JULIETTE BENZONI Le voyageur

À Elisabeth Gille,

sans qui ce livre ne serait pas,

ainsi qu’à mes amis du Québec et à ceux du Cotentin…


Avec tendresse…



C’est la forêt antique et sombre mais où sont

les cœurs qui, sous la ramée, battaient comme

celui du chevreuil à la voix du chasseur ? Où

sont les villages aux toits de chaume ?…


H.W. LONGFELLOW (Évangeline)

Première partie L’ENFANT BLESSÉ

QUÉBEC, septembre 1759

I LES OISEAUX DU SAINT-LAURENT

Le goéland argenté glissait dans l’air calme, ses ailes puissantes noblement étalées sur d’invisibles courants dont il tirait sa majestueuse assurance, son bec jaune, délicatement recourbé, tourné vers le cours étincelant du fleuve où le jusant découvrait à peine la bordure sableuse. L’oiseau cherchait sa nourriture et n’allait pas tarder à la trouver. Peu difficile, en effet, ce grand nettoyeur des côtes s’arrangeait aussi bien de poissons, de crustacés, de coquillages – il savait les faire tomber de haut sur les rochers pour les briser – que des déchets rejetés par les bateaux, la mer, les hommes. Il ne dédaignait pas non plus les œufs pris aux nids d’autres espèces.

Fasciné comme il l’était toujours par les oiseaux marins, l’enfant suivait chaque inflexion de son vol quand, soudain, le goéland disparut derrière la palissade du fortin. Pas pour longtemps : l’instant suivant, il reparaissait, avec, au bout du bec, quelque chose de brillant qui bougeait, et satisfait, il vogua vers le creux de rocher tapissé d’herbes et de mousse où il avait ses habitudes. Guillaume ne le vit plus et retrouva son chagrin. Avec, en plus, la faim réveillée par l’image de l’oiseau qui, lui au moins, mangeait ce qu’il voulait.

Un chagrin absurde par un aussi beau jour ! Les vents dominants qui soufflent en septembre venaient de chasser la lourde chaleur de l’été ; le ciel où ne montait, exceptionnellement aucune fumée d’incendie était d’un joli bleu tendre et, pour la première fois depuis des mois, les canons se taisaient. On disait d’ailleurs que les Anglais, fatigués d’assiéger Québec en vain, songeaient à quitter l’estuaire du Saint-Laurent et à rejoindre la haute mer pour éviter à leurs vaisseaux, l’hiver approchant, d’être pris par les glaces.

Il devait y avoir du vrai là-dedans, à en juger au comportement des gens du petit fort. Celui-ci était planté au-dessus de l’anse au Foulon afin de surveiller les allées et venues sur le fleuve et empêcher que l’on ne prenne pied au bas de la falaise, sur l’étroite bande de terre où jadis on battait le blé. Un point de défense comme on en avait bâti plusieurs, en hâte, quand au début de cet été 1759 les voiles de l’amiral anglais Durrell étaient apparues subitement sous Québec, à la surprise générale. On sut ensuite que c’était la faute d’un traître, Mathieu-Théodose Denys de Vitré, qui, en échange d’un grade dans la marine britannique, n’hésita pas à guider l’ennemi dans le dangereux estuaire du Saint-Laurent – la meilleure défense de Québec ! – semé d’îles, de rochers, de hauts-fonds et de périlleux courants.

Le poste du Foulon ressemblait comme un frère à celui de l’anse aux Mères, son voisin, et à quelques autres tout aussi hâtivement érigés : d’épaisses palissades de rondins taillés en pointe et surplombés par un poste de guet que coiffaient des bardeaux.

La raison d’être de ce chapelet d’ouvrages n’apparaissait pas au premier regard : on pouvait se demander pourquoi les Canadiens jugeaient bon de festonner ainsi le raide escarpement rocheux, le coin titanesque enfoncé dans l’estuaire et sur la pointe duquel se dressait fièrement la capitale de la Nouvelle-France. En fait, il s’agissait surtout de trompe-l’œil : un seul de ces fortins était véritablement important, celui de l’anse au Foulon, car il gardait l’unique accès par ce côté à l’immense promontoire. Un accès bien secret, caché sous une épaisse fourrure de pins, d’érables, de bouleaux, d’épines et de fourrés impénétrables, tout une végétation dense qui abritait un sentier abrupt permettant de remonter du fleuve jusqu’au niveau de la ville.

On devine avec quel soin jaloux les défenseurs de Québec se dissimulaient aux yeux de l’ennemi. Ce matin, pourtant, le rustique bastion choisissait apparemment d’oublier la guerre : par la porte large ouverte, on voyait s’activer les hommes aux uniformes fatigués, déteints par le soleil et l’humidité. Certains se lavaient, d’autres sortaient les paillasses pour les aérer ou bien transportaient des barils. D’autres encore faisaient leur lessive, ou bien nettoyaient leurs armes. Le tout dans le plus grand calme.

Guillaume, assis sur son rocher, aperçut même le chef du poste, le capitaine Vergor du Chambon, qui promenait précautionneusement sa suffisance et ses bottes brillantes dans les détritus de la cour. Le nez en l’air, l’œil mi-clos et la poitrine bombée, il ressemblait à un pigeon boulant. Une brusque colère empourpra la figure maigre du petit garçon, une colère qu’un sentiment d’impuissance rendait plus amère encore : il n’avait jamais aimé le père de Marie-Douce mais, depuis ce matin, il l’exécrait… Qu’est-ce qu’il lui avait pris, à cet imbécile pompeux, d’envoyer tout à coup sa femme et sa fille à Montréal ? Et cela juste au moment où les choses semblaient s’arranger ?… Le plus étrange, c’était peut-être sa mine satisfaite ! Il paraissait enchanté, encore plus content de soi que d’habitude – ce qui n’était pas peu dire ! –, alors que la pensée de vivre même deux ou trois jours sans sa petite fille aurait dû le plonger dans le désespoir. Non, pourtant, il était content. Celui qui pleurait, c’était Guillaume…

Souriait-il à la pensée d’être débarrassé de sa femme ? S’asseoir à table en face de Mme Vergor – il est vrai que depuis l’arrivée des Anglais on y passait de moins en moins de temps ! –, s’étendre chaque soir dans le même lit que Mme Vergor, ça ne devait pas être drôle tous les jours. Ça, Guillaume le comprenait. Mais, après tout, l’officier devait savoir ce qu’il faisait lorsqu’il avait épousé cette grande haridelle au nez pointu qui, même en son beau temps, ignorait sans doute déjà l’art du sourire. Un comportement que Guillaume jugeait sévèrement du haut de ses neuf ans. Une dame, selon son éthique, était dans l’obligation de se montrer gracieuse, aimable et agréable à regarder même quand une situation aussi terrible qu’un siège l’obligeait à délaisser les travaux d’une maison bien tenue pour s’en aller moissonner dans les champs ou s’occuper des bêtes à la place des hommes chargés désormais de la défense. Comme l’avait fait sa mère, à lui… Il est vrai que l’on n’avait jamais vu Mme Vergor sans ses mitaines et encore moins une faucille à la main…

Le plus étonnant dans tout cela, c’était Marie-Douce. Comment ce couple calamiteux – le capitaine sanguin, replet et marqué par la petite vérole ne présentait vraiment aucune ressemblance avec Adonis – avait-il réussi à concevoir un être aussi charmant ?

Eût-on dit à Guillaume que, depuis deux ans, il était amoureux de la petite fille, il n’aurait certainement pas compris et se fût sans doute senti extrêmement gêné. C’était pourtant la vérité : il idolâtrait cette petite poupée faite de satin rose et de soie floche, trouvée un matin d’hiver glissant comme un ballon sur la pente gelée de la rue Saint-Louis et gazouillant de bonheur. Une forte commère qui était sa nourrice essayait de la rattraper mais, retenue par la crainte de se casser quelque chose, n’obtenait pas grand résultat alors que Guillaume filant avec assurance sur ses galoches cloutées n’éprouvait aucune difficulté à rejoindre la fugitive d’ailleurs arrêtée au bas de la rue par le tas de neige fraîchement balayée où elle venait de plonger…

En la relevant, il s’attendait à des larmes. Au lieu de cela il découvrit une frimousse rayonnante sous ses mouchetures blanches, une figure ronde et fraîche à tous les sens du terme où pétillaient de grands yeux d’un étonnant bleu-vert, lumineux et changeant comme les profondeurs marines lorsqu’un rayon de soleil s’y aventure. Visiblement, la petite était enchantée d’elle-même et de son barbotage dans la neige.

La ramener chez elle fut une autre affaire. Pour un garçon de sept ans, même vigoureux, le poids d’une petite fille de quatre ans n’est pas négligeable ; surtout lorsque s’y ajoute celui des vêtements : plusieurs épaisseurs de jupons, de lainages et de tricots d’où émergeaient des pieds minuscules chaussés de joyeuses bottines rouges que l’enthousiasme animait d’une vie propre. Mais sa peine, Guillaume ne la sentit pas : il regardait, émerveillé, la crinière de soie volante échappée au béguin de velours : des cheveux d’un blond de lin à reflets argentés comme si le clair de lune s’y était pris et s’y attardait. Jamais il n’en avait vu de semblable dans un pays où, pourtant, les filles blondes pullulaient.

D’abord surprise et décidée à recouvrer sa liberté, la petite, après avoir considéré son sauveur, dut décider qu’il lui convenait : elle glissa un bras autour du cou de Guillaume, lui plaqua un gros baiser mouillé sur la joue, nicha sa tête contre son cou, poussa un soupir de satisfaction et se tint tranquille. Moyennant quoi, le gamin réussit à la rapatrier, ce dont il ne fut pas peu fier.

Arrivé à destination, il la remit aux bras de la nourrice et de la mère visiblement furieuse. Celle-ci se borna à constater que sa fille était trempée sans songer un seul instant à prononcer le moindre remerciement. Guillaume avait beau ne pas en attendre, il trouva tout de même offensant de se voir claquer la porte au nez tandis que l’on emportait sa protégée pour la sécher.

Naturellement, ce matin-là, Guillaume arriva au collège des Jésuites avec un sérieux retard qui lui valut une correction du censeur, mais il n’en fut pas affecté : c’était un prix bien faible en contrepartie du bonheur qu’il éprouvait. Il se sentait aussi heureux et fier que s’il avait découvert un trésor ou conquis une province.

La Haute-Ville de Québec n’étant pas si vaste, on se revit. D’autant que le père de Marie – elle s’appelait comme ça tout uniment et ce fut la tendresse de son ami qui en fit Marie-Douce – entretenait des relations convenables avec le docteur Tremaine, père de Guillaume. Le tempérament pléthorique du capitaine, stimulé par les frairies répétées auxquelles il se livrait chez l’intendant général Bigot dont il était l’un des fidèles, l’obligeait à recourir fréquemment à la lancette du médecin. Ce n’était certes pas la grande amitié mais on échangeait quelques mots à l’occasion, et Vergor du Chambon jugea utile de remercier le docteur à la faveur d’une rencontre chez le gouverneur Vaudreuil.

Du côté des femmes, aucun contact possible : un salut tout juste poli lorsque l’on se croisait et rien de plus ! Née dans la bourgeoisie québécoise, Mme Vergor cachait à peine le dédain que lui inspirait la jeune épouse du praticien dont on savait qu’elle était arrivée de sa Normandie natale avec un bagage fort mince quelques jours seulement avant son mariage. Une paysanne, selon toute évidence, et avec qui une dame de sa condition ne pouvait frayer ! Cela n’empêcha d’ailleurs pas la dame Vergor de se sentir offensée lorsque la nouvelle mariée ne vint pas lui présenter ses devoirs à l’occasion des visites de noces !

N’était-elle pas une épouse de notable ? Du moins elle s’en flattait, même si ce n’était pas tout à fait vrai.

Mathilde Tremaine n’ayant jamais eu l’idée – et pour cause ! – de s’astreindre à un cérémonial qu’elle jugeait sans intérêt, il n’y eut jamais de véritables contacts de part et d’autre de la rue Saint-Louis, pas même de ces menus services que l’on se rend entre voisins, jusqu’à ce que Guillaume tirât la petite Marie de son tas de neige.

De ce jour, en effet, il fut son esclave et passa son temps à imaginer les moyens de lui faire plaisir afin de recevoir, en récompense, les cris de joie et les sourires qui creusaient de si adorables fossettes les joues de la bambine.

Lorsqu’il n’ânonnait pas du latin sur les bancs du collège, le jeune garçon adorait courir la Basse-Ville et errer sur le port ; même en hiver, quand le fleuve charriait d’énormes blocs de glace qui finissaient toujours par se souder et former un paysage bizarre et chaotique, d’un blanc bleuâtre, d’où émergeaient les mâts des navires prisonniers. En dévalant, au risque de se rompre le cou, l’étroit chemin rocailleux, juste assez large pour une charrette, qui menait de la Haute-Ville aux abords des quais, il allait alors rejoindre son ami François Niel, le fils du riche marchand de la rue Sous-le-Fort. Et les deux garçons reprenaient inlassablement les mêmes chemins, les mêmes rues sinueuses aux noms imagés – la Canardière, le Sault-au-Matelot – que bordaient des maisons basses construites le plus souvent avec les pierres noires tirées du rivage.

Ils ne s’aventuraient jamais dans les tavernes ou les auberges telles que Le Lion d’Or, Les Trois Pigeons ou Le Roi David – le père de Guillaume lui aurait pelé le dos à coups de canne si on l’y avait seulement aperçu ! –, se contentant d’observer un instant ce qui s’y passait en collant le nez aux petits carreaux à demi recouverts de givre que le reflet des feux intérieurs teintait de rose. En revanche, ils aimaient entrer chez les artisans, le charpentier de navires ou l’armurier, ou encore dans la boutique du « shipchandler ». On les connaissait et on les accueillait avec plaisir. Tous deux pouvaient rester pendant des heures plantés là, immobiles et passionnés, auprès du père Lecœur qui sculptait une proue de navire ; ou encore dans le magasin de M. Clément, à admirer les compas, les astrolabes, les boîtes à épices décorées de petits personnages exotiques, les paquets de tabac et les ronds artistement empilés de beaux cordages neufs fleurant bon le chanvre. On leur faisait parfois de menus cadeaux, surtout à Guillaume dont chacun savait qu’il rêvait de naviguer depuis qu’il faisait la différence entre un bateau et une charrette : une pelote de ficelle, quelques morceaux de sucre – denrée rare dans un pays où c’était l’érable qui édulcorait les pâtisseries –, un couteau, et, chez le père Lecœur, de petits animaux façonnés rapidement par des doigts habiles.

Ces trésors qu’il gardait pieusement autrefois, Guillaume, à présent, en faisait don à Marie-Douce. L’été, c’est-à-dire de juin à octobre, quand le port retrouvait toute son activité et que les voiles françaises y affluaient, charriant des émigrants et des marchandises, quand les canots des Indiens accostaient chargés de fourrures, on trouvait bien d’autres choses. Ainsi, le grand exploit de Guillaume fut de réussir à se procurer, après d’obscures tractations, une petite peau d’hermine qu’il alla porter triomphalement à sa petite amie. Ce jour-là, Mme Vergor du Chambon daigna lui sourire et lui permit de rester quelques minutes en compagnie de sa fille. Il put même venir jouer de temps en temps avec elle lorsque l’on gagna les maisons d’été.

Une bonne partie des habitants de Québec possédaient, hors les murs, un lopin de terre, un jardin avec clapier et poulailler. Pour certains, notables en général, il s’agissait de ce que l’on appelait pompeusement un « manoir », lequel n’était en général qu’une maison un peu plus grande pourvue de quelques terres, d’un peu de bois, mais indiquant cette forme de seigneuries laïques comme, dans les temps anciens, les colons en avaient implanté en bordure des cours d’eau. Parfois le manoir se trouvait dans un village, et parfois complètement isolé. Le plus souvent il n’était pas autre chose qu’une ferme où l’on faisait du blé, du maïs – ce blé indien ! –, des cultures potagères et du bétail.

Ainsi en était-il des Tremaine : ils avaient hérité, à la mort d’un oncle, de sa propriété baptisée superbement « Les Treize Vents » en mémoire d’un hameau du Cotentin où celui-ci avait vu le jour. Dressé un peu en arrière de la ville sur une petite éminence dominant les plaines d’Abraham, tout près du fleuve, le petit domaine se trouvait sur la seigneurie de Sillery et n’accédait pas au titre de manoir. C’était une maison de bois sur soubassement de pierres dont le toit « à quatre eaux », recouvert de bardeaux et couronné d’épis, constituait l’unique étage. Un petit porche y donnait accès et elle prenait le jour par quelques fenêtres basses – et quatre lucarnes – munies de petits carreaux.

Ce fut d’abord l’unique demeure des Tremaine. Puis, à la suite de son second mariage avec Mathilde Hamel, mère de Guillaume, le docteur décida de s’installer en ville. Au moins pour l’hiver. On ne se rendit plus aux Treize Vents que pour passer quelques semaines d’été à l’époque de la moisson et prêter la main à celui qui faisait vivre la ferme : un homme d’âge déjà mûr nommé Adam Tavernier. Celui-ci vivait là toute l’année en compagnie de son ami Konoka, un Indien Abénaki arrivé avec lui bien des années auparavant.

Guillaume affectionnait cette maison. Bien plus que celle, étroite et sombre, de la Haute-Ville. On y respirait une odeur de liberté, peut-être parce que tous les parfums de l’aventure s’attachaient aux mocassins et aux franges de daim de Konoka. À cela s’ajoutait une autre raison : le « manoir », un vrai celui-là, appartenant aux Vergor du Chambon se trouvait tout près de là, sur la limite de Gaudarville, et Guillaume pouvait voir Marie-Douce presque tous les jours quand sa nourrice, promue au rang de gouvernante, la conduisait en promenade. La grosse Joséphine, une brave femme, aimait bien le petit garçon, et sa dévotion pour sa nourrissonne l’attendrissait. Parfois – pas trop souvent pour ne pas indisposer la mère – il les raccompagnait jusqu’à leur demeure et s’attardait un petit moment au jardin en leur compagnie. C’étaient là des instants d’un bonheur infiniment doux que l’enfant gardait précieusement au fond de son cœur pour les savourer lorsqu’il se trouvait seul.

Le début du siège le trouva aux Treize Vents et, de son côté, Louis Vergor se hâta d’envoyer ses femmes à la campagne afin de leur assurer un ravitaillement. Peu de temps après d’ailleurs, on construisait le fortin de l’anse au Foulon et il en recevait le commandement.

À cette nouvelle, le docteur Tremaine se contenta de hausser les épaules mais Adam Tavernier, aussi peu bavard d’ordinaire que son ami indien, eut une exclamation de fureur et cracha par terre, ce qui plongea Guillaume dans une grande stupeur. Il ne parvint pas, cependant, à en savoir plus. Aucun des deux hommes n’ajouta un mot, et le jeune garçon ne se permettait pas de questionner son père. En général, il s’adressait à Tavernier, mais cette fois il n’osa pas à cause de cette bizarre flamme qu’il avait dans les yeux ; cela ressemblait au feu qui sort d’une carabine quand elle tire…

Ce matin-là, le sixième de septembre, Guillaume aidait Konoka à réparer un harnais dans l’appentis quand le bruit d’un attelage et des cris aigus les firent sortir tous deux en courant. Tout ce vacarme venait d’une carriole lourdement chargée de bagages sur lesquels trônait Mme Vergor du Chambon accompagnée de sa fille et de Joséphine. Ces cris, c’était Marie-Douce qui les poussait et ils étaient faciles à traduire : elle appelait son ami. Au milieu de gros sanglots, sa petite voix rendue extraordinairement perçante par le chagrin hurlait : « Glill !… Glill ! Je veux Glill !… »

Avant que l’Indien ait pu le retenir, le gamin s’élança. Sans la maîtrise du cocher qui sut brider son gros cheval, il eût été foulé aux pieds, mais la voiture s’arrêta net en dépit des protestations indignées de Mme Vergor. Aussitôt Marie-Douce glissa des bras d’une gouvernante compréhensive et se laissa tomber à terre puis se releva pour aller se jeter au cou de Guillaume. Celui-ci eut l’impression d’étreindre un bouquet de fleurs tant la petite sentait bon l’herbe, la lessive à la résine de pin et l’amidon dans sa robe de cretonne fraîchement repassée. Un chapeau de paille dansait sur son dos au bout d’un ruban vert. Elle était toute chaude du combat qu’elle venait de livrer, et contre sa poitrine Guillaume pouvait sentir battre son cœur affolé tandis qu’elle pressait sa joue ruisselante contre sa figure…

— Je veux pas partir, Glill !… Je veux rester avec toi !… gémit-elle.

Il la serra doucement, retenant son élan pour ne pas lui faire mal car jamais elle ne lui avait semblé si fragile.

— Tu pars ?… Mais où ?

Ce fut Joséphine qui se chargea de la réponse :

— Nous allons à Montréal. Le maître pense que nous y serons mieux abritées…

— Mais pour quoi faire ? Tout va être vite fini maintenant…

— Ce n’est pas sûr… pas sûr du tout ! Le maître dit que ça vaut mieux… Allons, venez doucette ! Votre maman n’est déjà pas si contente !

Serrant plus fort la petite contre lui dans un refus farouche de s’en séparer, Guillaume marmonna :

— Pourquoi est-elle passée par ici, alors ? Ce n’est pas le chemin…

— Elle a oublié de dire quelque chose d’important à son époux ! Je vous en prie, monsieur Guillaume, lâchez-la ! Sinon je n’ai pas fini d’être tannée1

Au même moment, la voix aigre de sa patronne arriva jusqu’à elle par-dessus les oreilles des chevaux.

— Revenez tout de suite, Joséphine… et ramenez Marie ! Ce caprice a assez duré ! Nous perdons du temps…

Comprenant qu’il fallait céder, Guillaume détacha doucement les bras de la petite après avoir posé un baiser précautionneux sur sa frimousse mouillée.

— Il faut obéir, tu sais ?

— Non !… Non, je veux pas !

— La guerre va être bientôt finie. Tu ne resteras pas longtemps là-bas. Je suis sûr que vous reviendrez avant la première neige…

— Tu… tu crois ?

— Mais bien sûr ! On se reverra bientôt…, affirma-t-il sans en penser un mot. Tout au contraire, il avait l’impression que dès l’instant où il la lâcherait, Marie-Douce s’éloignerait de lui pour des années et des années, que peut-être même il ne la reverrait plus… Il eut brusquement envie de la soulever de terre et de l’emporter en courant le plus loin possible… jusqu’au fond des bois dans un endroit inaccessible où personne ne viendrait les chercher. Dans la tribu de Konoka par exemple ?…

Il n’eut guère le temps de s’attarder à cette folle impulsion. De toute évidence, la mère était à bout de patience. Elle tomba sur les deux enfants, arracha sa fille qui se remit à pleurer et la porta elle-même dans la voiture où elle la jeta plus qu’elle ne l’y déposa.

— Cette scène ridicule a assez duré ! glapit-elle. Et vous, Joséphine, faites-moi le plaisir de ravaler ces larmes stupides ! Je n’ai jamais compris ce que cette petite sotte et vous trouvez à ce jeune sauvage… Pour ma part je suis ravie d’en être débarrassée !… Allons ! En voiture et menez-nous un peu rondement, Colin ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

L’attelage se remit en route. Guillaume le suivit dans l’espoir que, durant l’arrêt au fortin, il pourrait encore approcher Marie-Douce, mais la halte fut des plus brèves : juste le temps pour le cocher de donner un billet à la sentinelle, après quoi la voiture fit demi-tour pour rejoindre le chemin de Montréal. À mesure qu’elle s’éloignait, elle augmentait sa vitesse, soulevant un nuage de poussière toujours plus épais derrière lequel tout disparut. C’était fini. Marie-Douce venait de quitter l’existence de son ami Guillaume, lui laissant l’impression horrible que c’était pour toujours…

Alors il marcha, droit devant lui, jusqu’à un rocher où il aimait s’asseoir, y grimpa et, sûr d’être bien seul, il ouvrit les vannes de son cœur et, à son tour, éclata en sanglots, des sanglots durs comme des pierres et qui lui faisaient mal en passant…

Ce n’était encore qu’un enfant bien qu’il fût confronté à un chagrin d’homme, et l’apparition du goéland l’attira un instant mais, l’oiseau disparu, il retrouva sa peine intacte avec le sentiment de son impuissance face aux adultes, souverains maîtres des destinées enfantines. Le sentiment de sa solitude l’écrasait : sans Marie-Douce la terre n’avait plus de couleur, le soleil plus de chaleur. Le ciel, le fleuve et la campagne, tout était gris, terne, triste, morne. C’était comme si la terre était en train de mourir. Au fond, mourir, ce serait peut-être une bonne solution, seulement on ne meurt pas comme ça, uniquement parce qu’on le veut. Il faut être tué à la guerre, être très vieux ou alors faire quelque chose, mais quoi ? Se jeter à l’eau et se laisser couler ? Impossible ! Il nageait comme un poisson et se sentait comme chez lui dans l’élément liquide. Jamais il n’y arriverait… Et puis il y avait ce vilain souvenir : un jour, alors qu’il traînait sur le port avec François, ils avaient rencontré des pêcheurs rapportant le corps d’un noyé pris dans leurs filets. Ce n’était pas beau à voir…

L’image qui venait de se présenter à sa mémoire lui rappela son ami. Ce lourdaud ne comprendrait rien s’il lui disait qu’il avait envie de mourir parce qu’il avait peur de ne plus revoir Marie-Douce. Peut-être même que ça le ferait rire ?…

Une mouette rieuse passa au-dessus de lui en lançant son cri rauque et lui fit lever la tête mais il ne vit qu’une tache blanche toute brouillée. Comprenant que c’étaient les larmes qui troublaient sa vue, il s’essuyait les yeux à sa manche quand un élégant carré de batiste atterrit sur le dos de sa main. Au même moment, une voix aimable émettait :

— Eh bien, Petit-Guillaume, tu pleures ?

Sans même regarder celui qui l’abordait, l’enfant rentra la tête dans les épaules en serrant ses bras sur sa poitrine comme s’il s’apprêtait à livrer combat.

— D’abord je ne pleure pas, ragea-t-il. Et puis je ne veux plus que l’on m’appelle Petit-Guillaume ! C’est… c’est ridicule !

— C’est surtout nouveau ! Comment allons-nous faire, à présent, pour te distinguer de ton père ?

— On l’appelle Docteur ! Ça doit suffire…

— Pas à tout le monde ! Ta mère est au courant ?

— Je le lui dirai ce soir…

— J’avais raison : c’est vraiment nouveau… Tiens… Guillaume, pousse-toi un peu ! Il y a place pour deux sur ton rocher…

Machinalement, l’enfant tira vers sa gauche. Alors apparurent dans son champ de vision des bottes vernies à force de cirage, des genoux gainés de peau et une partie d’un uniforme qu’il connaissait bien, blanc à parements bleu France avec des galons et des boutons d’or : celui du régiment Royal-Roussillon. Le nouvel occupant du rocher en était d’ailleurs le colonel, en toute simplicité ainsi que le jeune garçon s’en assura en glissant, par précaution, un regard vers son voisin.

En l’occurrence, il s’agissait d’un homme d’environ trente ans, grand et élancé lorsqu’il était debout. Son visage fort agréable offrait des yeux noirs, vifs et même aigus sous un front élevé, une bouche spirituelle, volontiers souriante, et un nez de belle taille qui semblait toujours chercher le vent.

Un instant, l’officier et son jeune compagnon gardèrent le silence, apparemment absorbés dans la contemplation du paysage. Soudain, le premier tendit un bras vers le ciel :

— Regarde ! Un aigle-pêcheur ! Il y a longtemps que je n’en ai vu par ici… Mes frères du clan de la Tortue le considéreraient comme un bon présage…

Guillaume ne marqua aucune surprise en entendant l’aimable colonel français et même parisien évoquer une étroite parenté avec les Indiens. Il y avait plus de trois ans que, jeune capitaine de dragons alors, et tout en combattant vaillamment les Anglais qui s’efforçaient d’investir Montréal par la vallée de l’Hudson et le lac Champlain, il avait réussi le miracle de s’introduire chez les Iroquois du Sault-Saint-Louis. Qui mieux est, il s’y était fait admettre dans l’intimité du chef Onoraguete dont il était même devenu le beau-frère de la main gauche. Honneur plus grand encore : au clan de la Tortue on le connaissait sous le totem de Garonatsigoa, ce qui veut dire « grand ciel en courroux », sans qu’il eût jamais réussi à comprendre pourquoi.

— Vous pensez que la guerre va finir ? demanda Guillaume.

— On le dirait bien… c’est pourquoi j’ai été assez surpris d’apercevoir Mme du Chambon trônant telle Junon courroucée sur une montagne de coffres et de sacs. Sais-tu où elle va ?

Avant de répondre, l’enfant dut avaler la nouvelle boule qui se nouait dans sa gorge. Finalement, il réussit à murmurer :

— À Montréal… Monsieur son époux l’aurait priée instamment de partir avec ses biens les plus précieux et…

Il ne put aller plus loin mais les yeux perspicaces de son compagnon avaient, depuis longtemps, percé le secret de ce cœur juvénile : cela expliquait amplement les larmes que Guillaume refusait d’avouer.

— Ah ! fit-il seulement tandis que sa grande main venait s’appuyer, chaleureuse et fraternelle, sur l’épaule du gamin.

Sans amener d’ailleurs la moindre réaction : Guillaume suivait à présent du regard les grands orbes du balbuzard.

Au bout d’un instant seulement, il eut un soupir et dit :

— Monsieur de Bougainville !

— Oui Pe… Oui, Guillaume ?

— Comment peut-on devenir marin ?

— Si seulement je le savais ! soupira l’officier.

La réponse, surprenante, sortit enfin Guillaume de son immobilité. Il tourna la tête pour considérer son voisin. Celui-ci lui sourit.

— Eh oui ! Moi aussi j’aimerais naviguer, commander l’un des beaux vaisseaux du Roi. Cela m’est venu – je crois que je n’oublierai jamais la date ! – le… 27 mars 1756, lorsqu’en rade de Brest j’ai pris pied sur le pont de la Licorne qui allait me conduire ici. À ce moment-là j’ai senti que la mer était mon élément et qu’il me fallait être dessus pour être véritablement heureux…

— Mais alors… ?

— Pourquoi n’ai-je pas commencé par-là ? Eh bien parce que… dans la vie on ne choisit pas toujours le meilleur chemin… Comment te faire comprendre que le destin relève d’une suite de circonstances souvent inattendues ?… Je reconnais que ce n’est pas facile quand on a ton âge…

— Vous voulez dire que vous avez fait le mauvais choix ? C’est difficile à croire, en effet : vous êtes noble, riche…

Bougainville enveloppa d’un regard presque affectueux ce garçon trop grand pour son âge avec ses longues jambes qui ressemblaient à des pattes de sauterelle et, sous une tignasse flamboyante, sa figure qui perdait déjà les douces rondeurs de l’enfance pour laisser deviner une ossature attirante quoique sans véritable beauté : tout y était anguleux, acéré, s’ordonnant de façon étrange autour d’un nez déjà impérieux et surtout d’un regard ! Changeant, allant de l’or clair au brun avec des reflets de flamme, c’était celui d’un jeune fauve qui, devenu grand, saurait certainement s’affirmer. S’il en avait le temps !

