Gene Wolfe Le nouveau soleil de Teur 2

CHAPITRE XXVII Le retour sur Teur

J’avais été dans l’incertitude sur ce qui se passerait entre Burgundofara et moi ; mais on nous attribua une même cabine (laquelle faisait peut-être le dixième de la suite que j’avais occupée lors de ma dernière nuit sur le vaisseau) et elle ne formula aucune objection lorsque je l’embrassai et la déshabillai. Elle était, découvris-je, bien moins experte que Gunnie, quoique n’étant pas vierge. Bizarre de se dire que Gunnie et moi n’avions fait l’amour qu’une fois.

Burgundofara m’avoua ensuite que jamais un homme ne l’avait traitée avec autant de douceur ; elle m’embrassa pour me remercier et s’endormit dans mes bras. Je ne m’étais jamais considéré comme un amant tempéré ; je restai quelque temps éveillé à méditer et à écouter, comme je m’étais un jour promis de le faire, les siècles qui filaient contre la coque.

Ou peut-être seulement les années, les années de ma vie. J’avais tout d’abord pensé, en retrouvant ma mauvaise jambe guérie, puis plus tard mon nouveau et étrange visage après m’être rasé, qu’elles avaient plus ou moins été effacées, dissoutes en moi. Je comprenais maintenant qu’il n’en était rien.

Simplement, les dégâts causés par une lance ancienne inconnue, par les griffes palmées d’Aghia et par les dents de la chauve-souris suceuse de sang, ces dégâts avaient été réparés ; j’étais l’homme que j’aurais été sans ces blessures (et sans d’autres, peut-être), et c’est ainsi que mon visage était celui de cet être étrange – car quel être peut-il être plus étranger à soi que soi-même ? J’étais Apu-Punchau, l’homme que j’avais vu ressuscité dans la ville de pierre. Il m’avait paru jeune, et la rencontre m’avait laissé de l’amertume pour les années que j’aurais pu avoir. Peut-être embarquerai-je de nouveau un jour sur le vaisseau de Tzadkiel, à la recherche de la véritable jeunesse, comme Gunnie ; mais si l’on me ramène une seconde fois sur Yesod, je m’y fixerai si on m’y autorise. Avec les siècles, qui sait si son atmosphère ne me lavera pas de mes années ?

Tandis que je m’attardais ainsi sur leur succession, il m’apparut que mon comportement vis-à-vis des femmes avait dépendu non pas de ma volonté, mais de leur attitude envers moi. Je m’étais montré une parfaite brute avec la khaïbit Thécla de la Maison turquoise, puis aussi doux et maladroit qu’un jouvenceau innocent avec la véritable Thécla, dans sa cellule ; plein de fièvre au début avec Dorcas, emporté et maladroit avec Jolenta (que l’on aurait pu croire victime d’un viol de ma part, bien que je persiste à penser qu’elle était consentante). De Valéria, j’ai déjà trop parlé.

Il ne peut cependant en être ainsi pour tous les hommes, car nombreux sont ceux qui se comportent toujours de la même manière avec les femmes ; et il n’en est peut-être même pas ainsi pour moi.

Je somnolai, songeant à toutes ces choses, puis je m’éveillai pour me retrouver tourné de l’autre côté, ne tenant plus Burgundofara dans mes bras ; je replongeai dans le sommeil, m’éveillai à nouveau et me levai, incapable de dormir davantage, plein du désir (je n’aurais su dire pourquoi) d’apercevoir la Fontaine Blanche. Aussi doucement que je pus, j’enfilai le collier et me rendis sur le pont.

L’interminable nuit du vide n’allait pas tarder à connaître la défaite. Les ombres des mâts, comme la mienne, étaient du noir le plus profond sur les planches et le vieux soleil, d’étoile à peine visible, était devenu un disque de la taille de Luna. Sa lumière faisait paraître plus faible et lointaine encore la Fontaine Blanche. Teur avait cessé de n’être qu’une striure devant son visage écarlate et restait suspendue juste dans l’axe du beaupré, tourbillonnant comme une toupie.

