle d’une silhouette encadrée de planches et de couvertures, portant des lunettes de tissu rembourré sur les yeux.


Un sifflement perçant retentit dans la chambre. Diane sursauta. Presque aussitôt, une infirmière apparut. Sans un regard pour la jeune femme, elle suspendit une nouvelle poche de chlorure de sodium au portique métallique et la fixa à la perfusion.

— Quelle heure est-il ?

L’infirmière se retourna. Diane répéta :

— Quelle heure est-il ?

— Vingt et une heures. Je vous croyais partie, madame Thiberge.

Elle répondit d’un vague signe de la tête, puis ferma les yeux. Aussitôt ses paupières lui brûlèrent, comme si le moindre repos lui était interdit. Lorsqu’elle les rouvrit, la femme avait disparu.

Une nouvelle fois, ses souvenirs l’arrachèrent au présent.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas aller dans mon bureau ?

Diane regardait le docteur Eric Daguerre, debout près de la paroi du négastoscope. Sur le panneau de lumière se déployaient les radiographies et les scanners du crâne de Lucien. Les images se reflétaient sur le visage du chirurgien.

Elle fit non de la tête et prononça d’une voix blanche :

— Comment ça s’est passé ?

L’intervention avait duré plus de trois heures. Le médecin carra ses mains dans les poches de sa blouse.

— On a fait ce qu’on a pu.

— S’il vous plaît, docteur. Donnez-moi une réponse précise.

Daguerre ne la quittait pas des yeux. Tout le monde l’avait prévenue : il était le meilleur neurochirurgien de l’hôpital Necker. Un virtuose qui avait déjà ramené des dizaines d’enfants des rives sans retour du coma. Il attaqua :

— Votre enfant souffrait d’un hématome extradural. Une poche de sang située dans l’hémisphère droit. (Il désignait la zone sur l’une des radiographies.) Nous avons ouvert la tempe afin d’accéder à l’hématome. Nous avons aspiré le sang caillé et coagulé toute cette région. C’est ce qu’on appelle l’hémostase. Nous avons refermé, en laissant un drain aspiratif par lequel vont s’évacuer les résidus de sang. De ce point de vue, tout s’est parfaitement passé.

— De ce point de vue ?

Daguerre s’approcha de la vitre éclairée. Il était impossible de lui donner un âge précis — entre trente et cinquante ans. Ses traits acérés étaient d’une extrême pâleur mais ce teint n’évoquait pas la maladie. Au contraire : c’était une sorte de lumière. Une clarté décisive, qui jaillissait de tout le visage. Il tapota de l’index des coupes du cerveau.

— Lucien souffre d’un autre traumatisme. Une contusion bilatérale, contre laquelle nous ne pouvons pas grand-chose.

— Des zones de son cerveau ont été endommagées ?

Le chirurgien esquissa un geste vague.

— Impossible à dire. Pour l’instant, notre problème est d’un autre ordre. Le cerveau, comme n’importe quelle autre partie du corps, a tendance à gonfler sous l’effet d’un choc. Or la boîte crânienne est close : elle ne permet pas la moindre dilatation. Si l’organe se comprime trop fortement contre les parois osseuses, il ne pourra plus jouer son rôle vital. Ce sera la mort cérébrale.

Diane s’appuya contre le bureau. Les reflets bleutés des clichés vacillaient sur les traits du médecin. La chaleur de cette salle, accentuée par le rayonnement des néons, était insupportable.

— Vous… vous ne pouvez rien faire ?

— Nous avons implanté sous le crâne un second drain, qui nous permet de sonder en permanence la pression du cerveau. Si celle-ci augmente encore, nous ouvrirons le conduit et évacuerons quelques millilitres de liquide céphalorachidien. C’est la seule façon de soulager l’organe.

— Mais le cerveau ne va pas se dilater indéfiniment ?

— Non. Ces crises vont s’atténuer, puis disparaître. A nous de les gérer, jusqu’au moment où les choses reprendront leur cours normal.

— Docteur, soyez franc : Lucien… enfin… il peut s’en sortir ? Reprendre conscience ?

Nouveau geste vague.

— Si la pression intracrânienne diminue rapidement, ce sera gagné. Mais si les dilatations se répètent trop souvent, nous ne pourrons plus rien faire. La mort cérébrale sera inévitable.

Il y eut un silence. Daguerre conclut :

— Il faut attendre.


Depuis neuf jours, Diane attendait.

Depuis neuf jours, chaque soir, elle finissait par rentrer chez elle, quittant une solitude pour une autre, dans son appartement de la rue Valette, près de la place du Panthéon, dont le désordre ne lui renvoyait plus que l’image de son propre abandon.

Elle traversa la cour principale de l’hôpital. Le campus formait une véritable ville, avec ses bâtiments, ses boutiques, sa chapelle. Le jour, il régnait dans ces lieux une agitation trompeuse, qui faisait presque oublier la raison d’être des bâtiments — les soins, la maladie, la lutte contre la mort. Mais la nuit, lorsque l’espace s’abandonnait au silence et à la solitude, les édifices retrouvaient leur morgue funèbre et semblaient cernés au plus près par l’inquiétude, les maladies, l’anéantissement. Elle emprunta la dernière allée qui menait au grand portail.

— Diane.

Elle s’arrêta et plissa les yeux.

Sur les globes de lumière de la pelouse, l’ombre de sa mère se détachait.

9

COMMENT va-t-il ? demanda Sybille Thiberge. Je peux monter le voir?

— Tu fais ce que tu veux.

La petite silhouette, toujours auréolée de son chignon trop pâle, reprit doucement :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Je suis en retard ? Tu m’attendais plus tôt ?

Diane fixait un point vague, très loin, au-delà de Sybille. Elle finit par dire, en toisant son interlocutrice de toute sa hauteur — elle la dépassait de vingt bons centimètres :

— Je sais ce que tu penses.

— Qu’est-ce que je pense?

Imperceptiblement, la voix de Sybille était montée d’un cran. Diane déclara :

— Tu penses que je n’aurais jamais dû adopter cet enfant.

— C’est moi qui t’ai conseillé cette solution !

— C’est Charles.

— Nous en avions parlé ensemble.

— Peu importe. Tu penses que non seulement j’aurais été incapable de l’élever, de le rendre heureux, mais que je l’ai carrément tué.

— Ne parle pas comme ça.

Diane hurla tout à coup :

— C’est pas la vérité, peut-être ? C’est pas moi qui n’ai pas bouclé sa ceinture ? Qui me suis foutue dans la glissière ?

— Le chauffeur du camion s’est endormi. Il l’a admis lui-même. Tu n’y es pour rien.

— Et l’alcool ? Si Charles n’avait pas été là pour étouffer les résultats de l’alcootest, je serais peut-être en taule !

— Bon sang, parle plus bas.

Diane inclina la tête et palpa les pansements qui lui barraient le front, les tempes. Elle se sentait défaillir. La faim, la fatigue rompaient les assises de son équilibre. Elle prenait la direction du grand portail sans même saluer sa mère quand, brusquement, elle revint sur ses pas et dit :

— Je veux que tu saches un truc.

— Quoi ?

Deux infirmières passèrent en poussant un lit. On distinguait vaguement un corps, sous un plaid, relié à une perfusion.

— Je veux que tu saches que tout ça, c’est ta faute.

Sybille croisa les bras, prête pour l’affrontement.

— Comme c’est facile, dit-elle.

Diane haussa de nouveau le ton :

— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi j’étais dans cet état-là ? Pourquoi ma vie était un tel naufrage ?

Sybille prit un ton ironique :

— Non, bien sûr. Je vois ma fille sombrer depuis quinze ans, mais je m’en moque totalement. Je l’emmène voir tous les psychologues de Paris, mais c’est pour sauver les apparences. Je m’évertue à lui parler, à la sortir de son mutisme, mais c’est pour me donner bonne conscience. (Elle criait maintenant.) Je cherche depuis des années ce qui ne va pas chez toi! Comment peux-tu dire ça?

Diane ricana :

— C’est l’histoire de la poutre dans l’œil de l’autre.

— Que dis-tu ?

— C’est dans ton jardin que se trouve la pierre.

Il y eut un nouveau silence. Les feuillages bruissaient dans l’obscurité. Sybille ne cessait de tripoter son chignon, signe manifeste de son trouble.

— Tu en as trop dit, ma chérie, trancha-t-elle. Explique-toi.

Diane fut prise d’un vertige. Le passé allait enfin jaillir à la lumière.

— Je suis dans cet état-là à cause de toi, souffla-t-elle. A cause de ton égoïsme, de ton mépris radical pour tout ce qui n’est pas toi…

— Comment peux-tu me balancer ça ? Je t’ai élevée seule et…

— Je te parle de ta vérité profonde. Pas du rôle que tu joues en surface.

— Que connais-tu de ma vérité profonde ?

Diane avait l’impression de suivre un fil brûlant — elle continua :

— J’ai la preuve de ce que j’avance…

Un temps d’arrêt. Un temps d’alerte. La voix de Sybille frémit

— La… preuve ? Quelle preuve ?

Diane s’efforça de parler lentement : elle voulait que chaque syllabe porte.

— Le mariage de Nathalie Ybert, en juin 1983. C’est là que tout s’est joué.

— Je ne comprends rien. De quoi parles-tu ?

— Tu ne t’en souviens pas ? Ça ne m’étonne pas. Pendant un mois nous nous étions préparées, nous ne parlions que de ça. Et puis, à peine arrivée là-bas, tu te casses je ne sais où. Tu me plantes là, avec ma robe, mes petites chaussures, mes illusions de jeune fille…

Sybille paraissait incrédule

— Je me souviens à peine de cette histoire…

Quelque chose se brisa dans le corps de Diane. Elle sentit monter en elle des larmes qu’elle réfréna aussitôt.

— Tu m’as laissée tomber, maman. Tu es partie avec je ne sais quel mec…

— Avec Charles. Je l’ai rencontré ce soir-là. (La voix monta de nouveau.) Il aurait donc fallu que je te sacrifie toujours ma vie personnelle ?

Diane répétait, avec obstination :

— Tu m’as laissée tomber. Tu-m’as-purement-et-simplement-laissée-tomber !

Sybille parut hésiter, puis elle s’approcha en ouvrant les bras.

— Ecoute, dit-elle en changeant de ton. Si cette histoire t’a blessée, je te demande pardon. Je…

Diane fit un bond en arrière :

— Ne me touche pas. Personne ne me touche.

A cet instant, elle comprit qu’elle ne lui raconterait pas l’accident. Cette vérité-là ne franchirait pas la frontière de ses lèvres. Elle ordonna :

— Oublie tout ça.

Elle se sentait plus dure que l’acier, entourée de particules de force. C’était le seul bénéfice de son épreuve de jadis : un chagrin, une angoisse qui s’étaient peu à peu transmués en colère froide, en maîtrise de soi. D’un signe de tête, elle désigna le bloc de chirurgie infantile — les fenêtres faiblement allumées du service de réanimation.

— Si tu as encore des larmes, garde-les pour lui.

Quand elle tourna les talons, il lui sembla que le bruissement des arbres l’enveloppait d’un manteau maléfique.

10

IL y eut encore d’autres jours, d’autres nuits.

Diane ne les comptait plus. Seules les alertes de la chambre de réanimation scandaient son quotidien. Depuis la dernière dispute avec sa mère, quatre nouvelles mydriases étaient survenues. Quatre fois les pupilles de l’enfant s’étaient fixées, marquant l’imminence de la fin. A chaque crise, les médecins avaient libéré, grâce aux drains, quelques millilitres du liquide céphalorachidien et soulagé l’organe. Ils étaient parvenus ainsi à éviter le pire.