— Je ne suis pas noble et pas bien riche, dit doucement l’officier…

— Vous êtes un « de », pourtant ?

— Cela n’est pas une preuve de noblesse. Mon père était un simple bourgeois, fils d’un mercier du Marais et, lui-même, notaire au Châtelet. Oh, je reconnais qu’il s’est toujours efforcé de croire que nous descendions des Bougainville de Picardie mais je pense que cela tient du roman. Néanmoins, nous appartenons à la bonne société parisienne. Mon frère aîné est un homme de lettres, un savant… Il est même de l’Académie française… Quant à moi, j’ai d’abord été avocat mais je n’avais vraiment pas la vocation. C’est grâce à mon oncle d’Arboulin, un financier celui-là, que j’ai pu entrer dans l’armée…

Il n’ajouta pas, bien sûr, qu’il devait son incorporation et une part de ses galons d’officier – l’autre étant due bien réellement à sa bravoure ! – à la protection de la marquise de Pompadour de qui l’oncle d’Arboulin était un vieil ami. Pour changer le sujet de la conversation, il entreprit d’expliquer à son jeune ami que, pour faire carrière dans la Marine, il fallait d’abord cultiver les mathématiques…

— J’ai ouï dire que tu n’es guère assidu chez les pères jésuites ?

Guillaume haussa dédaigneusement les épaules :

— Je n’aime pas le latin ! Et puis, de toute façon, le collège a pris des coups de canon et il n’en reste pas grand-chose à l’exception de la classe des grands, mais ceux-ci ont décidé de se former en régiment : le Royal-Syntaxe, qu’ils l’appellent. Naturellement, ils n’ont pas voulu de moi parce que je suis trop jeune, ajouta Guillaume avec rancune.

— Oublie ça ! Mais pour en revenir au latin, tu as tort : c’est important si l’on étudie les sciences naturelles et elles ont leur prix quand on veut naviguer. En médecine aussi et ton père…

— Je ne veux pas être médecin.

— Nous en reparlerons. Tiens, regarde ! L’aigle a trouvé ce qu’il cherchait…

L’écho d’un coup de canon lui coupa la parole. Le fort Saint-Louis venait de tirer et aussitôt l’officier fut debout, cherchant à en deviner la raison. Trois autres coups suivirent sans que d’ailleurs le fortin voisin parût s’en soucier : chacun continuait à vaquer à ses occupations. Et puis, sur le fleuve, un bateau apparut, sous toutes ses voiles, remontant vers l’amont. Ses couleurs n’étaient que trop visibles et Bougainville s’étrangla de colère :

— Une goélette anglaise ! Et en plein jour !… Où prétend-elle donc aller comme ça ?

L’instant suivant, il escaladait le rocher, tirait une longue-vue d’une de ses vastes poches, l’étirait et l’arrimait à son orbite. Cette fois ce fut une sorte d’aboiement qu’il émit :

— Quelle audace ! Non, mais quelle audace infernale ! Sais-tu comment s’appelle ce rafiot ? La Terreur-de-la-France tout simplement ! Et ces imbéciles qui ne bougent même pas !

Sautant à terre, il courut vers le petit fort en clamant un « Alerte ! » tonitruant. Guillaume le vit parlementer avec Vergor qui faute de pouvoir s’arracher les cheveux se contentait de jeter sa perruque à terre avant de songer à mettre son poste en défense. Haussant furieusement les épaules, Bougainville se précipitait vers son cheval attaché à un arbre en arrière du rocher d’où Guillaume suivait ses évolutions avec gravité. Le colonel s’arrêta un instant.

— Je voulais voir ton père mais il n’est pas là. Tu lui diras… oh ! après tout, je n’ai pas le temps ! Il faut que je rejoigne le Cap-Rouge au plus vite. Grâce à Dieu, les jambes de mon cheval sont plus rapides que ce damné bateau : quand il passera devant moi, il essuiera le feu de mes canons… Par Dieu, je l’aurai !

Un saut en voltige pour se retrouver en selle, un geste de la main, tandis que le cheval, excité par un cri sauvage, partait au grand galop… M. de Bougainville s’évanouissait à son tour dans un nuage de poussière.

Guillaume pensa qu’il était temps pour lui de rentrer aux Treize Vents et descendit enfin de son rocher. Perchée sur une épinette dont toutes les feuilles étaient tombées, une sittelle approuva sereinement… De l’autre côté du fleuve, un nouvel incendie venait de s’allumer…

Arrivé en vue de la maison, Guillaume s’arrêta un instant pour la regarder avec une sorte de tendresse. C’était son chez-lui et il aimait cette bâtisse dont sa mère disait qu’elle était du meilleur style normand avec ses colombages enfermant un épais torchis. Le toit, fortement pentu pour laisser glisser la neige, était chevauché de deux cheminées à chaque bout. Des lucarnes le trouaient, avec leurs pignons pointus qui marquaient les chambres. Sa porte, décentrée, était suivie de quatre fenêtres derrière lesquelles, en temps normal, il faisait bon vivre. Un peu moins à présent, toutefois, où se nourrir posait un problème de plus en plus ardu. À l’écart, il y avait quelques dépendances : l’écurie, la bergerie, la grange, la laiterie, le four et l’appentis où s’entassait la réserve de bois pour l’hiver. Malheureusement, dans tout cela, il ne restait plus grand-chose. Les Anglais – les combats aussi, il faut bien le dire ! – ayant ravagé la rive droite comme la rive gauche du Saint-Laurent, il ne restait, pour alimenter soldats et civils, défenseurs et défendus, que l’arrière-pays immédiat de Québec, le plateau qui, depuis le promontoire que couronnait la Haute-Ville, s’élargissait vers l’intérieur entre le Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles. Malheureusement, la mère patrie, la lointaine France où régnait Louis XV, ne semblait pas entendre les appels au secours de sa fille des neiges. Aux prises avec la paix boiteuse et équivoque, instaurée à la fin de la guerre de Sept Ans, le Roi et ses ministres se souciaient peu de ce que M. de Voltaire appelait dédaigneusement « quelques arpents de neige »…

Bougainville en savait quelque chose ! L’automne précédent, le marquis de Montcalm, général commandant en chef les troupes de la Nouvelle-France, et dont il était l’aide de camp, l’avait envoyé à Versailles afin de plaider la cause de la colonie attaquée à la fois par les Anglais et les colons américains aux ordres d’un certain colonel Washington. En dépit des intelligences qu’il conservait à la Cour et singulièrement auprès de la favorite, Bougainville n’obtint rien sinon, pour lui-même, le grade de colonel et la croix de Saint-Louis, ainsi que de flatteuses distinctions pour Montcalm et ses adjoints le chevalier de Lévis et le capitaine de Bourlamaque. Pis encore : alors qu’il exposait avec chaleur la situation tragique du Canada au ministre de la Marine, un certain Berryer, ancien lieutenant de police, celui-ci, furieux d’être dérangé, lui lança :

— Monsieur, quand la maison brûle on ne songe pas aux écuries…

C’était trop pour le messager chargé de tant d’angoisses. Froidement méprisant, il riposta :

— Au moins, monsieur, on ne pourra pas dire que vous parlez comme un cheval…

Et, là-dessus, sortit sans saluer… Il fallait bien profiter d’une manière ou d’une autre de la protection de Mme de Pompadour !

Naturellement, Guillaume ignorait tout des faits et gestes de ces hauts personnages. Il ne savait qu’une chose : il y avait de moins en moins à manger à la maison en dépit des trésors d’ingéniosité dépensés par sa mère. Depuis belle lurette, le vorace intendant Bigot et le gouverneur, l’indolent marquis de Vaudreuil – un enfant du pays pourtant ! –, réquisitionnaient tout ce qui bougeait à la surface de la terre : le bétail et les épis de blé. Seul le gros cheval du docteur leur avait échappé jusqu’à présent. Mais pour combien de temps ? L’animal était d’ailleurs de moins en moins dodu…

Lentement, le jeune garçon monta le chemin herbu qui rejoignait la maison bâtie sur une petite éminence. Deux grands sapins dans lesquels il adorait grimper en marquaient le début. D’ordinaire, il ne manquait jamais d’en caresser une branche mais cette fois il passa outre. Le poids qu’il avait dans la poitrine semblait se faire plus lourd d’instant en instant. Il ralentit même le pas, respira à fond trois ou quatre fois pour essayer de se retrouver lui-même. Il fallait à tout prix qu’il dissimule son chagrin au tendre regard de sa mère : elle avait déjà bien assez de soucis sans qu’il l’encombrât des siens.

Si jeune qu’il soit, Guillaume savait, sans d’ailleurs qu’elle lui en ait jamais rien dit, que la vie de Mathilde était difficile. Pas vraiment malheureuse mais… difficile : c’était bien là le mot qui convenait…

Entre elle et son époux existait une différence d’âge de vingt-sept ans. Pourtant jamais la pensée de leur fils ne s’y était arrêtée. À cinquante-cinq ans, son père était sans doute un homme presque trop mûr mais il n’y paraissait guère. Robuste comme un chêne, Guillaume l’Aîné ne montrait pas le moindre fil blanc ou même seulement gris dans son épaisse chevelure brune qui se contentait de refluer un peu vers l’occiput, agrandissant le front à la manière délicate d’une marée abandonnant lentement la grève.

Lorsqu’il se tenait auprès de sa femme, le couple qu’ils formaient ne paraissait pas disparate et moins encore choquant. Mathilde possédait cette beauté grave qui fait paraître une jeune fille plus âgée qu’elle ne l’est mais qui demeure étale et résiste d’autant mieux au temps. C’était l’une de ces grandes Normandes blondes, de ce blond chaud du blé bon à moissonner qui accompagne si bien le bleu tendre d’un œil et la fraîcheur rose d’une peau jeune. Cependant, l’enfant, avec sa sensibilité de petit animal de plein vent, sentit très vite qu’entre ces deux êtres il manquait quelque chose, sans parvenir vraiment à le définir. Il n’était, après tout, qu’un petit garçon…

Mathilde vouait à son époux un respect attentif, un dévouement certain, et sans doute une manière d’affection, mais peut-être plus filiale que conjugale. Son regard ne s’illuminait jamais à son approche comme à celle de son fils. Dans la maison du médecin, elle était une présence diligente, efficace et soigneuse mais discrète, pour ne pas dire silencieuse. Elle ne riait jamais, souriait rarement. Pourtant Guillaume était certain que son cœur débordait d’amour pour lui. Un amour qu’il lui rendait bien.

Le sentiment qu’il éprouvait pour son père était d’une autre essence et ressemblait un peu à celui qu’il vouait à Dieu : il le vénérait, l’admirait, et en avait une peur bleue. Non que le docteur se montrât violent, brutal ou simplement menaçant, mais il avait une façon de regarder son fils, lorsque celui-ci avait quelque chose à se reprocher, qui donnait à l’enfant le désir éperdu de se trouver changé en musaraigne pour disparaître dans quelque trou… En outre, il revêtait la majesté d’un grand prêtre lorsqu’à la table familiale il prononçait les grâces avant chaque repas. Et, surtout, ses yeux s’emplissaient parfois d’une tristesse infinie s’ils venaient à se poser sur Mathilde occupée à quelque ouvrage. En grandissant, Guillaume en vint à se demander si son père n’éprouvait pas pour sa mère plus d’amour qu’elle ne lui en portait…

Cependant, chacun gardant pour soi ses sentiments, la famille eût vécu dans une certaine harmonie s’il n’y avait pas eu Richard, le fils aîné…

Celui-là provenait du premier mariage contracté par le docteur Tremaine en 1739 avec Madeleine Duhaut, fille unique d’un menuisier de la Basse-Ville. Richard n’avait que cinq ans lorsque sa mère mourut, emportée par la variole, et c’est un peu pour lui que Guillaume l’aîné se chercha une autre épouse. Malheureusement il la chercha en France, dans le Cotentin qui était son pays d’origine, et Richard, déjà attaché à la voisine qui s’occupait de lui, n’accepta jamais celle qui demeura pour lui une intruse.

En dépit de la bonne volonté de Mathilde, des soins qu’elle s’efforça de prodiguer à ce garçon hargneux et méprisant, les choses allèrent en empirant à mesure qu’il grandissait. À présent qu’il était presque un homme, sa haine pour sa belle-mère devenait quasi palpable, tout comme son animosité envers son jeune frère, ce qui n’allait pas sans inquiéter Mathilde et creuser bien souvent un pli soucieux entre les sourcils de son époux.

À dix-huit ans, Richard était un garçon lourdement charpenté, comme son père, mais moins puissant quoique aussi épais. Les muscles qui bosselaient les vestes de Guillaume l’aîné n’étaient chez lui que grasse mollesse car il était loin de mener une existence aussi active.

Peu attiré par la vie sauvage des bois, corollaire habituel du trafic commercial, moins encore par les métiers de la mer et pas du tout par la médecine à laquelle d’ailleurs son égoïsme le rendait tout à fait impropre, il avait obtenu, à sa sortie du collège des Jésuites, d’entrer comme clerc chez le notaire royal de Québec et se passionnait pour la paperasse, les méandres de la chicane et les perspectives financières qu’il comptait bien voir s’ouvrir un jour devant lui, même si, à son poste d’apprenti, il ne gagnait pas encore des fortunes. Mais il appartenait au monde de la Haute-Ville et soignait sa mise pour mieux le faire sentir, portant ordinairement un habit brun à boutons d’argent, un long gilet discrètement brodé, une chemise sur la blancheur de laquelle il se montrait intraitable et une perruque à queue courte qui avait parfois bien du mal à tenir en équilibre sur le chaume rebelle de ses cheveux.

Il ne déplora l’arrivée des Anglais que pour une seule raison : Fromentine, la dévouée servante de la famille, descendue au port se procurer quelques victuailles, fut l’une des premières victimes de la mitraille britannique ; encore son chagrin fut-il uniquement intéressé : c’était elle qui veillait à son linge, ses habits et ses souliers… Ayant eu le tort de laisser voir le fond de sa pensée, il déchaîna contre lui l’une des rares colères d’un père qui, conscient de l’avoir blessé en épousant Mathilde, s’efforçait généralement de le ménager. Ce jour-là, le docteur Tremaine songea sérieusement à jeter hors de chez lui ce garçon au cœur dur. Ce fut Mathilde qui l’en empêcha et qui ramena la paix ; elle aurait désormais à se charger de tout le linge de la maison et n’entendait pas faire de discriminations : elle veillerait à celui de Richard comme à celui de son époux, de son fils et même celui d’Adam Tavernier puisque l’on était désormais installés aux Treize Vents. Bien loin de remercier sa belle-mère, le fils aîné considéra qu’elle n’accomplissait que son devoir… et l’en détesta un peu plus.

Pour sa part, le petit Guillaume s’efforçait de se tenir à l’écart de ce demi-frère dont il savait depuis longtemps qu’il n’avait à en attendre que rebuffades et mauvais procédés. Cependant, et pour ne pas aggraver une tension devenue permanente, il s’obligeait envers Richard à une exacte politesse – la tâche n’était pas toujours facile mais ses parents, l’un comme l’autre, n’eussent pas admis qu’il se montrât insolent envers son aîné –, ce qui ne l’empêchait d’attendre en secret sa revanche. Quand ses poings seraient devenus assez gros pour entrer joyeusement en contact avec la personne qu’il détestait le plus au monde, juste avant le frère Gratien qui, au collège, lui distribuait toujours plus de « cinglements » qu’il n’en avait mérité.

Avant d’entrer dans la maison, Guillaume prit soin de racler ses semelles au grattoir disposé près du petit porche ; il savait à quel point Mathilde tenait à la propreté de son intérieur, même lorsqu’il s’agissait de celui, plutôt rustique, de la vieille ferme.

Alors que l’habitation de la rue Saint-Louis présentait quelques-unes des élégances d’une demeure bourgeoise européenne – salon, salle à manger, cuisine séparée, parquets cirés, lustres à cristaux et sièges tendus de tissus –, celle de Sillery se contentait, au rez-de-chaussée, d’une grande salle commune flanquée d’une soupente. Un vaste foyer de pierres noires marquait le centre névralgique d’une pièce dont les murs étaient revêtus d’un crépi blanc et dont le plancher d’épaisses lattes de bois franc devait bénéficier de soins incessants pour conserver un aspect convenable, car il absorbait la cire à la vitesse d’une éponge posée sur une flaque d’eau et n’en restituait que fort peu. Konoka, chargé pendant l’hiver de la corvée d’entretien, s’en arrangeait en étendant à terre quelques nattes indiennes qui, d’ailleurs, finirent par rester en place pendant l’été, Mathilde ayant trouvé qu’elles faisaient bon effet. Elle ajouta même, aux fenêtres, des rideaux de couleurs assorties. Quant au plafond, que l’on appelait le « plancher du haut », il reposait sur de fortes poutres et, dans un coin, adossé à un mur, un escalier sans rampe se perdait dans les hauteurs de la maison.

Le mobilier était simple mais de bonne facture. L’oncle Richard l’avait commandé à l’un de ces compagnons itinérants qui, formés à l’école de Saint-Joachim du cap Tourmente puis du petit séminaire où enseignaient les maîtres, prenaient leur bâton de pèlerin et s’en allaient par le pays afin d’y poursuivre la tradition de « la belle ouvrage ». Ils adoptèrent un style approchant le Louis XIII, caractérisé par de grandes surfaces, de rares motifs en losange. Il y avait ainsi aux Treize Vents deux majestueux fauteuils, placés de part et d’autre de l’âtre, dont Mme Tremaine adoucissait la raideur au moyen de coussins rouges. Les hommes y prenaient place : en l’occurrence le docteur et Adam Tavernier, ce qui ne faisait qu’entretenir une colère latente dans le cœur du fils aîné, obligé de se contenter, comme Mathilde ou Guillaume, d’un banc, d’une chaise ou d’un tabouret.

Avant même de pousser la porte, Guillaume sut qu’il trouverait sa mère à son rouet : à chaque tour de roue, l’instrument émettait un couinement caractéristique. Mathilde s’occupait en effet à filer la laine d’une grosse quenouille retenue par un ruban bleu, assorti à la couleur de sa robe garnie de minces bandes de velours noir. Un bonnet à bavolet de dentelle encadrait son beau visage grave, l'éclairant d’une lumière douce que renvoyait le fichu de mousseline drapé autour de ses épaules.

Comme tous les petits garçons, Guillaume estimait que sa mère était la plus belle dame qui soit au monde, tout comme Marie-Douce était la plus ravissante des petites filles. Il l’admirait d’autant plus qu’il lui trouvait une ressemblance avec la sublime image de sainte Anne, telle qu’on pouvait la voir dans l’église de Beaupré, et dont la reproduction ornait le manteau de la cheminée entre deux bougeoirs de cuivre. En réponse au sourire tendre qu’elle lui offrit, il courut se jeter dans ses bras, avide de sa tendresse et de sa chaleur. Il la serra même si fort qu’elle eut un petit rire et le détacha d’elle avec douceur.

— Eh bien, mon Guillaume ? Est-ce que tu cherches à m’étouffer ? Où es-tu allé pendant tout ce temps ?…

Il eut un geste vague :

— Par là… Je suis resté à regarder notre fleuve… et aussi les oiseaux…

— Et où sont donc les murons2 que tu promettais de rapporter pour que je puisse essayer de vous faire un peu de dessert ? Est-ce que tu les aurais oubliées ?

Le gamin devint écarlate mais ne songea pas un instant à se chercher une excuse qui eût été un mensonge : naturellement franc il ne mentait jamais, quelles qu’en puissent être les conséquences.

— J’ai oublié, fit-il en écho. Et même je ne sais plus du tout où j’ai laissé le panier…

Comme tout à l’heure l’officier, Mathilde considéra l’étroit visage de son fils, ses yeux qui montraient encore la trace des larmes. De sa fenêtre, attirée par les cris de Marie-Douce, elle avait assisté sans être vue au départ tumultueux de Mme Vergor et se doutait que le petit aurait du chagrin. Il y avait, au fond de son cœur, un coin caché qui pouvait faire écho à une peine d’amour. Elle passa une main apaisante sur la joue du petit.

— C’est sans importance, mon Guillaume. Nous mangerons la sagamite sans rien d’autre, voilà tout !

— Encore ! fit l’enfant en jetant un regard plein de rancune à la marmite qui bouillait doucement dans la cheminée. Celle-ci contenait cette espèce de bouillie de maïs écrasé et mélangé d’eau à laquelle on ajoutait quelques émincés de viande de caribou fumée ou de morue séchée, suivant ce qu’il restait dans la réserve. Ce soir apparemment – le nez sensible et dégoûté du gamin le renseignait sans peine – ce serait de la morue… Ce plat indien dont raffolaient les Iroquois paraissait trop souvent, à son gré, sur la table familiale. Une table où l’on mangeait de si bonnes choses avant l’arrivée de ces maudits Anglais !

— Estimons-nous heureux d’avoir de quoi nous nourrir, dit Mathilde avec un rien de sévérité. Ce n’est pas le cas de tout le monde en ce moment, et la sagamite…

— Pas de sagamite ce soir, madame Mathilde ! clama, du seuil, une voix joyeuse et forte. Vous pouvez mettre de côté le contenu de votre marmite. Regardez ce que j’apporte !

Semblable à quelque divinité sylvestre avec sa chemise de bure verte, sa culotte et ses bas de laine grise, sa barbe de prophète et la casquette de raton qui ne le quittait jamais, été comme hiver, Adam Tavernier érigeait dans l’encadrement de la porte une silhouette qui la rétrécissait singulièrement. D’une main, il brandissait son mousquet et, de l’autre, une paire d’oies sauvages tuées bien proprement qu’il vint mettre sous le nez de la jeune femme.

— J’vais vous les plumer et les vider, déclara-t-il. Vous n’aurez plus qu’à les faire rôtir. Une chance que la migration soit en avance cette année !…

— Nous n’allons certainement pas manger les deux ce soir ! Nous allons garder celle-ci pour la faire en ragoût… et je me demande même si nous ne devrions pas partager un peu ?… en porter une à…

— À personne ! En réalité j’en ai tué quatre mais j’en ai laissé deux à sœur Marie-Joseph, à l’Hôpital général. Les réserves de ces pauvres femmes baissent vite depuis qu’elles ont accueilli les Ursulines de l’Hôtel-Dieu bombardé. Alors tenez-vous l’âme en repos ! Mais je ne dirais pas non à un coup de cidre ! J’ai le gosier aussi sec qu’une râpe à tabac…

Il eut satisfaction sur-le-champ. Le cidre fait à la ferme, on n’en manquait pas encore, grâce à Dieu ! Le gouverneur et l’intendant préféraient de beaucoup les vins fins venus de France ou d’Espagne.

Tout en aidant Tavernier à débarrasser les oies de leurs plumes et duvet que l’on triait soigneusement, Guillaume raconta la visite de M. de Bougainville et comment le passage inattendu d’un insolent bateau anglais l’avait poussé à regagner son poste à vive allure.

Adam l’écouta sans rien dire, mais l’énergie croissante qu’il déployait en plumant les volatiles disait assez que ce calme n’était qu’apparence.

— J’aime pas ça ! maugréa-t-il enfin. Pas du tout, même ! Z’ont pas encore fini de nous tanner, ces cochons d’habits rouges ! Pouvez m’en croire ! Nous préparent un de leurs tours !

— Est-ce que ce ne serait pas plutôt une sorte de défi, une fanfaronnade inspirée par le dépit ? hasarda Mathilde. Il est tout de même certain que le général Wolfe a retiré ses troupes de Beauport et même de l’île d’Orléans pour les rassembler sur la pointe de Levis… et aussi que la saison avance !

— Ouais ! Peut-être bien que vous avez raison mais j’aime toujours pas ça… Et dis-moi, garçon, le Vergor, est-ce qu’il a fait quelque chose ?

— Je crois qu’il a été très surpris, dit Guillaume en entassant ses duvets dans un sac de toile. Il a ordonné que l’on referme la porte et que l’on monte aux défenses…

— L’a fait tirer un coup de canon ? Au moins un seul ?

— N… on. De toute façon c’était trop tard…

— … et, le bateau, l’avait même pas vu ?… Ne voit jamais rien, c’mauvais gars ! Seulement ce qui l’arrange ! Me demande s’il nous prépare pas quelque chose assis à notre porte comme le voilà.

— Que voulez-vous qu’il prépare, Adam ? fit doucement Mathilde. J’ai souvent pensé qu’il est surtout un imbécile et un maladroit…

Tavernier assena un coup de poing à la pierre de l’âtre sans d’ailleurs en éprouver le moindre mal.

— Un criminel ! Un assassin !… Voilà c’qu’il est et personne me fera changer d’avis…

Personne n’y songeait. Tandis que Mathilde embrochait l’oie, le silence s’installa dans la salle, troublé seulement par le crépitement d’une brassée de menues branches de sapin que l’on venait de jeter au feu, et par le tic-tac serein de la grande horloge à balancier qui veillait entre deux fenêtres. Guillaume lui-même se tint coi. Ce n’était vraiment pas le moment d’évoquer le départ des dames Vergor ! Rien que ce nom de Vergor mettait Adam Tavernier en transe et personne ne pouvait le lui reprocher : sa haine était de celles qui ne s’éteignent jamais.

Le fermier, en effet, venait d’Acadie ; un pays dont l’évocation, après quatre années, faisait encore couler des frissons d’horreur le long des échines canadiennes. C’est en 1755 que les Anglais et les Américains, las de l’insuccès de leurs armes dans l’ouest et le sud de la Nouvelle-France, décidèrent de balayer, à titre de compensation, les paisibles cultivateurs acadiens qui ne songeaient qu’à faire fructifier les terres avancées de l’est et n’y réussissaient que trop bien. Au mois de juin, 2 000 miliciens et soldats réguliers d’Angleterre, de Nouvelle-Écosse et du Massachusetts aux ordres du colonel Monckton s’emparaient sans la moindre difficulté du fort Beauséjour qui commandait en quelque sorte l’entrée du pays. L’homme qui le rendit sans combattre se nommait Louis Vergor du Chambon.

Ce qui suivit fut affreux : peu de semaines après, quelque 6 500 habitants de Beauséjour, de Grand-Pré, d’Annapolis et de Piziquid furent arrachés à leurs maisons, à leurs terres, parqués comme des bestiaux sur les plages, surtout celle de Grand-Pré, sans qu’on leur permît d’emporter autre chose qu’un paquet de hardes. Par centaines, on les entassa sur d’infects navires qui avaient déjà servi au trafic des esclaves, et on les conduisit dans les colonies américaines de l’Angleterre où les habitants les reçurent à coups de pierres et les pourchassèrent.

Ceux qui tentaient de résister étaient abattus. Ce fut le cas d’Adam Tavernier. Laissé pour mort – il n’en était pas si loin d’ailleurs ! –, il dut voir sa femme et sa fille embarquées de force sur l’un des abominables rafiots qui, trop chargé, se laissa déporter par un coup de vent sur le premier écueil venu, s’y brisa et coula sans que les envahisseurs, massés sur le rivage, eussent seulement levé le petit doigt pour porter secours aux naufragés.

La nuit venue, Adam, à demi fou de désespoir, réussit en rassemblant le peu de forces qui lui restaient à voler une barque et à prendre le large. Sans trop savoir où il allait et seulement soutenu par une idée fixe ; s’éloigner le plus possible de la terre dont la férocité des Anglais venait de faire un lieu maudit… Au bout de deux jours, il perdit connaissance et se laissa aller au fond du bateau qu’il ne pouvait plus empêcher de dériver à la merci des récifs ou des baleines. Au moins, il ne souffrait plus…

Lorsqu’il reprit conscience, il se trouvait dans une hutte indienne copieusement enfumée. Un homme lui prodiguait des soins. Cet homme, c’était Konoka : l’ange gardien d’Adam l’avait fait échouer dans une tribu abénaki.

Il y reçut la plus généreuse hospitalité. L’hiver était là, se refermant comme un poing sur les hommes et les animaux. S’il était plus rude à supporter dans un village indien que dans une maison, du moins le rescapé trouva-t-il dans le wigwam de Konoka chaleur et nourriture qui lui permirent de récupérer une grande partie de sa vigueur passée, et d’apprendre à mieux connaître les hommes rouges : leur philosophie l’aida à endurer les premiers mois de tourments. Il apprit d’eux qu’un « guerrier », même s’il se croit seul à jamais sur la terre, se doit de rester debout et de marcher fermement vers un autre destin, quel qu’il soit…

Lorsque la neige s’évanouit devant l’assaut du printemps, Adam annonça son départ. Ayant bien réfléchi, il prit finalement une décision : rejoindre ses frères de race afin de voir quelle aide il pourrait leur apporter. Parmi eux, il gardait un ami, le seul sans doute qu’il soit certain de conserver encore : le docteur Tremaine qu’il connaissait depuis des années pour l’avoir reçu à plusieurs reprises dans sa maison de Beauséjour au cours de ses voyages. Il allait le retrouver à Québec, sûr que celui-là ne le trahirait jamais.

Il se prépara donc à partir et c’est alors que Konoka prit la décision de l’accompagner : une sorte d’attachement silencieux l’unissait à Tavernier. En outre, il craignait sans le dire que les forces de son protégé ne fussent pas encore suffisantes pour qu’il puisse accomplir seul un voyage à pied plutôt long, face aux dangers suscités par les hasards des chemins et les autres tribus indiennes. Surtout les Iroquois.

Tout se passa au mieux. Guillaume Tremaine accueillit Adam Tavernier comme un frère malheureux. Il lui confia spontanément les Treize Vents dont le métayer, un jeune homme, désirait partir se marier et s’installer à Trois-Rivières. Alors Konoka déclara que, si l’on voulait bien de lui, il était prêt à assister son frère blanc.

Malheureusement, Adam apprit bientôt la proximité de la famille Vergor. Il y eut un moment difficile. De tous ses maux et de toutes ses souffrances, Adam tenait l’inepte Vergor pour responsable. Aussi, avant de l’installer définitivement aux Treize Vents, Tremaine s’attacha-t-il à obtenir de son hôte la promesse de ne rien tenter contre le capitaine. C’eût été mettre en péril non seulement lui-même mais aussi la maison et peut-être la famille…

En effet, l’ancien commandant du fort Beauséjour jouissait de l’entière protection de l’intendant Bigot. On avançait même qu’au temps où il sévissait en Acadie, il avait reçu de Bigot cet encourageant billet : « Profitez, mon cher Vergor, de votre place ; taillez, rognez, vous avez tout pouvoir afin que vous puissiez me venir joindre en France et acheter un bien à portée de moi ! » Or, qui disait Bigot, disait Vaudreuil, et l’inimitié du gouverneur pouvait être redoutable.

