Juliette Benzoni Les lauriers de flammes (2ième partie)

MOSCOU BRÛLE-T-IL ?

12 LES RIVES DE LA KODYMA

La grande prairie semblait sans fin. Sous le soleil d’été, son immense nappe gris argent ondulait au vent léger, en longs frissons qui couraient jusqu’à l’horizon comme sur les eaux calmes d’un lac infini. Elle était semblable à quelque géante chevelure, vivante et soyeuse, abandonnée au sortir d’une fête par une fabuleuse créature. La rouge fleur d’un chardon des steppes s’y piquait de loin en loin avec les panaches plumeux des grands stipes.

La chaleur se faisait plus pesante à mesure que l’on avançait et, vers le milieu du jour, elle devenait parfois suffocante, mais jamais Marianne n’avait été aussi heureuse.

Depuis plus d’une semaine qu’elle naviguait ainsi, avec ses compagnons, sur l’immense « mer des herbes », elle connaissait un bonheur si profond et si aigu à la fois, qu’il en devenait presque douloureux. Mais, sachant bien que ces heures de grâce ne dureraient pas au-delà de la longue course vers le nord et qu’ensuite la guerre viendrait, inévitablement, casser sa joie présente, elle la dévorait avec une ardeur d’affamée, traquant avec un soin maniaque la moindre miette et la ramassant pour la savourer afin de n’en rien laisser perdre.

Le jour, on courait la steppe, d’un relais de poste à l’autre. Ceux-ci s’échelonnaient à une distance d’environ quinze verstes[1] ou quatre lieues et, grâce au permis si miraculeusement arrivé dans la poche de Gracchus, on y changeait d’attelage, de cocher aussi sans se faire arracher la peau. A deux kopecks par verste, les cochers s’estimaient fort bien payés et chantaient tout le long du jour.

Le soir venu, en principe à la seconde poste de la journée, on s’arrêtait pour prendre du repos. Les maisons de relais, en effet, tenaient lieu d’auberges, celles-ci étant à peu près inexistantes au milieu de ces grandes étendues. On y trouvait des chambres mais, en dehors des inévitables images saintes accrochées aux murs, elles étaient vides la plupart du temps, d’où la nécessité des matelas emportés par Gracchus. On pouvait aussi, parfois, s’y procurer de la nourriture, suivant la générosité ou la richesse du seigneur sur les terres duquel étaient établis les relais.

Ceux-ci étaient, en effet, à la charge de la noblesse locale (polonaise en majorité en ancienne Podolie et en Ukraine) qui y entretenait chevaux et personnel. A fonds perdus les trois quarts du temps, car les voyageurs entièrement payants étaient rares, vu la facilité qu’il y avait à se procurer les fameux passeports.

Sa qualité de noble « anglaise » aurait permis à Marianne de réclamer l’hospitalité de ladite noblesse et de trouver, dans les rares châteaux, un confort et un luxe parfaitement inusités sur le trajet des postes impériales. Mais, outre que les manoirs, centres d’énormes cultures de blé que la terre noire de la steppe, le fameux tchernoziom, faisait pousser avec autant d’abondance que les graminées folles sur les terres incultes, se trouvaient souvent fort distants des relais, elle s’était mise à aimer les pièces nues, dont les murs sentaient bon le bois brut, où l’on jetait les matelas et où elle vivait, dans les bras de Jason, des nuits passionnées, des nuits qui eussent été impossibles dans un château où le « serviteur » eût été relégué au quartier des domestiques.

L’un et l’autre avaient trop souffert de leur interminable séparation pour songer, même une seconde, à sauvegarder les apparences ou à jouer, en face de leurs compagnons, une hypocrite comédie. Dès le premier jour, dans la maison de poste du comte Hanski, Jason avait abattu ses cartes. A peine achevé le maigre souper composé d’un canard farci de hachis aigre et de lait caillé, il s’était levé. Sans un mot, il avait tendu la main à Marianne pour la faire lever de table et, sur un « bonsoir ! » sonore adressé à la compagnie, il avait entraîné la jeune femme dans sa chambre.

Là, sans se dire un seul mot, debout l’un en face de l’autre et sans se toucher autrement que par leurs regards rivés ensemble, ils avaient, avec des mouvements identiques, rejeté leurs vêtements. Puis, comme deux mains qui se joignent, ils s’étaient rapprochés. Unis et soudés l’un à l’autre, ils avaient, jusqu’au retour de la lumière, oublié qu’il y eût autour d’eux un univers.

Et chaque nuit, depuis ce premier soir, les deux amants se plongeaient avec délices dans leur folie d’amour. Dans la journée, ils se laissaient secouer interminablement par la kibitka sur le grand chemin et, malgré la chaleur, malgré les cahots, ils dormaient la plupart du temps, ce qui avait pour avantage de raccourcir la route et de leur rendre des forces neuves. La tombée du crépuscule avec les parfums d’absinthe qu’elle faisait monter de la steppe ranimait en eux la passion et tous deux ne vivaient plus que pour cet instant miraculeux où, reniant le temps, ils redeviendraient le premier homme et la première femme, nus au cœur de la première nuit du monde... Sur ce corps féminin dont il ne parvenait pas à se rassasier, Jason oubliait son navire détruit, la guerre qui l’attendait, les malentendus et les rancunes de jadis. Dans ses bras, Marianne oubliait l’enfant dont elle ne savait plus rien, son étrange époux, les dangereux secrets qu’elle portait avec elle et ses souffrances passées. Tous deux, enfin, oubliaient que chaque jour, en les enfonçant plus profondément dans un pays visé par l’invasion, les rapprochait du cœur brûlant d’un volcan, et de l’instant, inévitable, de la séparation. Car lorsque, à travers sa robe, elle percevait le froissement léger de la lettre impériale, Marianne avait le pressentiment qu’elle ne pourrait pas accompagner Jason jusqu’à Saint-Pétersbourg, qu’il lui faudrait, à un certain moment, choisir et laisser leurs chemins se séparer encore... peut-être pour longtemps.

Elle devait rejoindre l’Empereur, lui parler. Elle devait aussi regagner Paris, y attendre le messager du cardinal pour lui remettre le diamant qu’elle portait contre sa gorge, dans un petit sachet de peau attaché à sa chemise. Il ne lui serait pas possible de gagner directement l’Amérique en quittant la capitale tsariste. Plus tard, oui, mais, dans l’immédiat, elle avait encore à faire en Europe. Ne fût-ce qu’essayer, même une seule fois, d’apercevoir le petit Sebastiano...

Au soir du neuvième jour, la piste aboutit à une vallée et disparut dans une rivière. La vallée, peu profonde et bordée de buissons et de petits arbres tordus par le vent de la steppe, se tapissait de cultures où les céréales voisinaient avec les melons et les pastèques. Une belle rivière bleue y coulait entre les berges chevelues de roseaux où dormaient des barques de pêche et une sorte de bac. C’était la Kodyma, un affluent du Bug, et un village était établi sur la rive que les voyageurs atteignirent au coucher du soleil.

Ce n’était pas une grande agglomération. Quelques maisonnettes blanches, à toits de roseaux, chacune d’elles entourée d’un jardin potager et de quelques dépendances, réparties aux environs d’une place carrée et de son église. Celle-ci était blanche, elle aussi, en forme de croix dont les branches égales, terminées chacune par un petit fronton triangulaire, regardaient les quatre points cardinaux, afin que le pope qui la desservait pût célébrer la messe face à l’Orient. Un bulbe doré, surmonté d’une croix grecque, couronnait l’intersection des branches et accrochait la lumière du soleil mourant. Des poules et des canards erraient à leur guise et, sur la rivière, des martins-pêcheurs, roses comme une aurore, étaient au travail.

L’arrêt de la kibitka, devant la maison de poste bâtie au bord du chemin et un peu à l’écart du village, déchaîna une panique chez deux grasses outardes qui s’éloignèrent précipitamment, de leur vol pesant. Le cocher, en retenant ses chevaux, dit quelque chose que Gracchus seul comprit. L’intelligent garçon, en effet, avait bien employé son séjour à Odessa et ne se débrouillait pas trop mal avec la difficile langue russe.

— Il dit que nous sommes à Velikaïa-Stanitza, traduisit-il, et que c’est un village cosaque.

— Cosaque ? s’écria Jolival chez qui ce mot réveilla la passion de l’Histoire, toujours latente, comment est-ce possible ? D’après ce que je sais, nous sommes ici sur le territoire des anciens Zaporogues, détruits par la Grande Catherine au siècle dernier.

— Elle ne les a tout de même pas tous exterminés, hasarda Craig... Il doit bien en rester quelques-uns.

Gracchus s’essaya à poser quelques questions auxquelles le cocher répondit par une longue harangue, parfaitement inattendue chez un homme qui paraissait savoir seulement chanter.

— Que dit-il ? demanda Marianne abasourdie par cette éloquence soudaine.

— Je n’ai pas tout compris, tant s’en faut !

Mais je crois qu’en gros il a dit, après beaucoup d’invocations à ma « Petite Mère des peuples russes », que certains survivants se sont regroupés dans quelques villages. Ils ne sont plus Zaporogues, mais Cosaques de la Mer Noire, voilà tout !

Cependant, le cocher qui venait de sauter de son siège, criait quelque chose en désignant la place de l’église du manche de son fouet. Cette fois, Jolival n’eut pas besoin de traduction.

— Il doit avoir raison, s’écria-t-il. Regardez plutôt...

En effet, à l’appel d’une cloche, des hommes sortaient des petits jardins, tirant après eux des chevaux équipés pour un long trajet, des hommes armés jusqu’aux dents. Ils portaient de longues tuniques de laine noire, tombant sur des pantalons bouffants et serrés à la taille, de hautes toques à longs poils et leurs armes se composaient d’un fusil sans crosse, porté en bandoulière, d’un sabre courbe, d’un poignard passé dans la ceinture avec un pistolet et d’une très longue lance. Leurs chevaux, petits et nerveux, portaient de hautes selles couvertes d’une peau de mouton.

Tous ces hommes avaient la barbe longue et leur aspect était si peu rassurant que Marianne s’inquiéta :

— Que vont-ils faire ? Pourquoi se rassemblent-ils ?

— Ce n’est pas difficile à deviner, répondit tristement Jolival. Rappelez-vous ce qui se passait à Odessa... Les cosaques vivent paisiblement dans leurs villages, s’occupant d’élevage ou de cultures, jusqu’au jour où l’appel de leur ataman court la steppe. Alors, ils rejettent la charrue, prennent les armes et s’en vont rejoindre certain point de ralliement. C’est ce que font ceux-là. Inutile de préciser quel est l’ennemi qu’ils vont combattre...

La jeune femme frissonna. C’était la première fois, depuis le départ d’Odessa, qu’elle se trouvait en face d’un rappel du conflit qui se déroulait, très loin de là, aux marches de Lituanie et dont ils n’avaient eu aucune nouvelle jusqu’à présent. Assombrie par ce qu’elle venait de voir, elle eut envie de rentrer immédiatement dans la maison de poste, mais ses compagnons semblaient fascinés par le spectacle.

Les cosaques se rassemblèrent devant l’église au seuil de laquelle parut un pope revêtu de ses ornements. Les femmes, empaquetées plus que vêtues d’une sorte de chemise de laine serrée à la taille et portée sur une jupe qui dépassait, suivaient, pieds nus, la tête couverte de fichus rouges ou bleus. Les vieilles et les enfants venaient ensuite. Tous formèrent, devant l’église, une sorte de demi-cercle et parurent attendre quelque chose.

Alors, un dernier guerrier parut. Barbu, vêtu comme ses compagnons, il s’en distinguait pourtant par l’expression de fureur et de brutalité qui s’étalait sur son visage plat et aussi par un autre détail. Au lieu d’un cheval, c’était une femme hurlante et en chemise qu’il traînait par des longs cheveux noirs dénoués... Derrière eux marchait une femme âgée, aux cheveux gris, au visage impassible, portant sur ses bras un très grand sac de forte toile.

La femme malmenée était jeune et elle était peut-être belle, mais les larmes et les cris qu’elle poussait la défiguraient. De son mieux, elle essayait de se défendre, d’échapper à la poigne impitoyable de l’homme qui la traînait ainsi dans la poussière. Parvenu au pied de l’église, il lâcha la chevelure qu’il tenait à plein poing et envoya brutalement la femme rouler jusqu’au milieu du demi-cercle.

Les hommes émirent un murmure approbateur et les femmes éclatèrent en imprécations qu’un geste du pope fit taire. Alors, celui qui venait d’arriver prit la parole et, d’une voix curieusement calme si l’on s’en référait à son comportement récent, il entama un bref discours que le cocher s’efforça de rendre plus intelligible pour ses passagers.

— Que dit-il ? demanda Jason.

— Ben ! Le m’oins qu’on puisse dire est que ces gens-là ont des drôles de mœurs, traduisit Gracchus. Si je comprends bien, l’homme qui parle est le mari de la femme à terre. Elle l’a trompé, alors il la rejette avant de partir pour la guerre afin qu’elle ne souille pas son foyer du fruit de ses amours.

— Il pourrait la rejeter moins brutalement, protesta Marianne.

— Et encore, ça n’est rien, reprit Gracchus... Si l’un des autres hommes du village veut la prendre, elle vivra. Sinon, elle sera enfermée dans le sac que la vieille, qui est sa belle-mère, vient d’apporter et on la jettera à la rivière.

— Mais c’est scandaleux ! s’indigna la jeune femme. C’est un crime pur et simple ! Où est l’homme avec qui elle a fauté ?

— Il paraît que c’était un vagabond, un coureur des steppes qui a disparu, un homme de la race de cette femme. C’est une tzigane et elle ne doit pas avoir beaucoup d’amis dans ce village...

En effet, un grand silence s’était fait. Toujours prostrée sur le sol, la femme rejeta d’un geste machinal une longue mèche de cheveux qui retombait sur son visage. Ses yeux noirs, chargés d’angoisse, interrogeaient tous ces regards fixés sur elle, sur son corps à demi dévoilé par la chemise déchirée et dont la peau bistrée montrait des meurtrissures bleuissantes et des écorchures. Le mari avait croisé les bras et lui aussi il regardait, comme s’il défiait ses compagnons de s’emparer de ce qu’il rejetait. Derrière lui, quelques femmes entouraient la belle-mère qui, semblable au génie de la vengeance, préparait déjà le sac...

— Il y en aura peut-être un... souffla Marianne saisie d’horreur, un très jeune, peut-être... ou alors un très vieux pour qui une fille comme elle serait une aubaine ?

Mais ni les vieillards ni les jeunes garçons non encore admis à porter les armes ne souhaitaient se créer une infinité d’ennuis à cause d’une étrangère coupable. Et la condamnation de la femme était dans tous les regards. Le pope, statue rutilante immobile à l’entrée de son église, parut le comprendre. Il traça dans l’air, à l’aide de la croix qu’il tenait, plusieurs signes de croix et entama une prière. Le mari eut un petit rire dur et se détourna, tandis que les femmes, avec un affreux empressement s’avançaient. Dans un instant, la condamnée, qui gémissait maintenant comme une louve malade, serait entraînée, liée dans le sac et jetée dans cette rivière si belle qui allait devenir l’instrument de son supplice...

Alors, Gracchus, sans réfléchir davantage, s’élança et, hurlant à pleins poumons « Stoï ! Stoï ! »[2]... il se rua sur le groupe des vieilles.

— Mon Dieu ! s’écria Marianne épouvantée. Il va se faire écharper. Allez avec lui !...

C’était une prière inutile. Déjà Jason, Craig et Jolival étaient partis, entraînant avec eux le cocher plus mort que vif, qui gigotait grotesquement au bout du poing de l’Américain.

Il y eut un moment lourd de danger. Les femmes, furieuses de se voir arracher leur victime, tombaient déjà sur le Parisien avec griffes et ongles, hurlant comme des hyènes à la curée, et les hommes, devant cette intervention inattendue, allaient s’en mêler à leur tour, quand le pope, brandissant sa croix, se jeta au secours du jeune homme. Son geste immobilisa instantanément les cosaques. Les femmes, à regret, lâchèrent Gracchus autour duquel ses compagnons se groupèrent dans l’attitude de gens qui ne sont nullement décidés à se laisser intimider.

Arbitrées par le pope, les explications commencèrent et se révélèrent laborieuses. Il y eut des cris, des gestes de menace, surtout de la part du mari trompé, qui, visiblement entendait assister à la mort de celle qui l’avait trahi. Debout près de la voiture, à l’endroit où elle était restée, Marianne s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Si le danger se faisait plus pressant, le mieux serait peut-être de lancer la kibitka au milieu de cette foule excitée pour essayer, en jouant sur l’effet de surprise et sur le poids du véhicule, d’arracher les quatre hommes à un sort tragique... Aucun d’eux n’avait songé aux quelques armes qui se trouvaient à l’intérieur.

Grimpant sur la planche du cocher, elle avait déjà ramassé les rênes et s’apprêtait à faire tourner l’attelage, quand, brusquement, tout se calma. Les femmes, les vieillards et les enfants refluèrent vers les maisons. Les hommes revinrent à leurs chevaux. Seuls restèrent au milieu de la place la femme condamnée que Gracchus avait relevée, les étrangers et le pope. Celui-ci, une dernière fois, leva sa croix, indiquant le chemin qui descendait à la rivière... Gracchus, alors, prit la main de la femme et, suivi des trois autres et du cocher plus mort que vif, revint vers la voiture et la maison de poste.

La généreuse griserie qui avait emporté le jeune homme s’était calmée durant les palabres et ce fut d’un air assez penaud qu’il aborda Marianne.

— Le curé a dit qu’elle était ma femme, maintenant ! Elle s’appelle Shankala... murmura-t-il d’un ton si malheureux que Marianne, apitoyée, lui sourit.

— Pourquoi êtes-vous si triste, Gracchus ? Il n’était pas possible de laisser assassiner cette malheureuse en gardant les bras croisés, dit-elle doucement. Vous avez magnifiquement agi et, pour ma part, je suis fier de vous.

— Moi aussi ! Du point de vue humain tout au moins, approuva Jolival. Mais je me demande ce que nous allons en faire ?

— Je crois que la question ne se pose pas, fit l’Irlandais avec bonne humeur. La femme doit suivre son mari et puisque cette chatte sauvage est désormais Mme Gracchus...

— Oh ! bien sûr, je n’ai pas pris le bonhomme au sérieux, coupa le nouveau marié avec une feinte désinvolture. Je ne suis pas vraiment marié. D’ailleurs, je suis pour la liberté. Les curés, moi, je n’en raffole pas et, si vous voulez tout savoir, j’aimais bien mieux la déesse Raison que le père Bon Dieu. Faut dire que c’était une bien jolie femme...

— Eh bien, Gracchus, s’écria Marianne abasourdie. En voilà une profession de foi ! Je savais depuis longtemps que vous étiez un enfant de la Révolution, mais je me demande ce que penserait le cardinal s’il vous entendait...

Gracchus baissa le nez et se dandina d’un pied sur l’autre :

— Ma langue a été plus vite que ma pensée. Pardonnez-moi, mademoiselle Marianne. Cette histoire m’a complètement tourneboulé... Enfin, je pense que celle-ci pourra toujours faire une femme de chambre. Bien sûr, elle ne vaudra pas Agathe, mais ça sera toujours mieux que rien.

Jason n’avait encore rien dit. Il regardait la rescapée d’un air étrange, un peu comme si elle était un animal inconnu. Finalement, il haussa les épaules :

— Une femme de chambre, cette fille ? Tu rêves, Gracchus. J’ai l’impression qu’il y aura plus à faire pour la civiliser que pour apprivoiser une louve. Et je ne suis pas certain qu’elle nous soit reconnaissante de l’avoir sauvée.

C’était un peu l’avis de Marianne. Toute misérable qu’elle était, avec sa chemise déchirée, ses meurtrissures et la poussière qui la couvrait, la tzigane n’inspirait pas la pitié. Sous leurs épais sourcils, ses yeux noirs brillaient d’un feu sauvage, assez inquiétant. Vue de près, elle était belle, d’ailleurs, en dépit d’un nez assez plat et de pommettes trop hautes. Les yeux, un peu bridés, trahissaient les traces de sang mongol. Le teint était mat, les cheveux presque bleus à force de noirceur, mais la grande bouche, large, rouge et charnue trahissait une sensualité à fleur de peau.

Avec insolence, elle regarda l’un après l’autre ses sauveteurs et, comme Marianne, avec un sourire plein de bonne volonté lui tendait la main, elle fit comme si elle n’avait pas vu le geste et, se détournant prestement, arracha des mains du cocher un ballot enveloppé de rouge, ses vêtements sans doute, que la belle-mère, du seuil de sa porte, avait lancé au bonhomme.

— Eh bien ! fit Craig avec un petit rire. Le voyage va être agréable avec cette créature...

— Bah ! dit Jolival, cela m’étonnerait qu’elle reste longtemps avec nous. A la première occasion, dès qu’elle aura mis assez de distance entre elle et ses amis du village, elle nous faussera compagnie. Vous avez entendu ce qu’a dit Gracchus ? C’est une tzigane, une fille des grands chemins.

— Oh ! qu’elle fasse ce qu’elle veut, soupira Marianne, froissée par l’attitude méprisante de la jeune femme. Gracchus est le seul qui puisse parler avec elle. Qu’il voie ce qu’il peut en faire...

Elle en avait plus qu’assez de cette histoire et, si elle ne regrettait pas encore d’avoir sauvé la tzigane de la noyade, du moins souhaitait-elle l’oublier autant que faire se pourrait. Après tout, Gracchus était adulte et assez grand, donc, pour assumer ses propres responsabilités.

Elle se dirigea vers la porte du relais sur lequel se tenait, son bonnet à la main, l’habituel « maître de poste ». Jason la suivit mais, comme Gracchus prenait le bras de Shankala pour l’entraîner à l’intérieur, elle se tordit comme une couleuvre, lui échappa et, s’élançant vers Jason, elle prit sa main qu’elle porta à ses lèvres avec une ardeur farouche puis la laissa retomber en prononçant quelques mots d’une voix gutturale.

— Que dit-elle ? s’écria Marianne chez qui la nervosité grandissait.

Gracchus était devenu écarlate jusqu’à la racine de ses cheveux carotte et ses yeux bleus lançaient des éclairs.

— Elle dit que... si elle doit avoir un maître, elle veut le choisir. La garce !... J’ai bien envie de rappeler son mari et de la rendre aux vieilles...

— Il est trop tard ! fit Jolival.

En effet, après avoir reçu la dernière bénédiction de leur pope, les cosaques commençaient à passer la rivière. Sans souci de se mouiller, ils entraient dans l’eau, à un endroit connu d’eux et qui devait être un gué, car les chevaux qu’ils guidaient d’une main sûre, n’avaient de l’eau que jusqu’au poitrail. Les premiers remontaient déjà sur l’autre berge. Les autres prirent pied à leur tour et tous, bientôt, reformèrent, de l’autre côté de la rivière, leur escadron en un ordre parfait. Deux par deux, les cavaliers noirs s’éloignèrent dans le crépuscule...

Cette nuit-là, dans la petite chambre aux murs en planches, sous l’icône représentant la Vierge et l’Enfant, tous deux louchant à faire frémir, Marianne ne parvint pas à retrouver le bonheur absolu des autres soirs. Inquiète, nerveuse, elle répondait mal aux caresses de son amant. Son esprit s’attachait à cette femme qui dormait quelque part sous ce toit qui les abritait tous. Et elle avait beau se dire que ce n’était guère plus qu’un animal sauvage, que c’était une créature sans importance qui ne compterait jamais dans son existence, elle n’arrivait pas à s’arracher de l’esprit l’idée que la tzigane représentait un danger, une menace d’autant plus redoutable qu’elle ne parvenait pas à démêler sous quelle forme elle se manifesterait.

Las d’étreindre un corps pratiquement inerte et de baiser des lèvres trop dociles, Jason se releva d’un bond et alla prendre la chandelle qui brûlait devant l’icône pour l’approcher du visage de Marianne. La lumière fit briller ses yeux grands ouverts et dépourvus de toute trace de langueur amoureuse.

— Qu’est-ce que tu as ? chuchota-t-il en passant un doigt caressant sur ses lèvres. On dirait que tu as vu un fantôme. Tu n’as pas envie d’amour, ce soir ?

Sans que la jeune femme bougeât la tête, ses prunelles pleines de tristesse se tournèrent vers lui.

— J’ai peur, murmura-t-elle.

— Peur ? Mais de quoi ? Crains-tu que les mégères du village ne viennent mettre le siège sous nos fenêtres pour reprendre Shankala ?

— Non. Je crois bien que c’est elle qui me fait peur !

Jason se mit à rire :

— Quelle idée ! J’admets volontiers qu’elle n’a pas une mine bien rassurante, mais elle ne nous connaît pas et d’après ce que nous avons vu, elle n’a pas tellement eu l’occasion de se louer du genre humain jusqu’à présent. Ces vieilles sorcières l’auraient mise en pièces si elles avaient pu. Et sa beauté devait bien y être pour quelque chose.

Dans la région du cœur, Marianne ressentit un petit pincement fort désagréable. Elle n’aimait pas du tout que Jason parlât de la beauté de cette femme.

— As-tu oublié qu’elle a trompé son mari ? C’est une femme adultère...

Sa voix s’était faite si dure, tout à coup, qu’elle eut l’impression d’avoir crié. Peut-être à cause du silence qui suivit... Un instant, Jason scruta le visage, soudain fermé, de sa maîtresse. Puis il souffla la bougie et l’enlaça étroitement, la collant à lui, comme s’il souhaitait se couler avec elle sous la même peau. Il l’embrassa, longuement, cherchant à réchauffer ses lèvres froides pour les amener au diapason de sa propre passion, mais en vain. Sa bouche glissa contre la joue de la jeune femme, trouva son oreille, qu’il mordilla. Alors...

— ... Toi aussi, mon cœur, tu es une femme adultère, chuchota-t-il. Et cependant, personne ne songe à te jeter à l’eau...

Marianne sursauta comme si un serpent l’avait piquée et chercha à éloigner le corps pressé contre le sien. Mais il la tenait bien et, pour mieux l’immobiliser, il emprisonna ses jambes entre ses cuisses dures, cependant qu’elle s’écriait :

— Tu es fou ! Moi, une épouse adultère ? Ne sais-tu pas que je suis libre ? Que mon époux est mort ?

Elle s’affolait, saisie d’une terreur qu’elle ne contrôlait pas. Devinant qu’elle était tout près de crier, Jason se fit plus tendre encore :

— Chut ! Du calme ! murmura-t-il contre sa bouche. Ne crois-tu pas qu’il est temps de me dire la vérité ? Est-ce que tu ne sais pas encore que je t’aime... et que tu peux tout me confier ?

— Mais que veux-tu que je te dise ?

— Ce que je dois savoir ! Bien sûr, je ne t’ai peut-être pas donné, jusqu’à présent, de grandes raisons de croire en ma compréhension... J’ai été brutal, injuste, cruel et violent. Mais je l’ai tant regretté, Marianne ! Durant ces jours où, à moitié mort, je me traînais au soleil de Monemvasia, guettant le retour de forces qui ne voulaient pas revenir, je ne pensais qu’à toi, à nous... à tout ce que j’avais si bêtement gâché... Si je t’avais aidée, comprise, nous n’en serions pas là. Ta mission remplie, nous voguerions, à l’heure qu’il est, vers mon pays, au lieu d’errer interminablement à travers une steppe barbare. Alors, assez de stupidités, assez de mensonges et de dissimulations ! Rejetons tout ce qui n’est pas nous-mêmes, comme nous rejetons nos vêtements pour nous aimer... C’est ton âme que je veux voir nue, mon amour... Dis-moi la vérité. Il en est grand temps si nous voulons pouvoir, un jour, construire un vrai bonheur...

— La vérité ?

— Oui... Je vais t’aider. Où est ton enfant, Marianne ?

Son cœur manqua un battement. Elle avait toujours su qu’à un moment ou à un autre Jason en viendrait à lui poser cette question, mais, jusqu’à présent, elle s’était efforcée de repousser toutes les réponses possibles, peut-être par lassitude inconsciente de ces mensonges qu’il lui avait fallu accumuler.

Elle comprenait qu’il avait raison, qu’il fallait en finir une bonne fois avec les malentendus et qu’alors seulement tout deviendrait possible. Mais, inexplicablement, elle reculait encore devant les mots comme une fillette au bord d’un fossé dont la profondeur l’effraie.

— Mon enfant... commença-t-elle lentement, cherchant ses mots, il est...

— Avec son père, n’est-ce pas ?... Ou tout au moins avec celui qui a voulu être son père ? Il est avec Turhan Bey... ou bien, me permets-tu de dire le prince Sant’Anna ?

De nouveau, ce fut le silence, mais un silence d’une qualité nouvelle. Un brusque soulagement, une note claire de délivrance tintèrent dans la voix de Marianne quand elle demanda presque timidement :

— Comment as-tu su ? Qui t’a dit ?

— Personne... et tout le monde. Lui surtout, je crois, cet homme qui avait choisi l’esclavage pour s’embarquer sur mon bateau. Il n’avait aucune raison d’endurer ce qu’il a accepté, de ma part et de celle des autres, sinon pour s’occuper de quelqu’un, de quelqu’un qui était toi. Bien sûr, je n’ai pas compris tout de suite. Mais cette trame dense et embrouillée, tissée autour de toi, est devenue soudain extraordinairement claire, certain matin, au palais d’Humayunabad, lorsque j’ai rencontré la fidèle servante des princes Sant’Anna portant avec l’orgueil et la joie du triomphe, le dernier de ces princes chez un simple marchand, sans nationalité bien définie et que l’enfant n’aurait pas dû, normalement, intéresser au point qu’il fallût le lui présenter toutes affaires cessantes. Mais toi, Marianne, quand as-tu su la vérité ?

Alors, elle parla. Complétant avec empressement le récit naguère fait par Jolival, elle se raconta, vidant une bonne fois pour toutes son cœur et sa mémoire avec un inexprimable sentiment de libération. Elle dit tout : la nuit chez Rebecca, l’exigence du prince, le séjour au palais Morousi, le pacte passé entre elle et son époux, les dangers courus par la faute de l’ambassadeur anglais, l’hospitalité reçue au palais des bords du Bosphore et, finalement, le brusque départ du prince emportant l’enfant qu’il croyait renié par sa mère au moment précis où celle-ci venait de découvrir la réalité de son cœur. Elle dit, enfin, sa propre crainte de ce que pourraient être ses réactions, à lui, Jason en découvrant qu’elle avait épousé un Noir...

— Nous avions décidé de nous séparer, ajouta-t-elle, à quoi bon, dans ce cas, t’apprendre tout cela et risquer de te déplaire encore ?

Il eut un petit rire sans gaieté.

— Me déplaire ? Ainsi, à tes yeux, je ne suis rien de plus qu’une espèce de marchand d’esclaves ? fit-il avec amertume. Et tu ne comprendras jamais, sans doute, que ces Noirs au milieu desquels j’ai passé ma jeunesse, auxquels je dois sans doute les meilleurs moments de mon enfance, je puisse trouver normal d’être leur maître et les aimer tout de même ? Quant à lui...

— Oui, dis-moi : qu’éprouves-tu quand tu y penses ?

Il réfléchit un instant puis elle l’entendit soupirer :

— Je ne sais pas très bien. Une certaine sympathie... du respect pour son courage et pour son abnégation. Mais aussi de la colère... et de la jalousie. Il est trop grand, cet homme ! Trop noble, trop loin des autres, les simples coureurs d’aventures comme moi... trop beau aussi ! Et puis, il est ton époux, malgré tout. Tu portes son nom devant Dieu et devant les hommes. Enfin, il a, auprès de lui, ton enfant, un peu de ta chair... un peu de toi ! Il y a des moments, vois-tu, où je pense que ce grand sacrifié volontaire a de la chance...

Il y eut, tout à coup, dans la voix du marin, une tristesse si lourde, si amère, qu’elle bouleversa Marianne. Instinctivement, elle se blottit plus étroitement contre lui. Jamais, comme à cet instant, elle n’avait senti combien elle était proche de lui et à quel point elle l’aimait. Elle lui appartenait totalement et, malgré tout ce qu’elle avait eu à souffrir par lui, pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’il en fût autrement, car la souffrance et les larmes sont le plus puissant ciment de l’amour...

Les lèvres contre les muscles durs de son cou, elle murmura ardemment :

— N’y pense plus, je t’en supplie. Oublie tout cela... Je te l’ai dit, je ne resterai pas la femme du prince. Nous divorcerons. Il est entièrement d’accord et il n’y a plus, entre la liberté et moi, qu’une simple formalité, grâce aux nouvelles lois impériales. Ensuite, j’aurai le droit d’être à toi, uniquement et pour toujours. Toute cette partie de ma vie s’effacera comme un mauvais rêve...

— Et l’enfant ? S’effacera-t-il aussi ?

Elle se figea après s’être écartée de lui comme s’il l’avait frappée. Tout de suite, il eut la sensation que, sous la peau douce de la jeune femme, chacun de ses muscles se durcissait. Mais ce ne lut qu’un instant. Avec un soupir, peut-être involontaire, elle revint à lui, l’étreignit de toutes ses forces avec un besoin primitif de s’assurer de leur réalité à tous deux, lui donna un long baiser puis, de nouveau, elle soupira :

— Depuis toujours, je crois bien, je sais que, sur la terre, aucune joie, aucun bonheur n’est vraiment gratuit et que, tôt ou tard, il faut en payer le prix. C’est le vieux Dobs, le palefrenier de Selton, qui m’a appris ça quand j’étais encore bien petite.

— Un palefrenier philosophe ?

— Philosophe est un grand mot. C’était un curieux bonhomme, plein de sagesse et de bon sens, parlant peu et ne s’exprimant guère qu’en proverbes et en dictons qu’il avait récoltés un peu partout autour du monde car, dans sa jeunesse, il avait été marin, principalement sous l’amiral Cornwallis. Un jour où je voulais à tout prix monter Fire Bird, le plus beau et le plus ombrageux de nos chevaux, et où je commençais à piquer une colère parce qu’il m’en empêchait, Dobs a ôté de sa bouche la pipe qui ne le quittait guère et, tout tranquillement, il m’a dit : « Si vous êtes disposée à vous casser la jambe, ou même les deux, à moins que ce ne soit la tête, allez-y, miss Marianne ! C’est votre affaire ! Voyez-vous, j’ai entendu quelque part un proverbe intéressant : Tu peux prendre tout ce que tu veux, dit le Seigneur en montrant à l’homme toutes les joies de la terre, mais ensuite n’oublie pas de payer !... »

— Et... tu as monté Fire Bird ?