Elle vivait suspendue aux lèvres des docteurs. Elle interprétait la moindre de leurs paroles, la moindre de leurs inflexions de voix et elle s’en voulait âprement de cette dépendance. Seules ces interrogations habitaient son esprit et revenaient constamment le tarauder, à la manière d’une torture lancinante. Elle dormait par fragments, inconsciente au point de ne plus savoir, parfois, si elle vivait ou si elle rêvait. Sa santé était en chute libre — et elle refusait toujours de prendre le moindre médicament. En réalité, cette mortification finissait par la griser, l’étourdir, à la manière d’une transe religieuse, et lui permettait de ne pas regarder la vérité en face : il n’y avait plus d’espoir. La vie de Lucien ne reposait plus que sur une cohorte de machines et une technologie insensible.

Pour en finir, il aurait suffi d’appuyer sur l’interrupteur électrique.


Ce jour-là, aux environs de quinze heures, ce fut son propre corps qui lâcha prise. Diane perdit connaissance dans les escaliers de l’unité pédiatrique et dévala un étage sur le dos. Eric Daguerre lui injecta une dose de glucose par intraveineuse et lui ordonna de rentrer dormir chez elle. Sans discussion possible.

Le soir même, pourtant, aux environs de vingt-deux heures, Diane poussait la porte de l’unité médicale, obstinée, enragée, malade — mais présente. Un obscur pressentiment l’envahissait: les dernières heures avaient sonné. Il lui semblait que chaque détail lui confirmait cette vérité. La touffeur de l’atmosphère, au sein du bâtiment. Les néons défaillants du rez-de-chaussée. Le regard lointain d’un infirmier qu’elle croisa et trouva ambigu. Autant de signes, autant de présages : la mort était là, toute proche, à ses côtés.

Quand elle pénétra dans le hall du deuxième étage, elle aperçut Daguerre et comprit que son intuition était juste. Le médecin s’avança. Diane s’arrêta.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Sans répondre, le chirurgien lui prit le bras et l’orienta vers une rangée de sièges fixés au mur.

— Asseyez-vous.

Elle s’écroula, marmonnant entre ses lèvres

— Qu’est-ce qui se passe ? Ce… ce n’est pas fini, non ?

Eric Daguerre s’accroupit afin d’être à sa hauteur.

— Calmez-vous.

Diane conservait les yeux ouverts, mais elle ne le voyait pas. Elle ne voyait rien, excepté le néant. Ce n’était pas même une vision, c’était l’absence de toute vision, de toute perspective. Pour la première fois de sa vie, Diane ne parvenait plus à se projeter jusqu’à l’instant suivant, à envisager la seconde qui succéderait à la précédente. Elle appartenait déjà, par défaut, à la mort.

— Diane, regardez-moi.

Elle se concentra sur le visage osseux du chirurgien. Elle ne voyait toujours rien. Sa conscience n’analysait plus les images captées par ses rétines. Le médecin lui saisit les poignets. Elle les lui abandonna — elle n’avait plus la force de ses phobies. L’homme murmura :

— Pendant votre absence, cet après-midi, Lucien a fait deux nouvelles mydriases. En moins de quatre heures.

Diane était tétanisée. Ses membres étaient ligotés, fixés par l’effroi. Le chirurgien ajouta, après une minute de silence

— Je suis désolé.

Cette fois, elle braqua son regard sur le praticien et le dévisagea à travers sa colère.

— Il n’est pas encore mort, non ?

— Vous ne comprenez pas. Six fois, Lucien a présenté les symptômes d’une mort cérébrale. Il ne peut plus revenir à un état de conscience. Et même si on imaginait un miracle, qu’il manifeste des signes de réveil, les séquelles seraient trop importantes. Son cerveau est forcément endommagé, vous comprenez ? On ne peut souhaiter ça : ce serait un légume.

Diane fixa Daguerre quelques secondes. La beauté du toubib la frappa tout à coup. Sa voix roula de rage :

— Vous voulez qu’il meure, c’est ça?

Le médecin se releva. Il tremblait.

— Vous ne pouvez pas me dire ça, Diane. Pas à moi. Je me bats chaque jour, chaque nuit, pour les sortir de là. J’appartiens à la vie. (Il désigna le couloir de verre, derrière la porte vitrée.) Nous appartenons à la vie, nous tous ! Ne demandez pas à la mort d’exister parmi nous.

Elle bascula sa tête en arrière et ferma les yeux. Son crâne cogna le mur. Une fois, deux fois, trois fois. La chaleur la suffoquait. La blancheur des tubes fluorescents, à travers ses paupières, lui brûlait les iris. Elle sentait son corps s’effondrer, s’ouvrir en un trou noir, aspirer sa conscience dans cette faillite.

Pourtant, en un ultime effort, elle parvint à se lever. Sans un mot, elle saisit son sac et marcha jusqu’au service de réanimation.

Le service des petits corps immobiles.

Au-delà de la porte, tout était désert.

Diane se glissa dans la chambre de Lucien, arracha ses lunettes et tomba à genoux. La tête dans les draps, à l’extrémité du lit, elle éclata en larmes. Avec une violence inespérée. C’était la première fois, depuis l’accident, que son corps lui accordait cette libération. Ses muscles se dénouèrent, ses nerfs se relâchèrent. Les sanglots la suffoquaient, le chagrin l’asphyxiait, mais elle sentait aussi s’ouvrir en elle un soulagement, une sourde jouissance, comme une fleur néfaste qui annonçait l’ultime apaisement.

Elle savait qu’elle ne survivrait pas à la mort de Lucien. Cet enfant avait été sa dernière chance. S’il disparaissait, Diane renoncerait à survivre. Ou ce serait sa raison qui volerait en éclats. D’une manière ou d’une autre, elle sauterait le pas.

Tout à coup elle ressentit une présence. Elle dressa son regard rongé par le sel de ses larmes. Sans lunettes, elle ne voyait rien, mais elle en était sûre : dans l’obscurité, il y avait quelqu’un.

Alors, doucement, mystérieusement, une voix s’éleva :

— Je peux quelque chose pour vous.

11

UN revers de manche, Diane s’essuya les yeux et attrapa ses lunettes. Un homme se tenait debout, à quelques mètres. Elle comprit qu’il était déjà dans la pièce lorsqu’elle était entrée. Elle tenta de retrouver ses esprits.

L’homme s’approcha. C’était un vrai colosse, avoisinant les deux mètres, vêtu d’une blouse blanche. Son cou énorme était surmonté d’une tête tout aussi large, coiffée d’une tignasse blanche. La faible lumière du couloir éclaira brièvement son visage. Il avait la peau rouge, les traits vagues d’un buste érodé. Une certaine mansuétude émanait de ce faciès. Diane remarqua ses cils longs et retroussés. Il répéta :

— Je peux quelque chose pour vous. (Il se tourna vers l’enfant.) Pour lui.

La voix était calme, en harmonie avec les traits, et possédait un léger accent. Quelques secondes encore et Diane maîtrisait sa surprise. Elle aperçut son badge, épinglé sur sa blouse.

— Vous… vous êtes du service ? interrogea-t-elle.

Il avança d’un pas. Malgré sa masse, ses mouvements ne provoquaient aucun bruit.

— Je m’appelle Rolf van Kaen. Je suis chef anesthésiste. Je viens de Berlin. Hôpital pédiatrique Die Charité. Nous développons un programme franco-allemand avec le docteur Daguerre.

Son français était fluide, poli comme un galet qu’il aurait tenu longtemps dans sa poche. Diane se releva et s’empara de l’unique siège. Elle s’y cala maladroitement. Aucune infirmière ne passait dans le couloir. Elle reprit :

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ici? Je veux dire : dans cette chambre ?

Le médecin parut réfléchir, peser le moindre de ses mots.

— On vous a informée ce soir de l’évolution de l’état de santé de votre enfant. J’ai lu moi-même ces résultats. (Il s’arrêta, puis:) Je pense qu’on vous a prévenue. Du point de vue de la médecine occidentale, il n’y a plus d’espoir.

— Du point de vue de la médecine occidentale ?

Diane regretta immédiatement sa question. Elle s’était jetée sur la réflexion de l’homme avec trop d’empressement. L’Allemand poursuivit :

— Nous pouvons tenter une autre technique.

— Quelle technique ?

— L’acupuncture.

Diane siffla entre ses lèvres :

— Tirez-vous. Je ne suis pas si crédule. Bon Dieu : tirez-vous avant que je vous vire moi-même.

L’anesthésiste restait immobile. Sa carrure de dolmen se découpait sur les reflets de verre. Il murmura :

— Ma position est difficile, madame. Je n’ai pas le temps de vous convaincre. Mais votre fils dispose de moins de temps encore…

Diane surprit dans l’intonation une inflexion naturelle, spontanée, qui la toucha. C’était la première fois qu’une voix évoquait sans gêne ni condescendance sa relation mère-fils avec Lucien. Le docteur enchaîna :

— Vous savez de quoi souffre votre enfant, n’est-ce pas ?

Elle baissa la tête et balbutia :

— Des afflux de sang qui…

— Viennent asphyxier son cerveau, oui. Mais savez-vous d’où proviennent ces afflux ?

— C’est le choc. Le choc de l’accident. L’hématome provoque ce phénomène et…

— Certes. Mais plus profondément ? Savez-vous ce qui motive ce courant de sang ? Quelle est la force qui propulse l’hémoglobine vers le cerveau ?

Elle conservait le silence. Le médecin se pencha.

— Si je vous disais que je peux agir sur ce mouvement même ? Que je peux apaiser cette impulsion ?

Diane s’efforça de s’exprimer avec calme, mais c’était pour mieux en finir :

— Ecoutez. Vous êtes sans doute animé de bonnes intentions, mais mon fils a été soigné ici par les meilleurs médecins. Je ne vois pas ce que…

— Eric Daguerre travaille sur les phénomènes mécaniques de la vie. Je peux agir, moi, sur l’autre versant, sur l’énergie qui active ces mécanismes. Je peux atténuer la force qui draine le sang de votre fils et qui le tue progressivement.

— Vous racontez n’importe quoi.

— Ecoutez-moi !

Diane sursauta. Le médecin avait presque crié. Elle lança un regard vers le couloir : personne. L’étage ne lui avait jamais semblé aussi désert, aussi silencieux. Elle commençait à éprouver une peur confuse. L’Allemand poursuivit, plus bas :

— Lorsque vous regardez une rivière, vous voyez l’eau, l’écume, les herbes qui s’agitent parmi les flots, mais vous ne voyez pas le principal: le courant, le mouvement, la vie du cours d’eau… Qui oserait prétendre que le corps humain ne fonctionne pas de la même façon ? Qui oserait dire que, sous la complexité de la circulation sanguine, des pulsations cardiaques, des sécrétions chimiques, il n’existe pas un seul courant qui anime tout cela : l’énergie vitale ?

Elle niait encore de la tête. L’homme n’était plus qu’à quelques centimètres. Leur dialogue prenait une résonance de confessionnal

— Les rivières ont leur source, leurs réseaux souterrains, invisibles au regard. La vie humaine possède elle aussi ses origines secrètes, ses nappes phréatiques. Toute une géographie profonde qui échappe à la science moderne mais qui s’organise à l’intérieur de notre corps.


Diane demeurait immobile, le visage plongé dans l’ombre. Ce que l’homme ignorait, c’est qu’elle connaissait ce discours : combien de fois avait-elle entendu ses maîtres de wing-chun déblatérer sur le chi, l’énergie vitale, le yin et le yang et tous ces trucs ! Mais elle n’était pas cliente. Au contraire, son triomphe, sur les tatamis, démontrait à ses yeux la vacuité de ces thèses : on pouvait être une championne de boxe shaolin et se moquer totalement de ces valeurs. Pourtant la voix s’instillait dans sa conscience

— L’acupuncture appartient à la médecine traditionnelle chinoise. Une médecine plusieurs fois millénaire, qui ne repose pas sur des croyances, mais sur des résultats. C’est sans doute la médecine la plus empirique de toutes, car personne n’a jamais pu expliquer le pourquoi de son efficacité. L’acupuncture agit directement sur les réseaux de notre source vitale — ce que nous appelons les méridiens. Madame, je vous conjure de me faire confiance : je peux enrayer le processus de contusion chez votre enfant. Je peux limiter le déchaînement de sang qui est en train de le tuer !