Adam promit, par loyalisme envers celui qui l’accueillait et lui rendait un semblant de famille mais, pour être recuite, sa haine n’en demeura pas moins vivante. Dans son cœur, le capitaine la partageait avec Bigot, bien entendu, mais aussi avec un certain M. de Voltaire, bel esprit adulé des salons à ce que l’on disait et qui, apprenant en 1756 le tremblement de terre où venait de s’abîmer Lisbonne, aurait osé écrire : « Je voudrais que le tremblement de terre eût englouti cette misérable Acadie au lieu de Lisbonne… » Celui-là, Adam se réservait, si l’occasion se présentait pour lui d’aller en France, de l’amener à une plus juste compréhension de l’humanité souffrante. Fût-ce à la force des poings s’il le fallait… En attendant, il y avait mieux à faire…

Lorsque le docteur Tremaine rentra au logis, l’oie était presque cuite et embaumait toute la maison. Autour du feu, Mathilde, Petit-Guillaume, Adam et Konoka suivaient avec ravissement le mouvement lent de la broche qui offrait à la flamme une peau passant doucement du blond soutenu à la teinte appétissante d’un caramel profond. Comme s’ils n’avaient jamais rien vu de semblable…

En entendant la porte s’ouvrir, Mathilde se hâta au-devant de son mari afin de le débarrasser de son sac, de son chapeau et de son habit. La vue des siens réunis autour d’un futur bon repas arracha un sourire à cet homme fatigué, sans effacer tout à fait le pli d’inquiétude qui se creusait entre ses sourcils. Adam aussi vint à sa rencontre en lui tendant un verre de cidre. Il l’accepta, mais son regard sombre ne s’en trouva pas éclairé pour autant. Après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge, Mathilde sentit que quelque chose n’allait pas :

— Je suis un peu en peine de Richard, dit-elle. Il n’est pas encore rentré et cependant il se fait tard…

— Nous ne l’attendrons pas, ma mie. Richard ne rentrera pas cette nuit…

— Mais…

— Il n’y a pas de mais ! Je l’ai rencontré et il m’a dit avoir le grand honneur d’être prié à souper, avec Me Huguet cela va de soi, chez M. l’intendant général et…

Les circonlocutions et autres détours de la diplomatie n’étaient pas le fait d’Adam Tavernier. Alors que Mathilde osait à peine montrer de la surprise, il gronda :

— Il va chez Bigot ? Drôle de nouvelle ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Tu supportes ça ?

Presque instantanément il corrigea :

— Ce ne sont pas mes affaires et je te demande excuses !

— Ce n’est rien ! soupira le médecin dont le regard se détourna.

Mais l’Acadien avait eu le temps de remarquer la douleur, l’inquiétude et même la honte vague qui ternissaient son éclat habituel. Les excuses qu’il proféra n’avaient pas d’autre cause. Plus tard, néanmoins, alors que tous étaient réunis autour de la table et regardaient le père découper soigneusement le rôti, il ne put garder le silence.

— Québec est à la veille de mourir de faim, dit-il amèrement. La Basse-Ville n’est plus que ruines et la Haute-Ville elle-même a souffert. Cependant Bigot et sa clique continuent de vivre dans le faste. L’intendant donne encore à souper ? On peut se demander comment il fait… à moins que tout ce qu’il nous a volé au nom des défenseurs ne soit uniquement à son profit. Ton fils est un garçon honnête. Il n’a rien à faire avec un homme qui a volé sans vergogne et le Roi de France et les habitants de ce pays. Tu devrais le lui dire !

Il y eut un silence. Tremaine s’était arrêté de trancher. Sur le manche en corne du couteau, Mathilde et Guillaume virent blanchir les jointures de ses doigts. Les yeux de la jeune femme allèrent chercher ceux de l’Acadien pour le supplier de ne pas aller plus loin. Le père eut un demi-sourire gêné et baissa un nez contrit sur son écuelle, mais tous comprirent qu’au fond l’explosion d’Adam répondait à ses propres sentiments lorsqu’il murmura :

— Richard est un garçon honnête, dis-tu ? Je le croyais jusqu’à ce soir. À présent, j’ose à peine me le demander…

II UNE LANTERNE DANS LA NUIT…

Le lendemain, le temps changea. Le vent aigre de septembre balaya le pays. Des risées venues du nord coururent à la surface du fleuve. Les eaux se creusèrent et prirent une teinte plombée. Cependant, chacun s’en réjouit : si l’hiver s’approchait déjà, les Anglais allaient devoir repartir au plus vite et Québec pourrait respirer.

Comme s’il n’avait attendu que ce signal, le paysage se transforma. En cette seule nuit, les feuilles des arbres commençaient à rejeter leur verdure pour tirer vers un jaune pâle qui épouserait rapidement tous les tons de l’or et de l’ocre ou encore ce corail, ce vermillon et ce pourpre profond dont s’habillaient les érables avant de se dénuder en laissant tomber à leurs pieds, pour y mourir, cette dernière et fabuleuse parure…

Guillaume aimait l’automne et les couleurs somptueuses de sa palette. Habituellement, lui et son ami François passaient des heures perchés dans un arbre à contempler le fabuleux paysage que formaient l’estuaire, les îles, la double ville et les immenses vallonnements qui l’entouraient sous leur parure féerique. C’était pour les deux gamins l’annonce éclatante des plaisirs de l’hiver qui commençaient par la cueillette des champignons après la première pluie, se continuaient par l’abattage du bois de chauffage, où les garçons aimaient accompagner les hommes, en octobre, les parties de boules de neige ou de luge dans les rues en pente, les petits chevaux en pain d’épice de Noël, les histoires que l’on écoutait à la veillée, les visites au port et bien d’autres distinctions que couronnaient, quand revenait le printemps, la récolte du sirop d’érable et les instants grisants que l’on passait ensuite à le regarder cuire, devenir cette sorte de crème liquide d’une belle teinte chaude de châtaigne mûre… Évidemment, il y avait aussi le collège, le frère Gratien et son martinet, mais comme cette peu réjouissante trinité faisait partie des obligations incontournables de l’existence, mieux valait ne pas y attarder sa pensée. Il existait tant de joyeuses compensations !

Cette année, hélas, et à moins d’un miracle, Guillaume savait qu’il assisterait seul au grand spectacle de la nature… La maison de la rue Sous-le-Fort avait été détruite par une bombe et le père Niel, trop heureux de s’en tirer vivant avec les siens et l’argent qu’il gardait dans une cassette, décida le lendemain même d’émigrer chez son frère qui tenait à Montréal un important comptoir de fourrures et de marchandises de traite. L’enfant pensa qu’il allait être bien seul dans les jours à venir. À présent, il aimerait partir pour la grande ville de l’intérieur. Celle-ci commençait à lui apparaitre comme un paradis puisque, non contente d’avoir récupéré François, elle venait de lui prendre sa chère Marie-Douce. Malheureusement, c’était un paradis tout aussi inaccessible que le vrai séjour des Élus : il n’y avait aucune chance que le docteur Tremaine accepte d’abandonner ses malades, dont beaucoup étaient trop pauvres pour pouvoir échapper aux affres de la guerre… Une attitude admirable, sans doute, mais combien désolante !

À peine moins navrante que l’atmosphère de la maison, en dépit des succulences passagères dues aux oies sauvages !

Les Treize Vents devenaient le temple du silence, chacun préférant demeurer enfermé avec ses pensées. Seul Guillaume obtenait, de temps à autre, un sourire, quelques mots, surtout de Konoka d’ailleurs. Conscient des questions que l’enfant pouvait se poser, l’Indien sortait de son impassibilité habituelle pour s’occuper de lui et l’associer aux travaux de la ferme dans les limites de ses forces juvéniles. À d’autres moments, il l’emmenait courir les bois de Sillery pleins de l’odeur puissante des forêts mouillées où leurs mocassins les faisaient glisser comme des ombres sur le tapis d’aiguilles de pin. Ils grimpaient aussi aux arbres et s’efforçaient de deviner les mouvements des Anglais sur la rive d’en face.

En fait, Konoka se trompait : Guillaume ne se posait aucune question. Simplement, il ne comprenait pas pourquoi l’absence de Richard semblait prendre figure de drame. L’aîné se montrait toujours si désagréable, pour ne pas dire odieux ! C’était un vrai soulagement d’être débarrassé de lui et le gamin pensait que sa mère, perpétuellement en butte aux mauvais procédés de son beau-fils, aurait dû au contraire chanter de joie. Tout comme Adam, pour lequel Richard ne montrait que dédain et insolence quand les oreilles du père ne se trouvaient pas à portée, en s’ingéniant à le voiler assez habilement pour ne pas déchaîner une réaction violente toujours à craindre chez un homme de cette trempe. Or, au lieu de cela, on n’entendait guère dans la maison que le ronronnement du rouet, le crépitement du feu, la voix de l’horloge qui comptait les heures, le crissement du plancher et le tintement léger des ustensiles de cuisine lorsque approchait l’heure du repas. C’est pourquoi, en dépit du mauvais temps, mieux valait rester dehors le plus longtemps possible. C’était déjà suffisamment pénible, en rentrant le soir, de constater combien le visage du père était plus sombre et plus creuses les rides de son front et de sa bouche. Quant au nom de l’absent, personne ne prenait la responsabilité de le prononcer. C’en était au point que Guillaume éprouvait une sorte d’allégresse lorsque, de loin en loin, tonnaient les canons de la citadelle. Cela faisait diversion…

À l’étonnement général, Richard reparut au soir du quatrième jour, dixième de septembre. Il entra comme toute la famille était à table. Aussitôt, chacun se figea tandis qu’il ôtait son chapeau, la grande cape noire qui le protégeait de la pluie. On aurait dit qu’un magicien venait de toucher les convives de sa baguette. Même les respirations étaient retenues… Tous devinaient qu’il allait se passer quelque chose.

Un instant, l’arrivant considéra ces visages immobiles sur lesquels les deux chandelles placées au centre de la table faisaient vivre des lumières et des ombres. Aucun regard ne se tourna vers lui. On put alors l’entendre prendre une profonde inspiration puis il se dirigea vers le bout où Guillaume l’aîné présidait.

— Père, dit-il enfin, je crains de vous avoir grandement offensé l’autre soir… J’étais… rempli de joie et d’excitation en face de l’honneur qui m’était fait et je n’ai pas… supporté que vous ne le considériez pas comme tel. Je… je suis venu vous demander… de me pardonner.

Les lourdes paupières du docteur, fripées comme celles d’une tortue, se relevèrent sur un regard de granit.

— Tu y as mis le temps, il me semble ? Fallait-il quatre grands jours pour t’inspirer ce repentir ?

Le jeune homme baissa les yeux.

— C’est justement parce que… j’ai mesuré ma faute. Je n’osais pas revenir…

— Et tout d’un coup, ce soir, le courage t’est venu ?

— Pas tout seul. Me Huguet, qui ignorait tout de notre rencontre et qui s’en trouve à présent fort gêné par l’estime qu’il a de vous, a insisté pour que je rentre. Il pense même que j’ai trop balancé.

— Je le pense aussi. À présent j’aimerais apprendre de toi où tu as passé ces quatre nuits. Pas chez Me Huguet, je pense ?

Une profonde rougeur envahit la figure du garçon qui détourna les yeux :

— Avec votre permission… et par égard envers une dame et un enfant, je voudrais ne répondre à votre question que dans votre particulier.

— Ah !…

À nouveau le silence se fit si pesant que Mathilde ne le put supporter. Elle se leva et, posant son beau regard calme sur cette nouvelle version de l’enfant prodigue :

— Avez-vous soupé, Richard ?

— Non mais…

Après un coup d’œil à son époux, elle alla chercher une écuelle, un couvert et une serviette qu’elle disposa sur la nappe à la place laissée vide à la gauche du père.

— Nous reparlerons de tout cela plus tard, ainsi que tu le demandes, dit celui-ci. Prends place et mange ! Rien de commun sans doute avec le souper de M. l’intendant. Ce ne sont que des gourganes3 cuites, il est vrai, avec ce qui reste des oies abattues par notre ami Adam.

Sans un remerciement pour Mathilde et sans un regard à son jeune frère, Richard enjamba le banc pour s’asseoir entre Guillaume et son père puis se mit à manger en homme qui a faim, lapant avidement le ragoût et arrachant de grands morceaux de son pain de maïs. L’enfant le regardait faire avec un mélange de dégoût et de sévérité. Au bout d’un moment, il n’y tint plus :

— On dirait que tu n’as pas mangé depuis longtemps ? remarqua-t-il.

— Qu’est-ce que tu crois, lança l’autre, hargneux. Ceux de la ville sont encore moins bien partagés que nous…

— Pourtant, chez M. l’intendant…

— Si tu te mêlais de ce qui te regarde, vilain roquet ?

— Les enfants ne parlent pas à table, Petit-Guillaume ! reprocha Mathilde qui ne s’attendait certes pas à la réaction de son fils.

Retrouvant sa révolte de l’autre jour, l’enfant se dressa :

— Je ne veux plus que l’on m’appelle comme ça ! C’est… c’est stupide !…

Pour la première fois depuis bien des jours, son père se mit à rire, ce qui surprit l’enfant qui s’apprêtait à subir les conséquences de son coup d’éclat.

— Et pourquoi cela, s’il te plaît ?

— Parce que, si je suis assez grand pour porter des culottes, il n’y a aucune raison de me traiter comme un bambin…

— Comment veux-tu qu’on t’appelle ? fit Richard avec un méchant sourire. Glill !… Comme cette petite bécasse de Marie Vergor ? Glill ! Je vous demande un peu ? C’est encore plus bête, mais au fond, ça lui va bien…

L’attaque fut immédiate ! Atteint dans sa dignité toute neuve comme dans son amour, Guillaume vit rouge. Fonçant sur son aîné, il arracha sa perruque qu’il jeta au loin et empoigna ses cheveux comme pour le scalper. Mais déjà son père était debout. Il l’enleva à sa victime avec une taloche vigoureuse :

— Cela suffit ! Demande pardon à ton frère et va te coucher !

Demander pardon à ce monstre qui osait traiter Marie-Douce de bécasse et venait de lui faire si mal, à lui ? jamais !… Dressé devant Guillaume l’aîné comme un coq de combat, ses yeux fauves traversés d’éclairs, l’enfant osa affronter son père.

— Jamais je ne demanderai pardon à qui m’insulte. Et il m’a insulté en me traitant de vilain roquet !

Sans attendre la réponse, il tourna les talons, alla prendre près de la cheminée une baguette de coudrier – laquelle servait d’ailleurs assez rarement – et revint la tendre à son père avec un regard si fier que celui-ci en demeura stupéfait. À ce moment s’éleva la voix lente d’Adam Tavernier :

— Noble réponse, garçon ! Digne d’un homme ! Il te reste à en supporter les conséquences… en homme !

Tendu comme une corde d’arc, l’enfant se raidit encore dans l’attente du châtiment mérité en osant défier ainsi son père. Or le châtiment ne vint pas. Durant quelques secondes, Guillaume l’aîné considéra son cadet de telle sorte que l’on pût croire qu’il allait se jeter sur lui. La fureur gonflait ses veines, enflammait ses yeux cependant que ses joues s’empourpraient. Son bras, armé de la baguette, se leva. Mathilde joignit les mains sans réussir à contenir un gémissement… Le bras retomba ; un mouvement où s’attardait la colère renvoya la mince tige vers le foyer ; le docteur tourna le dos et marcha vers la table.

— Va te coucher ! fit-il seulement.

— Il ne vous respectera jamais si vous vous montrez si faible, glapit Richard. Ce gamin c’est de la graine…

— … de Tremaine ! coupa brutalement le père dont la colère se rallumait. Quant à toi, épargne-moi ta jactance ! Nous n’en avons pas fini tous les deux !

Un soupir dégonfla la poitrine de Guillaume qui esquissa un vague salut et, sans même oser aller embrasser sa mère, fila vers l’escalier. Cependant, une fois arrivé en haut, il ne gagna pas sa chambre tout de suite : il s’assit sur la dernière marche pour écouter ce qui allait suivre et qui le concernerait peut-être. Il se trompait. Son père n’était pas l’homme des grandes digressions. Une affaire terminée, il se tournait vers une autre. Il mit provisoirement de côté ses problèmes familiaux et interrogea Richard sur ce qui se passait en ville.

— Dis-moi d’abord qui tu as vu au souper de l’autre soir ? Le gouverneur y était-il ?

— J’ai même eu l’honneur de lui être présenté, répondit Richard sur le mode triomphant. Vous voyez, père, que j’aurais eu grand tort de ne pas y aller et que…

— Réponds seulement à mes questions ! As-tu rencontré aussi le marquis de Montcalm ?

L’interrogé eut un rire déplaisant.

— Bien sûr que non ! Vous savez bien, père, que le général en chef et notre gouverneur, M. de Vaudreuil, ne s’aiment guère. Les relations sont encore plus mauvaises avec M. l’intendant.

— Je vois mal comment il pourrait en aller autrement, fit Adam Tavernier. Montcalm est un honnête homme ; ce n’est pas le cas des deux autres. Et puis, dans une ville assiégée et affamée, la place d’un chef de guerre n’est pas dans une salle de banquet. Je sais que le nôtre ne quitte jamais ses hommes et son second, le chevalier de Lévis, pas davantage…

— C’est tout simplement ridicule ! D’ici à une semaine le siège sera fini : il suffit de regarder ce qui se passe sur la rive sud : depuis hier, le général Wolfe fait rembarquer ses troupes à bord des vaisseaux. Il est en train de faire évacuer le camp de Lévis comme il a déjà vidé ceux de la chute Montmorency et de l’île d’Orléans. Le départ n’est peut-être plus qu’une question d’heures. Wolfe doit attendre le vent…

— Peste ! ironisa le docteur Tremaine. Comme te voilà au fait des événements et de la stratégie ! Si les Anglais songent à partir, pourquoi donc une de leurs goélettes est-elle passée sous notre nez, voilà quatre jours ? Personnellement, je trouve cela bizarre !

— Je ne crois pas que ce soit inquiétant. De toute façon, les vaisseaux de ligne ne sauraient prendre le même chemin et remonter le fleuve. S’ils se préparent à mettre à la voile, ce ne peut être que pour le redescendre et gagner la haute mer. Il est grand temps, d’ailleurs.

— Et pourquoi, s’il te plaît ? Ni Québec ni nous ne sommes à bout. Nous pourrions résister encore longtemps…

— Sans doute ! Cependant, j’ai entendu des bruits en ville.

Les gens causent. Certains pensent que nous n’avons plus guère de raisons de protéger les intérêts d’un roi qui se soucie de nous comme d’une guigne.

— Ça veut dire quoi ? gronda Adam.

— Je répète ce que j’ai entendu. On avance qu’après tout… les Anglais ne sont peut-être pas si mauvais et que…

Au vacarme qu’il entendit, Guillaume devina que l’Acadien venait de se lever brusquement en laissant tomber sa chaise. Il devait être pris d’une grosse colère car sa voix tonna :

— Pas si mauvais ? Et c’est à moi que tu dis cela ? Pardonne-moi, Tremaine ! Mais je crois qu’il vaut mieux que j’aille faire un tour. Il y a des mots qui me font étouffer…

La porte claqua presque aussitôt. Sur son escalier, Guillaume pensa avec une intime satisfaction que l’heure du règlement de comptes entre son père et son frère venait peut-être de sonner mais il était écrit qu’il n’y assisterait pas : sa mère, qu’il n’avait pas entendue monter, apparut devant lui.

— Que fais-tu là ? fit-elle avec sévérité. Tu devrais déjà être au lit.

— Je sais mais…

— Pas de mais ! Je n’aime pas que mon petit garçon se conduise comme un vilain espion. Allons ! Que l’on se dépêche !

L’enfant obéit, sans pouvoir s’empêcher de soupirer :

— Juste au moment où ça devenait intéressant !

— Oh ! souffla Mathilde, scandalisée. Est-ce que, par hasard, tu espérais entendre gourmander ton frère ?

— Oui, admit Guillaume avec sérénité. Je le déteste ! (Puis, se haussant sur la pointe des pieds, il baisa la joue de sa mère :) Bonsoir, Maman, je vous souhaite la bonne nuit !

D’un geste vif mais plein de tendresse, Mme Tremaine attira son fils contre elle et posa ses lèvres sur son front. Elle ne se sentait pas le courage de lui reprocher une antipathie qu’elle partageait. Il était déjà suffisant d’avoir à la dissimuler à son époux qu’elle avait déçu en lui refusant son cœur et qui tirait de sa déception le besoin de se faire pardonner un peu trop souvent par son fils aîné. Mathilde acceptait mal qu’il n’imposât pas sa volonté à Richard avec plus de fermeté.

Celui-ci, d’ailleurs, n’avait pas grand-chose à craindre de la colère de son père, refroidie à présent parce que son retour l’avait rassuré. Aussi la jeune femme s’était-elle retirée pour que le docteur ne se sentît pas contraint à une rigueur qu’il ne souhaitait guère exercer. Seuls, à présent, les deux hommes trouveraient une entente facile : Richard savait parfaitement ce qu’il faisait en demandant d’être entendu par les seules oreilles paternelles.

Trop fière cependant pour écouter ce qui se disait en bas, Mathilde gagna la chambre conjugale qui, pour quelques instants tout au moins, serait la sienne sans partage.

Seul le feu qu’elle y avait allumé en fin de journée pour combattre l’humidité l’éclairait. Dans sa hâte de monter, la jeune femme avait oublié de prendre une chandelle mais c’était sans importance : tisonnées, les braises lancèrent vite leurs langues claires sur les bûches de pin qu’elle ajouta et qui emplirent la pièce de leur senteur.

Si elle l’avait occupée seule, Mathilde eût aimé cette chambre claire sur les murs blancs de laquelle ressortaient si bien la grande armoire peinte en deux tons de vert patiné, le grand lit de noyer tendre soigneusement ciré réchauffé d’un gros édredon rouge vif et sanctifié par une simple croix de bois accrochée au-dessus, les étroits tapis à fleurs naïves qui l’encadraient, les deux fauteuils aux jambes grêles où l’on posait les vêtements et, près de la cheminée, le berceau de bois devenu inutile depuis que Petit-Guillaume n’y dormait plus. Depuis neuf ans, aucun enfant n’y avait été déposé. Mathilde eût préféré le mettre au grenier mais son époux voulait qu’il reste là, même en sachant bien qu’il n’existait plus d’espoir de maternité. C’était pour lui, en quelque sorte, le symbole de sa puissance virile et le rappel constant des fils qu’il avait su donner à la terre canadienne. C’était le premier objet qui tombait sous son regard lorsqu’il se levait.

Il y tenait… Une image sainte encadrée, un chandelier de cuivre et un petit soufflet reposaient sur le manteau de la cheminée.

En dépit de sa simplicité, c’était une jolie chambre, plus belle sans doute que celle où Mathilde vivait dans la maison de son père, le saunier de Saint-Vaast-la-Hougue, devenue celle de son frère. Lorsqu’elle y était entrée pour la première fois, la jeune épouse de Guillaume Tremaine espérait y connaitre, sinon le bonheur, du moins une heureuse paix, ce qui à ses yeux revenait presque au même. Hélas, le temps d’une nuit de noces et l’espoir agonisait car cette nuit-là fut un vrai cauchemar.

Alors que l’on pouvait s’attendre, chez un médecin, chez un homme tellement plus âgé et par là même plus expérimenté, à une douceur attentive, à une lente découverte des réalités physiques de l’amour, Mathilde se vit soudain la proie d’une sorte de monstre en lequel il était difficile de reconnaître l’homme grave et un peu triste qu’elle était venue épouser. D’abord, il avait bu trop de cidre. En outre, une trop longue continence n’est jamais bonne pour un homme et Tremaine, après avoir manqué d’étrangler sa jeune épouse en arrachant le lien qui coulissait la chemise, se comporta, en face de la beauté lumineuse ainsi révélée, comme le plus primitif des mâles : un ours n’eût pas fait mieux ! Déflorée avec une rare brutalité, la malheureuse dut subir, à trois autres reprises, un assaut tout aussi douloureux. Son bourreau, occupé à la dévorer toute crue, ne se rendit même pas compte des larmes qui inondaient son visage et trouvait au contraire une sorte de stimulant à la résistance qu’elle tentait de lui opposer. Ce fut seulement lorsqu’il l’abandonna pour se mettre à ronfler, largement étalé sur le dos, qu’elle eut l’impression de remonter un peu des profondeurs de l’enfer.

Le lendemain, il était repentant, offrit des excuses, promit de se comporter d’autre manière… Promesses d’ivrogne au retour du cabaret ! Dès qu’il se glissait près de sa femme dans le lit commun, respirait l’odeur tiède de ce jeune corps, touchait cette peau douce comme un velours, la folie le reprenait. Il lui fallait étreindre, presser, enfoncer, mordre, se repaître jusqu’à l’épuisement d’une chair qu’il n’avait jamais osé espérer aussi savoureuse. Jusqu’à cette nuit où Mathilde s’évanouit et où il crut qu’il l’avait tuée…

Elle l’en menaça d’ailleurs avec une détermination froide qui blessa le trop volcanique amoureux. La chance voulut qu’à cet instant il lui fût possible de se déclarer enceinte.

— Si vous voulez que j’aime l’enfant que je porte, déclara-t-elle, faites en sorte que je n’aie pas à haïr son père.

— Cela vient du trop grand amour que vous m’inspirez, Mathilde, et vous le savez bien.

— C’est une explication, non une excuse. Et je ne vous ai jamais caché que je ne vous aimais pas… comme vous le souhaitez tout au moins.

Elle regretta par la suite sa trop grande franchise car il en fut malheureux plus qu’elle ne l’aurait cru. Pendant des semaines, il coucha dans la grange ou bien, lorsque l’on s’installa rue Saint-Louis, dans la pièce où attendaient ses malades. Sans plus faire de tentative tant que dura la grossesse et bourrelé de remords lorsqu’il entendit Mathilde crier dans les douleurs de l’enfantement bien que l’accouchement fût des plus normaux. Tout juste cinq heures : un minimum pour une primipare.

De ce jour, la vie intime du couple ne fut plus que de façade. On refit chambre commune, cependant, mais le docteur savait que sa femme, sensibilisée à l’excès, ne voulait plus entendre parler d’une nouvelle conception. Il s’abstint donc de toute tentative mais en souffrit car il l’aimait ardemment. Elle en eut conscience et s’appliqua toujours à se montrer une épouse attentive et prévenante. Cependant, si elle finit par porter à son époux une certaine affection, elle ne put se résoudre à l’accueillir de nouveau. Et il respecta sa décision.

En regagnant sa chambre, ce soir-là, elle savait donc n’avoir rien à redouter. Cependant, par habitude, elle conservait une vague inquiétude, craignant toujours que ne se réveillât le vieux démon ; elle eût donné beaucoup pour une chambre à elle seule mais leurs demeures n’étaient pas assez vastes pour cela et ils n’étaient pas d’assez grandes gens pour se permettre ce luxe… Le plus difficile, tout au long des dix années écoulées et même encore à présent, était de vivre avec, bien cachée au fond de son cœur, la déchirure causée par son départ pour la Nouvelle-France, lorsqu’il lui avait fallu admettre qu’elle n’épouserait jamais Albin, le garçon qu’elle aimait depuis toujours…

Il était tard lorsque Guillaume l’aîné et Richard montèrent se coucher. Mathilde ne dormait pas encore : elle écoutait le vent tourbillonner autour des cheminées comme jadis autour des forts de Tatihou et de La Hougue par les nuits de gros temps, et y prenait un plaisir presque douloureux parce qu’il la ramenait au joli temps d’autrefois quand, insouciante et heureuse, elle croyait voir sa vie toute tracée devant elle comme un beau chemin bien sablé. Elle avait toujours aimé le vent dont la turbulence répondait si bien à tout ce que son âme renfermait de passion retenue, et plus d’une fois son bonnet lui avait échappé lorsqu’elle l’ôtait pour se laisser décheveler par une bourrasque et croire, un instant, que ses longs cheveux allaient l’emporter comme une mouette au-dessus des vagues écumantes…

Elle ne dormait donc pas mais fit semblant. Derrière l’écran de ses paupières, il était plus facile de retrouver son rêve…

Durant toute la journée et la nuit du lendemain, la tempête mit tout le monde d’accord, assiégés et assiégeants se trouvant réduits à se protéger tant bien que mal des fureurs conjuguées des vents croisés, de la pluie et des flots. Le Saint-Laurent abandonnait toute majesté pour se trémousser comme une sorcière au sabbat. Guillaume, en qui renaissait la passion de sa mère pour les bourrasques, éprouvait une peine infinie à se tenir tranquille : craignant que la tourmente ne l’emportât comme fétu de paille, ses parents l’obligèrent à demeurer dans la maison dont on ne savait pas très bien, d’ailleurs, si elle n’allait pas s’envoler. Tout ce qu’il réussit à obtenir fut le droit d’accompagner Konoka dans sa maisonnette où, sous la direction de l’Indien, il s’initiait aux joies de la sculpture sur bois : un tronçon de pin d’une main, un couteau de l’autre, il s’installait en tailleur à côté de son ami rouge et ne voyait plus passer le temps. Quant à Richard, qui avait pris froid durant ses mystérieuses pérégrinations, il en profita pour rester au fond de son lit, n’acceptant de nourriture et même de tisanes que de la seule main paternelle.

Tout s’apaisa au soir du 12 septembre lorsque la marée, après avoir atteint son étale, commença de descendre.

— Nous allons peut-être pouvoir dormir tranquilles ! commenta Adam Tavernier quand vint l’heure de se retirer chacun chez soi.

Un avis que Guillaume ne partageait pas : outre que le pire ouragan n’avait jamais réussi à troubler son sommeil, il ne s’était pas dépensé suffisamment durant ces deux journées pour éprouver une grande envie d’aller se coucher.

En effet, une fois étendu dans ses draps et sa chandelle éteinte, il ne réussit pas à s’endormir. Il eut beau fermer les yeux avec application, réciter une ou deux prières comme sa mère le lui avait appris, rien ne vint.

Néanmoins, la claustration des dernières heures n’expliquait pas tout ; il y avait autre chose… une sorte d’instinct quasi animal lui soufflait, sans qu’il en eût conscience, qu’il lui fallait rester éveillé… C’était comme s’il attendait quelque chose sans en avoir nettement conscience. Et soudain quelque chose arriva…

La maison reposait dans le silence depuis longtemps déjà quand le jeune veilleur tressaillit : un bruit léger – celui d’une porte que l’on referme avec précaution –, suivi d’un craquement du parquet dans le couloir, le dressa sur son séant, les oreilles aux écoutes comme un chevreuil qui flaire l’approche du chasseur.

La chambre de l’enfant – la plus petite – était la plus proche de l’escalier et quand une marche grinça – à peine ! – il sut que quelqu’un descendait. Aussitôt, il fut en bas de son lit, enfila rapidement ses habits, mit ses mocassins dans ses poches et, silencieux comme un chat, sortit de sa chambre pour s’engager dans l’escalier, juste le temps de recevoir au visage une bouffée d’air frais : on venait d’ouvrir la porte d’entrée. Il put voir une silhouette qui s’y dessinait fugitivement, assez nettement toutefois pour qu’il ait pu reconnaître son demi-frère.

Sans prendre le temps de se demander ce que Richard, à peine convalescent selon la rumeur familiale, pouvait bien faire dehors à pareille heure, Guillaume décida de le suivre, saisit sa pèlerine au croc et sortit à son tour. Et rentra aussitôt ! Juste à l’instant où il allait mettre le pied sous le porche, Richard, qui était allé jusqu’à la resserre aux outils chercher quelque chose, repassait devant la maison.

