Le soir où Antoine, avant de prendre le train de Suisse, était venu prévenir Mlle de Waize qu’il s’absentait pour vingt-quatre heures, la vieille demoiselle ne lui avait tout d’abord prêté qu’une attention distraite : installée devant son petit bureau, elle peinait depuis une heure à rédiger une réclamation pour un panier de légumes qui s’était égaré entre Maisons-Laffitte et Paris ; son irritation l’empêchait de songer à autre chose. Ce fut seulement assez tard, après qu’elle eut tant bien que mal achevé sa lettre, fait sa toilette de nuit et commencé ses prières, qu’une phrase d’Antoine lui revint tout à coup à la mémoire : « … Vous direz à sœur Céline que le docteur Thérivier est averti et se tient prêt à venir au moindre appel. » Alors, sans s’inquiéter de l’heure, sans même achever ses oraisons, impatiente d’être dès ce soir déchargée de cette responsabilité, elle traversa l’appartement pour aller parler à la religieuse.
Il était près de dix heures.
Dans la chambre de M. Thibault, l’électricité était éteinte ; la pièce n’était plus éclairée que par les lueurs du feu de bois qu’on entretenait dans la cheminée pour assainir l’air — précaution qui devenait chaque jour plus indispensable, et qui ne parvenait d’ailleurs à vaincre ni l’aigre vapeur des cataplasmes, ni les effluves d’éther, d’iode ou de phénol, ni l’odeur mentholée du baume analgésique, ni surtout les relents de ce corps déchu.
Pour l’instant, le malade ne souffrait guère ; ronflant et geignant, il somnolait. Depuis des mois, il ne connaissait plus le sommeil, l’apaisement de l’être dans le repos. Pour lui, dormir, c’était, non plus perdre conscience, mais seulement cesser, pendant de brefs intervalles, d’enregistrer minute par minute la course du temps ; c’était bien abandonner ses membres à un demi-engourdissement, mais sans que son cerveau renonçât, une seconde, à créer des images, à projeter un film incohérent où se succédaient, en désordre, des tronçons de sa vie passée : spectacle à la fois attachant comme un défilé de souvenirs et fatigant comme un cauchemar.
Ce soir, l’assoupissement ne parvenait pas à délivrer le dormeur d’un sentiment de malaise qui l’oppressait, qui se mêlait à ses hallucinations et qui, croissant d’instant en instant, le faisait brusquement fuir, poursuivi, dans les bâtiments du collège, à travers le dortoir, le préau, la chapelle, jusque dans la cour de récréation… C’est là, devant la statue de saint Joseph, à l’entrée du gymnase, qu’il vint s’écrouler, la tête entre les bras : alors cette chose effrayante et sans nom qui planait sur lui depuis plusieurs jours, fonça soudain du cœur des ténèbres, et, comme elle allait l’écraser, il s’éveilla en sursaut.
Derrière le paravent, un insolite lumignon éclairait un angle généralement obscur de la pièce, où deux ombres s’étiraient jusqu’à la corniche. Il perçut un chuchotement. C’était la voix de Mademoiselle. Une fois déjà, par une nuit semblable, elle était venue l’appeler… Jacques, ses convulsions… L’un des enfants serait-il malade ?… Quelle heure était-il ?…
La voix de sœur Céline replaça M. Thibault dans le temps. Les paroles ne lui parvenaient pas distinctement. Il retint son souffle, tendit sa meilleure oreille.
Quelques syllabes plus nettes vinrent jusqu’à lui : « … Antoine a dit que le docteur est averti. Il arrivera tout de suite… »
Mais non, le malade, c’est lui ! Pourquoi le docteur ?
La chose effrayante recommence à planer. Est-il plus mal ? Que s’est-il passé ? A-t-il dormi ? Il ne s’est pas aperçu que son état empirait. Le docteur a été appelé. En pleine nuit. Il est perdu ! Il va mourir !
Alors, tout ce qu’il avait dit — sans y croire — pour annoncer solennellement l’imminence de sa mort, lui revient à l’esprit, et son corps se couvre de sueur.
Il veut appeler : « À moi ! Au secours ! Antoine ! » Mais c’est à peine si sa gorge laisse passer quelques sons ; si tragiques, pourtant, que sœur Céline, bousculant le paravent, accourt et donne la lumière.
Elle croit aussitôt à une attaque. La figure du vieillard, généralement cireuse, est empourprée ; l’œil reste ouvert et rond ; la bouche ne parvient pas à articuler un mot.
D’ailleurs, M. Thibault ne fait aucune attention à ce qui se passe autour de lui. Braqué sur l’idée fixe, son cerveau fonctionne avec une impitoyable clarté. En quelques secondes, il a passé en revue l’histoire de sa maladie : l’opération, les mois de répit, la rechute ; puis l’aggravation progressive, les douleurs se dérobant de jour en jour aux remèdes. Tous les détails s’enchaînent, prennent enfin leur sens. Cette fois, cette fois, il n’y a plus de doute ! Un vide, tout à coup, se creuse à la place où, quelques minutes plus tôt, régnait cette sécurité sans laquelle vivre devient impossible ; et ce vide est si soudain que tout l’équilibre est rompu. La lucidité même lui échappe : il ne parvient plus à réfléchir. L’intelligence humaine est si essentiellement nourrie de futur que, à l’instant où toute possibilité d’avenir se trouve abolie, lorsque chaque élan de l’esprit vient indistinctement buter contre la mort, il n’y a plus de pensée possible.
Les mains du malade se crispent sur les draps. La peur le galope. Il voudrait crier ; il ne peut pas. Il se sent emporté comme un fétu dans une avalanche : impossible de s’accrocher à rien : tout a chaviré, tout sombre avec lui… Enfin la gorge se desserre, la peur s’y fait un passage, jaillit en un cri d’horreur, qui s’étrangle aussitôt.
Mademoiselle ne peut redresser son dos busqué pour voir ce qui se passe ; elle glapit :
— « Dieu bon, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a, ma sœur ? »
Et, comme la religieuse ne lui répond pas, elle s’enfuit.
Que faire ? Qui appeler ? Antoine est absent. L’abbé ! L’abbé Vécard !
Les bonnes sont encore dans la cuisine. Elles n’ont rien entendu. Aux premiers mots de la vieille demoiselle, Adrienne se signe ; mais Clotilde épingle son châle, saisit son porte-monnaie, sa clé, et part en courant.
L’abbé Vécard habitait rue de Grenelle, à proximité des bureaux de l’archevêché où il dirigeait maintenant le service des Œuvres diocésaines. Il était encore à sa table de travail.
En quelques minutes, le taxi de Clotilde les amena rue de l’Université.
Mademoiselle les attendait, juchée sur une chaise du vestibule. Le prêtre, d’abord, ne la reconnut pas, avec son front sans bandeaux, ses cheveux tirés en arrière et tortillés sur sa camisole de nuit.
— « Ah », gémit-elle, « allez vite, Monsieur l’abbé… Pour qu’il ait moins peur… »
Il la salua sans s’arrêter et pénétra dans la chambre.
M. Thibault, la couverture soulevée, voulait s’échapper de ce lit, de cette maison, fuir dans la nuit, fuir l’atroce menace. Il avait retrouvé sa voix et vociférait des grossièretés :
— « Scélérates ! Chiennes ! Catins !… Ah, les vaches ! les salopes ! »
Tout à coup, ses regards tombèrent sur l’abbé, en pleine lumière dans la porte ouverte ; le malade ne marqua aucune surprise, mais s’interrompit une seconde pour crier :
— « Pas vous !… Antoine !… Où est Antoine ? »
L’abbé, jetant son chapeau sur une chaise, s’avança vivement. Ses traits, figés comme toujours, ne révélaient pas combien il était ému ; mais ses bras à demi soulevés, ses mains entrouvertes, exprimaient son désir de porter secours. Il vint jusqu’au lit, et, sans dire un mot, avec simplicité, il bénit M. Thibault qui le dévisageait.
Puis, à voix haute, dans le silence :
— « Pater noster, qui es in caelis, sanctificetur nomen tuum… Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra… »
M. Thibault avait cessé de s’agiter. Ses yeux erraient du prêtre à la sœur. Ses lèvres se détendirent, son visage prit une expression grimaçante, celle de l’enfant qui va éclater en larmes ; sa tête oscilla de droite et de gauche, et s’écroula enfin, dans l’oreiller. Peu à peu, ses sanglots, pareils à un ricanement, s’espacèrent. Puis il se tut.
L’abbé s’était approché de la religieuse.
— « Souffre-t-il en ce moment ? » demanda-t-il, sans élever la voix.
— « Pas beaucoup. Je venais de lui faire sa piqûre. En général, les douleurs ne reprennent qu’après minuit. »
— « Bien. Laissez-nous tête à tête… Mais », ajouta-t-il, « téléphonez au docteur. » Et, son geste paraissait dire : « Je ne peux pas tout. »
Sœur Céline et Adrienne se retirèrent sans bruit.
M. Thibault semblait s’être assoupi. Avant l’arrivée de l’abbé Vécard, il avait fait, ainsi, plusieurs plongées dans l’inconscient. Mais ces subites absences étaient brèves ; il remontait à la surface, d’un seul coup, retrouvait son épouvante et recommençait, avec des forces neuves, à se démener.
L’abbé eut l’intuition que la trêve serait courte et qu’il fallait la mettre à profit. Une bouffée de chaleur lui vint au visage : de tous les devoirs de son ministère, l’assistance aux mourants était celui qu’il avait toujours le plus redouté.
Il s’approcha du lit :
— « Vous souffrez, mon ami… Vous traversez une heure cruelle… Ne restez pas seul avec vous-même : ouvrez votre cœur à Dieu… »
M. Thibault, se tournant, fixa sur son confesseur un regard si anxieux que le prêtre battit des cils. Mais déjà l’œil du malade se chargeait de colère, de haine, de mépris. Une seconde seulement : l’effroi y reparut aussitôt. Et, cette fois, l’expression d’angoisse était à ce point insoutenable que l’abbé dut baisser les paupières et se détourner à demi.
Le moribond claquait des dents. Il bégaya :
— « Oh là là… Oh là là… J’ai peur… »
Le prêtre se ressaisit.
— « Je suis venu pour vous aider », fit-il avec douceur… « Prions, d’abord… Appelons en nous la présence de Dieu… Prions ensemble, mon ami. »
M. Thibault lui coupa la parole :
— « Mais ! Regardez ! Je… Je suis… Je vais… » (Il n’avait pas le courage de braver la mort avec les mots précis.)
Il plongea dans les coins obscurs de la chambre un regard extravagant. Où trouver du secours ? Les ténèbres s’épaississaient autour de lui. Il poussa un cri qui explosa dans le silence et fut presque un soulagement pour l’abbé. Puis, de toutes ses forces, il appela :
— « Antoine ! Où est Antoine ? » Et, comme l’abbé avait fait un mouvement des mains : « Laissez-moi, vous !… Antoine ! »
Alors l’abbé changea de tactique. Il se redressa, regarda douloureusement son pénitent, puis, d’un grand geste du bras, comme s’il exorcisait un énergumène, il le bénit une seconde fois.
Ce calme acheva d’exaspérer M. Thibault. Il se souleva sur un coude, malgré la douleur qui lui déchirait les reins, et tendit le poing :
— « Les scélérats ! Les salauds !… Et vous, vos histoires !… Assez ! » Puis, avec désespoir : « Je vais… mourir, je vous dis ! Au secours ! »
L’abbé, debout, le considérait, sans le contredire ; et, si persuadé que fût, cette fois, le vieillard, d’être aux confins de sa vie, ce silence lui porta le dernier coup. Secoué de frissons, sentant ses forces faiblir, incapable même de retenir la salive qui mouillait son menton, il répétait, sur un ton suppliant, comme s’il était possible que le prêtre n’eût pas bien entendu, ou pas compris :
— « Je vais mou-rir… Je vais mou-rir… »
L’abbé soupira, mais il ne fit pas un geste de dénégation. Il pensait que la véritable charité n’est pas toujours de prodiguer aux mourants d’inconsistantes illusions, et que, lorsque vraiment approche la dernière heure, le seul remède à la terreur humaine, ce n’est pas de nier cette mort qui vient et devant laquelle l’organisme, secrètement averti, se cabre déjà : c’est, au contraire, de la regarder en face et de se résigner à l’accueillir.
Il laissa passer quelques secondes, puis, rassemblant son courage, il prononça distinctement :
— « Et quand ce serait, mon ami, est-ce une raison pour avoir si grand’peur ? »
Le vieillard, comme s’il eût été frappé au visage, retomba sur l’oreiller en gémissant :
— « Oh là là… Oh là là… »
C’était fini : arraché par le tourbillon, roulé sans merci, il se sentait sombrer définitivement, et sa dernière lueur de conscience ne lui servait qu’à mieux mesurer le néant ! Pour les autres, la mort, c’était une pensée courante, impersonnelle : un mot entre les mots. Pour lui, c’est tout le présent, c’est le réel ! C’est lui-même ! De ses yeux ouverts sur le gouffre et agrandis par le vertige, il aperçoit, très loin, séparé de lui par l’abîme, le visage du prêtre, ce visage vivant, — étranger. Être seul, exclu de l’univers. Seul, avec son effroi. Toucher le fond de la solitude absolue !
Dans le silence, s’élevait la voix du prêtre :
— « Voyez : Dieu n’a pas voulu que la mort fondît sur vous à l’improviste, sicut latro, comme un voleur. Eh bien, il faut être digne de cette grâce, car c’en est une, — et la plus grande que Dieu puisse nous faire, à nous, pécheurs, — que cet avertissement au seuil de la Vie éternelle… »
M. Thibault entendait, de très loin, ces phrases qui venaient en vain, comme des vagues contre un rocher, battre son cerveau pétrifié par la peur. Un instant, par routine, sa pensée chercha, pour y trouver refuge, à évoquer l’idée de Dieu ; mais cet élan se brisa au départ. La Vie éternelle, la Grâce, Dieu, — langage devenu inintelligible : vocables vides, sans mesure avec la terrifiante réalité !
— « Remercions Dieu », continuait l’abbé. « Heureux ceux qu’Il arracha à leur propre volonté, pour les attacher à la Sienne. Prions. Prions ensemble, mon ami… Prions de toute notre âme, et Dieu vous viendra en aide. »
M. Thibault tourna la tête. Au fond de sa terreur bouillonnait un reste de violence. Il aurait volontiers assommé le prêtre, s’il avait pu. Le blasphème lui monta aux lèvres :
— « Dieu ? Quoi ? Quelle aide ? C’est idiot, à la fin ! Est-ce que ce n’est pas Lui, justement ? Est-ce que ce n’est pas Lui qui veut ?… » Il s’étranglait. « Alors, quoi, quelle aide ? » cria-t-il rageusement.
Le goût de la dispute l’avait repris, au point qu’il oubliait que, une minute plus tôt, son angoisse avait nié Dieu. Il poussa un gémissement :
— « Ah, comment Dieu me fait-il ça ! »
L’abbé hocha la tête :
— « Quand vous vous croyez bien loin de moi, dit l’Imitation, c’est souvent alors que je suis le plus proche de vous… »
M. Thibault avait écouté. Il demeura quelques secondes silencieux. Puis, se tournant vers son confesseur, mais cette fois avec un geste de détresse :
— « L’abbé, l’abbé », supplia-t-il, « faites quelque chose, priez, vous !… Ce n’est pas possible, dites ?… Empêchez-moi de mourir ! »
L’abbé approcha une chaise, s’assit, et prit cette main gonflée sur laquelle la moindre pression laissait une traînée pâle.
— « Ah », s’écria le vieillard, « vous verrez ce que c’est, l’abbé, vous verrez, quand ce sera vous ! »
Le prêtre soupira.
— « Nul ne peut dire : “La tentation me sera épargnée”… Mais je supplie le bon Dieu de m’envoyer, à l’heure de ma mort, un ami qui m’aide à me ressaisir à temps. »
M. Thibault ferma les yeux. Les mouvements qu’il venait de faire avaient ravivé au creux du dos ces escarres qui le brûlaient comme un fer rouge. Il s’allongea et demeura immobile, répétant, par intervalles, entre ses mâchoires serrées : « Oh là là… Oh là là… »
— « Voyons, vous qui êtes un chrétien », reprit l’abbé, de sa voix prudente et contristée, « vous saviez bien que cette vie terrestre devait finir. Pulvis es… Aviez-vous oublié que cette existence ne nous appartient pas ? Vous vous insurgez comme si vous alliez être dépouillé d’un bien qui vous était acquis ! Mais vous saviez que notre vie nous est seulement prêtée par le bon Dieu. À l’heure où il va peut-être falloir que vous payiez votre dette, quelle ingratitude, mon ami, de marchander… »
M. Thibault entrouvrit les paupières et coula vers le prêtre un regard plein de rancune. Puis, lentement, ses yeux firent le tour de la chambre, se posèrent sur tous ces objets qu’il distinguait si bien malgré l’ombre, et qui étaient siens, et que, depuis tant d’années, il avait vus, chaque jour, et chaque jour possédés.
— « Quitter tout ça ! » murmura-t-il. « Je ne veux pas ! » Un brusque frisson le secoua. Il répéta : « J’ai peur ! »
Le prêtre eut pitié, se pencha davantage :
— « Le divin Maître, Lui aussi, a connu les tortures de l’agonie et la sueur de sang. Et Lui aussi, un instant, un court instant, Il a douté de la bonté de son Père. Eli, Eli, lamma sabacthani ! Mon Dieu, mon Dieu, vous m’avez donc abandonné ?… Réfléchissez, mon ami : n’y a-t-il pas entre vos tourments et ceux de Notre-Seigneur une conformité émouvante ? Mais Jésus, Lui, s’est aussitôt retrempé dans la prière, et Il s’est écrié, avec un grand élan d’amour : Père, me voici ! Père, je crois en Vous ! Père, je m’abandonne ! Que Votre Volonté soit faite, et non la mienne ! »
L’abbé sentit sous ses doigts la grosse main frémir. Il fit une pause, puis reprit, sans élever le ton :
— « Avez-vous songé que voici des siècles, des milliers de siècles, que notre pauvre humanité accomplit sa destinée sur la terre ?… » Il comprit que cet argument trop vague n’atteignait pas son but. « Songez seulement à votre famille », précisa-t-il, « à votre père, à votre grand-père, à vos aïeux, à tous ces hommes, pareils à vous, qui vous ont précédé, qui ont vécu, lutté, souffert, espéré, comme vous, et qui, tous, irrévocablement, les uns après les autres, à l’heure fixée depuis le commencement, sont revenus à leur point d’origine… Reverti unde veneris, quid grave est ?… Est-ce que ce n’est pas une pensée apaisante, mon ami, que ce retour universel dans le sein de notre Père Tout-Puissant ? »
— « Oui… mais… pas encore ! » soupira M. Thibault.
— « Vous vous plaignez ! Et pourtant combien d’entre ces hommes n’ont pas eu votre part ! Vous avez eu le privilège d’atteindre un âge qui est refusé à beaucoup. Dieu vous a comblé en vous accordant une vie longue pour faire votre salut. »
M. Thibault tressaillit.
— « L’abbé ! » balbutia-t-il, « c’est ça qui est terrible… »
— « Terrible, oui. Mais vous avez, moins qu’un autre, le droit d’avoir peur, vous… »
Le malade, brutalement, retira sa main.
— « Non », fit-il.
— « Mais si, mais si », insista le prêtre avec bonté. « Je vous ai vu à l’œuvre. Vous vous êtes toujours efforcé de placer votre but au-dessus des biens terrestres. Vous avez lutté contre la misère, contre l’abaissement moral par amour du prochain. Une existence comme la vôtre, mon ami, est celle d’un homme de bien. Elle doit vous acheminer à une mort confiante. »
— « Non ! » répéta le malade, sourdement. Et, comme l’abbé cherchait à lui reprendre la main, il se dégagea avec emportement.
Ces paroles le criblaient de blessures. Non, il ne s’était pas élevé au-dessus des biens terrestres ! Il avait trompé là-dessus tout le monde. Et l’abbé. Et lui-même, presque toujours. En réalité, il avait tout sacrifié à la considération des hommes. Il n’avait eu que des sentiments bas, bas, bas — et qu’il avait cachés ! Égoïsme, vanité ! Soif d’être riche, de commander ! Étalage de bienfaisance, pour être honoré, pour jouer un rôle ! Impureté, faux-semblant, mensonge, — mensonge !… Comme il aurait voulu pouvoir effacer tout, recommencer tout à neuf ! Ah, ce qu’elle lui faisait honte, son existence d’homme de bien ! Il l’apercevait, enfin, telle qu’elle avait été. Trop tard ! Le jour des comptes était venu.
— « Un chrétien comme vous… »
M. Thibault éclata :
— « Taisez-vous donc ! Un chrétien ? Non. Je ne suis pas un chrétien. Toute ma vie, je… j’ai voulu… L’amour du prochain ? Taisez-vous ! Je n’ai jamais su aimer ! Personne, non, jamais ! »
— « Mon ami, mon ami », fit l’abbé.
Il s’attendait à ce que M. Thibault s’accusât encore une fois d’avoir poussé Jacques au suicide. Mais non : pas une fois, ces derniers jours, le père n’avait pensé au fils disparu. C’était seulement les plus anciennes périodes du passé que, maintenant, il parvenait à évoquer : sa jeunesse dévorée d’ambition, son entrée dans le monde, les premières luttes, les premières distinctions ; quelquefois, les honneurs de la maturité ; mais les dix dernières années avaient déjà disparu dans une ombre crépusculaire.
M. Thibault souleva le bras, malgré sa douleur.
— « C’est votre faute ! » lança-t-il tout à coup. « Pourquoi ne m’avez-vous rien dit, vous, quand il était temps ? »
Mais, aussitôt, la détresse l’emporta sur l’irritation et il fondit en larmes. Ses sanglots le secouaient comme un rire.
L’abbé se pencha :
— « Dans chaque existence humaine, il vient un jour, une heure, un bref instant, où Dieu, tout à coup, daigne apparaître dans toute Son évidence et nous tend brusquement la main. C’est quelquefois après une existence d’impiété ; c’est quelquefois au terme d’une longue vie que l’on a crue chrétienne… Qui sait, mon ami ? Peut-être est-ce vraiment ce soir la première fois que se tend pour vous la main de Dieu ? »
M. Thibault ouvrit les paupières. Dans son cerveau fatigué, une confusion s’ébaucha entre la main de Dieu et cette main de prêtre vivante, toute proche. Il souleva le bras pour la saisir et murmura d’une voix haletante :
— « Comment faire ? Comment faire ? »
L’accent n’était plus le même : ce n’était plus cette terreur panique devant la mort ; c’était une interrogation qui pouvait recevoir une réponse, c’était une crainte chargée déjà de repentir et que l’absolution pouvait dissiper.
L’heure de Dieu approchait.
Mais c’était, pour l’abbé, l’heure entre toutes difficile. Il se recueillit une minute, comme il faisait en chaire, au début d’un sermon. Sans qu’il l’eût laissé voir, le reproche de M. Thibault l’avait atteint au vif. Quelle avait été l’efficacité de son influence sur cette nature orgueilleuse qui s’était confiée à lui depuis tant d’années ? Comment avait-il rempli sa mission ? Il était encore temps de réparer les défaillances : celles du pénitent, celles du directeur. Il fallait la saisir, cette âme aujourd’hui tremblante, et la ramener aux pieds du Christ.
Alors son habitude de l’homme lui suggéra une pieuse habileté :
— « Ce qu’il faut déplorer », dit-il, « ce n’est pas que votre vie terrestre s’achève : c’est qu’elle n’ait pas été telle qu’elle aurait dû… Mais, si vous n’avez pas toujours été, durant votre vie, un sujet d’édification, eh bien, qu’une fin vraiment chrétienne laisse du moins derrière vous un bel exemple ! Que votre attitude, au moment de la mort, soit un modèle, un enseignement, pour tous ceux qui vous ont connu ! »
Le malade s’agita et dégagea sa main. Cette pensée le pénétrait. Oui ! Que l’on puisse dire : « Oscar Thibault est mort comme un saint. » Il joignit tant bien que mal les doigts, et ferma les yeux. L’abbé vit qu’il remuait le menton : il priait Dieu de lui accorder la grâce d’une mort édifiante.
Déjà, ce qu’il éprouvait, ce n’était plus tant de la crainte qu’une sorte d’abattement : il se sentait une pauvre chose entre toutes les choses périssables ; et cette pitié pour lui-même, succédant à ces sursauts d’épouvante, n’était pas sans suavité.
L’abbé releva la tête :
— « Saint Paul a dit : Ne vous affligez pas, comme font ceux qui n’ont pas d’espérance. Vous êtes de ceux-là, mon pauvre ami. Dans une heure aussi grave, voilà que je vous trouve tout démuni d’espérance ! Vous avez oublié que Dieu est votre Père avant d’être votre Juge ; et vous faites à votre Père cette injure de méconnaître Sa miséricorde ! »
Le malade jeta vers l’abbé un regard trouble et soupira.
— « Allons, ressaisissez-vous ! » reprit l’abbé. « Persuadez-vous de l’indulgence divine. Songez que, devant un repentir sincère et total, le pardon de la dernière seconde suffit à effacer les péchés de toute une vie. Vous êtes une créature de Dieu : ne sait-Il pas mieux que nous de quel limon Il nous a faits ? Il nous aime tels que nous sommes, allez, et cette conviction doit être le principe fondamental de notre courage, de notre confiance. Oui, confiance, tout le secret d’une bonne mort, mon ami, tient en ce mot-là. In te, Domine, speravi… Confiance en Dieu, en Sa bonté, en Sa miséricorde infinie ! »
L’abbé avait bien une manière à lui, pesante et calme, d’appuyer sur certains mots ; et, à ces moments-là, sa main se levait à demi avec une insistance assez persuasive. Mais peu de chaleur émanait de ce débit monotone, de cet impassible visage au nez long. Et il fallait qu’elles fussent par elles-mêmes bien efficaces, ces paroles sacrées, il fallait qu’après des siècles d’expérience elles fussent strictement appropriées aux transes de l’agonie, pour agir si vite, si directement, sur tant d’effroi, sur une telle rébellion.
M. Thibault avait laissé tomber la tête ; sa barbe touchait sa poitrine. Furtivement, un sentiment nouveau s’infiltrait en lui, moins stérile que la pitié sur soi ou que le désespoir. Des larmes nouvelles roulèrent sur ses joues. Un élan le soulevait déjà vers cette Puissance Consolatrice ; il n’aspirait qu’à s’en remettre, à abdiquer…
Tout à coup, il serra les dents : une douleur qu’il connaissait bien lui assiégeait la jambe, depuis la hanche jusqu’au mollet. Il cessa d’écouter, se raidit : au bout d’un instant, la souffrance s’atténua.
Le prêtre poursuivait :
— « … comme fait le voyageur arrivé au sommet, et qui se retourne pour examiner la route parcourue. Quel misérable spectacle qu’une vie humaine ! Toujours et toujours recommencer les mêmes efforts, dans un champ d’action ridiculement étroit ! D’illusoires agitations, des joies médiocres, une soif de bonheur qui se renouvelle en vain et ne peut jamais être désaltérée ! Est-ce que j’exagère ? Voilà ce qu’a été votre existence, mon ami. Je peux dire : voilà ce qu’est toute existence sur cette terre. Est-ce que cette vie-là peut satisfaire une créature de Dieu ? Y a-t-il dans tout cela rien qui mérite un regret ? Alors ? À quoi donc pouvez-vous tant tenir ? Dites ! Est-ce à votre corps douloureux, sans cesse défaillant, à ce pauvre corps pitoyable, qui se dérobe constamment à sa tâche, et que rien ne peut défendre contre la souffrance, contre la flétrissure ? Ah, reconnaissons-le : c’est un bienfait qu’il soit périssable ! C’est un bienfait, après avoir été si longtemps son esclave, son prisonnier, que nous puissions enfin le rejeter, le dépouiller, nous évader de lui, l’abandonner au bord du chemin, comme une défroque ! »
Ces paroles étaient, pour le moribond, chargées d’une si immédiate réalité que l’idée de cette évasion lui sourit tout à coup comme une promesse… Qu’était pourtant cette douceur qui déjà le pénétrait, sinon, de nouveau, sous un autre masque, l’espoir de vivre, l’unique et tenace espoir de vivre ? Cette pensée effleura l’esprit du prêtre. Espoir de l’Au-delà, espoir de vivre l’éternité en Dieu, aussi nécessaire, à l’heure de la mort, qu’est nécessaire pendant la vie l’espoir de vivre la minute qui vient…
Après une courte pause, l’abbé reprit :
— « Tournez maintenant les yeux vers le Ciel, mon ami ! Après avoir soupesé le peu que vous quittez regardez ce qui vous attend. Finies, les petitesses, les inégalités, les injustices ! Finies, les épreuves, les responsabilités ! Finis, ces fautes de chaque jour et leur cortège de remords ! Fini, cet écartèlement du pécheur entre le bien et le mal ! Voilà que vous allez trouver le calme, la stabilité, l’ordre suprême, le Royaume de Dieu ! Vous allez délaisser ce qui est éphémère et fragile, pour aborder enfin le durable, l’éternel ! Comprenez-vous, mon ami ? Dimitte transitoria, et quœre œterna… Mourir vous faisait peur : votre imagination vous représentait je ne sais quoi d’affreux, des ténèbres ; et, bien au contraire, la mort d’un chrétien, c’est une perspective radieuse ! C’est la paix, la paix du repos, la paix du repos éternel. Que dis-je ? C’est bien plus encore ! C’est l’épanouissement de la Vie, c’est la consommation de l’Union ! Ego sum resurrectio et vita… Pas seulement une délivrance, un sommeil, un oubli : mais le réveil, mais l’éclosion ! Mourir, c’est renaître ! Mourir, c’est ressusciter à la Vie Nouvelle, dans la Connaissance totale, dans la Béatitude des élus. La mort, mon ami, ce n’est pas seulement la récompense du soir après la journée de labeur : c’est un essor dans la lumière, dans une aube éternelle ! »
M. Thibault, les paupières baissées, fit, à plusieurs reprises, un signe d’acquiescement. Sur son visage errait un sourire. Certaines heures d’autrefois, particulièrement lumineuses, s’évoquaient dans la clarté. Il se voyait tout petit, agenouillé au pied du lit maternel — ce lit même où maintenant, moribond, il était étendu — joignant ses mains d’enfant dans celles de sa mère, et récitant par un glorieux matin d’été ces premières prières qui lui avaient ouvert le ciel : « Bon Jésus, qui êtes au paradis… » Il se voyait premier communiant, dans la chapelle, tremblant d’émoi devant l’hostie qui, pour la première fois, s’approchait de lui… Il se vit même, fiancé, un matin de Pentecôte, après la messe, dans l’allée aux pivoines du jardin de Darnetal… Il souriait à ces fraîcheurs. Il avait oublié sa carcasse.
Non seulement il n’avait plus peur de mourir, mais ce qui l’inquiétait, à cette minute, c’était d’avoir encore à vivre, si peu que ce fût. L’air du monde ne lui était plus respirable. Encore un peu de patience, et il en aurait fini de tout. Il lui semblait avoir trouvé son vrai centre de gravité, occuper maintenant le cœur de lui-même, être enfin au siège de son identité. Il en résultait un bien-être tel qu’il n’en avait jamais connu. Pourtant ses forces lui paraissaient dissociées, éparses et pour ainsi dire gisantes autour de lui. Qu’importait ? Il ne leur appartenait déjà plus : elles étaient les débris d’un personnage planétaire, duquel il se sentait définitivement désaccouplé, et la perspective d’une désagrégation plus complète encore, et toute prochaine, lui causait le seul ravissement auquel il pouvait être encore accessible.
L’Esprit-Saint planait. L’abbé s’était levé. Il voulut remercier Dieu. À son action de grâces, se mêlait une fierté toute humaine, une satisfaction d’avocat qui a gagné le procès. Il en eut simultanément conscience et remords. Mais ce n’était guère l’instant de faire un retour sur soi : un pécheur allait comparaître devant Dieu.
Il inclina la tête, joignit les mains sous le menton, et, de toute son âme, se mit à prier à haute voix :
— « Ô mon Dieu, voici l’Heure ! Prosterné devant Vous, Seigneur, Dieu de Bonté, Père de Miséricorde, je viens Vous demander la dernière de toutes les grâces. Ô mon Dieu, voici l’Heure ! Accordez-moi de mourir dans Votre amour.
« De profundis… Du fond des ténèbres, du fond de l’abîme où je tremblais d’effroi, clamavi ad te, Domine ! Seigneur, j’ai appelé, j’ai crié vers Vous !… Voici l’Heure !… Je suis au bord de Votre éternité, je vais Vous contempler enfin face à face, Dieu Tout-Puissant ! Voyez mon repentir, recevez ma prière, ne me rejetez pas dans mon indignité ! Posez sur moi Votre regard, comme un pardon ! In te, Domine, commendo ! Je m’en remets à Vous, je me recommande à Vous… Voici l’Heure !… Mon Père, mon Père, ne m’abandonnez pas… »
Comme un écho, le mourant répéta :
— « Ne m’abandonnez pas ! »
Il y eut un long silence. Puis l’abbé se pencha vers le lit :
— « Je vous apporterai demain matin les Saintes Huiles… Ce soir, mon ami, confessez-vous, pour que je puisse vous donner l’absolution. »
Et, dès que M. Thibault, remuant ses lèvres gonflées eut, avec une ferveur jamais connue, balbutié quelques phrases où l’aveu de ses fautes tenait moins de place que l’expression éperdue de sa contrition, le prêtre, courbé vers lui, leva la main et murmura les paroles qui effacent :
— « Ego te absolvo a peccatis tuis… In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti… »
Le malade s’était tu. Ses yeux demeuraient ouverts — ouverts comme s’ils avaient dû le rester toujours — à peine encore nuancés d’interrogation ou plutôt de surprise, rayonnant d’une candeur qui faisait soudain ressembler ce vieil homme agonisant au pastel du petit Jacques, suspendu au mur, au-dessus de la lampe.
Il sentait bien se distendre les derniers liens qui retenaient son âme à ce monde, mais il savourait avec délices cet épuisement, cette fragilité. Il n’était plus qu’un souffle qui vacille avant de s’évanouir. La vie continuait sans lui, comme continue à couler la rivière pour le baigneur qui a gagné la berge. Et il se trouvait non seulement hors de la vie, mais déjà presque hors de la mort : il s’élevait, il s’élevait dans un ciel baigné de lumière surnaturelle comme certains firmaments d’été.
On frappa.
L’abbé, qui priait, fit un signe de croix et se dirigea vers la porte.
C’était sœur Céline ; le docteur, qui venait d’arriver, l’accompagnait.
— « Faites, faites, Monsieur l’abbé », fit Thérivier, lorsqu’il aperçut le prêtre.
L’abbé regarda sœur Céline et murmura, en s’effaçant :
— « Entrez, docteur. J’ai terminé. »
Thérivier s’avança vers son malade. Il crut devoir prendre, comme toujours, un air confiant, un ton cordial :
— « Eh bien ? Qu’est-ce qui ne va pas, ce soir ?… Un petit accès de fièvre ? L’effet du nouveau sérum, parbleu !… » Il se frottait les mains, fourrageait dans sa barbe, prenait la religieuse à témoin. « Antoine va revenir bientôt. Ne vous inquiétez de rien. Je vais vous soulager… Ce sérum-là, voyez-vous… »
M. Thibault, les pupilles fixes, regardait silencieusement cet homme mentir.
La puérilité de ces explications auxquelles, tant de fois et si volontiers, il s’était laissé prendre, cette désinvolture, ces simulacres, tout lui était transparent. Il touchait du doigt les masques ; il perçait à jour, enfin, la sinistre farce qu’on lui jouait depuis des mois. Était-ce vrai qu’Antoine allait venir ? Impossible de rien croire… Au reste, que lui importait ? Tout lui était égal : définitivement, totalement égal. Il n’éprouvait même pas d’étonnement à lire aussi clairement dans les êtres. L’univers formait un tout, étranger, hermétique, où lui, mourant, n’avait plus de place. Il était seul. Seul avec le mystère. Seul avec Dieu. Et tellement seul, que la présence de Dieu même n’avait pas raison de cette solitude !
Ses paupières, sans qu’il y prît garde, s’abaissèrent. Il n’avait plus souci de distinguer la réalité du rêve. Il baignait dans une paix musicale. Il se laissa examiner, palper, sans la moindre impatience, inerte, apaisé, absent, — ailleurs.
Dans le wagon qui les ramenait à Paris, longtemps encore après avoir renoncé à dormir, les deux frères, enfoncés dans leurs coins, engourdis par l’atmosphère du compartiment ténébreux, s’obstinèrent à simuler le sommeil pour protéger, pour prolonger leur solitude.
Antoine n’avait pu fermer l’œil. L’inquiétude d’avoir laissé son père si souffrant s’était ravivée dès qu’il s’était senti sur le chemin du retour, et, pendant des heures, dans la nuit, dans le fracas du train, sa fatigue et son insomnie l’avaient livré sans défense aux pires imaginations. Ses alarmes se dissipaient, d’ailleurs, à mesure qu’il se rapprochait de son malade : bientôt, sur place, il pourrait de nouveau aviser, agir. Alors, d’autres difficultés se précisèrent. Comment annoncer à M. Thibault le retour du fugitif ? Comment avertir Gise ? La lettre qu’il se proposait d’expédier dès aujourd’hui à Londres n’était pas facile à écrire : il fallait apprendre à Gise que Jacques était vivant, retrouvé, revenu même à Paris et, cependant, empêcher la jeune fille d’accourir.
L’agitation des autres voyageurs qui s’ébrouaient et dévoilèrent les lampes leur fit à tous deux ouvrir les yeux. Leurs regards se croisèrent. Le visage de Jacques était si frémissant, à la fois si résigné et si inquiet, qu’Antoine eut pitié.
— « Mal dormi, hein ? » fit-il, en touchant le genou de son frère.
Jacques, sans se forcer à sourire, souleva les épaules avec indifférence ; puis, tournant le front vers la vitre il se réfugia dans un silence somnolent, dont il sembla bientôt ne plus vouloir, ne plus pouvoir sortir. Le petit déjeuner au wagon-restaurant, tandis que le train traversait la grande banlieue encore plongée dans les ténèbres ; l’arrêt, la descente sur le quai, dans le froid de la nuit qui s’achevait ; les quelques pas hors de la gare, à la remorque d’Antoine qui cherchait un taxi ; tous ces actes, à peine réels, noyés dans le brouillard nocturne, se succédèrent pour lui avec un caractère de nécessité qui le dispensait de toute adhésion.