Diane regarda le corps de Lucien. Minuscule silhouette enserrée de bandages, de plâtre et de câbles, il paraissait maintenant écrasé, contrôlé par une machinerie hostile — inhumé, déjà, dans un sarcophage complexe et futuriste. Van Kaen chuchotait toujours :

— Le temps presse ! Si vous ne me faites pas confiance, faites confiance au corps humain. (Il se redressa et se tourna vers Lucien.) Donnez-lui tout ce qu’il est possible. Qui sait comment il réagira?

Diane agrippa ses mèches — elles étaient trempées de sueur. Ses repères, ses certitudes éclataient sous son crâne, comme des coupes de cristal sous l’effet d’une onde insidieuse.

Un raclement sourd s’éleva dans la salle. Diane mit un dixième de seconde pour saisir qu’il s’agissait de sa propre voix

— Bon sang, allez-y. Essayez votre truc. Faites-le revenir.

12

A la première sonnerie du téléphone, Diane comprit qu’elle était en train de rêver. Elle voyait le médecin allemand qui écartait les draps puis déroulait les pansements de Lucien. Il ôtait les fils, les électrodes, extirpait le bras de la coudière de plâtre. L’enfant était maintenant nu. Seuls son pansement à la tête et la perfusion le reliaient encore à la médecine occidentale.

A la seconde sonnerie, elle se réveilla.

Dans le silence qui suivit le trille électronique, elle fut prise d’un éclair de lucidité. Son rêve n’était pas un rêve. Ou, du moins, il se nourrissait d’un fait réel. Elle revoyait distinctement la silhouette de Rolf van Kaen, qui palpait, massait, lissait chacun des membres de Lucien. Son visage était incliné, attentif. Diane, à cet instant, avait éprouvé cette sensation : l’acupuncteur " lisait " le corps menu et pâle. Il le déchiffrait, comme s’il eût connu un code ignoré des autres médecines. Un dialogue silencieux s’instaurait entre ce géant aux cheveux blancs et le petit garçon inconscient, quasi mort, mais qui semblait encore pouvoir murmurer quelques secrets à un initié.

Van Kaen avait sorti ses aiguilles et les avait disséminées sur l’épiderme de Lucien. A mesure qu’il les piquait dans le torse, les bras, les jambes de l’enfant, ces pointes paraissaient s’allumer, s’enduire de la lueur verte de l’écran de surveillance, qui surplombait la scène. A l’extrémité du lit, Diane était subjuguée. Ce corps si chétif, clair comme de la craie, hérissé d’aiguilles qui brillaient comme des lucioles dans l’obscurité de verre…

Troisième sonnerie.

Dans la pénombre, Diane aperçut les reproductions de tableaux qui décoraient sa chambre : des carrés pastel de Paul Klee, des symétries plus vives de Piet Mondrian. Elle baissa les yeux vers sa table de nuit. Le réveil marquait 03:44. Sa certitude revint en force. Cinq heures auparavant, un mystérieux médecin avait pratiqué une séance d’acupuncture sur son fils. Avant de disparaître, il avait simplement dit: " C’est une première étape. Je reviendrai. Cet enfant doit vivre, vous comprenez ? "

Quatrième sonnerie.

Diane trouva le combiné et décrocha.

— Allô ?

— Madame Thiberge ?

Elle reconnut la voix d’une des infirmières, Mme Ferrer.

— Le professeur Daguerre m’a demandé de vous prévenir.

Le ton était d’une neutralité absolue, mais Diane percevait l’hésitation de l’infirmière. Elle gémit :

— C’est fini, c’est ça ?

Il y eut un bref silence, puis :

— Au contraire, madame. Nous avons un signe de rémission.

Diane sentit affluer en elle une indicible force d’amour.

— Un signe de réveil, poursuivit l’infirmière.

— Quand ?

— Il y a environ trois heures. C’est moi qui ai remarqué que ses doigts bougeaient. J’ai appelé les internes de garde afin qu’ils le constatent eux-mêmes. Ils sont catégoriques : Lucien montre des signes de retour à la conscience. Nous avons appelé le professeur Daguerre. Il m’a autorisée à vous prévenir.

Diane demanda

— Vous l’avez dit au docteur van Kaen ?

— Qui?

— Rolf van Kaen. Le médecin allemand qui travaille avec Daguerre.

— Je ne vois pas de qui vous parlez.

— C’est pas grave. J’arrive.


Dans la chambre de Lucien, l’atmosphère rappelait une veillée funèbre, mais comme inversée. Autour du corps on parlait à voix basse, mais les murmures étaient enjoués. Et si la pénombre régnait toujours, une vraie ferveur éclairait les visages. Il y avait cinq médecins et trois infirmières. Personne ne portait de masque et c’était à peine si, dans la fébrilité de l’instant, les internes avaient songé à endosser leur blouse.

Pourtant, Diane était déçue. Son enfant était toujours dans la même position, inerte, enfoncé au creux du lit. Dans son excitation, elle s’était presque attendue à le voir assis, les yeux ouverts. Mais les médecins la rassurèrent. Face aux signes déjà notés, ils s’enthousiasmaient, ne retenaient plus leurs propres espérances.

Elle regardait son fils et songeait au mystérieux colosse. Elle remarqua que les bandages étaient de nouveau en place, ainsi que la coudière, les électrodes et les capteurs. Nul n’aurait pu soupçonner que l’Allemand s’était livré à cette mise à nu, ce dialogue intérieur avec le petit corps. Elle revit les pointes vertes qui oscillaient au fil de la respiration de Lucien, les doigts puissants faisant tourner les aiguilles dans la chair.

— Il faut que je le voie, dit-elle.

— Qui?

— L’anesthésiste de Berlin qui travaille avec vous.

Il y eut des regards interloqués, un silence gêné parmi les médecins. L’un d’eux s’approcha et lui murmura, sourire aux lèvres

— C’est Daguerre qui aimerait vous voir.


— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, Diane. Pas de faux espoirs. Lucien peut tout à fait sortir du coma mais avoir subi des dommages cérébraux irréversibles…

Le bureau du chirurgien était uniformément blanc, comme irradié de lumière. Même les ombres semblaient plus claires, plus légères qu’ailleurs. Assise face au médecin, Diane rétorqua :

— C’est un miracle. Un miracle incroyable.

Daguerre ne cessait de jouer avec un crayon, en un mouvement qui paraissait canaliser toute sa nervosité. Il reprit :

— Diane, je suis très heureux pour votre enfant. Ce qui se passe est proprement… extraordinaire, c’est vrai. Mais, encore une fois, il ne faut pas se réjouir trop vite. Le retour à la conscience peut révéler aussi des traumatismes graves. Et ce retour n’est pas une certitude.

— Un miracle. Van Kaen a sauvé Lucien.

Daguerre soupira.

— Parlez-moi de cet homme. Qu’est-ce qu’il vous a dit exactement ?

— Qu’il venait de Berlin et qu’il travaillait avec vous.

— Jamais entendu parler de lui. (Il s’énervait.) Comment les infirmières ont-elles pu laisser pénétrer un tel énergumène dans le service de réanimation ?

— Il n’y avait pas d’infirmières.

Le chirurgien semblait de plus en plus tracassé. Le tapotement de la gomme résonnait avec régularité.

— Et qu’a-t-il fait au juste à Lucien ? Une séance classique d’acupuncture ?

— Je ne peux pas vous dire : c’était la première fois que j’assistais à ce genre de manipulation. Il lui a ôté ses bandages et a planté des aiguilles dans différentes parties de son corps.

Malgré lui, le chirurgien laissa échapper un ricanement. Diane braqua son regard

— Vous avez tort de rire. Je vous le répète : cet homme a sauvé mon enfant.

Le sourire s’éclipsa. Le médecin attaqua sur un ton mi-calme, mi-grondeur — celui qu’on utilise pour raisonner un enfant :

— Diane, vous savez qui je suis. Je connais le cerveau humain, d’un point neurobiologique, comme une dizaine de spécialistes au monde.

— Je ne remets pas en cause votre expérience.

— Ecoutez-moi : le système cérébral est d’une incroyable complexité. Vous savez combien il abrite de cellules nerveuses ?

Il poursuivit, sans attendre de réponse :

— Cent milliards, reliées entre elles par des myriades de connexions. Si une telle machine s’est remise en route, croyez-moi, c’est qu’elle devait fonctionner de nouveau. C’est l’organisme de votre enfant qui a décidé pour lui, vous comprenez ?

— C’est facile de dire ça maintenant.

— Vous oubliez que j’ai opéré votre enfant.

— Excusez-moi.

Diane reprit, plus doucement :

— Docteur, je vous en prie : pardonnez-moi. Mais je suis convaincue que ce médecin a joué un rôle dans la rémission de Lucien.

Daguerre lâcha enfin son crayon pour joindre les mains. Il ajusta sa voix sur le ton de son interlocutrice :

— Ecoutez. Je ne suis pas un médecin obtus. J’ai même exercé au Viêt-nam.

Il eut un sourire comme tourné vers l’intérieur — vers son passé, ses rêves anciens.

— Après l’internat, j’ai fait un peu d’humanitaire. Là-bas, j’ai étudié l’acupuncture. Savez-vous sur quoi s’appuie cette technique ? En quoi consistent les fameux points à solliciter ?

— L’homme m’a parlé des méridiens…

— Ces méridiens, savez-vous à quoi ils correspondent, physiquement ?

Elle se tut. Elle cherchait à se souvenir des paroles de l’Allemand. Daguerre répondit pour elle :

— A rien. Physiologiquement, ces méridiens n’existent pas. Des analyses, des radiographies, des scanners ont été tentés. Il n’est jamais sorti aucun résultat de ces travaux. Les points d’acupuncture ne correspondent pas même à des zones d’épiderme particulières, contrairement à ce qu’on raconte. Du point de vue de la physiologie moderne, l’acupuncteur pique n’importe où. C’est du vent. Du flan.

Le discours de van Kaen lui revenait en tête. Elle intervint :

— Le médecin m’a parlé de l’énergie vitale qui circule dans notre corps et…

— Et cette énergie serait accessible comme ça (il claqua dans ses doigts), à la surface de la peau ? Et seule la médecine chinoise aurait trouvé la géographie de ce réseau ? C’est grotesque.

On frappa à la porte du bureau. Mme Ferrer entra. Elle déclara, légèrement essoufflée :

— Docteur, nous avons retrouvé l’homme qui a pénétré dans l’unité.

Diane s’illumina. Elle se retourna tout à fait, un coude sur le dossier du siège.

— Vous l’avez prévenu pour Lucien ? Qu’est-ce qu’il dit ?

Mme Ferrer ignora la question et se concentra de nouveau sur le médecin.

— Il y a un problème, docteur.

Le chirurgien reprit son crayon et le fit tourner autour de son index, à la manière d’une baguette de majorette. Il tenta de plaisanter

— Un seul : vous êtes sûre ?

L’infirmière n’esquissa pas même un sourire.

— Docteur, l’homme est mort.

13

DIANE patientait maintenant au second étage du bâtiment Lavoisier. D’après les panneaux, elle se trouvait dans les couloirs du service de recherche en génétique. Pourquoi l’avait-on emmenée ici ? Pourquoi en génétique ? Mystère. Elle se tenait debout contre le mur, appuyée sur ses mains croisées, et ne cessait d’osciller entre des bouffées d’allégresse, liées à la rémission de son fils, et des gouffres de stupeur, provoqués par la mort de van Kaen. Il était cinq heures trente du matin et personne ne lui avait encore rien dit. Pas la moindre information sur les circonstances de sa disparition. Pas le moindre mot sur la manière dont on avait découvert le corps.

— Diane Thiberge ?

Elle se tourna vers la voix. L’homme qui s’approchait dépassait allégrement le mètre quatre-vingt-cinq. Elle songea au géant allemand. Il était assez agréable, finalement, d’être entourée par des gens de sa taille. Le nouvel arrivant ajouta aussitôt

— Patrick Langlois, lieutenant de police.

