Juliette Benzoni Le diamant de Bourgogne

PREMIÈRE PARTIE OÙ CHERCHER ?

1 Retour à la case départ…

En découvrant son portefeuille délesté du rubis, Aldo reçut un tel choc qu’il le laissa retomber sur la table du petit déjeuner et dut s’asseoir sous l’œil inquiet de Cyprien, mais le vieux maître d’hôtel de Mme de Sommières en avait déjà vu d’autres : il alla chercher une bouteille de vieil armagnac, un verre d’une contenance respectable qu’il emplit à moitié avant de l’offrir à la victime du larcin, qui non seulement le vida d’un trait mais le tendit en vue d’une autre ration dont il but plus calmement environ un tiers. Ce faisant, son regard fixa le plafond :

— Elle sait ?

— Monsieur le prince veut rire ?

— À vrai dire, pas tellement ! J’ai rencontré des circonstances plus festives…

— Madame la marquise prend toujours son petit déjeuner en compagnie de Mademoiselle Marie-Angéline, quand celle-ci rentre de la messe. En général vers huit heures, huit heures et demie !

— Autrement dit cela ne va pas tarder ! Allez à la loge, Cyprien, et appelez M. Vidal-Pellicorne ! Qu’il rapplique illico ! Même s’il est en pyjama ! Je ne me sens pas le courage de lui annoncer ça tout seul !

En dépit de son âge, Cyprien fila comme un lapin tandis qu’Aldo achevait son verre les yeux toujours rivés aux « pâtisseries » Second Empire d’où semblait couler le grand lustre à cristaux, comme s’il attendait du Ciel une réponse à son problème. Les pires situations, il les avait affrontées avec Adalbert – enfin, presque toutes ! – sauf quand c’était Adalbert lui-même le problème. Il priait seulement pour que Tante Amélie n’appelle pas avant qu’il soit là !

Et il fut exaucé en un temps record : dix minutes ne s’étaient pas écoulées que le vacarme bien connu d’une certaine petite Amilcar rouge vint fracasser les échos du quartier Monceau. Aldo se précipita au-devant de son ami et faillit sourire en constatant que s’il n’était pas en tenue de nuit, il n’en était pas loin puisque, chaussé de charentaises à carreaux, il les surmontait d’un vieux pantalon de velours côtelé et de sa veste d’intérieur à brandebourgs. Quant aux épais cheveux blonds qui s’argentaient par-ci par-là, ils n’avaient subi ni peigne ni brosse : rien que les doigts écartés de leur propriétaire.

Sautant à bas de son véhicule, celui-ci s’engouffra dans la maison dont Aldo lui tenait la porte :

— C’est pas vrai ? fit-il. Elle n’a pas fait ça ?

— Oh, que si !

— Et avec ton rubis ?

— Ce n’est pas le plus important mais c’est la triste réalité !

Comme son ami un instant plus tôt, Adalbert leva les yeux vers les hauteurs de l’escalier :

— Et tu préfères qu’on soit deux pour lui annoncer la nouvelle.

— Oui. Est-ce bête, hein ? J’ai un peu honte de moi !

— Il n’y a pas de quoi. J’en ferais tout autant à ta place. Alors maintenant, on y va ?

Le coup de tonnerre redouté se fit entendre au même moment. D’un pas accordé, ils s’élancèrent dans l’escalier et arrivèrent à la minute où Louise, la femme de chambre de la marquise, sortait le plateau du monte-plats. Déjà âgée, elle parut très soulagée de les voir :

— Ces messieurs veulent-ils passer en premier ? Je devrais peut-être faire tenir ceci au chaud ?

— Ne vous tourmentez pas, Louise, je m’en charge ! rassura Aldo en s’emparant du lourd plateau d’où surgissait le numéro du matin du Figaro.

Puis il frappa légèrement et entra sans attendre d’y être invité, Adalbert sur les talons.

Mme de Sommières était assise bien droite dans une liseuse de linon bleu pâle ornée de dentelles de Valenciennes et de minces rubans blancs assortis à la « charlotte » dont s’enveloppait son abondante chevelure blanche où se montraient encore quelques mèches rousses. Malgré ses quatre-vingts ans sonnés, elle demeurait belle et surtout imposante. La vue d’Aldo armé du plateau et d’Adalbert en charentaises et veste d’intérieur lui fit hausser un sourcil surpris au-dessus d’un étonnant regard vert clair, avant de prendre son petit face-à-main serti d’émeraudes pour mieux apprécier le spectacle, puis, tapotant le lit :

— Pose ça là, Aldo ! invita-t-elle avec un demi-sourire qui n’atteignit pas les yeux. Ensuite appelle pour que l’on apporte du café ou Dieu sait ce qui vous fera plaisir pour faire avaler la couleuvre !

— La couleuvre ? émirent-ils d’une même voix. Vous… vous savez donc ?

— Que Plan-Crépin est partie rejoindre celui en qui elle croit voir l’homme de sa vie ? Primo, si elle avait été à la messe elle devrait être rentrée depuis longtemps, secundo, j’ai saisi, cette nuit, quelques bruits bizarres comme la chute d’un objet lourd suivie d’un juron étouffé. Au cas où me resterait un doute, l’arrivée tonitruante de l’Amilcar d’Adalbert dans ses atours du matin l’aurait levé. Je ne me trompe pas, elle est partie, n’est-ce pas ?

— Vous le saviez et vous n’avez rien fait pour l’en empêcher ? s’exclama Aldo au bord de l’indignation.

— Et que voulais-tu que je fasse ? Que je la supplie de ne pas se lancer dans cette folie ? Que je me traîne à ses genoux ou que je l’enferme à la cave ? Vous savez bien que les obstacles décuplent ses facultés de résistance !

— … mais pas son intelligence ! observa Adalbert, qui, assis sur un coin du lit, se beurrait tranquillement une brioche encore tiède. Je suppose qu’elle a reçu un message quelconque ?

— Oh, sans aucun doute ! Son courrier n’a jamais été surveillé dans cette maison. Pas plus que ne le serait celui de ma fille ou de ma nièce.

— C’est peut-être faire preuve d’une trop grande largeur d’esprit ?

— Non, trancha la vieille dame. Si elle avait quinze ou seize ans, je ne dis pas ! Ce serait même un devoir, mais à son âge ?

Aldo avait son idée là-dessus mais choisit de la garder pour lui jusqu’à preuve du contraire. D’autant que certaine vibration dans la voix de Tante Amélie et l’éclat de son regard la révélaient plus touchée qu’elle ne voulait l’admettre. Adalbert en pensait autant mais voulut pousser plus loin l’étude de ses réactions :

— Ce qui est plus inquiétant c’est que, avant de quitter la maison – cette nuit sans doute –, elle ait exploré les poches d’Aldo pour en extraire le rubis.

D’abord médusée, la marquise ne trouva rien à répondre. Enfin, levant vers son neveu un regard suppliant, elle murmura :

— Ce n’est pas possible ? Pas elle ?… Quelqu’un d’autre peut-être ?

Il n’ajouta pas qu’il avait dormi comme un ange mais qu’à la réflexion il avait trouvé à son café du soir un petit goût bizarre. Touchée de plein fouet, Mme de Sommières répétait cependant :

— Ce n’est pas possible ! Pas elle ! Cela ne lui ressemble en aucune façon !

Il s’assit près d’elle sur le lit afin de pouvoir passer son bras autour des épaules soudain voûtées :

— Tante Amélie ! Vous devez savoir qu’on est capable de n’importe quoi quand on aime… ou seulement quand le besoin s’en fait sentir. Adal et moi avons à notre palmarès quelques… exploits du même acabit ! Évidemment, on ne s’en vante pas, mais c’est tout de même un fait !

— Je le sais bien, et envers certaines gens je n’y vois aucun inconvénient, mais te voler, toi ? Autant dire son frère !

— À plus forte raison ! fit Adalbert qui ne put s’empêcher de rire. C’est dans les histoires de famille qu’on rencontre le plus de coups tordus ! Et maintenant, on fait quoi ?

— On étudie d’abord le problème ! répondit Aldo en dépliant la lettre où Plan-Crépin avouait son larcin, la lissant avant de l’étendre sur la courtepointe. Il y a là-dedans quelque chose qui ne colle pas ! Elle écrit qu’il l’appelle, ce qui se traduit par celui qu’elle aime : Hugo de Hagenthal !… Alors qu’il a fait le maximum pour la convaincre de rentrer chez elle et de ne plus se mêler de ses affaires ! Et tout d’un coup il la supplie d’accourir à son aide, mais, en plus, avec le faux-vrai rubis qui est authentique mais n’a jamais fait partie des « Trois Frères » du Téméraire1. Vous en concluez quoi, vous autres ?

— Que ce n’est pas Hugo qui lui a écrit mais son cher papa qui doit savoir comment l’imiter. Autrement dit : elle fonce droit dans un piège !

— Mais enfin, bon sang, elle n’est pas idiote, s’il lui a demandé d’apporter le rubis cela aurait dû lui ouvrir les yeux ?

— Sauf, murmura Mme de Sommières, si elle connaît l’écriture de cet Hugo et que l’on ait réussi à en faire une copie parfaite ! Moi qui ai vu cet homme en face, quand nous l’avons rencontré sur la route en train de bavarder avec l’abbé Turpin, je le vois mal implorant une pauvre fille de venir à son secours nantie de ses faibles forces et surtout sans avertir quiconque et surtout pas la police ! Il est séduisant dans le style sévère et surtout hors du siècle. Son visage, on l’imagine davantage sous la visière d’un heaume d’acier que sous un chapeau de feutre ! En outre, il ressemble de façon frappante au Téméraire ! Quelle auréole, messeigneurs ! Celle de la légende doublant celle d’un sort tragique ! Dès lors, elle était au-delà de tout raisonnement sain et ne voyait plus qu’une chose : le rejoindre ! Fût-ce pour mourir avec lui !

Après un instant de silence, Aldo demanda :

— Si vous l’aviez su, Tante Amélie, vous l’auriez quand même laissée partir ?

— Oui ! affirma-t-elle en le regardant au fond des yeux. Parce qu’elle-même n’appartient pas à ce siècle sans panache !

— Vous trouvez ? gronda Aldo. Sans panache ? Un million de morts quasi volontaires à cette guerre que nous avons vécue ? Il est vrai qu’on y voyait plus de boue que de panache, mais je vous rappelle que Charles de Bourgogne est mort lui aussi dans la neige grise d’un étang gelé !

— Vous avez raison tous les deux, intervint Adalbert. Quant à notre Plan-Crépin, vous savez que les Croisades sont le temps de ses rêves ! Alors, revenons sur terre et vous me permettrez de répéter : qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Je crois qu’en dépit de ce qu’elle écrit, il faut appeler Langlois ! Je suppose qu’elle a filé droit sur Pontarlier, et comme les inspecteurs Duval et Lecoq y sont autant dire en permanence, il y a peut-être une chance de la repérer à son arrivée. Si elle a pris le train, elle n’est pas loin de là, et je ne vois pas quel autre moyen de transport elle aurait pu utiliser.

— Pourquoi pas une voiture comme à son premier voyage ?

— Non. Elle s’en serait méfiée. Elle est amoureuse mais pas complètement demeurée ! Mais qu’elle aille à Pontarlier, rien n’est moins sûr ! Son héros habite aussi la « Seigneurie », à Grandson, et elle a pu prendre le train pour Yverdon, qui est tout proche.

Brusquement, Aldo se leva et se rua sur le téléphone qui avait à présent droit de cité dans la maison, sauf dans la chambre de la marquise. Adalbert le suivit :

— Qui veux-tu appeler ? Langlois ?

— Non. Ma femme ! J’ai besoin de savoir où se trouvent mon beau-père et son nouveau jouet !

— Son zinc ? Évidemment, ce serait l’idéal. Malheureusement, avoir Rudolfskrone à cette heure, ça ne va pas être facile…

Pourtant, par la grâce d’une ligne d’une humeur bénigne – ce qui n’était malheureusement pas souvent le cas ! –, avoir Lisa au bout du fil ne demanda pas plus de dix minutes :

— Aldo ? Mais quelle bonne surprise, mon chéri ! Tu es en Autriche ?

— Non ! Chez Tante Amélie ! Tout va bien là-bas ?

— Au mieux ! Nous avons un temps ravissant et…

— On parlera météo plus tard, mon cœur ! C’est ton père que je cherche et…

— Il n’est pas là ! Il est parti…

— Sacré bon sang du tonnerre de Dieu ! Il n’est jamais là quand on a besoin de lui, cet enquiquineur !…

— Du calme ! fit au bout du fil la voix suffoquée de Lisa. Qu’est-ce qu’il te prend ? Il te manque à ce point-là ?

— Lui-même, pas autrement, mais son hochet favori, sans aucun doute ! Où sont-ils ?

— Quelque part en direction de Bruxelles. La fille de Louise va de plus en plus mal. La seule personne qui sait où était sa mère l’a rappelée d’urgence et il y a peu de chance qu’elle la revoie en vie. Tu penses bien que Papa n’a pas hésité. Il l’a embarquée aussitôt !

Il devait y avoir des perturbations sur les Alpes en dépit du « temps ravissant ». La voix de Lisa se brouilla, devint incompréhensible, et la communication fut interrompue. Aldo reposa le combiné avec un soupir.

— C’est coupé ! constata Adalbert qui, sans la moindre discrétion, s’était emparé de l’écouteur. Mais on sait au moins deux choses : ton beau-père est à Bruxelles et, ce qui est plus grave, cette pauvre Agathe doit être morte à l’heure qu’il est, ce qui porte à quatre le nombre des victimes de notre assassin !

— Sans compter celles que l’on ignore, mais lui s’arrange pour être toujours à des kilomètres quand elles sont frappées !

— Cela ne te rappelle rien ?

— Que si ! Le Barbe Bleue de Newport ? Mais celui-là…

— Quand vous aurez fini d’égrener vos souvenirs de guerre, coupa Mme de Sommières qui venait de les rejoindre, vous vous occuperez peut-être de ma pauvre Plan-Crépin ? Les autres m’indiffèrent, mais elle, j’y tiens ! Appelez Langlois, sacrebleu ! Il aura peut-être une idée ?

Mais il était écrit quelque part qu’ils en seraient réduits, ce matin-là, à leurs seules ressources : le grand patron était « injoignable » pour le moment. Ce qui eut le don de déchaîner chez Aldo une sorte de fureur sacrée :

— Et voilà ! On se retrouve au même point qu’il y a cinq mois, à cette différence près que mon rubis a disparu lui aussi – ce qui est de peu d’importance ! Alors on recommence tout de zéro !

— Comment l’entends-tu ? s’inquiéta Tante Amélie.

— Vous allez voir !

Reprenant le téléphone, il appela Le Bourget, demanda à quelle heure était le prochain avion pour Berne – deux heures plus tard –, retint une place sur Swiss Air – « Non ! Deux ! » hurla Adalbert – plus une voiture de location qui l’attendrait à l’atterrissage.

— Et moi, alors ? protesta Adalbert. Tu m’oublies ou tu me largues ?

— Ni l’un ni l’autre, mais je préfère que tu restes ici jusqu’à ce que tu aies mis la main sur Langlois. D’abord parce qu’on a besoin de lui, ensuite pour que Tante Amélie soit protégée comme il sait si bien le faire. Ensuite, tu me rejoins…

— Où ça ? À Pontarlier ?

— Sûrement pas ! À Yverdon. C’est une station thermale réputée et à un jet de pierre de Grandson.

— Qu’est-ce qu’on y soigne ?

— Les rhumatismes.

— C’est moi qui devrais y aller ! bougonna la marquise. Tous les ans ils me font souffrir un peu plus !

— On verra ça plus tard ! Pour l’instant je pars seul et chacun fait ce qu’il doit. Renseigne-toi sur le meilleur hôtel d’Yverdon, ajouta-t-il pour Adalbert. Tu as une chance de m’y trouver ce soir. Sinon, je t’appellerai…

— À moins que tu ne sois coincé entre les mâchoires d’un loup en train de te dévorer !

— Je suis des plus indigestes ! Quant à toi, en te laissant l’explication avec Langlois je ne te fais pas vraiment un cadeau ! Tu connais l’animal aussi bien que moi !

— Et si, d’aventure, il exigeait que tu rentres ? demanda Tante Amélie.

— J’obéirais ! répondit Aldo gravement. Vous avez ma parole ! J’aurais trop peur qu’une initiative malheureuse transforme cette équipée en drame ! Et n’ignore rien concernant Plan-Crépin.

— Vous, je ne sais pas, mais elle, je peux vous certifier qu’il l’apprécie !

— Si vous croyez m’apprendre quelque chose !...

Il l’embrassa, monta se préparer une valise et, une demi-heure après, il roulait en taxi vers l’aéroport parisien2.

Ce fut deux heures plus tard, alors qu’il survolait les campagnes françaises, qu’il se souvint d’avoir eu l’intention de se rendre à la salle des ventes de Drouot pour une importante vacation de bijoux anciens. Ce qui n’arrangea pas son humeur. C’était la première fois qu’il lui arrivait d’oublier une vente. Il n’aima pas la désagréable impression de revenir en arrière quand il s’installa au volant de la voiture qu’on lui avait retenue : c’était à peu de chose près la même que celle fournie à Lausanne lors de son premier voyage pour aller voir mourir, à Grandson, un homme que rien ne rattachait à ce siècle.

Seul le temps avait changé. Plus de neige, plus de froidure mais une douce température, et une nature reverdie et parée de tous ses charmes. Le chemin seul n’était plus le même et le replongea plus vite que prévu dans la dramatique histoire que le destin reliait à sa propre vie : il passait par Morat !

Morat ! Ravissante cité gardant davantage que des traces d’un autrefois glorieux ! Morat, assise elle aussi au bord d’un lac, beaucoup plus petit mais tout aussi bleu que celui de Neuchâtel où se mirait Grandson ! Morat, la seconde défaite du Téméraire, plus cruelle peut-être que la première, subie avec des troupes amoindries qui pourtant s’étaient bien battues mais qu’une fatale erreur de tactique avait coincées entre la ville et le lac dans les eaux duquel on les avait rejetées. Morat, enfin, où ce qui subsistait du fabuleux trésor était tombé aux mains des Suisses, ne laissant plus guère de richesses à un prince déjà hanté par la mort mais qui refusait de voir là son dernier combat. Après Grandson, il avait cherché refuge à Nozeroy, en Comté Franche, chez son ami disparu, Jean de Chalon. Cette fois, c’était à Salins qu’il était revenu rassembler les troupes – bien maigres parce que ses Flandres, si riches cependant, lui avaient nettement refusé le soutien et que, en Bourgogne, on fondait les cloches des églises pour en faire des canons –, enfin, chercher à rétablir une santé délabrée dans les eaux thermales appréciées depuis les Romains. Quant à l’âme, envahie par la mélancolie morbide propre au sang portugais de sa mère3, elle ne le quittait que pour laisser place à une activité fébrile, une gaieté forcée plus triste que des larmes et une volonté farouche de lutter jusqu’aux extrêmes limites de ses forces…

Quand, passé Yverdon, Aldo arriva en vue de la Seigneurie dont le jardin enjambait la route pour descendre jusqu’au lac, il gara sa voiture dans un renfoncement, arrêta le moteur et considéra le but de son voyage : la noble demeure que le baron de Hagenthal avait léguée à son filleul comme au plus digne de la recevoir. Hugo, vivant portrait du tragique duc de Bourgogne, Hugo, enfin, que cette folle Marie-Angéline s’était prise à aimer et au secours de qui elle avait volé après l’avoir délesté, lui Aldo, du rubis que le vieux gentilhomme lui avait remis, ici même, en paiement d’une dette de sang…

À y réfléchir – et il n’avait fait que cela depuis la veille ! –, Aldo se demandait encore si l’idée de venir à Grandson tout droit était la bonne même si elle lui était apparue comme la seule possible pour approcher le nœud du drame, malgré la mise en garde exprimée par la lettre de Plan-Crépin. Il n’était pas policier et revenait vers la maison d’un homme dont il vénérait le souvenir. Et, pour parfaire son personnage, il s’était muni, en traversant Yverdon, d’un bouquet de roses destinées à sa tombe, comme il l’avait déjà fait une fois en compagnie d’Adalbert.

Il regarda sa montre. Tout avait si bien marché pour lui que, à cet instant où il allait se rendre chez Hugo de Hagenthal, Plan-Crépin, si elle avait pris, comme il le supposait, le train de huit heures trente pour Pontarlier en gare de Lyon, n’était pas encore arrivée à destination. Il était quatorze heures trente et, sans compter sur un retard toujours possible, elle devait être encore à une bonne centaine de kilomètres, puisqu’il fallait compter avec l’obligatoire changement à Dijon, les express desservant la Suisse passant par Besançon. Ce qui laissait à Lecoq et Durtal toute latitude pour la prendre en filature au sortir de la gare et, à lui-même, celui de voir ce qui se passait à Grandson, et même de remonter vers les villages frontaliers où Hugo avait sa « Ferme ».

Ou alors le message n’était pas d’Hugo… et le pire était à craindre !…

La cigarette, qu’il avait allumée pour mieux réfléchir arrivant sur sa fin, il l’écrasa dans le cendrier, remit son moteur en marche, recula pour reprendre le droit-fil de la route, s’arrêta finalement devant la grille, descendit, alla sonner et attendit. Pas longtemps. Le vieux Georg ne devait pas être loin car il apparut presque aussitôt. Son visage toujours un peu sévère s’éclaira en reconnaissant le visiteur :

— Oh, Monsieur le prince ! Quel plaisir inattendu !… Je vois que vous demeurez fidèle à notre pauvre baron ! dit-il avec un bref coup d’œil à la banquette arrière où étaient les roses.

— Difficile d’oublier, vous savez ! Et comme j’avais un rendez-vous en Suisse j’ai pensé venir jusqu’ici !

— Alors veuillez aller à la terrasse ! Je referme et je vous rejoins !

Un peu étonné de ce qui ressemblait à une précaution – la dernière fois la grille était restée ouverte le temps de sa visite –, Aldo reprit sa voiture et se gara près de la porte. En outre, il put constater que le vieux serviteur éprouvait quelque peine à marcher et qu’il s’aidait d’une canne.

— Vous avez eu un accident ? demanda-t-il quand il le retrouva.

— Rien de grave ! Une simple entorse ! Et elle est presque guérie !

— Presque n’est pas suffisant ! Vous ne devriez peut-être pas appuyer si tôt sur votre pied !

— C’est ce que dit ma femme, mais une canne est d’une grande utilité et je ne sens plus la douleur. Et puis, c’est d’un tel ennui de rester cloué dans un fauteuil tandis que l’on s’agite autour de vous. Mais donnez-vous la peine d’entrer avant de vous rendre sur la tombe. Puis-je vous offrir une tasse de café ?

— Certainement, sourit Aldo, mais auparavant il faut vous avouer qu’il y a une autre raison à ma visite : je voudrais rencontrer M. Hugo de Hagenthal, le nouveau maître de cette belle maison.

— Il est absent, mais veuillez tout de même prendre place, Excellence, et m’attendre un instant, je reviens avec le café…, dit-il en introduisant le visiteur dans la salle dont celui-ci conservait le souvenir.

Aldo revit avec plaisir la vaste cheminée dont le manteau s’ornait d’un massacre de dix-cors et d’armes anciennes, mais naturellement dépourvue de feu en cette saison, les bancs de pierre soulignant la profondeur des embrasures des fenêtres médiévales, les tapisseries « verdures » réchauffant les murs blancs, mais il n’y avait plus cette fois de lit à colonnes installé pour abriter les derniers souffles du vieux baron incapable de se déplacer. La pièce avait retrouvé son office de salle d’accueil, le mot salon ne convenant guère à un endroit évoquant plus le temps des chevaliers que celui des papotages autour d’une tasse de thé accompagnée de petits gâteaux. Mais l’agrément se teinta d’émotion en évoquant la longue silhouette du vieux gentilhomme qu’il y avait vu lutter contre la mort et la maintenir à distance jusqu’à ce qu’il eût payé à sa façon la dette de sang contractée par un autre…

Georg revenait, accompagné cette fois de Martha, sa femme, et c’était elle qui, sur un plateau, portait la tasse de café accompagnée de biscuits légers. Elle esquissa une révérence et posa son chargement auprès d’Aldo. Et sourit :

— Georg n’est pas encore aussi assuré sur ses jambes qu’il le prétend et j’ai craint qu’il n’apporte un bain de pieds à Monsieur le prince !

— C’est gentil à vous, mais je n’aurais pas voulu vous déranger.

— Ne vous inquiétez pas ! Et puis les fleurs du souvenir méritent beaucoup plus que cela ! Elles sont si belles ! Monsieur le baron adorait les roses !

— Nous irons les porter ensemble ? proposa Aldo. Mais je ne suis pas venu uniquement pour ce devoir de mémoire : je voudrais rencontrer M. Hugo de Hagenthal, ainsi que j’en ai fait part à votre mari. Il faut à tout prix que je lui parle !

Les deux époux se regardèrent, visiblement gênés :

— C’est qu’il n’est pas là ! émit Martha, à son tour.

— Et nous ignorons quand il reviendra ! surenchérit Georg en écho.

— S’il est à la Ferme, de l’autre côté de la frontière, c’est sans importance puisque je compte m’y rendre.

Martha eut vraiment l’air malheureux :

— Nous n’en savons rien ! Je vais essayer de vous expliquer. Jusqu’à ce qu’il habite cette maison, Monsieur Hugo résidait à Berne et ne se rendait que de temps en temps à sa maison du Jura qu’il tenait de sa mère. Quand il y allait, il ne manquait jamais de s’arrêter ici pour passer un moment avec Monsieur le baron – qui ne voulait plus qu’on l’appelle ainsi, mais pour nous l’habitude était prise depuis trop longtemps.

— Sa mère était comtoise ?

— Et même bourguignonne. Elle avait un petit château dans l’arrière-côte dont aurait dû hériter son fils, mais Monsieur Hugo était encore un enfant et le père s’est dépêché de le vendre sous le prétexte qu’on ne pouvait pas l’entretenir…

— Martha ! reprocha son mari. Tu parles trop ! Cela n’intéresse pas Monsieur le prince !

— Au contraire ! se hâta de dire Aldo. J’ai beaucoup de sympathie pour lui. C’est d’ailleurs lui que je venais voir !

— Et puis, reprit Martha, péremptoire, quelqu’un que notre bon maître voulait rencontrer avant de mourir et qui honore sa mémoire ne peut être qu’un ami ! Et non celui de son père !

— Certainement pas ! appuya Aldo. En outre, autant vous l’apprendre tout de suite, si je cherche votre maître c’est parce que je le crois en danger.

— En danger ? Qu’est-ce qui le menace ?

Georg avait posé la question avec une inquiétude qu’il ne songeait plus à dissimuler. Aldo soupira :

— Vous allez peut-être me prendre pour un fou mais je redoute que ce ne soit son père. Celui-ci s’acharne à récupérer le rubis que votre défunt maître m’a donné et que je cherche maintenant, parce qu’il vient de m’être volé ! Et, malheureusement, c’est une cousine qui l’a pris, une cousine que j’aime beaucoup et en qui j’ai confiance !

— Elle vous l’a volé et vous lui gardez votre confiance ? s’étonna Martha.

— Oui. Elle l’a fait par amour…

— Pour le baron ?

— Non, pour son fils ! Elle a laissé une lettre disant qu’il est en danger et qu’il l’a appelée…

— C’est impossible ! répondit Georg, catégorique. Qu’il soit menacé, c’est possible parce qu’il l’est souvent, mais qu’il ait appelé une jeune fille à son aide…

— Elle n’est pas de première jeunesse…

— Cela ne fait rien à la chose ! Qu’il ait demandé assistance à une femme, quel que soit son âge, est absolument impossible. Comme notre cher baron – qui ne voulait plus l’être, je sais ! –, il est un homme d’un autre temps ! Un… un chevalier en quelque sorte !

— … avec un visage de légende : celui du duc de Bourgogne, que l’Histoire a baptisé le Téméraire !

— Vous savez cela aussi ? s’étonna Georg. Une ressemblance dont il est fier en la déplorant parfois. Le duc était un homme redoutable, capable d’ordonner la mort d’une centaine d’hommes comme il le fit de la garnison du château. À certains anniversaires, Monsieur Hugo s’enferme pour prier, ou alors il galope à travers la campagne pendant des heures, et seule la crainte d’épuiser son cheval le retient. Ses chevaux sont son unique passion. Du moins, c’est mon sentiment. Il les aime comme s’ils étaient ses enfants…

— Il en a combien ?

— Deux : Pirate et Belle Dame… qui attend un heureux événement. C’est Mathias, notre fils, qui s’en occupe à la Ferme dont les grands espaces leur conviennent. N’importe comment, nous avons à la Seigneurie une écurie aussi bien équipée que là-haut…

Georg, toute méfiance abolie, répondait à présent sans contrainte : lui et sa femme aimaient Hugo, et ils auraient pu parler tous deux pendant des heures d’un maître qu’ils semblaient vénérer autant que l’ancien.

— Décidément, soupira Aldo, il est évident que vous l’aimez. Mais il est étonnant que vous ne sachiez pas où il se trouve.

— On n’a pas dit cela ! rectifia Martha. Quand il n’est pas au domaine, en général, il est là-bas, mais il arrive qu’il s’absente sans dire où il se rend. Dans ces moments-là – et c’est le cas aujourd’hui – il se contente d’annoncer qu’il va s’absenter. Mais sans en préciser la durée. À la Ferme, ils n’en savent pas davantage. Nous nous contentons d’attendre son retour en préparant la maison pour le recevoir.

— Depuis combien de temps est-il parti ?

— Trois jours !

— Mais il se déplace comment ? À cheval ? Je sais qu’à la Ferme il y a une camionnette…

— Il y a aussi une voiture, et nous savons qu’il sort à la nuit close et revient de même.

Aldo ne savait plus que penser. Cette histoire devenait de plus en plus opaque et cela l’eût amusé d’en déchiffrer l’énigme si la vie de Plan-Crépin n’avait été en jeu. Qu’elle soit tombée dans un piège ne laissait aucun doute. Elle avait cru voler au secours de celui qu’elle aimait en apportant le rubis, ce qui signait le forfait. Karl-August avait dû imiter la signature de son fils que la pauvre fille devait connaître, et elle s’était laissée prendre en oubliant la plus élémentaire méfiance, elle toujours si astucieuse et si prudente ! Fallait-il qu’elle soit amoureuse ! Et maintenant, où chercher ?

Aldo ne se rendait pas compte que, dans son désarroi, il avait pensé tout haut. Et pas davantage quand Georg lui répondit :

— Pourquoi ne pas aller voir Mathias ? Si je vous donne un mot pour lui, il vous répondra ! Or c’est de la Ferme que Monsieur Hugo est parti cette fois…

— Je veux bien et je vous remercie ! Pendant ce temps, je vais déposer mes fleurs avec Martha puisqu’elle me l’a proposé…

Tandis que tous deux se dirigeaient vers la tombe, il jeta un coup d’œil à sa montre. Une heure ! Il lui restait une heure avant l’arrivée à Pontarlier du train de Paris où devait se trouver normalement Marie-Angéline… Il y avait une chance, évidemment, pour que Langlois y eût dépêché l’un des hommes qu’il maintenait sur place.

Une fois rendu son devoir de respect, Aldo demanda à Martha si elle pouvait lui indiquer dans les alentours un hôtel tranquille aussi proche de la frontière que possible, mais côté suisse.

— Je pense, dit-elle, que vous ne pouvez espérer mieux que l’hôtel de France à Sainte-Croix. La vue y et superbe, les chambres simples mais très confortables, la cuisine réputée et la frontière à un jet de pierre passé le col des Étroits. Sur l’autre versant sont les Fourgs qui mènent droit à Pontarlier : une demi-heure d’ici à peu près. J’ajoute que Sainte-Croix et les Rasses voisines sont surnommés « le balcon du Jura » tant le panorama est admirable d’un côté comme de l’autre. Il y a un autre hôtel très chic, mais le petit est plus chaleureux.

— À merveille ! J’y vais de ce pas, et si j’obtiens des nouvelles je reviendrai vous les donner !…

Quelques minutes plus tard, il retenait sa chambre à l’endroit indiqué, déposait sa valise et fonçait sur Pontarlier en priant le Seigneur qu’il n’y ait pas foule à la douane. Par chance il était seul, et le douanier souffrant d’une rage de dents n’avait qu’une envie : qu’on lui fiche la paix !

— Il faut consulter chez un dentiste d’urgence, lui conseilla Morosini, compatissant. Mais, en attendant, allez à la cuisine chercher un ou deux clous de girofle : cela vous soulagera…

Il s’aperçut à cet instant qu’il avait oublié la lettre de Georg pour Mathias, se traita d’imbécile, puis pensa qu’il repasserait à la Seigneurie le lendemain matin.

Vingt minutes plus tard, casquette enfoncée jusqu’aux yeux cachés par de grosses lunettes teintées et le col de son Burberry’s relevé, il arrivait à la gare au moment précis où le train de Paris lâchait sa vapeur. Comme il y avait pas mal de monde, il s’y mêla, ce qui lui permit d’apercevoir, assez en retrait lui aussi, l’inspecteur Durtal, plus monolithique que jamais, sa pipe fichée entre les dents, les mains dans ses poches et la mine d’un bon bourgeois qui vient chercher un parent…

Sa présence amena un sourire sur les lèvres d’Aldo : elle signifiait qu’Adalbert avait pu contacter Langlois, et c’était déjà encourageant. Restait à savoir comment il réagirait quand Marie-Angéline ferait son apparition. Le plus sage serait de la suivre discrètement, comme il avait d’ailleurs l’intention de le faire lui-même à distance. Mais le temps passait, les voyageurs défilaient, accueillis ou non par quelqu’un, mais de Plan-Crépin point !