— Bien sûr que non ! Mais je n’ai jamais oublié les paroles du vieux Dobs dont j’ai, plus d’une fois, éprouvé la vérité. J’en suis venue à penser que l’enfant représente le prix que je dois accepter pour avoir le droit de vivre auprès de toi. Oh, évidemment, je peux bien te l’avouer : depuis sa naissance, je brûle d’envie de prier le prince de me le rendre. C’est au point que j’ai pensé aussi à le lui reprendre sans sa permission, mais ce serait injuste, cruel même, puisque c’est lui qui l’a voulu, bien plus que moi qui le refusais de toutes mes forces. Il est le seul espoir, le seul bonheur d’une vie volontairement sacrifiée...

— Et tu n’en souffriras pas ?

Elle eut un petit rire triste :

— J’en souffre déjà. Mais j’essaierai de penser que je l’ai perdu, qu’il n’a pas vécu. Et puis, ajouta-t-elle avec une brusque fougue où s’enfermait toute la chaleur de son espoir profond, et puis j’en aurai d’autres que tu me donneras. Ils seront miens autant que tiens et je sais que, quand je porterai ton premier fils, mon mal s’apaisera. Aime-moi maintenant. Nous avons trop parlé, trop pensé. Oublions tout ce qui n’est pas nous deux... Je t’aime... Tu ne sauras jamais comme je t’aime...

— Marianne ! Mon amour ! Ma folle et courageuse chérie !

Mais les paroles moururent sur leurs lèvres unies et il n’y eut plus, dans l’étroite chambre que les soupirs et les tendres plaintes d’une femme comblée...

Le lendemain, quand le préposé de la poste et le cocher, aidés par Gracchus, Jason et Craig, hissèrent la kibitka sur le bac pour lui faire franchir la Kodyma avec ses voyageurs, chacun put constater que la joue du Parisien montrait une trace de griffure encore fraîche et qu’il semblait d’humeur singulièrement morose.

— Je me demande, chuchota Jolival dans l’oreille de Marianne, si notre Gracchus n’aurait pas, tous comptes faits, pris le « curé » beaucoup plus au sérieux qu’il n’a bien voulu l’admettre.

La jeune femme ne put réprimer un sourire :

— Vous pensez ?...

— Qu’il a essayé de faire valoir ses droits d’époux et qu’il a été mal reçu ? J’en mettrais ma main au feu. On peut le comprendre, d’ailleurs : elle est belle, cette fille.

— Vous trouvez ? fit Marianne du bout des lèvres.

— Mon Dieu, oui ! Pour qui cultive un certain penchant vers la sauvagerie... Mais, évidemment, elle n’a pas l’air spécialement commode...

En effet, revêtue de ses habits normaux qui se composaient d’une jupe ample et d’une chemise rouge aux bariolures barbares, sur lesquelles s’enroulait une sorte de grand châle noir, Shankala paraissait encore plus énigmatique et plus sauvage que la veille avec sa chemise déchirée. Drapée, à la manière d’une toge romaine, dans son lainage funèbre, ses cheveux tombant de chaque côté de sa tête en deux épaisses nattes, elle se tenait à l’écart de tous, à la pointe du bac, un petit ballot noué dans un bout de tissu rouge posé près de ses pieds nus. Elle regardait approcher la rive opposée...

Son refus obstiné d’accorder un dernier regard au village qu’elle quittait, pour toujours sans doute, était presque palpable à force d’intensité. C’était, somme toute, une réaction facile à comprendre, d’autant que tout à l’heure, avant d’embarquer, la femme avait craché sur la terre qu’elle quittait avec une fureur de chat sauvage puis, tendant deux doigts en fourche vers le petit groupe calme des maisons, si blanches dans le soleil levant, elle avait jeté au vent léger du matin quelques paroles rauques, violentes comme des injures et qui, sans doute, proféraient une malédiction, tant elle y avait mis de haine.

Et Marianne pensa qu’elle serait heureuse et soulagée si les prévisions de Jolival se vérifiaient et si leur nouvelle recrue leur faussait compagnie rapidement.

La rivière traversée, Jolival paya le passeur et chacun reprit sa place dans la voiture. Mais, quand Gracchus saisit le bras de Shankala pour la faire monter sur le siège, entre lui et le cocher, la femme, du même geste furieux que la veille, lui arracha son bras et, grimpant lestement sous la bâche, elle s’accroupit à terre aux pieds de Jason en le regardant longuement avec un sourire où chacun put lire la plus claire des invites.

— Est-il vraiment impossible, gronda Marianne d’une voix vibrante de colère, de faire comprendre à cette femme que ce n’est pas à elle de faire la loi ici ?

— Je suis de l’avis de... milady, renchérit Gracchus. Et j’ai bien envie de la flanquer dans la rivière pour en être débarrassé une fois pour toutes. Je commence à comprendre le mari et la belle-mère...

— Du calme ! fit Jason. Il suffit de savoir s’y prendre...

Tranquillement, mais fermement, il se pencha, prit la femme par le bras et, sans paraître s’apercevoir du regard venimeux qu’elle lançait à Marianne, il l’obligea à s’installer sur le siège.

— Voilà ! conclut-il. Maintenant tout est rentré dans l’ordre. Dis au cocher qu’il peut aller, Gracchus...

Avec un cri guttural, l’homme lança ses chevaux et la voiture reprit sa marche vers le nord sur le chemin qu’avaient labouré, la veille, les chevaux des cosaques...

Durant des jours et des semaines, les occupants de la kibitka poursuivirent leur route, de relais de poste en relais de poste, sans dévier de la ligne obligatoire qui, par Ouman, Kiev, Briansk et Moscou, les conduirait à Saint-Pétersbourg.

En réalité, le chemin aurait été infiniment plus court en passant par Smolensk, mais, quand on atteignit Kiev la Vénérable, l’antique cité princière en laquelle la sainte Russie se plaisait à reconnaître son berceau, les voyageurs trouvèrent la ville dans une grande agitation. Les églises bondées résonnaient du grondement des prières publiques, tandis que, devant les iconostases étincelantes bra-sillaient de véritables buissons de cierges.

C’est que les nouvelles apportées à francs étriers dans la cité sainte, par des courriers épuisés, étaient graves : quelques jours plus tôt, les troupes du général Barclay de Tolly, battues devant Smolensk, avaient abandonné la ville en y mettant le feu. La cité du Borysthène, l’un des hauts lieux de l’empire, à moitié détruite, était aux mains de la Grande Armée de Napoléon, cette immense foule guerrière, forte de quatre cent mille hommes parlant plusieurs langues, car les Wurtembergeois, les Bavarois, les Danois y côtoyaient les Autrichiens de Schwartzenberg, les troupes de la Confédération du Rhin et les Italiens du prince Eugène[3]. Et Kiev, la pieuse, la ville de saint Wladimir, pleurait ses morts, implorant du Ciel le châtiment du barbare qui osait fouler le sol sacré.

La nouvelle avait déclenché, entre Jason et Marianne, un commencement de dispute. La prise de Smolensk par Napoléon remplissait de joie la jeune femme qui, de ce fait, ne voyait plus de raison d’aller vers Moscou.

— Puisque les Français tiennent Smolensk, fit-elle, nous pouvons gagner du temps et nous diriger droit sur Saint-Pétersbourg. Nous trouverons ainsi de l’aide et...

La réponse de Jason fut aussi sèche que définitive :

— De l’aide ? Pour... Lady Selton ? Cela m’étonnerait ! A moins que tu ne tiennes à te faire reconnaître de Napoléon ? Mais moi, je ne veux à aucun prix avoir affaire à lui. Nous avions décidé de passer par Moscou, nous passerons par Moscou.

— Il y sera peut-être avant nous, à Moscou ! s’écria-t-elle tout de suite sur la défensive. Au train où marche l’armée, c’est plus que probable. Combien y a-t-il de verstes de Smolensk à Moscou ? demanda-t-elle en se tournant vers Gracchus.

— Une centaine ! répondit le jeune homme après une rapide consultation du cocher. Tandis qu’il nous en reste, à nous, environ trois cents pour atteindre cette même ville.

— Tu vois ? conclut Marianne, triomphalement. Il est inutile de te leurrer : à moins de faire un immense détour par la Volga peut-être, nous n’éviterons pas la Grande Armée. Et encore ! Qui nous dit que Napoléon ne prendra pas, lui aussi, la route de Saint-Pétersbourg ?

— Cela te ferait plaisir, hein, de le retrouver ? Avoue donc que tu as envie de le revoir, ton empereur bien-aimé ?

— Ce n’est pas mon empereur bien-aimé ! riposta la jeune femme avec quelque sécheresse. Mais c’est tout de même mon empereur... et celui de Jolival et celui de Gracchus ! Que cela te plaise ou non, nous sommes français et nous n’avons aucune raison d’en avoir honte.

— Vraiment ? Ce n’est pas ce que dit ton podaroshna... milady ! Il faut savoir choisir et te décider. Moi, ce sont les Russes dont j’ai besoin et je n’ai pas l’intention de m’en faire des ennemis en tombant dans les bras de leurs envahisseurs. Désormais, nous ferons double étape ou triple. Je veux arriver à Moscou avant le Corse...

— Tu veux, tu veux ! Qui t’a donné le droit de parler en maître ? Sans nous, tu serais encore prisonnier de tes chers amis les Russes ! Tu oublies aisément qu’ils sont encore plus liés avec l’Angleterre et qu’actuellement ton pays se bat contre les amis de tes amis. Qui te dit, après tout, que ces Krilov, dont tu es tellement sûr, vont se montrer si amicaux avec toi ? Tu en attends de l’aide ? Un navire ? On te fermera peut-être la porte au nez sans vouloir te reconnaître. Que feras-tu alors ?

Il lui jeta un regard courroucé, mécontent qu’elle osât mettre en doute ce dont lui-même était tellement certain.

— Je ne sais pas. Mais ce que tu dis est impossible.

— Mais si cela était ?

— Oh ! tu m’agaces. Nous verrons bien. Il sera toujours possible de trouver un navire. Au besoin...

— En le volant ? Cela devient une manie. Tu devrais pourtant savoir que ce n’est pas toujours possible, même pour un navigateur aussi hardi que toi. Pour une fois, écoute-moi Jason, et sois raisonnable. Nous n’avons rien à craindre de Napoléon et, au contraire, tout à gagner. Allons droit vers lui... Je te jure qu’il n’entre dans mon propos et dans ce conseil aucune arrière-pensée. En fait, fit-elle avec un petit rire amer, je pensais que nous en avions fini définitivement avec cette vieille histoire, que nous n’en étions plus là...

— Nous en serons là tant que tu seras possédée de ce désir, presque inconscient, de le rejoindre à tout prix.

Marianne eut un soupir accablé :

— Mais je ne suis possédée par aucun désir, sinon celui de sortir d’ici, avec toi, le plus vite possible ! Simplement, je suis en mesure de rendre à l’Empereur un service, un grand service, en échange duquel je n’aurai aucune peine à obtenir de lui le plus vigoureux et le plus rapide des navires de Dantzig. Un navire qui ne sera pas un prêt ou un simple moyen de passage, mais qu’on nous donnera, tu entends...

Elle était lancée. Malgré les coups d’œil avertisseurs de Jolival, inquiet de la voir dévoiler ses batteries, la colère était, chez Marianne, la plus forte. La colère, mais aussi le besoin presque charnel de convaincre Jason. Rien ne pouvait l’arrêter. Mais, quand elle s’aperçut de ce qu’elle avait eu la langue trop longue, il était trop tard. L’inévitable question était partie.

— Un service ? fit Jason d’un ton méfiant. Quel genre de service ?

L’intention était blessante et elle fut sur le point de lui lancer à la tête que cela ne le regardait pas. Mais, calmée, elle se contenta de rectifier, froidement :

— « Quel service ? » serait une meilleure question... et surtout une question plus courtoise. Mais je te répondrai tout de même, aussi poliment que je pourrai, qu’étant donné les sentiments que tu manifestes envers notre souverain, il m’est impossible de te révéler la nature exacte de l’information que je porte. Sache seulement que le hasard m’a révélé qu’un grave danger menace non seulement l’Empereur, mais toute l’armée et que...

Elle s’interrompit. Jason s’était mis à rire, mais c’était un rire dans lequel n’entrait pas la plus petite trace de joie.

— « Je te suivrai jusqu’en Sibérie si tu le désires » disais-tu... alors qu’en fait tu n’avais qu’un but : rejoindre Napoléon. Et je t’ai crue !

— Et tu dois me croire encore, car j’étais sincère et je le suis toujours. Mais je n’ai aucune raison, si le destin me donne la possibilité d’avertir les miens de ce qui les menace, de n’en rien faire et de les laisser s’enferrer, peut-être, dans un piège.

Le front barré d’un pli têtu, Jason allait sans doute répliquer vertement, quand Jolival impatienté se lança au secours de son amie.

— Ne soyez pas stupide, Beaufort, s’écria-t-il, et ne recommencez pas à vous conduire d’une façon que vous regretterez ensuite amèrement ! Aucun de nous n’a oublié que vous n’avez pas eu tellement à vous louer du traitement que vous a infligé l’Empereur, mais vous vous obstinez à oublier que Napoléon n’est pas un simple particulier, que ni vous ni nous-mêmes ne pouvons traiter avec lui de puissance à puissance et d’égal à égal.

— J’aurais été surpris que vous ne donniez pas raison à Marianne, persifla l’Américain.

— Je n’ai aucun motif pour lui donner tort, bien au contraire et, si vous le permettez, cette dispute me paraît totalement sans objet : vous voulez gagner Saint-Pétersbourg et notre route, que cela vous convienne ou non, nous mènera presque inévitablement à rencontrer la Grande Armée. A ce moment, Marianne n’aura pas le droit, car ce serait trahir, de ne pas délivrer l’information qu’elle détient. D’ailleurs, afin de vous mettre l’esprit au repos, je vous dirai, si cela peut vous satisfaire, qu’elle ne verra pas Napoléon : c’est moi qui irai vers lui quand nous serons assez proches. Je vous quitterai et nous nous retrouverons plus tard. Si vous acceptez de m’attendre, peut-être serai-je assez heureux pour vous rapporter un ordre de réquisition de navire, auquel cas il n’y aura plus de problème. Etes-vous satisfait ainsi ?

Jason ne répondit pas. Les bras croisés, l’œil sombre, il regardait couler, à ses pieds, l’ample flot du Borysthène[4] qui roulait, majestueux et bleu vers le sud. Les voyageurs en descendant de leur véhicule, avaient fait quelques pas le long du fleuve à travers les maisons de bois peint, fraîchement reconstruites de la ville basse, le quartier marchand de Podil, qu’un incendie accidentel avait détruit entièrement, entrepôts et église compris, l’année précédente. Au-dessus d’eux, sur une sorte de falaise dominant le port, étroite bande de terre entre elle et le fleuve, la ville haute, enfermée dans ses murailles médiévales, dressait ses coupoles bleues et or, ses riches couvents, ses palais à l’ancienne mode en bois peint de couleurs violentes.

Devant l’auberge en rondins qui servait de relais de poste, le cocher dételait les chevaux.

Le silence de Jason se prolongeant, ce fut Craig O’Flaherty qui, impatienté sans doute, se chargea de la réponse. Assenant sur le dos de son capitaine une bourrade amicale, capable de le jeter dans le fleuve, il offrit à Jolival un sourire aussi jovial qu’approbateur :

— S’il n’est pas satisfait, il sera difficile. Vous parlez comme un livre, vicomte. Et vous avez le génie des solutions agréables pour tout le monde. Maintenant, si vous m’en croyez, nous allons gagner cette cage à poules qui se pare du nom d’auberge et voir s’il est possible d’y trouver quelque chose à manger. Je suis capable de dévorer un cheval.

Jason suivit ses compagnons sans rien dire, mais Marianne eut l’impression qu’il n’était pas convaincu. Elle en eut même la certitude quand, après le repas, le meilleur sans doute qu’ils eussent pris depuis leur départ et qui se composait, après un bortsch aux légumes, d’une longue et épaisse kolbassa[5] et de vareniki[6] bien sucrés et légers, le corsaire, en se levant de table, déclara d’un ton sec qu’il fallait se hâter de se coucher car l’on quitterait la ville à 4 heures du matin. C’était déclarer hautement son intention formelle d’essayer par tous les moyens de gagner la Grande Armée de vitesse et personne ne s’y trompa...

Marianne moins encore que les autres car, ce soir-là, elle attendit en vain son amant sous l’inévitable icône qui représentait, cette fois, le non moins inévitable saint Wladimir. La porte de l’étroite chambrette, où s’attardaient des odeurs de suif et de choux, ne s’ouvrit pas sous la main de Jason.

Lasse de se retourner sur son matelas, comme saint Laurent sur son gril, la jeune femme finit par se lever, mais hésita sur ce qu’elle allait faire. Il le détestait l’idée de laisser s’installer, entre eux deux, un nouveau malentendu. Cette querelle était stupide, comme beaucoup de querelles d’amoureux où chacun des protagonistes semble surtout soucieux de cultiver plus que l’autre l’égoïsme et la mauvaise foi. Mais, avec le caractère obstiné de Jason, dont l’entêtement pouvait aller jusqu’à l’aveuglement au point de friser la stupidité, cela risquait de durer longtemps. Et cette idée-là non plus Marianne ne pouvait la supporter. Le voyage était déjà bien assez pénible.

Elle tourna un instant dans sa chambre, entre la porte basse et la petite fenêtre, ouverte aussi largement que possible, à cause de la chaleur demeurée accablante malgré la chute du jour. L’envie de rejoindre Jason la dévorait. Après tout, c’était sa proposition de piquer droit sur Smolensk qui avait déchaîné la bagarre et il était peut-être normal que ce fût elle qui fît le premier pas sur le chemin de la réconciliation. Mais il lui fallait, pour cela, faire taire son orgueil qui renâclait devant l’image d’une Marianne s’en allant humblement chercher son amant dans la chambre qu’il devait partager avec Jolival (ce qui, à tout prendre, n’était pas bien grave) ou avec Craig (ce qui était plus gênant) et le tirant de son lit pour l’emmener dans le sien à la manière d’une chatte amoureuse qui s’en va récupérer son matou.

Aux prises avec elle-même, Marianne s’attarda devant la fenêtre où s’encadraient le fleuve et sa rive orientale, plate et basse. Sous la lune, le Borysthène roulait comme un flot de mercure et les roseaux de la berge s’y dessinaient en noir profond comme si quelque délicat pinceau chinois les eût tracés à l’encre de Chine. De grosses barges marchandes y dormaient côte à côte dans l’attente des lents voyages à venir, rêvant peut-être des mers lointaines et fabuleuses qu’elles n’atteindraient jamais, comme Marianne elle-même rêvait de cette Amérique qui, à cette heure, lui semblait s’éloigner de plus en plus dans les brumes de l’impossible.

Elle allait-se résoudre à descendre jusqu’à l’eau pour y chercher un peu de fraîcheur et apaiser la fièvre qui la brûlait et elle commençait de s’habiller sans quitter des yeux le fleuve, quand elle vit tout à coup passer celui qui l’occupait si fort.

Les mains nouées au dos, dans l’attitude familière qu’il avait toujours sur le pont de son navire, Jason descendait lentement vers l’eau brillante. Et Marianne, apaisée soudain, sourit, heureuse de constater qu’il ne pouvait, lui non plus, trouver le sommeil. Elle se sentit pleine de tendresse en pensant qu’il livrait, lui aussi, à son orgueil, un combat identique à celui qu’elle soutenait elle-même. Jason avait toujours éprouvé les plus grandes difficultés à se tirer de ce genre de situation. Marianne n’aurait aucune peine, en faisant preuve d’un peu d’humilité, à le ramener.

Elle allait s’élancer hors de sa chambre quand, soudain, elle aperçut Shankala...

Visiblement, la tzigane suivait Jason. Sans faire plus de bruit qu’un chat, sur ses pieds nus, elle bondissait, légère comme un esprit nocturne sur la trace de l’homme qui l’attirait et qui ne se doutait pas de sa présence.

Dans l’ombre de sa chambre, Marianne sentit s’empourprer ses joues sous la poussée d’une brusque colère. Elle en avait plus qu’assez de cette femme. Sa présence, muette cependant, car elle n’avait pas encore échangé avec elle une seule parole, lui pesait comme un cauchemar. Durant les longues étapes, dans la cohabitation forcément étroite de la kibitka, les yeux noirs de la tzigane ne connaissaient que deux points d’intérêt : le ruban blanc du chemin qu’elle fouillait inlassablement, pendant des heures, comme si elle cherchait à y découvrir quelque chose et Jason vers lequel parfois elle se tournait, un sourire au fond des yeux. L’expression qu’elle avait alors, tout en humectant ses lèvres rouges d’une langue pointue, donnait à Marianne envie de la battre...

Poursuivant sa lente promenade, Jason disparut derrière l’une des piles de troncs d’arbres qui, après une mince bande de grève, s’alignaient au bord de l’eau. A Kiev, en effet, la steppe s’arrêtait définitivement pour faire place à la grande forêt et ses produits s’entassaient au bord de l’eau qui les conduirait vers le sud.

Mais, au lieu de continuer à suivre Jason, Shankala changea de direction. Elle choisit un chemin parallèle qui passait devant les tas de bois et Marianne, qui l’observait avec une attention passionnée, la vit partir en courant vers la falaise dans laquelle butait le port fluvial. La tactique de la tzigane était très claire : elle choisissait de rencontrer Jason.

Incapable de rester là plus longtemps et poussée par une curiosité qu’il ne lui était plus possible de dominer, Marianne quitta l’auberge à son tour et s’élança vers le fleuve. Une jalousie instinctive, primitive la poussait sur la trace de Jason, une jalousie qu’elle eût été bien incapable d’expliquer ou même de justifier, mais elle ne savait qu’une chose : elle voulait voir comment Jason allait se comporter, seul en face de cette femme qui ne cachait pas son désir de le séduire.

Quand elle arriva au bord de l’eau, derrière la première pile, elle ne vit rien. Le fleuve formait une courbe légère au-delà de laquelle il n’était possible de rien apercevoir. Ses pas ne faisaient aucun bruit sur le sable durci et elle se mit à courir. Mais, quand elle atteignit le tournant de la berge, elle étouffa une exclamation sous son poing dans lequel elle mordit et se rejeta dans l’ombre épaisse, entre deux tas de rondins.

Jason était là, à quelques pas d’elle, lui tournant le dos et, debout en face de lui, il y avait Shankala. Shankala qui venait de laisser choir sa robe et qui, entièrement nue, se dressait devant lui, dans la lumière de la lune.

La gorge de Marianne se sécha d’un seul coup. La diablesse était d’une beauté redoutable. Elle avait l’air, sous cet éclairage lunaire qui argentait sa peau brune, d’une fée des eaux issue de ce fleuve étincelant qu’elle semblait rejoindre et prolonger. Les bras abandonnés le long de son corps mince, les mains ouvertes, la tête légèrement rejetée en arrière et les yeux mi-clos, elle ne bougeait pas, préférant sans doute laisser agir la séduction d’une sensualité si puissante qu’elle en devenait presque palpable. Seule sa respiration un peu haletante, soulevant rythmiquement les globes lourds mais parfaits de ses seins pointus, trahissait le désir qu’elle avait de l’homme qui la regardait. Son attitude était la même exactement que celle de la statue de dona Lucinda, au temple de la villa Sant’Anna et Marianne, qui crut la revoir, faillit crier.

Jason, lui aussi, paraissait changé en statue. De sa cachette, Marianne ne pouvait voir l’expression de son visage, mais l’immobilité totale qu’il gardait trahissait clairement une sorte de fascination. Vidée de ses forces, des éclairs rouges devant les yeux, Marianne dut s’appuyer aux troncs rugueux, incapable de détourner son regard de ce tableau qui la bouleversait et souhaitant éperdument s’abîmer dans les profondeurs des eaux si Jason succombait à la tentation. Ce silence, cette immobilité, semblaient devoir durer éternellement...

Soudain, Shankala bougea. Elle fit un pas vers Jason, puis un autre... Ses yeux étincelaient et Marianne, torturée, enfonça ses ongles dans ses paumes. Le souffle haletant de cette femme emplissait ses oreilles d’un vent d’orage. Elle approchait de l’homme qui ne se décidait pas à bouger. Un pas... et encore un pas. Elle allait le toucher, coller à lui ce corps dont la marche elle-même avait les ondulations de l’amour... Sa bouche s’entrouvrait sur ses petites dents aiguës de carnassière. Marianne, épouvantée, voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge tétanisée par une véritable panique. Dans une seconde, l’amour de sa vie s’écroulerait à ses pieds comme un dieu aux pieds d’argile...

Mais Jason venait de reculer. Son bras s’étendit, loucha la femme à l’épaule et l’arrêta :

— Non ! dit-il seulement.

Puis, avec un haussement d’épaules, il tourna le dos et, à grandes enjambées rapides, s’éloigna en direction de l’auberge, sans voir Marianne qui, dans son recoin obscur, s’accrochait au tas de bois, vidée de ses forces, mais envahie d’un soulagement si brutal qu’elle faillit bien s’évanouir. Un long moment, elle demeura là, le front inondé de sueur, les yeux clos, écoutant décroître le tam-tam enragé que battait son cœur.

Quand elle les rouvrit, la rive était si déserte qu’elle se demanda un instant si elle n’avait pas été le jouet d’un cauchemar mais, en regardant plus attentivement, il lui parut distinguer là-bas, vers l’amorce de la falaise, une silhouette qui s’éloignait en courant. Alors, à son tour, elle revint vers l’auberge. Ses jambes tremblaient et elle eut une peine infinie à remonter le raide escalier de bois qui allait vers les chambres. Arrivée en haut, elle dut même s’arrêter un instant pour reprendre son souffle et se traîna plus qu’elle ne marcha vers sa porte qu’elle poussa.

— D’où viens-tu ? fit la voix nette de Jason.

Il était là, debout dans la grande flaque blanche déversée par la lune. Il lui parut immense et rassurant comme un phare dans la tempête. Jamais elle n’avait eu, à ce point, besoin de lui et, avec un gémissement, elle s’abattit sur sa poitrine, secouée de sanglots convulsifs qui emportaient comme un torrent la grande peur qu’elle venait d’avoir.

Il la laissa pleurer un moment sans rien dire, se contentant de la bercer comme une enfant en caressant doucement ses cheveux défaits. Puis, quand la crise s’apaisa, il lui prit le menton et releva vers lui son visage trempé de larmes.

— ... Idiote ! fit-il seulement. Comme si je pouvais avoir envie d’une autre que toi...

Une heure plus tard, Marianne s’endormit, rompue et bercée par l’agréable pensée qu’après son échec, Shankala abandonnerait la partie et qu’elle s’était enfin décidée à quitter ses compagnons de voyage. Elle l’avait vue s’enfuir vers la falaise... Peut-être sans espoir de retour...

Mais, au petit jour, quand tous se retrouvèrent auprès de la kibitka aux brancards de laquelle un nouveau cocher attelait des chevaux frais, la tzigane, aussi calme et aussi lointaine que si rien ne s’était passé, vint les rejoindre et, sans un mot, reprit sa place auprès de Gracchus, sur le siège. Et Marianne, étouffant un soupir de déception, dut se contenter, pour se consoler, de constater qu’en passant auprès de Jason, Shankala ne lui avait même pas adressé un regard.

C’était une si mince consolation que, le soir venu, quand on atteignit le relais de Darnitsa, au milieu d’une épaisse forêt de pins odorants, la jeune femme ne put s’empêcher de tirer Gracchus à part. Les relations entre le jeune homme et la tzigane ne s’étaient guère améliorées depuis le village au bord de la Kodyma, mais la farouche créature avait tout de même consenti à échanger quelques mots avec son pseudo-mari.

— Jusques à quand allons-nous devoir supporter cette Shankala ? lui demanda-t-elle. Pourquoi reste-t-elle avec nous ? Notre société l’ennuie visiblement. Alors, pourquoi s’obstine-t-elle à nous accompagner ?

— Elle ne nous accompagne pas, mademoiselle Marianne. Du moins, pas comme vous l’entendez...

— Ah non ? Et alors, que fait-elle ?

— Elle chasse !

— Elle chasse ? Je ne vois pas bien quel genre de gibier... en dehors de M. Beaufort, bien entendu, fit Marianne, incapable de contenir une pointe de rancune.

Elle s’attendait à ce que le jeune homme abondât dans son sens, mais Gracchus, le front soucieux, hocha la tête :

— Je l’ai cru aussi, mais ce n’est pas ça ! Oh ! bien sûr, si elle avait pu mettre le grappin dessus, elle aurait joint l’utile à l’agréable...

— L’utile ? Je comprends de moins en moins.

— Vous allez comprendre : Ce que chasse Shankala, c’est sa vengeance ! Elle ne nous accompagne pas, elle suit l’homme qui l’a répudiée et livrée à la fureur des femmes du village. Elle s’est juré de le tuer et elle espérait, je crois, en séduisant le capitaine Beaufort, l’amener à en faire l’instrument de sa vengeance, le convaincre de tuer son ancien mari.

Marianne haussa les épaules avec impatience :

— C’est de la folie. Comment espère-t-elle retrouver cet homme dans ce pays et dans ce peuple immense ?

— C’est peut-être moins compliqué qu’il n’y paraît. Le cosaque qui, entre parenthèses, s’appelle Nikita, est parti se battre contre les Français. Nous suivons la même route que lui et ça, elle le sait. N’ayez crainte, à chaque relais elle se renseigne sur le passage de la troupe. En outre, elle sait exactement ce que veut son Nikita.

— Et que veut-il ?

— Gagner le prix ! Devenir célèbre, riche, puissant, noble...

— Gracchus ! coupa Marianne impatientée. Si vous ne vous décidez pas à parler plus clairement, nous allons nous fâcher. Vous me débitez des sornettes.

Le jeune homme se lança alors dans une espèce de conte de fées. Il expliqua comment, peu de temps auparavant, une fabuleuse nouvelle avait parcouru la steppe et la forêt à la vitesse de la poudre enflammée : le comte Platov, l’ataman des cosaques du Don, quasi légendaire et que toutes les sotnias[7] d’autre provenance reconnaissaient désormais pour leur chef, avait promis, tout comme dans les contes chevaleresques d’autrefois, la main de sa fille à celui de ces cosaques, quel qu’il fût, qui lui apporterait la tête de Napoléon...

Alors, dans toutes les stanitzas[8], la fièvre s’était mise à monter et les hommes, non pourvus d’épouses, s’étaient levés, aussi bien pour répondre à l’appel du grand chef que dans l’espoir de remporter le fabuleux trophée. Ils avaient fourbi leurs armes, posé sur l’échine de leurs chevaux les hautes selles de bois garnies de peaux de mouton, chaussé leurs bottes. Quelques-uns même, avaient, dans leur folie, éliminé plus ou moins discrètement des épouses devenues soudain encombrantes.

— L’époux de Shankala est de ceux-là, conlut Gracchus. Il prétend être sûr de gagner la fille de l’ataman. Mais d’où il peut bien tirer cette certitude, ne me le demandez pas, Shankala elle-même l’ignore.

— D’une outrecuidance plus insensée encore que celle de ses confrères ! s’écria Marianne indignée. Ces sauvages ne doutent de rien. La tête de l’Empereur ! Je vous demande un peu ! Mais, Gracchus, ajouta-t-elle changeant soudain de ton, est-ce que cela veut dire que cette femme était innocente quand on a essayé de la noyer ? Personnellement, j’ai peine à le croire...

Visiblement, Gracchus aussi. Repoussant son bonnet en arrière, il se mit à fourrager dans sa tignasse rousse en se dandinant d’un pied sur l’autre puis, touchant sa joue où la trace des ongles de la tzigane se devinait encore légèrement :

— C’est un sujet que nous n’avons pas abordé, fit-il. On ne sait jamais comment ce genre de femelle peut réagir. Elle m’a seulement dit que Nikita, les premiers feux de la passion éteints, avait cessé de s’occuper d’elle et l’avait ravalée au rang de servante pour plaire à sa mère. Au fond, si c’est vrai et si elle l’a trompé, il n’a eu que ce qu’il méritait. Selon moi, ce type n’a pas grand-chose dans le ventre.

— Ah oui ? Eh bien, ce n’est pas une raison pour y aller voir ! Et, si tu veux que nous restions bons amis, Gracchus Hannibal Pioche, je te conseille d’éviter de te faire le chevalier servant et l’instrument de la vengeance de Shankala. En admettant que tu sortes vivant de l’aventure, je me demande comment ta grand-mère, la blanchisseuse de la route de la Révolte, recevrait une belle-fille de cet acabit ?

— Oh, moi je sais... Elle lui mettrait sous le nez deux doigts en forme de cornes, puis elle irait chercher le curé pour l’asperger d’eau bénite. Après quoi, elle nous mettrait tous les deux à la porte. N’ayez crainte, mademoiselle Marianne, je n’ai pas du tout envie de diminuer encore les quelques chances que nous avons de revoir un jour la rue Montorgueil et votre hôtel de la rue de Lille.

Touchant son bonnet, il allait s’éloigner pour aider le cocher à dételer, quand Marianne, frappée par le ton désabusé de ses dernières paroles, le rappela :

— Gracchus ! Est-ce que tu crois vraiment qu’en essayant de rejoindre l’Empereur, nous allons courir un grand danger ?

— C’est pas tant parce que nous allons essayer de le rejoindre, c’est parce que, quand il se bat, le Petit Tondu, il ne fait pas les choses à moitié et qu’on va, comme qui dirait, se trouver pris entre le marteau et l’enclume. Et les balles perdues ne le sont pas toujours pour tout le monde ! Mais on fera de son mieux, pas vrai ?

Et Gracchus, sifflant plus faux que jamais son chant de guerre favori :

On va leur percer le flanc... s’en alla vaquer tranquillement à son métier ordinaire de cocher, laissant Marianne à ses réflexions.

13 LE DUEL

On parvint, le 11 septembre, aux abords de Moscou. Il faisait une belle journée de fin d’été, toute brillante d’un chaud soleil qui se déversait généreusement sur la terre. Mais l’éclat de la lumière et la grâce du paysage vert ne pouvaient rien contre l’atmosphère de tragédie que l’on respirait.

La route traversait le village de Kolomenskoié, pittoresque et gai, avec ses vieilles petites maisons de bois peintes de couleurs vives, sa grande mare où s’ébattait une troupe de canards et ses bouquets d’arbres où les fûts clairs des bouleaux se mêlaient à la minceur odorante des pins et aux sorbiers exubérants sous leurs grappes de fruits vermillon...

Mais, vers l’ouest, le canon tonnait. Et il y avait aussi ce défilé incessant de véhicules de toutes sortes, équipages de maîtres ou chariots de marchands, menés par des automates aux visages figés, aux yeux de bêtes traquées. Dans l’épaisse poussière qu’ils soulevaient, se noyait la fraîcheur des choses et des plantes.

