Juliette Benzoni Marianne, et l’inconnu de Toscane

LA LOI DES HOMMES

1 LE RENDEZ-VOUS DE LA FOLIE

Brusquement, Napoléon cessa d’arpenter la pièce et s’arrêta en face de Marianne. Frileusement pelotonnée dans une grande bergère, auprès du feu, les yeux clos, la jeune femme soupira de soulagement. Même amorti par l’épaisseur du tapis, ce pas cadencé agissait douloureusement sur ses nerfs et résonnait dans sa tête. La soirée, par trop fertile en émotions, l’avait laissée si complètement épuisée qu’hormis sa migraine, elle n’avait plus tellement conscience d’être encore vivante. Il y avait eu l’excitation de sa première présentation sur la scène du théâtre Feydeau, le trac et surtout l’incompréhensible apparition, dans une loge d’avant-scène, de l’homme qu’elle croyait bien avoir tué, puis sa disparition tout aussi inexplicable. De quoi abattre un organisme autrement vigoureux que le sien !

Au prix d’un effort, cependant, elle ouvrit les yeux, vit qu’il la regardait, les mains au dos et la mine soucieuse. Au fait, était-il vraiment soucieux, ou simplement mécontent ? Sous le talon de son élégant soulier à boucle d’argent, un trou se creusait déjà dans le tapis aux tendres couleurs tandis qu’à certain frémissement de ses narines minces, à certain reflet d’acier dans ses yeux bleus, on pouvait déceler une colère en gestation. Et Marianne se demanda tout à coup si elle avait devant elle son amant, l’Empereur, ou un simple juge d’instruction. Car si, depuis dix minutes qu’il était arrivé en coup de vent, il n’avait pas dit grand-chose, la jeune femme devinait déjà les questions à venir. Le silence de la chambre, paisible et rassurante quelques instants plus tôt avec ses moires bleu-vert, ses fleurs irisées et ses cristaux translucides, en avait acquis une sorte de fragilité, un air de provisoire... Et, de fait, tout à coup, il vola en éclats sous le claquement d’un sec :

— Tu es bien sûre de n’avoir pas été victime d’une hallucination ?

— Une hallucination ?

— Mais oui ! Tu as pu voir quelqu’un qui ressemblait à... cet homme, sans que ce soit lui pour autant. Il serait tout de même étrange qu’un noble anglais pût se promener librement en France, fréquenter les théâtres, entrer même dans la loge du prince archichancelier sans que personne s’en aperçoive ! Ma police est la mieux faite d’Europe !

Malgré son effroi et sa lassitude, Marianne réprima un sourire. C’était bien cela : Napoléon était plus mécontent que soucieux et, cela, uniquement parce que sa police risquait d’être prise en défaut. Dieu seul, cependant, devait savoir combien d’espions étrangers pouvaient se promener impunément dans ce beau pays de France ! Néanmoins, elle était bien décidée à le persuader, mais mieux valait peut-être éviter de se mettre à dos le redoutable Fouché.

— Sire, fit-elle avec un soupir de lassitude, je sais aussi bien que vous, mieux peut-être, combien votre ministre de la Police se montre vigilant et je n’ai aucune intention de l’incriminer. Mais une chose est certaine : l’homme que j’ai vu était Francis Cranmere et pas un autre !

Napoléon eut un geste irrité mais, se dominant aussitôt, il vint s’asseoir sur le pied de la chaise longue de Marianne et demanda, d’un ton singulièrement radouci :

— Comment peux-tu en être sûre ? Tu m’as dit toi-même avoir peu connu cet homme ?

— On n’oublie pas le visage de celui qui a détruit à la fois votre vie et vos souvenirs. Et puis, l’homme que j’ai vu portait, à la joue gauche, une longue balafre que lord Cranmere n’avait pas au matin de notre mariage.

— En quoi cette balafre est-elle une preuve ?

— En ce que c’est moi qui la lui ai faite, à la pointe de l’épée, pour l’obliger à se battre ! fit Marianne doucement. Je ne crois pas à une ressemblance qui pousserait la fidélité jusqu’à reproduire une blessure qu’ici je suis seule à connaître. Non, c’était bien lui et, désormais, je suis en danger.

Napoléon se mit à rire et, d’un geste plein de tendresse spontanée, il attira Marianne dans ses bras.

— Voilà que tu dis des bêtises ! Mio dolce amor ! Comment pourrais-tu être en danger quand tu as mon amour ? Ne suis-je pas l’Empereur ? Ne connais-tu pas ma puissance ?

Comme par miracle, l’angoisse qui, un instant, avait serré le cœur de Marianne relâcha son étreinte. Elle retrouvait l’extraordinaire impression de sécurité, de sûre protection que lui seul savait lui donner. Il avait raison quand il disait que rien ne pouvait l’atteindre quand il était là. Mais... c’est que, justement, il allait s’éloigner. Dans un mouvement de crainte enfantine, elle s’agrippa à son épaule.

— Je n’ai confiance qu’en vous... qu’en toi ! Mais, dans un instant, tu vas me quitter, quitter Paris, t’éloigner de moi...

Obscurément, elle espéra tout à coup qu’il allait lui proposer de l’emmener avec lui. Pourquoi n’irait-elle pas, elle aussi, à Compiègne ? Certes, la nouvelle impératrice allait arriver dans quelques jours, mais ne pouvait-il la cacher dans une maison de la ville, séparée du palais et cependant proche ?... Elle allait peut-être formuler son désir à haute voix, mais, déjà, il la reposait dans ses coussins, se levait en jetant un vif regard à la pendule en bronze doré de la cheminée :

— Je ne serai pas absent longtemps. Et puis, en rentrant au palais, je vais convoquer Fouché. Il recevra des ordres très sévères concernant cette maison. De toute façon, il devra faire fouiller Paris à la recherche de ce Cranmere. Tu lui en donneras, demain matin, un signalement précis.

— La duchesse de Bassano dit avoir aperçu, dans la loge, à ce moment, un certain vicomte d’Aubécourt, un Flamand. Peut-être Francis se cache-t-il sous ce nom.

— Eh bien, on recherchera le vicomte d’Aubécourt ! Et Fouché devra m’en rendre un compte précis ! Ne te tourmente pas, carissima mia, même de loin je veillerai sur toi. Maintenant, il faut que je te quitte.

— Déjà ! Ne puis-je au moins te garder encore cette nuit ?

A peine l’eut-elle formulée que Marianne se reprocha cette prière. Puisqu’il était si pressé de la quitter, qu’avait-elle besoin de s’abaisser à implorer sa présence ? Comme s’il n’était pas suffisamment sûr de lui et sûr d’elle, alors qu’au fond du cœur de Marianne tous les démons de la jalousie étaient déchaînés. N’était-ce pas pour aller attendre une autre femme qu’il partirait dans un instant ? Les larmes aux yeux, elle le regarda aller vers le fauteuil sur lequel, en entrant, il avait jeté sa redingote grise et s’en revêtir. C’est seulement quand il fut habillé qu’il la regarda et répondit :

— Je l’avais espéré, Marianne. Mais, en rentrant du théâtre, j’ai trouvé une foule de dépêches auxquelles il faut que je donne une réponse avant de partir. Sais-tu que, pour venir jusqu’ici, j’ai laissé six personnes dans mon antichambre ?

— A cette heure ? fit Marianne sceptique.

Rapidement il revint à elle et d’un geste preste lui tira l’oreille.

— Retiens ceci, petite fille : les visiteurs des audiences officielles du jour ne sont pas toujours les plus importants ! Et je reçois la nuit beaucoup plus souvent que tu n’imagines. Adieu, maintenant !

Il se penchait pour poser un baiser léger sur les lèvres de la jeune femme, mais elle ne répondit pas à ce baiser. Glissant de la bergère, elle se leva et alla prendre un flambeau sur sa table à coiffer.

— Je raccompagne Votre Majesté, fit-elle avec un tout petit peu trop de respect. A cette heure, tous les domestiques sont couchés, à l’exception du portier.

Elle ouvrait déjà la porte pour le précéder sur le palier, mais ce fut lui qui la retint.

— Regarde-moi, Marianne ! Tu m’en veux, n’est-ce pas ?

— Je ne me le permettrais pas. Sire ! Ne suis-je pas déjà trop heureuse que Votre Majesté ait pu distraire quelques minutes d’un temps si précieux à une heure si importante de sa vie pour se souvenir de moi ! Et je suis son humble servante.

La protocolaire révérence qu’elle ébauchait n’alla pas jusqu’au bout. Napoléon l’interrompit à mi-course, prit le flambeau qu’il reposa sur un meuble et forçant Marianne à se relever la tint fermement serrée contre lui, puis se mit à rire.

— Ma parole, mais tu me fais une scène ? Tu es jalouse, mon cher amour, et cela te va bien ! Je t’ai déjà dit que tu mériterais d’être corse ! Dieu que tu es belleé ainsi ! Tes yeux étincellent comme des émeraudes au soleil ! Tu meurs d’envie de me dire des choses affreuses, mais tu n’oses pas et cela te rend toute frémissante. Je te sens trembler...

Tout en parlant il avait cessé de rire. Marianne le vit pâlir, serrer les mâchoires et comprit que son désir d’elle le reprenait. Soudain, il enfouit sa tête contre le cou de la jeune femme et se mit à couvrir de baisers rapides ses épaules et sa gorge. C’était lui maintenant qui tremblait tandis que Marianne, la tête renversée et les yeux clos, écoutait s’affoler son cœur et savourait chacune de ses caresses. Une joie sauvage, faite d’orgueil autant que d’amour, l’envahissait à constater que son pouvoir sur lui demeurait entier. Finalement, il la fit basculer dans ses bras et l’emporta jusqu’au grand lit sur lequel il la déposa sans trop de ménagements. Quelques minutes plus tard, l’admirable robe blanche, chef-d’œuvre de Leroy, qui avait un peu plus tôt ébloui tout Paris, n’était plus, sur le tapis, qu’un monceau de soie lacérée et parfaitement importable. Mais, dans les bras de Napoléon, Marianne regardait chavirer au-dessus de sa tête les moires couleur de mer de son baldaquin.

— J’espère, chuchota-t-elle entre deux baisers, que ceux qui vous attendent aux Tuileries ne trouveront pas le temps trop long... et ne sont pas trop importants ?

— Un courrier du Tzar et un envoyé du Pape, jeune démon ! Tu es contente ?

Pour toute réponse, Marianne noua ses bras plus étroitement autour du cou de son amant et ferma les yeux avec un soupir de bonheur. Des minutes comme celles-là payaient de toutes les angoisses, de tous les déboires et de toutes les jalousies. Quand elle l’entendait, comme à cet instant, délirer dans un paroxysme de passion, Marianne se prenait à se rassurer. Il n’était pas possible que l’Autrichienne, cette Marie-Louise qu’il allait mettre dans son lit à la place de Joséphine, sût tirer de lui autant d’amour. Ce n’était sans doute qu’une bécasse terrifiée qui devait recommander son âme à Dieu durant chaque minute de ce voyage qui la rapprochait de l’ennemi des siens. Napoléon ne pouvait être pour elle qu’une sorte de Minotaure, un parvenu méprisable qu’elle traiterait du haut de son sang impérial si elle ressemblait un tant soit peu à sa tante Marie-Antoinette, ou qu’elle subirait passivement si elle n’était, comme on le chuchotait dans les salons, qu’une fille molle, aussi dépourvue d’intelligence que de beauté.

Mais quand, une heure plus tard, elle regarda, par une fenêtre du vestibule, son portier refermer le lourd portail sur la berline impériale, Marianne retrouva d’un seul coup ses craintes et ses incertitudes : ses craintes parce qu’elle ne reverrait l’Empereur que marié à l’archiduchesse, ses incertitudes parce que, sous un nom ou sous un autre, Francis Cranmere courait Paris en toute liberté. Les argousins de Fouché ne pourraient quelque chose pour elle que lorsqu’ils auraient retrouvé sa trace. Et ce n’était peut-être pas pour tout de suite. Paris était si grand !

Frissonnant dans le saut de lit de dentelle qu’elle avait revêtu en hâte, Marianne reprit son flambeau et remonta chez elle avec un désagréable sentiment de solitude. Le roulement de la voiture qui emportait Napoléon résonnait encore dans le lointain, contrepoint mélancolique des mots d’amour qu’elle entendait encore. Mais, si tendre qu’il se fût montré, si précises et formelles qu’eussent été ses promesses, Marianne était trop fine pour se dissimuler qu’une page venait d’être tournée et que, si grand que puisse être l’amour qui la liait à Napoléon, les choses ne pourraient plus jamais être ce qu’elles avaient été.

En rentrant dans sa chambre, Marianne eut la surprise d’y trouver sa cousine. Drapée dans une confortable douillette de velours amarante, le chef orné d’un grand bonnet tuyauté, mademoiselle Adélaïde d’Asselnat, debout au milieu de la pièce, examinait avec intérêt, mais sans se montrer autrement surprise, les glorieuses déchirures de la robe blanche abandonnée sur le tapis.

— Comment Adélaïde, vous étiez là ? s’étonna Marianne. Je vous croyais endormie depuis longtemps.

— Je ne dors jamais que d’un œil et puis quelque chose me disait que vous auriez besoin d’un peu de compagnie, après « son » départ ! Voilà un homme qui sait parler aux femmes ! soupira la vieille demoiselle en laissant retomber le vestige de satin nacré. Je comprends que vous en soyez folle ! Je l’ai bien été, moi qui vous parle, quand il n’était qu’un petit général miteux et sous-alimenté. Mais puis-je savoir comment il a pris la subite résurrection de feu-monsieur votre époux ?

— Mal, fit Marianne en fourrageant dans le lit dévasté pour y retrouver sa chemise de nuit qu’Agathe, sa femme de chambre, avait dû disposer sur la couverture en rentrant du théâtre. Il n’est pas très certain que je n’aie pas eu de visions.

— Et... vous n’en avez pas eu ?

— Bien sûr que non ! Pourquoi aurais-je, tout à coup, évoqué le fantôme de Francis alors qu’il était à cent lieues de mon esprit et que je le croyais mort ? Ma pauvre Adélaïde, le doute n’est malheureusement pas possible : c’était bien Francis... et il souriait, il souriait en me regardant d’un sourire qui m’a épouvantée ! Dieu sait ce qu’il me réserve encore !

— Qui vivra verra ! fit tranquillement la vieille demoiselle en se dirigeant vers la petite table nappée de dentelle sur laquelle un souper froid avait été préparé à l’intention de Marianne, souper auquel d’ailleurs ni elle ni l’Empereur n’avaient touché.

Avec beaucoup de sang-froid, Adélaïde déboucha la bouteille de champagne, emplit deux flûtes, en vida une d’un trait, la remplit de nouveau et porta la seconde à Marianne. Après quoi elle revint chercher la sienne, pécha dans un plat une aile de poulet et s’installa commodément sur le pied du lit dans lequel sa cousine venait de se glisser.

Bien calée dans ses oreillers, Marianne accepta le verre et regarda Mlle d’Asselnat avec un sourire indulgent. L’appétit d’Adélaïde avait quelque chose de fabuleux. La quantité de nourriture que pouvait absorber cette petite femme mince et frêle était proprement effarante. A longueur de journée, Adélaïde grignotait, suçait, croquait ou avalait « une goutte de quelque chose », ce qui ne l’empêchait nullement, le moment venu, de se mettre à table avec enthousiasme. Le tout, d’ailleurs, sans grossir d’une ligne et sans perdre un pouce de sa dignité.

Evidemment, l’étrange créature grise, affolée et hargneuse, que Marianne avait découvert une nuit dans le salon et sur le point d’incendier sa maison n’existait plus. Elle avait fait place à une femme d’âge respectable, mais pleine de tenue et dont l’épine dorsale avait retrouvé toute sa raideur naturelle. Bien habillée, ses cheveux d’un joli gris doux et soyeux sagement rangés en longues anglaises à l’ancienne mode, dépassant la dentelle de ses bonnets ou le velours de ses capotes, l’ex-révolutionnaire poursuivie par la police de Fouché et astreinte à résidence surveillée était redevenue la haute et noble demoiselle Adélaïde d’Asselnat. Mais, pour le moment, les yeux mi-clos, les ailes de son nez arrogant palpitant de gourmandise, elle dégustait son poulet et son Champagne avec une mine de chatte gourmande qui amusait beaucoup Marianne, malgré son actuel désenchantement. Elle n’était pas très sûre que la conspiratrice fût définitivement éteinte chez sa cousine, mais telle qu’elle était, Marianne aimait beaucoup Adélaïde.

Pour ne pas troubler son recueillement gastronomique, elle but lentement le contenu de sa flûte, attendant que la vieille demoiselle parlât car on devinait qu’elle avait quelque chose à lui dire. Et en effet, l’aile de poulet réduite à sa seule charpente, et le Champagne bu jusqu’à la dernière goutte, Adélaïde s’essuya les lèvres, ouvrit les yeux et posa sur sa cousine un regard bleu plein de satisfaction.

— Ma chère enfant, commença-t-elle, je crois qu’en ce moment vous prenez votre problème à l’envers. Si j’ai bien compris, la résurrection inopinée de votre défunt mari vous a plongée dans un grand désarroi et, depuis que vous l’avez reconnu, vous vivez dans la simple terreur de le voir surgir tout à coup, de nouveau devant vous. C’est bien cela ?

— Naturellement, c’est bien cela ! Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir, Adélaïde. Est-ce que, d’après vous, je devrais me réjouir d’avoir vu réapparaître un homme que j’avais justement puni de son crime ?

— Mon Dieu... oui, en quelque sorte !

— Et pourquoi donc ?

— Mais parce que, si cet homme est vivant, vous n’êtes plus une meurtrière et vous n’avez plus à craindre que la police anglaise vous fasse rechercher, en admettant qu’elle osât, en temps de guerre, adresser pareille requête à la France !

— Je ne craignais plus beaucoup la police anglaise, fit Marianne en souriant. Outre le fait que nous sommes en guerre, la protection de l’Empereur est plus qu’il n’en faut pour que je ne craigne plus rien au monde ! Mais, dans un sens, vous avez raison. Après tout, il est agréable de me dire que je n’ai plus de sang sur les mains.

— En êtes-vous sûre ? Il reste la belle cousine que vous aviez si proprement assommée...

— Je ne l’avais certainement pas tuée et, si Francis a pu être sauvé, je gagerais bien qu’Ivy St Albans est vivante elle aussi. D’ailleurs, je n’ai plus aucune raison de souhaiter sa mort puisque Francis ne m’est plus rien...

— ... qu’un époux dûment béni par l’Eglise, ma chère ! Voilà pourquoi je dis qu’au lieu de vous tourmenter, de fuir l’image de votre fantôme et d’essayer de lui échapper, vous devez l’affronter. Si j’étais à votre place, je ferais au contraire tout au monde pour le rencontrer. Aussi, quand le citoyen Fouché viendra vous voir demain matin...

— Comment savez-vous que j’attends le duc d’Otrante ?

— Je ne m’habituerai jamais à l’appeler ainsi, ce défroqué ! Mais, de toute façon, il ne peut pas ne pas venir demain... Ne me regardez donc pas ainsi ! Bien sûr, il m’arrive d’écouter aux portes quand je m’intéresse à quelque chose.

— Adélaïde ! s’écria Marianne, scandalisée.

Mlle d’Asselnat allongea le bras et tapota gentiment la main de Marianne :

— Ne soyez donc pas si conformiste ! Même une d’Asselnat peut écouter aux portes ! Vous découvrirez combien cela peut être utile quelquefois. Où en étais-je avec tout cela ?

— A la visite de... du ministre de la Police.

— Ah oui ! Donc, au lieu de le prier de mettre la main sur votre délicieux mari et de le réexpédier en Angleterre par la première frégate venue, demandez-lui, au contraire, de vous l’amener afin que vous puissiez lui faire connaître votre décision.

— Ma décision ? Parce que j’ai pris une décision ? souffla Marianne qui comprenait de moins en moins.

— Mais bien sûr ! Je m’étonne même que vous n’y ayez pas encore pensé. Pendant que vous tiendrez le ministre, demandez-lui donc d’essayer de savoir ce qu’est devenu votre saint homme de parrain, ce touche-à-tout de Gauthier de Chazay ! En voilà un dont nous pourrions avoir le plus grand besoin dans les plus brefs délais ! Ce n’était encore qu’un petit prêtre de rien du tout qu’il avait déjà le Pape dans sa manche. Et pour faire annuler un mariage, vous n’avez pas idée de ce que le Pape peut être utile ! Est-ce que vous commencez à comprendre ?

Oui, Marianne commençait à comprendre. L’idée d’Adélaïde était si simple, si lumineuse qu’elle s’en voulait de n’y avoir pas songé plus tôt ! Il devait être possible, facile même, de faire annuler son mariage puisqu’il n’avait pas été consommé et qu’il avait été contracté avec un protestant. Dès lors, elle serait libre, entièrement et merveilleusement libre, puisqu’elle n’aurait même plus à répondre de la mort de son époux ! Mais, à mesure qu’elle évoquait la petite silhouette grave de l’abbé de Chazay, Marianne sentait un malaise s’emparer d’elle.

Tant de fois, depuis qu’à l’aube d’un jour d’automne elle avait regardé avec désespoir, sur le quai de Plymouth, un petit voilier disparaître dans le vent, tant de fois elle avait pensé à son parrain ! D’abord avec regret, avec espoir mais, à mesure que le temps passait, avec un peu d’inquiétude. Que dirait l’homme de Dieu, si intransigeant sur le chapitre de l’honneur, si aveuglément fidèle à son roi exilé, en retrouvant sa filleule sous le personnage de Maria Stella, chanteuse d’Opéra et maîtresse de l’Usurpateur ? Saurait-il comprendre combien il avait fallu à Marianne de souffrance et de déboires pour en arriver là... et pour en être heureuse ? Certes, si elle avait pu joindre l’abbé sur le Barbican de Plymouth, son destin eût été tout autre. Elle aurait sans doute, sur sa recommandation, reçu asile en quelque couvent où, dans la prière et la méditation, tout loisir lui eût été accordé de se faire oublier et d’expier ce qu’elle n’avait jamais cessé d’appeler une juste exécution... mais, si elle avait souvent évoqué avec regret la bonté et la tendresse de son parrain, Marianne reconnaissait franchement qu’elle ne regrettait aucunement le genre de vie qu’il eût offert à la veuve de lord Cranmere.

Finalement, Marianne traduisit pour sa cousine les doutes qui l’assaillaient en hasardant :

— Je serais infiniment heureuse de retrouver mon parrain, ma cousine, mais ne pensez-vous pas que ce serait bien égoïste de le faire rechercher dans le seul but de l’annulation ? Il me semble que l’Empereur...

Adélaïde battit des mains.

— Mais quelle bonne idée ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? L’Empereur, voyons, c’est l’Empereur la solution ! (Puis, changeant de ton :) l’Empereur qui a fait arrêter le Pape par le général Radet, l’Empereur qui le tient prisonnier à Savone, l’Empereur que Sa Sainteté, dans l’admirable bulle « Quum mémoranda... » a si magistralement excommunié en juin dernier, c’est l’Empereur qu’il nous faut pour présenter au Pape une demande d’annulation... alors qu’il n’est même pas parvenu à faire annuler son propre mariage avec la pauvre et délicieuse Joséphine !

— C’est vrai, fit Marianne atterrée. J’avais oublié ! Et vous pensez que mon parrain... ?

— Vous aurez l’annulation haut la main pour peu qu’il la demande ! Je n’en doute pas un seul instant ! Retrouvons le cher abbé et vogue la galère ! A nous la liberté !

Le subit enthousiasme d’Adélaïde inclina Marianne à mettre sur le compte du Champagne ce bel optimisme, mais il était bien certain que la vieille demoiselle avait raison et que, dans cette conjoncture, nul ne serait d’un meilleur secours que l’abbé de Chazay... même s’il était désagréable de découvrir qu’il était un point sur lequel Napoléon n’était pas tout-puissant. Mais retrouverait-on l’abbé de Chazay rapidement ?


D’un coup de doigt sec, Fouché rabattit le couvercle de sa tabatière, la remit dans sa poche puis chiquenauda sa cravate de mousseline et les volants de sa chemise empesée avec des grâces très dix-huitième siècle.

— Si cet abbé de Chazay évolue dans l’entourage de Pie VII, comme vous semblez le penser, il doit être à Savone et je pense que nous n’aurons pas de peine à le retrouver, ni à l’amener à Paris. Mais, en ce qui concerne votre époux, il semble que les choses se présentent moins aisément.

— Est-ce si difficile ? fit Marianne vivement. S’il ne forme qu’une seule et même personne avec ce vicomte d’Aubécourt ?

Le ministre de la Police s’était levé et, les mains au dos, s’était mis à marcher lentement à travers le salon. Sa promenade, à lui, n’avait pas le caractère nerveux et saccadé de celle qu’affectionnait l’Empereur. Elle était Lente, réfléchie, mais Marianne ne s’en demanda pas moins pourquoi les hommes éprouvaient un tel besoin d’arpenter une pièce dès qu’ils entamaient une discussion. Etait-ce Napoléon qui avait mis cette manie à la mode ? Arcadius de Jolival, lui-même, le cher, fidèle et indispensable Arcadius, en était atteint.

Les réflexions ambulatoires de Fouché s’arrêtèrent devant le portrait du marquis d’Asselnat qui régnait avec arrogance sur la symphonie jaune et or du salon. Il le regarda comme s’il attendait une réponse puis, finalement, se retourna vers Marianne qu’il enveloppa d’un regard lourd.

— En êtes-vous si sûre ? fit-il lentement. Il n’y a aucune preuve que lord Cranmere et le vicomte d’Aubécourt ne soient qu’un !

— Je le sais bien. Mais je voudrais au moins le voir, le rencontrer.

— C’était facile hier encore. Le beau vicomte, qui logeait jusque-là rue de la Grange-Batelière, à l’hôtel Plinon, fréquentait avec quelque assiduité, depuis son arrivée, le salon de Madame Edmond de Périgord, chez qui l’avait recommandé une lettre du comte de Montrond, actuellement à Anvers comme vous le savez sans doute.

Marianne fit signe que oui, mais fronça les sourcils. Un doute lui venait. Depuis la veille, elle était partie du principe que Francis était le vicomte d’Aubécourt. Elle s’était raccrochée à cette suggestion comme pour se prouver à elle-même qu’elle n’avait pas été victime d’une hallucination. Mais comment imaginer Francis chez la nièce de Talleyrand ? Mme de Périgord, bien qu’elle fût née princesse de Courlande et la plus riche héritière européenne, s’était montrée plus qu’amicale envers Marianne, alors même que, simple lectrice de

Mme de Talleyrand, elle se faisait appeler Mlle Malle-rousse. Bien sûr, Marianne ignorait le nombre et l’étendue des relations d’une amie qu’elle ne fréquentait d’ailleurs pas assidûment, mais il semblait à la jeune femme que si lord Cranmere était entré dans le salon de Dorothée de Périgord, elle en eût été prévenue par quelque voix mystérieuse.

— Et c’est à Anvers, dit-elle enfin, que le vicomte d’Aubécourt aurait connu M. de Montrond ? Cela ne prouve pas qu’il soit réellement du pays. Les relations ont toujours été étroites entre les Flandres et l’Angleterre.

— J’en demeure d’accord, mais je me demande si, en sa qualité d’exilé surveillé par la police impériale, le comte de Montrond aurait l’audace de se faire le garant d’un Anglais déguisé en Flamand, donc d’un espion. Ne serait-ce pas prendre un grand risque ? Notez, je crois Montrond capable de tout, mais à condition que cela lui rapporte et, si j’ai bonne mémoire, l’homme que vous aviez épousé n’avait vu en vous qu’une dot respectable, dot qu’il s’est empressé de dilapider. Donc, je crois mal aux complaisances de Montrond non déterminées par un appât financier.

Tout cela était la logique même et Marianne, à regret, était bien obligée de l’admettre. Soit, Francis n’était peut-être pas caché sous le nom de ce vicomte flamand, mais il était à Paris, voilà qui était sûr. Elle soupira de lassitude et dit enfin :

— Avez-vous eu connaissance d’une arrivée de navire venu en contrebande des côtes d’Angleterre ?

Fouché fit signe que oui et ajouta :

— Voici une semaine, un cutter anglais a touché terre nuitamment, à l’île d’Hoedic, pour y prendre l’un de vos bons amis, le baron de Saint-Hubert, que vous avez connu dans les carrières de Chaillot. Je n’ai, bien entendu, appris la chose que lorsque le cutter eut remis à la voile, mais qu’il ait emmené quelqu’un ne signifie pas qu’il n’ait pas, auparavant, débarqué quelqu’un d’autre en provenance de l’Angleterre.

— Comment le savoir ? Est-ce que...

Marianne s’arrêta traversée par une idée soudaine qui fit briller ses yeux verts. Puis elle reprit, plus bas :

— Est-ce que Nicolas Mallerousse est toujours à Plymouth ? Lui saurait peut-être quelque chose concernant ces mouvements de navires.

Le ministre de la Police fit une affreuse grimace et esquissa une révérence comique.

— Faites-moi la grâce, ma chère, de croire que j’ai pensé, bien avant vous, à notre extraordinaire Black Fish... Mais il se trouve que, pour le moment, j’ignore où se trouve exactement ce digne fils de Neptune. Depuis un mois, il a disparu.

— Disparu ? protesta Marianne indignée et inquiète. Un de vos agents ! Et vous ne vous en inquiétez pas ?

— Non. Parce que s’il eût été pris ou pendu, je l’aurais su. Black Fish a disparu parce qu’il a dû découvrir quelque chose d’intéressant. Il suit une piste et voilà tout ! Ne vous tourmentez donc pas ainsi ! Morbleu, ma chère amie, je finis par croire que vous éprouvez vraiment de l’affection pour votre pseudo-oncle !

— Croyez-le sans hésiter ! coupa-t-elle sèchement. La main de Black Fish est la première qui se soit tendue vers moi avec amitié quand j’étais dans la détresse, et qui n’a rien cherché à me prendre en échange. Je ne peux oublier cela !

L’allusion n’était même pas voilée. Fouché toussota, se moucha, prit une pincée de tabac dans sa boîte d’écaillé et, pour finir, déclara sur un tout autre ton, rompant les chiens :

— De toute façon, vous pensez bien, ma chère, que j’ai mis sur la trace de votre fantôme en habit bleu mes meilleurs limiers : l’inspecteur Pâques et l’agent Desgrée. Ils enquêtent à cette heure sur tous les étrangers actuellement à Paris.

Avec une toute légère hésitation, Marianne demanda, en rougissant un peu de se montrer si obstinée :

— Est-ce... qu’ils sont allés chez le vicomte d’Aubécourt ?

Fouché demeura impassible. Pas un muscle de son pâle visage ne bougea.

— Ils ont même commencé par lui. Mais depuis hier soir, le vicomte a quitté l’hôtel Plinon avec ses bagages, sans dire où il se rendait... et vous n’imaginez pas à quel point sont étendus les Etats de Sa Majesté l’Empereur et Roi !

Marianne soupira. Elle avait compris. A moins que Francis ne se manifestât, il était à peu près aussi facile à trouver qu’une aiguille dans une botte de foin... Et pourtant, il fallait, à tout prix, qu’on le lui retrouvât... Mais à qui s’adresser si Fouché s’avouait vaincu ?

Comme s’il avait lu dans la pensée de la jeune femme, le ministre eut un mince sourire en s’inclinant, pour prendre congé, sur les doigts qu’elle lui avait offerts :

— Ne soyez donc pas aussi pessimiste, ma chère Marianne, vous me connaissez tout de même suffisamment pour savoir que, quelles que soient les difficultés, je n’aime pas m’avouer vaincu. Aussi, sans vous dire comme M. de Calonne à Marie-Antoinette : « Si c’est possible, c’est fait, impossible, cela se fera », je me contenterai plus modestement de vous conseiller d’espérer.