Peu à peu, la foule s’éclaircissait. Certains gagnaient un autre quai où la douane surveillait le convoi qui, par Verrières d’un côté et « les Verrières » de l’autre, les conduirait à Neuchâtel et à Berne… D’autres, accompagnés ou non, gagnaient la sortie. Durtal, qui s’était avancé assez loin le long du train, revenait, sa pipe éteinte toujours entre les dents, avec la mine mécontente d’un homme à qui l’on vient de poser un lapin. Il piquait droit sur Morosini qui, après une seconde d’hésitation, reculait derrière une colonne de fer et le laissa passer mais ne le suivit pas. Au contraire, il s’attarda dans l’espoir que la fugitive aurait choisi de rester dans son wagon comme si elle s’était endormie, ou jusqu’à ce qu’il n’y eût plus personne, afin de pouvoir aller à son rendez-vous tranquillement, sans crainte d’être suivie. Ou alors… mais là c’était pire, elle n’avait pas pris ce train-là ! Où la chercher dans ce cas ?

Après tout, rien ne disait que le rendez-vous eût été fixé à Pontarlier ? Une autre destination paraissant même préférable puisque, aussi bien elle que l’homme – soi-disant ! – en danger devaient supposer que c’était dans cette direction que se porteraient les recherches ? Elle pouvait aussi bien être à Besançon qu’à Berne… ou dans n’importe quels ville ou village de France, de Suisse… ou des confins de la Terre ? Pourquoi pas ?

Pourtant, sa voix secrète soufflait à Aldo qu’en allant droit chez Hugo, il n’avait pas complètement perdu son temps. Il lui paraissait incroyable, à présent, que le maître de la Seigneurie eût disparu sans que ses fidèles serviteurs éprouvent au moins quelque inquiétude. Or, ils lui avaient semblé parfaitement sereins !

Regagnant sa voiture, il ne démarra pas tout de suite. Un coup de fatigue était en train de lui tomber dessus alors que le jour commençait à décliner. Qu’allait-il faire ? Se rendre à la Ferme tenter de voir Hugo ? Si les choses étaient dans le même état que tout à l’heure, Mathias lui répondrait ce qu’il avait déjà dit à son père : Hugo n’était pas là, et n’ayant pas de nouvelles, il ignorait où il se trouvait… Piètre résultat !

Enfoncé dans son siège, il alluma une cigarette, aspira quelques bouffées et sentit sa lassitude décroître légèrement. Il découvrit en même temps qu’il avait faim et crut entendre la voix doctorale d’Adalbert :

— Quand on a l’impression qu’on va perdre pied, il faut manger un morceau avec un bon café ou, mieux, avec un verre de bon vin !

Un conseil à suivre au plus vite. L’heure s’avançait d’ailleurs, et le mieux dans l’immédiat serait sans doute de rentrer à l’hôtel, d’appeler Georg pour savoir s’il avait du nouveau de la part de Mathias, puis d’appeler Adalbert qui devait être rue Alfred-de-Vigny, tout en se faisant servir à dîner durant l’attente, généralement longue. Ce qui était certain, c’était qu’il n’avait aucune envie d’aller se coucher. Pour y faire quoi, grands dieux ? Contrairement à Adalbert qui avait la faculté de s’endormir à volonté et n’importe où, lui était parfois incapable de trouver le sommeil…

Il rentra donc à l’hôtel et appela la rue Alfred-de-Vigny, persuadé qu’Adalbert n’en bougerait pas avant d’avoir eu de ses nouvelles. L’attente était de deux heures et il les employa à dîner copieusement. Martha, en lui vantant la cuisine de l’hôtel, n’avait rien exagéré. Il se régala de filets de perche aux amandes, d’un tournedos aux morilles, de pommes de terre soufflées, d’un admirable « Mont d’Or » crémeux avec une salade craquante de fraîcheur, et pour finir une tarte aux myrtilles accompagnée d’un café parfumé à souhait (qu’il doubla d’ailleurs et fit suivre d’un vénérable marc de Bourgogne, qu’il emporta, réchauffant le verre dans sa main quand le téléphone l’appela).

— Comment l’affaire se présente-t-elle ? demanda Adalbert.

— À peu près comme elle se présentait hier. À l’arrivée du train, il y avait l’inspecteur Durtal – dont j’ai pris soin qu’il ne me voie pas ! –, mais de Plan-Crépin nenni.

— Cela aurait été trop simple, aussi ! Surtout après sa supplication de ne pas chercher à la suivre ! Mais dis-moi ! Tu m’as l’air bien guilleret pour quelqu’un qui a fait chou blanc toute la journée ?

— J’avoue humblement que j’achève un délicieux dîner dont j’avais le plus grand besoin tant je me sentais découragé…

— Ben voyons ! La nature ne perd jamais ses droits !

— Ça te va bien de persifler ! Entre ton Théobald et l’Eulalie de Tante Amélie, on ne peut pas dire que tu es à plaindre ! Au fait, comment va-t-elle ?

— Eulalie ?

— Tante Amélie, crétin ! Ce n’est pas trop dur ?

— Je n’en sais rien ! avoua Adalbert. Tu connais le soin qu’elle porte à préserver son image ! Je suis sûr qu’elle est bourrée d’inquiétude, mais du diable si l’on s’en douterait ! Elle est comme tous les jours.

— Oh, j’en suis certain, mais tu as tort de m’accuser d’avoir perdu mon temps : je suis allé à la Seigneurie et j’ai longuement parlé avec Martha et Georg. Ils ne savent pas où est Hugo de Hagenthal mais ne s’en tourmentent pas, c’est normal pour eux, comme pour la Ferme où est Mathias, leur fils, mais à l’heure actuelle il ne serait ni d’un côté ni de l’autre de la frontière. Et je n’aime pas ça !

— Moi non plus ! C’est peut-être vrai qu’il a été enlevé, et l’angoisse de Plan-Crépin se justifierait pleinement. Ils ont dû tomber tous les deux dans le même piège… Cependant, je vois mal cet homme essayer de trouver son salut auprès d’une femme… dont nous savons qu’elle est fragile en dépit de son assurance habituelle. Et comme en plus elle l’aime, qu’il doit en être conscient, cela ressemblerait à un abus de pouvoir, et je ne le voyais pas ainsi…

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— Rien pour le moment : on verra ça sur place, car bien sûr je serai là demain. Je n’ai pas retenu, comme tu me le conseillais, au meilleur hôtel d’Yverdon. Je me méfie un peu des palaces des villes thermales…

— Et tu as raison. Moi je suis à Sainte-Croix – pratiquement à la frontière et à mi-chemin entre Pontarlier et Grandson, à l’hôtel de France qui est plus agréable que n’importe quel palace ! Question d’atmosphère…

— Et de cuisine si j’ai bien compris ?

— Tu as très bien compris. Tu viens comment ?

— Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir mais ne te fais pas de bile pour ça. De toute façon, on dînera ensemble demain soir ! Et ne t’inquiète pas pour notre marquise ! Langlois fera ce qu’il faut !

— Embrasse-la pour moi ! Je me tourmente pour elle !

— Faut pas ! Elle tient debout, tu sais !

— Naturellement ! Mais la résistance humaine a des limites ! Passer de la présence continuelle de Plan-Crépin, avec ce que tout cela implique, à la solitude absolue doit être éprouvant…

— Tu oublies Cyprien, Louise sa femme de chambre et la géniale Eulalie, sans compter les sbires de Langlois… et Langlois lui-même en certains cas… maintenant, si tu préfères que je reste ?

— Tu sais bien que non ! C’est sans doute de l’égoïsme pur… ou ce doit être l’âge !

Le ton était dramatique. Le rire d’Adalbert fusa, essentiellement réconfortant :

— J’en ai autant à ton service. Alors un bon conseil : va te coucher en embarquant ce qu’il faut pour prendre une bonne cuite. Quand tu en émergeras, je serai là !

— Sûrement pas ! J’ai besoin de garder la tête claire. Embrasse Tante Amélie pour moi et fais bon voyage !

À la réflexion, Adalbert décida de rejoindre la frontière dans sa voiture. C’était peut-être plus long et plus fatigant mais cela lui assurait, outre la satisfaction d’être un peu chez lui, la tranquillité d’esprit que l’on ne trouve jamais dans une voiture de location, inconnue. Il partit donc à l’aube d’une belle journée ensoleillée, regrettant seulement d’avoir dû laisser au garage, une fois de plus, la chère petite Amilcar rouge et noir vraiment trop bruyante pour qui entend se livrer à des activités plus ou moins policières. Le parcours fut paisible et rapide, et quand, après un passage de douane sans histoire, il stoppa son engin devant l’hôtel de France, il respira avec délices l’air vivifiant du fabuleux paysage étalé devant lui et se sentit presque en vacances. Impression hautement fugitive ainsi qu’il s’en convainquit lorsque s’approcha de lui un homme solidement bâti et sympathique qui lui demanda s’il était bien M. Vidal-Pellicorne – encore que celui-ci eût besoin de consulter une carte de visite pour venir à bout de son nom – et, ayant reçu toutes assurances à ce sujet, lui apprit, un peu gêné, que « M. le prince avait été arrêté aux aurores par la police d’Yverdon… ».

Il crut avoir mal compris :

— Morosini ? Arrêté ? Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Arrêté pour quoi ?

— Pour avoir assassiné hier, vers dix-sept heures, les serviteurs de M. de Hagenthal à la Seigneurie de Grandson.

Adalbert encaissait bien d’habitude, mais là il se crut en face d’un malade :

— Voulez-vous répéter ? Il a quoi ?

— Tué à coups de couteau Georg et Martha Olger, les serviteurs de…

— Vous l’avez déjà dit ! Et ça n’a pas de sens ! Trucidé… et à l’arme blanche ensuite, de braves gens qui l’accueillaient avec chaleur ? J’y suis allé une fois avec lui. Mais qui donc a pu sortir une telle ânerie ?

— Leur fils, Mathias, qui sert aussi Monsieur Hugo mais dans sa propriété au-delà de la frontière. Il est arrivé chez ses parents hier vers huit heures du soir et les a trouvés ainsi que je viens de vous le dire.

— Et il a tout de suite su qui était le meurtrier ? Une illumination céleste en quelque sorte ?

— Non. En arrivant il l’a vu partir dans une voiture immatriculée en Suisse et donc de location…

— Et il ne lui a pas couru après, soulevé d’une sainte indignation ?

— Il n’en savait rien ! Comme l’assassin…

— Doucement s’il vous plaît, gronda l’égyptologue. Tant qu’il n’est pas condamné c’est M. le prince Morosini ou, mieux, Son Excellence !

— Naturellement ! Où avais-je la tête ? Veuillez m’excuser !

— Qui êtes-vous d’abord ?

— Le propriétaire de cette maison. Comme tous les miens, j’ai eu peine à réaliser l’accusation des policiers qui sont venus l’interpeller ce matin. Il était évident que c’était un homme du monde. Parfaitement éduqué… Nous avons bavardé un peu hier soir pendant qu’il buvait son café après m’avoir complimenté sur notre cuisine qu’il a beaucoup appréciée…

— Allons, tant mieux ! Et où est-il à présent ?

— Sans doute à l’hôtel de police d’Yverdon avant d’être transféré à Lausanne où il sera incarcéré avant d’être jugé !

— Pas si vite, s’il vous plaît ! On n’en est pas là ! Pour ce qui est de moi, je vais vous demander, dans l’ordre : où est votre téléphone, ensuite une chambre et un couvert dans un coin tranquille parce que j’ai l’intention de passer la nuit ici !

— Ce sera avec plaisir ! Je vais envoyer un garçon prendre vos bagages. Quant au téléphone, je vais vous appeler votre numéro. Je vous préviens, cela risque d’être assez long.

— Vous êtes bien bon ! émit Adalbert, un rien moqueur, en sortant son calepin et son stylo pour inscrire les coordonnées de Langlois, et qui se fit une joie amère de remarquer, en tendant le petit feuillet à l’hôtelier : Comme il s’agit du grand patron de la police judiciaire française, l’attente ne devrait pas être si longue…

Ce fut rapide en effet : vingt minutes après, et alors qu’il se réconfortait avec une fine à l’eau au bar de l’hôtel, Adalbert eut le Quai des Orfèvres. On lui apprit que Langlois n’était pas dans son bureau mais qu’il ne manquerait pas de le rappeler dès son retour. Ce qui clouait Vidal-Pellicorne sur place alors qu’il brûlait de filer à Yverdon réconforter son ami, mais il se faisait déjà tard et il avait environ cinq cents bornes dans les bras. En outre, Morosini ne mourrait pas de passer une nuit en prison. Ce ne serait pas une première, et de loin ! Pour lui-même non plus d’ailleurs, et parfois dans des conditions quasi médiévales !!! Revenant à son hôtelier qui le considérait d’un œil dubitatif, il demanda :

— Elles sont comment les prisons chez vous ?

— Ne les ayant encore jamais essayées, vous me voyez fort embarrassé pour vous répondre, mais je ne crois pas me tromper en vous affirmant qu’elles sont très propres ! Un mien cousin a eu l’occasion de séjourner deux ou trois jours au poste de police d’Yverdon et n’en a pas gardé un mauvais souvenir.

— Allons, tant mieux ! Je n’en attendais pas moins d’un pays modèle comme le vôtre…

Quant à Tante Amélie, il se contenta de lui faire savoir, via Cyprien, qu’il était bien arrivé mais mort de fatigue, qu’il allait se coucher et la rappellerait le lendemain, partant de ce principe qu’à chaque jour suffit sa peine !

Pendant ce temps, Aldo reprenait, bien contre son gré, l’état comparatif qu’il songeait à écrire touchant les différentes prisons qu’il avait eu l’occasion d’essayer et aussi de l’accueil qu’il y recevait… En général, sa mauvaise chance voulait que ceux qui l’y jetaient lui vouassent, dès l’abord, une antipathie parfaitement inexplicable. Seuls trois d’entre eux avaient échappé à cette malédiction : le commissaire Pierre Langlois, alors divisionnaire, le chief superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, et Patterson, le chef de la police métropolitaine de New York. Encore les deux premiers s’étaient-ils mués avec le temps en amis fidèles.

Mais ses expériences aux mains des policiers madrilènes, turcs ou versaillais par exemple n’étaient pas près de se laisser oublier. On l’avait traité comme un gibier de potence et, dans ces circonstances, son titre princier ne lui avait été d’aucune aide, bien au contraire. On aurait dit que faire passer de mauvais quarts d’heure au détenteur d’un si beau nom leur causait une joie comme on en rencontre rarement dans la vie. S’ils avaient pu, tels les Indiens d’Amérique, l’attacher au poteau de torture et improviser autour de lui une danse du scalp endiablée en poussant des cris gutturaux, leur félicité eût été complète !

Heureusement, le « commissaire » Bauer – ou quelle que soit sa qualification suisse ! – devant lequel il comparut à l’hôtel de police d’Yverdon semblait de mœurs bénignes. D’une froideur polaire, il se contenta d’informer ce « client » hors du commun du crime dont il était accusé et, sans écouter ses énergiques dénégations, lui demanda s’il avait fait le choix d’un avocat.

— Un : je n’en connais aucun ici, et deux : n’ayant jamais été effleuré par l’intention de tuer qui que ce soit, je ne vois pas pourquoi j’aurais dû m’offrir ses services. Surtout en Suisse alors que je suis vénitien !

— Peut-être, mais leur présence est obligatoire. Vous n’avez qu’à choisir parmi cette liste ! ajouta-t-il en lui tendant une feuille de papier.

— Pour être défendu par un jeunot sans expérience ? Merci beaucoup ! S’il le faut absolument, veuillez téléphoner aux bureaux de mon beau-père à Zurich pour m’en procurer un !

— Vous avez un beau-père à Zurich ?

— Apparemment !

— Et il s’appelle ?

— Moritz Kledermann, banquier. S’il est absent, son secrétaire saura où le trouver !

Le nom du milliardaire zurichois entama la cuirasse de certitude du policier :

— M. Kledermann est votre beau-père ? releva-t-il sans cacher sa surprise.

— Oh, c’est simple : j’ai épousé voici quelques années sa fille Lisa qui m’a donné trois enfants.

— Dans ce cas nous pouvons contacter votre femme à Venise ?

— Non. Elle est en ce moment chez sa grand-mère… en Autriche !

— Ah !

Le policier se demandait visiblement si l’on n’allait pas en arriver bientôt à faire appel à la Société des Nations4 ! Ce que devinant, Aldo lui demanda, en attendant, d’avoir l’amabilité de lui apprendre en détail de quoi on l’accusait au juste.

— Hier, aux environs immédiats de dix-sept heures, vous avez assassiné Georg et Martha Olger au domaine de la Seigneurie dont ils étaient à la fois les gardiens et les serviteurs.

— Assassinés ? Et comment ? Je suis censé leur avoir tiré dessus ?

— Non. Vous les avez poignardés. L’arme a été retrouvée près des corps.

— Au couteau ? C’est bien mon genre ! fit Aldo qui remerciait mentalement le Ciel de l’avoir empêché de s’armer comme d’habitude en cas d’action violente en perspective, c’est-à-dire se munir de la lame fine et effilée liée, dans son étui, à son bras droit, ce qui permettait de la faire glisser d’une secousse dans sa main… (Il se contenta d’ajouter :) Et, naturellement, on y a trouvé mes empreintes digitales ?

— On n’en a relevé aucune mais je suppose que vous avez l’habitude de porter des gants ?

— Toujours quand j’assassine des gens !

Le pli qui se creusa entre les sourcils de Bauer fit comprendre à Aldo que son humour noir, s’il lui permettait de se détendre, n’avait guère de chance d’être apprécié par celui qui, pour l’instant, le tenait sous sa patte. Il poursuivit, sur un ton indifférent :

— Puis-je savoir aussi qui m’accuse ?

— Un voisin qui vous a vu partir en courant et qui a prévenu leur fils ! Vous n’allez pas nier vous y être rendu ?

— Non, mais il était à peine quatre heures quand je suis parti, et pas en courant. J’ai repris calmement ma voiture…

— Pour vous rendre où ?

— En France. Je voulais aller à Pontarlier ! J’ai dû passer la frontière à quatre heures et demie… Vous n’avez qu’à vérifier !

— Quand il s’agit des frontaliers, la surveillance n’est pas si sourcilleuse et vous avez une voiture immatriculée dans le canton de Vaud. Qu’alliez-vous faire en France ?

— J’allais chercher quelqu’un à la gare de Pontarlier !

— Il faut vous arracher les paroles ! Qui ?

— Je ne pense pas que cela vous regarde ! De toute façon, cette personne n’y était pas et je suis rentré à Sainte-Croix où l’on est venu m’appréhender, comme vous le savez aussi bien que moi. Et maintenant, j’aimerais savoir quelle suite vous comptez donner à cette lamentable affaire ?

— Si vous habitiez ici, je vous aurais peut-être mis en observation chez vous, mais vous êtes un étranger et la frontière française est trop proche. Pendant ce temps, vous vous procurerez un avocat, l’instruction se poursuivra et…

— Si je vous comprends bien, vous n’avez pas l’intention de continuer plus avant vos investigations. Vous êtes persuadé de tenir le coupable en ma personne et on va s’en tenir là ?

— Quoi que vous en pensiez, Monsieur, nous sommes des gens sérieux et ne faisons jamais rien à moitié. Si l’on vous relâche – en admettant que cela arrive et c’est tout le mal que je vous souhaite –, c’est que nous serons intimement persuadés de votre innocence. En attendant, vous resterez en notre compagnie. N’oubliez pas que l’on vous accuse formellement !

— Eh bien, soupira Aldo, ça va être gai. Puis-je au moins vous prier d’observer un maximum de discrétion jusqu’à ce que l’on vous ait démontré l’inanité de ces assertions et que je n’aie rien à voir dans ce double meurtre crapuleux ? J’ai une réputation à sauvegarder et il se trouve que j’y tiens !

— Nous verrons cela !

Quelques minutes plus tard, Aldo prenait possession d’une cellule – très propre au demeurant mais meublée sobrement d’un bat-flanc, d’un coin hygiénique et d’une pile de papiers chiffons. La propreté helvétique jouait à plein jusque dans les prisons et Aldo se demanda s’il verrait rappliquer chaque matin une femme de ménage avec balai, plumeau, etc.

Pas vraiment inquiet parce qu’il se doutait qu’Adalbert ne tarderait pas à remuer ciel et terre pour le sortir de cette souricière, il alla s’étendre sur sa planche et ferma les yeux afin de mieux réfléchir. Résultat, il s’endormit presque aussitôt…

C’est là que son inconscient l’attendait. Il eut un cauchemar dont le centre était Plan-Crépin. Deux hommes encagoulés étaient en train de la jeter dans le puits abyssal du fort de Joux au bord duquel Tante Amélie, agenouillée, sanglotait…


1 Voir Le Talisman du Téméraire, t. 1 : « Les Trois Frères », Plon, 2013.

2 À cette époque, Orly n’existait pas et moins encore Roissy- Charles-de-Gaulle.

3 Isabelle de Portugal.

4 Quelque chose comme l’ONU avant la guerre !

2 Encore du sang !

Adalbert ne dormit pas beaucoup plus. D’abord il passa la soirée à attendre que Langlois le rappelle. Ce qui eut lieu vers minuit, au grand soulagement de son hôtelier qui n’osait pas abandonner son poste et laisser ce Français inconnu – sympathique mais inconnu ! – seul dans le rez-de-chaussée de l’hôtel. Il allait enfin pouvoir se coucher. Un peu impressionné cependant quand la « Préfecture de Police de Paris » s’était annoncée. Il n’eut d’ailleurs pas le temps d’en écouter davantage, Adalbert lui ayant pratiquement arraché le combiné1.

Il fut vite évident que le grand chef était de mauvais poil. Peut-être avait-il sommeil ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez retrouvé Mlle du Plan-Crépin ?

— Mon Dieu, non. En revanche, Morosini a été arrêté ce matin dans l’hôtel où…

— Quoi ?

Langlois avait crié si fort qu’Adalbert écarta l’écouteur de son oreille puis le replaça juste à temps pour entendre :

— Quelle inculpation ?

— Meurtre sur les personnes de Georg et Martha Olger, les gardiens de la Seigneurie à Grandson. Morosini y a filé directement en arrivant pour essayer de rencontrer leur patron, mais apparemment, il n’est nulle part, ni chez lui, ni à la Ferme.

— Il s’y est rendu ?

— Où ?

— À la Ferme ! Écoutez, mon vieux, vous êtes sans doute fatigué mais moi aussi, alors tâchez d’être clair. Pourquoi Morosini n’y est-il pas allé ?

— Il voulait d’abord être à l’arrivée du train de Paris afin de suivre Marie-Angéline si elle en descendait comme on pouvait le supposer…

— Ah, vous trouvez, vous ? Aurait-elle pris la peine de vous indiquer aussi l’heure du train dans le billet qu’elle vous a écrit ? Il est probable qu’on a dû lui indiquer un autre train, et une autre gare ? J’écarte le départ en voiture dont elle se serait méfiée mais…

— Vous excluez l’arrivée à Pontarlier ?

— Très certainement !…

— C’est curieux, parce que l’inspecteur Durtal ne l’excluait pas. Aldo l’a vu à l’arrivée du train…

— Normal ! Il ne faut jamais rien laisser au hasard, même l’anormal… Où en est ce cher prince actuellement ?

— On l’a emmené à l’hôtel de police d’Yverdon où « on » a dû l’interroger.

— Les procédures étant à peu près les mêmes, on lui aura demandé le nom de son avocat ?

— Mais il n’en a jamais eu ! Pour quoi faire ? Moi, en tout cas, je ne lui en connais pas, et je sais à peu près tout ce qui le concerne.

— On va lui en coller un d’office et Dieu sait ce qu’il en résultera ! Un Italien, même vénitien, accusé d’avoir trucidé deux Suisses bon teint. Le « bavard » ne va pas se fatiguer beaucoup…

— Je pourrais peut-être tenir le rôle ? Je suis licencié en droit, vous savez ?

— Possible, mais comme ce détail ne figure pas sur vos papiers d’identité – et on vous les réclamera ! –, vous risquez de vous retrouver, avec un peu de chance, dans la cellule voisine ! Bon ! Je vais voir ce que je peux faire, je suppose que vous allez galoper à Yverdon dès l’aurore ?

— Évidemment, mais je ne vous cache pas que j’ai sommeil. La route d’abord, et puis ça !… Sans compter qu’on n’a plus la moindre trace de Plan-Crépin… et qu’elle doit être en danger !

— Quel que soit le moyen de transport qu’elle a employé, elle ne peut pas être ailleurs que dans votre coin et Lecoq s’y entend pour relever les pistes, mêmes refroidies. Si vous pouvez voir Morosini seul à seul, dites-lui que je ne le laisse pas tomber, mais cela m’étonnerait que l’on vous accorde ce privilège. Dans les affaires de meurtre, les Suisses sont intransigeants !

— On ne leur en demande pas tant ! grogna Adalbert. La simple justice fera tout à fait notre affaire ! En attendant allez dormir ! Je vous entends bâiller d’ici !

Le lendemain, sur le coup de huit heures, Adalbert arrêta sa voiture à peu de distance de l’hôtel de police, prit une mallette déposée sur le siège arrière et, sans prendre garde au planton, s’engouffra dans le sévère bâtiment où, tout de suite, un agent le freina en lui demandant où il « prétendait » aller ainsi :

— Un de mes amis a été incarcéré hier au soir et je lui apporte sa brosse à dents ! C’est autorisé, j’espère ? Il ne peut pas vivre sans elle !

— C’est selon ! Montrez-moi ce qu’il y a là-dedans, au cas où il y aurait des armes !

Adalbert s’exécuta en maîtrisant de son mieux une sournoise envie de rire. Cela tenait à l’accent vaudois qui avait toujours eu le privilège de l’amuser au point qu’il l’adoptait presque instantanément et sans même s’en rendre compte. Ce qui déplut à son interlocuteur :

— Si vous vous moquez, vous pouvez remporter votre fourbi. Votre ami pourra s’en passer.

Adalbert plaida aussitôt coupable en s’efforçant d’atténuer ce foutu accent vaudois que son interlocuteur possédait malheureusement au degré suprême. Il ouvrit la petite valise pour montrer qu’elle ne contenait rien de dangereux. C’était d’autant plus difficile qu’il devait lutter en même temps contre ce fou rire intempestif… qui cessa quand l’autre, ayant examiné le contenu du léger bagage dont, à part le linge de rechange, les principaux objets étaient signés Hermès, déclara aigrement :

— Eh bien, dites donc ! Ça rapporte tellement d’assassiner les gens ?

— Si vos confrères sont tous comme vous, mon pauvre ami est fichu ! C’est un expert international en joyaux historiques doublé d’un antiquaire connu dans le monde entier ! Vous ne voudriez pas qu’il s’équipe au Prisunic ?

— Pourquoi pas ? Ce qu’on y trouve marche aussi bien que ces machins de luxe ! Mais, évidemment, un prétendu prince…

Vidal-Pellicorne vit rouge. L’anecdote était en train de tourner à la bagarre quand, attiré par le bruit, le commandant de police sortit de son bureau :

— Que se passe-t-il ici ? Et qu’est-ce que c’est que ce déballage ? Nous ne sommes pas à la douane !

Lui aussi avait l’accent du canton mais accompagné d’une telle autorité qu’Adalbert ne se sentit pas entraîné le moins du monde à l’imiter. D’autant que derrière lui s’encadrait la silhouette monolithique de l’inspecteur Durtal que l’impétrant regarda comme il eût contemplé une apparition céleste.

On s’expliqua. Adalbert s’excusa et tout rentra dans l’ordre, à commencer par la mallette de Morosini. On pénétra ensuite dans le bureau, sévère, dont le mur, derrière la table de travail, affichait l’écusson simplissime du canton, rouge et blanc, décoré seulement sur la partie supérieure de trois mots : « Liberté et Patrie ». Le commandant Albert Schultheis indiqua des chaises de la main mais, comme il ne s’assit pas, les autres l’imitèrent. Il s’adressa à Adalbert :

— Vous connaissez, je pense, l’inspecteur Durtal de la police judiciaire parisienne ?

— Bien sûr, et je suis agréablement surpris de le voir en ce lieu. Bonjour, inspecteur !

— Vous pourriez ajouter qu’il est le bienvenu ! Car je vais vous restituer le prince Morosini dont il semblerait qu’il soit accusé à tort du meurtre que vous savez. Il se trouve qu’à l’heure où se perpétrait le double crime, M. Morosini était comme l’inspecteur lui-même en gare de Pontarlier à l’arrivée du train de Paris, mais ils s’y ignorèrent.

— Morosini m’a dit, en effet, avoir vu l’inspecteur, mais il ne savait pas s’il avait été reconnu par lui dans la foule, intervint Adalbert.

— Il l’a été.

Tout en parlant, l’officier appuyait sur un timbre, et presque aussitôt Aldo, accompagné d’un policier, fit l’entrée sans gloire de qui a dormi sur une planche.

— Un bon policier doit avoir des yeux partout. C’est sans doute le cas. Je vais donc vous rendre votre liberté, Monsieur. Cependant vous voudrez bien ne pas quitter la Suisse tant que nous n’aurons pas le vrai coupable. Il se pourrait que nous ayons besoin de vous entendre encore en tant que témoin car enfin, vous êtes le dernier à avoir vu les Olger vivants. Et puisque l’on vous a pris à Sainte-Croix, eh bien, restez-y !

Aldo fit la grimace. Il n’aimait guère ce semblant de liberté qu’on lui rendait… même si l’approche d’un bain chaud qui l’attendait à l’hôtel lui souriait assez !

— Avez-vous une idée de qui peut être l’assassin ?

— Aucune, mais nous n’avons pas cherché loin. La dénonciation était nette et détaillée puisqu’elle a décrit jusqu’aux vêtements que vous portez ! Voilà ! Vous pouvez partir à présent, mais naturellement je garde votre passeport.

Toujours aussi monolithique jusque-là, Durtal réagit :

— Ma parole qui est celle de la police judiciaire française ne vous suffit pas ?

— Excusez-moi, mais non. Pas en l’occurrence parce que vous me semblez lié d’amitié avec M. Morosini…

— Certainement pas. C’est un ami du patron, oui, mais si vous connaissiez le commissaire principal Langlois, vous sauriez que son devoir passe avant toute autre considération, et c’est lui qui m’envoie. C’est donc sa parole que vous mettez en doute et je crains qu’il n’apprécie pas !

— Allons, n’exagérons rien ! Je le libère, votre prince ! Simplement je ne veux pas qu’il s’éloigne jusqu’à nouvel ordre !

— Si je ne peux même aller jusqu’à Pontarlier, je ne vois pas comment je pourrais prouver mon innocence planté dans un village – ravissant, je n’en disconviens pas ! – où je vais mourir d’ennui ! Dites-moi au moins qui m’accuse ?

— Vous êtes trop impulsif pour que je m’y risque ! En outre, je n’en ai pas le droit. S’il lui arrivait quelque chose, cela vous réintégrerait automatiquement dans nos prisons !

— Quoi qu’il en soit, je n’aurai de cesse de traîner devant vous un assassin assez lâche pour s’en prendre à un couple de vieillards…

— Comme vous voudrez, mais n’oubliez pas que vous allez être sous surveillance !

On se sépara là-dessus. Adalbert, lui, semblait sur le point d’exploser.

— Plutôt que ce minable, j’aimerais mieux que l’on essaie de retrouver notre Plan-Crépin. Elle seule m’intéresse. En dehors d’elle, que ces gens s’entretuent comme ils l’entendent, c’est leur affaire et non la mienne ! lâcha Aldo.

— Tu m’oublies, on dirait ?

— Tu fais partie de moi. Alors comment t’oublier ?

— Grande parole !

— Cela posé, conduis-moi à l’hôtel, que je puisse me récurer ! Je ne suis bon à rien quand je suis sale !

— Tu endureras bien ta crasse… – toute relative, entre parenthèses – quelques minutes de plus ? J’aimerais dire deux mots à l’inspecteur Durtal ! On lui doit au moins un merci, tu ne crois pas ?

— Oh ! sans nul doute puisqu’il a levé sa couverture pour venir à mon aide. Je me demande d’ailleurs comment Langlois va prendre ça.

— Il est probable que les vitres vont trembler… mais j’ai le sentiment qu’il respectera la décision de son collègue helvétique. Quitte à lui rendre la monnaie de sa pièce à la première occasion. Quoique, après tout, je ne fasse pas partie de ses troupes. Tiens, voilà Durtal !

Au même moment, celui-ci descendait les marches de l’hôtel de police et, voyant qu’on l’attendait, rejoignit les deux hommes.

— Je vous dois une sacrée gratitude ! s’exclama Aldo en lui serrant la main. Sans vous j’étais bon pour un long séjour dans les geôles helvétiques ! Un double meurtre sur la conscience !

Durtal leva un sourcil puis, tirant sa pipe de son manteau, se mit à la bourrer :

— Double ? Qui vous a dit ça ?

— Mais… tout le monde…

— C’est facile de comprendre pourquoi mais, en réalité, s’il y a eu deux agressions, il n’y a eu qu’un seul mort : le vieux Georg !