Antoine parlait peu, juste assez pour éviter la gêne, mais à la cantonade, et de façon que Jacques n’eût jamais à répondre. Il dirigeait le mouvement avec tant de désinvolture, que ce retour finissait par sembler la chose la moins insolite du monde. Jacques se trouva sur le trottoir de la rue de l’Université, puis dans le vestibule du rez-de-chaussée, sans avoir eu nettement conscience de rien, pas même de son inertie. Et, quand Léon, accouru au bruit, ouvrit la porte de la cuisine, ce fut avec un imperturbable naturel qu’Antoine, évitant le regard du domestique, se pencha vers la table où s’empilait le courrier, et jeta, d’une voix distraite :
— « Bonjour, Léon. C’est M. Jacques qui est revenu avec moi. Il faudra… »
Mais Léon lui coupa la parole :
— « Monsieur ne sait pas ? Monsieur n’est pas encore monté ?… »
Antoine se redressa et pâlit.
— « … M. Thibault est très mal… Le docteur Thérivier a passé la nuit… Les bonnes disent… »
Antoine avait déjà franchi la porte. Jacques restait debout au milieu du vestibule : l’impression d’irréel, de cauchemar, s’accentuait. Il hésita une seconde, puis s’élança derrière son frère.
L’escalier était obscur.
— « Vite », souffla Antoine, en poussant Jacques dans l’ascenseur.
Le claquement de la grille, le déclic des battants vitrés, le vrombissement qui suivait la mise en marche, tous ces bruits si connus, — qui, depuis toujours, s’enchaînaient dans le même ordre, et qui, de nouveau, après un siècle d’oubli, pénétraient en lui, un à un, — plongèrent Jacques en plein passé. Et tout à coup un souvenir précis, cuisant : cet emprisonnement dans cette cage de verre auprès d’Antoine, cette happée silencieuse : le retour de Marseille après la fugue avec Daniel !
— « Attends-moi sur le palier », murmura Antoine. Le hasard déjoua toute précaution. Mlle de Waize, qui trottinait sans trêve d’un bout à l’autre de l’appartement, entendit stopper l’ascenseur. Antoine, enfin ! Elle accourut aussi vite que le lui permettait son dos voûté. Elle vit quatre jambes, s’arrêta interdite, et ne reconnut Jacques que lorsqu’il se fut penché pour l’embrasser.
— « Dieu bon ! » fit-elle, sur un ton évasif. (Elle vivait depuis l’avant-veille dans un désarroi qu’aucun surcroît d’inattendu ne pouvait plus aggraver.)
L’appartement était éclairé ; les portes, ouvertes. Au seuil du bureau, surgit la face brouillée de M. Chasle ; il examina curieusement Jacques, battit des cils et lança son invariable :
— « Ah, c’est vous ? »
« Pour une fois, c’est assez de circonstance », songea malgré lui Antoine, qui, sans s’occuper de son frère, se hâtait, seul, vers la chambre.
Là, tout était obscur, silencieux. Il poussa la porte entrebâillée, et d’abord il ne vit rien que la lumière de la petite lampe ; puis, sur l’oreiller, le visage de son père. Malgré les yeux clos et l’immobilité, aucun doute : vivant.
Il entra.
Et, dès qu’il eut fait un pas dans la pièce, il aperçut, autour du lit, debout comme si quelque chose venait d’avoir lieu, Thérivier, sœur Céline, Adrienne, et une nouvelle religieuse âgée qu’il ne connaissait pas.
Thérivier se détacha de l’ombre, s’approcha d’Antoine, et l’entraîna dans le cabinet de toilette.
— « J’ai eu peur que tu ne reviennes pas à temps », confia-t-il avec précipitation. « Le rein est bouché, mon vieux. Il ne filtre plus. Plus du tout… Malheureusement, l’urémie a pris la forme convulsive. J’ai passé la nuit, là, pour ne pas laisser les femmes seules ; mais je m’apprêtais, si tu n’étais pas arrivé, à envoyer chercher un infirmier. Il y a déjà eu trois crises, cette nuit, et la dernière a été forte. »
— « Depuis quand le rein a-t-il cessé de… »
— « Depuis vingt-quatre heures. Du moins c’est hier matin que la sœur s’en est aperçue. Naturellement, elle a supprimé les piqûres. »
— « Oui-i… », fit Antoine en hochant la tête.
Ils se regardèrent. Thérivier lisait clairement ce que pensait Antoine : « Quand on a consenti, deux mois de suite, à bourrer de poison un malade qui n’a plus qu’un seul rein, c’est peut-être obéir à un scrupule bien tardif que de… » Il tendit le front, écarta les bras.
— « Tout de même, mon vieux, on n’est pas des assassins… En pleine urémie, il est impossible de continuer la morphine ! »
Évidemment. Antoine acquiesça, sans répondre.
— « Je me sauve », dit alors Thérivier. « Je téléphonerai vers midi. » Puis, brusquement : « Au fait, et ton frère ? »
Une lueur s’alluma dans les prunelles dorées d’Antoine. Il abaissa les paupières et les releva :
— « Je l’ai », fit-il, avec un rapide sourire. « Je l’ai même ramené. Il est là. »
Thérivier enfouit sa main potelée dans sa barbe. Son regard vif et gai dévisageait Antoine ; mais ce n’était ni le lieu ni le moment de poser des questions. D’ailleurs, sœur Céline venait d’entrer, apportant une blouse pour Antoine. Thérivier regarda la religieuse, puis son ami, et déclara, sans ménagements :
— « Allons, je vous laisse. La journée va être dure. »
Antoine fronça les sourcils.
— « Il doit souffrir terriblement, sans sa morphine ? » dit-il, s’adressant à la sœur.
— « Je lui mets des compresses très chaudes… Des sinapismes… » Et, comme Antoine semblait incrédule : « Ça le soulage un peu, malgré tout. »
— « Mettez-vous au moins du laudanum sur vos compresses ? Non ? » Il savait bien que, sans morphine… Mais jamais il ne s’avouait qu’il était désarmé. « J’ai tout ce qu’il faut en bas », dit-il à la sœur ; « je reviens. » Et, poussant Thérivier vers la porte : « Passe ! »
« Qu’est devenu Jacques ? » songea-t-il en traversant l’appartement ; mais il n’avait pas le temps de s’occuper de son frère.
Les deux médecins descendirent rapidement l’escalier, sans un mot. Aux dernières marches, Thérivier, se tournant, tendit la main. Antoine la prit et demanda soudain :
— « Dis-moi, Thérivier… Franchement… Qu’est-ce que tu prévois ?… Ça devrait pourtant aller vite, maintenant ? »
— « Bien sûr, si l’urémie persiste ! »
Antoine répondit par une énergique pression de main. Oui, il se sentait patient, intrépide. Ce n’était qu’une question d’heures… Et Jacques était retrouvé.
En haut, dans la chambre, Adrienne et la vieille religieuse, demeurées seules au chevet de M. Thibault, ne s’aperçurent pas qu’une crise se préparait. Quand l’essoufflement du malade attira leur attention, les poings déjà se crispaient, et la nuque, se raidissant, entraînait la tête en arrière.
Adrienne bondit dans le couloir :
— « Ma sœur ! »
Personne. Elle courut jusqu’au vestibule :
— « Sœur Céline ! M. Antoine ! Vite ! »
Jacques, du bureau où il était resté avec M. Chasle, entendit et, sans réfléchir, partit en courant vers la chambre.
La porte était ouverte. Il buta contre une chaise. Il ne voyait rien. Un groupe se mouvait devant la lumière. Enfin il distingua une masse échouée en travers du lit, des bras qui battaient l’air. Le malade avait glissé jusqu’au bord du matelas ; Adrienne et la garde cherchaient vainement à le relever. Jacques accourut, mit un genou sur les couvertures, et, saisissant son père à bras-le-corps, il parvint à soulever le buste, puis à le replacer sur les oreillers. Il sentait contre lui cette chair chaude, ce halètement ; il voyait, renversé sous lui, ce masque aux yeux blancs, sans prunelles, qu’il regardait de tout près, qu’il reconnaissait à peine ; et, il restait là, penché, immobilisant entre ses bras ce corps secoué de convulsions.
Déjà les mouvements nerveux s’atténuaient ; la circulation reprenait son cours. Les prunelles, flottant à la dérive, reparurent, se fixèrent ; et, peu à peu, le malade, de ses yeux redevenus vivants, sembla découvrir ce jeune visage incliné sur le sien. Reconnut-il le fils perdu ? Et, s’il eut cet éclair de lucidité, pouvait-il encore faire la distinction entre le réel et ces incohérentes visions qui peuplaient son délire ? Ses lèvres remuèrent. Les pupilles s’agrandirent. Et, soudain, dans cet œil morne, Jacques retrouva un souvenir précis : autrefois, lorsque son père cherchait une date oubliée, un nom, le regard prenait cette expression attentive et vague, cette apparence décentrée.
Jacques s’était redressé sur les poignets, et, la gorge serrée, il balbutiait machinalement :
— « Alors, Père ?… Alors ?… Comment vas-tu, Père ? »
Lentement, les paupières de M. Thibault s’abaissèrent. Un tremblement à peine perceptible agita la lèvre intérieure, la barbiche ; puis un branle de plus en plus accentué secoua le visage, les épaules, le buste : il sanglotait. De la bouche amollie s’échappait le bruit d’une fiole vide qu’on plonge dans l’eau : Blou, blou, blou… La vieille religieuse avança la main pour essuyer le menton avec un peu d’ouate. Et Jacques, n’osant faire un mouvement, les yeux aveuglés de larmes, demeurait courbé sur cette houle, et répétait d’une voix stupide :
— « Alors, Père… Comment ça va-t-il ?… Hein ?… Comment vas-tu, Père ?… »
Antoine, qui entrait, suivi de sœur Céline, s’arrêta en apercevant son frère. Il ne comprit pas ce qui s’était passé. D’ailleurs, il ne chercha pas à comprendre. Il tenait à la main un verre gradué, à demi plein. La religieuse portait un récipient, des serviettes.
Jacques se releva. On l’écartait. On s’emparait du malade, on soulevait les couvertures.
Il recula jusqu’au fond de la chambre. Personne ne faisait attention à lui. Rester, regarder souffrir, entendre crier ? Non… Il gagna la porte ; et, dès qu’il en eut franchi le seuil, il se sentit délivré.
Le couloir était sombre. Où aller ? Dans le cabinet de travail ? Il avait déjà goûté du tête-à-tête avec M. Chasle, qui, piqué sur sa chaise, les épaules rondes, les mains aux genoux, souriait aux anges et semblait attendre le coup de grâce. Mademoiselle était plus exaspérante encore : pliée en deux, le nez à terre, épiant les bruits, elle errait de pièce en pièce comme un chien perdu, emboîtant le pas à tous ceux qui passaient à sa portée : elle parvenait à encombrer de sa personne menue tout cet appartement désert.
Une seule chambre restait close et offrait un abri : celle de Gise. Mais qu’importait ? Gise était en Angleterre !…
Sur la pointe des pieds, Jacques s’y réfugia, et poussa le verrou.
Aussitôt, ce fut un apaisement. Seul enfin, après un jour et une nuit d’incessante contrainte ! La pièce était froide. L’électricité ne s’allumait pas. À peine si le jour tardif de décembre se pouvait deviner déjà entre les lames des volets. Il n’associa pas tout de suite le souvenir de Gise à cette retraite obscure… Il heurta un siège, s’assit, et, croisant les bras d’un geste frileux, il demeura là, tassé sur lui-même, ne pensant à rien.
Lorsqu’il reprit conscience, le jour transparaissait à travers les rideaux, dont il reconnut soudain les ramages bleus. Paris… Gise… Autour de lui, pendant son sommeil, un décor oublié avait surgi. Il regarda. Chacun de ces objets, il les avait touchés de ses mains, jadis — dans une vie antérieure… Sa photo, qu’était-elle devenue ? Sur le mur, un rectangle plus clair faisait pendant au portrait d’Antoine. Gise l’avait donc enlevée ? Par dépit ? Non ! Pour l’emporter avec elle ! Pour l’emporter en Angleterre, naturellement ! Ah, tout serait-il donc à recommencer ?… Il secoua les épaules, comme un animal au filet que chaque soubresaut empêtre davantage. Gise était en Angleterre. Heureusement ! Et, tout à coup, il l’exécra. Dès qu’il pensait à elle, il se sentait aussitôt diminué.
Il désira si fort refouler ses souvenirs, qu’il se leva d’un bond pour s’évader de cette chambre. Mais il avait oublié son père, cette agonie… Ici, au moins, il ne se heurtait qu’à une ombre : c’était presque la solitude. Il revint au milieu de la pièce et s’assit près de la table. L’écriture de Gise avait laissé des traces sur le buvard : son encre violette… Troublé, il essaya, une seconde, de déchiffrer ces signes inversés. Puis il repoussa le sous-main. Il avait de nouveau les yeux pleins de larmes. Ah, oublier, dormir ! Il croisa les bras sur la table et baissa la tête. Lausanne, ses amis, sa solitude… Repartir au plus tôt ! Repartir, repartir…
Il fut tiré de son assoupissement par quelqu’un qui essayait d’ouvrir la porte.
Antoine le cherchait. Midi avait sonné depuis longtemps, et il fallait profiter d’une accalmie pour prendre un peu de nourriture.
Deux couverts étaient mis dans la salle à manger. Mademoiselle avait envoyé M. Chasle déjeuner chez lui. Quant à elle, Dieu bon ! elle avait « trop de choses à penser » pour pouvoir se mettre à table.
Jacques n’avait guère faim. Antoine dévorait, en silence. Ils évitaient de se regarder. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas attablés là, l’un en face de l’autre ? Les événements se précipitaient sans même leur laisser loisir de s’émouvoir.
— « Il t’a reconnu ? » demanda Antoine.
— « Je ne sais pas. »
Après un nouveau silence, Jacques repoussa son assiette et leva la tête.
— « Explique-moi, Antoine… Qu’est-ce qu’on peut prévoir ? Que va-t-il se passer ? »
— « Eh bien… Voilà trente-six heures que le filtre rénal ne donne plus ! Tu comprends ? »
— « Oui. Alors ? »
— « Alors, si rien n’interrompt l’intoxication… C’est difficile à préciser, mais je crois que demain… Peut-être même cette nuit… »
Jacques retint un soupir de soulagement :
— « Et les souffrances ? »
— « Oh, ça ! » fit Antoine, et son front s’assombrit.
Il se tut à cause de Mademoiselle qui apportait elle-même le café. Quand elle dut s’approcher de Jacques pour lui emplir sa tasse, la cafetière se mit à trembler si fort que Jacques voulut la lui prendre des mains. La vue de ces doigts décharnés, jaunis et auxquels tant de souvenirs d’enfant restaient attachés, lui gonfla soudain le cœur. Il essaya de sourire à la petite vieille ; il ne parvint pas, même en se penchant, à rencontrer son regard. Elle avait accepté, sans une question, le retour de son « Jacquot » ; mais pendant trois ans elle avait pleuré sa mort, et, depuis qu’il était revenu, elle ne s’était pas encore résolue à lever franchement les yeux vers ce fantôme.
— « Les souffrances », reprit Antoine dès qu’ils furent de nouveau seuls, « il faut s’attendre à ce qu’elles deviennent de plus en plus aiguës. En général, l’urémie produit une anesthésie croissante, une mort assez douce. Mais, quand elle prend cette forme convulsive… »
— « Alors, pourquoi a-t-on supprimé la morphine ? » demanda Jacques.
— « Parce qu’il n’élimine plus rien. Ça le tuerait, à coup sûr. »
La porte s’ouvrit en coup de vent. Le visage effaré de la femme de chambre parut et disparut. Elle avait fait un effort pour appeler, mais aucun son n’était sorti de sa bouche.
Antoine s’élança derrière elle. Un involontaire espoir, dont il eut conscience, le soulevait.
Jacques avait quitté sa place. Le même espoir l’effleura. Il hésita une seconde, puis suivit son frère.
Non : ce n’était pas la fin. C’était seulement une nouvelle crise, mais soudaine et très forte.
Les mâchoires étaient si serrées que, de la porte, Jacques entendit crisser les dents. La face était pourpre ; les yeux, à l’envers. La respiration avait des ratés, des arrêts qui semblaient ne plus devoir finir, et pendant lesquels Jacques, la vie suspendue, se tournait vers son frère sans pouvoir lui-même reprendre souffle. La contraction des membres était telle que, déjà, le corps raidi ne touchait plus le matelas qu’aux talons et à l’occiput ; néanmoins, de minute en minute, il s’arquait davantage ; et, lorsque la tension musculaire parvint à son intensité suprême, il s’immobilisa dans une sorte d’équilibre vibrant qui, un instant, exprima vraiment le paroxysme de l’effort.
— « Un peu d’éther », dit Antoine. Sa voix parut à Jacques extraordinairement calme.
La crise évoluait. Un rugissement, de plus en plus accentué, s’échappait, par saccades, de la bouche tordue. La tête se mit à rouler de droite et de gauche : une agitation désordonnée s’emparait de tous les membres.
— « Prends le bras », souffla Antoine. Lui-même saisit l’autre poignet, pendant que les religieuses essayaient de tenir les jambes qui s’agitaient et arrachaient les couvertures.
La lutte se prolongea quelques minutes. Puis la violence des convulsions décrut : les mouvements épileptiformes s’espacèrent. La tête cessa d’osciller ; les jarrets se détendirent ; le corps s’allongea, terrassé.
Alors les gémissements recommencèrent :
— « Oh là là… Oh là là… »
Jacques reposa sur le lit le bras qu’il tenait et il s’aperçut que ses doigts y avaient imprimé des marques. Le poignet de la chemise s’était déchiré. Un bouton du col manquait. Jacques ne pouvait détacher les yeux de ces lèvres molles et mouillées d’où s’échappait obstinément la même plainte : « Oh là là… Oh là là… » Et, tout à coup, l’émotion, le déjeuner interrompu, ces vapeurs d’éther… Le cœur lui tourna. Il voulut se ressaisir, se redresser : il se sentait devenir livide. À peine s’il eut la force de regagner la porte en chancelant.
Sœur Céline, qui, aidée de la vieille religieuse, commençait à refaire le lit, se tourna brusquement vers Antoine. Elle tenait le drap soulevé : à l’endroit où le malade s’était débattu, une large tache s’étalait, légèrement teintée de sang.
Antoine ne fit pas un geste. Mais, peu après, il s’écarta du lit et vint s’appuyer à la cheminée. Le rein, en reprenant ses fondions, suspendait — pour combien de temps ? — les effets de l’empoisonnement. Évidemment, l’échéance restait fatale. Mais elle se trouvait reculée. De plusieurs jours peut-être… Il se redressa. Il n’acceptait pas de s’attarder aux constatations décourageantes. Eh bien, la lutte serait plus longue qu’il ne l’avait prévu. Qu’y pouvait-on ? Et, plus elle serait longue, plus il importait de s’organiser au mieux. Avant tout, ménager les forces disponibles. Établir auprès du moribond un roulement régulier de deux équipes qui se reposeraient à tour de rôle. Comme renfort, faire monter Léon. Lui, Antoine, il serait des deux équipes ; il ne voulait pas s’éloigner de la chambre. Par bonheur, avant de partir pour la Suisse, il s’était rendu libre quelques jours. Si quelque cas urgent se présentait dans sa clientèle, il enverrait Thérivier. — Quoi encore ? — Prévenir Philip. Téléphoner aussi à l’hôpital. — Et puis ? — Il sentait qu’il oubliait quelque chose d’important. (Signe de fatigue ; faire préparer du thé froid.) Ah, Gise, parbleu ! Écrire à Gise avant ce soir. Une chance, que la vieille Mademoiselle n’ait pas encore parlé de faire revenir sa nièce !
Il demeurait debout devant la cheminée, les mains sur le rebord du marbre, offrant machinalement un pied, puis l’autre, au feu. Organiser, c’était déjà agir. Il avait retrouvé son aplomb.
Au fond de la chambre, M. Thibault, livré à sa souffrance, geignait de plus en plus fort. Les deux religieuses s’étaient assises. Profiter de ce répit pour donner quelques coups de téléphone… Il allait sortir, lorsqu’il se ravisa et vint de plus près examiner le malade. Cet essoufflement, cette rougeur progressive du visage… Une nouvelle crise, déjà ? Où était Jacques ?
Presque aussitôt il y eut un murmure de voix dans le couloir. La porte s’ouvrit. L’abbé Vécard entra, accompagné par Jacques. Antoine remarqua l’air buté de son frère, tandis que dans le visage impassible du prêtre les yeux brillaient. Mais les gémissements de M. Thibault se précipitaient ; brusquement, il allongea les bras devant lui, et ses doigts se contractèrent avec un bruit de noix qu’on écrase.
— « Jacques », fit Antoine, en tendant la main vers le flacon d’éther.
L’abbé hésita, fit un signe de croix discret, et s’éclipsa sans bruit.
Toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée du lendemain, les deux équipes constituées par Antoine se relayèrent sans relâche, de trois heures en trois heures, au chevet de M. Thibault. La première se composait de Jacques, avec la femme de chambre et la vieille religieuse ; la seconde, de sœur Céline, avec Léon et Clotilde, la cuisinière. Antoine n’avait encore pris aucun repos.
Les crises étaient devenues de plus en plus fréquentes ; elles se déchaînaient avec tant de brutalité que, après chacune de ces attaques, ceux qui veillaient le malade s’asseyaient, à bout de souffle comme lui, et, passivement, le regardaient souffrir. Rien à faire. Dans l’intervalle des convulsions, les névralgies reprenaient de plus belle ; presque chaque point du corps devenait le siège d’une douleur, et ce n’était, d’une crise à l’autre, qu’un long hurlement. Le cerveau du malheureux était trop affaibli pour qu’il prît conscience de ce qui se passait ; par moments, même, il délirait franchement ; mais sa sensibilité restait vive, et il ne cessait, par des gestes, d’indiquer les endroits où se portait la souffrance. Antoine s’étonnait de la vigueur dont témoignait encore ce vieillard alité depuis des mois. Les religieuses elles-mêmes, si rompues qu’elles fussent à tous les spectacles de la maladie, en demeuraient confondues. Plusieurs fois par heure, persuadées que, seule, l’urémie aurait raison de cette résistance anormale, elles venaient s’assurer que le lit était sec, que le rein, depuis vingt-quatre heures, n’avait pas repris ses fonctions.
Dès le premier jour, la concierge était venue demander s’il n’était pas possible que l’on fermât non seulement les fenêtres mais encore les volets, afin d’étouffer le bruit des gémissements qui résonnaient dans la cour et remplissaient la maison d’effroi. La locataire du troisième, une jeune femme enceinte, dont la chambre était au-dessus de celle du moribond, bouleversée par ces cris, avait dû, en pleine nuit, aller chercher refuge chez ses parents. Aussi gardait-on toutes les ouvertures closes. La pièce n’était éclairée que par la lampe de chevet. Les relents qui traînaient dans la chambre étaient devenus pénibles à respirer, malgré le feu de bois qu’on activait sans cesse pour l’aération. Souvent, Jacques, engourdi par cet air vicié, par cette pénombre, et brisé par les émotions qui depuis trois jours le tenaient haletant, s’endormait un quart de minute, debout, la main levée, puis s’éveillait en sursaut et achevait le geste interrompu.
Aux heures où il pouvait s’échapper, il descendait dans l’appartement d’Antoine, dont il avait repris la clé, et où il était sûr d’être seul. Il courait se terrer dans son ancienne chambre, se jetait tout habillé sur son canapé-lit ; mais sans pouvoir y trouver le repos. À travers le tulle de la croisée, il voyait tourbillonner les flocons de neige qui lui cachaient les façades des maisons et feutraient les échos de la rue. Alors il revoyait Lausanne, la ruelle des Escaliers, la pension Cammerzinn, Sophia, les amis. Tout se confondait : présent et souvenirs, la neige de Paris et les hivers de là-bas, la chaleur de cette chambre et celle de son petit poêle suisse, les effluves d’éther qui demeuraient dans ses vêtements et le parfum résineux de son parquet de sapin blond… Il se levait pour changer de retraite ; il se traînait jusque dans le cabinet d’Antoine, et, saoulé de fatigue, il se laissait tomber au fond d’un fauteuil, écœuré comme s’il avait trop longtemps attendu en vain, avec une sensation de désir stérile et d’insatiabilité, avec le sentiment que tout, partout, lui était irrémédiablement étranger.
À partir de midi, les crises commencèrent à se succéder presque sans trêve, et l’aggravation fut manifeste. Lorsque Jacques vint, avec son équipe, prendre son tour de garde, il fut saisi par le changement survenu depuis le matin : la perpétuelle contorsion des muscles de la face, et surtout la bouffissure causée par l’empoisonnement, avaient déplacé tous les traits et rendaient à peine reconnaissable le visage du moribond.
Jacques aurait voulu questionner son frère, mais des soins continuels requéraient leur double attention. D’ailleurs, dans l’état de torpeur qu’entretenait sa lassitude, traduire ses pensées en phrases intelligibles constituait pour lui un véritable effort. Par moments, entre deux crises, éperdu de pitié devant cette douleur qui ne cessait pas, il levait vers son frère un regard plein d’interrogation ; mais Antoine serrait les dents et détournait les yeux.
Après une nuit de convulsions d’une violence croissante, Jacques, épuisé, le front en sueur, cédant à une impulsion rageuse, marcha droit sur son frère, et lui saisissant le bras, l’entraîna au fond de la chambre.
— « Antoine ! Ça ne peut pas continuer, voyons ! » Son ton vibrait de reproche. Antoine tourna la tête, avec un mouvement d’épaules impuissant.
— « Mais cherche ! » reprit Jacques en secouant le bras de son frère. « Il faut le soulager ! On doit trouver quelque chose ! Il le faut ! »
Antoine dressait les sourcils d’un air méprisant, et il regardait le malade qui poussait de longs hurlements. Que tenter ? Un bain ? Évidemment, l’idée lui en était déjà venue, plusieurs fois. Était-elle réalisable ? La salle de bains se trouvait à l’autre extrémité de l’appartement, près de la cuisine, tout au bout d’un couloir resserré qui tournait à angle droit. Redoutable entreprise… Pourtant…
En quelques secondes, il eut pesé le pour et le contre, sa décision était prise, et, dans sa tête, un plan s’échafaudait déjà. Il fallait profiter de ces périodes d’affaiblissement qui suivaient en général chaque crise et duraient trois ou quatre minutes. Pour cela, tout devait être combiné à l’avance.
Il releva la tête :
— « Ma sœur, laissez tout ça. Appelez-moi Léon. Et sœur Céline. Qu’elle m’apporte deux draps. Deux. Vous, Adrienne, allez faire couler un bain chaud. Trente-huit degrés. Compris ? Vous resterez là-bas, pour maintenir l’eau à trente-huit, jusqu’à ce que nous arrivions. Et puis, dites à Clotilde de mettre des serviettes dans le four. Et de remplir la bassinoire de braise. Allez vite. »
Sœur Céline et Léon, qui reposaient, arrivèrent juste à temps pour prendre auprès du lit la place d’Adrienne. Une nouvelle crise commençait. Elle fut très forte, mais assez brève.
Dès qu’elle fut terminée et qu’une respiration courte mais assagie eut succédé au râle qui accompagnait maintenant les périodes de gesticulation, Antoine enveloppa ses aides d’un rapide coup d’œil.
— « Voilà le moment », dit-il. Et il ajouta, pour Jacques : « Ne nous pressons pas : il n’y a pas une seconde à perdre. »
Les deux religieuses débordaient déjà le lit. Un nuage de poudre s’éleva des draps et l’odeur des chairs mortifiées se répandit dans la chambre.
— « Déshabillons-le vite », dit Antoine. « Léon, deux bûches au feu, pour tout à l’heure. »
— « Oh là là… », gémissait le malade. « Oh là là… » Chaque jour, ses escarres s’étendaient et se creusaient davantage : les omoplates, le siège, les talons, n’étaient que plaies noirâtres qui collaient aux linges malgré le talc et les pansements.
— « Attendez », fit Antoine. Il prit son canif et fendit la chemise dans sa longueur. Au sifflement de la lame dans la toile, Jacques ne put retenir un frisson.
Le corps apparut, en entier.
Il était énorme, flasque, blanchâtre ; il donnait l’impression d’être à la fois boursouflé et très maigre. Les mains pendaient comme des gants de boxe au bout des bras squelettiques. Les jambes, démesurément longues, semblaient des os velus. Une plaque de crin gris s’étalait entre les mamelles ; une autre dissimulait à demi le sexe.
Jacques détourna les yeux. Bien des fois, dans la suite, il devait se souvenir de cet instant et de l’étrange pensée qui l’avait assailli, en regardant pour la première fois dans sa nudité cet homme dont il était issu. Puis, dans un éclair, il se revit à Tunis, son carnet de reportage à la main, devant un autre corps, pareillement nu, pareillement gonflé et grisonnant, celui d’un vieil Italien, un colosse obscène, qu’on venait de trouver pendu et qu’on avait allongé dehors, en plein soleil. Toute la marmaille bigarrée des rues avoisinantes gambadait autour en piaillant. Et Jacques avait vu la fille du suicidé, presque une enfant, traverser en pleurant la cour, chasser les marmots à coups de pied, et répandre sur le cadavre une brassée d’herbe sèche. Par pudeur, peut-être ; ou bien à cause des mouches.
— « À toi, Jacques », souffla Antoine.
Il s’agissait de passer la main sous le malade pour saisir un bout du drap qu’Antoine et la sœur avaient réussi à lui glisser par-dessous les reins.
Jacques obéit. Et, soudain, le contact de cette moiteur le bouleversa au point de provoquer en lui un mouvement inattendu — une émotion physique, un sentiment brut, qui dépassait de beaucoup la pitié ou l’affection : l’égoïste tendresse de l’homme pour l’homme.
— « Au milieu du drap », commanda Antoine. « Bien. Pas si fort. Léon, tirez par ici. Enlevez l’oreiller maintenant. Vous, ma sœur, soulevez les jambes. Encore un peu. Attention aux escarres. Jacques, empoigne un coin du drap, à la tête ; moi, je prendrai l’autre. Sœur Céline et Léon vont tenir les coins des jambes. Y sommes-nous ? Bien. Essayons d’abord, pour voir. Une, deux ! »
Le drap, vigoureusement tiré aux quatre angles, se tendit, soulevant, mais à grand-peine, le corps au-dessus du matelas.
— « Ça va », fit Antoine, presque joyeusement. Et tous éprouvaient cette même joie d’agir.
Antoine s’adressa à la vieille religieuse :
— « Ma sœur, mettez sur lui la couverture de laine. Et puis passez devant : vous ouvrirez les portes… Nous y sommes ? Allons-y. »
Pesamment le cortège s’ébranla, s’engagea dans l’étroit couloir. Le patient hurlait. La face de M. Chasle s’encadra un instant dans l’embrasure de l’office.
— « Baissez un peu, aux pieds », reprit Antoine d’une voix oppressée. « Là… Faut-il faire halte ? Non ? Alors, en avant… Prends garde, tu vas accrocher la clef du placard… Courage. On y est presque. Gare au tournant. » Il aperçut de loin Mademoiselle et les deux bonnes qui encombraient la salle de bains. « Allez, allez-vous-en », cria-t-il. « On est assez de cinq. Vous, Adrienne et Clotilde, profitez-en pour refaire le lit. Et bassinez-le… À nous, maintenant. En biais, pour passer la porte. Ça va… Ne le posez pas sur le carrelage, nom de Dieu ! Soulevez, soulevez ! Encore ! Il faut arriver au-dessus de la baignoire. Après, on le plongera progressivement. Dans son drap, bien sûr ! Tenez bon. Doucement. Lâchez un peu. Encore. Là… Zut, elle a mis trop d’eau, ça va déborder partout. Laissez descendre… »
La pesante masse, au creux du drap, s’immergea lentement, expulsant hors de la baignoire l’équivalent de son volume d’eau, qui jaillit de tous les côtés, trempant les porteurs, inondant le sol jusqu’au couloir.
— « Voilà qui est fait », déclara Antoine, en s’ébrouant. « Dix minutes pour souffler. »
M. Thibault, saisi sans doute par la chaleur du bain, avait un instant cessé de crier, mais pour reprendre aussitôt de plus belle. Il essaya de se débattre ; par bonheur, ses bras et ses jambes s’empêtraient dans les plis du drap, et tous ses mouvements se trouvaient paralysés.
Peu à peu, d’ailleurs, son agitation céda. Il ne criait plus, il geignait : — « Oh là là… Oh là là… » Bientôt même, il cessa de gémir. Il éprouvait, visiblement, un grand bien-être. Ses « Oh là là » ressemblaient à de petits soupirs satisfaits.
Ils demeuraient tous les cinq autour de la baignoire, debout, les pieds dans l’eau, songeant non sans anxiété à ce qui restait à faire.
Brusquement, M. Thibault éleva la voix et ouvrit les yeux :
— « Ah, c’est toi ?… Pas aujourd’hui… » Il promenait son regard autour de lui, mais il ne reconnaissait évidemment rien de ce qui l’entourait. — « Laissez-moi », ajouta-t-il. (C’était, depuis deux jours, les premières paroles intelligibles qu’il prononçait.) Il se tut, mais ses lèvres remuaient comme s’il eût marmonné une prière ; et l’on percevait un bredouillement. Antoine qui tendait l’oreille parvint à saisir plusieurs mots :
— « Saint Joseph… Patron des mourants… » Puis, un peu après : « … pauvres pécheurs… »
Les paupières, de nouveau, s’étaient abaissées. Le visage était calme ; la respiration courte, mais bien rythmée. Ne plus entendre de cris était pour tous un incroyable repos.
Tout à coup, le vieillard émit un petit rire, étrangement net, enfantin. Antoine et Jacques se regardèrent. À quoi pensait-il ? Ses yeux restaient clos. Alors, assez distinctement mais d’une voix que ses hurlements avaient éraillée, il chantonna encore une fois ce refrain de son enfance, que Mademoiselle lui avait réappris :
Hop ! Hop ! Trilby trottine !
Hop ! Vite ! Au rendez-vous !
Il répéta : « Hop… hop… », puis la voix s’éteignit.
Antoine, gêné, évita de lever les yeux. « Au rendez-vous… », songeait-il. « C’est d’un goût déplorable… Qu’est-ce que Jacques doit penser ? »
Jacques éprouvait exactement les mêmes sentiments : son malaise ne venait pas de ce qu’il avait entendu, mais du fait qu’il n’avait pas été seul à l’entendre ; chacun d’eux n’était gêné que par rapport à l’autre.
Les dix minutes s’achevaient.
Antoine, tout en surveillant le bain, avait réfléchi à la manœuvre du retour :
— « Impossible de le transporter dans ce linge trempé », dit-il à voix basse. « Léon, allez me chercher le matelas du lit pliant. Et demandez à Clotilde les serviettes qui sont au four. »
On jeta le matelas sur le carrelage mouillé. Puis, au commandement d’Antoine, ils reprirent les quatre coins du drap, hissèrent péniblement le malade hors de la baignoire et le déposèrent tout dégouttant sur le matelas.
— « Épongez-le vite… », dit Antoine. « Bon. Maintenant enveloppez-le de laine et glissez sous lui le drap sec. Dépêchons, qu’il ne prenne pas froid. »
« Et qu’importe qu’il prenne froid ?… », songea-t-il aussitôt.
Il jeta un coup d’œil autour de lui. Tout ruisselait. Les matelas, les linges trempaient dans l’eau. Une chaise était renversée dans un coin. La cabine semblait avoir été le théâtre d’une scène violente, au cours d’une inondation.
— « Maintenant, à vos places, et en route », commanda-t-il.
Le drap sec se tendit, le corps se balança un instant comme au fond d’un hamac, puis le cortège, titubant, clapotant dans les flaques, se redressa et disparut au tournant du couloir, laissant derrière lui une traînée d’eau.
Quelques minutes plus tard, M. Thibault était couché dans son lit refait, la tête au centre de l’oreiller, les bras mollement allongés sur la couverture. Il était immobile et très pâle. Pour la première fois depuis bien des jours, il semblait ne plus souffrir.
Détente qui ne dura guère.
Quatre heures sonnaient, Jacques venait de quitter la chambre et s’apprêtait à descendre au rez-de-chaussée pour prendre quelque repos, lorsque, dans le vestibule, Antoine le rattrapa :
— « Vite ! Il étouffe !… Téléphone à Cautrot. Fleurus 54–02. Cautrot, rue de Sèvres. Qu’on envoie immédiatement trois ou quatre ballons d’oxygène… Fleurus 54–02. »
— « Si j’y allais, en taxi ? »
— « Non. Ils ont un triporteur. Fais vite, j’ai besoin de toi. »
Le téléphone était dans le cabinet de M. Thibault.
Jacques s’y rua — avec tant de brusquerie que M. Chasle en sauta sur sa chaise.
— « Père étouffe », lui jeta Jacques, en décrochant l’appareil.
— « Allô… Les établissements Cautrot ?… Non ?… Alors vous n’êtes pas Fleurus 54–02 ?
« Allô… Je vous en prie, Mademoiselle, c’est pour un malade !… Fleurus, cin-quante-quatre… zéro… deux !
« Allô… Les établissements Cautrot ? Bon… Ici, le docteur Thibault… Oui… Pouvez-vous… ? »
Plié en deux et accoudé à la console sur laquelle était placé le téléphone, il tournait le dos à la pièce. Tout en parlant, il leva distraitement les yeux vers la glace qui était devant lui : il y vit une porte ouverte et, dans cette porte, debout, pétrifiée, Gise qui le regardait.
Gise avait reçu, la veille, à Londres, la dépêche que Clotilde, avec l’approbation de Mademoiselle, avait pris l’initiative de lui adresser le jour où Antoine se trouvait à Lausanne. Elle s’était mise en route à la première heure, avait gagné Paris sans avoir prévenu personne, s’était fait conduire rue de l’Université et là, n’osant pas questionner la concierge, le cœur battant, elle était montée droit à l’appartement.
Léon était venu lui ouvrir. Inquiète de le voir à cet étage, elle avait balbutié :
— « Et Monsieur ? »
— « Pas encore, Mademoiselle. »
— « Alors… », criait quelqu’un dans la pièce voisine, « vous n’êtes pas Fleurus 54–02 ? »
Gise avait tressailli. Hallucination ?
— « Allô… Je vous en prie, Mademoiselle, c’est pour un malade… »
Elle avait laissé choir sa valise. Ses jambes tremblaient. Sans bien savoir ce qu’elle faisait, elle avait traversé l’antichambre et, de ses deux mains, poussé la porte entrebâillée du bureau.