Il devait avoir une quarantaine d’années. Un visage sec, raviné, pas rasé. Entièrement vêtu de noir — manteau, veste, pull ras du cou et jean. Ses cheveux et sa barbe naissante étaient d’un gris hirsute — de la véritable paille de fer. Si on ajoutait les bordures rouges de ses yeux, on obtenait une sorte de tableau aux couleurs glacées. Un Mondrian — noir-gris-rouge -, articulé en une seule silhouette efflanquée et un sourire de malice.

Il ajouta: " Brigade criminelle. " Diane tressaillit. Le flic leva une main, en signe d’apaisement.

— Pas de panique. Je suis là par erreur.

Diane aurait voulu maintenir le silence, démontrer qu’elle contrôlait la situation mais elle demanda, malgré elle :

— Qu’appelez-vous : " par erreur " ?

— Ecoutez. (Il ajusta ses deux paumes l’une contre l’autre, comme pour une prière.) On va procéder dans l’ordre, d’accord ? Vous allez d’abord m’expliquer ce qui s’est exactement passé cette nuit.

En quelques phrases, Diane résuma les dernières heures qu’elle venait de vivre. Le flic notait ses réponses sur un petit bloc à spirale, en tirant légèrement la langue de côté. L’expression paraissait si incongrue dans ce visage revêche qu’elle crut à une mimique volontaire, une grimace parodique. Mais la langue disparut dès qu’il eut fini d’écrire.

— C’est dingue, clama-t-il.

Sans lâcher son bloc, il se mit à imiter avec ses mains les deux plateaux d’une balance imaginaire et prit une voix de commandeur

— D’un côté, la vie qui revient, de l’autre, la mort qui s’abat et…

Diane lui lança un coup d’œil stupéfait. Le policier eut un sourire éclatant, comme si la joie n’attendait qu’une occasion pour bondir sous ses traits.

— Je devrais peut-être arrêter les grandes phrases…

— Avec moi, en tout cas.

Langlois joua des épaules dans son manteau.

— Très bien. Alors disons simplement que je suis très heureux pour votre enfant.

— Vous pouvez m’expliquer comment van Kaen a été découvert ?

Il parut hésiter. Il fourragea dans ses cheveux hérissés, regarda des deux côtés du couloir, puis ordonna, en se dirigeant vers l’ascenseur :

— Venez avec moi.

Ils sortirent dans la fraîcheur de l’aube, contournèrent le bâtiment et se dirigèrent vers le bloc suivant. La petite ville de Necker commençait à s’animer. Diane remarqua de grands camions, stationnés dans l’allée centrale, qui déversaient d’immenses chariots où étaient empilés des centaines de plateaux-repas coiffés d’inox. Elle n’aurait pas cru que l’hôpital fit livrer ses repas de l’extérieur.

Le lieutenant se dirigeait vers un nouvel édifice. Seules les fenêtres du sous-sol étaient éclairées. Ils pénétrèrent par la porte principale et croisèrent plusieurs policiers en uniforme. Les habituels effluves chimiques étaient remplacés ici par une odeur de nourriture. Langlois commenta :

— Les cuisines de l’hôpital.

Il désigna une porte entrouverte et s’y engouffra. Diane lui emboîta le pas. Ils descendirent un escalier étroit et atteignirent une vaste salle en sous-sol, aux murs peints en bleu. Des chaînes de conditionnement se déployaient de part et d’autre de l’espace désert. Le policier attaqua sans cesser d’avancer :

— Pour l’instant, voilà ce qu’on peut imaginer. Aux environs de vingt-trois heures trente, l’homme qui se fait appeler van Kaen vous raccompagne sur le seuil du bâtiment de neurochirurgie. Ensuite il fait le tour, traverse la cour et se glisse ici, dans les cuisines. A cette heure, il n’y a pas grand monde. Personne ne le remarque.

Langlois continuait à marcher. D’un geste large, il écarta un rideau de lames en plastique.

— Il dépasse cette salle…

Les murs de ciment étaient cette fois de teinte orange. Des fours imposants, surmontés de hottes surdimensionnées, décochaient des miroitements d’argent. L’homme balaya un nouveau rideau.

— … et accède aux salles frigorifiques.

Un couloir de couleur verte s’ouvrit, ponctué de portes chromées. Le froid s’intensifiait. Au plafond, les néons ressemblaient à des stalactites horizontales. L’atmosphère nue et colorée du lieu évoquait un jeu de cubes qui aurait eu des dimensions de bunker.

L’enquêteur stoppa devant l’une des parois, montée sur un rail de fer latéral. Au-dessus, à droite, était inscrite la mention : 4e GAMME. Deux flics, en parka réglementaire, montaient la garde. Des frises de cristaux mordaient les bords de leur casquette. La confusion de Diane ne cessait de s’accroître. D’un geste, Langlois fit ôter le ruban jaune qui barrait la porte de métal.

Il extirpa une clé de sa poche et l’insinua dans un verrou en hauteur.

— Van Kaen choisit cette pièce réfrigérée.

— Il… il avait une clé ?

— Il possédait la même que celle-ci. Il l’avait sans doute volée dans le local du chef de service.

Diane était atterrée. Et elle n’avait toujours pas posé la question essentielle : comment l’homme était-il mort? Le flic fit jouer le rouage d’acier. Au moment d’ouvrir la porte, il se tourna vers elle et s’adossa à la surface d’inox.

— Je dois vous prévenir : c’est plutôt impressionnant. Mais ce n’est pas du sang.

— Que voulez-vous dire ?

Le lieutenant saisit la poignée verticale, s’arc-bouta et fit glisser la porte sur son rail. Un nouveau souffle de froideur leur sauta à la face. Il répéta :

— Souvenez-vous seulement de ça: ce n’est pas du sang.

D’un geste, il l’invita à le suivre. Diane fit un pas en avant puis stoppa net. Face à des bacs de plastique gris, un mur de ciment blanc était vaporisé de rouge. Des croûtes purpurines s’agglutinaient, des stries écarlates rayaient la surface, des éclaboussures brunes se déployaient sur le sol brut, jusqu’au seuil de la salle. Cette pièce de cinq mètres sur cinq, emplie de caisses plastifiées, semblait avoir abrité un véritable massacre. Mais le plus étonnant — et le plus écœurant — était la puissante odeur fruitée qui planait dans le froid.

Patrick Langlois saisit, au sommet d’une colonne de caisses, un pack enveloppé d’une pellicule transparente puis tendit l’objet à Diane.

— Des airelles. (Il fit mine de lire l’étiquette du conditionnement.) Des fruits rouges. Importés de Turquie. Après son intervention, van Kaen est venu ici pour se faire une orgie de baies.

Diane avança dans la pièce, se convainquant que ses tremblements étaient liés au froid.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que ça signifie ?

Le flic sourit d’un air désolé.

— Rien de plus que ce que je viens de dire. La priorité de Rolf van Kaen, après sa petite séance d’acupuncture, n’a pas été de disparaître, mais de venir bouffer ici des packs entiers d’airelles. (Il lança un regard circulaire autour de lui.) Consommées de la façon la plus sauvage qui soit.

Elle balbutia

— Mais… de quoi est-il mort ?

Langlois lança la boîte plastifiée sur le dessus d’un des empilements.

— D’indigestion, je suppose.

Il jeta un coup d’œil à son interlocutrice et reprit :

— Excusez-moi : ce n’est pas drôle. En fait, on ne connait pas encore la cause du décès. Mais c’est sans aucun doute une mort naturelle. Ce que j’appelle, moi, " naturelle ". Selon nos premières observations, le corps ne porte aucune trace de blessure. Van Kaen a peut-être succombé à une crise cardiaque, une rupture d’anévrisme ou une maladie, je ne sais pas quoi.

Langlois désigna la porte entrouverte. Un silence oppressant régnait.

— Cela vous explique la mise en quarantaine des cuisines. Imaginez l’effet d’un cadavre, peut-être malade, au cœur de ces locaux. C’est tout de même ici qu’on prépare les repas des enfants. En venant mourir dans cette salle, notre Allemand a foutu un sacré bordel à Necker.

Diane s’appuya contre l’un des bacs. L’odeur des fruits et du sucre lui montait à la tête.

— Sortons, murmura-t-elle. Vraiment, là… j’en peux plus…

Le vent de l’aurore la revigora quelque peu mais il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre la parole. Elle demanda enfin :

— Pourquoi me racontez-vous tout ça ?

Langlois haussa les sourcils, en signe de surprise.

— Parce que vous êtes au cœur de l’histoire ! A défaut de meurtre, il nous reste l’exercice illégal de la médecine, l’intrusion dans l’hôpital, sans doute une usurpation d’identité… (il tendit son index). A partir de là, vous êtes notre plaignante.

Diane se sentait maintenant plus calme. Elle trouva la force nécessaire pour déclarer :

— Vous n’avez rien compris, lieutenant. Cet homme, quelle que soit son identité, quelles qu’aient été ses motivations, a sauvé la vie de mon fils. Incidemment, il a aussi sauvé la mienne. Alors peu m’importe la méthode utilisée. Ma seule tristesse à l’heure actuelle, c’est de ne pas pouvoir le remercier, vous pigez ? Et je ne crois pas que votre enquête pourra faire grand-chose pour ça.

Langlois esquissa un geste blasé.

— Vous voyez très bien ce que je veux dire. Il y a plus d’un mystère dans cette affaire. A mon avis, l’histoire ne fait que commencer. D’ailleurs, je…

La stridence d’un bipeur retentit. Le lieutenant détacha de sa ceinture un minuscule cadran et y lut un message. Il tendit l’objet à Diane et murmura

— Qu’est-ce que je vous disais?

14

DIANE savait qu’il s’agissait d’événements réels, mais elle les percevait avec une incrédulité qui lui permettait de les maintenir à distance, de ne pas en assumer totalement la démence. Plus tard, elle y mettrait de l’ordre. Plus tard, elle tenterait d’y débusquer une logique. Pour l’heure, elle captait chaque fait, chaque information, avec le recul et l’impuissance d’une personne qui rêve.

Langlois l’emmena de nouveau dans le bâtiment Lavoisier. Ils demeurèrent cette fois au rez-de-chaussée. Diane reconnut aussitôt la salle vers laquelle ils se dirigeaient : l’espace du CT SCAN (Computer Tomography Scanner), là même où Lucien avait subi ses premiers examens.

Sur le seuil, Diane hésita à entrer — il lui semblait qu’à l’intérieur des souvenirs déchirants allaient l’assaillir. Mais le policier la poussa d’autorité et referma la porte sur leurs pas. Les terreurs qu’elle redoutait ne firent pas leur apparition, pour la simple raison que la salle avait totalement changé d’atmosphère.

Il régnait ici une agitation singulière. Devant la console, surmontée de moniteurs et de négatoscopes, deux hommes, en blouson, pianotaient sur des claviers d’ordinateur et matérialisaient sur les écrans des formes colorées. De l’autre côté de la vitre, sous une lumière ouatée, des silhouettes allaient et venaient, cernant la roue imposante du scanner, manipulant des engins chromés. D’autres débranchaient des câbles sur le sol, éteignaient des moniteurs suspendus, réajustaient des tubes et des optiques bizarres. A l’évidence, ils effaçaient les traces de leur passage.

Aucun d’eux ne portait de blouse blanche.

Diane remarqua d’autres anomalies. Les hommes semblaient tous âgés de moins de trente ans et la plupart arboraient à la ceinture un pistolet automatique, glissé dans un étui à fermeture velcro.

Des flics.

Elle comprit pourquoi on l’avait fait patienter au deuxième étage de ce bâtiment : les policiers avaient installé ici leur quartier général. Et ils s’étaient emparés, pour quelques heures, du matériel d’imagerie médicale. Langlois lui demanda tout à coup :

— La paléo-pathologie : vous savez ce que c’est ?

Diane se tourna vers l’enquêteur. Elle répondit d’une voix épuisée :

— C’est une technique qu’on utilise en archéologie, qui consiste à placer une momie ou d’autres vestiges organiques dans un scanner, un instrument IRM ou un quelconque appareil d’imagerie, afin d’analyser leurs composants intérieurs sans les détériorer. Il est devenu possible d’autopsier, de manière virtuelle, des corps éteints depuis des millénaires.