— Vous voulez dire que Martha ?…

— … a été attaquée, blessée sérieusement, mais elle a eu le bon réflexe de ne plus bouger… et elle a une chance de s’en sortir. Oh, ne chantez pas victoire trop vite ! Elle est mal en point mais elle vit, et si elle s’accroche, elle pourra peut-être nous raconter ce qui s’est passé.

— Souhaitons-le, soupira Aldo, tout de même soulagé. C’est une femme bonne et compréhensive et elle va déjà souffrir suffisamment d’avoir perdu son compagnon ! Mais cela ne nous dit pas où est son patron ?… En cas de besoin, où peut-on vous joindre, inspecteur Durtal ?

— Toujours au même endroit ! Pourquoi voulez-vous que j’aille planter ma tente ailleurs qu’à l’hôtel de La Poste ? fit-il avec l’ombre d’un sourire. Cela me convient d’autant plus que tous les bruits de la ville s’y donnent rendez-vous…

— … et puis, ajouta Adalbert, la cuisine n’est pas mauvaise ?

— Ça compte aussi pour vous si j’ai bien compris ? Sinon pourquoi l’hôtel de France à Sainte-Croix plutôt que le palace voisin ?

— Parce qu’on me l’a recommandé. Le conseil venait même des Olger. En attendant, me voilà coincé là-haut sans pouvoir bouger. Cet imbécile ne pouvait-il se suffire de votre garantie, inspecteur ?

— Cela ne m’étonne guère ! C’est un Vaudois et un frontalier. Autrement dit quelqu’un d’essentiellement méfiant. Au cas où Martha Olger viendrait à mourir…

— Il n’hésiterait pas à me récupérer ? C’est gai !

— Ne vous tourmentez pas pour cela ! Sauf si elle vous accusait formellement, mais ce serait vite réglé car le patron s’en mêlerait ! Et, à ne rien vous cacher, cette frontière est un vrai gruyère. Pour peu qu’on la connaisse, elle a des trous pratiquement partout… à condition évidemment de la passer à pied. Enfin, je vous rappelle que M. Vidal-Pellicorne est, lui, parfaitement libre… Alors patientez en prenant deux ou trois jours de vacances ? Le cas de Martha sera, je crois, rapidement entériné !

— Ça peut être à double tranchant ! Imaginez que, pour une raison parfaitement obscure, elle m’accuse ?

— Oh, alors là… !

Il n’en dit pas plus mais la simple intonation n’avait rien de rassurant ! Cependant, après un instant de réflexion, il ajouta :

— On laisserait agir le patron et, comme vous êtes de ses amis, il est capable d’aller sortir le président de la République de son Élysée pour qu’il menace la Suisse d’un incident diplomatique… Allons, ne vous tourmentez pas tant !

On se quitta sur ces paroles qui se voulaient réconfortantes et Aldo put retrouver les joies de l’hydrothérapie qui eurent au moins l’avantage de lui remettre les idées en place. Être impeccable était chez lui un besoin physique. Autrement, et en admettant qu’il soit obligé de se glisser dans la défroque d’un clochard, il aurait eu facilement tendance à en endosser la mentalité. Aussi fut-ce avec un soulagement réel qu’il rejoignit Adalbert pour déjeuner en face d’un panorama positivement grandiose découvrant sur plus de deux cents kilomètres la chaîne des Alpes, le Jura et le lac de Neuchâtel. En outre, le temps était superbe, l’hôtel et sa table plus qu’agréables, et les deux hommes se détendirent autant que le leur permettait le souci constant qui les habitait : Plan-Crépin, qu’ils ne savaient plus de quel côté chercher.

— Puisqu’elle volait au secours de cet Hugo, ce ne peut être que dans la région, soupira Adalbert. Mais où ? C’est plutôt vaste ! Que comptais-tu faire après ta visite à la Seigneurie ?

— Aller à la Ferme, naturellement. Pendant que j’étais à Grandson, les Olger, inquiets d’ailleurs, m’ont dit qu’Hugo de Hagenthal n’y était pas, mais c’était hier et depuis il y est peut-être revenu si Marie-Angéline a payé sa « rançon » avec mon rubis. Au fond, je n’y crois guère !

— Et que crois-tu ?

— Réfléchis, voyons ! L’appel au secours que Plan-Crépin a reçu, ce ne peut pas être lui qui l’a envoyé. Les malheureux Olger ont été formels là-dessus : en aucun cas Hugo n’aurait fait appel à une femme pour le tirer d’affaire ! Surtout elle dont il ne doit plus ignorer à présent l’intérêt qu’elle lui porte… pour ne pas dire plus ! Quelqu’un a imité son écriture ; Plan-Crépin est partie fend la bise après t’avoir soulagé de ton rubis, et s’ils sont réunis à l’heure actuelle, j’ai bien peur que ce ne soit dans…

— Pas ce mot-là ! Je ne veux pas l’entendre !

— C’est idiot ! Réfléchis un peu et regarde la situation en face ! Elle est folle de lui mais devrait comprendre que la réciproque n’y est pas. Qu’il ait de l’amitié, certes, peut-être même de l’affection pour elle – d’où le souci de l’écarter de lui le plus possible –, alors que peut-elle espérer de mieux que mourir avec lui ?

— Être à jamais unis dans l’Éternité ? murmura Aldo, soudain rêveur. Tu pourrais avoir raison.

— C’est pourquoi son dernier billet refusait que l’on tente quoi que ce soit pour la retenir ou la retrouver !

— Et ça te convient ?

— Si elle était seule, pourquoi pas ? Chacun est libre de sa propre vie. Mais outre la peine que nous aurions, il y a celle de Tante Amélie. Oh, elle ravalerait son chagrin, mais je suis persuadé que c’en serait fini de sa joie de vivre. Je sais ce que tu vas me dire : « L’an passé elle a cru que le Pr Zehnder allait nous l’enlever, pourtant elle n’a rien dit ! »

— Si. À moi, sur le ton de la plaisanterie, mais je sais qu’au fond elle le redoutait. Encore les revoirs fréquents étaient-ils possibles, mais que faire contre la mort ? Sinon penser que l’on en a peut-être soi-même pour peu de temps avant de rejoindre ceux que l’on a perdus.

— Nous, c’est du temps que nous sommes en train de perdre en philosophant à rebours. Alors, question : on fait quoi ? Tu pourrais aller jusqu’à la Ferme voir si d’aventure Hugo n’aurait pas refait surface…

— J’y vais de ce pas. Mais toi, à quoi vas-tu occuper tes loisirs ?

— Essayer de réfléchir histoire de me désennuyer. Une promenade me remettrait les idées en place… le long de la frontière par exemple : vérifier les dires de Durtal et repérer ses « trous » ?

— Pas une mauvaise idée mais fais tout de même attention !

— T’inquiète pas ! Il fait beau. La promenade sera charmante !

Il n’en lâcha pas moins un soupir quand la voiture d’Adalbert disparut au tournant de la route. Machinalement il fit quelques pas dans la même direction puis vira de bord afin de revenir à l’hôtel. Tout en marchant, il se retournait à intervalles irréguliers pour jeter un coup d’œil à cette route par laquelle Adalbert avait disparu, comme si elle l’attirait irrésistiblement, s’en rendit compte et se traita d’imbécile :

« Décidément tu dérailles ! » se reprocha-t-il en revenant à la position normale sans reporter son attention à ce qui se passait devant lui. Heureusement, le conducteur de la voiture qui venait en sens inverse avait de bons réflexes et donna un coup de volant qui lui évita de l’accrocher, puis s’arrêta tandis qu’une voix féminine mais furieuse se faisait entendre :

— Regardez un peu où vous mettez les pieds et cessez d’aller en zigzag. Vous avez trop bu ou quoi ?

La voiture – une Fiat dernier modèle ! – était décapotée, ce qui permit à Aldo, confus, de constater qu’elle était jeune – la trentaine environ – et plutôt belle avec son teint lumineux, ses cheveux châtains dépassant du foulard de soie, noué en marmotte sous le menton, un visage frais éclairé par des yeux clairs dont la teinte hésitait entre le bleu pâle et le gris. Qu’elle fût en colère était indéniable… et encore ! Aldo avait l’impression qu’elle la forçait. En outre, il n’avait aucune intention d’engager une dispute et lui sourit :

— Recevez mes excuses, Madame, et mes félicitations pour votre sang-froid. J’aurais été désolé que vous vous blessiez en quelque manière que ce soit. Cependant cette route me paraît suffisamment large pour nous deux…

Il pensait qu’elle allait poursuivre son chemin mais, au contraire, elle gara sa voiture et coupa le moteur :

— Vous habitez ici ?

— Pour le moment, oui ! Auriez-vous quelque chose contre cet hôtel ?

Elle se mit à rire :

— Absolument pas ! J’y habite et j’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients ?

— Aucun puisque j’y ai moi-même élu domicile !

— C’est tout récent alors ? Parce que je ne vous ai pas encore vu.

— Tout récent en effet !

Il se voyait mal confier à cette charmante créature qu’il avait passé sa dernière nuit en prison. Question d’amour-propre ! D’autant que cette rencontre, à un moment où son moral lui jouait des tours, lui semblait rafraîchissante. Peut-être à elle aussi, car elle lui offrit un sourire radieux :

— Puisqu’il semble que nous rentrions tous les deux, partagerons-nous une tasse de café ? J’ai déjeuné chez des amis qui doivent ignorer que ce breuvage ne se prépare pas avec des cacahuètes grillées alors que celui de cette maison est divin ! Je revenais justement à l’hôtel avec l’intention d’en prendre une ou deux tasses.

— Je vous accompagnerai volontiers…

Il s’apprêtait à lui tendre la main pour l’aider à sortir de sa voiture mais elle avait déjà sauté sur ses pieds élégamment chaussés de daim du même bleu que son ensemble, le fond de l’écharpe qui entourait à la fois son cou et sa tête, son sac et ses gants.

— Avant de partager le café, nous pourrions faire connaissance ? Je m’appelle Elena Maresco, d’origine roumaine pour vous éviter de chercher d’où je sors. Et vous ?

— Morosini. Aldo Morosini, de Venise. Très heureux de…

Mais elle ne l’écoutait plus. Les yeux soudain agrandis, elle éclata de rire :

— L’expert en merveilles ? Le… prince ?

— On peut le dire ainsi mais…

— Quelle chance inouïe ! Venir dans ce coin perdu y respirer l’air vivifiant de la montagne pour oublier l’agitation du monde et rencontrer l’enchanteur Merlin ! C’est incroyable ! C’est comme un conte de fées !

Voilà que cela recommençait ! Alors que l’espace d’un instant il pensait accorder une trêve reposante à ses soucis, sa fichue réputation venait de le rattraper une fois de plus ! N’aurait-il donc jamais la chance de rencontrer quelqu’un – chez les femmes surtout ! – qui consente à ne voir en lui qu’un homme comme les autres avec qui on pouvait parler de sujets divers n’ayant strictement rien à voir avec la joaillerie ? Au fond, il devrait peut-être lui avouer tout de suite qu’il se trouvait – momentanément espérons-le – transformé en repris de justice et que s’intégrer à la liste de ses relations amicales n’était vraiment pas une bonne affaire. Elle s’enfuirait alors en courant ? Il le regretterait à cause de son rayonnant sourire si réconfortant dans la période noire qu’il traversait !… Il s’était décidé à lui faire entendre la cruelle réalité quand elle cessa brusquement de rire et le considéra avec inquiétude :

— Ah ! fit-elle. J’ai l’impression que mon enthousiasme et moi-même tombons plutôt mal ! Vous êtes ici incognito, sans doute ?

— Non puisque je me suis présenté. Seulement…

— Seulement il y a des moments où vous trouvez votre auréole lourde à porter ? Je me trompe ?

Merveille ! Cette Elena n’avait pas été fabriquée dans le même moule que les autres !

— Non. Vous ne vous trompez pas ! Je suis ici avec un ami…

— Votre autre vous-même, je pense ? L’égyptologue ?… Non, ne reprenez pas votre mine chagrine… et allons boire le bon café en parlant… de ce que vous voudrez !

— Et pourquoi pas de vous ? proposa-t-il, le sourire retrouvé. Une jeune femme aussi intelligente que belle est un présent du Ciel et je vous rends grâces !

— Dieu, que c’est agréable à entendre ! Cette fois on y va !

Et ils rentrèrent ensemble à l’hôtel.

Cependant, Adalbert jouait les frontaliers et, après quelques hésitations dues au fait que les chemins se ressemblaient fâcheusement et que les fermes isolées avaient toutes un air de famille, il avait fini par dénicher celle qui ne portait pas d’autre appellation, comme si elle était seule de son espèce. Peut-être parce que plus grande que ses sœurs, et qu’elle arborait à son faîtage un lion couronné qui était tout un programme. Ce fut donc vers là qu’Adalbert se dirigea, d’autant plus sûr de son fait que, dans la vaste cour, un homme jeune étrillait un magnifique cheval noir à la robe lustrée.

Il ne consentit à interrompre son travail que lorsque la voiture fut assez proche pour rendre nerveux le beau seigneur. Il fronça d’ailleurs les sourcils :

— Que voulez-vous ? lança-t-il rudement. Pirate est un pur-sang et ne supporte d’autre proximité que celle de son maître et de la mienne.

— Aussi n’est-ce pas mon intention de vouloir vous importuner, répondit Adalbert en stoppant son moteur. Si vous êtes Mathias Olger, c’est vous que je viens voir !

— Moi ? Et pour quelle raison ?

Descendu de voiture, Adalbert s’avança lentement :

— Je suis bien chez M. Hugo de Hagenthal ? engagea-t-il courtoisement.

— Oui, mais il n’est pas là ! Et si c’est moi que vous venez voir, je me demande où est le problème ?

— Sa présence pourrait vous être une aide dans l’épreuve que j’ai le regret de vous apprendre…

— Qu’il soit là ou non ne change rien à la chose ! Quelle nouvelle m’apportez-vous à la fin ?

— Vos parents ont été attaqués à la Seigneurie. Votre père est mort et je crains que votre mère ne…

Adalbert s’attendait à une réaction, une explosion de douleur ou n’importe quoi d’autre, mais ce ne fut pas comme il l’imaginait. Simplement, le regard de Mathias s’était élargi de stupéfaction et il appela :

— Frantz !

Un adolescent d’environ dix-sept ans sortit aussitôt de l’écurie.

— Préviens ta mère que je me rends à Yverdon, avec Monsieur. Mes parents ont été agressés et sont peut-être morts. Tu sais ce que tu as à faire ?

— Oui, Monsieur Mathias. Ce sera fait !

Prenant la bride du beau cheval, il le ramena dans sa stalle en courant et revint presque immédiatement avec un imperméable et des gants en expliquant que le portefeuille était dans une poche. Après quoi Mathias endossa le tout et monta dans la voiture d’Adalbert. L’action s’était déroulée si vite que celui-ci n’eut même pas le temps de réagir. Il le fit cependant quand son passager imprévu lui intima :

— Qu’attendez-vous pour démarrer ? Conduisez-moi à Yverdon ! Je veux les voir !

En d’autres circonstances, Adalbert eût sans doute émis des protestations car il détestait qu’on lui donne des ordres, surtout venant d’un parfait inconnu, mais au fond les choses ne s’arrangeaient pas si mal puisqu’il allait tenir à sa merci le garçon qu’il était venu interroger : entre la Ferme, quasi frontalière, et Yverdon, il y avait suffisamment de kilomètres pour causer.

Malheureusement, vu le profil buté que lui opposait son passager, ce n’était guère encourageant. Il ne savait trop comment entamer la conversation quand, sans tourner la tête vers lui, Mathias articula :

— Comment les a-t-on tués ?

— Poignard ! La gorge pour votre père, le dos pour votre mère qui tentait de s’enfuir.

— Qui a fait ça ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? La police d’Yverdon vous en apprendra davantage… quoiqu’elle n’ait pas l’air d’avoir inventé l’eau tiède. Parce que l’un de mes amis leur a rendu visite en début d’après-midi, ils ont conclu tout de suite à sa culpabilité…

— Qu’est-ce qui vous prouve qu’ils n’ont pas raison ? Il voulait quoi, votre ami ?

— Savoir où se trouve M. Hugo de Hagenthal. Mais ne vous emballez pas, vous aussi : mon ami était chez eux en début d’après-midi, et au moment où ils ont été assassinés il était en gare de Pontarlier, attendant le train de Paris…

— Si c’est lui qui le dit, ce peut être un mensonge. Qui est cet homme ?

— Je vous le dirai après et, pour ce qui est de la gare…

— Si c’est lui qui le prétend, je ne vois pas pourquoi on le croirait, et vous allez me dire…

— Rien du tout tant qu’on ne sera pas arrivés ! Je n’ai nulle envie de me casser la figure en votre compagnie. Cela posé, je consens à vous apprendre qu’il s’agit d’un officier de la police judiciaire française…

— Et ils l’ont cru ? ricana Mathias. Si c’est un Français lui aussi, son histoire est cousue de fil blanc et les loups ne se mangent pas entre eux !

— Oh, vous commencez à me chauffer menu, mon garçon, et j’ai une forte envie de vous planter là ! Quelques kilomètres à pied vous feraient le plus grand bien ! Un, mon ami est vénitien, et deux, l’inspecteur Durtal n’est pas de ceux qu’on achète. Même très cher ! Vous vous en rendrez compte quand vous le verrez !

— C’est une opinion, ce n’est pas une preuve, et si…

Un coup de frein brutal et Adalbert arrêtait sa voiture au bord de la route puis allongeait le bras et ouvrait la portière :

— Descendez ! intima-t-il.

— Que je…

— Vous avez parfaitement compris ! Je vous ai dit de descendre ! Continuez donc à pied pour vous calmer ! Quant à moi, j’en ai assez de vous entendre dérailler à propos de tout et de rien !

— Rien ? La mort de mes parents ? On voit qu’il ne s’agit pas des vôtres !

Il y avait des sanglots dans sa voix et le bon cœur d’Adalbert y fut sensible. Comme néanmoins son passager allait descendre, il le retint par le pan de son imperméable :

— J’aurais dû garder ça présent à l’esprit, bougonna-t-il, et je vous offre mes excuses, ajouta-t-il en redémarrant. Mais je ne veux plus vous entendre avant Yverdon ! Vous raconterez votre histoire au commandant Schul… machin ! Je n’arrive pas à imprimer son nom !

— Schultheis ! C’est le grand patron… et c’est lui qui s’en occupe ?

— Étant donné la gravité de l’affaire, cela me paraît normal, non ?

— Oui. Vous avez raison !… Au fait, vous vous appelez comment, vous ?

— Adalbert Vidal-Pellicorne ! Égyptologue.

— Et vous trouvez que Schultheis est difficile à prononcer ?

À leur surprise commune, ils furent introduits sur-le-champ dès l’énoncé de leurs identités, et le pli soucieux s’était en partie effacé du front du policier :

— J’ai de bonnes nouvelles pour tous les deux, commença-t-il en leur indiquant deux chaises. D’abord, Mme Olger, votre mère, a survécu à ses blessures !

Le visage de Mathias s’illumina :

— Vrai ? Je peux aller la voir ?

— On vous y conduira dans un moment…

— Et mon père ?

— Malheureusement, là, il n’y a pas eu de miracle. Une gorge tranchée cela ne pardonne pas, et je vous offre toutes mes condoléances !

— Les miennes aussi ! murmura Adalbert en écho.

— En revanche, Mme Olger a, selon les médecins, une bonne chance de vivre encore de nombreuses années. La lame mortelle a dévié, évitant l’irréparable. Et elle se souvient de ce qui s’est passé…

Se tournant alors vers Adalbert, il ajouta avec un sourire :

— Je crois que je vais vous rendre le passeport du prince Morosini. En outre, veuillez présenter mes excuses à l’inspecteur Durtal ! Et… mais cela je le ferai moi-même !

Tandis qu’une voiture de police emmenait Mathias à l’hôpital, le commandant Schultheis remettait à Adalbert les papiers d’Aldo.

— Dites-lui mes regrets, mais dans l’état où se présentait l’enquête, je pouvais difficilement agir autrement.

— Puis-je savoir qui l’a dénoncé ?

— Non. Comprenez-moi ! Au point où nous en sommes… et de l’humeur où je vous vois, je craindrais trop d’être obligé de vous mettre en taule à votre tour pour voies de fait !

— Et cela vous ennuierait ?

— Plus que vous ne pensez !

— En ce cas, coincez-le vous-même, et selon sa punition, je verrai ce que je peux faire ! J’ai horreur des « cafardeurs ». Tout petit, j’étais déjà comme ça !

On se serra la main en riant et Schultheis ouvrit la porte pour laisser passer son visiteur, quand un homme, visiblement furieux, se précipita à l’intérieur et manqua de peu la collision :

— Cette fois, la coupe est pleine, vociféra l’arrivant. Je comprends maintenant comment la Suisse s’arrange pour être toujours un modèle de propreté : elle balance tranquillement ses détritus chez les voisins sans plus se demander ce qu’ils en pensent ! Seulement il arrive que lesdits voisins en aient par-dessus la tête et… tiens ? Vidal-Pellicorne ! Qu’est-ce que vous faites là, mon vieux ?

L’intrus n’était autre, en effet, que Lothaire Vaudrey-Chaumard, tellement en colère que c’était tout juste si la fumée ne lui sortait pas par les naseaux. Le commissaire, d’ailleurs, ne cacha pas son accablement :

— Monsieur le Professeur ! Encore vous !

— Encore moi, oui ! Et ce n’est pas fini ! La prochaine fois que je trouve les ordures de Sainte-Croix, ou d’ailleurs, sur mes terres des Fourgs, je les charge dans un camion et je viens les déverser devant votre porte au beau milieu de cette belle cité d’Yverdon ! C’est un peu commode, tout de même ! (Puis, se tournant sans transition vers Adalbert :) Comment se fait-il que vous soyez ici alors qu’on ne vous a pas vu à Pontarlier ? Vous êtes venu par avion ?

— Non. Par la route, mais j’avais une urgence ici… cependant, je comptais bien aller saluer Mademoiselle Clothilde et vous-même en repartant !

— Vous êtes seul ?

— Non. Morosini est là aussi… enfin, pas ici même…

— Où donc alors ?

— À Sainte-Croix, à l’hôtel de France où je retourne maintenant !

— Je règle ça et j’y retourne avec vous. Vous comprendrez sans peine…

— Messieurs, Messieurs ! intervint Schultheis sur un ton laissant entendre que sa réserve de patience s’épuisait. Je conçois que vous ayez plaisir à vous revoir, mais ceci est mon bureau et pas un salon. Donc, j’aimerais autant que vous alliez poursuivre votre conversation dans un lieu plus adéquat : la salle d’attente par exemple, où M. Vidal-Pellicorne pourrait patienter un instant pendant que j’en termine avec le Professeur ?

— Volontiers ! consentit Adalbert qui n’avait aucune envie de se mettre à dos le policier. Au revoir, M. le commissaire, et encore merci ! Je vous attends à côté, Professeur ! Prenez votre temps !

— Mais n’abusez pas du mien ! grommela le Suisse.

Adalbert n’en attendit pas moins plus d’un quart d’heure jusqu’à ce que reparaisse Vaudrey-Chaumard, apparemment calmé.

— Alors ? demanda-t-il. Vous avez obtenu satisfaction à ce que je vois ?

— Si l’on veut. Schultheis va prévenir les douaniers. Ce sont eux qui sont responsables de la ligne frontière, et on verra par la suite ! À présent, je vous emmène à Sainte-Croix récupérer Morosini et vos bagages, puis je vous reconduis à la maison ! Clothilde va être folle de joie !

— Soyez gentil de lui laisser le temps de se retourner, disons jusqu’à demain ? Pour ce soir, il vaut mieux que nous restions à l’hôtel, Aldo et moi. Nous… nous avons un problème dont il faut que nous parlions avant de reparaître à Pontarlier. On vous expliquera, mais…

— Bon, bon ! Ne vous tourmentez pas. On est amis et les amis peuvent tout comprendre. Vous êtes en voiture, je suppose ?

— Bien entendu !

— Alors, je vous laisse rentrer. J’ai une ou deux courses à faire pour ma sœur !… Demain à midi ?

— C’est d’accord… mais en attendant, ne dites à personne que nous venons et…

Il hésita à poursuivre. Si visiblement que Lothaire demanda avec une douceur bien inattendue de sa part :

— Il est si grave que ça, le problème ?

— Sincèrement, oui !

— On verra ça demain mais, en attendant, n’oubliez pas que nous sommes « vos amis », conclut-il en appuyant sur les deux mots, et que quand « nos amis » ont des soucis, il nous arrive même de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas !

Avant de quitter Yverdon, Adalbert fit un détour par l’hôpital. Il lui paraissait normal de savoir si Mathias voulait qu’on le ramène chez lui, mais le jeune homme lui répondit qu’il resterait cette nuit auprès de sa mère si, par malheur, son cas s’aggravait subitement. Il avait prévenu, au téléphone, Gertrude qui assumerait la bonne marche de la maison…

Rassuré de ce côté-là, Adalbert regagna Sainte-Croix.

En pénétrant dans l’hôtel, le premier coup d’œil d’Adalbert lui montra Aldo assis au bar en compagnie d’un verre, contenant très certainement une fine à l’eau, et d’un journal déployé, qu’il épluchait avec une attention soutenue. Ce que voyant, Adalbert, qui avait soif, subtilisa le verre, en avala le contenu et confisqua le journal… Naturellement, celui qui le lisait réagit !

— Qu’est-ce que… ah ! C’est toi. Tu ne pouvais pas te commander un verre ?

— Si ! Et c’est ce que je vais faire de ce pas. J’ai la langue tapissée de papier buvard !

En réponse, Morosini se tourna vers le barman en formant le chiffre deux avec ses doigts.

— Quelles nouvelles ?

Adalbert sortit le passeport de son ami et le jeta sur la table

— D’abord ça ! Tu ne seras pas renvoyé sur la paille humide des cachots !

— Ils ont trouvé l’assassin ?

— Non. Ils sont seulement sûrs que ce n’est pas toi, et tu devrais remercier le Ciel.

— Qui est-ce ?

— Tu m’écoutes, oui ? Je viens de te dire qu’ils savent que ce n’est pas toi. Faut pas en demander trop à la fois. Tu es disculpé, c’est le principal !

— Comment est-ce possible ? Surtout si vite ?

— Georg est bien mort, lui, mais sa femme n’a été que blessée, sérieusement, pourtant elle devrait s’en sortir et elle est lucide. Elle accuse un prêtre inconnu, nettement plus petit que toi. Donc, nous voilà tranquilles de ce côté !

— Et à la Ferme ? Quoi de nouveau ?

— Là, c’est moins réjouissant ! C’est moi qui ai appris à Mathias l’attentat contre ses parents et qui l’ai même conduit à Yverdon. Hugo de Hagenthal n’était pas chez lui. Il en est absent depuis quarante-huit heures. Mais j’ignore où il est allé, Mathias n’en sait rien.

— Comment ça, il n’en sait rien ? Son patron s’absente tout d’un coup sans dire où il va et cela te paraît normal ?

— Sans aller jusque-là, je dirais que c’est un serviteur à l’ancienne mode qui ne se permettrait pas d’interroger ledit patron. Ce que je sais est qu’il arrive à Hugo de disparaître deux, trois jours, parfois un peu plus sans dire où il va. Et il revient de même !

— Bizarre ! Et il y va comment ? En voiture, en camionnette ou à cheval ?

— Ma foi, j’ai oublié de le demander !

— Ce ne sera pas difficile à vérifier ! On ira demain matin…

— Mathias n’y sera pas. Il reste pendant la nuit à l’hôpital pour être plus près de sa mère… Et maintenant, j’ai autre chose à t’apprendre à propos de demain : on déménage en France !

Et de raconter sa rencontre avec Vaudrey-Chaumard. Ce qui ne parut pas remplir Aldo de joie :

— Si on repart dans les mondanités, cela ne va pas simplifier nos recherches ! Ou bien as-tu perdu de vue que Plan-Crépin est toujours dans la nature, que le temps passe et que nous n’avons pas le plus petit début de piste ? Sans compter…

Il s’interrompit et se leva : Elena Maresco s’approchait de leur table, habillée pour sortir. Il lui sourit :

— Bonsoir, Mademoiselle ! Permettez que je vous présente…

— Vous savez que c’est inutile et que je sais parfaitement que voici M. Vidal-Pellicorne, une des gloires de l’égyptologie dont j’ai déjà lu deux livres avec plus que de l’intérêt ! Ravie de vous rencontrer, Monsieur.

Son sourire était si communicatif qu’Adalbert le lui rendit aussitôt en s’inclinant tandis qu’Aldo faisait les présentations en ajoutant :

— Mademoiselle Maresco est peintre paysagiste et s’intéresse vivement à cette région qu’elle ne connaissait pas encore. Je l’avais invitée à dîner avec nous ce soir, mais elle doit rejoindre des amis à la Résidence.

— Vous me le faites regretter, dit-elle gentiment. J’aurais aimé m’entretenir avec vous de vos travaux, Monsieur… mais ce que l’on ne fait pas un jour peut se faire le lendemain ?… À présent, permettez-moi de me retirer : je suis en retard ! C’est, hélas, l’un de mes nombreux défauts !

Elle leur serra la main puis disparut, leur laissant seulement la trace du parfum dont elle usait : une fragrance fraîche avec un soupçon d’orientalisme de bon ton qui lui allait bien. Adalbert la regarda partir avec un sourire amusé :

— Décidément, on ne peut pas te laisser seul cinq minutes… mais toutes mes félicitations : cette jeune femme est tout à fait charmante ! Où l’as-tu dénichée ? Dans l’escalier de l’hôtel ?

— Non ! Je me promenais sur la route et elle a failli m’écraser !

— Ben voyons ! Ce sont des choses qui attachent ! En tout cas, cela te va de me reprocher d’oublier notre pauvre Marie-Angéline quand, toi, tu batifoles avec une jolie inconnue !

— Ne dis donc pas de sottises ! J’avoue avoir pris plaisir à sa compagnie et à sa conversation. On a parlé de tout sauf de joyaux et autres parures. Pas plus que de pharaons, puisqu’elle savait aussi qui tu es. Dans l’espèce de marasme où je me débattais, je l’ai trouvée… rafraîchissante ! Oui, c’est le mot qui convient !

— Entièrement d’accord, mais si nous émigrons à la maison Vaudrey, les relations seront peut-être plus difficiles à poursuivre ?

— Nous verrons bien ! Pour l’instant un seul objectif : Plan-Crépin !

— Et on a plus de chances d’avoir de ses nouvelles à Pontarlier que dans ce coin splendide.

Le lendemain, Elena prit la nouvelle de leur déménagement avec philosophie :

— Je suis ici pour un bon moment. Rien ne vous empêchera de venir bavarder avec moi quand vous aurez le temps.

— Nous n’y manquerons pas ! assura Adalbert, qui confia plus tard à Aldo :

— Tu avais raison sur toute la ligne ! C’est vraiment une fille épatante ! Dommage qu’il faille s’en séparer si tôt ! Tu as remarqué la couleur de ses yeux ?

— Nnnnnnon ?… Bleus, je crois ? répondit Aldo avec la désagréable impression de mentir.

Comment, en effet, aurait-il pu ne pas remarquer leur rare couleur de nuages qu’il n’avait rencontrée jusque-là que chez Pauline Belmont ? Une artiste elle aussi, et la seule femme qui ait eu le pouvoir de mettre en danger l’amour qui l’unissait à Lisa, sa femme. Aussi préféra-t-il rompre les chiens

— Je me demande si c’est une si bonne idée d’aller s’installer chez les Vaudrey-Chaumard ? Je crains que nous n’y soyons un peu comme en vitrine… alors que Marie-Angéline a formellement recommandé qu’on ne la suive pas.

— Ce qui est parfaitement idiot ! Une sorte de vœu pieux peut-être ? Elle nous connaît suffisamment pour savoir que nous sommes incapables de rester dans nos pantoufles tandis qu’elle se précipitait au-devant d’un danger peut-être mortel ? Que penses-tu qu’il arrivera quand elle aura remis le troisième rubis ? Le chevalier sans peur et sans reproche pour qui elle se dévoue aura-t-il seulement la possibilité de la sauver d’une mort certaine ? C’est lui qu’il faut d’abord retrouver, et si quelqu’un est capable de nous y aider c’est bien Vaudrey-Chaumard !

Il n’y avait rien à redire à cela !

En tout cas, l’accueil que leur réservèrent les gens du manoir fut plus que réconfortant… Clothilde les embrassa comme s’ils étaient ses frères, ne leur adressant qu’un reproche : pourquoi « notre marquise » – elle avait spontanément adopté cette formule signée Plan-Crépin ! – ne les accompagnait-elle pas ? La laisser seule dans son hôtel du parc Monceau avec des serviteurs dévoués, certes, mais plus très jeunes, lui semblait la pire des imprudences.

— Soyez persuadée qu’elle est loin d’être seule. Notre ami Langlois ne lui ménage pas la protection de ses hommes alors que l’emmener avec nous – et à son âge ! – à la recherche de Plan-Crépin était tout sauf raisonnable !

— En venant dans notre région l’idée ne vous a pas effleurés de la conduire chez nous ? Si nous n’avons pas les murailles redoutables et la puissance de feu du fort de Joux, je vous prie de croire que notre manoir dispose d’une force de frappe non négligeable ! Et j’ai peur que nous ne vous inspirions pas vraiment confiance, quelle que soit la chaleur de notre amitié ! Sans doute la trouvez-vous un peu trop récente pour être crédible ? conclut-elle avec une tristesse qui toucha les deux hommes.