Il était là, de dos, accoudé à la console. Son profil fuyant, aux paupières baissées, s’inscrivait, lointain, à peine réel, dans le tain verdâtre de la glace. Elle n’avait jamais cru que Jacques fût mort. Il était retrouvé, il était revenu au chevet de son père…
— « Allô… Ici, le docteur Thibault… Oui… Pouvez-vous… ? »
Lentement, leurs regards s’abordèrent. Jacques se retourna net, tenant toujours le récepteur où bourdonnaient des paroles.
— « Pouvez-vous… ? » répéta-t-il. Sa gorge était crispée. Il fit un violent effort pour avaler sa salive et n’émit qu’un son étranglé : « Allô… » Il ne savait plus où il était ni pourquoi il téléphonait. Il dut faire un prodigieux rétablissement : Antoine, le moribond, l’oxygène… « Père étouffe », se dit-il. Des vibrations assourdissantes lui ébranlaient la tête.
— « Eh bien, j’écoute ! » fit une voix impatiente. Une bouffée de colère s’éleva, en lui, contre l’intruse. Que venait-elle faire ? Que voulait-elle de lui ? Pourquoi existait-elle encore ? Tout n’était-il pas fini, fini ?
Gise n’avait pas bougé. Dans son visage bistre, ses grands yeux noirs et ronds, ses beaux yeux de chien fidèle, luisaient d’un tendre éclat qu’avivait la stupeur. Elle avait beaucoup maigri. Jacques n’eut pas positivement l’idée qu’elle était devenue bien jolie, mais il en eut un sentiment fugitif.
Dans le silence, M. Chasle éclata comme une bombe à retardement :
— « Ah, c’est vous ? » fit-il, avec un sourire niais.
Jacques pressait nerveusement l’appareil contre sa joue et, sans pouvoir détacher de la gracieuse apparition son regard absent qui ne laissait rien voir de sa sourde rage, il balbutiait :
— « Pouvez-vous m’envoyer… immédiatement… de l’oxygène… par un… par un triporteur… Quoi ?… En ballons, bien entendu… Pour un malade qui étouffe… » Gise, clouée sur place, le contemplait toujours, sans même battre des cils. Cent fois, elle avait imaginé la seconde où il lui réapparaîtrait, l’instant où, après des années d’attente, elle se laisserait tomber sur sa poitrine. Et, cette seconde, elle la vivait en ce moment. Il était là, à trois pas d’elle, mais indisponible, possédé par d’autres, — étranger. Dans les yeux de Jacques, son regard venait de heurter quelque chose de dur, comme un refus. Et, avant même d’en avoir bien pris conscience, elle eut, devant cette réalité si différente de son rêve, l’intuition qu’elle allait encore souffrir.
Lui aussi, en parlant, n’avait pas cessé de la dévisager. Ils adhéraient l’un à l’autre par ce regard. Cependant, Jacques s’était redressé, et sa voix était redevenue ferme, trop ferme :
— « Oui… Trois ou quatre ballons d’oxygène… Immédiatement. »
Il articulait maintenant sur un diapason bien plus élevé que de coutume, sur un ton frémissant, nasillard, avec une désinvolture forcée : « Ah, pardon, l’adresse… Docteur Thibault, 4 bis, rue de l’Université… Non : je dis 4 bis… Montez directement au deuxième étage… Et vite, Monsieur, je vous en prie, c’est terriblement pressé ! »
Sans hâte, mais d’une main peu sûre, il raccrocha l’appareil.
Ni l’un ni l’autre ne se décidaient à bouger.
— « Bonjour », fit-il enfin.
Un frisson la traversa. Elle entrouvrit les lèvres pour sourire, pour répondre. Mais, comme s’il reprenait brusquement conscience de la réalité, Jacques se détacha d’où il était :
— « Antoine m’attend », expliqua-t-il, en traversant avec précipitation la pièce. « M. Chasle te mettra au courant… Il étouffe… Tu arrives au pire moment… »
— « Oui », dit-elle en se raidissant, tandis qu’il passait tout près, « va, va vite ! »
Ses yeux se gonflèrent de larmes. Elle n’avait aucune pensée précise, aucun regret motivé : une sensation pénible d’hébétude et de faiblesse. Son regard suivit Jacques dans l’antichambre. Depuis qu’elle le voyait marcher, il lui semblait plus vivant, plus sûrement retrouvé. Quand il eut disparu, elle joignit nerveusement les mains et murmura :
— « Jacquot… »
M. Chasle avait assisté à cette scène, comme un meuble, sans remarquer rien. Et, dès qu’il se vit seul avec Gise, il crut courtois d’entamer la conversation :
— « Moi, tel que vous me voyez, Mademoiselle Gise, je suis là », confia-t-il, en touchant la chaise sur laquelle il s’était juché. Gise se détournait pour cacher ses larmes. Après une pause, il ajouta :
— « Nous attendons qu’on puisse commencer. »
Le ton était si confidentiel que Gise, interloquée, demanda :
— « Commencer quoi ? »
Le petit vieux eut un clignement de l’œil derrière ses lunettes et pinça les lèvres avec circonspection :
— « La prière, Mademoiselle Gise. »
Jacques, cette fois, s’était élancé vers la chambre de son père comme vers un refuge.
Le plafonnier était allumé. M. Thibault, qu’on tenait assis, tout droit, était effrayant à voir : la tête était renversée ; la bouche bâillait ; il semblait avoir tout à fait perdu connaissance ; les yeux, saillants, globuleux, restaient ouverts et sans vie. Antoine, penché sur le lit, soutenait son père de ses deux bras, tandis que sœur Céline calait le buste avec des coussins que lui passait la vieille religieuse.
— « Ouvre la fenêtre », cria Antoine en apercevant son frère.
Un vent coulis parcourut la pièce et vint baigner le visage pâmé. Les ailes du nez se mirent à battre : un peu d’air entrait dans les poumons. Les inspirations étaient faibles, saccadées, courtes ; les expirations, interminables : on eût dit, chaque fois, que ce lent soupir était le dernier.
Jacques s’était approché d’Antoine. Il lui glissa, à mi-voix :
— « Gise vient d’arriver. »
Antoine, sans bouger, haussa brièvement les sourcils. Mais il ne voulait pas se laisser distraire une seconde de cette lutte pressante qu’il menait contre la mort. La moindre inadvertance, et ce souffle vacillant pouvait s’évanouir. Comme un boxeur au combat, le regard rivé à l’adversaire, le cerveau tendu, tous les muscles prêts à la parade, il ne quittait pas son malade de l’œil. Pas un instant il ne prit le temps de penser qu’il appelait, depuis deux jours, comme une délivrance, cette mort que, en ce moment, il s’acharnait à combattre. Il avait même à peu près oublié que cette vie en suspens était celle de son père.
« L’oxygène va arriver », se disait-il. « On peut tenir cinq minutes encore, peut-être dix. Dès que j’aurai le ballon… Mais il faudrait que je sois libre de mes mouvements. Et la sœur aussi… »
— « Jacques, va me chercher quelqu’un de plus… Adrienne, Clotilde, n’importe. À deux, vous le soutiendrez. »
Dans l’office, personne. Jacques courut à la lingerie : Gise y était seule avec sa tante. Il hésita une seconde. Le temps passait…
— « Eh bien, oui, toi », fit-il. « Viens. » Et, poussant la vieille demoiselle vers l’antichambre : « Restez sur le palier. On va venir livrer des ballons d’oxygène. Vous nous les apporterez immédiatement. »
Lorsqu’ils arrivèrent auprès du lit, M. Thibault tombait en syncope. La figure était violacée, la bouche démesurément ouverte. Une coulée brunâtre s’échappait du coin des lèvres.
— « Vite », murmura Antoine. « Mettez-vous là… »
Jacques prit la place de son frère, et Gise, celle de sœur Céline.
— « Tractions de la langue », fit Antoine, en s’adressant à sœur Céline. « Avec un linge… Avec un linge… »
Gise avait toujours montré des aptitudes d’infirmière : à Londres, elle suivait des cours. Tout en empêchant le malade de verser sur le côté, elle lui saisit le poignet, et, après avoir quêté du regard l’assentiment d’Antoine, elle commença des mouvements du bras, en accordant ses gestes avec les tractions faites par la sœur. Jacques prit l’autre poignet et fit de même. Mais le visage de M. Thibault se gonflait de sang comme si on l’eût étranglé.
— « Un, deux… Un, deux… », scandait Antoine.
La porte s’ouvrit.
Adrienne accourait, tenant un des ballons.
Antoine le lui enleva des bras, et, sans perdre un instant, ouvrit le robinet qu’il glissa dans la bouche du malade.
La minute qui suivit parut longue. Elle ne s’était pas écoulée, cependant, que déjà l’amélioration était sensible. Peu à peu, à petits coups, la respiration reprit. Bientôt, il fut manifeste que la face se décongestionnait. La circulation retrouvait son cours.
Sur un signe d’Antoine, qui, doucement, avec le coude, sans quitter des yeux son malade, pressait le ballon contre lui, Jacques et Gise cessèrent de lever et d’abaisser les bras.
Pour Gise, il était temps : elle s’épuisait. Tout, autour d’elle, chancela. L’odeur de ce lit lui était intolérable. Elle recula d’un pas, se cramponnant au dossier d’un siège pour ne pas se trouver mal.
Les deux frères restaient penchés sur le lit.
M. Thibault, dressé au milieu des coussins, la bouche entrouverte par le robinet, reposait, les traits calmes. Il fallait continuer à tenir le buste droit et surveiller de près la respiration ; mais le péril immédiat était conjuré.
Pour prendre le pouls, Antoine passa le ballon à la sœur et s’assit sur le bord du matelas. Lui aussi, tout à coup, sentait le poids de sa fatigue. Les pulsations étaient irrégulières, très lentes. « S’il pouvait passer comme ça, en douceur… », se dit-il. La contradiction entre ce souhait et l’acharnement qu’il avait mis à lutter contre l’asphyxie ne le frappait pas encore. Levant la tête, il rencontra le regard de Gise et lui sourit. Il l’avait employée comme un instrument, sans réfléchir que c’était elle ; et, de l’apercevoir là, soudain, lui apporta une bouffée de joie. Ses yeux se tournèrent de nouveau vers le moribond. Et, cette fois, il ne put s’empêcher de songer :
« Si seulement l’oxygène était arrivé cinq minutes plus tard, tout serait fini maintenant. »
La crise d’étouffements avait privé M. Thibault du répit que sans doute lui eût accordé le bain. La reprise des convulsions ne se fit pas attendre ; dans son court assoupissement, le malade semblait n’avoir puisé de nouvelles forces que pour mieux souffrir.
Entre le premier accès et le second, il s’écoula plus d’une demi-heure. Mais les douleurs viscérales et les névralgies avaient dû retrouver toute leur acuité, car, pendant cet entracte, le patient ne cessa de s’étirer en tous sens, et de gémir. Le troisième accès débuta un quart d’heure après le second. Puis les crises se précipitèrent, inégalement violentes, à quelques minutes d’intervalle.
Le docteur Thérivier, qui était venu le matin et qui avait téléphoné plusieurs fois dans l’après-midi, revint, un peu avant neuf heures du soir. Lorsqu’il pénétra dans la chambre, M. Thibault se débattait avec une telle fureur que le médecin, voyant faiblir ceux qui le tenaient, se hâta de leur porter secours. La jambe qu’il voulait prendre lui échappa, et il reçut une ruade qui le jeta presque à terre. On ne pouvait s’expliquer que le vieillard eût encore pareilles réserves de vigueur.
Dès que cette agitation eut cessé, Antoine entraîna son ami à l’extrémité de la pièce. Il voulut parler ; il prononça même quelques mots (que Thérivier n’entendit pas à cause des hurlements qui emplissaient la chambre) et s’arrêta tout à coup, les lèvres tremblantes. Thérivier fut frappé de l’altération de ses traits. Antoine fit un effort pour se ressaisir, et, se penchant à l’oreille de Thérivier, balbutia :
— « Mon vieux… Tu vois… tu vois… Ça n’est plus possible, je t’assure… »
Il considérait le jeune homme avec une insistance affectueuse ; il avait l’air d’attendre de lui le salut.
Thérivier baissa les yeux.
— « Du calme », fit-il, « du calme… » Puis, après un silence : « Réfléchis… Le pouls est faible. Pas de miction depuis trente heures : l’urémie progresse, les crises sont nettement subintrantes… Je comprends bien que tu sois à bout. Mais, patience, la fin est proche. »
Antoine, les épaules rondes, le regard perdu dans la direction du lit, ne répondit pas. Son visage avait complètement changé d’expression. Il paraissait engourdi. « La fin est proche… » Peut-être était-ce vrai ?
Jacques entra, suivi d’Adrienne et de la vieille religieuse. C’était l’heure de la relève.
— « Je vais passer la nuit avec vous pour que votre frère puisse se reposer un peu. »
Antoine avait entendu. La tentation de se trouver enfin hors de cette chambre, dans le silence, — de pouvoir s’allonger, dormir peut-être, oublier, — fut si vive que, pendant quelques secondes, il pensa accepter l’offre de Thérivier. Mais, presque aussitôt, il se reprit :
— « Non, mon vieux », fit-il très fermement. « Merci. Non. » Il n’aurait pas bien su expliquer pourquoi, mais il sentait profondément qu’il ne fallait pas consentir. Rester seul avec sa responsabilité ; être seul en face du destin. Et, comme l’autre levait la main : « N’insiste pas », reprit-il, « je suis décidé. Ce soir, nous sommes encore en nombre et à peu près solides. Réserve-toi. »
Thérivier haussa les épaules. Mais, comme il pensait que la situation pouvait se prolonger plusieurs jours, et qu’il avait l’habitude de plier devant la volonté d’Antoine, il se contenta de déclarer :
— « Soit. Mais, demain soir, que tu le veuilles ou non… »
Antoine ne broncha pas. Demain soir ? Demain, ces mêmes convulsions, ces hurlements ? Évidemment, c’était possible. Probable même… Après-demain aussi. Pourquoi pas ?… Son regard croisa celui de son frère. Jacques fut seul à deviner cette détresse, à la partager.
Mais déjà les rugissements annonçaient un nouvel accès. Il fallait aller reprendre son poste. Antoine tendit la main à Thérivier, qui la garda un instant entre les siennes, qui fut même sur le point de murmurer : « Courage… » mais qui n’osa pas, et qui partit sans un mot. Antoine le regarda s’éloigner. Combien de fois, lui aussi, en quittant le chevet d’un grand malade, — après avoir serré la main d’un mari, grimacé un sourire, évité le regard d’une mère, — combien de fois, aussitôt le dos tourné, avait-il ressenti cette impression de délivrance qui rendait en ce moment si légère la fuite de Thérivier ?
À dix heures du soir, les crises, qui se succédaient maintenant sans arrêt, semblaient avoir atteint leur paroxysme.
Antoine sentait autour de lui les courages faiblir, l’endurance fondre, les soins devenir plus lents, moins précautionneux. En général, rien n’était mieux fait pour galvaniser son ardeur que la défaillance des autres. Mais il était parvenu au point où sa résistance morale ne pouvait plus se défendre contre l’épuisement physique. Depuis son départ pour Lausanne, c’était le quatrième soir qu’il ne se couchait pas. Il ne se nourrissait plus : à peine si, en se forçant, il avait pu avaler aujourd’hui un peu de lait ; il ne se soutenait qu’à l’aide de thé froid, dont il se versait, de temps à autre, une rasade. Sa nervosité, qui allait s’aggravant, lui prêtait une apparence d’énergie, mais factice. En réalité, ce qu’une telle situation demandait de lui, cette patience, cette attente, cette fausse activité que paralysait le sentiment d’une impuissance totale, c’était bien ce qui répugnait le plus foncièrement à son tempérament, ce qui exigeait de lui le plus insoutenable effort. Et, cependant, il fallait persévérer, coûte que coûte, et s’épuiser aux mêmes luttes, puisqu’elles se renouvelaient sans trêve !
Vers onze heures, à la fin d’une crise, comme ils étaient encore tous quatre courbés, surveillant les dernières convulsions, Antoine se redressa vivement, et laissa échapper un geste de dépit : une nouvelle tache humide s’étalait sur le drap : le rein, encore une fois, s’était remis à fonctionner, abondamment.
Jacques ne put retenir un mouvement de rage, et lâcha le bras de son père. C’en était trop. Seule, la pensée d’une fin imminente, due aux progrès de l’empoisonnement, l’aidait à tenir debout. Maintenant, quoi ? On ne savait plus. C’était comme si, depuis deux jours, sous ses yeux, la mort se fût patiemment acharnée à tendre son piège : et, chaque fois que le ressort commençait à être bien bandé, crac, il échappait au cran d’arrêt : tout était à recommencer !
De ce moment-là, il n’essaya même plus de dissimuler son accablement. Entre les convulsions, il s’abattait sur le siège le plus proche, harassé, hargneux, et il s’assoupissait trois minutes, les coudes sur les genoux, les poings dans les yeux. À chaque nouvel accès, il fallait l’appeler, lui toucher l’épaule, l’éveiller en sursaut.
Dès avant minuit, la situation parut tout à fait critique. La lutte allait devenir impossible.
Trois crises, d’une extrême violence, venaient d’avoir lieu, coup sur coup, lorsqu’une quatrième se déclara.
Elle s’annonçait terrible : tous les phénomènes habituels, avec une intensité décuplée. La respiration suspendue ; le visage injecté de sang ; les yeux, à demi sortis de leur orbite ; les avant-bras contractés, pliés, au point qu’on ne voyait plus les mains et que, sous la barbiche, les poignets, recroquevillés, avaient l’air de deux moignons. Tous les membres tremblaient à force d’être crispés ; les muscles, raidis, semblaient prêts à se déchirer sous l’effort. Jamais la période de raidissement ne s’était aussi longuement prolongée : les secondes se succédaient, l’intensité ne décroissait pas ; la face devenait noire ; Antoine crut vraiment que la mort était là.
Puis, un râle parvint à s’échapper d’entre les lèvres, où moussa un peu de bave. Les bras se détendirent brusquement. La période de gesticulation commençait.
Elle atteignit aussitôt une telle impétuosité qu’il eût fallu la camisole de force pour entraver cette frénésie. Antoine et Jacques, aidés de la vieille sœur et d’Adrienne, s’étaient cramponnés aux quatre membres du forcené : ballottés, entraînés, ils titubaient et s’entrechoquaient comme dans une mêlée de football. Adrienne, la première, dut lâcher la jambe qu’elle tenait et ne put la ressaisir. La vieille religieuse, à demi renversée par les secousses, perdit l’équilibre : l’autre mollet lui glissa des mains. Libres alors, les deux jambes battirent l’air ; les talons écorchés s’ensanglantaient contre le bois du lit. Antoine et Jacques, à bout de souffle, trempés de sueur, s’arc-boutaient pour empêcher cette énorme masse vivante, soulevée par ses soubresauts, d’être jetée hors du matelas.
Quand cette fureur de dément se fut éteinte (elle cessait inopinément comme elle avait commencé), quand enfin le malade fut recouché au milieu du lit, Antoine recula de quelques pas. Il était parvenu à une telle tension nerveuse qu’il claquait des dents. Il s’approchait frileusement de la cheminée, lorsque, levant les yeux, il aperçut dans la glace, éclairée par la flamme, son visage défait, ses cheveux ébouriffés, son regard mauvais. Il pivota sur lui-même, s’écroula dans un fauteuil, et, pressant son front entre ses mains, éclata en sanglots. Il en avait assez, assez… Le peu de force réagissante qui survivait en lui se concentrait en un désir éperdu : « Que ça finisse ! » Tout, plutôt que d’assister, impuissant, pendant une nuit encore, puis une nouvelle journée et peut-être une nouvelle nuit, à ce spectacle de l’enfer !
Jacques s’était approché. À tout autre moment, il se serait jeté dans les bras de son frère ; mais sa sensibilité était émoussée autant que son énergie, et le spectacle de cette détresse, au lieu d’exalter la sienne, la paralysait. Figé sur place, il considérait avec étonnement ce visage battu, mouillé, grimaçant, et il y découvrait soudain un aspect du passé, la figure en larmes d’un gamin qu’il n’avait pas connu.
Puis une pensée lui vint, qui, plusieurs fois déjà, l’avait hanté :
— « Tout de même, Antoine… Si tu demandais quelqu’un en consultation ? »
Antoine haussa les épaules. N’aurait-il pas été le premier à convoquer tous ses confrères s’il y avait eu la moindre difficulté à résoudre ? Il répondit quelques mots rudes que son frère ne put saisir : les cris de douleur avaient recommencé — ce qui était l’indice d’un bref répit avant la prochaine crise.
Jacques s’irrita :
— « Mais enfin, Antoine, cherche ! » cria-t-il. « Il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose à faire ! »
Antoine serrait les dents. Ses yeux étaient secs. Il releva le front, dévisagea brutalement son frère et murmura :
— « Si. Il y a une chose qu’on peut toujours faire. »
Jacques comprit. Il ne baissa pas les yeux, ne fit aucun mouvement.
Antoine l’interrogeait du regard ; il balbutia :
— « Tu n’y as jamais pensé, toi ? »
Jacques fit un signe affirmatif, très bref. Il regardait son frère jusqu’au fond des prunelles, et il eut le sentiment fugitif que, à cette minute-là, ils se ressemblaient : même pli entre les sourcils, même expression de désespoir et d’audace, même masque « capable de tout ».
Ils étaient dans l’ombre, près du feu, Antoine assis, Jacques debout. Les hurlements étaient tels que les deux femmes, agenouillées près du lit et comme assommées de fatigue, ne pouvaient rien entendre.
Après une pause, ce fut encore Antoine qui parla :
— « Tu le ferais, toi ? »
La question était rude, directe, mais il y avait, dans la voix, une imperceptible fêlure. Jacques, cette fois, évita le regard de son frère. Il finit par répondre, entre ses dents :
— « Je ne sais plus… Peut-être que non. »
— « Eh bien, moi, si ! » fit Antoine aussitôt.
Il s’était levé avec brusquerie. Cependant il restait debout, immobile. Il eut vers Jacques un geste hésitant de la main, et se pencha :
— « Tu me désapprouves ? »
Jacques, doucement, sans hésiter, répondit :
— « Non, Antoine. »
Ils se regardèrent de nouveau ; et, pour la première fois depuis leur retour, ils éprouvaient un sentiment qui ressemblait à de la joie.
Antoine s’était approché de la cheminée. Les bras écartés, il avait empoigné le marbre, et, courbant le dos, il contemplait le feu.
La décision était prise. Restait à réaliser. Quand ? Et comment ? Agir sans autre témoin que Jacques. Bientôt minuit. À une heure, l’équipe de sœur Céline et de Léon allait revenir : avant une heure, il fallait donc que ce fût fait. Rien de plus simple. D’abord une saignée, pour provoquer une faiblesse, un assoupissement qui permît d’envoyer la vieille sœur et Adrienne se reposer, bien avant la relève. Une fois seul avec Jacques… Tâtant sa poitrine, il sentit sous ses doigts le petit flacon de morphine qu’il avait dans sa poche depuis… Depuis quand ? Depuis le matin de son arrivée. Lorsqu’il était descendu avec Thérivier pour chercher le laudanum, il se souvenait, en effet, qu’il avait, à tout hasard, glissé dans sa blouse cette solution concentrée… et cette seringue… À tout hasard ?… Pourquoi ?… On eût dit que tout était arrêté dans sa tête et qu’il n’avait plus qu’à exécuter les détails d’un plan élaboré depuis longtemps.
Mais un nouvel accès se préparait. Il fallait attendre qu’il fût passé. Jacques, repris de zèle, était déjà à son poste. « La dernière crise », se dit Antoine, tandis qu’il s’approchait du lit ; et, dans les yeux que Jacques fixait sur lui, il crut lire la même pensée.
Par chance, la période de raidissement fut moins longue que la précédente ; mais les convulsions furent aussi violentes.
Pendant que le malheureux se démenait en écumant, Antoine s’adressa à la sœur :
— « Peut-être qu’une saignée lui procurerait quelque répit. Dès qu’il se tiendra tranquille, vous m’apporterez ma trousse. »
L’effet fut presque immédiat. Affaibli par la perte du sang, M. Thibault parut s’endormir.
Les deux femmes étaient si lasses qu’elles n’insistèrent pas pour attendre la relève : dès la première invitation d’Antoine, elles saisirent cette occasion de prendre un peu de repos.
Antoine et Jacques restent seuls.
Ils se trouvent tous deux loin du lit : Antoine vient d’aller fermer la porte qu’Adrienne a laissée entrouverte, et Jacques, sans savoir pourquoi, s’est reculé jusqu’à la cheminée.
Antoine évite le regard de son frère : il n’éprouve plus du tout, en ce moment, le besoin de sentir une affection près de lui ; et il n’a que faire d’un complice.
Il tripote, au fond de sa poche, la petite boîte nickelée. Il s’octroie encore deux secondes. Non qu’il veuille, une fois de plus, peser le pour et le contre : il s’est fait une règle de ne jamais reprendre, au moment d’agir, le débat qui a décidé l’action. Mais, contemplant au loin, dans les blancheurs du lit, ce visage que la maladie lui a rendu chaque jour plus familier, il s’abandonne un instant à la mélancolie d’un suprême élan de pitié.
Les deux secondes sont écoulées.
« Ç’aurait été moins pénible au cours d’une crise », songe-t-il, en s’avançant à pas rapides.
Il tire le flacon de sa poche, l’agite, ajuste l’aiguille à la seringue et s’arrête, quêtant quelque chose des yeux. Un bref haussement d’épaules : il cherchait machinalement la lampe à alcool pour flamber la pointe de platine…
Jacques ne voit rien : le dos penché de son frère lui cache le lit. Tant mieux. Pourtant il se décide à faire un pas de côté. Le père semble dormir. Antoine déboutonne la manche et la retrousse.
« J’ai saigné le bras gauche », se dit Antoine, « piquons le droit. »
Il pince un pli de chair et lève la seringue.
Jacques crispe sa main sur sa bouche.
L’aiguille s’enfonce d’un coup sec.
Une plainte échappe au dormeur ; l’épaule a frémi. Dans le silence, la voix d’Antoine :
— « Bouge pas… C’est pour te soulager, Père… »
« La dernière fois qu’on lui parle », pense Jacques.
Le niveau du liquide ne baisse pas vite dans la seringue de verre… Si on entrait… Est-ce fini ? Non. Antoine a laissé l’aiguille piquée dans la peau, il détache délicatement la seringue et l’emplit une seconde fois. Le liquide descend de moins en moins vite… Si on entrait… Encore un centimètre cube… Que c’est lent !… Encore quelques gouttes…
Antoine retire l’aiguille d’un geste prompt, essuie la place gonflée où suinte une perle rose, puis il reboutonne la chemise et relève la couverture. Sûrement, s’il était seul, il s’inclinerait vers ce front blême : c’est la première fois, depuis vingt ans, qu’il a envie d’embrasser son père… Il se redresse, recule d’un pas, glisse les ustensiles dans sa blouse, et regarde autour de lui si tout est en ordre. Enfin il tourne la tête vers son frère, et son regard, indifférent et sévère, semble dire simplement :
— « Voilà. »
Jacques voudrait s’approcher, lui saisir la main, exprimer par une étreinte… Mais Antoine s’est déjà détourné ; et, tirant à lui la chaise basse de sœur Céline, il s’assied au chevet du lit.
Le bras du mourant s’allonge sur la couverture. La main est presque aussi blanche que le drap ; elle tremble d’une façon à peine perceptible : le tremblement d’une aiguille aimantée. Cependant la drogue agit, et, malgré le long martyre, les traits déjà se détendent : ce mortel engourdissement semble avoir la douceur réparatrice du sommeil.
Antoine ne peut réfléchir à rien de précis. Il a pris entre ses doigts le pouls, qui est rapide et faible. Son attention est tout occupée à compter machinalement : 46, 47, 48…
La conscience de ce qui vient d’être accompli devient de plus en plus confuse, la notion du monde se brouille… 59, 60, 61… Les doigts qui tiennent le poignet se desserrent. Nonchalant, délicieux glissement dans l’indifférence. Une vague d’oubli submerge tout.
Jacques n’ose pas s’asseoir, de crainte d’éveiller son frère. Debout, paralysé par sa fatigue, il ne quitte plus des yeux les lèvres du mourant. Elles pâlissent, pâlissent ; la respiration, maintenant, les effleure à peine.
Pris de peur, Jacques se décide à faire un mouvement.
Antoine sursaute, aperçoit le lit, son père, et, doucement, ressaisit le poignet.
— « Va chercher sœur Céline », dit-il, après un silence.
Quand Jacques revint, suivi de la sœur et de la cuisinière, le souffle avait retrouvé un peu de force et de cadence, mais avec un bruit de gorge insolite.
Antoine était debout, les bras croisés. Il avait allumé le lustre du plafond.
— « Le pouls est insensible », dit-il, dès que sœur Céline fut arrivée près de lui.
Mais la religieuse professait que les médecins n’entendent rien aux derniers moments et qu’il faut avoir l’expérience. Elle ne répondit pas, s’assit à son tour sur la chaise basse, prit le pouls en main, et observa le masque pendant une grande minute ; alors, se tournant vers le fond de la chambre, elle fit un signe affirmatif, et Clotilde sortit aussitôt.
Le halètement s’accentuait et devenait pénible à entendre. Antoine s’aperçut que le visage de Jacques grimaçait d’angoisse. Il allait vers lui pour lui dire : « N’aie pas peur, il ne sent plus rien », lorsque la porte s’ouvrit : il y eut des chuchotements : Mademoiselle de Waize, toute bossue dans sa camisole, apparut au bras de Clotilde ; Adrienne suivait ; M. Chasle, sur la pointe des pieds, fermait la marche.
Agacé, Antoine leur fit signe de rester sur le seuil. Mais ils s’étaient déjà tous quatre agenouillés près de la porte. Et, brusquement, la voix perçante de Mademoiselle, s’élevant dans le silence, couvrit le râle du moribond :
— « Ô bon Jé-sus… je me pré-sente devant vous… avec un cœur brisé… »
Jacques, frissonnant, avait bondi vers son frère :
— « Empêche-la ! Voyons ! »
Mais le morne regard d’Antoine l’apaisa net.
— « Laisse », murmura-t-il ; et, se penchant vers Jacques : « C’est presque fini. Il ne peut rien entendre. » Le souvenir du soir où M. Thibault avait solennellement confié à Mademoiselle la mission de réciter, à son chevet d’agonisant, ces Litanies de la bonne mort, lui revint à la mémoire, et l’attendrit.
Les deux religieuses, elles aussi, s’étaient mises à genoux de chaque côté du lit. Sœur Céline avait laissé sa main sur le poignet du mourant.
— « … Quand mes lè-vres froi-des, li-vi-des et tremblantes… pro-non-ceront pour la der-nière fois votre a-do-rable nom, mi-sé-ri-cor-dieux Jé-sus, ayez pi-tié de moi ! »
(Le peu de volonté que conservait la pauvre vieille fille, après vingt ans d’esclavage et d’abnégation, se raidissait, ce soir, pour lui permettre de tenir enfin sa promesse.)
« Quand mes joues pâles et en-fon-cées ins-pi-re-ront aux as-sis-tants la com-pas-sion et la ter-reur, mi-sé-ri-cor-dieux Jé-sus, ayez pi-tié de moi !…
« Quand mes che-veux trem-pés des su-eurs de l’ago-nie… »
Antoine et Jacques ne quittaient pas leur père des yeux. Les mâchoires s’écartèrent. Les paupières s’entrouvrirent mollement sur un regard fixe. Était-ce la fin ? Sœur Céline, tenant toujours le poignet, regardait le mourant au visage et ne faisait pas un geste. La voix de Mademoiselle, mécanique, poussive comme un accordéon percé, glapissait impitoyablement :
— « Quand mon i-ma-gi-na-tion a-gi-tée de fan-tômes me plongera dans des an-goisses mor-telles, mi-sé-ri-cor-dieux Jé-sus, ayez pi-tié de moi !
« Quand mon fai-ble cœur… »
La bouche s’ouvrait toujours. On vit briller l’or d’une dent. Une demi-minute s’écoula. Sœur Céline ne bougeait pas. Enfin, elle lâcha le poignet et leva la tête vers Antoine. La bouche demeurait béante. Il se pencha aussitôt : le cœur ne battait plus. Alors il posa la paume de sa main sur le front immobile, et doucement, l’une après l’autre, avec le gras du pouce, il abaissa les paupières obéissantes. Puis, sans retirer la main, comme si cette pression affectueuse pouvait accompagner le mort jusqu’au seuil du repos, il se tourna vers la religieuse et dit à voix presque haute :
— « Le mouchoir, ma sœur… »
Les deux bonnes éclatèrent en larmes.
Près de M. Chasle agenouillé, Mademoiselle, à quatre pattes, avec sa queue de rat sur sa camisole blanche, indifférente à tout ce qui venait de s’accomplir, continuait sa lamentation :
— « Quand mon âme, sur les bords de mes lè-vres, sor-ti-ra pour ja-mais de ce monde… »
Il fallut la relever, la soutenir, l’emmener : ce fut seulement lorsqu’elle eut tourné le dos à la chambre qu’elle parut avoir compris et qu’elle se mit à sangloter puérilement.
M. Chasle aussi pleurait ; il s’était accroché au bras de Jacques et répétait, en secouant la tête comme un magot :
— « Ces choses-là, Monsieur Jacques, ça ne devrait pas exister… »
« Où donc est Gise ? » se demanda Antoine, tandis qu’il les poussait tous dehors.
Avant de quitter à son tour la pièce, il se retourna pour y jeter un dernier regard. Le silence, après tant de semaines, reprenait enfin possession de cette chambre.
Dressé sur l’oreiller, grandi soudain, en pleine lumière, M. Thibault, avec sa mentonnière dont les deux coques ridicules s’érigeaient en cornes sur sa tête, avait pris l’aspect théâtral et mystérieux d’un personnage légendaire.
Sans s’être concertés, Antoine et Jacques se retrouvèrent sur le palier. La maison dormait ; le tapis de l’escalier étouffait le bruit des pas ; ils descendirent l’un derrière l’autre, en silence, la tête vide et le cœur léger, sans résistance contre le bien-être animal qui les envahissait.
En bas, Léon, qui les avait précédés, avait allumé les lampes et préparé, de son chef, un souper froid dans le bureau d’Antoine ; puis, discrètement, il s’était esquivé.
Sous le lustre, cette petite table, cette nappe blanche, ces deux couverts, prenaient un air, de fête improvisée. Ils ne consentirent pas à s’en apercevoir : ils s’attablèrent sans rien dire, confus de leur fringale, affectant des mines soucieuses. Le vin blanc était frais ; le pain, la viande froide, le beurre, diminuaient à vue d’œil. Ensemble, à un moment, leurs mains se tendirent vers l’assiette de fromage.
— « Sers-toi. »
— « Non, après toi. »
Antoine partagea en deux ce qui restait du gruyère et servit Jacques.
— « Il est gras, il est délicieux », murmura-t-il, comme pour s’excuser.
C’étaient les premières paroles qu’ils échangeaient. Leurs yeux se rencontrèrent.
— « Et maintenant ? » interrogea Jacques en levant le doigt vers l’appartement de M. Thibault.
— « Non », dit Antoine. « Maintenant, on se couche. Rien à faire là-haut avant demain. »
Lorsqu’ils se séparèrent au seuil de la chambre de Jacques, celui-ci, songeur tout à coup, dit à mi-voix :
— « Tu as vu, Antoine, à la fin, quand la bouche s’ouvre, s’ouvre… »
Ils se regardèrent en silence : ils avaient tous deux les yeux pleins de larmes.
À six heures, Antoine, presque reposé déjà, et la barbe faite, remontait au second étage.
« M. Chasle est tout indiqué pour les adresses des faire-part », songeait-il, en grimpant à pied pour se dégourdir les jambes. « La déclaration à la mairie, pas avant neuf heures… Les gens à prévenir… Peu de famille, heureusement : les Jeannereau se chargeront du côté maternel, la tante Casimir fera le reste. Une dépêche aux cousins de Rouen. Quant aux amis, une insertion dans les journaux de demain. Un mot au père Dupré, un autre à Jean. Daniel de Fontanin, il est à Lunéville, je lui écrirai ce soir ; sa mère et sa sœur sont dans le Midi, voilà qui simplifie bien des choses… D’ailleurs, Jacques voudra-t-il assister au service ?… Pour les Œuvres, Léon pourra téléphoner : je lui ferai une liste. Moi, je passerai à l’hôpital… Philip… Ah, fichtre, ne pas oublier l’Institut ! »
— « Il est déjà venu deux messieurs des Pompes », lui dit Adrienne. « Ils reviendront à sept heures… Et puis », ajouta-t-elle avec un léger embarras, « M. Antoine sait-il que Mlle Gisèle est souffrante ? »
Ils allèrent frapper à la porte de Gise.
La jeune fille était couchée. Elle avait un regard fiévreux et les pommettes rouges. Mais ce n’était pas grave. La dépêche de Clotilde, reçue à un moment où elle n’était pas vaillante, lui avait causé un premier choc ; puis le voyage précipité, et surtout la rencontre de Jacques, avaient achevé de la bouleverser, provoquant dans cet organisme juvénile une si brutale révolution, que, après avoir quitté, la veille au soir, le chevet du moribond, elle avait été prise de spasmes très douloureux, et qu’elle avait dû se jeter sur son lit : elle avait passé la nuit à souffrir, guettant les bruits, devinant ce qui se passait, mais incapable de se lever.
Elle répondit avec tant de réticences aux questions d’Antoine qu’il n’insista pas :
— « Thérivier vient ce matin, je te l’enverrai. »
Gise eut un mouvement de tête vers la chambre de M. Thibault ; elle n’avait pas grand chagrin et ne savait quels mots dire.
— « Alors, c’est… fini ? » fit-elle timidement.
Il inclina la tête en guise de réponse, et soudain pensa avec précision : « C’est moi qui l’ai achevé. »
— « En attendant, boules chaudes et cataplasmes », fit-il, s’adressant à Adrienne. Il sourit à Gise et quitta la pièce.