Malgré les paroles apaisantes de Fouché, malgré les baisers et les promesses de Napoléon, Marianne vécut les quelques jours suivants dans une mélancolie fortement teintée de mauvaise humeur. Elle n’était satisfaite de rien ni de personne, et d’elle-même encore moins que de tout autre. En proie, de jour comme de nuit, aux mille démons de la jalousie elle étouffait dans le cadre élégant de son hôtel où elle tournait en rond comme une bête en cage, mais craignait encore plus de sortir car, pour l’heure présente, elle haïssait Paris.

En l’attente du mariage impérial, la capitale s’affairait dans ses préparatifs. Un peu partout s’accrochaient guirlandes, banderoles et lampions. Sur tous les monuments publics, l’aigle noire autrichienne s’installait auprès des aigles dorées de l’Empire avec une familiarité qui faisait bougonner les grognards d’Austerlitz et de Wagram, tandis qu’à grand renfort de seaux d’eau et de balais vigoureusement maniés, Paris faisait sa toilette de gala. L’événement survolait la ville, palpitait aux creux de ses innombrables rues, chantait dans les casernes où répétaient les fanfares comme dans les salons où s’accordaient les violons, encombrait boutiques et magasins où portraits impériaux trônaient aussi noblement sur des flots de soieries et de dentelles que sur des montagnes de victuailles, s’affolait chez les tailleurs sur les dents et les coiffeurs sur les genoux, s’attardait avec les badauds tout au long des quais de la Seine où se préparaient illuminations et feux d’artifice et rêvait enfin au cœur des grisettes pour qui l’Empereur avait cessé tout à coup d’être l’invincible dieu des batailles pour se muer en une assez bonne imitation de l’éternel Prince Charmant. Bien sûr, cette atmosphère de fête était vivante, joyeuse mais, pour Marianne, ce tintamarre, organisé autour d’un mariage qui la blessait au cœur, était déprimant et scandaleux. A voir Paris, ce Paris qui venait de l’acclamer follement, qui s’était, un instant, roulé à ses pieds, s’apprêter à ronronner comme un gros félin dressé pour cette Autrichienne détestée, la jeune femme se sentait trompée doublement. Aussi préférait-elle encore demeurer chez elle, attendant Dieu seul savait quoi. Peut-être les volées de cloches et les salves d’artillerie qui lui annonceraient que son malheur était irrémédiable et que l’ennemie entrait dans la ville ?

La Cour était partie pour Compiègne où l’archiduchesse Marie-Louise était attendue le 27 ou le 28, mais dans les salons les réceptions se succédaient. Réceptions pour lesquelles Marianne, désormais l’une des femmes les plus en vue de Paris, recevait force invitations, mais auxquelles pour rien au monde elle ne se fût rendue, même chez Talleyrand, surtout chez Talleyrand, tant elle craignait le sourire finement ironique du Vice Grand Electeur. Aussi, bien à l’abri d’un fallacieux refroidissement, Marianne restait-elle obstinément chez elle.

Aurélien, le portier de l’hôtel d’Asselnat, avait reçu de sévères consignes : hormis le ministre de la Police ou ses émissaires et Mme Hamelin, sa maîtresse ne recevait pas.

Fortunée Hamelin, pour sa part, désapprouvait fortement cette manière d’agir. La créole, toujours si ardente au plaisir, n’était pas loin de trouver ridicule la claustration que s’imposait son amie sous prétexte que son amant était parti contracter un mariage de raison. Cinq jours après la fameuse représentation, elle vint chapitrer à nouveau son amie :

— Ne croirait-on pas que tu es veuve ou abandonnée ! s’indigna-t-elle. Alors que, justement, tu te trouves dans la plus enviable situation : tu es la maîtresse adorée, toute-puissante, de Napoléon sans pour autant en être l’esclave. Ce mariage te libère en quelque sorte du joug de la fidélité. Et, morbleu ! tu es jeune, incroyablement belle, tu es célèbre... et Paris est plein d’hommes séduisants qui ne demanderaient qu’à t’aider à charmer tes solitudes ! J’en sais au moins une douzaine qui sont follement amoureux de toi. Veux-tu que je te les nomme ?

— C’est inutile, protesta Marianne que la morale fort libre de l’ancienne merveilleuse choquait tout en l’amusant. C’est inutile parce que je n’ai pas envie de rencontrer d’autres hommes. Si je le voulais, il me suffirait de répondre à l’une de ces lettres, ajouta-t-elle en désignant un petit secrétaire en bois de rose où s’entassaient les nombreuses missives que, chaque jour, lui apportait le courrier, en même temps que de multiples envois de fleurs.

— Et tu ne les ouvres même pas ?

Fortunée s’était précipitée. Armée d’un mince stylet italien en guise de coupe-papier, elle avait décacheté quelques lettres, parcouru quelques lignes, cherché les signatures et finalement soupiré :

— Si ce n’est pas triste de voir ça ! Mais malheureuse, la moitié de la Garde Impériale est amoureuse de toi ! Regarde cela : Canouville... Tobriant... Radziwill... même Poniatowski ! Toute la Pologne est à tes pieds ! Sans compter les autres ! Flahaut, le beau Fia-haut lui-même, ne rêve que de toi ! Et tu restes là, au coin de ta cheminée, à soupirer en regardant les nuages, le ciel bas et la pluie pendant que Sa Majesté galope au-devant de son archiduchesse ! Tiens, sais-tu à qui tu me fais penser ? A Joséphine !

Le nom de l’impératrice répudiée qui, pour Fortunée, était celui d’une vieille amie en même temps que d’une compatriote parvint tout de même à percer le mur de mauvaise humeur obstinée derrière lequel s’abritait Marianne. Elle leva sur son amie un vert regard incertain.

— Pourquoi dis-tu cela ? Est-ce que tu l’as vue ? Que fait-elle ?

— Je l’ai vue hier soir ! Et, en vérité, elle fait encore peine à voir. Voici plusieurs jours déjà qu’elle aurait dû quitter Paris. Napoléon lui a donné le titre de duchesse de Navarre et le domaine qui va avec, une immense terre auprès d’Evreux... en y joignant, bien entendu, le conseil discret, mais ferme, de s’y rendre au moment du mariage. Mais elle s’accroche à l’Elysée, où elle est revenue ces jours-ci, comme à une ultime branche de salut. Les jours passent, les uns après les autres, et Joséphine est encore à Paris... Il faudra bien qu’elle parte pourtant ! Alors, à quoi bon prolonger ?

— Je crois que je peux la comprendre, coupa Marianne avec un triste sourire. N’est-ce pas cruel, aussi, de l’arracher à sa maison pour l’envoyer dans une autre, inconnue, comme un objet que l’on relègue ? Ne pouvait-il au moins la laisser à Malmaison qu’elle aime tant ?

— Trop près de Paris ! Surtout pour l’arrivée de la fille de l’Empereur d’Autriche ! Quant à la comprendre, ajouta Fortunée en allant mirer dans une glace sa polonaise de velours bordeaux et les plumes d’autruche couleur de flamme de son immense capote, je ne suis pas si sûre que tu le pourrais ! Joséphine se cramponne à l’ombre de ce qu’elle fut... mais elle a déjà trouvé une consolation pour son cœur meurtri.

— Que veux-tu dire ?

Mme Hamelin éclata de rire, ce qui eut l’avantage de faire étinceler ses petites dents blanches et aiguës, après quoi elle revint se jeter dans un fauteuil auprès de son amie qu’elle enveloppa de son intense parfum de rose.

— Mais qu’elle a fait ce que tu devrais faire, ma toute belle, ce que ferait toute femme sensée dans son cas... et dans le tien : elle a pris un amant !

Trop abasourdie par la nouvelle pour trouver quoi que ce soit à répondre, Marianne se contenta d’ouvrir des yeux immenses qui firent épanouir d’aise la bavarde créole.

— Ne prends pas cette mine scandalisée ! s’écria-t-elle, Joséphine a eu, selon moi, tout à fait raison. Pourquoi donc se condamnerait-elle aux nuits solitaires... qui d’ailleurs étaient déjà son lot la plupart du temps aux Tuileries. Elle a perdu un trône et retrouvé l’amour. Ceci compense cela et, si tu veux mon avis, ce n’est que justice !

— Peut-être ! Qui est-ce ?

— Un garçon de trente ans, blond et vigoureux, bâti comme un dieu romain : le comte Lancelot de Turpin-Crissé, son chambellan, ce qui est tout à fait commode !

Marianne ne put s’empêcher de sourire, plus au souvenir de ses anciennes lectures de jeune fille qu’à la faconde de son amie.

— Ainsi, fit-elle lentement, la reine Guenièvre a enfin trouvé le bonheur auprès du chevalier Lancelot ?

— Tandis que le roi Arthur s’apprête à batifoler avec une plantureuse Germaine ! acheva Fortunée. Tu vois, les romans n’ont pas toujours raison. Qu’attends-tu pour en faire autant ? Choisis un consolateur ! Tiens, je vais t’aider.

Fortunée retournait déjà vers le secrétaire. Marianne l’arrêta du geste :

— Non. C’est inutile ! Je n’ai pas envie d’entendre les fadaises du premier beau garçon venu. Je l’aime trop, tu comprends ?

— Cela n’empêche pas ! insista Fortunée têtue. J’adore Montrond, mais si j’avais dû lui rester fidèle depuis qu’il est exilé à Anvers, je serais devenue folle.

Marianne renonça une bonne fois à faire admettre son point de vue à son amie. Fortunée était douée d’un tempérament exigeant et, contrairement à ce qu’elle pensait, aimait l’amour plus qu’elle n’aimait les hommes. Ses amants ne se comptaient plus, le dernier en date étant le financier Ouvrard qui, s’il était bien moins beau que l’irrésistible Casimir de Montrond, compensait cette infériorité par une énorme fortune dans laquelle les petites dents de Mme Hamelin trouvaient grand plaisir à croquer, le tout de la meilleure foi du monde. Néanmoins, et pour en finir, Marianne soupira :

— Malgré son mariage, je ne veux pas manquer à l’Empereur. Il le saurait immanquablement et ne me le pardonnerait pas, ajouta-t-elle très vite, pensant que Fortunée pouvait comprendre cet argument-là. Et puis, je te rappelle que j’ai, quelque part, un authentique époux qui peut resurgir d’une minute à l’autre.

Tout son enthousiasme envolé, Fortunée revint s’asseoir auprès de Marianne et, soudain grave, demanda :

— Tu n’as aucune nouvelle ?

— Aucune. Simplement, hier soir, un mot de Fouché me disant que l’on n’a encore rien trouvé... et que même ce vicomte d’Aubécourt demeure, invisible. Je crois pourtant que notre ministre cherche activement. D’ailleurs, Arcadius de son côté passe ses jours et ses nuits à courir Paris dont il connaît les recoins aussi bien qu’un policier professionnel.

— C’est tout de même étrange...

A cet instant, et comme pour matérialiser les paroles de Marianne, la porte du salon s’ouvrit et Arcadius de Jolival apparut, une lettre à la main, saluant les deux femmes avec grâce. Comme toujours, son élégance était irréprochable : symphonie vert olive et gris rehaussée par l’éclat neigeux de la chemise de batiste sur laquelle ressortait la brune figure de souris, les yeux vifs, la barbiche et la moustache noires de l’homme de lettres-impresario et indispensable compagnon de Marianne.

— Notre amie me dit que vous passez votre temps dans les bas-fonds de Paris et cependant vous avez l’air de sortir d’une boîte ! lui lança Fortunée avec bonne humeur.

— Pour aujourd’hui, répondit Arcadius, je n’étais pas dans un si mauvais lieu, mais bien chez Frascati où j’ai dégusté force glaces en écoutant bavarder quelques jolies filles. Et je n’ai pas couru de risque plus grave qu’un sorbet à l’ananas échappé à Mme Récamier et qui a manqué de fort peu mon pantalon.

— Toujours rien ? demanda Marianne dont le visage soudain tendu formait un contraste profond avec les mines souriantes de ses compagnons.

Mais Jolival ne parut pas remarquer l’angoisse dans la voix de la jeune femme. Jetant, d’un geste négligent, la lettre qu’il tenait sur le tas de celles qui attendaient déjà, il se mit à contempler avec attention la sardoine gravée qu’il portait à la main gauche.

— Rien !, fit-il avec insouciance. L’homme à l’habit bleu semble s’être dissous en fumée comme le génie des contes persans. Par contre, j’ai vu le directeur du théâtre Feydeau, ma chère ! Il s’étonne de n’avoir plus de vos nouvelles depuis la mémorable soirée de lundi.

— J’ai fait prévenir que j’étais souffrante, coupa Marianne avec humeur. Cela devrait lui suffire.

— Malheureusement cela ne lui suffit pas ! Mettez-vous à sa place : il a trouvé une étoile de première grandeur, cet homme-là, et elle s’éclipse sitôt apparue. Or, justement, il déborde de projets pour vous, des projets tous plus autrichiens les uns que les autres, bien entendu : il envisage de monter « l’Enlèvement au Sérail », puis un concert composé uniquement de lieder et...

— Il ne peut pas en être question ! s’écria Marianne avec impatience. Dites à cet homme que d’abord je n’appartiens pas à la troupe régulière de l’Opéra-Comique. J’étais seulement en représentation à la salle Feydeau.

— Et notre homme le sait bien, soupira Arcadius, et d’autant plus que d’autres propositions sont arrivées et qu’il ne l’ignore pas. Picard voudrait vous voir jouer, à l’Opéra, les fameux « Bardes » qui plaisent tant à l’Empereur et Spontini, pour sa part, alléguant votre... dirai-je italianité ? vous réclame pour donner avec les Italiens « Le Barbier de Séville » de Paesiello. Ensuite, les salons...

— Assez ! coupa Marianne agacée. Je ne veux pas entendre parler de théâtre en ce moment. Je suis incapable du moindre travail convenable... et puis je me cantonnerai peut-être dans les concerts.

— Je crois, intervint Fortunée, qu’il vaut mieux la laisser tranquille. Elle n’est pas à toucher avec des pincettes !

Elle se leva, embrassa affectueusement son amie, puis ajouta :

— Tu ne veux vraiment pas venir souper chez moi ce soir ? Ouvrard m’amène quelques bons convives... et quelques beaux garçons.

— Non, vraiment ! A part toi, je n’ai envie de voir personne et surtout pas des gens drôles. A bientôt.

Tandis qu’Arcadius accompagnait Mme Hamelin à sa voiture, Marianne, avec un soupir de lassitude, alla s’asseoir devant le feu, sur un coussin qu’elle jeta à terre. Elle se sentait frissonner. Peut-être qu’à force de se prétendre malade elle l’était devenue réellement ? Mais non, c’était seulement son cœur qui était malade, assailli qu’il était par le doute, l’inquiétude et la jalousie. Dehors, la nuit venait, froide et pluvieuse, tellement accordée à son humeur qu’un instant la jeune femme contempla avec sympathie les fenêtres noires entre leurs rideaux de damas doré. Que venait-on lui parler de travail ? Comme les oiseaux, elle ne pouvait chanter vraiment bien que lorsque son cœur était léger. De plus, elle n’avait pas envie de se couler dans le moule étroit, souvent si conventionnel, des personnages d’opéra. Peut-être qu’après tout, elle n’avait pas une vraie vocation artistique ? Les propositions qu’on lui faisait ne la tentaient pas... ou bien était-ce uniquement l’absence de l’homme aimé qui lui valait cette curieuse répugnance ?

Quittant la fenêtre, son regard remonta vers la cheminée, s’arrêta sur le grand portrait qui en faisait l’ornement et, à nouveau, la jeune femme frissonna. Dans les yeux sombres du bel officier de Mestre-de-Camp-Général, il lui semblait tout à coup découvrir une sorte d’ironie teintée de pitié méprisante pour la créature désabusée assise à ses pieds. Dans la lumière chaude des bougies, le marquis d’Asselnat avait l’air de surgir du fond brumeux de sa toile pour faire honte à sa fille de se montrer si peu digne de lui, comme d’ailleurs d’elle-même. Et si clair était le langage muet du portrait que Marianne se sentit rougir. Comme malgré elle, la jeune femme murmura :

— Vous ne pouvez pas comprendre ! Votre amour, à vous, a été si simple que la mort partagée vous a paru sans doute la suite logique et l’accomplissement même de cet amour dans sa forme la plus parfaite. Mais moi...

Le pas léger d’Arcadius sur le tapis interrompit le plaidoyer de Marianne. Un instant, il contempla la jeune femme, tache de velours noir sur le décor lumineux du salon, plus ravissante peut-être dans sa mélancolie que dans l’éclat de la joie. La proximité du feu mettait une teinte chaude à ses hautes pommettes et allumait des reflets d’or dans ses yeux verts.

— Il ne faut jamais regarder en arrière, dit-il doucement, ni prendre conseil du passé. Votre empire, à vous, c’est l’avenir.

Vivement, il alla jusqu’au secrétaire, reprit la lettre qu’il avait apportée en arrivant et la tendit à Marianne.

— Vous devriez au moins lire celle-là ! Un courrier crotté jusqu’aux yeux la remettait à votre portier lorsque j’arrivais, en mentionnant que c’était urgent... un courrier qui avait dû fournir une longue course par mauvais temps.

Le cœur de Marianne manqua un battement. Se pouvait-il que ce fût, enfin, des nouvelles de Compiègne ? Elle saisit la lettre, regarda la suscription qui ne lui apprit rien car elle ne connaissait pas l’écriture, puis le cachet noir sans aucun relief. D’un doigt nerveux, elle le fit sauter, ouvrit le pli qui ne portait pas non plus de signature, mais simplement ces quelques mots :

« Un fervent admirateur de la signorina Maria-Stella serait au comble de la joie si elle acceptait de le rencontrer ce mardi 27 au château de Braine-sur-Vesle, à la nuit close. Le domaine se nomme La Folie, mais c’est sans doute le nom qui convient à la prière de celui qui attendra... Prudence et discrétion. »

Le texte était étrange, le rendez-vous plus encore. Sans un mot Marianne tendit la lettre à Arcadius. Elle le vit parcourir rapidement le message puis relever un sourcil.

— Curieux ! fit-il. Mais à tout prendre compréhensible.

— Que voulez-vous dire ?

— Que l’archiduchesse foule désormais le sol de France, que l’Empereur est tenu, en effet, à une grande discrétion... et que le village de Braine-sur-Vesle se trouve sur la route de Reims à Soissons. A Soissons où la nouvelle impératrice doit faire halte ce même 27 au soir.

— Ainsi, selon vous, cette lettre est de « lui » ?

— Qui d’autre pourrait vous donner pareil rendez-vous dans semblable région ? Je pense que... (Arcadius hésita devant le nom que l’on cachait si soigneusement puis enchaîna :) qu’il souhaite vous donner une ultime preuve d’amour en passant quelques instants auprès de vous au moment même où arrive la femme qu’il épouse par raison d’Etat. Cela devrait répondre à vos angoisses.

Mais Marianne n’avait plus besoin d’être convaincue. Le sang aux joues, les yeux étincelants, reprise tout entière par sa passion, elle ne pensait plus qu’à la minute, proche maintenant, qui la ramènerait dans les bras de Napoléon. Arcadius avait raison : il lui donnait là, malgré les précautions dont il s’entourait, une grande, une merveilleuse preuve d’amour.

— Je partirai dès demain, déclara-t-elle. Dites à Gracchus de me préparer un cheval.

— Vous ne prenez pas la voiture ? Il fait un temps affreux et il y a une trentaine de lieues.

— On me recommande la discrétion, fit-elle avec un sourire. Un cavalier attire moins l’attention qu’une élégante voiture avec cocher et tout le reste. Je monte parfaitement à cheval, vous savez ?

— Moi aussi, répliqua Jolival du tac au tac. Aussi dirai-je à Gracchus de seller deux chevaux. Je vous accompagne.

— Est-ce bien utile ? Vous ne croyez pas que...

— Je crois que vous êtes une jeune femme, que les routes ne sont pas souvent sûres, que Braine n’est qu’une bourgade et qu’on vous y donne rendez-vous à la nuit close dans un domaine que je ne connais pas. N’allez pas vous imaginer que je me méfie de... qui vous savez, mais je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en bonnes mains. Après quoi, j’irai dormir à l’auberge.

Le ton était sans réplique et Marianne n’insista pas. Après tout, la compagnie d’Arcadius était bonne à prendre surtout pour une expédition qui durerait bien trois jours aller et retour. Mais elle ne put s’empêcher de penser que tout cela était un peu compliqué et que les choses eussent été bien plus simples si l’Empereur l’eût emmenée à Compiègne et installée, comme elle le souhaitait, dans une maison de la ville. Il est vrai que, selon les mauvaises langues, la princesse Pauline Borghèse était à Compiègne avec son frère et qu’elle avait auprès d’elle sa dame d’honneur préférée, cette Christine de Mathis qui avait précédé Marianne dans les bonnes grâces de Napoléon.

— Qu’est-ce que je vais imaginer ? songea tout à coup Marianne. Je vois des rivales partout. En vérité, je suis trop jalouse. Il faut que je me surveille davantage.

La porte d’entrée, claquant bruyamment dans le vestibule, vint interrompre à propos son monologue. C’était Adélaïde qui rentrait du salut où elle se rendait presque chaque soir, moins par pitié d’ailleurs, selon Marianne, que pour voir du monde et s’intéresser aux gens du quartier. En effet, Mlle d’Asselnat, curieuse comme une chatte, en ramenait toujours un plein chargement d’anecdotes et d’observations qui prouvaient simplement que l’autel n’avait pas eu le monopole de son attention.

Marianne prit la main que lui tendait Arcadius pour l’aider à se relever et lui sourit.

— Voilà Adélaïde, dit-elle. Allons souper et prendre connaissance des potins du quartier.

2 UNE PETITE ÉGLISE DE CAMPAGNE

Dans l’après-midi du surlendemain, Marianne et Arcadius de Jolival mettaient pied à terre devant l’auberge du Soleil d’Or à Braine. Le temps était affreux car, depuis l’aube, une pluie diluvienne noyait la région et les deux cavaliers, malgré leurs épais manteaux de cheval, étaient si mouillés qu’un abri s’imposait d’urgence. Un abri et quelque chose de chaud.

Partis depuis la veille, tous deux avaient fait le trajet aussi vite que possible, sur le conseil d’Arcadius qui souhaitait pouvoir reconnaître les lieux avant l’étrange rendez-vous. Ils prirent deux chambres à l’auberge, qui était l’unique et modeste hôtellerie du village, puis s’installèrent dans la salle basse, vide de consommateurs à cette heure creuse, pour y absorber l’une un bouillon et l’autre un bol de vin chaud. On les laissa d’ailleurs bien tranquilles dans leur coin tant l’agitation était grande dans la bourgade au bord de la Vesle habituellement si paisible. C’est que, dans peu d’instants, dans une heure... deux peut-être, la nouvelle impératrice des Français traverserait Braine, se dirigeant vers Soissons où elle devait souper et coucher.

Et, malgré la pluie, tout le village était dehors, en habits de fête, sous les guirlandes et les lampions qui s’éteignaient petit à petit. Près de l’église, une estrade tendues aux couleurs françaises et autrichiennes avait été installée où les notabilités de l’endroit prendraient place dans un instant sous des parapluies pour haranguer à son passage la nouvelle venue, tandis que, par la porte ouverte de la belle vieille église, on entendait la chorale locale répéter le chant de bienvenue par lequel elle saluerait tout à l’heure le défilé des voitures. Tout cela donnait au pays un air joyeux et coloré qui contrastait étrangement avec la maussaderie du temps. Seule, Marianne se sentait plus mélancolique que jamais, bien qu’une curiosité ardente se mêlât à cette sombre humeur. Tout à l’heure, elle aussi sortirait sous la pluie pour essayer de voir de près celle qu’elle ne pouvait s’empêcher d’appeler sa rivale, cette fille des ennemis qui osait lui ravir la première place auprès de l’homme qu’elle aimait, uniquement parce qu’elle était née sur les marches d’un trône.

Contrairement à son habitude, Arcadius était aussi muet que Marianne. Accoudé à la table de bois grossier, ciré par des générations de coudes, il contemplait sans y toucher le vin violet qui fumait dans son bol de faïence. Il semblait même tellement absent que Marianne ne put s’empêcher de lui demander à quoi il pensait.

— A votre rendez-vous de ce soir, répondit-il avec un soupir. Je le trouve plus étrange encore depuis que nous sommes ici... étrange au point de me demander si c’est bien l’Empereur qui vous l’a donné.

— Et qui d’autre ? Pourquoi ne serait-ce pas lui ?

— Savez-vous ce qu’est le château de la Folie ?

— Bien sûr que non. Je ne suis jamais venue ici.

— Moi si, mais il y a si longtemps que j’avais oublié. L’aubergiste m’a rafraîchi la mémoire tout à l’heure quand j’ai commandé ces boissons. Le château de la Folie, ma chère, c’est cette aimable chose que vous pouvez fort bien apercevoir d’ici... et qui me paraît tout de même un cadre un peu. sévère pour un rendez-vous d’amour.

Tout en parlant, le gentilhomme-artiste désignait, sur le rebord du plateau boisé dominant l’autre rive de la Vesle, la silhouette imposante autant que médiévale d’une forteresse du XIIIe siècle, déjà à demi ruinée. Enveloppées dans la brume grise de la pluie, les murailles noircies par le temps offraient un aspect sinistre contre lequel ne pouvaient rien les tendres pousses vertes des arbres qui les cernaient. Marianne, elle, fronça les sourcils, saisie d’un bizarre pressentiment.

— Cette masure féodale ? c’est cela le château où je dois me rendre ?

— Cela et rien d’autre. Qu’en pensez-vous ?

Pour toute réponse, Marianne se leva et remit les gants qu’elle avait posés auprès d’elle sur la table.

— Qu’il pourrait bien y avoir là un piège comme j’en ai déjà connu un. Rappelez-vous les circonstances de notre première rencontre, mon cher Jolival... et les douceurs que nous avons connues aux mains de Fanchon-Fleur-de-Lys dans les carrières de Chaillot. Allez, je vous en prie, chercher les chevaux. Nous allons visiter tout de suite ce curieux nid d’amour. Bien sûr, je souhaite me tromper...

En fait, elle ne le souhaitait qu’à peine car, une fois passée la joie du premier instant, elle traînait depuis Paris un bizarre état d’esprit. Tout au long de ce chemin qui cependant la rapprochait de toute façon de son amant, Marianne n’avait pu se défendre d’une répugnance et d’une inquiétude, dues peut-être au fait que la fameuse lettre n’était pas écrite de « sa » main et que le lieu du rendez-vous était placé sur le chemin même de l’archiduchesse. Il est vrai que cette dernière objection était tombée assez vite quand elle avait appris à Soissons que le point de rencontre prévu par le protocole entre l’Empereur et sa fiancée, pour l’après-midi du 28, se situait à Pontarcher, localité sise à quelque deux lieues et demie de Soissons, sur la route de Compiègne, mais à tout prendre pas très loin de Braine. La nuit passée, Napoléon aurait tout le temps de retrouver sa suite.

Pour l’heure présente, la pensée d’agir lui faisait du bien et la tirait de l’abîme de perplexité et de vague angoisse où elle se mouvait depuis une semaine. Tandis qu’Arcadius allait chercher les chevaux, elle tira de sa ceinture un pistolet qu’elle y avait passé en quittant Paris par mesure de prudence. C’était l’un de ceux que Napoléon lui-même lui avait donnés, sachant son habileté à manier les armes. Froidement, elle en vérifia la charge. Si Fanchon-Fleur-de-Lys, le chevalier de Bruslart ou quelqu’un de leurs sinistres acolytes l’attendait derrière les vieilles murailles de La Folie, ils trouveraient à qui parler.

Elle allait quitter la table, placée près de l’unique fenêtre de la salle, quand, de l’autre côté de la rue, quelque chose attira son attention. Une grosse berline noire, sans armoirie mais attelée de très beaux chevaux gris, était arrêtée devant la forge d’un maréchal-ferrant. Penché, auprès du cocher engoncé d’un énorme manteau vert, sur le sabot de l’un des chevaux de tête, l’homme de l’art examinait un fer sans doute défaillant. Ce spectacle n’avait rien d’extraordinaire, mais il éveilla l’intérêt de la jeune femme. Ce cocher, elle avait l’impression de le connaître...

Elle essaya de voir qui occupait la berline mais on n’apercevait, à l’intérieur, que deux silhouettes, assez vagues encore que masculines. Mais, soudain, elle étouffa un cri : pour voir, sans doute, où en était le cocher, l’un des hommes pencha un bref instant, derrière la glace, un profil pâle et net sous un grand bicorne noir, un profil trop gravé dans le cœur de Marianne pour qu’elle hésitât un seul instant à le reconnaître. C’était l’Empereur !

Mais que faisait-il dans cette berline ? Se rendait-il déjà au rendez-vous de la Folie ? En ce cas, pourquoi attendre en personne dans cette voiture que le fer du cheval fût remis en état ? Cela semblait si bizarre à Marianne que sa brusque joie de l’apercevoir, à un moment où elle doutait si fort de la réalité de son rendez-vous, ne dura qu’un instant. Là-bas, dans la voiture, elle l’avait bien vu, Napoléon avait froncé le sourcil et fait un geste qui ordonnait de faire vite. Il était pressé, très pressé... mais d’aller où ?

Marianne eut à peine le temps de se poser davantage de questions. Le forgeron s’écartait, le cocher remontait sur son siège, faisait claquer son fouet. Dans un grand bruit de gourmettes, la berline partit au galop. L’instant suivant Marianne était dehors et se trouvait nez à nez avec Arcadius qui amenait les chevaux.

Sans un mot d’explication, Marianne sauta en selle, enfonça d’un coup de poing, jusqu’aux sourcils, le chapeau taupé qui contenait au mieux la masse de ses cheveux nattés puis, piquant des deux, se lança sur la trace de la berline qui disparaissait déjà dans le brouillard d’eau et de boue soulevées par sa course Arcadius suivit machinalement mais, comme décidément on tournait le dos au chemin de La Folie, il força l’allure de son cheval pour remonter à la hauteur de la jeune femme :

— Ah ça !... Mais où courons-nous ainsi ?

— Cette voiture, jeta Marianne dans le vent de la course, je veux savoir où elle va.

— Pourquoi ?

— L’Empereur est dedans.

Jolival prit un temps pour assimiler la nouvelle puis, se penchant brusquement sur sa selle, saisit la bride du cheval de Marianne et, tout en retenant sa propre monture, parvint, avec une force surprenante dans un corps si maigre, à freiner son galop.

— Vous êtes fou ? cria Marianne furieuse. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Vous tenez beaucoup à ce que Sa Majesté s’aperçoive qu’elle est suivie ? Cela ne saurait manquer sur une route si droite. Par contre, si nous prenons ce sentier que vous voyez à droite, nous couperons au plus court jusqu’à Courcelles où nous arriverons avant l’Empereur.

Qu’est-ce que Courcelles ?

— Le prochain village simplement. Mais, si je ne me trompe, l’Empereur va tout simplement au-devant de sa fiancée et ne devrait pas tarder beaucoup à la rencontrer.

— Vous croyez ? Oh ! Si j’étais sûre de cela.

La jeune femme avait tout à coup pâli jusqu’aux lèvres. L’affreuse jalousie des derniers jours qui, un instant, l’avait quittée, revenait, plus amère et plus brûlante. Devant son regard douloureux, Arcadius eut un mince sourire triste et hocha la tête.