— Quoi que vous en pensiez, répondit Aldo, nous ne vous ménageons ni notre confiance ni notre amitié. Il en va de même pour elle…

— D’autre part, poursuivit Adalbert, il eût été peu élégant, voire franchement grossier, de nous précipiter chez vous avec armes et bagages en criant « au secours ! ».

— En période normale et selon le code de la civilité puérile et honnête, on ne saurait trop vous louer pour votre discrétion, mais nous ne sommes pas en période normale, reprit Lothaire, et il est temps de vous mettre au courant de ce qui se passe ici depuis que les Hagenthal se sont implantés dans la région.

— Il y a longtemps qu’ils sont là ? demanda Adalbert.

— En vérité on n’en sait rien ! répondit Clothilde. Un beau jour on s’est aperçus de leur présence, et voilà tout ! Une frontière, au contraire de ce que l’on pourrait supposer, n’est pas et de loin une barrière infranchissable. Surtout en montagne où il y a plus d’échappées que l’on imaginerait.

— Surtout quand elle est chargée d’Histoire ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point le drame shakespearien que furent les derniers mois de celui que l’on appelait le Grand-Duc d’Occident ont marqué ceux de cette région… moi le tout premier, soupira Lothaire, et cela depuis les bancs de l’école où certains imbéciles en faisaient une sorte de Père Fouettard jusqu’au Collège de France où je suis devenu « spécialiste » de la question. Mais revenons-en aux Hagenthal dont les racines se cherchent au Tyrol mais que leurs ancêtres rapprochent des nôtres puisque, du couple Marie de Bourgogne-Maximilien d’Autriche, sont sortis les Habsbourg. L’unique héritière du Téméraire a mis sa main dans celle du futur empereur, apportant avec elle l’éclatante et dramatique légende de son père et de ses trésors. Si j’en juge par…

— Lothaire, coupa sa sœur, tu fais une mise au point sur ces gens-là ou tu nous délivres une conférence magistrale sur ton sujet préféré ?

— Ce qui signifie ?

— Que si c’est le cas, il vaudrait mieux la remettre après le déjeuner parce que celui-là sera immangeable quand tu en auras terminé.

— L’un n’empêche pas l’autre ! ronchonna-t-il, mais pour une fois tu as raison : allons manger… je continuerai entre les plats !

Comme il était à peu près impossible de lui faire perdre le fil d’une histoire quand il avait décidé de la raconter, la dernière bouchée de vol-au-vent avalée avec le secours d’un verre de vin d’Arbois, il reprenait son propos à l’endroit où il l’avait abandonné.

— Si j’en juge par la simultanéité avec laquelle les deux branches de cette famille se sont tournées vers nos montagnes, il y avait là un signe du Destin. Le premier fut naturellement le baron Hugo. Tombé amoureux, quand il avait trente ans, d’Hilda, la fille aînée du collectionneur hollandais Van Keers – laquelle reçut en se mariant l’un des trois rubis que nous connaissons –, il n’en eut pas d’enfants mais trouva le bonheur paisible que soudaient curieusement cette magnifique pierre et la fascination qu’exerçait sur l’un comme sur l’autre le destin tragique de celui qui l’avait possédée jadis. Nous savons à présent qu’il appartenait peut-être au Grand Bâtard Antoine, mais eux étaient persuadés qu’il était l’une des pierres du fameux Talisman. Ils s’y attachèrent même davantage quand Hugo devint le parrain du fils de son neveu, Karl-August, lequel avait épousé une jeune et charmante fille appartenant à la famille bourguignonne et comtoise de Saint-Sauveur. Cette dernière s’appelait Cécile. Elle était tombée amoureuse de Karl qui, lui, s’intéressait surtout à sa dot mais s’entendait à jouer le jeu. Il réussit à l’épouser en dépit de l’opposition du père. Cécile était majeure et pouvait disposer des biens que lui avait laissés sa mère morte quand elle avait douze ans… Une assez jolie fortune comportant pas mal d’argent et deux propriétés dont un petit château dans l’arrière-côte bourguignonne, et le manoir appelé la Ferme. Mais… pour l’amour du Ciel, Clothilde, tenez-vous tranquille un moment ! Vous avez quelque chose à dire ?

— Oui. Que cette pauvre petite qui avait tout ce qu’il fallait pour être heureuse perdit toutes ses chances le jour où elle épousa Hagenthal et…

— Parce que vous croyez que j’allais l’oublier ? On raconte ou on ne raconte pas, et j’ai l’habitude d’aller jusqu’au bout de mes propos !

— Je sais, mais je sais aussi…

— … que j’ai tendance à me croire en train de délivrer un cours au Collège de France !

— Pas du tout ! Que l’on a distribué des assiettes chaudes pour y recevoir le gigot qui refroidit tranquillement devant vous et qu’il serait temps de vous servir de ce couteau que vous brandissez dangereusement !

— Ce n’est jamais facile de faire deux choses à la fois et…

— C’est bien ce que je disais !

— Je vote pour la conférence ! Passez-moi le plat, Professeur ! engagea Adalbert en riant. J’adore découper !

Il hérita du gigot et Lothaire reprit sa péroraison :

— Où en étais-je ?… Ah oui ! Donc, Cécile croyait marcher vers le bonheur mais il n’en fut rien. À peine marié, Karl-August la délaissa dès qu’elle fut enceinte pour mener le genre de vie qui lui plaisait à Paris ou à Nice. Hugo vint au monde, et comme l’auteur de ses jours ne perdait jamais de vue ses intérêts, il tint à ce que le baron Hugo soit son parrain en dépit du fait qu’il n’existait entre eux aucune sympathie, mais le vieil Hugo n’ayant pas d’enfants cela lui semblait prometteur. Une bonne façon de faire tomber le rubis dans son escarcelle !… En attendant, il dévorait sans complexe la fortune de sa femme dont on chuchotait qu’il la maltraitait, mais comme la malheureuse continuait à l’adorer, personne n’en parlait. Le couple séjournait cependant assez rarement à la Ferme. Juste pour entretenir quelques relations avec la Seigneurie. Quant au petit château bourguignon, Karl le vendit quand l’argent commença à se faire rare, et l’on habitait surtout à Innsbruck. Lorsque Cécile mourut subitement, Karl afficha une douleur qu’il était sûrement loin d’éprouver et voulut vendre la Ferme, mais elle appartenait à Hugo et c’était un bien inaliénable, sauf s’il n’y avait plus de descendant direct – mâle ou femelle ! – des Saint-Sauveur. Hugo, lui, avait grandi, d’abord interne dans un collège, puis étudiant. Il n’allait presque jamais à Innsbruck mais souvent à la Ferme, ce qui lui permettait de voir son parrain auquel il était très attaché, alors que son père n’y mettait pratiquement jamais les pieds, bien qu’il en espérât l’héritage, étant le plus proche parent… Mais il était trop occupé à mener joyeuse vie, en France de préférence, et collectionnait les maîtresses. Bien qu’il sût pourquoi le vieil Hugo avait changé de nationalité, il ignorait tout des étranges dispositions de son testament, et votre apparition dans notre paysage, mon cher prince, a été pour lui une surprise totale. Voilà, en gros, ce que j’avais à vous dire… et j’espère n’avoir pas été trop long ? ajouta-t-il avec une grimace à l’adresse de sa sœur.

— Je vais vous faire apporter de la moutarde, de la mayonnaise et des cornichons. Votre gigot doit être froid ?

Adalbert prit la parole :

— Ne me taxez pas d’indiscrétion, Professeur… mais…

— Si vous avez une question à poser, n’hésitez pas, mon ami ! Ce que je souhaite surtout, c’est éclairer votre lanterne sur l’étrange tournure qu’ont prise, depuis la mort du vieil Hugo, les événements de notre paisible vie comtoise. Alors, allez-y !

— Vous semblez nourrir des griefs personnels contre ce personnage. Cela a-t-il un rapport avec le fait qu’il entretenait des relations intimes avec Mme Isoline de Granlieu ?

— Naturellement ! Bien qu’elle ne fréquentât pratiquement plus personne depuis la mort de son fils, nous avions, Clothilde et moi, une profonde amitié et du respect pour la vieille Mme de Granlieu, et sa mort, telle que nous l’avons apprise, nous a écœurés !

— Vous voyez en lui un coupable ?

— N’ayant aucune preuve je n’ai pas le droit d’en faire état, mais je mettrais ma main au feu que, s’il n’a pas manié lui-même l’arme meurtrière – bien trop malin pour cela ! –, il a ordonné le crime. J’ajouterai d’ailleurs que le décès bizarre de sa pauvre folle de belle-fille me semble tout aussi suspecte. Un arrêt cardiaque suscité par une peur violente ? On dit que ce cœur était fragile et je ne vois pas comment Karl – à Bruxelles paraît-il ? – aurait pu s’y prendre, mais je ne peux m’empêcher de le soupçonner. Pourtant, ce n’est pas la raison pour laquelle je l’ai chassé le soir de la fête. Car c’est cette altercation, n’est-ce pas, qui vous intrigue ?

— Je l’avoue ! Comment pourrait-il en être autrement ? Votre hospitalité avait été si généreuse !

— Il était réussi, notre Tricentenaire, et j’en ai été si heureux que son apparition m’a mis hors de mes gonds ! Il faut que Regille soit un fichu imbécile pour avoir osé l’amener chez nous !

— Si vous le permettez, c’est à moi de poursuivre, coupa Clothilde. Cet homme – il n’y a pas si longtemps ! – m’a fait une cour insistante au point d’en être gênante. Il me poursuivait partout en dépit de mes refus réitérés de l’écouter. Ce que voyant, mon frère s’est laissé emporter par la colère et l’a jeté dehors dans toute l’acception du terme. Il a même surenchérit d’un coup de pied au derrière !

— Et il a eu l’audace de revenir ? s’étonna Aldo.

— Ce genre d’homme a toutes les audaces. Il pensait que sous l’égide de Regille, que nous connaissons depuis toujours – c’est un vieil imbécile mais il ne ferait pas de mal à une mouche ! –, la simple politesse m’obligerait à le recevoir.

— Étant donné la chaleur de vos relations, Hagenthal devait bien penser que vous ne lui ouvririez pas les bras ?

— Qu’on le reçoive ou pas, ce n’était pas le but recherché : il voulait profiter de la présence ici de tout ce qui compte pour s’annoncer comme le nouveau seigneur de Granlieu. En outre, épouser Marie qui n’a rien d’une pauvresse va lui permettre de tenir état brillamment. Enfin, nous allons être voisins ou presque. Il veut pouvoir surveiller ce qui se passe ici et, comme vous devez vous en douter, je ne vais pas le laisser faire

— Ne vous tourmentez pas trop ! apaisa Aldo. Le commissaire principal Langlois l’a dans le collimateur, et il va bien falloir qu’il compte avec lui… et avec nous !

Le repas terminé, on se dirigea vers le salon pour le café et ses accompagnements, eaux-de-vie et cigares. Pendant le déplacement, Aldo s’était arrangé pour retenir brièvement Adalbert :

— Fais donc un doigt de cour à Mademoiselle Clothilde ! murmura-t-il. Je voudrais dire un mot à son frère !

Celui-ci ayant accepté d’un battement de paupières, il accapara Lothaire qui faisait un choix parmi les flacons d’alcool :

— En dehors du fait que c’est une très charmante femme et que vous ne manquez pas de fortune, pourquoi donc notre homme a-t-il tenté de s’introduire dans votre famille ? Je suppose qu’il possède les trois rubis maintenant ?

— Et vous croyez que cela lui suffit ? Vous oubliez le diamant qui composait avec eux le Talisman ?

— Et je pense que vous ne le possédez pas ?

Lothaire pêcha une bouteille de vieil armagnac, pour en verser dans un verre :

— Qu’est-ce qui peut bien vous le faire croire ? fit-il en riant.

— Le nombre de questions que vous m’avez posées lors de notre premier séjour ici !

— Et qui vous a quelque peu agacé, non ?

— Oui. J’ai eu alors l’impression que vous ne nous aviez invités que pour pouvoir me tirer les vers du nez à loisir.

— Vous n’aviez pas tout à fait tort. Non seulement vous méritez largement votre réputation, mais vous êtes une mine de renseignements. D’autre part, je ne vous ai pas menti en disant que j’étais persuadé de la présence d’une partie non négligeable, peut-être, du fameux trésor disparu après Grandson et Morat. Et j’ai pour cela la meilleure des raisons !

— Vous en avez trouvé des traces ?

— Il se pourrait, mais, si vous le permettez, nous en reparlerons, seul à seul, plus tard… Je sais maintenant que l’on peut vous confier tous les secrets…

— Et pas à Vidal-Pellicorne ?

— Si, évidemment, puisque vous êtes inséparables et qu’il est votre autre vous-même, mais, par exemple, je ne souhaite pas que ma sœur l’apprenne ! Simplement parce que je tiens à protéger son repos. Elle est le seul être que j’aime en ce bas monde.

— Merci de votre confiance ! Elle m’encourage à vous poser deux questions. La première est : d’où vient cette étrange ressemblance entre Hugo de Hagenthal et le Téméraire ?

— Ah ça, voilà des années que je me la pose, et sans jamais obtenir de réponse entièrement satisfaisante. La loi de Mendel, certes… Encore qu’après plusieurs siècles… Une des maîtresses du duc Philippe, mais il y a aussi le côté portugais qui, lui, ne s’explique pas, la duchesse Isabelle, mère de Charles, ayant été d’une vertu sans faille !

— Alors, un caprice de la nature ?

— Je ne vois pas d’autre explication ! Avec elle, on ne sait jamais…

— De toute façon c’est un problème secondaire. Ce que je voudrais savoir c’est où il est passé ? Cela nous donnerait au moins une chance de retrouver Marie-Angéline… puisque c’est lui qui l’a appelée !

— Non !… Non, ça vous n’arriverez pas à me le faire avaler ! Jouer sur les sentiments d’une pauvre fille pour sauver sa peau, ce ne peut être lui !

— Alors, dites-moi où il est ?

— J’aimerais pouvoir vous répondre… tout ce que je peux avancer c’est qu’il s’absente parfois pendant plusieurs jours sans informer personne du lieu où il se rend !

— Même à ses plus fidèles serviteurs ? C’est difficile à croire !

— Pas pour lui… ni pour eux ! Peut-être parce qu’ils n’appartiennent pas vraiment à notre temps ? Leurs relations ont une connotation… féodale !

— Ou alors il y a quelqu’un dans sa vie, qu’il entend préserver à tout prix !

— À qui pensez-vous ? Une femme ? Si c’était cela, il l’épouserait…

— Même si elle est mariée ?


1 À l’exception des palaces, le téléphone dans les chambres d’hôtel n’était pas encore généralisé.

3 Un homme d’un autre âge

En dépit du temps printanier à souhait qui régnait sur la région depuis une demi-semaine, du grand ciel bleu, sans un nuage mais traversé du vol rapide des hirondelles occupées aux minutieux travaux de leurs nids, bref, de ce superbe paysage étendu sous ses yeux, Aldo ne parvenait pas à se mettre à l’unisson. Il y avait cinq jours à présent que Plan-Crépin avait disparu sans que l’on réussît à relever la moindre trace. La dernière se situait dans la salle des pas perdus de la gare de Lyon où l’un des bagagistes l’avait remarquée à cause de son équipement quasi tyrolien : long loden vert sapin, feutre assorti, orné d’un petit blaireau et retroussé par-derrière façon Louis XI, sur un chignon jaune pâle, elle consultait l’affichage des départs de trains, une mallette déposée entre ses pieds… et son nez pointu était un peu plus conséquent que la normale. Mais ce n’était pas encore ça qui chamboulait Morosini et l’empêchait de jouir de ce temps délicieux, c’était ce que le patron de la Sûreté générale, son ami Pierre Langlois, était en train de lui confier au téléphone :

— Essayez de convaincre Mme de Sommières d’aller faire un tour dans l’un de ses châteaux familiaux : par exemple au Pays basque, chez Mlle de Saint-Adour…

— … on l’appelle Madame, rectifia machinalement Aldo. Elle est chanoinesse…

Naturellement la voix du policier enfla de plusieurs octaves :

— Vous croyez vraiment que cela présente quelque intérêt quand je vous dis que, selon moi, le quartier du parc Monceau me paraît suspect ? Ou alors si vous n’avez rien compris, allez me chercher Vidal-Pellicorne !

— Excusez-moi ! Je me fais tellement de soucis que j’ai tendance à percuter à retardement.

— Aussi, je répète ! Les jardiniers du parc, côté avenue Vélasquez, ont déterré, sous un massif de rhododendrons, le cadavre d’un serpent non venimeux, style couleuvre, mais d’une taille suffisante pour terrifier n’importe qui, et je suis persuadé que c’est la cause de l’arrêt cardiaque de la jeune Mme de Granlieu. Vous, je ne sais pas, mais moi je sais que si j’en voyais un surgir en pleine nuit au pied de mon lit, je serais capable d’un faire autant !

— Il est certain qu’il n’a pas dû atterrir là par l’opération du Saint-Esprit.. Mais si quelqu’un l’a apporté, pourquoi ne pas l’avoir remporté ?

— Je n’ai aucune réponse à cela. Quoi qu’il en soit, je serais beaucoup plus tranquille si vous consentiez à la convaincre d’aller respirer l’air pur de la campagne !

— Je croyais que vous pouviez assurer sa protection à cent pour cent ?

— Plusieurs affaires me tombent dessus et je ne peux pas déléguer en permanence deux de mes hommes ! Si ce n’est chez la cousine, elle pourrait aller à Rudolfskrone. On serait ravi de la recevoir !

— Sans aucun doute ! Et je pense qu’ici même…

— Je ne suis pas certain que ce serait une bonne idée dès l’instant où l’on ignore toujours où est Marie-Angéline !

Adalbert, qui s’était emparé de l’écouteur pour ne rien perdre de la conversation et, au besoin, y mettre son grain de sel, ouvrit des yeux ronds :

— Il l’appelle par son prénom ? chuchota-t-il. Un de ces jours il va demander sa main !

— Idiot ! souffla Aldo en protégeant le micro de son mieux. Ce n’est pas le moment de plaisanter !

— Dis-lui qu’on s’en occupe, qu’on le tiendra au courant, et raccroche ce machin ! Je vais filer la chercher. Cinq cents bornes ne sont pas la mer à boire, et Mademoiselle Clothilde a déjà réclamé sa présence. Maintenant, tu rappelles Tante Amélie et tu lui dis que j’arrive !

Au fond, c’était la meilleure solution, et Aldo discuta d’autant moins que, tandis qu’il attendait sa communication, Clothilde, à qui il convenait, au moins, de demander son accord, lui sauta littéralement au cou :

— Et moi qui n’osais pas vous le demander ! Elle… elle m’impressionne un peu, voyez-vous ! Je fais préparer tout de suite sa chambre !

Hélas ! Une heure plus tard, quand Aldo obtint la rue Alfred-de-Vigny, ce fut Jules, le concierge, qui lui répondit : Mme la marquise venait de partir, environ trente-cinq minutes plus tôt, accompagnée de Lucien, son chauffeur, parce qu’elle avait pris sa voiture !

— Partir ? Mais pour où ?

— Elle n’a pas voulu me l’apprendre parce qu’elle n’était pas certaine de la durée de son absence. Elle pourrait aussi bien revenir demain mais ne manquerait pas de nous le faire savoir si son séjour devait se prolonger ! C’est tout ce que je peux dire à Monsieur le prince et je le prie de croire que j’en suis désolé ! Mais Monsieur le prince connaît assez Madame la marquise pour savoir qu’il n’est pas toujours aisé de discuter avec elle.

— Oh, Dieu, non ! Et a-t-elle emporté beaucoup de bagages ?

— Une valise et un nécessaire de toilette !

— Bon ! Rappelez-moi quand vous aurez des nouvelles, mon pauvre Jules… Et ne vous tourmentez pas trop !

— J’essaierai, Monsieur le prince ! J’essaierai…

Téléphone raccroché, Aldo s’assit et alluma une cigarette, ce qui était, pour lui, le meilleur moyen de réfléchir. Là, il y avait du travail et il commençait à se sentir désorienté. Où pouvait bien aller Tante Amélie avec sa propre voiture : une Panhard et Levassor, vénérable quoique entretenue avec un soin extrême, et qui faisait tellement voiture de collection que l’on ne pouvait que l’admirer sans la moindre envie de rire. Pour passer inaperçue, ce n’était pas l’idéal, même si elle en imposait comme Tante Amélie elle-même… Voyageuse impénitente, « notre marquise », comme l’appelait Plan-Crépin, savait qu’il existait des moyens de locomotion infiniment plus rapides et plus discrets. Alors ?

Il alla en référer à Clothilde, déjà occupée à préparer l’appartement qu’elle lui destinait avec l’aide de deux femmes de chambre.

— Je crois, commença-t-il, que vous vous donnez du mal pour rien, Mademoiselle Clothilde. Il semble que Tante Amélie soit partie en voyage…

— Cela lui arrive souvent ?

— Assez souvent depuis que Plan-Crépin est avec elle, mais, en général, elle emploie du matériel plus moderne que son automobile qui est une vraie pièce de musée, et nettement plus de bagages. C’est même une grande voyageuse devant l’Éternel, mais où a-t-elle pu aller en pareil équipage ? Et Adalbert qui est parti la chercher ? Comme faire pour l’avertir ?

— Cela, je n’en sais rien, mais si vous voulez mon avis, autant le laisser continuer jusqu’au bout ! Sur place il trouvera peut-être la solution du problème ?

— Il est certain qu’il n’en est pas à cinq cents kilomètres près. Cela lui permettra en outre de faire un tour chez lui, de voir Langlois et de nous ramener peut-être une ou deux pistes…

— De toute façon, sa chambre sera prête et elle n’aura qu’à y prendre ses aises…

La laissant à ses devoirs de maîtresse de maison, Aldo descendit au bord du lac pour une lente promenade, qu’il entama, naturellement, en allumant une cigarette, mais pour s’apercevoir bientôt qu’elle ne lui apportait aucune détente. Il luttait, en effet, contre l’étrange impression d’être perdu, seul au bout du monde, sans plus savoir de quel côté se tourner.

L’endroit pourtant était d’une beauté prenante, les eaux du lac reflétaient le bleu du ciel, traversé par le vol majestueux d’un milan en chasse… Tout ici parlait de sérénité. Tout, dans cette terre à la fois belle et imposante avec ses forêts profondes, ses eaux jaillissantes ou paisibles, comme celle qui accompagnait sa promenade, ses sommets dont la neige avait fondu pour faire place à de vastes étendues verdoyantes que ponctuaient parfois le grand toit d’une ferme, quelques murs ou l’élégance toujours un peu hautaine d’un château. Pourquoi fallait-il alors qu’il éprouve cette désagréable sensation d’hostilité, cette insidieuse angoisse ? Parce qu’il était seul ? Dans la demeure d’un ami c’était presque risible, mais il y avait tout le reste : cette espèce de délire dont semblaient saisis ceux qui l’entouraient. Jusqu’à Tante Amélie qui normalement aurait dû centraliser plus ou moins les informations ! Et voilà qu’elle s’en allait on ne savait où en donnant à son départ le plus d’éclat possible. Manquaient juste le tambour de ville et une ou deux trompettes. Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ?

Trop fatigué peut-être, et en tout cas incapable de produire un raisonnement cohérent, il s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait devant lui et s’efforça de se détendre.

Peu après survint Lothaire Vaudrey-Chaumard :

— Je vous cherchais, dit-il. Il y a longtemps que vous êtes là ?

— À vous dire le vrai, je n’en sais rien ! De quelque côté que je me tourne, je me heurte à un mur. Auriez-vous des nouvelles par hasard ?

— Pas vraiment ! Je viens de passer un moment avec Verdeaux, notre cher capitaine de gendarmerie qui m’a tout de même appris quelque chose.

— Quoi donc ?

— On enterre Georg Olger demain matin à Grandson et j’ai pensé que vous souhaiteriez vous y rendre.

Aldo sentit se déchirer le voile de brume sous lequel il commençait à étouffer :

— Vous pouvez en être sûr ! Sait-on si Hugo y sera ?

— Je l’ignore. Avant de rentrer à la maison, je suis allé me balader à la Ferme, mais les volets étaient clos… Je pense que Mathias est à Grandson afin de veiller aux préparatifs.

— Et sa mère, Martha, a-t-on de ses nouvelles ?

— De ce côté-là, rien à signaler. Elle est hors de danger et son esprit est redevenu lucide. Vous n’avez plus à craindre d’être rattrapé par cette stupide accusation de meurtre dont je suis curieux de savoir d’où elle vient. Enfin, nous en saurons peut-être un peu plus demain… et on serait bien avisé de rentrer boire un verre de remontant. Le brouillard arrive et, avec lui, la fraîcheur. Clothilde a fait allumer des feux dans les cheminées.

Dans la disposition d’esprit où il était, Aldo apprécia cette soirée passée au coin d’une cheminée à écouter Lothaire discourir, en fumant sa pipe, sur son sujet de prédilection : le Téméraire, tandis que Clothilde tricotait de la layette pour les œuvres de l’abbé Turpin et que lui-même se délectait d’un cigare. Adalbert n’avait pas donné signe de vie…

Le lendemain matin, à dix heures et demie, les deux hommes pénétraient dans la belle église Saint-Jean-Baptiste de Grandson qui était déjà abondamment remplie.

— Olger avait tant d’amis ? chuchota Aldo tandis qu’ils prenaient place dans l’un des bas-côtés en demi-cercle flanquant la nef romane.

— S’il était mort de sa belle mort, il y en aurait certainement nettement moins, mais il a été assassiné… Sous toutes les latitudes du monde, la curiosité publique demeure vigilante. Le sang a toujours fait recette !

Un coup de hallebarde sur le dallage de pierre mit tout le monde debout, le corps allait prendre sa place dans le catafalque dressé devant l’autel. Derrière lui, entièrement vêtu de noir et le chapeau à la main, Hugo de Hagenthal s’avançait à côté de Mathias. Lothaire et Aldo échangèrent un regard.

Tant que dura le service ils ne le quittèrent pas des yeux, mais une colère montait chez Aldo à mesure que passait le temps. Sans rien savoir de lui – ou si peu ! –, il détestait cet homme qui n’était apparu dans la vie des siens que pour y apporter le désordre et la douleur. Plus il le regardait et plus il se persuadait de son lien de sang avec le duc de Bourgogne. Celui-ci s’était-il jamais soucié des désastres et de la souffrance jalonnant son parcours sur la terre ? Il se voulait le plus grand souverain de son époque, toujours plus avide d’étendre sa puissance, d’augmenter ses richesses, de reconstituer – en plus vaste ! – l’antique royaume burgonde au mépris de ce que souhaitaient des peuples peut-être peu désireux de vivre sous le même maître. C’était sa fin shakespearienne qui en avait fait ce personnage de légende.

Fût-il mort dans son lit, comme son père, qu’il eût sans doute laissé le souvenir d’un prince fastueux et mélancolique, obnubilé par cette couronne jamais atteinte. Les riches cités des Flandres, dont il tirait le plus gros de sa fortune, n’avaient qu’une idée : s’affranchir de la férule bourguignonne pour se retrouver villes libres et très capables de se gérer elles-mêmes. Après lui, elles mèneraient la vie dure à la petite duchesse Marie, son héritière promise au fils de l’Empereur et qui, par cette alliance, détacherait à jamais la Bourgogne de ses racines françaises.

Sans le génie obstiné de Louis XI, la France eût été amputée d’une des parties les plus riches de son territoire, et il eût fallu encore plus de sang et de larmes pour la reconstruire…

Quand la cérémonie tira vers sa fin, Aldo chuchota à Lothaire :

— Savez-vous où on l’enterre ?

— Auprès du maître qu’il aimait tant, dans le jardin de la Seigneurie.

— Nous irons donc !…

La célébration funèbre terminée, le cortège se reforma à la suite du corbillard, un peu n’importe comment. Les deux hommes prirent la suite. C’est alors qu’Aldo se retrouva soudain près d’Elena Maresco, la femme peintre qu’il avait rencontrée à Sainte-Croix, et ne cacha pas son étonnement :

— Vous entreteniez des relations avec les Olger ?

— Oui et non. Un peintre, paysagiste comme je suis, fourre son nez un peu partout pour découvrir les angles de vue les plus séduisants. La Seigneurie… je dirais, entre le lac et l’Histoire, a tout ce qu’il faut pour attirer l’œil d’un artiste. J’ai donc rencontré à plusieurs reprises les Olger. En particulier Martha qui prenait plaisir à bavarder avec moi… Cela la changeait des hommes.

— À propos, avez-vous de ses nouvelles ?

— Je suis allée à l’hôpital et je crois que l’on peut se rassurer. Les médecins sont résolument optimistes et je pense qu’elle pourra bientôt rentrer à la Seigneurie.

— Sans son époux ? C’est une lourde charge à assumer seule pour une femme qui n’est plus toute jeune ?

— À moins qu’elle ne rejoigne Mathias, son fils, à la Ferme, mais je suis convaincue que M. de Hagenthal saura l’aider à prendre la bonne décision.

Voyant Aldo causer avec la jeune femme, Lothaire s’était rapproché dans l’intention évidente de se mêler à la conversation.

— Vous vous connaissez, je pense ? dit Morosini.

— Il m’est arrivé d’apercevoir Madame mais je n’ai jamais eu l’heur d’attirer son attention… D’où vous connaissez-vous ?

— Nous nous sommes rencontrés ces jours derniers au cours de mon bref séjour à l’hôtel de France à Sainte-Croix.

— Vous habitez l’hôtel, Madame ? N’est-ce pas un brin tristounet pour une jeune dame ? fit Lothaire qui, visiblement, trouvait la rencontre agréable.

— Croyez-vous qu’une maison dans ces solitudes, même avec un ou deux domestiques, serait plus gaie ? L’hôtel est charmant, j’y suis comme un coq en pâte… un peu trop peut-être, et je peux travailler en toute tranquillité, délivrée des petits soucis quotidiens. C’est sans prix, croyez-moi !

— Et vous vous êtes fait des amis puisque vous êtes ici ?

— Pas beaucoup ! Il n’y a pas longtemps que j’ai découvert Sainte-Croix. Mais ne me prenez pas pour une vagabonde ! Je possède bel et bien une adresse officielle ! Et même deux : une à Berne qui me vient de mes parents, et une à Paris où j’ai étudié aux Beaux-Arts. J’ai habité à Montmartre pas loin du Sacré-Cœur ! Autrement dit, le jour et la nuit ! Berne est… un peu empesé et la Butte, un peu bohème. Sainte-Croix me sert de régulateur…

— Une vraie vie d’artiste ! commenta Aldo. Si l’on y ajoute votre nom résolument roumain ?

— Il me vient d’un aïeul migrateur, mais je suis très officiellement suissesse ! Je reconnais que cela ne fait pas très… bohème !

— Cela n’en a peut-être que plus de charme ? émit soudain Lothaire pour la plus grande stupéfaction d’Aldo qui, même au milieu de la fête du Tricentenaire de son manoir, n’avait jamais vu son hôte faire autant de frais pour une femme, sauf envers Tante Amélie dont il se déclarait amoureux !

Il est vrai que cette Elena était charmante, et il se surprit même à se demander ce qu’en penseraient Adalbert et ses imprévisibles coups de cœur…

Tout en parlant, on était revenu vers la Seigneurie où, après une dernière prière et une ultime bénédiction, le corps de Georg Olger fut confié à la tombe que l’on avait ouverte près de celle du vieux baron Hugo… Puis les assistants se retirèrent après avoir, l’un après l’autre, salué Mathias visiblement affecté profondément et que son maître soutenait de son mieux.

Tandis que les condoléances défilaient, Aldo salua Elena Maresco :

— Permettez-moi de vous abandonner, s’excusa-t-il en s’inclinant. Je voudrais parler quelques instants avec le maître de ces lieux.

— En ce cas je vais passer avant vous ! Il faut que je rentre à l’hôtel. Mais je vous reverrais volontiers…

— Ce sera avec plaisir.

Elle échangea quelques mots avec Mathias et Hugo qui la remercièrent de s’être dérangée, mais déjà Lothaire la remplaçait, articulant les rituelles condoléances avant de récupérer Aldo et de le présenter :

— Mon cher Hugo, voici le prince Morosini, de Venise, comme vous le savez déjà. Il souhaite un court instant d’entretien avec vous.

— Vraiment ? À quel sujet ?

— Il va vous le dire lui-même, mais vous devez savoir qu’il a été, l’espace d’une nuit, accusé d’avoir tué Georg Olger et blessé grièvement sa femme ?

Le hautain visage se tourna vers le nouveau venu tandis que Lothaire s’écartait, emmenant Mathias à l’écart.

— J’ai déjà entendu votre nom, Monsieur. De quoi voulez-vous m’entretenir ?

Le « Monsieur » en apprit plus à Aldo qu’un discours.

— De Mlle du Plan-Crépin, ma cousine, qui a quitté Paris précipitamment voilà cinq jours pour vous rejoindre !!

— Moi ?

Ou cet homme était sincèrement surpris, ou alors il était l’un des comédiens les plus doués de sa génération.

— Vous ! Elle est partie à l’aube en laissant ce message !

Et il tendit la lettre de Marie-Angéline en observant attentivement la réaction qu’elle allait produire et qui ne se fit pas attendre.