« Je l’ai achevé », se répéta-t-il. Son acte, pour la première fois, lui apparut avec du recul. « J’ai bien fait », se dit-il aussitôt. Il réfléchissait vite et avec lucidité : « Ne soyons pas dupe : il y a eu aussi lâcheté : besoin physique d’échapper à ce cauchemar. Mais, parce que j’avais un intérêt personnel à cette fin, fallait-il s’abstenir ? Allons ! » Il n’éludait rien de la terrible responsabilité. « Évidemment, il y aurait péril à autoriser les médecins… L’observance aveugle d’une règle, fût-elle absurde, inhumaine, est nécessaire, en principe… » Plus il reconnaissait de force et de légitimité à la règle, plus il s’approuvait de l’avoir enfreinte, sciemment. « Question de conscience, d’appréciation », reprit-il. « Je ne généralise pas. Je dis simplement : Dans le cas présent, j’ai agi comme il fallait. »
Il était arrivé à la chambre mortuaire. Il ouvrit la porte avec précaution, comme il avait accoutumé de faire pour ne pas éveiller le malade. Et, tout à coup, la vue du mort le saisit. Associer à l’image paternelle l’idée pourtant si quotidienne de cadavre, c’était quelque chose de nouveau, de déroutant. Il restait debout, sur le seuil, retenant sa respiration. Son père, cette chose inanimée… Les bras à demi allongés, les mains doucement jointes. Ennobli. Si calme !… On avait fait le vide autour de cette parade : les sièges avaient été poussés le long des murs. Les religieuses, assoupies, semblables à deux allégories drapées de noir, encadraient le gisant, dont l’immobilité conférait à cette mise en scène une majesté authentique. Oscar Thibault… Tant d’autorité, tant d’orgueil, réduits à cette impuissance silencieuse !… Antoine hésitait à faire un geste, à troubler cette sérénité. Alors il se répéta qu’elle était son œuvre ; et, caressant du regard ce visage familier qu’il avait si bien réconcilié avec le silence et la paix, il souriait presque.
Il fut surpris, en entrant, de trouver Jacques, qu’il croyait encore couché, assis en retrait près de M. Chasle.
Celui-ci, dès qu’il aperçut Antoine, sauta de sa chaise pour venir à lui. Ses yeux papillotaient derrière les lunettes moirées de larmes. Il saisit Antoine par les deux mains, et, faute de trouver mieux pour exprimer son attachement au mort, il soupirait, en reniflant : « Un charmant… Un charmant… Un charmant garçon… », désignant, à chaque fois, le lit, avec son menton.
— « Fallait le connaître », continua-t-il à voix basse, avec une conviction qui semblait irritée par un contradicteur imaginaire. « Un peu mortifiant, oui, à temps perdu… Mais si juste ! » Il tendit le bras comme pour prêter serment. « Un vrai justicier ! » conclut-il, en retournant à sa place.
Antoine s’assit.
L’odeur de cette chambre remuait en lui des couches stratifiées de souvenirs. Sous les relents de la veille, fades et pharmaceutiques, sous le parfum tout neuf des cierges, il distinguait l’odeur ancienne du vieux reps bleu, brûlé de poussière, qui venait des grands-parents Thibault : odeur laineuse et sèche, à laquelle cinquante années d’encaustique sur l’acajou des meubles avaient mêlé une vague senteur de résine. Il savait quelle fraîcheur de linge propre s’échapperait de l’armoire à glace, si on l’ouvrait, et quelles exhalaisons de bois verni, de vieux journal, avec un tenace arôme de camphre, s’élèveraient des tiroirs de la commode. Et il connaissait aussi, pour l’avoir respiré de près quand il était enfant — c’était alors le seul siège à sa taille — le goût poussiéreux du prie-Dieu en tapisserie que deux générations de genoux avaient usé jusqu’au canevas.
Aucun bruit. Aucun souffle n’agitait la flamme des cierges.
Semblable à tous ceux qui venaient là, Antoine s’était mis à examiner le cadavre, fixement, avec une sorte de stupeur. Dans son cerveau fatigué, des embryons de pensées tentaient de prendre consistance :
« Ce qui faisait de Père un être comme moi, cette vie qui était en lui, hier encore, quoi ?… Qu’est-elle devenue ?… Disparue ? Subsiste-t-elle ailleurs ? Sous quelle forme ? » Il s’interrompit avec confusion : « On en viendrait à penser des sottises ! Ce n’est pourtant pas la première fois que je regarde un mort… Je sais bien qu’il n’y a pas de terme plus impropre que le néant, puisque c’est agglomération de vies qu’il faut dire : germinations à l’infini ! »
« Oui… J’ai répété ça souvent. Et, devant ce cadavre-ci, je ne sais plus… La conception du néant s’impose à moi, elle me semble presque légitime… Au fond, la mort seule existe : elle réfute tout, elle dépasse tout… absurdement ! »
« Non », reprit-il en secouant les épaules. « Mauvais, ça… Des suggestions, auxquelles on se laisse aller quand on est là, le nez dessus… Ça ne doit pas compter ! Ça ne compte pas ! »
Il fit un effort pour se ressaisir et se mit debout, d’un coup de reins décidé ; et aussitôt une émotion intime, pressante, chaleureuse, s’empara de lui.
Faisant signe à son frère de le suivre, il sortit dans le couloir.
— « Avant de rien décider, il faut connaître les volontés de Père. Viens avec moi. »
Ils pénétrèrent ensemble dans le cabinet de M. Thibault. Antoine alluma le plafonnier, puis les appliques : une lumière sacrilège inonda cette pièce où ne brûlait jamais que la lampe de travail, sous son abat-jour vert. Antoine s’approcha du bureau. Dans le silence, le trousseau de clés qu’il avait tiré de sa poche tinta gaiement.
Jacques restait à l’écart. Il s’aperçut qu’il était revenu près de la console du téléphone, à la place même où la veille… La veille ? Une quinzaine d’heures, seulement, depuis l’apparition de Gise, dans cette porte…
Il promenait un regard hostile sur ce lieu qu’il avait si longtemps considéré comme le plus inviolable des sanctuaires, et que soudain rien ne défendait plus contre l’intrusion. La vue de son frère, agenouillé, comme un cambrioleur, devant les tiroirs ouverts, lui causa un sentiment de gêne. Que lui importaient, à lui, les volontés de son père, et toutes ces paperasses ?
Sans rien dire, il s’en alla.
Il retournait vers cette chambre de mort, qui exerçait sur lui une attraction nostalgique, et où il avait passé si paisiblement, entre la vie et le songe, la plus grande partie de sa nuit. Il prévoyait que bientôt il en serait chassé par les allées et venues d’importuns ; il ne voulait pas perdre une seconde de cette émouvante confrontation avec sa jeunesse ; car, pour lui, jamais rien ne représenterait plus tragiquement le passé que la dépouille de cet être omnipotent qu’il avait toujours trouvé en travers de sa route, et qui tout entier, brusquement, venait de naufrager dans l’irréel.
Doucement, sur la pointe des pieds, il ouvrit la porte de la chambre, entra et s’assit. Le silence, un instant effleuré, redevint étale ; et Jacques, avec un sentiment de délices, put s’abîmer de nouveau dans la contemplation du mort.
Immobilité.
Ce cerveau qui, jour et nuit, pendant presque trois quarts de siècle, n’avait pas cessé une seconde d’associer les unes aux autres des pensées, des images, voilà qu’il s’était bloqué, à jamais. Le cœur aussi. Mais l’arrêt de la pensée paraissait autrement saisissant à Jacques, qui, tant de fois, s’était plaint, comme d’une souffrance, de l’activité ininterrompue de son propre cerveau ! (Même la nuit, débrayé par le sommeil, il le sentait, ce cerveau, pareil à un moteur fou, tourner, tourner dans sa tête, et assembler sans répit ces incohérentes visions de kaléidoscope, qu’il nommait « rêves » lorsque sa mémoire, au passage, en avait retenu quelques bribes.) Un jour, par bonheur, ce zèle épuisant cesserait net. Un jour, lui aussi, il serait délivré du tourment de penser. Viendrait le silence, enfin ; le repos dans le silence !… Il se souvint de ce quai de Munich où il avait promené, tout un soir, une fascinante tentation de suicide… Une phrase, comme une réminiscence musicale, chanta tout à coup dans son souvenir : « Nous nous reposerons… » C’était la fin d’une pièce russe qu’il avait vu jouer à Genève ; il avait encore dans l’oreille la voix de l’actrice, une Slave aux traits d’enfant, avec des yeux candides et fébriles, qui répétait en balançant sa petite tête : « Nous nous reposerons… » Une intonation rêveuse, un son filé comme une harmonique, accompagné d’un regard las, où il y avait, certes, plus de résignation que d’espoir : « Tu n’as pas eu de joie dans la vie… Mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… Nous nous reposerons… »
Dès la fin de la matinée, les visites commencèrent : les habitants de la maison, les gens du quartier auxquels M. Thibault avait rendu des services. Jacques s’esquiva avant l’arrivée des premiers parents. Antoine aussi, requis par des courses urgentes. Chacune des œuvres dont M. Thibault faisait partie comptait dans son comité des amis personnels. Le défilé dura jusqu’au soir.
M. Chasle avait apporté dans la chambre mortuaire la chaise qu’il appelait son « strapontin », sur laquelle il travaillait depuis des années ; et, de tout le jour, il ne voulut pas quitter le « défunt ». Il finissait par faire partie de l’apparat funéraire, au même titre que les candélabres, le rameau de buis, et les religieuses en prière. Chaque fois qu’un visiteur entrait, M. Chasle glissait de son siège, saluait tristement le nouveau venu, et remontait s’asseoir.
À plusieurs reprises, Mademoiselle avait essayé de le faire partir. Par jalousie, sans doute ; exaspérée de le voir si fidèle et si édifiant. Elle, au contraire, ne tenait pas en place. Elle souffrait. (Sans doute était-elle, dans la maison, la seule à souffrir.) La pauvre fille, qui, de toute son existence passée chez les autres, n’avait jamais rien eu à elle, pour la première fois peut-être connaissait un sentiment sauvage de possession : M. Thibault était son mort. À tout instant, elle s’approchait de ce lit que la déformation de son échine ne lui permettait même pas de voir en entier ; elle tirait le drap, effaçait un pli, marmonnait un bout de prière ; et, branlant la tête, joignant ses doigts osseux, elle répétait, comme une chose incroyable :
— « Il est entré, avant moi, dans son repos… »
Ni le retour de Jacques ni la présence de Gise ne semblaient avoir touché les points sensibles de cette conscience ratatinée, devenue économe de toute réaction ; les deux enfants avaient, l’un et l’autre, disparu pendant des mois de la vie familiale : elle s’était désaccoutumée de songer à eux. Antoine seul comptait, et les bonnes. Encore nourrissait-elle aujourd’hui à l’égard d’Antoine une surprenante irritation. Au moment de fixer le jour et l’heure de la mise en bière, elle eut avec lui une véritable discussion. Comme il était d’avis de hâter cette minute pour tous apaisante, où le mort cesse d’être un cadavre et n’est plus qu’un cercueil, elle regimba. On eût dit qu’il voulait la frustrer du seul bien qui lui restât : la contemplation des derniers vestiges du maître, les dernières heures de l’apparence corporelle. Elle semblait avoir notion que la disparition de M. Thibault n’était vraiment un dénouement que pour le mort, et pour elle. Pour les autres, pour Antoine surtout, cette fin était aussi le commencement d’autre chose, le seuil d’un temps nouveau. Pour elle, plus d’avenir : l’écroulement du passé équivalait à l’effondrement total.
Vers la fin de l’après-midi, comme Antoine rentrait, à pied, allègre, savourant cet air glacé qui piquait les yeux et stimulait l’énergie, il rencontra devant la porte de la loge, Félix Héquet, en grand deuil.
— « Je n’entre pas », dit le chirurgien. « Je voulais simplement vous avoir serré la main aujourd’hui. »
Tourier, Nolant, Buccard, avaient déjà déposé leurs cartes. Loisille avait téléphoné. Les témoignages de sympathie du corps médical touchaient Antoine d’une façon si particulière que, le matin, quand Philip en personne était venu rue de l’Université, c’était pour ainsi dire devant les condoléances du Patron qu’Antoine avait pris conscience, non pas que M. Thibault était mort, mais que lui, le docteur Antoine Thibault, venait de perdre son père.
— « Je vous plains, mon ami », soupira Héquet, d’une voix discrète. « On a beau dire que, pour nous, la mort est une vieille camarade, quand elle est là, tout près, chez nous, hein ? c’est comme si nous ne l’avions jamais rencontrée. » Il ajouta : « Je sais ce que c’est. » Puis, se redressant, il tendit sa main gantée de noir.
Antoine l’accompagna jusqu’à la voiture.
C’était la première fois que le rapprochement se faisait dans son esprit… Il n’avait pas, en ce moment, le temps de réfléchir de nouveau à « tout ça » ; mais il entrevit que « tout ça » était, malgré tout, plus grave qu’il ne l’avait d’abord jugé. Il comprit que l’acte décisif, froidement accompli par lui la veille (et auquel il ne cessait pas d’accorder une entière approbation), il fallait maintenant en quelque sorte se l’annexer, l’incorporer à soi, comme l’apport d’une de ces expériences essentielles qui ont sur l’évolution d’un homme un retentissement profond ; et il sentait bien que ce poids en surcharge l’obligerait fatalement à modifier son centre de gravité.
Il rentra chez lui, rêveur.
Dans l’antichambre, un gamin, tête nue, en cache-nez, les oreilles rouges, attendait. À l’arrivée d’Antoine, il se leva, et tout son visage s’empourpra. Antoine reconnut le petit clerc de l’étude ; il s’en voulut de n’être jamais retourné voir les deux enfants.
— « Bonjour, Robert. Entre ici. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? »
L’autre fit un effort, remua les lèvres, mais il était bien trop intimidé pour trouver une « phrase ». Alors, bravement, de sous sa pèlerine il sortit son bouquet de violettes ; et Antoine aussitôt comprit. Il s’approcha, prit les fleurs :
— « Merci, mon petit. Je vais monter ton bouquet là-haut. Tu es bien gentil d’avoir pensé à ça. »
— « Oh, c’est Loulou qui a eu l’idée », se hâta de rectifier l’enfant. Antoine sourit :
— « Comment va-t-il, Loulou ? Et toi, toujours débrouillard ? »
— « Pour ça !… » fit Robert d’une voix fraîche.
Il ne s’attendait pas à ce qu’Antoine, un jour pareil, pût sourire ; son malaise avait aussitôt disparu ; il ne demandait qu’à bavarder. Mais Antoine, ce soir, avait autre chose à faire que de l’écouter.
— « Tu viendras, un de ces jours, avec Loulou. Vous me raconterez ce que vous faites. Un dimanche, veux-tu ? » Il se sentait pour ces gamins, qu’il connaissait à peine, une véritable affection. « Est-ce promis ? » ajouta-t-il.
Le visage de Robert devint subitement sérieux :
— « C’est promis, M’sieur. »
Tandis qu’Antoine reconduisait l’enfant jusqu’au vestibule, il reconnut la voix de M. Chasle qui s’entretenait avec Léon, dans la cuisine.
« Encore un qui veut me parler », songea-t-il, agacé. « Bah, mieux vaut en finir. » Et il fit entrer le bonhomme dans son cabinet.
M. Chasle traversa la pièce en sautillant, alla se jucher sur le siège le plus éloigné et sourit avec astuce, bien que l’expression de ses yeux fût d’une infinie tristesse.
— « Que vouliez-vous me dire, monsieur Chasle ? » demanda Antoine. Sa voix était amicale, mais il restait debout et dépouillait son courrier.
— « Moi ? » fit l’autre, levant les sourcils.
« Bien », se dit Antoine, en repliant la lettre qu’il venait de lire. « Je tâcherai d’aller jusque-là demain matin, après l’hôpital. »
M. Chasle examinait ses pieds ballants ; il déclara, solennel :
— « Ces choses-là, Monsieur Antoine, ça ne devrait pas exister. »
— « Quoi ? » fit Antoine, qui décachetait une autre enveloppe.
— « Quoi ? » répéta l’autre, en écho.
— « Qu’est-ce qui ne devrait pas exister ? » fit Antoine, qui s’énervait.
— « La mort. »
Antoine ne s’y attendait pas, et, troublé, leva la tête. Chasle avait le regard voilé de larmes. Il retira ses lunettes, déplia son mouchoir et s’essuya les yeux.
— « J’ai vu ces messieurs de Saint-Roch », reprit-il, coupant ses phrases de pauses et de soupirs. « Je leur ai commandé des messes. Par acquit de conscience, Monsieur Antoine, pas plus. Parce que, pour moi, jusqu’à plus ample informé… » Ses larmes continuaient à couler, en parcimonieuses averses : et, chaque fois qu’il s’était bien tamponné les yeux, il étalait son mouchoir sur ses genoux, le repliait dans les plis et l’introduisait dans sa poche, à plat, comme un portefeuille.
— « J’avais dix mille francs d’économie », lança-t-il sans transition.
« Ah », pensa Antoine. Et aussitôt il l’interrompit :
— « Je ne sais pas si mon père a eu le temps de prendre des dispositions à votre égard, monsieur Chasle, mais soyez tranquille : mon frère et moi, nous vous assurerons, votre vie durant, les mensualités que vous touchiez ici. »
C’était, depuis la mort de M. Thibault, la première occasion qui se présentait de régler une question d’argent, de faire acte d’héritier. Antoine songea que s’engager ainsi jusqu’à la mort de M. Chasle était, somme toute, assez généreux, et qu’il était agréable d’être en situation d’agir avec élégance. Puis, sa pensée déviant malgré lui, il essaya d’évaluer la fortune paternelle et quelle en serait sa part ; mais il n’avait là-dessus aucune donnée précise.
M. Chasle était devenu cramoisi. Par contenance, sans doute, il avait tiré de sa poche un canif et semblait se curer les ongles.
— « Pas un viager ! » articula-t-il enfin, avec force mais sans lever le nez. Il reprit, sur le même ton : « Un capital, oui, mais pas un viager ! » Puis, s’attendrissant : « À cause de Dédette, Monsieur Antoine : votre petite opérée, vous vous souvenez bien ?… Par le fait, c’est comme une descendance, pour moi. Alors, un viager, bernique, qu’est-ce que je lui laisserais, à cette mauviette ? »
Dédette, l’opération, Rachel, la chambre ensoleillée, un corps dans l’ombre de l’alcôve, l’odeur du collier d’ambre gris… Antoine, un vague sourire aux lèvres, laissant là son courrier, écoutait d’une oreille distraite et suivait machinalement des yeux les gestes du bonhomme. Tout à coup, il pivota sur les talons : le petit vieux, qui se coupait les ongles au canif, venait d’entamer à pleine lame l’ongle du pouce, et, posément, sans se reprendre, comme on taille un bouchon, il détachait d’un geste courbe un copeau de corne crissante.
— « Oh, assez, monsieur Chasle ! » fit Antoine, en grinçant des dents.
M. Chasle sauta de sa chaise.
— « Oui, oui, j’abuse… », bégaya-t-il.
Mais, pour lui, la partie était de telle importance qu’il risqua une dernière offensive :
— « Un petit capital, Monsieur Antoine, voilà le mieux. C’est un capital qu’il me faut. J’ai ma petite idée, moi, depuis longtemps. Je vous expliquerai… » Il murmura, comme en rêve : « Plus tard… » Puis, changeant de ton, et, fixant vers la porte un regard inexpressif :
— « Faire dire des messes, oui, si on veut. Mais, pour moi, le défunt n’a besoin de rien. Un homme comme ça n’est pas parti à vau-l’eau. Pour moi, la chose est faite, Monsieur Antoine : à l’heure actuelle… » Il gagnait le vestibule, à petits bonds, secouant sa tête grise et répétant d’un air rassuré : « … à l’heure actuelle… à l’heure actuelle, il l’a déjà, son paradis ! »
Chasle était à peine parti qu’Antoine dut recevoir le tailleur pour l’essayage d’un vêtement noir. La fatigue avait repris le dessus ; cette fastidieuse station devant la glace l’acheva.
Il avait décidé de dormir une heure avant de remonter à l’appartement, lorsque, en reconduisant le tailleur, il se trouva face à face avec Mme de Battaincourt, qui s’apprêtait à sonner. Elle avait téléphoné tout à l’heure pour prendre un rendez-vous et on lui avait appris « l’affreuse nouvelle ». Alors elle avait interrompu sa journée pour venir.
Antoine la reçut poliment, mais sur le seuil. Elle lui étreignait la main, parlant haut, s’attendrissant sur ce deuil avec une évidente complaisance.
Il devenait difficile, dès lors qu’elle ne s’en allait pas, de la tenir ainsi, debout, à l’entrée ; d’autant qu’elle était parvenue à faire reculer le jeune homme d’un pas, et qu’elle se trouvait maintenant dans la place. Jacques, de tout l’après-midi, n’était pas sorti de sa chambre, dont la porte était très proche : Antoine eut l’idée que son frère allait entendre cette voix de femme, la reconnaître sans doute ; et cette supposition, il ne savait pourquoi, lui fut désagréable. Faisant bonne contenance, il se dégagea, ouvrit la porte de son cabinet, et remit vivement sa veste. (Il était jusqu’alors en manches de chemise, ce qui ajoutait à son dépit de s’être laissé surprendre.)
Depuis ces dernières semaines, les circonstances avaient un peu modifié ses relations avec sa belle cliente. Elle avait multiplié les visites, sous prétexte de lui apporter des nouvelles de la petite malade, qui passait l’hiver dans le Pas-de-Calais avec l’institutrice anglaise et le mari. (Car Simon de Battaincourt avait, sans hésiter, quitté sa propriété et ses chasses pour s’installer à Berck près de l’enfant de sa femme — tandis que celle-ci faisait la navette, trouvant toujours quelque raison pour passer chaque semaine plusieurs jours à Paris.)
Elle avait refusé de s’asseoir ; elle n’attendait qu’une occasion de ressaisir la main d’Antoine, et restait inclinée vers lui, les paupières plissées, la poitrine soulevée de soupirs. C’était toujours aux lèvres qu’elle regardait les hommes. Au travers de ses cils, elle vit que lui aussi, à tout moment, posait le regard sur sa bouche ; et elle en fut troublée, très fort. Antoine lui semblait beau, ce soir ; elle lui trouvait un visage plus viril encore que de coutume, comme si les décisions qu’il avait eu à prendre eussent laissé sur son masque de visibles traces d’énergie.
Elle leva sur lui un œil apitoyé :
— « Vous devez terriblement souffrir ? »
Antoine ne trouva rien à répondre. Depuis qu’elle était là, il avait pris un air légèrement solennel, qui lui donnait une contenance, mais qui le gênait. Il continuait un peu sournoisement à la regarder d’en bas. Il vit la gorge battre lourdement sous l’étoffe ; une bouffée de chaleur lui vint au visage. Dressant la tête, il surprit comme de petites lueurs rieuses dans les yeux de la belle Anne : il y avait, ce soir, en elle, comme un désir, un projet, une idée un peu folle, qu’elle s’appliquait à ne pas trahir.
— « Le plus dur », reprit-elle languissamment, « c’est après, quand la vie reprend et que partout on se heurte au vide… Vous me permettrez de venir un peu vous voir, n’est-ce pas ? »
Il la dévisagea. Soulevé d’une haine subite, il eut un sourire grinçant et jeta, tout cru :
— « Rassurez-vous, Madame : je n’aimais pas mon père. »
Aussitôt, il se mordit les lèvres. D’avoir pensé cela le bouleversait plus encore que de l’avoir dit. « Et c’est peut-être un cri sincère qu’elle m’a arraché là, cette garce ! » songea-t-il.
Elle était demeurée interdite. Moins frappée d’ailleurs par le sens, que blessée au vif par le ton. Elle recula d’un pas, le temps de se ressaisir.
— « Alors ! » fit-elle. Et, après tout ce factice, son rire strident, enfin, sonna franc.
Pendant la minute qu’elle mit à enfiler ses gants, un plissement indécis, ébauche de grimace ou de sourire, ne cessa de taquiner ses lèvres ; et Antoine, agressif, surveillait d’un œil intrigué l’énigmatique frisson de cette bouche, qu’allongeait une pointe de fard aiguë comme une égratignure. À ce moment-là, si elle s’était permis certain sourire effronté, peut-être bien qu’il ne se fût pas retenu de la jeter dehors.
Il respirait malgré lui le parfum dont elle saturait ses vêtements. De nouveau, il remarqua la gorge lourde qui battait sous le corsage. Il se représenta brutalement cette poitrine nue, et se sentit remué aux entrailles.
Lorsqu’elle eut agrafé sa fourrure, elle s’écarta davantage, leva le front, et le regarda avec désinvolture. Elle avait l’air de demander : « Vous avez peur ? »
Ils se toisèrent. Même rage froide, même rancune. Mais plus encore : même déception, peut-être : même impression confuse d’une occasion manquée. Puis, comme il ne disait rien, elle lui tourna le dos, ouvrit elle-même les portes et sortit sans s’occuper de lui.
Le battant claqua derrière elle.
Il pivota sur place. Mais, au lieu de regagner son cabinet, il resta une seconde figé, les mains moites, le cerveau tout en désordre, assourdi par le sang qui lui battait les tempes, reniflant avec emportement ce parfum persuasif qui demeurait comme une présence. Et, follement, il fit demi-tour. À peine si, comme un coup de fouet, cette pensée lui cingla l’esprit, qu’il allait être dangereux, après avoir à ce point ulcéré cette nature violente, de vouloir la reconquérir. Ses yeux tombèrent sur son chapeau et son pardessus, pendus au mur ; il les décrocha d’un coup de main, et, jetant un coup d’œil égaré vers la porte de Jacques, il s’élança dehors.
Gise n’avait pas quitté son lit. À demi somnolente, courbatue, souffrant dès qu’elle remuait, elle entendait vaguement dans le couloir le va-et-vient des visiteurs qui longeaient le mur, derrière sa tête. Une seule pensée émergeait du brouillard : « Il est retrouvé… Il est là, dans la maison… Il peut apparaître, d’un instant à l’autre… Il va venir… » Elle guettait son pas. Mais la journée du vendredi s’écoula tout entière, puis celle du samedi, sans qu’il parût.
À vrai dire, il pensait à elle, et même avec une irritante obsession. Mais, redoutant trop ce tête-à-tête pour se résoudre à le provoquer, il attendait sans hâte qu’une occasion se présentât. D’ailleurs, depuis la veille, il craignait tant d’être rencontré et reconnu qu’il n’avait guère quitté son rez-de-chaussée : à la nuit, seulement, il était monté, avait traversé l’appartement à pas de loup, et s’était réinstallé dans un coin de la chambre mortuaire, d’où il n’était sorti qu’au petit matin.
Le samedi soir, cependant, après qu’Antoine lui eut incidemment demandé s’il avait revu Gise, il prit, au sortir de table, le parti d’aller frapper à sa chambre.
Gise allait mieux. La fièvre était presque tombée, et Thérivier lui avait permis de se lever le lendemain. Assoupie, elle attendait, dans une demi-obscurité, l’heure de s’endormir.
— « Comment va ? » fit-il d’un ton enjoué. « Eh bien, mais tu as bonne mine ! » Dans l’ombre blonde de l’abat-jour où brillaient ses yeux agrandis, elle offrait, à vrai dire, un aspect de santé.
Il n’était pas venu jusqu’auprès du lit. Ce fut elle qui, après une seconde d’embarras, tendit la main. De la manche un peu large, il vit le bras qui sortait jusqu’au-dessus du coude, et nu. Il prit la main, et, jouant au médecin, au lieu de la serrer, il la tâta : la peau était brûlante.
— « Encore un peu de fièvre ? »
— « Mais non ! »
Elle jeta les yeux vers la porte : il l’avait laissée ouverte, comme pour marquer qu’il avait seulement l’intention d’entrer et de sortir.
— « Tu as froid ? Veux-tu que je ferme ? » proposa-t-il.
— « Non… Comme tu voudras. »
Il s’exécuta de bonne grâce et ferma la porte afin qu’ils fussent seuls.
Elle le remercia d’un sourire et posa la tête au creux de l’oreiller ; ses cheveux y firent une tache d’un noir mat. Puis, comme la chemise, légèrement échancrée, dégageait la naissance du cou, elle y mit la main pour empêcher le col de s’entrouvrir. Jacques remarqua la courbe gracieuse du poignet et la couleur de cette chair sombre, qui, dans tout ce linge, prenait une nuance de sable humide.
— « Qu’est-ce que tu fais donc, toute la journée ? » demanda-t-elle.
— « Moi ? Rien. Je me terre, pour ne pas voir ces gens qui viennent. »
Alors elle se souvint que M. Thibault était mort, et pensa au deuil de Jacques. Elle se reprochait de ne pas éprouver plus de chagrin. Et Jacques, en avait-il ? Elle ne trouvait pas les mots affectueux qu’elle aurait peut-être dû lui dire. Elle songea seulement que la disparition du père rendait le fils entièrement libre, et cette idée lui vint : « Alors, il n’aura plus besoin de repartir ? »
Elle reprit :
— « Tu devrais sortir un peu… »
— « Oui. Aujourd’hui, justement, je me sentais la tête lourde, j’ai été faire quelques pas… » Il hésita : « acheter des journaux… »
La vérité était plus complexe : à quatre heures, énervé par cette sorte d’attente sans objet, poussé aussi par des intentions obscures qu’il ne discerna que plus tard, il était sorti, en effet, pour chercher quelques journaux suisses, et, sans bien savoir où il allait…
— « Tu vivais beaucoup au grand air, là-bas ? » demanda-t-elle, après un nouveau silence.
— « Oui. »
Il avait été pris à l’improviste par ce « là-bas », et il avait involontairement répondu d’un ton gauche, presque cassant ; il le regretta aussitôt. « D’ailleurs », songeait-il, « depuis que j’ai remis les pieds dans cette maison, tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, sonne faux ! »
À tout instant, malgré lui, ses yeux allaient à ce lit où se concentrait perfidement la lumière de la lampe, et son regard se posait sur cette couverture de laine blanche, si légère qu’elle dessinait les moindres reliefs de ce jeune corps, le contour des hanches, l’allongement des jambes, la saillie des deux genoux un peu écartés. Il avait beau prendre un air naturel, une voix dégagée, il se sentait de plus en plus mal à l’aise.
Elle voulait dire : « Assieds-toi donc ! » Mais ; comme à ce moment elle ne put rencontrer son regard, elle n’osa pas.
Par contenance, il examinait les meubles, les bibelots, le petit autel où brillaient des dorures. Il se rappelait le matin de son arrivée, lorsqu’il était venu se réfugier là.
— « Elle est jolie, ta chambre », dit-il gentiment. « Tu n’avais pas cette bergère, autrefois ? »
— « C’est ton père qui me l’a donnée, pour mes dix-huit ans. Tu ne la reconnais pas ? Elle était sur le palier d’en haut, à Maisons-Laffitte. Sous le coucou ! »
Maisons… Il revit tout à coup ce palier du second étage, inondé de jour par la verrière et rempli, tout l’été, de mouches qui faisaient au soleil couchant un bruit de ruche troublée. Il revoyait aussi le coucou à chaînes ; il entendait, dans le silence de l’escalier, quatre fois par heure, l’appel ridicule du petit oiseau de bois… Ainsi, pendant tout ce temps qu’il avait été au loin, tout était resté pareil, pour eux. Et lui-même, après tout, ne se retrouvait-il pas pareil, ou presque ? Depuis qu’il était revenu, ne surprenait-il pas, à tout moment, dans, ses réflexes, un geste autrefois familier ? Sa façon, en bas, de frotter ses pieds au paillasson, puis de faire claquer la porte d’entrée, d’accrocher son manteau aux deux mêmes patères que jadis avant d’allumer l’électricité… Et, lorsqu’il allait et venait dans sa chambre, chacun de ses mouvements était-il autre chose qu’un souvenir inconscient redevenu acte ?
Gise examinait à la dérobée, dans l’ombre, cette figure inquiète, cette mâchoire, cette encolure, ces mains.
— « Comme tu es devenu fort », dit-elle à mi-voix. Il se retourna et sourit. Secrètement, il tirait vanité de sa force, pour avoir, toute son enfance, souffert d’être plutôt chétif. Et tout à coup, sans réfléchir — encore un réflexe — il s’écria, surpris lui-même de cette réminiscence :
— « Le major Van de Cuyp était d’une force peu commune. »
Un joyeux élan anima le visage de Gise. C’était la légende qu’ils avaient vingt fois relue ensemble au bas d’une gravure de leur livre préféré : l’aventure se déroulait dans les forêts de Sumatra, et l’on voyait un major hollandais terrasser en se jouant un redoutable gorille.
— « Le major Van de Cuyp s’était imprudemment endormi à l’ombre du baobab », ajouta-t-elle gaiement ; et, rejetant la tête en arrière, les yeux clos, elle ouvrit la bouche, car le major ronflait.
Ils riaient et se regardaient rire, oubliant le reste, puisant avec délices dans ce trésor facétieux de leur enfance, qui n’appartenait qu’à eux seuls.
— « Et l’image du tigre », reprit-elle, « que tu m’as déchirée un jour de colère ! »
— « Oui. Pourquoi donc ? »
— « Mais à cause du fou rire devant l’abbé Vécard ! »
— « Quelle mémoire tu as, Gise ! »
— « Moi aussi », dit-elle, « je voulais, plus tard, apprivoiser un enfant de tigre, et je m’endormais le soir en croyant bercer mon tigre dans mes bras… »
Il y eut un silence. Ils continuaient à se sourire, amusés. Gise, la première, redevint pensive.
— « N’empêche… », fit-elle. « Quand je me rappelle ce temps-là, je ne retrouve presque rien d’autre que de longues, d’interminables journées d’ennui… Et toi ?… »
La fièvre, la fatigue, ce rappel d’autrefois, lui donnaient un air un peu dolent, et cette langueur s’alliait bien avec sa position étendue, son regard caressant, son teint des pays chauds.
— « Vraiment », continua-t-elle, voyant que Jacques se contentait de froncer les sourcils sans répondre, « c’est terrible, tant d’ennui, pour une enfant ! Et puis, vers quatorze ou quinze ans, l’ennui a disparu. Je ne sais pas pourquoi. Intérieurement. Maintenant je ne connais plus l’ennui. Même quand… » (Elle pensait : « Même quand je suis malheureuse à cause de toi. » Elle dit seulement :) « Même quand les choses ne vont pas bien… »
Jacques, le nez baissé, les mains au fond des poches, se taisait. L’évocation du passé soulevait en lui des sursauts de rancune. Rien, dans l’existence qu’il avait vécue, ne trouvait grâce. À aucune époque de sa vie, nulle part, il ne s’était senti d’aplomb, à sa place, sur son vrai sol enfin, — comme Antoine. Dépaysé partout. En Afrique, en Italie, en Allemagne. À Lausanne même, presque autant qu’ailleurs… Et non seulement dépaysé, mais traqué. Traqué par les siens ; traqué par la société, par les conditions de la vie… Traqué par il ne savait quoi, qui semblait venir aussi de lui-même.
— « Le major Van de Cuyp… », commença Gise. Elle s’attardait aux souvenirs d’enfance parce qu’elle ne pouvait souffler mot de souvenirs moins lointains qui l’obsédaient. Mais elle se tut : elle sentait qu’elle ne ferait plus jaillir aucune flambée de ces cendres.
Elle continuait à examiner Jacques en silence, sans pouvoir déchiffrer le mot de l’énigme. Pourquoi était-il parti, malgré ce qui s’était passé entre eux ? Quelques phrases vagues, glissées par Antoine, l’avaient bouleversée sans lui expliquer rien. Qu’était devenu Jacques pendant ces trois ans ? Quel message apportaient donc les roses rouges du fleuriste de Londres ?
Elle songea soudain : « Comme on me l’a changé ! »
Avec une émotion que, cette fois, elle ne put cacher, elle murmura :
— « Comme tu es changé, Jacquot ! »
Au bref regard de Jacques, à son sourire réticent, elle comprit que cette émotion lui avait déplu. Aussitôt, modifiant visage et voix, elle se jeta gaiement dans un récit de son existence au couvent anglais :
— « C’est si bon, cette vie réglée… Le matin, si tu savais comme on a de l’entrain au travail, après la gymnastique au grand air et le breakfast ! »
(Elle ne disait pas que, pendant ce séjour à Londres, elle avait eu pour unique soutien l’idée de le retrouver. Elle n’avouait pas non plus combien son courage du matin s’évanouissait d’heure en heure ni quelles vagues de détresse l’assaillaient, le soir venu, dans sa couchette du dortoir.)
— « La vie anglaise est si différente de la nôtre, si attrayante ! » Soulagée d’avoir trouvé ce lieu commun, elle s’y cramponnait pour refouler la menace d’un nouveau silence. « En Angleterre, tout le monde rit, exprès, pour un rien. Ils ne veulent absolument pas que la vie soit une chose triste : alors, tu comprends, ils pensent le moins possible ; ils jouent. Tout, pour eux, devient un jeu : à commencer par l’existence ! »
Jacques écoutait ce bavardage, sans l’interrompre. Lui aussi, il irait en Angleterre. Il irait en Russie, il irait en Amérique. Il avait tout l’avenir devant lui pour aller ailleurs, pour chercher… Il souriait complaisamment, il approuvait de la tête. Elle n’était pas sotte. Ces trois années semblaient même l’avoir beaucoup mûrie. Embellie aussi, affinée… Une fois encore, il posa les yeux sur ce corps délicat que l’on sentait, sous la couverture, comme amolli par sa propre chaleur. Et, brutalement, il fut ressaisi par le passé : il revécut tout : son désir subit, leur étreinte sous les grands arbres de Maisons. Chaste étreinte ; et pourtant, après tant d’années, après tant d’aventures, il sentait encore sur son bras ce torse qui ployait, et sous sa bouche ces lèvres sans expérience ! En une seconde, raison, volonté, tout fut en déroute. Pourquoi pas ?… Il alla même jusqu’à songer comme aux pires jours : « La faire mienne, l’épouser. » Mais aussitôt sa pensée heurta quelque chose d’opaque, d’intérieur, qu’il ne distinguait pas nettement : un infranchissable obstacle, dressé au centre de lui-même.