— Mais... vous en êtes sûre ! Soyez franche envers vous-même, Marianne. Vous savez où il va et vous voulez voir... « la » voir, elle, d’abord, et ensuite observer ce que sera le premier contact.

Marianne serra les dents et détourna les yeux tout en dirigeant son cheval vers le petit sentier. Son visage tout entier se ferma, mais elle avoua :

— Oui, c’est vrai... et rien ni personne ne m’en empêchera.

— Je n’y songe même pas. Venez puisque vous le voulez, mais vous avez tort. De toute façon, vous ne pourrez que souffrir et d’une souffrance tellement inutile !

Au grand galop à nouveau, et sans souci des flaques de boue ni de la pluie qui redoublait, les deux cavaliers se lancèrent dans le sentier. Il rejoignait presque les bords d’une Vesle doublée de volume par les dernières pluies torrentielles et charriant une eau grise, sale, entre des berges inhabituelles. A chaque foulée des chevaux, le temps semblait se faire plus affreux. La pluie, tout à l’heure fine et impalpable bruine, tombait maintenant en lourdes averses d’un ciel bouché qui suait l’ennui et le cafard. Mais le chemin du bord de l’eau était vraiment plus rapide et les quelques maisons de Courcelles furent bientôt atteintes.

Quand Marianne et Arcadius débouchèrent sur la grand-route, ils aperçurent la berline qui arrivait à grande allure, moissonnant de ses hautes roues de véritables gerbes d’eau.

— Venez, dit Arcadius, il ne faut pas rester là si vous ne voulez pas être vue.

Il cherchait à l’entraîner vers l’abri de la petite église toute proche, mais Marianne résista. De tous ses yeux, elle regardait venir la voiture, prise d’un terrible désir de rester là, de se faire voir, de croiser le regard du maître pour y lire... quoi au juste ? Mais elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage. A cause peut-être du cheval mal ferré, la berline avait fait un léger écart, en pleine course, et était venue heurter de sa roue avant gauche les marches du petit calvaire érigé à l’entrée de Courcelles. La roue se brisa net et Marianne ne put retenir un cri, mais déjà la maîtrise du cocher avait fait merveille. Après une courte embardée, il avait retenu ses chevaux et arrêté la voiture.

Deux hommes en sortirent aussitôt, l’un grand et empanaché de curieuse façon, surtout par un temps pareil, l’autre trop reconnaissable, mais tous deux furieux. Marianne vit le plus grand désigner l’église et tous deux se mirent à courir sous la pluie.

— Allons, venez, ordonna Arcadius en saisissant Marianne par le bras, sinon vous allez vous trouver nez à nez. De toute évidence, ils vont venir s’abriter ici tandis que le cocher se mettra à la recherche d’un charron.

Cette fois, elle se laissa emmener sans résistance. Rapidement, Jolival lui fit faire le tour de l’église afin d’être hors de vue. Quelques arbres l’entouraient. Les deux cavaliers allèrent attacher leurs chevaux à l’un d’eux. Puisque l’Empereur s’arrêtait là, le compagnon de Marianne savait bien qu’il n’était pas question d’aller plus loin. La jeune femme, d’ailleurs, avait déjà avisé une petite porte latérale.

— Entrons dans l’église, dit-elle. Nous pourrons voir et entendre sans être vus nous-mêmes.

Tous deux pénétrèrent dans le petit sanctuaire dont l’air humide et froid, sentant fortement le moisi, tomba sur leurs épaules mouillées comme une chape de plomb.

— Nous allons attraper la mort, là-dedans ! grommela Jolival sans que Marianne jugeât bon de répondre.

Il régnait là une demi-obscurité. L’église était presque à l’abandon. Nombre de vitraux cassés étaient remplacés par du papier huilé. Des débris de statues formaient, dans un coin, un grand tas de décombres et il n’y avait plus que deux ou trois bancs tandis que les toiles d’araignées drapaient en abondance la chaire à prêcher et le banc d’œuvres. Mais, sous la petite tribune, la grande porte, entrouverte, permettait de voir ce qui se passait sous le porche où justement, l’Empereur et son compagnon arrivaient en courant. Une voix mordante, impatiente et trop reconnaissable, troubla le silence du sanctuaire.

— Nous attendrons ici. Crois-tu qu’ils soient encore loin ?

— Certainement pas, répondit l’autre personnage, un grand gaillard brun aux cheveux frisés et à la mise avantageuse qui faisait de son mieux pour abriter sous son grand manteau un gigantesque bicorne empanaché. Mais pourquoi attendre ici, sous cette voûte campagnarde où, en plus de pluie qui nous arrive dessus, nous bénéficions de l’eau des gouttières. Ne pouvons-nous demander asile dans l’une de ces fermes ?

— Le séjour de Naples ne te vaut rien, Murât, ricana l’Empereur. Voilà que tu crains quelques gouttes d’eau à présent ?

— Je ne les crains pas pour moi mais bien pour mon costume. Mes plumes vont être perdues et j’aurai l’honneur de saluer l’Impératrice avec à peu près autant d’allure qu’un palmier découragé !

— Si tu t’habillais plus simplement, cela ne t’arriverait pas. Imite-moi !

— Oh, vous, Sire, je vous l’ai toujours dit, vous vous habillez trop « à la papa » et on ne va pas au-devant d’une archiduchesse d’Autriche habillé comme un bourgeois.

Cette étrange discussion vestimentaire avait eu au moins l’avantage de permettre à Marianne de retrouver le plein contrôle d’elle-même. Son cœur avait cessé de battre à ce rythme étouffant de l’instant précédent et sa jalousie se teintait d’une bien féminine curiosité. Ainsi c’était là le fameux Murat, beau-frère de l’Empereur et roi de Naples ? Malgré le superbe costume bleu et or qui se dissimulait à peine sous le grand manteau noir, et malgré sa haute stature, elle lui trouvait une physionomie assez vulgaire et la mine trop conquérante. C’était peut-être le plus grand cavalier de l’Empire mais, dans ce cas, il n’aurait jamais dû se montrer sans son cheval. Tel que, il semblait incomplet. Cependant, Napoléon expliquait :

— Je veux faire une surprise à l’archiduchesse, je te l’ai déjà dit, et me montrer à elle sans apparat, de même que je veux la voir dans le simple costume du voyage. Nous sortirons sur la route quand le cortège sera en vue.

Un soupir, si fort qu’il parvint jusqu’à Marianne, donna seul la mesure de ce que pensait Murat de ce projet, puis il ajouta résigné :

— Attendons !

— Allons ! Ne fais pas cette mine ! Tout ceci est extrêmement romantique, voyons ! Et je te rappelle que ta femme est auprès de Marie-Louise ! N’es-tu pas heureux de revoir Caroline ?

— Si bien sûr ! Mais nous sommes mariés depuis assez longtemps pour que l’effet de surprise ne joue plus tellement. Et d’ailleurs...

— Tais-toi ! Est-ce que tu n’entends rien ?

Tous les occupants de l’église, observateurs et observés, tendirent l’oreille. En effet, dans le lointain, une sorte de grondement se faisait entendre, pareil à l’approche d’un orage faible et encore très éloigné, mais qui se rapprochait peu à peu.

— En effet, dit Murat avec un visible soulagement. Ce sont sûrement les voitures ! D’ailleurs... (et le roi de Naples quittant courageusement l’abri du porche s’avança sur la route puis revint en courant et en criant :) Voilà les premiers hussards de l’escorte ! Votre épouse arrive, Sire !

L’instant suivant Napoléon l’avait rejoint, tandis que Marianne, poussée par une irrépressible curiosité, s’avançait jusqu’à la porte de l’église. Elle ne courait pas le moindre risque d’être aperçue. Toute l’attention de l’Empereur était tendue vers cette longue file de voitures qui, au bout de la route, s’avançait à vive allure, précédée de cavaliers bleus et mauves et Marianne ressentit cette tension jusqu’au fond du cœur. Elle comprit d’un seul coup avec quelle ardeur il attendait celle dont il espérait un héritier, cette fille des Habsbourg grâce à laquelle, enfin, il atteindrait le sang royal traditionnel. Pour lutter contre le chagrin qui montait, elle s’efforça de se rappeler ses paroles désinvoltes : « J’épouse un ventre... » Ce fut dérisoire. Tout dans le comportement de son amant – ne disait-on pas qu’il avait voulu apprendre à danser en l’honneur de sa fiancée ? – lui criait avec quelle impatience il avait attendu le moment où sa future femme lui serait remise, tout jusqu’à cette escapade de collégien romantique en compagnie de son beau-frère ! Il n’avait pas eu le courage de patienter jusqu’au lendemain et jusqu’à l’entrevue, officiellement réglée, de Pontarcher.

Maintenant, Napoléon était au milieu de la route et les hussards bleus, retenant leurs montures devant cette silhouette si connue, criaient : « L’Empereur ! Voilà l’Empereur ! » Le cri fut repris par le chambellan, M. de Seyssel, qui suivait immédiatement. Mais Napoléon n’écoutait pas, ne voyait pas. Sans se soucier de la pluie qui redoublait, il courut comme un jeune homme jusqu’à une grande voiture, tirée par huit chevaux, ouvrit la portière sans attendre qu’on le fît pour lui. Marianne vit que deux femmes étaient à l’intérieur. L’une s’écria en s’inclinant :

— Sa Majesté l’Empereur !

Mais Napoléon, c’était évident, ne voyait que sa compagne : une grande fille blonde et rose, aux yeux bleus, un peu globuleux et à fleur de tête qui, d’ailleurs, avait l’air passablement effrayée. Ses lèvres, lourdement ourlées, tremblaient bien qu’elle s’efforçât de sourire. Elle était vêtue d’un manteau de velours vert, mais portait sur la tête une affreuse toque garnie de plumes de perroquet multicolores qui lui donnait l’air d’un plumeau.

Marianne, qui, à quelques pas de l’archiduchesse, la dévorait des yeux, éprouva une joie féroce à la découvrir sinon laide, du moins quelconque. Certes, Marie-Louise était fraîche, mais ses yeux bleus étaient sans expression et, sous le nez un peu long, la fameuse lèvre Habsbourg n’avait rien de gracieux. Et qu’elle était donc mal habillée ! Et puis, pour une jeune fille, elle était vraiment un peu trop potelée. Avant dix ans, elle serait grosse, car elle donnait déjà une impression de lourdeur.

Avidement, la jeune femme guettait les réactions de l’Empereur qui, les pieds dans l’eau, contemplait son épouse. Certainement, il devait être déçu, il allait saluer, protocolairement, baiser la main de sa femme et regagner ensuite sa voiture que l’on réparait déjà un peu plus loin... Mais non ! Sa voix joyeuse claironnait :

— Madame, j’éprouve à vous voir un grand plaisir !

Après quoi, escaladant le marchepied, sans se soucier du fait qu’il était mouillé comme un barbet, il prit la grande blonde dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises avec un enthousiasme qui arracha un sourire crispé à l’autre dame de la voiture, une jolie blonde à la peau nacrée, dodue et charmante, malgré une tête trop grosse et un cou trop court, mais dont l’œil sarcastique démentait la naïveté de l’expression et déplut aussitôt à Marianne. C’était sans doute la fameuse Caroline Murat, sœur de Napoléon, et l’une des plus redoutables chipies du régime. L’homme qui avait accompagné l’Empereur l’embrassait d’ailleurs après avoir baisé la main de l’archiduchesse, mais se retirait aussitôt pour regagner solitaire la berline sans armoiries, tandis que Napoléon radieux s’installait en face des deux femmes et criait au chambellan demeuré debout auprès de la voiture :

— Maintenant, vite à Compiègne ! Et que l’on brûle les étapes.

— Mais, Sire, protesta la reine de Naples, nous sommes attendues à Soissons où les notabilités ont préparé un souper, une réception...

— Ils mangeront leur souper sans nous ! Je désire que Madame soit, dès ce soir, chez elle ! En route !

Ainsi rabrouée, Caroline pinça les lèvres et se réfugia dans son coin tandis que la voiture s’ébranlait. Marianne, les yeux pleins de larmes, put voir encore le sourire ravi dont Napoléon enveloppait sa fiancée. Un bref commandement claqua et remit au trot les chevaux de l’escorte. L’une après l’autre, les quatre-vingt-trois voitures du cortège commencèrent à défiler devant l’église. Appuyée d’une épaule à la pierre humide du porche gothique, Marianne les regardait passer sans même les voir, emportée dans une rêverie si douloureuse qu’il fallut qu’Arcadius la secouât doucement pour qu’elle parût s’éveiller.

— Que faisons-nous maintenant ? demanda-t-il. Nous devrions retourner à l’auberge. Vous êtes trempée... et moi aussi.

Mais la jeune femme l’enveloppa d’un regard farouche.

— Nous allons à Compiègne, nous aussi.

— Mais... pour quoi faire ? s’étonna Jolival. J’ai peur que vous ne méditiez une folie. Qu’avez-vous à voir avec ce cortège ?

— Je veux aller à Compiègne vous dis-je, insista la jeune femme en frappant du pied. Et ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien. Ce que je sais seulement, c’est qu’il faut que j’y aille.

Elle était si pâle qu’Arcadius fronça les sourcils. Toute vie paraissait s’être retirée d’elle pour ne laisser qu’un automate. Tout doucement, pour l’arracher à cette douleur glacée et comme paralysante, il objecta :

— Et... le rendez-vous de ce soir ?

— Il ne m’intéresse plus puisque ce n’est pas lui qui me l’a donné. Vous l’avez entendu ? Il rentre à Compiègne. Ce n’est pas pour revenir ici. A quelle distance sommes-nous de Compiègne.

— Une quinzaine de lieues !

— Vous voyez bien ! A cheval maintenant et coupons au plus court ! Je veux être à Compiègne avant eux.

Elle courait déjà vers les arbres où étaient attachés les chevaux. Sur ses talons, Arcadius tentait encore de la raisonner.

— Ne soyez pas folle, Marianne ! Rentrons à Braine et laissez-moi aller voir qui vous attend ce soir.

— Cela ne m’intéresse pas, vous dis-je ! Quand donc aurez-vous compris qu’il n’y a qu’un être au monde qui importe ? D’ailleurs, ce rendez-vous ne pouvait être qu’un piège ! Maintenant j’en suis sûre... Mais je ne vous oblige pas à me suivre ! lança-t-elle cruellement. Je peux très bien aller seule.

— Ne dites donc pas de sottises ! fit Arcadius avec un haussement d’épaules.

Se penchant calmement, il offrit à la jeune femme ses mains croisées afin qu’elle y posât le bout de sa botte pour remonter en selle. Il ne lui en voulait pas de son humeur noire parce qu’il comprenait ce qu’elle endurait à cette minute. Simplement, il déplorait de la voir se meurtrir à plaisir au contact d’une fatalité contre laquelle ni elle ni personne ne pouvaient rien.

— Allons, puisque vous y tenez ! fit-il seulement en reprenant sa propre monture.

Sans répondre, Marianne serra des talons les flancs de son cheval. L’animal partit à un train d’enfer en direction du chemin au bord de l’eau. Courcelles, où seulement quelques visages s’étaient montrés, retomba au silence et à l’abandon. La berline accidentée, pourvue d’une roue neuve prise dans un fourgon, avait, elle aussi, disparu.


Malgré le retard qu’ils avaient pris sur la tête du cortège, Marianne et Arcadius arrivèrent à la sortie de Soissons juste à temps pour voir passer la voiture impériale qui, brûlant l’étape, avait traversé la ville en trombe sous l’œil ébahi et quelque peu scandalisé du Sous-préfet, du Conseil Municipal et des autorités militaires qui avaient attendu des heures sous la pluie pour le seul plaisir de voir leur empereur leur filer sous le nez.

— Mais pourquoi donc est-il si pressé ? fit Marianne entre ses dents. Qu’est-ce qui l’oblige à être à Compiègne ce soir ?

Incapable de donner une réponse valable à cette question, elle allait reprendre sa course après avoir relayé à l’hôtel des Postes, quand elle vit soudain s’arrêter la voiture impériale. La portière s’ouvrit et la reine de Naples, que Marianne reconnut aux plumes d’autruche mauves et roses qui ornaient sa capote de velours gris perle, sauta sur la route. D’un pas énergique et la mine offensée, elle marcha vers la seconde voiture. Le chambellan, trottant sur ses talons, s’en fit abaisser le marchepied et, avec la mine d’une reine en exil, Caroline Murat disparut dans l’intérieur, tandis que le cortège reprenait sa route.

Marianne tourna vers Arcadius des yeux interrogateurs.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour dissimuler l’embarras de sa physionomie, Arcadius se pencha sur l’encolure de son cheval et fit mine de vérifier quelque chose au mors de l’animal, mais ne répondit pas. Ce silence exaspéra Marianne.

— Ayez au moins le courage de me dire la vérité, Arcadius. Est-ce que vous pensez qu’il a voulu rester seul avec cette femme ?

— C’est possible, concéda Jolival prudent. A moins que la reine de Naples n’ait fait l’un de ces caprices dont elle est malheureusement coutumière.

— En présence de l’Empereur ? Je n’en crois rien. Au galop, mon ami, je veux les voir descendre de cette voiture.

Et la course infernale, à travers les rafales d’eau glacée, la boue et les branches basses, qui meublaient trop souvent les chemins de traverse empruntés par les deux cavaliers, reprit de plus belle.

En entrant dans Compiègne à la nuit noire, Marianne exténuée et transie, claquait des dents mais tenait à cheval par un prodige de volonté. Tout son corps était moulu comme si elle avait reçu une volée de bois vert, mais pour rien au monde elle ne l’eût avoué. L’avance que l’on avait sur le cortège n’était d’ailleurs que minime car, sur cette interminable route, le grondement lointain des quatre-vingt-trois voitures n’avait quitté les oreilles de la jeune femme, sauf lorsque l’on s’était enfoncé au cœur de la forêt.

Maintenant, en chevauchant le long des rues illuminées, pavoisées depuis les ruisseaux jusqu’aux faîtes des toits, Marianne clignait des yeux comme un oiseau de nuit jeté brusquement dans la lumière. La pluie avait cessé. La nouvelle avait couru la ville que l’Empereur, dès ce soir, ramenait à Compiègne la fiancée attendue seulement le lendemain. Aussi malgré le temps et la nuit, tous les habitants étaient-ils répandus dans les rues ou dans les auberges, une masse importante de peuple battant déjà les grilles du grand palais blanc.

Celui-ci brillait dans la nuit comme toute une colonie de lucioles. Dans la cour, un régiment de grenadiers de la Garde manœuvrait, prêt à sortir pour effectuer le service d’ordre. Dans un instant, les gigantesques soldats aux bonnets poilus allaient fendre la foule comme un irrésistible bélier, ouvrir un passage que nul n’aurait l’idée de leur refuser. Marianne essuya machinalement l’eau qui dégouttait du bord de son chapeau.

— Quand les soldats sortiront, nous nous lancerons en avant, dit-elle, afin de profiter de la trouée. Je veux arriver jusqu’à la grille.

— C’est de la folie, Marianne ! Nous allons être piétinés, écrasés. Ces gens n’ont aucune raison de nous faire place.

— Ils ne s’en apercevront même pas. Allez attacher les chevaux et rejoignez-moi. Il faut faire vite.

En effet, comme Arcadius s’éloignait en courant vers l’entrée d’une grande auberge bien éclairée, toutes les cloches de la ville se mirent à sonner. Le cortège devait entrer dans Compiègne. En même temps, une énorme acclamation monta vers le ciel noir. Les grilles du palais s’ouvrirent et laissèrent passer le bloc puissant des grenadiers qui, l’arme au bras, s’avancèrent en bon ordre et fendirent la foule en deux, formant une double haie au milieu de laquelle allaient passer les voitures. Marianne alors s’élança, Jolival sur ses talons. Profitant du reflux de la foule, elle parvint, en se glissant derrière le dos des grenadiers, jusqu’aux grilles du château. Il y eut bien quelques protestations, quelques horions même pour ce jeune homme insolent qui osait vouloir la première place, mais elle était insensible à tout. D’ailleurs, les premiers hussards débouchaient en trombe sur la place, retenant à pleins poings leurs montures écumantes. La foule hurla, d’une seule voix :

— Vive l’Empereur !...

Marianne grimpa sur le mur bas où s’enchâssaient les lances dorées des grilles, s’agrippant au fer mouillé. Entre elle et le grand perron sur lequel s’alignaient des laquais en livrée verte portant des torches dont les flammes s’effilochaient dans l’air froid, il n’y avait plus qu’un vaste espace vide. En un instant, les fenêtres du château se peuplèrent d’une foule brillante, les terrasses des toits furent envahies, un orchestre s’installa sur la galerie qui dominait les grilles, un autre quelque part sur la place, un autre encore aux fenêtres d’une maison patricienne. Partout jaillissaient des torches. Il y eut un grand bruit qu’enfla jusqu’à l’assourdissement un vigoureux roulement de tambour.

Entre la haie de grenadiers, des pages, des écuyers, des officiers et des maréchaux, parurent au grand galop un carrosse, puis un autre, et encore un autre. Le cœur de Marianne battait à se rompre sous le drap mouillé de son habit. Elle regardait, avec des yeux agrandis, le large perron garni de tapis, sous le grand fronton triangulaire, se couvrir de femmes en robes à traîne, dont les diadèmes jetaient des feux multicolores, d’hommes en grands costumes, rouges et or ou bien bleus et argent. Elle aperçut même quelques officiers autrichiens, en grande tenue blanche, la poitrine constellée de décorations. Quelque part, une horloge sonna 10 heures.

Alors, dans un grand tumulte de cris et de vivats, apparut enfin la berline à huit chevaux que Marianne connaissait si bien déjà. Les cuivres, sur la galerie, attaquèrent : « Veillons au salut de l’Empire ! », tandis que la voiture, comme portée par l’enthousiasme populaire, franchissait enfin les grilles larges ouvertes et décrivait une courbe pleine d’élégance. Les valets de pied se précipitèrent, les porteurs de torches descendirent jusqu’au pavé de la cour, les tambours battirent tandis que, sur le perron, les révérences courbaient jusqu’au sol les satins et les brocarts des robes de cour. Les yeux noyés de larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, Marianne vit Napoléon sauter à terre puis se tourner, rayonnant, vers celle qui était encore dans la voiture et l’aider à descendre avec tous les soins et toutes les tendres précautions d’un amant attentif. Une brusque fureur sécha les larmes de Marianne à constater que l’archiduchesse était toute rouge et que son absurde chapeau à plumes de perroquet donnait fortement de la bande. De plus, elle avait une attitude curieuse, plutôt gênée.

Debout, Marie-Louise avait une demi-tête de plus que son fiancé. Ils formaient un couple bizarrement discordant, elle avec sa lourde mollesse germanique, lui avec son teint pâle, son profil romain et toute la vitalité nerveuse, à fleur de peau, qu’il devait à son sang méditerranéen. La seule chose peut-être qui ne choquât pas, c’était la différence d’âge, la carrure de Marie-Louise lui ôtant toute la fragilité de la grande jeunesse. De toute façon, ni l’un ni l’autre ne semblait s’en apercevoir. Ils se contemplaient d’un air ravi qui donna soudain à Marianne des envies de meurtre. Comment cet homme qui, voici peu de jours, l’avait aimée avec tant de passion, lui avait juré, avec l’accent même de la sincérité, qu’elle seule régnait sur son cœur, pouvait-il regarder cette grande génisse blonde, avec cette mine d’enfant à son premier cadeau de Noël ? Furieusement, la jeune femme enfonça ses ongles dans la paume de sa main et grinça des dents pour ne pas hurler de douleur et de rage.

Là-bas, la nouvelle venue embrassait les femmes de la famille impériale : la ravissante Pauline, qui ne cachait qu’à peine son envie de rire en contemplant le fameux chapeau, la sage Elisa et son sévère profil de Minerve, la brune beauté de la reine d’Espagne, la grâce blonde de la reine Hortense dont la robe de soie blanche, les perles au doux éclat et l’élégance sans défaut rappelaient le fantôme de sa mère et juraient effroyablement avec la vêture de Marie-Louise.

Un instant, Marianne s’oublia elle-même pour se demander quels pouvaient être au juste les sentiments de la douce fille de Joséphine, en face de cette femme qui osait venir s’asseoir sur le trône, encore chaud, de sa mère ? N’était-ce pas une bien inutile cruauté de la part de Napoléon que de l’avoir obligée à se trouver là pour accueillir cette étrangère au seuil d’un palais français ? Bien inutile... mais bien dans la manière de l’Empereur. Ce n’était pas la première fois que Marianne constatait combien sa bonté naturelle pouvait se teinter d’une sorte de froide inhumanité.

— Me laisserez-vous enfin vous conduire à la chaleur, dans une auberge ? fit tout près d’elle la voix amicale d’Arcadius, ou bien souhaitez-vous passer la nuit accrochée à cette grille ? Il n’y a plus rien à voir.

Avec un frisson, Marianne constata qu’en effet, hormis les voitures, les valets et les palefreniers, qui déjà entraînaient les attelages vers les écuries, la cour était vide, les fenêtres refermées. Sur la place, la foule se retirait des grilles, presque à regret, avec la lenteur d’une marée descendante. Elle tourna vers Arcadius un visage où les larmes n’avaient pas encore séché.

— Vous pensez que je suis folle, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.

Il eut un bon sourire et glissa un bras fraternel autour des épaules de la jeune femme.

— Je pense que vous êtes jeune, merveilleusement... cruellement jeune ! Vous vous jetez sur tout ce qui peut vous blesser avec l’aveuglement d’un oiseau affolé. Quand vous serez plus âgée, vous apprendrez à éviter les griffes de fer que la vie sait si bien disposer au long des routes humaines pour meurtrir et déchi-rer, vous apprendrez à fermer les yeux, les oreilles pour au moins préserver vos illusions et votre paix intérieure. Mais il est encore trop tôt.


L’hôtellerie du Grand-Cerf était pleine à craquer lorsque Marianne et Jolival y pénétrèrent et, tout d’abord, l’hôte qui courait dans tous les sens avec des allures de poule affolée ne voulait même pas les écouter. Il fallut qu’Arcadius se fâchât, arrêtât le bonhomme en plein vol en empoignant la serviette nouée qu’il portait autour du cou et l’immobilisât d’une main ferme :

— Pas tant de précipitations, mon ami ! Il y a un temps pour chaque chose et je vous serais reconnaissant de m’écouter. Madame que voici, ajouta-t-il en désignant Marianne qui, d’un geste las avait ôté son chapeau et libérait ses cheveux, est, comme vous pouvez le voir, recrue de fatigue, affamée et trempée. Et... comme elle tient de fort près à Sa Majesté, vous allez tout de suite vous montrer aimable et lui trouver un endroit où se reposer, se restaurer et se sécher, fût-ce votre propre chambre. Entre les doigts minces mais plutôt durs d’Arcadius, le bonhomme était passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le mot « Sa Majesté » lui avait arraché un gémissement terrifié. Ses petits bras courts battirent dans l’air une mesure désespérée, tandis qu’il tournait vers la jeune femme un regard de noyé.

— Mais je n’ai même plus de chambre, mon prince ! J’ai dû donner la mienne à l’aide de camp du duc de Rovigo. A l’heure présente, Madame Robineau, mon épouse, doit être occupée à me dresser un lit dans l’office. Je ne peux décemment pas l’offrir à Madame... ou bien dois-je dire Son Altesse ? acheva-t-il avec une angoisse qui arracha un sourire à Jolival.

Visiblement, le bonhomme se demandait fébrilement si cette ravissante femme brune ne serait pas, par hasard, quelque sœur mal connue de l’Empereur. Les Bonaparte étaient une si vaste famille !

— Dites simplement Madame, mais trouvez quelque chose !

Au moment où Robineau se demandait s’il ne serait pas plus simple de s’évanouir pour échapper à cette mise en demeure, un officier autrichien, portant avec élégance l’uniforme brun clair de la Landwehr et qui, depuis un moment, observait avec un intérêt croissant le beau visage pâle de Marianne, s’approcha et s’inclina en claquant légèrement les talons devant la jeune femme. Celle-ci, les yeux clos, s’était adossée à un mur, totalement indifférente au débat.

— Permettez que je me présente : prince Clary und Aldringen, envoyé extraordinaire de Sa Majesté l’Empereur d’Autriche ! J’ai deux chambres à ma disposition dans cette auberge : que Madame veuille bien me faire la grâce d’en accepter...

Une exclamation de Robineau lui coupa la parole en même temps que le salut compassé de Jolival.

— Mon Dieu ! Monseigneur est déjà rentré ? Mais je n’avais pas prévu Monseigneur ! Est-ce que Monseigneur ne devait pas souper au Palais ?

Le prince autrichien, un grand garçon d’une trentaine d’années, à la physionomie fine et spirituelle sous un chaume épais de cheveux blonds, se mit à rire avec bonne humeur.

— Eh bien, mon cher hôte, il va vous falloir me trouver de quoi me nourrir. Je ne soupe pas au palais parce que personne n’y soupera.

— Est-ce que le cuisinier s’est passé son épée en travers du corps ? demanda Jolival avec un sourire.

— Non pas. En fait, la Cour était réunie dans le grand salon attendant de passer à table, quand le Grand Maréchal Duroc est venu nous dire que Leurs Majestés s’étaient retirées dans leur appartement... et qu’il n’y aurait pas de souper. Mais je bénis maintenant ce retour inopiné que je maudissais voici un instant puisqu’il me permet, Madame, de vous être bon à quelque chose.

Les derniers mots, bien entendu, s’adressaient à Marianne qui, insensible à leur intention galante, n’eut même pas l’idée de remercier. Dans le discours de l’Autrichien, elle avait seulement retenu une chose et le doute qu’elle soulevait en elle était si impérieux qu’elle ne put se retenir de demander :

— Leurs Majestés se sont retirées ? Cela ne veut pas dire, je pense...

Elle n’osa pas achever. Clary s’était mis à rire de nouveau.

— Je crains que si. Il paraîtrait que l’Empereur, à peine arrivé, a demandé au cardinal Fesch, son oncle, s’il était vraiment marié... ou, tout au moins, si le mariage par procuration de Vienne faisait bien de l’archiduchesse sa femme.

— Et alors ? demanda Marianne la gorge sèche.

— Et alors, l’Empereur a fait dire à... l’Impératrice qu’il aurait l’honneur de lui rendre visite dans sa chambre quelques instants plus tard : juste le temps de prendre un bain.

La brutalité de ce qu’évoquaient ces paroles poliment ironiques fit pâlir Marianne jusqu’aux lèvres.

— De sorte... fit-elle d’une voix si enrouée que l’Autrichien la regarda avec surprise et Arcadius avec inquiétude.

— De sorte... que Leurs Majestés se sont retirées... et que me voilà juste à propos pour vous servir, Madame... Mais, vous êtes bien pâle ! Vous sentez-vous souffrante ? Holà ! Robineau, que votre femme vienne sur l’heure conduire Madame à ma chambre, c’est la meilleure de la maison. Mon Dieu !

Cette dernière exclamation angoissée était justifiée. Brusquement, vidée de ses dernières forces par le coup qu’il venait, sans le vouloir, de lui assener, Marianne avait vacillé sur ses jambes et fût tombée si Jolival ne l’avait retenue à temps. Un instant plus tard, portée par Clary qui avait tenu à décharger Jolival d’un fardeau peut-être trop lourd pour lui et précédée d’une Mme Robineau en robe de soie puce et bonnet de mousseline, armée d’un grand bougeoir de cuivre, Marianne inconsciente escaladait l’escalier bien ciré du Grand Cerf.