Hugo s’empourpra aussitôt sous le feu de la colère :

— Je n’ai jamais écrit ceci à votre cousine ! gronda-t-il en rejetant la feuille de papier qu’Aldo rattrapa au vol, et j’aimerais que vous produisiez la demande à laquelle elle fait allusion…

— Allusion ? Dites qu’elle a obéi spontanément, sans réfléchir au danger vers lequel elle se précipitait, faisant sans hésiter le sacrifice de sa propre vie ! Mais peut-être me direz-vous aussi que vous ne la connaissez pas… Et que ce n’est pas vous qui l’avez sauvée au moment où l’inspecteur Sauvageol se faisait tuer ?

— Je n’ai aucune raison de mentir. La dernière fois que je l’ai vue, c’était l’avant-veille du Tricentenaire.

— À ce propos, comment se fait-il que l’on ne vous y ait pas vu ?

— Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, mais si je ne m’y suis pas rendu c’était afin d’éviter de rencontrer certaines personnes. Encore une fois, cela ne vous regarde pas ! Allez au diable !

Il se détournait pour s’éloigner mais Aldo l’empoigna par un bras :

— Vous ne vous en tirerez pas de la sorte ! Quitte à causer un scandale, je ne vous lâcherai pas tant que vous ne m’aurez pas répondu ! Il y va de la vie d’une femme que j’aime comme une sœur. Et je suis décidé à fouiller ce pays maison par maison, pierre par pierre s’il le faut pour la retrouver vivante…

— Ou morte ? Car c’est ce qu’elle risque en reparaissant ici. Ce que je lui avais formellement interdit !

— Interdit ? À quel titre ? Elle n’appartient pas, que je sache, à votre famille mais à la mienne où l’on est fort chatouilleux sur le respect que nous attendons d’autrui, et c’est pourquoi je réitère : à quel titre prétendez-vous lui donner des ordres ? Vous prenez-vous à ce point pour la réincarnation du Téméraire ?

— J’ai surtout l’impression de porter le poids d’une malédiction vieille de plusieurs siècles et ce n’est pas moi qui ai choisi mon visage ! Croyez en tout cas qu’en faisant tous mes efforts pour éloigner de moi cette pauvre fille…

— Pauvre fille ? Rien que pour cette étiquette, je devrais vous casser la figure. Elle a plus de noblesse et plus de vaillance que n’en avaient tous les chevaliers de la Table Ronde réunis. Elle vivait heureuse avant que le mauvais sort ne lui fasse assister à un meurtre, aussi ignoble que lâche, dans un confessionnal parisien, mais, au lieu de se lamenter sur la victime – qu’elle ne connaissait pas ! –, elle a voulu tenter d’arrêter l’assassin, et a été enlevée, pour se retrouver ici où apparemment le destin l’attendait…

Hugo s’apprêtait à répondre mais, d’un geste de la main, Aldo l’en empêcha :

— Laissez-moi finir ! Je sais qu’alors vous l’avez sauvée et amenée au couvent des Annonciades…

— … où je lui ai fait jurer de ne jamais parler de moi et de ne jamais revenir à Grandson !

— Elle a pris sur elle à la limite du possible pour vous obéir, mais elle n’est pour rien dans sa présence à Pontarlier à l’occasion du Tricentenaire… En outre, je vous rappelle que vous l’avez appelée à votre secours – du moins elle l’a cru ! Et n’a pas hésité à se re-précipiter dans le piège qui a bien failli la détruire !

— Que voulez-vous que je vous réponde, à la fin ? Je ne lui ai pas écrit, ne l’ai approchée en aucune façon et ne suis pas responsable de ce qui lui arrive, et… comment a-t-elle pu me croire assez vil pour réclamer le secours d’une femme ?

— Vous avez peut-être une idée sur celui qui lui a tendu ce traquenard en imitant votre écriture ? Et c’est ce nom-là que je veux !

— Pour en faire quoi ?

— À votre avis ? Ou manquez-vous à ce point d’imagination ? D’abord pour la libérer et, s’il est trop tard, pour faire payer l’assassin…

— En le livrant à la justice ? ricana Hugo.

— Son nom devrait vous inspirer plus de respect ! Ou vous croyez-vous encore au Moyen Âge ?

— Peut-être mais c’est ainsi ! lâcha Hugo, buté.

— On ne livre pas les siens ? Même quand on les hait ? C’est cela que je dois comprendre ? Alors écoutez ce que, moi Aldo Morosini, j’ai à dire : si je le peux je n’hésiterai pas un instant à remettre ce misérable tueur de femmes entre les mains de mon ami Pierre Langlois, le chef de la Sûreté générale en France, ni à l’abattre comme la bête puante qu’il est si je ne retrouve que le cadavre de Mlle du Plan-Crépin. Quant à vous…

Il allait recommencer à le secouer quand Lothaire intervint :

— Lâchez-le, Morosini ! Il y a un mort ici !

— Une victime sortie du peuple que l’on honore tout juste assez pour s’incliner devant sa tombe mais, pour ce qui est de l’assassin, il n’est pas question de se mettre seulement en travers de sa route ! gronda Aldo hors de lui… C’est peut-être pousser un peu loin l’esprit de famille ?

Lothaire l’avait saisi par le bras et insensiblement l’entraînait, cependant qu’Hugo s’éloignait mais Morosini n’était pas calmé pour autant : il s’en prit à lui :

— Et vous lui donnez raison à ce lâche ?

— Ce n’est pas un lâche, tout au contraire et je le connais bien mais…

— Il n’est pas un lâche mais ? rétorqua Aldo, un pli de mépris aux lèvres.

— Votre colère est plus que légitime. Pourtant je veux espérer que vous allez comprendre ! Quand on est chrétien comme l’est Hugo, on ne dénonce pas son père et on le tue encore moins, fût-il le pire des salopards ! ajouta-t-il en baissant la voix jusqu’au murmure.

— Mais on regarde mourir d’un œil serein une pauvre fille qui, pour son malheur, s’est mise à vous aimer ? Qu’il nous dise au moins où elle est ? Le reste on s’en charge !

— Cela revient au même !… Ce genre d’homme échappe un peu à notre esprit moderne !

— C’est le moins que l’on puisse dire ! En ce cas, ce cher Hugo ne devrait pas rester « dans le siècle », comme on disait jadis. C’est un monastère qu’il lui faut !

— Je me demande s’il ne l’a pas déjà.

— Expliquez-vous ?

— Ces périodes où il disparaît sans annoncer où il va…

— Eh bien ?

— L’idée m’est venue qu’il pourrait se rendre dans quelque couvent. Cela irait assez avec une foi que je crois profonde…

— Il s’absente longtemps ?

— Oh, pour ce que j’en sais, il y a des variantes. Entre trois jours et une semaine. Selon moi, c’est cela ou une femme… mais j’en doute.

— Pourquoi ? Il n’aime pas les femmes alors qu’il est réputé être épris de Mlle de Regille, d’où la haine entre lui et son père ?

De façon tout à fait inattendue, Lothaire se mit à rire :

— Vous allez penser que j’ai vraiment un esprit de contradiction particulièrement coriace, mais cela non plus je n’y crois pas !

— Il n’aime pas Mlle de Regille ?

— J’ignore quels sont au juste ses sentiments pour elle mais je suis persuadé qu’il voudrait surtout l’arracher à un sort lié à celui de Karl-August. Quant à ne pas aimer le beau sexe, inutile de fantasmer de ce côté-là ! Il paraîtrait qu’il ait aimé une fois et passionnément ! Cela posé, je ne vous en apprendrai pas davantage. Il se peut d’ailleurs qu’elle ait quitté ce monde !

— Mais si vous avez raison, à propos de ces retraites monastiques, pourquoi ne prononce-t-il pas ses vœux définitifs ?

— Selon moi, c’est parce qu’il ne se sent pas prêt pour le renoncement. Des attraits de la vie le retiennent encore dans le siècle !

— Ses chevaux ?

— C’est vrai qu’il les aime, et il n’y a pas là matière à plaisanter ! ! En outre, je suis sûr qu’il voit clair dans le jeu infâme de son père, et si sa conscience lui interdit de l’attaquer ou de le livrer, elle ne lui défend pas de s’opposer dans la mesure de ses moyens à ses agissements. Enfin, il y a un détail mais dont je me reconnais le droit de ne pas vous le confier. Ne m’en veuillez pas pour autant !

— Loin de moi cette pensée !

— Merci. Malgré tout, il me reste à vous dire ceci : je mettrais ma tête au feu et ma main à couper qu’il fera l’impossible pour retrouver Mlle du Plan-Crépin et la sauver. Dès l’instant où elle est victime des manigances de Karl-August…

Aldo garda un moment le silence, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, et, finalement, soupira :

— Je regrette sincèrement de m’être montré si dur, presque à la limite de l’accusation. Voulez-vous lui en faire part ? Mais aussi qu’en ce qui concerne Marie-Angéline il n’hésite pas à m’appeler ainsi qu’Adalbert. Pour la retrouver – vivante si possible ! Nous sommes prêts à le suivre… sans poser la moindre question !

Instantanément Lothaire recouvra sa bonne humeur :

— Sur ce dernier point, je serai moins certain du cher Vidal-Pellicorne. Il est curieux… comme un archéologue !

— Et moi comme un chercheur de trésors. Maintenant, si vous le permettez, je vais appeler Paris. J’ai besoin de savoir où est le reste de la famille !

Hélas, quand il obtint – enfin ! – la communication, ce fut pour entendre la voix de la veille, celle de Cyprien : Madame la marquise était partie précipitamment dans l’après-midi avec la voiture et Lucien, son chauffeur. Elle n’était pas encore rentrée. Quant à Monsieur Adalbert, on ne l’avait pas vu. Le vieux serviteur n’ayant pas caché son inquiétude, Aldo lui demanda de l’appeler dès que l’un des deux serait rentré, puis il pria ses hôtes de lui permettre de s’établir, le temps qu’il faudrait, dans la bibliothèque auprès du téléphone. Ce à quoi ils consentirent bien volontiers. Lothaire, qui lui tint compagnie un moment, finit, sur ses instances, par aller se coucher, le laissant en compagnie d’une cave à liqueurs et d’une boîte de cigares.

Mais quand le jour se leva, ramenant un Lothaire plutôt soucieux, Aldo attendait toujours, la grande pièce était envahie par un épais nuage de fumée et certain flacon d’armagnac avait diminué de moitié. Quant au pot de café tenu au chaud dans la cuisine, il n’en restait plus une goutte.

— Je prends le relais, proposa-t-il, et allez vous reposer un peu, mon ami, je monterai vous chercher dès que cet outil se décidera à sonner ! Je vous promets de ne pas bouger ! Et ne vous tourmentez pas trop. Nous sommes à la frontière, en montagne, et ce ne serait pas le premier dysfonctionnement de cet objet.

Aldo accepta volontiers. Ses nerfs tendus à la limite de l’épuisement lui soufflaient que c’était la sagesse. Sans se déshabiller, afin de pouvoir descendre dès qu’on l’appellerait, il se jeta sur son lit.

Il était près de midi quand il s’éveilla, sans avoir, hélas, été dérangé, et il se précipita dans la salle de bains, prit une douche, se rasa, puis s’habilla en un temps record pour enfin rejoindre Lothaire qui, fidèle à sa promesse, n’avait pas bougé.

— Je suis désolé, s’excusa Aldo. Il ne fallait pas me laisser dormir aussi longtemps !

— Je vous en prie ! C’était tout naturel et je suis sûr que vous en auriez fait autant pour moi. Que décidez-vous à présent ?

— D’appeler Langlois ! S’il s’est passé quelque chose il nous le dira !

— À quoi pensez-vous ?

— À dire vrai, j’essaie de ne pas penser…

— … et de toute façon rien n’est plus mauvais que de cogiter le ventre vide !

— À table ! s’écria Clothilde qui entrait armée d’une motte de beurre destinée à la salle à manger. Vous n’avez rien avalé de solide depuis plus de seize heures !

— Juste le temps d’appeler le Quai des Orfèvres et on vous suit ! fit son frère.

Mais ce moment-là, si on l’obtint relativement vite, fut aussi décevant que l’avaient été la rue Alfred-de-Vigny et la rue Jouffroy : le grand patron était quelque part hors Paris et on ne savait pas quand il rentrerait.

La journée fut un cauchemar. Le fichu téléphone sonna bien à plusieurs reprises mais il n’y avait jamais au bout du fil l’une ou l’autre voix espérée. Pire encore quand on rappela les trois numéros : seul le cabinet de Pierre Langlois répondit. Guère plus rassurant que les deux autres : le grand chef n’était pas là. Un point c’est tout ! Aldo décréta alors que si l’on en était toujours là le lendemain matin, il irait voir par lui-même ce qui se passait à Paris.

— Si seulement je savais où se promène mon beau-père, je l’appellerais au secours ! ragea Aldo. Avec un avion on avale les kilomètres trois ou quatre fois plus vite que par le train ou en voiture. Mais il n’est jamais là quand on a besoin de lui !

— Ne le regrettez pas ! conseilla Lothaire. Cela ne ferait peut-être que compliquer la situation. Il est évident que nous nous trouvons devant un cas d’espèce plutôt rare : deux numéros aux abonnés absents pendant plus de vingt-quatre heures ce n’est pas fréquent, mais j’en viens à me demander s’il n’y a pas là un signe rassurant ?

— Ah, vous croyez ?

— Ma foi ! Ce silence ne serait-il pas volontaire…

— Volontaire ? La porte ouverte à toutes les suppositions, même les plus alarmantes ?

— Pourquoi pas ? Si l’on refuse de nous répondre c’est peut-être pour ne pas avoir à en faire autant pour d’autres… qui seraient indésirables ?

— J’y pensais, murmura Clothilde.

Aldo s’efforça d’examiner l’idée calmement. Il est certain qu’elle était séduisante parce que rassurante… Clothilde reprit :

— Nous voyons bien, Aldo, que vous êtes à la torture, mais il est primordial pour vous que vous vous calmiez… et ce serait insensé de reprendre la route demain matin. D’abord parce que vous êtes beaucoup trop nerveux pour contrôler le volant sur la distance entre Paris et nous…

— De ce côté-là vous pouvez vous rassurer : j’irais avec lui…, proposa Lothaire.

— Ce ne serait pas plus rassurant ! Vous conduisez avec le dédain le plus absolu pour le code de la route ; aussi bien que pour les obstacles, humains ou non, assez las de l’existence pour s’aventurer sur votre chemin. Restez là tous les deux ! Mon intuition me suggère que vos tourments vont prendre fin, cher ami Aldo !

— Tu es voyante à présent ? grommela son frère.

— Non, mais vous êtes trop impétueux tous les deux ! Il faut prendre le temps de réfléchir. Quant à être une extralucide, sans aller jusque-là, je dirais qu’il m’arrive d’avoir, de temps en temps, une brève vision concernant telle ou telle personne ! Parfois même quelqu’un que je n’ai jamais vu. Ce qui est assez gênant !… J’ai l’impression d’être indiscrète !

— Et là, vous voyez quoi ?

— C’est flou ! Je dois l’admettre, pourtant je ne parviens pas à redouter une menace sur notre marquise !

Le mot fit sourire Aldo en dépit de ses soucis. C’était Plan-Crépin, habituée au pluriel de majesté, qui l’avait appelée ainsi une fois, et tout le monde avait suivi.

— Acceptons-en l’augure ! conclut son frère en s’emparant d’un flacon d’armagnac qu’il mit dans les mains d’Aldo. Emportez donc ce viatique, cher ami, c’est souverain quand la nuit se fait longue. Je vais d’ailleurs vous imiter. C’est encore ce qu’il y a de mieux pour donner des couleurs à une nuit blanche…

C’en fut une, en effet, et de la meilleure qualité en dépit du bain chaud, des trois pommes qu’Aldo croqua et de deux ou trois cachets d’aspirine qu’il fit passer avec une solide ration d’alcool gersois, mélange qui, vers l’heure noire précédant l’aube, se révéla enfin efficace et le plongea dans un profond sommeil… d’où le tira un désagréable contact avec une serviette de toilette trempée dans l’eau froide… il lui fallut quelques minutes pour accommoder. Le brouillard se dissipant, il crut voir Adalbert :

— C’est toi ? hasarda-t-il en se frottant les yeux, mais ce qu’il prenait pour une ombre déclara :

— Évidemment, c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit qui se permette de te flanquer des claques ?

— Tu… tu es rentré ?

— Il faut t’y faire : je ne suis pas un fantôme. Toi, en revanche, tu me donnes l’impression d’avoir noyé ton angoisse dans l’alcool, fit l’ombre en s’emparant de la bouteille aux trois quarts vide dont il s’adjugea une ration. De qualité d’ailleurs ! On peut comprendre que tu lui aies confié tes misères !

— Sans les enlever, mais au moins ça m’a aidé à dormir et j’en avais grand besoin… J’en ai toujours besoin, conclut-il en bâillant à se décrocher la mâchoire.

— Oui, eh bien, cela suffit ! Tante Amélie…

À lui tout seul, ce nom acheva de réveiller Aldo qui réagit en empoignant le revers du veston de son ami :

— Elle a disparu de chez elle ! Sais-tu au moins où elle est ?

— Lâche-moi ! Tu vas me déchirer ! Elle est ici, bien sûr ! C’est moi qui l’ai amenée !

— Ici ? Et tu ne le disais pas ?

— Je n’étais pas sûr que tu sois dans ton bon sens et que…

Mais Aldo ne l’écoutait plus. Il était déjà dans la galerie, courant vers la chambre qu’avait occupée Tante Amélie, et, emporté dans son élan, y fit irruption sans frapper… Elle était réellement là ! Debout devant une psyché, elle achevait de se coiffer mais sursauta quand il entra en trombe et poussa un cri :

— Tu m’as fait peur ! Mais quelle tête tu as ? Tu es malade ?

— Malade d’angoisse, oui ! s’écria-t-il en la serrant dans ses bras. Quand j’ai su que vous étiez partie avec Lucien sans dire où vous alliez et qu’Adalbert allait vous chercher en vain, je me suis tourmenté au-delà de ce que vous pourriez imaginer, et, las de tourner en rond, je confesse avoir cherché le sommeil qui me fuyait dans une bouteille d’armagnac ! Je dois puer l’alcool à plein nez ?

— Ah, que galamment !…, répondit-elle en riant. Cela dit, j’ai décidé, avant-hier, de mettre en action un conseil de Langlois… Mais va d’abord retrouver un aspect civilisé ! Tu n’as que le temps avant le déjeuner et je n’aurai qu’un seul récit à faire !

Sur ce, elle le poussa dehors. Dans sa chambre, Adalbert l’y attendait assis sur le lit avec, à la main, un verre qu’il tendit :

— Maintenant que tu es revenu à la surface, bois ça !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le bas peuple appelle ce nectar un « rince cochon » ! Ce n’est pas vénéneux, il y a même du citron, et tu seras à neuf en un rien de temps !

Docilement, Aldo avala, devint un peu plus verdâtre et se rua sur la salle de bains… Une demi-heure plus tard, il descendait et rejoignait les autres, tiré à quatre épingles et le pied assuré. Il put alors constater que, au cas où Tante Amélie eût conservé un doute sur l’amitié des Vaudrey-Chaumard, ce doute s’était envolé. Clothilde et Lothaire rayonnaient positivement.

Cependant, l’indomptable marquise avouait franchement avoir eu peur pour une des rares fois de sa vie, mais pas au point de prendre la fuite…

En résumé, elle avait reçu un coup de téléphone, ou plutôt Cyprien l’avait reçu car elle ne répondait jamais directement, et se contentait d’écouter. Une voix de femme, totalement inconnue de Cyprien comme d’elle-même d’ailleurs, conseillait à « Mme de Sommières de quitter sa demeure dans les prochaines heures si elle voulait éviter de graves désagréments à divers membres de sa famille. Et de le faire sans chercher à le cacher ». Elle s’était alors emparée elle-même de l’appareil pour essayer d’en savoir plus, mais il n’y avait déjà plus personne au bout du fil. Les dernières paroles perçues par Cyprien déconseillaient vivement tout appel au Quai des Orfèvres…

— Comment était cette voix ? demanda Aldo.

— Pas désagréable : basse et assez douce avec juste ce qu’il fallait d’inquiétude pour être vraiment crédible.

— Qu’avez-vous fait alors ? s’impatienta Aldo. Vous êtes partie… mais comment se fait-il…

— Laisse-moi aller jusqu’au bout de mon propos ! J’ai commencé par réfléchir puis j’ai décidé d’obtempérer, ou plutôt de faire semblant. Lucien a reçu l’ordre de préparer la voiture – bien briquée ! –, puis on m’a fait une valise plus une mallette de toilette, et enfin j’ai convaincu ma vieille Louise, ma femme de chambre qui, depuis qu’elle est à mon service a fini par me ressembler, de prendre ma place…

— Elle est presque aussi grande que vous, en effet, observa Adalbert, mais de là à vous ressembler !

— Et vous trouvez qu’Hubert me ressemblait davantage quand il jouait mon rôle au bord du lac de Lugano1 ? Louise a la même taille que moi, et avec mes vêtements, l’un de mes chapeaux drapé d’une voilette épaisse, elle est largement plus crédible que ne l’était Hubert parce qu’elle me connaît par cœur. Elle est donc très ostensiblement partie à ma place.

— Pour où ?

Elle lui offrit un sourire un peu moqueur :

— Pour un endroit où l’on n’aurait jamais l’idée de me chercher et impossible à attaquer sans risquer de graves ennuis : un couvent, à Sèvres, que dirige une mienne cousine qui était mon amie d’enfance et sur qui je sais pouvoir compter même si elle ne m’a pas vue depuis des siècles ! Louise avait une lettre pour elle…

Clothilde ouvrit de grands yeux :

— Vous lui avez demandé de mentir au cas où quelqu’un vous chercherait ?

— Je n’ai pas eu besoin de le lui demander. Quand on entre chez Clarisse, pour une retraite par exemple, on perd son identité pour n’être plus qu’une âme en peine pourvue d’un simple prénom, qui n’est pas obligatoirement le vôtre, et Louise, qui est presque aussi pieuse que Marie-Angéline, était ravie de ce séjour inattendu qui va lui permettre de se reposer un peu. Quant à Lucien, il en a profité pour aller voir son frère à Suresnes. Et moi… j’ai changé de chambre ! C’est assez curieux comme impression ! Il me semblait vraiment être sortie de moi-même…

— Quand avez-vous vu Adalbert ?

— Lorsqu’il est arrivé. La nuit s’était passée sans problème et c’est moi qui l’ai reçu avec Cyprien… dans le vestibule, et pas longtemps puisque j’étais censée être absente.

Adalbert relaya :

— Le temps de parer au plus pressé qui n’était pas si simple : comment emmener discrètement quelqu’un qui n’est pas là ? L’air très soucieux je suis donc rentré chez moi en annonçant hautement à Cyprien qu’avant de repartir au petit matin, je passerais pour savoir s’il y avait des nouvelles…

— Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné ?

— Tu vas rire : mon téléphone était en panne ! Pour en revenir à Tante Amélie, je ne pouvais pas l’emmener sans la moindre valise. Aussi, dans la nuit, j’ai envoyé Théobald à l’entrée de son hôtel, sur le parc, avec une brouette empruntée au gardien de Monceau-Courcelles, avec qui j’entretiens d’excellentes relations. Au lever du jour je ressortais, passais rue Alfred-de-Vigny qui n’est pas fort éclairée la nuit, me garais juste devant le portail, y restais très peu de temps avant de repartir apparemment seul, mais ma passagère clandestine était tapie entre la banquette arrière et les deux sièges avant, vêtue de noir de la tête aux pieds.

— Et vous êtes restée longtemps dans cette posture, Tante Amélie ? demanda Aldo, un peu effaré tout de même.

— Une bonne trentaine de kilomètres ! répondit-elle, apparemment ravie du stratagème. Cela manquait de confort et j’ai hérité de bleus, mais, après tout, je n’étais pas si mal. Adalbert s’est finalement arrêté près d’une cabane de cantonnier qu’il repéra, dans un lieu absolument désert où nous ne risquions pas d’être observés… Je n’ai pas changé de vêtements et j’ai pris place à côté du chauffeur où j’ai eu droit à du café chaud, contenu dans une bouteille Thermos. Nous avons ensuite fait halte deux fois, toujours dans des endroits où nous étions sûrs que personne ne pouvait nous remarquer. Adalbert avait emporté le nécessaire pour nous sustenter jusqu’à ce que nous débarquions ici…

Cette fois Aldo bondit :

— Et on ne m’a pas averti ? Ce n’est pas supportable !

— Vous dormiez de si bon cœur qu’il eût été inhumain de vous déranger ! plaida Lothaire. Et puis nos deux voyageurs étaient exténués et ne demandaient qu’à gagner enfin un lit ! On a remis les retrouvailles à plus tard ! Cela dit, je vous jure qu’hier soir nous n’en savions pas plus que vous et que nous ne les attendions pas !

— Jamais je n’aurais l’idée de mettre votre parole en doute ! Il y a pourtant un détail qui m’intrigue…

Adalbert leva une main pour annoncer qu’il voulait parler :

— Je crois que je peux répondre. Qui a prévenu notre marquise qu’elle risquait d’être enlevée ? Ce qu’il vient en premier à l’esprit est qu’on lui a tendu un piège pour l’obliger à sortir de chez elle, pensant sans doute qu’elle prendrait la route. Qu’elle ait filé droit vers un couvent, proche d’ailleurs d’un commissariat de police, a dû surprendre. Attaquer ce genre de fortin ne pouvait guère être réalisable. Et pour qui vous connaît si peu que ce soit, la vie monastique ne vous a jamais tentée. D’autre part, on peut aussi croire à l’honnête mise en garde de quelqu’un qui vous veut du bien, craignant que votre hôtel ne reçoive une visite nocturne. Mais vous n’avez rien vu venir ?

— Rien du tout, alors que je m’attendais à une quelconque intrusion, mais nous n’avons rien vu… ni rien entendu puisque le téléphone était coupé. Mais j’avoue humblement n’avoir dormi que d’un œil !

— Enfin, à présent, vous voilà à l’abri, conclut Clothilde avec satisfaction. Et pour entrer ou sortir de cette maison, c’est quasiment impossible. Aussi bien en armes et munitions et qu’en personnel, nous avons de quoi soutenir un siège. Sans compter nos vaillants gendarmes de Pontarlier et quelques bons amis sachant user d’un fusil ! Il reste – et ce n’est pas peu dire – à retrouver Marie-Angéline, et nous ferons tout pour cela. En attendant, nous allons boire à l’arrivée de Mme de Sommières ! Nous en sommes tellement heureux !

— Pour moi ce sera une grande bouteille d’eau minérale ! émit Aldo avec un sourire un brin grimaçant. Cela en fera au moins un qui gardera les idées claires !

— N’ayez crainte à ce sujet ! coupa Lothaire. Mme de Sommières sera aussi bien protégée que… qu’au fort de Joux, par exemple !

— On n’en doute pas un instant ! assura Adalbert. En contrepartie, sauriez-vous si le nouveau propriétaire de Granlieu y a emménagé ?

— Pas encore ! répondit Clothilde, mais d’après les bruits qui courent ce ne saurait tarder. Des ouvriers y travaillent à longueur de semaine. C’est assez normal si le nouveau maître veut prendre ses habitudes avant le mariage qui sera célébré en septembre prochain.

— Mais Karl-August s’est-il installé ? Il devrait vouloir surveiller les travaux en personne ? Ne fût-ce que pour s’assurer qu’ils seront terminés à temps ?

— On n’en sait rien. Les ouvriers ne sont pas du pays !

— D’où alors ?

— D’assez loin certainement pour séjourner à demeure. Même le samedi, ils ne rentrent pas chez eux…

Aldo et Adalbert échangèrent un regard d’où ils s’efforcèrent de chasser l’inquiétude.

— Ce qui rend pratiquement impossible la visite aussi discrète que nocturne d’un chantier si intéressant, commenta Adalbert qui réfléchissait tout haut.

— N’importe, reprit Lothaire, visiblement soucieux, que les ouvriers vivent à Granlieu ou non ne change rien au fait qu’il est préférable de ne pas s’y aventurer. Je jurerais que Mlle du Plan-Crépin n’est pas là. Si on la retrouve dans la région, ce serait plutôt aux environs de Grandson, puisque, d’après la lettre qu’elle a laissée, l’appel proviendrait d’Hugo ! Or, il vous a dit lui-même ce qu’il en est. Et je crois vraiment qu’on peut lui faire confiance. Qu’en penses-tu, Clothilde ?

— Oh, je suis entièrement de ton avis. Hugo est un homme d’honneur ! Il appartient réellement à un autre âge. Il est incapable d’écrire une lettre comme celle mentionnée par Marie-Angéline ! Surtout en lui demandant de commettre un vol au détriment d’un ami fraternel ! Non ! Cent fois non ! Souvenez-vous qu’il a toujours rêvé de grandeur !

— Soit ! soupira Aldo. Dans ce cas, voulez-vous nous dire dans quelle direction nous avons une chance de retrouver Plan-Crépin… si toutefois on peut encore l’espérer ? Dans ce beau pays où abondent les lacs, les cascades, les rivières, escamoter un corps ne doit pas poser de gros problèmes ! Pardon… Tante Amélie si je vous blesse, mais il faut bien en venir à regarder cette hypothèse en face : les jours passent et nous sommes tous là, incapables de relever la moindre trace !

— Tu crois que je ne le sais pas ? murmura-t-elle.

Lothaire, qui avait entrepris d’arpenter la vaste pièce à pas lents, les mains derrière le dos, s’arrêta brusquement devant sa sœur :

— Il reste pourtant quelque chose que l’on pourrait tenter ? Qu’en penses-tu ?

— Que je serais fort surprise si l’on te refusait de l’aide !


1 Voir La Collection Kledermann, Plon, 2012.

4 Le couvent des Solitudes

Les deux jours qui suivirent furent d’un calme absolu. Mme de Sommières retrouva les habitants du manoir Vaudrey-Chaumard sans soulever la moindre curiosité dans le voisinage. Clothilde avait pris les devants en faisant courir le bruit que, relevant de maladie – rien d’étonnant si l’on considérait son âge ! –, cette amie si chère avait accepté d’échanger les miasmes parisiens contre l’air pur et vivifiant de Franche-Comté, sans oublier ses eaux thermales exceptionnelles, palliant ainsi l’absence de sa cousine et compagne habituelle, partie, elle, dans les Pyrénées pour affaire de famille. Enfin, Aldo travaillait avec Lothaire à un ouvrage sur des joyaux disparus. Pas sorcier de deviner lesquels ! Ces confidences pour parer à d’éventuelles curiosités si elles avaient osé se manifester au sujet des invités d’une demeure dont nul n’ignorait que le maître, s’il faisait preuve normalement d’une certaine courtoisie, pouvait se révéler redoutable si l’on avait le malheur de « lui casser les pieds » (sic) avec ce qu’il n’hésiterait pas à traiter de cancans ou d’histoires de bonnes femmes.

Ce fut au matin du quatrième jour qu’un événement étrange se produisit.

Les hôtes du manoir se disposaient à déjeuner, quand le capitaine Verdeaux sauta de cheval devant le perron et se fit annoncer. À son visage sombre et au fait qu’il ait choisi ce mode de locomotion permettant le « tout-terrain », il n’était pas difficile de conclure qu’il apportait une nouvelle sinon grave, du moins préoccupante. Cependant, introduit « sans façons » dans la salle à manger, il n’en accepta pas moins le verre de « vin de paille » et les biscuits au fromage qu’on lui offrait après avoir refusé de prendre place à table sous le prétexte qu’il ne disposait pas du temps nécessaire.

— Que t’arrive-t-il, Raymond ? fit en riant Lothaire qui était pour lui un ami d’enfance… Tu galopes après un contrebandier ? Et non accompagné ?

— J’aurais préféré que ce soit le cas et je ne viendrais pas vous déranger pour si peu ! Ce qui m’amène c’est ce machin ! Il y en a partout ce matin !

« Ce machin », c’était le portrait de Marie-Angéline redessiné d’après celui qu’avaient fait imprimer Aldo et Adalbert quand ils la cherchaient après le meurtre de Mme de Granlieu, mais le texte qui l’accompagnait n’était plus de la même teneur. En gros caractères on pouvait lire : « Cette femme est dangereuse ! », puis, en plus petit : « Après avoir assassiné ces jours derniers, à Grandson, deux personnes, elle aurait été aperçue de notre côté de la frontière, vers Salins et Nozeroy, etc., une récompense est offerte à quiconque permettra de la prendre vivante ou morte car, nous le répétons, cette femme est dangereuse ! »

Pendant une bonne minute, la tempête fit rage autour de la table, jusqu’à ce que Clothilde, à la suite d’un aller-retour fulgurant à la cuisine, se mette à taper sur la nappe à l’aide d’un rouleau à pâtisserie. En même temps, elle criait « Assez ! », assistée d’ailleurs du sifflet dont se servit le capitaine.

Cette association vint à bout du tumulte et laissa place à la voix de stentor du maître de céans qui tonna :

— Qu’est-ce que c’est que cette ânerie ? Ne me dis pas, Raymond, que tu as cru fût-ce un instant à pareille insanité ?

— C’est grotesque ! appuya Aldo, aussitôt suivi par le :

— Faut s’en occuper et tout de suite ! d’Adalbert.