Puis, tandis que ses regards parcouraient une fois de plus ces membres vivants et souples allongés dans ce lit, son imagination, peuplée de tant de souvenirs déjà, évoqua soudain, dans un autre lit, un autre contour de hanches pareillement étroites et rondes, pareillement moulées par le drap ; et le désir qui venait de l’effleurer se fondit en un sentiment de pitié. Il revoyait, sur sa couchette de fer, la petite prostituée de Reichenhall, une gamine de dix-sept ans, si secrètement obstinée à mourir qu’on l’avait trouvée, assise à terre, étranglée par un nœud coulant fixé au loquet d’un placard. Jacques était arrivé l’un des premiers dans cette chambre ; il se rappelait l’infecte odeur de suif brûlé qui y était répandue ; et surtout il revoyait le visage plat, énigmatique de la femme encore jeune, qui, au fond de la pièce, cassait des œufs dans une poêle grésillante : elle avait consenti pour un peu d’argent, à parler ; elle donnait même d’étranges précisions ; et, lorsque Jacques lui avait demandé si elle avait bien connu la petite morte, elle s’était écriée, avec une inoubliable expression d’évidence : « Ach nein ! Ich bin die Mutter[1] ! »
Il fut sur le point de conter ce souvenir à Gise. Mais c’était parler de « là-bas », amorcer imprudemment des questions…
Enfoncée dans son lit, elle le dévorait des yeux à travers ses cils mi-clos. Elle n’en pouvait plus ; à tout instant, elle se retenait de crier : « Mais parle ! Qui es-tu, maintenant ?… Et moi ? Tu as donc tout oublié ? »
Lui, il allait et venait, se balançait d’un pied sur l’autre, avec un air soucieux, absent. Quand ses yeux rencontraient le regard fiévreux de Gise, il sentait entre elle et lui un désaccord si intolérable qu’il simulait aussitôt une excessive froideur ; et rien ne laissait soupçonner combien le ravissait cette attitude enfantine, cette innocence qu’elle montrait ainsi, parmi ces linges blancs, avec son cou nu ! Pour cette fillette souffrante, il éprouvait toutes les tendresses d’un frère aîné. Mais que d’impurs souvenirs venaient se glisser sans cesse entre lui et elle ! Quelle amertume de se sentir si vieux — usé, sali !
— « Tu dois être devenue de première force au tennis ? » demanda-t-il évasivement, parce qu’il venait d’apercevoir une raquette sur le haut de l’armoire.
Elle passait vite d’un sentiment à un autre. Elle ne put réprimer un sourire ingénu de fierté :
— « Tu verras ! »
Elle se troubla aussitôt. Ces deux mots lui avaient échappé. « Tu verras… » Où ? Quand ?… Quelle maladresse !…
Mais Jacques semblait n’avoir rien remarqué. Il était loin de penser à Gise. Le tennis, Maisons-Laffitte, une robe blanche… Cette façon sèche qu’elle avait de sauter de bicyclette à la porte du club… Pourquoi tous ces volets clos, avenue de l’Observatoire ? (Car, cet après-midi, lorsqu’il était sorti sans bien savoir où il allait, il avait poussé jusqu’au Luxembourg, puis jusqu’à l’avenue de l’Observatoire. Le jour commençait à tomber. Il marchait vite, le col levé. Il se hâtait toujours de céder à ses tentations afin d’en être délivré plus tôt. Enfin, il s’était arrêté, et il avait regardé, brusquement. Toutes les fenêtres étaient fermées. Antoine avait bien dit que Daniel faisait son service à Lunéville, mais les autres ? L’heure n’était pas assez tardive pour expliquer que les volets… Peu importait, d’ailleurs. Peu importait !… Alors il avait tourné le dos, et il était rentré, par le plus court.)
Comprit-elle combien la pensée de Jacques s’était écartée d’elle ? Spontanément, elle allongea le bras, comme pour l’atteindre, et le reprendre, et l’attirer.
— « Ce vent ! » fit-il gaiement, sans paraître remarquer son geste. « Ça ne t’agace pas, cette trappe de cheminée qui branle ? Attends. »
Il s’agenouilla et glissa un vieux journal entre les deux lames de tôle, pour les caler. Elle le regardait faire, épuisée par tout ce qu’elle éprouvait et n’exprimait pas.
— « Voilà », dit-il en se relevant. Il soupira, et, sans trop peser cette fois ce qu’il disait : « Oui, ce vent… On a envie que l’hiver soit fini, que le printemps revienne… »
Il se souvenait évidemment des printemps qu’il avait passés au loin. Elle sentit aussi qu’il se disait : « Au mois de mai, je ferai ceci, j’irai là. »
« Et dans ce printemps », songea-t-elle, « quelle place me fait-il, à moi ? »
La pendule venait de sonner.
— « Neuf heures », dit Jacques, comme s’il s’apprêtait à partir.
Gise aussi avait entendu tinter les neuf coups. « Que de soirs », pensait-elle, « que de soirs, j’ai passés là, près de cette lampe, à attendre, à espérer ; et la pendule sonnait comme aujourd’hui ; et Jacques avait disparu. Maintenant il est là, dans cette chambre, près de moi. Il est là. Il écoute, en même temps que moi, sonner la pendule… »
Jacques était revenu près du lit.
— « Allons », dit-il, « il faut que je te laisse dormir. » « Il est là », se répétait-elle, fermant à demi les yeux pour mieux le regarder. « Il est là ! Et pourtant la vie, le monde, toutes les choses autour de nous restent indifférentes, pareilles ! Rien n’est autre… » Elle eut même l’impression — pénible comme un remords — qu’elle non plus, malgré tout, n’était pas « autre », qu’elle n’était pas suffisamment « autre ».
Il ne voulait pas avoir l’air trop pressé de partir, et il restait debout, contre le lit. Sans le moindre trouble, il toucha la petite main brune abandonnée sur le drap. Il distinguait l’odeur des rideaux de cretonne, à laquelle se mêlait ce soir une pointe acide, qui lui parut peu agréable tant qu’il l’attribua à la fièvre, mais qu’il respira joyeusement dès qu’il eut aperçu le citron coupé dans une soucoupe sur la table de nuit.
Gise ne bougeait pas. Ses yeux s’étaient emplis de larmes transparentes qu’elle retenait entre ses paupières écartées.
Il fit semblant de ne rien voir :
— « Allons, bonne nuit ! Demain, tu seras guérie… »
— « Oh, je n’y tiens pas tant », soupira-t-elle, avec un sourire forcé.
Que voulait-elle dire par là ? Elle ne le savait pas elle-même. Dans cette indifférence à la guérison, c’était sa lassitude qui s’exprimait ; son manque de courage devant la vie de demain ; sa mélancolie, surtout, de voir s’achever cet instant d’intimité, tant attendu, qui avait été à la fois si incomplet et si doux. Elle fit un effort pour décoller ses lèvres que raidissait l’émotion et lança d’une voix gaie :
— « Merci pour ta visite, Jacquot ! »
Elle eut encore une fois la velléité de tendre la main vers lui. Mais il avait gagné la porte. Il se retourna, fit un signe de tête, et sortit.
Elle éteignit tout et s’enfonça sous les couvertures. Son cœur battait sourdement. Elle croisait les bras sur son buste, serrant contre elle un regret qu’elle ne précisait pas, comme elle étreignait autrefois son tigre apprivoisé. « Vierge Sainte », murmura-t-elle machinalement, « Marie, mon Guide et ma Souveraine… je remets entre Vos mains toutes mes espérances et mes consolations… toutes mes peines et mes misères… » Elle priait la Vierge avec une ferveur hâtive, cherchant à endormir sa pensée dans la chanson de la prière : jamais elle ne se sentait aussi heureuse que dans ces heures où elle priait, priait, sans penser à rien. Ses bras restaient étroitement croisés sur sa poitrine. Tout vacillait et se confondait déjà dans un demi-rêve. Il lui sembla que ce qu’elle pressait contre son sein, dans la chaleur du lit, c’était aussi un petit enfant, à elle, à elle seule ; et elle se creusait pour lui faire un nid, elle se courbait pour mieux envelopper de ses bras cette fiction de son amour, qu’elle baignait de larmes, en s’endormant.
Antoine attendait que son frère fût sorti de la chambre de Gise et qu’il fût descendu se coucher : il voulait faire, ce soir, un rapide inventaire des papiers intimes qu’avait pu laisser M. Thibault, et désirait être seul pour ce contrôle préliminaire. Non qu’il eût l’intention de tenir Jacques à l’écart de quoi que ce fût qui eût appartenu à leur père ; mais, au lendemain de la mort, lorsqu’il était venu prendre connaissance des dernières volontés de M. Thibault, ses yeux étaient tombés sur un feuillet intitulé Jacques, qu’il avait à peine eu le temps de parcourir, — assez néanmoins pour comprendre que cette lecture serait pénible à l’intéressé. Il pouvait y avoir d’autres notes du même genre, et il était inutile que Jacques les trouvât ; pour le moment, du moins.
Avant de gagner le cabinet de travail, Antoine traversa la salle à manger pour voir si M. Chasle avançait dans sa besogne.
Sur la grande table à rallonges s’empilaient les derniers mille de faire-part, d’enveloppes, que l’on venait de livrer. Mais M. Chasle, au lieu de continuer à inscrire des adresses, semblait perdu dans un recensement des paquets, qu’il éventrait l’un après l’autre.
Surpris, Antoine s’approcha.
— « Le monde n’est pas toujours honnête », déclara le bonhomme en levant le nez. « Les paquets devraient être de 500. Eh bien, en voilà un de 503, un autre de 501. » Tout en parlant, il déchirait les billets qui se trouvaient en surnombre. « Ça n’est pas grand-chose », concéda-t-il avec indulgence. « Tout de même, si on les gardait, on serait vite débordé par tous ces billets en marge. »
— « En marge… de quoi ? » dit Antoine, ahuri.
L’autre dressa le doigt, avec un petit rire entendu :
— « Hé, précisément ! »
Antoine tourna les talons, sans insister. « Et le plus fort », songeait-il en souriant tout seul, « c’est que, avec cet animal-là, on a toujours, ne fût-ce qu’un instant, l’impression qu’on est plus bête que lui ! »
Dans le bureau, il fit toute la lumière, tira les rideaux et ferma la porte.
Les papiers de M. Thibault étaient classés avec méthode. Les « Œuvres » occupaient un meuble à part. Le coffre-fort contenait quelques titres, mais surtout d’anciens registres de comptes et tout ce qui concernait la gestion de la fortune. Quant aux tiroirs du bureau, ceux de gauche étaient consacrés à des actes publics, à des contrats, aux affaires en cours, tandis que ceux de droite, qui seuls ce soir intéressaient Antoine, semblaient plutôt réservés à des questions d’ordre personnel. C’était là qu’il avait trouvé le testament, et, dans le même dossier, la note relative à Jacques.
Il savait où il l’avait replacée. Ce n’était d’ailleurs qu’une citation de la Bible :
(Deutéronome, XXI, 18–21.)
Quand un homme aura un enfant pervers et rebelle qui n’obéira point à la voix de son père ni à la voix de sa mère,
alors le père et la mère le prendront et le mèneront aux anciens de la ville et à la porte de sa maison,
et ils diront aux anciens de la ville : C’est ici notre fils qui n’obéit point à notre voix, car il est pervers et rebelle.
Alors tous les gens de la ville le lapideront. Et ainsi tu ôteras de toi le méchant, pour que tout Israël soit saisi de crainte.
Le feuillet était intitulé Jacques. Au-dessous : Pervers et rebelle.
Antoine l’examina avec émotion. L’écriture devait dater des dernières années. Le texte était recopié avec soin ; les lettres finales, fermement bouclées. Il émanait de ce document une impression de sécurité morale, de réflexion, de volonté. Pourtant, la seule existence de ce papier que le vieillard avait, non sans intention, inséré dans l’enveloppe même de son testament, ne trahissait-elle pas certains débats de conscience, un besoin de justification ?
Antoine reprit en mains le testament de son père.
Un monument : paginé, divisé en chapitres, subdivisé en paragraphes comme un rapport, terminé par une table ; le tout engainé dans un cartonnage. La date : Juillet 1912. M. Thibault l’avait donc rédigé lors de la première atteinte de son mal, peu de mois avant l’opération. Pas un mot sur Jacques : il n’était question que de « mon fils », « mon héritier ».
Antoine lut tout au long le chapitre qu’il avait seulement parcouru la veille et qui portait en rubrique : Cérémonial mortuaire.
« Je désire que, après une messe basse dite à Saint-Thomas d’Aquin, ma paroisse, mon corps soit porté à Crouy. Je désire que mes obsèques y soient célébrées dans la chapelle de la Fondation, en présence de tous les pupilles. Je désire que, contrairement au service de Saint-Thomas d’Aquin, la cérémonie mortuaire de Crouy se déroule avec toute la solennité dont il plaira au Conseil d’honorer ma dépouille. Je souhaite d’être conduit à ma dernière demeure par les représentants des Œuvres qui ont accepté pendant de nombreuses années les offices de mon dévouement, ainsi que par une délégation de cet Institut de France, où j’ai été si fier de me voir accueilli. Je souhaite également, si les règlements le permettent, que mon grade dans l’ordre de la Légion d’honneur m’assure le salut militaire de cette Armée que j’ai toujours défendue par mes paroles, mes écrits, et mes votes de citoyen. Je désire enfin que ceux qui auront formulé le vœu de prononcer quelques mots d’adieu sur ma tombe y soient autorisés sans restriction.
« Ce n’est pas que, en écrivant ceci, je m’illusionne sur la vanité de ces glorifications posthumes. Je suis d’avance pénétré de confusion à la pensée d’avoir un jour à comparaître devant le Tribunal suprême. Mais, après m’être entouré des lumières de la méditation et de la prière, il me semble que, en cette circonstance, le véritable devoir consiste à imposer silence aux sentiments d’une stérile humilité, et à faire en sorte que, au jour de ma mort, mon existence puisse, s’il plaît à Dieu, être une dernière fois érigée en exemple, afin d’inciter d’autres chrétiens de notre grande bourgeoisie française à se consacrer au service de la Foi et de la Charité catholiques. »
Suivait un paragraphe : Instructions de détail. Antoine n’avait donc aucune initiative à prendre. M. Thibault s’était donné la peine de régler toute la cérémonie. Jusqu’au dernier moment, le chef de famille exerçait son commandement ; et cette volonté d’être jusqu’au bout conséquent avec son personnage n’était pas sans grandeur aux yeux d’Antoine.
M. Thibault avait même rédigé d’avance son billet de faire-part, qu’Antoine avait communiqué tel quel aux Pompes funèbres. Les titres de M. Thibault s’y alignaient dans un ordre qui devait avoir été minutieusement choisi ; leur énumération occupait une douzaine de lignes. MEMBRE DE L’INSTITUT y était inscrit en majuscules. On y lisait, non seulement des mentions telles que : Docteur en droit, ancien député de l’Eure ; ou telles que : Président honoraire du Comité des Œuvres catholiques du Diocèse de Paris, Fondateur et Directeur de l’Œuvre de préservation sociale, Président du Conseil d’administration de la Société protectrice de l’Enfance, ancien Trésorier de la Section française du Comité central de solidarité catholique ; mais aussi des renseignements de ce genre, qui laissaient Antoine rêveur : Membre correspondant de la Confrérie de Saint-Jean de Latran ; ou bien : Président du Conseil curial et membre actif des Associations pieuses de la paroisse de Saint-Thomas d’Aquin. Et cette nomenclature glorieuse se terminait par une liste de décorations, dans laquelle la Légion d’honneur venait après les ordres de Saint-Grégoire, de Sainte-Isabelle ou même de la Croix du Sud. Les insignes de ces ordres devaient être épinglés sur le cercueil.
La majeure partie du testament était constituée par une longue liste de legs à des gens et à des œuvres dont beaucoup étaient inconnus à Antoine.
Le nom de Gise arrêta son regard. M. Thibault avait, en guise de dot, constitué « à Mlle Gisèle de Waize », qu’il avait « élevée », écrivait-il, et qu’il considérait « presque comme sa fille », un capital important, « à charge pour elle de veiller aux dernières années de sa tante ». L’avenir de Gise se trouvait donc, de ce fait, confortablement assuré.
Antoine interrompit sa lecture. Il avait rougi de plaisir. Jamais il n’eût cru l’égoïste vieillard capable de cette attention et de cette largesse. Il eut pour son père un subit élan de gratitude et de respect, que les pages suivantes achevèrent de justifier. M. Thibault semblait, en effet, s’être préoccupé de faire des heureux : les bonnes, la concierge, le jardinier de Maisons-Laffitte, personne n’était oublié.
La fin de l’opuscule était consacrée à divers projets de fondations qui, toutes, devaient porter le nom d’Oscar Thibault. La curiosité d’Antoine piqua au hasard. Legs Oscar Thibault à l’Académie française, pour un prix de vertu. — Naturellement. — Prix Oscar Thibault, décerné tous les cinq ans par les Sciences morales au meilleur ouvrage « capable d’aider la lutte contre la prostitution et de faire cesser à cet égard la tolérance… » — évidemment — « … de la République française ». Antoine souriait. Le legs à Gise l’inclinait à l’indulgence. Et puis, sous ce désir sans cesse formulé par le testateur de servir la cause du spirituel, il était assez troublé de reconnaître partout une secrète hantise — à laquelle, malgré son âge, lui-même, Antoine, n’échappait pas tout à fait : — le souci de se survivre dans le temporel.
La plus naïve, la plus inattendue de ces fondations, était l’attribution d’une somme assez importante à Mgr l’évêque de Beauvais, pour la publication annuelle d’un Almanach Oscar Thibault, tiré « au plus grand nombre d’exemplaires possible », qui devait être « vendu à bas prix dans toutes les papeteries et les bazars du diocèse », et qui, sous le couvert d’un « calendrier agricole pratique », devait « faire pénétrer dans chaque foyer catholique, pour la récréation du dimanche et les veillées d’hiver, un amusant recueil d’anecdotes édifiantes ».
Antoine referma le testament. Il avait hâte de poursuivre son inventaire. En remettant le volumineux mémoire dans son carton, il se surprit à penser, sans déplaisir : « Pour s’être montré si généreux, il faut qu’il nous laisse une assez belle fortune… »
Le premier tiroir contenait encore une vaste serviette de cuir, sanglée, et qui portait comme indication : Lucie. (C’était le prénom de Mme Thibault.)
Antoine défit la boucle, avec un léger sentiment de gêne. Pourtant !
D’abord, des objets disparates. Un mouchoir brodé ; un écrin, deux boucles d’oreilles de fillette ; dans un porte-monnaie d’ivoire à soufflets de satin blanc, un billet de confession, plié en quatre, et dont l’encre n’était plus lisible. Quelques photographies décolorées, qu’Antoine n’avait jamais vues : sa mère enfant ; sa mère à dix-huit ou dix-neuf ans. Il s’étonnait que son père, si peu sentimental, eût conservé ces reliques, et justement dans le tiroir qui était le plus à sa portée. Antoine éprouvait pour cette jeune fille fraîche et gaie, qui avait été sa mère, un sentiment de tendre chaleur. Mais, en examinant ces traits oubliés, c’est à lui surtout qu’il songeait. Quand Mme Thibault était morte — à la naissance de Jacques — il avait neuf ans. À cette époque, il était un petit garçon têtu, appliqué, personnel ; il dut même convenir : « assez peu sensible ». Et, sans s’attarder à ces constatations désobligeantes, il fouilla l’autre poche de la serviette.
Il en sortit deux liasses, d’égal volume :
Ce dernier paquet était ficelé à l’aide d’une faveur, et la suscription était d’une écriture penchée de pensionnaire : sans doute M. Thibault l’avait-il trouvé tel quel dans le secrétaire de la morte, et pieusement gardé.
Antoine hésitait à l’ouvrir ; il aurait loisir d’y revenir plus tard. Mais, en écartant la liasse, dont le lien était lâche, ses yeux tombèrent sur des fragments qui, ainsi détachés, tout chargés de vie réelle, faisaient surgir de l’ombre un passé qu’il n’avait jamais entrevu, pas même pressenti :
« … Je t’écrirai d’Orléans, avant le Congrès. Mais je voulais, ma chérie, t’envoyer dès ce soir tous les battements de mon cœur, pour t’exhorter à la patience et t’aider à supporter le premier jour de cette semaine de séparation. Samedi n’est pas loin. Bonsoir, mon amour. Tu devrais prendre le petit dans ta chambre pour te sentir un peu moins seule. »
Avant de continuer sa lecture, Antoine alla jusqu’à la porte et donna un tour de clé.
« … Je t’aime de toute mon âme, ma bien-aimée. L’absence me glace le cœur, plus encore que la neige et l’hiver de ce pays étranger. Je n’attendrai pas W. P. à Bruxelles. Avant dimanche je te serrerai de nouveau contre moi, mon Lulu chéri. Les autres ne peuvent pas deviner notre secret : personne jamais ne s’est aimé comme nous… »
Antoine était si surpris de trouver ces mots-là sous la plume de son père, qu’il ne se décidait pas à renouer la liasse.
Tout, cependant, n’était pas de la même chaleur :
« … Un mot de ta lettre m’a, je l’avoue, mécontenté. Je t’en conjure, Lucie, ne profite pas de mon absence pour perdre ton temps à étudier ton piano. Crois-moi. Cette sorte d’exaltation que procure la musique exerce sur la sensibilité d’un être encore jeune une action néfaste ; elle accoutume à l’oisiveté, aux écarts d’imagination, et risque de détourner une femme des vrais devoirs de son état… »
Parfois même le ton s’envenimait :
« … Tu ne me comprends pas, et je m’aperçois que tu ne m’as jamais compris. Tu m’accuses d’égoïsme, moi dont l’existence est tout entière consacrée aux autres ! Si tu l’oses, demande à l’abbé Noyel ce qu’il faut penser là-dessus ! Tu devrais remercier le bon Dieu et être fière de cette vie de dévouement que je mène, si tu pouvais en pénétrer le sens, la grandeur morale, le but spirituel ! Au lieu de cela, tu en es jalouse, bassement, et tu ne songes qu’à frustrer à ton profit ces œuvres qui ont si grand besoin de ma direction !… »
Mais la plupart de ces lettres reflétaient une profonde tendresse :
« … Pas de nouvelles hier, pas de nouvelles aujourd’hui. Le besoin que j’ai de toi fait que je compte trop sur cette lettre de chaque matin, et, quand ce viatique me fait défaut au réveil, ma journée de travail est sans courage. Faute de mieux, j’ai relu ta si douce lettre de jeudi, pleine de droiture, de pureté, de tendresse. Ô bon ange que Dieu a mis à mon côté ! Je me reproche de ne pas t’aimer comme tu le mérites. Je sens bien, mon amour, que tu t’es interdit toute plainte. Mais quelle bassesse n’y aurait-il pas, de ma part, à paraître oublier mes torts et à te dissimuler mon repentir !
« La délégation est très fêtée. On m’y fait une place extrêmement flatteuse. Hier, dîner de trente couverts, toasts, etc. Je crois que ma réponse a beaucoup porté. Mais les honneurs ne me font rien oublier : entre les sessions, je ne pense qu’à toi, ma chérie, et au petit… »
Antoine était extrêmement ému. Ses mains tremblaient un peu lorsqu’il remit le paquet en place. « Votre sainte mère », disait toujours M. Thibault, avec un soupir particulier et un coup d’œil oblique vers la suspension, chaque fois que, à table, il lui arrivait de rappeler un souvenir auquel sa femme était mêlée. Par cette brève incursion dans ce domaine insoupçonné, Antoine venait d’en apprendre plus long sur la jeunesse de ses parents que par toutes les allusions faites, en vingt ans, par son père.
Le second tiroir était tout rempli d’autres liasses :
« Le reste de sa famille », songea Antoine.
Il se sentait plus à l’aise avec ce passé-là, mais non moins surpris. Qui donc aurait pu croire que M. Thibault avait ainsi conservé toutes les lettres d’Antoine, toutes celles de Jacques, même les rares lettres de Gise, et qu’il les rangeait sous une rubrique commune : Lettres des enfants ?
Sur le dessus de la liasse s’étalait un premier billet, sans date, gauchement tracé au crayon par un bambin dont une maman avait dû diriger la main :
« Mon cher Papa, je t’embrasse et je te souhaite une bonne fête.
Il s’attendrit un instant sur ce vestige préhistorique, et passa.
Les lettres des Pupilles et Détenus ne semblaient présenter aucun intérêt :
« Monsieur le Président,
« Ils nous embarquent ce soir pour l’île de Ré. J’aurais regret de quitter la prison sans vous dire que je suis reconnaissant de toutes vos bienveillances… »
« Monsieur et cher Bienfaiteur,
« Celui qui vous écrit et signe, c’est un homme qui est redevenu honnête homme, et c’est pourquoi je viens vous demander votre recommandation, avec ci-joint une lettre de mon père, dont il ne faudra pas faire attention pour le français ou pour le stile… Mes deux fillettes prient tous les soirs pour celui qu’elles appellent “le Parrain de Papa”… »
« Monsieur le Président,
« Il y a 26 jours que je suis incarcéré en prison et au désespoir de ce que, en 26 jours, je n’ai vu le juge qu’une fois malgré mon mémoire dûment justificatif… »
Un feuillet maculé, daté du « Camp de Montravel, Nouvelle-Calédonie », se terminait par ces mots, calligraphiés d’une encre jaunie :
« … en attendant des jours meilleurs, je vous prie d’agréer les sentiments dont je vous honore avec reconnaissance.
Tous ces témoignages de confiance et de gratitude, tous ces bras misérables qu’il voyait ainsi se tendre vers son père, ne laissaient pas d’émouvoir Antoine.
« Il faudra que Jacques feuillette ça », se dit-il.
Au fond du tiroir, un petit carton sans étiquette : trois photographies d’amateur, aux angles roulés. La plus grande représentait une femme d’une trentaine d’années, dans un paysage de montagne, à la lisière d’un bouquet de sapins. Antoine eut beau se pencher vers la lampe, les traits de ce visage lui étaient totalement inconnus. D’ailleurs, la capote à rubans, la robe à collerette, les manches ballon, accusaient une mode très ancienne. La seconde épreuve, plus petite, représentait la même personne, assise cette fois, la tête nue, dans un square, peut-être dans le jardin d’un hôtel ; et, sous le banc, aux pieds de la dame, un caniche blanc, accroupi en sphinx. Sur la troisième image, le chien était seul, debout sur une table de jardin, le museau dressé, un ruban sur la tête. Dans le carton, une enveloppe contenait le cliché de la grande photographie, le paysage de montagne. Aucun nom, aucune date. À y regarder de plus près et bien que la silhouette fût encore svelte, cette femme pouvait avoir atteint ou même dépassé la quarantaine. Un regard chaud, sérieux malgré le sourire des lèvres : une physionomie attachante, qu’Antoine, intrigué, examinait, sans se décider à refermer le carton. Était-ce une suggestion ? Il n’était plus aussi certain de n’avoir jamais rencontré cette femme.
Le troisième tiroir, presque vide, ne contenait qu’un ancien registre de comptes, qu’Antoine faillit ne pas ouvrir. C’était un vieux cahier de maroquin, chiffré aux initiales de M. Thibault, et qui, en réalité, n’avait jamais servi de livre de comptes.
Sur la page de garde, Antoine lut :
« Donné par Lucie à l’occasion du premier anniversaire de notre mariage : 12 février 1880. »
Au centre de la page suivante, M. Thibault avait inscrit, de la même encre rouge :
Mais ce titre était raturé. Le projet avait dû être abandonné. « Étrange souci », se dit Antoine, « pour un homme marié depuis un an et dont le premier enfant était encore à naître ! »
Dès qu’il eut feuilleté le registre, sa curiosité s’aviva. Très peu de pages étaient restées blanches. Les modifications de l’écriture témoignaient que le cahier avait servi pendant de nombreuses années. Mais ce n’était pas un journal, comme Antoine l’avait d’abord cru — et espéré : un simple recueil de citations, semblait-il, prises au cours de lectures.
Le choix des textes pouvait être assez significatif, et Antoine explora les premières pages d’un œil inquisiteur :
Il y a peu de choses qu’il faille craindre davantage que d’apporter la moindre innovation dans l’ordre établi. (Platon.)
Le sage. (Buffon.)
Content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a vécu : se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, etc.
Certaines de ces citations étaient assez inattendues :
Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent. (Saint Fr. de S.)
Il n’y a point d’âmes au monde qui chérissent plus cordialement, plus tendrement, plus amoureusement que moi ; et même j’abonde un peu en dilection. (Saint Fr. de S.)
« La prière a peut-être été donnée à l’homme pour lui permettre quotidiennement un cri d’amour dont il n’ait pas à rougir. »
Cette dernière remarque était sans référence et d’une écriture cursive. Antoine eut l’idée que son père en était l’auteur.
D’ailleurs, M. Thibault semblait, à partir de ce moment-là, avoir pris l’habitude d’intercaler, au milieu des textes, le fruit de ses propres méditations. Et Antoine, tournant les pages, s’aperçut avec un vif intérêt que le cahier paraissait avoir assez vite perdu sa destination première, pour devenir presque exclusivement un recueil de pensées personnelles.
Au début, la plupart de ces maximes avaient une portée politique ou sociale. Sans doute M. Thibault notait-il là des idées générales qu’il était heureux de pouvoir retrouver lorsqu’il préparait un discours. Antoine y rencontrait à tout instant ces formes de négations interrogatives — « N’y a-t-il pas ?… » « Ne faut-il pas ?… » — qui étaient si caractéristiques de la pensée et de la parole paternelles :
« L’autorité du Patron est un pouvoir que suffit à légitimer la compétence. Mais n’est-ce pas davantage encore ? Ne faut-il pas, pour une production prospère, que s’établisse une cohésion morale entre ceux qui coopèrent à cette production ? Et le Patronat n’est-il pas aujourd’hui l’organe indispensable à la cohésion morale des ouvriers ? »
« Le prolétariat s’insurge devant l’inégalité des conditions, et nomme injustice l’admirable variété voulue par Dieu.
« N’a-t-on pas, de nos jours, tendance à oublier qu’un homme de bien est fatalement aussi, ou presque fatalement, un homme qui a du bien ? »
Antoine sauta d’un coup deux ou trois ans. Les préoccupations d’ordre général semblaient de plus en plus céder la place à des réflexions d’un accent intime :
« Ce qui donne tant de sécurité à se sentir chrétien, n’est-ce pas que l’Église du Christ est aussi une Puissance temporelle ? »
Antoine sourit. « Ces honnêtes gens-là », se dit-il, « pour peu qu’ils soient ardents et courageux, sont souvent plus dangereux que les canailles !… Ils en imposent à tous — particulièrement aux meilleurs ; et ils sont si certains d’avoir la vérité en poche, que, pour faire triompher leurs convictions, ils ne reculent devant rien… Devant rien… J’ai vu mon père, pour le bien de son parti, pour le succès d’une de ses œuvres, se permettre certaines petites choses… Enfin, des choses qu’il ne se serait jamais permises, si ç’avait été pour lui, pour obtenir une distinction, pour gagner de l’argent ! »
Ses yeux couraient de page en page, piquant au hasard :
« N’y a-t-il pas une forme légitime, salutaire, de l’égoïsme, ou, pour mieux dire, une manière d’utiliser l’égoïsme à de pieuses fins : par exemple, en nourrir notre activité de chrétiens, et jusqu’à notre foi ? »
Certaines affirmations auraient pu paraître cyniques à qui n’aurait pas connu la personne et la vie de M. Thibault :
« Œuvres. Ce qui fait la grandeur et surtout l’incomparable efficacité sociale de notre Philanthropie catholique (Œuvres de Bienfaisance, Sœurs de Saint-Vincent-de-P., etc.), c’est que, en fait, la distribution des secours matériels n’atteint guère que les résignés, les bons esprits, et ne risque pas d’encourager les insatisfaits, les rebelles, ceux qui n’acceptent pas leur condition inférieure et n’ont d’autres mots à la bouche qu’inégalité et revendication. »
« La vraie charité n’est pas de vouloir le bonheur d’autrui.
« Mon Dieu, donnez-nous la force de faire violence à ceux que nous devons sauver. »
Idée qui, plusieurs mois après, semblait encore le hanter :
« Être féroce envers soi-même, pour se donner le droit d’être dur envers tous. »
« Parmi les mérites méconnus, ne conviendrait-il pas de placer au premier rang, pour le dur apprentissage qu’il exige, ce que, dans mes prières, j’appelle depuis si longtemps : l’enroidissement ? »
Et ceci qui, isolé sur une page blanche, rendait un son terrible :
« Forcer l’estime, à force de vertu. »
« Enroidissement ! » songeait Antoine. Il découvrait que son père n’était pas seulement raide, mais enroidi, — exprès. Il ne refusait pas, d’ailleurs, de voir quelque sombre beauté dans cette contrainte, même si elle n’aboutissait qu’à l’inhumain. « Sensibilité volontairement mutilée ? » se demandait-il. Parfois, il semblait bien que M. Thibault eût souffert de lui-même et des mérites qu’il acquérait si durement :
« L’estime n’exclut pas nécessairement l’amitié, mais il semble rare qu’elle contribue à la faire naître. Admirer n’est pas aimer ; et, si la vertu obtient la considération, elle n’ouvre pas souvent les cœurs. »
Amertume secrète, qui l’amenait même à écrire, quelques pages plus loin :
« L’homme de bien n’a pas d’amis. Dieu le console en lui procurant des obligés. »
Par-ci, par-là, — rarement, il est vrai, — un cri humain qui détonnait et plongeait Antoine dans la stupeur :
« Si l’on ne fait pas le bien par goût naturel, que ce soit par désespoir ; ou, du moins, pour ne pas faire le mal. »
« Il y a quelque chose de Jacques, dans tout ça », se disait Antoine. C’était difficile à préciser. Mêmes sensibilités contractées, même violence secrète des instincts, mêmes rudesses… Il en vint à se demander si l’aversion de son père pour le caractère aventureux de Jacques ne se trouvait pas parfois renforcée par une obscure similitude de tempérament ?
Un grand nombre de pensées commençaient par cette formule : « Piège du démon. »
« Piège du démon : le penchant à la vérité. N’est-il pas souvent plus difficile, plus courageux, de persévérer, par fidélité à soi-même, dans une conviction, même ébranlée, que de secouer présomptueusement les colonnes, au risque de faire écrouler l’édifice ?
« L’esprit de suite n’est-il pas plus que l’esprit de vérité ? »
« Piège du démon. Déguiser son orgueil, ce n’est pas être modeste. Mieux vaut laisser éclater les défauts qu’on n’a pas su vaincre, et en faire une force, plutôt que de mentir et de s’affaiblir en les dissimulant. »
(Orgueil, vanité, modestie, ces mots se retrouvaient à chaque page.)
« Piège du démon. Se rabaisser en parlant humblement de soi, n’est-ce pas une feinte de l’Orgueil ? Ce qu’il faut, c’est faire le silence sur soi. Mais cela n’est possible à l’homme que s’il est assuré que d’autres, du moins, sauront bien parler de lui. »
Antoine sourit de nouveau. Mais l’ironie se figeait vite sur ses lèvres.
Quelle mélancolie, dans un lieu commun comme celui-ci, lorsqu’on le trouvait sous la plume de M. Thibault :
« Y a-t-il des vies — même des vies de saints — qui ne soient pas quotidiennement soumises au mensonge ? »
D’ailleurs — et contrairement à ce qu’Antoine aurait supposé d’après le souvenir qu’il avait de son père vieillissant — la sérénité semblait, d’années en années, se dérober davantage à cette âme empesée de certitude :
« Le rendement d’une existence, la portée des entreprises d’un homme, leur valeur, sont, plus qu’on ne pense, commandés par la vie du cœur. Il en est auxquels il n’aura manqué, pour laisser une œuvre à leur taille, que la chaleur d’une présence aimée. »
On devinait même, par instants, comme un mal secret :
« Une faute non commise ne peut-elle pas provoquer dans le caractère d’un homme autant de déformations et faire dans sa vie intérieure autant de ravages, qu’un crime réel ? Rien n’y manque : pas même les morsures du remords. »
« Piège du démon. Ne pas confondre avec l’amour du prochain l’émoi qui nous saisit à l’approche, au toucher de certains êtres… »
Ce paragraphe s’achevait par une demi-ligne, raturée. Pas assez cependant pour qu’Antoine ne pût lire, par transparence :
« … jeunes, fût-ce des enfants. »
En marge au crayon :
« 2 juillet. 25 juillet. 6 août. 8 août. 9 août. »
Puis, après quelques pages d’un autre ton :
« Ô mon Dieu, vous connaissez ma misère, mon indignité. Je n’ai pas droit à votre pardon, car je ne suis pas détaché, je ne puis me détacher de mon péché. Fortifiez ma volonté pour que j’évite le piège du démon. »
Et Antoine se rappela soudain les quelques paroles indécentes qui, à deux reprises différentes, avaient jailli des lèvres de son père, pendant son délire.
De fréquents appels vers Dieu coupaient ces examens de conscience :
Seigneur, celui que Vous aimez est malade !
Gardez-vous de moi, Seigneur, car je Vous trahirais si vous m’abandonniez à moi-même !
Antoine tourna quelques feuillets.
Une date, ajoutée en marge, au crayon, — « août 95 » — retint son regard :
« Attention d’amoureuse. Sur la table traînait le livre de l’ami ; la page était marquée par une bande de journal. Qui donc a pu venir, si tôt, ce matin ? Un bleuet, pareil à ceux qui paraient hier soir son corsage, remplace maintenant le signet de papier. »
Août 1895 ? Antoine, stupéfait, plongea dans ses souvenirs. En 95, il avait quatorze ans. L’année où M. Thibault les avait tous emmenés près de Chamonix. Une rencontre d’hôtel ? Aussitôt il pensa à la photographie de la dame au caniche. Sans doute trouverait-il quelque éclaircissement dans la suite ? Non. Plus un mot sur l’« amoureuse ».
Pourtant, à quelques pages de là, une fleur — le bleuet peut-être ? — aplatie et sèche, voisinait avec cette citation classique :
Il y a en elle de quoi faire une parfaite amie : il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié. (La Br.).
Puis, la même année, à la date du 31 décembre, comme une conclusion, ceci, qui rappelait l’ancien élève des Jésuites :
Sœpe venit magno fœnore tardus amor[2].
Mais Antoine eut beau se remémorer les vacances de 95, il ne retrouvait aucun souvenir des manches ballon ni du caniche blanc.
Il n’était pas possible de tout lire ce soir-là.
D’ailleurs, M. Thibault, devenu un personnage dans le monde des Œuvres et accaparé par ses multiples fondions, semblait bien, au cours des dix ou douze dernières années, avoir peu à peu abandonné son registre. Il n’y écrivait guère que pendant les vacances, et les citations pieuses redevenaient très abondantes. La date extrême était « Septembre 1909 ». Pas une ligne depuis le départ de Jacques ; ni pendant la maladie.
Sur l’un des derniers feuillets, d’une écriture moins ferme, cette réflexion désabusée :
« Lorsque l’homme parvient aux honneurs, c’est déjà qu’il ne les mérite plus. Mais, dans Sa Bonté, Dieu ne les lui prodigue-t-il pas pour seulement l’aider à supporter cette mésestime de soi qui empoisonne et finit par tarir la source de toute joie, de toute charité ? »
Le cahier se terminait par quelques pages blanches.
À la fin, dans la moire de la doublure, le relieur avait ménagé une pochette où traînaient encore de vieux papiers. Antoine en tira deux amusantes photos de Gise enfant, un calendrier de 1902 dont les dimanches étaient cochés, et cette lettre, sur papier mauve :
« 7 avril 1906.