Le gamin dut attendre qu’il fût engagé dans le chemin descendant jusqu’aux deux sapins pour se lancer à sa suite. En se demandant toujours où il pouvait bien se rendre…

La nuit était humide et noire. Cependant le gamin possédait une vue assez perçante pour se reconnaître dans l’obscurité à laquelle ses yeux s’accoutumaient très vite. Aussi, arrivé près des deux arbres, n’eut-il aucune peine à retrouver la silhouette trapue de son frère qui à présent courait en direction du fortin. Pourtant ce n’était pas là sa destination ; bien au contraire, peu avant d’arriver à sa hauteur, il prit au large pour rester sous le couvert du bosquet. Guillaume, peu désireux, lui aussi, de se faire repérer par la sentinelle, suivit la même trajectoire, de plus en plus intrigué. Soudain, il ne vit plus rien, mais en tenant compte de la direction prise, Richard ne pouvait emprunter qu’un seul chemin : celui, si bien caché, qui à travers les fourrés dévalait les quelque trois cents pieds de la falaise.

Le bruit mat d’une chute, suivi aussitôt d’un juron étouffé, confirma le diagnostic. D’ailleurs, une brève lueur acheva de renseigner l’enfant : c’était une lanterne sourde que son aîné était allé chercher dans la cabane et il venait d’en ouvrir un instant le volet de fer pour éclairer sa route. Guillaume, lui, n’avait pas d’éclairage et la poursuite devenait plus difficile : il fallait à tout prix éviter de faire rouler une pierre sous ses pieds afin de ne pas mettre son gibier en alerte.

L’un suivant l’autre, en se raccrochant aux branches pour ne pas être précipités, ils parvinrent ainsi jusqu’à la rive, si étroite et si abritée sous les branches basses qu’on ne la voyait guère. Pour sa part, Guillaume s’arrêta plus haut que son frère et entreprit de grimper jusqu’à la première fourche d’un frêne d’où, en écartant un peu les branches, il pouvait découvrir une grande partie de l’anse au Foulon et suivre les mouvements de Richard. Alors qu’il avait évité le fort, celui-ci s’approcha de la sentinelle qui veillait chaque nuit. Sans pouvoir entendre, Guillaume les vit échanger quelques mots à voix basse.

Redevenu paisible, le fleuve laissait glisser son eau noire où le ciel sans étoiles n’allumait aucun reflet. Il n’y eut que celui, jaune et faible, produit par la lanterne de Richard lorsque, par trois fois, il en libéra la lumière.

Alors, au bout d’un moment, l’enfant distingua, vers l’amont, une masse noire qui se déplaçait lentement, se laissant seulement porter par le courant augmenté du reflux. À nouveau, le reflet de la lanterne mais, cette fois, du centre de la masse, trois éclats jaunes répondirent. Aussitôt la voix de la sentinelle se fit entendre :

— Qui va là ?

Depuis le fleuve, une voix paisible répondit :

— Pas tant de bruit ! C’est le convoi de ravitaillement…

En effet, la masse noire se fragmentait. Guillaume put voir qu’il s’agissait de plusieurs barges lourdement chargées de paquets. Deux hommes, vêtus de grosses vestes comme les bateliers, s’y tenaient debout, l’un à l’avant l’autre à l’arrière, manœuvrant à l’aide de longues perches. À nouveau le silence. Rien ne bougeait plus et, sur la rive d’en face, aucun mouvement ne vint signaler que le bref dialogue avait été entendu. Guillaume se sentit presque heureux : voilà des jours que l’on annonçait ce convoi de vivres envoyé par les gens de Montréal. En revanche, il ne comprenait pas pourquoi son aîné venait de déployer un tel luxe de précautions pour éviter d’être vu du fortin. Et puis l’idée lui vint qu’il avait dû se mettre d’accord avec la sentinelle pour se faire remettre un peu de nourriture avant tout le monde. Cela lui ressemblerait assez, Richard étant gourmand comme il n’est pas permis. Très certainement, la famille ne verrait même pas la couleur de son butin : il le dévorerait tout seul et en cachette…

À présent, les premières barges touchaient le rivage, et soudain Guillaume comprit : les ballots se redressaient en rejetant les toiles foncées qui les recouvraient ; il n’y avait plus aucun doute : c’étaient des soldats, reconnaissables à la seule forme de leurs hauts bonnets. Richard Tremaine était en train d’introduire les Anglais par le chemin dont les assiégés gardaient si jalousement le secret…

Étranglé, soudain, de chagrin et de honte, Guillaume oublia où il était et ce que pouvaient être, pour lui, les conséquences. Il voulut crier, avertir le fort. Il savait bien qu’il fallait faire quelque chose mais, dans sa gorge, sa voix s’étouffa. Là, en bas, les soldats descendaient l’un après l’autre des bateaux plats et, en file ordonnée, se dirigeaient vers la lumière que le traître agitait devant eux. Leur mouvement avait quelque chose de mécanique, d’inexorable. Épouvanté, tremblant de tout son corps, Guillaume voulut s’élancer ; il fallait à tout prix donner l’alarme… Malheureusement l’émotion le faisait trembler et le rendait maladroit ; ses gestes n’avaient plus leur sûreté habituelle. Il oublia même qu’il se trouvait perché dans un arbre : voulant en descendre trop vite, il manqua une branche, glissa et tomba lourdement au pied du frêne où sa tête porta sur une pierre. Il perdit connaissance et demeura prostré sur une racine de l’arbre, trop à l’écart pour que l’on pût lui porter secours…

Lorsqu’il revint à lui, c’était le petit jour, blême, gris, froid et humide. Sa tête lui faisait horriblement mal et, quand il y porta la main, il en retira du sang. Un autre enfant se fût évanoui, eût poussé des cris. Mais Guillaume n’avait pas peur du sang. La seule chose à faire était de rentrer à la maison où Maman saurait bien comment procéder. Il s’imaginait déjà, coincé entre ses genoux, au milieu des flots de jupes et de jupons, livrant paisiblement sa blessure à ses mains tendres et si douces… C’était presque un plaisir de se faire soigner par elle quand il souffrait d’une écorchure… Seulement il fallait rentrer…

Lentement, avec une peine infinie, il réussit à se relever mais dut s’appuyer à un tronc d’arbre. La tête lui tournait, il se sentait faible comme un nouveau-né. Se retrouvant à quatre pattes, il n’essaya plus de changer de position. Ce ne serait pas la première fois qu’il progresserait de cette façon et il entreprit de remonter à flanc de l’étroite faille creusée dans la falaise. D’ailleurs, il lui fallait se cacher…

Le sentier était plein de bruits de pas. À travers le brouillard qui montait du fleuve, l’enfant caché sous les broussailles aperçut des genoux nus au milieu de gros bas courts et de jupes écossaises. La gorge serrée, Guillaume avait l’impression de se mouvoir dans du coton. Au bout de quelque temps d’ailleurs, il n’entendit ni ne vit plus rien : les Highlanders étaient passés. Néanmoins, il resta en dehors du chemin.

Après un siècle de peines infinies, il parvint à la hauteur du fortin et sentit son cœur se serrer : le grand portail de rondins pendait, à moitié arraché, et, à l’exception de deux cadavres percés à coups de baïonnette, la cour était déserte.

Il ne se demanda même pas où avait pu passer le père de Marie-Douce. La peur s’emparait de lui en pensant à sa maison, si proche. Qu’est-ce que ces maudits Anglais avaient fait à ses parents ? À son père surtout ! Guillaume le savait incapable d’admettre la présence de l’ennemi sur sa terre. Le docteur avait beau porter, comme lui-même, le nom du premier roi d’Angleterre de souche normande, il haïssait les fils d’Albion avec une constance admirable et la présence à son foyer d’une de leurs victimes acadiennes n’arrangeait pas les choses…

Enfin les Treize Vents furent en vue. Guillaume atteignit les grands sapins, s’y arrêta un instant pour souffler. La brume était si épaisse à présent qu’il apercevait à peine la silhouette de la maison. Il fallait y parvenir mais jamais il n’avait eu si froid, même au cœur glacé de l’hiver. L’humidité le transperçait, il se sentait transi jusqu’aux os, mais il préféra malgré tout remonter sur l’herbe plutôt que sur le sentier rocailleux. À mesure qu’il montait, la brume s’éclaircissait, devenait plus laiteuse et plus fluide. Et soudain il y eut trois coups de feu, incontestablement tirés à l’intérieur du bâtiment. Presque aussitôt, il vit Richard qui sortait de la maison en courant, un pistolet fumant à chaque main… Comme s’il était poursuivi par les furies, l’aîné dévala la pente sans regarder derrière lui, fuyant vers la ville.

Guillaume ouvrit la bouche pour l’appeler mais une sorte d’instinct lui souffla de n’en rien faire. Conscient, cependant, qu’il venait de se passer quelque chose de grave, il réunit ses forces et réussit à se mettre debout. Sa tête tournait déjà moins. Il atteignit le porche où il s’appuya un instant avant de se lancer sur la porte qui, curieusement, était entrouverte. Il tomba plutôt qu’il n’entra dans la grande salle. Un horrible spectacle l’attendait : son père gisait étendu sur le dos, les yeux grands ouverts avec, sur la poitrine, une tache pourpre qui allait s’élargissant. Sur la même ligne, mais face contre terre, Adam Tavernier avait lui aussi cessé de vivre. La balle meurtrière l’avait atteint dans le dos. Près de sa main droite se trouvait un pistolet.

Guillaume n’eut pas le temps de crier : un gémissement l’attira du côté de la cheminée. Là, il vit sa mère qui tentait de se redresser en comprimant son épaule d’où le sang coulait…

Aussitôt, il courut s’agenouiller auprès d’elle, glissa son bras sous sa tête.

— Maman !… Qu’est-ce qui est arrivé ? Qui a fait cela ?…

La douleur crispait sa bouche, pourtant Mathilde réussit à murmurer :

— Richard… Il est devenu fou… je pense… Oh !… mon Dieu !

La douleur la fit retomber en arrière sans connaissance et elle devint encore plus pâle. Épouvanté, Guillaume crut qu’elle était morte. Il allait crier, appeler pour tenter d’obtenir un secours improbable quand surgit Konoka armé de son tomahawk. D’un regard il embrassa le tragique tableau, vit les trois corps et le petit garçon qui sanglotait, la tête enfouie dans les jupes de sa mère. Ce fut vers lui qu’il s’empressa, après s’être arrêté un instant près de son ami mort sur la tête duquel il posa une main ferme :

— Moi te venger ! assura-t-il. Et chers amis aussi !

Doucement, il obligea Guillaume à se relever.

— Homme véritable jamais pleurer. Laisser larmes à squaws !

— C’est ce monstre… c’est Richard qui les a tués ! hurla soudain le petit. Tu entends ? Il les a tués tous les trois !

L’Indien se pencha sur la jeune femme.

— Deux tués ! Mère pas morte… Regarde !

En effet, la poitrine de la jeune femme se souleva. Elle émit un soupir qui s’acheva en râle. Une onde de joie envahit l’enfant. Cependant, le regard qu’il leva sur le dernier ami qui lui restât demeurait chargé d’angoisse.

— Elle est peut-être gravement blessée… Mais pourquoi, pourquoi a-t-il fait ça ? Et pourquoi a-t-il guidé les Anglais jusqu’ici ?

— C’est lui traître ?

— Oui. Je l’ai suivi cette nuit. Je l’ai vu agiter une lanterne pour montrer le chemin de la faille. Je ne comprends pas, Konoka…

— Difficile comprendre ! Toi, trop jeune !… Haine d’abord… et puis aussi argent. Richard tout vouloir : maisons, terres. Etre ami Anglais seule façon de garder. Père jamais accepter. Ami Adam non plus…

— Et moi ?… Tu crois qu’il m’aurait tué, moi aussi ?

La réponse fut instantanée :

— Oui. Grand danger pour toi… Lui revenir sûrement ! Fuir ! Vite !…

— Et ma mère ?

— Emmener. Besoin homme-médecine ! Blessure peut-être pas mortelle, émit l’Abénaki après un bref examen.

Cependant Mathilde, si elle gémissait par instants, demeurait inconsciente. L’Indien se pencha, la prit sous les épaules et sous les genoux pour l’enlever de terre.

— Où l’emmènes-tu ?

— Chez filles de Dieu ! Il faut hôpital…

— Si loin ? On pourrait la mettre dans son lit et…

— Pas le temps ! Écoute !

Au-dehors, des bruits grandissants se faisaient entendre. Un autre se détacha, devint plus présent : celui de plusieurs voix qui se rapprochaient au milieu desquelles Guillaume reconnut le timbre métallique de son demi-frère…

— Vite ! pressa l’Indien.

Mais l’enfant restait debout au milieu de la pièce, frappé d’une sorte d’horreur sacrée.

— Je vais le tuer ! gronda-t-il.

— Pas le temps non plus !… Plus tard ! Venir, et vite ! Mère a besoin de toi !

C’était juste ce qu’il fallait dire. Sans rien ajouter, Guillaume courut décrocher la grande pèlerine bleue de Mathilde, la jeta sur son épaule, faucha un panier plein de fèves sèches et de morue salée – sa mère avait dû le remplir à la réserve avant d’être abattue –, et suivit l’Indien qui déjà filait silencieusement vers la petite porte basse donnant sur l’arrière de la maison. En quelques longues enjambées, Konoka atteignit les bois sous l’épaisseur desquels il disparut avec son fardeau. Guillaume le suivit un instant puis changea d’avis ; il fit demi-tour et, sans faire plus de bruit qu’un elfe sur ses mocassins de daim, revint se coller à la paroi, tout près de la petite porte qu’il poussa au moyen d’une branchette. Il voulait entendre ce qui allait se dire. La voix de son aîné, devenue singulièrement pleurarde, vint jusqu’à lui :

— Oui… c’est moi qui l’ai abattu ! Quand je suis rentré, ce misérable Acadien recueilli par mon père à moitié mort de faim venait de le tuer pour le voler. Je n’ai pas pu m’en empêcher !

— On ne vous le reprochera pas, répondit un homme dont le français se teintait d’un très léger accent britannique. Qu’y a-t-il d’autre dans cette maison ?

— Plus personne ! La fille qui vivait avec mon père a dû prendre peur et s’enfuir avec son bâtard. Vous pouvez installer ici qui vous voulez ; la maison est à moi comme tout ce qui reste des biens de mon père… si toutefois vous me les laissez ?

— Bien entendu ! L’aide que vous nous avez apportée mérite bien cela. Pourtant, je ne vous conseille pas de vous attarder ici. Nous verrons après la bataille… si cette maison est encore debout ! Venez ! La fête va commencer…

Les voix s’éteignirent. En sortant, les hommes refermèrent derrière eux. Puis il y eut le bruit des pas qui s’éloignaient rapidement. Sans hésiter, alors, Guillaume rentra dans la maison. La colère et le dégoût se partageaient son âme sans qu’il puisse démêler qui était le plus fort. Une idée, cependant, perçait au cœur de cette horreur où s’abîmait toute la douceur de l’enfance : en attendant d’avoir la peau du parricide, il voulait l’empêcher de jouir de ses rapines. Jamais les Treize Vents ne lui appartiendraient !

Grimpant rapidement dans la chambre de ses parents, il entassa dans un châle le livre de prières de Mathilde, les modestes bijoux qu’elle possédait, un jupon chaud et une camisole de laine. Il y ajouta, pris dans sa propre chambre, son bonnet de raton, des gros bas, ses galoches et un petit livre des Fables de M. de La Fontaine qu’il aimait bien et dans lequel se trouvaient une petite rose-mousse que Marie-Douce lui avait donnée ainsi qu’un ruban qu’il lui avait volé.

Le crépitement d’une violente mousquetade le jeta vers la fenêtre et il comprit l’étendue du crime de Richard : toute l’armée anglaise était là, lui tournant le dos, rangée en bon ordre à l’entrée des plaines d’Abraham : de longues, d’épaisses lignes rouges griffaient l’herbe encore verte, y creusaient comme des sillons sanglants. L’éclat sourd des armes reflétait le pâle soleil qui perçait par instants les nuages. Un vent faible faisait claquer lourdement les étendards brodés… Et puis, là-bas, c’était comme un double fleuve bleu jaillissant des portes Saint-Louis et Saint-Jean : l’armée française accourant au combat sous l’écume blanche de ses drapeaux et des plumes neigeuses qui couronnaient les tricornes de ses chefs. Depuis le camp de Beauport, elle avait dû franchir la rivière Saint-Charles sur le pont de bateaux et entrer dans Québec par la porte du Palais pour en ressortir au plus près. De sa place, Guillaume ne pouvait distinguer les officiers des soldats, et pourtant il aurait juré que cette tache bleu et or lancée à un train d’enfer, sous le frisson des bannières, c’était le grand chef en personne : le marquis de Montcalm à la tête de ses hommes. Il n’y a pas de légendes sans un rien de folie à l’origine…

Les canons des portes commencèrent à tirer. Guillaume, alors, redescendit : la bataille qui s’engageait, ce n’était pas son affaire. Il avait un devoir à accomplir.

Dans la grande cheminée, le feu n’était pas encore éteint.

Il le ranima avec une brassée de branchettes de sapin puis, quand les flammes furent assez hautes, il en rajouta encore et encore, sans un regard vers les corps inertes de son père et d’Adam Tavernier que personne, pas même lui, n’avait seulement songé à recouvrir. Le manteau qu’il leur réservait était d’autre sorte…

Il était en train de jeter dans le brasier le rouet de sa mère quand Konoka reparut. Il n’eut pas besoin d’explication : un coup d’œil lui avait suffi pour comprendre ce que l’enfant voulait faire. Un instant, il plongea son regard noir, étincelant, dans les yeux fauves du garçon.

— Brûler maison ? fit-il seulement.

— Oui. Richard a tué pour l’avoir mais il ne l’aura pas. J’aime mieux brûler les Treize Vents que de les lui laisser. Je les aime… tu comprends ?

Pour toute réponse, l’Indien alla chercher une large pelle, la plongea dans le feu et commença à répandre flammèches et tisons brûlants sur le plancher après avoir jeté dans l’âtre les meubles les plus légers. Bientôt la pièce s’emplit de fumée et devint irrespirable. Le feu était partout : aux rideaux, aux tapis dans lesquels Konoka avait prestement enveloppé les deux cadavres. Guillaume toussait à s’arracher la gorge mais restait immobile, fasciné par l’holocauste qu’il avait provoqué pour apaiser l’âme des deux hommes assassinés. Le voyant ainsi paralysé, l’Indien prit le ballot d’une main, saisit de l’autre l’enfant qu’il jeta sur son épaule, et sortit en courant.

Il ne s’arrêta que sous le couvert des bois, là où il avait déposé Mathilde sur un lit de feuilles, pour courir à la recherche du gamin. Le vacarme de la bataille proche emplissait l’air gris, curieux mélange de détonations, de cris, d’ordres, d’éclats métalliques d’où se dégageaient les sonneries de trompettes, les roulements de tambours soulignant la voix aiguë des fifres et la plainte lancinante des cornemuses de Murray. Ce tumulte mêlé à la musique aurait pu être celui d’une fête. Il y avait dans tout cela quelque chose d’irréel et d’incohérent comme dans un cauchemar, mais de celui-là le petit Guillaume de neuf ans savait bien qu’il ne se réveillerait pas. Ils n’étaient que trop vrais, ces soldats qui se battaient tout auprès, et qui tombaient, prêts à mourir ; elle n’était que trop vraie, la maison qu’il aimait et qui flambait à présent comme une énorme torche, ensevelissant sous ses rouleaux de fumée traversés de hautes flammes rouges les deux hommes qu’il aimait le plus au monde.

Pendant ce temps, Konoka s’activait à confectionner avec des branches la civière indienne à laquelle il s’attellerait pour tenter de rejoindre à travers bois l’Hôpital général : une simple claie dont on laissait une extrémité trainer à terre. Lorsque ce fut fini, il appela Guillaume pour qu’il l’aide à y attacher sa mère enveloppée de la grande mante. Mathilde souffrait visiblement et elle était très rouge. La fièvre montait sans doute, car elle ne reconnaissait ni son fils ni l’Indien. Sa tête roulait doucement de côté et d’autre tandis qu’une sorte de petite chanson monotone s’échappait de ses lèvres closes.

— Elle ne va pas mourir, dis ? Pas elle ? supplia l’enfant.

— Prier Dieu ! Lui seul savoir, répondit l’Indien qui, depuis plus de deux ans, s’était converti au christianisme.

Puis, remarquant que l’enfant se retournait souvent pour essayer d’apercevoir encore le brasier, il demanda :

— Tu as eu grand courage en voulant brûler maison mais grands regrets maintenant ? peut-être ?

— Non ! Il le fallait !… Un jour, je reconstruirai les Treize Vents, affirma-t-il avec une soudaine mais farouche résolution.

— Ici ?… Difficile si habits rouges gagner…

— Ici ou ailleurs… Je ne pourrai vivre heureux que dans une maison qui s’appellera ainsi.

Tout en attachant la claie à ses épaules par des lanières de cuir, Konoka tourna vers son jeune compagnon un étroit sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

— D’abord essayer vivre. Si Dieu veut !…

Ils trouvèrent un sentier qui allait vers le nord et s’y engagèrent. Les bruits de la bataille s’atténuaient, mais pas assez pour que l’homme et l’enfant puissent y échapper tout à fait…

III ADIEU À QUÉBEC…

Grâce à un canoë que Konoka réussit à voler près de l’endroit où les bois descendaient jusqu’au bord de l’eau, on put franchir la rivière plus vite qu’on ne le pensait et atteindre l’hôpital général vers onze heures… Y entrer fut plus difficile. Par sa situation en figure de proue sur la profonde courbe de la Saint-Charles, le plus grand établissement sanitaire du Canada se trouvait le témoin privilégié de la bataille grâce à ses fenêtres qui donnaient directement sur les plaines d’Abraham, et dont seul le cours d’eau et un petit pont de bois le séparaient… Or, elle faisait rage, cette bataille, et malheureusement pas à l’avantage des Français : la longue ligne déployée en arc de cercle par le marquis de Montcalm qui étirait, depuis le Saint-Laurent jusqu’à la rivière Saint-Charles, des détachements de la Colonie, de Royal-Roussillon, de Guyenne, Béarn, Languedoc, la Sarre, à nouveau la Colonie, les bourgeois de Québec et enfin les Indiens, cette longue ligne n’était épaisse que de trois hommes et se trouvait sur le point de céder à la poussée furieuse du lourd dispositif carré implanté par le général Wolfe. Celui-ci, un jeune homme blond et fragile, se trouvait affronté au colonel de Sénézergues tandis que Montcalm avait affaire aux Highlanders de Murray. Déjà un cortège de blessés, portés ou soutenus par des camarades, encombrait le petit pont. Quant à l’entrée de l’hôpital, elle était presque totalement obstruée tant la presse était forte.

Faire passer Mathilde et sa civière indienne relevait de l’impossible. Pour la première fois, Konoka manifesta du découragement.

— Rien à faire pour entrer ! soupira-t-il.

Mais Guillaume n’entendait pas se laisser abattre. Depuis leur départ, il appréhendait le dernier soupir de sa mère en se répétant que si l’on pouvait arriver jusqu’à l’hôpital, elle serait sauvée. À présent, on y était et il voulait qu’on la soigne.

— Fais le tour et va m’attendre dans le potager, près de la petite porte des cuisines ! Elle est sûrement fermée mais j’arriverai bien à la faire ouvrir…

Et il s’élança pour rejoindre les malheureux qui essayaient de se soustraire au massacre. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait à présent : les Anglais, ayant réussi à mettre des canons en batterie, s’en servaient avec une terrifiante habileté. Heureusement l’hôpital se trouvait hors d’atteinte. Parvenu à la grande porte et s’efforçant de fermer ses oreilles au douloureux concert de plaintes, d’appels et de gémissements, Guillaume se jeta à terre, se faufila entre les jambes des porteurs et réussit à arriver derrière un brancard sur lequel un blessé râlait, son uniforme blanc maculé de boue et de sang. Deux religieuses, qui s’efforçaient de canaliser le flot tragique, accueillaient tout ce monde avec des visages brillants de larmes : chacune d’elles venait de reconnaître un parent parmi ceux dont l’état était le plus grave. La plus jeune reconnut Guillaume et l’apostropha :

— Que fais-tu ? Ce n’est vraiment pas le moment de venir traîner par ici ! Va-t’en !

— Non ! Je veux voir sœur Marie-Joseph !

— Elle n’a pas le temps de s’occuper de toi. Je t’ai déjà dit de t’en aller !

D’une torsion, l’enfant se débarrassa de la poigne déjà solidement agrippée à son bras pour le jeter dehors.

— Konoka et moi, nous venons d’apporter Maman qui va peut-être mourir. Je vous en supplie, sœur Agnès !…

Le regard désespéré qu’il levait sur elle toucha la religieuse. Elle tira Guillaume un peu à l’écart.

— Où est-elle ?

— Konoka l’a portée dans le potager…

— Je ne comprends pas. Ta mère est blessée ? Mais où est ton père ? Nous aurions grand besoin de lui !…

— Il est mort. Et Adam Tavernier aussi. C’est mon… c’est Richard qui les a abattus tous les deux. Il a tiré aussi sur Maman…

— Doux Jésus ! Quelle horreur !… Mon pauvre petit !… Écoute, tu trouveras sœur Marie-Joseph dans la chapelle où elle est en train d’installer de quoi coucher tous ces pauvres gens. Elle s’occupera de Mme Tremaine. Moi je dois rester ici !

Guillaume ne se le fit pas dire deux fois. En s’efforçant de ne bousculer personne, il fila le long du grand couloir voûté sur lequel s’ouvraient plusieurs galeries et qui aboutissait à la cour intérieure de l’édifice. Guillaume savait le chemin de la chapelle. Il l’atteignit rapidement. Sœur Marie-Joseph-de-la-Visitation s’y activait en compagnie de la supérieure des sœurs de la Charité qui avaient en charge le grand hôpital, disposant à terre les derniers matelas qui leur restaient et y ajoutant des paillasses que d’autres religieuses, aidées de femmes indiennes, se hâtaient de confectionner.

En apercevant le petit garçon, sœur Marie-Joseph eut la même réaction que sœur Agnès : où donc était son père dont on avait tant besoin ? La réponse l’atterra mais, sans chercher à en savoir davantage sur le drame qui venait de décimer une famille, elle fit ce que l’on attendait d’elle :

— Pauvre, pauvre Mathilde ! dit-elle. Allons vite la chercher ! Sœur Sainte-Anne va prendre ma place !

Récupérant au passage une autre « sœur grise4 », la religieuse entraîna Guillaume au pas de course jusqu’au fond de la maison, fit ouvrir la porte du potager et trouva Konoka qui attendait stoïquement auprès de sa civière. Un instant plus tard, les deux religieuses emportaient à leur tour Mathilde qui, toujours inconsciente, émettait des paroles sans suite.

— Elle a une forte fièvre, constata sœur Marie-Joseph. Nous allons l’installer dans ma cellule. Je la partage déjà avec une de nos sœurs ursulines réfugiées ici, mais elle s’y trouvera mieux que dans une des salles où nous sommes obligées de faire le plus de place possible pour les soldats. Quant à toi, Konoka, je pense que tu pourrais nous être utile pour aider au transport des blessés les plus graves. Guillaume t’accompagnera. Mais, auparavant, allez dire à la cuisine qu’on vous donne un bol de soupe…

— Je voudrais rester avec Maman, pria l’enfant. J’ai… tellement peur !

Les larmes qu’il s’efforçait courageusement de retenir depuis le drame étranglaient sa voix. Sœur Marie-Joseph caressa sa joue du bout d’un doigt.

— On viendra te chercher tout à l’heure, quand elle aura reçu les premiers soins. Je sais depuis longtemps que tu es un garçon brave. Tu dois te comporter en homme… Quant à ta mère, j’espère pouvoir te rassurer bientôt…

L’enfant n’essaya même pas de discuter. Depuis qu’il était en âge de juger les gens, sœur Marie-Joseph, qu’il venait voir assez souvent avec sa mère, lui inspirait à la fois une grande confiance et une légère crainte. Fille de Pierre Legardeur de Repentigny, elle appartenait, dans le monde, à cette « aristocratie du castor » qui était à la base du commerce des fourrures et pour laquelle la reine Anne d’Autriche, en 1645, avait fondé la « Compagnie des Habitants ». Une compagnie restreinte puisqu’elle comportait seulement, outre les Legardeur, les Deschatelets, les Le Neuf et les Juchereau de La Ferté-Vidame. C’était une caste riche, puissante et soucieuse au plus haut point de la dignité de son rang. La future sœur grise, élevée avec une certaine sévérité et dans la crainte de Dieu, s’était dirigée tout naturellement vers la vie religieuse avec laquelle cette jeune fille généreuse et cultivée se sentait de profondes affinités. Mathilde éprouvant envers elle une sorte de vénération, la moindre de ses paroles était pour Guillaume un texte sacré.

Du moment qu’elle s’interposait entre la peur et lui, il n’y avait pas à y revenir et, docilement, il suivit Konoka, accepta avec gratitude le bol de soupe aux fèves qu’on lui offrait – ce qu’il restait des légumes frais du potager étant réservé aux malades – puis alla prendre part modestement au grand drame qui se jouait autour de lui.

Si vaste qu’il fût et en dépit d’un personnel triplé par les Hospitalières et les Ursulines qui s’y étaient réfugiées à la suite du bombardement de leurs maisons de la Haute-Ville, l’hôpital se remplissait rapidement. Tandis que Konoka mettait ses forces au service du transport des blessés, l’enfant, installé dans un coin de la chapelle en compagnie d’une vieille religieuse trop âgée pour les durs travaux, roulait interminablement des bandes que l’on découpait dans de vieux draps et faisait de la charpie avec des linges de coton usagé que l’on avait soigneusement lavés jusqu’à s’en user le bout des doigts ; le tout dans une atmosphère qui lui semblait hors du temps. Comme toutes les églises canadiennes, la chapelle offrait une grande richesse de décoration : tableaux de piété, statues de saints en extase dont l’une due à l’illustre Levasseur, retable richement doré à la feuille, sans oublier les couleurs brillantes qui couvraient les murs… tout cela composait un univers que l’enfant avait toujours eu tendance à considérer comme une sorte de succursale du Paradis. Mais à présent la nuit qui venait estompait lentement l’azur et l’or que les lampes à l’huile de baleine n’éclairaient plus, pour mettre en évidence la misère des corps meurtris, sanglants et boueux étendus sur le sol…

Les nouvelles qui ne cessaient d’arriver étaient de plus en plus désastreuses. Si Québec tenait encore, à l’abri de ses fortifications, les Anglais l’emportaient sur le champ de bataille et contraignaient les troupes franco-canadiennes à la retraite. Un sort étrange voulut que les grands chefs des deux armées fussent mortellement atteints. Le jeune général Wolfe, de santé d’ailleurs fragile, était en train d’agoniser dans le camp hâtivement dressé sur le champ de bataille. Quant au marquis de Montcalm, ses lieutenants venaient de l’emporter au château Saint-Louis dans un état désespéré. Plus étrange encore : chacun d’eux avait reçu trois blessures…

L’office du soir fut expédié par un petit prêtre qui semblait tenir debout par miracle. À peine la moitié des religieuses y assista : il y avait trop à faire ! Peu après, sœur Marie-Joseph vint annoncer à Guillaume que sa mère reposait. Profitant de son inconscience, on avait pu extraire la balle ; la blessure était nettoyée, pansée et, selon l’avis de la supérieure des Hospitalières, mère de Sainte-Hélène qui avait opéré, les chances de guérison étaient excellentes. Son fils la verrait le lendemain matin. En attendant, il pourrait s’installer avec Konoka dans l’une des granges.