Dans cette foule effarée, la kibitka n’avançait plus qu’à grand-peine, comme un nageur qui s’efforce de remonter le courant puissant d’un grand fleuve. Depuis trois jours, il avait été impossible de relayer, faute de chevaux. Tous ceux que l’on pouvait trouver étaient déjà attelés. Les écuries étaient vides.

Aussi, malgré l’impatience coléreuse de Jason qui voulait marcher jour et nuit jusqu’à ce que l’on eût dépassé Moscou, fallut-il s’arrêter encore chaque soir pour faire reposer les bêtes que, d’ailleurs, les hommes se relayaient pour garder de peur qu’on ne les vole.

On n’avait plus de cocher. Le dernier, peu désireux de dépasser le relais de Toula, s’était enfui sous les coups de ceinturon de Jason, après avoir essayé de s’emparer des chevaux. Cette nuit-là, d’ailleurs, il avait fallu quitter en toute hâte la maison de poste et chercher refuge dans la forêt car l’homme, fort du secours qu’il était allé chercher sur le domaine du prince Volkhonsky[9], était revenu vers ses anciens employeurs avec une troupe armée de bâtons. Les armes à feu, emportées par le prudent Gracchus, étaient parvenues à tenir les furieux en respect le temps nécessaire pour prendre le large. Et le souper de cette fin de journée s’était composé uniquement de myrtilles et d’eau claire...

La foule qui passait était étrange, silencieuse et sans panique. Les coupés et calèches armoriés de la noblesse, construits à Londres ou à Paris, côtoyaient, sans chercher à les dépasser, tout l’assortiment des voitures russes, de la téléga de voyage au droschky citadin, mené par son cocher en robe longue, sa plaque de cuivre sur le dos, en passant par des kibitkas de toutes tailles et même de simples troncs d’arbres sur quatre roues.

Au milieu de tout cela des hommes âgés, des femmes et des enfants cheminaient dans la poussière, un ballot sur le dos, sans une plainte, sans un regard. Seul le bruit des pas et le grincement des roues se faisaient entendre et c’était ce silence qui était encore le plus impressionnant, car il était lourd d’une pesante résignation.

Parfois, un pope apparaissait, entouré d’un ou deux diacres, abritant sous un pan de sa robe noire quelque relique précieuse devant laquelle s’agenouillaient pieusement les paysannes et, aux portes des domaines, les karaoulny[10], vieux soldats aux cheveux blancs qui avaient perdu un bras ou une jambe dans les guerres de la Grande Catherine. Et, toujours de loin en loin, le canon, comme une menace ou comme un glas...

Personne ne s’occupait de cette voiture plus que sale qui s’obstinait à remonter le courant de l’exode. Parfois, sans s’arrêter, on lui jetait un regard indifférent, qui se détournait bien vite, chacun ayant visiblement assez de ses propres peines pour se montrer curieux.

Mais, quand on atteignit l’extrémité du village, Jason, qui avait pris les guides à la place de Gracchus, rangea sa voiture près de l’entrée magnifique d’un grand couvent aux harmonieuses coupoles bleues qui s’élevait auprès d’un antique palais de bois et arrêta ses chevaux.

— Aller plus avant est de la folie, déclara-t-il. Nous allons faire demi-tour afin de contourner largement la ville et rejoindre ensuite la route de Saint-Pétersbourg.

Marianne, qui somnolait contre l’épaule de Jolival, réagit instantanément :

— Pourquoi devons-nous contourner la ville ? Ce n’est pas facile d’avancer, j’en conviens, mais nous avançons tout de même. Il n’y a aucune raison pour changer notre route au risque de nous perdre.

— Je te dis que c’est de la folie ! répéta Jason. Ne vois-tu pas ce qui se passe, tous ces gens qui fuient ?

— Ce qu’ils fuient ne me fait pas peur. Si l’on entend le canon, c’est que les Français ne sont pas bien loin, à plus forte raison si l’exode de Moscou est commencé.

— Marianne ! fit-il d’un ton las, nous n’allons pas recommencer. Je t’ai dit et redit que je ne voulais pas rejoindre Napoléon. Nous étions convenus, il me semble, que si nous arrivions aux approches de l’armée d’invasion, Jolival se chargerait de ce mystérieux avertissement que tu veux remettre à « ton » Empereur et nous rejoindrait ensuite sur la route.

— Et tu as cru que j’accepterais cela ? s’écria Marianne, indignée. Tu parles d’envoyer Jolival vers Napoléon comme s’il s’agissait d’aller porter une lettre à la poste voisine. A mon tour je te dis : regarde ce qui nous entoure, vois ce peuple qui fuit. Il doit y en avoir comme cela dans toutes les directions et nous ignorons totalement où se trouve l’armée, ou les armées russes. Se séparer, c’est se perdre : jamais Jolival ne pourra nous rejoindre... et tu le sais.

Inquiet de la tournure violente que prenait la discussion, Arcadius voulut s’interposer, mais Marianne d’un geste impérieux lui imposa silence. Puis, comme Jason, tassé sur son siège, la tête dans les épaules, gardait un silence obstiné, elle saisit son sac et sauta vivement à bas de la voiture.

— Venez Arcadius ! ordonna-t-elle à son vieil ami. Le capitaine Beaufort préfère se séparer de nous, plutôt que se commettre, si peu que ce soit, avec les soldats d’un homme qu’il déteste. La France ne l’intéresse plus !

— Après ce que j’ai enduré chez elle, je n’ai aucune raison de m’y intéresser encore. C’est mon droit, il me semble, maugréa l’Américain.

— Tout à fait ! Eh bien, va donc rejoindre tes bons amis Russes, tes vieux amis Anglais... mais quand tout ceci aura pris fin, car il y a une fin à toutes les guerres, il vaudra mieux pour toi d’oublier définitivement les champagnes de Madame Veuve Clicquot-Ponsardin, de même que les chambertins ou les bordeaux, dont la contrebande te rapportait un si fructueux profit naguère. Et m’oublier, moi aussi, par la même occasion ! Tout ça, c’est la France !...

Et Marianne, tremblante de colère, relevant son petit menton d’un geste plein de défi et de dédain, empoigna son sac et, tournant les talons, se mit en marche dans la poussière. Elle commença de suivre la route qui, à cet endroit, amorçait un tournant légèrement en pente sans plus s’occuper de personne. Après la bagarre de Kiev, elle s’était imaginé que Jason était enfin convaincu et, en le découvrant aussi fermement ancré dans sa rancune obstinée, elle se sentait bouillonnante d’indignation. Ce n’était qu’un hypocrite, un dissimulateur et un ingrat.

— Qu’il aille au diable ! marmotta-t-elle entre ses dents serrées.

Elle l’entendit, derrière elle, sacrer et jurer dans la meilleure tradition des charretiers dont il avait adopté le rôle. Mais il y eut aussi le grincement de la voiture qui se remettait en marche. Un instant, elle fut affreusement tentée de se retourner pour voir s’il faisait demi-tour, mais c’eût été un aveu de faiblesse, une espèce de démission, et elle s’obligea à ne même pas ralentir son allure. L’instant suivant, il l’avait rattrapée.

Jetant les rênes à Gracchus, il sauta à bas de la voiture et se lança à sa poursuite. L’empoignant par le bras, il l’obligea à s’arrêter et à lui faire face.

— Non seulement nous sommes dans un pétrin dont tu ne parais même pas avoir la moindre idée, s’écria-t-il, mais encore il faut subir tes caprices.

— Mes caprices ? s’insurgea la jeune femme. Qui donc en a sinon toi ? Qui ne veut rien entendre ? Qui refuse d’écouter ce qui n’est pas son égoïsme forcené ? Je refuse, tu entends... je refuse de laisser Arcadius se sacrifier. C’est clair ?

— Personne ne souhaite qu’il se sacrifie. Tu as le génie de tout déformer.

— Ah ! vraiment ? Eh bien, écoute ceci, Jason Beaufort : un soir, au palais d’Humayunabad, tu m’as dit, alors que je te reprochais de vouloir me quitter pour aller te battre chez toi : « Je suis de ce peuple libre et je dois lutter avec lui » ou quelque chose d’approchant... Alors, j’aimerais que tu te souviennes parfois que, moi je suis de ce peuple français qui a fait plus que quiconque pour la liberté, à commencer par celle d’autres que je connais bien.

— Ce n’est pas vrai. Tu es à moitié anglaise.

— Et ça a l’air de te faire plaisir ? Ce n’est pas possible : tu délires. A qui donc appartiennent les canons qui, à cette heure précise peut-être, envoient par le fond un ou plusieurs de ces navires qui ressemblent tant à ta Sorcière... au moins par le pavillon ?

Il la regarda comme s’il allait la battre. Puis brusquement, il haussa les épaules et se détourna, en essayant de dissimuler un sourire contrit :

— Touché ! grogna-t-il. Ça va ! Tu as gagné, on continue...

D’un seul coup, alors, elle oublia sa colère. Un élan de gamine la jeta au cou de l’Américain sans se soucier un instant de ce que pouvaient penser les fuyards en voyant cette femme, relativement élégante, en train d’embrasser avec ardeur un moujik barbu. Il répondit à son baiser et peut-être eussent-ils un instant oublié l’environnement, si la voix railleuse de Craig O’Flaherty ne les avait atteints :

— Venez voir ! s’écria-t-il. Cela vaut la peine !

Tous étaient descendus de la voiture et s’étaient approchés d’une sorte de balustrade qui terminait une terrasse. Se tenant par la main, Marianne et

Jason les rejoignirent. Ils virent alors que Moscou était à leurs pieds.

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était à la fois grandiose, romantique, avec quelque chose de fascinant. La vue s’étendait sur tout l’ensemble de la grande cité, enfermée dans ses enceintes de murailles rouges, longues de douze lieues. A leurs pieds, la Moskova se tordait comme un serpent enserrant dans ses anneaux des îles qui étaient des palais et des jardins. La plupart des maisons étaient bâties en bois recrépies de plâtre. Il n’y avait que les édifices publics et les vastes résidences de la noblesse qui fussent construits en briques, dont la teinte profonde avait la douceur d’un velours. On y voyait de nombreux parcs et jardins, dont les masses de verdure se mêlaient harmonieusement aux constructions.

Le soleil éclairait les mille et une coupoles des églises, renvoyant l’éclat de leurs globes dorés ou couleur d’azur et celui des toits de tôle vernie, peints en vert ou en noir. Et, au centre de la ville, dressée sur une éminence dans une ceinture de hauts murs et de tours crénelées, il y avait une énorme citadelle, véritable bouquet de palais et d’églises, affirmant avec orgueil l’antique gloire de la Vieille Russie : le Kremlin. Tout autour, l’Europe et l’Asie se mêlaient, se tressaient comme un tissu fabuleux.

— Comme c’est beau ! souffla Marianne... Je n’ai jamais rien vu de semblable.

— Moi non plus, fit Jolival. Réellement, ajouta-t-il en se tournant vers ses compagnons, cela valait le voyage.

C’était, de toute évidence, l’avis de chacun, même de Shankala qui, pourtant, depuis Kiev, semblait se désintéresser complètement de ses compagnons. Parfois, aux étapes ou quand, sur la route, la voiture ralentissait, elle s’adressait à un paysan qui passait ou à un valet d’écurie et posait une question, toujours la même. L’homme faisait un geste, répondait trois paroles et la tzigane alors reprenait sa place, sans un mot, pour recommencer à observer la route.

Mais maintenant, accoudée à la balustrade, elle se penchait sur la ville fabuleuse étalée à ses pieds et dardait sur elle des yeux flambants, tandis que ses narines frémissaient comme si, parmi toutes ces odeurs qui montaient vers elle, Shankala cherchait à en démêler une, une seule, car la piste de l’homme qu’elle suivait aboutissait fatalement ici, devant cette ville si belle, sur qui la guerre faisait planer sa menace.

La guerre, d’ailleurs, on la devinait, on la sentait. Le vent charriait une odeur de poudre brûlée, tandis que, dans la ville, à l’exception de grandes bouffées de hurlements qui montaient parfois, le silence semblait se faire à chaque instant plus ample et plus inquiétant. Aucun des bruits familiers ne se faisait entendre, aucun son de cloche, aucun battement de simandre, aucun joyeux vacarme d’atelier au travail, aucune musique dansant sur les toits sans fumée. C’était comme si la voix rauque et lointaine des canons avait fait taire toutes les autres.

Ce fut Jolival qui, le premier, rompit l’espèce de fascination qui les tenait tous. Avec un soupir, il s’écarta de la balustrade.

— Si nous voulons entrer dans la ville avant la nuit, je crois qu’il est temps de nous remettre en marche. Là-bas, nous tâcherons d’apprendre des nouvelles... Toute la classe aisée parle français et jusqu’à présent la colonie française était importante à Moscou.

L’enchantement fit rapidement place à une sorte d’horreur, dès que l’on descendit la colline et que l’on atteignit les portes de la ville, où régnait un désordre incroyable. Le flot des réfugiés s’y heurtait à une masse de femmes et de vieillards qui, agenouillés dans la poussière devant la porte du couvent Danilovski, les mains dévotement jointes, regardaient obstinément la grande croix d’or de la coupole majeure, comme s’ils espéraient une apparition. Le murmure des prières s’y élevait en un bourdonnement ininterrompu.

En même temps, par une route latérale, un important convoi de blessés essayait de franchir les portes encombrées de voitures. La foule faisait de son mieux pour leur laisser le passage et leur montrait presque autant de ferveur qu’à la croix du couvent. Certaines femmes, même, se jetaient à genoux pour baiser les chiffons sanglants entourant une main ou un genou...

Sales et dépenaillés, ces soldats blessés étaient à la fois terribles et pitoyables, véritable armée de spectres aux yeux creux, brûlant dans des visages recuits par le soleil.

Des quelques magasins demeurés ouverts ou des maisons avoisinant la porte, des gens sortaient pour leur offrir des fruits, du vin, des victuailles de toutes sortes et certains, parmi ceux qui partaient, rebroussaient chemin pour leur laisser leurs voitures ou bien offrir leurs maisons abandonnées à quelques serviteurs. Cela semblait même si naturel que ni Marianne ni ses compagnons n’eurent l’idée de protester quand deux grands diables en tabliers, qui étaient peut-être des infirmiers, réquisitionnèrent la kibitka.

— Si nous refusons, chuchota Jolival, nous risquons de nous faire écharper. Ce sera bien le diable si nous ne parvenons pas dans tout ce désordre à retrouver une voiture pour continuer notre voyage ! En tout cas, j’avoue que ce peuple me surprend : il donne, en face du danger, un remarquable exemple d’unité.

— Unité ? grogna Craig, il me semble qu’il y a, cependant, entre ceux qui partent et ceux qui restent, une sérieuse différence. Nous n’avons guère rencontré que des équipages élégants ou cossus. Les riches partent, les pauvres restent...

— Oh ! bien sûr ! Seuls ceux qui possèdent des propriétés hors de la ville peuvent s’éloigner. Je crois, d’ailleurs, que ce sont surtout leurs biens qu’ils cherchent à abriter. Les autres ne sauraient où aller. Et puis, l’âme russe est fataliste par essence. Elle croit qu’il n’arrive rien que le Seigneur n’ait voulu.

— Je ne suis pas loin de penser de même, marmotta Jason. Il semble que, depuis quelque temps, le libre arbitre soit d’un exercice singulièrement difficile...

Après une certaine attente et beaucoup d’efforts, on arriva tout de même à franchir la barrière et à s’engager dans une grande rue, tout aussi encombrée, qui allait vers le centre de la ville. Mais, chemin faisant, on traversa de grands boulevards déserts, des rues vides qui ne montraient aucun signe de vie et qui contrastaient avec celle que l’on suivait. Beaucoup de maisons avaient leurs volets clos et offraient des façades aveugles.

Bientôt, on atteignit les rives de la Moskova dans laquelle des hommes en barque étaient occupés à engloutir des tonneaux et des caisses. Les murailles du Kremlin se dressèrent dans le soleil couchant qui les faisait plus rouges encore. Mais déjà, les yeux des nouveaux venus étaient accoutumés à la splendeur quasi asiatique de la Ville Sainte et ils n’accordèrent à la vieille citadelle des tsars qu’un regard rapide. Ce qui se passait au pied était bien autrement intéressant...

Sur les quais de la rivière, sur les ponts qui l’enjambaient et sur l’immense place collée au flanc du Kremlin, il y avait foule encore. Mais cette foule-là était d’une autre qualité que celle des faubourgs. De très jeunes gens en fracs, armés de sabres, se mêlaient au convoi des blessés qui semblaient arriver de toutes parts, se précipitant vers eux avec des cris d’enthousiasme. Leur élégance, leur jeunesse, leur beauté souvent, contrastaient violemment avec la crasse et la souffrance qu’ils côtoyaient en s’efforçant maladroitement, avec trop d’impétuosité, de soulager.

Pris dans la bousculade qui se formait au passage du pont, Marianne et Ses amis se trouvèrent emportés presque malgré eux dans un courant irrésistible, grâce auquel ils franchirent la rivière, sans même s’en apercevoir, pour se retrouver soudain, à peu près libres de leurs mouvements, sur l’immense place où scintillait une énorme, une éblouissante église que ses couleurs vives faisaient ressembler à un gigantesque joyau.

Vers l’est, cette place était bordée de grands et magnifiques palais privés qui interposaient leurs façades élégantes, leurs frontons grecs peints en blanc et la verdure de leurs parcs entre la place et les murailles tartares de Kitay-Gorod, la ville chinoise, centre de l’activité commerciale de Moscou. Et devant l’un de ces palais, une foule hurlante stationnait, visiblement passionnée par un spectacle dans lequel Marianne, horrifiée, n’eut pas de peine à reconnaître une exécution...

Attaché à une échelle placée sur une estrade contre le mur du palais, les poignets haut liés au-dessus de sa tête, un homme, nu jusqu’à la ceinture, recevait le knout.

Composé de minces lanières de cuir blanc tressées que l’on faisait tremper dans du lait la veille d’une exécution afin de les rendre plus dures, le fouet laissait une trace sanglante chaque fois qu’il retombait sur le dos du patient et lui arrachait une plainte.

Debout sur l’estrade, à quelques pas de l’échelle, une espèce de géant, les bras croisés sur la poitrine, une nagaïka ou fouet de cheval passé dans sa ceinture, surveillait l’exécution. Vêtu d’un habit de coupe militaire, bleu à haut col et épaulettes dorées, cet homme, de solide complexion, montrait un visage dominateur d’un type où le sang turkmène laissait voir sa trace. Mais la physionomie était expressive et animée par des yeux très grands d’une teinte indécise et qui, pour le moment, ne reflétaient qu’une froide cruauté.

La foule se taisait, ne manifestant ni joie ni émotion de « quelque ordre que ce soit devant le supplice de l’un des siens. Mais, en se mêlant à elle, Marianne fut frappée par l’expression des visages de ces gens. Tous, sans exception montraient une haine totale, absolue, pour ainsi dire concentrée. Et cela révolta la jeune femme.

— De quel bois sont donc faits ces gens-là ? gronda-t-elle à mi-voix. L’ennemi est à leurs portes et ils restent là à regarder massacrer un pauvre diable.

Un brusque coup de coude dans les côtes la fit taire. L’auteur n’en était pas l’un de ses compagnons, mais un homme âgé, d’une physionomie aimable et distinguée, vêtu à l’ancienne mode, mais avec une simplicité qui n’excluait pas l’élégance, au contraire, car, s’il portait ses cheveux longs et noués sur la nuque, aucune trace de poudre ne venait ternir le satin noir du ruban qui les attachait et qui faisait ressortir la jolie nuance argentée des cheveux.

Comme Marianne le considérait avec étonnement, il ébaucha un sourire :

— Soyez plus prudente, Madame, murmura-t-il. Le français est une langue que l’on entend beaucoup ici.

— Je ne parle pas le russe, mais si vous souhaitez que nous nous exprimions en un autre langage, l’anglais, par exemple, ou l’allemand...

Cette fois, le vieux gentilhomme, car il l’était visiblement, sourit franchement, ce qui lui ôta un peu de son charme en découvrant quelques manques regrettables dans sa denture.

— Une langue inusitée éveillerait des curiosités. Ceci pour l’anglais. Quant à l’allemand, c’est une langue que, depuis Pierre III, les Russes détestent cordialement.

— Soit ! fit Marianne, continuons donc en français si toutefois, Monsieur, vous voulez bien consentir à contenter ma curiosité. Qu’a donc fait ce malheureux ?

L’inconnu haussa les épaules :

— Son crime est double : il est français et il a osé s’en réjouir en apprenant l’arrivée des armées de Bonaparte. Jusqu’à présent, il était un homme apprécié, et même respecté, pour ses talents culinaires. Mais cette maladresse l’a perdu !

— Culinaires ?

— Mais oui. Il se nomme Tournais. Il était le chef-cuisinier du gouverneur de Moscou, le comte Rostopchine que, d’ailleurs, vous voyez ici, surveillant en personne l’exécution. Malheureusement pour son dos. Tournais a eu la langue trop longue...

Envahie d’une impuissante colère, Marianne serra les poings. Fallait-il rester là, debout dans le soleil couchant, à regarder hacher un homme, un compatriote coupable seulement de fidélité à son Empereur ? Heureusement, elle n’eut pas le temps de se poser longuement la question. Le supplice prenait fin.

Sur un ordre de Rostopchine, on détachait le malheureux cuisinier, inconscient et couvert de sang, pour l’emporter à l’intérieur du palais.

— Que va-t-on faire de lui ? demanda Jolival qui avait rejoint Marianne et suivi le dialogue.

— Le gouverneur a fait proclamer que, dès demain, il serait envoyé à Orenbourg pour y travailler aux mines.

— Mais il n’en a aucunement le droit ! s’insurgea Marianne, oubliant de nouveau la prudence. Cet homme n’est pas russe. C’est odieux de le traiter comme un moujik coupable.

— Aussi est-il davantage traité en espion. Au fond, ce pauvre Tournais dont je déplore le sort, car c’est un artiste, sert de bouc émissaire. Rostopchine n’est pas fâché, maintenant que la grande bataille est terminée, de montrer au peu-pie qu’il entend être impitoyable envers tout ce qui, de près ou de loin, touche Bonaparte.

C’était la seconde fois que le vieux gentilhomme employait ce nom et cette répétition renseigna Marianne : il était, de toute évidence, l’un de ces émigrés impénitents qui avaient fait vœu de ne pas revoir la France tant que Napoléon, le fléau de Dieu, y régnerait. Une certaine prudence s’imposait donc. Néanmoins, Marianne était incapable de résister à son besoin d’en apprendre davantage.

— Une grande bataille, dites-vous ?

Le vieillard ouvrit de grands yeux, prit un face-à-main d’or qui pendait à un ruban de velours noir, sous son jabot, l’appliqua au bout de son nez et considéra la jeune femme avec ébahissement :

— Ah ça ! Mais, belle dame, d’où sortez-vous donc, sauf le respect que je vous dois ?

— Du sud de ce pays, Monsieur, et plus précisément d’Odessa où j’ai eu le privilège d’approcher le duc de Richelieu...

Elle ajouta quelques explications assez vagues que d’ailleurs son nouvel ami n’entendit pas. Le nom de Richelieu avait achevé sa conquête et il était désormais tout acquis à cette jolie femme en laquelle il croyait bien reconnaître l’une de ses pareilles. Dès lors, il fut prolixe et, après que Jolival se fut présenté, laissant dans l’ombre les autres ravalés à leur rang obscur de serviteurs, il se montra proprement intarissable.

Par la voix aimable et distinguée de celui qui leur avait déclaré s’appeler Monsieur de Beauchamp, les voyageurs apprirent ce qui s’était passé cinq jours plus tôt, à trente-cinq lieues de Moscou, sur le plateau de Borodino qui bordait la rive droite de la Kologha, un affluent de la Moskova : l’armée russe, qui jusqu’alors avait paru se dissoudre dans le paysage à mesure qu’avançait la Grande Armée, s’était décidée à faire front et à se battre pour tenter d’interdire l’entrée de la vieille capitale. Pour les redoutes dressées à cheval sur la route, on s’était battu avec acharnement avec un résultat terrifiant[11] si l’on en croyait les bruits apportés par les blessés qui commençaient d’affluer.

— Mais, qui a gagné ? demanda Jolival avec une ardeur dont il ne fut pas maître.

Le vieux gentilhomme eut un petit sourire plein de tristesse :

— On nous a dit que c’était les Russes. Le Tsar, en effet, a remplacé Barclay de Tolly par le vieux Koutousov, l’enfant chéri de la victoire et personne n’imaginait qu’il pût en être autrement. On a même chanté un Te Deum, ici près... mais les blessés disent autre chose : ils disent que l’armée les suit, qu’elle est en retraite et que Bonaparte approche de Moscou. Demain... ou après-demain il sera ici. Alors, depuis que l’on sait tout cela, ceux qui en ont la possibilité quittent Moscou. D’où cet affreux désordre qui noie la ville. Rostopchine lui-même partira, il vient de le dire mais, pour le moment, il attend Koutousov dont l’armée doit traverser la ville en se repliant vers Kazan.

Surveillée par l’œil sombre de Jason, Marianne parvint à rester fidèle à son personnage et à demeurer parfaitement calme en face de ces nouvelles qui la comblaient de joie. Jolival, cependant, remerciait le vieillard de son compte rendu avec une politesse exquise qui sentait son gentilhomme d’une lieue et le priait de mettre un comble à son amabilité en leur indiquant une auberge, « s’il en était encore d’ouvertes », qui consentît à les accueillir. Cette demande déchaîna une immédiate protestation de Jason.

— Nous n’avons aucune raison de rester dans cette ville, surtout si Bonaparte arrive ! Partons avant que la nuit ne tombe et nous trouverons bien, sur la route de Saint-Pétersbourg, une auberge où nous arrêter !

M. de Beauchamp braqua sur lui son face-à-main et considéra un instant avec un mélange d’indignation et de stupeur, ce moujik barbu, un valet selon toutes apparences, qui se permettait, non seulement de parler français, mais encore de prétendre donner son avis. Jugeant sans doute indigne de lui de répondre à cet insolent, le vieux gentilhomme se contenta de hausser les épaules et de lui tourner le dos. Ce fut à Jolival qu’il s’adressa :

— Toutes les rues sont emplies de voitures et de chariots sauf celles qui vont vers l’ouest. Vous n’arriverez jamais à sortir d’ici la nuit, mais, dans Kitay-Gorod, dont vous voyez les murs ici près, vous avez une chance de trouver encore à vous loger, ne fut-ce que chez...

Marianne et ses amis devaient toujours ignorer le nom de l’aubergiste capable de les héberger, car un véritable raz-de-marée déferla sur la place, se dirigeant à la vitesse d’un boulet de canon vers l’estrade sur laquelle le gouverneur, occupé à donner des ordres à plusieurs serviteurs, se trouvait encore. Plusieurs milliers d’hommes et de femmes, armés de pieux, de haches et de fourches, hurlant comme des loups affamés, se ruèrent sur le palais Rostopchine. L’énorme vague vint se briser sur les murailles en un tourbillon qui emporta le petit groupe stationné autour du vieux gentilhomme.

En une seconde Marianne, persuadée qu’il s’agissait là d’une émeute, se vit arrachée à ses amis, noyée sous une marée de bras tendus, emportée irrésistiblement vers le fleuve. Croyant sa dernière heure venue, elle poussa un cri strident :

— A moi ! Jason !

Il l’entendit. A coups de pied et à coups de poing il réussit à la rejoindre, l’agrippa au poignet et, avec elle, essaya de lutter encore contre le courant, aussi brutal que désordonné. Mais c’était impossible. Mieux valait encore se laisser porter si l’on ne voulait pas être renversé, jeté à terre, foulé aux pieds, ce qui eût été une mort certaine.

Sans même savoir comment, les deux jeunes gens refranchirent le pont du Kremlin et se retrouvèrent sur une petite place où quelques maisons et une église, peintes comme un décor de théâtre, se massaient près des hauts murs d’un grand bâtiment étendu le long du fleuve et couvert de tôle verte, qui était l’hôpital des Enfants Trouvés.

Il y avait beaucoup moins de monde que sur le pont, car le trop-plein s’écoulait par les quais de la Moskova et Marianne, hors d’haleine, à demi étouffée, se laissa tomber sur un montoir à chevaux pour souffler un peu. Elle s’aperçut alors qu’elle était seule avec Jason et Shankala dont l’une des mains, encore accrochée à la ceinture du corsaire, indiquait clairement comment elle avait réussi à les suivre.

— Où sont les autres ? demanda Marianne.

Jason haussa les épaules et désignant la place qui ressemblait au cratère d’un volcan prêt à entrer en éruption :

— Là-dedans !

— Mais, il faut essayer de les retrouver...

Malgré sa fatigue, elle s’arrachait déjà de sa pierre, prête à s’élancer de nouveau dans la fournaise. Il la retint à bras-le-corps :

— Tu es folle ! Tu te feras tuer sans obtenir le moindre résultat. Il faut déjà s’estimer heureux d’en être sortis indemnes.

Puis, comme les yeux de la jeune femme s’emplissaient de larmes, il ajouta, plus doucement :

— ... Ni Craig ni Gracchus ne sont des mauviettes ! Quant à Jolival, il est loin d’être un imbécile. Je serais fort étonné s’ils ne réussissaient pas à s’en sortir.

— Mais qu’allons-nous faire ? Comment les retrouver ?

— Le mieux est de rester aux environs de cette sacrée place et d’attendre. D’une façon ou d’une autre, cette émeute prendra bien fin un jour. Ces gens partiront, quitteront la ville comme les autres ou rentreront chez eux. Il suffira alors de retourner à l’endroit où nous nous sommes séparés. Les autres, pour leur part, auront certainement la même idée. Ce serait folie que se lancer dans une ville inconnue sans savoir où l’on va...

Ces paroles étaient sages et Marianne l’admit volontiers. Même elle eût trouvé quelque plaisir à cet isolement à deux, fût-ce au cœur d’une ville en proie au délire, s’il n’y avait eu cette Shankala, toujours accrochée à Jason et qui le regardait fixement, sans rien dire et sans qu’il fût possible de lire quoi que ce fût dans son regard noir... Elle semblait avoir rejeté toute personnalité pour se couler dans la peau d’une sorte d’animal familier, silencieux mais obstiné, qui se fondait dans l’ombre de son maître...

— Tu as raison, soupira-t-elle. Restons là en attendant d’y voir plus clair, si toutefois cela devient possible un jour. Ce dont je doute...

En effet, si, sur la place Rouge, la foule semblait se calmer et même se clairsemer, l’accès du pont était pratiquement impossible à cause d’un épais convoi de blessés qui, par trois rues différentes, débouchaient en même temps. S’il n’y avait eu que des hommes à pied, le pont les eût canalisés assez facilement, mais ceux qui pouvaient marcher étaient plus rares que ceux que l’on portait sur des brancards de fortune et, en outre, quelques chariots voguaient sur cette troupe misérable d’où s’élevaient sans cesse des gémissements et des cris de douleur arrachés par la bousculade.

Les portes de certaines maisons, encore habitées, s’ouvraient pour recevoir quelques blessés, mais la majeure partie se dirigeait vers l’hôpital militaire et les deux hôpitaux privés qui se trouvaient de l’autre côté de la rivière, non loin du Kremlin.

— Nous n’arriverons jamais à passer, s’impatienta Marianne. Les quais me paraissent noirs de monde...

— D’autant plus que le monde en question, ce sont des soldats... Regarde ! J’aperçois là-bas des cavaliers. Ce sont des cosaques !

Son œil perçant d’homme habitué à scruter les pires brumes de l’océan avait distingué les soldats, alors que Marianne n’apercevait encore qu’une sorte de moutonnement rouge au-dessus des lointains du convoi.

— L’armée russe doit battre en retraite, poursuivit Jason. Elle revient dans la ville, sans doute pour la défendre. Il ne faut pas que nous restions là : nous risquons d’être foulés aux pieds des chevaux.

— Et où veux-tu aller ? Je refuse de m’éloigner d’ici tant que nous n’aurons pas rejoint les autres.

— Sur cette petite place, là tout près, j’ai remarqué une auberge. Essayons d’y aller. Tu as encore de l’argent sur toi ?

Marianne fit signe que oui. Bien entendu, elle avait perdu son sac de voyage qui lui avait été arraché dans la bousculade, mais elle avait pris l’habitude de garder de l’or et son fameux podaroshana dans la poche intérieure de sa robe. Elle hésitait néanmoins à quitter sa borne. L’accès de l’auberge paraissait difficile. Un homme et deux femmes en tablier, debout devant la porte, aidaient des blessés à laver une plaie trop sale ou bien offraient un coup de vin à ceux qui s’arrêtaient un instant avant de poursuivre leur chemin. L’homme et ses compagnes se dépensaient sans compter, avec une chaleur et une générosité qui forçaient la sympathie. On les sentait prêts à distribuer à ces malheureux tout ce que leur maison renfermait et Marianne se demanda s’ils éprouveraient tellement de joie à recevoir des voyageurs étrangers.

Une pierre, qui la manqua de peu et vint briser une vitrine derrière elle, la décida. Avec un cri, elle s’écarta. Pas assez vite cependant pour éviter un éclat de verre qui lui entama le front à la naissance des cheveux. Avec un cri de colère, Jason la saisit contre lui et tira son mouchoir pour étancher le petit filet de sang qui coulait.

— Tas de sauvages ! fulmina-t-il. N’ont-ils vraiment rien de mieux à faire qu’à démolir leurs vitrines ?

Sans répondre, Marianne qui s’était retournée pour considérer les dégâts lui montra l’enseigne, pimpante et fleurie, sur laquelle s’étalait un superbe gâteau débordant de crème. Elle indiquait qu’au Puits d’Amour, les frères Lalonde cuisinaient la meilleure pâtisserie de tout Moscou et fournissaient à leurs clients toutes les confiseries françaises, depuis les bêtises de Cambrai, jusqu’aux bergamotes de Nancy, en passant par les calissons d’Aix et les pruneaux d’Agen.

— Ce qui est surprenant, c’est que la maison soit encore debout, remarqua Marianne. Tu as raison : essayons l’auberge. Dans un instant, il ne sera plus possible de l’atteindre...

Ils se remirent en marche, Shankala toujours sur leurs talons, et tentèrent de se frayer un chemin jusqu’à l’entrée. Une bienheureuse éclaircie, dans le flot incessant qui allait vers le pont, leur permit enfin d’arriver auprès des trois personnages dont les tabliers blancs se tachaient maintenant de sang et de traînées de vin.