Quand elle émergea, une quinzaine de minutes plus tard, de la bienheureuse inconscience qui l’avait terrassée, Marianne vit, côte à côte, la figure de souris moustachue d’Arcadius et un visage de femme haut en couleur surmonté d’une chevelure brune, dont les boucles lâches pendaient quelque peu d’un bonnet aérien. Voyant qu’elle ouvrait les yeux, la dame cessa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre et constata avec satisfaction que « ça allait mieux maintenant ».

A vrai dire, Marianne, en dehors du fait qu’elle avait retrouvé ses esprits, ne se sentait pas tellement mieux, au contraire. Elle était glacée jusqu’à la moelle des os avec de grandes bouffées de chaleur, ses dents claquaient et un étau lui serrait les tempes. Néanmoins, retrouvant du même coup le souvenir de ce qu’elle venait d’entendre, elle voulut s’arracher du lit où on l’avait étendue tout habillée.

— Je veux m’en aller ! fit-elle en tremblant si fort que les mots eurent peine à se faire entendre. Je veux rentrer chez moi, tout de suite !

A deux mains, Arcadius pesa sur ses épaules pour l’obliger à s’étendre de nouveau.

— Il n’en est pas question ! Rentrer à Paris, à cheval et par ce temps ? Vous n’arriveriez pas vivante, ma chère. Je ne suis pas grand médecin, mais j’ai quelques connaissances du sujet et, à voir vos pommettes trop rouges, je peux vous dire que vous avez de la fièvre.

— Qu’importe ! Je ne peux pas rester ici ! Est-ce que vous n’entendez pas ?... Ces musiques... ces chants...

Ces pétards qui éclatent ! Est-ce que vous n’entendez pas la joie de cette ville à moitié folle de bonheur parce que l’Empereur a mis dans son lit la fille de son pire ennemi ?

— Marianne ! supplia Arcadius alarmé devant les yeux hagards de son amie. Je vous en supplie...

La jeune femme éclata d’un rire discordant qui faisait mal à entendre. Malgré Arcadius, elle se jeta à bas du lit, courut jusqu’à une fenêtre à laquelle elle s’agrippa, rejetant les rideaux avec rage. Au delà de la place mouillée et vide, le palais illuminé se dressait en face d’elle comme un défi, ce palais au cœur duquel Napoléon tenait l’Autrichienne dans ses bras, la possédait comme il avait possédé Marianne, lui murmurait peut-être les mêmes mots d’amour... Dans la tête brûlante de la jeune femme, la fureur et la jalousie se mêlaient à la fièvre et faisaient jaillir les flammes même de l’enfer. L’impitoyable mémoire lui restituait chacun des gestes de son amant dans l’amour, chacune de ses expressions... Oh ! pouvoir percer le secret de ces blanches murailles insolentes ! Savoir derrière laquelle de ces fenêtres closes se perpétrait le crime d’amour dans lequel le cœur de Marianne jouait la victime expiatoire !

Mio dolce amore !... gronda-t-elle entre ses dents serrées. Mio dolce amore !... Est-ce qu’il lui dit cela à elle aussi ?

Arcadius, qui, craignant que du fond de sa folie Marianne ne se mît à hurler, n’avait pas osé s’approcher, ni la toucher, ordonna tout bas à l’hôtelière abasourdie :

— Elle est très malade ! Trouvez un médecin... vite !

Sans se le faire répéter, la femme s’engouffra dans le couloir dans un grand bruit de jupons amidonnés tandis que doucement, un pas après l’autre, Jolival s’avançait vers Marianne. Elle ne le voyait même pas. Tendue comme une corde d’arc, dévorant de ses prunelles dilatées l’énorme et blanche demeure, il lui semblait tout à coup que ces murs étaient devenus de verre, qu’elle pouvait voir, avec cette terrible clairvoyance de la jalousie poussée au paroxysme, jusqu’au fond d’une chambre où, sous le velours pour-pie et or d’un immense ciel de lit, un corps couleur d’ivoire en étreignait un autre, dont la chair dodue avait des tons d’aurore. Et Marianne, déchirée, crucifiée, avait tout oublié de ce qui l’entourait pour ne plus voir que la scène d’amour trop facilement imaginée pour l’avoir trop souvent vécue. Tout proche, maintenant, à la toucher, Arcadius l’entendit murmurer :

— Comment peux-tu lui donner les mêmes baisers qu’à moi ?... Ce sont tes lèvres, pourtant ! Est-ce que lu ne te souviens de rien, dis ?... Tu ne peux pas... tu ne peux pas l’aimer comme tu m’aimais ! Oh ! non... je t’en supplie... ne la tiens pas comme cela !... Rejette-la... Elle te portera malheur ! Je le sais... je le sens ! Rappelle-toi la roue brisée aux marches du calvaire ! Tu ne peux pas l’aimer... Non, non... NON !

Elle avait poussé un cri bref, un seul, mais c’était un cri d’agonie. Et, brusquement, elle se laissa glisser à genoux contre la fenêtre, secouée de sanglots désespérés qui, malgré tout, relâchaient la dangereuse tension nerveuse dont Arcadius, un instant épouvanté, tremblait encore.

Il sentit qu’alors il pouvait la toucher, qu’elle ne se défendrait plus. Il se pencha vers elle et, avec des gestes d’une infinie douceur, presque des gestes de miséricorde, il la releva, osant à peine serrer le mince corps tremblant qui s’appuyait à lui et, à très petits pas, la ramena jusqu’au lit. Elle se laissait faire, sans plus de résistance qu’un enfant épuisé, trop absorbée dans sa douleur pour garder encore conscience de son être. Bien près de pleurer lui-même sur cette souffrance imméritée quoique trop cherchée, Jolival achevait d’étendre Marianne sur le lit quand la porte se rouvrit devant Mme Robineau ramenant le médecin. En constatant que ledit médecin n’était autre que Corvisart lui-même, le médecin de l’Empereur, Arcadius ne fut qu’à peine surpris. Une journée comme celle-là était capable de mettre un homme au delà de toute surprise et, après tout, qu’y avait-il d’étonnant que le médecin impérial fût lui aussi dans cette auberge bourrée de grands personnages. Ce n’en était pas moins un fameux soulagement.

— J’étais en bas, dit-il, à boire un punch avec des camarades quand j’ai entendu notre hôtesse réclamer un médecin à cor et à cri. Le prince de Clary qui la suivait pas à pas l’accablait de questions. C’est lui qui m’a appris qui était la malade. Voulez-vous me dire ce que fait ici et dans cet état la signorina Maria-Stella ?

Examinant d’un œil sévère Marianne qui sanglotait toujours, le médecin, les bras croisés, dominait Arcadius de sa lourde silhouette vêtue de noir. C’était une force de la nature que cet homme et Jolival était trop las pour une discussion. Il se contenta d’un geste d’impuissance.

— Elle est votre patiente, fit-il avec un haussement d’épaules, vous deviez déjà la connaître un peu, docteur. Elle a voulu venir à tout prix.

— Il ne fallait pas la laisser faire.

— J’aurais voulu vous y voir. Savez-vous que nous avons suivi le cortège de l’archiduchesse depuis bien au delà de Soissons ? Quand Marianne a appris ce qui se passait au palais, elle a fait une crise de nerfs.

— Tout ce chemin, et sous une pluie battante ! Mais c’est de la démence. Quant à ce qui se passe au palais, il n’y a pas de quoi en faire une maladie ! Juste ciel ! Une crise de nerfs parce que Sa Majesté a voulu juger sans tarder du marché conclu ?

Pendant que les deux hommes échangeaient ces propos, Mme Robineau, avec l’aide d’une servante, avait prestement déshabillé une Marianne aussi docile qu’un bébé et l’avait installée dans le grand lit que la servante avait hâtivement réchauffé à l’aide d’une grande bassinoire de cuivre. Les sanglots s’étaient calmés progressivement, mais la fièvre qui brûlait maintenant la jeune femme semblait croître de minute en minute. Pourtant, son esprit était plus calme. La violente crise de désespoir qui l’avait secouée avait apaisé la trop grande tension de son esprit et ce fut avec une sorte d’indifférence et les yeux mi-clos qu’elle écouta la grosse voix de Corvisart la tancer d’importance sur ce que l’on risque à courir les routes pendant des heures sous une averse glaciale.

— Vous avez une voiture, il me semble, et d’excellents chevaux ? Quelle mouche vous a piquée de faire tout ce trajet à cheval par un temps pareil ?

— J’aime le cheval ! fit Marianne butée et bien décidée à ne rien donner de ses raisons profondes.

— Mais voyons ! ricana le médecin. Que croyez-vous que dira l’Empereur quand il aura connaissance de votre exploit et que...

Vivement, la main de Marianne jaillit de sous le drap et se posa sur celle de Corvisart.

— Mais il ne le saura pas ! Docteur, je vous demande de ne rien lui dire ! D’ailleurs... il est probable que cela n’intéresserait nullement Sa Majesté.

Du coup, Corvisart éclata d’un rire homérique.

— Je vois : vous ne voulez pas que l’Empereur sache, mais, si vous étiez certaine qu’il piquerait une bonne colère en apprenant ce que vous avez fait, vous m’enverriez le lui dire tout de suite ? Eh bien, rassurez-vous, je le lui dirai et il sera furieux.

— Je n’en crois rien ! fit Marianne avec agacement. L’Empereur est...

— ... occupé à essayer de se donner un héritier ! coupa le médecin brutalement. Ma chère amie, je ne vous comprends pas : vous saviez pourtant que ce genre... d’activité était inéluctable puisque l’Empereur ne s’est marié que pour cela.

— Il aurait pu être moins pressé ! Pourquoi, dès ce soir...

— ... avoir mis l’archiduchesse dans son lit ? ajouta Corvisart qui semblait décidé à jouer aux propos interrompus. Mais parce qu’il est pressé, tout simplement. Il est marié, il veut un héritier, il se met tout de suite à la besogne. Rien de plus naturel !

— Mais il n’est pas vraiment marié ! Le vrai mariage doit avoir lieu dans quelques jours, à Paris. Pour cette nuit, l’Empereur aurait dû...

— ... aller coucher à la Chancellerie, je sais ! C’est un simple coup de canif au contrat. Et il n’y a aucune raison de vous mettre dans un état pareil. Bon sang ! Regardez-vous dans une glace, même en ce moment où vous ressemblez plus à un barbet qu’à une cantatrice adulée, et jetez un coup d’œil à cette bonne grosse fille, bien fraîche, il est vrai, qui va devoir nous donner un prince héritier. Vous avez à vos pieds tous les hommes, ou presque tous ! Tenez, jusqu’à cet Autrichien qui, à peine débarqué, trépigne au bas de l’escalier dans l’attente de vos nouvelles ! Alors, laissez donc l’Empereur faire son métier de mari. Cela ne nuira nullement à votre amant, si vous me permettez cette brutalité.

Marianne ne répondit pas. A quoi bon ? Aucun homme n’était capable de la comprendre à cette minute et, en vérité, c’était demander l’impossible car cela tenait à la nature profonde des hommes. Elle n’était pas assez sotte, et Fortunée Hamelin pas assez discrète, pour s’imaginer qu’elle était la première femme à avoir su émouvoir le maître de l’Europe. Napoléon avait adoré sa première épouse et l’avait abondamment trompée. C’était cela l’essence même de l’homme : ce besoin de changement, cette irrésistible tendance à la polygamie, même lorsqu’il était profondément amoureux. Pourtant, alors même qu’elle s’efforçait de philosopher ainsi, Marianne n’arrivait pas à calmer la sourde douleur de son cœur. La forme physique de la femme qu’il étreignait avait-elle donc si peu d’importance à ses yeux ? En ce cas, pourquoi l’avait-il choisie, elle, Marianne ? Jusqu’à quel point avait-elle su toucher les fibres profondes de son âme ? Quelle place y tenait-elle entre le souvenir de Joséphine, celui de la blonde Marie Walewska dont, à ce que l’on disait, il avait été si follement épris à Varsovie et les autres maîtresses ?

Pensant qu’elle s’endormait, Corvisart tira doucement les rideaux du lit et se retira accompagné d’Arcadius. Il lui avait fait prendre une potion, prescrit des sinapismes, du repos au chaud, Marianne l’entendit murmurer au seuil de la porte :

— La crise de nerfs est bien calmée et le refroidissement ne sera rien, je pense. Elle sera certainement un peu abattue mais, dans le cas présent, je considère cela comme une bonne chose. Au moins elle se tiendra tranquille.

Du fond de ses couvertures, Marianne se surprit tout à coup à rire tout bas ! Calmée, elle ? Tranquille, alors qu’elle sentait bouillonner en elle de nouvelles forces combatives, aiguisées peut-être par la fièvre ? Elle n’était pas femme à se lamenter longuement sur son sort. Elle aimait la lutte et, dans cette nuit, nuptiale pour une autre, elle découvrait tout à coup, pour elle-même, de nouvelles raisons d’être : l’aversion, d’abord, une aversion amère, violente, bien proche de la haine, qu’elle éprouvait maintenant pour cette Autrichienne blonde et rose comme un grand poupon indolent. Ensuite, et tout naturellement, le besoin d’entrer en lutte avec elle, de mesurer sa puissance sur l’esprit, le cœur et les sens de Napoléon.

Pourquoi donc ne pas essayer de rendre coup pour coup à son amant volage ? Pourquoi ne pas expérimenter sur lui le plus vieux moyen que le Diable ait mis dans l’arsenal féminin : cette jalousie qui, depuis une semaine, l’avait torturée, elle, si férocement. Elle était déjà célèbre. Tout Paris connaissait maintenant son nom, sa voix, son visage même. Elle avait, à sa disposition, tous les moyens de faire parler d’elle, depuis Fouché devenu en quelque sorte son serviteur, jusqu’aux articles de journaux et aux subtils potins de Fortunée. Si l’on associait assez fréquemment son nom à celui d’un autre homme, comment réagirait l’Empereur ? Il serait peut-être intéressant de le savoir.

« Toute la Garde Impériale est amoureuse de toi ! » avait dit Fortunée. Quant à Corvisart, il venait de remarquer qu’à peu près tous les hommes s’intéressaient à sa beauté. Il serait stupide de ne pas se servir de cet engouement pour tenter de voir plus clair dans ce mystère qu’était pour elle le cœur secret de Napoléon. Mais, bien sûr, il ne pouvait être question que d’apparence et non d’une réalité.

Quand Arcadius, sur la pointe des pieds, rentra dans la chambre pour voir si tout allait bien, elle braqua soudain sur lui le feu vert de son regard.

— Cet Autrichien... ce prince, est-ce qu’il est encore là ?

— Mais... oui ! Il m’a prié instamment de remonter voir si vous n’aviez besoin de rien et, pour le moment, il fait subir au docteur un interrogatoire serré. Pourquoi demandez-vous cela ?

— Parce qu’il s’est montré fort aimable et que je ne l’ai pas remercié comme il convenait. Voulez-vous le faire pour moi ce soir, Arcadius, et lui dire que, demain, je serai charmée de le recevoir.

Visiblement, Jolival s’attendait peu à cette demande. Il ouvrit de grands yeux.

— Je le ferai sans doute mais...

Marianne ne lui laissa pas le temps d’achever. Elle s’enfonça plus profondément dans ses draps et se tourna sur le côté, bâillant ostensiblement.

— Bonne nuit, mon ami. Allez vous reposer, vous en avez besoin. Il est très tard.

En effet, minuit sonnait à l’église voisine. Et l’envie de dormir de Marianne n’était pas tout à fait feinte. La fièvre qui battait dans ses veines apportait peu à peu son engourdissement, prélude à l’oubli miséricordieux du sommeil. Demain, elle recevrait cet Autrichien, elle serait aimable avec lui. Peut-être même serait-il trop heureux de lui offrir sa propre voiture pour rentrer à Paris ? A Paris où Marianne se sentirait mieux assurée pour livrer, aux deux hommes qui occupaient sa vie, la bataille qu’elle entendait gagner : bataille de la liberté, sur Francis Cranmere, bataille de l’amour sur Napoléon.

Forte de cette résolution, Marianne ferma les yeux et sombra dans un sommeil agité, coupé de rêves incohérents. Pourtant, chose étrange, ni l’Empereur ni Francis ne s’y montrèrent. Tandis qu’au creux d’un songe étouffant, Marianne se débattait dans l’enfer vert d’une sorte de jungle qui jetait sur elle d’étranges tentacules argentés, de lianes fleuries dont les corolles s’enflaient au point de devenir des gueules monstrueuses, elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Et plus elle cherchait de l’aide, plus la sensation d’étranglement s’accentuait. En même temps, la jungle verte s’enflait, montait à l’assaut de sa bouche, la submergeait pour se changer l’instant suivant en un océan déchaîné dont les vagues géantes se gonflaient au-dessus de sa tête. Marianne n’avait plus de forces, Marianne allait se noyer quand, des profondeurs glauques, une main surgit qui grandit, grandit et, l’enveloppant d’une chaude étreinte, la ramena soudain dans une grande lumière. Une silhouette d’homme apparut soudain qui paraissait venir d’un horizon fulgurant. Et, tout à coup, Marianne reconnut Jason Beaufort. Elle vit aussi qu’il la regardait avec une pitié mêlée de colère.

— Pourquoi aimez-vous à ce point le malheur ? dit-il. Pourquoi ?... pourquoi ?... pourquoi ?...

La voix baissa de ton, décrut dans le lointain jusqu’à n’être plus qu’un souille tandis que la silhouette, enveloppée d’une cape noire, tourbillonnante, rétrécissait, se changeait en un oiseau filant à travers un ciel pourpre.

Avec un cri d’appel et un sanglot, Marianne se réveilla. La chambre, dont le feu était éteint, n’était plus éclairée que par une veilleuse. Au-dehors, on n’entendait plus rien. Seulement le crépitement rageur d’une pluie torrentielle sur les vitres et sur les pavés. Dans son lit, Marianne frissonna. Elle était trempée de sueur, mais la fièvre semblait tombée.

Incapable de se rendormir dans ce lit mouillé, elle se leva, ôta vivement ses draps humides et la chemise de nuit qui collait à son corps puis, nue, elle s’enroula dans les couvertures et, se glissant sous l’énorme édredon rouge, s’étendit à même le matelas. Elle n’avait même pas tourné la tête vers la forme blanche du palais. L’étrange rêve qu’elle venait de faire l’habitait encore et lui laissait un regret. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pensé à l’Américain. Et il lui semblait, tout à coup, qu’elle eût supporté plus aisément son épreuve actuelle s’il avait été là, car, malgré tout ce qui les avait séparés, elle avait appris à aimer le climat qu’il apportait avec lui : cette force tranquille, ce goût de l’aventure et de la bagarre, jusqu’à cette logique froidement réaliste qui l’avait tant blessée jadis. Avec un sourire amer, elle songea que le seul homme avec lequel elle eût peut-être trouvé un vrai plaisir à éveiller la jalousie de Napoléon, c’était justement Jason. Mais le reverrait-elle jamais ? Qui pouvait dire sur quel point du globe voguait à cette heure son beau navire neuf... un navire dont elle ne savait même pas le nom.

Le mieux était d’essayer de n’y plus penser. D’ailleurs, pour ce qu’elle voulait en faire, le comte autrichien ferait aussi bien l’affaire... ou n’importe lequel de ses admirateurs.

Avec un soupir, Marianne se rendormit. Et, cette fois, elle rêva d’un grand navire qui, toutes ses voiles blanches, fuyait sur une mer grise. Un navire dont la figure de proue avait le profil de faucon de Jason Beaufort.

3 MARIAGE IMPÉRIAL

Le lendemain soir, Marianne rentrait chez elle dans la voiture du prince Clary und Aldringen, laissant en arrière Arcadius de Jolival pour s’occuper des chevaux. Elle était encore mal remise du violent accès de fièvre qui l’avait secouée à la suite de sa chevauchée, mais une hâte fébrile la possédait de fuir Compiègne. La simple vue du palais lui était si insupportable qu’elle fût repartie, au besoin, à cheval et sous la pluie pour échapper à l’atmosphère d’une ville où, dès l’aube, il n’avait été bruit que de l’accroc sans précédent fait par Napoléon au protocole.

Devant son agitation, Arcadius, au petit matin, s’était mis en quête d’une voiture et, à dire vrai, n’avait pas eu à aller plus loin que la cour de l’auberge. Léopold Clary, que l’Empereur avait gardé près de lui jusqu’à l’arrivée de sa nouvelle épouse, devait gagner Paris au plus vite pour remettre à son ambassadeur, le prince de Schwartzenberg, quelques dépêches de son souverain. En apprenant que la belle cantatrice, dont il avait tant admiré la beauté la veille au soir, cherchait une voiture pour rentrer chez elle, le jeune Autrichien avait été transporté de joie.

— Dites à Mademoiselle Maria-Stella que mes biens et moi-même sommes tout à sa disposition. Qu’elle veuille seulement en user comme il lui plaira.

Une heure plus tard, Marianne quittait Compiègne aux côtés, du jeune diplomate tandis que Jolival s’acheminait avec quelque mélancolie vers les écuries. A dire vrai, le fidèle mentor de Marianne était perplexe. La soudaine amabilité montrée par la jeune femme à cet Autrichien dont, hier encore, elle ignorait jusqu’au nom, ne lui disait rien qui vaille. C’était tellement peu conforme aux réactions habituelles de son amie qu’il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que cela cachait au juste.

Pendant ce temps, à travers la forêt humide, la berline de Clary roulait vers Paris à grande allure et de nouveau sous la pluie. Celle-ci avait repris dans la nuit et ne paraissait aucunement décidée à céder la place. Le ciel était bas et pesant, d’un gris-jaune décourageant, mais aucun des occupants de la voiture ne semblait s’en apercevoir. Marianne, lasse encore, s’était enveloppée dans la grande mante noire à capuchon que Jolival lui avait procurée dès le matin et, accotée à l’épais capitonnage de drap rouge, elle regardait la pluie sans la voir, l’esprit occupé par les souvenirs de la veille. Elle revoyait la mine émerveillée de Napoléon quand il avait ouvert la portière de la voiture et découvert les joues rebondies de l’archiduchesse sous ses absurdes plumes d’ara. Elle revoyait aussi cette façon qu’il avait eue de lui tendre les bras pour l’aider à descendre dans la cour de Compiègne. La pluie aussi a ses fantômes. Celle de ce matin en reformait continuellement deux, toujours les mêmes... Quant à Clary, il contemplait en silence le fin profil de sa compagne, pâli par la fatigue, les larges cernes qui marquaient ses yeux verts et sur lesquels ses grands cils noirs mettaient une ombre si émouvante, enfin, la beauté parfaite de ses mains dont l’une dégantée reposait comme une fleur blanche sur le tissu sombre du manteau. Et le diplomate ne pouvait s’empêcher d’être surpris par le caractère si visiblement aristocratique de cette chanteuse. Une Italienne de rien, une simple fille de théâtre, avec cette allure de duchesse, ces mains de reine ? Et si triste, si secrète, comme si elle portait au fond du cœur le poids d’un mystère ? A d’autres !... Ce mystère, pressenti, intriguait Clary autant que la beauté de Marianne l’émouvait. Cela l’incita à garder, envers sa belle compagne, la plus grande discrétion. Pendant les vingt lieues qu’ils parcoururent ainsi l’un près de l’autre, il ne lui parla que pour s’assurer qu’elle n’avait pas froid ou ne souhaitait pas s’arrêter un moment, heureux seulement, et presque au delà de l’absurde, quand elle lui souriait.

En vérité, Marianne appréciait cette attitude et lui en était reconnaissante. Enfermée dans son chagrin nuancé de colère, elle était reconnaissante à Clary de cette extrême discrétion. Elle n’avait d’ailleurs aucun besoin qu’il conversât pour mesurer l’effet qu’elle produisait sur lui. Les yeux gris du jeune homme parlaient éloquemment si sa bouche demeurait muette.

Quand on pénétra dans Paris, par la barrière Saint-Denis, la nuit était tombée depuis longtemps, mais Clary regardait toujours Marianne, alors même que son visage ne formait plus qu’une tache pâle dans l’obscurité de la voiture. Il brûlait de savoir où habitait sa belle compagne, mais, fidèle à son parti pris de discrétion, il se contenta de déclarer :

— Notre chemin passe par l’ambassade. Je vous demanderai, Madame, la permission de vous quitter alors. Ma voiture vous mènera ensuite où vous le souhaiterez.

Le regard disait si bien ce que la bouche taisait que Marianne en comprit le muet langage et sourit avec un brin de malice.

— Je vous rends grâce, Prince, pour tant de courtoisie. J’habite l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille... et je serais heureuse de vous y recevoir s’il vous plaît de me rendre visite.

La voiture s’arrêtait devant l’ambassade autrichienne, située à l’angle de la rue du Mont-Blanc[1] et de la rue de Provence. Rouge d’émotion, le diplomate s’inclina sur la main qu’on lui tendait et y posa ses lèvres.

— Dès demain, j’aurai la joie d’aller vous offrir mes devoirs et mes services, Madame, puisque vous voulez bien m’y autoriser. Je souhaite vous trouver parfaitement remise.

A nouveau, Marianne sourit. Les lèvres du jeune homme avaient tremblé sur sa main. Elle était certaine, désormais, de son pouvoir sur lui et, ce pouvoir, elle entendait en user à sa fantaisie. Aussi fut-ce avec infiniment plus d’optimisme qu’elle regagna sa maison. Ce fut pour y retrouver Adélaïde en compagnie de Fortunée Hamelin.

Installées dans le salon de musique, les deux femmes bavardaient avec animation quand Marianne entra. Visiblement, elles ne l’avaient pas entendue venir et elles la regardèrent avec une égale stupeur, mais ce fut Mme Hamelin qui se ressaisit la première.

— Ah ça, mais d’où sors-tu ? s’écria-t-elle en courant embrasser son amie. Est-ce que tu sais qu’on te cherche depuis vingt-quatre heures ?

— On me cherche ? fit Marianne ôtant sa mante qu’elle jeta sur la crosse dorée de la grande harpe. Mais qui donc ? Et pourquoi ? Vous saviez bien, Adélaïde, que j’avais à faire en province.

— Justement ! s’écria la vieille demoiselle avec indignation, vous avez gardé envers moi une remarquable discrétion, motivée d’ailleurs par le fait que vous étiez appelée hors de Paris pour le service de l’Empereur. Mais vous admettrez que j’aie pu montrer quelque surprise quand un messager de ce même Empereur est venu ici, hier, vous demander de la part de Sa Majesté !

Les jambes coupées, Marianne se laissa tomber sur la banquette du piano et leva sur sa cousine un regard abasourdi.

— Un messager de l’Empereur ?... Vous voulez dire qu’il m’a demandée ? Mais pourquoi ?

— Pour chanter, bien sûr ! Est-ce que vous n’êtes pas « cantatrice », Marianne d’Asselnat ? lança Adélaïde avec un ressentiment qui arracha un sourire à Fortunée.

Dans la nouvelle vie de Marianne c’était de toute évidence ce qui passait le moins bien auprès de l’aristocratique demoiselle : que sa cousine chantât pour gagner sa vie. Gentiment, pour couper court aux revendications de la vieille fille, la créole alla s’asseoir sur la banquette et entoura de son bras les épaules de son amie.

— J’ignore ce que tu as été faire, dit-elle, et je ne te demande pas tes secrets. Mais une chose est certaine : hier, le Grand Maréchal du Palais t’a fait prier, officiellement, de te rendre à Compiègne pour y chanter aujourd’hui devant la Cour...

Aussitôt, Marianne fut debout sous l’impulsion d’une brusque colère.

— Devant la Cour, vraiment ? Ou devant l’Impératrice... ? car elle est l’Impératrice, tu sais ? très réellement l’Impératrice, avant même que les cérémonies du mariage ne se soient déroulées et depuis cette nuit !

— Que veux-tu dire ? demanda Mme Hamelin inquiète d’une fureur aussi soudaine que mal contenue.

— Que Napoléon a mis cette nuit l’Autrichienne dans son lit ! Qu’il a couché avec, tu entends ? Il n’a pas pu attendre le mariage civil ni la bénédiction du cardinal ! Elle lui a tellement plu qu’il n’a pas su se retenir, à ce que l’on m’a dit ! Et il ose... il ose m’ordonner de venir chanter devant cette femme ! Moi, qui, hier encore, étais sa maîtresse !

— Qui es toujours sa maîtresse, corrigea placidement Fortunée. Ma chère enfant, mets-toi bien dans la tête que, pour Napoléon, mettre face à face la maîtresse et l’épouse légitime n’a rien de choquant, ni même d’anormal. Je te rappelle qu’il a plusieurs fois choisi ses belles compagnes parmi les lectrices de Joséphine, que notre impératrice a été contrainte nombre de fois d’aller applaudir Mlle George... à qui d’ailleurs Napoléon avait offert des diamants qui plaisaient à sa femme et qu’avant ton arrivée il n’y avait pas de bon concert à la Cour sans la Grassini. Il y a du sultan chez notre Majesté corse. Il devait aussi, secrètement, avoir envie d’observer ton comportement en face de sa Viennoise. Il faudra qu’il se contente de celui de la Grassini !

— La Grassini ?

— Eh oui, la Grassini. L’envoyé de Duroc avait ordre, au cas où la grande Maria-Stella ne serait pas disponible, d’aller récupérer la cantatrice à-tout-faire de la Cour. Tu n’étais pas là : c’est donc la plantureuse Giseppina qui a dû chanter aujourd’hui à Compiègne. Remarque, à mon avis, cela vaut mieux dans un certain sens : il s’agissait d’un duo avec l’affreux Crescentini, le castrat favori de Sa Majesté. Tu détesterais d’emblée ce muguet peinturluré tandis que la Grassini l’adore ! Je dirais même plus, elle l’admire comme elle admire de confiance tout ce que Napoléon honore et il a décoré Crescentini !

— Je me demande bien pourquoi ? fit Marianne l’esprit ailleurs.

Fortunée éclata de rire, ce qui eut au moins l’avantage de détendre l’atmosphère.

— C’est là que cela devient drôle ! Ladite Grassini devant qui l’on posait cette question a répondu, sans rire, « Vous oubliez sa blessure !... »

Adélaïde, sans rancune, fit écho à la gaieté de la créole, mais Marianne se contenta de sourire. Elle réfléchissait et, tout compte fait, elle n’était pas mécontente d’avoir été absente. Elle ne se voyait vraiment pas faisant la révérence devant 1’« Autre », et donnant la réplique, pour quelque duo d’amour, à un semblant d’homme qui, mise à part sa voix exceptionnelle, n’aurait pu que la couvrir de ridicule. Et puis, elle était trop femme pour ne pas espérer que Napoléon se demanderait, au moins quelques secondes, où elle avait bien pu se rendre pour ne pas obéir. Au fond, tout était très bien ainsi. Quand celui qu’elle aimait la reverrait, ce serait, du moins elle l’espérait, à côté d’un homme susceptible de lui donner quelque inquiétude... en admettant qu’elle eût réellement le pouvoir de lui en inspirer. Malgré elle, Marianne sourit à cette idée, ce qui arracha à Fortunée une remarque désenchantée.

— Ce qu’il y a d’agréable avec toi, Marianne, c’est que l’on peut te raconter n’importe quoi sans parvenir à retenir ton attention. A quoi pensais-tu encore ?

— Pas à quoi : à qui ? Et, bien sûr, à lui ! Asseyez-vous toutes les deux, je vais vous raconter ce que j’ai fait depuis deux jours. Mais, pour l’amour du ciel, Adélaïde, faites-moi servir quelque chose : je meurs de faim.

Tout en attaquant, avec une étrange vigueur pour une femme si malade la veille au soir, le plantureux repas qu’Adélaïde fit sortir des cuisines comme par magie, Marianne raconta son aventure, prenant soin, toutefois, de lui enlever tout ce qui pouvait être sombre ou attristant. Elle narra son équipée avec un humour cruel pour elle-même, et qui ne fit pas rire ses deux auditrices. Fortunée, même, était très sombre quand elle acheva.