L’officier de quart vint me parler, me conseillant de retourner à l’intérieur. Non pas, me sembla-t-il, parce que je courais un véritable danger, mais parce que d’avoir quelqu’un sur le pont qui n’était pas sous ses ordres le rendait mal à l’aise. Je lui répondis que j’allais le faire, mais que je voulais avoir un entretien avec le capitaine et que ma compagne et moi-même avions faim.

Burgundofara fit son apparition pendant cet entretien ; elle me dit qu’elle avait ressenti le même besoin que moi, mais je crois qu’en réalité elle avait eu envie de revoir le spectacle d’un pont sous les étoiles avant de quitter à jamais un vaisseau de ce genre. Elle bondit sur un mât, ce qui mit tellement hors de lui l’officier que je crus un instant qu’il allait la brutaliser. Je me serais interposé par la force s’il n’avait pas été un hiérodule, si bien que je fus obligé de simplement me tenir entre eux lorsque deux marins l’eurent ramenée.

La dispute se poursuivit jusqu’à ce que notre air devînt vicié – surtout par goût du jeu de ma part (ainsi, me sembla-t-il, que de la part de Burgundofara) –, après quoi nous descendîmes fort docilement ; nous trouvâmes les cuisines et dévorâmes comme deux enfants, nous esclaffant en nous racontant nos aventures.

Le capitaine – non pas un hiérodule masqué, mais un homme d’apparence tout à fait ordinaire – nous rendit visite dans notre cabine environ une veille plus tard. Je lui déclarai que je ne m’étais entretenu avec aucune autorité depuis que Tzadkiel m’avait laissé, et que j’espérais qu’il avait des instructions à me donner.

Il secoua la tête. « Non, je n’en ai aucune. Je suis sûr que Tzadkiel a fait le nécessaire pour que vous sachiez tout ce que vous devez savoir. »

Burgundofara intervint. « Mais il doit apporter le Nouveau Soleil ! » Puis elle ajouta, après le coup d’œil que je lui jetai : « C’est Gunnie qui me l’a dit.

— Est-ce vrai ? » demanda le capitaine.

J’essayai d’expliquer que je l’ignorais, que j’avais l’impression que la Fontaine Blanche était comme une partie de moi-même et que j’avais tenté de la faire se rapprocher, mais qu’elle ne semblait pas bouger.

« Mais qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il. Puis, voyant mon expression, il ajouta : « Non, je ne suis absolument pas au courant. On ne m’a rien dit, sinon que je devais vous ramener sur Teur, vous et cette femme, et vous faire débarquer en sécurité au nord des glaces.

— C’est une étoile, je pense, ou quelque chose comme une étoile.

— C’est alors trop massif pour se déplacer comme nous le faisons. Lorsque vous vous trouverez sur Teur, vous ne vous déplacerez plus dans le sens uranique. Peut-être alors viendra-t-elle à vous.

— Mais il faudra beaucoup de temps pour qu’une étoile vienne jusqu’à Teur, non ? demanda Burgundofara.

Le capitaine acquiesça. « Au moins des siècles. Mais en vérité, je ne comprends rien à ce phénomène – infiniment moins, en tout cas, que votre ami ne doit le comprendre. Elle fait partie de lui, il doit la sentir, comme il nous l’a dit.

— Oui, je la sens au loin. » Tandis que je parlais, j’eus l’impression de me tenir une fois de plus devant la fenêtre de maître Cendre, perdu dans la contemplation des grandes plaines de glace ; il n’était pas impossible qu’en un certain sens je ne les eusse jamais quittées. « Se pourrait-il, murmurai-je, que le Nouveau Soleil ne vienne qu’après l’extinction de notre race ? Tzadkiel aurait-il pu nous jouer un tel tour ?