Marianne s’adressa à l’homme :

— Nous sommes des voyageurs Nous arrivons du sud et nous venons de loin ! Pouvez-vous nous loger ? demanda-t-elle en français, mais en s’efforçant de retrouver l’accent anglais de jadis.

Pour un aubergiste, l’homme ne devait pas aimer beaucoup les étrangers, car il la regarda avec méfiance :

— D’où venez-vous ? fit-il dans la même langue, mais avec un accent si rude qu’elle en devenait difficilement compréhensible.

— D’Odessa.

— Ça fait un bout de chemin. Et vous êtes quoi ? Italienne ? Française ?

— Mais non ! Anglaise ! s’écria la jeune femme aussi furieuse d’être obligée de mentir que du peu de succès de sa tentative. Je suis Lady Selton. Ceux-ci sont avec moi... à mon service.

L’homme se radoucit, visiblement convaincu, mais bien plus par la hauteur du ton que par le titre annoncé. Une Anglaise avait droit à toute la considération qu’il aurait refusée à la ressortissante d’une autre nation, encore qu’il n’approuvât guère la manie ambulatoire dont semblaient saisies, depuis quelque temps, les femmes de ce pays. Il trouva même un sourire contraint pour apprendre à son interlocutrice que les quelques chambres de sa maison étaient déjà emplies de blessés mais que, si elle voulait bien se contenter d’un coin de la salle, il se ferait une joie de lui servir un souper honorable.

— Demain, ajouta-t-il, j’essaierai de trouver pour milady un logement plus conforme à ses goûts, mais, du moins, sera-t-elle pour cette nuit à l’abri de la température et des soldats qui reviennent occuper Moscou et qui, naturellement, risquent de ne pas être d’un voisinage agréable pour une jeune dame.

— Est-ce qu’ils reviennent pour défendre la ville ?

— Bien entendu, milady ! Qui pourrait imaginer notre petit père le Tsar laissant l’Antéchrist mettre ses vilaines pattes sur notre sainte cité ! Foi d’Ivan Borissovitch, de grandes choses vont se passer ici et Votre Grâce pourra constater bientôt de quoi les Russes sont capables quand ils défendent le sol sacré. D’après ce que m’a dit un chasseur, notre Koutousov, le vieux maréchal « En avant », sera ici dans la nuit, ajouta-t-il sur le ton de la confidence heureuse.

— Mais alors, l’émeute, tout à l’heure, sur la place ?

— L’émeute ? Quelle émeute ?

— Celle que j’ai vue de mes yeux ! Au coucher du soleil, j’ai assisté, devant l’hôtel du gouverneur, à une exécution et, tout de suite après, une foule armée et hurlante s’est ruée vers cet hôtel...

Ivan Borissovitch se mit à rire :

— Ce n’était pas une émeute, milady. Simplement la nouvelle était venue, ce matin, que ces maudits Français avaient atteint le couvent de Mojaïsk, à vingt lieues d’ici...

— Encore un lieu saint ? demanda Marianne mi-figue mi-raisin.

Mais le digne homme était aussi imperméable à l’humour anglais qu’à l’ironie française et il se signa dévotement plusieurs fois.

— Extrêmement saint, Votre Excellence ! Nos braves gens voulaient se porter à la rencontre de l’ennemi et se sont massés ce matin, à la barrière de Dorogomilov pour attendre le gouverneur qui devait prendre leur tête. Mais ils ont attendu en vain toute la journée et sont revenus sur leurs pas pour voir ce qui avait ainsi retenu le comte Rostopchine. D’ailleurs, l’arrivée de l’armée, elle aussi, les a obligés à rebrousser chemin !

Marianne se garda bien de lui faire connaître le fond de sa pensée. De toute évidence, le comte Rostopchine avait bien d’autres chats à fouetter, ne fût-ce que son cuisinier, que d’aller prendre la tête d’une bande insubordonnée pour se lancer avec elle à l’assaut des troupes de Napoléon.

Sans autre commentaire, elle se laissa mener jusqu’à un coin d’une grande salle basse et passablement noire où Ivan Borissovitch entassa, sur les bancs qui garnissaient l’angle des deux fenêtres, tout ce qu’il put trouver de coussins et d’édredons disponibles avant d’annoncer que le souper serait servi dans un petit moment.

Le souper, arrosé d’un vin de Crimée, fut en effet convenable, mais la nuit parut à Marianne la plus longue qu’elle eût jamais vécue car, malgré les coussins, elle ne parvint pas à sommeiller un seul instant. Seule, Shankala, habituée à dormir à même la terre, prit un repos total. Quant à Jason, il réussit, lui aussi, à s’assoupir quelques heures, mais Marianne, assise auprès d’une fenêtre, passa toute sa nuit à regarder ce qui se déroulait au-dehors. Eût-elle été dans un lit, d’ailleurs, qu’elle n’eût certainement pas dormi davantage, tant le vacarme était insupportable car, durant la nuit entière, l’armée russe défila...

C’était, de chaque côté de la rivière, un double fleuve où les uniformes des chasseurs, des grenadiers, des hussards et des troupes de ligne, se mêlaient aux robes bleues ou rouges des cosaques et aux bonnets de chèvre des Kalmouks. Tout cela avançait à la lumière des torches. Sans désordre excessif, les escadrons montés se mêlaient aux troupes à pied et aux canons dont le roulement faisait résonner toute la ville.

Dans la lumière fuligineuse des torches qui dansaient un peu partout et jusqu’au sommet des rouges murailles du Kremlin, les faces de ces hommes, visiblement harassés, paraissaient hagardes et Marianne se demanda s’ils venaient vraiment pour occuper la ville ou s’ils avaient l’intention de la dépasser, car tous continuaient le long de la rivière comme s’ils cherchaient à atteindre les portes Est de la cité, celles par lesquelles, justement, l’ennemi ne viendrait pas.

Toute la nuit aussi Ivan Borissovitch demeura debout, avec sa femme et sa sœur, au seuil de sa maison, offrant inlassablement ses pichets de vin ou ses pots de kvas. Mais, à mesure que le temps coulait, la belle confiance et l’espèce d’enthousiasme qu’il avait manifestés dans la soirée, semblaient s’effriter et se dissoudre. De temps en temps, il posait une question à l’un des soldats qu’il abreuvait, en recevait une réponse et chaque fois son visage se faisait plus anxieux, tandis que sa tête paraissait s’enfoncer entre ses épaules.

Quand le ciel devint un peu plus clair, vers 4 heures du matin, il y eut, sur la rivière, une énorme explosion, grâce à laquelle on put croire un instant que le soleil venait de se lever à l’envers et en éclatant. Mais c’était seulement le grand pont, vers la pointe sud-ouest du Kremlin, qui venait de sauter dans une gerbe aveuglante d’étincelles. Alors, Ivan Borissovitch, dont le visage était maintenant gris et les traits tirés, vint secouer Jason qui dormait sur son banc et s’approcha de Marianne :

— Je suis désolé, milady, lui dit-il avec effort, mais il faut que vous partiez !

— Que nous partions ? s’écria Jason oubliant une fois de plus son rôle de valet de bonne maison.

Mais le pauvre aubergiste n’en était plus à ces subtilités. Il hocha la tête d’un air navré et Marianne put voir qu’il y avait des larmes dans ses yeux.

— Oui, il faut partir, fit-il avec effort. Il faut que vous quittiez Moscou sur l’heure, milady... Vous êtes anglaise et l’Ogre de Corse arrive. Si vous restez, vous serez en danger. Partez ! Partez tout de suite ! Une jolie femme comme vous, ça ne doit pas tomber dans leurs sales pattes !

— Mais... je croyais que ces soldats venaient occuper Moscou, afin de résister...

— Non... Ils ne font que traverser. Ils fuient... un soldat m’a dit qu’ils allaient vers Riazan...

Brusquement, il eut un sanglot :

— ... Notre armée est vaincue... Vaincue !... Notre ville est perdue... Nous allons tous partir, tous !... Alors, allez-vous-en ! Nous autres, on va faire nos paquets et s’en aller. J’ai un frère à Kalouga, je vais aller chez lui.

— Vous abandonnez votre maison ? dit Jason. Mais tous ces blessés dans vos chambres ?...

— Il faut bien les confier à la grâce de Dieu. Ça ne les aiderait pas beaucoup si je me faisais tuer pour les défendre. J’ai une famille : c’est à elle que je dois penser.

Discuter était bien inutile. Les trois voyageurs quittèrent l’auberge et se retrouvèrent sur le quai qu’ils suivirent un moment au milieu d’un désordre indescriptible. L’armée passait toujours, mais s’y mêlaient maintenant tous ceux des Moscovites qui étaient restés jusqu’à présent et qui désertaient précipitamment. En passant devant l’hôpital des Enfants Trouvés, ils virent sous le grand porche, un groupe d’enfants d’une dizaine d’années, habillés d’une sorte d’uniforme vert, entourant un homme grand et blond, vêtu comme un officier supérieur, mais dont le visage rond et aimable ruisselait de larmes, tandis qu’une impuissante rage crispait ses poings.

L’angoisse de tous ces gens était si visible et si poignante que Marianne ne put s’empêcher de l’éprouver à son tour. La guerre, de quelque côté qu’on la regardât et dans quelque camp que l’on se trouvât, était une chose affreuse, un malheur que les peuples subissaient sans jamais l’avoir véritablement souhaité, même quand ils faisaient montre d’un enthousiasme certain, né de leur amour du sol natal, mais que les premières souffrances éteignaient comme une chandelle.

A la conscience de participer à une tragédie qui, cependant, lui était étrangère, se mêlait l’anxiété qu’elle éprouvait en pensant à ses amis perdus. Si Jason et elle continuaient à se laisser porter par ce fleuve humain, ils se retrouveraient hors de Moscou et perdraient tout espoir de rejoindre jamais Jolival, O’Flaherty et Gracchus. Obsédés par l’idée d’atteindre à tout prix la place

Rouge et l’hôtel Rostopchine, ils se glissèrent dans un courant qui se dirigeait vers le premier pont franchissant la Moskova, pour être au moins sur la bonne rive du fleuve.

— Il doit être possible d’arriver à la place en se jetant dans une rue transversale et en faisant un détour. L’important est de quitter cette masse de soldats, dit Jason.

Mais, de l’autre côté du fleuve, le désordre était encore plus intense. Marianne et Beaufort se virent soudain bloqués au coin d’un nouveau pont, ou plutôt d’un angle formé par deux ponts. En effet, à cet endroit, la Moskova recevait un affluent, la Yaouza et les ponts permettaient le franchissement des deux rivières. Sur l’un comme sur l’autre, la bousculade était sans merci. Sur celui de la Yaouza, le premier rayon du soleil permit aux fugitifs de reconnaître le comte Rostopchine. En redingote militaire, avec d’énormes épaulettes dorées, il s’y tenait debout, sa nagaïka à la main, tapant à tour de bras sur tous ceux qui passaient à sa portée, en hurlant comme un possédé, pour les obliger à presser le mouvement. Il s’efforçait de dégager le passage et Marianne comprit bientôt pourquoi en voyant approcher, au milieu des vivats et des exclamations, un groupe de généraux, montés sur de magnifiques chevaux.

En dolmans blancs ou vert foncé, portant d’immenses bicornes sombres d’où fusaient des aigrettes blanches ou des plumes de coq noires, ils entouraient un vieillard presque obèse, monté sur un petit cheval gris, qu’ils avaient l’air de garder comme une relique, ou comme un prisonnier. C’était un homme au visage aimable, mais au regard triste, humblement vêtu d’une vieille veste militaire noire sans décoration, le cou entouré d’un long foulard, une casquette galonnée enfoncée sur ses cheveux gris. Aux alentours, la foule surexcitée braillait :

— Koutousov ! Koutousov !...

Et Marianne comprit qu’elle voyait le fameux maréchal, l’ancien ennemi du jeune Bonaparte, celui que le tsar Alexandre, qui ne l’aimait pas, n’avait rappelé de son exil provincial que depuis à peine deux semaines et en qui, cependant, toute la Russie voyait l’homme du destin et de la dernière chance.

Toute la Russie ? Peut-être pas, car, lorsque l’état-major approcha du petit pont où se tenait Rostopchine, celui-ci fonça comme un bélier et, avec une hargne féroce se mit à invectiver le maréchal, malgré les efforts de deux généraux emplumés qui se jetèrent sur lui pour le faire taire. Il fallut l’écarter de force, tandis qu’il hurlait que Koutousov n’était qu’un traître, fuyant comme un lâche, et abandonnant la ville qu’il avait promis de défendre... L’accusé se contenta de hausser ses lourdes épaules, mâchonna un ordre bref et reprit son chemin entouré de sa troupe brillante.

Derrière eux, Jason, à qui sa taille permettait de dominer une partie de la foule, aperçut un espace vide et, saisissant Marianne par le poignet, il l’entraîna :

— Viens ! s’écria-t-il. C’est le moment de passer. Nous allons pouvoir atteindre la rue qui est là, juste en face.

Ils s’élancèrent, traînant toujours la tzigane derrière eux. Mais cet espace était dû à une troupe de cosaques qui s’étaient arrêtés à l’entrée d’un grand couvent. A la porte, un officier avait mis pied à terre pour parler à un vieux pope barbu, noir et funèbre comme un oiseau de nuit.

Malheureusement, en atteignant ce côté du quai, une poussée de la foule, qui arrivait toujours, bouscula les cosaques, et Marianne, brusquement tirée en avant par Jason pour lui éviter d’être jetée sous les sabots des chevaux, vint heurter violemment le pope dont elle écrasa un pied.

Avec un glapissement de colère et de dégoût en s’apercevant que l’agresseur était une femme, celui-ci la repoussa, mais l’officier la saisit violemment par le bras en criant quelque chose qu’elle ne comprit pas, mais en s’efforçant visiblement de la jeter à genoux pour demander pardon. Tandis que deux cosaques maîtrisaient Jason, qui s’élançait à son secours, elle se débattit furieusement contre l’officier et, soudain, ils se trouvèrent presque nez à nez... Cela ne dura qu’un instant, mais ils se reconnurent.

— Tchernytchev !... souffla la jeune femme.

C’était bien lui ! Toujours aussi blond, aussi beau, aussi élégant malgré la poussière et le sang qui maculaient son dolman vert sombre d’où la Légion d’honneur avait disparu et malgré la fatigue qui marquait son visage pâle... Il avait toujours ce même regard de chat cruel, des yeux verts légèrement étirés vers les tempes et ces hautes pommettes qui trahissaient la trace du sang mongol. Oui, en vérité, c’était bien toujours le même homme, le séduisant, l’inquiétant comte Alexandre Tchernytchev, l’espion du Tsar, l’amant de toutes les belles de Paris, encore que dans ce guerrier à l’expression sauvage, il fût bien difficile de reconnaître le séducteur nonchalant qui s’entendait si bien à cueillir les secrets de l’empire français jusque dans les bras de la princesse Borghèse... Mais, au souvenir de ce qu’avait été leur dernière rencontre, Marianne voulut fuir et tenta de s’arracher à l’étreinte de sa main.

Peine perdue ! Elle savait depuis longtemps que ces doigts minces et blancs serrés autour de son bras pouvaient être durs comme de l’acier. D’ailleurs, lui non plus n’hésita pas un instant sur le nom qui allait avec ce visage ardent, ces yeux immenses que l’épouvante dilatait :

— Mais c’est ma princesse ! s’écria-t-il en français. Le plus précieux de tous mes biens. L’émeraude fabuleuse du misérable caravanier de Samarcande. Par Notre-Dame de Kazan, cette apparition inattendue est tout juste ce dont j’avais le plus besoin pour croire encore que Dieu est russe...

Avant même que Marianne eût le loisir de secouer la stupeur où cette désastreuse rencontre l’avait jetée, Tchernytchev l’avait saisie dans ses bras et s’adjugeait un baiser qui arracha des acclamations frénétiques à ses hommes et, à Jason, un cri de fureur.

— Lâche-la ! hurla-t-il, toute prudence balayée. Espèce de sale cosaque ! De quel droit te permets-tu seulement de la toucher ?

Contre toute attente, Tchernytchev lâcha Marianne et vint vers celui que les cosaques maintenaient toujours.

— J’ai le droit, il me semble, de toucher ce qui m’appartient, déclara-t-il avec hauteur. Quant à toi, moujik, qui t’a permis seulement de m’adresser la parole ? La jalousie ? Serais-tu toi aussi son amant ? Alors, voilà qui te fera changer de ton !

Et, levant la cravache qu’il tenait à la main, il en cingla si brutalement le visage de Jason que la trace de la houssine s’inscrivit aussitôt en rouge. D’un effort désespéré, celui-ci tenta d’échapper à l’étreinte de ses gardiens, mais ne réussit qu’à provoquer leur hilarité.

— Lâche ! cracha-t-il. Tu n’es qu’un lâche, comte Tchernytchev ! Tu ne frappes que lorsque tu es certain de l’impunité et tu insultes de même. Tu n’hésites pas à salir une femme sous prétexte qu’elle est ici sans défense.

— Salir ? La princesse Sant’Anna ? En quoi l’ai-je salie en disant la vérité ! Par saint Alexandre, mon patron, que je meure si j’ai menti en affirmant qu’elle m’appartient ! Quant à toi, j’ai grande envie de te faire payer ton insolence sous le knout, seul traitement digne de tes pareils.

— Regarde-moi mieux ! Je ne suis pas un de tes moujiks. Je suis l’homme à qui tu dois un duel. Souviens-toi du soir de Britannicus à la Comédie-Française !

Le bras du Russe, prêt à frapper de nouveau, retomba lentement, tandis qu’il s’approchait de Jason qu’il dévisagea un instant avec attention avant d’éclater de rire.

— Mais, c’est pardieu vrai ! L’Américain ! le capitaine... Lefort, je crois ?

— Je préférerais Beaufort. Maintenant que vous savez qui je suis, j’attends vos explications, sinon vos excuses pour ce que vous avez osé dire...

— Soit ! Je vous offre mes excuses... mais seulement pour avoir écorché votre nom. J’ai toujours éprouvé les plus grandes difficultés avec les noms étrangers, ajouta-t-il avec un grand sourire moqueur. Quant à cette belle dame...

Incapable d’en supporter davantage, Marianne se précipita vers Jason :

— Ne l’écoute pas ! Cet homme n’est qu’un instrument à faire le mal. Un espion... Un misérable qui s’est toujours servi de ses amitiés et de ses amours dans l’intérêt de ses affaires...

— Celles de mon maître, Madame ! Et celles de la Russie !

S’adressant à ceux qui maintenaient toujours le corsaire, il aboya quelque chose et, immédiatement, ils lâchèrent prise. Jason se trouva libre, mais ce fut pour repousser doucement Marianne qui tentait de s’accrocher à lui.

— Laisse ! Je veux entendre ce qu’il a à me dire. Et je te prie de ne pas t’en mêler : ceci est une affaire d’hommes ! Allons, Monsieur... ajouta-t-il en s’avançant vers Tchernytchev, j’attends toujours ! Etes-vous prêt à reconnaître que vous avez menti ?

Le comte haussa les épaules :

— Si je ne craignais de vous choquer encore et de faire preuve d’un goût déplorable, j’ordonnerais à mes hommes de la mettre nue : vous pourriez constater alors qu’elle porte au flanc une petite cicatrice... la trace de mes armes gravées dans sa chair après une nuit d’amour.

— Une nuit d’amour ? cria Marianne hors d’elle.

Vous osez appeler une nuit d’amour le traitement abominable que vous m’avez fait subir ? Il est entré dans ma chambre, Jason, en brisant une fenêtre. Il m’a à demi assommée, liée sur mon lit avec les cordons de mes rideaux et là il m’a violée, tu entends ? Violée comme la première venue dans une ville mise à sac ! Mais comme cela ne lui suffisait pas, il a voulu me laisser une trace indélébile. Alors... il a fait chauffer le chaton de la bague que tu lui vois... cette lourde chevalière armoriée, et il me l’a imprimée, brûlante, dans la chair. Voilà ce qu’il appelle une nuit d’amour.

Poings serrés, Jason, avec un cri de colère, s’élançait déjà sur Tchernytchev, prêt à cogner, mais le Russe recula vivement et, tirant son sabre, en appuya la pointe sur la poitrine de son agresseur :

— Allons, du calme !... J’ai peut-être été un peu vif, cette nuit-là et je reconnais que le terme « nuit d’amour » était impropre... du moins en ce qui me concerne. Il doit s’appliquer plus exactement à l’homme qui m’a succédé... celui avec lequel je me suis battu, dans votre jardin, ma douce...

Marianne ferma les yeux, malade à la fois de honte et de désespoir. Elle se sentait prise dans un réseau de semi-vérités, plus redoutables que les pires injures. Le visage de Jason était gris maintenant. Même ses yeux, curieusement vidés de toute expression, semblaient avoir perdu leur couleur et avaient pris la teinte de l’acier.

— Tchernytchev ! murmura-t-elle. Vous êtes un misérable !...

— Je ne vois pas en quoi. Vous ne pouvez guère m’accuser de mensonge, ma chère. Car, je n’aurais malheureusement pas loin à aller pour appeler ce même homme en témoignage. Il doit être à l’heure présente à une journée à peine d’ici. Il court après Wittgenstein avec le corps du maréchal Victor... Mais, si vous le voulez bien, nous finirons plus tard cette intéressante conversation, car l’arrêt prolongé de ma troupe bouche une partie du quai et gêne ceux qui viennent derrière. Je vais vous faire donner des chevaux et...

— Il n’en est pas question ! coupa Jason avec une inquiétante froideur. Je ne ferai pas un pas en votre compagnie, car je n’ai aucune raison pour cela.

Les yeux du Russe se fermèrent à demi jusqu’à ne plus montrer que de minces fentes vertes. Sans cesser de sourire, il abaissa lentement son épée.

— Croyez-vous ? J’en vois une excellente : vous n’avez pas le choix ! Ou bien vous venez avec moi et nous réglerons nos comptes à la halte de ce soir ou bien je vous fais fusiller comme espion. Car j’ai peine à croire que ce soit pour m’amener ma plus belle conquête que vous avez fait le voyage jusqu’ici. Quant à Madame, il me suffirait d’un mot jeté dans cette foule... l’annonce de ce qu’elle est au juste, par exemple, pour qu’elle soit mise en pièces dans les cinq minutes. Alors, choisissez... mais choisissez vite.

— Eh ! dites-le donc, ce mot ! s’écria Marianne. Dites-le et qu’on en finisse, mais aucune force humaine ne me convaincra de vous suivre. Vous êtes l’homme le plus méprisable que je connaisse. Faites-moi tuer ! Je vous hais...

— Tais-toi ! coupa brutalement Jason. Je t’ai déjà dit que ceci était une affaire d’hommes. Quant à vous, sachez que je choisis une troisième solution : nous allons nous battre, ici et sur l’heure. Vous oubliez un peu vite que vous avez disparu de Paris tout juste quelques heures après m’avoir appelé sur le terrain et que j’ai tous les droits de vous traiter de couard.

— Quand le Tsar ordonne, j’obéis. Je suis soldat avant tout. J’ai dû partir et je l’ai regretté, mais, je vous le répète, vous aurez votre duel, ce soir même...

— Non ! J’ai dit tout de suite. Sapristi, comte Tchernytchev, il n’est pas facile de vous mettre l’épée à la main ! Mais peut-être que maintenant...

Et d’un geste rapide, Jason souffleta par deux fois le Russe qui blêmit à son tour.

— Alors ? s’enquit Jason presque aimable. Nous battons-nous ?

Dans son uniforme vert sombre, le comte semblait prêt à se trouver mal. Son teint était cireux, ses narines pincées et il respirait avec difficulté.

— Oui ! fit-il enfin les dents serrées. Le temps de donner quelques ordres pour faire cesser cet encombrement et nous nous battons !

L’instant suivant, la sotnia reprenait son chemin dans un tonnerre de cris de satisfaction. Seuls, une dizaine de cosaques et un jeune « essaoul »[12] encore imberbe demeurèrent. Tchernytchev se retourna, sans doute pour saluer le pope avec lequel il conversait quand Marianne l’avait heurté, mais, choqué sans doute par la violence des propos échangés, à moins que ce ne fût par l’étrange comportement de son compatriote avec la femme inconnue, celui-ci s’était retiré dans son couvent dont la porte s’était refermée sans que personne s’en aperçût. Le comte haussa les épaules avec agacement et marmotta quelque chose entre ses dents. Puis, revenant à son adversaire :

— Venez ! ordonna-t-il. La rue que vous voyez là, à quelques pas, mène à une petite place fort tranquille entre le mur de ce monastère et les jardins des deux palais. Nous y serons à merveille pour ce que nous allons faire ! Le prince Aksakov voudra bien prendre soin de Madame, ajouta-t-il en désignant le jeune essaoul qui, perdant pour un instant sa raideur toute militaire, vint offrir son bras à Marianne plus morte que vive.

— S’il vous plaît, Madame, fit-il sans la moindre trace d’accent et, en s’inclinant avec une grâce inattendue, qui arracha un éclat de rire à Tchernytchev.

— Vous pouvez dire Altesse Sérénissime ! Cette belle dame y-a droit, mon cher Boris, fit-il d’un ton sarcastique. Puis, désignant Shankala, toujours présente et toujours muette : « Et celle-là qui a l’air plantée en terre à vos côtés, qu’est-ce que c’est ?

— La femme de chambre de la princesse, fit Jason avant que Marianne eût seulement trouvé le temps de répondre.

— Elle ressemble plus à une zingara qu’à une honnête camériste, mais vous avez toujours eu des goûts fort étranges, ma chère Marianne. Eh bien, je crois que nous pouvons aller maintenant...

On se mit en marche, les deux adversaires en tête suivis de Marianne qui, au bras du jeune officier, se sentait mourir à chaque pas et cherchait désespérément un moyen d’empêcher ce duel qui ne pouvait déboucher que sur un drame car, si Jason parvenait à sauver sa vie en abattant le Russe, qui pouvait dire ce que les Cosaques, dans leur fureur d’avoir perdu leur chef, feraient d’eux ? Pour le moment, ils les enveloppaient de toute part et se montraient d’ailleurs fort utiles pour remonter sur quelques mètres le flot redevenu dense de la foule armée.

Mais, en effet, quelques instants plus tard, ils atteignaient une place ombragée, aussi vide et silencieuse que si l’on eut été en pleine nuit. C’était, avec ses volets clos et ses murs aveugles, comme un morceau de planète morte au seuil de laquelle venait se perdre, bizarrement, le vacarme du quai cependant tout proche. Par-dessus les grilles dorées d’un parc, un sycomore géant étendait ses longues branches chargées d’un feuillage dont le vert profond s’argentait de revers duveteux. Le terrain, en dessous, était bien plat.

— L’endroit me paraît bon... fît Jason. J’espère que vous voudrez bien ajouter à vos... bienfaits en me faisant donner une arme ?

Mais déjà l’essaoul détachait son sabre de sa dragonne de soie et le lui lançait. Jason l’attrapa au vol, le tira du fourreau et, après en avoir essayé le fil sur son pouce, fit jouer un instant dans le soleil la lame qui lança des éclairs.

Pendant ce temps, Tchernytchev avait rejeté son manteau et ouvert sa tunique qu’il lança à l’un de ses hommes. Puis, après une toute légère hésitation, il arracha sa chemise de fine batiste. Avec un froid sourire, Jason en fit autant de sa blouse.

A demi nus, les deux hommes semblaient de force sensiblement égale, mais ils avaient vraiment l’air d’appartenir à deux races différentes, tant le torse blanc de l’un avec sa toison rousse, contrastait avec le corps de l’autre, tellement tanné par les vents de mer qu’il avait pris la couleur du cuir. Après quoi, sans un regard vers la femme pour laquelle ils allaient se battre, ils allèrent se placer face à face sous le sycomore, là où l’ombre était la plus épaisse et où le soleil ne risquait de gêner personne.

Tchernytchev qui venait lui aussi de vérifier le fil de son sabre salua son adversaire avec un sourire narquois :

— Je regrette de n’avoir pas d’autre arme à vous offrir. Il se peut qu’elle ne vous convienne pas...

Jason lui rendit un sourire de loup affamé :

— Votre sollicitude me touche, mais soyez sans crainte, je m’accommoderai fort bien de cette arme. Les sabres d’abordage sont infiniment plus lourds.

Et, fouettant l’air de sa lame, il salua ironiquement son ennemi qui, avec un regard à la jeune femme accrochée, pâle comme une morte, au bras de son sous-ordre, murmura :

— Vous ne désirez pas dire adieu à la princesse ? Il est peu probable que nous sortions tous deux vivants de cette aventure...

— Non, car j’espère vivre encore. C’est à vous que je veux m’adresser avant que nous n’engagions le fer : si je meurs, me donnez-vous votre parole de lui rendre sa liberté ? Je désire qu’elle soit ramenée à proximité des lignes françaises. Elle pourra y retrouver sans doute la protection de l’homme avec lequel vous vous êtes battu, la nuit du jardin !

Une affreuse douleur tordit le cœur de Marianne. Le ton employé par Jason ne laissait hélas aucun doute sur ce qu’il éprouvait pour elle à cette minute : la jalousie réveillée ramenait avec elle la défiance et le mépris. Elle eut peur, en même temps, que le dégoût ne lui fit chercher la mort.

— Ce n’est pas vrai ! Sur l’honneur de mon père, sur la mémoire de ma mère, je te jure que le général Fournier, car c’est de lui qu’il s’agit, n’est pour moi qu’un ami venu à mon secours à un moment où j’en avais grand besoin. C’est de ma meilleure amie, de Fortunée Hamelin, qu’il est l’amant et c’est à ce titre qu’il m’a défendue. Ce soir-là, il venait me remercier d’avoir intercédé pour lui faire rendre son commandement. Que je meure à l’instant si ce n’est pas la vérité tout entière ! Quant à ce démon auquel il a permis de s’enfuir quand les gendarmes sont arrivés, il ne méritait certes pas ce geste chevaleresque, car c’est entre deux gendarmes que Fournier a quitté la maison cette nuit-là ! Osez dire le contraire, Tchernytchev ?

— Je ne m’y risquerais pas car, après tout, je n’y étais plus. Mais il se peut que vous ayez raison. C’est... en effet l’arrivée des gendarmes qui m’a déterminé à fuir.

— Ah ! tout de même...

Un immense soulagement vida tout à coup Marianne de ses forces. Elle dut s’asseoir sur le muret où s’enchâssaient les lances de la grille, remerciant Dieu, au fond de son cœur, que le Russe eût hésité, au moment de comparaître peut-être devant sa justice, à se présenter avec la charge d’un mensonge supplémentaire.

Jason lui lança un bref coup d’œil et un demi-sourire qui fit briller ses dents au milieu de la forêt sauvage de sa barbe.

— Nous verrons cela plus tard. En garde, Monsieur !...

Tandis que Marianne, retenue par Aksakov, ne voyant plus de ressource que dans le Ciel, entamait une longue et tremblante prière, le combat s’engageait avec une violence qui donnait la mesure exacte de la haine réciproque animant les deux ennemis. Tchernytchev se battait en homme pressé, les lèvres serrées, la fureur peinte sur son visage. Il attaquait sans cesse et la lame courbe de son sabre fendait l’air avec des sifflements rageurs, comme s’il cherchait à faucher quelque invisible prairie céleste.

Jason, pour sa part, se contentait momentanément de parer les coups, mais sans rompre d’une ligne. Malgré ses paroles pleines d’assurance, il lui fallait tout de même s’habituer à cette arme étrangère, un peu plus légère peut-être que le sabre d’abordage, mais dépourvue de garde. En outre, il étudiait le jeu de son adversaire. Les pieds rivés au sol, le torse immobile, il ressemblait assez à l’une de ces idoles hindoues aux bras multiples tant le sabre dansait autour de lui.

Néanmoins, comme Tchernytchev l’attaquait avec une fureur renouvelée, il recula d’un pas et trébucha contre une pierre. Marianne eut un cri rauque tandis que le Russe, profitant de l’accident, portait une botte qui eût percé l’Américain d’outre en outre si, revenant vivement à la parade, il n’avait écarté le coup. Le sabre glissa contre son corps en l’éraflant et la peau se rougit de quelques gouttes de sang.

Le péril couru rendit à Jason la colère qui avait paru un instant l’abandonner. A son tour, il se mit à presser son adversaire qui rompit, mais pas assez vite pour éviter un coup de pointe dans la chair du bras. Jason avança encore : un second coup, plus rude encore, blessa Tchernytchev à l’épaule. Il gronda sourdement, voulut riposter malgré la douleur, mais une troisième fois, le sabre du corsaire l’atteignit à la poitrine.

Il chancela, tomba sur les genoux, tandis que Jason reculait d’un bond. Dans l’effort qu’il fit pour sourire, sa bouche se crispa :

— J’ai mon compte, je crois... souffla-t-il.

Puis il s’évanouit.

Il y eut un instant de silence et de stupeur. Les cosaques regardaient la grande forme blanche étalée sur la terre comme s’ils refusaient le témoignage de leurs yeux. Mais ce ne fut qu’un instant. Tandis que Marianne, avec un gémissement de bonheur, courait vers Jason qui laissait tomber l’arme dont il venait de se servir si magistralement, Aksakov se précipitait vers son chef.

— Viens ! dit Marianne, haletante. Partons vite. Tu as vaincu loyalement, mais il ne faut pas rester ici...

Le jeune essaoul examinait le blessé, puis relevait la tête pour considérer les deux jeunes gens avec un mélange de fureur et de soulagement.

— Il n’est pas... mort, fit-il. Vous avez de la chance car je vous faisais fusiller sur l’heure.

Occupé à remettre sa blouse, Jason se raidit et se détournant considéra l’officier avec hauteur :

— Est-ce là votre conception de l’honneur et des lois du duel ? J’ai vaincu : donc je suis libre.

— Les lois du duel n’interviennent pas lorsque l’on est en guerre. Je ne vous tuerai pas puisque vous n’avez pas tué, mais je vous emmène : vous êtes mon prisonnier. C’est l’ataman qui décidera de votre sort ! Seule, Madame est libre !

— Mais je ne veux pas, protesta Marianne. Ou vous nous libérez tous les deux ou vous nous emmenez tous les deux. Je refuse de le quitter.

Elle s’accrochait au cou de Jason, mais déjà, sur un ordre bref du prince, deux soldats l’en détachaient de force tandis que d’autres maîtrisaient Jason et lui liaient les poignets avant de l’attacher à la selle de l’un des chevaux.

Comprenant qu’on allait la laisser là, seule, au milieu de cette ville en folie, tandis que l’on emmènerait Jason vers un destin inconnu qui était peut-être la mort, elle éclata en sanglots convulsifs. Elle ne se souvenait même plus de ce qu’elle était venue faire ici, de son désir de joindre l’Empereur des Français, de le mettre en garde, de son besoin de retrouver Arcadius et les autres. Il n’y avait plus devant elle que ce mur impitoyable fait de ces hommes sauvages qui, dans leur presque totalité, ne la comprenaient pas, et qui prétendaient la retrancher définitivement de l’homme qu’elle aimait.