— Mais enfin, remarqua-t-elle, ce rendez-vous était peut-être important ? Tu aurais pu, au moins, y envoyer Jolival.

— Je sais, mais je n’avais pas envie de me séparer de lui. Je me sentais... si malheureuse, si abandonnée. Et puis je demeure persuadée que c’était un piège.

— Raison de plus pour s’en assurer. Et si c’était ton... ton mari ?

Il y eut un silence. Marianne reposa le verre qu’elle venait de vider, mais si maladroitement qu’elle en brisa le pied. Elle était devenue si pâle tout à coup que Fortunée eut pitié d’elle.

— Ce n’est qu’une hypothèse, ajouta-t-elle gentiment.

— Mais qui aurait pu se vérifier ! Toutefois, je ne vois pas bien pourquoi il m’aurait fait venir là-bas, dans un château en ruine, et j’avoue que je n’ai pas pensé à lui. Plutôt à ces gens qui, une fois déjà, m’avaient enlevée. Que puis-je faire, maintenant ?

— Ce que tu aurais dû faire tout de suite : prévenir Fouché et attendre. Quelle que soit la nature de la tentative que l’on pensait faire sur toi, piège ou véritable rendez-vous, il y a tout à parier que l’on recommencera. Mais permets-moi, en tout cas, de te féliciter.

— De quoi ?

— De ta nouvelle conquête autrichienne. Tu t’es enfin décidée à suivre mes conseils et j’en suis ravie. Tu verras comme il est plus facile de supporter l’infidélité d’un homme quand on en a un autre sous la main.

— Ne va pas trop vite, protesta Marianne en riant. Je n’ai pas du tout l’intention d’offrir au prince Clary une place de remplaçant, mais simplement de me montrer avec lui. Vois-tu, ce qui m’intéresse le plus, en lui, c’est sa qualité d’Autrichien. Cela me paraît amusant de mener en laisse un compatriote de notre nouvelle souveraine !

Fortunée et Adélaïde se mirent à rire avec un bel ensemble.

— Est-elle vraiment aussi laide qu’on le suppose ? demanda avec animation Mlle d’Asselnat tout en picorant les fruits confits servis pour sa cousine.

Marianne prit un temps, ferma les paupières à demi comme pour mieux revoir le visage de l’intruse. Un dédain cruel courba l’arc tendre de sa bouche en un sourire qui était l’essence même de sa féminité.

— Laide ? Non pas. A dire vrai, je ne saurais vous dire avec exactitude comment elle est. Elle est... quelconque !

— Pauvre Napoléon, soupira Fortunée avec une parfaite hypocrisie. Il n’avait pas mérité cela !... Une femme quelconque pour lui qui n’aime que l’exceptionnel !

— Ce sont les Français, si vous voulez mon avis, qui n’ont pas mérité cela, s’écria Adélaïde. Une Habsbourg ne peut leur amener que des catastrophes.

— Eh bien, ils n’ont pas l’air de s’en douter, fit Marianne avec un petit rire. Vous auriez dû entendre les acclamations dans les rues de Compiègne !

— A Compiègne, peut-être, répondit Fortunée songeuse. Ils sont assez privés des grands spectacles de la cour, à l’exception des chasses. Mais quelque chose me dit que Paris ne sera pas si chaleureux. L’arrivée de cette Autrichienne n’enthousiasme guère que les salons irréductibles qui voient en elle la Némésis du Corse et l’ange vengeur de Marie-Antoinette. Mais le peuple est loin d’être ravi. D’abord il adorait Joséphine et ensuite il n’aime pas l’Autriche. Et ne crois pas que ce soit parce qu’il a des remords !


Le lundi suivant, 2 avril, en contemplant la foule qui encombrait la place de la Concorde, Marianne songeait que Fortunée pourrait bien avoir raison. C’était une foule endimanchée, pimpante et quelque peu agitée, mais ce n’était pas une foule joyeuse. Attendant le passage du cortège nuptial de son Empereur, elle s’étirait tout au long des Champs-Elysées, se massait entre les huit pavillons d’angle de la place, battait les murs du Garde-Meuble et de l’hôtel de la

Marine, mais on n’y sentait pas la fièvre joyeuse des grands jours.

Pourtant, il faisait beau. D’un seul coup, la pluie désespérante, qui semblait installée à jamais sur la France, avait cessé à l’aube. Un soleil printanier avait balayé les nuages et brillait d’un éclat neuf dans un ciel bien lavé sur le bleu duquel tranchaient les tendres bourgeons des marronniers. Cela avait permis la subite éclosion des capotes de paille et des chapeaux fleuris sur la tête des Parisiennes, des habits aux couleurs tendres et des pantalons clairs sur leurs compagnons. Marianne sourit devant cette débauche d’élégance. C’était comme si le peuple de Paris avait tenu à montrer à la nouvelle venue qu’on savait s’habiller, en France.

Installée dans sa voiture arrêtée près de l’un des chevaux de Marly, en compagnie d’Arcadius, Marianne dominait l’ensemble du décor. Il y avait des drapeaux et des lampions partout, jusqu’aux bras du télégraphe de M. Chappe, installé sur le toit de l’hôtel de la Marine. Les grilles des Tuileries avaient été dorées à neuf, les fontaines laissaient jaillir du vin et, pour que chacun pût prendre sa part de la noce impériale, d’immenses buffets gratuits avaient été dressés à l’abri de grandes tentes rayées de rouge et de blanc, sous les arbres du cours La Reine. Tout autour de la vaste place, des caisses d’orangers portant des fruits rutilants étaient tout prêts pour l’illumination du soir. Tout à l’heure, quand la cérémonie nuptiale aurait été célébrée dans le grand salon carré du Louvre, les bons sujets de l’Empereur pourraient y dévorer à loisir : 4 800 pâtés, 1 200 langues, 1 000 épaules de mouton, 250 dindes, 360 chapons, autant de poulets, quelque 3 000 saucissons et une foule d’autres choses.

— Ce soir, soupira Jolival en humant délicatement une prise de fin tabac, Leurs Majestés régneront sur un peuple d’ivrognes et on ne comptera même plus les indigestions.

Marianne ne répondit pas. Cette atmosphère de kermesse la distrayait et l’irritait en même temps. Un peu partout, sur les Champs-Elysées, se dressaient des mâts de cocagne, des attractions de tous genres, des petits théâtres en plein vent, des bals, des jeux de bagues ou de casse-cou dans lesquels, depuis la veille, les Parisiens essayaient d’oublier qu’on leur donnait une impératrice qui ne leur convenait guère. Un peu partout, d’ailleurs, autour de sa voiture, comme autour des autres voitures venues là pour voir, on entendait fuser ces solides plaisanteries qui traduisent si bien l’état d’âme secret des Parisiens. Nul, en effet, n’ignorait plus ce qui s’était passé à Compiègne et l’on savait que, tout à l’heure, Napoléon allait mener à l’autel une femme avec laquelle il dormait depuis une semaine, bien que le mariage civil ait seulement eu lieu la veille, à Saint-Cloud.

Il était midi et le canon tonnait depuis une bonne demi-heure. Tout au bout de la longue perspective, encore presque vierge, des Champs-Elysées, le long desquels foisonnaient, en mousse vert pâle, les tendres feuilles neuves des marronniers, le soleil tombait d’aplomb sur l’énorme arc de triomphe de bois et de toile peinte que l’on avait bâti à grand-peine pour suppléer à la construction, encore loin d’être achevée, du monument à la gloire de la Grande Armée. Et, sous les rayons printaniers, il avait assez bon air, le simulacre, avec ses drapeaux neufs, le gros bouquet dont l’avaient orné les charpentiers, les hauts reliefs en trompe-l’œil de ses flancs et l’inscription qui proclamait « A NAPOLÉON ET A MARIE-LOUISE, LA VILLE DE PARIS ». Ce naïf enthousiasme était d’ailleurs assez drôle, songea Marianne, quand on savait le nombre de grèves, de revendications et de mouvements divers dont sa construction avait été émaillée. Mais là s’arrêtait l’amusant de la chose. La jeune femme n’éprouvait aucun plaisir à voir ainsi rapprochés les noms de Napoléon et de Marie-Louise.

Tout au long du parcours tremblaient les plumets rouges sur les hauts bonnets poilus des Grenadiers de la Garde, relayés aux carrefours par les chapskas noirs à panache vert et rouge des Chasseurs. Une chanson voltigeait sur Paris, reprise incessamment par les orchestres disséminés un peu partout. C’était « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » et Marianne en fut vite agacée. Le jour où Napoléon épousait la nièce de Marie-Antoinette, c’était un drôle de choix. Et le canon lui donnait un bien étrange contrepoint.

Soudain, la main d’Arcadius, gantée de chamois clair, se posa sur celle de Marianne.

— Ne bougez pas et surtout ne vous retournez pas brusquement, souffla-t-il. Mais je voudrais que vous regardiez discrètement la voiture qui vient de se ranger à côté de la nôtre. Il y a dedans une femme et un homme. Comme moi, vous reconnaîtrez aisément la femme, mais l’homme m’est inconnu. J’ajoute qu’il est de haute mine, très beau... malgré une cicatrice qui lui coupe la joue gauche, une cicatrice mince comme une lame d’épée...

Au prix d’un gros effort, Marianne parvint à ne pas tressaillir mais, sous celle de Jolival, sa main avait tremblé. Elle bâilla avec quelque affectation, sous l’autre, comme si la longue attente imposée par le cortège nuptial l’ennuyait. Puis, très lentement, très naturellement, elle tourna la tête, juste ce qu’il fallait pour prendre la voiture voisine dans son champ de vision.

C’était un cabriolet jaune et noir, tout neuf et très élégant, qui portait la griffe de Keller, le maître carrossier des Champs-Elysées. Deux personnes l’occupaient. Dans la femme âgée, superbement vêtue de velours noir et de martre, Marianne fut à peine surprise de reconnaître sa vieille ennemie Fanchon-Fleur-de-Lys, parce que son compagnon attira aussitôt son regard, et si, à le reconnaître, son cœur manqua un battement, ce ne fut pas de surprise mais bien d’une désagréable émotion, bien proche de la répulsion. Elle s’attendait, en effet, depuis que Jolival l’avait décrit à identifier Francis Cranmere.

Cette fois, il n’y avait aucun doute : c’était bien lui et pas un fantôme né de son imagination bouleversée par le trac d’un soir de première. Marianne retrouvait les traits presque trop purs, figés par un perpétuel ennui, le front têtu, le menton un peu lourd dans les plis de la haute cravate de mousseline, l’irréprochable élégance d’un corps puissant mais sauvé, jusque-là, de l’épaisseur par une intense pratique du sport. Le costume était une admirable symphonie gris tourterelle sur laquelle tranchait la note sombre d’un col de velours noir.

— Ils ont dû nous suivre, souffla Jolival. Je jurerais qu’ils ne sont là que pour nous ! Voyez donc comme cet homme vous regarde ! C’est lui, n’est-ce pas ?... C’est... votre mari ?

— C’est bien lui, admit-elle d’une voix curieusement calme si l’on tenait compte de la tempête qu’abritait sa poitrine.

Le regard vert, hautain et méprisant de Marianne accrocha le regard gris de Francis et le soutint sans faiblir. Elle découvrait avec satisfaction qu’en se trouvant en face de lui, réellement, la vague angoisse qui l’avait habitée depuis son apparition au théâtre s’évanouissait. Elle ne craignait rien tant qu’un danger imprécis, sournois et fuyant. L’inconnu la mettait mal à l’aise, alors qu’un combat face à face la laissait en pleine possession de ses moyens. Elle avait trop de courage naturel pour ne pas choisir, en toutes choses et en tous lieux, l’affrontement.

Elle ne sourcilla même pas en observant le sourire moqueur dont l’enveloppaient Francis et sa compagne. Elle n’était qu’à peine étonnée de les voir ensemble et de retrouver, vêtue comme une duchesse, l’affreuse vieille du caveau de l’Homme Armé. Depuis longtemps Arcadius lui avait décrit les différents avatars de l’ancienne pensionnaire du Parc-aux-Cerfs. Elle la savait rouée, dangereuse, bien armée : une sorte de Protée femelle qu’elle n’eût pas été autrement surprise de rencontrer dans un salon des Tuileries. Mais elle n’entendait pas discuter ses affaires en présence de Fanchon-Fleur-de-Lys. Encore qu’elle ignorât par quelle alchimie Francis était entré en relation avec la Désormeaux et jusqu’à quel point il lui avait fait ses confidences en ce qui concernait leurs relations passées. Marianne avait trop d’amour-propre pour accepter l’ingérence dans sa vie privée d’une femme jadis flétrie par la main du bourreau. Et comme, avec ce genre de créatures, on ne pouvait jamais deviner quelles allaient être leurs réactions, la jeune femme décida de céder la place, si grand que fût son désir d’en finir une bonne fois avec lord Cranmere.

Elle se penchait déjà pour ordonner à Gracchus-Hannibal, qui, dans sa livrée neuve, prenait sur son siège des airs de tête superbes, de rebrousser chemin et de la ramener à la maison, quand la portière s’ouvrit tout à coup et Francis lui-même apparut. Le chapeau à la main, il saluait avec une insolente affectation de respect.

— Puis-je réclamer le bonheur d’offrir mes hommages à la reine de Paris ? fit-il d’un ton léger.

Francis souriait mais le sourire n’atteignait pas ses yeux, durs comme pierre, qui dévisageaient la jeune femme, devenue très pâle sous la capote de soie lilas voilée de Chantilly blanc assortie à l’élégante toilette qu’elle portait.

D’un geste vif de sa main gantée, elle retint Arcadius qui s’élançait déjà pour repousser le visiteur :

— Laissez, mon ami ! Ceci me regarde.

Puis, d’une voix dont le léger enrouement trahit seul son émotion, elle demanda, durement :

— Que voulez-vous ?

— Je vous l’ai dit : offrir mes devoirs à la plus belle, causer un moment, s’il lui plaît.

— Il ne me plaît pas, coupa Marianne avec arrogance. Si vous estimez avoir quelque chose à me dire, écrivez à Monsieur de Jolival qui veut bien se charger de mon courrier et de mes rendez-vous. Il vous dira quand je peux vous recevoir. On ne cause pas au milieu d’une foule. Mon adresse est...

— Je connais votre adresse et je suis flatté que vous préfériez les charmes d’un tête-à-tête, mais je vous rappelle, ma chère, ironisa Francis, que l’on n’est jamais mieux isolé qu’au milieu d’une grande foule et celle-ci augmente à chaque instant. Elle nous presse tant qu’il ne sera pas possible de bouger avant qu’elle ne consente à se disperser. Je crains qu’il ne vous faille me supporter, bon gré, mal gré. Autant causer de nos affaires, n’est-il pas vrai ?

La foule, en effet, était devenue si dense qu’elle interdisait tout mouvement à la voiture comme à toutes celles qui s’étaient hasardées sur la place. Elle entretenait un brouhaha, dominé de loin en loin par les échos des orchestres, mais qui permettait tout de même la conversation. Francis, resté debout auprès de la portière, avança la tête à l’intérieur de la voiture et désigna Jolival :

— Si ce gentilhomme voulait être assez bon pour me céder quelques instants sa place auprès de vous... commença-t-il...

Mais Marianne coupa sèchement, sans retirer la main qu’elle avait posée sur celle de son ami :

— Je n’ai rien à cacher au vicomte de Jolival qui sait tout de moi, je vous l’ai dit, et qui est plus qu’un ami. Vous pouvez parler devant lui.

— Grand merci ! fit Francis avec un sourire agacé. Vous n’avez peut-être rien à lui cacher, mais il n’en est pas de même pour moi. Au surplus, ajouta-t-il en replaçant son chapeau sur sa tête et en l’enfonçant d’une légère tape, si vous ne voulez pas que nous causions, libre à vous... mais je ne vous donne pas une heure pour le regretter. Serviteur, ma chère.

Il allait s’écarter. Une impulsion plus forte que sa volonté jeta Marianne en avant. Après tout, autant en finir tout de suite.

— Restez.

Elle tourna vers Arcadius un regard suppliant, serra légèrement la main de son ami.

— Laissez-moi lui parler quelques instants, Arcadius. Je crois que c’est préférable. De toute façon, il ne peut plus rien contre moi.

Avec un soupir, Jolival entreprit de s’extraire des profondeurs mœlleuses des coussins.

— C’est bon, je descends ! Mais je ne vous perds pas de l’œil. Au moindre geste, au moindre appel, je suis là avec Gracchus.

Il ouvrit la portière du côté opposé, descendit tandis que Francis montait de son côté. Lord Cranmere se mit à rire.

— Je vois qu’en effet, votre ami nourrit contre moi des préventions qui ne peuvent venir que de vos confidences, ma chère. Ma parole, il me prend pour une sorte de bandit de grand chemin.

— Mon opinion n’a rien à faire ici, Monsieur, riposta Arcadius très raide. Mais sachez du moins qu’il ne vous appartient plus de m’en faire changer.

— Comme vous dites, jeta l’Anglais en haussant les épaules, elle n’a rien à faire ici. Mais si vous craignez de vous ennuyer, mon cher monsieur, qui vous empêche d’aller tenir compagnie à la dame qui m’accompagne ? Je sais qu’elle serait fort désireuse de vous rencontrer ! Voyez, elle vous sourit.

Machinalement, Marianne tourna les yeux vers la voiture jaune et noire et fronça les sourcils en constatant qu’en effet, Fanchon souriait, aussi agréablement que le permettait son physique, en regardant Jolival. Celui-ci se contenta d’un haussement d’épaules et se glissa le long de la voiture pour causer un moment avec Gracchus, mais sans quittter des yeux les occupants de l’intérieur. Cependant, Marianne remarquait sèchement :

— Si, comme vous le dites, vous prétendez « causer » avec moi, mylord, vous pourriez vous y prendre autrement qu’en attaquant mon plus fidèle ami. Tout le monde n’a pas votre goût pour les relations douteuses. Et, en employant ce terme envers la dame à la fleur de lys, je fais preuve de beaucoup d’indulgence !

Sans répondre, Francis se laissa tomber lourdement sur les coussins de velours vert auprès de la jeune femme qui, instinctivement, recula pour éviter son contact. Un instant il lui offrit son profil immobile et il y eut un silence meublé seulement par la respiration un peu forte de l’Anglais. Marianne pensa, non sans une secrète et cruelle satisfaction, que c’était peut-être là un souvenir du coup d’épée qui lui avait traversé la poitrine, mais c’était vraiment une bien mince compensation au chagrin de le retrouver vivant. Pendant un instant, avec curiosité, comme s’il se fût agi d’un étranger, elle étudia l’homme qu’elle avait aimé, en qui elle avait cru comme en Dieu lui-même, auquel avec tant de joie elle avait juré obéissance, fidélité... C’était la première fois, depuis la terrible nuit, qu’elle se retrouvait seule avec lui. Et tant de choses avaient changé ! Elle était alors une enfant froidement sacrifiée, désespérée, perdue, aux prises avec un homme sans scrupules et sans cœur. Aujourd’hui, l’amour de l’Empereur la faisait forte, la protégeait... C’était elle qui, cette fois, imposerait sa volonté.

Elle nota que Francis, par contre, n’avait guère changé à l’exception, peut-être, de ce pli d’amer scepticisme qui, au coin des lèvres fortes, avait remplacé celui de l’ennui. Lord Cranmere était toujours aussi beau malgré la mince balafre qui coupait sa joue et ne faisait qu’ajouter une touche de romantisme tragique à la perfection de ses nobles traits. Et Marianne s’étonnait, après l’avoir tant aimé, de ne plus éprouver auprès de cet homme superbe qu’une antipathie bien proche de la répulsion. Mais, comme il s’obstinait dans son silence et se bornait à regarder avec attention le bout étincelant de ses bottes vernies, elle prit le parti d’ouvrir le feu. Il fallait en finir et en finir vite, sa seule présence ayant apporté dans l’étroit espace de la voiture une atmosphère de gêne pénible.

— Vous avez désiré me parler, fit-elle froidement, et vous me feriez plaisir en commençant. Je n’ai aucune intention d’éterniser cette rencontre.

Il tourna vers elle un regard endormi et un sourire ambigu.

— Pourquoi donc ? N’est-il pas délicieux le moment ou deux époux se retrouvent après une aussi longue absence... et surtout après s’être cru à jamais séparés ? N’êtes-vous pas heureuse, chère Marianne, de revoir à vos côtés l’homme que vous aimiez ? Car vous m’aimiez, ma chère... je dirais même que vous étiez folle de moi au jour bienheureux de notre mariage. Je revois encore vos grands yeux humides lorsque le cher vieil abbé-

La patience de Marianne diminuait rapidement.

— Assez ! coupa-t-elle. Vous êtes, en vérité, d’une impudence confondante ! Est-ce de l’inconscience ou bien avez-vous perdu le souvenir des agréables circonstances qui ont entouré notre mariage ? Dois-je vous rappeler que, à peine aviez-vous juré devant Dieu de me chérir et de me protéger votre vie durant, vous vous êtes hâté de jouer et de perdre non seulement le peu qui vous restait, mais la respectable fortune que je vous apportais... et pour laquelle vous m’aviez épousée ? Et comme ce n’était pas encore suffisant vous avez osé jeter sur un tapis de cartes l’amour qu’en effet je vous portais si naïvement, ma pudeur de jeune fille, ma virginité, mon honneur enfin. Et vous avez le front de persifler agréablement sur cette nuit où vous avez détruit ma vie comme s’il ne s’agissait que d’une de ces joyeuses aventures que les hommes aiment à se raconter, le soir, autour d’un flacon de vieux brandy ?

Lord Cranmere haussa les épaules avec mécontentement, mais détourna les yeux pour éviter le regard étincelant de Marianne.

— Si vous aviez été moins sotte, bougonna-t-il, cela n’aurait pu être, en effet, qu’une joyeuse histoire. C’est vous qui en avez fait un drame.

— Vraiment ! Voulez-vous m’expliquer ce que, selon vous, j’aurais dû faire ? Accueillir, j’imagine, le remplaçant que vous vous étiez trouvé.

— Sans aller jusque-là ! Une femme vraiment femme aurait su trouver les mots qui font tout espérer et emmènent les hommes au bout des plus longues patiences. Cet imbécile était fou de vous...

— Balivernes ! lança Marianne traversée d’une brusque émotion à l’évocation de Jason Beaufort. Il me voyait, ce jour-là, pour la première fois.

— Si vous croyez que cela ne suffit pas pour désirer une femme ! Il fallait l’entendre chanter votre grâce, le charme de votre visage, la splendeur de vos yeux. « S’il existe des sirènes, disait-il, lady Marianne ne peut être que leur reine... » Bon Dieu ! gronda Francis avec une soudaine rage, vous pouviez en faire ce que vous vouliez ! Il aurait été capable de tout vous rendre en échange d’une heure d’amour ! Peut-être même d’un seul baiser. Au lieu de cela vous en avez fait une tragédie, vous avez chassé l’homme qui tenait toute notre fortune entre ses mains...

— » Notre fortune », ironisa Marianne.

— Votre fortune, si vous y tenez ! C’est bien la raison pour laquelle vous auriez dû la défendre un peu plus âprement, essayer au moins d’en rattraper quelques bribes...

Marianne avait cessé d’écouter. A quoi bon ? Elle connaissait déjà la profonde amoralité de Francis et elle n’avait même plus à s’étonner de la dépravation mentale qui le poussait à cette indécence : lui reprocher de n’avoir pas su duper Jason et lui arracher ses gains. Elle n’entendait même plus... Brusquement, le souvenir lui revenait des derniers instants passés auprès de Jason, dans sa chambre de Selton. Ce baiser, elle ne l’avait pas donné, mais il l’avait pris tout de même et, avec un immense étonnement, Marianne découvrait qu’après tout ce temps elle en retrouvait encore la saveur violente et douce, inconnue et bouleversante malgré la colère qui l’habitait alors. C’était le premier baiser qu’elle eût jamais reçu... quelque chose d’inoubliable !

Marianne, qui, sur ce souvenir, avait un instant fermé les yeux, les rouvrit soudain. Que disait Francis à cet instant ?

— Ma parole... vous ne m’écoutez pas ?

— C’est que vous ne m’intéressez pas non plus ! Je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à vous expliquer comment réagissent, en certains cas, les gens soucieux de leur honneur et, si vous voulez le fond de ma pensée, je vous dirai que je ne comprends même pas comment vous avez eu le front d’oser m’aborder. Je croyais bien vous avoir tué, Francis Cranmere, mais que le Diable votre maître vous ait ressuscité ou non, vous êtes mort pour moi et vous le demeurerez !

— Je conçois que cette attitude soit des plus confortables pour vous, mais le fait n’en demeure pas moins que je suis vivant et que j’entends le rester.

Marianne haussa les épaules et détourna la tête.

— Alors éloignez-vous de moi et tâchez d’oublier que l’on a uni un jour Marianne d’Asselnat et Francis Cranmere. Tout au moins si vous voulez rester, sinon vivant, du moins libre.

Francis regarda la jeune femme avec curiosité.

— Vraiment ? Je crois déceler une menace dans votre voix, ma chère, qu’entendez-vous par là ?

— Ne vous faites pas plus stupide que vous n’êtes. Vous le savez très bien : nous sommes en France, vous êtes un Anglais, un ennemi de l’Empire. Je n’ai qu’un geste à faire, qu’un mot à dire pour vous faire arrêter. Et, une fois arrêté, vous faire disparaître à jamais serait un jeu d’enfant. Croyez-vous que l’Empereur me refuserait votre tête si je la lui demandais ? Allons, soyez beau joueur, pour une fois. Admettez que vous avez perdu et retirez-vous sans plus chercher à me revoir. Vous savez très bien que vous ne pouvez plus rien contre moi.

Elle avait parlé doucement, mais fermement et avec une grande dignité. Elle n’aimait pas faire ostentation de sa puissance sur le maître de l’Europe mais, dans le cas présent, il était bon de mettre tout de suite les choses au point. Que Francis disparût de sa vie pour toujours et elle était certaine de parvenir un jour à lui pardonner... Mais, au lieu de méditer, comme il eût été convenable, les paroles qu’elle venait de prononcer, lord Cranmere se mit à rire à grands éclats... et Marianne sentit sa belle assurance fléchir un peu. Sèchement, elle demanda :

— Puis-je savoir ce que j’ai dit de si drôle ?

— Ce que... oh, ma chère, vous êtes tout simplement impayable ! Ma parole, vous vous prenez pour l’impératrice ! Dois-je vous rappeler que ce n’est pas vous, mais une malheureuse archiduchesse que Boney vient d’épouser ?

L’ironie de Francis jointe à l’injurieux diminutif dont les Anglais se servaient pour qualifier Bonaparte fouettèrent la colère de Marianne.

— Impératrice ou pas, gronda-t-elle entre ses dents, je vais vous montrer non seulement que je ne vous crains pas, mais que l’on ne m’insulte pas en vain.

Elle se pencha vivement en avant pour appeler Arcadius qui devait être près de la voiture. Elle voulait lui demander d’appeler l’un des policiers dont les silhouettes noires, en longues redingotes et chapeau taupé, un solide gourdin au poing, émaillaient la foule endimanchée. Mais elle n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche. Francis l’avait saisie par l’épaule et, brutalement, l’avait rejetée dans le fond de la voiture.

— Restez-tranquille, petite sotte ! Outre que vous perdriez votre temps, vous voyez bien que cette foule nous assiège. Personne ne peut plus ni entrer ni sortir de cette voiture. Même si je voulais m’en aller, je ne pourrais pas.

C’était vrai. La foule serrait la voiture de si près que l’on n’apercevait plus, aux portières, qu’un moutonnement de têtes. Arcadius lui-même avait dû se réfugier sur le siège du cocher avec Gracchus pour ne pas être étouffé. On entendait au loin, dominant le brouhaha de la multitude, comme un roulement de tonnerre sur lequel flottait l’écho d’une musique encore vague. Le cortège, peut-être, qui s’annonçait enfin ? Mais pour Marianne, tout l’intérêt de cette journée s’était enfui. Dans cette voiture, la sienne pourtant, elle avait tout à coup l’impression d’étouffer. Elle se sentait mal à l’aise sans pouvoir préciser d’où cela lui venait. Peut-être du contact de cet homme détesté ? Il empoisonnait tout.

Rejetant la main qui s’attardait sur son épaule, elle lui décocha un regard plein de haine.

— Vous ne perdrez rien pour attendre ! Vous ne sortirez de cette voiture que pour prendre le chemin de Vincennes ou de la Force.

Mais, à nouveau, Francis se mit à rire et, à nouveau, Marianne sentit un frisson glacé parcourir sa peau.

— Si vous aimiez le jeu autant que je l’aime, fit-il avec une inquiétante douceur, je vous parierais qu’il n’en sera rien.

— Et qui m’en empêchera ?

— Vous-même, ma chère ! Outre qu’une dénonciation ne servirait à rien car je serais bien vite relâché avec des excuses, vous n’aurez plus aucune envie de me faire arrêter lorsque vous m’aurez entendu.

Marianne se raidit contre la peur insidieuse qu’elle sentait se glisser en elle, essayant de réfléchir. Comme il semblait sûr de lui ! Etait-ce le nom d’emprunt sous lequel il se cachait qui lui donnait cette assurance ?

Que lui avait dit Fouché, un jour ? Que le vicomte d’Aubécourt fréquentait chez Dorothée de Périgord ? Mais ce n’était pas suffisant pour le mettre à l’abri des griffes dudit Fouché toujours sur la piste d’espions ou de conspirateurs éventuels. Alors ?... Mon Dieu, si seulement elle pouvait dissiper cette angoisse qui lui venait !

Une fois de plus, la voix narquoise de Francis la rappela à la réalité. Elle murmurait, chargée d’une douceur à faire frémir :

— Savez-vous que vous me donnez des regrets ? Vous êtes admirablement belle, ma chère. En vérité, il faudrait n’être point homme pour ne pas vous désirer. La colère vous sied. Elle fait étinceler ces magnifiques yeux verts, palpiter cette gorge...

Son regard appréciateur enveloppait le ravissant visage sur lequel la capote mousseuse mettait une ombre rose, caressait le long cou gracieux, la gorge fière, largement découverte dans son écrin de dentelles et de soie. C’était un regard avide et sans tendresse, celui d’un maquignon devant une belle pouliche. Il évaluait et déshabillait tout à la fois, montrant un désir si nu, si brutal, que les joues de Marianne s’empourprèrent. Comme hypnotisé par cette beauté si proche l’Anglais se penchait vers elle, prêt peut-être à la saisir. Elle s’aplatit contre la paroi de la voiture, gronda entre ses dents serrées :

— N’approchez pas ! Ne me touchez pas ! Sinon, quoi qu’il puisse arriver, je hurle, vous entendez ! Je crierai si fort qu’il faudra bien que cette foule s’écarte.

Il tressaillit, se redressa. Son regard, si ardent l’instant précédent, retrouva son expression ennuyée. Il reprit sa place à l’autre bout de la voiture, se tassa dans son coin, ferma les yeux et soupira :

— Dommage !... Dommage surtout que tant de trésors ne soient réservés qu’aux plaisirs du seul Boney ! Ou bien lui donnez-vous quelques coadjuteurs ? On dit qu’une bonne moitié des hommes de cette ville sont amoureux de vous.

— Allez-vous cesser ? gronda Marianne. Dites une bonne fois ce que vous avez à dire et finissons-en. Que voulez-vous ?

Il ouvrit un œil, la regarda et sourit.

— La galanterie voudrait que je vous réponde : « Vous ! » et ce serait à la fois justice et vérité, mais nous en reparlerons plus tard... à loisir. Non, j’ai pour le moment des préoccupations infiniment plus terre à terre : j’ai besoin d’argent.