Langlois sourit.

— Vous êtes parfaite.

— Je suis scientifique. Je lis les revues spécialisées. Mais je ne vois pas…

— Dans notre service médico-légal, nous avons un crack dans ce domaine. Un petit génie qui est capable de sonder une momie sans dérouler la moindre bandelette.

Diane lança un coup d’œil effrayé de l’autre côté de la vitre. Elle discernait une forme allongée sous un drap, à l’intérieur de la machine. Elle murmura, les yeux rivés sur le linceul :

— Vous voulez dire que vous avez scanné le corps de…

— Nous avions le matériel sous la main. (Le policier sourit encore.) De l’intérêt de découvrir un mort dans un hôpital.

— Vous êtes fou.

— Pressé, plutôt. Grâce à cet engin, on a pu pratiquer une autopsie virtuelle de van Kaen. Nous allons maintenant le livrer à l’administration médico-légale. Ni vu ni connu.

— Quel genre de flic êtes-vous donc ?

Langlois allait répondre quand la porte qui séparait les deux cabines s’ouvrit.

— On s’est plantés.

Le lieutenant pivota dans la direction du jeune type qui venait d’entrer. Cheveux blonds frisés, peau grise, regard cramé : il ressemblait à un cigare consumé. Il répéta :

— On s’est plantés, Langlois.

— Quoi ?

— C’est un meurtre. Un meurtre stupéfiant.

Le policier lança un coup d’œil à Diane. Elle crut lire dans ses pensées et articula :

— Vous avez choisi de me trimbaler partout. Alors assumez vos méthodes. Je ne quitterai pas cette salle.

Pour la première fois, les traits du flic se tendirent, puis s’assouplirent l’instant d’après. Il passa les deux mains sur son visage, comme pour y replacer son masque de malice.

— Vous avez raison. (Il revint vers le médecin légiste.) Explique-toi.

— Quand on a commencé les coupes tomographiques du torse, on s’attendait à découvrir des signes de nécrose dans cette région. Une surabondance d’enzymes cardiaques ou d’autres indices d’un infarctus…

— Pas de baratin. Qu’est-ce que tu as trouvé ?

Le légiste parut se décomposer. En même temps, il y avait en lui quelque chose de coriace, d’incorruptible. Ses paupières cillèrent rapidement puis il lâcha sa bombe

— Ce mec a le cœur éclaté. Le sang s’est concentré dans l’organe, au point d’en exploser les tissus.

Langlois rugit, révélant cette fois sa vraie nature de chasseur

— Bordel de merde. Tu m’as dit qu’il n’y avait aucune blessure !

Le toubib baissa la tête. L’ombre d’un sourire passa sous ses boucles blondes.

— Il n’y en a pas. Tout s’est passé à l’intérieur. A l’intérieur du corps. (Il désigna l’ordinateur.) Il faut que tu voies les images.

Le lieutenant ordonna aux autres flics, sans même les regarder :

— Cassez-vous. TOUS!

La cabine se vida. Le légiste déclencha le programme de l’ordinateur, puis tendit des lunettes de plastique fumé à Diane et à Langlois.

— Il faut mettre ça : le logiciel est en trois dimensions.

Imitant les deux hommes, Diane chaussa cette monture sur ses propres verres et découvrit le sinistre spectacle qui s’affichait sur l’écran principal.

L’image en relief de Rolf van Kaen, torse nu, dénué de pilosité, coupé à hauteur de nombril. S’asseyant face au moniteur, le médecin commença son exposé.

— Voilà la reconstitution en 3D de la victime.

Le buste tournait sur lui-même puis revenait aussitôt à sa position initiale, comme dans le cadre d’une démonstration d’infographie.

— Comme je l’ai dit, répéta le scientifique, on s’est d’abord concentrés sur l’organe cardiaque. Quarante secondes de saisie tomographique nous ont suffi pour recréer le relief de…

— Okay, okay. Roule.

Le docteur pianota sur son clavier.

— Voilà ce qu’on a découvert…

A partir des épaules, la chair numérisée disparut par à coups. Ce furent d’abord les artères qui jaillirent, puis un pan entier d’organes et de fibres, masses rougeoyantes et arabesques bleues entrelacées. Tout cela pivotait toujours, en une sorte de carrousel abject. Diane était révulsée — et en même temps fascinée.

II ne lui fallut qu’une seconde pour saisir ce que voulait montrer le médecin : le cœur n’était plus qu’une explosion fixe de sang et de tissus. Une tache noire répandue parmi les méandres des veines et des alvéoles pulmonaires. L’homme dit :

— Je peux l’isoler.

Il frappa sur une nouvelle touche et effaça d’un coup tout ce qui n’était pas les vestiges de l’organe. Le cœur éclaté apparut, parfaitement détouré, sur l’écran. Il ressemblait à un récif de corail, avec ses branches brunâtres et ses ramifications pétrifiées. Un arbuste de pure violence.

D’une voix rauque, Langlois demanda :

— Comment a-ton pu lui faire ça ?

La voix du médecin légiste changea, comme si elle venait de plus loin, du fond d’une froide analyse.

— Physiologiquement, c’est assez simple. Il suffit de plier l’aorte afin d’empêcher le sang de s’éjecter du cœur, comme un tuyau d’arrosage, si tu veux. A partir de là, le liquide vital, affluant des veines caves et des veines pulmonaires, s’engorge jusqu’à saturer l’organe cardiaque.

Il joua de nouveau des commandes clavier. Les autres organes et les réseaux sanguins réapparurent à l’écran.

— On voit nettement la torsion ici. (Il cliqua sur son curseur.) Et ici. (Nouveau clic.)

Langlois paraissait incrédule.

— Comment peut-on accéder à cette artère, à l’intérieur du torse ?

L’homme s’arrêta et se tourna vers lui, croisant les bras comme pour barrer la route à la nausée et à la peur qui le menaçaient.

— C’est ça le plus cinglé : le tueur a plongé sa main dans les viscères de la victime jusqu’à remonter à l’aorte.

Le médecin pivota de nouveau vers le moniteur et commanda une nouvelle fonction. Le torse de van Kaen se reconstitua, les entrailles s’enfouissant sous la chair grise et brillante. L’image se focalisa dans l’axe du sternum, au sommet de la cavité abdominale. Une fine incision apparut.

— Voilà la blessure, poursuivit la voix. Elle est si fine qu’on ne l’avait pas repérée, parmi la pilosité, lors de l’examen externe.

— C’est par là que l’assassin a glissé sa main ?

— Aucun doute. La plaie ne dépasse pas dix centimètres de large. Si on tient compte de l’élasticité de la peau, c’est amplement suffisant pour glisser un bras. A condition d’être un homme de petite taille. Je dirais un mètre soixante environ.

— Van Kaen était un colosse !

— Alors ils étaient plusieurs. Ou la victime était droguée. ,je ne sais pas.

Penché vers l’écran, Patrick Langlois demanda encore :

— Et pendant l’éventration, le bonhomme était toujours vivant ?

— Vivant et conscient, oui. L’explosion de l’organe le prouve. Pendant que le salopard fourrageait dans les viscères, le cœur s’est affolé et a précipité son mécanisme de pompe. La saturation de sang a dû être brève et très violente.

Le lieutenant murmura :

— Je m’attendais à un problème, mais pas à un truc de ce calibre…

Au même instant, les deux hommes parurent se souvenir de la jeune femme. Ils se retournèrent en un seul mouvement. Langlois prononça :

— Diane, je suis désolé. Vraiment, nous… Diane ? Ça va ?

Derrière ses verres sombres, elle demeurait pétrifiée, les yeux rivés au moniteur. Elle dit d’une voix blanche :

— Mon fils. Je veux voir mon fils.

15

ELLE connaissait ces jardins comme ses propres rêves. Enfant, elle avait passé tous ses après-midi auprès de cette fontaine, entourée par ces allées verdoyantes. Pourtant, elle n’éprouvait aucune nostalgie particulière à l’égard des jardins du Luxembourg. Il lui semblait que ce parc lui apportait simplement la paix.

Voilà plus de quarante-huit heures que le miracle s’était produit. Et les signes de rémission de Lucien persistaient. Hier, l’enfant avait bougé à plusieurs reprises l’index et le majeur de la main droite. Diane aurait même juré que, en sa présence, son poignet droit s’était soulevé. Les examens médicaux avaient démontré que les signes de contusion du cerveau reculaient. Et les fonctions physiologiques reprenaient leur cours normal. Même le docteur Daguerre semblait admettre que l’enfant était désormais sur la voie d’un véritable réveil. Il évoquait la possibilité d’ôter les drains dans les prochains jours.

Diane aurait dû être transie de bonheur. Mais il y avait maintenant ce meurtre, cette violence insondable, ces images qui l’avaient terrassée, sur l’écran du scanner. Comment une telle atrocité avait-elle été possible ? Pourquoi l’homme qui avait sauvé son fils avait-il dû mourir dans ces conditions, justement quelques heures après son intervention ?

— Je peux m’asseoir?

Diane leva les yeux. Le lieutenant Langlois se tenait devant elle, tel qu’elle l’avait rencontré l’avant-veille. Manteau noir, jean noir, tee-shirt noir. Elle devinait que l’homme possédait cette panoplie en plusieurs exemplaires, comme autant de cadavres dans un placard. D’ailleurs il n’embaumait pas l’eau de toilette, mais une curieuse odeur de pressing. En guise de réponse, elle se leva.

— On marche plutôt, non ?

Le flic acquiesça. Diane prit la direction des quinconces supérieurs. Trois allées de pelouse qui montaient en pente douce. Il commenta sur un ton jovial :

— C’est une bonne idée, ce rendez-vous ici.

— J’aime bien. J’habite à côté.

Ils gravirent les marches de pierre. Sous le jour voilé, les sentiers étaient à peu près déserts. Les arbres semblaient accueillir le vent frais dans leur feuillage avec affectation, comme une femme maintient ses jupes au-dessus d’une grille de métro. Le policier inspira profondément et déclara :

— J’ai cru que ça ne m’arriverait jamais.

— Quoi ?

— Aborder une jolie fille sur l’un de ces bancs.

— Ho, ho, ho…, souffla Diane, en prenant un air mi-amusé, mi-offusqué.

Toute angoisse, toute menace semblait avoir disparu de leur cœur, à lui comme à elle. Elle songea, avec une certaine répulsion, à l’égoïsme irréductible des vivants face aux morts. Maintenant, les feuilles vernissées, la fraîcheur du vent, les cris lointains des enfants constituaient leur seul présent — et le souvenir de van Kaen ne pesait pas lourd face à cette réalité. Le lieutenant raconta :

— Quand j’étais en internat, à l’école des inspecteurs, je m’échappais tous les week-ends pour suivre des cours de philo à la Sorbonne. En fin de journée, je venais ici, au Luxembourg. A cette époque, j’avais l’impression d’avoir échappé à une catastrophe naturelle : le chômage. Mais j’étais déjà confronté à une autre catastrophe, pire encore.

— Laquelle ?

Il ouvrit ses mains, en signe d’évidence.

— L’indifférence des Parisiennes. Je me promenais ici et je les regardais du coin de l’œil, assises sur leurs chaises en fer, à bouquiner, à jouer les hauteurs imprenables. Et je me disais : " Qu’est-ce que je pourrais leur dire? Comment je pourrais les aborder ? "

Diane sourit. Une ligne ténue sur ses lèvres, complice de la brise.

— Et alors ?

— Jamais trouvé la réponse.

Elle pencha la tête de côté et prit un ton de confidence

— Maintenant, vous pouvez toujours sortir votre carte tricolore.

— C’est ça. Ou venir avec une escouade, pour embarquer tout le monde.

Diane éclata de rire. Ils marchaient vers le portail de la rue Auguste-Comte. Au-delà, on apercevait d’autres jardins, plus étroits, mieux cachés. Langlois reprit :

— Comment va Lucien ?