Comme ses gardiens la lâchaient pour remonter à cheval, elle courut vers Aksakov qui prenait des dispositions pour emporter son chef et se jeta à ses pieds :

— Je vous en supplie. Emmenez-moi ! Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Vous aurez deux prisonniers au lieu d’un et je ne demande qu’à partager le sort de mon ami.

— Peut-être, Madame. Mais avant le combat, les conventions n’ont porté que sur vous et vous seule. Mon devoir exige que je vous rende votre liberté, mais...

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Et vous voilà bien à cheval sur votre devoir, Monsieur, alors qu’en arrêtant le vainqueur du duel, vous faites bon marché de sa règle la plus stricte. Je vous en prie : vous ne pouvez pas savoir ce que cela représente pour moi...

La voix de Jason, curieusement froide et lointaine, lui coupa la parole :

— Tais-toi, Marianne ! Je te défends de t’abaisser pour me sauver. Je te défends de supplier. Si cet officier préfère se déshonorer, c’est son affaire : je -refuse de faire la moindre tentative pour l’en empêcher... et je te l’interdis.

— Mais comprends donc qu’il veut nous séparer. Que nous allons nous quitter... ici même et que c’est peut-être devant un peloton d’exécution qu’il t’emmène.

Il eut ce petit sourire moqueur qui lui était familier et qui ne tirait qu’un coin de sa bouche. Puis, haussant les épaules :

— Il en sera ce que Dieu voudra. Songe à toi. Tu sais très bien que tu peux te sauver, que tu ne seras pas longtemps perdue dans cette ville.

— Mais je ne veux pas... je ne veux plus... Je veux rester avec toi, partager ton sort quel qu’il soit.

Elle faisait des efforts désespérés pour le rejoindre, pour s’attacher à lui, quitte à être foulée aux pieds par les chevaux, mais déjà le cercle des cavaliers se refermait autour de lui. Elle eut un cri de bête blessée :

— Jason ! Ne me laisse pas !

Puis, se tournant vers Aksakov qui, à son tour, venait de remonter en selle :

— ... Vous ne pouvez donc pas comprendre que je l’aime ?

A son tour, il haussa les épaules, la salua avec un respect dérisoire :

— Peut-être ! Mais ce qui a été conclu doit être maintenu : Votre... Altesse Sérénissime est libre. Même... de nous suivre s’il lui plaît de risquer d’être piétinée dans la foule et de se perdre sans recours.

Et, sans plus s’occuper d’elle, la petite troupe de cavaliers reformée autour du blessé que l’on avait installé aussi confortablement que possible sur son cheval en attendant que l’on trouvât une voiture, et du prisonnier, s’enfonça dans une rue transversale qui devait, sans doute, rejoindre l’armée en retraite un peu plus loin.

Marianne les regarda s’éloigner. Son angoisse était telle que les dernières paroles d’Aksakov avaient mis un certain temps avant de prendre tout leur sens. Ce fut seulement quand la croupe du dernier cheval disparut au coin de la rue qu’elle comprit que rien ne s’opposait, comme l’avait dit l’essaoul, à ce qu’elle suivît, elle aussi, à ses risques et périls. Comme on venait de le lui dire, elle était libre.

La pensée de ses amis qu’elle abandonnait sans doute sans espoir de les revoir jamais, traversa son esprit, mais elle la chassa : son destin n’était-il pas lié à celui de Jason ? Elle ne pouvait ni né voulait qu’il en fût autrement. Il fallait qu’elle le suivît jusqu’à la dernière minute, même si cette dernière minute devait sonner très prochainement... Après tout ce quelle avait déjà fait pour le rejoindre et le garder, agir autrement constituerait la plus stupide des désertions, une manière de se renier elle-même en quelque sorte.

Redressant la tête, elle prit une profonde inspiration et se dirigea, à son tour, dans la même direction que les soldats, traversa la place, voulut s’engager dans la rue. C’est alors qu’elle vit Shankala.

Debout au milieu de l’artère, assez étroite, les bras étendus, la tzigane prétendait lui barrer la route. Durant tout le combat, Marianne l’avait complètement oubliée car cette fille s’entendait comme personne à disparaître dans le moindre morceau d’ombre, à se faire muette, invisible. Mais maintenant, elle se montrait et, au sourire de triomphe, à l’expression haineuse qui convulsaient son visage brun, Marianne devina qu’il allait lui falloir se battre pour avoir le droit se suivre son amant. Elle comprenait trop tard qu’en prétendant poursuivre, contre toute vraisemblance d’ailleurs, l’homme qui l’avait répudiée, cette créature à demi sauvage ne souhaitait en fait que s’attacher le maître qu’elle s’était choisi et l’arracher à celle qui pouvait le considérer comme son bien légitime.

Marianne s’avança hardiment vers la femme qui dans ses vêtements couleur de sang avait l’air d’une de ces croix que l’on trace sur les portes des maisons pestiférées. D’un geste violent, elle lui ordonna de lui laisser le passage :

— Va-t’en ! ordonna-t-elle durement.

Alors, l’autre éclata d’un rire aigu et, avant que Marianne ait pu seulement la toucher pour l’obliger à lui faire place, elle avait tiré de sa ceinture un poignard dont la lame courte, un instant, brilla dans le soleil.

Elle frappa...

Avec un gémissement, Marianne s’écroula sur le sol battu par les sabots des chevaux. L’arme encore levée, Shankala voulut se pencher sur elle pour s’assurer sans doute qu’elle avait frappé à mort, mais un véritable tintamarre la fit regarder vers l’autre bout de la place et, renonçant au coup de grâce, elle prit sa course pour rejoindre les cosaques...

14 UNE REINE DE THÉÂTRE

Une douleur aiguë déchira de sa morsure l’épais cocon brumeux qui, pour Marianne, avait remplacé le monde. C’était comme une brûlure insistante et elle essaya de s’en défendre, luttant contre un bourreau invisible qui ne semblait pas décidé à lâcher prise

— Ce sera moins grave que je ne pensais, fit une voix féminine joyeusement colorée d’accent italien. Madré mia ! Elle a eu de la chance, car j’ai bien cru qu’elle était morte.

— Moi aussi, approuva une autre voix, dépourvue d’accent celle-là. Cependant, la meurtrière n’en était pas sûre. Si vous n’aviez claqué les volets en criant, ma chère Vania, elle frappait une seconde fois. Fort heureusement nous lui avons fait peur.

Ces voix n’ayant rien de céleste, Marianne ouvrit les yeux, mais faillit les refermer aussitôt tant les deux femmes qui se penchaient sur elle à la lumière d’une chandelle étaient étranges. Celle qui tenait la chandelle, jolie femme plus très jeune, rousse au teint blanc et aux yeux dorés, portait vertugadin de velours, fraise empesée et coiffe à trois pointes de princesses de la Renaissance, tandis que l’autre, drapée d’un péplum de pourpre typiquement romain, penchait sur la blessée, dont elle nettoyait la plaie avec une certaine énergie, un visage aux traits fins et réguliers, coiffé d’un haut chignon ceinturé d’un diadème tout aussi romain et de quelques aigrettes couleur de feu qui l’étaient beaucoup moins. Elle s’appliquait si fort à son travail que ses sourcils noirs se fronçaient au-dessus de ses yeux sombres et qu’un bout de langue pointue dépassait ses lèvres rouges et bien dessinées.

Armée d’une bouteille de cognac et d’un tampon de charpie, elle pansait la blessure de Marianne avec un soin qui n’excluait pas une certaine vigueur et qui arracha à sa patiente un gémissement de protestation :

— Vous me faites mal, se plaignit-elle.

Du coup, la dame aux aigrettes s’arrêta, regarda sa compagne, tandis qu’un grand sourire remplaçait son expression soucieuse :

— Elle parle français. Et sans accent, s’écria-t-elle en donnant toute son ampleur à un magnifique contralto. Etrange que nous ne la connaissions pas !

— Je suis française, dit Marianne, et je crois comprendre que vous l’êtes aussi. Mais je répète que vous me faites mal.

L’autre dame se mit à rire, découvrant de petites dents pointues et irrégulières, mais d’une blancheur absolue.

— Vous devriez être contente de pouvoir encore souffrir, remarqua-t-elle. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Le poignard de cette fille pouvait être sale. Il valait mieux nettoyer.

— Voilà, c’est fini ! fit gaiement la Romaine. Votre blessure n’est pas très profonde. Je l’ai sondée et j’ai heureusement ici un onguent miraculeux. Je vais vous en faire un pansement et, avec un peu de repos, je pense que tout ira bien.

Tout en parlant, elle exécutait les gestes qu’elle annonçait, enduisait la plaie d’une sorte de pommade épaisse dont l’odeur balsamique était assez agréable et confectionnait un pansement de fortune avec un tampon et une large bande que la princesse de la Renaissance avait tirés des vestiges d’un jupon blanc. Quand ce fut fini, elle reprit la bouteille de cognac, en versa un doigt dans un verre et, après avoir entassé quelques coussins pour relever la tête de Marianne, le lui fit boire sans hésitation.

Redressée, Marianne put voir qu’elle était étendue sur un grand canapé dans une pièce de belles dimensions, mais dans laquelle les volets, hermétiquement fermés, entretenaient une obscurité qui ne permettait pas d’en distinguer les détails. La bougie que tenait la princesse arrachait cependant à l’obscurité des formes étranges d’objets empilés et de meubles défoncés.

Quand elle eut vidé le verre, elle se sentit moins faible et s’efforça de sourire aux deux femmes qui la regardaient avec une certaine anxiété.

— Merci, dit-elle. Je crois que je vous dois une fière chandelle. Mais comment m’avez-vous trouvée ?

La dame romaine en se relevant déploya une taille majestueuse sans lourdeur et se dirigea vers l’une des fenêtres dans l’envol dramatique de son péplum rouge :

— De cette fenêtre nous avons tout vu, d’un peu loin, bien sûr, car vous étiez à l’autre bout de la place.

— Vous avez tout vu ?

— Tout : les Cosaques, ce duel superbe mais auquel nous n’avons pas compris grand-chose... non plus qu’à ce qui s’est passé ensuite. C’était passionnant et tout à fait obscur. Cependant nous eussions évité de nous en mêler s’il n’y avait eu ce drame final, cette femme qui vous a poignardée. Alors nous avons rejeté les volets et poussé des cris, qui ont mis la diablesse en fuite, avant de descendre vous chercher. Voilà... vous savez tout.

— Pas entièrement. Pouvez-vous me dire chez qui je suis ?

La dame à la fraise se mit à rire :

— C’est par là que vous auriez dû commencer. Où suis-je ? Que fais-je ? Quel est ce bruit ? Voilà les questions que se doit de poser une héroïne dramatique lorsqu’elle sort d’un évanouissement. Il est vrai que vous avez quelques excuses et que notre accoutrement doit vous paraître étrange. Alors, je vous renseigne tout de suite : vous êtes ici dans les dépendances du palais Dolgorouki, inhabité la plupart du temps et où le concierge, un ami, a bien voulu nous recueillir. Je pourrais prolonger l’équivoque en vous disant que je suis Marie Stuart et que cette noble dame est Didon, mais je préfère vous dire que je suis Madame Bursay, directrice du Théâtre Français à Moscou. Quant à votre médecin occasionnel, je suppose que vous vous sentirez plus honorée par ses soins quand vous saurez qu’il n’est autre que la célèbre cantatrice Vania di Lorenzo, de la Scala de Milan...

— ... et des Italiens de Paris ! Grande admiratrice et... amie personnelle de notre grand empereur Napoléon, compléta Didon avec un air de tête superbe.

Malgré la douleur de son épaule et le chagrin qui lui était revenu avec la conscience, Marianne ne put s’empêcher de sourire.

— Vous aussi ? fit-elle. J’ai beaucoup entendu vanter votre voix et votre talent, signora. Quant à moi, je suis la princesse Sant’Anna et je...

Elle n’acheva pas. Avec impétuosité, Vania di Lorenzo revenait sur elle et, ôtant la bougie des mains de son amie, la promenait au-dessus du visage de la rescapée.

— Sant’Anna ? s’écria-t-elle. Je savais bien que je vous avais déjà vue quelque part. Vous êtes peut-être la princesse Sant’Anna, mais surtout vous êtes la cantatrice Maria Stella, le rossignol impérial, la femme qui a préféré un mari titré à une carrière exceptionnelle. Je le sais, j’étais au théâtre Feydeau le soir de votre première. Quelle voix ! Quel talent !... et quel crime d’avoir laissé tout ça !

L’effet de cette espèce de mise au point fut magique car, malgré la réprobation sincère de Vania, la glace se trouva rompue entre les trois femmes par la grâce de cette étonnante faculté, propre aux gens du spectacle, de se rejoindre et de se reconnaître en toutes circonstances, même les plus baroques.

Pour Mme Bursay, comme pour la signora di Lorenzo, Marianne ne représentait plus une grande dame ni même une femme du monde : elle était l’une des leurs, rien de plus... mais rien de moins.

Tout en grignotant du lard fumé et des abricots secs arrosés de bière (le ravitaillement des rescapées du palais Dolgorouki était aussi peu orthodoxe que possible et se récupérait à peu près exclusivement dans les caves de la maison) la prima donna et la tragédienne mirent leur nouvelle amie au courant des événements qui les avaient amenées dans ce palais désert.

La veille, tandis que Mme Bursay et sa troupe répétaient la Marie Stuart de Schiller, en costumes, au Grand Théâtre de la Ville et que Vania y essayait celui qu’elle devait porter pour chanter Didon quelques jours après, une véritable émeute avait failli emporter le théâtre. L’arrivée des premiers blessés de Borodino et les nouvelles désastreuses qu’ils rapportaient avaient rendu le peuple de Moscou enragé. Une flambée de haine furieuse s’était levée alors contre les Français, se propageant comme un feu de brousse. On s’était jeté à l’assaut de tout ce qui, dans la ville, appartenait à cette nation exécrée : les boutiques des commerçants avaient été ravagées et pillées, la plupart des appartements mis à sac et il s’était même trouvé quelques émigrés, cependant hostiles à Napoléon, pour en pâtir eux aussi.

— Nous étions les plus connus, soupira Mme Bursay, les plus aimés aussi... jusqu’à ce malheureux jour.

— Malheureux ! s’écria Marianne. Alors que l’Empereur remporte des victoires et va bientôt entrer dans Moscou ?

— Je suis, moi aussi, une fidèle sujette de Sa Majesté, reprit la tragédienne avec un petit sourire, mais si vous aviez vécu ce par quoi nous sommes passés hier ! C’était affreux ! Nous avons cru, un instant, que nous allions être brûlés vifs dans le théâtre. Nous avons eu tout juste le temps de nous enfuir par les caves et comme nous étions... mais nous avons dû attendre la nuit avant de quitter nos abris souterrains. Il était impossible de rentrer chez nous. Notre camarade Lekain, qui ne répétait pas, a pu regagner notre hôtel sans se faire remarquer : il a vu toutes nos chambres pillées, nos affaires jetées dans la rue et brûlées. Et il y a plus grave : tandis que nous, les femmes, fuyions les premières, notre régisseur Domergue a été pris par la foule et a failli se faire mettre en pièces. Heureusement, un piquet de police qui accourait pour éviter que le théâtre ne brûlât a pu intervenir et l’a arrêté. Le comte Rostopchine aurait proclamé son intention de l’envoyer en Sibérie !

— Comme son cuisinier, soupira Marianne. C’est décidément une manie. Mais qu’est devenu le reste de votre troupe ?

Vania eut un geste d’ignorance impuissante.

— On n’en sait rien du tout. A l’exception de Louise Fusil et de Mademoiselle Anthony qui sont ici avec nous, installées de l’autre côté de la cour, et du jeune Lekain présentement parti aux nouvelles, nous ne savons pas où sont les autres. Il nous a paru plus prudent de nous séparer : pris isolément nos costumes étaient déjà assez étranges, alors en groupe... Imaginez-vous Marie Stuart, ses fidèles, ses gardes, ses femmes et ses bourreaux déambulant dans les rues de Moscou ? Tout ce que nous pouvons faire c’est souhaiter qu’ils aient pu se tirer d’affaire aussi bien que nous et se trouver un refuge qui permette d’attendre, relativement à l’abri, que l’Empereur entre dans Moscou.

— Vous avez pris un bien grand risque en sortant pour me ramasser, murmura Marianne. Dieu sait ce qui aurait pu vous arriver si vous aviez été surprises ?

— Nous n’avons même pas pensé à cela, s’écria Vania en riant. Ce qui s’est passé sur la place était si passionnant ! Presque un acte de tragédie ! Et nous nous ennuyions tellement. Aussi n’avons-nous même pas hésité... D’ailleurs, je crois bien qu’il n’y a plus personne dans le quartier.

Naturellement, après avoir reçu les confidences des deux femmes, il fallut que Marianne racontât une partie de son histoire. Elle le fit aussi brièvement que possible, car elle se sentait prise d’une immense lassitude dans laquelle se glissait un début de fièvre due à sa blessure. Elle insista surtout sur l’angoisse que lui inspirait le sort de Ja-son et sur le regret qu’elle éprouvait de n’avoir pu retrouver ses amis perdus. Et comme, vaincue par l’émotion, elle se mettait à pleurer, Vania vint s’installer sur le bord du canapé et, rejetant en arrière un pan de son péplum, posa sa main fraîche sur le front de sa nouvelle amie.

— Assez parlé comme cela ! Vous avez de la fièvre et il faut vous reposer. Quand le gardien viendra, ce soir nous essaierons d’obtenir de lui qu’il nous ouvre un appartement plus décent pour que vous ayez au moins un lit. Jusque-là, il faut essayer d’oublier vos amis car vous ne pouvez rien pour eux. Quand l’armée française entrera dans la ville... il est probable que tous ceux qui se cachent reparaîtront...

— S’il y a encore une ville, fit, dans les profondeurs de la pièce, une voix caverneuse dans la direction de laquelle les deux femmes se tournèrent.

— Ah ! Lekain ! Te voilà enfin, s’écria Mme Bursay. Quelles nouvelles ?

Un jeune homme d’une trentaine d’années, blond et séduisant, encore que d’une physionomie un peu molle et d’une grâce un peu efféminée, sortit de l’ombre. Il portait des vêtements de toile assez élégants mais fort poussiéreux et semblait exténué. Son œil bleu se posa tour à tour sur les visages des trois femmes et il grimaça un sourire.

— Plus je vis à l’étranger, plus j’aime ma patrie, déclama-t-il avant d’ajouter de sa voix normale : les choses vont de mal en pis. Je ne sais si l’Empereur atteindra Moscou assez tôt pour nous sauver. Mes hommages, Madame, ajouta-t-il à l’adresse de Marianne. J’ignore qui vous êtes, mais vous me semblez aussi pâle que belle.

— C’est une camarade que j’ai rencontrée par hasard, affirma Vania. La signorina Maria Stella, du théâtre Feydeau. Mais racontez, mon garçon, racontez ! Qu’est-ce qui nous menace encore ?

— Donnez-moi à boire d’abord. Ma langue me fait l’effet d’une grosse éponge complètement desséchée, elle tient toute la place.

— Elle en tiendra bien davantage encore quand elle sera imbibée, remarqua Mme Bursay en lui servant un plein pot de bière qu’il avala, les yeux mi-clos, avec une expression de parfaite béatitude. Tout souci d’élégance superflue banni, il fit claquer sa langue, avala une tranche de jambon presque sans mâcher, la fit glisser à l’aide d’une seconde rasade puis, s’étalant de tout son poids dans un fauteuil cassé qui protesta, il poussa un profond et lugubre soupir.

— Même si le corps est destiné à une prochaine destruction, fit-il, c’est toujours une chose bien réconfortante que de le nourrir.

— Eh bien ! marmotta Vania. Vous êtes gai, vous ! Qu’est-ce qui vous fait croire que nous sommes voués à... comment dites-vous : une prochaine destruction ?

— Ce qui se passe en ville. Le bruit court que la cavalerie de Murat talonne l’arrière-garde de Koutousov. Alors, la population fuit !

— La bonne nouvelle ! Elle ne fait que ça depuis trois jours.

— Peut-être, mais il y a population et population. Hier, c’étaient les riches, les nobles, les nantis ! Aujourd’hui, c’est tout le monde, pour peu que l’on ait quelque chose à sauver. Seuls les indigents, les malades intransportables, les mourants vont demeurer. Et, à cette minute, le désespoir règne parmi tous ces gens parce que, de toutes les églises, comme de tous les couvents, on enlève les Saintes Images qui ne doivent pas tomber aux mains de l’Antéchrist et de sa bande de pirates. Près de l’église Pierre-et-Paul, j’ai vu la foule qui escortait les blessés à l’hôpital Lefort se jeter dans la poussière jusque sous les pieds des popes en tendant des bras suppliants vers les icônes, implorant pour que les images restent là et clamant que les blessés allaient certainement tous mourir, puis s’écarter sans même que les prêtres eussent seulement fait un geste pour l’en prier, tant est forte, chez ces gens, l’habitude de la soumission. Mais il y a plus grave...

— Quoi encore ? ronchonna Mme Bursay. Quelle fichue manie as-tu de toujours ménager tes effets, Lekain ?

— Ce n’est pas eux que je ménage : c’est vous ! Avant de quitter Moscou, ce damné Rostopchine a fait ouvrir toutes les prisons. Toute la vermine qu’elles contenaient, les bandits, les voleurs, les assassins, tout ça est lâché sur la ville et ne se soucie pas de la quitter sans en avoir profité. J’en ai vu une bande qui s’engouffrait dans le Kremlin par la porte du Sauveur... et je te jure bien qu’aucun n’a songé à saluer l’icône et qu’il ne s’est trouvé personne pour les rappeler à l’ordre[13]. Il est probable que la plupart des palais vont recevoir leur visite...

— Et vous êtes là à philosopher ? s’écria Vania indignée. Mais il faut prévenir le concierge, lui dire de barricader les portes, les fenêtres... je ne sais pas, moi !

Lekain eut un petit rire sec et lugubre.

— Le concierge ? Il est loin s’il court encore... En arrivant je l’ai aperçu qui filait avec une carriole bien remplie. Si nous avons à nous défendre, il faudra nous en charger nous-mêmes. D’ailleurs, je pense que, dans cette resserre, nous n’aurons pas grand-chose à craindre...

Marianne, qui avait suivi le dialogue de ses nouveaux amis sans y prendre part, émit alors son opinion :

— Si j’ai bien compris, cette resserre est près du portail d’entrée. Ces gens essaieront de fracturer les premières portes ou fenêtres qui leur tomberont sous la main. Nous aurions plus de chance de leur échapper en nous installant dans les chambres des domestiques...

Le jeune comédien qui, depuis un instant, semblait prendre un certain plaisir à la contempler, lui adressa un sourire qui de toute évidence se voulait séducteur :

— J’ai dit tout à l’heure que vous étiez aussi pâle que belle, Madame, j’ajoute que vous êtes aussi sage que belle et pâle. Les soupentes des domestiques, sous les combles, me paraissent, en effet, un lieu de repli intéressant... à condition que ces énergumènes n’aient pas l’idée de mettre le feu, auquel cas, nous serons immanquablement rôtis ! Et si...

— Avec des si, coupa Vania indignée, on démolit et on rebâtit le monde en quelques minutes.

En ce qui me concerne, j’aime mieux être rôtie que violée... ajouta-t-elle en rejetant avec beaucoup de noblesse le pan de son rouge péplum sur son épaule.

— Vous avez de drôles de goûts, fit Lekain avec une grimace comique. Ce que c’est que chanter Didon ! Cela vous donne le goût du fagot. Quoi qu’il en soit, je crois que Madame a raison : il faut déménager. Puisque le concierge est parti, il doit être possible de forcer la porte du palais pour grimper là-haut ! Nous n’aurons peut-être pas de mauvaises visites, car Moscou est grand et il y a beaucoup de palais, mais de toute façon, nous serons mieux abrités. Et cela nous permettra peut-être de tenir le coup jusqu’à l’arrivée des Français. Il faut aller chercher les autres...

Joignant le geste à la parole, il quitta la resserre pour traverser la cour et frapper à la porte de la petite pièce où s’étaient installées les deux autres actrices, tandis que Vania revenait vers Marianne qui, repoussant ses coussins, essayait de se lever. Elle se pencha vers elle :

— Comment vous sentez-vous ? Croyez-vous pouvoir marcher... monter trois étages ? Nous vous aiderons de notre mieux...

La jeune femme leva sur l’Italienne un pâle sourire :

— Il le faudra bien. Je me sens un peu faible, mais je crois que ça ira. Est-ce que j’ai perdu beaucoup de sang ?

— Un peu, tout de même. Mais vous devez avoir une bonne nature : il s’est arrêté de couler assez vite. Venez, je vais vous soutenir.

Passant un bras sous l’épaule intacte de Marianne, elle la prit par la taille et l’aida à se mettre debout. Il y eut alors un moment pénible pour la blessée qui eut l’impression que les murs se mettaient à tourner et que le reste de son sang refluait vers ses pieds.

— Buvez encore un peu de cognac ! suggéra

Mme Bursay qui surveillait ses joues blêmissantes avec inquiétude.

— Mais je vais être ivre...

— Aucune importance ! Une fois là-haut, on vous couchera et vous pourrez dormir. Ce qui importe, c’est d’y arriver.

Docilement, Marianne avala un doigt d’alcool parfumé. Un peu de rose revint à ses joues, mais ce fut à Vania qu’elle offrit un sourire reconnaissant :

— Allons-y ! fit-elle seulement.

Tandis que Mme Bursay se chargeait des coussins et des provisions dont elle fit un baluchon avec le reste du jupon déchiré, Marianne et Vania se dirigèrent vers la porte à petits pas précautionneux. Le bras de la cantatrice florentine était ferme, solide et, soutenue par elle, Marianne parvint à marcher avec plus de facilité qu’elle ne l’eût cru. En outre, elle éprouvait pour sa nouvelle amie un curieux sentiment de confiance instinctive joint à l’impression de la connaître depuis toujours. Cela tenait peut-être à ce parfum de roses qui se dégageait du péplum pourpre et qui, brusquement, lui rappela Fortunée Hamelin.

Dans la cour, on retrouva Lekain. Aidé de deux jeunes femmes dont l’une était habillée comme une soubrette de comédie, et l’autre portait un costume de page, il s’efforçait de mettre en place la lourde barre de fer qui, la nuit, assurait la sécurité du palais. Quand ce fut fini, ils étaient tous trois rouges et hors d’haleine, mais ne s’en jetèrent pas moins, avec toute l’énergie dont ils étaient capables, sur la porte d’entrée du palais proprement dit, qui dressait son double vantail de chêne au centre d’une colonnade. A l’aide d’outils trouvés dans la resserre, Lekain en vint à bout sans trop de peine et, remettant à plus tard les présentations, la petite troupe de réfugiés pénétra dans l’immense et luxueux vestibule du palais. Les voix y résonnaient comme dans une cathédrale.

Impressionnée malgré elle par la majesté des lieux, Mme Bursay émit un petit rire moqueur et chuchota :

— Nous devons faire une étrange figure, avec nos oripeaux au milieu de ces marbres et de ces ors...

— Quelle idée ! s’insurgea Vania. En ce qui me concerne, je me sens parfaitement à ma place ici. Il suffit seulement de savoir prendre les choses par le bon bout.

Et, pour mieux montrer encore le mépris dans lequel elle tenait le génie familier de ces lieux déserts, elle entama, de sa plus belle voix, l’air de don Alfonso de Cosi fan Tutte.

Fortunato l’uom che prende

Ogni cosa per buori verso...

sans pour cela lâcher Marianne qu’elle entreprenait de hisser le long du monumental escalier.

Par jeu, Louise Fusil, celle qui était habillée en page et que ses camarades avaient surnommée Rossignolette, joignit sa voix fraîche à celle de l’Italienne, tandis que les comédiens, emportés tout à coup par ce besoin de folie que les artistes éprouvent parfois dans les moments les plus dramatiques, peut-être pour mieux se rassurer, les accompagnaient en imitant les instruments de l’orchestre. Marianne essaya de se joindre à eux, mais son épaule blessée la faisait cruellement souffrir et elle préféra renoncer.

Ce fut néanmoins dans une atmosphère presque joyeuse que l’on gagna les combles du palais et les chambres des domestiques dont l’aménagement ne pouvait, évidemment, se comparer en rien à celui des étages inférieurs : on n’y trouvait que bois blanc, paillasses et ustensiles grossiers. Mais Marianne n’en éprouva pas moins un grand soulagement à s’étendre sur un lit sans draps qui avait cependant l’avantage d’être propre, ce qui n’était pas toujours le cas des autres.

Vania s’installa avec elle, tandis que les autres s’établissaient dans les chambrettes voisines et que Lekain, redescendant, s’octroyait la permission d’aller visiter tout seul les caves du palais, chose qui avait été impossible tant que le concierge était encore là, et se chargeait de nourrir ses hôtes involontaires.

Il en revint, charté comme un colporteur, pliant sous le poids de deux énormes paniers dont l’un contenait de quoi faire du feu et quelques ustensiles de cuisine, et l’autre des victuailles d’où surgissaient les goulots poudreux et noblement cachetés de cire de quelques flacons vénérables.

— J’ai trouvé des merveilles, clama-t-il triomphalement. Regardez ça !... Du Champagne, du caviar, du poisson séché, du sucre... et du café.

Le mot et ce qu’il évoquait réveillèrent Marianne qui, vaincue par la fatigue et la douleur, allait s’endormir.

— Du café ? s’écria-t-elle en se redressant sur un coude. C’est vrai ?

— Si c’est vrai ? Sentez-moi cette suave odeur, belle dame, fit Lekain en lui mettant sous le nez le petit sac de forte toile qu’il venait d’ouvrir. Et j’ai apporté ce qu’il faut pour le griller et le préparer pour tout le monde. Dans un moment vous en aurez une bonne tasse. Faites-moi confiance et vous verrez que je suis, en quelque sorte, le génie du café.

Elle lui sourit, amusée et reconnaissante :

— Vous êtes surtout un homme merveilleux. J’ignore si la nuit qui vient sera la dernière que je vivrai sur cette terre, mais je vous devrai au moins de l’avoir entamée avec une tasse de café. Il n’y a rien que j’aime davantage...

Elle en but avec délices, car Lekain n’avait pas exagéré ses talents, deux et même trois tasses, malgré les mises en garde de Vania qui craignait, avec quelque raison, qu’après cela il ne lui fût plus possible de fermer l’œil. Mais comme Marianne avait déjà subi une nuit blanche dans l’auberge d’Ivan Borissovitch, elle s’endormit tout de même sitôt la troisième tasse vidée.

Un bruit continu et l’intuition d’un danger l’éveillèrent, au plus noir de la nuit, avec un sentiment d’angoisse, comme cela se produit lorsque l’on ouvre les yeux sur un décor inconnu. Elle ne se rappelait plus du tout où elle était... Mais contre le rectangle plus clair de la fenêtre, elle distingua la silhouette de Vania di Lorenzo qui se découpait avec son diadème et ses plumes.

— Il se passe quelque chose ? demanda Marianne en assourdissant instinctivement sa voix.

— Nous avons de la visite ! C’était assez prévisible, d’ailleurs, ce palais était l’un des plus beaux et des plus riches de la ville.

— Quelle heure est-il ?

— 1 heure du matin. Peut-être un peu plus...

Moins péniblement qu’elle n’eût pu le craindre,

Marianne glissa à bas de son lit et rejoignit la chanteuse, mais ne vit pas grand-chose hormis les reflets des lumières qui dansaient sur les arbres du jardin. Par contre, le bruit enflait de minute en minute : des cris, des rires, des chansons qui traînaient déjà tout leur poids d’ivrognerie, parfois un fracas de verre brisé ou un vacarme plus sourd annonçant l’effondrement d’un meuble.

— Par où sont-ils entrés ? demanda Marianne qui ne pouvait s’en rendre compte, car cette fenêtre donnait sur le jardin et non sur la cour d’entrée.

— En escaladant le toit des écuries, fit derrière elle la voix inquiète de Lekain. Je les ai vus accomplir cette manière d’exploit : ils étaient deux avec des cordes et des grappins. Une fois dans la place, ils ont enlevé la barre...

— Que faisons-nous ? chuchota à son tour Louise Fusil qui venait d’apparaître derrière son camarade. Je me demande si nous avons eu raison de nous réfugier ici. Rien ne dit qu’ils ne monteront pas visiter l’étage des domestiques quand ils auront pillé ceux du bas. Nous aurions peut-être mieux fait de nous cacher dans le parc...

— Dans le parc ? Regardez...

En effet, une nouvelle troupe apparaissait sur la pelouse à l’anglaise qui s’étendait aux pieds d’une terrasse sur laquelle sans doute ouvraient les salons. A la lumière des torches qu’elle portait, les réfugiés distinguèrent des hommes avec de longues barbes et des figures sinistres, affublés de blouses déchirées ou de mauvaises couvertures attachées avec des ficelles : ils étaient armés de fourches, de fusils et de couteaux et marchaient, silencieusement, avec la prudence de chats aux aguets vers le palais qui, dans la nuit, devait briller comme une énorme lanterne.

— Ceux-là ont dû escalader les grilles ou un mur, soupira Lekain. Voilà notre retraite coupée.

— Pas forcément, répondit Vania. Il y a deux escaliers de service, à chacun des bouts de ce couloir. Lekain va se poster à l’un, moi à l’autre, et si l’un de nous entend monter, il donnera l’alerte : nous essaierons de filer par l’autre escalier et le parc.

— Entendu ! Espérons seulement que, s’ils montent, ils n’auront pas l’idée de le faire par les deux escaliers à la fois.

— Toujours optimiste à ce que je vois ! marmotta Vania qui, de sa démarche imperturbablement royale, s’en alla majestueusement prendre le poste de garde qu’elle s’était assigné.

Les quatre femmes qui restaient se séparèrent aussi. Mlle Anthony et Mme Bursay passèrent dans l’une des chambres qui donnaient sur la façade, tandis que Marianne et Louise Fusil demeuraient là où elles étaient, le cœur battant, l’oreille aux aguets.

Bientôt le vacarme devint proprement infernal. Les hurlements allèrent crescendo rythmant des coups sourds qui se répercutaient dans tout l’édifice, pourtant solidement construit mais qui, par instants, tremblait comme si, sous lui, la terre frissonnait.

— On dirait qu’ils démolissent les murs, remarqua Marianne d’une voix blanche.

— C’est peut-être ce qu’ils font, mais je crois surtout qu’ils se battent entre eux, murmura Louise Fusil.