Seule Mme de Sommières ne dit rien, mais c’en était trop pour elle après ce qu’elle venait de subir : elle dissimula son visage dans ses mains pour cacher ses larmes, immédiatement entourée par les bras de Clothilde et d’Aldo qui la rejoignit. Enfin, le capitaine Verdeaux prit la parole :

— Si j’y croyais je ne serais pas là. Or je tenais justement à vous informer aussi vite que possible. J’ajoute que ces horreurs ont été répandues dans la ville et que mon premier mouvement a été de foncer chez l’imprimeur à qui vous vous étiez adressés, Messieurs, précisa-t-il à l’intention d’Aldo et Adalbert.

— Alors ?

— Il jure ses grands dieux que ce n’est pas son travail : « Avant d’imprimer ça, je serais venu vous voir ! » m’a-t-il répondu.

— Et vous le croyez ? demanda Adalbert.

— Sans hésiter un instant ! affirma le capitaine, catégorique. Je le connais depuis longtemps, le Professeur aussi d’ailleurs, mais je n’avais pas besoin de ce truc pour être persuadé de son innocence : la pellicule de la photo initiale lui a été volée ! Bon ! Maintenant que vous êtes prévenus, je vous laisse ! Il faut que j’aille estimer l’étendue des dégâts !

— Tu penses qu’il y en a ailleurs ? s’inquiéta Lothaire.

— Sans aucun doute ! Avant de venir j’ai appelé Salins dont il est fait mention dans ce torchon, et j’ai demandé que l’on téléphone aux autres cités. Et naturellement je voulais faire arracher tous ces placards chez nous mais le sous-préfet s’y est opposé. Il m’a rappelé que, étant au service de la loi, ce n’était pas à moi de prendre parti !

— Où a-t-il été chercher cette ineptie ? s’étonna Clothilde.

En dépit des circonstances, Adalbert ne put s’empêcher de lâcher :

— Dans son antipathie pour Morosini ! Il n’a pas encore digéré, sans doute, sa façon de danser la valse anglaise avec sa femme !

— Oh, Adalbert ! reprocha la marquise.

— Il y a peut-être du vrai là-dedans ! émit Lothaire, songeur. Vous ne le savez peut-être pas, mais c’est un homme très jaloux !

— Le pire, c’est que c’est on ne peut plus réel ! approuva sa sœur. Il ne nous manquait plus que cela !

— Bon, dans ce cas, notre première démarche va être d’appeler Langlois au téléphone ! Il ne commande pas la gendarmerie, mais le ministre de l’Intérieur est au mieux avec lui. Je serais fort étonné si notre sous-préfet ne recevait pas rapidement de ses nouvelles. En même temps, Verdeaux en recevrait peut-être du ministère des Armées ? avança Adalbert. On peut user de votre téléphone, Professeur ?

— Naturellement. Je vais même m’enquérir du numéro pour vous !

La chance étant avec eux pour une fois, ils eurent Langlois presque instantanément. Le policier n’eut pas besoin de longues explications. Il assura Adalbert que les ordres arriveraient dans les dix minutes.

— Demande-lui de bien vouloir nous rappeler dès qu’il aura fini. J’ai encore une faveur en réserve, souffla Aldo. Ou plutôt, demande-la-lui tout de suite !

— Quoi ?

— L’autorisation pour le capitaine de perquisitionner au château de Granlieu sous un prétexte ou un autre… J’ai le pressentiment qu’au milieu de cette foule d’ouvriers un imprimeur aurait pu se glisser !

— Pas idiot, ça ! commenta Lothaire.

— Oui, mais sous quel prétexte ? chuchota sa sœur.

— Il trouvera. Il est rare qu’un flic manque d’imagination quand il s’agit d’aller fourrer son nez chez des suspects !

Ce fut Mme de Sommières qui, choquée, se chargea d’inciter l’imprudent à plus de considération envers le patron de la Sûreté :

— Pierre Langlois est pour nous un ami cher ! trancha-t-elle sèchement. En outre il est le premier policier de France ! Je n’aime pas, Lothaire, qu’on en parle sur ce ton !

— Pardonnez-moi ! C’est justement à cause de ce qu’il est que je trouvais exagéré de grimper à l’échelon ministériel alors qu’en appelant le préfet…

— C’est justement parce qu’il est son supérieur immédiat qu’il vaut mieux aller plus haut. Vous n’imaginez pas le nombre de bisbilles qui peuvent s’élever sur le plan local ! Aller au ministre protégera davantage la carrière de notre téméraire sous-préfet.

Aldo s’était emparé de l’affichette et la considérait avec une sorte de satisfaction.

— On dirait qu’il te plaît ce vilain papier ? grogna Adalbert.

— Non, mais il a au moins l’avantage de nous donner un renseignement… qu’elle est vivante et qu’elle a dû s’échapper. Sinon pourquoi la rechercher ? Pour ma part j’y puise un certain réconfort !

— À condition de la retrouver… et vite ! Si cette espèce d’ordure remet la main dessus, il la tuera sans autre forme de procès.

— Conclusion ? fit le capitaine.

— Si j’étais toi, suggéra Lothaire, j’irais me balader chez tes collègues des alentours. D’abord pour savoir s’ils ont reçu des exemplaires de ce torchon, sans oublier de m’en donner quatre ou cinq s’ils ne te font pas défaut ?

Les yeux du capitaine se plissèrent pour considérer son ami :

— Qu’est-ce que tu veux faire ? Battre le rappel ?

— Si l’on veut ! J’y songeais avant que tu ne viennes avec ta littérature, mais j’hésitais, ne sachant pas s’il nous restait encore une chance de retrouver notre héroïne vivante. Maintenant on sait qu’elle l’est, mais peut-être plus pour longtemps. Alors il faut se dépêcher !

— Bon, je rentre à la gendarmerie et je te laisse à tes occupations… dont je refuse de me mêler tant que je porterai cet uniforme ! Ce qui ne m’empêche pas d’être pleinement avec vous, conclut-il en baissant la voix jusqu’au chuchotement.

Ce que constatant, Aldo et Adalbert se retirèrent dans l’embrasure d’une fenêtre tandis que la marquise s’intéressait de plus près à l’affiche dont l’entrée en scène avait si violemment troublé la tranquillité du matin. Le poids qu’elle avait sur le cœur s’était un peu allégé, apportant cette assurance que Plan-Crépin respirait toujours le même air ensoleillé qu’elle-même, mais pour combien de temps ?

Tandis que Lothaire raccompagnait le capitaine jusqu’à son cheval, elle se laissa emmener par Clothilde :

— Laissons les messieurs entre eux, dit celle-ci avec un sourire. Nous savons toutes deux qu’ils ont à débattre d’affaires trop pesantes pour notre pauvre cervelle féminine !

— C’est ce que pense votre frère ?

— En gros, oui, mais je peux vous donner toutes assurances que vous ne faites pas partie de ce gros-là. Moi non plus d’ailleurs, mais je dois veiller à ce que personne n’entre ici durant le quart ou la demi-heure qui va venir !…

Remise sur pied, la marquise ironisa :

— Vous avez une manière bien personnelle de faire taire les curiosités intempestives ! Mais vous avez raison : il faut laisser ces messieurs à leurs affaires… surtout si elles ont pour but de retrouver intacte celle qu’Aldo appelle mon « fidèle bedeau » !

Quand Lothaire revint, il commença par se donner du cœur au ventre avec un verre puis, entraînant les deux autres dans son bureau, il s’y assit en indiquant les fauteuils qui lui faisaient face :

— Et maintenant, au travail ! Je vais donner quelques coups de téléphone durant lesquels je vous demanderai de me faire l’amitié… de ne pas souffler mot !

— Oh, ce sera facile, rassura Adalbert. On a de quoi réfléchir !

Cet intermède dura une vingtaine de minutes, pendant lesquelles les deux hommes n’entendirent que des numéros et deux mots, toujours les mêmes : « Saint-Rémy ». Simultanément, Lothaire avait pris dans son tiroir un carnet recouvert de cuir noir dont chaque page contenait une liste, et chaque fois qu’il raccrochait le combiné, il apposait un tiret – ou rien !… Les yeux aigus d’Aldo, sans toutefois pouvoir lire les noms, en comptèrent six ou sept. Le Professeur en cocha cinq avant de raccrocher définitivement. Puis, s’adressant à eux :

— Mes amis, expliqua-t-il, je vais, ce soir, vous introduire dans ce qui est peut-être le lieu le plus secret de l’ancienne Comté Franche. Le plus noble également… Aussi vous comprendrez sans peine, je présume, qu’avant de vous y conduire je vous demande de jurer sur l’honneur de ne jamais révéler quoi que ce soit à qui que ce soit de ce que vous allez voir et entendre !

Parce qu’il trouvait ce prologue un peu trop solennel, Adalbert se permit un sourire :

— Après ce préambule, je crois que cela va de soi puisque, si je vous ai compris, il s’agirait d’une société secrète ?

— C’est exact ! Mais nous ne sommes ni des terroristes, ni des truands. Nos buts sont respectables et en aucune manière contraires aux lois de ce pays, sauf en certaines circonstances…

— Que voulez-vous dire… ou plutôt, comment l’entendez-vous ?

— Quand il s’agit de rétablir une justice dont nous savons pertinemment qu’elle se trompe, ou qu’elle ne fait pas son devoir ! Si elle s’égare dans les sentiers de l’erreur et que cette erreur porte tort à un innocent, nous nous devons de nous substituer à elle. Il me semble que c’est ce qui se produit aujourd’hui puisque, en s’opposant à la décision du chef de la gendarmerie, le sous- préfet met notre amie en danger.

— Vous ne voulez pas le tuer, tout de même ? s’inquiéta Adalbert.

— Nous allons simplement faire son devoir à sa place… si Paris ne réagissait pas à temps.

— Cela m’étonnerait fort, mais cela peut toujours arriver. Et vous savez que ce qui nous importe, en priorité : c’est sauver Marie-Angéline… au besoin la sauver d’elle-même, puisque c’est l’amour qui l’a mise dans le pétrin ! En ce qui me concerne, je suis prêt à jurer. Et toi ? décida-t-il en se tournant vers Aldo.

— Moi aussi ! À qui allons-nous faire allégeance ?

— À la Toison d’Or, Messieurs !

Un instant, la surprise les laissa sans voix. Ils ne s’y attendaient pas. Ce qui fit sourire Lothaire lorsque Adalbert réussit à articuler, sans rien trouver d’autre :

— Quoi ?

— Vrai, reprit le Professeur, je ne pensais pas susciter en vous une telle surprise ! Mais je vais tout de suite couper les ailes de vos illusions : nous ne poussons pas l’audace jusqu’à nous intituler « chevaliers ». Nous ne sommes que les Compagnons de la Toison d’Or. Je préciserai simplement que si nous ne sommes pas très nombreux, nous recelons dans nos veines quelques gouttes du sang de l’un ou l’autre de ceux qui ont eu l’honneur, à travers les siècles, de porter le fameux collier aux briquets d’or soutenant un mouton plié. Il fut et demeure l’ordre de chevalerie le plus prestigieux au monde, mais on ne peut le transmettre à ses descendants par voie d’héritage, et il fait retour à l’Ordre lorsque vient la mort. Il en est toujours ainsi aujourd’hui…

— On peut donc encore le recevoir ? s’étonna Adalbert.

— Oui, mais c’est plutôt rare. Deux princes descendant de Marie de Bourgogne ont le pouvoir de le conférer : l’empereur d’Autriche – de nos jours l’archiduc Otto de Habsbourg – et le roi Alphonse XIII1.

— Si j’ai compris, fit Adalbert, vous êtes issu, vous-même, d’un de ces récipiendaires prestigieux ?

— Exactement. Je descends de Marguerite de Moirans dont le père porta le fameux collier, mais, j’y pense tout à coup, vous-même, Aldo, pourriez compter parmi vos ancêtres…

— J’ai ! répondit celui-ci avec bonne humeur. Et par les deux côtés : un doge de Venise pour l’ascendance paternelle et un duc de Roquelaure par ma mère !

— Bravo !… et vous Adalbert ?

— Oh, je n’ai jamais cherché à fouiller la question. Ce que je sais est qu’un Pellicorne, chevalier du Temple, servit le roi Baudouin de Jérusalem, le jeune lépreux, avant de finir à la tête d’une commanderie en France. Tout ce que je peux dire c’est qu’il a eu la chance de mourir avant la grande rafle de Philippe le Bel !

— Tu ne m’as jamais raconté cette histoire ! fit Aldo, admiratif. Un Templier ? C’est au moins aussi bien, sauf qu’il n’a jamais dû avoir d’enfants ?

— Non, quoique je n’en jurerais pas car c’était loin d’être un saint, mais ses frères en ont eu ! Donc…

— As-tu déjà raconté cela à Plan-Crépin… Oh, mon Dieu !

Le nom était venu spontanément. La disparue faisait tellement partie d’eux-mêmes qu’il était impossible d’imaginer une aventure sans elle ! L’esprit d’Aldo hésita un instant entre les larmes et la colère. D’un geste furieux il envoya dans la cheminée la cigarette à moitié consumée, puis, s’adressant à Lothaire :

— Vous pensez vraiment que votre… confrérie peut tenter une action pour elle ? Je ne vois pas bien où ils pourraient trouver une piste alors que nous ne savons pas de quel côté nous tourner. À Pontarlier en tout cas…

— Ils n’habitent pas Pontarlier, et c’est en cela qu’ils seront utiles car avec eux nous couvrons une bonne partie de la Comté. Ce soir, ils ne seront pas tous là – six sur onze, sans me compter –, mais le mot passera par leurs plus proches voisins. En dehors de quelques rares réunions anniversaires – fondation de l’Ordre, mort du Téméraire, par exemple –, nous avons la possibilité de nous rejoindre quand surgit un cas particulier comme aujourd’hui ! Le processus en est assez simple ainsi que vous venez de le voir…

— En effet, acquiesça Adalbert. Comme vous l’avez annoncé vous n’avez prononcé que deux mots : Saint-Rémy ? Pourquoi ceux-là ? Ou plutôt, que signifient-ils ?

— Lefebvre de Saint-Rémy a été le premier « roi d’armes », autrement dit le premier héraut de l’Ordre. Le prononcer signifie qu’il y aura réunion le soir. Évidemment, tous ne seront pas là parce que certains sont occupés ailleurs, mais ils seront mis au courant par les frères présents.

— Vous les recevez donc ici ?

— Au siège de l’Ordre, qui n’est pas très loin mais pas ici même. Nous dînerons de bonne heure, après quoi nous nous y rendrons à pied : une promenade digestive en quelque sorte !

— Mademoiselle Clothilde est au courant ?

— Naturellement !

— Tante Amélie le sera-t-elle aussi ?

— Il n’y a aucune raison contre. Surtout avec Clothilde ! Elle aurait même tendance à donner dans le lyrique quand elle évoque notre petit groupe, et n’a pas caché qu’elle déplorait vivement que nous ne fissions pas usage de manteaux couleur de muraille, de masques et de l’attirail dont on dote un conspirateur normalement constitué. Nous y allons déguisés en nous-mêmes en prenant, rassurez-vous, certaines précautions ! Voilà ! Vous savez tout… ou presque, parce que je vous réserve encore une surprise !

— Vous n’auriez pas dû nous prévenir ! bougonna Adalbert. Nous allons griller d’impatience !

— Alors, mettons que je n’ai rien dit !

Il était environ neuf heures quand les trois hommes se mirent en route. Le temps était couvert, ce qui rendait la nuit plus dense qu’elle ne l’aurait dû.

Vêtus de sombre, ils marchèrent en silence, d’un pas vif, traversant la forêt qui escaladait le plateau où passait la ligne frontière, mais ils se contentèrent de la longer à distance. Ils s’enfoncèrent ensuite dans un bois avant de ressurgir sur le plateau. Là, quelques ruines apparaissaient auprès d’un bâtiment, comme écrasé par son grand toit, accolé à une chapelle au tympan de laquelle se voyaient – encore qu’usés par le temps – un bas-relief représentant la Vierge Marie et deux pèlerins agenouillés. Un petit clocher la surmontait :

— On l’appelle Notre-Dame-des-Perdus, expliqua Lothaire. C’était jadis un hospice pour ceux qui traversaient le Jura afin de se rendre en Suisse.

— J’aperçois une lumière dans le bâtiment là-bas. Il y a encore quelqu’un ? demanda Aldo.

— Oui. Une poignée de moines qui fabriquent un excellent fromage. Derrière la chapelle se trouve un cloître dont ils ont fait un jardin d’herbes et qui rejoint le bâtiment au grand toit. De l’autre côté sont les étables et la laiterie ! Suivez-moi !

— Quoi ? C’est le lieu du rendez-vous ? s’étonna Adalbert. Je ne vous savais pas si pieux ! poursuivit-il étourdiment.

— Disons que ma sœur l’est pour moi ! Quoique je me considère comme un honnête chrétien. Le Père Gervais aussi d’ailleurs, et nous nous entendons à merveille. Vous le connaîtrez dans un instant, dit-il en se dirigeant vers une porte charretière.

— Au point de vous permettre des réunions nocturnes chez lui ?

— Il n’a aucune raison d’y voir des inconvénients. D’autant moins que je suis… ou plutôt mon père était leur propriétaire au moment des « déraillements » du ministère Combes, et qu’on leur en a fait cadeau au retour…

Et il alla secouer la cloche du portail, mais ils étaient attendus et l’épais battant de chêne s’ouvrit presque aussitôt sur un religieux qui, avec sa barbiche et sa tonsure grises au-dessus d’un froc noir, avait l’air de sortir tout droit d’un évangéliaire médiéval.

— Bonsoir, Lothaire ! dit-il avec un sourire qui, lui, n’avait rien de moyenâgeux. Je vois que vous amenez d’autres frères ?

— Étrangers mais qui sont pour nous des amis chers : je vous présente Aldo Morosini, de Venise, et Adalbert Vidal-Pellicorne de… de l’Institut, lâcha-t-il en s’apercevant qu’il ignorait où était né celui-ci, mais le Père Gervais se mit à rire de bon cœur :

— J’ignorais que cette auguste assemblée se soit pourvue d’une maternité ? C’est récent, je pense ?

— J’ai vu le jour en Picardie, Père… et je suis égyptologue ! renseigna l’intéressé en s’inclinant, ainsi que l’avait fait Aldo. Cela ne m’empêche nullement d’être un chrétien, disons… convenable, même si je ne suis pas très pratiquant.

— Ils sont arrivés ? demanda Lothaire.

— Combien en attendez-vous ?

— Six, plus nous trois. Les autres sont indisponibles mais vous savez ce qu’il en est habituellement : les présents apprennent aux absents ce qui a été décidé.

— Rassurez-vous, ils sont là. Allez tenir votre réunion, mon fils ! Vous pensez qu’elle sera longue ?

— Je ne pense pas. Une information importante à communiquer dont je vous parlerai quand nous nous séparerons. Pour l’heure allons les rejoindre !

— Donc pas de vigiles à mettre en place ?

— Non. C’est une réunion d’urgence. En une demi-heure tout doit être fini !

Sous la conduite de l’abbé, ils traversèrent une cour où plusieurs voitures étaient rangées pour accéder à l’église par une porte latérale. Elle était vide, à l’exception d’une veilleuse rouge qui, devant l’autel, annonçait la Présence. Les quatre hommes passèrent devant en pliant le genou, puis le contournèrent. Il formait un bloc taillé dans la pierre du pays et sobrement orné de deux paires de chandeliers portant de gros cierges, dont deux seulement étaient allumés.

On passa sur l’arrière, en s’appuyant à des sculptures naïves de fruits et de feuilles, où l’on découvrit quelques marches étroites que l’on descendit jusqu’à un petit palier, mais les nouveaux venus purent voir alors qu’il y avait une ouverture dans la paroi de l’autel au-delà de laquelle des degrés de pierre s’enfonçaient encore plus profondément dans le sol.

— Je vous laisse, murmura l’abbé… comme vous m’avez annoncé qu’il s’agissait d’une réunion d’urgence, nous n’avons pas préparé les robes. Si vous avez besoin de moi, je serai en prières devant le tabernacle. Vous avez peut-être une intention à me recommander ? ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. De futures intronisations ?

— Pas pour le moment ! Priez pour que nous réussissions à sauver une femme que l’élan de son cœur a mise en péril de mort. Je vous en dirai davantage avant de repartir ! Et de toute façon nous ne pouvons pas nous permettre de lambiner !

Tandis qu’ils descendaient, un léger bruit de voix leur parvenait, accompagné d’un reflet lumineux. Lothaire, naturellement, les précédait et dégringola les marches en un rien de temps. Les deux autres, impressionnés malgré leur audace habituelle, suivirent plus prudemment.

En accédant à la crypte, ils découvrirent ce qui les attendait au-delà d’une belle ogive de pierre. Ils retinrent leur souffle avec l’impression de plonger en plein Moyen Âge : éclairée par deux autres candélabres de bronze, s’ouvrait une chapelle ronde d’une rare somptuosité.

Dans la niche creusée en face de la porte et tapissée de velours rouge et or s’érigeait, sur un autel habillé de brocart rouge tissé d’or, une croix d’or massif haute d’une quarantaine de centimètres sur laquelle l’emplacement du corps du Christ était pavé de rubis, tandis que des perles terminaient les pointes des branches – trois par branche – ainsi que les angles formés par le croisement central. De part et d’autre était une tenture – sans doute faite avec une chasuble coupée en deux de l’ancienne chapelle ducale, représentant d’un côté l’ange Gabriel et, de l’autre, l’ange Raphaël, tissée d’or, de pourpre et d’azur, dont l’exécution était d’une extraordinaire finesse et remarquablement conservée. Une odeur de poivre flottait d’ailleurs dans cette crypte.

Au centre étaient une table ronde et deux coussins rouges sur lesquels reposaient un collier de la Toison d’Or et un glaive dont le pommeau et le fourreau étaient faits d’une corne de narval – que l’on appelait alors licorne ! – enrichis d’or, de perles et de rubis.

Enfin, tout autour, il y avait des stalles repliables, au-dessus desquelles étaient peintes les armes des anciens chevaliers, dont quelques-unes seulement étaient occupées par des hommes vêtus de sombre… appartenant visiblement au XXe siècle. Les visages différaient d’âge et de structure mais la majeure partie des cheveux étaient gris et les vêtements contemporains.

Ce qui, dans un sens, soulagea Aldo qui, depuis son entrée dans ce lieu fantastique, éprouvait quelque peine à assimiler cette remontée de plusieurs centaines d’années…

À leur arrivée ces hommes se levèrent. Lothaire resta debout au milieu de la chapelle avec ses deux compagnons, salua d’un geste circulaire et prit la parole avec un sourire :

— Bonsoir, frères !

— Bonsoir, frère Lothaire !

— Veuillez vous asseoir… Tout d’abord, je dois vous prier d’excuser cette réunion décidée dans la hâte ! Mais nous nous trouvons confrontés à une affaire pressante. Aussi je vous remercie, vous qui avez accepté de vous déplacer. Je vous demanderai aussi de bien vouloir prévenir ceux de vos secteurs voisins qui…

— … n’ont pu se libérer pour ce soir ! compléta un homme avec une nervosité visible, mais avec bonne humeur. Compte sur nous, frère Lothaire, et parle-nous plutôt de tes invités qu’il me semble avoir déjà vus. Sont-ils de nouveaux frères ?

— Ce n’est pas impossible car leurs combats dans la vie sont proches du nôtre ; en outre, ce sont des amis, comme vous devez le savoir, vous tous qui nous avez accordé le plaisir de participer à notre Tricentenaire…

— Et que l’on n’est pas près d’oublier ! Alors, s’il te plaît, laisse de côté les politesses de porte et dis-nous ce que tu attends de nous ?

— Toujours aussi impatient, hein, frère Adrien ?

— Je viens de Lons, moi ! Ce qui représente un bout de chemin ! Parle sans fioritures. Nous sommes peut-être des inconnus pour tes compagnons, mais ce n’est pas le cas pour nous. Ils assistaient aussi à tes festivités et chacun de nous peut mettre un nom sur leurs visages. Aussi dirai-je d’entrée : Messieurs, soyez les bienvenus !

Avec ensemble ceux-ci s’inclinèrent. Le visage de cet homme, barbu, était froid, voire sévère, mais son regard droit où brillait une petite flamme amusée plut à Aldo qui, oubliant les circonlocutions, déclara :

— J’ai nom Aldo Morosini et voici Adalbert Vidal-Pellicorne, de l’Institut…

— Et vous êtes d’où ?

— De Venise, tout simplement…

— Pas si simplement que ça puisque vous êtes prince ! Mais si on laissait parler Lothaire… Il paraît que nous sommes pressés ?

Celui-ci se hâta de reprendre la parole, s’étant contenté, pendant l’intermède, d’extraire un papier plié d’une de ses vastes poches :

— Je pense que nous nous souvenons tous de Mme la marquise de Sommières et de Mlle du Plan-Crépin qui l’accompagne en tous lieux ? C’est cette dernière qu’il faut retrouver, et sauver si possible d’un danger auquel elle semble n’attacher aucune importance. Pour ceux qui ne l’auraient pas remarquée, voici le vilain papier que nous ne sommes pas parvenus à empêcher d’envahir le pays depuis ce matin.

Et il déplia l’affichette qui fut reçue par des observations diverses mais qui, en général, voulaient dire la même chose : difficile de ne pas se souvenir du modèle, puis incompréhension totale devant l’inscription :

— Dangereuse en quoi ? s’étonna un autre frère. Elle n’a vraiment rien d’une aventurière ? En admettant qu’elle le soit, je ne vois pas ce qu’elle ferait dans les entours d’une dame aussi remarquable que la marquise. Il ne doit pas être aisé de lui en conter, à celle-là ? Peu de femmes m’ont impressionné, mais elle si ! Alors ?

— Alors j’explique ! reprit Lothaire.

Avec une grande économie de moyens mais en termes aussi percutants que possible, il raconta ce qui s’était passé depuis l’assassinat de Mme de Granlieu dans l’église Saint-Augustin de Paris, tandis que Morosini faisait le voyage de Venise pour recueillir les dernières volontés d’un vieux gentilhomme dont, jusque-là, il n’avait jamais soupçonné l’existence et ce qui en avait découlé.

— J’ajouterai en conclusion, dit-il après avoir reçu l’assentiment des deux autres, que ma sœur et moi nous investissons totalement dans ce combat, par amitié d’abord mais ensuite parce qu’il rejoint d’une étrange façon celui que nous menons depuis que nos pères ont repris à notre compte cette confrérie des Compagnons de la Toison d’Or suscitée par le mien et celui d’Adrien, afin de perpétuer, dans la mesure de nos moyens, les exigences chevaleresques de l’Ordre telles qu’elles ont été prescrites par le duc Philippe le Bon en 1430. À commencer par la messe quotidienne que disent pour nous l’un ou l’autre des frères de ce couvent.

— Amen ! approuva celui qui répondait au nom de Bruno et venait de Salins. Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi le sous-préfet a pris sous son bonnet de laisser courir ces venimeuses paperasses ; elles mettent en danger une noble demoiselle dont le seul tort est d’être tombée amoureuse d’un caprice de la nature qui a ramené au jour le visage de celui sont le Destin fait naturellement l’emblème de notre confrérie, alors même que, par un autre caprice de cette même nature, son père incarne à lui seul ce que nous combattons, ce que nous haïssons !

— Bien malin, reprit Lothaire, qui décryptera ce qui peut se balader sous le crâne d’un fonctionnaire de la République qui, au contraire du capitaine Verdeaux, n’est pas né dans notre bien- aimée Comté !

— Mais enfin, grogna frère Bruno, même un Iroquois pourrait comprendre que c’est un crime d’essayer de dresser le peuple contre une femme qui n’a jamais causé de tort à personne ! C’est donc à nous de rétablir la vérité !

Aldo décida de s’en mêler :

— Ce que je voudrais savoir, moi, c’est qui, en dehors de l’imprimeur de Pontarlier – il en dénie la paternité –, s’est arrogé le droit de reproduire ces affichettes à sa façon ?

Celui que Lothaire avait appelé Adrien se mit à rire :

— Seriez-vous naïf, prince ? Pour nous tous, il n’existe qu’une seule réponse à votre question : le nouveau châtelain de Granlieu, dont nous sommes persuadés qu’il a sur les mains le sang qui a coulé un peu trop souvent ces temps derniers !

— Vous en êtes persuadés et vous le laissez faire ?

— Pour lancer la police à ses trousses, il faudrait que nous ayons une preuve, et nous n’avons que notre intime conviction !

— Ne pensez-vous pas qu’une visite à Granlieu pourrait être intéressante ? Pour ma part je suis certain que l’on y découvrirait, par exemple, des presses d’imprimerie…

— Vous avez probablement raison, mais il nous faudrait une commission rogatoire et…

— Si vous attendez des moyens légaux, vous n’êtes pas près de mettre un terme aux exploits du personnage, mais un magistrat ne saurait penser différemment, n’est-ce pas ?

— J’en suis un, en effet.

Lothaire aussitôt intervint :

— Mes frères, mes frères ! Nous nous égarons ! Chaque chose en son temps ! Pour ce soir il y a urgence à ce que vous soyez au fait de ces affichettes meurtrières afin que, chacun dans votre coin, vous veilliez à les faire disparaître. Ce faisant, nous obtiendrons peut-être un renseignement sur la région où Mlle du Plan-Crépin a été conduite…

Un autre frère, qui avait nom Jérôme, de Nozeroy, lui coupa la parole :

— Soyez sûr que nous agirons de notre mieux, mais, si vous me permettez une remarque…

— Dix, si vous voulez ! ronchonna Lothaire, mais dépêchez-vous ! La réunion de ce soir n’était pas prévue, il ne faut pas s’éterniser !

— Une seule suffira. Pour moi, les avis de recherche signifient deux choses dont l’importance n’échappera à personne : d’abord que Mlle du Plan-Crépin est vivante, ce qui à mon sens est primordial ; ensuite qu’elle a dû s’échapper et qu’en l’annonçant comme dangereuse un quidam trop nerveux s’arroge le droit de lui tirer dessus en oubliant de crier « gare ! ».

— Naturellement, si l’un de nous la rencontre, il la ramène aussitôt où est sa famille ! Et avec ménagements !

La proposition ayant été approuvée à l’unanimité, Lothaire distribua les quelques « placards » qu’il possédait, et l’on se sépara en prenant soin de ménager un espace de quelques minutes entre chaque départ que la pente de la petite route, une fois franchi le portail du monastère, rendait silencieux puisque le moteur n’entrait en action qu’arrivés en bas.

Lothaire et ses compagnons partirent, comme il se doit, les derniers, après avoir remercié l’abbé. Pendant près d’un kilomètre ils marchèrent en silence, chacun renfermé dans ses pensées, jusqu’à ce que Lothaire, légèrement goguenard, déclare :

— Savez-vous que vous m’étonnez tous les deux ?

— Pourquoi ? firent-ils d’une seule voix.

— Ce que vous venez de voir doit vous inciter à poser quelques questions, non ?

— Si, mais ce qu’on cherche, répondit Adalbert après avoir reniflé, c’est la façon de les poser.

— Je pense, reprit Aldo, que la meilleure est encore la plus simple : où avez-vous déniché ces souvenirs splendides du Téméraire ?

Le ton était raide à la limite de l’accusation. Vaudrey-Chaumard releva le col de son manteau pour se protéger d’un vent aigre qui se levait :

— Allons, je m’attendais à pire ! D’abord, sachez qu’en ce qui me concerne je n’ai rien déniché ! Et autant vous le dire sans tarder, afin que vous n’en veniez pas à vous demander si nous ne sommes pas une bande de voleurs ; de ce que nous venez de voir, aucune pièce n’est entrée dans la chapelle par des moyens malhonnêtes. Sachez que mes amis et moi sommes la seconde génération d’inventeurs du petit trésor que vous venez de contempler. C’est mon grand-père qui, dans une vente de château à laquelle il assistait en compagnie de son ami Fleurnoy, dont Bruno – de Salins ! – est le fils, ont gagné le cocotier, si j’ose dire, en achetant à eux deux la croix car, bien que la vacation fût discrète, l’objet était cependant très cher bien qu’en mauvais état. Il eût été difficile de la faire entrer dans l’héritage de l’un comme de l’autre, alors l’idée leur est venue de la confier au frère de Fleurnoy qui était à l’époque l’abbé de ce qu’ils appelaient le couvent des Solitudes. C’est ce dernier qui a découvert la chapelle souterraine. Mon père comme son ami étaient passionnés par le drame qu’avait été la fin de la Maison de Bourgogne. Ils ont alors décidé de chercher d’autres vestiges et de les confier à l’Église…

— Le tombeau du duc Charles est dans l’église de Sainte-Marguerite de Bruges auprès de Marie, sa fille, insista Aldo. Pourquoi ne pas les y avoir portés ?

À peine achevait-il qu’il eut la nette sensation d’avoir émis une sottise. D’ailleurs Adalbert protestait :

— Pas un peu malade, non ? Pourquoi, diable, faire un pareil cadeau aux Belges, dont les ancêtres ont refusé de secourir leur duc ?

— N’importe, Messieurs, ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment naît une fièvre collectionneuse. Plus le temps s’écoulait, poursuivit Lothaire, et plus s’ancrait l’intérêt passionné des deux amis. Mais elle avait fait tache d’huile, et c’est ainsi qu’ils décidèrent de créer une confrérie – secrète naturellement ! – réunissant des hommes habités par le même idéal chevaleresque. Nous nous sommes retrouvés à douze, liés par l’amitié.