« Cher W. X. 99,
« Tout ce que vous me dites sur vous, je pourrais vous le dire également. Non, je ne m’explique pas ce qui m’a fait faire cela, mettre cette Annonce, moi, élevée comme je l’ai été, et cela m’étonne aujourd’hui pareillement comme cela vous étonne, vous, d’avoir regardé ces Offres de Mariage dans le journal et d’avoir cédé à la tentation d’écrire à ces Initiales inconnues, pleines de mystère pour vous. Car moi aussi je suis une Catholique pratiquante et très attachée à des Principes de Religion auxquels je n’ai jamais failli un seul jour, et toute cette occasion est si romanesque, vous ne trouvez pas, qu’on dirait bien, du moins pour moi, que c’est comme un Signe de la Providence et que c’est Dieu qui a voulu pour nous ce moment de faiblesse où j’ai inséré l’Annonce et celui où vous l’avez lue et découpée. Depuis sept années que je suis veuve, il faut vous dire que je souffre de plus en plus de ce manque de tendresse dans ma vie, surtout que, n’ayant pas eu d’enfant, je suis sans cette compensation. Mais ce n’est pas une compensation, puisque vous, qui avez deux grands fils, un Foyer enfin et, d’après ce que je devine, une situation d’homme d’affaires très occupé, vous aussi vous vous plaignez de souffrir de sécheresse et de solitude. Oui, je pense comme vous que c’est Dieu qui nous a donné ce besoin d’aimer, et je Lui demande soir et matin en faisant ma prière de retrouver, dans un Mariage béni par Lui, la chère présence d’un homme qui me prodigue la chaleur d’un contact ardent et fidèle. À cet homme, Envoyé de Dieu, j’apporterai une âme ardente aussi et une jeunesse d’amour qui est un gage sacré de Bonheur. Mais malgré le chagrin que j’ai de vous causer de la peine, je ne puis vous envoyer ce que vous me demandez, bien que je comprenne votre demande. Vous ne savez pas la femme que je suis, mes parents, morts aujourd’hui mais vivants pour moi dans mes prières, et le milieu où j’ai vécu jusqu’ici. Encore une fois ne jugez pas sur cette faiblesse que j’ai eue dans ma détresse d’amour, quand j’ai fait insérer cette Offre, et comprenez qu’une nature comme je suis se refuse à envoyer ainsi une photographie, même flattée. Ce que je peux faire très volontiers, c’est prier mon directeur de conscience, qui est depuis Noël premier vicaire dans une paroisse de Paris, d’aller voir cet abbé V. dont vous m’avez parlé dans votre deuxième lettre, et il donnera tous les renseignements. Et même, pour le physique, ce que je peux faire, c’est aller moi-même faire visite à M. l’abbé V. qui a votre confiance et qui pourra ensuite vous… »
C’étaient les derniers mots de la quatrième page. Antoine fouilla la pochette. La feuille suivante n’y était pas.
S’agissait-il seulement de son père ? Aucun doute : les deux fils, l’abbé V… Questionner Vécard ? Même s’il avait été mêlé à cette tentative matrimoniale, il ne divulguerait rien.
La dame au caniche ? Non ; la date de cette lettre — 1906, c’était hier : l’année de l’internat d’Antoine dans le service de Philip, l’année que Jacques avait passée au pénitencier de Crouy — cette date relativement récente ne concordait pas avec la capote, la taille pincée, les manches ballon. Il fallait se contenter d’hypothèses.
Antoine remit le registre à sa place, ferma le tiroir et regarda l’heure : minuit et demi.
« Se contenter d’hypothèses », répéta-t-il à mi-voix, en se levant.
« Le résidu d’une existence… », songeait-il. « Et, malgré tout, l’ampleur d’une telle vie ! Une vie humaine a toujours infiniment plus d’ampleur qu’on ne sait ! »
Il considéra un instant, comme pour en arracher un secret, ce fauteuil d’acajou et de cuir qu’il venait de quitter, et où, tant d’années, M. Thibault, incrusté par la base, le buste penché, ironique, tranchant, ou solennel tour à tour, avait prononcé ses sentences.
« Qu’ai-je connu de lui ? » songeait-il. « Une fonction, la fonction paternelle : un gouvernement de droit divin qu’il a exercé sur moi, sur nous, trente ans de suite ; — avec conscience d’ailleurs : bourru et dur, mais pour le bon motif ; attaché à nous comme à des devoirs… Qu’ai-je connu encore ? Un pontife social, considéré et craint. Mais lui, lui, l’être qu’il était quand il se retrouvait seul en présence de lui-même, qui était-il ? Je n’en sais rien. Jamais il n’a exprimé devant moi une pensée, un sentiment, où j’aie pu voir quelque chose d’intime, quelque chose qui ait été réellement, profondément de lui, tout masque enlevé ! »
Depuis qu’Antoine avait touché ces papiers, soulevé ce petit coin de voile, soupçonné des choses, il s’avisait avec une sorte d’angoisse que, sous ces majestueuses apparences, un homme — un pauvre homme, peut-être — venait de mourir ; que cet homme était son père, et qu’il l’avait entièrement ignoré.
Il se demanda soudain :
« Et de moi, que savait-il ? Moins encore ! Rien ! N’importe quel camarade de classe, perdu de vue depuis quinze ans, en sait sur moi davantage ! Est-ce sa faute ? N’est-ce pas la mienne ? Ce vieillard instruit, qui a passé aux yeux de tant de gens remarquables pour prudent, averti, d’excellent conseil, moi, son fils, je ne l’ai jamais consulté que pour la forme, après m’être renseigné ailleurs et décidé en dehors de lui. Quand nous nous trouvions en face l’un de l’autre, il y avait là tête à tête deux hommes de même sang, de même nature, et entre ces deux hommes, entre ce père et ce fils, aucun langage pour communiquer, aucune possibilité d’échange : deux étrangers !
« Et pourtant, non ! » reprit-il, après avoir fait quelques pas de long en large. « Ça n’est pas la vérité. Nous n’étions pas des étrangers l’un pour l’autre. Voilà le plus terrible. Entre nous, des liens — indiscutables. Mais oui, ces liens de père à fils, de fils à père, — si dérisoire qu’il soit d’y seulement penser quand on songe à ce qu’ont été nos rapports — ces liens uniques, à nuls autres comparables, ils existaient bel et bien au fond de chacun de nous ! C’est même à cause d’eux que je suis bouleversé en ce moment : j’ai, pour la première fois depuis que je suis né, l’impression évidente que, sous cette incompréhension totale, il y avait quelque chose de secret, d’enseveli : une possibilité, même une exceptionnelle possibilité, de compréhension ! Et j’ai maintenant avec certitude le sentiment que, malgré tout, — bien que jamais je n’aie constaté entre nous le moindre commencement d’échange — malgré tout, jamais il n’y a eu et jamais plus il n’y aura dans le monde un autre être — même pas Jacques — si bien fait pour être compris de moi dans les profondeurs de son essence ni mieux fait pour pénétrer d’emblée dans les profondeurs de la mienne… Parce qu’il était mon père, parce que je suis son fils ! »
Il était près de la porte du vestibule. « Allons nous coucher », se dit-il, en tournant la clé dans la serrure. Mais, avant d’éteindre, il se tourna pour embrasser du regard ce cabinet de travail qui était maintenant comme un alvéole vide.
« Et il est trop tard », conclut-il, « c’est fini, à tout jamais. »
Un rai de lumière passait sous la porte de la salle à manger.
— « Mais il faut vous dépêcher de partir, monsieur Chasle ! » s’écria Antoine, en poussant le battant.
Courbé entre deux piles de faire-part, Chasle préparait des enveloppes.
— « Ah, c’est vous ? Justement… Avez-vous une minute ? » fit-il, sans lever le nez.
Antoine, pensant qu’il s’agissait de préciser une adresse, s’approcha sans méfiance.
— « Une minute ? » répéta le bonhomme, continuant à écrire. « Quoi ?… Que je vous explique ce que je vous disais — pour ce petit capital. »
Sans attendre la réponse, il avait posé sa plume, escamoté son râtelier, et regardait son interlocuteur avec un air émoustillé. Il était désarmant.
— « Vous n’avez donc pas sommeil, monsieur Chasle ? »
— « Oh, non ! Ce qui me tient éveillé, moi, ce sont les idées… » Son petit buste se tendait vers Antoine, qui était resté debout. « J’écris des adresses, j’écris… Mais, pendant ce temps-là, Monsieur Antoine… » (Il eut le sourire malicieux d’un prestidigitateur bon enfant qui va dévoiler un de ses tours :) « Mais, pendant ce temps-là, ça tourne, ça tourne, ad libitum ! »
Et, avant qu’Antoine eût pu trouver une échappatoire :
— « Eh bien, avec ce petit capital dont vous m’avez parlé, Monsieur Antoine, je vais pouvoir réaliser une de mes idées. Oui, une idée à moi : le Comptoir. C’est un nom abréviatif, en quelque sorte. Un comptoir. On peut dire aussi un office. Une boutique, enfin. Oui. D’abord, une boutique. Un magasin, dans une rue passagère de la localité. Mais la boutique, c’est l’extérieur. L’idée, elle est dedans. »
Lorsque son sujet lui tenait fort à cœur, comme en ce moment, il parlait par petites phrases essoufflées, les mains allongées et jointes, en se penchant tantôt à droite, tantôt à gauche. Entre chaque phrase, une courte pause lui permettait d’ordonner dans sa tête la phrase suivante ; un même déclic semblait alors faire basculer le buste et projeter en avant les mots préparés ; puis il s’arrêtait de nouveau, comme s’il ne pouvait sécréter qu’une parcelle de pensée à la fois.
Antoine se demanda si M. Chasle n’avait pas le cerveau plus déséquilibré que de coutume : les événements, plusieurs nuits blanches…
— « Latoche parlerait de tout ça mieux que moi », reprit le petit homme. « Voilà beau temps que je le connais, Latoche ; et, pour le passé, je n’ai jamais eu sur lui que de parfaits antécédents. Une élite. Toujours des idées. Comme moi. Même, à nous deux, une grande idée : ce fameux Comptoir. Le Comptoir de l’Ingéniosité moderne… Vous y êtes ? »
— « Pas tout à fait. »
— « Eh bien, en définitive, les petites inventions. Les petites inventions pratiques !… Tous les petits ingénieurs qui trouvent un petit truc et qui ne savent qu’en faire. On centralise tout ça, Latoche et moi. On lance des réclames dans les journaux de la localité… »
— « Quelle localité ? »
M. Chasle considéra Antoine comme s’il ne comprenait pas la question.
— « Du temps du défunt », continua-t-il après une pause, « j’aurais eu honte bue de raconter ces choses-là. Mais maintenant… Il y a treize ans que je rumine ça, Monsieur Antoine. Depuis l’Exposition. J’ai même, rien qu’à moi seul, inventé un tas de petites célébrités. Oui. Un talon enregistreur, pour compter les pas. Un mouilleur de timbres, automatique et perpétuel. » Il sauta de sa chaise et s’approcha d’Antoine. « Mais le plus conséquent, c’est l’œuf. L’œuf carré. Reste à trouver mon liquide. Pour ça, je suis en correspondance avec des chercheurs. Les curés de campagne, ce sont tous des candidats adeptes : en hiver, après l’Angelus, on a le temps de bricoler, n’est-ce pas ? Je les ai tous lancés sur mon liquide. Dès que j’aurai mon liquide… Mais le liquide, ça n’est plus rien. Le difficile, c’était l’idée. »
Antoine écarquillait les yeux :
— « Dès que vous aurez le liquide ?… »
— « Eh bien, j’y trempe mes œufs… juste assez pour ramollir la coquille sans gâter l’œuf !… Vous y êtes ? »
— « Non. »
— « Je les fais sécher dans des moules… »
— « Carrés ? »
— « Naturellement ! »
M. Chasle se tortillait comme un ver coupé. Antoine ne l’avait jamais vu dans cet état.
— « Par centaines ! Par milliers ! Une usine ! L’œuf carré ! Plus de coquetiers ! L’œuf carré se tient debout ! Sa coquille reste dans le ménage ! On en fait un porte-allumettes, on en fait un pot à moutarde ! L’œuf carré se range en boîtes, comme des pains de savon ! Alors, pour les expéditions, vous vous rendez compte ? »
Il voulut regrimper sur son « strapontin » ; mais aussitôt, comme s’il s’était piqué, il sauta à terre. Il était devenu pourpre.
— « Excusez-moi, je reviens », murmura-t-il en gagnant la porte. « La vessie… C’est nerveux… Dès que je parle de l’œuf… »
Le lendemain, qui était un dimanche, Gise se réveilla, non pas brisée — la fièvre semblait l’avoir définitivement quittée — mais, au contraire, impatiente et résolue. Trop affaiblie encore pour aller jusqu’à l’église, elle passa la matinée chez elle, à prier, à se recueillir. Elle s’irritait de ne pouvoir réfléchir avec efficacité à la situation qui lui était faite par le retour de Jacques : il n’y avait devant elle rien de net ; et, ce matin-là, au grand jour, elle ne parvenait même pas à bien s’expliquer ce qui, la veille, dans la visite nocturne de Jacques, lui avait laissé cet arrière-goût de déception, presque de désespoir. Il fallait une explication. Dissiper les malentendus. Ensuite, tout s’éclairerait.
Mais, de toute la matinée, Jacques ne parut pas. Antoine lui-même ne se montrait presque plus depuis la mise en bière. La tante et la nièce déjeunèrent tête à tête. Puis la jeune fille entra chez elle.
L’après-midi se traîna, brumeux et froid, sinistre.
Seule et désœuvrée, en proie aux idées fixes qui la ravageaient, Gise en vint à un tel énervement que, vers quatre heures, tandis que sa tante était encore au salut, elle s’enveloppa d’un manteau, descendit d’un trait au rez-de-chaussée, et se fit conduire par Léon à la chambre de Jacques.
Il lisait des journaux, sur une chaise, dans l’embrasure de la fenêtre.
Sa silhouette se découpait à contre-jour sur la vitre livide, et Gise fut frappée de sa carrure : dès qu’elle n’était plus auprès de lui, elle oubliait l’homme qu’il était devenu, pour ne plus évoquer que l’adolescent aux traits enfantins, qui, trois ans plus tôt, l’avait serrée contre lui sous les arbres de Maisons.
Du premier coup d’œil, sans analyser son impression, elle remarqua la façon dont il était piqué de biais sur cette chaise volante, et que tout, dans cette chambre en désordre (la valise ouverte à terre, le chapeau sur la pendule arrêtée, le bureau désaffecté, les deux paires de souliers devant la bibliothèque), tout signifiait campement provisoire, lieu de hasard où l’on ne saurait reprendre des habitudes.
Il s’était levé pour venir à sa rencontre. Quand elle reçut de près la caresse bleue de son regard, où se lisait un peu de surprise, elle se troubla si fort qu’elle ne put retrouver ce qu’elle avait imaginé pour rendre plausible sa visite ; il ne restait plus rien dans sa tête que le réel : un désir irrésistible d’y voir clair. Aussi, faisant fi de toute adresse, pâle, courageuse, elle s’arrêta au milieu de la chambre et dit :
— « Jacques, il faut que nous parlions. »
Elle eut le temps de saisir dans les yeux qui venaient si affectueusement au-devant d’elle un éclat bref et dur, que le battement des paupières intercepta presque aussitôt.
Il rit, forçant un peu la voix :
— « Mon Dieu, quel air sérieux ! »
Cette ironie la glaça. Pourtant elle sourit : sourire tremblant qui s’acheva en une crispation douloureuse : des larmes montaient à ses yeux. Elle détourna le visage, fit quelques pas et vint s’asseoir sur le canapé-lit ; mais, obligée d’essuyer les pleurs qui roulaient maintenant sur ses joues, elle dit, sur un ton de reproche où elle pensa mettre un peu de gaieté :
— « Ah, tu vois, tu me fais déjà pleurer… C’est bête… »
Jacques sentit de la haine sourdre en lui. Il était ainsi : cette colère qu’il portait, depuis son enfance, au plus profond de lui-même, — un peu, pensait-il, comme la terre porte son centre en fusion — cette sourde rage, cette rancune, jaillissaient par moments en poussées de lave brûlante que rien ne pouvait retenir.
— « Eh bien, oui, après tout, parle ! » cria-t-il, avec une exaspération hostile. « Moi aussi, je préfère en finir ! »
Elle s’attendait si peu à cette brutalité, et la question qu’elle était venue poser trouvait déjà en cette explosion une réponse si explicite, qu’elle s’appuya au dossier, les lèvres blanches et entrouvertes, comme s’il l’eût réellement frappée. Pour toute défense, elle mit sa main devant elle et murmura : « Jacquot… » d’une voix si déchirante que Jacques en fut d’un coup retourné.
Étourdi, oubliant tout, il passa sans transition de la plus agressive malveillance au plus spontané, au plus illusoire élan de tendresse : il courut au canapé, se laissa tomber près de Gise et la reçut, sanglotante, sur sa poitrine. Il balbutiait : « Mon pauvre petit… Mon pauvre petit… » Il voyait de tout près le grain mat de sa peau, et, autour des yeux, le cerne transparent et sombre qui donnait plus de tristesse et de douceur à ce regard mouillé qu’elle levait sur lui. Mais, très vite, la lucidité lui revint, entière, avisée même : et, tandis qu’il restait incliné au-dessus d’elle, les narines dans ses cheveux, il aperçut nettement, comme s’il se fût agi d’un étranger, l’équivoque de cette attirance toute physique. Halte-là ! Une fois déjà, sur le chemin glissant de la pitié, il avait dû, pour leur salut à tous deux, freiner à temps — et fuir. (D’ailleurs, qu’il pût, en ce moment même, peser, raisonner, distinguer si bien les misérables dangers qu’ils couraient, n’était-ce pas la preuve de la médiocrité de cet entraînement ? Et cela ne donnait-il pas la mesure de l’inconsistante duperie dont ils risquaient d’être victimes ?)
Aussitôt, et sans avoir à remporter sur lui-même une bien héroïque victoire, il se refusa la douceur de baiser cette tempe que déjà ses lèvres effleuraient : il se contenta de l’appuyer tendrement contre son épaule, et de caresser lentement, du bout de ses doigts, la joue tiède, soyeuse, encore humide de larmes.
Blottie contre lui, le cœur bondissant, Gise tendait la joue, le cou, la nuque, au frôlement de cette main. Elle ne bougeait pas, mais elle était prête à se laisser couler jusqu’aux pieds de Jacques, à étreindre ses genoux.
Et lui, au contraire, il sentait de seconde en seconde son pouls battre moins vite ; il retrouvait un calme presque monstrueux. Un moment, il en voulut même à Gise du banal désir que, par intermittences, elle lui inspirait ; il alla jusqu’à l’en mépriser un peu. L’image de Jenny, comme un trait fulgurant aussitôt évanoui, traversa son cerveau, qui redevenait très actif. Puis, renversant tout de nouveau, il fit un retour sur lui-même : il eut honte. Gise était meilleure que lui. Ce brûlant amour d’animal fidèle, qu’après trois ans d’absence il avait retrouvé intact ; et aussi la façon aveugle dont elle s’abandonnait à son destin d’amoureuse, à ce destin tragique qu’elle acceptait, à tous risques, sans une défaillance, — c’était sans nul doute des sentiments plus forts, plus purs, que ceux qu’il se croyait capable d’éprouver. Il soupesait cela avec une sorte d’impassibilité : une froideur de fond qui lui permettait maintenant, sans péril aucun, de se montrer très tendre avec Gise…
Il passait ainsi d’une idée à l’autre, tandis qu’elle, têtue, ne pensait qu’à une chose, à une seule… Et elle était si tendue vers cette unique pensée d’amour, elle était si réceptive, si sensible à tout ce qui émanait de lui, que, soudain, sans que Jacques eût dit un mot, sans qu’il eût modifié son attitude ni cessé de caresser la petite joue pressée contre lui, rien que par la façon inattentive, affectueuse, dont les doigts allaient et venaient de la lèvre à la tempe, elle eut l’intuition de tout : elle comprit que les liens étaient à tout jamais rompus, et que, pour lui, elle ne comptait pas.
Sans espoir — comme on fait, à coup sûr, la preuve d’une évidence — et afin d’être aussitôt fixée d’une manière indubitable, elle se détacha brusquement de lui et le regarda dans les yeux. Il n’eut pas le temps de lui dérober la sécheresse de son regard ; et, cette fois, elle eut bien la certitude absolue que tout était révolu, irrémédiablement.
Mais, en même temps, elle eut une peur enfantine de se l’entendre dire et que la terrible vérité se coagulât en des mots précis dont ils seraient tous deux condamnés à garder mémoire. Toute sa faiblesse se raidit pour que Jacques ne pût soupçonner son désarroi. Elle eut le courage de s’écarter davantage, de sourire, de parler.
Son geste évasif fit le tour de la pièce :
— « Depuis combien de temps n’étais-je pas revenue dans cette chambre ! » murmura-t-elle.
Elle avait, au contraire, un souvenir précis de la dernière fois qu’elle s’était assise là, sur ce même canapé, — auprès d’Antoine. Elle avait cru souffrir, ce jour-là ! Elle avait cru que l’absence de Jacques et l’inquiétude mortelle où elle vivait étaient une terrible épreuve. Mais qu’était-ce, auprès de ce qu’elle endurait aujourd’hui ? Elle n’avait, en ce temps-là, qu’à fermer les yeux pour qu’à l’instant Jacques fût présent, docile à son appel, semblable exactement à ce qu’elle voulait qu’il fût. Mais maintenant ! Maintenant qu’elle l’avait retrouvé, elle apprenait vraiment ce que c’était d’avoir à vivre sans lui ! « Comment est-ce possible ? » se disait-elle. « Comment cette chose est-elle arrivée ? » Et son angoisse devint si poignante que pendant quelques secondes elle dut fermer les yeux.
Il s’était levé pour donner de la lumière ; il alla jusqu’à la fenêtre et tira les rideaux ; mais il ne revint pas s’asseoir.
— « Tu as pris froid ? » demanda-t-il, la voyant frissonner.
— « C’est que ta chambre n’est guère chauffée », dit-elle, saisissant le prétexte. « Je crois que je ferais mieux de monter. »
La sonorité des voix, rompant le silence, l’avait un peu secouée et raffermie. La force qu’elle puisait à cette apparence de naturel était bien éphémère, mais elle avait si grand besoin de mensonge qu’elle continua, quelques instants encore, à parler, par saccades, jetant des paroles devant elle, comme la seiche jette son encre. Et lui, debout, approuvait d’un sourire, pris au jeu ; peut-être inconsciemment heureux d’échapper ce soir encore à l’explication.
Cependant, elle était parvenue à se lever. Ils se regardèrent. Ils étaient presque de la même taille. Elle se dit : « Jamais, jamais, je ne pourrai me passer de lui, moi ! » Et c’était une façon de ne pas aborder de front cette autre pensée, atroce : « Lui, il est fort : comme il se passe bien de moi ! » Elle eut subitement la révélation que Jacques, avec une froide cruauté d’homme, choisissait sa destinée, tandis que, elle, elle ne pouvait rien pour choisir la sienne, pas même pour l’orienter, si peu que ce fût.
Alors, à brûle-pourpoint, elle demanda :
— « Quand vas-tu repartir ? »
Elle avait cru prendre un ton détaché.
Il se contint, fit deux ou trois pas distraits, puis, se tournant à demi :
— « Et toi ? »
Comment avouer plus clairement qu’il allait en effet repartir et qu’il n’imaginait pas que Gise pût rester en France ?
Elle eut un geste indécis des épaules, et, cherchant à sourire une dernière fois — elle finissait par y parvenir assez bien — elle ouvrit la porte et disparut.
Il ne fit rien pour la retenir, mais il la suivit des yeux avec une soudaine et pure tendresse. Il aurait aimé pouvoir, sans péril, la prendre dans ses bras, la bercer, la protéger… La protéger contre quoi ? Contre elle-même. Contre lui. Contre le mal qu’il lui faisait (et dont il n’avait d’ailleurs qu’une assez vague conscience). Contre le mal qu’il lui ferait encore : le mal qu’il ne pouvait pas ne pas lui faire…
Les mains aux poches, il restait debout, les jambes écartées, au milieu de sa chambre en désordre. À ses pieds béait la valise, bigarrée, d’étiquettes multicolores. Il se revit, à Ancône — ou peut-être à Trieste — dans l’entrepont à peine éclairé d’un paquebot, parmi des émigrants qui s’injuriaient en un idiome inconnu ; un ronflement infernal ébranlait les flancs du navire ; puis un raclement de ferraille domina la dispute ; l’ancre était levée ; les oscillations s’amplifièrent : il y eut partout un brusque silence : le paquebot venait de démarrer, le paquebot s’élançait dans la nuit !
La poitrine de Jacques se gonfla. Cette aspiration maladive vers il ne savait quelle lutte, quelle création, quelle plénitude de son être, elle se heurtait à cette maison, à ce mort, à Gise, à tout ce passé encore plein de pièges et de chaînes.
— « Foutre le camp ! » gronda-t-il en bloquant les mâchoires. « Foutre le camp ! »
Gise s’était affaissée sur la banquette de l’ascenseur. Allait-elle avoir la force d’atteindre sa chambre ?
Ainsi, c’en était fait : cette explication — dont, malgré tout, elle avait tant espéré — se trouvait achevée, épuisée. Quatre répliques avaient suffi : « Jacques, il faut que nous parlions ! » À quoi il avait riposté : « Moi aussi, je préfère en finir ! » Puis deux interrogations restées sans réponse : « Quand vas-tu partir ? » « Et toi ? » Quatre petites phrases qu’elle se répétait avec stupeur.
Et maintenant ?
En retrouvant le vaste appartement silencieux, au fond duquel deux religieuses veillaient une bière, et où il ne restait plus rien de l’espérance qu’elle y avait laissée une demi-heure plus tôt, elle eut un tel serrement de cœur que la crainte de se trouver seule fut plus impérieuse encore que sa faiblesse ou son besoin de repos. Au lieu de gagner en hâte sa chambre, elle entra chez sa tante.
La vieille demoiselle était de retour. Elle se tenait assise, comme souvent, à son bureau encombré de factures, d’échantillons, de prospectus et de pharmacie. Elle reconnut Gise à son pas et tourna vers elle son corps noué :
— « Ah, c’est toi ?… Justement… »
Gise courut à elle en chancelant, baisa le front d’ivoire entre les bandeaux blancs, et, trop grande maintenant pour se blottir dans les bras de la petite vieille, elle se laissa tomber, comme une enfant, à ses genoux.
— « Justement, je voulais te demander, Gise… Est-ce qu’ils ne t’ont rien dit pour les rangements… la désinfection ?… Pourtant il existe des lois, là-dessus ! Demande à Clotilde. Tu devrais, toi, en parler à Antoine… D’abord les Étuves municipales. Et après, pour être plus sûr, ces fumigateurs du pharmacien. Clotilde sait. On calfeutre tout. Tu viendras nous aider, ce jour-là… »
— « Mais, ma tante », murmura Gise, dont les yeux de nouveau se remplissaient de larmes, « il faut que je reparte, moi… Je suis attendue… là-bas… »
— « Là-bas ? Après ce qui est arrivé ? Tu vas me laisser seule ? » Le tremblement nerveux de la tête saccadait ses paroles. « Dans l’état où je suis, à soixante-dix-huit ans… »
« Repartir », pensait Gise. « Et Jacques aussi va repartir. Et ce sera comme avant, mais sans espoir… Plus aucun, aucun espoir… » Les tempes lui faisaient mal. Tout se brouillait dans sa tête. Jacques, maintenant, lui était devenu incompréhensible, et cela était plus douloureux que tout. Incompréhensible, lui qu’elle n’avait pas cessé, croyait-elle, de si bien comprendre, tant qu’il avait été au loin ! Comment cela s’était-il fait ?
Elle s’interrogea : « Entrer au couvent ? » La paix pour toujours, la paix de Jésus… Mais renoncer à tout ! Renoncer… Le pourrait-elle ?
Incapable de se contenir, elle éclata en sanglots, et, se relevant à demi, serra soudain sa tante dans ses bras.
— « Ah », gémit-elle, « ça n’est pas juste, ma tante ! Ça n’est pas juste, tout ça ! »
— « Mais, quoi, qu’est-ce qui n’est pas juste ? Qu’est-ce que tu dis donc, voyons ? » grommela Mademoiselle, inquiète et mécontente.
Gise demeurait à terre, sans forces. Par instants, cherchant un appui, une présence, elle caressait sa joue au lainage rêche sous lequel pointaient les genoux de la petite vieille, qui répétait d’une voix querelleuse, en branlant la tête :
— « À soixante-dix-huit ans, rester seule, dans l’état où je suis… »
À Crouy, la petite chapelle du pénitencier était comble. Malgré le froid, les portes étaient ouvertes à deux battants, et, depuis une heure déjà, dans la cour où les piétinements de la foule avaient transformé la neige en un sorbet fangeux, s’alignaient, immobiles, têtes nues, avec leurs ceinturons à plaque de cuivre sur leurs treillis neufs, les deux cent quatre-vingt-six pupilles de la Fondation, encadrés par leurs gardiens en uniforme, l’étui à revolver sur la hanche.
La messe avait été célébrée par l’abbé Vécard ; mais l’évêque de Beauvais, qui avait une caverneuse voix de basse, était venu donner l’absoute.
Les chants liturgiques s’élevaient l’un après l’autre et planaient un instant dans le silence sonore de la petite nef :
— « Pater nos-ter… »
— « Requiem aeternam dona ei, Domine… »
— « Requiescat in pace… »
— « Amen. »
Puis le sextuor qui occupait la tribune entama son morceau final.
Antoine, dont la pensée, depuis le matin, ne cessait d’être active et distraite par le spectacle, songea : « On a toujours la manie de jouer, aux enterrements, cette marche de Chopin ; mais elle est à peine funèbre ! Une tristesse qui ne dure pas, et aussitôt cette reprise de joie, ce besoin d’illusion… C’est bien l’insouciance d’un tuberculeux qui pense à sa mort ! » Il se rappela les derniers jours du petit Derny, un musicien, lui aussi, un malade de l’hôpital. « On s’attendrit là-dessus, on croit y voir l’extase d’un agonisant qui découvre le ciel… En réalité, pour nous, ce n’est qu’un des caractères du mal, presque un symptôme des lésions, — comme la température ! »
Il dut s’avouer, d’ailleurs, qu’un grand désespoir pathétique eût été déplacé en la circonstance : jamais funérailles ne s’étaient déroulées avec une pompe plus officielle. Il était — sans compter M. Chasle, qui, aussitôt arrivé, s’était faufilé dans la foule — le seul « proche ». Les cousins, les parents éloignés, qui avaient assisté au service de Paris, n’avaient pas cru nécessaire de faire le voyage de Crouy, par ce froid. L’assistance se composait uniquement de collègues du défunt et de délégués d’œuvres philanthropiques. « Des “représentants” », se dit Antoine, égayé. « Moi-même je “représente” la famille. » Mais, avec une pointe de mélancolie, il ajouta : « Pas un ami. » Il voulait dire : « Personne qui soit de mes amis, à moi. Et pour cause. » (Depuis la mort de son père, il avait été amené à faire cette constatation qu’il n’avait pas d’amis personnels. À part Daniel, peut-être, il n’avait jamais eu que des camarades. C’était sa faute : il était resté si longtemps sans se soucier des êtres ! Jusqu’à ces dernières années, même, il tirait presque vanité de cet isolement. Voici qu’il commençait à en souffrir.)
Il observait curieusement les allées et venues des officiants. « Et maintenant ? » se demanda-t-il, en voyant le clergé disparaître dans la sacristie.
On attendait que les employés des Pompes funèbres eussent transporté la bière sur le catafalque dressé au seuil de la chapelle. Alors le maître de cérémonie vint, une fois de plus, avec le maintien compassé d’un médiocre maître de ballet, s’incliner devant Antoine en faisant tristement sonner sur le pavé sa canne de bois noir ; puis, en procession, le cortège alla se masser sous le porche, pour entendre les discours. Droit et digne, Antoine se prêtait docilement au cérémonial, soutenu par le sentiment qu’il était le centre de beaucoup de regards. Les assistants formaient la haie, se pressant pour voir défiler, derrière le fils Thibault, le sous-préfet, le maire de Compiègne, le général commandant la place, le directeur des haras, tout le conseil municipal de Crouy en redingote, un jeune évêque in partibus qui « représentait » Son Éminence le cardinal archevêque de Paris, et, parmi d’autres célébrités dont on se chuchotait les noms, quelques membres des Sciences morales, venus à titre amical honorer la dépouille de leur confrère.
— « Messieurs ! » fit une voix forte, « au nom de l’Institut de France, j’ai le triste privilège… »
C’était Loudun-Costard, le jurisconsulte, un homme chauve, corpulent, sanglé dans une pelisse à col de fourrure. Il s’était donné la tâche de retracer toute l’existence du défunt.
— « … Sa jeunesse s’écoula, studieuse et fervente, non loin de l’usine paternelle, au collège de Rouen… »
Antoine se rappela une photographie de collégien accoudé sur des livres de prix. « La jeunesse de Père… », se dit-il. « Qui donc à ce moment-là aurait pu prédire ?… On n’arrive à comprendre un homme qu’après sa mort », conclut-il. « Tant qu’un être vit, toutes les choses qu’il pourra encore accomplir, et qu’on ignore, constituent des inconnues qui faussent les calculs. La mort arrête enfin les contours ; c’est comme si le personnage se détachait de ses possibles et s’isolait : on tourne autour, on le voit enfin de dos, on peut porter un jugement d’ensemble… Je l’ai toujours dit », ajouta-t-il, souriant à part lui : « pas de diagnostic définitif avant l’autopsie ! »
Il sentait bien qu’il n’avait pas fini de réfléchir à la vie, au caractère de son père, et qu’il trouverait, longtemps encore, dans cette méditation, l’occasion d’un retour sur soi, plein d’enseignement et d’attrait.
— « … Lorsqu’il fut appelé à venir collaborer aux travaux de notre illustre Compagnie, ce n’était pas seulement à son désintéressement, à son énergie, à son amour de l’humanité, que nous faisions appel ni même à cette haute et incontestable honorabilité qui a fait de lui l’une des personnalités les plus représentatives… »
« Un “représentant”, lui aussi », se dit Antoine.
Il écoutait ces élogieuses litanies, et il n’y était pas insensible. Il était même porté à croire qu’il avait longtemps sous-estimé son père.
— « … et inclinons-nous ensemble, Messieurs, devant ce noble cœur qui, jusqu’au bout, n’a battu que pour des causes généreuses et justes. »
L’immortel avait terminé. Il replia ses feuillets, se hâta de remettre ses mains dans ses poches fourrées, et vint avec modestie reprendre son rang au milieu de ses confrères.
— « M. le Président du Comité des Œuvres catholiques du Diocèse de Paris », annonça discrètement le maître de ballet.
Un vénérable vieillard, armé d’un cornet acoustique et soutenu par un valet de chambre aussi vieux et presque aussi impotent que son maître, s’approcha du catafalque. C’était non seulement le successeur de M. Thibault à la présidence du Comité diocésain, mais un ami personnel du mort et le dernier survivant aujourd’hui de ce groupe de jeunes Rouennais venus avec M. Thibault faire leur droit à Paris. Il était complètement sourd, et depuis fort longtemps puisque Antoine et Jacques, dès leur enfance, l’avaient surnommé « Le Pot ».
— « Les sentiments qui nous assemblent ici, Messieurs, ne doivent pas seulement être faits de nos regrets… », braillait le vieillard ; et cette voix aiguë, chevrotante, rappelait à Antoine l’entrée que « Le Pot » avait faite l’avant-veille dans la chambre mortuaire, au bras mal assuré du même domestique : « Oreste », avait-il glapi dès la porte, « a voulu rendre à Pylade ce dernier témoignage de l’amitié ! » On l’avait amené auprès du mort, et il l’avait longuement contemplé de son œil bordé de chair crue ; puis il s’était relevé, et, s’adressant à Antoine comme s’ils eussent été à trente mètres l’un de l’autre, il s’était écrié, avec un sanglot : « Qu’il était beau, à vingt ans ! » (Ce souvenir amusait Antoine, aujourd’hui. « Comme les choses changent vite », remarqua-t-il : deux jours plus tôt, au chevet du cadavre, il se souvint qu’il avait été véritablement ému.)
— « … Quel était le secret de cette force ? » clamait le vieux. « À quelles sources Oscar Thibault puisait-il donc cet équilibre sans défaillance, cet optimisme serein, cette confiance en lui-même qui se jouait des obstacles et lui assurait la réussite des plus difficiles entreprises ?
« N’est-ce pas l’éternel honneur de la religion catholique, Messieurs, que de produire de tels hommes, de telles vies ? »
« C’est indéniable », concéda Antoine. « Père a trouvé dans sa foi un appui sans pareil. Grâce à elle, il a toujours ignoré ce qui entrave : les scrupules, le sentiment excessif de la responsabilité, le doute de soi, et tout le reste. Un homme qui a la foi n’a plus qu’à agir. » Il en vint même à se demander si les gens comme son père et ce vieux « Pot » n’avaient pas pris, en somme, l’un des plus paisibles chemins qui puissent mener l’homme de la naissance à la mort. « Socialement », se disait Antoine, « ils sont parmi ceux qui parviennent le mieux à concilier leur existence d’individu avec l’existence de la collectivité. Ils obéissent sans doute à la forme humaine de cet instinct qui a rendu possibles la fourmilière, la ruche. Ce n’est pas rien… Même ces horribles défauts que je reprochais à mon père, cet orgueil, cet appétit d’honneurs, cette passion de despotisme, il faut bien reconnaître que c’est grâce à eux qu’il a pu obtenir de lui infiniment plus qu’il n’aurait donné, socialement, s’il avait été souple, conciliant, modeste… »
— « Messieurs, ce grand lutteur n’a que faire aujourd’hui de nos hommages stériles », continuait le sourd, dont la voix s’enrouait. « L’heure est plus grave que jamais ! Ne nous attardons pas à ensevelir nos morts. Puisons notre force à la même source sacrée, et hâtons-nous, hâtons-nous… » Emporté par la sincérité de son élan, il voulut faire un pas en avant et dut s’accrocher à l’épaule fléchissante de son domestique. Mais cela ne l’empêchait pas de hurler : « Hâtons-nous, Messieurs… Hâtons-nous… de retourner au bon combat ! »
— « M. le Président de la Ligue morale de Puériculture », annonça le maître de ballet.
Le petit bonhomme à barbiche blanche qui s’avança d’un pas embarrassé semblait littéralement congelé jusque dans ses articulations. Ses dents claquetaient ; son crâne était exsangue. Il était pénible à regarder, tant il semblait attaqué, diminué, par la rigueur de la température.