En effet, les cris n’étaient plus seulement de victoire, de joie ou des beuglements d’ivrognes. Des plaintes, des gémissements de douleur s’y mêlaient. De toute évidence, les bandits arrivés par le parc tentaient de convaincre leurs confrères de partager le butin avec eux. Mais, pour ceux qui écoutaient, suspendus en quelque sorte au-dessus de ce pandémonium, la bacchanale meurtrière avait quelque chose d’épouvantable, car ils pouvaient en déduire aisément que la minute où ces brutes, aux prises avec la plus aveugle fureur, les découvriraient, serait pour eux la dernière.

Le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, les mains glacées, Marianne en oubliait la douleur de son épaule. Elle sortit doucement dans le couloir central, qui prenait jour à chaque extrémité par un œil-de-bœuf éclairant une arrivée d’escalier. Près de chacun d’eux, Vania et Lekain étaient postés, immobiles, l’oreille tendue, épiant les bruits des étages inférieurs.

— Toujours rien ? souffla Marianne.

D’un même mouvement, ils secouèrent la tête sans répondre... Et puis, tout à coup, il y eut un bruit de galopade et le vacarme passa à l’extérieur comme si, tout à coup, la maison venait d’éclater.

— On dirait qu’ils s’en vont ! dit tout à coup Mlle Anthony en essayant de contenir, par prudence, la joie qui vibrait dans sa voix. Je vois une masse d’hommes qui refluent vers la rue.

— Côté parc, il n’y a personne, constata Mme Fusil en écho. Ils doivent juger inutile d’escalader de nouveau les grilles. Allons voir !

Les deux sentinelles revinrent en courant et l’on se regroupa dans la chambre où Marianne avait dormi. En effet, le palais vomissait, presque spasmodiquement, comme un abcès qui se vide, des groupes hirsutes et dépenaillés, de véritables démons, rouges de s’être roulés dans le vin et sans doute aussi dans le sang. Mais la joie que les comédiens éprouvèrent en voyant s’éloigner les dangereux assaillants fut de courte durée : quelques secondes tout au plus. Elle prit fin avec un cri étranglé de Louise Fusil :

— Le feu ! Ils ont mis le feu !

C’était vrai. Une lumière rouge éclairait le rez-de-chaussée où un ronflement suspect avait remplacé le tumulte de tout à l’heure. D’ailleurs, ceux qui, les derniers, abandonnaient le palais, se retournaient pour lancer, avec des injures, les torches qu’ils portaient encore à l’intérieur.

— En retraite ! s’écria Lekain. Descendons tout de suite ! Il faut gagner le parc...

Ils s’élancèrent vers l’escalier qui leur parut le plus éloigné du foyer principal de l’incendie. Vania voulut soutenir Marianne comme elle l’avait fait précédemment, mais la jeune femme refusa :

— Le café et le sommeil m’ont fait du bien. Prêtez-moi seulement votre bras... Nous devons faire vite...

Ils descendirent à tâtons car l’escalier, pris dans l’épaisseur d’un mur, était obscur, se cognant aux parois, affolés par la chaleur qui grandissait d’instant en instant. A la hauteur du premier étage, ils eurent l’impression de pénétrer dans une fournaise tant l’étroite cage était suffocante.

— Les flammes doivent être toutes proches, hoqueta Vania. Une chance... que ce palais soit bâti en pierre. S’il était... en bois... comme beaucoup... nous serions déjà cuits...

— Ce n’est que partie remise, fit Lekain qui jura comme un charretier. L’escalier commence à brûler.

En effet, l’obscurité venait de faire place à une éclatante lumière rouge et en atteignant le dernier tournant, les malheureux virent que les premières marches flambaient tandis qu’une épaisse fumée noire s’élevait en tourbillonnant, presque aussi dangereuse.

— Nous... ne pourrons pas passer, gémit Louise Fusil. Nous allons mourir là...

— Jamais de la vie, vociféra Vania. Serrez vos vêtements autour de vous et foncez ! Nous avons juste une seconde ou deux. Et si vos vêtements s’enflamment, roulez-vous dans l’herbe ou dans le sable en atteignant le jardin. J’y vais ! Qui m’aime me suive !...

Et, sans laisser à Marianne le temps de donner son avis, elle l’entoura d’un bras, resserra autour d’elle, de l’autre, son péplum et s’élança avec sa compagne à travers les flammes.

Marianne ferma les yeux. Elle crut un moment que ses poumons prenaient feu et retint sa respiration. Mais l’élan de Vania était irrésistible. Emportée plus que soutenue par elle, Marianne ne sentit qu’à peine la morsure du brasier bien que sa jupe eût commencé à s’allumer. Le hurlement qu’elle poussa lui fut arraché surtout par son épaule blessée quand sa compagne, après lui avoir fait dégringoler la terrasse, se roula avec elle sur la pelouse afin d’éteindre les flammes qui les avaient atteintes.

Bientôt, elles furent rejointes par les autres qui, ayant commencé à brûler quelque peu eux aussi, se roulèrent dans l’herbe en criant de douleur mais, heureusement, sans blessures sérieuses. En se retrouvant tous, meurtris, haletants et à moitié assommés, ils restèrent un instant assis sur l’herbe, se regardant avec une sorte d’incrédulité parce qu’ils n’arrivaient pas à croire à leur chance.

— Eh bien ! soupira Mme Bursay, nous l’avons échappé belle. Nous sommes tous là et, apparemment, nous sommes entiers.

— Tâchons de le rester, alors, fit Lekain. Et ce sera difficile si nous demeurons. Il faut nous écarter avant que le palais ne s’écroule.

La belle demeure des princes Dolgorouki flambait, en effet, sur toute sa hauteur, dressant un grand rideau de feu dont la chaleur était insoutenable. C’était comme une énorme cascade rugissante et féroce, dont l’aveuglant éclat chassait l’obscurité jusqu’aux extrêmes limites du parc.

— Madona ! gémit Vania. Où sont donc les pompes de cette ville ? Si rien ne vient arrêter l’incendie, tout le quartier risque de brûler...

Ce fut comme un signal. Elle avait à peine fini de parler que le ciel crevait. Avec un grondement apocalyptique, des trombes d’eau s’abattirent sur Moscou, noyant instantanément le jardin des Dolgorouki et ses occupants momentanés qui battirent précipitamment en retraite pour fuir les jets de vapeur brûlante jaillissant maintenant de l’incendie. Avant peu le brasier se transformerait, sous la pluie battante, en une espèce de gigantesque chaudière.

Trempés jusqu’aux os, Marianne et les comédiens essayèrent de trouver un abri, mais le jardin ne comportait aucun de ces petits édifices de plaisance que l’on y trouve parfois et bientôt les arbres, gorgés d’eau, ne furent plus d’aucune protection.

— Il faut sortir d’ici, s’écria Mlle Anthony. Sinon, nous allons attraper la mort...

— Ce ne serait trop rien, bougonna Vania. Mais je risque d’y laisser ma voix. Je suis une femme du soleil, moi. Et je crains l’humidité comme la peste. Que je prenne froid et je ne pourrai plus chanter !

— J’admire, ricana Lekain, que vous songiez à chanter en ce moment... Mais je suis d’accord quand vous dites qu’il faut quitter immédiatement « ces lieux inhospitaliers ». La question est : par où ?

C’était en effet plus facile à souhaiter qu’à faire. Les murs et les grilles cernant le jardin n’offraient d’autre issue qu’une petite porte basse, armée de ferrures dignes d’un coffre-fort et qu’il était, de toute évidence, impossible d’ouvrir.

— Les bandits, tout à l’heure, sont bien entrés, dit Louise Fusil. Pourquoi ne sortirions-nous pas ?

— Ils sont entrés en franchissant le mur, répliqua Lekain. Evidemment, je veux bien vous faire la courte échelle pour grimper dessus si vous acceptez ensuite de m’aider à vous rejoindre... Encore que je ne voie pas bien comment...

Pour toute réponse, Vania, qui venait d’arracher enfin son diadème et ses plumes, cassées et alourdies d’eau, qui lui tombaient sur la figure, déroula la longue bande de soie rouge qui constituait son péplum et, sans se soucier d’apparaître en jupon et camisole sans manches, tendit le tissu :

— Une fois là-haut, on vous jettera ça ! C’est plus que solide ! Ensuite, ça nous servira à descendre de l’autre côté...

Ainsi munis, on s’attaqua presque allègrement à l’obstacle. Vania, ayant donné l’idée et le moyen, passa la première, s’établit solidement à califourchon sur le mur et se pencha pour secourir Marianne que les autres femmes aidèrent à s’établir péniblement sur les épaules de Lekain, d’où la poigne de la cantatrice la hissa par son unique bras valide jusqu’au faîte. Les autres suivirent et, bien entendu, on tira Lekain le dernier.

La descente s’effectua dans le même ordre grâce au péplum de Didon tordu en grosse corde. Mais, une fois parvenue de l’autre côté du mur, Marianne, toutes forces épuisées, se trouva au bord de l’évanouissement. Tandis que les autres atterrissaient avec l’aide de Vania, elle dut s’adosser au mur, le cœur cognant à grands coups et la tête vide, insensible même à la pluie qui faisait toujours rage.

— Ça ne va pas fort, hein ? fit Vania apitoyée par sa mine défaite.

— Pas très. Où allons-nous maintenant ?

— Honnêtement, je n’en sais rien du tout. Des nombreux amis que nous avions, il ne doit rester personne...

— Justement, fit Mme Bursay. Il doit être possible de s’installer dans une autre maison inoccupée. Il y en a tellement !...

— Les maisons inoccupées réservent de désagréables surprises, marmotta Lekain en essayant de relever le col de soft habit pour abriter un peu sa tête.

— Pourquoi ne pas essayer de retrouver nos camarades ? proposa Louise Fusil. Depuis que nous sommes séparés, je n’ai cessé de penser à eux et je me suis demandé s’ils n’auraient pas cherché refuge au palais Narychkine. Le prince s’intéressait de près à la petite Lamiral...

— Entre courtiser une danseuse et recueillir toute une troupe, il y a une marge, bougonna Lekain. Mais après tout, c’est possible : il avait l’air très « mordu » le cher prince... On peut toujours aller voir.

— Santa Madona ! Réfléchissez un peu, intervint Vania. C’est à l’autre bout de la ville, votre palais Narychkine. Et cette malheureuse ne pourra jamais aller jusque-là ! Moi, j’ai une meilleure idée : le curé de Saint-Louis-des-Français...

— L’abbé Surugue ? fit Lekain avec une visible répugnance. Quelle idée !...

— Pourquoi ? C’est un Français et un homme de Dieu. Il nous accueillera. Je le connais. C’est la générosité même.

— Peut-être, mais il n’empêche que c’est un prêtre et que je ne les aime pas. Au surplus, l’église et les comédiens, sans faire aussi mauvais ménage qu’au temps de Molière, n’entretiennent pas de si chaudes relations... Je n’irai pas.

— Moi non plus, dit Mme Bursay... Je ne sais pas si...

— Eh bien, moi, j’y vais ! coupa Vania en glissant son bras sous la taille de Marianne. Allez de votre côté, vous saurez toujours où me retrouver. Au surplus... vous avez raison. Pas de vous défier de l’abbé Surugue, mais de ne pas vouloir l’envahir Il regorge peut-être déjà de réfugiés.

— Mais je ne voudrais pas être cause de votre séparation, gémit Marianne désolée. Conduisez-moi chez ce prêtre et ensuite rejoignez vos amis. Il serait stupide de couper votre groupe pour une étrangère.

— Vous n’êtes pas une étrangère. Vous êtes une cantatrice comme moi. En outre, vous êtes une princesse de Toscane et la Toscane, c’est mon pays. Assez causé ! En route ! A bientôt, vous autres ! Dieu vous garde !

— On peut tout de même vous accompagner jusqu’à Saint-Louis, proposa Mme Bursay ; on repartira ensuite. Ce n’est pas loin et l’église nous abritera bien jusqu’à la fin de la pluie.

Les choses ayant été ainsi décidées, on s’achemina par les rues vides jusqu’à la chapelle qui portait le nom pompeux de Saint-Louis-des-Français à l’instar de la paroisse romaine. Elle s’élevait aux abords de Kitay-Gorod et s’adossait à une maison de taille moyenne, bâtie en bois comme presque toutes celles de ce quartier, mais un petit jardin limité par un mur de briques s’étendait sur son côté gauche. Au-dessus de la porte élevée de deux marches, une grosse lanterne de verre, à l’abri des plus fortes pluies, éclairait une modeste croix latine en pierre sculptée. C’était le presbytère.

Aidée par Lekain, Vania fit monter les deux marches à Marianne et, soulevant le marteau de cuivre, fit pleuvoir sur le vantail une grêle de coups sonores, tandis que les autres, constatant que la porte de l’église était fermée, choisissaient de s’éloigner.

Un petit homme, vêtu de noir comme un sacristain, une calotte sur ses cheveux gris, vint ouvrir, une chandelle à la main.

— Vous devez être le bedeau, dit Vania dans son français si pittoresquement coloré d’accent italien. Nous voudrions demander à l’abbé Surugue, pour cette dame blessée et pour moi-même...

Le vue d’une femme en jupon trempé ne parut pas surprendre outre mesure le bedeau de Saint-Louis. Il ouvrit la porte toute grande :

— Entrez vite, Madame, dit-il seulement. Je vais prévenir Monsieur le curé !

Mais à cette voix, Marianne qui, à bout de forces, avait appuyé son visage contre le cou de sa compagne, se redressa et ce fut avec une certaine stupeur qu’elle et le petit homme se regardèrent. Le bedeau de Saint-Louis, c’était Gauthier de Chazay...

15 L’INCENDIE

L’échange de regards ne dura qu’un instant. Marianne ouvrait déjà la bouche. Elle allait parler, dire quelque chose, s’exclamer peut-être... Mais très vite l’étrange bedeau se détourna, marmotta qu’il allait prévenir l’abbé Surugue et s’éloigna avec sa bougie, laissant les deux femmes dans l’obscurité quasi totale d’un étroit vestibule fleurant l’encens et la soupe aux choux un peu âgée.

Marianne alors se ressaisit. Son parrain, elle le comprenait, ne désirait pas être reconnu d’elle, peut-être à cause de la présence de Vania... peut-être pour une tout autre raison... Des raisons obscures, il en avait toujours un plein panier à sa disposition, comme il convenait au maître d’un ordre religieux qui, pour être devenu occulte, n’en demeurait sans doute pas moins puissant. Visiblement, il était là incognito. Il se cachait peut-être... mais de qui ? De quoi ?

Malgré l’épuisement, la curiosité de Marianne, toujours en éveil et inapaisable, réclamait ses droits et, bizarrement, lui rendait quelques forces. Dans quel but un cardinal romain, général des Jésuites par surcroît, c’est-à-dire l’homme le plus puissant de l’Eglise après le pape, et peut-être avant lui depuis que Napoléon en avait fait un prisonnier, s’était-il résolu à se dissimuler sous l’habit modeste d’un sacristain de chapelle ?

Bien sûr, depuis qu’elle le connaissait, Gauthier de Chazay avait toujours traité la toilette et le faste avec un superbe dédain. Un petit habit noir d’une extrême simplicité revêtait l’image que sa filleule gardait de lui. Et la grande simarre pourpre qu’il arborait aux Tuileries le fameux jour du scandale, lui avait fait l’effet d’un déguisement insolite. Mais cette fois, l’habit noir était non seulement modeste, mais d’une douteuse propreté.

« Dieu me pardonne ! pensa Marianne. Je crois bien que mon parrain n’était ni rasé ni débarbouillé. Un vrai moujik ! »

Elle n’eut pas l’occasion de vérifier ses remarques, car ce ne fut pas lui qui revint, mais un prêtre en soutane, d’âge moyen et de visage aimable au-dessus duquel quelques boucles grises s’efforçaient de masquer une calvitie certaine. En apercevant les deux femmes, assises dans leurs vêtements trempés sur le banc de son vestibule, il leva les bras au ciel :

— Mes pauvres enfants ! s’écria-t-il avec une pointe d’accent méridional qui mettait un peu de soleil dans ce couloir lugubre. Vous aussi vous venez chercher refuge ici. Mais c’est que ma maison est pleine. La moitié des Français de Moscou est accourue ici. Où est-ce que je vais bien pouvoir vous mettre ?

— Il ne nous faut pas tellement de place, padre, plaida Vania. Un petit coin dans votre église, par exemple...

— Elle est bondée. J’ai dû fermer les portes sur la rue pour empêcher que l’on y entre encore... Une personne de plus et c’est l’étouffement !

— Alors ici ! S’il n’y avait que moi, je m’accommoderais parfaitement de ce banc, mais ma compagne est blessée, épuisée... le moindre matelas...

Le prêtre haussa les épaules avec accablement.

— Je ne vous aurais pas dit tout ça si j’avais seulement un matelas à vous offrir. Mais je viens de donner celui de Guillaume, mon sacristain, à la première vendeuse de Mme Aubert qui attend un bébé. Quant au mien...

— Je comprends : ce n’est plus qu’un souvenir depuis longtemps, dit Marianne en s’efforçant de sourire. Si vous aviez seulement un peu de paille où nous puissions nous étendre, ce serait bien suffisant. Nous sommes comédiennes... Le confort n’est pas toujours notre lot...

— Bien sûr ! De toute façon je ne peux pas vous fermer ma porte par cette nuit terrible... et par ce temps. Venez avec moi...

A sa suite, elles suivirent le couloir. De chaque côté, derrière des portes fermées, des bruits divers se faisaient entendre : murmures de prières, chuchotements, ronflements aussi, mais qui disaient qu’en effet la demeure du prêtre remplissait largement son rôle d’asile. Tout au bout, l’abbé poussa une porte basse qui ouvrait près de la cuisine.

— Il y a là un réduit où l’on range toutes sortes d’outils. Mais je vais vous trouver un peu de paille et je crois que vous aurez assez de place pour vous étendre toutes les deux. Puis je vous porterai de quoi vous sécher et quelque chose de chaud.

Un moment plus tard, les deux femmes trouvaient, au milieu des balais, des seaux et des outils de jardinage, un confort relatif grâce à une botte de paille que l’on étendit à terre, une serviette pour s’essuyer, deux nappes dans lesquelles toutes deux s’enveloppèrent après avoir ôté leurs vêtements trempés qu’elles accrochèrent aux manches des râteaux, et à un pot fumant de vin chaud à la cannelle qu’elles burent avec délice, à la lueur d’une chandelle, après que leur hôte leur eut souhaité le bonsoir.

Avant de s’étendre, Vania vérifia avec sollicitude le pansement de Marianne. Il était mouillé, mais l’épaisse couche de pommade qu’elle avait étalée sur la blessure l’avait préservée de l’humidité. Un morceau de la serviette fournit un pansement sec, puis la cantatrice tâta le front de sa compagne.

— Vous serez vite guérie, déclara-t-elle avec satisfaction... Après tout ce que vous venez de subir, vous n’avez même pas de fièvre. Santa Madona ! Vous pouvez vous vanter d’avoir une bonne nature.

— J’ai surtout de la chance, ne fût-ce que celle de vous avoir rencontrée.

— Bah ! « La chance est femme... » chantonna Vania et je peux vous retourner le compliment. Il y a si longtemps que j’avais envie de vous connaître...

Les deux femmes ne tardèrent pas à sombrer dans le sommeil, mais celui de Marianne fut nerveux, agité. Les événements de cette longue et dure journée écoulée, la panique, la rencontre avec Tchernytchev, le duel, l’arrestation de Jason, l’attaque perfide de la tzigane, la blessure et enfin l’incendie du palais, la fuite sous l’averse, tout cela avait frappé sur la jeune femme à coups redoublés. Privé du contrôle du corps endormi, son esprit tournoyait comme un oiseau affolé sans parvenir à trouver le repos. L’angoisse l’assiégeait toujours, cette angoisse contre laquelle s’était dressée comme un providentiel rempart, une espèce d’ange pittoresque et chaleureux, drapé dans un péplum couleur d’enfer et coiffé d’un absurde plumail.

Elle retrouvait, curieusement, le vieux rêve qui si souvent l’avait hantée. La mer... la mer en vagues furieuses élevait un barrage écumeux entre elle et un vaisseau qui, à pleines voiles, s’envolait vers l’horizon. Malgré la fureur des flots, Marianne essayait désespérément de le rejoindre. Elle luttait, elle luttait de toutes ses forces, de toute sa volonté jusqu’à ce que, au moment où elle allait s’engloutir, une main énorme vînt couvrir l’océan et s’abattît sur elle pour l’arracher à l’abîme. Mais cette nuit, la mer était rouge et la main n’apparut pas. Ce qui vint, ce fut quelque chose d’imprécis qui heurta la dormeuse en la secouant légèrement... et Marianne, s’éveillant brusquement, vit que son parrain était penché sur elle et la secouait doucement.

— Viens ! chuchota-t-il... allons dans le couloir ! Il faut que je te parle...

Elle jeta un coup d’œil à sa compagne, mais Vania, roulée en boule dans la nappe de l’abbé Surugue, dormait comme une bienheureuse et n’eut garde de s’éveiller quand sa compagne froissa la paille en se levant.

Le couloir était obscur. Seul un quinquet allumé près de la porte de la rue en éclairait à peine les profondeurs. Assez tout de même pour que l’on pût se rendre compte qu’il était parfaitement désert. Néanmoins, Marianne et le cardinal demeurèrent dans le renfoncement de la porte.

— Pardonne-moi de t’avoir éveillée, fit ce dernier. Tu es blessée à ce que je vois ?...

— Ce n’est pas grave : un coup que j’ai reçu... dans la foule, mentit la jeune femme qui n’avait ni le désir ni le courage de se lancer dans de longues explications.

— Tant mieux ! Car demain matin, il faut que tu quittes cette maison... Et Moscou par la même occasion, surtout Moscou. Je n’arrive pas à comprendre ce que tu es venue y faire. Je te croyais en mer, faisant route vers la France.

Sa voix était sèche, haletante. Son haleine, un peu aigre sentait la fièvre et, dans le ton qu’il employait, aucune tendresse ne se devinait, mais surtout un mécontentement agacé.

— Je pourrais vous retourner votre question, riposta Marianne. Que fait, déguisé en bedeau, le cardinal de San Lorenzo dans Moscou à l’heure où l’Empereur en approche !

Dans l’ombre, elle vit un éclair de colère briller dans les yeux du prélat.

— Cela ne te regarde pas ! Et nous n’avons pas de temps pour des explications. Pars, te dis-je ! Fuis cette ville, car elle est condamnée.

— Par qui ? Et à quoi ? Croyez-vous Napoléon assez fou pour la détruire ? Ce n’est pas son genre ! Il hait la destruction et le pillage. S’il prend Moscou, Moscou n’a rien à craindre.

— Ne me pose pas de questions, Marianne. Fais ce que je t’ordonne. Il y va de ton salut... de ta vie... Qui est cette femme qui t’accompagne ?

— Vania di Lorenzo, une cantatrice célèbre. Et une femme de cœur.

— Je connais la cantatrice, pas son cœur. N’importe : je préfère que tu ne sois pas seule et elle doit connaître la ville... Demain matin... ou tout à l’heure, car le jour ne tardera plus guère, vous partirez d’ici. Dis-lui de te montrer la route que suivent les déportés quand ils s’en vont vers la Sibérie. A Kouskovo, vous trouverez le château du comte Chérémétiev. Ce n’est pas loin : une lieue et demie à peu près. Le comte est un ami. Dis-lui que tu es ma filleule. Il te recevra largement et tu attendras que je vienne te rejoindre.

— Dois-je aussi lui dire que je suis la princesse Sant’Anna, l’amie de l’Empereur ? Je doute à ce moment-là de la chaleur de son accueil, lit Marianne avec ironie.

Puis, plus durement :

— ... Non, mon parrain ! Je n’irai pas à Kouskovo où je n’ai rien à faire. Pardonnez-moi de vous désobéir, pour la première fois de ma vie et délibérément, mais je veux rester à Moscou.

Dans l’ombre, elle sentit soudain sur la sienne la main froide et sèche du cardinal.

— Quelle obstination ! gronda-t-il. Pourquoi veux-tu rester ? Pour le voir, n’est-ce pas ? Avoue donc que tu attends Bonaparte !

— Je n’ai aucune raison de ne pas l’avouer, comme vous dites ! Oui, j’espère rencontrer l’Empereur, car je veux lui parler...

— De quoi ?

Marianne comprit qu’elle était sur une pente glissante. Un instant de plus et, oubliant que Gauthier de Chazay était l’un des pires ennemis du César corse, elle allait laisser deviner une partie de ce qu’elle voulait lui apprendre. Elle se reprit juste à temps et, après une toute légère hésitation :

— De mes amis perdus. Je suis arrivée ici avec Jolival, avec Jason Beaufort et son second, un marin irlandais. Je les ai tous perdus : Jolival et O’Flaherty hier, dans la bousculade de la place Rouge... et Jason a été emmené en captivité par les Russes après avoir blessé en duel le comte Tchernytchev.

Elle crut alors que le cardinal allait éclater :

— Fou, triple fou ! Un duel ! Dans une ville emportée par la panique et avec l’un des favoris du Tzar ! Et à quel propos, ce duel ?

— A cause de moi, s’écria Marianne exaspérée et sans plus songer à étouffer sa voix. Il serait temps que vous cessiez de considérer mes amis comme des forbans et les vôtres comme des saints. Ce n’est pas chez le comte Chérémétiev que je risque de retrouver Jolival et Craig O’Flaherty. Ni même mon pauvre Jason. Dieu sait ce que ces cosaques en auront fait ! Vit-il seulement encore ?

La fêlure de sa voix fut sensible au cardinal et l’adoucit brusquement.

— Si son adversaire n’est pas mort, certainement ! Mais s’il l’est... de toute façon, Chérémétiev pourrait t’être utile pour le retrouver. Il a beaucoup d’influence et ses amis dans l’armée sont innombrables. Je t’en supplie, va chez lui.

Mais, après un court combat intérieur, elle secoua la tête :

— Pas tant que je n’aurai pas retrouvé Jolival. Ensuite, oui, j’irai peut-être chez lui. Je ne peux pas faire autrement. En revanche... vous, qui me semblez si puissant, si bien introduit, je vous supplie d’essayer de savoir ce qu’il est advenu de Ja-son. A ce prix... oui, j’irai vous rejoindre à Kouskovo.

Elle se garda bien d’ajouter que Jolival lui était indispensable pour accomplir auprès de Napoléon la mission dont elle s’était volontairement chargée et dont l’accomplissement conditionnait son départ pour les Amériques. Ce fut au tour du cardinal d’hésiter. Finalement, il haussa les épaules :

— Dis-moi où et comment s’est passé ce duel stupide. Où penses-tu que les cosaques aient emmené ton Américain ?

— Je ne sais pas... Ils ont dit que l’ataman déciderait de son sort. Quant au duel...

Elle le décrivit en quelques mots, mentionna le nom du prince Aksakov et attendit que son parrain parlât. Après un bref silence il murmura :

— Je crois savoir où se trouve l’Ataman Platov. J’essaierai de m’informer. Mais toi, fais ce que je te dis ! Essaie de retrouver tes amis si tu y tiens, mais arrange-toi pour avoir quitté Moscou avant demain soir ! Il y va de ta vie.

— Mais enfin pourquoi ?

— Je ne peux pas te le dire. Je n’en ai pas le droit. Mais je te supplie de m’écouter : il faut que tu sois demain soir, 15 septembre, à Kouskovo. Je t’y verrai.

Et sans rien ajouter de plus, Gauthier de Chazay tourna les talons et s’éloigna. Sa petite silhouette noire parut se fondre dans les ombres du couloir... Marianne regagna son réduit où Vania continuait de dormir à poings fermés. Elle se recoucha près d’elle et, un peu soulagée d’avoir confié le soin de rechercher Jason à quelqu’un d’assez puissant pour le retrouver, elle s’efforça d’oublier ce danger mystérieux qui la menaçait. D’ailleurs, elle avait près de trente-six heures devant elle. Et ce fut d’un sommeil sans rêves, cette fois, qu’elle s’endormit...

Un appel de trompettes la réveilla et, en ouvrant les yeux, elle vit, à la lueur de la chandelle, car le jour ne pénétrait pas dans le réduit, Vania occupée à s’introduire, non sans peine, dans une robe noire un peu juste pour elle, mais qui aurait été mieux adaptée aux événements et surtout moins voyante que son accoutrement de reine antique. La chose n’allait pas sans difficultés : coincée par la ceinture qu’elle avait oublié de dénouer, la cantatrice jurait superbement dans plusieurs langues à la fois.

Marianne se hâta de la délivrer en défaisant le nœud et en tirant sur la robe.

— Merci ! soupira Vania qui émergeait, rouge et décoiffée, du tissu où elle devait commencer à étouffer. Je dois cette élégante toilette à la munificence de notre hôte qui me l’a apportée tout à l’heure. Ce doit être un cadeau d’une dame charitable... mais pas au point d’offrir une robe neuve, ajouta-t-elle en faisant la grimace. Je n’aime pas du tout son parfum... ni l’odeur qu’il essaie de masquer.

Le sommeil et l’onguent de Vania avaient fait merveille. L’épaule de Marianne était engourdie, mais lui faisait moins mal, et elle était certaine de n’avoir pas de fièvre.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

— Ma foi, je n’en sais rien. Ma montre est restée au théâtre et dans ce cagibi il est dificile de savoir l’heure, d’autant plus que j’ai oublié de la demander à l’abbé.

Celui-ci reparut au même instant, porteur d’un plateau sur lequel fumaient des tasses de thé noir, avec de la crème aigre et des tranches de pain noir.

— Il est midi, dit-il, et, malheureusement, c’est tout ce que je peux vous offrir. Pardonnez-moi !

— Vous êtes tout pardonné, padre. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, fit étourdiment Vania.

Mais l’abbé ne parut pas choqué de la comparaison et sans s’étendre davantage, la cantatrice se hâta de changer de sujet en demandant ce que c’était que ces bruits de trompettes que l’on entendait depuis un moment.

— Que voulez-vous que ce soit ? soupira l’abbé en haussant les épaules. C’est l’armée de Bonaparte qui entre dans Moscou...

Ce « Bonaparte » renseigna Marianne mieux qu’un long discours. Encore un qui ne portait pas l’Empereur dans son cœur ! D’ailleurs, pour que l’éternel conspirateur qu’était Gauthier de Chazay fût stationné chez lui... Elle lui sourit cependant avec reconnaissance :

— Nous n’allons pas vous encombrer plus longtemps, monsieur le Curé, fit-elle. Si les Français arrivent, nous n’avons plus rien à craindre...

Elles se hâtèrent d’avaler leur déjeuner, remercièrent l’abbé de son hospitalité et quittèrent le presbytère sans qu’il eût fait, d’ailleurs, de grands efforts pour les retenir. Sans trop définir pourquoi, Marianne avait hâte maintenant de s’éloigner de cette maison en laquelle, malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de voir un repaire de conjurés.

Elle constata en sortant qu’elle ne rencontrait personne et en conclut qu’aucun des réfugiés qui s’y trouvaient n’avait envie de voir arriver ses compatriotes. Vania eut d’ailleurs la même impression :

— L’abbé Surugue est un bien brave homme, fit-elle, mais je me demande s’il ne se mêle pas de politique et j’aurais bien voulu voir la tête des gens qui étaient chez lui. Celle de son bedeau, en tout cas, ne me revient pas du tout...

Marianne ne peut s’empêcher de rire.

— Moi non plus, dit-elle sincère. J’avoue n’avoir encore jamais vu de bedeau comme celui-là.

Quand elles sortirent dans la rue, un beau soleil avait remplacé la tempête de la nuit dont témoignaient encore de larges flaques d’eau, des branches cassées et des pots de fleurs brisés en mille morceaux, mais aux alentours de l’église, il n’y avait pas une âme.

— Allons vers la place Rouge, proposa Vania. C’est le cœur de Moscou et c’est vers elle que les troupes convergeront. J’imagine que l’Empereur voudra loger au Kremlin.

Par des rues tout aussi vides, à l’exception d’une rare silhouette apparaissant ici ou là au seuil d’une porte ou derrière une fenêtre, les deux femmes rejoignirent le quai de la Moskova et le suivirent jusqu’à la place du Gouvernement. Elles virent alors qu’il n’y avait plus que deux ponts. Huit autres avaient dû sauter dans la nuit et leurs décombres s’empilaient dans le lit de la rivière.

C’était étrange, cette ville abandonnée, privée de toute activité, à peu près morte. Aucun bruit, sinon, de temps en temps, une sonnerie de trompettes qui se rapprochait et, lointain, le double roulement des canons et des tambours. L’impression que cela laissait était pénible, oppressante, et les deux amies, heureuses de se retrouver à l’air libre avec, en outre, pour Marianne, la faculté de marcher sans trop de gêne, cessèrent bientôt d’échanger leurs sentiments et cheminèrent en silence.

La place Rouge, immense, s’offrit à leurs regards sans autres occupants que deux traînards de l’armée russe agenouillés auprès de l’étonnante floraison rouge, bleue et or de saint Basile le Bienheureux, et quelques bœufs de boucherie qui erraient au hasard, n’osant encore croire sans doute à une liberté parfaitement inattendue.

Mais derrière les créneaux du Kremlin, des figures inquiétantes apparaissaient qui rappelèrent à Marianne celles de la nuit précédente.

— Je n’aperçois pas encore beaucoup de Français, chuchota-t-elle. Où sont-ils donc ? On les entend, mais on ne les voit pas !

— Que si ! s’écria la chanteuse qui s’était approchée de la rivière. Regardez ! Ils passent à gué...

En effet, vers la pointe ouest du Kremlin, un régiment de cavalerie franchissait tranquillement la Moskova, peu profonde à cet endroit, car les chevaux n’avaient de l’eau que jusqu’au poitrail.

Marianne se pencha sur un morceau de parapet et ouvrit de grands yeux :

— Des Français ? Vous êtes sûre ? Moi je ne les reconnais pas !

Vania se mit à rire joyeusement.

— Des Français pas encore ! La Grande Armée, oui ! Seigneur ! ne me dites pas que vous n’êtes pas fichue de reconnaître les soldats de l’Empereur ? Moi, je connais tous les uniformes, toutes les unités. L’armée ! Les soldats... c’est ma passion. Je n’ai jamais rien vu de si beau que ces hommes-là.

Cet enthousiasme amusait Marianne qui pensait à part elle que, décidément, Vania et la chère Fortunée devaient avoir en commun d’autres goûts que celui de l’essence de roses, ne fût-ce que celui des militaires.