— Et la confiance ?

— Absolue ! Nous nous considérons comme dépositaires de cette part des biens du duc Charles, en gardant l’espérance de pouvoir compléter au moins cette « chapelle » !

— Ça, c’est impossible ! affirma Aldo. La chapelle du duc Charles se trouve à Vienne et je la croyais complète…

— Parce que vous ne savez pas tout, mon ami, ce qui est normal ! Vous êtes expert en joyaux mais les trésors de Bourgogne ne comportaient pas que des bijoux ! La preuve !

— Je vous prie de m’excuser mais je sais en gros ce qui composait la chapelle !

— Laquelle ?

— Si riche qu’il soit, le duc n’en avait pas plusieurs ?

— Au moins deux : la sienne propre – celle des ducs de Bourgogne – et celle de la Toison d’Or, à laquelle appartient ce que vous venez de voir… et elle est loin d’être au complet car, outre ce que vous avez vu, elle comportait des vases sacrés.

— On s’en doute, marmotta Adalbert qui avait sommeil, et je n’en ai pas remarqué… mais, en résumé, de quoi se composait au juste une « chapelle » ?

— Principalement d’ornements vestimentaires. Pour la Toison d’Or, il y avait quatre chapes, de velours cramoisi, doublées de satin vert, somptueusement brodées d’images saintes : Notre-Dame, saint Jean-Baptiste et notre Sauveur. Deux parements d’autel (haut et bas) portant au centre l’image de Notre-Dame couronnée, avec d’un côté sainte Catherine et de l’autre saint Jean-Baptiste comme vous venez de les voir. Il y avait en outre une chasuble et deux dalmatiques aussi somptueuses. Quant à la croix – de beaucoup la plus précieuse de nos trouvailles –, elle est façonnée d’or, sertie de rubis et de perles, et était dite « croix du Serment ». C’est sur elle que juraient les nouveaux chevaliers. L’autre « chapelle », celle du trésor ducal volé à Grandson, était de velours bleu rebrodé d’or, et c’est à Morat qu’elle a disparu.

— Il y a quelque chose qui m’échappe ! dit Adalbert. Où étaient ces merveilles quand le duc ne guerroyait pas ?

— La sienne avec lui au palais mais celle de la Toison d’Or dans une chapelle bâtie spécialement pour l’Ordre. Enfin… en principe !

— Ce qui signifie ?

— Que c’était au temps du fondateur, le duc Philippe. Le Téméraire, ayant passé en guerre la majeure partie de son existence, et ne mettant pratiquement jamais les pieds à Dijon, il a trouvé plus commode de réunir les deux chapelles auprès de lui !

— Résultat : devant Nancy, alors que la mort approchait et qu’il ne lui restait plus rien ?

— Je pense que la duchesse Marguerite, sa femme, avait dû y pallier. Vous savez, on parle toujours du trésor de Bourgogne, mais c’est « des » trésors qu’il faudrait dire. Quand Maximilien d’Autriche a épousé la petite duchesse Marie, à Gand, les noces ne se sont pas déroulées dans l’indigence. Les fortunes de Marie et de la veuve de son père, en joyaux et autres ornements, étaient encore des plus respectables ! Dont d’ailleurs les Habsbourg ont hérité puisque, si elle avait vécu, Marie aurait été impératrice. C’est l’une des raisons pour lesquelles Fleurnoy et mon père, après leurs trouvailles, ont décidé qu’elles resteraient ici, sur cette Comté Franche qui fut de Bourgogne tant que celle-ci exista. Les douze compagnons que nous sommes estiment que cette part du trésor lui appartient. Si les journaux, par exemple, savaient ce que recèle notre chapelle souterraine, Vienne nous tomberait dessus en poussant des cris d’orfraie.

— Qu’en sera-t-il quand l’un de vous mourra ?

— Nous avons décidé d’appliquer la loi de l’Ordre. Le collier n’était pas transmissible par voie d’héritage et devait faire retour quand disparaissait le chevalier, jusqu’à ce qu’un autre en soit honoré. Ce qui nous est impossible. Donc c’est le couvent qui recueillera notre part avec le secret de la chapelle.

— Même si c’est vous qui restez le dernier ?

— Surtout si c’est moi. Je n’ai pas de fils, et c’est un homme de Dieu qui gardera le secret. Celui-ci commence à la porte pratiquée à l’arrière de l’autel et invisible des non-initiés.

— C’est un peu dommage, non ?

Dans la faible lueur émise par le quartier de lune, le visage de Lothaire s’adoucit et parut s’éclairer de l’intérieur :

— Il m’est arrivé de faire un rêve, murmura-t-il. Je me voyais offrir, genou en terre, le glaive de licorne au seul seigneur digne de le recevoir.

— Le seul ? souffla Aldo, sans oser regarder Adalbert qui, de son côté, retenait sa respiration..

— Le seul ! Et vous savez qui… Une telle ressemblance par-delà les siècles ne peut être fortuite ! Et ne me sortez pas la loi de Mendel !

Adalbert fit alors entendre son point de vue :

— Difficile d’y échapper si l’on considère le géniteur ! Il ne ressemble pas du tout au duc Philippe, celui-là !

— À première vue non, émit Lothaire, songeur, mais à y réfléchir, il y a quelque chose ! Philippe le Bon n’était pas beau, tant s’en faut, pourtant il possédait ce charme qui vaut souvent mieux qu’une froide beauté. Voyez combien de conquêtes nous avons connues, à von Hagenthal, en quelques mois : Isoline de Granlieu, peut-être la vieille comtesse – sait-on jamais ? –, Agathe Timmermans volant sa propre mère pour lui obéir, Marie de Regille qui va l’épouser.

— Et vous trouvez que cela fait beaucoup ?

— Surtout si l’on y ajoute la mère d’Hugo… et celles que nous ignorons. J’ai fait mener une petite enquête à Innsbruck où il vivait encore récemment. On lui connaît une maîtresse et l’on a des doutes sur quelques autres.

— Une sorte de Don Juan ? ricana Adalbert. Alors expliquez-moi pourquoi la petite Regille en a peur ?

— Où vas-tu chercher ça ? fit Aldo. On l’a à peine entrevue, et le soir du Tricentenaire, elle m’a plutôt donné l’impression qu’elle aurait préféré être ailleurs !…

Lothaire s’arrêta un instant pour allumer une cigarette, et se mit à rire :

— Étant donné la réception que je leur ai réservée, je vous accorde qu’elle avait plutôt l’air ahuri.

— Peut-être, mais avant que vous ne lâchiez les chiens, elle ne rayonnait visiblement pas de bonheur, s’obstina Adalbert qui tenait à son idée.

— Bon, si tu veux ! soupira Aldo. D’ailleurs, qu’elle en soit amoureuse ou pas ne me fait ni chaud ni froid ! La seule qui m’intéresse c’est Plan-Crépin, parce que celle-là vaut la peine que l’on se batte pour elle, et pour l’instant, on tourne en rond sans parvenir à trouver la moindre trace de son passage.

— Elle a dû s’échapper ! Sinon pourquoi ces affichettes ridicules la proclamant dangereuse ? Pour que le premier qui la rencontre l’assomme ou lui tire dessus selon ses moyens ? Les gens d’ici sont trop sensés pour risquer la cour d’assises en la tuant !

— Au fond, on a manqué le coche, grogna Aldo. Au lieu de faire enlever ces torchons, il aurait été plus payant de se ruer chez l’imprimeur pour en obtenir des bandes à coller sous le portrait, en reprenant notre idée d’après son premier enlèvement : vingt mille francs – autant augmenter le prix – à qui la ramènera vivante, rien si elle ne l’est plus !

— Et ensuite faire le tour du département ?

— Après tout, il n’est peut-être pas trop tard, admit le Professeur, en consultant sa montre à la lumière de son briquet. Les imprimeurs font parfois de très longues journées. Ont pourrait lui rendre visite ! Allons chercher la voiture, par exemple !

Comme on arrivait au manoir ce fut vite fait.

Sous l’impulsion d’un accélérateur écrasé par le grand pied de Lothaire, la voiture partit à fond de train. Aussi les deux passagers, quoique inquiets, se gardèrent-ils d’émettre la moindre parole apaisante, et moins d’un quart d’heure plus tard, le conducteur freinait des quatre roues devant l’atelier de l’imprimeur où l’on pouvait voir de la lumière.

— Qu’est-ce que je vous disais ? triompha-t-il. Il est encore au boulot ! Allons-y !

L’imprimeur les vit venir avec un certain plaisir. Des clients comme ceux-là, qui payaient rubis sur l’ongle, il aurait voulu en avoir tous les jours. En revanche, il n’avait pas apprécié la seconde série d’affiches, et c’est de cela – un scandale ! – dont il parlait avec le capitaine Verdeaux quand les trois autres débarquèrent chez lui :

— Je lui explique que nous n’avons jamais commandé ce vilain papier, fit celui-ci, et que nous n’avons pas la moindre idée du malveillant qui les a fait faire, ni où ! D’ailleurs, c’est fini, le sous-préfet a donné l’ordre de les détruire, et les derniers vestiges sont dans la benne des ordures !

— Ça va vous permettre d’en fabriquer de neuves… et le plus rapidement possible, susurra Adalbert avec un sourire engageant qui plongea l’homme de l’art dans la stupeur :

— Vous voulez que je recommence ? Mais avec quel texte ?

— Très bref mais écrit en caractères gras et en gros ! expliqua Aldo : « Vingt mille francs à qui la ramènera vivante, rien si elle est morte. » Et tâchez de faire en sorte que le portrait soit plus ressemblant. Celui qui est à la poubelle n’est pas terrible !

— Une reproduction d’une reproduction c’est souvent ça ! Mais… le sous-préfet ? Qu’est-ce qu’il va dire ?

— On s’en charge ! affirma Lothaire. On va même y aller tout de suite. Quant à vous, mettez-vous au travail !

— Minute ! Qui va payer ? Car il n’est pas question…

— Moi, coupa Aldo en cherchant son carnet de chèques. Combien voulez-vous d’acompte ?

— Mille… et le reste à la livraison, c’est-à-dire demain matin ! Je vais y passer la nuit !

— Aucune importance, mais je vous préviens qu’il en faut six fois plus en paquets séparés. Pour divers endroits du pays.

Tandis qu’ils remontaient en voiture, Adalbert apostropha son ami :

— Pas question de te laisser débourser cette somme seul ! J’en veux ma part !

— Et moi la mienne, renchérit Vaudrey-Chaumard en écho.

— Comme vous voudrez ! Cela ne pose pas de problème !

Ce qui en posa un ce fut d’être accueillis par le sous-préfet. D’abord il était de mauvaise humeur et, en outre, cette histoire l’exaspérait. Il avait, en effet, reçu de l’Intérieur un télégramme qui ne lui avait pas plu. Il s’apprêtait cependant à se coucher et ce fut en pyjama, et enveloppé d’une robe de chambre de soie bleu turquoise brodée de flamants roses, qu’il les reçut, après avoir vainement tenté de les renvoyer au lendemain :

— Qu’est-ce que cette histoire de fous ? Vous voulez remettre en place ce maudit portrait ? Vous êtes malades ou quoi ? aboya-t-il sous le nez de Lothaire, les deux autres ayant eu à peine droit à un signe de tête.

— On pourrait le croire, en effet, mais il se trouve que nous avions mal apprécié la situation en raison de la crainte où nous étions – où nous sommes toujours ! – que Mlle du Plan-Crépin ne soit molestée de quelque manière que ce soit. Nous aurions dû simplement faire apposer dessus la phrase promettant une récompense à qui la ramènerait vivante, rien dans l’autre cas !

— Combien, la récompense ?

— Vingt mille francs… que nous assumerons tous les trois puisque notre première réaction – commune d’ailleurs ! – n’a pas été la bonne, se hâta d’ajouter Lothaire en voyant l’œil glauque du sous-préfet glisser vers Morosini. Par chance, reproduite d’après l’affiche initiale, la ressemblance était approximative. Voilà ce que nous tenions à vous communiquer, Monsieur le sous- préfet…

— Faites en sorte d’informer l’Intérieur de vos états d’âme successifs et de votre quelque peu désinvolte façon d’en user envers moi. J’espère que M. le maire appréciera la chance qu’il a d’être provisoirement éloigné de son siège au conseil municipal.

— Un accident de voiture qui a failli être fatal peut difficilement être considéré comme une chance, émit Adalbert qui brûlait de participer au duo.

— Cela lui vaut au moins le droit de dormir tranquille. Mais, au fait, pourquoi dans ce cas avoir fait arracher les premières affiches ?

— Parce que, en la déclarant dangereuse, il fallait non seulement qu’elle soit encore en vie, mais qu’elle eût échappé à ceux qui la retenaient captive…

— Qu’en savez-vous ?

— Mais c’est l’évidence, Monsieur le sous-préfet ! Quel danger pourrait présenter une demoiselle étroitement emprisonnée ou, pire, enterrée ?

— Bon ! Ça va ! Mais veillez à me tenir au courant, Messieurs !

Un vague salut et, virant sur les talons de ses pantoufles, M. le sous-préfet s’en fut retrouver son lit, drapé de la dignité dont il croyait fermement être investi en toutes circonstances et jusque dans son intimité.

— Voilà qui est fait ! conclut Lothaire en reprenant place dans sa voiture. On rentre à présent, et j’avoue qu’un grog bien tassé ou un verre de vin chaud me ferait plaisir. Pas vous ?

— Ne serait-il pas préférable de monter se coucher en faisant le moins de bruit possible ? proposa Aldo qui espérait avoir la majorité mais, avant qu’Adalbert ait pu émettre une opinion, Lothaire éclatait de rire :

— Parce que vous pensez que nos dames dorment ?

— Vous avez vu l’heure qu’il est ?

— Et alors ? Mme de Sommières, je ne sais pas, mais je vous parie que Clothilde campe dans la bibliothèque, avec une cafetière qu’elle tient au chaud dans la cheminée…

— … et notre marquise, laquelle doit être ravie de l’avoir pour lui tenir compagnie.

Naturellement, ils avaient raison tous les deux !


1 Il y a deux ou trois ans, le roi Juan Carlos d’Espagne a conféré le prestigieux collier au président Nicolas Sarkozy pour l’aide apportée à l’Espagne contre l’ETA. Le collier fera retour à Madrid à sa mort, et l’actuel occupant de l’Élysée n’y a aucun droit.

5 Les « confessions » de Mme de Sommières

Le lendemain matin, tandis que les hommes s’en allaient veiller à la bonne mise en place de la nouvelle campagne d’affichage, Mme de Sommières décida qu’il était temps pour elle d’abandonner son rôle de spectatrice passive, afin de prendre sa part d’une histoire qui commençait à l’agacer prodigieusement. Son départ rocambolesque de Paris lui avait donné l’espoir que l’on mènerait les choses un peu rondement.

Au lieu de cela, on causait beaucoup, on réunissait des renseignements sur tout et n’importe quoi, on émettait des hypothèses que l’on s’efforçait de vérifier mais qui toutes tombaient les unes après les autres. Le résumé de tout cela était que Plan-Crépin avait maintenant disparu depuis une semaine et que l’on n’en savait pas plus… ou, du moins, son entourage ne lui en disait pas davantage. Sans doute dans les meilleures intentions du monde, afin de la « ménager », une expression qui avait de don de lui taper sur les nerfs parce que, justement, elle avait celui de démolir son moral en lui faisant toucher du doigt, jour après jour, à quel point son « fidèle bedeau » lui manquait ! Avec celle-là au moins, on ne l’obligeait pas à porter son âge en bandoulière. Sa devise à elle étant en quelque sorte : « Bombez le torse, droit sur l’obstacle, toujours au premier rang ! » Or, on en était bien loin !

Aussi, le petit déjeuner avalé, elle monta revêtir un ample manteau de pluie à capuchon – depuis minuit environ, une fidèle copie du crachin breton avait entrepris de noyer le paysage –, enveloppa sa tête d’une écharpe de mousseline, s’arma de son parapluie et, enfilant ses gants, se disposait à quitter le manoir quand Clothilde surgit des cuisines, un papier à la main. Et naturellement s’étonna :

— Mon Dieu ! Mais où courez-vous si tôt et par ce mauvais temps ?

— À l’église simplement ! Je voudrais parler à l’abbé Turpin. Cela ne vous contrarie pas, j’espère ?

— Me contrarier ? Oh, que non ! Bien au contraire ! C’est la bonté même cet homme-là ! Ce qui m’ennuie surtout, c’est de vous voir sortir sous cette pluie. Voulez-vous que je vous accompagne ?… Non, vous n’y tenez pas ? ajouta-t-elle presque aussitôt. Il est des moments dans la vie où l’on éprouve le besoin d’être seule !

Sans commenter, Mme de Sommières se pencha pour poser un baiser léger sur sa joue. C’était décidément une fille selon son cœur !

Une fois dehors, elle constata que le ciel avait cessé de larmoyer et, au lieu de le déployer au-dessus de sa personne, employa son parapluie en guise de canne, ce dont elle obtint un supplément d’assurance.

Quand elle parvint à l’église, la messe matinale s’achevait et elle alla s’agenouiller au plus près de la sacristie pour y attendre la bénédiction finale, sans prêter attention aux quelques fidèles qui se trouvaient là. Avec l’impression bizarre de se glisser dans la peau de Marie-Angéline. Cela tenait sans doute à cette sensation de paix qui l’envahit et dont elle ne se souvenait pas de l’avoir éprouvée… sauf peut-être une seule fois, à la messe de minuit de Saint-Augustin, quand, ravagée d’angoisse pour Aldo, elle s’était agenouillée à même le dallage et, éprouvant quelque difficulté à se relever, elle avait senti la main solide d’Adalbert l’aider à se remettre sur pied !

Cette belle vieille église de campagne lui convenait parfaitement avec son magnifique retable doré aux naïfs personnages. Certains ressemblaient à l’abbé Turpin qui, à cet instant, se retournait pour bénir la poignée de courageux qu’un temps humide ne rebutait pas, assidus sans doute comme l’était Plan-Crépin à sa messe de six heures à Saint-Augustin d’où elle ramassait, il est vrai, une foule de renseignements sur les potins du quartier Monceau. Ce qui n’était évidemment pas le cas dans ce pays de montagne.

Après avoir dispensé sa bénédiction, l’abbé retournait vers la sacristie précédé de l’unique enfant de chœur, lorsqu’il remarqua sa présence, leva un sourcil interrogateur, répondit en hochant la tête à sa muette prière, après quoi il lui fit signe de demeurer où elle était. Deux ou trois minutes plus tard, il la rejoignait et, pensant sans doute qu’elle était restée à genoux assez longtemps, la fit asseoir et s’installa à ses côtés :

— J’ai cru comprendre que vous désiriez me parler… sans témoins, ce qui n’est pas évident au manoir où, à longueur de journée, on entre et on sort comme dans un moulin ?

— En effet, mais notre chère Clothilde est la délicatesse même…

— Et vous a laissée venir seule ! Alors, profitons-en ! Que puis-je pour vous, en dehors de mes prières pour le retour prochain de Mlle du Plan-Crépin ?

— M’obtenir un entretien avec Hugo de Hagenthal ! Pour vous avoir vus ensemble, je sais que vous êtes liés d’amitié.

— C’est peu de le dire ! Sous des dehors facilement arrogants derrière lesquels il s’abrite, c’est un homme foncièrement malheureux et…

— Je m’en doutais mais je vous supplie de croire je ne n’ai nulle intention d’ajouter à ses tourments, quels qu’ils soient… Seulement il a promis à mon neveu de faire de son mieux pour retrouver Marie-Angéline, et je voudrais savoir s’il a réussi à apprendre quelque chose ?

— Je sais qu’il a vu son père mais il ne m’a pas confié comment cela s’est passé entre eux. Je redoute pourtant que la réponse ne nous soit venue hier sur ces affiches délirantes que l’on a placardées quasiment partout dans la ville et ses entours !

— Elles ont sans doute été enlevées à l’heure qu’il est…

— Mais je crains que le mal qu’elles ont suscité ne soit rédhibitoire. Il n’est jamais bon d’éveiller les mauvais penchants qu’abrite parfois l’âme de gens à la conduite par ailleurs digne d’éloges !

— Sur ce sujet, je peux vous dire que ces torchons doivent être remplacés à cette heure – ou vont l’être en cours de journée – par d’autres dont les injures auront disparu, avec, à la place, une offre de prime de vingt mille francs à qui la ramènera vivante. Rien dans l’autre cas !

L’abbé ouvrit de grands yeux :

— Il est certain qu’une telle somme a de quoi faire réfléchir, sinon rêver !

— Nous en donnerions plus encore pour être sûrs de la retrouver vivante, mais le temps passe et rien ne vient ! Rien ne bouge surtout, et c’est ce qui m’effraie parce que je redoute de voir ce drame étouffé lentement par le silence. Ni mon neveu, ni son ami ne peuvent s’installer ici à demeure. Ils ont leur vie à eux, occupée ô combien ! Moi, évidemment, je suis libre de rester en attendant d’aller la rejoindre si elle a quitté ce monde ! Ma vie est derrière moi mais je refuse jusqu’à l’idée de me rendre sans combattre, et il faut que je fasse quelque chose. Mais quoi ?

— Attendons déjà ce qui va découler de ces nouvelles affiches ! C’est peut-être une arme à double tranchant ! Nous pouvons nous attendre à être noyés sous une avalanche d’informations plus ou moins fiables qui nous enverront aux quatre coins de la Comté à la chasse au fantôme ! Mais n’avez-vous pas, parmi vos amis, le grand patron de la police ? Qu’en pense-t-il ?

— Rien pour l’instant ! Je sais qu’il ne nous oublie pas mais il est aux prises avec cette histoire de terrorisme qui fait la une de tous les journaux. Je ne suis même pas certaine que les inspecteurs Lecoq et Durtal soient encore à Pontarlier. On ne les aperçoit plus !

L’abbé Turpin ne put s’empêcher de sourire :

— Vous ne me ferez pas croire, Madame la marquise, qu’il vous faut voir la police s’agiter pour être convaincue de son activité ? Ce serait un peu… simple, non ?

— Pour ne pas dire stupide ! N’ayons pas peur des mots ! Il n’empêche que j’en reviens à mon premier propos : je souhaite toujours autant m’entretenir avec Hugo de Hagenthal !

— Je suis là, Madame !

Il y était en effet, et ni l’un ni l’autre ne l’avait vu ou entendu venir. Naturellement sombre avec ses murs épais et les ouvertures étroites que nécessitaient les hivers rudes, l’église, par mauvais temps comme ce matin, générait plus d’ombres que de lumières, et le long manteau noir de l’homme lui permettait de s’y confondre. Il s’inclina légèrement devant elle :

— Me voici, puisque vous désiriez me voir, mais je ne suis pas certain de pouvoir vous apporter une aide quelconque. J’ignore – j’en fais le serment ! – où se trouve Mlle du Plan-Crépin !

Mme de Sommières considéra un instant le visage – plus impressionnant que vraiment beau en raison de l’espèce de majesté qu’il dégageait. Seulement, aucune tête – couronnée ou non – n’était capable d’en imposer à « Tante Amélie » :

— Et cela vous suffit ? dit-elle.

— Bien obligé de m’en contenter puisque je n’ai relevé sa trace nulle part !

— Encore faudrait-il l’avoir cherchée ? Cela signifie quoi, pour vous, ce nulle part ?

— Partout où je pensais avoir une chance de la situer ! Cela allait du couvent des Annonciades au château de Granlieu chez le baron von Hagenthal !

— N’est-il plus votre père ?

— Il l’est selon la chair, ce que je n’ai cessé de déplorer, mais pas selon le cœur ! Même si je ne cesse d’en demander pardon au Seigneur-Dieu, je hais mon père et n’y peux rien !

— Je n’aurai pas l’outrecuidance de vous demander pourquoi : cela ne me regarde en aucune façon…

— C’est logique pourtant : parce qu’il a tué ma mère !

— Une excellente raison, en effet, mais qui ne tient pas quand il s’agit de la vie d’une innocente un peu trop nourrie, sans doute, de romans de chevalerie, et qui, parce que vous l’avez sauvée une première fois, s’est attachée à vous afin de vous parer de l’aura des légendes… Or, c’est vous, le chevalier sans armure, le reflet de l’un de ces princes dont l’histoire brille encore du fond des âges, vous qui lui avez écrit pour demander son aide en vous apportant le rubis que votre parrain, à l’heure de sa mort, avait remis au prince Morosini en paiement d’une dette sacrée, et qu’il gardait sur lui ! En un mot : elle a volé pour vous ! Elle qui a toujours placé l’honneur au-dessus de ses contingences personnelles !

Sa colère montait à mesure qu’elle parlait. L’abbé Turpin s’interposa :

— Si vous essayiez de parler calmement… et ailleurs ? Dans la sacristie, par exemple ?

La marquise s’apaisa aussitôt :

— Si vous y tenez ! Mais je n’ai plus rien à ajouter ! C’est à Monsieur de se faire entendre !

D’un seul coup, Hugo perdit toute sa superbe, laissant apparaître un homme accablé, à la fois par ses propres racines et son rêve impossible :

— Je n’ai jamais écrit cette lettre ! Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ?

Puis, courant soudain vers l’autel, il tomba à genoux devant le tabernacle vers lequel il étendit sa main :

— Devant Dieu qui m’entend et sur le salut de mon âme, je jure n’avoir jamais rien écrit de semblable ! Vous rendez-vous compte ? Voler une pierre précieuse, même historique, dans la poche de son cousin ? Le peu de temps qui m’a été donné de la connaître, j’ai été frappé par la droiture de son regard ! Sauriez-vous, Madame, ce que contenait cette lettre que l’on m’accuse de lui avoir envoyée ?

— Non, évidemment ! Sinon cette pauvre folle ne serait jamais sortie de chez moi ! Et pour aller où ? Il semblerait que personne ne l’ait vue par ici ! En dehors du château de Granlieu qu’il rénove à grands fracas – et qui ne lui appartient pas depuis longtemps ! –, où habitait votre père le plus souvent ?

— À Innsbruck, mais je n’en suis pas certain. Je… je l’évitais le plus possible !

— Pourquoi ?

— Les bruits qui couraient ! On le disait un homme à femmes et je préférais ne pas en savoir trop ! En sa présence j’ai du mal à retenir ma colère à cause de ses succès féminins ! Ma mère en est morte et il semblerait que d’autres aient suivi le même chemin !

— Et cela vous suffit ? gronda Mme de Sommières, qui avait peine à retenir la sienne. Des femmes s’éprennent de lui puis elles disparaissent, et vous, vous restez là à compter les coups ? Qu’attendez-vous pour tenter au moins de vous y opposer et, de ce fait, de les sauver ?

— De quelle façon ?

— Pourquoi pas en vous montrant le défenseur des victimes ?

— Vous voulez dire en l’attaquant ? C’est impossible ! Que je le veuille ou non, il est mon père et, comme tel, doit m’être sacré.

— Même s’il a tué votre mère ?

— J’étais encore très jeune… et je n’ai pas de preuve à avancer ! Il en va de même pour les autres ! Il n’est jamais auprès d’elles lors de leur décès !

— Cela n’excuse rien ! Un crime, même par personne interposée, reste un crime, et l’exécuteur alors, quelle que soit la raison de son geste, n’est pas le vrai coupable. Dès l’instant où vous en avez acquis la certitude, vous vous devez – comme vous le devez à ceux qui vont pleurer – de vous y opposer… par tous les moyens !

— Lesquels ? En l’affrontant les armes à la main ? Il est mon père ! En le dénonçant ? Outre que ce serait une vilenie, il est mon père ! Pourquoi croyez-vous que je n’aie pas vengé ma mère ? Parce qu’il est mon père ! Je ne peux, sans risquer la damnation, faire couler son sang ou être l’artisan de sa perte ! En son temps, le duc Philippe le Bon a collectionné les maîtresses, et Charles, son fils, ne s’est jamais interposé !

— Et c’est là-dessus que vous appuyez vos certitudes ? Mais, que je sache, aucune de ses maîtresses n’est trépassée de mort violente et, bien que sa débauche ait inspiré du dégoût à son fils, celui-ci n’avait aucune raison d’aller plus loin !

Hugo exhala un soupir de lassitude et voulut se rapprocher de l’abbé Turpin qui s’était écarté pour prier :

— Finissons-en, si vous le permettez ! Jamais nous n’arriverons à nous accorder ! Le parricide est un crime majeur aux yeux de Dieu…

— Et laisser mourir des innocentes en sachant parfaitement qui est à l’origine du meurtre n’en est pas un ? Le moins que l’on puisse dire est que vous avez la conscience accommodante, Hugo de Hagenthal !

— Madame ! Je ne vous autorise pas ! Et dans une église !

— J’ai atteint l’âge où l’on peut se permettre bien des choses, le face-à-face avec le Seigneur se faisant chaque jour plus proche. Alors je vais me borner à vous poser une question. Une seule ! Bientôt, ce grand homme va convoler en justes noces avec une malheureuse fille qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup de jugeote et ne s’attend certainement pas à ce qui va lui arriver… et cela sous vos yeux puisque votre Ferme n’est pas très éloignée de Granlieu. Vous allez attendre tranquillement que vienne le jour de chanter un « De profundis » pour elle ? On dit pourtant que vous l’aimez ?

— On dit n’importe quoi ! Je n’aime personne !

— C’est évidemment plus pratique ainsi ! Eh bien, nous n’avons, je crois, plus rien à nous dire… sinon ceci : au cas où, par malheur, Marie-Angéline du Plan-Crépin serait retrouvée morte, votre précieux géniteur aura quelque peine a profiter longtemps des joies de l’existence. Il pourrait se retrouver en cour d’assises en admettant qu’il parvienne jusque-là. Chez nous, les hommes ont une fâcheuse tendance à régler leurs comptes eux-mêmes… et ils aiment beaucoup Marie-Angéline !

Passant devant lui, elle alla s’agenouiller sur l’un des prie-Dieu du premier rang, se signa et enfin plongea son visage dans ses mains.

Quand elle eut fini, elle se retourna et se trouva nez à nez avec l’abbé, qui lui sourit :

— Vous ne seriez pas tentée par une bonne et franche absolution, ma fille ? Je suppose que vous étiez en train de demander pardon au Seigneur de toutes les horreurs que vous venez de débiter devant Lui ?

— Où voyez-vous des horreurs, Monsieur le curé ? Je me suis contentée de dire quelques vérités premières à un homme qui, en dépit des apparences, n’en est pas vraiment un !

— Je crois que vous vous trompez ! répondit-il avec tristesse. Le courage ne lui a jamais manqué. Je sais des exemples qui me permettent de l’affirmer. Mais son âme comme son visage appartiennent à un temps où le bruit et la fureur régnaient sur l’Europe en même temps que la crainte de la colère de Dieu et du feu éternel ! Hugo est de ceux-là !

— Que ne se réfugie-t-il dans un monastère ?

— Il se peut qu’il en arrive là un jour ! Pour l’instant, il n’est pas encore prêt. Alors, cette absolution ?

— Vous pensez que j’en ai besoin ?

— Pas vous ?

— Peut-être avez-vous raison ! Et puis cela ferait tellement plaisir à ma pauvre Plan-Crépin !

— C’est ainsi que vous l’appelez ? Cela conviendrait plutôt à un homme ?

— À elle aussi parce qu’elle joint les plus belles qualités d’un garçon à quelques faiblesses résolument féminines !

— Vous savez encore l’acte de contrition ?

— Vous me prenez pour qui, l’abbé ? Je ne suis pas une grande dévote mais j’ai gardé mes bases !

— Bon, allons-y ! In nomine Patris

Tandis qu’il levait les mains, elle s’agenouilla sur son prie-Dieu et courba la tête… en marmottant la prière si familière qu’elle en devenait automatique. Pourtant, elle ne se confessait pas souvent. La dernière fois, c’était un soir de Noël, dans cette église Saint-Augustin qu’elle n’aimait pas, à un prêtre qui sentait furieusement les « Quelques fleurs » de chez Houbigant, et c’était surtout pour faire plaisir à Plan-Crépin, mais là, dans ce vieux sanctuaire de montagne, les paroles sacramentelles prenaient un sens différent. Elle y trouva une sorte d’apaisement et ce fut d’un pas plus allègre qu’elle regagna le manoir où une autre surprise l’attendait : dans le petit salon voisin de la bibliothèque, elle découvrit Clothilde en train de consoler une jeune fille, réfugiée dans ses bras, qui n’était autre que Marie de Regille et qui lui parut en bien mauvais état. Elle s’excusa :

— Oh, pardon !

— Non, non ! Entrez au contraire, chère amie ! Nous ne serons pas trop de deux pour tenter de calmer le chagrin de Marie !

— Que lui arrive-t-il ?

— Ce que je craignais sans oser l’affirmer : Marie redoute le mariage qu’on lui prépare !

— Et la raison ?

— Elle dit qu’elle en a peur ! Allons, Marie, Mme de Sommières ne vous veut aucun mal ! Détendez-vous et nous examinerons cela ensemble…

Mais les paroles qui se voulaient lénifiantes n’eurent pas l’air d’atteindre la compréhension de la jeune désespérée qui se cramponna au contraire avec plus de force :

— Non… non… non ! se contentait-elle de répéter.

— Elle est littéralement tétanisée ! constata la marquise. Il nous faut de l’aide et je n’ose vous proposer quelques claques, cette malheureuse n’en serait que plus effrayée ! Un remontant peut-être ?

— Voulez-vous vous en charger ? Moi, je peux à peine bouger ! La sonnette est à gauche de la cheminée !