Guillaume allait se mettre à la recherche de son ami indien quand celui-ci entra soudain dans la chapelle en soutenant difficilement un homme au teint livide dont l’une des jambes, appareillée d’attelles, était inutilisable. Avec mille précautions, l’Indien alla déposer son fardeau sur un matelas encore libre et entreprit de l’y installer avec une délicatesse tout à fait inattendue chez un homme si grand et si vigoureux. Guillaume suivit machinalement, non sans prendre le temps de constater que le soldat portait l’uniforme de Royal-Roussillon. À cette vue, une nouvelle inquiétude lui vint.

— Rester près blessé, dit Konoka en s’apercevant de sa présence. Aller cuisine chercher soupe…

À ce mot, l’homme qui avait l’apparence d’un cadavre souleva une paupière et souffla :

— Si par hasard y avait un doigt de vin, j’aimerais mieux !

— Vin ? fit l’Indien en roulant de gros yeux blancs. Pas facile ici ! Peut-être cidre ?

— J’aurais dû m’en douter ! soupira l’homme. Savent pas vivre dans c’fichu pays ! Alors un coup d’gnole, camarade ?

— Il veut dire de l’eau-de-feu, traduisit Guillaume, fier d’une science due à ses randonnées sur le port.

Konoka écarta les bras dans un geste lourd d’impuissance :

— Pas savoir où trouver !

— Moi peut-être ! assura Guillaume qui, pris d’une idée soudaine, tenait essentiellement à s’attirer la sympathie du soldat. Va lui chercher de la soupe ; je vais voir ce que je peux faire…

Raflant le gobelet d’eau qu’une religieuse venait de déposer près du blessé, il lui en fit boire afin que tout ne soit pas perdu puis, conservant le récipient, il marcha précautionneusement à travers la chapelle en direction de la sacristie. L’hôpital, il le connaissait comme sa poche et savait parfaitement dans quelle armoire les religieuses conservaient le vin destiné à la messe : pour faire plaisir à sa mère, il lui était arrivé à plusieurs reprises de servir d’enfant de chœur. Une activité qu’il assurait assez souvent en compagnie de François Niel, à la chapelle des Jésuites.

En ces occasions, il avait pu constater que l’abbé de Rigauville, aumônier de l’hôpital, sans doute pour se donner du cœur au ventre les jours de grand froid, cachait à côté des bonbonnes de vin blanc un flacon d’eau-de-vie de pomme. Il y avait même goûté, un jour. L’expérience fut si brûlante qu’il s’était bien gardé de la renouveler mais, ce soir, il espérait qu’avec un peu de chance il pourrait faire plaisir à un rescapé du champ de mort.

Une seule inquiétude l’habitait : comment allait-il faire pour ouvrir la porte de l’armoire ? Il faut croire que le Diable était avec lui car la grosse clé s’épanouissait dans la serrure comme une fleur noire. Tourner, ouvrir, dénicher la bouteille plus qu’à moitié pleine, en verser une rasade dans le gobelet, remettre le tout en place et refermer : ce fut l’affaire d’un instant.

Il allait s’éloigner lorsqu’il s’avisa d’un détail ; l’alcool contenu dans le gobelet d’étain répandait une odeur puissante qui pouvait parfaitement attirer l’attention sur lui. Alors, retournant à l’armoire où il avait remarqué une pile d’amicts5 fraîchement repassés, il en prit un, le posa sur son bras comme s’il était chargé de le porter à un prêtre – presque tous ceux de la ville se dépensaient à présent sur les plaines d’Abraham comme dans l’hôpital –, et le tint devant lui en prenant soin de placer le gobelet à l’abri du linge blanc. Un instant plus tard, il était de retour auprès de son protégé qui l’accueillit comme le messie, avala goulûment une grosse gorgée, après quoi il vira au rouge vif tandis que les yeux lui sortaient presque de la tête.

— Sacrebleu ! émit-il après avoir toussé trois ou quatre fois. Où as-tu trouvé ça, gamin ? C’est du raide !… De quoi réveiller un mort !

— Vous n’aimez pas ? s’enquit l’enfant, déjà désolé en tendant la main pour reprendre le gobelet.

Mais le soldat le tenait fermement et Guillaume put constater qu’une fois la quinte de toux apaisée, les couleurs qu’il retrouvait se rapprochaient davantage de celles de la santé.

— Te tourmente pas ! Ça ira ! J’ai déjà bu des drôles de choses dans ma vie… mais, dis-moi, pourquoi est-ce que tu te donnes tout ce mal pour moi ?

— Vous êtes un soldat de M. de Bougainville, n’est-ce pas ?

— J’ai cet honneur. Tu le connais ?

— Oui. C’était un ami de mon père et je voudrais savoir… est-ce qu’il est…

— Mort ? Rassure-toi ! Pour ce que j’en ai vu, il est encore en vie. Ce matin, quand nous avons appris, au Cap-Rouge, ce qui s’passait ici, on s’est mis en route pour venir donner un coup d’main… Par malheur… tout était d’jà perdu quand on est arrivés. Y avait un vrai mur d’Anglais d’vant nous, alors M. de Bougainville a ordonné à ses lieutenants de nous faire replier sur Jacques-Cartier. Seulement lui – j’le vois encore – il avait galopé sur un p’tit monticule et, debout sur ses étriers, il regardait quelque chose. Il a crié qu’on s’en aille et lui, il a foncé dans la mêlée. Voulait r’joindre M. de Montcalm pour avoir des ordres. Il a couru là où il voyait son guidon…

— Mais il a pu être tué, ou blessé ? gémit Guillaume.

— Non. Tu vois, gamin, moi, sergent La Violette, j’l’aime bien c’t’homme-là ! On a été ensemble chez les Indiens. J’ai laissé aller les autres et j'l'ai suivi. C’est même comme ça qu’je suis tombé d’cheval et qu’j’ai amoché ma patte. J’ai quand même réussi à voir qu’il rejoignait l'état-major du grand chef et qu’il se repliait avec eux sur la ville.

— Vous voulez dire qu’il est dans Québec ?

— Sûr ! Z’ont pas été trop mauvais bougres, les habits rouges ! En voyant qu’les nôtres emportaient leur général, y z’ont pas insisté. D’ailleurs y z’avaient à faire avec le leur qu’était en train d’mourir… Sale journée, petit ! Tu peux m’en croire…

— Je sais ! murmura l’enfant en reniflant pour retenir les larmes qui lui venaient, puis, changeant brusquement de ton : Il faut que je le voie, M. de Bougainville… que je lui parle. Comment est-ce que je pourrais faire ?

— Alors là, tu m’en demandes trop ! L’est enfermé dans la ville à c’t’heure, et la ville s’est pas rendue. À moins d’être un oiseau ou une souris, j’vois pas comment tu pourrais faire… On en reparlera d’main, si tu veux, ajouta-t-il devant la mine désolée du gamin. Pour l’instant, j’te cache pas que j’dormirais bien un p’tit !

Le sergent La Violette se laissa aller en arrière et tira sur son épaule la couverture que l’on avait posée sur lui. Guillaume s’apprêtait à ajouter quelque chose lorsque Konoka lui prit la main :

— Plus rien dire ! Journée finie… Venir dormir toi aussi ! Pas fatigué ?

— Oh si !

Guillaume leva sur lui un regard si lourd de chagrin que l’Indien sentit son cœur s’émouvoir. Il se pencha et prit l’enfant dans ses bras pour l’emporter hors de la chapelle. Celui-ci tenta bien d’opposer une résistance, mais sans grande conviction : il se sentait tellement épuisé ! Il se laissa aller contre l’épaule de son ami et, brusquement, éclata en sanglots. Konoka n’essaya pas de l’en empêcher. Parce qu’il avait déjà beaucoup vécu, il savait que les larmes, tenues cependant en si grand mépris chez ses frères de couleur, pouvaient alléger, apaiser au moins un peu, le chagrin d’un homme. Et Guillaume n’était encore qu’un petit garçon de neuf ans…

Pelotonné dans la paille auprès de l’Indien, l’enfant n’entendit pas, vers dix heures du soir, les coups violents et répétés que frappèrent des poings solides à la grande porte de l’hôpital. Les religieuses des trois communautés, qui, leur rude labeur enfin achevé, s’étaient accordé le temps de se prosterner au pied de l’autel pour implorer la miséricorde divine, se redressèrent d’un même mouvement. Deux jeunes sœurs qui portaient alors un bouillon à des malades accoururent en donnant tous les signes de l’effroi : les Anglais faisaient savoir qu’ils allaient investir l’hôpital afin d’éviter qu’une partie des troupes en retraite n’y vînt se mettre à l’abri et s’y fortifier.

— Ils disent qu’ils ne nous feront aucun mal. Quoi qu’il en soit il n’est plus possible de sortir de la maison ! fit l’une d’elles…

— Comment allons-nous faire ? murmura mère de Sainte-Hélène en se signant. Nous ne pouvons pas, sur les seules réserves déjà bien diminuées, nourrir tous ceux qui sont venus chercher refuge ici.

En effet, l’Hôpital général, qui, au matin de ce jour, renfermait environ six cents personnes, en comptait le soir venu plus de quinze cents…

— Pour l’instant, nous ne pouvons que prier, fit sœur Marie-Joseph. Avec l’aide de Dieu, les nôtres pourront peut-être venir bientôt à notre secours…

C’était faire preuve de beaucoup d’optimisme.

Quand le jour se leva, gris et déjà froid, l’hôpital, transformé par force en camp retranché, se voyait entouré d’un cordon de troupes occupées à piller, en attendant mieux, ce que contenait encore son potager en fait de choux et autres légumes. Du haut d’une fenêtre du premier étage, Guillaume contemplait le désastre, cherchant frénétiquement le moyen de sortir et de gagner Québec où, sur les remparts, tous les drapeaux étaient en berne : sans doute le général en chef était-il mort ou mourant… Et pourtant il fallait s’y rendre !

L’atmosphère était étrange. Dans le camp anglais étendu à présent sur toute la largeur des plaines d’Abraham, on vaquait aux occupations matinales comme on devait le faire, sans doute, derrière les murailles où veillaient les sentinelles. Cependant, aucun coup de feu ne se faisait entendre. Occupés à pleurer leurs morts, les belligérants observaient une trêve tacite.

Guillaume décida d’en profiter. Son unique chance d’obtenir justice et de procurer à sa mère un défenseur résidait dans la personne de Bougainville, et puisqu’il se trouvait dans Québec, il fallait aller dans Québec. Coûte que coûte !

Il se garda bien de confier son projet à Mathilde quand sœur Marie-Joseph vint le chercher pour le conduire auprès d’elle. La jeune femme était blanche comme craie mais le délire l’avait abandonnée. Elle embrassa son fils en pleurant et l’enfant fut frappé par ses larmes, les premières qu’il voyait chez sa mère. Pis encore, cette femme toujours si vaillante semblait aussi faible et démunie qu’une toute petite enfant.

— Qu’allons-nous devenir à présent ? sanglotait-elle en le tenant embrassé. Ton père est mort, notre ami Adam aussi et moi je devrais l’être. Comme toi, sans doute, si ce monstre l’avait pu. Il nous hait tellement !

— Je crois qu’ici vous n’avez rien à craindre, Maman. Vous y êtes bien soignée et entourée d’amis. Tant que nous y resterons, vous n’aurez rien à redouter. D’ailleurs Richard doit vous croire morte…

— Mais pourquoi, pourquoi a-t-il fait ça ?

— Vous venez de le dire : il nous déteste. Et puis c’est un traître : c’est lui qui a montré le chemin de l’anse au Foulon, l’autre nuit. Il pense que les Anglais lui donneront tous nos biens…

— Alors il faut partir ! fit Mathilde avec agitation. Partir d’ici le plus vite possible !… Je veux rentrer chez moi.

— Ce n’est pas possible : les Treize Vents n’existent plus. Je… Ils ont brûlé. Quant à notre maison de la rue Saint-Louis…

— Ce n’est pas cela que je veux dire, Petit-Guillaume ! Chez moi, ce n’est pas ici : c’est en Normandie ! Là seulement nous pourrons vivre en paix ! Je veux rentrer à Saint-Vaast !

Guillaume pensa que le délire la reprenait, n’imaginant pas un seul instant qu’il puisse y avoir du bon sens à se rendre dans cette terre lointaine et inconnue. Souvent, bien sûr, quand il la regardait faire tourner son rouet, elle lui avait parlé de son pays de Cotentin, du port où elle courait petite fille comme lui-même sur les quais de Québec. Elle savait choisir de jolis mots pour évoquer la maison paternelle au bord de la saline, la majesté guerrière des deux tours construites jadis par M. de Vauban, la petite rivière qui cascadait dans le val de Saire entraînant les grandes roues des moulins à papier, la splendeur des aurores sur les îles Saint-Marcouf et surtout la magnificence de la mer dans laquelle la longue digue étirait son bras protecteur… L’enfant attachait à ces récits une importance égale aux contes acadiens qu’Adam lui racontait parfois ou aux légendes indiennes de Konoka. Ils appartenaient au domaine du rêve, et s’il lui arrivait de penser qu’un jour, dans les voyages qu’il désirait entreprendre, il lui arriverait de toucher terre dans le port de Saint-Vaast-la-Hougue, il ne concevait pas un instant d’aller s’y installer. Son pays à lui, c’était la Nouvelle-France et, surtout, ce Québec auquel il était attaché par toutes les fibres de son cœur, sans la moindre exception, puisque c’était là que vivait Marie-Douce. La seule pensée de s’en aller si loin d’elle lui serrait la gorge…

Néanmoins, dans l’état où se trouvait sa mère, ce n’était guère le moment d’avoir des états d’âme. M. de Bougainville, s’il arrivait à le joindre, saurait bien trouver un moyen de tout arranger. Une fois que l’on aurait mis la main sur l’assassin, plus rien ne s’opposerait à ce que Mathilde rentre dans son vrai « chez elle ». Et plus tard, quand lui, Guillaume, aurait beaucoup travaillé, couru les mers et rapporté des trésors pour Mathilde et pour Marie-Douce, il reconstruirait les Treize Vents. En plus grand et en plus beau encore !

— Reposez-vous, Maman, dit-il gentiment. La guerre n’est pas finie. Et puis vous êtes trop faible pour un si grand voyage. Je vous promets de bien m’occuper de vous à présent…

Cette promesse enfantine prononcée avec tant de gravité provoqua de nouvelles larmes chez Mathilde, mais cette fois s’y mêlait la fierté.

— Essayez de dormir un peu, madame Tremaine, dit sœur Marie-Joseph. Guillaume reviendra vous voir ce soir. Lui et le bon Konoka se donnent beaucoup de mal pour nous apporter de l’aide.

Ainsi libre de sa journée, Guillaume décida d’aller exposer son problème à son ami La Violette. Afin d’être certain de recevoir un accueil compréhensif, il fit un détour par la sacristie pour y remplir, à la bonbonne de vin de messe, un flacon vide qu’il avait chapardé la veille dans la cuisine. Il trouva son nouvel ami assis sur son matelas, le dos étayé par un oreiller et fort occupé à considérer sa jambe blessée avec une grande morosité. Le présent inattendu ramena une étincelle dans son œil glauque. Il avala une bonne goulée et mit le reste sous l’uniforme qu’une main soigneuse avait plié à son chevet.

— Ah ! ça va mieux ! soupira-t-il. Si j’en réchappe, tu pourras dire qu’c’est bien grâce à toi, petit ! Et qu’est-ce que j’pourrais faire pour toi, en échange ?

Guillaume rappela le vœu émis la veille : rejoindre Bougainville. La mine du sergent s’allongea.

— Si j’ai bien compris c’qu’on m’a dit, c’t’hôpital est cerné, la ville est cernée, on est tous cernés…

— J’arriverai bien à sortir d’ici… et même à rentrer dans Québec. Seulement, M. de Bougainville doit être au château Saint-Louis, et là…

— … et là personne t’empêchera de passer, fit La Violette avec une soudaine gravité. À c’t’heure, not’ pauvre M. de Montcalm doit être mort, et toute la ville en prières et en larmes devant les portes du château. On les aura ouvertes pour qu’on puisse le voir une dernière fois. T’auras qu’à suivre… J’peux rien te dire de plus, gamin, mais j’suis pas certain qu’t’aies raison d’vouloir aller là-bas…

— Il le faut. C’est notre seule chance à Maman et à moi… mais s’il vous plaît, ne dites rien à Konoka quand il me cherchera, ni à sœur Marie-Joseph, ni à…

— À personne ! Foi d’La Violette !

Et, à l’appui de son serment, le sergent cracha par terre avec majesté et précision. Guillaume partit en direction des cuisines aussi vite que le permettait l’encombrement, à même le dallage, des paillasses et des corps assoupis ou gémissants sur lesquels se penchaient, ici ou là, une religieuse ou un infirmier bénévole.

Non sans susciter sourires et haussements d’épaules, Guillaume se procura dans la cuisine ce dont il avait besoin, puis se dirigea d’un pas vif vers la porte du potager, examina les gardes postés par les Anglais, fit demi-tour, et entreprit de retraverser l’hôpital afin de sortir par la grande porte. Les hommes qu’il venait d’entrevoir appartenaient à ce corps de Rangers américains qui haïssaient les Canadiens dont ils convoitaient les terres et qui, depuis le début de la guerre, pillaient, brûlaient et volaient tout ce qui leur tombait sous la main. On se répétait même le jugement porté contre eux, un an plus tôt, par le général Wolfe, aujourd’hui défunt : « Les Américains sont, en général, les plus sales individus et les plus méprisables lâches que vous puissiez imaginer. On ne saurait compter sur eux dans une bataille. Ils s’écrasent dans leurs propres ordures et désertent par bataillons entiers, y compris les officiers. Ces coquins-là sont plutôt un encombrement qu’un réel élément de force pour une armée… » Évidemment, c’était il y a un an. À présent les troupes anglaises, en nombre tout juste suffisant, ne pouvaient faire fi de ce renfort.

À la grande porte, Guillaume déboucha dans les jupons d’un immense Ecossais occupé à discuter sur le mode aigre-doux avec l’aumônier de l’hôpital, en assez bon français d’ailleurs.

— Que vous voyiez en nous des hérétiques, clamait le premier, voilà qui nous est bien égal et si j’étais vous, mon petit monsieur, j’essaierais de me montrer un peu plus aimable. Si nous étions vraiment de mauvaises gens, nous raserions cette maison en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Alors, on se tient tranquille !

— Je ne veux pas vous offenser, officier, plaida M. de Rigauville. Je voulais seulement vous faire observer que cet hôpital renferme pour l’instant trois communautés de femmes et que, si vous prétendez vous y installer, ces saintes créatures en seront très choquées…

— Parce que nous sommes des soldats ? Et que soignent-elles en ce moment, sinon les soldats du roi de France ?… Eh là, gamin, où prétends-tu aller, ajouta-t-il en apercevant soudain Guillaume qui entreprenait de le contourner.

— Pas loin, monsieur, répondit l’enfant sans se laisser impressionner. Comme vous pouvez voir à ce que je porte, je vais à la pêche…

— À la pêche ? fit l’autre, abasourdi par l’aplomb de ce jeune assiégé. Et… pour quoi faire ?

— C’est l’évidence, monsieur : pour prendre du poisson. Nous avons de moins en moins de vivres et beaucoup de blessés. Un peu de poisson frais serait le bienvenu…

— Et où prétends-tu aller pêcher ?

— Par-là ! fit l’enfant en montrant l’autre rive du ruisseau, un peu au-delà de son confluent avec la rivière Saint-Charles. Il faut aller jusqu’au pied du palais de M. l’intendant. On y trouve beaucoup de poissons à cause des détritus qu’on jette dans l’eau…

— Ah oui ? fit l’autre, intéressé. Alors, je te propose un marché : je te laisse y aller, et tu partages ta pêche avec moi. De toute façon, ajouta-t-il avec un rire hennissant, tu seras bien obligé d’en passer par là si tu veux rentrer.

— Ne soyez pas stupide ! protesta l’aumônier. Cet enfant risque de se faire tuer. Vous savez bien qu’en dépit de la trêve observée pour la mort des deux chefs, on tire tout de même de part et d’autre…

Comme par enchantement, le Highlander, ravi de contrarier son ennemi, se rangea aussitôt du côté de Guillaume.

— Va donc pêcher, garçon ! Tu as ma bénédiction. Mais n’oublie pas notre marché ! Holà, vous autres ! hurla-t-il à l’adresse de ses compagnons qui gardaient le petit pont, laissez passer ce mioche ! Il va à la pêche…

— Il en a de la chance ! répondit une voix morose. J’espère qu’on va bientôt nous permettre d’y aller aussi…

Sans plus s’occuper du débat, Guillaume courait déjà dans la direction indiquée. Ses jambes maigres mais nerveuses eurent vite raison du quart de lieue qui le séparait de son but soigneusement choisi : les murailles de Québec n’enveloppaient pas le palais de M. Bigot qui jouissait ainsi d’un agréable débouché sur le fleuve. La porte de l’intendance, elle, s’ouvrait dans la côte du Palais, un peu au-dessus. L’enfant savait naturellement qu’il allait rencontrer des gardes mais son discours était déjà prêt. Avant de les aborder, il se débarrassa de sa gaule, de son fil et de son seau, puis ferma les yeux bien fort en se rappelant ce qui s’était passé aux Treize Vents la veille. Et ce fut avec une figure noyée de larmes qu’il se précipita vers les factionnaires, lesquels appartenaient d’ailleurs à la milice de la ville.

— Je vous en prie, monsieur, laissez-moi entrer ! Il faut à tout prix que je voie M. de Bougainville, ou M. de Bourlamaque, ou un autre de vos chefs…

— Ils ont autre chose à faire qu’écouter un gamin. Qu’est-ce que tu leur veux ?

— Il est arrivé un grand malheur et ma mère a besoin d’aide…

— On a d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’une femme, gronda le milicien en croisant son fusil pour empêcher l’enfant de passer.

Mais l’un de ses camarades l’avait reconnu.

— Attends un peu ! C’est le petit Tremaine, le plus jeune des fils du docteur. Que se passe-t-il, gamin ?

— Mon père est mort, M. Tavernier aussi et ma mère est à l’hôpital, gravement blessée. Je vous en supplie, laissez-moi aller voir M. de Bougainville. C’est notre ami… Moi, je ne sais plus quoi faire…

— Tremaine est mort ? Mon Dieu… C’est affreux. J’en ai bien de la peine, petit, mais je ne vois pas ce que le colonel pourrait t’apporter comme secours : nous serons peut-être tous morts demain quand l’assaut sera donné… Tu ferais mieux de rentrer à l’hôpital…

— Non. Il faut que je lui parle. Il doit être au château Saint-Louis… Laissez-moi passer !

— Après tout, nous n’avons aucune raison de t’en empêcher, mais je te préviens : il y a foule là-haut, sur l’esplanade…

Une foule, en effet, dense, sombre, battait les abords du château des gouverneurs6 : des hommes qui criaient leur désespoir, des femmes à genoux qui priaient… Les cloches des églises encore debout commençaient à frapper la note funèbre du glas. Au long des rues que Guillaume venait de suivre, la nouvelle volait d’une maison à l’autre, d’une place à un carrefour : le marquis de Montcalm était mort, et avec lui l’espoir de tous ces gens dont certains couraient çà et là, comme privés de raison, dans les artères jonchées de débris de toute sorte. Le chagrin était général… mais la panique commençait à poindre, comme si cette mort, à laquelle on refusait de croire jusqu’à présent contre toute vraisemblance, venait d’ouvrir dans le rempart une brèche fatale.

Et ce n’était rien d’autre, au fond. La retraite de l’armée vers Jacques-Cartier avait ébranlé le mur de certitudes dont s’enveloppaient les gens de Québec. La mort du héros les jetait à terre. Eût-il survécu contre vents et marées qu’aucune force humaine n’eût pu les contraindre à désespérer. On savait qu’il y avait un nouveau chef, que le chevalier de Lévis était un homme de grande valeur et qu’il se battrait jusqu’au dernier souffle. Pourtant ce n’était pas la même chose.

Guillaume n’eut aucune peine à pénétrer dans le château Saint-Louis : les sentinelles pleuraient sur leurs armes et aucune ne se soucia de lui.

Le palais des gouverneurs de Québec ne méritait guère ce nom et n’offrait aucune ressemblance avec Versailles ; en dépit du fait qu’il constituait le centre des mondanités canadiennes, souvent fort brillantes, c’était surtout un gros manoir enfermé avec son jardin dans d’épaisses murailles, et entouré de quelques bâtiments militaires. M. de Vaudreuil y menait, avant le siège, une existence fort agréable, tout en passant une partie de l’hiver à Montréal, moins ouvert aux vents glacés. Il se contentait de revenir au printemps pour l’événement : le premier courrier arrivé de France après la fonte des glaces.

Dans cette vaste maison, Guillaume suivit son instinct, marchant vers l’endroit où il semblait y avoir le plus de monde. Il parvint ainsi à une large porte devant laquelle veillaient deux gardes-marine armés de pertuisanes qu’ils croisèrent devant lui lorsqu’il voulut entrer. Il allait recommencer son plaidoyer quand celui qu’il cherchait apparut comme par magie, le visage ravagé de douleur et de colère, traînant après lui un homme vêtu comme un ouvrier qui portait quelques outils et ne cessait de protester :

— Comprenez donc, monsieur l’Officier, que je ne suis pas un vrai menuisier. Ce n’est pas parce que je faisais quelques bricoles chez les dames Ursulines que je peux venir à bout d’un cercueil, j’en ai jamais fait !

— C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Et il nous faut ensevelir décemment M. le marquis de Montcalm…

— Y a des ébénistes, des gens du bois pour ça et moi…

Bougainville approcha son grand nez menaçant à un petit poil de celui de son captif :

— Aucun de ceux qui restent ne veut le faire ! Ils clament tous qu’ils n’ont pas le cœur à clouer des planches pour un homme qu’ils aimaient et respectaient… que ça porterait malheur à la corporation !

— Et moi alors, ça me portera pas malheur ? Moi aussi je le vénérais et…

À cet instant, un homme assez corpulent et richement vêtu sortit de la chambre. Guillaume reconnut le gouverneur. Il avait entendu la conversation et posa sur le malheureux un regard lourd.

— Ou tu fais ce qu’on te dit, ou je te fais jeter dans la plus profonde de nos prisons. Entre ici ! On va t’apporter ce qu’il te faut. Tu as tout intérêt à m’obéir, Michel Bonhomme !

Posant sur l’épaule du malheureux une main encore plus pesante que son regard, M. de Vaudreuil l’entraîna à l’intérieur de la chambre. Bougainville allait suivre quand Guillaume s’accrocha à son bras au risque d’être jeté à terre par le mouvement brutal qui suivit. Alors, il cria :

— Il faut que je vous parle ! Regardez-moi, au moins !

Le regard las de l’officier tomba sur lui et s’éclaira un peu.

— Petit-Guillaume ! soupira-t-il. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je voulais vous voir parce que j’ai besoin de vous…

— Pour devenir marin ? fit l’autre amèrement.

— Non. Parce que j’ai besoin d’aide. Mon frère a assassiné notre père et Adam Tavernier, blessé ma mère presque à mort mais nous avons pu, Konoka et moi, l’amener à l’Hôpital général. Les Treize Vents n’existent plus et nous ne pouvons pas rentrer dans notre maison de la rue Saint-Louis, si nous voulons vivre encore un peu. Richard ne manquerait pas d’achever son ouvrage…

— Mon Dieu !…

Vivement, l’officier prit la main de l’enfant pour l’entraîner dans l’embrasure d’une fenêtre, un peu à l’écart des allées et venues incessantes. Là, il se pencha vers lui :

— Que veux-tu de moi ?

— Faites mettre Richard en prison afin qu’il ne puisse plus nous faire du mal ! Je veux qu’on le pende ! D’abord c’est un traître…

Rapidement, Guillaume raconta ce qui s’était passé à l’anse au Foulon et la suite. Bougainville l’écoutait, avec, sur le visage, une expression plus douloureuse encore qu’auparavant. Pour finir, le gamin leva sur son ami un regard grave, où seul l’espoir qui s’y lisait appartenait encore à l’enfance.

— Vous allez le faire, n’est-ce pas ? On va le mettre en prison, le pendre ?…

Le colonel hocha la tête lentement et la lumière s’éteignit dans les yeux de Guillaume.

— Non ?… mais pourquoi ?… C’est un assassin !

— J’ai bien compris… Tout ce que je peux te promettre, c’est de lui passer mon épée à travers le corps si je mets la main sur lui, ou de le faire fusiller par mes hommes, ce misérable traître. Mais je ne peux pas le faire appréhender, et moins encore juger et exécuter.

— Pourquoi ?

— Regarde où nous en sommes ! Assiégés, bientôt exterminés peut-être car nous ne sommes plus en forces. Lui, il est chez les Anglais qui sans doute paieront royalement une félonie à laquelle ils devront cette Nouvelle-France si longtemps convoitée…

— Qu’est-ce que nous allons faire, alors ?

— Attendre et prier Dieu ! Dans l’état actuel des choses, c’est à lui qu’il faut remettre la vengeance qui de tout temps, d’ailleurs, lui a appartenu.

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas !… C’est trop injuste !

— Je le pense aussi, Guillaume, mais il faut garder confiance. Je te jure de faire l’impossible pour trouver Richard. Jusque chez les Anglais, s’il le faut, quand les combats cesseront.

— Comment ferez-vous ?

— Il se trouve que je connais George Townshend qui remplace le défunt général Wolfe. Nous nous sommes rencontrés à Londres il y a peu d’années. C’est un homme d’honneur incapable d’accueillir un assassin, même s’il lui doit quelque chose. Rentre à l’hôpital, Guillaume, c’est ce que tu as de mieux à faire, et veille bien sur ta mère ! Tu es le seul homme de la famille, à présent. Ton devoir est auprès d’elle. Par où es-tu venu jusqu’ici ?

Les explications de Guillaume attirèrent un pâle sourire sur le visage de son ami.

— Pas une mauvaise idée !… Ça pourrait servir, ce chemin-là !… En attendant, je vais te faire raccompagner jusqu’à la porte de l’intendance et si j’ai un conseil à te donner, c’est de te mettre à la pêche au plus vite. Tu as trouvé un bon moyen pour sortir : il faut le garder. Et surtout, ne pas éveiller de soupçons ! Est-ce que tu as confiance en moi ?

— Oui, affirma Guillaume sans l’ombre d’une hésitation.

— Alors, dit Bougainville, serrons-nous la main comme les bons compagnons que nous avons toujours été !

Raide de fierté, Guillaume tendit sa paume sale que l’officier emprisonna dans une chaleureuse étreinte. Devant l’orgueil qui tendait ce visage d’enfant, maigre et attirant, Bougainville dut lutter contre l’émotion qui s’emparait de lui, et l’envie de prendre dans ses bras ce gamin si grave et si vaillant, de baiser sa joue brune. Mais quelque chose lui dit que Guillaume n’apprécierait pas ce geste : il ternirait à ses yeux celui qui venait de les mettre sur un pied d’égalité…

— À bientôt, monsieur de Bougainville, dit-il gravement. Et que le bon Dieu vous protège ! Nous n’avons plus que vous…

Une demi-heure plus tard, ayant récupéré son matériel de pêche, Guillaume, assis sur un rocher abrité, jetait son fil dans l’eau sans plus retenir ses larmes… La fin de son pays, elle était inscrite en toutes lettres devant lui, avec les pavillons des vaisseaux anglais à poste devant ce pont de bateaux qui reliait naguère la ville et le camp de l’armée française à Beauport. Les Britanniques s’occupaient joyeusement à le piller, raflant les canons que l’on n’avait pas eu le temps de ramener, faisant main basse sur la cité de toile et tout ce qu’elle contenait… À cet endroit, la campagne jusque-là préservée portait à présent l’empreinte de la guerre, tout comme la rive sud du Saint-Laurent : villages noircis, fermes éventrées, champs tellement ravagés que l’on pouvait se demander s’il leur arriverait encore de produire quelque chose.