— Regardez ! s’écria la cantatrice, les premiers ! Ce sont les hussards polonais, le 10e hussards, celui du colonel Uminski ! Ensuite, je vois les Uhlans prussiens du major de Werther, puis... je crois que ce sont les chasseurs de Wurtemberg qui précèdent plusieurs régiments de hussards français ! Oui, ce sont eux ! Je reconnais leurs plumets. Ah ! que c’est donc merveilleux de les revoir ! Je sais bien que leur arrivée nous a tous mis dans une situation impossible mais, vrai Dieu ! ça en valait la peine et je ne regrette rien...

Fascinée, entraînée par l’ardeur communicative de sa compagne, Marianne regardait elle aussi les troupes montées qui, en bon ordre, traversaient la rivière. Penchée à côté d’elle, les mains crispées à la pierre du parapet, Vania, les yeux grands ouverts, les narines dilatées, trépignait presque. Tout à coup, elle eut un cri, tendit le bras.

— Oh ! regardez !... Regardez, là... ce cavalier qui remonte la colonne et passe la Moskova au galop...

— Cet homme en vert avec des plumes blanches presque aussi hautes que lui ?

— Oui ! Oh ! je le reconnaîtrais entre des milliers. C’est le roi de Naples ! C’est Murat... le plus beau cavalier de l’Empire !

L’enthousiasme de la cantatrice atteignait au délire et Marianne se permit un sourire discret. Elle connaissait depuis longtemps le goût certain que le beau-frère de Napoléon portait aux habits fastueux, voire fantastiques. Mais là, vraiment, il donnait son maximum. Il n’y avait que lui pour oser l’extravagant et superbe costume qu’il portait : polonaise de velours vert aux énormes brandebourgs d’or ceinturée d’une écharpe lamée et toque de même couleur surmontée d’un panache d’autruche blanc qui mesurait bien trois pieds. Et le plus étonnant encore était qu’il trouvait moyen de ne pas être ridicule là-dessous...

Vania semblait tout à coup si heureuse que Marianne l’enveloppa d’un regard mi-envieux mi-amusé.

— Vous semblez professer une grande estime pour le roi de Naples ? dit-elle en souriant.

La cantatrice se détourna, regarda sa compagne au fond des yeux puis, avec un orgueil qui n’était pas sans grandeur, elle dit simplement :

— C’est mon amant ! Je me jetterais au feu pour lui.

— Ce serait grand dommage. Aucun homme, si brillant soit-il, ne mérite qu’une femme telle que vous se détruise pour lui ! Restez en vie et si vous êtes aimée, savourez votre bonheur.

— Oh ! Je crois qu’il m’aime ! Mais il y a tant de femmes qui tournent autour de lui...

— A commencer par son épouse ! Vous n’avez pas peur de la redoutable Caroline ?

— Pourquoi en aurais-je peur ? Elle n’est pas mal mais si son frère n’était pas empereur, elle n’aurait jamais été reine et c’est tout juste si on ferait attention à elle. Elle ne sait même pas chanter. Et puis, comme épouse fidèle, il y a mieux.

C’était là, de toute évidence, une tare rédhibitoire pour la prima donna dont la logique ne manquait pas de solidité. Marianne préféra abandonner Caroline Murat à un sort dont, d’ailleurs, elle se souciait assez peu, n’ayant jamais porté, la plus jeune des sœurs de Napoléon dans son cœur. Elle la connaissait depuis trop longtemps pour une tortueuse chipie.

Aussi, fût-ce d’un regard indulgent qu’elle assista à la rencontre de Vania et de son royal amant. Quand le cheval blanc du roi déboucha sur la place, l’Italienne, d’un élan, se jeta presque sous ses sabots au risque d’être renversée. Sans la présence d’esprit de Murat qui, se penchant brusquement avec un hurlement de joie, la saisit par la taille pour la hisser jusqu’à lui, l’imprudente eût été foulée aux pieds. Après quoi, sans souci de ceux qui pouvaient les entourer, le Roi et la cantatrice s’embrassèrent passionnément, échangèrent quelques mots, s’embrassèrent de nouveau. Puis, aussi simplement qu’il l’avait attirée à lui, Murat laissa sa maîtresse glisser à terre :

— A demain ! cria-t-il. Vous irez au Kremlin, vous demanderez le général Durosnel. Il vous fera savoir où j’ai mon cantonnement...

Il allait s’éloigner mais Marianne se jeta en avant :

— Sire, cria-t-elle, Votre Majesté peut-elle me dire si l’Empereur la suit ?

Murat maîtrisa son cheval, regarda Marianne avec quelque étonnement, puis éclata de rire.

— Comment ? Vous êtes là, vous aussi ? Morbleu, belle dame, j’espère que l’Empereur appréciera comme il convient cette agréable surprise...

— Mais vais-je le voir, Sire ? Est-ce qu’il vous suit ?... Il faut que je lui parle.

— J’espère, pour son moral, que vous ne ferez pas que lui parler. Il est au mont des Oiseaux à cette heure, mais je ne pense pas qu’il entre ce soir dans Moscou. Je dois, avant sa venue, visiter la ville et poursuivre l’armée de Koutousov ! Le vieux renard a-t-il beaucoup d’avance ?

— Il est passé hier matin, mais son armée a continué de défiler toute la nuit en direction de Riazan. Il y a même encore des traînards !

— Parfait ! En avant, messieurs !... Il nous faut les rattraper ! Quant à vous, Madame, n’essayez pas d’atteindre l’Empereur aujourd’hui. Demain, il sera au Kremlin où l’on va, dès ce soir, préparer ses quartiers. Patientez un peu. Il n’en sera que plus heureux de vous voir.

Et, arrachant d’une main son absurde et magnifique toque, Murat salua largement, puis enlevant son cheval avec une adresse consommée, partit au galop le long de la Moskova suivi de quelques escadrons... et du regard de Vania qui brillait comme une double étoile.

— Demain ! soupira-t-elle. Comme c’est long ! Qu’allons-nous faire jusque-là ? Vous n’avez pas envie, j’imagine, de retourner à Saint-Louis-des-Français ?

— En aucune façon ! Je voudrais essayer de retrouver mes amis ! Est-ce que cela vous ennuierait que nous allions vers le palais du gouverneur ? C’est là que nous nous sommes perdus, voici bientôt deux jours.

En se dirigeant lentement, appuyées au bras l’une de l’autre, vers le palais Rostopchine, les deux femmes purent voir les troupes de Napoléon prendre peu à peu possession de la place Rouge. Sans perdre un instant, l’artillerie, les batteries à pied s’y installèrent, formèrent le parc en carré. Des coups de feu ayant été tirés depuis les chemins de ronde du Kremlin, des canons furent mis en batterie devant la gigantesque porte du Sauveur, tandis qu’un groupe d’officiers, encadré d’un peloton de lanciers polonais criant des ordres en russe, s’employaient à se la faire ouvrir.

— Ils n’auront pas beaucoup de mal, observa Vania. Il n’y a là-dedans que de la racaille. Elle ne va pas risquer un siège en règle... qu’ils seraient, d’ailleurs, bien incapables de soutenir.

Se désintéressant momentanément de la question, elle entraîna sa compagne vers le palais du gouverneur devant lequel s’attroupaient quelques rares personnes venues là pour regarder l’arrivée des envahisseurs. Une femme élégante, suivie de quelques jeunes filles beaucoup plus simplement vêtues, s’en détacha et se mit à courir en direction d’un groupe de cavaliers dont les panaches dénonçaient des officiers supérieurs et qui mettaient pied à terre devant les portes de Saint-Basile.

— Venez, mesdemoiselles ! criait-elle, n’ayez pas peur, ce sont les nôtres ! Nous verrons bien s’ils ne sauront pas me faire rendre mon pauvre époux que ces sauvages ont emmené avec eux.

— J’ai l’impression que les Russes ont emmené plus d’otages qu’on ne pensait, remarqua Vania. Cette dame est Mme Aubert, la célèbre couturière française. Elle ne cachait pas assez, ces temps derniers, la joie que lui causaient les nouvelles de la guerre... Rostopchine a dû se venger en faisant arrêter son mari.

Mais Marianne n’écoutait plus. Parmi les gens qui stationnaient devant le palais, elle venait de reconnaître Craig O’Flaherty. Tête basse, les mains derrière le dos et la mine mélancolique, l’Irlandais arpentait lentement le pavé, comme quelqu’un qui attend quelque chose, mais qui n’y croit plus beaucoup.

Avec un cri de joie, Marianne se jeta littéralement à son cou, oubliant sa blessure qui se rappela aussitôt à son souvenir en lui infligeant une brusque douleur. Et le cri de joie s’acheva en un gémissement auquel, d’ailleurs, O’Flaherty ne fit aucune attention.

— Enfin vous voilà ! s’écria-t-il en l’enlevant à bout de bras comme une simple poupée. Par saint Patrick ! Je commençais à croire que je ne vous reverrais jamais... Où est Beaufort ?

Rapidement, Marianne raconta ses aventures depuis qu’ils s’étaient perdus, présenta Vania dont l’allure parut impressionner beaucoup le marin puis, sans respirer, ajouta :

— Maintenant, vous en savez aussi long que moi. J’espère avoir bientôt des nouvelles de Jason. Mais vous, savez-vous au moins où sont Gracchus et Jolival ?

— Gracchus bat la ville à votre recherche. Quant à Jolival, il est là-dedans, fit-il en désignant de son pouce retourné le palais Rostopchine. A la sortie de la bousculade de l’autre jour, il a été reconnu pour un Français par quelques-uns de ces petits jeunes gens en frac qui s’essayaient au maniement du sabre. Ils l’ont poursuivi pour lui faire un mauvais parti et, en courant, il est tombé si malencontreusement qu’il s’est cassé une jambe...

— Est-ce que ?... Mon Dieu ! j’espère qu’ils ne l’ont pas tué ?

— Non. J’ai pu en désarmer un, lui voler sa lardoire et dégager notre ami. Evidemment, il n’était pas très frais, mais notre chance a été de trouver un médecin, un Français, lui aussi, qui se cachait d’autant plus qu’il était le propre médecin du gouverneur et qu’il ne savait pas quel sort lui réservait son patron. Il a vu tomber Jolival, mais grâce à Dieu, son serment d’Hippocrate a été plus fort que sa peur. Il est venu à notre secours, m’a aidé à transporter le blessé dans l’écurie du palais où il se cachait. Les chevaux en étaient déjà partis... Puis, quand Rostopchine et sa bande ont vidé les lieux, quelques heures après, nous sommes allés tranquillement nous installer chez lui. A l’heure qu’il est, ajouta-t-il en riant, le cher vicomte se prélasse dans le propre lit du gouverneur. Mais venez, votre présence sera encore le meilleur remède qu’on puisse lui appliquer...

Assis dans un immense fauteuil à oreilles au milieu d’une infinité de coussins, sa jambe blessée immobilisée sur un tabouret par un gros oreiller, Arcadius était installé dans l’embrasure d’une fenêtre et régnait comme un empereur sur une chambre immense et fastueuse. L’or y éclatait un peu partout, mais la décoration, composée exclusivement de tableaux de bataille ou de trophées d’armes et jointe à l’absence totale de tapis, faisait de cette pièce un endroit à peu près aussi intime et confortable qu’une salle du trône.

Visiblement, le vicomte s’y morfondait. Son accueil s’en ressentit : il eut pour Marianne des cris de joie, pour Vania des grâces dignes d’une infante. Par ses soins oraux et par ceux, beaucoup plus efficaces, du Dr Davrigny, demeuré seul maître du palais, les deux femmes furent aussitôt pourvues d’une belle chambre qui avait été celle de la comtesse Rostopchine et qui, comme il se devait, était voisine.

Puis, tandis que Vania s’éclipsait en compagnie de Davrigny, autant par discrétion que par désir d’informations nouvelles, en annonçant qu’elle allait se mettre en quête de ses camarades comédiens, Marianne et Jolival demeurèrent seuls avec Craig.

Autour du fauteuil du vicomte, on tint conseil. L’heure n’était plus aux secrets. Aussi bien l’Irlandais avait suffisamment fourni de preuves de son amitié et de sa fidélité pour qu’il pût être mis au courant de tout ce qui concernait ses amis.

Marianne raconta donc en détail l’aventure tragique vécue par Jason et par elle-même, puis sa nuit chez l’abbé Surugue et l’étrange rencontre qu’elle y avait faite.

— Je n’arrive pas à comprendre quel est ce danger qui nous menace et qui a incité le cardinal à me faire promettre de quitter Moscou avant demain soir, soupira-t-elle en conclusion. Il me semble au contraire que, puisque l’Empereur arrive, nous ne devrions plus rien avoir à craindre...

Mais Jolival visiblement ne partageait pas cette belle confiance. Au contraire, à mesure que Marianne parlait, les plis de son front se creusaient plus profondément.

— Le cardinal est l’un des hommes les mieux renseignés que je connaisse, fit-il sombrement. Et pour cause ! S’il vous dit de fuir, c’est qu’il le faut. Le Dr Davrigny a bien entendu certains bruits étranges auxquels, à vrai dire, il n’a pas attaché grande importance, sachant le goût des Russes pour le drame et la tragédie. Mais ce que vous venez de m’apprendre leur donne un poids étrange...

— Quels sont ces bruits ?

— Dans l’emportement de leur patriotisme blessé, les principaux de cette ville et, naturellement le gouverneur, auraient formé le projet de sacrifier Moscou au salut de l’Empire.

— Sacrifier ?

— Oui, au sens biblique du terme. Moscou serait destiné à devenir le bûcher sur lequel l’armée de Napoléon serait offerte en holocauste à l’orgueil blessé du Tsar. On dit que, depuis plusieurs semaines, on aurait établi à Vorontsovo, dans la propriété du prince Repnine, située à six verstes d’ici, une espèce d’arsenal où se fabriqueraient des pétards, des fusées, que sais-je encore, pour en composer un énorme ballon dans le genre de ceux de ces messieurs de Montgolfier, mais que l’on ferait éclater sur la ville.

— Quelle folie ! s’écria Marianne en haussant les épaules. Il y a seulement quelques jours, les Russes croyaient avoir gagné à Borodino et hier encore, alors même qu’ils se savaient battus, ils croyaient dur comme fer que Koutousov se retrancherait dans la ville pour s’y défendre.

— Je sais ! Voilà pourquoi Davrigny ne croyait pas à ces bruits... ni moi non plus. Cependant, il nous faut prendre au sérieux l’avertissement du cardinal. Le mieux serait que vous partiez dès ce soir, ma chère enfant...

— Il n’en est pas question. Votre jambe change bien des choses. Vous ne pouvez bouger, je resterai donc avec vous et, si danger il y a... eh bien, nous l’affronterons ensemble. En outre, vous oubliez l’Empereur. Si j’ai bien compris, il fera demain son entrée dans cette ville et il faut à tout prix que je le voie, que je lui parle...

— Ne pouvez-vous confier cette sacrée lettre à O’Flaherty ? Il saura la remettre aussi bien que moi...

— Bien sûr, coupa l’Irlandais. Je suis tout à votre service...

Mais Marianne ne voulut rien entendre.

— Merci, Craig, mais je dois refuser. Vous n’approcheriez même pas le valet de chambre de Napoléon. Moi, j’irai jusqu’à lui et si vraiment une menace grave pèse sur cette ville pour demain soir, il faut que je l’en avertisse. Ce piège-là est infiniment plus grave que celui dont je voulais l’entretenir car, si vraiment les Russes veulent brûler Moscou, il se peut qu’il n’y ait pas de retour du tout pour l’Empereur et ses troupes !

Jolival n’était pas homme à s’avouer vaincu facilement quand il s’agissait de la sécurité de Marianne. Il s’apprêtait à défendre vigoureusement son point de vue quand O’Flaherty mit fin à la discussion en faisant remarquer qu’il s’en fallait de vingt-quatre heures avant que le danger ne se déclarât, si danger il y avait, et que, dans ce laps de temps, Marianne avait largement le temps de voir l’Empereur puis de s’embarquer avec ses amis pour le château du comte Chérémétiev.

— Je trouverai bien une carriole pour vous y installer, vicomte, affirma-t-il avec son optimisme habituel. Et s’il n’y a plus de chevaux dans Moscou, eh bien nous vous traînerons, Gracchus et moi ! Maintenant, essayons de passer une soirée à peu près tranquille en écoutant l’agréable musique que font les trompettes de cavalerie du roi de Naples. Ensuite, une bonne nuit nous fera tout le bien du monde...

Ils eurent à peine le temps de se ranger à cet avis plein de sagesse que le bruit d’une troupe en marche, des ordres lancés d’une voix forte et le vacarme des armes reposées, vinrent couvrir « l’agréable musique » des trompettes de cavalerie.

— Qu’est-ce qui nous arrive là ? fit impatiemment Jolival en se penchant autant qu’il le pouvait depuis son fauteuil pour essayer de voir en bas.

— Rien ou presque, dit Craig. Un régiment tout entier ! Des grenadiers, je crois : j’aperçois une forêt de bonnets d’ourson. La Grande Armée s’apprête à nous occuper militairement.

Un instant plus tard, un grand gaillard blond aux yeux bleus, portant avec une certaine élégance un uniforme visiblement brossé de frais, son bonnet logé sous son bras, pénétrait chez Jolival, salua militairement et, apercevant une femme, lui offrit un sourire radieux qui fit briller des dents solides sous une belle moustache un peu rousse.

— Adrien Jean-Baptiste-François Bourgogne, annonça-t-il d’une voix claironnante, né-natif de Condé-sur-Escaut, sergent grenadier, vélite de la Garde ! Bien le bonsoir la compagnie...

— La Garde ! s’écria Marianne. Est-ce que cela veut dire que l’Empereur est entré dans Moscou ?

— Non, Madame ! Ça veut dire seulement que nous autres on est arrivés et qu’on s’en va, de ce pas, prendre possession du quartier qui est autour du vieux château-fort. L’Empereur, il est encore en dehors des remparts. Je l’ai entendu dire comme ça qu’il attendait une délégation de boyards...

— De boyards ? fit Jolival en riant. Nous ne sommes plus au Moyen Age ! Ça n’existe plus, les boyards ! Quant à une délégation quelconque, je crois que Sa Majesté peut attendre longtemps. Cette ville est vide comme ma poche...

— On a vu ça, approuva le sergent Bourgogne en haussant philosophiquement les épaules. Tout ce qu’on a trouvé, c’est des espèces de traîne-savates avec des figures patibulaires, qui ont essayé de nous tirer dessus. Faut-il que ces sacrés Russes aient eu peur de nous ! Pourtant, on ne leur en veut pas. On est plein de bonnes intentions. D’ailleurs, les ordres sont sévères...

— Et à part ça, demanda Jolival. Qu’est-ce qui vous amène ici, sergent ? Vous venez prendre logement ?

— Si ça ne vous dérange pas, oui. Paraît que c’est ici le palais du Gouverneur ?

— Oui, mais ce n’est pas moi. Nous sommes simplement des réfugiés français et...

— Je m’en doute. Eh bien, Messieurs, Madame, on n’a pas du tout l’intention de vous déranger. On va cantonner au rez-de-chaussée, dans la cour et sous le porche et on essaiera de ne pas trop vous empêcher de dormir. Je vous souhaite la bonne nuit. Passez-la tout entière sur vos deux oreilles, on veille sur vous et vous n’avez plus rien à craindre de la racaille qui traîne encore dans cette ville !...

Mais la nuit fut beaucoup moins paisible que ne l’avait souhaité le digne sergent-grenadier. Outre le fait que Vania ne reparut pas, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Marianne, plusieurs explosions se firent entendre, toutes très proches.

Par Gracchus, qui reparut au petit jour après avoir patrouillé une partie de la nuit avec les hommes du sergent qui lui avait inspiré une immédiate sympathie, on apprit qu’une maison avait sauté dans le quartier de la Yaouza, qu’une partie du Bazar de Kitay-Gorod avait pris feu et qu’auprès du Pont de Pierre, l’un des rares encore debout, un grand magasin d’eaux-de-vie, appartenant à la Couronne, venait de flamber jusqu’aux fonda-lions sans que l’on pût rien pour arrêter le feu car, ajouta le jeune homme, « il n’y a plus une seule pompe à incendie en état dans toute la ville. Il n’en reste que deux, parfaitement hors d’usage ».

Ce dernier détail aggrava singulièrement les craintes des occupants du palais Rostopchine. La disparition des pompes soulignait sinistrement les bruits rapportés par le Dr Davrigny (qui n’avait pas reparu lui non plus) et les avertissements du cardinal.

— Je n’aime pas ça, dit Jolival. Il faut qu’avant la nuit nous ayons quitté Moscou. Mettez-vous en quête d’une carriole, mon cher Craig ! Et vous, Marianne, essayez de voir l’Empereur dès qu’il apparaîtra.

— D’après le sergent, ce sera de bonne heure, coupa Gracchus. 6 ou 7 heures, peut-être...

— Tant mieux, vous en aurez plus vite fini, ma chère enfant, et Napoléon pourra prendre toutes les dispositions qu’il jugera utiles. Ensuite, revenez aussi vite que vous pourrez. Gracchus vous accompagnera car, au milieu de cette foule de soldats, on ne sait ce qu’il peut arriver à une jeune et jolie femme sans défenseur.

A 6 heures, Marianne, flanquée de Gracchus, traversait la cour du palais, saluée avec un respect jovial par le sergent qui, en petite tenue, surveillait les marmites de soupe cuisant sur les feux de bivouac. D’un geste plein d’orgueil il lui montra dans un coin quatre hommes de mauvaise mine, solidement ligotés et couchés à terre :

— On a fait du bon travail cette nuit, M’dame ! On a réussi à mettre la main sur ces quatre « pèlerins » qui mettaient le feu à la maison qui est là derrière ! Y avait des dames qu’on a pu sauver. Malheureusement, on a perdu un homme.

— Qu’est-ce que vous allez en faire ? demanda Gracchus.

— Les passer par les armes, bien sûr ! Quand on pense que ce sont des bonshommes de la police, à ce qu’on nous a dit. Si c’est pas malheureux...

— Sergent, coupa Marianne, vous feriez bien de vous assurer qu’il n’y en a pas d’autres du même genre encore en liberté. Le bruit court que le gouverneur a laissé des ordres pour brûler Moscou...

— On sait ça ! Il y a même eu un commencement d’exécution, mais on y a mis bon ordre. Marchez, belle dame, notre Père-la-Victoire sait ce qu’il fait...

— Au fait, avez-vous de ses nouvelles ? Est-il arrivé ?

— L’Empereur ? Pas encore ! Mais ça ne devrait plus tarder. Ecoutez... J’entends la musique qui joue La Victoire est à nous... L’est plus loin !...

Ramassant ses jupes, Marianne se précipita hors du palais. La place du « gouvernement » lui offrit un spectacle assez inattendu : on aurait dit que les troupes installées là s’apprêtaient pour un bal travesti, car elles s’occupaient surtout à essayer des costumes parfaitement exotiques. On voyait des hommes couverts de fourrures qui ressemblaient à des ours, d’autres vêtus en Kalmouks, en Chinois, en Tartares, en Turcs, en Persans, voire en seigneurs du temps de la Grande Catherine. C’était, au milieu d’un amoncellement de nourritures de toutes sortes, telles que saucisses, jambons, futailles que l’on mettait en perce, poissons, farines et sucreries, une énorme mascarade, un carnaval étrange, grâce auquel les soldats cherchaient, comme des enfants, à se dédommager des semaines de souffrance et de misère endurées tout au long d’une interminable route. Cela ressemblait un peu au marché de Samarcande après le passage de Gengis Khan...

Mais brusquement, tout cessa. Des roulements de tambour, des ordres hurlés à plein gosier parvinrent à dominer le tumulte. Lentement, alors, les hommes se dépouillèrent de leurs hardes, reprirent une contenance plus militaire, rangèrent de manière à les dissimuler les victuailles qui encombraient la place. Un moment encore on entendit la marche que jouait la fanfare de la Garde puis, de nouveau ce fut le silence de mort qui vingt-quatre heures plus tôt avait habité Moscou. Quelques claquements d’armes, quelques commandements, puis brusquement, une immense ovation : l’Empereur venait d’apparaître...

Malgré elle, Marianne retint son souffle, se haussa sur la pointe des pieds pour mieux le voir. Il allait lentement, au pas de « l’Emir », l’un de ses chevaux favoris, la mine pensive, vêtu de l’uniforme des Chasseurs qu’il affectionnait, la main glissée dans l’ouverture de son gilet. Il ne regardait rien que la grosse forteresse rouge où, dans un instant, il entrerait et que le soleil levant faisait plus rouge encore. Parfois aussi, il jetait un bref regard vers le Bazar d’où s’élevait encore une fumée noire.

— On dirait qu’il a grossi, chuchota Gracchus. Et il a rudement mauvaise mine !...

C’était vrai. Le teint de Napoléon était d’un jaune bilieux et incontestablement sa silhouette s’était épaissie. Autour de lui caracolaient Berthier, Caulaincourt, Duroc, le mameluk Ali, d’autres encore que Marianne distingua mal. Il fit un geste pour saluer les hommes qui l’acclamaient frénétiquement puis, suivie d’un escadron du Ier Chasseurs, toute la cavalcade disparut par la porte du Sauveur près de laquelle, instantanément, les Chasseurs prirent la garde.

— Vous croyez qu’ils vont nous laisser entrer, Mademoiselle Marianne ? émit Gracchus inquiet. On n’a pas trop bonne mine avec nos vêtements sales et en mauvais état...

— Il n’y a aucune raison qu’on ne nous laisse pas entrer. J’ai aperçu le Grand Maréchal. C’est lui que je vais faire demander. Allons, marchons !

Et, sans hésiter, elle se dirigea à son tour vers la haute tour où s’inscrivait la porte du Sauveur. Mais, comme l’avait prévu Gracchus, les sentinelles refusèrent de la laisser entrer bien qu’elle eût décliné clairement ses nom et qualités.

— Il n’y a pas encore d’ordres, lui déclara un jeune lieutenant qui n’avait eu sans doute qu’à peine le temps de mettre pied à terre. Attendez un moment !

— Mais je ne vous demande rien d’autre qu’aller prévenir le Grand-Maréchal Duroc. C’est l’un de mes amis...

— C’est possible ! Mais laissez-lui au moins le temps d’arriver et à nous celui de prendre les consignes...

Marianne patienta un moment puis, comme l’officier paraissait l’avoir complètement oubliée, elle revint à la charge. Sans plus de succès que la première fois. La discussion menaçait de s’éterniser quand, bienheureusement, une silhouette chamarrée apparut sous la gigantesque voûte.

Marianne en reconnut aussitôt le propriétaire :

— Voilà le capitaine de Trobriant, ordonna-t-elle, allez me le chercher !

— Vous retardez, Madame : c’est le commandant qu’il faut dire. Il est passé chef d’escadron et je ne vois pas... Eh là ! Revenez !...

En effet, lasse de palabrer, Marianne venait de se glisser sous le bras qu’il étendait pour lui livrer le passage et courait vers l’officier supérieur. Il y avait longtemps, en effet, qu’elle connaissait Trobriant. Cela datait de ce fameux soir à Malmaison où Jason et elle avaient pu prévenir Napoléon de l’attentat préparé par le chevalier de Bruslart. Depuis, le bel officier de chasseurs avait assez souvent pénétré dans le salon de l’hôtel d’Asselnat et il ne lui fallut qu’une seconde pour reconnaître la femme pâle et modestement vêtue qui se précipitait vers lui.

— Vous ? Mais que faites-vous ici ? Sur mon honneur, Madame, j’ignorais que vous fussiez en Russie et je crois que l’Empereur lui-même...

— C’est lui que je viens voir, Trobriant. Je vous en supplie, faites-moi entrer. Vous me connaissez : je ne suis ni folle ni une illuminée, mais il est indispensable que je parle à Sa Majesté immédiatement. J’ai à lui dire des choses de la plus haute importance. Il y va du salut de tous...

Il la regarda un instant au fond des yeux. Ce qu’il y lut dut le convaincre car, sans poser d’autre question, il glissa son bras sous celui de la jeune femme.

— Venez ! dit-il.

Puis, se tournant vers son subalterne :

— Laisse passer le garçon qui accompagne la princesse Sant’Anna, Breguet, c’est son cocher !

— Je ne pouvais pas deviner, marmotta l’autre. Un cocher sans voiture et sans chevaux, c’est difficile à distinguer... presque autant qu’une princesse en robe de femme de chambre...

— On ne t’en demande pas tant ! J’espère que je vais réussir à m’y retrouver dans ce tas de palais, ajouta-t-il en souriant à la jeune femme. Peut-être vous y connaissez-vous mieux que moi ?

— Pas du tout ! Je viens d’arriver, moi aussi.

En compagnie de l’officier, elle traversa cours et jardins qui séparaient des églises, des palais, se dirigeant vers le plus grand d’entre eux, étonnant assemblage de style gothique et « moderne », mais dont la majeure partie avait été construite par la tsarine Elisabeth. Partout des soldats s’installaient et déjà les serviteurs de l’Empereur prenaient possession de leur nouveau domaine.

— L’Empereur est-il content ? demanda Marianne tandis que l’on gravissait un large escalier de pierre.

— Vous voulez savoir s’il est de bonne humeur ? fit l’officier en riant. Je crois, oui... Tout à l’heure, quand il a franchi l’enceinte, je l’ai entendu s’écrier : « Je suis donc enfin dans Moscou, dans l’antique palais des Tsars, dans le Kremlin ! » C’est heureux qu’il l’ait pris comme cela, parce que lorsque nous avons vu la ville à ce point déserte, en arrivant, nous avons craint une trop forte déception. Mais non... l’Empereur pense que les gens ont peur, se cachent, mais qu’ils reparaîtront quand ils verront à quel point il est bien disposé envers eux...

Marianne hocha la tête tristement :

— Ils ne reparaîtront pas, mon ami. Cette ville est un énorme piège...

Elle n’en dit pas davantage. On venait d’arriver dans une vaste galerie au milieu de laquelle le comte de Ségur, Maître des cérémonies et le marquis de Bausset, Préfet du Palais, qui étaient arrivés la veille pour préparer les logements, s’affairaient à distribuer leurs quartiers à tous ceux qui encombraient l’immense pièce.

Tout ce monde était tellement occupé qu’on ne prêta aucune attention aux nouveaux arrivants et Trobriant, avisant la silhouette impassible du mameluk Ali, qui se tenait debout, bras croisés, devant une grande porte ouvragée, se dirigea vers elle.

— L’Empereur est là ? demanda-t-il.

Ali fit signe que oui, puis indiqua que Napoléon était dans sa chambre en compagnie de son valet de chambre.

— Constant ? s’écria Marianne. C’est lui qu’il me faut. Pour l’amour du ciel, allez le chercher ! Dites-lui que la princesse Saint’Anna est là, qu’elle désire rencontrer Sa Majesté Impériale sur l’heure.

Un instant plus tard, le valet flamand surgissait de la porte et, pleurant presque, tombait littéralement dans les bras de Marianne pour laquelle depuis longtemps il avait un faible.

— Mademoi... Princesse ! Votre Altesse Sérénissime ! Quelle joie inattendue ! Mais par quel hasard ?...

— Plus tard, mon cher Constant, plus tard ! Je veux voir l’Empereur. Est-ce possible ?

— Mais bien sûr. Nous n’avons pas eu le temps encore d’établir le protocole. Et il va être si content. Venez ! Venez vite !

Quelques portes, une enfilade de salons, une nouvelle porte et Marianne, annoncée comme une victoire par la voix triomphante de Constant, se vit catapultée dans une grande chambre encombrée de bagages où, près d’un lit, dont le baldaquin s’ornait d’un aigle bicéphale et d’une couronne impériale, Napoléon, aidé de Duroc, était en train d’accrocher au mur un portrait représentant un enfant blond.

Elle plongea dans sa révérence, tandis que les deux hommes se retournaient.

Il y eut un silence si plein de surprise que la jeune femme, presque agenouillée, n’osa même pas relever la tête. Puis la voix de Napoléon lui parvint :

— Comment ? C’est vous ?

— Oui, Sire, c’est moi ! Pardonnez-moi d’avoir pour ainsi dire forcé votre porte, mais j’ai fait un long chemin pour venir jusqu’à vous.

Nouveau silence, mais, cette fois, elle osa relever la tête, le regarder et, tout de suite, elle sentit la déception l’envahir, en même temps qu’une vague inquiétude. Après ce que lui avait dit Murat, après l’accueil chaleureux de Trobriant, celui enthousiaste de Constant, elle s’était attendue à de la joie, à une véritable bienvenue. Or, il n’était apparemment question de rien de tout cela. D’un seul coup l’Empereur avait pris sa figure des mauvais jours. Sourcils froncés, il la regardait d’un air sombre, tout en nouant, machinalement, ses mains derrière son dos. Et comme il ne faisait pas mine de l’autoriser à se relever, elle murmura :

— J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que je viens de faire un long chemin ! Je suis lasse, Sire...

— Vous êtes... Ah oui ! Eh bien, relevez-vous.

Va-t’en Duroc ! Laisse-nous et veille à ce que l’on ne me dérange pas.

Le sourire que lui adressa en passant auprès d’elle le Grand-Maréchal du Palais réconforta un peu Marianne qui se relevait avec quelque peine, l’usage des révérences lui étant peu familier depuis quelque temps.

Cependant Napoléon, reprenant tout naturellement, dans ce palais étranger, ses habitudes de Saint-Cloud ou des Tuileries, commençait à arpenter le dallage couvert d’épais tapis, jetant de temps en temps un coup d’œil sur les fenêtres, ouvertes le long de la Moskova et d’où l’on découvrait tout le sud de la ville. Ce fut seulement quand le claquement discret de la serrure lui apprit qu’il était seul avec Marianne qu’il arrêta un instant sa promenade et considéra la jeune femme.

— Vous êtes étrangement attifée pour une dame du Palais, remarqua-t-il sèchement. Ma parole, votre robe a des trous. Elle est sale. Et si vos cheveux ne sont pas trop en désordre, vous n’en êtes pas moins presque laide. Que voulez-vous ?

Suffoquée par la brutalité de cette sortie, Marianne sentit un flot de sang monter à son visage.

— Ma robe est comme moi, Sire ! Elle a traversé les trois quarts de la Russie depuis Odessa pour venir jusqu’à vous ! Et si elle a des trous, du moins a-t-elle su conserver ceci.

De sa poche intérieure, elle sortit la lettre et la note du Tsar qu’à travers tant de tribulations elle avait réussi à conserver en assez bon état, ainsi d’ailleurs que le diamant toujours cousu à sa chemise.

— Qu’est-ce que cela ? bougonna Napoléon.

— Une lettre du prince royal de Suède à son bon ami le Tsar, fit-elle en articulant bien les syllabes pour qu’il ne feignît pas de ne pas comprendre, une lettre dans laquelle, Votre Majesté le verra, cet ex-général républicain donne d’étranges conseils. Vous trouverez également, Sire, une note de même provenance qui indique les desiderata de ce haut-seigneur ! Et le prix qu’il entend les payer...