— Son amélioration se poursuit. Des impulsions dans les quatre membres ont été constatées.

— Vraiment, c’est fantastique.

Elle l’interrompit.

— La vie. La mort. Vous me l’avez déjà dit.

Langlois esquissa un petit sourire. Son air de malice lui donnait un charme enfantin. Il continua d’une voix grave :

— Je voulais vous donner des nouvelles. Nous avons identifié le mystérieux docteur. Van Kaen était son vrai nom.

Diane s’efforça de dissimuler son impatience.

— Qui était-il donc ?

— Il vous a dit la vérité : il dirigeait le département d’anesthésie du service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Die Charité. Un machin énorme, dans le genre de Necker. Il possédait aussi une chaire de neurobiologie à l’Université libre de Berlin. Van Kaen organisait des colloques sur la neurostimulation et ses liens avec l’acupuncture. Une vraie star, à ce qu’il paraît.

Diane revit le colosse aux cheveux blancs debout dans la pénombre de la chambre, ses mains qui faisaient tournoyer les aiguilles dans la chair de l’enfant. Elle demanda :

— Où avait-il appris la technique de l’acupuncture ?

— Je ne sais pas exactement. Mais il a passé près de dix ans au Viêt-nam, dans les années quatre-vingt.

Tout en marchant, le lieutenant venait d’extraire de sa poche une chemise cartonnée, qu’il consultait de temps à autre.

— Van Kaen était un Allemand de l’Est. Il venait de Leipzig. C’est pour ça qu’il a pu séjourner au Viêt-nam, qui était un pays complètement fermé.

— Vous voulez dire qu’il a pu y vivre en tant que communiste ?

— Exactement. A cette époque, pour un Allemand de l’Est, il était beaucoup plus facile de s’installer à Hô Chi Minh-Ville que d’aller faire ses courses à Berlin-Ouest.

Patrick Langlois feuilleta encore ses pages :

— Pour l’instant, il n’y a qu’une seule zone d’ombre dans sa carrière : entre 1969 et 1972. Personne ne sait où il était durant cette période. A l’ouverture du Mur, il est revenu en Allemagne et s’est installé à Berlin-Ouest. Il n’a pas mis longtemps à démontrer ses compétences et à être adopté par l’intelligentsia de l’ancienne RFA.

Diane revint au présent.

— Vous n’avez aucune piste pour le meurtre ?

— Pas de mobile, en tout cas. Tout le monde admirait le bonhomme. Sauf qu’il avait l’air un peu bizarre.

— Bizarre dans quel sens ?

— Il était très dragueur. A chaque printemps, il séduisait ses infirmières de la plus étrange des façons.

— Comment?

— En chantant. Des airs d’opéra. Ce chant envoûtait tout le personnel féminin de l’hôpital, paraît-il. Un vrai Casanova. Mais je ne crois pas au mobile de la jalousie…

— Vous croyez à quoi ?

— Un règlement de comptes. Des mecs de l’Ouest vengeant leurs familles restées à l’Est, ce genre d’histoire… En l’occurrence, van Kaen était déjà sorti de ce jeu-là puisqu’il vivait au Viêt-nam. Et rien ne prouve qu’il ait fréquenté le pouvoir communiste. Mais je creuse de ce côté.

Ils franchirent la haute grille de la rue Auguste-Comte puis pénétrèrent dans les jardins de l’Observatoire. Serré de près par les immeubles, abrité par les feuillages, ce parc semblait recroquevillé dans l’ombre et le froid.

— En vérité, dit le flic après quelques secondes, il y a une question qui m’intéresse tout autant que le meurtre lui-même, c’est pourquoi cet homme est venu soigner votre fils.

Diane tressaillit.

— Vous établissez un lien entre le meurtre et Lucien ?

— Qu’est-ce que vous allez chercher ? Son intervention fait partie de l’énigme… Et elle peut nous aider à mieux cerner le personnage.

— Je ne vois pas comment.

Langlois adopta un ton raisonneur :

— Voilà un médecin réputé, une référence dans son pays, qui lâche brutalement son service, se précipite à l’aéroport de Berlin pour prendre le premier vol pour Paris — on a pu reconstituer précisément chaque étape de son voyage. Arrivé à Roissy, il file à Necker, se fabrique un faux badge, pique des clés, prend la peine d’appeler les infirmières à l’étage du docteur Daguerre pour mieux se glisser dans l’unité de réanimation…

Elle se souvenait de l’atmosphère silencieuse du couloir : van Kaen avait donc pris toutes les précautions. Le lieutenant poursuivait :

— Tout ça pour quoi ? Pour appliquer sa mystérieuse technique sur Lucien, en toute urgence. C’est l’histoire d’un sauvetage, Diane. Et ce sauvetage était entièrement focalisé sur votre petit garçon.

Elle écoutait en silence. Les questions de Langlois relayaient ses propres interrogations. Pourquoi cet Allemand s’était-il intéressé à Lucien ? Qui l’avait prévenu de son état critique ? Avait-il été aidé au sein de l’hôpital ? Le lieutenant demanda, comme s’il avait suivi mentalement les pensées de Diane :

— Ça ne peut pas être quelqu’un de votre entourage qui l’a contacté, non ?

Elle nia aussitôt de la tête. Le policier l’enveloppa d’un regard d’approbation. Elle supposa qu’il avait déjà vérifié par lui-même. Il reprit, en ouvrant la porte du troisième jardin :

— On interroge le personnel de Necker. Les toubibs, les infirmières. Quelqu’un le connaissait peut-être. Personnellement, ou simplement de réputation. De leur côté, les flics allemands vérifient tous ses appels, tous ses messages. Une chose est sûre : il a été prévenu juste après la dernière crise de Lucien, quand les toubibs français ont baissé les bras.

Ils marchaient toujours sous l’ombre impassible des arbres. Le petit crissement des cailloux sous leurs chaussures scandait leurs pas. Diane demanda :

— Et sur la technique du crime, vous avez du nouveau ?

— Non. L’autopsie, la vraie, a confirmé les données de notre plongée virtuelle. La violence du meurtre est stupéfiante. On dirait un acte… sacrificiel, un truc de ce genre. Nous avons vérifié s’il existait des antécédents en France. Aucun, bien sûr. Sinon, pas un indice, pas une trace, rien. La seule chose que l’autopsie ait révélée de nouveau, c’est que van Kaen souffrait d’un mal curieux.

— Lequel?

— Une atrophie de l’estomac, qui l’obligeait à ruminer ses aliments avant de les avaler complètement. C’est ainsi que s’expliquent les traces sur les murs, dans la salle frigorifique. Quand van Kaen a été agressé, il a expectoré tous les fruits rouges qu’il tenait dans son œsophage.

Il semblait à Diane que les paroles de Langlois pénétraient directement en elle, sous sa chair, tels d’infimes cristaux de peur. Une réalité occulte s’insinuait dans son être, prenant peu à peu la forme d’un pur cauchemar.

Ils venaient d’accéder à la fontaine de l’Observatoire : huit chevaux de pierre se cabraient sous les cascades furieuses. A chaque fois qu’elle parvenait ici, alors que les arbres s’ouvraient au vent et que l’air se chargeait de gouttelettes d’eau, Diane éprouvait la même tristesse et le même vide. Mais, aujourd’hui, la sensation avait une puissance particulière.

Langlois s’approcha d’elle pour couvrir le bruissement de la fontaine.

— Diane, j’ai une dernière question : votre fils adoptif pourrait-il être d’origine vietnamienne ?

Elle se tourna lentement vers lui et l’aperçut, comme de très loin, à travers le voile de ses larmes. Elle n’était pas déçue ni même choquée. Elle découvrait simplement la raison de cette promenade matinale. Elle ne répondit pas aussitôt. Langlois parut s’irriter contre ce silence et, peut-être, contre sa propre question. Il prononça, d’un ton plus fort :

— Van Kaen a passé dix ans au Viêt-nam. Je ne peux pas écarter cette possibilité ! Lucien appartient peut-être à une famille qu’il a connue, je ne sais pas, moi.

Elle était désormais de glace. Il répéta d’une voix autoritaire :

— Répondez, Diane. Lucien pourrait-il être d’origine vietnamienne ?

Elle scruta de nouveau les chevaux ruisselants. Les gouttes lui piquaient le visage, la fine bruine se plaquait sur ses lunettes.

— Je n’en sais rien. Tout est possible.

La voix du policier baissa d’intensité :

— Vous pourriez vous renseigner ? Interroger les gens de l’orphelinat?

Diane tendit plus loin son regard. Au-delà du boulevard Port-Royal, le ciel orageux déployait ses cortèges monotones. Elle se prit à regretter les nuages de la mousson qui décochaient dans sa mémoire de véritables flammes de mercure.

— Je vais téléphoner, dit-elle enfin. Je vais chercher. Je vous aiderai.

16

SUR le chemin du retour, Diane s’abandonna aux suppositions les plus fantasques. Boulevard Port-Royal, elle se convainquit que Lucien était bien d’origine vietnamienne. Rue Barbusse, elle décréta qu’il n’était pas un enfant anonyme. Rolf van Kaen avait connu sa famille. D’une mystérieuse façon, le petit garçon avait été abandonné et, d’une façon plus mystérieuse encore, le médecin allemand avait été averti de sa présence en France. Rue Saint Jacques, elle imagina que l’enfant était le fils caché d’une personnalité importante, qui avait contacté l’acupuncteur en urgence. Le code de son immeuble la stoppa net dans ses délires.

Elle retrouva son calme dans l’appartement. Les sensations familières, distillées par son petit trois pièces, l’apaisèrent. Elle prit le temps de contempler les murs blancs, le parquet d’acajou, les longs rideaux immaculés qui semblaient garder en mémoire le soleil, les jours de pluie. Elle respira longuement l’odeur de la cire et les effluves javellisés qui planaient ici depuis qu’elle avait rangé à fond sa maison. Le lendemain de la nuit miraculeuse, Diane avait en effet tout nettoyé, effaçant la moindre trace qui aurait pu lui rappeler le chagrin et l’abandon des deux dernières semaines. Cette odeur de propre la rassénéra et la conforta dans sa résolution.

Elle consulta sa montre et calcula le décalage horaire avec la Thaïlande. Midi à Paris. Dix-sept heures à Ra-Nong. Elle sortit son dossier " Adoption " puis s’installa dans sa chambre, assise par terre, calée contre son lit. Pour lutter contre l’émotion, elle focalisa sa respiration très bas dans son corps, à quelques centimètres au-dessus du nombril — une technique classique de décontraction, utilisée dans le wing-chun. Lorsque l’air se fut dissous dans son sang et convergea vers ce point mystérieux, lorsque le calme l’emplit à la manière d’un grand vide apaisant, elle sut qu’elle était prête.

Elle décrocha le combiné et composa le numéro de l’orphelinat de la fondation Boria-Mundi. Après quelques sonneries tremblotantes, une voix nasillarde lui répondit. Diane demanda à parler à Térésa Maxwell. Elle attendit deux bonnes minutes puis un " allô " retentit, claquant comme une porte sur des doigts. Diane demanda, plus fort qu’elle n’aurait voulu :

— Madame Maxwell?

— C’est moi. Qui est à l’appareil ?

La liaison était mauvaise. La voix de la directrice plus mauvaise encore.

— Je suis Diane Thiberge, attaqua-t-elle. Nous nous sommes vues il y a environ un mois. Je suis venue dans votre centre le 4 septembre. Je suis la personne qui…

— La boucle d’or?

— C’est ça.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a un problème ?

Diane se souvenait du visage débonnaire et des yeux inquisiteurs. Elle mentit sans hésiter :

— Non, pas du tout.

— Comment va l’enfant ?

— Très bien.

— Vous m’appelez pour me donner des nouvelles?

— Oui… Enfin, pas tout à fait. Je voulais vous poser quelques questions.

Seules les interférences résonnaient à l’autre bout de la ligne. Elle poursuivit :

— Quand nous nous sommes rencontrées, vous m’avez dit que vous ne saviez pas d’où venait l’enfant.