— Encore ! s’écria Marianne. Et vous vous imaginez peut-être que je vais vous en donner ?

— Je ne l’imagine pas : j’en suis sûr ! L’argent a toujours joué un grand rôle entre nous, chère Marianne, fit-il cyniquement. Je vous ai épousée à cause de votre fortune. Je l’ai dilapidée un peu vite, j’en suis assez navré, mais comme vous êtes toujours ma femme et que vous roulez visiblement sur l’or, il me semble tout naturel de vous en demander.

— Je ne suis plus votre femme, dit Marianne en qui la lassitude étouffait peu à peu la colère. Je suis la cantatrice Maria-Stella... et vous êtes le vicomte d’Aubécourt !

— Ah ! vous savez cela ? Au fond j’en suis ravi. Cela vous donne une idée de la position que j’occupe dans la société parisienne. On m’apprécie beaucoup.

— On vous appréciera moins lorsque j’en aurai fini avec vous ! On saura qui vous êtes : un espion anglais.

— Peut-être, mais, par la même occasion, on saura aussi votre véritable identité et, comme vous êtes très légitimement mon épouse, vous redeviendrez lady Cranmere, anglaise... et pourquoi donc pas espionne ?

— Personne ne vous croira ! fit Marianne en haussant les épaules et quant à l’argent...

— Vous vous arrangerez pour trouver aussi rapidement que possible cinquante mille livres, coupa Francis sans s émouvoir. Sinon...

— Sinon ? fit Marianne avec hauteur.

Sans se presser, Lord Cranmere fouilla dans l’une de ses poches, en tira un papier jaune plié en quatre, le déplia et le posa sur les genoux de la jeune femme en concluant :

— Sinon, dès demain, Paris tout entier sera inondé de papiers semblables à celui-ci.

La brise qui entrait par les glaces baissées fit trembler le papier jaune, imprimé de gros caractères noirs que Marianne lut avec épouvante : « L’Empereur aux mains de l’ennemi ! La trop belle maîtresse de Napoléon, la cantatrice Maria-Stella, est en réalité une meurtrière anglaise à la solde de la police du Royaume-Uni... »

Un instant, Marianne crut qu’elle devenait folle. Un voile rouge passa devant ses yeux tandis qu’au fond de son âme se levait une terrible tempête, une fureur telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé et qui étouffa l’écœurante peur.

— Meurtrière ! gronda-t-elle. Je n’ai tué personne. Vous êtes vivant, hélas !

— Lisez plus avant, ma chère, souffla Francis suave, vous verrez que ce libelle n’exagère rien. Vous êtes, bel et bien, une meurtrière... celle de ma délicieuse cousine Ivy St Albans que vous avez si proprement assommée à l’aide d’un lourd chandelier auprès de ce que vous croyiez être mon cadavre. Pauvre Ivy ! Elle a eu moins de chance que moi, qui grâce à mon ami Stanton suis encore de ce monde. Mais elle était si fragile, si délicate. Malheureusement pour vous, elle a repris un moment connaissance avant d’expirer, un très court moment... juste le temps de vous accuser. Votre tête est mise à prix en Angleterre, belle Marianne !

Un goût de cendres emplit la bouche de la jeune femme. Elle avait oublié l’odieuse Ivy et, retrouvant Francis vivant, n’avait pas songé à sa cousine. D’ailleurs, jusque-là, elle avait toujours considéré comme une sorte de jugement de Dieu le duel et ce qui avait suivi... Mais, malgré son angoisse, elle fit front une fois encore.

— Nous ne sommes pas en Angleterre, mais en France. J’imagine cependant que c’est pour m’y ramener, afin de toucher cette prime, que vous êtes venu jusqu’ici.

— Ma foi, j’avoue y avoir songé un instant, répondit lord Cranmere sans se démonter. Les temps sont durs. Mais en vous retrouvant si bien installée au cœur de l’Empire français, mes pensées ont changé d’orientation. Vous pouviez me rapporter infiniment plus que quelques centaines de guinées.

Cette fois, Marianne ne releva pas le propos infâme. Elle avait atteint les limites les plus ultimes du dégoût et regardait toujours le libelle jaune... où elle était accusée d’avoir, dans une crise de dépit, froidement assassiné la douce et jolie cousine de son époux dont elle était follement jalouse... Allons, rien n’avait été laissé au hasard et la boue qui la menaçait était aussi nauséabonde, aussi ignoble que possible.

— Ensuite, dit Francis sans paraître s’apercevoir de son silence, j’ai songé à vous enlever purement et simplement. Je vous avais donné rendez-vous dans une vieille ruine appartenant à un ami et j’espérais que vous y viendriez, mais vous avez dû vous méfier, ce dont je me félicite d’ailleurs. Pressé par la nécessité, j’avais imaginé que Boney paierait un joli prix pour récupérer en bon état sa belle maîtresse, mais c’était un calcul un peu hâtif et, comme tel, un mauvais calcul... Il y a tellement mieux à faire !

Ainsi, c’était lui le rendez-vous de la Folie ? Marianne s’en étonna à peine. Elle était au delà de toute sensation, de toute pensée claire. Une fanfare de trompettes éclata tout près de l’endroit où était arrêtée la voiture, emplit l’air ensoleillé, soutenue par un roulement de tambours qui parut partir des profondeurs mêmes de Paris et accourir à la vitesse d’un roulement de tonnerre. Le cortège nuptial avait dû faire du chemin, mais, emportée par ses propres problèmes, Marianne avait cessé de prêter attention aux bruits extérieurs et à l’agitation grandissante de la foule. Un peu volontairement, d’ailleurs : il y avait un contraste si poignant entre ces gens endimanchés, rieurs et agités et le duel, plus cruel, peut-être, que celui de Selton, dont la voiture était le théâtre.

— Voilà le cortège ! Nous causerons plus tard ! C’est impossible avec ce vacarme, commenta Francis en s’installant plus commodément, en homme qui n’en a pas encore fini. Nous terminerons cet entretien quand ce flot sera passé !

En effet, un fleuve étincelant, un étonnant chatoiement de couleurs avait envahi les Champs-Elysées et roulait majestueusement vers les Tuileries sous le fracas des cuivres, les roulements des tambours, les grondements du canon, salué par des rafales de « Vive l’Empereur ». L’énorme place, si bondée que les couleurs gaies des costumes s’y noyaient en une sorte de grisaille, parut se soulever. Autour de Marianne, le public commentait l’ordre du cortège.

— Les chevau-légers polonais marchent en tête !

— Ces Polonais ! C’qu’ils sont beaux ! Il doit bien y en avoir quelques-uns qui pensent à Marie Walewska !

En effet, rouges, bleus, blancs et or, un plumet neigeux tremblant au bord du chapska carré, les flammes blanches et rouges dansant à la pointe de leurs longues lances, les soldats du prince Poniatowski défilaient dans un ordre admirable, retenant sur des lignes sans défaut leurs puissants chevaux blancs habitués à galoper sur tous les chemins d’Europe. Ensuite venaient les Chasseurs de Guyot, pourpres et or, mêlés aux pelotons de Mamelucks bardés de poignards étincelants, apportant avec leurs peaux basanées, leurs turbans blancs crêtés d’une aigrette noire, et leur selle en peau de panthère, les couleurs violentes et chaudes de l’Orient. Puis les Dragons, commandés par le comte de Saint-Sulpice, vert profond et blanc, superbement moustachus sous leurs casques à longues crinières noires auxquels le soleil arrachait des éclairs. Ensuite, vert, rouge et argent, les Gardes d’Honneur précédant une longue file de trente-six voitures à fond d’or, somptueuses, dans lesquelles avaient pris place les grands officiers de la Cour et la famille impériale.

Dans l’étonnant kaléidoscope de couleurs et d’or que formaient l’Etat-Major de l’Empereur, ses maréchaux, ses aides de camp, ses écuyers, Marianne, comme du fond d’un rêve, reconnut Duroc, doré comme un missel, Masséna, Lefebvre, Bernadotte qu’elle avait plusieurs fois aperçus chez Talleyrand. Elle vit Murat, sanglé dans un uniforme pourpre rutilant de dorures, la hongroise doublée de zibeline à l’épaule, fulgurant comme un feu d’artifice sous une aigrette de diamants. Il éclatait d’orgueil, mais forçait l’admiration car, avec une science de cavalier consommé, il maîtrisait un admirable étalon noir visiblement à peine dressé. Le peuple l’acclama, partageant son enthousiasme avec le prince Eugène, en grande tenue de Chasseur de la Garde, magnifique et souriant sur un cheval blanc. Par affection envers l’Empereur, son père adoptif, le Vice-Roi d’Italie avait repris pour ce jour son grade et sa place à la tête de la Garde Impériale.

Marianne reconnut aussi, toutes couvertes de joyaux, les sœurs de l’Empereur : la brune Pauline, ravissante, ironique et tout de blanc vêtue, la blonde Caroline en rose tendre qui laissait peser sur la foule un regard olympien allant mal à sa fraîche et ronde personne, Elisa, princesse de Piombino, grave et belle comme une médaille.

Dans une voiture précédant juste celle de l’Empereur, la jeune femme aperçut la reine Hortense, fille de Joséphine. Accompagnée de l’épouse de Joseph Bonaparte, la brune Julie, reine d’Espagne, et du duc de Wurtzbourg, la reine de Hollande, couverte de ces perles qu’elle aimait et qui lui allaient si bien, offrait à la foule un sourire charmant mais voilé de tristesse. Marianne songea qu’elle ressemblait davantage à quelque belle captive traînée au char du vainqueur qu’à l’invitée heureuse d’un mariage princier. Certainement, la pensée d’Hortense ne quittait guère sa mère, reléguée avec son chagrin dans le lointain domaine de Navarre qu’elle n’appréciait pas.

Derrière toutes ces voitures venait, attelé de huit chevaux blancs, un grand carrosse tout doré, sommé d’une grosse couronne impériale mais absolument vide. Aucune silhouette n’apparaissait derrière ses glaces brillantes. C’était la voiture de l’Impératrice qui, aujourd’hui, ne servirait pas, le couple impérial ayant choisi de se montrer dans le même équipage. Ce monument doré précédait immédiatement la calèche découverte dans laquelle avaient pris place Napoléon et Marie-Louise... et les yeux de Marianne s’agrandirent de stupeur tandis que les vivats de la foule subissaient une baisse sensible. Ni Paris ni Marianne n’avaient imaginé ce qu’ils voyaient.

Dans la voiture, agitant gauchement la main d’un geste mécanique, Marie-Louise, très rouge sous une lourde couronne de diamants, souriait d’un air un peu niais dans une magnifique robe en tulle d’argent, chef-d’œuvre de Leroy, littéralement couverte de diamants. Quant à Napoléon, assis auprès d’elle dans la voiture, il était tellement différent de ce qu’il était d’habitude que Marianne, consternée, en oublia momentanément Francis.

Accoutumée à l’extrême simplicité de ses uniformes de colonel des Chasseurs ou des Grenadiers, à ses fracs noirs ou gris, Marianne ne pouvait croire que l’étrange personnage qui souriait et saluait de la main dans la calèche fût l’homme qu’elle aimait. Vêtu à l’espagnole, en culotte, habit et manteau court de satin blanc tout givré de diamants, lui aussi, il portait une incroyable toque de velours noir à plumes blanches, ceinturée de huit rangs de diamants, qui ne semblait tenir sur sa tête que par un miracle d’équilibre. Cette toque méritait à elle seule une élégie : elle avait un air improvisé et un aspect vaguement Renaissance, tout à fait saugrenu selon Marianne, et qui convenait aussi peu que possible au visage pâle et au profil net du nouveau César... Comment avait-il pu accepter de s’affubler de la sorte et comment...

Un éclat de rire coupa le fil de ses pensées. Avec indignation mais, au fond, trop contente d’avoir une occasion de traduire sa colère et sa déception, Marianne se tourna vers Francis qui riait à gorge déployée, à demi renversé sur les coussins, sans la moindre pudeur ni la plus petite retenue.

— Puis-je savoir ce que vous trouvez si drôle ? demanda-t-elle sèchement.

— Ce que... oh non ! ma chère, ne me dites pas que vous ne trouvez pas follement amusant le déguisement de Boney ? Il est tellement grotesque qu’il en devient sublime ! C’est, en vérité, à pleurer de rire... et c’est ce que je fais ! Je... Je n’ai jamais rien contemplé d’aussi comique ! Oh ! c’est inouï... inouï !...

D’autant plus furieuse que, dans son for intérieur, elle devait reconnaître qu’il avait raison, que ce costume ahurissant, malgré les gemmes fabuleuses qui l’enrichissaient, faisait une sorte de mirliflore du guerrier qu’elle n’aurait voulu voir, comme le dieu du tonnerre, qu’environné d’éclairs et de nuées d’orage, Marianne retint l’envie sauvage qui lui venait de se jeter sur Francis, toutes griffes dehors, pour déchirer ce visage insolent, faire taire ce rire insultant. Eût-elle eu, à cette minute, une arme à sa disposition, qu’elle s’en fût servie sans plus hésiter que durant la nuit de Selton ! Elle avait souhaité éperdument que Napoléon apparût à l’ennemi dans toute la majesté sévère et sobre de son appareil guerrier afin de le frapper de terreur, ou, tout au moins, de lui inspirer une salutaire crainte de l’attaquer, elle, Marianne, sa maîtresse avouée !... Mais non, il avait fallu que, pour épouser cette grosse fille rougeaude, il s’attifât comme un mignon du roi Henri III !... Pourtant, il fallait faire taire, à tout prix, ce rire qui l’insultait dans ce qu’elle avait de plus cher et de plus précieux : dans son amour même... tout ce qui lui restait au monde.

Livide soudain, si pâle que son visage ne semblait plus contenir de sang mais refléter uniquement ses fulgurants yeux verts, Marianne, se redressant, toisa Francis, encore aux prises avec le fou rire, du haut de sa petite tête arrogante.

— Allez-vous-en ! gronda-t-elle. Nous n’avons plus rien à nous dire. Sortez de ma voiture avant que je ne vous fasse jeter dehors et qu’importe ce que vous pourrez fomenter contre moi ! Tout m’est égal, vous entendez ? Vous pouvez bien jeter à tous les vents votre affreux libelle, je ne tenterai rien pour vous en empêcher ! Faites ce que vous voulez, mais allez-vous-en ! Je ne veux plus vous voir ! Et sachez que vous n’aurez pas un sou !

Elle criait presque et malgré le brouhaha de la place des têtes se tournaient vers eux. Francis Cranmere cessa de rire. Sa main s’abattit sur le bras de Marianne, le serrant à lui faire mal.

— Calmez-vous immédiatement, ordonna-t-il, et cessez de dire des folies ! Cela ne sert à rien, vous ne m’échapperez pas !

— Je n’ai pas peur de vous. Si vous me menacez, devant Dieu qui m’entend, je jure que je vous tuerai, vous entendez lord Cranmere, je vous tuerai et cette fois aucune médecine humaine ne pourra vous sauver ! Et vous me connaissez suffisamment pour savoir que je le ferai.

— Je vous ai déjà dit de vous calmer ! Je sais pourquoi vous parlez ainsi. Vous vous croyez encore très forte, n’est-ce pas ? Vous vous dites qu’« Il » vous aime assez pour vous défendre même de la calomnie, qu’il est assez puissant pour vous protéger contre n’importe quel danger ? Mais regardez-le donc ! Il éclate de joie, d’orgueil satisfait ! Ce moment qu’il vit, c’est le sommet de sa vie, pour lui ! Songez donc : c’est une Habsbourg qu’il épouse, lui, un gentillâtre corse ! La propre nièce de Marie-Antoinette ! Tout ce faste, cet étalage de pierreries qui va jusqu’au ridicule, c’est pour l’éblouir ! C’est son bon plaisir qui va faire la loi de votre Napoléon, parce qu’il espère d’elle le fils qui assoira sa dynastie ! Et vous croyez encore qu’il accepterait de déplaire à sa précieuse archiduchesse pour protéger une meurtrière ? Il n’aura aucune peine à découvrir, par ses espions en Angleterre, que vous êtes très réellement recherchée par la police pour avoir tué une femme sans défense après m’avoir grièvement blessé moi-même, et alors ? Croyez-moi, la devise de Napoléon, ces temps-ci, sera sûrement « surtout pas de scandale ! »

A mesure qu’il parlait, une peine amère envahissait Marianne. D’autant plus cruelle que son instinct lui soufflait qu’il pouvait bien avoir raison. A cette minute, toute la belle confiance qu’elle avait gardée en la puissance de son amour, en son ascendant sur Napoléon, bascula et s’effondra pour ne plus jamais revenir. Certes, elle savait qu’elle lui plaisait, qu’il l’aimait autant peut-être qu’il lui était possible d’aimer une femme... mais pas plus. L’amour qu’une femme de chair et de sang pouvait inspirer à l’Empereur ne pouvait entrer en lutte avec celui qu’il portait à son empire et à sa gloire. Il avait aimé Joséphine et cependant épousée, couronnée, Joséphine avait dû redescendre les marches du trône, laisser la place à la rose génisse autrichienne. Il avait aimé la Polonaise, elle portait son enfant... et cependant Marie Walewska avait été contrainte de s’éloigner, de rejoindre sa lointaine Pologne en plein hiver pour y mettre au monde le fruit de cet amour. Que pèseraient Marianne et son seul charme, Marianne et son dévorant amour en face de celle dont il espérait l’héritier de cette gloire et de cet empire ? Avec amertume, Marianne se souvint du ton insouciant qu’il avait en lui disant : « J’épouse un ventre ! » Ce ventre était plus précieux pour lui que le plus bel amour de la terre.

Les yeux brouillés de larmes, elle regarda s’éloigner dans une brume de soleil la double silhouette étincelante des nouveaux époux qui, là-bas, vers le pont tournant, semblaient voguer sur un océan de têtes. La voix de Francis lui parvint comme du fond d’un rêve, insinuante, persuasive.

— Soyez donc raisonnable, Marianne, et sachez vous contenter de votre puissance à vous... une puissance qu’il serait bien sot de compromettre pour quelques centaines d’écus ! Que sont cinquante mille livres pour la reine de Paris ? Boney vous les aura rendues avant la semaine prochaine.

— Je ne les ai pas ! coupa Marianne en écrasant rageusement du bout de son doigt une larme prête à couler.

— Mais vous les aurez... disons, dans trois jours ! Je vous ferai savoir où et comment me les faire tenir.

— Et qui m’assure, si je vous les donne, que je serai à l’abri de vos infamies ?

Francis étira ses longs bras avec la grâce paresseuse d’un gros chat et enveloppa sa compagne d’un regard amusé.

— Je vous l’accorde, rien ne vous met à l’abri... sinon le fait que je n’aurai plus besoin d’argent... pendant un bon moment. On peut toujours composer un nouveau texte...

— Que tôt ou tard je verrai apparaître ? Rien à faire : dans ce cas, je ne marche pas, lord Cranmere ! Tôt ou tard vous vous attaquerez à moi... le jour par exemple où je n’aurai plus d’argent ! Non. Faites ce que vous voulez, vous n’aurez pas vos cinquante mille livres !

Tout en parlant, Marianne tirait déjà un plan. Ce soir, ce soir même, elle irait voir Fouché... ou même l’Empereur si cela était possible. Elle dirait le danger qui la menaçait et ensuite elle partirait, droit devant elle, n’importe où pour qu’au moins, si les sbires de Fouché ne parvenaient pas à empêcher la marée des libelles, il y eût entre l’Empereur et elle trop de distance pour que l’on pût encore accoler son nom au sien. Elle irait... en Italie, par exemple, où sa voix lui permettrait de gagner sa vie et où, peut-être, elle pourrait retrouver son parrain, obtenir l’annulation de ce mariage meurtrier. Ensuite, redevenue Marianne d’Asselnat – elle avait remarqué que son nom de jeune fille n’était pas mentionné dans le libelle, peut-être par crainte d’une réaction dangereuse de la haute noblesse française – elle pourrait peut-être se rapprocher un peu de Napoléon... De nouveau, la voix de lord Cranmere vint rompre le fil de ses projets.

— Ah ! j’oubliais, fit-il d’un ton aimablement railleur, connaissant l’impétuosité de vos réactions et cette déplorable manie que vous avez de disparaître sans laisser d’adresse, je me suis permis une précaution supplémentaire... en m’assurant de la personne de cette vieille folle qui vous sert à la fois de mère et de chaperon et qui est, je crois, votre cousine.

Le cœur de Marianne manqua un battement tandis que l’air, brusquement, faisait défaut à sa gorge contractée.

— Adélaïde ? balbutia-t-elle. Que vient-elle faire ici ?

— Mais... jouer, je crois, un rôle important. Si vous me connaissiez mieux, ma chère, vous sauriez que je ne suis pas homme à entamer une partie sans posséder plusieurs atouts en main. A l’heure présente, Mlle d’Asselnat, que l’on a été prendre chez vous en votre nom, doit avoir été mise en lieu sûr par les soins attentifs de quelques amis dévoués. Et si vous tenez à la revoir vivante...

La douleur qui vrilla le cœur de Marianne lui donna d’un seul coup la juste mesure de l’affection qu’elle portait à sa cousine. Pour retenir les larmes qu’elle ne voulait à aucun prix laisser voir à cet homme, elle ferma les yeux, un instant. Le misérable ! Il avait osé s’attaquer à l’aimable vieille fille, si bonne, si dévouée ! Et Marianne savait maintenant quelle sorte de relations il entretenait avec Fanchon-Fleur-de-Lys et sa bande ! En imaginant Adélaïde aux mains de ces gens-là, elle sentit une nausée lui soulever le cœur. Elle connaissait trop leur froide cruauté, leur absence totale de scrupule, la haine dont ils poursuivaient tout ce qui, de près ou de loin, touchait au régime impérial.

— Vous avez osé ! gronda-t-elle entre ses dents serrées. Vous avez osé et vous croyez, grâce à cette ignominie, m’amener à composition ? Mais je saurai bien la retrouver. Je connais le repaire de l’affreuse vieille qui nous observe avec son vilain sourire.

— Il est possible que vous la retrouviez ! fit Francis paisiblement, mais je vous avertis que si les argousins de Fouché viennent traîner leurs redingotes crasseuses sur le territoire de mon amie Fanchon, ils ne retrouveront qu’un cadavre !

— Vous n’oseriez pas aller jusque-là !

— Pourquoi non ? En revanche, si vous vous montrez compréhensive, si, comme je l’espère, vous collaborez aimablement avec moi, je peux vous promettre de vous la rendre en parfait état.

— Comment voulez-vous que je croie en la parole d’un...

— Misérable, je sais, acheva Francis. Il me semble que vous n’avez pas le choix. Commencez par trouver les cinquante mille livres dont j’ai besoin, belle Marianne. Je vous promets de ne pas faire appel à votre aide financière avant... disons un an ! Et maintenant...

Il s’extrayait enfin des coussins de velours, prenait une main que Marianne, pétrifiée, ne songeait même pas à défendre et la portait vers ses lèvres. Un instinct sauva la jeune femme de ce contact. Sa main fine glissa entre les doigts gantés de Francis.

— Je vous hais ! dit-elle d’une voix blanche. Oh ! comme je vous hais !

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-il avec son méchant sourire. Avec certaines femmes, la haine a encore plus de saveur que l’amour. J’aurai mon argent ?

— Vous l’aurez... mais prenez garde ! S’il tombe seulement un cheveu de la tête de ma cousine, il n’existe pas, dans toute l’Europe, de cachette assez secrète pour vous sauver de ma vengeance. J’en fais serment sur la mémoire de mon père ! Et, dussé-je porter ma propre tête à l’échafaud, je vous tuerai, avec ces mains-là !

Elle élevait jusqu’au visage de lord Cranmere ses mains gantées de lilas tendre. Le sourire s’effaça des lèvres de Francis. Il y avait tant de froide détermination, tant de fureur concentrée dans l’étincelant regard vert qu’il tressaillit. La pâleur qui avait envahi ce beau visage, la douleur qu’il exprimait si clairement impressionnèrent l’Anglais, allèrent peut-être toucher une fibre oubliée au fond de son égoïsme et de son scepticisme. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais, se ravisant, il haussa les épaules avec agacement, en homme qui souhaite se débarrasser d’un fardeau, et sortit de la voiture. Une fois à terre, seulement, il maugréa sans regarder la jeune femme.

— Si vous veillez à me satisfaire, il ne se passera rien de regrettable pour personne. Et... débarrassez-vous donc de cette manie des grands mots et des grands gestes. Cela sent les tréteaux d’une lieue.

Il s’éloigna sur cette dernière méchanceté que Marianne n’eut pas le courage de relever. A quoi bon ? A travers les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, elle le vit monter dans le cabriolet, prendre les rênes sans répondre aux questions que lui adressait visiblement sa compagne et faire tourner l’attelage. Le cortège nuptial ayant disparu par le pont tournant des Tuileries, la foule maintenant s’écoulait vers les bateleurs, les boutiques de confiseries et les buffets en plein vent, les orchestres et les fontaines d’où, tout à l’heure, coulerait le vin. Mais Marianne ne regardait rien.

Envahie d’un affreux sentiment de défaite et d’impuissance, elle demeurait là, immobile, les mains nouées sur le manche brillant de son ombrelle, les joues inondées de larmes qui tombaient lentement sur la dentelle de sa robe sans plus songer à rappeler Arcadius ou à ordonner le départ. Toute sa pensée était tendue vers sa vieille cousine et ce qu’elle pouvait endurer aux mains des forbans de Fanchon-Fleur-de-Lys. Mais, dès que Jolival avait vu lord Cranmere quitter la voiture, il avait sauté à bas du siège et rejoint Marianne.

— Par tous les saints du Paradis ! Que vous est-il arrivé ? s’écria-t-il en la trouvant ainsi transformée en statue du désespoir. Que vous a fait cet homme ? Pourquoi ne pas m’avoir appelé ?

Elle tourna vers lui un regard de noyée, défroissa un peu le papier jaune qu’elle avait, machinalement, roulé en boule entre ses doigts et le tendit à Arcadius.

— Lisez ! articula-t-elle avec peine... Demain, tout Paris lira ça si je me refuse à donner l’argent que l’on exige de moi. De plus... pour m’y obliger plus sûrement encore, il a fait enlever Adélaïde. Il me tient, Arcadius, et il ne me lâchera pas ! Il sait trop qu’à aucun prix l’Empereur n’accepterait d’être mêlé à un scandale, de voir son nom accolé à celui d’une meurtrière.

— Une meurtrière ? Il n’y a rien de vrai dans ce chiffon.

— Si. J’ai tué réellement, sans le vouloir et en me défendant, Ivy St Albans. La police me recherche en Angleterre.

— Ah !...

Lourdement, Arcadius se réinstalla sur les coussins de la voiture. Marianne vit avec angoisse qu’il avait pâli et se demanda, le temps d’un éclair, s’il allait, lui aussi, s’écarter d’elle avec horreur. Mais Jolival se contenta de tirer de sa poche un immense mouchoir de batiste immaculé et, passant un bras autour des épaules de Marianne, il se mit à essuyer, fraternellement, les larmes qui coulaient toujours. Une vague odeur de tabac d’Espagne envahit la voiture.

— Et, que veut ce... gentilhomme ? demanda-t-il tranquillement.

— Cinquante mille livres... dans trois jours. Il me fera savoir où et comment les lui remettre.

Arcadius émit un petit sifflement admiratif.

— Peste ! Il est gourmand ! Et ce n’est, j’imagine, qu’un commencement ! Il ne s’arrêtera pas en si bon chemin, ajouta-t-il en remettant dans sa poche le mouchoir désormais inutile.

— Vous pensez qu’il aura d’autres exigences ? C’est aussi mon opinion, mais je dois dire qu’il s’est engagé, si je lui donnais ce qu’il demande, à ne pas redemander d’argent avant un an... et à me rendre Adélaïde intacte.

— Comme c’est aimable à lui ! Je pense que vous n’avez pas l’intention de lui faire confiance ?

— Pas une minute, mais nous n’avons pas le choix. Il tient Adélaïde et il sait que je ferai tout pour la garder vivante. Si je lance la police sur sa trace, il la tuera sans pitié ! Sinon, vous pensez bien que nous serions déjà en route pour l’hôtel du duc d’Otrante.

— ...qui ne vous recevrait pas parce qu’il assiste au mariage de l’Empereur. De plus, rien ne dit qu’il pourrait empêcher la parution de cette ignominie. Rien n’est plus difficile à saisir qu’un libelle. Il en paraît chaque jour. Non, je me demande s’il ne serait pas possible de retrouver nous-mêmes Mlle d’Asselnat. Je ne vois pas tellement d’endroits où Fanchon-Fleur-de-Lys puisse la cacher, car vous pensez bien qu’elle est entre ses mains !

— Elle serait dans les carrières de Chaillot ?

— Sûrement pas ! La Désormeaux n’est pas folle ! Elle sait bien que ce délicieux séjour n’a plus de secrets pour nous. Non, elle a dû la mettre ailleurs... mais il faudrait beaucoup de prudence pour nous en assurer, car je crois, comme vous, que cet Anglais n’hésiterait pas à supprimer sa prisonnière comme il vous en a menacée. J’espère seulement qu’il respectera les termes du contrat et nous la rendra contre paiement de la rançon.

— Et... s’il ne le fait pas ? demanda Marianne avec effroi.

— Voilà pourquoi nous devons tenter de découvrir où il la cache. De toute façon, comme vous le dites, nous n’avons pas le choix. Il nous faut d’abord payer. Ensuite...

Il prit un temps. Marianne vit, sous la courte barbiche noire, ses mâchoires se serrer. Elle eut tout à coup la sensation qu’une volonté, aussi implacable que celle de Francis, se cachait en ce petit homme aimable et frêle dont l’élégance un peu trop raffinée avait même quelque chose de légèrement féminin.

— Ensuite ? souffla-t-elle.

— Exploiter le répit, long ou court que l’on voudra bien nous laisser, pour attaquer à notre tour. Il faut arriver à mettre lord Cranmere hors d’état de nuire.

— Vous savez bien que je n’ai qu’un désir : faire annuler mon mariage pour avoir le droit de redevenir moi-même.

— Ce ne sera sans doute pas suffisant.

— Alors ?

— Alors ? fit Jolival avec la plus grande douceur. Au cas où l’Empereur ne pourrait pas vous offrir sa tête, je pense qu’il nous faudra aller la prendre nous-mêmes.

Tout en énonçant cette paisible et froide condamnation à mort, Arcadius se pencha en avant, frappa de sa canne à la vitre de communication.

— Holà ! Gracchus !

La figure ronde du jeune cocher apparut.

— Monsieur le Vicomte ?

— Aux Tuileries, mon garçon !

Le mot frappa Marianne qui en était encore à peser chaque terme de la déclaration de son ami. Elle sursauta.

— Aux Tuileries ? Pour quoi faire ?

— Est-ce que vous ne deviez pas y retrouver le prince Clary qui avait promis de vous faire entrer dans la grande galerie du Louvre pour voir le couple impérial sortir de la chapelle ?

— Pensez-vous sérieusement, s’emporta Marianne trop heureuse d’avoir un semblant de prétexte pour se mettre en colère, que j’aie quelque intention d’aller contempler de près cette... cette mascarade ?

Arcadius se mit à rire de bon cœur, délivré lui aussi d’une sorte d’oppression.

— Je vois que vous avez apprécié à leur juste valeur les efforts vestimentaires de Sa Majesté l’Empereur et Roi, mais le spectacle n’en sera pas moins fort beau et...

— ... et il vaudrait mieux me dire tout de suite que vous voulez vous débarrasser de moi ! Qu’est-ce que vous mijotez, Arcadius ?