Plongé dans ses pensées amères, Guillaume en oubliait totalement ce qu’il était en train de faire, mais ce jour-là, apparemment, certains poissons neurasthéniques nourrissaient d’étranges idées de suicide car ils se donnèrent un mal inouï pour se faire prendre. Tant et si bien que l’enfant se laissa distraire et fit la meilleure pêche de sa vie : lorsqu’il rejoignit l’hôpital, son seau débordait. L’Écossais le félicita chaudement et, rendu respectueux par un tel talent, lui laissa les trois quarts de ses prises.

Le succès qu’il rencontra auprès des sœurs cuisinières perdit beaucoup de son éclat lorsqu’il se retrouva face aux six pieds de haut d’un Konoka devenu blanc d’angoisse et auquel il eut grand mal à faire admettre son escapade. Il fallut parlementer longtemps pour qu’enfin l’Abénaki se décide à déclarer :

— Petit-Guillaume avoir raison sur idée générale mais obtenir justice trop difficile pour lui. Promettre plus rien faire sans Konoka !

— Tu veux m’aider ?

— Tout naturel, non ? Seigneur Dieu dire vengeance être mauvaise chose mais Grand Manitou dire être devoir pour guerrier !

— Tu choisis le Grand Manitou ? fit Guillaume qui ne comprenait pas bien comment l’Indien pouvait s’arranger de ses deux croyances.

— Oui. Grand Manitou content, Konoka demander après pardon à Seigneur Dieu !…

Le soir même, pendant que l’on célébrait un semblant de service funèbre dans l’église des Ursulines pour le général de Montcalm – emballé plutôt mal que bien dans une sorte de coffre qui ressemblait fort peu à un cercueil –, les tirs d’artillerie reprirent. Une bombe tomba dans le jardin où l’on pensait ensevelir le corps. Ce fut elle qui se chargea de la sépulture : pressés par l’urgence de retourner au combat, les soldats présents descendirent Montcalm au fond de ce trou que trois fossoyeurs bénévoles entreprirent de combler, tandis que tous les autres couraient aux remparts.

Le lendemain, M. de Vaudreuil prenait le parti de se retirer sur Montréal sous prétexte que les vivres étaient insuffisants pour les défenseurs de Québec. À sa place il laissait M. de Ramesay, un officier déjà âgé, vaillant mais de peu de résolution, avec une garnison décidée à se battre jusqu’au bout. Bougainville repartit avec lui pour rejoindre ses troupes et le chevalier de Lévis qui, prévenu du désastre, devait arriver de Montréal. Malheureusement, les bourgeois restés dans la cité vinrent signifier à Ramesay qu’ils estimaient en avoir assez fait en sacrifiant leurs maisons et une partie de leurs biens : ils se refusaient à voir leurs femmes et leurs enfants égorgés lors du dernier assaut qui serait terrible. Ils obtinrent gain de cause et, le 18 septembre, Québec se rendait aux Anglais. Le chevalier de Lévis, qui, accompagné de Bougainville et des siens, arrivait à marche forcée avec des vivres et trois mille hommes, apprit la reddition alors qu’il n’était qu’à huit ou dix lieues de la ville. En même temps lui parvenait l’ordre donné par Vaudreuil de se replier…

Il n’y eut pas d’égorgement collectif comme on le craignait. Heureux de s’en tirer à si bon compte, les Anglais montrèrent une modération due surtout à leur désir de se concilier ce qui restait des habitants et de s’installer pour longtemps.

Si les gens de l’Hôpital général n’eurent pas non plus à endurer de sévices, ce n’en fut pas moins pour eux le début d’une nouvelle sorte d’enfer. Envahies par les vainqueurs qui leur imposaient à présent leurs blessés et leurs malades, les sœurs de la Charité virent le peu de vivres qui leur restaient pillés impitoyablement, ainsi que les effets personnels des réfugiés. En outre, il leur fallait trouver des lits et de quoi manger pour les soldats chargés de les garder, mais ce dont elles eurent le plus à souffrir fut la difficulté où elles se trouvaient d’entendre la messe : les Anglais, jetant dehors malades et blessés, s’installèrent dans la chapelle, riant et plaisantant à haute voix dès qu’un office commençait…

Heureusement, Mathilde allait mieux. La fièvre tombée, sa blessure se refermait rapidement. Elle partageait à présent la cellule de sœur Marie-Joseph avec trois autres religieuses. Guillaume et Konoka couchaient toujours dans la grange mais n’y disposaient plus que d’un mince espace car les malades expulsés de la chapelle s’y entassaient désormais. À leur grand regret, La Violette n’était pas du nombre : dans la nuit qui suivit la capitulation, le sergent disparut sans que l’on sût par quel trou, avec sa jambe appareillée, il avait bien pu se faufiler. Sans doute avait-il profité de l’enterrement de deux soldats dans le jardin du petit cloître pour passer par la sacristie : lorsqu’il s’y rendit pour servir la messe au petit jour, Guillaume s’aperçut que la fiole d’eau-de-vie de pomme n’y était plus…

Guillaume rongeait son frein et tournait en rond dans la maison comme un écureuil en cage. Le temps était redevenu détestable. Un fort vent du nord-est soufflait depuis deux jours, empanachant la ville meurtrie et les hautes collines d’un brouillard gris sale et précipitant sur toute la vallée du Saint-Laurent des tourbillons de feuilles devenues uniformément brunes. Puis la brume se transforma en une pluie froide qui cinglait cruellement. Il ne pouvait être question de sortir et l’enfant en souffrait presque autant que de la présence des vainqueurs. Cette présence, il la ressentait comme une brûlure parce qu’il portait en lui le sang du traître et que, d’une certaine façon, il se sentait responsable.

Il n’avait pourtant guère à se plaindre des occupants. Sa tignasse rouge et sa mine farouche lui valaient même une certaine sympathie, surtout chez les Écossais qui lui trouvaient une ressemblance avec leurs propres garçons. Cela ne l’empêchait pas de garder avec eux une distance dont, bizarrement, ils ne lui tenaient pas rigueur, y voyant au contraire la preuve indubitable d’une quelconque ascendance britannique. D’autant qu’il se montrait toujours d’une irréprochable politesse.

Même auprès de sa mère, Guillaume ne trouvait pas de véritable réconfort. Mathilde ne prenait pas part au grand drame qui se déroulait autour d’elle. Depuis qu’elle se savait vivante et destinée à le rester, elle ne pensait plus qu’à quitter un pays dont Guillaume découvrait à présent qu’elle ne l’avait jamais aimé. Et l’enfant en venait même à se demander si la perte de son époux lui faisait éprouver un très grand chagrin.

Au soir du 20 septembre, comme Guillaume venait d’embrasser sa mère en lui souhaitant une bonne nuit, sœur Marie-Joseph arriva tout agitée : Mme Tremaine et son fils devaient se rendre immédiatement à la porterie où ils étaient attendus.

Ils s’y rendirent aussitôt et, à leur grande surprise, se trouvèrent en présence d’un général anglais, superbe dans son uniforme rouge galonné d’or, qui se tenait à demi assis sur la table de la sœur tourière. La supérieure était là elle aussi, mais à l’arrivée de la mère et de l’enfant elle s’esquiva silencieusement.

Après avoir considéré un instant les nouveaux venus qui le regardaient sans rien dire, l’imposant personnage déclara enfin dans un français irréprochable et dépourvu d’accent :

— Vous êtes bien Mme Tremaine, et cet enfant est votre fils Guillaume ?

— En effet, dit Mathilde qui s’était contentée d’une brève inclination de la tête.

— Je suis lord Townshend et je commande à présent les troupes qui ont pris Québec…

— … grâce à la trahison de mon beau-fils et…

— Je ne veux pas le savoir. Si je suis ici ce soir, c’est parce que j’ai reçu d’un officier français que j’estime une lettre qui m’intéresse à votre sort. Selon M. de Bougainville, votre situation est des plus pénibles. Je suis donc venu vous demander ce que je pouvais faire pour vous…

La réponse vint, si rapide que Guillaume se sentit rougir.

— Aidez-nous à quitter ce pays ! Je ne suis pas d’ici, my lord, mais de Normandie, et je n’aspire qu’à rentrer chez moi. Si vous voulez bien m’y aider…

— Moi, je ne veux pas ! cria Guillaume, saisi d’une sorte de panique devant ce que Mathilde voulait obtenir. Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que nous deviendrons, si vous ne voulez même pas savoir que vous devez votre victoire à un assassin, à un garçon qui a osé…

— Guillaume ! s’exclama la mère en attirant son fils d’une main et en essayant, de l’autre, de lui fermer la bouche. Mais le petit se débattait et Mathilde n’avait plus guère de force. Elle défaillit et il fallut lui avancer un tabouret.

L’Anglais, que l’apostrophe de l’enfant avait d’abord amusé, le regardait à présent avec sévérité.

— En Angleterre, les enfants se taisent quand les parents parlent ! Vous devriez avoir honte de faire cette peine à votre mère !

— Pourquoi est-ce que j’aurais honte de dire que c’est ici mon pays à moi, que je l’aime et que je veux y rester ?

— Certes, certes… pourtant il va bien falloir le quitter. Il m’est impossible d’assurer la sécurité de votre mère et c’est d’elle, je pense, que vous devez vous soucier en premier lieu. C’est donc à elle que je m’adresserai. Votre désir de rentrer en France, madame, rejoint mes intentions. Je viens d’autoriser le départ de l’un des navires de commerce français qui se trouvent dans le port… Il appartient à un certain Benjamin Dubois, de Saint-Malo, et mettra à la voile avec la marée de demain matin. Il embarquera une partie des soldats qui se sont battus ici et qui veulent rentrer chez eux. J’ai ordonné qu’une cabine vous soit donnée…

— Demain matin ? articula Guillaume, désespéré. Ce n’est pas possible ! C’est trop tôt !

— C’est au contraire la seule possibilité. D’ici à quelques jours il ne sera peut-être plus possible de gagner la mer libre. De surcroît, mon garçon, il est inutile de discuter ! C’est un ordre. Vous seriez mené à bord de force si vous tentiez d’échapper. Madame !

Townshend salua sèchement et se dirigea vers la sortie où l’attendait un piquet de grenadiers. Mais soudain il se ravisa :

— J’allais oublier : M. de Bougainville a joint à sa lettre un message destiné à ce Dubois – apparemment son ami et un homme de bien. Il veillera à ce qu’une fois en France vous puissiez rejoindre le lieu qui vous conviendra…

Un flot de sang monta aux joues de Mathilde dont les yeux brillèrent de joie. Elle saisit la lettre et la cacha sous le fichu de laine qui couvrait ses épaules.

— Comment vous remercier, my lord ?

— En apprenant à votre fils à ne point haïr l’Angleterre. S’il aime tellement le Canada, pourquoi n’y reviendrait-il pas… dans quelques années ?

Guillaume n’entendit pas ces derniers mots : il venait de fuir l’étroite pièce où l’on venait de disposer de sa vie future sans lui permettre seulement de se défendre. Il courait à travers l’hôpital sans se soucier de ce qu’il bousculait, talonné par le besoin de retrouver son coin de grange et surtout Konoka. À cet instant il haïssait farouchement cette mère tant aimée cependant et, comme un animal qui vient de flairer un piège, ne songeait plus qu’à lui échapper. Tous ses espoirs refluaient vers son ami indien : il fallait que, cette nuit même, Konoka l’emmenât loin de cette maison où il étouffait. Tous deux pourraient retourner en pays abénaki : personne ne viendrait les y chercher. Il devait être possible d’y grandir et de devenir un homme assez fort pour venir, ensuite, réclamer ses droits et venger ses morts… Une fureur telle possédait l’enfant qu’il en oubliait et sa promesse et tout ce qui le liait jusque-là à sa mère qui l’avait cruellement déçu. Il préférait ne plus la voir, même si cela devait durer des années, plutôt que d’accepter de vivre dans un pays dont il ne voulait pas…

Hélas, Konoka balaya en peu de mots le beau projet : il n’était pas question, pour lui, d’emmener Guillaume. D’abord parce qu’il ne désirait pas rentrer dans sa tribu, ensuite parce que Guillaume devait accomplir son devoir : suivre sa mère, où qu’elle aille.

— C’est pas vrai ! hurla le gamin en ravalant des larmes qui l’enrouèrent. Mon devoir c’est de retrouver Richard et de le…

— Non. Trop jeune ! Grandir avant faire ouvrage d’homme !

— Alors il va s’en tirer ? Personne ne lui fera expier ses crimes ?

— Si. Konoka ! Rester pour ça et aussi pour combattre. Après vengeance rejoindre les autres à Montréal…

— Emmène-moi ! supplia Guillaume. Je voudrais tant aller à Montréal !

— Non. Konoka devoir se cacher pour débusquer vilain gibier. Dire adieu maintenant !

— Tu ne veux même pas attendre le départ du bateau ?

L’Indien considéra un instant le visage douloureux de l’enfant. Il l’aimait et c’était dur de s’en séparer, mais un homme devait savoir choisir devant une croisée de chemins. Le sien s’enfonçait dans les profondeurs de l’immense pays pour le conduire au but qu’il s’était fixé. Celui de Guillaume passait par la mer et il lui fallait accomplir son destin. En outre et en dépit du léger mépris où il tenait la gent féminine, Konoka portait à Mathilde une certaine estime et se refusait à la priver du seul être qui lui restât. Il s’agenouilla auprès de Guillaume.

— Non. Adieux doivent être courts. Konoka profiter nuit noire pour fuir… Il faut avoir courage, jeune loup, et accepter attendre griffes devenues longues et dures comme ça !

Tout en parlant, il ôtait de son cou un lien de cuir auquel était pendue une griffe de loup. D’un geste vif, il le passa au cou de l’enfant qui, sachant combien son ami tenait à ce trophée, devint soudain très rouge.

— Tu me la donnes ? souffla-t-il, les yeux soudain brillants d’orgueil.

— Oui. Te portera chance ! Jamais oublier Konoka t’aimer comme fils !

Brusquement, il entoura l’enfant de ses longs bras, le serra contre lui, se releva, chercha sous la paille un balluchon qu’il avait dû préparer d’avance et, sans faire plus de bruit qu’un chat, s’enfonça dans les ombres de la grange. Seul le léger grincement de la porte apprit à Guillaume qu’il était parti. Alors, serrant dans sa main le présent de Konoka, Guillaume s’abattit dans la paille et y sanglota jusqu’à ce que la fatigue vînt à bout de ses larmes.

Quelques semaines plus tôt, le départ d’un bateau pour la France suscitait une gaieté à peine retenue – et encore ! uniquement chez les pessimistes et chez les femmes – par la notion des dangers d’une longue traversée : la tempête, la maladie, les pirates, même si en réalité personne n’y croyait vraiment. Les marins ne doutaient ni de leur science ni de leurs muscles. Les voyageurs allaient rejoindre la mère patrie pour retrouver de la famille ou vaquer à leurs affaires. Quelles que soient les raisons, l’idée du retour flottait sur l’activité babillarde du port et du navire. Cette fois, en dehors des commandements animant la troupe qui s’embarquait, du piétinement des hommes et des sifflets de manœuvres, on n’entendait rien : tous avaient conscience d’abandonner un peu d’eux-mêmes sur cette terre devenue anglaise et qu’ils ne reverraient certainement plus.

Debout auprès de sa mère, Guillaume dévorait Québec des yeux. Elle était si malade à présent, sa ville bien-aimée ! Tant de maisons étaient détruites autour du port qu’il était difficile de retrouver les chemins des escapades du dernier printemps. La maison de M. Lecœur n’avait plus de toit ; Les Trois Pigeons étaient diminués de moitié ; quant au beau magasin de M. Clément, on aurait dit qu’un poing géant s’était abattu dessus… Et puis, tout là-haut, c’étaient les couleurs du roi anglais qui flottaient lourdement sur la Citadelle. Seules les planches qui composaient l’Élise, la flûte de 400 tonneaux qui allait emporter Guillaume, appartenaient encore à la France.

Consciente du désespoir muet de son fils, Mathilde essaya de l’attirer contre elle, à l’abri de sa grande cape, mais il résista. Le regard qu’il tourna vers elle était si lourd de reproches qu’elle eut honte de sa propre joie. Son bras retomba tandis qu’elle murmurait :

— Essaie de comprendre, mon Guillaume ! Nous ne sommes plus que nous deux à présent, nous n’avons plus rien. Même si tu ne veux pas le croire c’est une chance que l’on nous donne en nous permettant de partir. M. de Bougainville s’est montré un bon ami en pensant à nous…

Guillaume ne répondit pas. Il y avait des heures que sa pensée tournait autour de ce même Bougainville. Qu’avait-il voulu faire en intéressant ce général anglais à leur sort ? Les protéger… ou bien se débarrasser tout simplement d’une affaire gênante et de gens encombrants ? Il lui avait demandé sa confiance et Guillaume la lui avait donnée, mais il regrettait à présent d’être allé vers lui. Tout ce mal pour aboutir à ce résultat désespérant : un embarquement précipité, la séparation d’avec Konoka et surtout, surtout, la pensée déchirante de Marie-Douce ! Hier encore il n’y avait entre eux qu’une toute petite centaine de lieues ! Ce navire dont les voiles montaient l’une après l’autre le long des mâts allait en étendre indéfiniment la distance jusqu’à l’immensité d’un océan. Il ne verrait plus sa frimousse à fossettes, il ne l’entendrait plus rire, il ne tiendrait plus sa menotte soyeuse dans la sienne…

Soudain, l’Élise bougea. La ville se mit à reculer. Très peu d’abord puis davantage à chaque instant. Le reflux entraînait le navire qui entamait sa descente du Saint-Laurent. Et puis, tout à coup, un véritable éclat de tonnerre secoua le pont : un grand cri, un hurlement poussé par les soldats dont certains, blessés gravement, ne vivraient pas assez pour atteindre les côtes de France. Une clameur trois fois répétée :

— Vive le Roi ! Vive la France ! Mort à l’Anglais !

— Qu’est-ce qu’ils espèrent ? fit Mathilde nerveusement. Que les canons nous tirent dessus ?

— Pourquoi pas ? lança Guillaume. Moi, ça me serait bien égal…

Et, tournant les talons, il courut rejoindre ces hommes qui, eux au moins, emportaient des regrets semblables aux siens…

Sous les nuages bas et dans la brise aigre du matin, on entendit longtemps, aux quais de Québec, l’adieu sauvage et douloureux de ceux qui s’en allaient…

Ce fut seulement le surlendemain, quand un immense jet d’eau projeté par une baleine apparut aux approches de l'Élise, au-delà de la pointe sud de l’île d’Anticosti, que Guillaume eut enfin conscience de réaliser son rêve le plus cher : naviguer sur les mers immenses… Avec malgré tout la sensation désagréable que le Destin – pour ne pas dire Dieu ! – se moquait de lui…

IV LE CUL-DE-LOUP

Le vent de novembre soufflait par grandes rafales qui menaçaient constamment l’équilibre de la charrette. Une pluie fine et glaciale tombait d’un ciel couleur de granit et noyait le paysage devenu quasi impénétrable dès lors que l’on avait atteint la forêt. Depuis Valognes, la route étroite ne cessait de descendre, ne remontant que pour repartir de plus belle. Pour plonger encore plus profondément…

Sur le banc du cocher, Guillaume, coincé entre sa mère et le mareyeur, essayait d’avoir chaud. En dépit de son épaisse capote à capuchon, du bonnet de laine enfoncé jusqu’à ses yeux et de ses gros gants, cadeaux précieux de l’excellente Mme Dubois, il se sentait geler petit à petit et enviait l’épaisse peau de mouton qui emballait leur conducteur. Mathilde, elle, portait la grande mante rapportée de Québec sur des vêtements de bon drap dus à l’amitié de leur hôtesse malouine, et ne semblait pas souffrir du temps. Indifférente à la pluie qui la giflait, elle se tenait très droite comme si elle cherchait à voir bien au-delà des oreilles du gros cheval couleur de brume. Ses yeux brillaient d’une joie qu’elle avait peine à contenir à présent que l’on approchait du but, mais que son fils n’arrivait vraiment pas à partager.

Pourtant le voyage en mer avait mis un peu de baume sur sa plaie vive. Grâce à un vent de galerne presque constant et en dépit d’un coup de chien assez tumultueux essuyé au large d’Ouessant, la traversée s’était effectuée en trois semaines ; assez rapidement donc, et même trop au gré du jeune voyageur que ni le roulis, ni le tangage, ni les grosses vagues ne réussirent à faire seulement pâlir alors que ses compagnons – et Mathilde plus encore ! – viraient au vert. Malgré l’inconfort, les odeurs et la nourriture aussi chiche que médiocre, il se sentait chez lui sur ce bateau où l’équipage et les soldats le traitaient avec amitié. Espérant contre toute vraisemblance un événement qui obligerait l'Elise à virer de bord et à le ramener à Québec, il aurait voulu que la traversée durât plusieurs mois comme cela arrivait parfois. Hélas, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : le 17 octobre, la flûte de l’armateur Dubois franchissait les passes de Saint-Malo et venait s’embosser au quai Saint-Louis.

Déception vite effacée : la vieille cité corsaire sanglée dans ses remparts hautains au-dessus desquels d’élégantes lucarnes chapeautées de grands toits d’ardoise semblaient guigner les mouvements du port séduisit Guillaume au premier coup d’œil par l’impression de richesse et de puissance qu’elle dégageait. Des gueules de canons pointaient un peu partout autour de cette étonnante cité dont les plus grandes marées faisaient une île. Quant au quai où les revenants de Québec posèrent des pieds mal assurés, il débordait de marchandises : tonneaux de vins d’Espagne et du Portugal, jarres d’huile, ballots d’épices et surtout un plein chargement d’indigo que les gens du port tiraient d’un grand navire tout juste arrivé de Saint-Domingue. La fin d’une belle journée d’automne et les tendres rayons du soleil couchant exaltaient les couleurs et les senteurs, donnant à l’enfant l’impression qu’il venait d’atterrir dans une sorte de pays magique.

Comme tous ceux de la Nouvelle-France, il savait que Jacques Cartier, le Découvreur, venait de Saint-Malo, et que la ville était en quelque sorte la mère des cités canadiennes. Mais le charme qui l’enveloppait fut rompu momentanément par une remarque amère de Mathilde :

— Regarde, mon Guillaume, cette richesse, cette abondance !… Crois-tu que ces gens n’auraient pas pu nous secourir un peu, nous aider à ne pas mourir de faim, nous qui en espérions tant !

— Est-ce que nous allons habiter loin d’ici ?

— Oui. Et c’est tant mieux ! Chez nous, on ne nage pas dans l’opulence mais on est plus généreux…

Cependant l’accueil de Benjamin Dubois et de son épouse apaisa un peu la rancœur de la jeune femme. La lettre de Bougainville fit merveille et, dans la belle maison de granit, construite près de la Grand’Porte dans le premier quart du siècle, comme dans le domaine des bords de la Rance, les deux réfugiés furent reçus comme s’ils étaient de la famille. Mathilde, épuisée par le voyage, put se reposer et reprendre des forces. Quant à Guillaume qui, en dépit des privations, avait trouvé moyen de grandir encore, il s’épanouissait comme une fleur au soleil dans l’atmosphère bruyante et gaie de Saint-Malo, passant les trois quarts de son temps sur le port où les histoires des marins fleuraient tous les parfums des îles lointaines, des Indes ou de l’Afrique. À d’autres moments, il restait des heures à regarder la mer élargir ou resserrer le Sillon, ce mince cordon ombilical, cette chaîne d’ancre qui amarrait la ville à la terre bretonne, fasciné par le jeu des vagues, espérant parfois voir le lien se rompre et le vaisseau de pierre prendre le large vers les grands océans du Sud.

Sa passion était si évidente que M. Dubois, lorsque Mathilde évoqua leur prochain départ pour le Cotentin, lui proposa de garder son fils pour lui apprendre le métier de la mer : il était certain d’en faire un capitaine, peut-être même un armateur. Elle refusa.

— Puisqu’il ne peut plus être canadien, il sera normand comme ses pères. Vous êtes bretons ici…

— Pas tous ! L’un de mes confrères et amis, Charles Surcouf de Maisonneuve, a ses origines près de Carteret, en pays cotentinois.

— Peut-être, mais la seule idée de me séparer de lui…

— Pourquoi vous séparer de lui ? Vous pourriez rester ici ! Ma femme s’est prise d’amitié pour vous, la maison est grande et je suis souvent absent…

Mathilde pinça les lèvres, ce qui, chez elle, était un signe d’obstination.

— C’est très aimable à vous mais j’ai besoin de rentrer chez moi. Voyez-vous, je ne songe qu’à cela depuis la mort de mon cher époux. Quant à Guillaume, je n’ai plus que lui. Comprenez que je veuille le garder auprès de moi aussi longtemps que possible !

— Je le comprends, mais y parviendrez-vous ? Le garçon est un de ces marins-nés. Je m’y connais, croyez-moi, et je ne crois pas que vous réussirez à le garder bien longtemps…

— La mer, elle nous environne à Saint-Vaast, presque autant qu’ici. Guillaume pourra s’en gorger…

Benjamin Dubois abaissa son pavillon, sans pour autant renoncer tout à fait :

— Emmenez-le donc ! Mais ma proposition demeure valable. Si la vocation de votre fils se développe – et j’en suis certain – vous me l’enverrez. Nous verrons alors ce qu’il convient de faire.

Il fallut donc partir, après des adieux que Mathilde brusqua un peu. Pour éviter de trop longues routes, une bisquine granvillaise embarqua la mère et le fils pour la traversée de Saint-Malo à Granville, par un temps qui se maintenait beau et frais. De là on gagna Coutances où l’on prit place dans le coche qui, par Lessay, la Haie-du-Puits et Saint-Sauveur-le-Vicomte, rejoignait Valognes, une belle et riche cité, si bien pourvue de nobles hôtels et d’élégants couvents qu’on la surnommait le « petit Versailles ». On y passa la nuit dans une auberge modeste, au regret de Mathilde qui enrageait de ne pouvoir rentrer le soir même et qui, si le temps n’eût été soudain si mauvais, se sentait prête à entreprendre les quatre lieues de chemin à pied.

Guillaume, lui, trouvait le voyage assommant et le pays désolant. On avait traversé des landes lugubres, des marais glauques où le ciel pleurait d’ennui, des villages couverts de chaume sur lesquels pointait la flèche ou la tour carrée – crénelée parfois – de l’église, des solitudes mornes et enfin d’épaisses forêts bordant le chemin d’un mur noir et impénétrable. La mer, elle avait disparu. Mathilde avait beau dire qu’on ne tarderait pas à la retrouver, plus belle que tout ce qu’il avait pu voir jusqu’à présent, Guillaume ne pouvait pas la croire. Sous cette pluie incessante qui lui transperçait l’âme, il se demandait s’il reverrait un jour un horizon marin.

L’homme des huîtres – c’était à leur transport que servait sa charrette – n’était guère bavard en dépit des coups d’œil pleins de curiosité qu’il ne cessait de jeter à la voyageuse. En Normandie, on n’est guère causant : c’est faire preuve de mauvaise éducation que poser trop de questions. Il s’était contenté de demander à leur départ après avoir considéré Mathilde un moment :

— C’est-y pas vous la fille à Mathieu Hamel, le saunier ?

— En effet !

— Celle qu’était partie pour s’en aller marier chez les sauvages ?

— En dix ans, on ne change pas tellement et vous m’avez reconnue tout de suite, Célestin Clot. Alors pourquoi ces questions ?

— Pour être sûr ! Quoi que vous en disiez, on change en dix ans. Et ce petiot, c’est qui ?

— Mon fils, Guillaume Tremaine. Son père est mort et notre maison a brûlé. Alors nous rentrons au pays.

— Z’allez trouver du changement…

Un claquement de langue à l’adresse du cheval mit fin au dialogue. Provisoirement tout au moins, car il faut bien meubler le chemin pour le trouver moins long. Au bout d’un moment, Célestin Clot reprit la parole :

— Paraît qu’y a eu la guerre par chez vous ?

— Oui. Les Anglais ont pris Québec et nous ont chassés. Et comme ceux d’ici ne nous ont pas aidés…

— Les Anglais ? Phuut !… Mauvaises gens !

Un long jet de salive dirigé avec maestria au centre absolu d’une flaque d’eau donna la mesure du mépris dans lequel le colporteur d’huîtres tenait le peuple britannique. Après un petit temps de réflexion, il lança :

— Pourquoi qu’il aurait fallu vous aider ? Comme si on n’avait pas assez à faire ici ! Parce que faut vous dire qu’les Anglais, on les a eus aussi l’an passé…

— Les Anglais sont venus ici ?

— Pas vraiment jusqu’ici. C’est ceux de Cherbourg qu’ont eu affaire à eux… Et pas pour leur plaisir !

— Comment est-ce possible ? La ville a des canons, des redoutes, elle est bien défendue ?

— J’pense bien ! Des redoutes et des batteries partout. C’est pour ça qu’y ont pas attaqué de face. Z’ont d’abord débarqué à Urville et sont arrivés par la terre. Cherbourg a rien pu pour s’défendre. D’autant qu’celui qu’était chargé de la côte a rien trouvé de mieux que d’battre en retraite en démolissant les défenses sur son passage… Un intelligent, celui-là !

— Pas un intelligent : un traître ! s’écria Guillaume, indigné. Nous aussi, on a été trahis. Et… est-ce qu’ils sont encore là ?

— Penses-tu, gamin ! Sont restés huit jours, pas un plus : entrés en ville le 8 août, y z’étaient r’partis le 17. Mais qu’est-ce qu’y z’ont fait comme dégâts ! D’abord il a fallu leur donner pas loin de cinquante mille livres ; puis les maisons ont été pillées. Y z’ont enlevé les cloches de l’abbaye et celles de la Trinité… sauf une que l’curé a réussi à sauver.

— C’est effrayant ! murmura Mathilde, horrifiée.

— Si encore y avait que ça ! Parce que c’est pas tout : les bateaux qu’étaient dans l’port, y les ont brûlés. Y z’ont détruit tout c’qui avait rapport à la navigation et pour finir y z’ont fait sauter tout c’que le Roi avait fait faire pour aménager l’port : les jetées, la grande écluse, le pont tournant, les quais. Tout en l’air !…

— C’est rien d’autre que des bandits ! s’écria Guillaume. Moi, quand je serai grand, tout le mal que je pourrai leur faire, je le ferai ! Je le jure !

— Allons, Guillaume ! réprimanda sa mère. On ne dit pas de ces choses !

— Si, quand on les pense. Et moi je tiendrai mon serment. Tant que je vivrai !… Dites, monsieur Clot, pourquoi les Anglais sont-ils venus à Cherbourg pour ne pas y rester ?