— C’est exact.

— Vous ne connaissez pas sa famille ?

— Non.

— Vous n’avez même jamais aperçu sa mère ?

— Non.

— Et vous n’avez aucune idée de son ethnie d’origine ? Ou de la raison de son abandon ?

Après chaque interrogation, Térésa Maxwell ménageait un bref silence, chargé d’hostilité. Elle demanda à son tour :

— Pourquoi ces questions ?

— Mais… je suis sa mère adoptive. J’ai le droit de savoir, pour mieux comprendre mon fils.

— Il y a un problème. Vous ne me dites pas tout.

Diane revit le petit être pansé, bardé de machines, de tubes à perfusion. La gorge nouée, elle trouva la force de dire :

— Je ne vous cache rien ! Je veux juste en savoir un peu plus long sur mon petit garçon et…

Térésa Maxwell soupira et reprit, légèrement moins agressive :

— Je vous ai tout dit lors de notre première rencontre. Des gosses errent dans les rues de Ra-Nong, sans parents, sans soins. Lorsque l’un d’eux est vraiment mal en point, nous le récupérons, c’est tout. Lu-Sian était un de ceux-là.

— Qu’est-ce qu’il avait ?

— Il souffrait de déshydratation. Et de malnutrition.

— Quand je suis venue le chercher, depuis combien de temps le gardiez-vous à l’orphelinat ?

— Deux mois environ.

— Et vous n’avez rien appris d’autre sur lui ?

— Nous ne menons pas d’enquêtes.

— Il n’a jamais reçu de visite ?

Les interférences revinrent en force. Diane eut l’impression qu’on l’arrachait à son interlocutrice, qu’on lui ôtait toute possibilité d’obtenir des informations. Mais la voix grinça de nouveau :

— Méfiez-vous, Diane.

Elle tressaillit. La voix semblait plus proche tout à coup. Elle balbutia :

— De… de quoi?

— De vous-même, souffla la directrice. Méfiez-vous de ce désir d’en savoir plus, de cette tentation d’enquêter sur Lu-Sian. Ce gamin est désormais votre enfant. Vous êtes sa seule origine. Ne remontez pas au-delà.

— Mais… pourquoi?

— Ça ne vous mènera nulle part. C’est une vraie maladie chez les parents adoptifs. Il y a toujours un moment où vous voulez savoir, où vous cherchez, vous furetez. Comme si vous vouliez rattraper ce temps mystérieux qui ne vous a pas appartenu. Mais ces enfants ont un passé, vous n’y pouvez rien. C’est leur part d’ombre.

Diane ne pouvait rien ajouter. Sa gorge était trop sèche. Térésa reprit :

— Vous savez ce qu’est un palimpseste ?

— Euh… oui… je crois.

Térésa expliqua pourtant :

— Ce sont ces parchemins de l’Antiquité que les moines du Moyen Age grattaient pour y inscrire d’autres textes. Ces documents étaient recouverts par de nouveaux écrits mais ils portaient toujours, dans leur épaisseur, le message ancien. Un enfant adopté reproduit la même situation. Vous allez l’élever, lui enseigner un tas de choses, lui imprimer votre culture, votre personnalité… Mais, en dessous, il y aura toujours un autre manuscrit. L’enfant possédera toujours ses propres origines. L’héritage génétique de ses parents, de son pays. Les quelques années vécues dans son milieu d’origine… Il faut que vous appreniez à vivre avec ce mystère. Respectez-le. C’est la seule façon d’aimer vraiment votre fils.

La voix rêche de Térésa s’était teintée de douceur. Diane imaginait l’orphelinat. Elle sentait ses parfums, sa chaleur, son atmosphère de convalescence. La directrice disait vrai. Mais elle ignorait tout du véritable contexte. Diane devait obtenir des réponses précises à ses questions :

— Dites-moi seulement une chose, conclut-elle. Selon vous, Lucien… enfin, Lu-Sian pourrait-il être vietnamien ?

— Vietnamien ? Grand Dieu : pourquoi vietnamien ?

— Eh bien… Le Viêt-nam n’est pas si loin et…

— Non. C’est impossible. D’ailleurs, je parle cette langue. Le dialecte de Lu-Sian n’avait rien à voir.

Diane murmura :

— Je vous remercie. Je… je vous rappellerai.

Elle raccrocha et laissa résonner en elle, comme dans une nef glacée, les paroles de la directrice.

C’est alors qu’un souvenir lointain lui traversa l’esprit.

C’était en Espagne, à l’occasion d’une mission de repérage, dans les Asturies. A l’un de ses moments perdus, Diane avait visité un monastère. Une bâtisse brutale et grise, qui vivait encore à l’heure des méditations et des murmures de pierre. Dans la bibliothèque, elle avait découvert un objet qui l’avait fascinée. Derrière une vitrine, un parchemin était suspendu à des filins d’acier. Son aspect rugueux et rosâtre lui conférait un caractère organique, presque vivant. L’écriture gothique y défilait en lignes serrées, appliquées, accordant parfois un espace pour une délicate enluminure.

Mais le fait captivant était ailleurs.

A intervalles réguliers, un néon de lumière ultraviolette s’allumait en surplomb, faisant apparaître, sous les lettres noires, une autre écriture, fluide et sanguine. Les traces d’un texte antérieur, datant de l’Antiquité. Comme une empreinte laissée dans la chair même du parchemin.

Diane comprenait maintenant : si son enfant était un palimpseste, si son passé était une sorte de texte à demi effacé, alors elle en possédait des bribes. Lu. Sian. Et les quelques autres mots qu’il n’avait cessé de répéter durant les trois semaines où il avait vécu près d’elle, à Paris. Ces mots que Térésa Maxwell ne comprenait pas.

17

UN des bureaux de l’Institut national des langues et civilisations orientales était situé rue de Lille, juste derrière le musée d’Orsay. C’était un vaste édifice, sombre et autoritaire, marqué par cette majesté qui caractérisait, aux yeux de Diane, les beaux immeubles du septième arrondissement.

Elle traversa le hall de marbre puis se faufila parmi le dédale d’escaliers et de salles de classe. Au premier étage, elle repéra le bureau des langues du Sud-Est asiatique. Elle expliqua sommairement à une secrétaire qu’elle était journaliste et qu’elle préparait un reportage sur les ethnies du Triangle d’Or. Etait-il possible de rencontrer Isabelle Condroyer ? Elle avait trouvé ce nom dans le volume de la Pléiade consacré à l’ethnologie : la scientifique paraissait la meilleure spécialiste des peuples de ces régions.

La secrétaire lui répondit d’un sourire. Diane avait de la chance : Mme Condroyer achevait justement un cours magistral, ici même. Elle n’avait qu’à l’attendre dans la salle 138, au rez-de-chaussée : on allait prévenir le professeur.

Diane descendit aussitôt dans la classe. C’était une pièce minuscule, située à l’entresol, dont les soupiraux en verre feuilleté s’ouvraient à ras de terre sur une cour intérieure. Les petites tables au coude à coude, le tableau noir, l’odeur de bois verni rappelèrent à Diane le temps de ses études. Elle s’assit au fond de la salle, mue par un ancien réflexe d’élève solitaire, puis s’immergea, presque malgré elle, dans les souvenirs de faculté.

Lorsqu’elle évoquait cette période de sa vie, elle ne songeait pas aux heures passées en classe, mais plutôt, déjà, aux missions qui avaient jalonné ses dernières années de doctorat. Elle n’avait jamais été une élève studieuse. Pas plus qu’elle n’avait été un esprit féru d’analyse et de théorie. Diane se passionnait exclusivement pour le travail de terrain. Morphologie fonctionnelle. Auto-écologie. Topographie des espaces vitaux. Dynamique des populations… Ces termes et ces disciplines n’avaient joué pour elle que le rôle de prétextes afin de partir — de guetter, d’observer, d’appréhender la vie sauvage.

Depuis son premier voyage, Diane menait une unique quête : comprendre la barbarie de la chasse, la violence des prédateurs. Elle vivait dans l’obsession de cette énigme, qui se résumait au claquement d’une mâchoire sur de la chair vive. Mais peut-être n’y avait-il rien à comprendre — seulement à éprouver. Lorsqu’elle observait les grands fauves aux aguets, tapis dans la broussaille, immobiles au point de faire corps avec la végétation, au point de se creuser, de s’encastrer dans la texture même de l’instant, Diane éprouvait cette certitude : un jour, à force de concentration, elle deviendrait ce fauve, cet affût, cet instant. Il n’était plus question de comprendre l’instinct animal. Il fallait se glisser à l’intérieur. Devenir cette pulsion aveugle, ce mouvement de destruction qui ne connaissait d’autre logique que lui-même…

La porte s’ouvrit tout à coup. Isabelle Condroyer portait des pommettes hautes comme on porte des talons aiguilles. Sous des cheveux châtains coupés court, ses yeux étaient légèrement bridés mais ses iris étaient d’un vert thé. De véritables amandes, encore toutes fraîches, sur leurs frondaisons. Une goutte d’élixir asiatique s’était diluée dans le sang de cette femme pour lui donner non pas un charme de poupée exotique, mais plutôt une dureté de montagne, une rugosité d’altitude. Diane se leva. La scientifique déclara aussitôt :

— Ma secrétaire m’a dit que vous étiez reporter. Pour quel journal ?

Diane remarqua que l’ethnologue portait un chemisier rouge trop étroit. Le tissu s’évasait en petites chatières indiscrètes. Elle s’efforça de sourire.

— C’est-à-dire… J’ai surtout dit ça pour vous rencontrer.

— Pardon ?

— J’ai besoin d’un renseignement. Un renseignement très urgent…

— Vous plaisantez? Vous vous figurez que je n’ai que ça à faire ?

Un bref instant, Diane eut envie de lui répondre sur le même ton, mais elle se ravisa. Une technique de combat consistait à utiliser l’élan de l’adversaire à son encontre. Elle choisit de jouer la corde sensible pour faire retomber l’agressivité de la femme.

— Je viens d’adopter un enfant, expliqua-t-elle. En Thaïlande, aux environs de Ra-Nong. Vous connaissez sans doute cette région. L’enfant est âgé de six ou sept ans.

— Et alors ?

— Il prononce quelques bribes de phrases. Je voudrais savoir quelle langue il parle, quel est son dialecte d’origine.

L’ethnologue posa son cartable sur le bureau qui faisait face aux tables de classe. Elle croisa les bras. Les ouvertures de son chemisier s’élargirent plus nettement sur l’éclat du soutien-gorge. Diane poursuivit, imperturbable :

— Nous venons d’avoir un accident de voiture. L’enfant a failli mourir. Il est encore inconscient mais les médecins pensent qu’il va se réveiller.

La femme observait Diane avec une nouvelle expression. Elle semblait se demander si elle était tombée sur une folle ou si, au contraire, une telle histoire pouvait s’inventer. Le mensonge, clair et précis, prenait forme dans l’esprit de Diane.

— Voilà ce qui se passe. Les médecins pensent qu’il serait bon, quand l’enfant reprendra connaissance, qu’on lui parle sa langue natale. Il n’est à Paris que depuis quelques semaines, vous comprenez ?

Cela sonnait si juste qu’elle se demanda soudain si elle ne prononçait pas là une vérité, quelque chose dont il faudrait réellement se préoccuper. Le ton du professeur s’atténua :

— Votre histoire est… Enfin… Dans quel état est-il ?

— Il y a quelques jours, il paraissait condamné. Mais, aujourd’hui, les médecins sont optimistes. Plusieurs signes tendent à démontrer qu’il va sortir du coma. Reste le problème des séquelles.

Isabelle Condroyer s’assit. Son visage était toujours aussi dur, mais ce n’était plus de l’hostilité. Plutôt de la gravité. Elle souffla :

— Mais s’il ne parle pas, comment voulez-vous que je…

— Il répétait toujours les mêmes mots. Deux syllabes, surtout. Lu-Sian…

— Vous n’avez aucune autre information sur son origine ethnique ?