— Non, Tzadkiel ne joue pas de tours, même s’il peut donner cette impression. Les mystifications sont bonnes pour les solipsistes, qui pensent que tout passe et s’efface. » Il se leva. « Vous vouliez me poser des questions ; je ne vous blâme pas, mais je n’ai pas de réponses à vous donner. Souhaitez-vous monter sur le pont pour assister à l’atterrissage ? C’est tout ce que j’ai à vous offrir, en fait. »

Burgundofara parut stupéfaite et demanda : « Déjà ? » J’avouai ressentir la même impression.

« Oui, dans très peu de temps. J’ai quelques provisions pour vous. Voulez-vous des armes, en plus de vos poignards ? Je peux vous en donner, si vous le désirez.

— Nous conseillez-vous d’en prendre ? demandai-je.

— Je ne conseille rien. Vous savez ce que vous avez à faire ; moi pas.

— Alors je n’en prendrai pas. Je laisse Burgundofara décider pour elle-même.

— Non, je n’en prendrai pas non plus.

— Dans ce cas, suivez-moi », conclut le capitaine – et cette fois-ci c’était davantage un ordre qu’une invitation. Nous enfilâmes nos colliers et le suivîmes sur le pont.

Notre vaisseau croisait haut au-dessus des nuages qui semblaient bouillonner en dessous de nous ; je sentais cependant que nous étions arrivés. Teur passa du bleu au noir, puis à nouveau au bleu. Le bastingage était de glace sous mes mains, et je cherchai des yeux les calottes glaciaires de la planète ; mais nous étions déjà trop proches pour pouvoir les distinguer. Il n’y avait que l’azur de ses mers, entr’aperçu dans les déchirures de la couche nuageuse ainsi que, de temps en temps, un bout de terre, brun ou vert.

« Quel monde splendide, dis-je. Pas autant que Yesod, peut-être, mais très beau tout de même. »

Le capitaine haussa les épaules. « On pourrait le rendre aussi beau que Yesod, si nous le voulions.

— Nous le ferons », répondis-je – ignorant que j’en avais la certitude avant d’avoir parlé. « Nous le ferons quand nous aurons été assez nombreux à l’avoir quitté et à être revenus. »

Le tumulte des nuages s’apaisa, comme si quelque mage venait de prononcer un sort ou une femme de dénuder ses seins devant eux. Nos voiles étaient déjà ferlées et, dans la mâture, l’équipage de quart vérifiait que tout était solidement attaché.

Lorsque les hommes bondirent de nouveau sur le pont, les premiers vents de Teur, encore légers, presque impalpables, vinrent nous fouetter et nous rendirent (comme un seul mouvement de la main du coryphée) tout l’univers des sons. Mâts et vergues couinaient comme des rebecs tandis que tous les gréements chantaient.

Encore un moment, et le vaisseau lui-même se redressa jusqu’à ce que les nuages de Teur qu’illuminait le soleil s’élèvent au-dessus de la passerelle de poupe ; Burgundofara et moi devions nous accrocher fermement au bastingage.

Très à l’aise, une main sur un galhauban, le capitaine sourit et nous cria : « Et moi qui pensais que la fille était un marin ! Donne-lui un coup de main, ma chérie, ou on te renvoie aux cuisines. »

J’aurais bien aidé Burgundofara si je l’avais pu, alors qu’elle essayait de m’assister comme le lui avait demandé le capitaine. En nous accrochant l’un à l’autre, nous arrivâmes à rester debout sur le pont (plus à pic, maintenant, que bien des escaliers, quoiqu’il parût aussi lisse qu’un plancher de salle de bal) et réussîmes même à faire quelques pas vers lui.

« Vous auriez besoin de naviguer encore un peu pour devenir de vrais marins, nous dit-il. Quel dommage que je doive vous déposer à terre ! J’aurais fait de vous d’authentiques loups de l’espace. »

J’arrivai à lui dire que notre arrivée sur Yesod avait été moins violente.