— J’avais remarqué.

L’appel fit accourir Gatien, le valet, qui n’eut pas besoin de description :

— Oh ! Je vois ! dit-il depuis le seuil.

Il reparut deux minutes plus tard armé d’un plateau supportant un flacon de cristal contenant un liquide doré… et trois verres !

— C’est Mlle de Regille qui a besoin de secours ! Pas nous ! expliqua Clothilde.

Sans se démonter, il répondit :

— Que Mademoiselle m’excuse, mais ma longue expérience m’a appris que, dans ce genre d’accident, la personne qui souffre a besoin d’un certain unisson autour d’elle.

— Une rudement bonne idée ! approuva la marquise en s’emparant du verre qu’elle approcha des lèvres décolorées de Marie : Allons, mon petit, buvez !

— Qu’est-ce que c’est ? hoqueta-t-elle.

— Un cognac vieux de cent vingt ans ! renseigna Clothilde. Vous pouvez être sûre qu’il ne vous tuera pas ! On le sait depuis longtemps…

— Si seulement c’était vrai, je verrais la fin… de… mes tourments !

— À votre âge ? Vous voulez…

Mme de Sommières allait ajouter « rire » mais s’en abstint à temps.

Cette fille semblait penser chacune des paroles qu’elle émettait. Avec précaution, elle l’aida à boire, et c’est alors qu’elle remarqua ses vêtements poussiéreux, la manche de sa veste de flanelle déchirée et une égratignure à l’une de ses mains. À mieux la détailler, elle vit aussi un bas déchiré au genou, révélant une autre écorchure, plus quelques-unes au visage.

— Mais… elle a eu un accident ?

— Oui. Elle est tombée de sa bicyclette en ratant le tournant et elle a embouti le portail. Sa machine est en mauvais état, paraît-il, mais on s’en occupera plus tard ! Quand on l’a ramassée, elle m’a prise par le cou en pleurant et en répétant qu’elle voulait me voir !

— Elle serait tombée exprès ?

— Tout à fait !

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’elle désirait me parler, et comme elle n’osait pas venir directement, elle a créé l’événement en allant se cogner contre la porte. Je suis accourue, bien entendu, et là elle m’a chu dans les bras en sanglotant et en me suppliant de l’écouter, et surtout de la garder ici en assurant qu’elle était gravement blessée et que… mais nous en étions là quand vous êtes arrivée. J’avoue que je suis un peu perdue et que je ne sais trop que faire…

— Je crois que ce qu’il faut d’abord c’est la soigner, et il me semble difficile et hasardeux de la renvoyer chez elle dans cet état, même en voiture. Elle claque des dents. Elle doit être en proie à une violente dépression. Il faut la coucher et appeler un médecin !

— Je vais envoyer Gatien chez le Dr Maurois. C’est un excellent praticien et un véritable ami…

Lothaire entrait à cet instant :

— Qu’est-ce qui se passe ici ? Marie ?

Sa sœur le repoussa aussitôt vers la porte :

— On te l’expliquera plus tard !

— Pourquoi veux-tu que Gatien aille chez Maurois ? Elle est malade ?

— On peut le dire ainsi. Et aussi blessée, elle est rentrée dans le portail avec sa bicyclette !

— C’est pour ça qu’elle pleure comme un veau ?

— Mesure tes expressions. Non ! C’est l’approche de son mariage : elle en a une peur bleue.

— Ah bon ? On pouvait pourtant la supposer heureuse ? Ne doit-elle pas épouser un vrai séducteur ? grinça-t-il.

— Entre les bruits de la rue et les aspirations d’une jeune fille, il y a une marche difficile à franchir, observa Mme de Sommières. Elle nous a appris tout à l’heure qu’elle avait peur de lui, et on n’en sort pas !

— Qu’elle ne veuille pas épouser Karl-August on s’en doutait puisqu’il paraîtrait qu’elle et Hugo soient amoureux l’un de l’autre ! Quoique, l’autre soir, quand ils sont venus à notre fête, elle semblait plutôt béate ! Tu ne trouves pas ?

— Écoute ! Calme-toi ! Pour l’instant il lui faut un…

— … médecin, je sais et j’y vais. Et même, puisqu’il habite à côté, je passerai voir Regille pour essayer de lui faire entendre raison !

— Non ! Ce serait prématuré ! D’abord, il faut un diagnostic sérieux et peut-être la conduire à l’hôpital !

— Entendu ! J’appelle Maurois au téléphone. On agira selon ses conseils… mais… il serait peut-être mieux de la coucher, cette pauvre fille !

— Surtout la laver ! Elle a l’air de sortir d’une poubelle.

Un moment plus tard, Marie, nettoyée, ses menues blessures enduites de teinture d’iode, et glissée dans l’une des chemises de nuit de Clothilde, brodée au point de croix d’une guirlande de myosotis, prenait place dans le confortable lit d’une chambre d’amis. Elle était à peine installée que le médecin arrivait et saluait les deux dames qui l’attendaient…

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, sec comme un sarment de vigne et vif comme un écureuil. Il posa sur une chaise sa sacoche de cuir noir dont il tira les instruments nécessaires après un bref coup d’œil à sa malade – qui, dès son apparition, avait fermé les yeux avec application. Puis il approcha du lit, prit l’une des mains dont il tâta le pouls sans rien dire, sourit et, pour finir, déclara :

— Alors, Marie ? Qu’a-t-on trouvé pour se distraire ?

Le résultat de ces paroles inattendues fut que la malade ouvrit instantanément les yeux, cependant que les deux dames protestaient d’une même voix. Avec une légère avance toutefois pour la marquise :

— Mais, docteur, elle vient d’avoir un accident ! Elle est écorchée sur toutes les coutures et d’une nervosité alarmante !

— Nous avons même redouté une syncope. C’est pourquoi nous vous avons appelé, renchérit Clothilde. Elle nous a fait vraiment peur !

— À ce point-là ?

— Croyez-moi, il y avait de quoi !

— Bon. On va tâcher de faire le point, mais d’abord, je l’examine ! Si vous voulez m’aider, Mademoiselle Clothilde ?

— Avec plaisir, docteur !

Tandis que Maurois, assisté par Clothilde, procédait à une revue de détail des plus complète, Mme de Sommières s’était mise en retrait et, assise dans un fauteuil, attendait le résultat de ces manipulations en réfléchissant, avec l’impression bizarre d’assister à une scène de théâtre. De temps en temps, Marie émettait un gémissement qui se changea en un affreux gargouillis quand Maurois entreprit de lui examiner la gorge à l’aide d’une cuillère à potage :

— Vous allez toujours trop loin, docteur ! protesta-t-elle. Vous savez que cela me donne envie de vomir… et je n’ai pas mal à la gorge !

— Sans doute, mais il se pourrait que cela vienne ! On ne sait jamais, et c’est pourquoi je vous examine à fond. Bon ! C’est bien ce que je pensais ! À part quelques bobos, vous n’avez rien de grave ! Expliquez-moi seulement pourquoi vous avez jugé bon d’expédier votre bicyclette – et vous avec – sur un portail avec lequel, vu le tracé de la route, vous n’aviez strictement rien à faire ?… Ne protestez pas, Mesdames, je sais ce que je dis… et nous sommes entre nous ! Je connais parfaitement Marie qui est plus sportive qu’elle n’en a l’air et, par exemple, elle est si entraînée avec sa machine qu’elle pourrait participer au Tour de France ! Alors ne venez pas me dire qu’un petit virage tranquille comme celui de votre portail lui a valu ce magistral gadin où elle a réussi à se râper la peau un peu partout ?

Sortant de l’alcôve où s’encastrait le lit, la voix de la blessée répéta :

— Je l’ai fait exprès !

Les trois têtes se retournèrent vers elle :

— Ça, je m’en doutais ! fit le médecin.

— Insensé ! soupira Clothilde.

— Elle ne nous l’a pas caché ! Pas vraiment du moins, ajouta Mme de Sommières, qui s’offrait alors le luxe d’un sourire. En ce moment même, à Granlieu, on s’active aux préparatifs de ses noces alors qu’elle ne veut pas se marier !

— Pourquoi ?

— Elle affirme qu’elle a peur de son fiancé !

— Alors que la moitié des femmes de la ville le trouvent des plus séduisants ?

— Il faut croire qu’elle fait partie de l’autre moitié ! Difficile d’expliquer ce phénomène à un homme ! asséna la marquise.

— Vous ne me faites pas crédit de beaucoup de jugeote, Madame ! Si elle ne veut pas l’épouser, elle n’a qu’à le dire à son père ! Il est tellement délabré qu’il n’est plus guère capable de mettre deux ou trois idées bout à bout !

— Non, mais quand il en tient une, il est capable de s’y accrocher durant des années ! Et en plus, il boit ! ronchonna Marie. Et puis Karl-August est riche ! Il a Granlieu !

— C’est drôle, intervint Clothilde, je croyais que la fortune était plutôt de votre côté ? Les biens de votre défunte mère ne sont pas négligeables et…

— N’importe comment, fortune ou pas, je ne veux pas de lui ! J’en… j’en aime un autre ! Et ne me demandez pas qui parce que je ne vous dirai plus rien ! larmoya la « malade » en enfouissant sa figure dans son oreiller.

Et de se remettre à sangloter de plus belle, laissant les spectateurs vaguement désorientés. Les sanglots se dirigeant sur le chemin du convulsif, Maurois revint près du lit, retourna Marie d’une main irrésistible et, de l’autre, lui appliqua un vigoureux soufflet… qui la calma net !

— Désolé, mais c’est le seul moyen qui obtienne un résultat rapide dans ce genre de manifestation hystérique ! Et ne recommencez pas à crier, Marie, sinon je vous en administre un second. Le temps passe ; j’ai plusieurs malades à visiter. Et il nous faut prendre des dispositions d’urgence ! Pourriez-vous la garder quelques jours, Mademoiselle Clothilde ?

— Vous connaissez la taille de la maison…

— … et sa grande réputation d’hospitalité !

— À condition que mon frère et moi soyons d’accord ! Résultat…

— Il n’y a qu’à lui demander, conclut la marquise.

Ce que Lothaire accorda volontiers, pas mécontent au fond de cette occasion inattendue de fourrer son nez dans ce qu’il appelait « l’affaire Regille » !

De son côté, mais en prenant soin de garder pour elle-même ses réflexions, Tante Amélie se promit de s’appliquer à gagner la confiance de la fiancée rebelle… Quelque chose lui disait qu’en réussissant à obtenir de Marie le nom de son bien-aimé elle pourrait avancer d’un pas ou deux vers la solution du problème crucial que représentait la disparition de Plan-Crépin. Lequel n’avait pas avancé d’un centimètre. Et pour la retrouver, elle était prête à se vendre au Diable !

Aussi quand ils furent tous réunis dans la salle à manger, pour le déjeuner, ne cacha-t-elle pas sa façon de penser alors que Clothilde annonçait que la maison abritait une personne de plus et que son frère ajoutait :

— Le bizarre est que son père ne soit pas encore venu japper devant la porte ?

— Vous l’auriez fait, vous ? demanda Adalbert.

— Naturellement ! Qui accepterait, sans souffler mot, de voir sa progéniture chercher refuge dans une maison dont le propriétaire l’a fichue à la porte quelques semaines plus tôt ? Ne fût-ce que pour ne pas laisser planer un doute sur ses intentions profondes…

— Qui seraient ?

La marquise se chargea de l’explication :

— Installer chez l’ennemi une innocente antenne, touchante à souhaits, grâce à laquelle je pourrais apprendre ce qui se passe au juste !

— Vous l’estimez encore capable de machiner une pareille intrigue ? fit Clothilde, nettement dubitative. Pour employer l’expression dont s’est servi Maurois, il est bien trop délabré pour ça !

— Son futur gendre ne l’est pas ! Loin s’en faut ! grogna Lothaire.

— Je n’en disconviens pas, mais la crise de nerfs dont nous avons été régalées, Clothilde et moi, m’est apparue tout à fait convaincante. Ou cette petite a réellement peur ou elle compte dans ses ancêtres quelques gloires de la Comédie-Française ! Et je vous rappelle qu’elle n’a pas caché s’être lancée volontairement contre le portail ! C’est de l’héroïsme quand on est une jolie fille !

Lothaire haussa les épaules :

— On aurait aussi bien pu, après la visite de Maurois, appeler une ambulance et la faire transporter à l’hôpital ?

— Sauf si l’on vous confie que l’on refuse d’épouser le fiancé que l’on vous a choisi parce que l’on en est morte de frousse ! conclut la marquise.

Aldo se fit alors l’avocat du Diable. Il n’aimait vraiment pas cette histoire-là.

— Le mot se met un peu à toutes les sauces : on prend son parapluie parce que l’on a peur qu’il pleuve. Cela dépend de l’intonation !

— Tu enfonces les portes ouvertes à présent ? reprocha sa tante. Et le mariage approche.

Visiblement contrarié, Lothaire reprit :

— Je ne vois pas comment nous pourrions l’en empêcher. Une fois Marie remise sur pied, il faudra forcément la renvoyer chez elle ? Sinon Regille n’aurait aucune peine à la récupérer : il lui suffira d’envoyer les gendarmes !

— Les gendarmes ? Comme si toute la ville ne savait pas que Verdeaux est ton ami d’enfance. Regille est peut-être « délabré », comme tu dis, mais je ne le crois pas encore complètement idiot !

— Idiot non, mais… asservi peut-être ? avança Adalbert entre haut et bas. Le soir du bal, j’ai eu l’impression que ce n’était plus lui qui commandait chez lui. Si sa fille refuse d’épouser Karl-August en raison de la peur qu’il lui inspire, pourquoi cet homme sénile, malingre et rabougri, penserait-il autrement ? Il doit se dire que la bagarre n’est plus de son âge, point final !

— C’est possible, après tout, mais cela m’étonnerait, reprit Clothilde. On l’a connu plutôt teigneux… comme l’était son père, d’ailleurs. Si sa fille le contrarie, elle peut avoir des problèmes !

— Sans aucun doute, mais pourquoi, alors, avoir attendu la bague au doigt pour réagir ? Or elle avait l’air de la porter avec une certaine fierté… sans oublier l’emprise étrange que cet homme exerce sur les femmes.

— Pour elle ce n’est pas le cas, trancha Clothilde. Non seulement il ne l’a pas séduite mais elle le craint ! En outre elle proclame qu’elle en aime un autre !

— Rien de nouveau là-dedans ! Il est de notoriété publique qu’elle est amoureuse d’Hugo ! bougonna Lothaire. Il y a longtemps d’ailleurs que cette affaire aurait dû être débattue entre les deux hommes.

— Elle a dû l’être. Mais le panorama a changé si vraiment Marie, comme elle le prétend, est devenue folle d’un autre.

Lothaire marmonna entre ses dents, puis :

— Elle est capable de raconter n’importe quoi pour s’en tirer ! Tu sais parfaitement qu’elle n’est pas très futée. Elle dirait n’importe quoi pour écarter ce mariage. À commencer par l’idée brillante de venir s’installer ici au risque de se casser le cou ! Pourquoi nous ? Les Regille sont une vieille famille de la région. Ils ont un tas de cousins, alors, je répète : pourquoi nous ?

— À cause de cette merveilleuse impression de solidité que nous offrons… que tu offres, flûta Clothilde. Le Tricentenaire doit être pour une part dans cette décision soudaine. En empruntant les couloirs du temps, on découvrirait peut-être que l’on a cousiné à un moment ou à un autre ! Marie a dû se rendre compte, lors de la fête, que nous représentions une sorte de puissance dans le pays ! D’où le choix de notre… de ta porte !

— Vous avez réellement été le héros du jour, cher Professeur ! renchérit Adalbert avec un large sourire. Toute la Comté avait les yeux fixés sur vous, et il faut admettre que vous étiez superbe ! Peut-être ce qu’il fallait pour attirer le cœur d’une timide jouvencelle ! En outre, elle a dû constater que cette belle demeure où nous sommes possède infiniment plus de charme que Granlieu ! Et puis, comparée aux joyaux de Mademoiselle Clothilde, sa bague de fiançailles a pu lui paraître… un brin simplette !

— N’importe quoi ! ronchonna l’intéressé en avalant son verre de vin d’Arbois d’une seule lampée. Vous me voyez dans le rôle de Roméo ? J’aurais bonne mine !

— Oh ! soupira sa sœur. Tous les goûts sont dans la nature ! Le cœur a ses propres critères…

— Ça suffit ! tonna Lothaire en appliquant un coup de poing sur la table. N’en rajoute pas ! Je me sens déjà assez ridicule que cette idée folle ait été émise autour de cette table ! Si on parlait d’autre chose ?

Mme de Sommières leva la main :

— Encore un instant ! pria-t-elle.

— Pourquoi pas ? Là où nous en sommes…

— Il se trouve – Dieu sait pourquoi ? – que j’ai une certaine facilité à obtenir la confiance des jeunes gens…

— … et même des moins jeunes ! sourit Clothilde. Et je crois saisir votre pensée. Vous souhaitez confesser Marie… autant que faire se pourra ?

— Je pense avoir l’âge, l’expérience… et peut-être aussi la manière ?

— N’en doutez pas ! approuva Clothilde. Avoir réussi à obtenir de mon frère qu’il se conduise parfois en civilisé n’est pas un mince exploit. Réflexion faite, cet après-midi, je vais aller faire un tour des magasins à Pontarlier et vous laisser prendre le thé seule avec elle !

— Excellente idée ! Je lui monterai le plateau. Jusque-là, mieux vaut qu’elle se repose…

Vers quatre heures et demie, suivie d’une camériste, armée d’un plateau agréablement chargé, Mme de Sommières pénétrait dans la chambre où la rescapée, assise sur son lit et les bras autour de ses jambes relevées, se morfondait visiblement.

— Oh, vous ne dormiez pas ? s’écria-t-elle gaiement. Et moi qui craignais de vous déranger ! Avez-vous dormi un peu ?

— Un peu, oui… mais pas beaucoup ! D’ailleurs, même la nuit, j’ai de plus en plus de peine à trouver le sommeil !

— À votre âge, ce n’est pas normal ! Vous devriez dormir comme une bûche. C’est ce mariage qui vous tourmente à ce point ?… Bien sûr que c’est cela ! Je ne devrais même pas vous poser la question ! Surtout après une pareille chute ! Vous souffrez encore ?

— Cela me brûle en dépit des onguents dont on m’a enduite. Je dois être à faire fuir ?

La marquise sourit tout en arrangeant les oreillers derrière Marie :

— Si vous en êtes à vous soucier de votre aspect, c’est plutôt encourageant : cela signifie que vous allez guérir très vite !

Marie leva sur elle un regard qui n’avait pas l’air de se souvenir d’avoir été bleu tant il était atone :

— Je ne crois pas, non ! Mes écorchures s’effaceront, je l’espère, mais pas ce qui m’a conduit à me les infliger. Je ne sais pas ce que je vais devenir !

— Et si nous en parlions tranquillement, en savourant une revigorante tasse de thé… en goûtant à ces bonnes choses que Mademoiselle Clothilde a choisies pour vous ? À ce propos, elle m’a demandé de l’excuser auprès de vous : elle a dû se rendre à Pontarlier pour voir son notaire…

Tout en parlant, la vieille dame s’étonnait elle-même du nombre de mensonges qu’elle pouvait débiter presque sans respirer. À commencer par le notaire dont il n’avait jamais été question – en réalité, Clothilde faisait bel et bien la sieste –, mais allez donc dire cela à une désespérée qui recourt aux grands moyens pour échapper à un sort redouté. Même chose d’ailleurs pour le thé, cette « tisane anglaise » qu’elle-même exécrait et avait remplacée, depuis belle lurette, par du champagne. Sa « famille » aurait ri d’un cœur joyeux en la voyant verser, avec componction, le breuvage honni dans de jolies tasses anciennes en porcelaine de Chine qui faisaient honneur au goût comme à la fortune des anciennes châtelaines du manoir Vaudrey-Chaumard ! Le pire étant qu’elle allait être obligée d’en ingurgiter !

Elle avait atteint un degré de résignation digne d’une sainte, quand elle entendit :

— Pardonnez-moi, mais je n’aime pas le thé ! avoua Marie

« Vous auriez pu le dire plus tôt », pensa-t-elle, mais c’eût été peu aimable pour cette malheureuse qu’elle avait soudain envie d’embrasser.

— Et le chocolat, vous aimez ?

— Oh, oui ! soupira l’éclopée.

En dix minutes à peine, l’affaire fut réglée. La « ravissante porcelaine rose » fut remplacée par la non moins ravissante porcelaine bleue de Sèvres en tasses nettement plus vastes, et la théière par une chocolatière fumante, tandis que la marquise, délivrée, s’activait à beurrer des tartines et à découper avec art un gâteau aux amandes et un mille-feuille à la vanille qui, eux, étaient restés solides au poste. Après quoi, on accorda quelques minutes à la dégustation silencieuse. Marie, qui avait boudé le déjeuner, fit honneur à ce petit repas-là, composé, il est vrai, d’ingrédients propres à tenter la gourmandise de l’enfance, et les dix-sept ans de Marie n’en étaient pas encore éloignés.

Quand ce fut fini, Mme de Sommières arrangea les oreillers, tira draps et couvertures afin d’en chasser les dernières miettes et s’installa dans son fauteuil de façon à bien voir Marie qui semblait s’être détendue. Au point même de battre des paupières, ce qui laissait supposer qu’elle allait peut-être s’endormir. Il n’y avait pas de temps à perdre ! Aussitôt elle passa à l’attaque, en la masquant toutefois d’une enveloppante douceur :

— Et maintenant, si nous parlions un peu à cœur ouvert, Marie ?

— De… de quoi ?

— Mais de votre avenir, ma petite : un avenir qui ne saurait se limiter aux murs de cette chambre.

— Oh, je sais ! On ne me permettra pas de rester ici longtemps !

— Quelques jours au moins, et vous n’imaginez pas le bénéfice que l’on peut tirer de quelques jours utilement employés !

— Vous croyez ?

— Mais naturellement, sinon je ne serais pas là. Mais revenons à vous et surtout à ce mariage qui semble à l’origine de vos malheurs involontaires ou volontaires. Au départ, les gens du pays – et nous avec – nous partagions en deux clans : ceux qui étaient persuadés que ce mariage vous satisfaisait pleinement compte tenu de la réputation de… disons, de charme dont on crédite, chez les dames, le baron Karl-August von Hagenthal en dépit de son âge.

— Je ne vois vraiment pas ce que l’on peut lui trouver de charmeur ! D’abord il a plus du double du mien, et ensuite il m’agace tant il est content de lui !

— Bon. Voilà une chose établie ! Passons à la suivante ! L’autre partie du chœur antique proclame votre préférence pour son fils, Hugo, et je ne vous cache pas que je rejoindrais aisément cette opinion. D’abord parce qu’il est son fils – donc beaucoup plus proche par l’âge ! –, sans oublier cette aura de mystère dont il s’entoure, ajoutée à la sympathie dont il semble jouir dans la ville aussi bien qu’à la campagne. Et je ne vois pas pourquoi votre père lui préférerait le sien. C’est le héros romantique dans toute l’acception du terme et… qu’une jeune fille en fasse le prince de ses rêves me paraît normal !

— C’est d’autant plus vrai qu’un moment j’ai pensé à lui, mais cela n’a pas duré. Quand on le rencontre, il a toujours l’air de regarder ce qui se passe au-dessus de votre tête ! En fait, c’est comme si on n’existait pas pour lui.

La marquise retint un sourire. Cette gamine que l’on avait peut-être un peu trop tendance à déclarer sotte et insignifiante se révélait plus intelligente qu’elle ne le semblait.

— Mais si vous n’aimez ni l’un ni l’autre, alors que votre propre cœur ne vous appartient plus, il faut que ce soit un troisième, comme aurait dit M. de La Palice ?

— Assurément !

Marie reprit un morceau de mille-feuille et entreprit de le déguster avec un plaisir évident. Mme de Sommières l’observa un instant sans rien dire et la laissa terminer. Pendant ce temps, elle se resservait un peu de chocolat, le trouva pâteux, parce que refroidi, et regretta de ne pas avoir l’un des « garçons » sous la main pour lui emprunter une cigarette, puis finalement soupira :

— Dieu sait que j’aimerais vous venir en aide, ma chère petite, mais comme, à l’exception du sous-préfet, du capitaine Verdeaux et, bien sûr, de notre hôte commun, je ne connais autant dire personne dans le pays, je cherche en vain ce que je pourrais faire ? Mademoiselle Clothilde vous serait sans doute d’un secours plus efficace. Et c’est peut-être en pensant à elle que vous avez choisi sa porte comme point de chute, si j’ose dire ? À moins… que son frère ne soit le héros de vos pensées. Ce que j’ai peine à croire !

La suggestion ayant arraché un bref éclat de rire à la jeune fille, la marquise se méprit sur sa signification :

— Ce serait… lui ? souffla-t-elle, éberluée

— Non, tout de même !…

Puis, détournant la tête afin de poursuivre une miette de gâteau du bout de sa fourchette, Marie toussota et lâcha :

— J’avoue pourtant qu’en choisissant cette belle maison j’avais une idée derrière la tête.

— Vous confier à Clothilde ?

— Pas… pas vraiment !… Mais peut-être une tentative auprès de vous, Madame… Vous avez si gentiment proposé de venir à mon secours qu’après ce que j’ai fait je me dois d’en saisir l’occasion. Vous le connaissez mieux que quiconque, celui auquel je pense ! ajouta-t-elle dans un murmure. N’appartient-il pas à votre famille ?

« Miséricorde ! pensa Tante Amélie, accablée par ce nouveau coup du sort. Aldo ! Il a une fois de plus exercé des ravages susceptibles de déchaîner Dieu sait quelles catastrophes ! Il ne manquait plus que cela ! Il faut pourtant que je lui réponde quelque chose ! »

Toussotant à plusieurs reprises pour s’éclaircir la voix, elle reprit :

— Comment est-ce possible ? Vous ne l’avez autant dire jamais rencontré, et ce n’est pas le soir du bal où vous avez reçu un accueil plus que désagréable que vous avez pu concevoir ce… ce sentiment !

— Oh, non ! Mais Pontarlier est une petite ville, vous savez, et, sans qu’il le sache, je l’ai aperçu assez souvent pour ne garder aucun doute : je l’aime, voilà ! conclut-elle avec simplicité.

— Mon Dieu… Vous devriez comprendre qu’il m’est impossible de vous aider ? D’abord, vous n’ignorez sûrement pas qu’il est marié, père de famille de surcroît et que…

— Oh, non ! s’écria Marie. Vous faites erreur ! Il ne s’agit pas du prince Morosini, bien qu’il soit très beau et plein de charme. À vous confier la vérité, il aurait plutôt tendance à m’impressionner ! Et puis, il nous a si mal traités quand nous sommes arrivés à la fête.

— Ce n’est pas lui ? Mais alors…

— Si ce n’est lui c’est donc son frère ! fit en souriant Marie qui, apparemment, connaissait ses classiques. Mais gardez-moi le secret, je vous en supplie ! Au moins pour le moment ! Il me faut d’abord en finir avec cette grotesque affaire de fiançailles. Il faudrait peut-être le lui dire !

— À qui ? balbutia Mme de Sommières, qui sentait le sol se dérober sous ses pieds.

— Mais à lui, voyons ! Cet homme merveilleux. Comme il n’est plus très jeune, il ne doit pas imaginer qu’une fille comme moi puisse l’aimer. Mais vous, Madame, vous comprenez, n’est-ce pas ?

— Oh… tout à fait !

En réalité, elle s’efforçait de réfléchir à grande vitesse sur ce nouvel avatar qui lui tombait sur la tête. Non qu’elle soit surprise qu’Adalbert puisse faire des ravages dans un cœur aussi juvénile, mais il était plus que probable que cela n’allait pas simplifier les relations. Il était établi une fois pour toutes qu’Hugo et son père se disputassent les pensées et la main de la charmante Marie. Or, que celle-ci ne soit pas d’accord et songe même à rompre ses fiançailles, à deux doigts du mariage, lui faisait passer dans le dos des frissons glacés… Et pour quelle raison !

Marie cependant insistait :

— Vous me garderez le secret, n’est-ce pas, Madame ?

— C’est selon ! Comment comptez-vous vous en sortir alors que votre mariage est imminent ?

Marie prit un air concentré :

— Eh bien, d’abord je vais essayer de rester ici le plus longtemps possible ! Celui que j’aime…

— Appelez-le Adalbert ! Ce sera plus court !

— Oh, naturellement ! C’est un si beau nom ! Adalbert, donc, reprit-elle en rougissant furieusement, n’imagine sans doute pas les sentiments qui m’animent, et il serait peut-être préférable qu’il l’apprenne suffisamment tôt pour que nous accordions nos violons et puissions affronter, main dans la main, la colère de mon père – qui se calmera étant donné qu’il s’agit d’un homme illustre ! –, mais surtout le ressentiment de Karl-August. Il ne faudrait pas que cela se termine par un acte de violence comme un duel par exemple.

Le mot sortit la marquise de l’espèce de léthargie dans laquelle la plongeaient les plans d’avenir de cette jeune bécasse, car, il n’y avait plus l’ombre d’un doute sur la question : c’en était une, et des plus réussies. Aussi, après avoir examiné l’idée de lui appliquer quelques bonnes claques pour lui remettre la tête à l’endroit, elle choisit d’entrer dans son jeu :

— Le problème que posent les mouvements de votre cœur est plus ardu que vous ne le supposez ! Pardonnez-moi de le souligner, mais il serait peut-être plus sage de tenter de savoir ce que l’intéressé pense de vos sentiments ?

— Oh, fit-elle sans modestie excessive, il devrait en être agréablement surpris ! Je suis jeune alors qu’il a atteint l’âge mûr. En outre, je suis plutôt jolie, n’est-ce pas ? Enfin habituellement !

Tout en parlant, Marie examinait avec complaisance sa main gauche ornée du saphir des fiançailles. Mme de Sommières assena :

— Personne ne dit le contraire, et c’est visiblement ce que pense l’homme qui a glissé cette bague à votre annulaire. Aussi, avant de vous engager dans une nouvelle aventure matrimoniale…

— Vous pensez qu’Adalbert me demandera d’être sa femme quand il saura ?

— Comment voulez-vous que je vous réponde ? Bien qu’il me soit cher, à égalité avec mon neveu Morosini, j’ignore tout de sa vie sentimentale… À présent laissez-moi aller au bout de mon propos ! Je disais qu’il était important de vous libérer d’une chaîne avant d’en chercher une autre, qui est plus qu’aléatoire ! Adalbert est ce que l’on appelle un célibataire endurci…

— Ce sont ces hommes-là qui font les meilleurs maris !

Cette fois, la patience de la vieille dame était usée jusqu’à la corde :

— Allez-vous me laisser parler, oui ou non ?

— Euh… oui !

— Parfait ! Commencez donc par mettre de côté vos jolis rêves et laissez agir le temps ! Les miens et moi sommes ici afin de trouver une solution à un grave problème dans lequel les orgues nuptiales sont hors de saison, parce qu’il s’agit de vie ou de mort. Alors, ne faites rien, ne dites rien jusqu’à plus ample informé ! Pour le moment, soignez-vous et surtout restez tranquille !

À cet instant, on « gratta » à la porte, et la tête d’une femme de chambre apparut :

— Ces Messieurs sont rentrés, annonça-t-elle, et demandent si Madame la marquise veut bien les rejoindre dans la bibliothèque.

— Je descends ! (Puis, revenant à la jeune fille :) Reposez-vous un peu, Marie, et tâchez d’oublier tout cela… momentanément !

Sortie de la chambre dont elle referma soigneusement la porte, Mme de Sommières respira profondément à trois ou quatre reprises, afin de recouvrer son calme, puis se dirigea vers l’escalier au bas duquel Aldo l’attendait, visiblement soucieux :

— Venez ! dit-il en lui prenant le bras pour le glisser sous le sien. Nous avons besoin de vous !

— On dirait que tout le monde a besoin de moi ? C’est mon jour à ce qu’il paraît ? fit-elle avec un entrain qu’elle était loin d’éprouver et qui disparut dès que, entrée dans la vaste pièce tapissée de livres, elle eut jeté un coup d’œil à Lothaire, assis au bureau, et à Adalbert, qui faisait les cent pas. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en s’efforçant de rester sereine alors qu’elle pressentait une mauvaise nouvelle.

Aldo l’invita à s’asseoir dans un grand fauteuil bergère, prit la lettre que lui tendait Lothaire et la lui offrit. Elle sentit alors son cœur se serrer et, dédaignant le petit face-à-main aux émeraudes, tira de sa poche une paire de lunettes. Enfin, elle lut le texte sans signature et tapé à la machine :

« La campagne électorale n’est plus à l’ordre du jour. Celle que vous cherchez est bien vivante mais toujours en mon pouvoir. Ce qui ne saurait durer indéfiniment. Elle vous sera rendue en bon état de marche, non contre une misère de vingt mille francs mais, par exemple, contre… une partie de ces mystérieux objets qu’abrite l’ancien hospice des Perdus, selon certains bruits. Vous avez cinq jours pour vous décider. Au-delà, si vous refusiez, mes exigences pourraient aller jusqu’à la remise du diamant bleu du Talisman qui vous prendrait peut-être plus de temps, mais mon otage pourrait payer de sa personne selon la longueur de l’attente. Les modalités de remise vous seront indiquées ultérieurement ! Tous mes vœux vous accompagnent ! »

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