— Aucune. Seulement ces syllabes.

L’ethnologue regarda longuement son interlocutrice. Diane portait une redingote cintrée couleur écru, des blocs de quartz en guise de collier, une aiguille d’argent pour maintenir sa tignasse en chignon. Le professeur dit enfin, de nouveau docte et froide :

— Savez-vous combien il existe de langues et de dialectes parlés dans la région des Andamans ?

— Pas exactement.

— Plus de douze.

— Je vous parle d’une région très réduite. Un point sur la carte. L’orphelinat est à Ra-Nong et…

— Avec les mouvements nés des conflits birmans, des guerres de la drogue, les migrations venues du Triangle d’Or et des Indes, cela porte le chiffre des idiomes à une vingtaine. Peut-être même une trentaine.

— Encore une fois, je ne possède que ces deux syllabes. Mais vous devez bien connaître des spécialistes pour chaque dialecte. Je peux…

Le ton de la scientifique se teinta d’exaspération :

— Quelques vocables ne peuvent pas nous servir! Surtout pas répétés par vous. Rien que dans la langue thaïe, le même mot peut avoir plusieurs significations différentes, selon que l’accent est placé sur telle ou telle syllabe, selon que le mot lui-même se situe en début ou en fin de phrase…

Dehors, le crépuscule était à l’œuvre. La fenêtre de verre feuilleté brillait d’un rouge ardent. La colère de la femme semblait avoir irradié le verre. Elle conclut d’une manière abrupte :

— Je suis désolée. Sans la prononciation, votre requête est absurde. Je ne peux rien pour vous.

Diane afficha un large sourire.

— J’étais sûre que vous diriez ça.

Elle sortit de son sac un magnétophone rouge vif. L’instrument de karaoké sur lequel Lucien enregistrait ses propres chansons. Diane savait qu’il était impossible d’identifier un dialecte sans en entendre l’accent et la prononciation. Elle s’était alors souvenue de la voix conservée sur cette cassette.

Diane appuya sur la touche Play. Tout à coup, le timbre nasillard de Lucien s’éleva dans la salle. Ses syllabes saccadées, légèrement gutturales, se détachèrent comme des bulles d’enfance dans le silence du soir. Isabelle Condroyer paraissait sidérée.

Diane avait gagné. Mais elle ne savourait pas sa victoire. La voix de l’enfant la surprenait elle aussi. Depuis l’accident, elle n’avait pas réécouté cette cassette. La modulation qui s’élevait ici, occupant tout à coup l’espace, le tapissant de la présence de Lucien, de son visage, de ses gestes aériens, l’avait tranchée comme une lame. En une seconde le chagrin se libéra, délivra une pulsion brûlante vers ses yeux.

Elle baissa la tête, cacha son front de la main. Elle ne voulait pas pleurer. Elle se recroquevilla, alors que la voix s’élevait toujours, dans la salle baignée de pourpre.

Soudain ce fut le silence.

Diane leva les yeux. L’ethnologue venait d’arrêter l’engin, comprenant ce qui était en train de se passer. Diane entrouvrit les lèvres mais le professeur s’était déjà levé, lui posant la main sur l’épaule. Sa voix, si dure, si rêche encore, quelques secondes auparavant, souffla :

— Laissez-moi la cassette. Je vais voir ce que je peux faire.

18

LES mains collées.

C’était la technique du wing-chun où Diane était la plus experte, la plus rapide. Une technique où la proximité avec l’adversaire était telle qu’on devait décocher ou esquiver les attaques en restant toujours en contact avec ce dernier. Coups de poing. Coups de coude. Coups du tranchant de la main. La pluie de violence s’abattait sans qu’on ne puisse jamais se défiler, ni reculer — on restait toujours soudé à l’ennemi.

Diane aurait dû être révulsée par ces multiples attouchements, mais il s’agissait cette fois de combat, et le signal de sa phobie ne se déclenchait pas dans un tel contexte. Au contraire : le contact provoquait en elle une sourde jouissance. Comme si elle savourait intérieurement l’inversion de ce geste — la caresse devenue frappe.

Par ailleurs, Diane possédait un secret. Si elle excellait dans cet affrontement de proximité, c’était parce qu’elle était myope et que sa meilleure chance de vaincre était de demeurer toujours dans un champ très rapproché, là où elle discernait le moindre détail. Elle avait transformé son handicap en force, appris à lutter au plus près, misant tout sur la vitesse, prenant des risques dont l’intensité désorientait ses adversaires.

Ce soir même, la séance d’entraînement, au dojo de Maubert-Mutualité, constituait un exutoire idéal à ses émotions de la journée. Après l’appel à Térésa, après la rencontre avec l’ethnologue, Diane s’était directement rendue à l’hôpital. Lucien subissait des examens et on lui avait interdit de le voir. Elle s’était d’abord mise en colère puis avait saisi que le docteur Daguerre projetait d’ôter les drains dès le lendemain matin.

Pourtant, en rentrant chez elle, Diane n’était pas parvenue à se réjouir totalement. Le meurtre de van Kaen prenait le pas sur tout le reste — même sur la guérison de son fils. Elle ne cessait plus de songer à cette atrocité. A la main qui avait tordu les viscères. Aux airelles agglutinées sur les murs. A l’écran scintillant qui avait mis à nu les entrailles profanées de l’acupuncteur. Tout se confondait dans son esprit. Elle ne réussissait plus, mentalement, à dissocier le meurtre de la rémission de son enfant.

D’ailleurs, le bâtiment pédiatrique était maintenant surveillé par des policiers en uniforme. Lorsqu’elle avait interrogé Mme Ferrer sur cette présence, la femme lui avait simplement répondu " sécurité ". Quelle sécurité ? Face à quel danger ? Un tueur continuait-il de rôder dans les couloirs de Necker ? Plutôt que de s’épuiser sur ces interrogations, elle avait préféré renouer avec l’odeur de sueur et les coups du dojo. Les mains collées. Une façon comme une autre d’exsuder ses angoisses…


Chez elle, Diane prit une douche brûlante, puis écouta son répondeur. Toujours les mêmes appels — la sempiternelle liste des amis ou relations qui venaient aux nouvelles et répétaient leurs paroles de réconfort. Il y avait aussi les messages de sa mère. Mais, à chaque fois qu’elle reconnaissait la voix abhorrée, Diane appuyait sur la touche Next.

Elle passa dans la cuisine. Cheveux ruisselants et feu aux joues, elle se concocta un Darjeeling bien noir et disposa sur un plateau théière, coupelle de Palmitos et yaourts — elle se nourrissait presque exclusivement de biscuits et de laitages. Puis elle s’installa dans sa chambre, avec les livres qu’elle avait achetés dans l’après-midi.

Il lui restait une piste à explorer. Une piste vague, indirecte, mais qui la préoccupait profondément : l’acupuncture. Elle voulait tenter de comprendre comment van Kaen avait agi sur le corps de Lucien. D’une manière confuse, elle devinait que cette technique entretenait un lien avec les autres éléments de la nuit fatidique.

Une heure de lecture suffit à lui confirmer plusieurs faits.

D’abord, Eric Daguerre avait raison. Physiologiquement, l’acupuncteur ne piquait aucun point particulier. Ni nerfs, ni muscles, ni même zones cutanées plus sensibles — en tout cas, pas toujours. Jamais on n’avait pu mettre en évidence, d’une manière physique, l’existence des méridiens à l’intérieur du corps. Des études avaient seulement démontré que l’aiguille libérait parfois des endorphines — des hormones possédant des effets analgésiques. D’autres recherches avaient mis en évidence les propriétés électriques de certains points. Mais aucune de ces constatations ne pouvait être généralisée, et elles ne constituaient que des épiphénomènes si on les comparait aux résultats prodigieux obtenus par Rolf van Kaen.

Le médecin allemand avait dit vrai lui aussi : l’acupuncture, selon la médecine chinoise, concernait une entité mystérieuse, que les praticiens appelaient " énergie vitale " et que l’anesthésiste avait comparée à une sorte d’élan originel — une source première. Pourquoi pas, après tout ? Malgré son solide rationalisme, malgré sa formation de biologiste, Diane était d’humeur à tout admettre face à l’évolution de Lucien. Il était évident que l’acupuncteur avait influencé ses mécanismes physiologiques à un niveau que les médications et les instruments de la médecine occidentale n’avaient su atteindre.

Diane poursuivit sa lecture. Ce qui l’intéressait maintenant, c’était la géographie de ces forces mystérieuses. L’Allemand avait parlé de " nappes phréatiques " et laissé entendre que cette énergie vitale possédait, au sein du corps humain, ses " ruisseaux " : des méridiens qui suivaient une topographie souterraine. Durant plusieurs heures, Diane étudia ces flux complexes et leurs jeux de correspondances.

Le plus étonnant, c’était que cette énergie paraissait se situer à la fois à l’intérieur du corps et à l’extérieur. Il ne s’agissait pas seulement de réchauffer, d’apaiser, de solliciter tel ou tel méridien mais surtout d’équilibrer ce courant avec les forces du dehors. En définitive, les aiguilles fonctionnaient comme de minuscules relais dressés vers l’univers, qui auraient servi à " harmoniser " l’organisme avec une hypothétique puissance cosmique. Diane arrêta sa lecture : ces concepts et ce vocabulaire la gênaient — tout cela lui rappelait le jargon des spiritualistes et les discours destinés aux âmes perdues en mal de gourous. Pourtant elle se souvenait de ces épingles, vertes et vives, qui avaient parsemé l’épiderme de son enfant. Elle-même, à cet instant, avait songé à des passerelles, des relais tournés vers des forces mystérieuses et indicibles.

Diane éteignit la lumière et réfléchit. Ces livres sur la médecine chinoise ne lui avaient rien apporté, à l’exception de cette idée : peut-être l’enfant, en raison de son héritage culturel, avait-il été plus sensible qu’un autre à l’acupuncture. Peut-être existait-il une sorte d’acquis génétique qui avait permis à son corps de mieux réagir à cette technique. Mais que savait-elle au juste des lois des atavismes ? N’était-ce pas une supposition gratuite ? Qui, de toute façon, n’apportait aucune information précise sur la naissance de Lucien.

Une nouvelle fois elle se repassa mentalement la séance de van Kaen dans ses moindres détails. Une phrase lui revint en mémoire. Une phrase à laquelle elle n’avait pas prêté attention dans la tourmente de la nuit, mais qui prenait ce soir une résonance singulière. Avant de la quitter, le médecin avait dit: " Cet enfant doit vivre, vous comprenez ? " Cette réflexion semblait alors seulement exprimer la détermination de l’acupuncteur. Mais elle pouvait aussi signifier que Lucien, pour une raison inconnue d’elle, devait survivre, coûte que coûte.

L’Allemand avait parlé en homme qui connaissait un secret — une réalité concernant l’enfant. Peut-être une origine exceptionnelle, comme Diane s’était plu à l’imaginer dans l’après-midi. Ou une particularité physiologique. Ou bien une mission, une œuvre que Lucien aurait à remplir lorsqu’il serait plus âgé…

La maladie des théories absurdes était en train de la reprendre. En même temps, elle entendait encore, comme un écho, l’intonation du médecin. Elle sentait l’extrême tension, l’angoisse voilée, qu’il s’était efforcé de cacher durant la séance. Ce docteur savait quelque chose. Lucien n’était pas un enfant comme un autre. Et Langlois, avec son flair de flic, l’avait perçu. Voilà pourquoi il s’intéressait tant à Lucien et à son origine.

Folie pour folie, Diane imagina une autre possibilité.

Une raison aussi impérieuse de sauver un enfant pouvait, aussi bien, constituer une raison de le détruire… Et si van Kaen avait été assassiné parce que, justement, il avait réveillé le petit garçon ?

Si une menace pesait sur Lucien ?

Elle s’arrêta net. Une ultime conviction venait de lui couper la respiration.

Et si cette menace s’était déjà exercée ?

Si l’accident du boulevard périphérique n’en était pas un ?

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