— Pas grand-chose ! J’ai une petite course à faire et j’espérais que vous me laisseriez la voiture dont vous n’auriez alors aucun besoin.

— Prenez la voiture, mais ramenez-moi, d’abord, à la maison. Gracchus ! Nous rentrons ! décréta Marianne en frappant à son tour à la vitre.

Elle avait bonne envie de demander à Jolival ce que c’était au juste que cette course urgente, mais elle savait, par expérience, qu’il était l’homme le plus secret qu’il fût possible de trouver et qu’il était à peu près impossible de le faire parler quand il avait décidé de se taire.

La voiture de Marianne fit demi-tour pour aller reprendre le pont de la Concorde. La foule, si dense au moment du passage du cortège, se clairsemait peu à peu. Par le quai ou par le jardin, les Parisiens se dirigeaient en majorité vers le palais des Tuileries au balcon duquel, tout à l’heure, le couple impérial s’offrirait à l’admiration de ses peuples. Mais Marianne n’avait aucune envie de le revoir, ce couple, qu’elle jugeait irritant, discordant. Que Napoléon eût épousé une princesse ressemblant vraiment à ce que devait être une princesse selon ses propres critères, autrement dit une sorte de pur-sang digne de porter dans ses flancs un empereur et Marianne, l’aristocrate, en eût éprouvé une sorte de douloureux plaisir, même si l’amoureuse en eût souffert mille morts... mais cette grosse fille blonde au regard bovin !... Comment pouvait-il la regarder avec cette joie, cet orgueil qui éclataient dans chacun de ses gestes ? Le peuple lui-même avait senti cela. Peut-être parce qu’il gardait au fond de ses milliers de regards l’image gracieuse, raffinée, toujours si parfaitement élégante de Joséphine, il n’avait accordé à la nouvelle venue qu’un enthousiasme de commande. Les vivats avaient été rares et plutôt timides. Combien étaient-ils, d’ailleurs, parmi ceux qui avaient salué Marie-Louise, qui, dix-sept ans plus tôt, avaient regardé tomber, sur cette même place, la tête de Marie-Antoinette ? Cette nouvelle Autrichienne, la simple caricature de l’éblouissante princesse de jadis, pouvait-elle inspirer au peuple de Paris autre chose qu’une certaine méfiance, un certain malaise ?

Tandis que la voiture franchissait le pont, avec quelques difficultés à cause des travaux que l’on y effectuait, l’Empereur ayant ordonné que les statues de huit de ses généraux tombés au champ d’honneur y fussent ajoutées, puis se dirigeait vers la rue de Lille en contournant le Palais du Corps Législatif[2], dont la nouvelle façade de style grec était encore sous les échafaudages, ni Marianne ni Jolival ne desserrèrent les dents. Chacun d’eux demeura enfermé dans ses pensées, respectant le silence de l’autre.

Mais, quand la voiture s’arrêta au pied du perron rénové de l’hôtel d’Asselnat, Marianne, en acceptant la main que Jolival lui offrait pour l’aider à descendre, ne put s’empêcher de demander :

— Vous êtes certain que vous ne voulez pas de ma compagnie... pour cette course si urgente ?

— Tout à fait certain, répondit Arcadius imperturbable. Allez m’attendre bien sagement, au coin du feu... et surtout essayez de ne pas trop vous tourmenter ! Nous ne sommes peut-être pas aussi dépourvus d’armes que mylord Cranmere voudrait se l’imaginer.

Un sourire encourageant, un salut, une pirouette et le vicomte de Jolival s’était à nouveau engouffré dans la voiture qui se dirigea aussitôt vers la rue. Avec un haussement d’épaules, Marianne gravit les marches et entra dans le vestibule dont un laquais lui tenait la porte ouverte. Attendre sagement... ne pas se tourmenter... c’était bien de Jolival de donner ce genre de conseil alors que, déjà, il était assez pénible de rentrer dans cette maison où elle ne retrouverait pas Adélaïde, la chère, insupportable et merveilleuse Adélaïde, avec sa faim perpétuelle et ses bavardages à n’en plus finir.

La jeune femme n’eut pas le temps de se demander davantage à quoi elle emploierait celui qui devait s’écouler avant le retour de Jolival. Elle allait atteindre le grand escalier de marbre pour gagner sa chambre quand elle vit venir vers elle, compassé et solennel sous sa perruque à marteaux et sa livrée de velours vert foncé, son majordome Jérémie. Marianne n’aimait pas beaucoup Jérémie qui ne souriait jamais et qui paraissait garder toujours dans sa manche quelque mauvaise nouvelle. Mais Fortunée, qui l’avait choisi, prétendait qu’un homme aussi distingué et aussi lugubre donnait du ton à une maison. Cette fois encore, le long visage en lame de couteau de Jérémie était à lui seul un monument d’ennui et de tristesse, tandis qu’il s’inclinait.

— Monsieur Constant attend Madame dans le salon de musique, chuchota-t-il d’un air navré, comme s’il se fût agi de quelque secret scabreux. Et il a déjà patienté une grande heure.

Une soudaine bouffée de joie envahit Marianne. Constant ! Le fidèle valet de chambre de Napoléon, l’homme des secrets intimes, le gardien de ce qui était désormais pour Marianne une sorte de Paradis Perdu ! N’était-ce pas la meilleure réponse que le destin pouvait offrir à son anxiété présente, aux angoisses des jours à venir ? La présence de Constant chez elle signifiait que, malgré la solennité du jour, Napoléon avait tout de même pensé à elle, l’isolée, et que l’Autrichienne, après tout, ne l’avait peut-être pas subjugué autant que les potins parisiens voulaient bien le dire.

Marianne adressa à son majordome un regard ironique.

— Autant vous le dire tout de suite, Jérémie, la visite de M. Constant est pour moi une excellente nouvelle. Il est donc inutile de prendre une mine de catastrophe pour me l’annoncer. Il faut sourire, Jérémie, quand on annonce un ami, sourire... vous savez ce que c’est ?

— Pas très bien, Madame, mais je tâcherai de me renseigner !

4 LES AMOUREUX DE MADAME HAMELIN

Avec la belle patience des gens du Nord, Constant s’était installé aussi commodément que possible pour attendre Marianne. Assis au coin de la cheminée, les pieds sur les chenets et les mains nouées sur le ventre, il s’était même un peu assoupi. Le pas rapide de la jeune femme sur les dalles du vestibule le tira de cette douce somnolence et, en entrant dans le salon de musique, Marianne le trouva debout, saluant respectueusement.

— Monsieur Constant ! s’écria-t-elle. Que de regrets de vous avoir fait attendre ! C’est un plaisir si rare de vous recevoir... surtout un jour comme celui-ci ! J’aurais pensé qu’aucune force humaine ne serait capable de vous arracher du palais !

— Pour les ordres de l’Empereur, il n’y a pas de fêtes qui tiennent, ni de solennités d’aucune sorte, Mademoiselle Marianne. Il a ordonné... et me voilà ! Quant à l’attente, ne soyez pas en souci. J’ai pris beaucoup de plaisir au calme reposant de votre demeure après toute cette agitation.

— Il a donc pensé à moi ! fit Marianne tout de suite émue car cette joie venait trop vite après ce qu’elle avait enduré place de la Concorde.

— Mais... je crois que Sa Majesté pense très souvent à vous ! Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il en refusant le siège que son hôtesse lui désignait, il me faut maintenant vous délivrer mon message et rentrer au palais au plus vite.

Il se dirigea vers le clavecin, y prit un sac de forte toile qu’il y avait déposé.

— L’Empereur m’a chargé de vous remettre ceci, Mademoiselle Marianne, avec ses compliments. Il y a là vingt mille livres.

— De l’argent ? s’exclama la jeune femme dont le visage s’empourpra, mais...

Constant ne lui laissa pas le temps de protester :

— Sa Majesté a pensé que vous pourriez avoir des difficultés de trésorerie ces jours-ci, dit-il en souriant. De plus, ceci n’est qu’une rétribution, car Sa Majesté requiert vos services et votre talent pour après-demain.

— L’empereur veut que j’aille...

— Aux Tuileries, chanter durant la grande réception qui s’y donnera. Voici votre laissez-passer, ajouta-t-il en tirant un carton de sa poche et en l’offrant à Marianne.

Mais elle ne le prit pas. Les bras croisés sur sa poitrine, elle marcha lentement jusqu’à l’une des fenêtres qui donnaient sur le petit jardin. L’eau de la fontaine chantait doucement dans le bassin de pierres grises sous les yeux souriants de l’amour au Dauphin. Marianne le contempla un moment sans rien dire. Inquiet de son silence, Constant s’approcha.

— Pourquoi ne dites-vous rien ? Vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Je... n’en ai pas envie, Constant ! Etre obligée de faire la révérence à cette femme, chanter devant elle... je ne pourrai jamais !

— Il le faudra bien pourtant ! Déjà, l’Empereur a été fort mécontent de ne pas vous voir à Compiègne et Mme Grassini a fait les frais de sa mauvaise humeur. Si vous le décevez cette fois encore, c’est sa colère qu’il faudrait envisager.

Se retournant tout d’une pièce, Marianne s’écria :

— Sa colère ? Ne peut-il comprendre ce que j’éprouve à le voir, simplement aux côtés de cette femme ? J’étais à la Concorde tout à l’heure, je l’ai vu passer auprès d’elle, souriant, triomphant, si visiblement heureux que j’en ai eu mal. Pour lui plaire, il a été jusqu’au ridicule ! Ce costume grotesque, cette toque...

— Ah, cette maudite toque, fit Constant en riant, elle peut se vanter de nous avoir donné du mal ! Nous avons mis une bonne demi-heure à lui trouver un angle à peu près convenable... mais j’admets bien volontiers que ce n’est pas une réussite.

La bonne humeur de Constant, la petite scène domestique qu’il évoquait détendirent un peu les nerfs de Marianne, mais la souffrance visible de la jeune femme n’avait pas échappé au valet de chambre impérial et c’est d’un ton plus sérieux qu’il reprit :

— Quant à l’Impératrice, je crois qu’il vous faut n’y voir, comme nous tous, qu’un symbole et la promesse d’une dynastie. Je pense sincèrement que l’auréole dont la pare sa naissance a plus de valeur aux yeux de l’Empereur que sa personne elle-même !

Marianne haussa les épaules.

— Allons donc ! grommela-t-elle. On m’a rapporté qu’au lendemain de cette fameuse nuit... à Compiègne, il avait dit à l’un de ses familiers en lui tirant l’oreille : « Epousez une Allemande, mon cher, ce sont les meilleures femmes du monde : douces, bonnes, naïves et fraîches comme des roses ! » L’a-t-il dit, oui ou non ?

Constant détourna les yeux et s’en alla lentement reprendre son chapeau qu’il avait déposé sur un siège en arrivant. Il le tourna un instant entre ses doigts, mais, finalement, releva les yeux vers Marianne et lui sourit avec un peu de tristesse.

— Oui, il l’a dit... mais cela ne signifie pas grand-chose d’autre qu’une sorte de soulagement. Songez qu’il ne connaissait pas l’archiduchesse, qu’elle est une Habsbourg, la fille du vaincu de Wagram, qu’il pouvait s’attendre à de l’orgueil, de la colère, voire de la répulsion. Cette princesse placide et un peu gauche, timide comme une mariée de village et qui a l’air contente de tout, l’a rassuré. Il lui est, je crois, profondément reconnaissant. Quant à l’amour... s’il l’aimait autant que vous voulez bien l’imaginer, aurait-il pensé à vous aujourd’hui ? Non, croyez-moi, Mademoiselle Marianne, venez chanter, pour lui, sinon pour elle. Et dites-vous que c’est Marie-Louise qui doit craindre les comparaisons, pas vous ! Viendrez-vous ?

Vaincue, Marianne inclina la tête en signe d’assentiment.

— Je viendrai... Vous pouvez le lui dire. Dites-lui aussi que je le remercie, ajouta-t-elle non sans effort en désignant le sac d’un coup d’œil.

Il lui était pénible d’accepter de l’argent, mais dans les circonstances présentes, il était le bienvenu et Marianne ne pouvait pas s’offrir le luxe de le refuser.

Arcadius soupesa le sac et le reposa sur le secrétaire avec un soupir.

— C’est une belle somme et l’Empereur est plein de générosité... mais c’est tout à fait insuffisant pour calmer l’appétit de notre ami. Il nous faut encore plus du double et à moins que vous ne demandiez à Sa Majesté de se montrer plus libérale encore...

— Non ! pas cela ! s’écria Marianne le rouge aux joues. Je ne pourrai jamais ! Et puis, il faudrait donner des explications, tout raconter. L’empereur lancerait aussitôt la police sur les traces d’Adélaïde... et vous savez ce qu’il adviendrait si les hommes de Fouché apparaissaient.

Arcadius tira de son gousset une charmante tabatière d’écaille cerclée d’or que Marianne lui avait offerte, s’octroya une prise de tabac qu’il huma avec lenteur et volupté. Il venait seulement de regagner l’hôtel d’Asselnat, sans d’ailleurs donner plus d’explications qu’à son départ, et il était déjà près de 9 heures du soir. L’œil rêveur, comme s’il contemplait une idée particulièrement plaisante, il remit la tabatière dans son gilet damassé, caressa doucement la petite bosse qu’elle y faisait puis déclara :

— Rassurez-vous, nous n’avons pas à craindre cette dernière éventualité. Aucun agent de Fouché ne se mettra à la recherche de Mlle Adélaïde, même si nous le demandons.

— Comment cela ?

— Voyez-vous, Marianne, lorsque vous m’avez rapporté votre conversation avec lord Cranmere, une chose m’a frappé : le fait que cet homme, un Anglais, dissimulé sous un faux nom et, selon toute vraisemblance un espion, pouvait non seulement évoluer à Paris au grand jour... et cela en compagnie d’une femme notoirement suspecte, mais encore ne semblait craindre aucune intervention de la police. Ne vous a-t-il pas dit que, si vous le faisiez arrêter, il serait très vite relâché avec des excuses ?

— Si... Il l’a dit.

— Et cela ne vous a pas frappée ? Qu’en avez-vous conclu ?

Nerveusement Marianne serra ses mains l’une contre l’autre et fit quelques pas rapides dans la pièce.

— Mais, je ne sais pas, moi... je n’ai pas cherché à approfondir sur le moment.

— Ni sur le moment ni plus tard, il me semble. Mais moi, j’ai voulu en savoir davantage et je me suis rendu quai Malaquais. J’ai... quelques relations dans l’entourage du ministre et j’ai appris ce que je voulais savoir : autrement dit, la raison pour laquelle le vicomte d’Aubécourt redoute si peu les atteintes de la police. Il est tout simplement en relations assez étroites avec Fouché... et peut-être à sa solde.

— Vous êtes fou ! souffla Marianne stupéfaite. Fouché n’entretiendrait pas de relations avec un Anglais...

— Pourquoi donc pas ? Outre que les agents doubles ne sont nullement le fruit d’une imagination surchauffée, il se trouve que le duc d’Otrante a, pour le moment, d’excellentes raisons de ménager un Anglais. Et il a certainement accueilli avec beaucoup de faveur votre noble époux.

— Mais... il m’avait promis de le chercher ?

— Promettre ne coûte rien, surtout lorsque l’on est bien décidé à ne pas tenir. Je crois pouvoir affirmer que Fouché, non seulement sait parfaitement où trouver le vicomte d’Aubécourt, mais encore n’ignore nullement qui se cache sous ce nom...

— C’est insensé... insensé !

— Non. C’est de la politique !

Marianne se sentit perdre pied. D’un geste nerveux, elle porta ses deux mains à sa tête comme pour tenter d’en maintenir les pensées folles. Arcadius disait des choses tellement énormes, tellement étranges aussi qu’elle ne pouvait plus le suivre sur ces chemins, soudainement ouverts devant elle et qui lui apparaissaient emplis d’ombres denses et d’embûches dressées au-devant de chacun des pas qu’elle pourrait faire dans ces ténèbres... Elle essaya cependant de lutter encore contre la sensation d’incohérence.

— Mais enfin, c’est impossible ! L’Empereur...

— Qui vous parle de l’Empereur ? coupa Jolival avec rudesse. Je vous ai dit Fouché. Asseyez-vous un instant, Marianne. Cessez de tourner en rond comme un oiseau affolé et écoutez-moi. Au point où en est venu l’Empereur, à ce jour, il atteint l’apogée du triomphe, et de la puissance. Il n’a presque plus rien devant lui : le Tzar jure qu’il l’aime comme un frère depuis Tilsitt, l’Empereur François lui a donné sa fille en mariage, il tient le Pape et son empire s’étend désormais depuis l’Elbe et la Drave jusqu’à l’Ebre.

Seules demeurent en face de lui l’Espagne misérable, féroce, et son alliée l’Angleterre. Mais que cette dernière se retire et l’Espagne tombera comme la branche détachée du tronc par l’orage. Or, Joseph Fouché nourrit un grand rêve : celui d’être, après l’Empereur, l’homme le plus puissant d’Europe, celui qui pourrait, au besoin, le remplacer quand il guerroie au loin. Il l’a fait, récemment, quand les Anglais débarquèrent dans l’île de Walcheren. Napoléon était en Autriche, la France s’ouvrait devant l’envahisseur. Fouché a mobilisé toutes les gardes nationales du Nord de sa propre initiative, chassé l’Anglais, sauvé peut-être l’Empire. Napoléon l’a approuvé quand chacun s’attendait à voir tomber sa tête pour avoir osé usurper le pouvoir impérial. Fouché a été récompensé : il est devenu duc d’Otrante, mais l’avantage qu’il a conquis, il veut le garder et même le renforcer ; il veut être l’intérim, le suppléant de Napoléon, et pour y parvenir, il a conçu un plan d’une folle hardiesse : rapprocher la France de l’Angleterre, sa dernière et mortelle ennemie et, depuis plusieurs mois, secrètement, au moyen d’agents éprouvés et par le canal du roi de Hollande, il a entrepris des pourparlers avec le cabinet de Londres. Qu’il parvienne à trouver, avec lord Wellesley, un terrain d’entente, un seul, et il bâtira là-dessus l’une de ces toiles d’araignées dont il a le secret, dupera tout le monde, embrouillera tout... mais connaîtra un jour la gloire de dire à Napoléon : « Cette Angleterre qui n’a jamais voulu composer avec vous, j’ai réussi à vous l’amener. Elle est prête à traiter moyennant telle ou telle condition ! » Bien sûr, tout d’abord Napoléon sera furieux... ou feindra de l’être, car ce sera lui arracher du pied sa plus grosse épine, ce sera ancrer sans danger sa dynastie. Moralement, il aura gagné... Voilà pourquoi lord Cranmere, qui est très certainement envoyé par Londres, n’a rien à craindre de Fouché.

— Mais tout de l’Empereur, murmura Marianne qui avait écouté attentivement le long exposé de Joli-val. Et, après tout, pour que Fouché se décide à faire son devoir qui est de pourchasser les agents ennemis, il suffirait d’avertir Sa Majesté de ce qui se trame.

Sa vieille rancune contre Fouché, l’homme qui l’avait si froidement exploitée quand elle n’était qu’une fugitive cherchant asile, caressait avec complaisance l’idée de révéler à Napoléon les agissements secrets de son précieux ministre de la Police.

— Je crois, fit Arcadius gravement, que vous auriez tort. Certes, je comprends qu’il vous soit pénible d’apprendre qu’un ministre de l’Empereur outrepasse ainsi ses droits, mais l’entente avec l’Angleterre serait la meilleure chose qui pourrait arriver à la France. Le Blocus continental est cause d’une foule de maux : la guerre d’Espagne, l’incarcération du Pape, les troupes qu’il faut lever sans cesse pour défendre les interminables frontières...

Cette fois, Marianne ne répondit rien. L’extraordinaire aptitude que semblait posséder Arcadius d’être toujours si parfaitement renseigné sur toutes choses n’avait, apparemment, pas fini de l’étonner. Tout de même, cette fois, l’affaire lui paraissait un peu forte. Pour que Jolival fût aussi au courant d’un secret d’Etat, il fallait qu’il y fût mêlé d’assez près. Incapable de taire sa pensée, elle demanda :

— Dites-moi la vérité, Arcadius... Vous êtes, vous aussi, un agent de Fouché, n’est-ce pas ?

Le vicomte se mit à rire de bon cœur, mais Marianne trouva tout de même à ce rire un rien d’apprêt.

— Mais toute la France, ma chère, est aux ordres du ministre de la Police : vous, moi, notre amie Fortunée, l’impératrice Joséphine...

— Ne plaisantez pas. Répondez-moi franchement.

Arcadius cessa de rire, vint jusqu’à sa jeune amie et, doucement, lui tapota la joue.

— Ma chère enfant, dit-il doucement, je ne suis l’agent de personne que de moi-même... si ce n’est de l’Empereur et de vous. Mais ce que j’ai besoin de savoir, je m’arrange pour l’apprendre. Et, dans cette affaire, vous n’imaginez pas combien de personnes sont déjà impliquées. Je jurerais, par exemple, que votre ami Talleyrand n’en ignore rien.

— Bien, soupira la jeune femme agacée. En ce cas, que puis-je faire pour me défendre contre lord Cranmere puisqu’il est si puissant ?

— Rien pour le moment, je vous l’ai dit : payer.

— Je ne trouverai jamais cinquante mille livres avant trois jours.

— Combien avez-vous au juste ?

— Quelques centaines de livres en dehors de ces vingt mille. Bien sûr, j’ai mes bijoux... ceux que m’a donnés l’Empereur.

— N’y songez pas. Il ne vous pardonnerait pas de les vendre, ni même de les engager. Le mieux serait de lui demander, à lui, le complément de la somme. Pour ce qui est de la vie quotidienne, vous avez plusieurs propositions de concerts qui en assumeront la charge.

— A aucun prix je ne lui demanderai cet argent, coupa Marianne si catégoriquement que Jolival n’insista pas.

— Dans ce cas, soupira-t-il, je ne vois qu’un moyen...

— Lequel ?

— Allez donc mettre l’une de vos plus jolies robes tandis que je passe un frac. Madame Hamelin reçoit, ce soir, et vous avait invitée, il me semble.

— Je n’ai aucune intention d’y aller.

— Pourtant vous irez si vous voulez votre argent. Chez la charmante Fortunée nous trouverons certainement son amant en titre, le banquier Ouvrard. Or, à part l’Empereur, je ne vois pas d’endroit plus propice à fournir de l’argent que la caisse d’un banquier. Celui-là est fort sensible au charme d’une jolie femme. Peut-être acceptera-t-il de vous prêter cette somme que vous lui rembourserez... avec la prochaine générosité de l’Empereur, ce qui ne saurait manquer.

Le projet d’Arcadius ne souriait guère à Marianne qui n’aimait pas beaucoup l’idée d’user de son charme auprès d’un homme qui lui déplaisait, mais elle reprit confiance en pensant que Fortunée serait là pour arbitrer la tractation. De plus, elle n’avait pas le choix ! Docilement, elle gagna sa chambre pour endosser une robe du soir.


Jamais Marianne n’aurait pensé mettre tellement de temps à parcourir la distance reliant la rue de Lille à la rue de la Tour-d’Auvergne, tant il y avait de monde dans les rues. A travers Paris, embrasé par les illuminations et les gerbes de l’énorme feu d’artifice, la voiture n’avançait qu’au pas. Encore n’était-ce pas sans soulever les protestations de la foule. Cette nuit, rues et places lui appartenaient et il faut bien admettre que les voitures étaient rares.

— Nous aurions mieux fait d’aller à pied, remarqua Jolival, nous serions arrivés plus vite !

— C’est beaucoup trop loin, riposta Marianne. Nous n’arriverions que demain matin.

— Je ne suis pas certain que ce ne soit pas ce qui nous attend !

Mais la beauté du spectacle qu’offrait Paris réussit tout de même à les captiver... Le pont de la Concorde était devenu une avenue flamboyante grâce à quatre-vingts colonnes enguirlandées de verres de couleur et sommées d’une brillante étoile que des girandoles lumineuses reliaient entre elles. Les échafaudages du Palais du Corps Législatif disparaissaient sous des allégories lumineuses : le couple impérial au temple de l’Hyménée, uni par une paix un peu trop blanche mais magnifiquement couronnée de lauriers verts. Tous les arbres des Champs-Elysées étaient garnis de lampions multicolores et des cordons de lumières couraient tout au long des allées. Les majestueux édifices étaient éclairés à giorno, ce qui permit à Gracchus d’éviter à temps une bonne douzaine d’ivrognes qui avaient un peu trop fréquenté les fontaines de vin, en traversant la place de la Concorde. On trouva un peu d’accalmie dans la rue Saint-Honoré, mais aux approches du Conseil d’Etat, où avait lieu le souper de mariage, il fallut stationner un bon moment.

En effet, le couple impérial était apparu au balcon, accompagné du chancelier d’Autriche, le prince de Metternich. Au milieu d’un enthousiasme délirant, le prince, armé d’un verre de Champagne, avait crié :

— Je bois au roi de Rome !

— Le roi de Rome ? fit Marianne agacée, qui est celui-là ?

Arcadius se mit à rire.

— Chère ignorante ! Et le Senatus Consulte du 17 février dernier ? C’est le titre que portera le fils de l’Empereur. Avouez que pour un ministre de l’ex-Saint Empire Romain Germanique, Metternich fait preuve d’une grande largeur d’idées.

— Il fait surtout preuve d’un absolu manque de tact ! Curieuse façon de rappeler à cette jeune bécasse qu’on ne l’a épousée que pour les enfants qu’elle est censée donner. Voyez à faire avancer, mon ami ! Nous n’y serons jamais !

Amusé à la pensée que la « jeune bécasse » avait tout de même un an de plus que Marianne, Jolival se garda cependant de tout commentaire, car il devinait que cette nouvelle rencontre avec les « jeunes » époux n’était pas faite pour calmer l’énervement de la jeune femme. Il ordonna gravement au jeune cocher de « presser ses chevaux ». Gracchus répondit non moins gravement qu’à moins de les faire galoper sur les têtes des gens, il n’était pas possible d’aller plus vite et l’on recommença d’avancer... jusqu’aux boulevards où une autre forme de distraction était prévue : des hérauts d’armes en costumes chamarrés jetaient à pleines poignées à la foule des médailles commémoratives de l’événement. En un rien de temps, il ne fut plus possible de bouger. Autour des chevaux des hérauts, la foule se déchaîna pour tenter d’attraper les médailles et la voiture de Marianne se retrouva au centre d’une extraordinaire mêlée qui, bientôt, cracha des cannes, des chapeaux, des bonnets, des écharpes et une foule d’objets variés.

— Nous n’en finirons jamais, lança Marianne à bout de patience. Et nous ne sommes plus bien loin ! Je préfère continuer à pied.

— En robe de satin et dans cette pagaille ? Vous allez vous faire mettre en pièces.

Mais elle avait déjà ouvert la portière et, retroussant sur son bras la traîne rose et or de sa robe, elle avait sauté dans la foule à travers laquelle elle se glissa avec une souplesse de couleuvre, sans vouloir entendre les hurlements de Gracchus qui, debout sur son siège, criait :

— Mademoiselle Marianne ! Revenez ! Ne faites pas ça !

Force fut à Jolival de se lancer sur sa trace, mais quelques médailles lancées d’une main distraite par l’un des jeunes hérauts rebondirent sur le bord de son chapeau et le malheureux se vit devenir aussitôt un centre d’intérêt évident pour quelques-uns des loyaux sujets de l’Empereur grands amateurs de médailles. Il ne tarda pas à disparaître sous le nombre, ce que voyant Gracchus dégringola de son siège et armé de son fouet se rua à l’assaut en braillant :

— Tenez bon, Monsieur le vicomte, j’arrive !

Pendant ce temps, Marianne avait réussi à gagner l’entrée de la rue Cerutti sans autre dommage que l’écroulement de sa coiffure et la perte de sa grande écharpe de satin ouatiné mais, la soirée étant exceptionnellement douce pour la saison, elle s’en soucia peu et se mit à courir autant que les pavés inégaux et les ornières de la rue le permettaient à des pieds chaussés de légers escarpins de satin rose. Heureusement la rue, tracée entre les hauts murs de grands hôtels récents et généralement assez obscure, bénéficiait cette nuit-là d’un éclairage inhabituel grâce aux illuminations de verres de couleur dont étaient orné l’hôtel de l’Empire et la fastueuse résidence du roi de Hollande. Sans que la foule soit comparable à celle du boulevard, il y avait tout de même beaucoup de monde allant et venant, mais personne ne prêta attention à cette jeune femme en grand décolleté et robe de soirée, tant il y avait d’agitation dans Paris. Les gens passaient en bandes, se tenant par le bras, chantant à plein gosier des chansons en général fort lestes et contenant toutes un encouragement, direct ou non, à l’Empereur en vue de ses futurs exploits conjugaux. Quelques filles de joie, vêtues de robes voyantes et outrageusement fardées, ondulaient d’un groupe à l’autre, cherchant des clients et Marianne, pour ne pas être confondue avec elles, fit de son mieux pour ne pas ralentir son allure.

Passé l’hôtel de l’Empire, elle atteignait la zone la plus obscure formée par l’hôtel du banquier Martin Doyen, quand la porte du jardin s’ouvrit et Marianne, emportée par son élan, vint heurter l’homme qui en sortait et qui poussa un cri de douleur.

— Bougre d’abruti ! s’écria-t-il en la repoussant brutalement, tu ne peux pas faire attention.

Mais déjà il avait vu à qui il avait affaire et se mettait à rire.

— Pardonnez-moi. Je n’avais pas vu que vous étiez une femme. C’est qu’aussi vous m’avez fait un mal de chien !

— Est-ce que vous imaginez que cette collision m’a été agréable ? riposta Marianne. Je suis pressée.

A ce moment, une bande joyeuse passa, armée de lampions dont la lumière enveloppa Marianne et l’inconnu.

— Sacrebleu, la belle fille ! s’écria-t-il. Après tout c’est peut-être tout de même mon jour de chance. Viens, ma belle, on va fêter ça ! Tu es exactement ce dont j’avais besoin.

Stupéfaite par ce subit changement de ton, Marianne avait tout juste eu le temps de s’apercevoir que l’inconnu, vêtu d’un manteau noir jeté à la hâte à même la chemise blanche mal fermée, avait l’allure d’un militaire en civil, qu’il était grand et vigoureux, avec un visage insolent aux traits assez vulgaires, mais qui n’étaient pas sans beauté, sous d’épais cheveux bruns, si frisés qu’ils semblaient presque crépus. Mais elle comprit trop tard qu’au vu de sa robe rose largement décolletée et des mèches noires qui pendaient sur son front, il l’avait prise pour une fille publique. D’une poigne irrésistible, il lui faisait franchir la porte dont il sortait, la claqua derrière lui, plaqua la jeune femme contre le bois de la porte en se pressant contre elle et se mit à l’embrasser avec ardeur, tandis que ses mains agiles commençaient à explorer sa robe.

A demi étouffée mais furieuse, Marianne réagit aussitôt. Elle mordit la bouche qui la violentait puis, d’une bourrade, tenta de repousser l’assaillant. Sa situation ne lui laissant pas beaucoup de force, elle frappa de son mieux et, à sa grande surprise, l’homme avec un nouveau cri de douleur recula.

— Garce ! Tu m’as fait mal.

— Tant mieux, gronda Marianne. Vous n’êtes qu’un goujat !