— L’aurait fallu une armée d’occupation. Et puis ils voulaient rien d’autre que détruire les ouvrages du Roi qui faisaient enfin de Cherbourg un vrai port pour des bateaux un peu plus gros qu’les barques de pêche. Vingt ans d’travaux ! Si c’est pas malheureux !… Mais, dites donc, j’y pense : vous seriez pas des Acadiens par hasard ?

— Non, dit Mathilde. Nous sommes du Québec. L’Acadie, c’est aussi au Canada mais assez loin de chez nous. Il y a déjà pas mal d’années que les Anglais l’ont prise et ont déporté les habitants…

Célestin cracha de nouveau et tapa ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer.

— Eh bien, m’est avis qu’y z’en avaient encore un petit peu en réserve, ces faillis chiens d’habits rouges, parce qu’au mois d’janvier dernier, y z’en ont jeté à la côte pas loin d’un millier, des pauvres gens à moitié morts de maladie et de misère et tout juste à Cherbourg où y avait plus grand-chose à manger et où, après le malheur, l’hiver était bien l’plus rude qu’on ait vu d’puis les guerres de Religion…

— Des Acadiens ? Près d’ici ? exulta Guillaume. Vous entendez, Maman ? il y a là des amis, des cousins peut-être de maître Adam… Il faut que nous allions les voir…

— Calme-toi, Guillaume ! Nous avons à nous soucier de notre propre devenir. Plus tard, bien sûr, nous essaierons d’aller vers eux, ajouta distraitement Mathilde qui pensait à autre chose…

— D’autant qu’vous aurez p’t’être bien du mal à en retrouver ! Une bonne moitié est morte à peine arrivée. Les autres s’arrangent comme y peuvent…

— Ceux-là non plus, on n’a rien fait pour eux ? fit Mathilde avec amertume.

— Quand on n’a rien, on peut pas donner grand-chose, rectifia sévèrement Célestin. Y’a rien à reprocher à ceux d’Cherbourg ! Se sont montrés chrétiens et z’ont partagé ce qu’on a pu leur apporter… C’est pas bien d’juger comme ça ! D’autant qu’vous avez pas l’air d’être dans l’même cas qu’ces pauvres bougres d’Acadiens ?

Cette fois, Mathilde choisit de ne pas répondre. Elle savait Célestin marié à une redoutable bavarde et ne souhaitait pas se laisser entraîner plus avant dans les confidences. Quant à Guillaume, il n’avait plus guère envie de parler lui non plus et, se serrant contre sa mère, il s’efforça de dormir. La route, droite et monotone, lui paraissait interminable. En outre, il avait de moins en moins envie de découvrir ce qui les attendait au bout.

Cependant, sur une exclamation poussée par sa mère, il ouvrit les yeux et se crut la proie d’un rêve. La voiture venait d’atteindre le sommet de la dernière côte et l’épais rideau d’arbres, en s’évanouissant, venait de laisser place à un immense horizon marin que le ciel, momentanément débarrassé de ses haillons gris et humides, habillait de moirures nacrées. La route plongeait à présent comme si elle avait hâte de se perdre dans un infini aux reflets de perle au bord duquel s’étiraient les formes indistinctes d’un bourg. Sur la mer et le ciel unis dans la même lumière chatoyante se dessinèrent brièvement des enfléchures de navires, des cônes à peine dorés que formaient les tours de guet. Puis tout disparut. Un coup de vent étendit brutalement un énorme nuage gris comme une ménagère le ferait avec une couverture mouillée sur une corde à linge. Le paysage magique disparut.

— Tu as vu, mon Guillaume ? exulta Mathilde qui ne cachait plus sa joie. Tu as vu comme c’est beau ?

C’eût été de la mauvaise foi que prétendre le contraire, mais l’enfant n’eut pas le temps de s’exprimer : leur compagnon reprenait la parole.

— Et où c’est-y que j’vous dépose ? À la saline ?

— Bien sûr. Il est naturel que nous allions chez mon père.

— L’est plus là, maît’Mathieu…

— Je sais. Québec est loin mais nous avions tout de même des nouvelles assez régulières. Mon frère, je pense, nous accueillera…

— L’est plus là non plus ! Depuis la dernière Saint-Michel !…

Mathilde pâlit et regarda son voisin avec une sorte d’horreur. Il venait de lui assener la nouvelle sans plus d’émotion que s’il s’agissait du cours des huîtres au dernier marché.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

L’homme haussa les épaules et sa tête parut s’enfoncer dans la peau de mouton.

— Les champignons ! Les aimait trop, l’Auguste ! L’était allé en cueillir pas loin d’ici avec son garçon. Ça lui a pas réussi…

— Empoisonné par des champignons ? s’écria Mathilde, libérant le chagrin qui lui venait. C’est impossible ! Auguste les connaissait aussi bien que le docteur Tostain.

— Moi, j’vous dis c’que j’sais ! Un vrai malheur, pour sûr, mais j’ai toujours pensé que c’était pas d’la nourriture du bon Dieu. Faut s’méfier et l’Auguste, eh bien il s’est pas méfié assez.

— Et le reste de la famille n’a rien eu ?

— Paraît que la Simone a été un peu malade mais elle en avait moins mangé, faut croire. Et les petiots pas du tout !

Mathilde ferma les yeux pour essayer de se reprendre. Elle aimait bien ce frère, plus âgé, qui s’était toujours montré bon et affectueux jusqu’à ce qu’il fût question de ce mariage outre-Atlantique. Dieu sait pourtant qu’elle comptait sur lui, alors, pour la défendre et empêcher leur père de l’envoyer là-bas, mais curieusement Auguste avait fait tout le contraire : Mathilde s’était trouvée face à deux volontés bien soudées. On aurait même dit que père et fils souhaitaient son départ au plus vite et Mathilde n’avait jamais compris pourquoi son frère, juste avant son départ, en l’attirant contre lui pour une chaude embrassade, avait glissé à son oreille :

— Je sais que tu es déçue mais un jour tu comprendras que si nous avons accepté de nous séparer de toi, c’est uniquement pour ton bien…

Le temps manquait pour les questions. Il avait bien fallu que Mathilde se contente de ce maigre réconfort. L’explication n’était jamais venue et elle ne viendrait plus, maintenant. À la réflexion Mathilde en était arrivée à penser qu’il s’agissait d’une chose fort simple, tenant tout entière dans la situation de celui qu’on l’envoyait épouser : devenir la femme d’un médecin, d’un homme qui avait du bien, présentait, aux yeux des siens, une sûre promesse de bonheur. D’autant que le docteur ne demandait pas de dot et que, de ce fait, tout l’héritage du maître saunier resterait intact, bien rond, pour Auguste : il était alors question qu’il épouse une fille du fournier de Barfleur, dont il était tombé amoureux à la foire de Quettehou.

Le mariage avait eu lieu environ six mois après celui de Mathilde à Québec et, à cette époque, elle s’était sentie contente de n’y point assister. Non que Simone Amette lui déplût : elle la connaissait à peine. Mais il n’y avait pas eu, entre elles, de ces élans de sympathie qui poussent une toute jeune fille vers une autre du même âge. C’était alors sans importance ; la seule chose qui comptait était le bonheur d’Auguste et la lettre qu’on reçut de lui, à l’époque, en débordait.

À présent seulement, et à mesure que tournaient les roues de la charrette, Mathilde sentait son exaltation se fissurer sournoisement : rentrer chez un frère est une chose, débarquer chez une belle-sœur à peu près étrangère en est une autre. Il y avait certes la grande tradition d’hospitalité, si puissante dans tous les pays normands, qui lui assurait d’être reçue, mais l’agrément n’était pas le même…

Elle pensait aussi à son frère. La douleur de l’avoir perdu lui serrait le cœur. La Saint-Michel, c’était le 29 septembre ; une date bien proche puisque, ce jour-là, elle et Guillaume voguaient encore sur la mer… Qu’allait-elle trouver tout à l’heure, dans la maison qui avait été celle de ses parents ?

Le soudain mutisme de sa mère, sa pâleur aussi, inquiétaient Guillaume qui se demandait à présent ce que l’on allait faire dans ce pays où il ne restait rien, ou presque, de sa famille. Il s’accrocha soudain à son bras.

— Retournons à Saint-Malo, Maman. Nous y avons des amis !

— À Saint-Vaast aussi ta mère en a, mon garçon, coupa l’homme des huîtres. C’est naturel qu’elle veuille s’y rendre. Dans le pays, tu sais, on est plus ou moins cousins. Elle y retrouvera des habitudes… et j’vois pas du tout ce qu’elle pourrait aller faire chez les Bretons !

Mathilde eut un pâle sourire.

— Il a raison, mon Guillaume ! Je t’ai amené ici pour que tu puisses retrouver les racines de notre famille. Tu verras que tu t’y plairas…

Comprenant qu’il n’y avait rien à faire, l’enfant lâcha prise. Sa main, fouillant sous sa veste et sa chemise, alla chercher la griffe de Konoka. C’était devenu chez lui un geste instinctif lorsqu’il sentait vaciller son courage ou, tout simplement, quand il avait envie de pleurer. Il ignorait encore que, dans l’esprit de Mathilde, un nom ne cessait de tourner depuis le premier grincement des voiles de l’Élise envoyées en haut des mâts : celui d’Albin, l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer et qu’elle espérait bien retrouver…

Lorsque la voiture déboucha sur le port, la nuit tombait. On n’y voyait pas grand-chose à cause du crachin, épais comme un brouillard, qui noyait toutes choses. Trois ou quatre lanternes accrochées çà et là dansaient dans le vent et n’éclairaient rien. Deux silhouettes de soldats passèrent, la tête dans les épaules et le tricorne sur le nez, et disparurent comme des fantômes. Quelques lumières cependant se montraient aux fenêtres basses des maisons dont beaucoup n’étaient que des chaumières. À l’exception d’un cabaret où l’on voyait plus de clarté, la vie semblait avoir déserté le petit quai au bord duquel des bateaux, à peine visibles, tiraient en grinçant sur les aussières dont certaines s’attachaient aux canons installés là. Saint-Vaast n’était guère qu’un village de pêcheurs plutôt réduit. La mer en avait gagné une partie et le Roi, qui avait fait fortifier La Hougue et l’île de Tatihou, possédait presque la majorité du terrain. En tout quelque deux mille âmes vivaient sous le triple contrôle de la Marine royale, de l’abbaye de Fécamp et du curé local.

La voiture quitta le port pour s’engager dans un chemin protégé par une levée de terre et de pierres entassées le long de la baie où s’abritaient les salines. Le sel – et aussi les huîtres ! –, c’était la grande richesse de Saint-Vaast. Les récoltes appartenaient par moitié à ladite abbaye de Fécamp et à plusieurs petits propriétaires. Dans ce port du bout du monde, on pouvait s’enorgueillir de ne consommer que du sel bien blanc – un demi-boisseau par an et par personne ! – tiré des vingt-deux salines installées entre le village et Rideau ville. Le reste était vendu par le « receveur de la romaine » qui prélevait un quart du revenu pour la Couronne.

La voiture roula encore un peu, doubla le mur d’un château et atteignit enfin le bord des marais où s’élevait une maison couverte d’un beau toit en schiste. Sur l’arrière, il y avait un petit jardin.

— Vous v’là rendus ! annonça Célestin. À présent j’vous laisse parce que moi aussi j’ai hâte de m’mettre au chaud. Il fait plutôt frisquet tout à coup.

Un coup de vent, en effet, soufflait depuis un moment. Il avait chassé la pluie mais il refroidissait singulièrement l’atmosphère.

Célestin aida Mathilde à descendre tandis que Guillaume sautait à terre, non sans jeter un regard méfiant à la saline qui luisait sourdement dans l’obscurité. Puis il aida l’homme des huîtres à descendre la petite malle que l’on déposa près de la porte. Mathilde, d’un geste de grande dame, tendit une pièce que le bonhomme, après avoir ébauché un geste de refus, finit tout de même par empocher. Cela lui donna l’idée d’en faire un peu plus pour ses voyageurs et il alla frapper à l’huis…

— Hé, Simone Hamel ! V’là d’la visite pour vous.

Puis, sans attendre la réponse, il regrimpa dans sa charrette, fit tourner son cheval et s’enfonça dans la nuit humide. Pendant un instant, on n’entendit plus que le bruit de la mer bien qu’à l’appel du père Clot un bruit eût résonné dans la maison, un bruit qui s’était arrêté. D’ailleurs il y avait de la lumière ; donc il y avait du monde.

Au bout d’un petit moment, Mathilde reprit les choses en main et frappa de nouveau.

— Ouvrez, s’il vous plaît ! C’est moi, Mathilde, la sœur d’Auguste…

Une voix maussade répondit enfin :

— Qui ça ?

— Mathilde Tremaine, née Hamel… Votre belle-sœur, Simone, qui revient de la Nouvelle-France…

Cette fois il y eut une exclamation, mais qui n’avait rien d’enthousiaste. Puis à nouveau un silence qui impatienta la voyageuse.

— Mais enfin, ouvrez ! Pourquoi n’ouvrez-vous pas ?

Vint le bruit d’un loquet. Le rougeoiement de la lumière intérieure enveloppa les deux arrivants. Devant eux, il y avait une petite femme blonde – tout au moins pour ce que l’on en voyait, sous le bonnet tuyauté à large coiffe. Auprès d’elle se tenaient deux enfants, un garçon et une fille, visiblement jumeaux : même taille, mêmes cheveux dorés et mêmes yeux d’un bleu de porcelaine. En outre, ils se tenaient fermement par la main.

La femme, pour sa part, eût été vraiment jolie si son expression eût été plus douce, mais le regard qu’elle posait sur les nouveaux venus, pour être aussi bleu que ceux de ses enfants, manquait singulièrement de chaleur.

— Qui avez-vous dit que vous étiez ?

— La sœur d’Auguste. Mathilde Tremaine. Voici mon fils Guillaume.

Sans ouvrir plus largement la porte, Simone Hamel demanda :

— Et que venez-vous faire ici ? C’est loin la Nouvelle-France…

— Pas au point que vous ignoriez ce qui vient de s’y passer ? Les Anglais sont maîtres du pays à présent, et j’ai eu la douleur de perdre mon époux. Alors, je suis revenue chez mon frère avec l’espoir qu’il nous viendrait en aide…

— Regardez ! Nous sommes en deuil tous les trois. Il nous a quittés voici deux mois…

— Je sais. Célestin Clot, qui nous a conduits depuis Valognes, me l’a dit. J’en éprouve beaucoup de peine, mais est-ce une raison pour nous recevoir sur le seuil d’une porte qui fut celle de mon père ?

— À présent c’est la mienne et celle de mes enfants. Quant à vous, je n’arrive pas à comprendre ce qui vous a prise de revenir ici. Comme si vous n’aviez pas fait assez de mal ?

— Moi ? Du mal ?… mais à qui ?

— Ne faites pas l’innocente ! Vous savez bien pourquoi votre père vous a envoyée épouser ce cousin chez les sauvages. Même que ça lui a pas porté chance à ce malheureux !

— Enfin, de quoi parlez-vous ? s’écria Mathilde, abasourdie, qui commençait à perdre patience. On dirait que nous n’employons pas la même langue ?

— Peut-être bien, mais moi je ne vous veux pas chez moi. J’ai perdu mon Auguste. Pas de votre faute, je veux bien l’admettre, mais si on vous savait chez moi, on aurait peut-être du mal à rester en vie, moi et mes enfants ! Alors filez d’ici !

Mathilde comprenait de moins en moins. De toute évidence, la colère de la femme lui venait d’une peur profonde, quasi viscérale, qui se communiquait à la voyageuse sans qu’elle pût savoir pourquoi et qui la laissait désemparée. Si elle était à ce point indésirable au village, pourquoi donc Célestin Clot ne lui avait-il rien dit ?

— Vous voulez que nous repartions ? articula-t-elle enfin avec peine. Mais où voulez-vous que nous allions par ce temps ?

— Ce n’est pas mon affaire. Il y a l’auberge, mais je vous en prie, allez-vous-en !

— Chez nous, intervint Guillaume, on n’a jamais refusé d’ouvrir la porte à des voyageurs !…

— Tu m’as l’air d’avoir la langue bien pendue, gamin ! fit Simone. Un peu trop pour ton âge. En tout cas, moi je fais ce qui me plaît et je ne veux pas de vous !

Avant que ceux qu’elle chassait ainsi eussent prononcé une autre parole, Mme Hamel avait déjà refermé sa porte. On l’entendit faire claquer un verrou, tourner une clef, puis il y eut l’écho d’une voix enfantine qui demandait :

— Ce sont de mauvaises gens, Maman ?

À quoi la mère répondit avec assurance :

— Oui, des gens qu’il vaut mieux ne pas avoir chez soi et j’espère qu’ils vont s’en aller. De toute façon, je vous défends de parler de cette visite à qui que ce soit ! Vous m’avez comprise ?

Une violente colère s’empara alors de Guillaume. De toutes ses forces, il s’élança sur la porte qu’il martela de ses poings.

— C’est vous qui êtes de mauvaises gens ! s’écria-t-il. Et un jour vous le regretterez !

Puis, se tournant vers sa mère qui, les jambes fauchées, venait de se laisser tomber sur une vieille borne adossée à la maison :

— Venez, Maman ! On ne peut pas rester ici : il fait si froid !

— Où veux-tu que nous allions ?

— À l’auberge, bien sûr. La pluie s’est arrêtée mais le vent souffle.

— Nous n’avons pas beaucoup d’argent, tu sais ?

— Il y en a sûrement assez pour cette nuit, et demain nous verrons.

Il avait raison, elle le savait bien. Pourtant elle ne pouvait se résoudre à quitter les abords de cette maison dont le souvenir la soutenait depuis la mort de son époux. Venir de si loin pour se voir jetée à la rue comme une mendiante ! Le pire était de ne rien comprendre car, dût sa vie en dépendre, Mathilde ne se souvenait pas d’avoir fait le moindre mal à quiconque. Et voilà que la Simone la traitait comme une pestiférée ou une lépreuse !

Comme elle ne bougeait toujours pas, Guillaume se pencha sur elle et la prit sous un bras pour essayer de la faire lever. En vain : sa force et son courage semblaient l’avoir complètement abandonnée. Pourtant, il fallait partir ! De quoi avait-elle l’air, assise à même le sol devant cette porte qu’on lui avait refusée ? Le jeune garçon se sentait plein de colère et de ressentiment contre la vilaine femme – sa propre tante, hélas, qu’il le veuille ou non. Pour le moment, sa maison était aussi inexpugnable que les grandes tours dont il avait aperçu les silhouettes depuis le port. Laissant Mathilde à son abattement, il s’attela à l’une des poignées du petit coffre dans l’intention de le tirer – il était trop lourd pour des bras de neuf ans.

— Restez sur cette pierre si cela vous plaît ! déclara-t-il avec sévérité. Moi je m’en vais. Je ne veux pas que l’on nous trouve ici. J’aurais trop de honte ! Demain nous repartirons pour Saint-Malo !

Le crissement du bois sur la terre durcie parut agir comme un révulsif sur Mathilde. Avec un soupir, elle réussit à se lever pour aller prendre sa part du fardeau. Quand il sentit qu’elle s’emparait de l’autre poignée, Guillaume sourit :

— Nous allons bien trouver un endroit pour nous abriter ! Vous avez besoin d’une soupe bien chaude… et puis de vous reposer !

Le ton nouveau qu’employait son fils réussit à percer l’épaisse brume de chagrin et de déception où Mathilde se mouvait comme dans un mauvais rêve. C’était celui d’un homme décidé à prendre les choses en main et cela lui fit du bien : tout à coup, elle éprouvait le sentiment d’une force protectrice, non sans se blâmer de sa soudaine faiblesse.

Ils marchèrent un moment le long de la saline, retrouvèrent le village et, enfin, atteignirent la Grand-Rue qui prolongeait la route de Valognes et traversait le bourg de part en part jusqu’à la mer. Ils allaient en tourner l’angle quand Mathilde qui, dans sa lassitude, traînait un peu les pieds, buta contre une pierre et tomba sur les genoux avec un gémissement de douleur.

Cette lourde chute effraya Guillaume plus que les larmes dont il venait d’être témoin : il comprit à quel point sa mère subissait un calvaire et combien cette malle, si petite pourtant, pesait le poids d’une croix pour une femme épuisée. Incapable de la remettre debout, il chercha autour de lui du secours. Il allait appeler quand une femme, enveloppée d’une grande mante noire, se détacha soudain des obscurités de la place et vint à eux. Guillaume arracha poliment son bonnet :

— Oh, madame, pouvez-vous m’aider, s’il vous plaît ? J’ai peur que ma mère ne soit malade…

Mathilde, en effet, restait à genoux sur la terre comme si elle espérait y demeurer à jamais plantée. La nouvelle venue, dont un grand capuchon abritait le visage, regarda tour à tour ce maigre garçon au regard fauve et suppliant, et cette femme prostrée que la lanterne du cabaret voisin éclairait vaguement.

— Où alliez-vous comme ça, avec ce bagage ?

— À l’auberge. Ma mère pensait être accueillie chez son frère, là-bas, près du marais, mais il vient de mourir et sa femme nous a jetés dehors. Nous venons de loin…

Son interlocutrice eut une exclamation de surprise, se pencha davantage en rejetant la coiffe qui retombait sur ses traits.

— Mathilde ! fit-elle avec stupeur. Mon Dieu, c’est Mathilde ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?… Et toi, garçon, tu dois être Guillaume ?

— Oui. Vous nous connaissez ?

— Est-ce que ta mère ne t’a jamais parlé de sa cousine Anne-Marie Lehoussois ?

— Si, bien sûr, admit Guillaume dont les souvenirs se réveillaient. Cette Anne-Marie faisait en effet partie de ceux que sa mère évoquait parfois avec une certaine nostalgie. Il savait qu’elles échangeaient environ une lettre par an, et il comprit l’attachement de Mathilde en découvrant le sourire chaleureux de la cousine.

— On ne peut pas la laisser là, fit celle-ci. Elle n’a même pas l’air d’entendre ce qu’on lui dit ! Attends-moi un instant !

Mathilde, en effet, ne bougeait toujours pas. Ses yeux étaient grands ouverts et des larmes en coulaient lentement sans qu’elle fît entendre le moindre son. Anne-Marie s’était relevée et pénétra sans hésiter dans la taverne d’où elle ressortit aussitôt, flanquée de deux vigoureux pêcheurs à qui elle déclara :

— La seule chose à faire, c’est de la porter chez moi ! J’espère qu’elle ne s’est rien cassé…

— On vous fait confiance, Anne-Marie ! approuva l’un des hommes. Elle ne pouvait pas tomber mieux qu’entre vos mains. Mais dites donc, c’est la fille à Mathieu Hamel ça, celle qu’était partie chez les sauvages ?…

Cette perpétuelle et méprisante référence à son pays bien-aimé fit sortir Guillaume de ses gonds :

— On n’est pas des sauvages ! protesta-t-il. Et Québec est une ville, une vraie, une grande… et bien plus belle que ce trou perdu ! On voit bien que vous n’y connaissez rien !

Celui qu’il interpellait si furieusement ne se formalisa pas et, au contraire, se mit à rire :

— Alors toi, t’es sûrement le petit-fils à Mathieu ! Lui aussi avait un fichu caractère… Bon, c’est sans offense, mon gars !

Tout en parlant, il avait soulevé Mathilde qu’il jeta sur son dos comme un simple sac de farine, tandis que son compagnon se chargeait du bagage.

— L’a rien de cassé, en tout cas ! commenta-t-il en constatant que la jeune femme n’avait émis aucune protestation concernant ce mode de transport.

Cinq minutes plus tard, on était rendu à destination. Mlle Lehoussois – c’était en effet une vieille fille ! – habitait dans la rue des Paumiers, près de la forge des frères Crespin : une solide maison sans étage, construite et couverte en schiste dont les paillettes de mica brillaient au soleil quand il faisait beau temps. Elle aussi possédait un jardin. Celui-ci était entouré d’une haie vive faite d’épine et de tamarin, et protégé par un fossé.

Le petit cortège pénétra dans une grande pièce pavée de carreaux rouges. Un beau feu flambait dans la cheminée sous une marmite auprès de laquelle une pelle, des pincettes et un soufflet avaient l’air de monter la garde. Un grand lit à baldaquin tendu d’indiennes à personnages occupait tout le fond de la salle. Deux hautes armoires à ferrures de cuivre sculptées de bouquets de roses, un grand coffre, une huche, une longue table et des chaises paillées, le tout scrupuleusement astiqué, composaient le mobilier avec une horloge dont le balancier de cuivre brillait dans l’ombre comme un petit soleil.

Quand Anne-Marie eut allumé la grosse lampe à huile à l’aide d’un tison, Guillaume vit fleurir au mur une collection d’assiettes joyeusement colorées et remarqua deux fusils accrochés en croix sur le manteau de la cheminée, laquelle était flanquée de chandeliers du même cuivre que celui de la petite « fontaine » placée près de la porte, au-dessus de deux ou trois paires de sabots.

On déposa Mathilde sur le lit où elle se mit à trembler de tout son corps, sa main bien serrée dans celles de son fils. Anne-Marie remercia les porteurs bénévoles d’un coup d’eau-de-vie de cidre puis les renvoya dans les ténèbres extérieures, avant d’appliquer à la malade le même traitement. Cela lui fit le plus grand bien : Mathilde sortit brusquement de l’espèce de transe qui la pétrifiait, reconnut sa cousine et tomba dans ses bras en sanglotant éperdument. Soulagé, Guillaume laissa les deux femmes à leurs retrouvailles et s’approcha du feu pour y réchauffer son dos et ses mollets. Le poids de la malle brûlait encore ses mains mais c’était bien le seul endroit de sa personne qui eût chaud. Pour le reste, il se sentait transi. Affamé aussi : le petit filet de vapeur qui montait de la marmite lui dilatait les narines et aboutit à une série d’éternuements qui fit accourir son hôtesse.

— C’est-y que t’as pris froid, garçon ? Ôte-moi ces frusques mouillées : tu fumes déjà comme une cheminée…

En un rien de temps, elle le dépouilla de ses habits trempés qu’elle mit à sécher sur deux chaises, enveloppa le long corps maigre dans un immense châle de laine qu’elle noua autour de lui, fourra ses pieds qui bleuissaient dans des sabots pleins de paille et installa le tout devant la table où elle entreprit de disposer le couvert sans cesser d’examiner son invité.

— D’où tiens-tu cette tignasse rouge ? Une vraie carotte !

— De mon père… Est-ce que je peux vous aider ?

Elle eut un chaud sourire qui illumina son visage dépourvu de beauté mais non de caractère. Âgée d’une quarantaine d’années, Anne-Marie Lehoussois arborait un grand nez busqué façon Louis XIV au-dessus d’une bouche sinueuse qui, en s’entrouvrant, révélait des dents blanches et bien plantées. Grande et forte, elle possédait une majesté naturelle qu’un sourire ou un geste de ses mains nerveuses teintait par instants d’une grâce inattendue.

— Non, dit-elle, mais c’est gentil de le proposer. Nous allons souper à présent. Je vais d’abord servir ta mère…

Mais Mathilde, bien remise de son malaise, venait de descendre du lit pour les rejoindre et prendre place à table.

— Tout au long de la route, murmura-t-elle avec un sourire d’excuses, je rêvais d’un moment comme celui-là : être assise devant un bon feu, en famille, avec un bol de soupe dans les mains…

— Alors explique-moi pourquoi, lorsque Célestin t’a appris ce qui était arrivé à ce pauvre Auguste, tu n’es pas venue directement chez moi ? demanda Mlle Lehoussois en taillant de larges tranches de pain.

— Ta dernière lettre – elle remonte à l’an passé – me disait que tu partais t’installer quelque temps à Cherbourg pour prendre soin de ton oncle Sébastien, fort âgé, afin de lui éviter l’hospice. Quand nous sommes passés tout à l’heure, il n’y avait pas de lumière dans ta maison. J’ai cru que tu étais encore là-bas.

— J’en suis revenue il y a six mois, contente d’avoir pu adoucir les derniers moments de ce pauvre Tonton. Contente aussi de revenir : il y a toujours quelqu’un qui a besoin de moi ici. Ce soir, j’ai aidé la Marie Valette à mettre au monde un petit gars dont le père aura peut-être un brin de peine à faire la connaissance vu que, depuis plus de deux ans, il navigue sur un bateau de la Compagnie des Indes dans les pays lointains…

— On sait qui est le père ?

— Un soldat de La Hougue. Mais nous ne devrions pas parler de ça devant le petit…

À vrai dire, de tout ce qu’il venait d’entendre, Guillaume ne s’intéressait qu’à un seul point : la cousine soignait les gens comme le faisait son propre père.

— Vous êtes docteur ? demanda-t-il avec une révérence dans le ton qui fit sourire Anne-Marie.

— Pas vraiment, mais de mon père, qui était apothicaire – Dieu ait son âme, fit-elle avec un rapide signe de croix –, j’ai appris bien des choses. Et chez les dames de Valognes, où le pauvre cher homme espérait que je deviendrais une « demoiselle », j’en ai appris d’autres. Alors on vient souvent me demander une tisane, un conseil et même, quand le docteur Tostain a trop à faire, c’est moi qu’on appelle au secours. Je crois qu’avec le temps je suis devenue une assez bonne sage-femme.

— Elle sait presque autant de choses que ton père en savait, mon Guillaume, sauf bien sûr qu’on ne lui a jamais demandé de couper une jambe ou de trépaner un crâne…Pourquoi ne t’es-tu jamais mariée ? Je sais pourtant que tu as eu des occasions ?

— Qui s’intéressaient surtout à mes quelques écus. Il suffit d’un miroir pour me dire que je suis laide… non, ne proteste pas ! Je le sais, et si tu veux que je te livre le fond de ma pensée, à présent j’en suis plutôt contente : au moins je vis tranquille.

Il y eut un silence puis Mathilde, après une brève hésitation, aborda enfin le sujet qui la tourmentait :

— Il faut tout de même que nous parlions de Simone. Tout à l’heure, en me refusant la porte de notre maison, elle m’a crié que j’avais fait assez de mal et qu’elle ne voulait pas de nous…

— Elle a dit ça ?

— Oui, et je cherche encore quelle faute j’ai pu commettre.

— Aucune qui doive gêner ton sommeil… mais est-ce que nous ne devrions pas envoyer cet enfant au lit ?

— Non, dit Guillaume. Je n’ai pas envie de dormir et si vous m’envoyez me coucher, je reviendrai écouter à la porte.

Le défi de l’enfant amusa Mlle Lehoussois.

— Eh bien, au moins tu es franc. Reste donc ! Tu n’entendras rien dont ta mère puisse rougir.

Puis, revenant à la jeune femme :

— Te souviens-tu du jour où le corps de la petite Louise Simon fut retrouvé non loin de la porte des Dames, dans les buissons de tamarins du Cul-de-Loup ?

Non seulement le sang ne monta pas au visage de Mathilde, mais il eut l’air de s’en retirer. Comment aurait-elle pu oublier ce soir de printemps où, pour la dernière fois, les bras d’Albin se refermaient sur elle ?

Depuis le début, en effet, leur amour rencontrait de grands obstacles. Mathilde n’en ignorait rien, car son ami était d’un naturel trop droit pour les lui cacher. Il savait qu’il ne lui serait pas facile d’obtenir de son père qu’il lui permît d’épouser la fille du saunier parce que celui-ci caressait des ambitions plus brillantes.