— « Je me sens étreint par… par une… » (Il paraissait faire des efforts surhumains pour décoller l’une de l’autre ses mâchoires frigorifiées.) « … par une douloureuse émotion… »
« Les enfants, là-bas, vont attraper la mort, sous ces treillis ! » maugréa Antoine, qui s’impatientait. Il sentait lui aussi le froid envahir ses jambes et glacer, sous son paletot, le plastron de sa chemise.
— « … Il a passé parmi nous en faisant le bien. Ce sera sa glorieuse épitaphe : Pertransiit benefaciendo !
« Il nous quitte, Messieurs, comblé des témoignages de notre considération à tous… »
« Considération !… Nous y voilà », se dit Antoine. « Considération de qui ? » Il promenait un regard indulgent sur ces rangs de vieux messieurs décrépits, morfondus, l’œil larmoyant de froid, le nez humide, qui tendaient leur meilleure oreille pour ouïr, et ponctuaient les phrases de signes approbateurs. Pas un d’entre eux qui ne pensât à son propre enterrement et qui n’enviât ces « témoignages de considération » qu’ils prodiguaient si généreusement à l’éminent collègue défunt.
Le petit barbu avait le souffle court. Il ne tarda pas à céder la place.
Celui qui la prit était un beau vieillard au regard pâle, acéré, lointain. C’était un vice-amiral en retraite, adonné aux bonnes œuvres. Ses premières paroles trouvèrent Antoine rétif.
— « Oscar Thibault avait une intelligence avertie et clairvoyante qui sut toujours, dans les funestes querelles de notre époque troublée, reconnaître la bonne cause et travailler à construire l’avenir… »
« Non, ça n’est pas vrai », protestait Antoine en son for intérieur. « Père avait des œillères, et il a traversé le monde sans en rien voir d’autre que ce qui bordait l’étroit sentier qu’il avait choisi. On peut même dire qu’il était le type de l’esprit partisan. Depuis l’école, il avait complètement renoncé à se chercher lui-même, à interpréter librement, à découvrir, à connaître. Il n’a su que mettre ses pas dans des pas. Il avait endossé une livrée… »
— « … Est-il destinée plus enviable ? » poursuivait l’amiral. « Une telle vie, Messieurs, n’est-elle pas l’image… »
« Une livrée », songeait Antoine, parcourant encore une fois des yeux l’assistance attentive. « Et c’est si vrai, qu’ils sont tous pareils. Interchangeables. En décrire un, c’est les marquer tous. Des frileux, des clignotants, des myopes, qui ont peur de tout : peur de la pensée, peur de l’évolution sociale, peur de tout ce qui déferle contre leur forteresse !… — Attention, l’éloquence me gagne… » se dit-il. « Mais “forteresse” est assez juste ; ils ont bien l’état d’esprit de gens assiégés, qui se comptent sans cesse pour être sûrs qu’ils sont en nombre, derrière leurs remparts ! »
Il éprouvait un malaise grandissant et n’écoutait plus le discours ; mais son regard fut attiré par l’ample geste de la péroraison :
— « Adieu, cher Président, Adieu ! Tant que vivront ceux qui vous ont vu à l’œuvre… »
Le directeur du Pénitencier se détacha du groupe des orateurs. Il était le dernier à prendre la parole. Lui, du moins, semblait avoir observé d’assez près celui dont il devait prononcer l’oraison funèbre :
— « … Notre cher Fondateur ignorait l’art de déguiser sa pensée sous une bonne grâce facile ; et, constamment, pressé d’agir, il avait le courage de dédaigner les ménagements d’une vaine politesse… »
Antoine, amusé, prêtait l’oreille :
— « … Sa bonté se dissimulait sous une mâle rudesse, qui la rendait peut-être plus efficace. Son intransigeance dans les réunions du Conseil était une forme de son énergie, de son respect du droit, de la haute conscience qu’il s’était formée de ses devoirs de chef…
« En lui, tout était lutte et presque aussitôt victoire ! Sa parole même tendait toujours à un but immédiat : elle était une arme, une massue… »
« Oui, malgré tout, Père était une force », pensa Antoine, soudain. Et il fut surpris de trouver en lui cette conviction, tout affermie déjà : « Père aurait pu être autre chose… Père aurait pu être quelqu’un de grand… »
Mais le directeur tendait le bras vers les rangs des pupilles alignés entre leurs gardiens. Toutes les têtes se tournèrent vers les petits criminels, immobiles et bleuis de froid :
— « … Cette jeunesse coupable et vouée au mal dès le berceau, à laquelle Oscar Thibault est venu tendre la main, ces tristes victimes d’un ordre social, hélas, fort imparfait, sont là, Messieurs, pour témoigner de leur éternelle gratitude et pour pleurer avec nous le Bienfaiteur qui leur est ravi ! »
« Oui, Père avait l’étoffe… Oui, Père aurait pu… », se répétait Antoine avec une obstination où perçait une confuse espérance. Et cette idée l’effleura que si, cette fois, la nature n’avait pas su, de la forte souche des Thibault, faire jaillir un créateur…
Un élan le soulevait. L’avenir se déploya devant lui.
Cependant, les porteurs avaient empoigné le cercueil. Tout le monde avait hâte d’en finir. Le maître de cérémonie s’inclina de nouveau, faisant sonner sous sa canne les dalles du parvis. Et Antoine, tête nue, impassible, prit allègrement la tête du cortège qui ramenait enfin la dépouille d’Oscar Thibault à la terre. Quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
Ce jour-là, Jacques avait passé la matinée dans sa chambre, enfermé à double tour, bien qu’il fût seul au rez-de-chaussée. (Léon avait naturellement désiré suivre le convoi.) Par précaution contre lui-même, pour être sûr, au moment où défilerait le cortège, de ne pas chercher dans l’assistance certains visages connus, il avait laissé les volets hermétiquement clos, et, couché sur son lit, les mains dans les poches, le regard perdu dans le rayonnement du plafonnier, il sifflotait.
Vers une heure, l’énervement, la faim, le firent lever. Dans la chapelle du pénitencier, le service solennel devait battre son plein. Là-haut, Mademoiselle et Gise, depuis longtemps revenues de la messe de Saint-Thomas d’Aquin, avaient dû se mettre à table sans l’attendre. D’ailleurs, il était bien décidé à ne voir personne de toute la journée. Il trouverait bien quelques restes dans le buffet.
En traversant le vestibule pour gagner la cuisine, des lettres et des journaux glissés sous la porte d’entrée attirèrent son attention. Et, se penchant soudain, il eut un éblouissement : l’écriture de Daniel !
Ses doigts frémissants ne parvenaient pas à décacheter l’enveloppe :
« Mon cher Jacques, cher grand ami, cher vieux ! J’ai reçu hier soir le mot d’Antoine… »
Dans l’état de dépression où il était, cet appel pénétra en lui avec tant d’acuité qu’il replia brutalement la lettre, en quatre, en huit, jusqu’à ce qu’elle tînt dans son poing crispé. Puis, rageusement, il rentra dans sa chambre et referma la porte à clé, sans se rappeler pourquoi il était sorti. Il fit quelques pas au hasard, et, s’arrêtant net sous la lumière, il déplia le chiffon de papier qu’il parcourut d’un œil papillotant, sans s’occuper du sens, jusqu’au moment où le nom qu’il cherchait lui eût sauté au visage :
« … Jenny, ces dernières années, n’a pas bien supporté l’hiver parisien, et, depuis un mois, elles sont toutes deux en Provence… »
De nouveau, avec la même brusquerie, il chiffonna la lettre, et, cette fois, l’enfouit en tapon dans sa poche.
Il se sentit d’abord ébranlé, étourdi, puis allégé tout à coup.
Une minute plus tard, comme si la lecture de ces quatre lignes avait modifié ses résolutions, il courut au bureau d’Antoine et ouvrit l’indicateur. Sa pensée, depuis son réveil, ne quittait pas Crouy. En filant sans délai, il pouvait prendre l’express de 14 heures. Il arriverait à Crouy au jour, mais après la cérémonie, longtemps même après le départ du train de retour : il était donc absolument assuré de ne plus y rencontrer personne. Il irait droit au cimetière et reviendrait aussitôt. « Elles sont toutes deux en Provence… »
Mais il n’avait pas prévu à quel point ce voyage allait aggraver sa nervosité. Il ne parvenait pas à tenir en place. Heureusement, le train était vide : non seulement il se trouvait seul dans son compartiment, mais, dans tout le wagon, il n’y avait qu’une voyageuse, une vieille dame en noir. Sans se soucier d’elle, Jacques se mit à arpenter le couloir d’un bout à l’autre, comme un fauve en cage. Il ne remarqua pas tout de suite que ces allées et venues désordonnées avaient éveillé l’attention de la voyageuse — peut-être même un peu d’inquiétude. Furtivement, il l’examina ; il ne pouvait pas rencontrer un être tant soit peu particulier dans son attitude, sans s’interrompre quelques secondes pour observer l’échantillon d’humanité que le hasard plaçait sur son chemin. Et, certes, cette femme avait une physionomie attachante. Un beau visage usé, pâli, chargé d’empreintes, un regard affligé et chaud, sans doute alourdi de souvenirs. L’ensemble, que couronnait si bien la blancheur des cheveux, était calme et pur. Elle était en deuil, vêtue avec soin. Elle devait vivre seule depuis longtemps et mener dignement son existence solitaire. Une dame qui rentrait à Compiègne, peut-être, ou à Saint-Quentin. Bourgeoisie de province. Aucun bagage. À côté d’elle, sur la banquette, un gros bouquet de violettes de Parme, à demi enveloppé de papier de soie.
À la halte de Crouy, Jacques, le cœur battant, sauta du wagon.
Personne sur le quai.
L’air était glacé, transparent.
Dès la sortie de la gare, la vue du paysage le saisit au cœur. Dédaignant le raccourci et même la grand-route, il partit vers la gauche, par le chemin du Calvaire : un détour de trois kilomètres.
De grands souffles mugissants qui s’élevaient successivement de tous les points cardinaux balayaient en rafales soudaines ces solitudes encore blanches de neige. Le soleil devait s’abaisser vers l’horizon, quelque part derrière ces ouates. Jacques marchait à pas rapides. Il était à jeun depuis le matin, mais il ne sentait plus sa faim, et ce froid l’enivrait. Il se rappelait tout, chaque tournant, chaque talus, chaque buisson. Le Calvaire s’apercevait de loin, dans son bouquet d’arbres nus, à la patte d’oie des trois routes. Ce chemin, là-bas, menait à Vaumesnil. Cette hutte de cantonniers, combien de fois, pendant sa promenade quotidienne avec son gardien, s’y était-il abrité de la pluie ! Deux ou trois fois avec le père Léon ; une fois au moins avec Arthur. Arthur et sa figure plate d’honnête Lorrain, ses yeux pâles, et soudain ce ricanement équivoque…
Ses souvenirs le fouaillaient, plus encore que ce vent glacé qui lui tailladait le visage et lui donnait l’onglée. Il ne pensait plus du tout à son père.
La courte journée d’hiver s’achevait vite ; la lumière était morne, mais il faisait encore clair.
En arrivant à Crouy, il faillit faire un crochet, ainsi qu’autrefois, pour prendre la ruelle derrière les maisons, comme s’il redoutait encore d’être montré au doigt par les gamins. Après huit ans, qui pouvait le reconnaître ? D’ailleurs, la rue était déserte, les portes closes ; la vie du village semblait figée par le froid ; mais toutes les cheminées fumaient dans le ciel gris. L’auberge apparut, avec son perron d’angle et son enseigne, qui grinçait au vent. Rien n’était changé. Pas même cette neige fondue sur ce sol crayeux, cette fange blanchâtre dans laquelle il croyait enfoncer encore ses brodequins réglementaires. L’auberge : c’est là que le père Léon, écourtant la promenade, l’incarcérait dans une buanderie vide pour pouvoir faire sa partie à l’estaminet ! Une fille en fichu, venue de la ruelle, fit claquer ses galoches sur les pierres du perron. La nouvelle servante ? Peut-être bien l’enfant de l’aubergiste, cette gamine qui toujours s’enfuyait à la vue du « prisonnier » ? Avant de disparaître dans la maison, la fille, sournoisement, regarda passer le jeune homme inconnu. Jacques hâta le pas.
Il était au bout du village. Dès qu’il eut dépassé les dernières maisons, il aperçut, au milieu de la plaine, isolé dans sa ceinture de hauts murs, le grand bâtiment coiffé de neige et les rangées de fenêtres à barreaux. Ses jambes tremblaient. Rien n’était changé. Rien. L’allée, sans un arbre, qui menait au portail, n’était qu’un fleuve de boue. Sans doute, un étranger, perdu dans ce crépuscule d’hiver, eût mal déchiffré les lettres d’or gravées au-dessus du premier étage. Jacques, lui, lisait nettement l’inscription orgueilleuse à laquelle son regard restait rivé :
Alors seulement il songea que M. le Fondateur était mort, que ces ornières venaient d’être creusées par les landaus du cortège, que c’était pour son père qu’il avait entrepris ce pèlerinage ; et, soulagé soudain de pouvoir tourner le dos à ce décor sinistre, il rebroussa chemin, prit à gauche et piqua dans la direction des deux thuyas qui flanquaient l’entrée du cimetière.
La grille, fermée d’ordinaire, était restée ouverte. Les traces des roues indiquaient le chemin. Jacques avança machinalement vers un amas de couronnes, fanées par le froid, et qui ressemblait moins à un tertre fleuri qu’à un amoncellement d’épluchures.
En avant de la tombe, un gros bouquet de violettes de Parme, dont les tiges étaient enveloppées de papier de soie, et qui semblait avoir été posé là après coup, gisait, isolé, sur la neige.
« Tiens », se dit-il, sans d’ailleurs attacher d’intérêt à cette coïncidence.
Et, tout à coup, devant cette terre fraîchement remuée, il eut la vision du cadavre enfoui dans cette boue, tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois à cette seconde tragique et ridicule où l’employé des Pompes funèbres, après un geste courtois vers la famille, avait, à jamais, rabattu le linceul sur ce visage déjà transformé.
« Hop ! Vite ! Au rendez-vous ! » songea-t-il avec une angoisse aiguë ; et un brusque sanglot l’étouffa.
Depuis Lausanne, à demi inconscient, il s’était laissé charrier, d’heure en heure, par le cours des événements. Mais là, subitement, se réveillait en lui une tendresse ancienne, puérile, excessive, illogique à la fois et indiscutable, que rendait cuisante un sentiment de confusion et de remords. Il comprenait maintenant pourquoi il était venu. Il se souvint de ses colères, des pensées de mépris, de haine, des désirs de vengeance, qui avaient lentement empoisonné sa jeunesse. Vingt détails oubliés revenaient aujourd’hui l’atteindre au vif, comme des balles qui ricochent. Pendant quelques minutes, délivré de toute sa rancune, rendu à son instinct filial, il pleura son père. Pendant quelques minutes, il fut l’un des deux êtres qui, sans se connaître, de leur propre mouvement et à l’écart des démonstrations officielles, avaient éprouvé le besoin, ce jour-là, de venir s’émouvoir devant cette sépulture ; l’un des deux seuls êtres au monde, de qui M. Thibault avait été vraiment pleuré ce jour-là.
Mais il avait trop l’habitude de regarder les choses en face, pour que l’extravagance de son chagrin, de ses regrets, ne lui apparût assez vite. Il savait pertinemment que, si ce père avait encore vécu, il l’eût détesté et fui de nouveau. Cependant, il restait là, prostré, en proie à des sentiments attendris et vagues. Il regrettait il ne savait quoi… — ce qui aurait pu avoir été. Il se plut même, un instant, à imaginer un père tendre, généreux, compréhensif, pour pouvoir regretter de n’avoir pas été le fils irréprochable de ce père affectueux.
Puis, haussant les épaules, il fit demi-tour et sortit du cimetière.
Un peu d’animation était revenue au village. Les cultivateurs achevaient leur journée. Des fenêtres s’éclairaient.
Pour éviter les maisons, au lieu de prendre la direction de la gare, il s’engagea sur la route de Moulin-Neuf et se trouva presque aussitôt dans les champs.
Il n’était plus seul. Insinuante et opiniâtre comme une odeur, elle l’avait poursuivi, elle s’attachait à lui, elle pénétrait une à une toutes ses pensées. Elle marchait près de lui dans cette plaine silencieuse, sous cette lumière frisante qui palpitait sur la neige, dans cet air adouci par une trêve momentanée des vents. Il ne luttait pas ; il s’abandonnait à cette oppression de la mort ; et l’intensité avec laquelle lui apparaissaient en ce moment l’inutilité de la vie, la vanité de tout effort, provoquait même en lui une voluptueuse exaltation. Pourquoi vouloir ? Espérer quoi ? Toute existence est dérisoire. Rien, absolument rien, ne vaut plus la peine — dès que l’on sait la mort ! Il se sentait atteint, cette fois, au plus intime. Plus aucune ambition, aucune envie de dominer, aucun désir de réaliser quoi que ce fût. Et il n’imaginait pas qu’il pût jamais guérir de cette angoisse, ni retrouver une quiétude quelconque ; il n’avait même plus la velléité de croire que, si la vie est brève, l’homme a quelquefois le temps de mettre un peu de lui-même à l’abri de la destruction, qu’il lui est parfois accordé de soulever un peu de son rêve au-dessus du flot qui l’emporte, pour que quelque chose de lui flotte encore après qu’il aura coulé à pic.
Il allait droit devant lui, à pas rapides et saccadés, raidi comme quelqu’un qui s’enfuit et porte contre sa poitrine une chose fragile. S’évader de tout ! Non seulement de la société et de ses crocs ; non seulement de la famille, de l’amitié, de l’amour ; non seulement de soi, des tyrannies de l’atavisme et de l’habitude ; mais s’évader aussi de son essence la plus secrète, de cet absurde instinct vital qui rive encore à l’existence les plus misérables épaves humaines. De nouveau, sous sa forme abstraite, l’idée si logique de suicide, de disparition volontaire et totale, le visita. L’atterrissage, enfin, dans l’inconscience. Il revit soudain son père mort et son beau visage apaisé.
« … Nous nous reposerons, oncle Vania… Nous nous reposerons… »
Malgré lui, il fut distrait par le bruit de plusieurs chariots dont il apercevait les lanternes, et qui venaient à sa rencontre, brimbalant à travers les ornières, parmi les cris et les rires des charretiers. L’idée de croiser des gens lui fut intolérable. Sans hésiter, il sauta le fossé plein de neige qui bordait le chemin, traversa en titubant un labour durci, atteignit la lisière d’un petit bois et s’élança dans le fourré.
Les feuilles gelées craquaient sous ses semelles, les pointes hargneuses des branches lui fustigeaient les joues. Il avait enfoncé exprès les mains dans ses poches, et il plongeait avec ivresse en plein taillis, heureux de cette flagellation, ne sachant où il allait, mais décidé à fuir les routes, les hommes, tout !
Ce n’était qu’une bande étroite de terrain boisé qu’il eut tôt fait de franchir. À travers les fûts, il aperçut de nouveau, coupée par une route, la plaine blanche sous le ciel ténébreux et, en face de lui, dominant l’horizon, le Pénitencier avec sa rangée de lumières : l’étage des ateliers et des études. Alors une idée folle traversa son imagination : tout un film se déroula : escalader le mur bas du hangar, chevaucher la crête jusqu’à la fenêtre du magasin, casser la vitre, frotter une allumette, jeter à travers les barreaux un bouchon de paille enflammée. La réserve de couchettes flambait comme une torche, les flammes gagnaient déjà le pavillon directorial, dévoraient son ancienne cellule, sa table, sa chaise, son tableau noir, son lit… Le feu anéantissait tout !
Il passa la main sur son visage égratigné. Il eut le sentiment pénible de son impuissance — et du ridicule.
Tournant définitivement le dos à la Fondation, au cimetière, au passé, il partit à grands pas vers la gare.
Le train de 17 h. 40 était manqué de quelques minutes. Il fallait patienter, et prendre l’omnibus de 19 heures.
La salle d’attente était une glacière et empestait le moisi.
Longtemps il fit les cent pas sur le quai désert, le feu aux joues, écrasant dans sa poche la lettre de Daniel : il s’était juré de ne pas la rouvrir.
Enfin il s’approcha du réflecteur qui éclairait l’horloge, s’appuya au mur, tira le papier de sa poche et se mit à lire :
« Mon cher Jacques, cher grand ami, cher vieux ! J’ai reçu hier soir le mot d’Antoine et je n’ai pu fermer l’œil. Si j’avais pu, entre hier soir et ce matin, arriver jusqu’à toi, te voir, vivant, pendant cinq minutes, j’aurais sauté le mur, sans hésiter, oui, malgré les risques, pour te revoir, mon vieux, mon ami, te retrouver devant moi, toi, Jacques, vivant ! Dans cette turne de sous-off’ que je partage avec deux autres ronfleurs, toute la nuit, sur mon plafond à la chaux éclairé de lune, j’ai vu défiler toute notre enfance, toute notre vie commune, le lycée, après, et tout, et tout. Mon ami, mon vieil ami, mon frère ! Comment ai-je pu vivre tout ce temps sans toi ? Écoute : jamais, pas une minute, je n’ai douté de ton amitié. Tu vois, je t’écris dès ce matin, aussitôt fini l’exercice, au reçu du petit mot d’Antoine, sans rien savoir de précis, sans même me demander de quel œil tu vas lire cette lettre de moi, et sans avoir encore compris comment et pourquoi tu m’as infligé, pendant trois ans, ce mortel silence. Comme tu m’as manqué, comme tu me manques, même aujourd’hui ! Comme tu m’as manqué surtout avant le régiment, dans la vie civile ! Le soupçonnes-tu, seulement ? Cette force que tu me communiquais, toutes les belles choses qui n’étaient en moi qu’à l’état de possibilités et que tu as fait sortir de moi, et qui, jamais, sans toi, sans ton amitié… »
Les mains de Jacques tremblaient en élevant jusqu’à ses yeux les feuillets chiffonnés, qu’il déchiffrait avec peine, sous ce mauvais éclairage, et à travers ses larmes. Juste au-dessus de sa tête, un timbre, aigu et perforant comme une vrille, grelottait interminablement.
« … Cela, je crois que tu ne t’en es jamais douté, parce que, dans ce temps-là, j’avais trop d’orgueil pour l’avouer, surtout à toi. Et alors, quand tu as disparu, je ne pouvais pas le croire, je n’y ai rien compris. Comme j’ai souffert ! Du mystère, surtout ! Peut-être que je comprendrai un jour. Mais, aux pires moments d’inquiétude et même de rancune, jamais je n’ai eu l’idée que tes sentiments pour moi (si seulement tu étais vivant) avaient pu changer. Et, tu vois : aujourd’hui non plus, je ne doute pas de toi.
« Interrompu par des embêtements de service.
« Je suis venu me réfugier dans un coin de la cantine, bien qu’à cette heure ce soit interdit. Tu ne sais probablement pas ce qu’est cette vie de caserne, ce monde qui m’a pris et me tient, depuis treize mois. Mais ce n’est pas pour parler caserne que je t’écris.
« C’est affreux, tu vois, on ne sait même plus bien quoi se dire, comment se parler. Tu devines bien les milliers de questions que j’ai au bout de ma plume. À quoi bon ? Je voudrais seulement que tu consentes à répondre à l’une d’elles, parce que celle-là est vraiment trop lancinante : Vais-je te revoir, dis ? Tout ce cauchemar, est-il fini ? Es-tu retrouvé ? Ou bien… Ou bien vas-tu échapper encore ? Écoute, Jacques, puisque je suis à peu près sûr que cette lettre au moins sera lue par toi, puisque je n’ai peut-être que cette minute-ci pour t’atteindre, laisse-moi te crier ceci : Je suis capable de tout comprendre, de tout admettre de toi, mais, je t’en supplie, quoi que tu projettes encore, ne disparais plus si totalement de ma vie ! J’ai besoin de toi. (Si tu savais comme je suis orgueilleux de toi, combien j’attends de grandes choses de toi, et comme je tiens à cet orgueil !) Je suis prêt à accepter toutes tes conditions. Si tu exiges de moi que je n’aie pas ton adresse, qu’il n’y ait aucun échange entre nous, que je n’écrive jamais, si même tu exiges que je ne communique jamais à personne, même pas à ce malheureux Antoine, les nouvelles que j’aurai de toi, c’est promis, oui, j’accepte tout, je m’engage d’avance à tout. Mais que j’aie de temps à autre un signe de vie, la preuve que tu existes et que tu as pensé à moi ! Ces derniers mots, je les regrette, je les biffe, parce que je sais, je suis sûr, que tu penses à moi. (De cela non plus je n’ai jamais douté. Je n’ai jamais eu l’idée que tu pouvais vivre encore et ne plus penser à moi, à notre amitié.)
« J’écris, j’écris, sans pouvoir réfléchir, et je sens bien que je n’arrive pas à m’exprimer. Mais ça ne fait rien, c’est délicieux après ce mortel silence.
« Je devrais te parler de moi pour que tu puisses, quand tu penseras à moi, penser à celui que je suis devenu et pas seulement à celui que tu as quitté. Antoine t’en parlera peut-être. Il me connaît bien. Nous nous sommes beaucoup vus depuis ton départ. Moi, je ne sais par quoi commencer. Tant d’arriéré, vois-tu, ça me décourage ! Et puis, tu sais bien comment je suis, moi : je vis, je vais, je suis tout au présent, je ne sais pas revenir en arrière. Ce service militaire a interrompu mon travail au moment où il me semblait que j’entrevoyais des choses essentielles, sur moi, sur l’art, sur tout ce que je cherchais confusément depuis toujours. Mais c’est idiot de parler de ça aujourd’hui. D’ailleurs, je ne regrette rien. Cette vie militaire, c’est pour moi quelque chose de nouveau et de très fort, une grande épreuve et aussi une grande expérience, surtout depuis que j’ai à commander des hommes. Mais c’est idiot de parler de ça aujourd’hui.
« Mon seul grand regret, c’est d’être depuis un an séparé de Maman, surtout parce que je sens bien qu’elles souffrent beaucoup toutes les deux de cette séparation. Il faut te dire que la santé de Jenny n’est pas brillante et qu’à plusieurs reprises nous avons été inquiets. Nous, c’est-à-dire moi, car Maman, tu la connais, elle n’a jamais l’idée que les choses puissent tourner mal. Néanmoins, Maman a reconnu que Jenny, ces dernières années, n’a pas bien supporté l’hiver parisien, et, depuis un mois, elles sont toutes deux en Provence, dans une espèce de maison de repos où l’on soignera Jenny jusqu’au printemps, si possible. Elles ont tant de sujets de souci et de chagrin ! Mon père est toujours le même, n’en parlons pas. Il est en Autriche, mais il a des histoires à n’en plus finir.
« Mon cher vieux, je pense tout à coup que ton père, à toi, vient de mourir. C’est par là que je voulais commencer cette lettre, excuse-moi. D’ailleurs, je suis embarrassé pour te parler de ce deuil. Et pourtant je suis ému en pensant à ce que tu as dû éprouver : je suis presque sûr qu’un tel événement a provoqué en toi un choc inattendu et cruel.
« Je vais m’arrêter là à cause de l’heure et du vaguemestre. Je veux que cette lettre t’atteigne, et le plus tôt possible.
« Mon vieux, tant pis, il y a encore une chose que je veux t’avoir écrite, à tout hasard. Moi, je ne peux pas aller à Paris, je suis bouclé ici, je n’ai aucun moyen d’aller jusqu’à toi. Mais Lunéville est à cinq heures de Paris. Je suis bien vu, ici. (Le colonel, naturellement, m’a fait décorer la Salle des rapports.) Je suis assez libre. On ne me refuserait pas la permission de la journée, si… si toi… Mais non, je ne veux pas même y rêver ! Je te répète que je suis prêt à tout accepter, à tout comprendre, sans jamais cesser de t’aimer comme mon seul grand ami de toujours.
Jacques avait lu ces huit pages d’un trait. Il restait frissonnant, attendri, déconcerté, confondu. Mais ce qu’il éprouvait, ce n’était pas seulement un réveil d’amitié — si fougueux qu’il eût été capable de sauter, dès ce soir, dans un train pour Lunéville — c’était, plus encore, une angoisse qui rongeait profondément une autre région de son cœur, région douloureuse, obscure, et où il ne pouvait ni ne voulait porter la lumière.
Il fit quelques pas. Il tremblait d’énervement plus que de froid. Il avait gardé la lettre à la main. Il revint s’appuyer au mur, sous le tintement du timbre infernal, et, le plus posément qu’il put, se mit à la relire, en entier.
La demie de huit heures avait sonné lorsqu’il sortit de la gare du Nord. La nuit était belle et pure ; les ruisseaux, gelés ; les trottoirs, secs.
Il mourait de faim. Rue La Fayette, il avisa une brasserie, entra, se laissa tomber sur la banquette, et, sans enlever son chapeau, sans même baisser son col, il dévora trois œufs durs, une portion de choucroute, une demi-livre de pain.
Quand il fut rassasié, il but coup sur coup deux bocks et regarda devant lui. La salle était presque vide. En face, sur l’autre rangée des banquettes, une femme seule, attablée devant un verre vide, l’observait. Elle était brune, large d’épaules, jeune encore. Il surprit un regard discret, compatissant, et il en ressentit quelque émoi. Elle était bien modestement vêtue pour être de ces professionnelles qui rôdent autour des gares. Une débutante ?… Leurs yeux se croisèrent. Il détourna les siens : au moindre signe elle serait venue s’asseoir à sa table. Elle avait une expression naïve et tristement expérimentée à la fois, qui n’était pas sans attrait ni saveur. Il balança quelques secondes, tenté : ce serait rafraîchissant, ce soir, un être simple, proche de la nature, et qui ne sût rien de lui… Elle l’examinait franchement ; elle semblait deviner son hésitation. Lui, il évitait avec soin son regard.
Il se ressaisit enfin, paya le garçon et sortit vite, sans tourner les yeux vers elle.
Dehors, le froid le saisit. Rentrer à pied ? Trop las. Il vint au bord du trottoir, guettant un instant les voitures et fit signe au premier taxi libre qu’il aperçut.
Comme l’auto s’arrêtait devant lui, quelqu’un le frôla : la femme l’avait suivi ; elle toucha son coude et dit gauchement :
— « Venez chez moi, si vous voulez. Rue Lamartine. »
Il fit non, de la tête, amicalement, et ouvrit la portière.
— « Redescendez-moi au moins jusqu’à la rue Lamartine, au 97… », implora la femme, comme si elle s’était mis en tête de ne pas le quitter.
Le chauffeur regardait Jacques en souriant :
— « Alors, patron, 97, rue Lamartine ? »
Elle crut, ou feignit de croire, que Jacques acceptait, et bondit dans la voiture ouverte.
— « Eh bien, rue Lamartine », concéda Jacques.
L’auto démarra.
— « Pourquoi crânes-tu avec moi ? » demanda-t-elle aussitôt, d’une voix chaude qui la complétait bien. Puis, sur un ton câlin, elle ajouta en se penchant : « Si tu crois que ça ne se voit pas que t’es tout chaviré ! »
Elle l’enserrait gentiment de ses deux bras, et cette caresse, cette tiédeur, amollirent Jacques.
Cédant à la tentation de se faire plaindre, il étouffa un soupir, sans répondre. Alors, comme si, par ce soupir et ce silence, il se fût livré, elle le serra plus fort, et, lui enlevant son chapeau, elle lui attira la tête contre sa poitrine. Il se laissait faire : accablé tout à coup, il pleurait sans savoir pourquoi.
D’une voix qui tremblait, elle lui glissa dans l’oreille :
— « T’as fait un mauvais coup, pas vrai ? »
Il fut si stupéfait qu’il ne protesta pas. Il comprit subitement que, dans ce Paris gelé et sec, avec son pantalon crotté jusqu’aux cuisses et son visage griffé par les branches, il pouvait avoir l’air d’un malfaiteur. Il ferma les yeux : il éprouvait une délicieuse ivresse à être pris pour un bandit par cette fille.
Elle avait de nouveau interprété ce silence comme un aveu, et elle lui pressait passionnément la tête contre elle.
D’une voix différente encore, énergique, complice, elle proposa :
— « Veux-tu que je te cache chez moi ? »
— « Non », fit-il, sans bouger.
Elle semblait dressée à accepter même ce qu’elle ne comprenait pas.
— « Au moins », reprit-elle après une hésitation, « veux-tu du pèze ? »
Cette fois, il ouvrit les yeux et se souleva :
— « Quoi ? »
— « J’ai trois cent quarante balles là-dedans, les veux-tu ? », fit-elle, en soulevant son petit sac. Dans son accent canaille, il y avait une tendresse rude, un peu courroucée, de sœur aînée.
Il était si ému qu’il ne put répondre tout de suite.
— « Merci… Pas besoin », murmura-t-il, en secouant la tête.
L’auto ralentit et s’arrêta devant une maison à porte basse. Le trottoir était mal éclairé et désert.
Jacques crut qu’elle allait lui demander de monter chez elle. Que ferait-il ?
Mais il n’eut pas à hésiter. Elle s’était levée. Elle se tourna vers lui, mit un genou sur le coussin et, dans l’ombre, étreignit Jacques une dernière fois.
— « Pauvre gosse », soupira-t-elle.
Elle chercha ses lèvres, les baisa avec violence comme pour y découvrir un secret, y trouver un goût de crime, puis, se dégageant aussitôt :
— « Te fais pas pincer, au moins, imbécile ! »
Elle avait déjà sauté de la voiture, et claqué la portière. Elle tendit cent sous au chauffeur :
— « Prenez la rue Saint-Lazare. Monsieur vous arrêtera. »
L’auto repartit. Jacques eut à peine le temps de voir l’inconnue disparaître, sans s’être retournée, dans un couloir obscur.
Il se passa la main sur le front. Il était tout étourdi.
L’auto filait.
Il baissa la vitre, reçut au visage un baptême d’air frais, respira un grand coup, sourit, et, se penchant vers le chauffeur :
— « Conduisez-moi 4 bis rue de l’Université », cria-t-il gaiement.
Aussitôt achevé le défilé au cimetière, Antoine s’était fait conduire en auto à Compiègne, sous le prétexte de donner des instructions au marbrier, mais surtout parce qu’il redoutait la promiscuité du train de retour. Un express, à 17 h. 30, le ramènerait à Paris avant le dîner. Il espérait voyager seul.
C’était compter sans le hasard.
En arrivant sur le quai, quelques minutes avant l’heure, il eut la surprise de se trouver face à face avec l’abbé Vécard, et dut réprimer un mouvement d’humeur.
— « Monseigneur », expliqua l’abbé, « a eu la bonté de m’offrir une place dans sa voiture pour que nous puissions causer un peu… »
Il remarqua le visage maussade et fatigué d’Antoine :
— « Mon pauvre ami, vous devez être épuisé… Tant de monde… Tous ces discours… Pourtant, plus tard, cette journée s’inscrira, pour vous, parmi les grands souvenirs… Je regrette que Jacques n’ait pas assisté à cela… »
Antoine allait expliquer combien, dans les circonstances actuelles, l’abstention de son frère lui semblait naturelle, lorsque l’abbé l’arrêta :
— « Je vous entends, je vous entends… Mieux vaut qu’il ne soit pas venu. Vous lui raconterez combien cette cérémonie a été… édifiante. N’est-ce pas ? »
Antoine ne put s’empêcher de relever le mot :
— « Édifiante ? Pour d’autres, peut-être », grommela-t-il, « mais pas pour moi. Je vous avoue que cette solennité, cette éloquence officielle… »
Son regard, croisant celui du prêtre, y surprit une lueur malicieuse. L’abbé portait le même jugement qu’Antoine sur les discours de l’après-midi.
Le train entrait en gare.
Ils avisèrent un wagon mal éclairé, mais vide, où ils s’installèrent.
— « Vous ne fumez pas, Monsieur l’abbé ? »
Le prêtre leva gravement son index jusqu’à ses lèvres.
— « Tentateur ! » fit-il, en prenant une cigarette. Il l’alluma, les yeux plissés ; puis il la retira de ses lèvres et l’examina complaisamment en soufflant la fumée par les narines.
— « Dans une cérémonie de ce genre », reprit-il avec bonhomie, « il est inévitable qu’il y ait un côté — disons, avec votre ami Nietzsche : humain… trop humain… Malgré tout, il reste qu’une semblable manifestation collective du sentiment religieux, du sentiment moral, est bien émouvante, et l’on ne peut y rester insensible. N’est-il pas vrai ? »
— « Je ne sais pas », insinua Antoine, après une pause. Il se tourna vers l’abbé et le considéra un instant en silence.
Ce placide visage, ce regard insinuant et doux, ce ton confidentiel, et cette inclinaison de la tête sur la gauche qui donnait au prêtre un air constamment recueilli, et ces mains nonchalamment soulevées à hauteur de la poitrine, tout cela était depuis vingt ans familier à Antoine. Mais il découvrait, ce soir, que quelque chose se trouvait changé dans leurs rapports. Jusqu’ici il n’avait considéré l’abbé Vécard qu’en fonction de M. Thibault : l’abbé n’était que le directeur spirituel de son père. La mort venait de supprimer cet intermédiaire ; et les raisons qui, naguère, l’incitaient, vis-à-vis du prêtre, à une prudente réserve, avaient aujourd’hui disparu. Il n’était plus, devant l’abbé, qu’un homme devant un autre. Et, comme, après cette journée éprouvante, il lui était plus difficile de modérer l’expression de sa pensée, ce fut un soulagement de déclarer, sans détours :
— « Ces sentiments-là, je l’avoue, me sont totalement étrangers… »
L’abbé prit un ton gouailleur :
— « Pourtant, parmi les sentiments humains, le sentiment religieux semble bien, si je ne m’abuse, être assez communément constaté chez l’homme… Qu’en pensez-vous, mon cher ami ? »
Antoine ne songeait pas à plaisanter :
— « Je me suis toujours souvenu d’une phrase de l’abbé Leclerc, le directeur de l’École, qui m’a dit un jour, pendant mon année de philosophie : “Il y a des gens intelligents, et qui n’ont aucun sens artistique. Peut-être, vous, n’avez-vous pas le sens religieux.” Le brave homme ne cherchait qu’une occasion de boutade ; mais j’ai toujours pensé que, ce jour-là, il avait vu très clair. »
— « Si cela pouvait être, mon pauvre ami », dit l’abbé, sans se départir de son affectueuse ironie, « vous seriez bien à plaindre, car la moitié du monde vous serait fermée !… Oui, il n’y a guère de grands problèmes dont on ne puisse dire que celui qui ne les aborde pas avec un sentiment religieux reste condamné à n’en apercevoir qu’une bien faible partie. Ce qui fait la beauté de notre religion… Pourquoi souriez-vous ? »
Antoine ne le savait pas lui-même. Peut-être simplement par réaction nerveuse, après cette semaine d’émotions, après cette journée d’impatience.