Il arracha la lettre plus qu’il ne la prit et, après un rapide coup d’œil sur la jeune femme, se mit à la parcourir. A mesure qu’il lisait, Marianne pouvait voir ses narines se pincer et une petite veine qu’il avait à la tempe se gonfler. Connaissant ses colères, elle crut qu’il allait éclater en imprécations, mais il n’en fut rien. Comme on se débarrasse d’un chiffon sale, il jeta note et lettre sur le lit.

— Où avez-vous pris ça ? demanda-t-il seulement.

— Sur le bureau du duc de Richelieu, Sire... après l’avoir convenablement drogué... et avant d’incendier quelques navires dans le port d’Odessa !

Cette fois, il la regarda avec stupeur, un sourcil relevé jusqu’au milieu du front.

— Drogué ? balbutia-t-il... Incendié ?

Puis, brusquement, il éclata de rire et tendit la main vers la jeune femme :

— ... Venez vous asseoir sur ce canapé, princesse, et racontez-moi ça ! En vérité, vous êtes bien la femme la plus ahurissante que j’aie rencontrée. On vous envoie accomplir une mission que vous ratez superbement, mais vous en accomplissez une autre, dont personne ne vous a chargée et, celle-là, vous la réussissez d’incroyable façon...

Il s’installait déjà auprès d’elle quand un timide grattement à la porte le fit sursauter.

— J’ai dit que je ne voulais pas être dérangé ! hurla-t-il.

La tête de Constant se glissa précautionneusement dans l’embrasure de la porte :

— C’est le général Durosnel, Sire ! Il insiste pour être reçu ! Il dit que c’est de la dernière importance...

— Lui aussi ! Décidément tout est important ce matin. Qu’il entre !...

L’officier parut, salua et sans quitter un impeccable garde-à-vous :

— Sire, pardon ! Mais Votre Majesté doit savoir immédiatement que mes gendarmes sont insuffisants pour assurer l’ordre dans une ville de cette dimension. Il y a eu des incendies cette nuit. On trouve, un peu partout, des gens avec des figures atroces et des armes, on tire sur mes hommes...

— Et alors, que proposez-vous ?

— De nommer un gouverneur immédiatement, Sire. La Gendarmerie d’Elite ne suffit pas. Si Votre Majesté le permet, j’oserai lui conseiller d’investir du titre et des pouvoirs qui y sont afférents Monsieur le duc de Trévise...

— Le maréchal Mortier ?

— Oui, Sire. La jeune Garde qu’il commande a déjà pris position au Kremlin et dans les artères environnantes. Il serait urgent de lui confier le commandement supérieur de Moscou...

Napoléon réfléchit un instant puis :

— C’est entendu ! Envoyez-moi Berthier ! Je lui donnerai des ordres en conséquence. Vous pouvez disposer... Revenons à vous, ma chère, ajouta-t-il en se tournant de nouveau vers Marianne : ra-contez-moi un peu votre roman, cela me reposera.

— Sire, s’écria la jeune femme en esquissant un geste de prière, je supplie Votre Majesté de remettre à tout à l’heure ce récit, car j’ai encore quelque chose de plus grave à lui apprendre.

— De plus grave ? Quoi donc, Seigneur ?

— Vous êtes en danger dans cette ville, Sire... En très grand danger. Si vous voulez m’en croire, vous ne resterez pas une heure de plus dans ce palais... ni dans Moscou ! Parce que demain, peut-être, il ne restera rien de Moscou... ni de votre Grande Armée...

Il se leva si brusquement que le canapé bascula et faillit s’écrouler entraînant Marianne dans sa chute.

— Qu’est-ce que cette histoire, encore ? Ma parole, vous devenez folle !

— Je le voudrais bien, Sire. Malheureusement, j’ai peur de n’avoir que trop raison...

Alors, comme il ne répliquait pas, elle se hâta de lui dire tout ce qu’elle avait appris au palais Rostopchine : l’arsenal de Vorontsovo, le ballon, les prisons vidées de leurs dangereux pensionnaires, la ville abandonnée.

— ... Ils ne reviendront pas, Sire ! Déjà, la nuit dernière, des incendies ont éclaté. Cela recommencera ce soir, tout à l’heure peut-être, et comme il n’y a plus une seule pompe dans Moscou, vous courez un danger mortel. Sire, je vous en supplie, écoutez-moi... Allez-vous-en !... Allez-vous-en avant qu’il ne soit trop tard ! Je sais que ceux qui veulent vivre doivent, avant ce soir, avoir quitté la ville.

— Vous savez, dites-vous ? D’où savez-vous cela ?

Elle ne répondit pas tout de suite et quand elle s’y décida ce fut lentement, en choisissant ses mots, afin de ne pas risquer de compromettre son parrain.

— Avant-hier... j’ai dû demander asile à un prêtre catholique. Il y avait des réfugiés... des émigrés, j’imagine, car j’ai entendu l’un d’eux presser ses compagnons de quitter Moscou avant ce soir, à n’importe quel prix...

— Les noms de ces gens-là ?

— Sire... je ne sais pas. Il n’y a que trois jours que je suis ici. Je n’y connais personne...

Il garda le silence un moment, réfléchissant visiblement puis, avec un haussement d’épaules, il revint vers elle, se rassit.

— N’attachez pas d’importance à ces propos. Ils viennent très certainement, comme vous l’avez pensé avec justesse, d’émigrés, de gens qui me haïssent et qui ont toujours pris leurs désirs pour des réalités. Les Russes ne sont pas si fous que de brûler leur ville sainte à cause de moi. D’ailleurs, dès ce soir, j’écrirai au Tsar pour lui offrir la paix ! Malgré tout, pour vous rassurer, je vais donner des ordres afin que l’on passe Moscou au peigne fin. Mais je suis bien tranquille... Brûler cette belle ville serait plus qu’un crime... une faute comme dirait votre bon ami Talleyrand ! Maintenant, racontez-moi votre histoire, j’y tiens...

— Cela peut être long.

— Aucune importance ! J’ai droit à un peu de temps. Constant !... Du café ! Beaucoup de café et des gâteaux si tu en trouves...

En s’efforçant d’être aussi claire et aussi brève que possible, Marianne raconta l’incroyable odyssée qu’elle avait vécue depuis Florence sans en rien cacher, même ce qui était le plus apte à faire souffrir sa pudeur. Dans celui qui l’écoutait avec une extrême attention, elle avait cessé de voir l’Empereur et même son ancien amant. Il n’était plus qu’un homme qu’elle avait aimé de tout son cœur et auquel, malgré ses défauts, ses fureurs et les avanies dont il était prodigue, elle avait gardé une affection profonde, un respect admiratif et une véritable confiance. Elle le savait brutal, parfois impitoyable, mais elle savait aussi que dans ce petit homme génial, dont les épaules portaient le poids d’un empire, battait le cœur d’un vrai gentilhomme, en dépit de tout ce qu’en pouvaient dire les émigrés irréductibles.

Aussi, fut-ce sans la moindre hésitation qu’elle lui révéla le secret du prince Sant’Anna et la raison pour laquelle ce grand seigneur avait voulu pour son fils le sang d’un empereur ; mais, si elle n’hésita pas, du moins éprouva-t-elle en parlant un instant de crainte à la pensée de ce que Napoléon allait dire. Ce fut bien vite dissipé...

Comme, après un bref silence, elle allait reprendre son récit, elle sentit se poser sur son bras la main de l’Empereur :

— Je t’ai reproché jadis de t’être mariée sans mon consentement, Marianne, fit-il en revenant instinctivement au tutoiement de jadis et avec cette douceur rare, mais profonde, qui n’appartenait qu’à lui. Aujourd’hui je t’en demande pardon. Jamais je n’aurais su t’offrir un époux de cette qualité !

— Quoi ? Votre Majesté n’est pas choquée ? Dois-je comprendre qu’elle considère...

— Que tu as épousé un homme exceptionnel, un être rare. Cela, j’espère que tu le comprends ?...

— Bien sûr ! C’est l’évidence même. Pourtant...

A ce mot, il se dressa, posa un genou sur le canapé, lui prit le menton pour l’obliger à le regarder dans les yeux.

— Pourtant quoi ? fit-il avec dans la voix la résonance métallique qui, en général, ne présageait rien de bon, est-ce que, par hasard, tu vas encore me parler de ton Américain ? Prends garde, Marianne ! Je t’ai toujours considérée, toi aussi, comme une femme hors du commun. Je n’aimerais pas avoir à changer d’opinion...

— Sire, s’écria-t-elle alarmée, je vous en prie ! Je... je ne vous ai pas encore tout raconté...

Il la lâcha, s’éloigna de quelques pas.

— Dis, alors ! Je t’écoute...

Quelque chose venait de changer dans l’atmosphère qui, un moment, était redevenue celle d’autrefois. Napoléon avait repris sa promenade à travers la pièce, mais il marchait lentement, la tête penchée sur la poitrine, écoutant et réfléchissant tout à la fois. Et quand, enfin, Marianne se tut, il se tourna lentement vers elle, la regardant longuement de ses yeux gris bleu d’où, à nouveau, la colère avait disparu.

— Que comptes-tu faire maintenant ? demanda-t-il gravement.

Elle hésita un instant car, ayant bien entendu volontairement omis de mentionner la présence à Moscou du cardinal de Chazay, il lui était impossible d’avouer son intention de rejoindre les terres du comte Chérémétiev. D’ailleurs, en dehors de cela, Napoléon eût pu, avec quelque raison, prendre pour une désertion cette façon de passer chez l’ennemi.

Baissant la tête pour échapper à ce regard qui la transperçait, elle murmura :

— Je pense... quitter Moscou ce soir. Mon ami Jolival est réfugié dans le palais Rostopchine. Il a une jambe cassée et, en cas de sinistre, il lui serait difficile de fuir.

— Où irez-vous ?

— Je... je ne sais pas !...

— Tu mens !

— Sire ! protesta-t-elle cabrée et furieuse de se sentir rougir encore.

— Ne proteste pas ! Je te dis que tu mens et tu le sais très bien. Ce que tu veux, n’est-ce pas, c’est te lancer sur la trace des Cosaques. C’est retrouver contre vents et marées ce Beaufort dont tu es entichée au point d’en devenir idiote. Est-ce que tu ne te rends pas compte qu’il te mène à ta perte ?

— Ce n’est pas vrai ! Je l’aime...

— Belle raison ! Moi aussi, j’aimais Joséphine et pourtant je l’ai chassée parce que je voulais une descendance. Je t’aimais, toi... Oui, tu peux sourire, je t’ai aimée vraiment et je t’aime peut-être encore. Pourtant j’en ai épousé une autre parce que cette autre était fille d’empereur et que la fondation d’une dynastie l’exigeait...

— Ce n’est pas la même chose.

— Pourquoi ? Parce que tu t’imagines avoir inventé l’amour ? Parce que tu penses être la femme d’une seule passion ? Allons, Marianne... Pas à moi ! N’aimais-tu pas, quand tu l’as épousé, l’homme que j’ai fait guillotiner à Vincennes ?

— Il s’est chargé lui-même de tuer cet amour. Et ce n’était qu’un emballement d’enfant...

— Allons donc ! Si, au lieu d’un misérable, il avait été l’homme que tu imaginais, tu l’aurais adoré ta vie tout entière sans jamais chercher ailleurs. Et pourtant, tu avais déjà vu le sieur Beaufort... Et moi ?

— Vous ?

— Oui, moi ! M’as-tu aimé, oui ou non ? ou bien était-ce une comédie que tu me jouais à Trianon ? Aux Tuileries ?

Elle le regarda avec terreur, sentant qu’en face de cette impitoyable logique, elle perdait pied.

— J’espère, murmura-t-elle, que vous ne croyez pas cela. Oui, je vous ai aimé... au point de devenir folle de jalousie au jour de votre mariage.

— Et si je t’avais épousée, tu aurais été la plus fidèle des impératrices. Pourtant, tu connaissais Jason Beaufort ! Dis-moi, Marianne, saurais-tu préciser à quel moment tu t’es aperçue que tu l’aimais ?

— Je ne sais pas. C’est assez vague... Les choses ne se font pas d’un seul coup. Il me semble pourtant que j’en ai eu vraiment conscience... au bal de l’Ambassade d’Autriche !...

L’Empereur hocha la tête :

— Quand tu l’as vu auprès d’une autre. Quand tu as su qu’il était marié, donc perdu pour toi. C’est bien ce que je pensais...

— Que voulez-vous dire ?

Brièvement, il lui sourit, de ce sourire qui lui rendait ses vingt ans et, avec beaucoup de tendresse, il passa son bras autour des épaules de Marianne pour l’attirer contre lui.

— Tu es comme les enfants, Marianne. Ils désirent toujours ce qu’ils ne possèdent pas et plus la difficulté de l’obtenir s’accroît, plus ils s’y attachent. Pour une chose sans valeur, mais hors de leur portée, ils dédaignent les plus beaux jouets, les plus grands trésors. Et pour atteindre le reflet d’une étoile qui brille dans l’eau noire d’un puits profond, ils peuvent aller jusqu’à mourir. Tu leur ressembles... Tu es prête à abandonner la terre pour un reflet dans l’eau... pour quelque chose que tu n’auras jamais et qui te détruira.

Elle protesta, mais avec un peu moins de véhémence que tout à l’heure.

— Lui aussi... il m’aime.

— Tu le dis plus bas... parce que tu n’en es pas vraiment certaine, et tu as raison. Ce qu’il aime surtout c’est l’image de lui-même qu’il voit dans tes yeux. Oh ! certes, il peut t’aimer à sa manière. Tu es bien assez belle pour cela. Mais avoue qu’il te l’a bien mal prouvé... Crois-moi, Marianne, abandonne cette idée. Renonce à cet amour néfaste... Tu dois cesser de vivre une vie qui n’est pas la tienne. De vivre à travers un autre, pour un autre...

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas !

Il ne répondit pas, s’écarta d’elle tandis que des larmes jaillissaient des yeux de la jeune femme. Vivement, il alla vers l’un des murs, y prit le portrait qu’il accrochait si soigneusement tout à l’heure et le lui mit dans les mains.

— Regarde ! Voici mon fils. Ce portrait, peint par Gérard, Bausset me l’a apporté de Paris la veille de la Moskova. Je n’ai pas de plus précieux trésor. Vois comme il est beau...

— Très beau, Sire !

Avec un désespoir incompréhensible, elle considérait, à travers ses larmes, l’image d’un magnifique bébé blond au regard déjà grave, malgré les mousselines et la guirlande de roses qui l’habillaient à peine. La voix de l’Empereur se fit plus basse, confidentielle, mais plus pressante :

— Toi aussi tu as un fils. Et tu m’as dit qu’il était superbe. Tu prétends ne pouvoir cesser d’aimer Beaufort, mais ton fils, Marianne, est-ce si facile de ne plus l’aimer ? Tu sais bien que non ! Si tu t’obstines à ta folle recherche d’un bonheur impossible, à la poursuite d’un homme en puissance d’épouse – ne l’oublie pas, car elle existe toujours la señora Beaufort, même si vous imaginez pouvoir l’oublier ! – si donc tu t’obstines, un jour viendra où le désir de retrouver ton enfant sera intolérable, même... et surtout si tu en as d’autres, parce qu’il sera celui qui ne t’aura pas aimée.

Incapable d’en supporter davantage, elle laissa tomber le portrait et s’abattit de tout son long sur le canapé, secouée de sanglots convulsifs qui la faisaient trembler de tout son corps. Elle entendit à peine la voix de l’Empereur qui murmurait.

— Pleure ! Tu en as besoin... Reste ici, je vais revenir !

Elle pleura ainsi un temps dont elle n’eut pas conscience et sans d’ailleurs savoir vraiment pourquoi. Au prix de sa vie, elle aurait été incapable de dire à qui s’appliquait ce désespoir qui lui faisait si mal : à l’homme qu’elle s’obstinait à adorer ou à l’enfant que l’on venait de lui rappeler si brusquement...

Elle sentit enfin qu’on la redressait, qu’une main soigneuse passait sur son visage un linge imbibé d’eau de Cologne qui la fit éternuer.

Ouvrant les yeux, elle reconnut Constant qui se penchait sur elle avec tant de sollicitude que, malgré son chagrin, elle lui sourit.

— Il y a longtemps... que vous n’avez pas eu à me prodiguer vos bons soins, mon cher Constant.

— En effet, Madame la Princesse. Je l’ai souvent regretté. Vous sentez-vous mieux ? J’ai fait encore un peu de café...

Elle en accepta une tasse brûlante qu’elle avala presque d’un trait, sensible seulement au réconfort presque immédiat qu’elle en éprouva. Voyant que la chambre était vide à l’exception du fidèle valet, elle demanda :

— Où est l’Empereur ?

— Dans la pièce voisine où l’on installe son cabinet. Il paraît que de nouveaux incendies se sont déclarés le long d’une rivière qu’ils appellent la Yaouza, tout près d’un palais... Balachov où le roi de Naples a établi son état-major.

Aussitôt, elle fut debout, courut aux fenêtres mais celles-ci ne donnaient pas dans la bonne direction. Elle ne vit rien qu’une légère fumée du côté de l’est.

— Je lui ai dit que cela allait recommencer, fit-elle nerveusement. Ce nouvel incendie va peut-être le décider à évacuer...

— Cela m’étonnerait beaucoup, remarqua Constant. Evacuer ? Sa Majesté ne connaît pas ce mot-là. Pas plus que le mot retraite. Elle ne sait même pas ce que cela veut dire. Et cela quel que soit le danger... Tenez, Madame, regardez ce maroquin, ajouta-t-il en montrant à la jeune femme un gros portefeuille vert qu’il venait de tirer d’un coffre de voyage, voyez-vous cette couronne de lauriers qui y est gravée en or ?

Elle fit signe que oui. Alors, suivant d’un doigt presque tendre le dessin imprimé dans le cuir, Constant soupira :

— Cette couronne reproduit celle qu’à Notre-Dame, le jour du Sacre, il s’est lui-même posée sur la tête. Remarquez le dessin des feuilles... Elles sont pointues comme les flèches de nos anciens archers et, comme elles, se dirigent toujours vers l’avant sans jamais reculer...

— Mais elles peuvent être détruites... Que deviendront-ils au milieu des flammes, vos lauriers, mon pauvre Constant ?

— Une auréole, Madame la Princesse, plus éclatante encore si elle est celle du malheur. Des lauriers de flammes en quelque sorte...

Le pas rapide de l’Empereur qui revenait lui coupa la parole et, s’inclinant profondément, il se retira au fond de la chambre, tandis que Napoléon reparaissait. Cette fois, il était sombre et ses sourcils froncés formaient une barre au-dessus de ses yeux qui avaient pris la teinte de l’acier...

Pensant qu’elle était de trop, Marianne esquissa une révérence :

— Avec la permission de Votre Majesté...

Il la regarda d’un air hostile :

— Rengainez votre révérence, Princesse. Il n’est pas question que vous partiez. J’entends que vous demeuriez ici. Je vous rappelle que vous avez été récemment blessée. Il n’est donc pas dans mes intentions de vous laisser courir je ne sais quelles routes impossibles, livrée à toutes les aventures de la guerre.

— Mais, Sire... cela ne se peut pas !

— Pourquoi ? A cause de vos... prévisions ? Vous avez peur ?

Elle eut un léger haussement d’épaules où entrait beaucoup plus de lassitude que d’irrévérence.

— Votre Majesté sait bien que non ! Mais j’ai laissé, dans la galerie, mon jeune cocher et, au palais Rostopchine, de vieux amis qui m’attendent et qui peut-être s’inquiètent...

— Ils ont tort ! Vous n’êtes pas en danger avec moi, que je sache ! Quant au palais Rostopchine, les grenadiers du duc de Trévise y cantonnent : vos amis ne sont donc pas abandonnés ! N’importe ! Je ne veux pas vous savoir inquiète ou risquer de vous voir tenter quelque rocambolesque évasion. Qui vous a conduite jusqu’ici ?

— Le commandant de Trobriant !

— Encore un vieil ami ! constata l’Empereur avec un sourire narquois. Vous en regorgez, décidément. Eh bien, je vais le faire chercher pour qu’il se charge d’aller récupérer votre Jolival et cet... Irlandais, je crois, dont vous m’avez parlé. On les amènera ici. Grâce à Dieu, il y a dans ce palais de quoi loger un peuple... Constant va s’occuper de vous et, ce soir, nous souperons ensemble. Ce n’est pas une invitation. Madame, ajouta-t-il en voyant que Marianne esquissait un geste annonçant une plaidoirie, c’est un ordre...

Il ne restait plus qu’à obéir. Sur une profonde révérence la jeune femme suivit le valet de l’Empereur qui, avec la sûreté d’un homme habitué depuis longtemps à se reconnaître rapidement dans les palais les plus vastes, la conduisit à travers deux couloirs et un petit escalier jusqu’à une chambre assez agréable, dont les fenêtres ouvraient approximativement au-dessus de celles de l’Empereur, mais plutôt poussiéreuse.

— Nous verrons demain à trouver des femmes de service, fit-il avec un sourire encourageant. Pour ce soir, Madame la Princesse voudra bien se montrer indulgente...

Demeurée seule, Marianne s’efforça de retrouver un peu de calme et de secouer cette douleur qui lui serrait le cœur si péniblement. Elle se sentait perdue, abandonnée, malgré la sollicitude indéniable que lui avait montrée Napoléon à un moment où, cependant, il avait bien autre chose à faire que se pencher sur le drame intime d’une femme. Qu’avait-il dit, tout à l’heure ? Qu’il l’aimait peut-être encore ? Non, ce n’était pas possible ! Il avait dit cela uniquement pour la consoler. Celle qu’il aimait, c’était sa petite Autrichienne blonde... et, d’ailleurs, cela avait si peu d’importance maintenant. Mais, ce qui était plus grave, plus troublant, aussi, c’était cette affirmation insensée, péremptoire, qu’il avait osée. Avec quelle impitoyable logique ne lui avait-il pas démontré qu’elle n’était pas la femme d’un seul amour, qu’elle pouvait être sensible, peut-être, au charme d’autres hommes que celui de Jason. Comment ne comprenait-il pas que c’était faux, qu’elle n’aimait, qu’elle n’avait jamais aimé que lui, même quand, après Corfou...

Elle serra ses mains l’une contre l’autre tandis qu’un frisson courait le long de son dos. Corfou ! Pourquoi ce nom s’était-il tout à coup présenté à elle ? Etait-ce parce que son esprit, inconsciemment, cherchait à donner raison à l’Empereur ? Corfou... la grotte... et ce pêcheur, cet homme mystérieux qu’elle n’avait même pas vu et dans les bras duquel cependant elle avait connu l’ivresse totale, une griserie telle qu’aucun homme que cet inconnu n’avait su lui en procurer... même Jason. Cette nuit-là, elle s’était conduite comme une fille. Et pourtant, pas une seule fois elle ne l’avait regretté. Au contraire... Le souvenir de cet amant sans visage qu’elle avait surnommé intérieurement Zeus, gardait intact son charme troublant...

— Je dois être folle ! s’écria-t-elle avec rage en se prenant la tête à deux mains comme pour en arracher ces pensées qui lui semblaient sacrilèges. Mais c’était impossible. Tout ce que Napoléon lui avait dit tournoyait dans sa tête, y creusait des sillons douloureux, posait tant de questions qu’elle s’avouait impuissante à y répondre mais qui, cependant, se résumaient en une seule : se pouvait-il qu’elle se connût si mal elle-même ?...

Et Marianne, confrontée au plus difficile problème qu’elle eût jamais rencontré, s’y abîma, perdant toute conscience du temps. Des heures passèrent sans doute car le soleil allait vers son déclin lorsque l’on gratta à la porte et que Constant reparut. Trouvant Marianne assise, toute droite, sur une petite chaise basse au dossier raide, il s’exclama :

— Oh ! Madame la Princesse ne s’est pas reposée un instant, j’imagine. Elle paraît si lasse...

Elle s’efforça de lui sourire, n’y parvint pas et, passant sur son front une main qui lui parut glacée :

— C’est vrai. Je suis lasse. Quelle heure peut-il être ?

— Plus de 6 heures, Madame. Et l’Empereur réclame Votre Altesse Sérénissime...

— Mon Dieu !... Mais je n’ai même pas songé à faire un peu de toilette...

— Cela n’a pas d’importance. Sa Majesté a quelque chose à montrer à Madame la Princesse... quelque chose de grave.

Son cœur manqua un battement.

— De grave ? Mes amis...

— Sont arrivés... en bon état, soyez sans crainte. Venez vite !

Il la conduisit cette fois dans une sorte de vestibule où elle découvrit une scène étrange : plusieurs hommes es étaient là, groupés autour d’un brancard sur lequel un corps enveloppé d’un chiffon rouge était étendu. L’Empereur était debout auprès de ce brancard, en compagnie d’un homme d’apparence distinguée que Marianne ne connaissait pas. Un peu plus loin, il y avait Jolival, emballé dans une robe de chambre beaucoup trop grande pour lui et à demi étendu sur une banquette. Gracchus, très pâle, se tenait à ses côtés.

En les apercevant, elle eut un mouvement de joie :

— Dieu merci, vous voilà ! commença-t-elle.

Mais d’un geste Napoléon l’appela auprès de lui.

— On me dit que vous connaissez cette femme ! Que c’est celle qui a tenté de vous tuer... Est-ce vrai ?

Les yeux de Marianne s’agrandirent. Le corps enveloppé de rouge, c’était Shankala... mais dans un tel état que la jeune femme ne put se défendre d’un mouvement de pitié. Blafarde, un filet de sang coulant au coin de sa bouche, la Tzigane respirait avec d’énormes difficultés.

— Elle a la poitrine écrasée, fit l’Empereur. Avant une heure elle sera morte et c’est aussi bien pour elle : cela lui évitera la corde. Voulez-vous entendre ce qu’elle avait à dire ?

Frappée de stupeur, Marianne considéra tour à tour le visage sévère de Napoléon et celui, cireux, de la mourante.

— Bien sûr... Mais comment est-elle venue jusqu’ici ?...

Dans son coin, Gracchus, timidement, osa prendre la parole.

— C’est M. Craig qui l’a trouvée en revenant avec une carriole, sur le quai de la Yaouza, quand ça a commencé à brûler ! Elle vivait encore et il l’a emmenée dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur M. Beaufort. Il arrivait juste avec elle quand le commandant est venu avec moi pour chercher ces messieurs et M. le Vicomte a demandé qu’on la conduise près de vous... parce que... parce que ça lui a paru important !

Marianne crut comprendre et eut un cri qu’elle étouffa sous son poing.

— Jason ! Mon Dieu ! Ils l’ont tué...

— Malheureusement non ! gronda Napoléon. Il vit. Cessez donc de vous tourmenter pour cet homme ! Ecoutez plutôt ce que l’on a à vous dire. Voici le baron d’Ideville, mon interprète. Il a réussi à faire parler cette femme et à comprendre ce que ce brave garçon n’avait pas bien saisi. Allez-y, baron !...

— Non, Sire, je vous en prie, implora Jolival. Laissez-moi le lui dire moi-même. Ce sera moins pénible. Pour le baron, nous ne sommes que des inconnus. Ce qui ne veut pas dire que je ne lui sois pas reconnaissant de son aide.

Le baron d’ideville s’inclina en faisant signe qu’il comprenait, puis s’éloigna de quelques pas en compagnie de Napoléon qui le prit par le bras.

Marianne se tourna vers son vieil ami :

— Alors, Jolival ? Qu’avez-vous de si terrible à m’apprendre ?

— Oh ! peu de chose en vérité, fit-il avec un haussement d’épaules et ce n’est pas vraiment terrible... sauf, hélas, pour vous !

— Expliquez-vous ! De quoi s’agit-il ? On m’a dit que Jason n’a pas été fusillé ?

— Non. Il est en parfait état de santé et à l’heure actuelle il doit se diriger tranquillement sur Saint-Pétersbourg. Au cantonnement de Koutousov, aux abords de Moscou, où les Cosaques l’ont emmené, on l’a conduit devant un officier d’état-major... un certain colonel Krilov...

— Krilov ? Mais c’est le nom des amis qu’il voulait rejoindre ?

— C’est certainement l’un des leurs, Shankala n’a pas pu donner beaucoup d’informations là-dessus, mais e]le a retenu le nom et elle a vu Jason sortir bras dessus bras dessous avec un officier russe. Tous deux semblaient s’entendre à merveille. Alors, pensant qu’il n’y avait plus de danger, la tzigane a rejoint Jason. Il l’a d’abord chassée, puis, se ravisant, il l’a rappelée et l’a interrogée par le truchement de ce Krilov. Il a demandé où vous étiez, pourquoi vous n’étiez pas avec elle...

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Qu’elle ne savait pas. Qu’elle vous avait perdue de vue, que vous aviez disparu tout à coup au tournant d’une rue...

— Et il l’a crue ? s’écria Marianne abasourdie.

— Apparemment ! Il n’a pas cherché plus loin. Il a haussé les épaules puis il s’est éloigné avec son nouvel ami après avoir fait dire à Shankala qu’il l’avait assez vue ou quelque chose d’approchant. Mais elle est tenace. Elle est restée dans le camp. Ce n’était pas difficile : il y avait d’autres femmes avec les troupes. Personne n’a fait attention à elle et elle a pu se renseigner, parce que tout de même l’histoire faisait du bruit dans le camp : un Américain habillé en moujik tombé pour ainsi dire du ciel... Elle a appris ainsi que le colonel Krilov avait obtenu la permission de le conduire lui-même à Saint-Pétersbourg pour le confier à sa famille et elle a espéré pouvoir les suivre. Mais Koutouzov, en reprenant sa route, s’est débarrassé de toutes ces femmes et les a renvoyées sur l’intérieur de la ville. Shankala s’est trouvée prise dans la masse et elle a dû revenir, bon gré, mal gré. Voilà l’histoire en gros...

— Mais enfin, c’est impossible, s’écria Marianne incapable d’en croire ses oreilles. Jason va essayer de me retrouver... Il n’est certainement pas encore parti...

— Avant de quitter le camp, Shankala l’a vu monter à cheval... Il est loin à cette heure.

— Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Cette femme ment...

Un gémissement, parti du brancard, la fit se retourner. Elle vit que les yeux de la tzigane étaient entrouverts et elle crut apercevoir un faible sourire sur ses lèvres décolorées.

— Je vous dis qu’elle ment ! s’écria-t-elle.

— On ne ment pas quand la mort est là, fit Jolival gravement tandis que Gracchus, vivement, se penchait sur la femme qui essayait visiblement de parler.

On entendit un murmure qui s’acheva en une plainte rauque. La main jaune, que Gracchus avait saisie, se détendit tout à coup. Le visage se figea.

— Elle est morte... chuchota le jeune homme.

— Qu’a-t-elle dit ? As-tu compris quelque chose ?

Il fit oui de la tête, puis, détournant les yeux :

— Elle a dit : « Pardonnez-moi, mademoiselle Marianne ! » Elle a dit « Folle !... Aussi folle que moi !... »

Un moment plus tard, Marianne qui, la tête vide et le cœur lourd, se préparait à assister au souper, se laissait entraîner par l’Empereur jusqu’à la terrasse du palais. Duroc était venu annoncer que le feu reprenait dans certains quartiers de la ville et Napoléon, jetant la serviette qu’il s’apprêtait à déplier, s’était levé de table et dirigé vers les escaliers avec ceux qui assistaient à son souper. Ce qu’il découvrit lui arracha un juron.

Des tourbillons de fumée noire, répandant une affreuse odeur de soufre et de bitume, se levaient sous le vent. Vers l’est, des flammes jaillissaient d’une longue rue tandis que, sur le bord de la Moskova, un grand entrepôt commençait à brûler.

— Ce sont les réserves de blé, dit quelqu’un et cela recommence du côté du Bazar. Si je ne me trompe, c’est le quartier des magasins d’huile et de suif... Heureusement, il n’y a pas de vent, sinon je me demande si nous pourrions maîtriser ces feux.

— Quelle stupidité ! grommela l’Empereur. Je vois là tout un régiment qui se précipite avec des seaux et des tonneaux. Il n’y a peut-être plus de pompes, mais il y a -encore de l’eau dans la rivière...

Il rugit quelques ordres puis s’approcha de Marianne qui, serrant ses bras sur sa poitrine, s’était éloignée de quelques pas et regardait, sans le voir, l’inquiétant spectacle.

— ... Je commence à croire que vous pourriez bien avoir raison... du moins en partie. Ces imbéciles essaient de nous couper les vivres...

Elle tourna vers lui un regard vide et hocha la tête.

— Ils ne se contenteront pas de cela, Sire, soyez-en certain. Mais, en ce qui me concerne, cela n’a guère d’importance... C’est à vous qu’il faut songer...

— Sotte que tu es ! murmura-t-il entre ses dents. Crois-tu donc que je te permettrais de périr ? Tu es un bon petit soldat, Marianne, même quand tu dis des bêtises et j’aime mes soldats comme mes enfants. Ou bien nous périrons ici, ensemble, tous les deux... ou bien nous nous en tirerons ensemble. Mais la mort n’est pas encore pour tout de suite.

Puis, comme elle le regardait avec un sourire plus triste que des larmes, il ajouta, plus bas encore :

— ... Crois-moi. Ta vie n’est pas finie. Elle s’ouvre au contraire devant toi. Une belle et longue vie. Je sais bien que tu souffres. Je sais bien que tu t’imagines que je radote, mais le jour viendra où tu sauras que j’avais raison. Oublie une bonne fois ce Beaufort... Il ne te mérite pas. Pense à ton enfant qui s’éveille à la vie sans toi. Il te réserve de telles joies... Et pense aussi... à cet autre dont tu portes le nom. Celui-là est digne de toi... et il a pour toi tant d’amour...

— Seriez-vous devin, Sire ? Qui a pu vous dire pareille chose ?

— Personne... sinon la connaissance que j’ai des hommes. Tout ce qu’il a fait, il n’a pu le faire que par amour... N’essaie plus de pêcher l’étoile au fond du puits. Il y a des roses près de toi. Ne les laisse pas faner. Promets-le-moi...

Il s’écartait d’elle, mais sans cesser de la tenir sous son regard. Il fit quelques pas pour rejoindre les autres, après un bref regard jeté sur la ville. Les flammes d’ailleurs semblaient décroître et la fumée se dissipait. Ce n’était encore qu’une alerte.

L’Empereur s’arrêta, se retourna :

— ... Allons ! insista-t-il, j’attends !

Marianne, lentement, s’abîma dans une profonde révérence :

— J’essayerai, Sire... Vous avez ma parole.

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