Nicolas Perigaud n’appartenait cependant ni à l’aristocratie ni à la magistrature des campagnes : il était simplement l’intendant du comte de Nerville dont le château s’élevait sur les hauts de Morsalines, mais – et cela remontait à plus de cent ans – les châtelains avaient reconnu la fidélité et les services de sa famille en lui concédant une maison et quelques terres prises sur leur propre domaine. En outre, la mère d’Albin ayant nourri de son lait le jeune vicomte Raoul, des liens nouveaux, dont Nicolas n’était pas peu fier, l’unissaient aux Nerville. Aussi espérait-il renforcer sa position en mariant Albin à la fille unique de Michel Lesage, le bailli de Morsalines, qui était son ami.

S’il ne s’était pris à aimer Mathilde, le jeune homme n’eût pas refusé ce projet : celle qu’on lui destinait ne manquait pas d’un certain charme juvénile et doux mais, depuis la grande procession des Rogations qui rassemblait cette année-là les villages d’alentour dans la grande église de Quettehou, il ne pouvait plus penser à une autre qu’à Mathilde Hamel, à ses yeux trop bleus et à la belle lumière que son approche y faisait briller. Ils s’aimèrent au premier regard et n’essayèrent même pas de s’en défendre, tant ce bonheur qui les avait saisis au même instant leur paraissait naturel, préparé, écrit de tout temps par la main de Dieu. Ce qui ne signifiait pas que leurs familles verraient les choses de la même façon et, devinant d’instinct que déclarer hautement leur amour déchaînerait la foudre, les deux jeunes gens choisirent, d’un commun accord, de patienter. Cependant ils s’aimaient trop pour se refuser le bonheur de rencontres furtives, à la tombée du jour, dans un endroit qu’ils choisissaient différent à chaque rendez-vous afin de ne pas attirer l’attention.

L’entrevue ne durait jamais longtemps : quelques minutes seulement à rester serrés l’un contre l’autre, à se dire des mots tendres, à essayer de tracer le plan d’un avenir qui semblait se fermer un peu plus devant eux à chacun de leurs revoirs… Et il leur fallait beaucoup de sagesse pour ne pas risquer l’irréparable en permettant à leurs baisers de devenir trop brûlants. Albin adorait Mathilde et pour rien au monde il n’eût voulu l’exposer à la colère d’un père dont on savait qu’il pouvait être violent.

Pourtant cette situation ne pouvait s’éterniser. Deux fois déjà, le jeune homme avait avancé l’idée d’une fugue, d’un départ à deux pour une destination qu’ils n’arrivaient pas à déterminer, et, très certainement, il allait falloir en venir là quand arriva chez les Hamel la lettre de Guillaume Tremaine.

Ce soir-là, Mathilde arriva la première au rendez-vous, fixé à l’endroit que tous deux préféraient : une petite crique enveloppée de buissons située à l’entrée de la longue digue qui menait de Saint-Vaast au fort de La Hougue. Une plage étroite disparaissant aux grandes marées mais qui donnait aux deux amoureux l’impression d’être seuls au monde, enfermés par les branches et avec la mer pour seul témoin.

La jeune fille était en train de franchir le taillis protecteur quand elle entendit un gémissement, ou plutôt un râle, qui la figea sur place, lui coupant le souffle. L’idée lui vint qu’Albin était peut-être en danger et elle écarta les rameaux épais. Ce qu’elle vit dans l’ombre bleutée du crépuscule manqua lui arracher un cri qu’elle eut la présence d’esprit d’étouffer sous son poing : un homme, penché sur une femme effondrée à ses pieds, était en train de l’étrangler.

La tête de la victime d’où coulait une longue chevelure claire allait et venait sous les secousses furieuses que l’assassin imprimait à son cou. Elle n’essayait même plus d’arracher les mains qui la tuaient et se laissait aller comme une poupée de chiffon… Après quoi, quand il fut certain que la mort avait accompli son œuvre, le meurtrier traîna le corps jusque dans l’eau où il l’abandonna.

Consciente tout à coup de sa solitude avec ce dangereux inconnu – il ne faisait plus assez clair pour distinguer son visage, bien qu’elle eût pu voir qu’il était botté et que ses vêtements n’étaient pas ceux d’un pêcheur – Mathilde voulut se retirer mais son pied glissa dans le sable, et elle tomba en arrière sur une racine affleurante. Le choc lui fit perdre connaissance.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle était dans les bras d’Albin qui tamponnait ses tempes avec un mouchoir mouillé. Malheureusement l’impression de bonheur qu’elle éprouva ne dura qu’une seconde : le souvenir du drame dont elle venait d’être témoin lui revint d’un seul coup et la redressa, affolée, elle tendit un doigt vers l’eau devenue noire, voulut parler. Mais Albin posa vivement une main sur sa bouche.

— Tais-toi !… Pour l’amour de Dieu, tu n’as rien vu…

— Mais…

— Si tu m’aimes, ne pose pas de questions ! réponds simplement : te sens-tu assez bien pour marcher ?

— Oui… Je crois…

— Alors, rentre vite chez toi ! Je vais te suivre à distance pour m’assurer qu’il ne t’arrive rien. Ensuite, j’irai parler à ton père.

Les yeux de Mathilde s’emplirent d’effroi.

— As-tu perdu l’esprit ?

— Non mais, cette fois, il faut que je lui parle !… Et nous n’avons pas le temps de discuter.

Il l’aida à se relever, tapota sa robe pour en faire tomber le sable, l’aida à remonter la petite pente des buissons. Arrivés sur le chemin, il la serra contre lui et lui donna un profond baiser.

— Va à présent ! Et ne traîne pas en route !

Pour surveiller son départ, il resta à l’abri des tamarins puis se mit en marche après quelques secondes, de manière à ne jamais la perdre de vue. C’était facile tant qu’elle se trouvait près de la digue. Il atteignait lui-même la Corderie lorsqu’il croisa un soldat qu’il connaissait, avec lequel il échangea un « bonsoir » cordial. L’homme sortait d’une auberge du port et n’avait pas pu croiser Mathilde qui se pressait en direction de sa maison. Elle l’atteignit avant le retour de son père et de son frère. Ceux-ci travaillaient toujours jusqu’à la nuit close, même quand la mer était pleine, même quand la saline ne réclamait pas leurs soins, parce qu’ils avaient entrepris la construction d’un bateau et qu’ils s’y donnaient avec passion… C’était ce qui permettait à la jeune fille, privée de mère depuis cinq ans, de rejoindre son amoureux deux ou trois fois par semaine. Les autres soirs, elle se rendait à l’église, pour que l’on eût l’habitude de la voir dehors vers la tombée de la nuit.

Albin avait dû guetter le retour des deux hommes, car il frappait à la porte peu de temps après leur arrivée. Mathilde et son frère furent priés de se tenir à l’écart : le jeune homme voulait parler au saunier seul à seul. Une heure plus tard, il quittait la maison de la saline… et Mathilde ne le revit pas : le lendemain même, son père, après lui avoir annoncé qu’elle irait épouser le médecin en Nouvelle-France, l’envoyait à Granville, chez la sœur de sa mère, où elle attendrait le jour de l’embarquement pour Québec. Ni les larmes de la jeune fille ni ses prières ne purent fléchir la volonté de Mathieu Hamel qui, pour plus de sécurité, fit accompagner Mathilde par Auguste, sommé de ne revenir à La Hougue qu’après le départ du bateau…

Il fallut bien peu d’instants à la jeune femme pour revivre en pensée cette dramatique histoire : le temps d’un silence sous le regard attentif d’Anne-Marie qui attendait sa réponse. Enfin, elle dit :

— Je n’ai rien oublié, murmura-t-elle, mais cela n’explique pas la conduite de ma belle-sœur.

— Tu n’as jamais su le nom de l’assassin ?

— Comment le savoir ? Je ne l’ai pas reconnu ; il faisait déjà sombre et ses vêtements, pour ce que j’en ai vu, pouvaient être ceux de n’importe quel homme aisé. Ou encore d’un officier en civil.

— Ton père l’a su. Albin le lui a dit. C’est à cause de cela, je crois bien, qu’il est mort.

— Et toi, tu le sais ?

— Oui. C’est moi qui ai soigné Mathieu et, avant de rendre le dernier soupir, il me l’a confié afin de décharger sa conscience en me faisant jurer de ne jamais te parler de cela dans mes lettres afin de ne pas troubler ta nouvelle existence…

— Comment le crime d’un inconnu aurait-il pu me troubler ? On ne l’a donc pas trouvé, ce malfaisant ?

Mlle Lehoussois se leva, alla jeter une « bourrée » dans le feu qui se mourait. Guillaume fut frappé par l’expression de son visage et par le regard plein de pitié dont elle enveloppa Mathilde en revenant vers elle.

— Un homme a été arrêté…

— Qui ?

Cette fois, la sage-femme détourna les yeux, devinant la brutalité du coup qu’elle allait porter.

— Albin Perigaud…

Mathilde resta sans voix. Sa bouche s’ouvrit mais aucun son ne sortit de sa gorge en dépit de l’effort qu’elle fit et qui l’empourpra…

— Maman ! cria Guillaume qui se précipita vers elle pour l’entourer de ses bras.

Machinalement, elle le serra contre elle et sa main se posa sur sa tête. Soudain, elle émit une plainte et, en même temps, des larmes jaillirent de ses yeux, si pressées qu’elles inondèrent son visage. Elle parvint enfin à articuler, d’abord d’une voix faible puis avec une force que lui insufflait sa colère grandissante :

— Mais il n’avait rien fait !… Il était innocent !… Et vous le saviez et vous n’avez rien dit ?

— Calme-toi, je t’en prie ! Je ne savais rien. Pas même que vous vous rencontriez, toi et ce malheureux ! Quant à ton père, il n’a rien dit pour ne pas mettre en danger le reste des siens. Le meurtrier appartenait à une famille trop puissante par rapport à lui. Et puis, après que l’on eut ergoté jusqu’à plus soif sur le moine de Saire7 il y a un moment, je t’avoue, où j’ai cru ce que l’on disait.

— Et que disait-on ?

— Que tout accusait Albin. Un militaire l’a vu quitter la crique le soir du crime. Puis des bruits ont commencé à courir, portés par des langues infatigables : on l’avait rencontré avec la Simon.

— C’était impossible, puisque c’est moi qu’il rencontrait.

— Mathilde ! Quand on a de l’or et que l’on veut trouver des témoins, on en trouve toujours ! D’autant que la réputation de la victime n’était pas des meilleures…

— Et Albin ? Il n’a rien dit ? Il ne s’est pas défendu ?

— Bien sûr que si, mais personne ne pouvait l’aider. C’était sa voix contre toutes les autres…8

La jeune femme cacha son visage dans ses mains. Elle ne pleurait plus cependant mais il y avait des sanglots dans sa gorge et on l’entendit balbutier :

— On l’a condamné… et exécuté, bien sûr ?

— Condamné, oui, mais il n’a pas été pendu. M. le comte de Nerville, qui avait beaucoup d’influence, a voulu épargner son intendant. Albin a été envoyé aux galères. Pour vingt ans !

Les galères ! Mathilde n’avait jamais vu ces longs navires effilés comme des sabres et plus rapides que n’importe quel vaisseau surtoilé, mais elle savait que les hommes y enduraient l’enfer et ne survivaient pas de longues années sur les bancs de nage.

— Il y est depuis combien de temps ? exhala-t-elle enfin.

— Dix ans tout juste.

— Alors il est mort ! J’ai entendu des récits de vieux marins. Cinq ans, c’est déjà trop ! Les hommes meurent à la peine ou bien sont massacrés par les pirates barbaresques lorsqu’ils tombent sous leurs attaques…

Anne-Marie saisit les mains de Mathilde pour l’obliger à découvrir sa figure et à la regarder.

— Crois-tu que je n’ai pas essayé de savoir ce qu’il est devenu, après que ton père m’eut parlé ? Ceux d’ici, on ne les envoie pas à la mer qui s’appelle Méditerranée mais à Brest, au bout de la Bretagne. Et à Brest, c’est un bagne où les forçats travaillent au port. Il n’y a pas de galères. Ce sont des navires trop légers pour tes flots terribles de là-bas. D’ailleurs il paraît qu’en… 1748, je crois, notre Roi les a supprimées. Cependant, il en reste encore quelques-unes dans le Midi pour courir sus aux Infidèles. Alors pourquoi serait-il mort, ce pauvre gars ? Il est solide…

Mathilde semblait renaître. Elle trouva même un pâle sourire pour remarquer :

— Te voilà bien savante tout à coup ! Qui t’a appris tout ça ?

— Le commandant du fort de La Hougue. Je lui ai fait passer une crise de goutte, alors nous avons parlé… Je crois qu’il est temps de faire le lit du petit. On va l’installer ici. Fait trop froid dans la chambre à côté. J’y mets les pommes…

Elle alla chercher un lit de camp, cadeau dudit commandant qui lui permettait ainsi de soigner parfois chez elle une pauvre malade. Elle l’installa de l’autre côté de la cheminée, après avoir tiré draps et couverture d’une des armoires d’où s’envola brièvement une senteur d’iris. Mathilde la rejoignit pour l’aider tandis que Guillaume allait s’asseoir sur la pierre de l’âtre. Comme elles dépliaient un drap, elle baissa la voix et dit :

— Tu as prononcé un nom, tout à l’heure, et maintenant je crois bien savoir qui est l’assassin…

— Il n’est jamais bon de laisser ses idées marcher n’importe où.

— Allons donc ! Pour avoir montré tant de générosité, M. le comte de Nerville ne manquait sûrement pas de raisons : pour sûr, c’est son fils le coupable, M. le vicomte Raoul, qui n’a d’ailleurs pas si bonne réputation. Et Albin paye pour son frère de lait…

— Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! Même après tant d’années, il y a des noms qui restent dangereux…

Les deux femmes pensaient n’être pas entendues. C’était compter sans l’oreille quasi indienne de Guillaume, trop passionné, en outre, par cette conversation pour n’être pas attentif. Elle lui apprenait tant de choses et, surtout, pourquoi sa mère ne connaissait pas le bonheur auprès de son père. Comment eût-ce été possible, puisqu’elle aimait cet Albin pour lequel il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une grande commisération. Les galères, il ignorait tout d’elles mais savait que ce devait être une chose terrible…

Une fois couché, il eut beaucoup de mal à s’endormir en dépit du confort douillet de son lit. Il pensait à sa mère et, en même temps, il revoyait Marie-Douce, établissant un parallèle entre son cas et celui de Mathilde : à l’un comme à l’autre on avait arraché leur amour, et ça faisait si mal ! Même maintenant, après la passionnante traversée, après la découverte de Saint-Malo, il ne pouvait évoquer la mignonne enfant sans que les larmes lui vinssent aux yeux.

Il serait tellement, tellement malheureux s’il n’arrivait pas à la rejoindre un jour…

Le lendemain, Mlle Lehoussois parvint à convaincre sa cousine de rester à la maison, afin d’y poursuivre un repos nécessaire, et aussi pour lui laisser, à elle-même, le temps de prendre le pouls des commères du bourg. Il fallait savoir, par exemple, si la peur de la Simone Hamel – pas besoin de demander qui avait bien pu la renseigner, celle-là, son pauvre bêta de mari bâillait d’admiration devant elle depuis le jour des épousailles ! – allait lui clore le bec ou bien, au contraire, faire galoper sa langue comme poule affolée ? Et s’il n’y avait qu’elle ! Célestin Clot, l’homme des huîtres, ne manquerait certainement pas d’informer sa femme. Quant à « la Clotte », si elle s’en mêlait, tout le pays serait au courant du retour de Mathilde.

— Veux-tu m’accompagner ? proposa-t-elle à Guillaume. Je vais acheter du poisson… Tu verras comme c’est beau, notre Saint-Vaast !…

L’émigré de Québec, l’amoureux de Saint-Malo restait sceptique, malgré la lumineuse vision de la veille, quand la charrette avait atteint les hauteurs de Quettehou. Mais l’idée de se dégourdir les jambes lui plaisait. Il acheva vivement son écuelle de soupe, alla passer sa vareuse, enfonça son bonnet sur ses cheveux et se déclara prêt à la suivre.

Le beau temps du dehors le surprit. La crasse humide de la veille avait disparu, laissant un joli ciel bleu pâle fraîchement lavé où voyageaient des petits nuages qui ressemblaient aux plumes des anges. Dans la maison, il était difficile de s’en rendre compte à cause de la petitesse des fenêtres : quatre carreaux autour d’une grosse croisée sur laquelle se drapaient des rideaux d’indienne. Deuxième sujet d’étonnement : le jardin. Bien qu’on fût près de l’Avent, les géraniums conservaient quelques-unes de leurs fleurs d’un si beau rouge vif ; il y avait encore des feuilles aux gros pommiers et aux poiriers-quenouilles. Guillaume vit aussi des arbustes pourvus de grosses feuilles vernies et charnues dont Anne-Marie affirmait qu’au tout petit printemps ils se couvriraient de fleurs sans parfum semblables à des roses plates et que l’on appelait camélias.

— Il en pousse beaucoup dans nos jardins, expliqua la sage-femme. Cela fait un petit profit pour ceux qui n’ont guère de bien : ils les vendent pour les belles dames et les riches hôtels de Valognes…

— Vous aussi, vous les vendez ?

— Non. Moi je les garde. J’aime en couper une branche pour la mettre sur ma table dans un joli pot de faïence…

— Et la neige ne les brûle pas ?

— Nous n’en avons presque jamais. Les hivers sont doux sur notre terre du bout du monde parce qu’il y a, dans la mer, des courants mystérieux qui la réchauffent. Le plus grand ennemi, c’est le vent, la tempête : elles sont terribles ici et, bien souvent, par les nuits noires, des bateaux viennent se briser sur les hauts-fonds car, autour de notre grande baie si majestueuse, les flots sont dangereux… Je te raconterai quelques histoires, à la veillée. Celle de la Blanche-Nef par exemple, qui portait un jeune prince anglais…

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Guillaume dont les yeux se mirent à brûler d’une soudaine espérance. Est-ce qu’elle s’est brisée ?…

— Oui. Tous ont été noyés et…

— Tant mieux ! Il n’arrivera jamais assez de malencontre à ces mauvaises bêtes d’Anglais…

La haine surgie soudain de cet enfant laissa la vieille fille pantoise. On n’aimait pas trop ceux d’en face, dans le pays, mais jamais elle n’avait entendu exprimer de sentiments si violents. Lorsqu’elle voulut reprendre la conversation, Guillaume pensait déjà à autre chose : le port sur lequel on arrivait l’enchanta. Ce n’était plus le décor abandonné, plutôt sinistre de la veille, mais un endroit plein de vie et même de gaieté, animé par les coiffes ailées des femmes, leurs jupes et leurs fichus de couleurs vives sous des devantiers rouges ou bleus. S’y mêlaient les grandes blouses des hommes coiffés de bonnets de coton rayé, et les uniformes blancs à retroussis rouges des soldats des forts qui faisaient les farauds avec leurs guêtres blanches et leurs tricornes gaillardement plantés sur l’œil. Le port lui-même parut petit au garçon dont les yeux étaient habitués au vaste estuaire du Saint-Laurent, mais de nombreux bateaux s’y pressaient. À l’exception de deux vaisseaux de ligne ancrés au large, c’étaient tous des pêcheurs. Quelques-uns, d’assez fort tonnage et que l’on s’affairait à réparer, étaient revenus depuis peu des bancs de Terre-Neuve et de la dangereuse pêche à la morue. On reconnaissait facilement leurs matelots à leurs tricots délavés, leur peau crevassée par le sel, leur air supérieur et les longues pipes qu’ils arboraient en se rendant au cabaret. Ceux-là formaient un monde à part que l’on regardait avec respect.

Près d’un petit escalier glissant de varech, un sloop venait d’accoster. Sa grand-voile encore hissée flottait, jaune sur l’horizon bleu et argent que délimitait la masse gris-rose des bastions et de leurs tours coniques, jadis élevés par M. de Vauban. Avec les gros canons de bronze braqués vers le large, ils rappelaient qu’ici régnait la puissance du Roi.

La pêche avait été excellente. Le bateau était plein d’une nacre épaisse et glissante vers laquelle s’empressaient des hommes en laine bleue prêts à donner la main. Les femmes, elles, choisissaient déjà, d’un doigt tendu. Ce soir, on mangerait du hareng dans beaucoup de maisons.

Comme l’avait deviné Mlle Lehoussois, les bavardes les plus cotées du village lui tombèrent dessus comme mouettes sur tripaille de poisson. Guillaume surtout les intriguait avec sa tignasse rouge nouée sur la nuque d’un ruban noir, ses yeux dorés et cet air de gravité qui le tenait si droit et le grandissait. Lui venait de plus loin encore que Terre-Neuve, d’un pays un peu mystérieux et vaguement inquiétant sur lequel couraient bien des légendes. Le mot « sauvages » revenant par trop souvent, Guillaume finit par plonger en avant dans la masse dodue des commères et prendre la fuite, laissant la grande Anne-Marie se tirer de là comme elle pouvait.

Elle le rejoignit au coin de la place où il l’attendait, un peu honteux de l’avoir ainsi abandonnée mais elle riait, un peu essoufflée tout de même.

— Il ne faut surtout pas que ta mère sorte avant quelques jours. Je leur ai dit qu’elle était malade. Cela lui laissera au moins le temps de respirer, sinon elles auraient déjà pris ma maison d’assaut.

— Vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux que nous repartions ? Elle ne pourra jamais être heureuse ici, tandis qu’à Saint-Malo, nous avons de bons amis et qui ne posent pas de questions…

— Et moi, est-ce que je ne suis pas une amie ? Cependant tu as peut-être raison… Nous en reparlerons plus tard : laissons-la se remettre tout à fait !

Ils trouvèrent Mathilde occupée à faire briller les belles faïences blanches, vertes et rouges qui trônaient sur le vaisselier. À leur entrée, elle tenait en main une petite cruche de grès pâle qui portait, à son embouchure, une coulure d’émail vert comme si, par inadvertance, on venait de laisser couler un peu de cette belle liqueur des Bénédictines de Fécamp que l’on trouvait dans toutes les maisons un peu aisées de Saint-Vaast…

— Il y en avait deux, toutes semblables, chez mon père, fit-elle avec mélancolie. J’aurais dû en avoir une…

— Et d’autres objets encore ! Il faudrait voir Me Lebaron, notaire, pour savoir s’il te revient un petit quelque chose. M’est avis que cette grande peur de la Simone pourrait bien venir de ce qu’elle tient à garder tout pour elle. Dans quelque temps nous irons le voir…

Contrairement à ce que craignait Mlle Lehoussois, Mathilde accepta sans difficulté de rester à la maison. Elle passait de longues heures assise au coin du feu dans l’un des deux petits fauteuils paillés, à tricoter des bas pour Guillaume. Mais seuls ses doigts s’agitaient sur les longues aiguilles de buis ; son esprit voyageait ailleurs, sans doute auprès de l’homme qui payait d’un prix terrible leur innocent amour.

De son côté, Guillaume explorait Saint-Vaast et ses alentours immédiats, trouvant à chaque incursion un intérêt nouveau, surtout ce matin où, allant au pain, il découvrit une grande frégate bleu, gris et or ancrée dans la rade qu’elle décorait superbement. Souvent, des gens lui parlaient, demandaient des nouvelles de sa mère ; il répondait toujours avec beaucoup de politesse mais brièvement, laissant entendre par son attitude réservée qu’il ne souhaitait pas prolonger la conversation. À la maison, il allait chercher l’eau, le bois, aidait sa mère à dévider les écheveaux de laine, faisait son lit ou bien travaillait au jardin, un peu inquiet tout de même de ne jamais entendre évoquer un quelconque projet d’avenir : sa mère avait-elle l’intention de passer toute sa vie assise dans un fauteuil ? Allait-il falloir qu’il prît lui-même l’initiative de mettre le sujet sur le tapis ?

Dans les premiers jours de décembre, le temps changea : une grosse tempête passa sur Saint-Vaast qui fit le gros dos sous la violence du vent, ne lui abandonnant qu’un seul toit de chaume, les autres, couverts de lourdes plaques de schiste, ayant parfaitement résisté. Guillaume, lui, ne résista pas à l’envie qui le tenaillait de revoir les grosses vagues qui l’avaient tellement fasciné sur le bateau. Accroché à l’affût d’un canon vers lequel il avait presque rampé, il resta là une bonne demi-heure, fouetté par les embruns à regarder se précipiter vers la digue la furie verdâtre de la mer crêtée d’écume. Il aimait le vent comme sa mère l’avait aimé. Plus ardemment peut-être car la violence des éléments déchaînés lui procurait un plaisir intense… Qu’il paya sans sourciller lorsqu’il lui fallut, au retour, affronter une mère à peu près folle d’angoisse…

— Promets-moi de ne jamais recommencer… de ne plus jamais me faire une peur pareille !…

Il fallut bien promettre mais à contrecœur… et en croisant deux doigts derrière son dos. S’il voulait être marin, il faudrait bien que Mathilde s’habitue…

L’ouragan s’apaisa pour la Saint-Nicolas et ce fut le lendemain au soir que Mathilde, tout à coup, décida de se rendre à l’église pour le salut. Connaissant la piété assez tiède de sa mère, Guillaume, surpris, proposa de l’accompagner. Elle refusa :

— Je préfère que tu restes ici. Notre cousine est chez le perruquier, dont la femme va avoir un enfant. Elle rentrera peut-être tard et il vaut mieux qu’il y ait quelqu’un dans la maison. En outre, il pleut, ajouta-t-elle en s’emparant du grand parapluie vert qui reposait toujours près des sabots de l’entrée, et tu as pris un petit froid en allant contempler les vagues…

C’était vrai. Guillaume était enrhumé et ne cessait d’éternuer. Cependant il ne se sentait pas autrement malade, et de plus il n’aimait guère cette sortie à la chute du jour qui lui rappelait trop ce qu’il avait entendu le soir de leur arrivée. L’église, c’était le prétexte qu’invoquait Mathilde pour rejoindre son ami Albin.

Il la laissa partir sans plus insister, mais quand il la vit franchir la porte du jardin et s’enfoncer dans le crépuscule où le joyeux dôme de toile verte se fondait dans la grisaille ambiante, il prit la décision de la suivre, s’habilla en hâte et se glissa hors de la maison en se gardant bien de marcher au milieu de la rue.

Tout de suite, il sut qu’elle n’allait pas à l’église : il la vit continuer droit devant elle au lieu de tourner à gauche. Il sentit alors un désagréable pincement : plus Mathilde avançait, plus il devenait évident qu’elle se dirigeait vers la digue. Elle ne tarda d’ailleurs pas à l’atteindre et à s’y engager. Dans l’ombre grandissante, la lanterne de la tour conique ressemblait à un doigt qui faisait signe. Guillaume, alors, accéléra le pas car sa mère courait à présent vers ce qui ne pouvait être que le lieu des anciens rendez-vous. Mais pourquoi donc y retournait-elle ce soir ? Était-elle poussée par un besoin irrésistible de renouer avec les vieux souvenirs ? L’hypothèse d’un rendez-vous était exclue puisque le malheureux Albin trimait toujours sous le fouet des comités…

Le parapluie brusquement replié, Mathilde disparut dans le fouillis de branchages. Guillaume, alors, se résolut à ôter ses galoches pour ne faire aucun bruit et se mit à courir. Puis il se jeta à genoux sous les buissons pour se faufiler à son tour à l’endroit approximatif où Mathilde s’était enfoncée. À cet instant, un cri étouffé lui serra le cœur et, sans plus chercher à se cacher, il s’élança.

— Maman ! Maman !… Me voilà !

Il vit alors ce que Mathilde avait vu dix ans plus tôt : la silhouette noire d’un homme en train d’étrangler une femme qu’il avait contrainte à s’agenouiller, mais cette fois la victime était sa mère… Il n’eut pas le temps d’arriver ; lâchant sa proie, l’assassin saisit un couteau à sa ceinture et frappa. Mathilde s’écroula au moment même où l’enfant se ruait sur l’inconnu en hurlant…

Pas longtemps. Le poignard se releva, frappa de nouveau et Guillaume, avec un cri de douleur, s’abattit sur le corps de sa mère tandis que le meurtrier prenait la fuite…

Il y eut, tout à coup, un grand silence que troublèrent au bout d’un instant le froissement d’une petite vague et le cri d’un oiseau de mer. Guillaume, du fond de la souffrance qui le brûlait, poussa un gémissement, puis un autre…

Il se trouva alors un homme qui, monté sur un gros cheval, longeait l’immense digue en direction du fort. La plainte, quoique faible, l’arrêta. Il descendit de sa monture et, à son tour, franchit la ceinture de tamarins armé d’une lanterne sourde qu’il portait à sa selle. Ce qu’il découvrit lui arracha un juron indigné. Il posa sa lanterne, se pencha, vit que la femme était morte mais que le petit garçon, lui, vivait encore…

Il chercha la blessure, la trouva et, habitué, comme ceux qui voyagent au loin à faire face aux situations imprévues, il roula en tampon le fichu de la défunte qu’il appuya en serrant bien pour arrêter le sang. Cela fait, il eut un instant d’hésitation, regarda vers La Hougue avec une expression de haine que virent seulement les premières étoiles. Finalement, il prit un parti, enleva Guillaume dans ses bras sans plus s’occuper de Mathilde, retourna au chemin, déposa son fardeau sur l’encolure du cheval, remonta en selle et, lentement, fit demi-tour…

Cet homme se nommait Jean Valette. En rentrant chez lui, quelques heures plus tôt, après trois ans passés au service de la Compagnie des Indes, il venait de trouver sa femme nouvellement accouchée. Elle eut si peur qu’il obtint sans peine le nom du séducteur et s’il se dirigeait, à cette heure, vers le fort, c’était pour y assener à ce suborneur le poids de sa fureur. La découverte qu’il venait de faire changea d’un seul coup ses intentions : la femme infidèle, il n’en voulait plus, et pas davantage de son bâtard, lui qui, pourtant, souhaitait un fils depuis longtemps…

Dans ce jeune garçon qui reposait contre lui sans connaissance, il vit un signe du Ciel car il était homme pieux et craignait Dieu. L’amant de Marie pouvait dormir en paix et elle aussi. Sa punition serait de ne pas voir un sol de la somme rondelette qu’il rapportait. Quant à lui, si le Seigneur voulait que cet enfant vive, il en ferait son fils…

À nouveau, il hésita sur la destination à prendre. Sa première idée fut d’emmener le petit blessé chez le docteur Tostain mais une bouffée de colère lui revint : celui-là, comme beaucoup d’autres à Saint-Vaast, devait connaître sa honte et il ne voulait avoir à rougir devant aucun des habitants d’un village qu’à cette minute il rejetait pour toujours.

Barfleur n’était pas loin. Là il y avait un vieux chirurgien de marine qu’il connaissait depuis toujours. S’il était encore de ce monde, le vieil homme saurait soigner son protégé.

Enveloppant de son mieux l’enfant qui geignait doucement dans son grand manteau, il s’engagea dans le chemin qu’il venait de choisir et mit son cheval au trot. Bientôt, il avait dépassé la dernière maison de Saint-Vaast et s’enfonçait dans l’obscurité…


Des années passèrent…

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