L’abbé sourit à son tour :
— « Quoi donc ? Nierez-vous que notre religion soit belle ? »
— « Non, non », repartit Antoine, avec enjouement. « Qu’elle soit “belle”, je le veux bien… » Il ajouta sur un ton taquin : « pour vous faire plaisir… — Mais, tout de même… »
— « Eh bien ? »
— « Mais, tout de même, être “beau” ne dispense pas d’être raisonnable ! »
L’abbé remua doucement ses mains devant lui.
— « Raisonnable ! » murmura-t-il, comme si ce mot soulevait un monde de questions qu’il ne pouvait aborder pour l’instant, mais dont il possédait la clé. Il réfléchit, puis, avec un accent plus combatif :
— « Vous êtes peut-être de ceux qui s’imaginent que la religion perd du terrain dans les esprits modernes ? »
— « Je n’en sais rien », dit Antoine, dont la modération surprit l’abbé. « Peut-être que non. Il est même possible que les efforts des esprits modernes — et je pense à ceux-là mêmes qui sont le plus éloignés de la foi littérale — tendent obscurément à rassembler les éléments d’une religion, à rapprocher des notions qui, dans leur ensemble, constitueraient un tout assez peu différent de la conception que beaucoup de croyants se font de Dieu… »
Le prêtre approuva :
— « Et comment donc en serait-il autrement ? Il faut songer à ce qu’est la condition de l’homme. La religion est la seule compensation à tout ce qu’il sent de vil dans ses instincts. C’est sa seule dignité. Et c’est aussi la seule consolation à ses souffrances, l’unique source de résignation. »
— « Ça, c’est vrai », s’écria Antoine, avec ironie : « il y a si peu d’hommes qui attachent plus de prix à la vérité qu’à leur confort ! Et la religion, c’est le comble du confort moral !… Mais, ne vous en déplaise, Monsieur l’abbé, il y a néanmoins quelques esprits chez lesquels le goût de comprendre est plus impérieux que celui de croire. Et ceux-là… ! »
— « Ceux-là ? » riposta le prêtre. « Ils se placent toujours sur le terrain si resserré, si fragile, de l’intelligence et du raisonnement. Et ils ne s’élèvent pas au-delà. Nous devons les plaindre, nous dont la foi vit et se développe sur un autre plan, tellement plus vaste : celui de la volonté, celui du sentiment… N’est-il pas vrai ? »
Antoine eut un sourire ambigu. Mais la lumière était si défectueuse que l’abbé ne s’en aperçut pas ; il poursuivit cependant, et cette insistance semblait témoigner qu’il n’était pas tout à fait dupe du « nous » qu’il venait de prononcer.
— « On s’imagine qu’on est très fort, aujourd’hui, parce qu’on veut “comprendre”. Mais croire, c’est comprendre. Et comprendre, c’est croire. Ou, plutôt, disons que “comprendre” et “croire” n’ont pas de commune mesure. Certains, aujourd’hui, refusent pour vrai ce que leur raison, insuffisamment préparée ou faussée par une culture tendancieuse, ne parvient pas à démontrer. C’est simplement qu’ils ne vont pas assez avant. Il est parfaitement possible de connaître Dieu avec certitude, et de le démontrer par la raison. Depuis Aristote, qui fut, ne l’oublions pas, le maître de saint Thomas, la raison prouve pertinemment… »
Antoine laissait parler l’abbé, sans intervenir, mais en fixant sur lui un regard sceptique.
— « … Notre philosophie religieuse », continua le prêtre, que ce silence gênait, « nous offre sur ces questions les raisonnements les plus serrés, les plus… »
— « Monsieur l’abbé », interrompit enfin Antoine gaiement, « avez-vous bien le droit de dire : raisonnements religieux… philosophie religieuse ? »
— « Le droit ? » fit l’abbé Vécard, interloqué.
— « Dame ! Il n’y a presque pas, à proprement parler, de pensée religieuse, puisque penser c’est d’abord douter ! »
— « Oh, oh, mon jeune ami, où allons-nous ? » s’écria l’abbé.
— « Je sais bien que l’Église ne s’embarrasse pas de si peu… Mais tous les rapports qu’elle s’ingénie, depuis cent ans et plus, à établir entre sa foi et la philosophie ou la science modernes, sont plus ou moins… truqués — pardonnez-moi le mot — puisque ce qui alimente la foi, ce qui fait son objet, ce qui attire si fort les tempéraments religieux, c’est justement ce surnaturel que nient la philosophie et la science ! »
L’abbé se trémoussait sur la banquette : il commençait à sentir que ce n’était pas un jeu. Sa voix se nuança de mécontentement, enfin :
— « Vous semblez tout à fait ignorer que c’est à l’aide de leur intelligence, par le raisonnement philosophique, que la plupart de nos jeunes gens arrivent aujourd’hui à la foi. »
— « Oh, oh… », fit Antoine.
— « Quoi donc ? »
— « Je vous avoue que je ne parviens pas à concevoir la foi autrement qu’intuitive et aveugle. Quand elle prétend s’appuyer sur la raison… »
— « Croyez-vous donc encore que la science et la philosophie nient le surnaturel ? Erreur, mon jeune ami : erreur grossière. La science l’omet, ce qui n’est pas la même chose. Quant à la philosophie, toute philosophie digne de ce nom… »
— « Digne de ce nom… Bravo ! Et voilà les adversaires dangereux mis à l’ombre ! »
— « … Toute philosophie digne de ce nom mène nécessairement au surnaturel », poursuivit le prêtre, sans se laisser interrompre. « Mais allons plus loin : même si vos savants modernes parvenaient à démontrer qu’il y a entre l’essentiel de leurs découvertes et l’enseignement de l’Église une antinomie fondamentale — ce qui, en l’état actuel de notre apologétique, est vraiment une perfide, une absurde hypothèse — qu’est-ce que cela prouverait, je vous le demande ? »
— « Ah, diable ! » fit Antoine, souriant.
— « Rien du tout ! » continua l’abbé, avec feu. « Cela signifierait simplement que l’intelligence de l’homme n’est pas encore capable d’unifier ses connaissances et qu’elle avance en chancelant — ce qui », ajouta-t-il avec un sourire amical, « ne serait pas une découverte pour tout le monde…
« Voyons, Antoine, nous n’en sommes plus au temps de Voltaire ! Ai-je besoin de vous rappeler que la prétendue “raison” de vos philosophes athées n’a jamais remporté sur la religion que de bien trompeuses, de bien éphémères victoires ? Existe-t-il un seul point de la foi sur lequel l’Église ait jamais pu être convaincue d’illogisme ? »
— « Pas un, je vous l’accorde ! » interrompit Antoine en riant. « L’Église a toujours su se ressaisir à point nommé. Vos théologiens sont passés maîtres dans l’art de fabriquer des argumentations subtiles et d’apparence logique, qui leur permettent de n’être jamais longtemps de suite embarrassés par les attaques des logiciens. Depuis quelque temps surtout, je le reconnais, ils montrent à ce jeu une ingéniosité… déconcertante ! Mais cela ne fait illusion qu’à ceux qui, d’avance, veulent s’illusionner. »
— « Non, mon ami. Persuadez-vous, au contraire, que la logique de l’Église a toujours le dernier mot, parce qu’elle est autrement plus… »
— « … plus déliée, plus tenace… »
— « … plus profonde que la vôtre. Peut-être reconnaîtrez-vous avec moi que notre raison, lorsqu’elle est livrée à ses seules ressources, ne parvient à rien d’autre qu’à des architectures de mots auxquelles notre cœur ne peut trouver son compte. Pourquoi donc ? Ce n’est pas seulement parce qu’il y a un ordre de vérités qui semble échapper à la logique courante, ni parce que la notion de Dieu semble dépasser les possibilités de l’intelligence ordinaire : c’est surtout — comprenez-moi bien — parce que notre entendement, abandonné à lui seul, manque de force, manque de prise, en ces matières subtiles. Autrement dit, une foi véritable, une foi vive, a le droit d’exiger des explications qui satisfassent pleinement la raison ; mais notre raison elle-même doit se laisser instruire par la Grâce. La Grâce éclaire l’entendement. Le vrai croyant ne s’élance pas seulement, avec toute son intelligence, à la recherche de Dieu ; il doit aussi s’offrir humblement à Dieu, à Dieu qui le cherche ; et, quand il s’est élevé jusqu’à Dieu par la pensée rationnelle, il doit se faire vide et béant, il doit se faire… concave, pour accueillir, pour recevoir ce Dieu qui est sa récompense ! »
— « Ce qui revient à dire que la pensée ne suffit pas pour atteindre la vérité et qu’il y faut aussi ce que vous appelez la Grâce… C’est un aveu, ça, et bien grave », constata Antoine, après un silence chargé.
L’accent était tel que le prêtre repartit aussitôt :
— « Ah, pauvre ami, vous êtes victime de votre temps… Vous êtes rationaliste ! »
— « Je suis… — c’est toujours difficile de dire ce qu’on est ! — mais j’avoue que j’en tiens pour les satisfactions de la raison. »
L’abbé agita ses deux mains :
— « Et pour les séductions du doute… Car c’est un reste de romantisme : on tire un peu vanité de son vertige, on se flatte de subir un tourment supérieur… »
— « Ça, pas du tout, Monsieur l’abbé », s’écria Antoine. « Je ne connais ni ce vertige, ni ce tourment, ni tous ces fumeux états d’âme, dont vous parlez. Il n’y a pas moins romantique que moi. J’ignore tout de l’inquiétude. »
(Ce disant, il s’aperçut que cette affirmation avait cessé d’être exacte. À coup sûr, il n’avait aucune inquiétude religieuse, dans le sens où pouvait l’entendre l’abbé Vécard. Mais depuis trois ou quatre ans, il avait, lui aussi, connu, avec angoisse, la perplexité de l’homme devant l’Univers.)
— « Au reste », reprit-il, « si je n’ai pas la foi, il serait impropre de dire que je l’ai perdue : je crois plutôt que je ne l’ai jamais eue. »
— « Voyons, voyons ! » fit le prêtre. « Et l’enfant pieux que vous avez été, Antoine, vous l’avez donc oublié ? »
— « Pieux ? Non. Docile : appliqué et docile. Pas davantage. J’étais naturellement discipliné : j’accomplissais mes devoirs religieux en bon élève ; voilà tout. »
— « Vous dépréciez à plaisir la foi de votre jeunesse ! »
— « Pas la foi : l’éducation religieuse. C’est fort différent ! »
Antoine cherchait moins à étonner l’abbé qu’à être sincère. Une légère excitation, qui le poussait à tenir tête, avait succédé à sa fatigue. Il se lança à haute voix dans une sorte d’investigation, assez nouvelle pour lui, à travers son passé :
— « Oui, éducation… », reprit-il. « Voyez un peu comment les choses s’enchaînent, Monsieur l’abbé. Dès l’âge de quatre ans, la mère, la bonne, tous les êtres supérieurs dont un enfant dépend, lui répètent à chaque occasion : “Le bon Dieu est au ciel ; le bon Dieu te connaît, c’est lui qui t’a créé ; le bon Dieu t’aime, le bon Dieu te voit, te juge ; le bon Dieu va te punir, le bon Dieu va te récompenser…” Attendez !… À huit ans, on le mène à la grand-messe, au salut, parmi les grandes personnes qui se prosternent ; on lui montre, au milieu des fleurs et des lumières, dans un nuage d’encens et de musique, un bel ostensoir doré : c’est toujours le même bon Dieu, qui est là, dans cette hostie blanche. Bien !… À onze ans, on lui explique, du haut d’une chaire, avec autorité, avec l’accent de l’évidence, la Sainte Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, la Résurrection, l’Immaculée Conception, et tout le reste… Il écoute, il accepte. Et comment n’accepterait-il pas ? Comment pourrait-il élever le moindre doute sur des croyances qu’affichent ses parents, ses condisciples, ses maîtres, tous les fidèles qui emplissent l’église ? Comment hésiterait-il devant ces mystères, lui, si petit ? Lui, perdu dans le monde, et qui se sent environné, depuis sa naissance, de phénomènes tous mystérieux ?… Réfléchissez à cela, Monsieur l’abbé : je crois que c’est capital. Oui, le fond de la question est là !… Pour l’enfant, tout est incompréhensible, également. La terre, si plate devant lui, elle est ronde ; elle paraît immobile, mais elle tourne comme une toupie dans l’espace… Le soleil fait germer les graines. Le poussin sort tout vivant d’un œuf… Le Fils de Dieu est descendu du ciel, et il s’est fait mettre en croix pour le rachat de nos péchés… Pourquoi pas ?… Dieu était le Verbe, et le Verbe s’est fait chair… Comprenne qui pourra, peu importe : le tour est joué ! »
Le train venait de stopper. Dans la nuit, on glapissait un nom de station. Un voyageur, qui croyait le compartiment vide, ouvrit brusquement la portière et la referma en maugréant. Une bouffée de vent glacé passa sur les visages.
Antoine se retourna vers le prêtre, dont il ne distinguait plus bien les traits, tant la lumière du plafonnier avait baissé.
L’abbé se taisait.
Alors Antoine reprit, sur un ton plus calme :
— « Eh bien, cette croyance naïve de l’enfant, peut-on l’appeler “foi” ? Certainement non. La foi, c’est ce qui vient plus tard. La foi a d’autres racines. Et je puis dire, moi, que je n’ai pas eu la foi. »
— « Dites plutôt que vous ne l’avez pas laissée s’épanouir dans votre âme pourtant si bien préparée », dit l’abbé d’une voix qui soudain vibra d’indignation. « La foi est un don de Dieu, comme la mémoire, et qui, comme elle, comme tous les dons de Dieu, a besoin d’être cultivée… Mais vous… Vous !… Semblable à tant d’autres, vous avez cédé à l’orgueil, à l’esprit de contradiction, à la vanité de penser librement, à la tentation de vous insurger contre un ordre établi… »
Il se reprocha aussitôt sa sainte colère. Il était bien résolu à ne pas se laisser entraîner dans une discussion religieuse.
D’ailleurs, l’abbé se méprenait à l’accent d’Antoine : cette voix mordante, cet entrain, cette quasi-allégresse dans l’attaque, qui donnaient à la verve du jeune homme un ton de bravoure un peu forcé, il se plaisait à douter de leur absolue sincérité. Son estime pour Antoine restait grande ; et, dans cette estime, il y avait l’espoir — plus que l’espoir, la certitude — que le fils aîné de M. Thibault ne resterait pas sur cette misérable, sur cette indéfendable position.
Antoine réfléchissait.
— « Non, Monsieur l’abbé », répliqua-t-il posément. « Cela s’est fait tout seul, sans aucun orgueil, sans parti pris de révolte. Sans même que j’aie eu à y penser. Autant que je puis m’en souvenir, j’ai commencé, dès ma première communion, à sentir vaguement qu’il y avait quelque chose — je ne sais comment dire — d’embarrassé, d’inquiétant, dans tout ce que l’on nous apprenait sur la religion ; quelque chose d’obscur, non seulement pour nous, enfants, mais pour tout le monde… Oui : pour les grandes personnes aussi. Et pour les prêtres eux-mêmes. »
L’abbé ne put retenir un mouvement des mains.
— « Oh », reprit Antoine, « je ne suspectais et ne suspecte nullement la sincérité des prêtres que j’ai connus, ni leur ferveur — ou plutôt leur besoin de ferveur… Mais ils avaient bien l’air, eux-mêmes, de se mouvoir avec gêne dans ces ténèbres, d’aller à l’aveuglette, de tourner avec un inconscient malaise autour de ces dogmes hermétiques. Ils affirmaient. Ils affirmaient quoi ? Ce qu’on leur avait affirmé. Bien sûr, ils ne doutaient pas de ces vérités qu’ils transmettaient. Mais leur adhésion intérieure était-elle aussi forte, aussi assurée, que leurs affirmations ? Eh bien, je ne parvenais pas à en être convaincu… Je vous scandalise… C’est que nous avions un terme de comparaison : nos professeurs laïques. Ceux-là, je l’avoue, me paraissaient beaucoup mieux d’aplomb, beaucoup mieux “consolidés” dans leurs spécialités ! Ils nous parlaient grammaire, histoire, géométrie, et ils semblaient, eux, avoir complètement compris ce dont ils parlaient ! »
— « Encore faudrait-il comparer des choses comparables », dit l’abbé en pinçant les lèvres.
— « Mais je ne songe pas, au fond, aux matières de leur enseignement : je pense seulement à la position de ces laïcs devant ce qu’ils nous enseignaient. Même quand leur science se trouvait en défaut, leur attitude n’avait rien de trouble : leurs hésitations, leurs ignorances mêmes, s’étalaient au grand jour. Ça donnait confiance, je vous assure ; ça ne pouvait pas éveiller la moindre arrière-pensée de… tricherie. Non, ce n’est pas “tricherie” que je voudrais dire. Mais pourtant je vous l’avoue, Monsieur l’abbé, plus j’avançais vers les hautes classes, moins les prêtres de l’École m’inspiraient cette espère de sécurité que j’éprouvais auprès de nos professeurs de l’Université. »
— « Si les prêtres qui vous ont instruit », riposta l’abbé, « avaient été de véritables théologiens, vous auriez gardé de leur commerce une impression d’absolue sécurité. » (Il songeait aux professeurs du séminaire, à sa jeunesse studieuse et convaincue.)
Mais Antoine poursuivait :
— « Songez donc ! Le gamin qu’on lance, peu à peu, dans les mathématiques, dans la physique, dans la chimie ! Il trouve brusquement devant lui tout l’espace pour se dilater ! Alors la religion lui paraît étroite, fallacieuse, irraisonnée… Il se méfie… »
L’abbé, cette fois, renversa le buste et tendit la main :
— « Irraisonnée ? Pouvez-vous sérieusement dire : irraisonnée ? »
— « Oui », dit Antoine, avec force. « Et j’entrevois quelque chose à quoi je n’avais pas songé : c’est que, vous autres, vous partez d’une croyance ferme et, pour défendre cette croyance, vous appelez des raisonnements à la rescousse ; tandis que nous, les gens comme moi, nous partons du doute, de l’indifférence, et nous nous laissons conduire par la raison, sans savoir où elle nous mènera.
« Monsieur l’abbé », reprit-il aussitôt, en souriant, et sans laisser au prêtre le temps de la riposte, « si vous vous mettiez à discuter avec moi, vous auriez vite fait de me prouver que je n’entends rien à tout ça. J’en conviens d’avance. Ce sont des questions auxquelles je ne pense guère : je n’y ai peut-être jamais autant réfléchi que ce soir. Vous voyez que je ne pose pas à l’esprit fort. Je cherche seulement à vous expliquer comment mon éducation catholique ne m’a pas empêché d’en arriver où j’en suis : à une complète incrédulité. »
— « Votre cynisme ne m’épouvante pas, mon cher ami », dit l’abbé en forçant un peu sa bonhomie. « Je vous crois bien meilleur que vous ne le savez vous-même ! Allez toujours, je vous écoute. »
— « Eh bien, en réalité, je continuais — j’ai continué très longtemps — à pratiquer, comme les autres. Avec une indifférence que je ne m’avouais pas : une indifférence… polie. Même plus tard, je ne me suis jamais attelé à une besogne d’enquête, de révision : peut-être bien qu’au fond je n’y attachais pas assez d’importance… (Ainsi, j’étais très loin de l’état d’esprit d’un de mes camarades qui préparait les Arts et Métiers, et qui m’écrivait un jour, après une crise de doute : “J’ai passé l’inspection de l’assemblage : mon vieux, ne t’y fie pas, il manque trop de boulons pour que ça tienne…”) Moi, à cette époque-là, j’abordais la médecine ; et la rupture — ou plutôt le détachement — était déjà consommé : je n’avais pas attendu les études semi-scientifiques de première année pour m’aviser qu’on ne peut croire sans preuves… »
— « Sans preuves ! »
— « … et qu’il faut renoncer à la notion de vérité stable, parce que nous ne devons tenir rien pour vrai que sous toute réserve et jusqu’à preuve du contraire… Oui, je continue à vous scandaliser. Mais, ne vous en déplaise, Monsieur l’abbé, — et c’est tout ce que je voulais vous dire — je suis un cas — si vous voulez, monstrueux — d’incrédulité naturelle, instinctive. C’est un fait. Je suis bien portant, je crois être assez bien équilibré, j’ai un tempérament très actif, et je me suis toujours admirablement passé de mystique. Rien de ce que je sais, rien de ce que j’ai observé, ne me permet de croire que le Dieu de mon enfance existe ; et, jusqu’ici, je l’avoue, je me passe admirablement de lui. Mon athéisme s’est formé en même temps que mon esprit. Je n’ai rien eu à renier. N’allez surtout pas vous figurer que je sois un de ces croyants dépossédés qui continuent à appeler Dieu dans leur cœur ; un de ces inquiets qui tendent désespérément les bras vers ce ciel qu’ils ont trouvé vide. Non, non : je suis un type qui ne tend pas du tout les bras. Un monde sans Providence n’a rien qui me gêne : et, vous voyez : je m’y sens à l’aise. »
L’abbé agita sa main devant lui, en signe de dénégation.
Antoine insista :
— « Parfaitement à l’aise. Et voilà au moins quinze ans que ça dure… »
Il s’attendait à ce que l’indignation du prêtre se manifestât aussitôt. Mais l’abbé se taisait, et remuait doucement la tête.
— « C’est la pure doctrine matérialiste, mon pauvre ami », dit-il enfin. « En seriez-vous encore là ? À vous entendre, vous ne croyez qu’à votre corps. C’est comme si vous ne croyiez qu’à la moitié — et à quelle moitié ! — de vous-même… Heureusement, tout cela ne se passe qu’en apparence et, pour ainsi dire, en surface. Vous ignorez vous-même vos vraies ressources et quelle force cachée votre éducation chrétienne a laissée en vous. Cette force, vous la niez : mais elle vous mène, mon pauvre ami ! »
— « Que vous répondre ? Je vous affirme, moi, que je ne dois rien à l’Église. Mon intelligence, ma volonté, mon caractère, se sont développés en dehors de la religion. Je puis même dire : en opposition avec elle. Je me sens aussi détaché de la mythologie catholique que de la mythologie païenne. Religion, superstition, c’est tout un pour moi… Non, sans parti pris, le résidu laissé en moi par mon éducation chrétienne, c’est zéro ! »
— « Aveugle ! » s’écria l’abbé, en levant brusquement le bras. « Vous ne voyez donc pas que toute votre vie quotidienne, faite de travail, de devoir, de dévouement au prochain, est un formel démenti à votre matérialisme ! Peu de vies impliquent davantage l’existence de Dieu ! Personne n’a plus que vous le sentiment d’une mission à remplir ! Personne, plus que vous, n’a le sens de sa responsabilité en ce monde ! Eh bien ? N’est-ce pas admettre implicitement le mandat divin ? Envers qui seriez-vous donc responsable, si ce n’est envers Dieu ? »
Antoine ne répondit pas tout de suite, et l’abbé put croire un instant qu’il avait frappé juste. En réalité, l’objection du prêtre lui semblait dénuée de tout fondement : être scrupuleux dans son travail n’impliquait nécessairement ni l’existence de Dieu, ni la valeur de la théologie chrétienne, ni aucune certitude métaphysique. N’en était-il pas lui-même la preuve ? Mais il sentait bien, une fois de plus, que, entre son manque de croyance morale et l’extrême conscience qu’il apportait dans sa vie, il y avait une inexplicable incompatibilité. Il faut aimer ce que l’on fait. Et pourquoi donc le faut-il ? Parce que l’homme, animal social, doit concourir par son effort à la bonne marche de la société, à son progrès… Affirmations gratuites, postulats dérisoires ! Au nom de quoi ? Toujours cette question, à laquelle jamais il n’avait trouvé de véritable réponse.
— « Peuh… », murmura-t-il enfin. « Cette conscience ? Dépôt, laissé en chacun de nous par dix-neuf siècles de christianisme… Peut-être me suis-je trop hâté, tout à l’heure, en évaluant à zéro le coefficient de mon éducation — ou plutôt de mon hérédité… »
— « Non, mon ami, cette survivance en vous, c’est le levain sacré auquel je faisais allusion. Un jour, ce levain reprendra son activité : il fera lever toute la pâte ! Et, ce jour-là, votre vie morale, qui se poursuit d’elle-même, tant bien que mal et malgré vous, aura trouvé son axe, son vrai sens. On ne comprend pas Dieu tant qu’on le repousse ni même tant qu’on le cherche… Vous verrez : un jour, sans l’avoir voulu, vous vous apercevrez que vous êtes entré au port. Et, ce jour-là, vous saurez enfin qu’il suffit de croire en Dieu pour que tout s’éclaire et s’accorde ! »
— « Mais cela, je l’admets dès maintenant », fit Antoine en souriant. « Je sais de reste que nos besoins, le plus souvent, créent eux-mêmes leurs remèdes ; et je conviens volontiers que, chez la plupart des êtres, le besoin de croire est tellement impérieux, instinctif, qu’ils ne se préoccupent guère de savoir si ce qu’ils croient mérite d’être cru : ils baptisent vérité tout ce vers quoi les jette leur besoin de foi… — D’ailleurs », fit-il, sur le ton d’un aparté, « on ne m’ôtera pas de l’idée que la plupart des catholiques intelligents, et notamment beaucoup de prêtres cultivés, sont plus ou moins pragmatistes sans le savoir. Ce que les dogmes ont d’inadmissible pour moi doit être également inadmissible pour tout esprit de culture moderne. Seulement, les croyants tiennent à leur foi ; et, pour ne pas l’ébranler, ils évitent de trop réfléchir, ils se cramponnent au côté sentimental, au côté moral, de la religion. Et puis, on a pris si grand soin de leur affirmer que l’Église avait depuis longtemps réfuté victorieusement toutes les objections, qu’ils n’ont même pas l’idée d’y aller voir… Mais, pardon, ceci n’est qu’une parenthèse. — Je voulais dire que le besoin de croire, si général soit-il, ne peut pas être une justification suffisante de la religion chrétienne, tout encombrée d’obscurités, de vieux mythes… »
— « Il ne s’agit pas de justifier Dieu quand on le sent », déclara le prêtre ; et, pour la première fois, le ton était sans réplique.
Puis, aussitôt, se penchant avec un geste amical :
— « Ce qui est incompréhensible, c’est que ce soit vous, Antoine Thibault, qui parliez ainsi ! Dans beaucoup de nos familles chrétiennes, hélas, les enfants voient vivre leurs parents et se dérouler la vie de chaque jour à peu près comme si ce Dieu qu’on leur enseigne n’existait pas. Mais vous ! Vous qui, depuis votre petite enfance, avez pu constater, à chaque instant, la présence de Dieu à votre foyer ! Vous qui l’avez vu inspirer à votre pauvre père chacun de ses actes… »
Il y eut un silence. Antoine regardait fixement l’abbé, comme s’il se retenait de répondre.
— « Oui », dit-il enfin, les lèvres serrées. « Justement : je n’ai jamais vu Dieu, hélas, qu’à travers mon père. » Son attitude, son accent, achevaient sa pensée. « Mais ce n’est pas le jour de s’étendre là-dessus », ajouta-t-il, pour couper court. Et il mit le front à la vitre.
— « Voici Creil », dit-il.
Le train ralentit, s’arrêta. La lumière du plafonnier brilla, plus vive. Antoine souhaita l’intrusion de quelque voyageur dont la présence eût interrompu l’entretien. Mais la gare semblait déserte.
Le train s’ébranla.
Après un assez long silence, pendant lequel chacun sembla s’enfermer dans sa propre pensée, Antoine, de nouveau, se pencha vers le prêtre :
— « Voyez-vous, Monsieur l’abbé, deux choses, pour le moins, m’empêcheront toujours de revenir au catholicisme. D’abord, la question du péché : je suis incapable, je crois, d’éprouver l’horreur du péché. Ensuite, la question de la Providence : je ne pourrai jamais accepter l’idée d’un Dieu personnel. »
L’abbé se taisait.
— « Oui », poursuivit Antoine. « Ce que vous, catholiques, appelez le péché, c’est, au contraire, tout ce qui, pour moi, est vivant et fort : instinctif — instructif ! C’est ce qui permet — comment dire ? — de palper les choses. Et aussi d’avancer. Aucun progrès… — oh, je ne suis pas plus qu’il ne faut dupe de ce mot “progrès” ; mais il est si commode ! — aucun progrès n’aurait été possible, si l’homme, docilement, s’était toujours refusé au péché… Mais cela nous entraînerait bien loin », ajouta-t-il, répondant par un sourire ironique au léger haussement d’épaules du prêtre. « Quant à l’hypothèse d’une Providence, eh bien, non ! S’il y a une notion qui s’impose à moi, indiscutablement, c’est bien celle de l’indifférence universelle ! »
L’abbé sursauta :
— « Mais votre Science elle-même, qu’elle le veuille ou non, fait-elle autre chose que de constater l’Ordre suprême ? (J’évite à dessein le terme plus juste de “plan divin”…) Mais, pauvre ami, si l’on se permettait de nier cette Intelligence supérieure qui préside aux phénomènes et dont tout ici-bas porte la trace, si l’on refusait d’admettre que tout, dans la nature, a un but, que tout a été créé en vue d’une harmonie, on ne pourrait plus rien comprendre à rien ! »
— « Eh mais… soit ! L’univers nous est incompréhensible. J’accepte cela comme un fait. »
— « Cet incompréhensible, mon ami, c’est Dieu ! »
— « Pas pour moi. Je n’ai pas encore cédé à la tentation d’appeler “Dieu” tout ce que je ne comprends pas. »
Il sourit, et, pendant quelques secondes, cessa de parler.
L’abbé le regardait, prêt à la défensive.
— « D’ailleurs », reprit Antoine, souriant toujours, « pour la plupart des catholiques, l’idée de divinité se réduit à la conception puérile d’un “bon” Dieu, d’un petit Dieu personnel, qui a l’œil fixé sur chacun de nous, qui suit avec une sollicitude attendrie les moindres oscillations de notre conscience d’atome, et que chacun de nous peut inlassablement consulter par la prière : “Mon Dieu, éclairez-moi… Mon Dieu, faites que…” et cætera…
« Comprenez-moi, Monsieur l’abbé. Je ne cherche nullement à vous blesser par des sarcasmes faciles. Mais je ne parviens pas à concevoir qu’on puisse supposer la moindre relation psychologique, le moindre échange de questions et de réponses, entre l’un de nous, infinitésimal accident de la vie universelle (même entre la Terre, cette poussière parmi les poussières) et ce grand Tout, ce Principe universel ! Comment lui prêter une sensibilité anthropomorphe, une tendresse paternelle, une compassion ? Comment prendre au sérieux l’efficacité des sacrements, le chapelet, — que sais-je ? — la messe payée et dite à l’intention d’un tel, à l’intention d’une âme provisoirement reléguée au Purgatoire ? Voyons ! Il n’y a vraiment aucune différence essentielle entre ces pratiques, ces croyances du culte catholique, et celles de n’importe quelle religion primitive, les sacrifices païens, les offrandes que les sauvages déposent devant leurs idoles ! »
L’abbé faillit répondre qu’en effet il y avait une religion naturelle, commune à tous les hommes, et que cela, précisément, était article de foi. Mais, de nouveau, il se retint. Enfoncé dans son coin, les bras croisés, le bout des doigts enfouis sous le bord de ses manches, dans une attitude à la fois patiente, résignée et un peu ironique, il semblait attendre la fin de cette improvisation.
Le voyage, d’ailleurs, approchait du terme. Le wagon se faisait déjà cahoter par les aiguillages de la banlieue parisienne. À travers la buée des vitres, de nombreuses lumières scintillaient dans la nuit.
Antoine, qui avait encore quelque chose à ajouter, se hâta :
— « D’ailleurs, Monsieur l’abbé, ne vous méprenez pas sur certains mots que je viens d’employer. Bien que rien ne m’autorise, je le sais, à m’aventurer sur ces terrains philosophiques, je veux être franc jusqu’au bout. Je vous ai parlé d’Ordre, de Principe universel… C’est pour parler comme tout le monde… En réalité, il me semble que nous aurions autant de motifs de douter d’un Ordre, que d’y croire. Du point où il se trouve placé, l’animal humain que je suis constate bien un vaste imbroglio de forces déchaînées. Mais, ces forces obéissent-elles à une loi générale, extérieure à elles et distincte d’elles ? Ou bien obéissent-elles à des lois — comment dirais-je ? — internes, résidant en chaque atome, les obligeant à accomplir une sorte de destinée “personnelle” ? à des lois qui ne domineraient pas ces forces, du dehors, mais qui seraient confondues avec elles ; qui, en quelque sorte, les animeraient seulement ?… Et, même, dans quelle mesure n’est-il pas incohérent, le jeu des phénomènes ? J’admettrais aussi bien que les causes naissent indéfiniment les unes des autres, chaque cause étant l’effet d’une autre cause, et chaque effet, la cause d’autres effets. Pourquoi vouloir imaginer à tout prix un Ordre suprême ? Tentation de nos esprits logiciens. Pourquoi vouloir trouver une direction commune à ces mouvements qui ricochent les uns sur les autres, à l’infini ? Je me suis dit bien souvent, pour ma part, que tout se passe comme si rien ne menait à rien, comme si rien n’avait un sens… »
L’abbé, après avoir considéré Antoine en silence, baissa les yeux et articula, avec un sourire glacial :
— « Après cela, je crois difficile de descendre encore plus bas… »
Puis il se leva pour boutonner sa douillette.
— « Je vous demande pardon de vous avoir dit tout cela, Monsieur l’abbé », dit Antoine, en un sincère élan de regret. « Ce genre de conversation ne peut jamais aboutir à rien : qu’à blesser. Je ne sais pas ce qui m’a pris aujourd’hui. »
Ils étaient debout, l’un près de l’autre. L’abbé regarda tristement le jeune homme :
— « Vous m’avez parlé librement, comme à un ami. De cela, du moins, je vous sais gré. »
Il parut hésiter à dire autre chose. Mais le train s’arrêtait à quai.
— « Je vous ramène chez vous en voiture ? » proposa Antoine, sur un autre ton.
— « Volontiers, volontiers… »
Dans le taxi, Antoine, soucieux, repris déjà par la vie compliquée qui l’attendait, ne parla guère. Et son compagnon, silencieux lui aussi, semblait réfléchir. Mais, lorsqu’ils eurent passé la Seine, l’abbé se pencha vers Antoine :
— « Vous avez… quel âge ? Trente ans ? »
— « Bientôt trente-deux. »
— « Vous êtes encore un jeune homme… Vous verrez. D’autres que vous ont fini par comprendre ! Votre tour viendra. Il y a des heures dans la vie où l’on ne peut pas se passer de Dieu. Il y en a une, entre toutes, terrible : la dernière… »
« Oui », songeait Antoine. « Cette épouvante de la mort… Et qui pèse si fort sur tout Européen civilisé… Jusqu’à lui gâter, plus ou moins, le goût de vivre… »
Le prêtre avait été sur le point de faire allusion à la mort de M. Thibault ; mais il s’était retenu.
— « Vous représentez-vous ce que cela peut être », reprit-il, « que d’arriver au bord de l’éternité sans croire en Dieu, sans apercevoir, sur l’autre rive, ce Père tout-puissant et miséricordieux qui nous tend les bras ? de mourir dans le noir total, sans la moindre lueur d’espérance ? »
— « Oh, mais ça, Monsieur l’abbé, je le sais comme vous », fit Antoine vivement. (Lui aussi venait de penser à la mort de son père.) « Mon métier », reprit-il, après une brève hésitation, « mon métier, autant que le vôtre, est d’assister des agonisants. J’ai peut-être même vu mourir plus d’incroyants que vous, et j’ai de si atroces souvenirs que, si je pouvais faire à mes malades une injection de foi in extremis… ! Je ne suis pas de ceux qui éprouvent pour le stoïcisme de la dernière heure une vénération mystique. Pour moi, je souhaite, sans vergogne, d’être, à ce moment-là, accessible aux plus consolantes certitudes. Et je crains autant une fin sans espérance qu’une agonie sans morphine… »
Il sentit la main de l’abbé se poser, frémissante, sur la sienne. Sans doute, le prêtre s’efforçait-il de prendre cet aveu, qu’il n’avait pas espéré, pour un indice de bon augure.
— « Oui, oui », reprit-il, serrant le bras d’Antoine avec une ardeur où il y avait presque de la gratitude. « Eh bien, croyez-moi : ne vous fermez pas toute issue vers ce Consolateur dont, comme nous tous, vous aurez quelque jour besoin. Je veux dire : ne renoncez pas à la prière. »
— « La prière ? » objecta Antoine, en secouant la tête. « Ce fol appel… vers quoi ? Vers cet Ordre problématique ! Vers un Ordre aveugle et muet — indifférent ? »
— « N’importe, n’importe… Oui, ce “fol appel” ! Croyez-moi ! Quel que soit le terme provisoire auquel votre pensée aboutisse, quelle que soit, au-delà des phénomènes, cette idée obscure d’Ordre, de Loi, que, par éclairs, vous entrevoyez, il faut, en dépit de tout, vous tourner vers ça, mon cher enfant, et prier ! Ah, je vous en conjure, tout, plutôt que de vous ensevelir dans votre solitude ! Gardez le contact, gardez un langage possible avec l’infini, même si, pour l’instant, il n’y a pas échange, même si, pour l’instant, ce n’est qu’un apparent monologue !… Cette incommensurable nuit, cette impersonnalité, cette indéchiffrable Énigme, n’importe, priez-la ! Priez l’Inconnaissable. Mais priez. Ne vous refusez pas ce “fol appel” parce que, à cet appel, vous le saurez un jour, à cet appel répond tout à coup un silence intérieur, un miracle d’apaisement… »
Antoine ne répondit pas. « Cloison étanche… », songea-t-il. Cependant, il sentait le prêtre extrêmement ému, et il était décidé à ne plus rien dire qui pût le peiner davantage.
D’ailleurs, ils arrivaient rue de Grenelle.
L’auto s’arrêta.
L’abbé Vécard prit la main d’Antoine, la serra ; puis, avant de descendre, se penchant un peu dans l’ombre de la voiture, il murmura d’une voix altérée :
— « La religion catholique, c’est tout à fait autre chose, mon ami, croyez-moi : c’est beaucoup, beaucoup plus qu’il ne vous a jamais été permis, jusqu’ici, d’entrevoir… »