Il prit un air sérieux. « C’est que vous n’aviez pas autant d’énergie à perdre, voyez-vous. Vous l’aviez déjà perdue en atteignant votre orbite. Nous, nous sommes arrivés sans le moindre tourmentin pour nous freiner, comme si nous tombions vers une étoile. Restez un moment éloigné du bastingage. Le vent y est tel qu’il vous rôtirait le bras.

— Les colliers ne nous protégeraient pas ?

— Ils ont un champ excellent ; sans eux vous seriez en train de frire comme des beignets. Mais comme tous les systèmes, ils ont leur limite, et ce vent… eh bien, il est trop ténu pour être respiré ; et cependant, si la quille ne prenait pas le plus gros de l’impact, on serait réduit en miettes. »

Pendant un moment, l’apostis rougeoya comme une forge ; puis son intensité lumineuse diminua, disparut, et notre vaisseau reprit une position plus conventionnelle – ce qui n’empêchait pas le gréement de continuer à siffler violemment et les nuages de filer en dessous de nous comme de l’écume dans une conduite forcée.

Le capitaine se rendit sur la passerelle, et je le suivis pour lui demander si nous ne pouvions pas enlever nos colliers. Il secoua la tête et me montra du doigt les galhaubans, pris dans un écrin de glace, disant que nous ne pourrions rester longtemps sur le pont sans eux ; puis il me demanda si je n’avais pas remarqué le rafraîchissement de mon air.

J’admis qu’en effet je l’avais remarqué, mais lui expliquai que je m’étais cru victime d’une illusion.

« Il se fait un certain mélange, dit-il. Quand il n’y a pas d’air, l’amulette s’empare de celui qui se présente à la limite de son champ. Mais elle ne fait pas la différence entre un air normal et celui qui a pénétré sa zone de pression. »

Comment la navette pouvait-elle laisser un sillage au-dessus des nuages, voilà qui m’échappait ; mais elle en laissait un, long et blanc, qui s’étirait derrière nous dans le ciel. Je ne fais que rapporter ce que je voyais.

« J’aurais bien aimé me trouver sur le pont lorsque nous avons quitté Teur, observa Burgundofara. Mais on nous a fait rester à l’intérieur, même une fois sur le grand vaisseau, car nous manquions d’entraînement.

— Vous n’auriez fait que gêner les autres, lui répondit le capitaine. Nous hissons les voiles dès que nous quittons l’atmosphère et on est passablement occupé pendant un moment. Était-ce cette navette ?

— Il me semble.

— Et voilà que vous revenez comme quelqu’un d’important, mentionnée nominalement dans les ordres de Tzadkiel. Mes félicitations ! »

Burgundofara secoua la tête, et je remarquai que suffisamment d’air pénétrait maintenant son enveloppe protectrice pour faire danser ses bouclettes sombres.

« Je ne comprends même pas comment elle a pu le savoir.

— Avec elle on ne sait jamais rien, en règle générale », commentai-je, songeant que tout comme j’étais plusieurs en un seul corps, Tzadkiel était plusieurs corps pour une seule personne.

Le capitaine indiqua quelque chose par-dessus la lisse de couronnement, là où la mer de nuages paraissait venir lécher la coque de la navette. « Nous sommes sur le point de pénétrer là-dedans. À ce moment-là, vous pourrez enlever vos amulettes sans geler. »

Nous restâmes quelques instants prisonniers du brouillard. Dans le livre brun pris dans la cellule de Thécla, j’avais lu qu’une région de brume séparait les vivants des morts, et que ces formes que nous appelons des fantômes ne sont rien de plus que les écharpes brumeuses qui s’accrochent à leur visage et à leur corps.

Est-ce vrai, est-ce faux, je l’ignore ; mais Teur est sans aucun doute séparée du vide par une telle région, et cela me paraît étrange. Il est bien possible que les quatre royaumes ne soient que deux et nous soyons entrés dans le vide (et en soyons ressortis) comme les spectres visitent le pays des vivants.

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