Et, de toute sa force, elle appliqua un soufflet retentissant sur la joue de son ennemi. Il accusa le coup. Cela permit à Marianne, qui sentait sous son autre main le loquet de la porte, d’ouvrir celle-ci et de se jeter dans la rue. Par bonheur, une troupe d’étudiants et de grisettes qui revenaient du boulevard en faisant sauter les médailles conquises de haute lutte encombrait la rue. Elle se faufila au milieu de la bande hurlante et gesticulante, reçut quelques horions et quelques baisers mais se retrouva finalement près de Notre-Dame de Lorette sans avoir revu son assaillant. De là, elle reprit sa course, non sans peine, car le chemin montait rudement et parvint enfin chez Fortunée à peu près hors d’haleine.

Toutes les fenêtres de la maison étaient éclairées. A travers les vitres, on voyait briller, dans l’ouverture des grands rideaux d’un jaune doux, les cristaux et les bougies des lustres. Des bruits de voix et de rire venaient jusqu’à la rue avec un agréable accompagnement de violons. Avec un soupir de soulagement, Marianne, après avoir constaté que sa voiture n’était pas parmi celles qui attendaient, ne perdit pas de temps à se demander ce qu’étaient devenus Jolival et Gracchus-Hannibal Pioche. Elle courut vers Jonas, le gigantesque majordome noir de Mme Hamelin, qui se tenait gravement sur le perron dans son bel habit de panne pourpre galonné d’argent.

— Jonas, conduisez-moi vite à la chambre de Madame et allez lui dire que je suis là. Je ne peux pas, décemment, entrer dans l’état où me voilà.

En effet, la belle robe rose, déchirée, froissée et tachée en plusieurs endroits et les cheveux croulants de Marianne lui donnaient assez l’air de ce pour quoi l’avait prise le bouillant inconnu. Le grand Noir roula de gros yeux blancs.

— Seigneu’, Mademoiselle Ma’ianne ! Comme vous voilà faite ! Qu’est-ce qui vous est a’ivé ? s’écria-t-il.

— Oh rien, fit-elle avec un petit rire. Je suis seulement venue à pied. Mais conduisez-moi vite. Si l’on me voyait dans cet état, je mourrais de honte.

— Bien sû’ ! Venez vite pa’ici !

Par une porte et un escalier de service, Jonas conduisit la jeune femme jusqu’à la chambre de sa maîtresse et l’y laissa pour aller chercher Fortunée. Avec un soupir de soulagement, Marianne se laissa tomber sur un confortable X de soie vert pomme, placé devant la grande psyché de bronze et d’acajou, qui, avec le lit tout drapé de mousseline des Indes et de brocart jaune soufre, composait le principal ameublement de cette chambre. La glace lui renvoya une image assez affligeante. Sa robe était perdue, ses cheveux emmêlés formaient sur sa tête une sorte de broussaille noire et le rouge de ses lèvres avait été tartiné jusque sur ses jolies par les baisers gloutons de l’inconnu.

Avec agacement, Marianne l’essuya avec un mouchoir qui traînait à terre et se traita de sotte ! Sotte d’avoir sauté dans la foule pour arriver plus tôt et plus sotte encore d’avoir écouté Arcadius ! Comme si elle n’aurait pas été mieux inspirée en allant se coucher et en remettant au lendemain son entrevue avec Fortunée au lieu de se lancer dans cette aventure burlesque à travers un Paris à moitié ivre. Comme s’il lui était possible, dans cette nuit de folie, de trouver trente mille livres ! Résultat : elle était morte de fatigue, elle avait mal à la tête et elle était laide à faire peur.

En accourant, Mme Hamelin trouva son amie, au bord des larmes, en train de se faire des grimaces dans le miroir et se mit à rire.

— Marianne ! Mais avec qui t’es-tu battue ? Avec l’Autrichienne ? En ce cas elle doit être dans un bel état et tu es sur le chemin de Vincennes.

— Avec le bon peuple de Sa Majesté l’Empereur et Roi, bougonna la jeune femme, et avec une espèce de satyre qui a essayé de me violenter derrière la porte d’un jardin !

— Mais raconte ! s’écria Fortunée en battant des mains, c’est très amusant !

Marianne regarda son amie avec rancune. Elle était particulièrement en beauté, Fortunée, ce soir. Sa robe de tulle jaune brodée d’or mettait admirablement en valeur la teinte chaude de sa peau et de ses lèvres un peu fortes. Ses yeux sombres brillaient comme des étoiles noires entre ses longs cils courbes. Toute sa personne respirait la joie de vivre et la volupté.

— Il n’y a pas de quoi rire ! fit Marianne. Je viens de vivre la pire journée de ma vie après celle de mon mariage ! Je... je suis à bout de nerfs et tellement... tellement malheureuse !

Sa voix se brisa. Des larmes jaillirent de ses grands yeux désolés. Aussitôt, Fortunée cessa de rire et prit son amie dans ses bras, l’enveloppant de son lourd parfum de rose.

— Mais tu pleures ? Et moi qui plaisantais ! Ma pauvre petite chatte, je te demande pardon ! Dis-moi vite ce qui t’arrive... mais d’abord retire cette robe en loques ! Je vais t’en donner une autre.

Tout en parlant, rapide comme la pensée, elle dégrafait déjà la robe abîmée quand, soudain, elle s’arrêta, pointa un doigt vers une tache sombre sur le corsage froissé et poussa un cri.

— Du sang ?... Tu es blessée ?

— Ma foi... non, fit Marianne étonnée. Je ne sais même pas d’où il peut venir. A moins que...

Elle se rappelait tout à coup les deux cris de douleur qu’elle avait arrachés à son agresseur et cette tenue bizarre qu’il avait, portant seulement un manteau posé sur sa chemise ouverte. Il était peut-être blessé.

— A moins que quoi ?

— Rien. C’est sans importance ! Oh, Fortunée, il faut absolument que tu viennes à mon secours sans quoi je suis perdue.

A petites phrases courtes, hachées par la nervosité, mais qui se firent plus calmes à mesure qu’elle parlait, Marianne raconta sa terrible journée, les exigences de Francis, ses menaces, l’enlèvement d’Adélaïde et finalement l’impossibilité oU elle se trouvait de se procurer trente mille livres dans les quarante-huit heures, à moins de vendre tous ses bijoux.

— Je peux t’en prêter dix mille, fit calmement Mme Hamelin. Quant au reste...

Elle demeura en suspens, contemplant son amie dans la glace entre ses cils mi-clos. Pendant que Marianne parlait, elle l’avait complètement déshabillée puis, à l’aide d’une grosse éponge qu’elle était allée chercher dans son cabinet de toilette et d’un flacon d’eau de Cologne, elle avait entrepris de faire disparaître les traces de poussière et de frictionner vigoureusement la jeune femme pour la réconforter.

— Quant au reste ? demanda Marianne voyant que Fortunée gardait le silence.

Mme Hamelin eut un lent sourire puis, saisissant une grosse houppe de cygne, elle se mit à poudrer doucement les épaules et les seins de son amie.

— Avec un corps comme le tien, dit-elle tranquillement, ce ne devrait pas être difficile à trouver. Je connais dix hommes qui t’en donneraient autant pour une seule nuit.

— Fortunée ! s’écria Marianne, suffoquée.

Elle avait reculé instinctivement et rougi jusqu’à la racine de ses cheveux noirs. Mais cette indignation ne troubla pas le beau calme de la créole. Elle se mit à rire.

— J’oublie toujours que tu te crois la femme d’un seul amour et que tu t’obstines à demeurer lamentablement fidèle à un homme qui, pour le moment, fait tout ce qu’il peut pour en engrosser une autre. Quand donc auras-tu compris, jeune idiote, que le corps n’est rien d’autre qu’un merveilleux instrument de plaisir et que c’est un crime contre la nature d’en laisser un comme le tien aussi tragiquement inoccupé ? Tiens, c’est comme si, tout à coup, ce génial escogriffe de Paganini, que j’ai entendu à Milan, décidait de fourrer son célèbre Guarnerius au grenier, d’empiler dessus des vieux journaux et de n’en plus tirer un son pendant des années. Ce serait aussi stupide !

— Stupide ou non, je ne veux pas me vendre ! décréta Marianne avec force.

Fortunée haussa ses belles épaules rondes.

— Ce qu’il y a de pénible, avec vous autres aristocrates, c’est que vous vous croyez toujours obligés d’employer de grands mots pour les choses les plus simples. Enfin, je vais voir ce que je peux faire pour toi.

Elle alla prendre dans une armoire une charmante robe de soie blanche garnie de grandes fleurs exotiques en soie découpées et appliquées.

— Habille-toi, jeune vestale gardienne du sacré feu de la fidélité amoureuse, pendant ce temps-là je vais voir si je peux me faire enterrer à ta place !

— Que vas-tu faire ? demanda Marianne inquiète.

— Rassure-toi, je ne vais pas me vendre au plus offrant. Je vais seulement demander à ce cher Ouvrard qu’il nous prête les vingt mille livres qui nous manquent. Il est scandaleusement riche et j’ose croire qu’il n’a rien à me refuser. Il est en bas. De plus, ses relations n’étant pas des meilleures avec Sa Majesté, il sera certainement ravi d’obliger en ta personne quelqu’un qui touche l’Empereur... de si près. Installe-toi, repose-toi. En passant, je vais dire à Jonas de te monter un peu de Champagne.

— Tu es un amour ! s’écria Marianne sincère.

Du bout des doigts elle envoya un baiser à la folle jeune femme qui disparaissait dans un tourbillon de tulle jaune. Puis, elle se hâta de revêtir la robe de Fortunée par crainte que Jonas ne la surprît dans un appareil par trop sommaire, après quoi, prenant sur la table à coiffer un peigne d’ivoire et une brosse d’argent, elle se mit à démêler et à lisser soigneusement sa chevelure. Une sorte de paix s’était faite en elle, divinement reposante après les angoisses des heures écoulées. Fortunée avait beau faire preuve d’une morale des plus relâchées, il se dégageait d’elle une vitalité, une chaleur humaine capables de réchauffer les âmes les plus transies. La belle créole était de ces créatures sans complications qui savaient seulement donner sans jamais chercher à recevoir. Elle était simple comme la terre même ! Elle donnait, avec la même libéralité, son aide, son temps, son cœur, son argent, sa pitié et ne voyait pas pourquoi elle ferait une exception pour une chose aussi naturelle que son corps généreux. Elle n’était pas de celles qui, sous prétexte de vertu, s’entendent à exercer sur un homme une froide cruauté et le poussent doucement au suicide. Personne ne s’était jamais suicidé pour Fortunée. Elle ne pouvait supporter de voir quelqu’un souffrir, surtout s’il s’agissait, pour calmer cette souffrance, de donner quelques heures d’amour. Et elle réussissait ce tour de force, une fois l’amour passé, de transformer ses amants parfois volages en amis d’une fidélité à toute épreuve. Pour le moment, en tout cas, Marianne était certaine qu’elle déployait tous les charmes de sa séduction et de son esprit pour arracher à son riche ami la grosse somme dont son amie avait tant besoin.

Souriant intérieurement à la pensée de cette amitié, Marianne était occupée à rouler en couronne autour de sa tête ses cheveux qu’elle avait tressés, quand la porte de la chambre claqua. Pensant que c’était Jonas apportant le Champagne annoncé, elle ne se retourna pas et continua à se coiffer.

— Je ne sais pas... qui vous êtes, fit au fond de la chambre une voix rauque et haletante, mais... par pitié... allez chercher Mme Hamelin !

Marianne tressaillit et demeura un instant en suspens, les bras arrondis au-dessus de la tête puis, avec l’impression d’avoir déjà entendu cette voix, elle se retourna. Appuyé au battant refermé de la porte, un homme blêmissant luttait visiblement contre l’évanouissement. Les yeux clos, la bouche serrée, il respirait avec peine mais Marianne, figée par la stupeur, ne songea même pas à lui porter secours. Le nouveau venu, en effet, ne portait sous le grand manteau noir jeté sur ses épaules qu’une chemise blanche, un pantalon collant bleu foncé et des bottes à la hongroise. Il avait des cheveux bruns frisés... un visage que la jeune femme épouvantée reconnut en une seconde. C’était son agresseur de la rue Cerutti...


Marianne ne s’était pas trompée en pensant que l’homme devait être blessé. L’explication des taches de sang sur sa robe s’étalait maintenant, bien visible, sur la chemise blanche, à la hauteur de l’épaule gauche tandis que l’inconnu glissait sans connaissance sur le tapis de la chambre.

Pétrifiée, elle l’avait regardé s’écrouler sans même songer à lui porter secours et serait peut-être restée encore un moment à se poser des questions si, derrière la porte, la voix de Jonas ne s’était fait entendre.

— Ouv’ez, Mademoiselle Ma’ianne ! C’est Jonas ! La po’te est coincée !

Le charme s’évanouit. L’homme, en effet, était tombé de telle manière qu’il barrait l’ouverture.

— Un instant, Jonas ! Je vais ouvrir.

Elle prit l’inconnu par les pieds, tira de toutes ses forces pour essayer de l’amener vers le centre de la pièce, mais il était grand et lourd, difficile à manier. Elle parvint tout juste, et non sans peine, à le déplacer suffisamment pour permettre à la porte de laisser passer Jonas.

— Laissez le plateau dehors, je ne peux pas ouvrir davantage, conseilla-t-elle en tirant de son mieux sur le battant.

Le majordome se glissa tant bien que mal par l’étroit espace ménagé.

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc, Mademoiselle Ma’ianne ?... Oh ! Monsieur le ba’on ! s’écria-t-il en découvrant l’obstacle. Seigneu’Dieu ! Il est blessé !

— Vous connaissez cet homme ?

— Je pense bien. Il est, comme qui di’ait, de la maison. C’est le géné’al Fou’nier-Sa’lovèze. Est-ce que Maâme Fo’tunée ne vous en a jamais pa’lé ? On ne peut pas le laisser là. Il faut le po’ter su’le lit.

Tandis que le grand Noir enlevait le blessé aussi aisément que s’il n’eût rien pesé et le déposait sur le lit dont la couverture était déjà faite, Marianne rassemblait ses souvenirs. Le général baron Fournier-Sarlovèze ? Bien sûr, Fortunée lui en avait déjà parlé, avec un petit enrouement qui en disait long, quand on connaissait bien la créole, sur le genre de souvenirs qu’il évoquait. C’était le beau François, l’un de ses trois amants en titre, les deux autres étant le non moins séduisant Casimir de Montrond, actuellement exilé à Anvers et le beaucoup moins fascinant, mais beaucoup plus riche, Ouvrard...

Mais qu’est-que que Fortunée lui avait dit encore ? Pourquoi Marianne ne l’avait-elle encore jamais vu chez son amie ?... Ah oui : c’était un homme impossible, le « plus mauvais sujet de l’Armée tout entière », mais aussi le « meilleur sabreur » de la même armée. Comme tel, il partageait sa vie entre de brillantes actions militaires et les mises en disponibilité que lui valaient ses innombrables incartades et ses duels incessants. Pour le moment, il devait en être là, relégué dans sa province natale, en attendant que l’Empereur passât l’éponge sur sa dernière frasque.

En pensant à Napoléon, Marianne se rappela encore autre chose qui l’avait profondément choquée lorsque son amie la lui avait avouée : issu de la Révolution dans laquelle il s’était jeté avec joie, bien qu’il eût d’abord servi le roi, Fournier haïssait l’Empereur qui lui rendait sa haine en mépris, mais laissait tout de même cette tête brûlée reprendre périodiquement du service, eu égard à son exceptionnelle valeur militaire, valeur qui lui avait d’ailleurs mérité le grade de général et le titre de baron. Mais cela paraissait mesquin à Fournier auprès des titres et des fortunes que récoltaient les maréchaux. Tout compte fait, surtout si l’on y ajoutait les récents souvenirs de Marianne, l’homme n’était ni intéressant ni sympathique. Dans un certain sens, il pouvait même être dangereux et la jeune femme n’avait aucune envie d’en savoir davantage sur son compte. Il était déjà suffisamment choquant de savoir que Fortunée, si dévouée à Napoléon, conservait un tendre sentiment pour ce garçon uniquement parce qu’il était beau et parce que c’était un amant infatigable !...

Tandis qu’avec de grandes exclamations désolées, Jonas ôtait les bottes du blessé et commençait à lui donner quelques soins, Marianne leur tourna le dos et fit quelques pas vers la porte. Elle avait envie de descendre prévenir Fortunée, mais hésitait à le faire, ignorant de quelle manière son amie avait engagé les négociations avec le banquier. Son hésitation ne dura guère. La porte s’ouvrit sous la main nerveuse de Mme Hamelin qui s’écria :

— J’ai fait ce que j’ai pu et je crois que...

Elle s’interrompit. Son regard passa par-dessus l’épaule de son amie, atteignit le lit auprès duquel Jonas avait allumé un chandelier afin d’y voir mieux et s’effara.

— François ! cria-t-elle. Mon Dieu ! Il est mort !...

Avec impétuosité, repoussant Marianne de côté, elle s’élança vers le lit, bouscula Jonas qui, les manches retroussées et armé de charpie, commençait à nettoyer la blessure, et s’abattit avec un hurlement de tigresse sur le corps inerte de son amant.

— Doux Jésus ! Maâme Fo’tunée, protesta le majordome, ne le secouez pas comme ça, sinon vous allez le tuer pou’de bon. Il n’est pas mo’t. Seulement évanoui. Et cette blessu’e, elle n’a pas l’ai’bien se’ieuse.

Mais Fortunée, que Marianne soupçonnait de nourrir un goût secret pour les beaux moments tragiques, ne l’écoutait pas et poussait des lamentations dignes d’un vocero corse. En même temps, elle couvrait son amant de caresses si tendres et de baisers si brûlants que grâce à ces soins étranges joints aux sels anglais que Jonas lui promenait sous le nez ledit amant finit par ouvrir un œil, manifestation de vie qui arracha à Madame Hamelin un cri de triomphe.

— Le Ciel soit béni ! Il est vivant !

— Pe’sonne n’en a jamais douté, bougonna Jonas. L’évanouissement était dû seulement à la fatigue et à la pe’te de sang ! Cessez donc de le bousculer comme ça, Maâme Fo’tunée ! Monsieur le Ba’on va t’es bien ! Voyez vous-même.

En effet, le blessé se redressait avec un grognement de douleur. Il sourit à sa maîtresse.

— Je dois vieillir, fit-il. Ce sacré Dupont m’a eu, cette fois, mais je lui revaudrai ça !

— Encore Dupont ! s’insurgea Fortunée. Mais cela fait combien de temps que vous vous battez en duel tous les deux, chaque fois que vous vous rencontrez ? Dix ans, douze ans ?

— Quinze ! corrigea Fournier tranquillement et, comme nous sommes à peu près de même force au sabre, ce n’est pas fini. Est-ce que tu n’aurais pas quelque chose d’un peu remontant pour un blessé qui a...

Il s’interrompit. Franchissant Mme Hamelin, son regard alla se poser sur Marianne qui, les bras croisés et la mine sombre, attendait un peu plus loin que les premiers épanchements fussent terminés, en contemplant les flammes de la cheminée.

— Mais... je vous connais ! fit-il en cherchant visiblement à rappeler un souvenir qui, d’ailleurs, se précisait d’instant en instant. « Est-ce que vous n’êtes pas...

— Moi, je ne vous connais pas ! coupa Marianne très raide. Je vous serais seulement reconnaissante de me rendre Fortunée un instant, car je ne souhaite que vous laisser seuls autant que vous voudrez.

— Mon Dieu, s’écria la créole, ma pauvre chérie, je t’oubliais ! Il est vrai qu’avec cette émotion...

Avec autant d’impétuosité qu’elle en avait déployée pour courir à son amant, elle revint à son amie, l’entoura de son bras et chuchota.

— J’ai parlé à Ouvrard. Je crois qu’il est d’accord, mais il désire te dire un mot. Veux-tu descendre le retrouver ? Il t’attend dans le petit salon aux miroirs... Accompagne Mlle Marianne, Jonas, et reviens avec un flacon de cognac pour le général.

Marianne tourna les talons sans se faire prier davantage, soulagée de pouvoir cesser d’être le point de mire du regard de Fournier, où, maintenant, elle pouvait lire une très nette moquerie. De toute évidence, il l’avait reconnue et n’éprouvait aucune gêne au souvenir de son inqualifiable agression. Avant de quitter la pièce, elle l’entendit encore déclarer, s’adressant à sa maîtresse :

— Je ne connais pas le nom de cette charmante et revêche personne, mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai comme un vague sentiment de lui devoir quelque chose...

— Tu as la fièvre, mon chéri, roucoula Fortunée. Je peux t’affirmer, moi, que tu n’as encore jamais rencontré mon amie Marianne. C’est absolument impossible.

Marianne se retint de justesse de hausser les épaules. Ce misérable savait bien qu’elle n’oserait jamais dire à son amie la vérité sur les débuts orageux de leurs relations et, de toute façon, cela n’avait pas beaucoup d’importance car elle était fermement décidée à ce qu’elles en restassent là ! Elle n’avait, en effet, nul besoin de savoir que cet homme, un peu trop sûr de lui, détestait l’Empereur, pour le trouver antipathique et le classer aussitôt au nombre des gens qu’elle n’avait pas envie de revoir. Elle se jura aussitôt de faire tout au monde pour qu’il en fût ainsi. Curieusement, comme s’il répondait à sa façon à la pensée de Marianne, Jonas, qui descendait derrière elle, marmotta :

— Si le géné’al fait un petit séjou’ici, Mademoiselle Ma’ianne en a pou’un bon bout de temps à ne pas voi’ Maâme ! La de’ni’e fois, elle et le géné’al n’ont pas quitté la chambre pendant huit g’ands jou’s !

Marianne ne répondit pas mais fronça les sourcils. Non qu’une telle cure d’amour lui semblât excessive, mais parce que ce genre de performance pouvait ne pas être du tout au goût du banquier Ouvrard, l’amant de Fortunée, « de service » pour le moment. Et qu’il serait désastreux pour Marianne que cet homme, dont elle avait tant besoin, fût gravement indisposé dans les jours à venir.

Avec un soupir, elle s’en alla rejoindre le banquier dans le petit salon qu’elle connaissait bien et qui avait les préférences de Fortunée parce qu’elle pouvait y contempler sa séduisante image reproduite à de nombreux exemplaires par les grands miroirs vénitiens encastrés dans les moulures grises et or. Là se reflétaient avec bonheur le rose fané des tentures, le gris patiné des petits meubles Directoire, les minces arabesques des girandoles supportant les bougies roses et l’unique note éclatante d’un grand vase de Chine couleur de turquoise foncée où s’épanouissaient tulipes et iris au milieu de longues branches d’épines en fleur. La présence de la maîtresse de maison s’y marquait par la légère senteur de rose, luttant avec l’odeur du feu de bois, par les innombrables et minuscules objets de vermeil qui traînaient un peu partout et par une longue écharpe de gaze dorée abandonnée sur le bras d’un fauteuil.

Mais, en entrant dans la petite pièce et en découvrant Ouvrard accoudé à la cheminée, Marianne se dit que, malgré sa fortune, l’homme n’allait vraiment pas avec le décor. Elle ne voyait pas bien, en dehors de l’argent, ce qui pouvait attirer les femmes chez ce petit bonhomme à la figure de fouine dont la quarantaine commençait à clairsemer les cheveux plats et qui avait toujours l’air d’un portemanteau habillé, malgré le soin extrême qu’il prenait de sa mise et l’élégance, un peu trop riche, de ses vêtements. Pourtant Gabriel Ouvrard avait du succès et pas seulement auprès de Fortunée qui ne cachait nullement son amour de l’argent. On chuchotait que la languissante, la divine, l’éternellement virginale Juliette Récamier avait pour lui des bontés et quelques autres belles avec elle.

Bien que cet autre amoureux de Mme Hamelin ne lui fût pas plus sympathique que le premier – cela semblait véritablement une gageure – Marianne s’efforça de prendre un air aimable et de sourire en s’avançant vers le banquier qui s’était retourné en entendant grincer la porte. Avec une exclamation de satisfaction, Ouvrard saisit les deux mains de la jeune femme, posa un baiser sur chacune d’elles et, sans les lâcher, l’entraîna doucement vers le sofa rose sur lequel, quand elle n’avait rien à faire, Fortunée passait de longues heures à grignoter des sucreries en lisant les rares romans légers que la sévère censure impériale laissait paraître.

— Pourquoi n’être pas venue directement à moi, chère belle, reprocha-t-il sur le ton feutré de la confidence intime. Il était inutile de déranger notre amie pour une pareille misère.

Le mot « misère » fit plaisir à Marianne. Selon elle, vingt mille livres étaient une belle somme et il fallait être un banquier pour en parler avec cette désinvolture méprisante, mais cela lui rendit tout à fait courage. Ouvrard cependant continuait :

— Vous auriez dû venir me trouver tout de suite... chez moi. Cela vous aurait évité bien des angoisses.

— C’est que... je n’aurais jamais osé, fit-elle en essayant tout de même de récupérer ses mains que le banquier continuait à pétrir.

— Ne pas oser ? Une aussi jolie femme ? Ne vous a-t-on jamais dit que la beauté me fascinait, que j’étais son esclave ? Et qui donc, à Paris, a plus de beauté que le Rossignol Impérial ?

— Le Rossignol Impérial ?

— Mais oui, c’est ainsi que l’on vous a surnommée, adorable Maria-Stella ! Ne le saviez-vous pas ?

— Mon Dieu non, fit Marianne qui trouvait que son interlocuteur accumulait un peu trop les adjectifs louangeurs pour un homme à qui l’on se prépare à emprunter une grosse somme d’argent.

Mais déjà Ouvrard continuait.

— J’étais à votre soirée de Feydeau. Ah ! Quelle merveille ! Quelle voix, quelle grâce, quelle beauté ! Je peux dire sans mentir que vous m’avez transporté ! J’étais sous le charme ! Ce timbre rare, si émouvant, jaillissant d’une gorge si pure, de lèvres si roses ! Qui ne se fût senti prêt à s’agenouiller pour mieux adorer ? Pour moi...

— Vous êtes beaucoup trop indulgent, coupa Marianne gênée qui commençait à craindre que le banquier ne joignît le geste à la parole et ne se mît à genoux devant elle. Mais, je vous en prie, laissons là cette soirée... qui n’a pas tout à fait été telle que je l’aurais souhaitée.

— Oh ! Votre accident ? En effet, c’était...

— Très désagréable et, depuis, les soucis qui l’ont causé n’ont fait que s’accroître. Aussi, je vous demande de me pardonner si je vous parais impatiente et discourtoise, mais j‘ai besoin d’une certitude. Vous imaginez bien que ce n’est pas sans une gêne profonde que je me vois contrainte d’appeler au secours...

— Un ami... Un ami fidèle et dévoué, j’espère que vous n’en doutez pas ?

— Puisque je suis là ! Ainsi, je puis compter sur cette somme... pour après-demain, par exemple ?

— Mais naturellement. Voulez-vous après-demain dans l’après-midi ?

— Non, c’est impossible. Je dois chanter aux Tuileries devant... Leurs Majestés.

Le pluriel avait eu du mal à passer mais il était venu tout de même. Ouvrard l’accueillit avec un sourire béat.

— Alors, après-demain soir, après la réception ? Je vous attendrai chez moi. Ce sera au contraire bien plus agréable ainsi. Nous pourrons bavarder... nous connaître mieux !

Les joues soudain empourprées, Marianne se leva brusquement, arrachant ses mains que le banquier tenait toujours. Elle venait de comprendre tout à coup sous quelles conditions Ouvrard accepterait de lui prêter l’argent. Tremblante d’indignation, elle s’écria :

— Je crois que nous nous comprenons mal, Monsieur Ouvrard. Il s’agit d’un prêt. Ces vingt mille livres, je vous les rendrai avant trois mois.

La mine aimable du banquier se plissa en une grimace de contrariété. Il haussa les épaules.

— Qui vous parle d’un prêt ? Une femme comme vous peut tout exiger. Je vous donnerai davantage encore si vous le désirez.

— Je ne veux que cela... et je n’accepte qu’un prêt.

Avec un soupir, le banquier se leva et s’approcha de la jeune femme qui avait prudemment battu en retraite vers la cheminée. Sa voix, si mielleuse l’instant précédent, se fit coupante tandis qu’une flamme trouble s’allumait dans son regard.

— Laissez les affaires aux hommes, ma chère, et acceptez simplement ce que l’on vous offre de bon cœur.

— Contre quoi ?

— Mais, contre rien... ou si peu de chose ! Un peu de votre amitié, une heure de votre présence, le droit de vous contempler un moment, de vous respirer...

A nouveau, il tendait vers elle des mains avides, toutes prêtes à frôler ou à étreindre. Au-dessus de la cravate neigeuse, le visage jaune du banquier était devenu rouge brique, tandis que ses yeux se fixaient avec gourmandise sur les belles épaules découvertes.

Un frisson de dégoût secoua Marianne. Comment avait-elle pu être assez sotte pour s’adresser à cet homme au passé trouble, tout juste sorti de la prison où l’avait envoyé au mois de février précédent une lourde affaire de piastres mexicaines perpétrée en compagnie du Hollandais Vandenberghe ? C’était une pure folie !

— Ce que vous demandez, lança-t-elle brutalement dans une tentative désespérée d’intimidation, je ne peux vous l’accorder car l’Empereur ne le pardonnerait ni à vous ni à moi. Ignorez-vous que je suis... un privilège impérial ?

— Les privilèges se paient cher, signorina. Ceux qui en bénéficient devraient bien se pénétrer de cette vérité... et agir de façon à ce qu’aucune surenchère ne soit possible ! Quoi qu’il en soit, réfléchissez ! Vous êtes lasse ce soir, visiblement bouleversée. Ce jour de noces, bien certainement, qui devait être fort éprouvant... pour un privilège ! Mais n’oubliez pas qu’après-demain soir, vingt mille livres... ou davantage, vous attendront chez moi, toute la nuit s’il le faut et tout le jour suivant !

Sans répondre et sans même lui accorder un regard, Marianne tourna les talons et se dirigea vers la porte. Sa dignité, sa hauteur lui conféraient l’allure d’une souveraine offensée, mais elle avait le désespoir au cœur. L’unique chance qu’elle croyait garder de trouver cet argent lui échappait, car jamais, au grand jamais, elle n’accepterait d’en passer par les conditions d’Ouvrard. Elle avait pensé, naïvement, que, sur sa bonne foi, elle pourrait obtenir un prêt amical, mais elle s’apercevait, une fois de plus, qu’avec les hommes les marchés revêtaient toujours une certaine forme quand la femme était jeune et belle. « Je connais dix hommes qui t’en donneraient autant pour une nuit d’amour », avait dit Fortunée et Marianne avait cru à une boutade. Jusqu’à quel point Mme Hamelin était-elle au courant des intentions d’Ouvrard ?

N’était-ce pas pour que l’indécente proposition lui fût faite directement qu’elle n’avait pas traité elle-même l’affaire jusqu’au bout ? Marianne cependant ne pouvait se résoudre à croire que son amie l’eût si froidement jetée dans un piège aussi répugnant, la connaissant comme elle la connaissait.

La réponse à la question amère qu’elle se posait lui vint tout à coup, comme elle franchissait la porte du salon aux miroirs, par la voix prudente d’Ouvrard.

— N’oubliez pas : je vous attendrai. Mais... bien entendu, il est inutile que notre chère Fortunée soit mise au courant de notre petit complot. C’est une adorable créature... mais elle est si exclusive !

Exclusive ? Fortunée ? Du coup, Marianne faillit bien en oublier sa colère pour éclater de rire au nez du personnage. Est-ce que ce grotesque se croyait vraiment assez de charme pour attacher « exclusivement » l’oiseau exotique qu’était la belle créole ? Elle eut envie, irrésistiblement, de lui jeter au visage qu’en ce moment même « l’adorable et exclusive créature » se livrait, selon toutes probabilités, aux joies violentes des retrouvailles dans les bras d’un beau garçon qui était son amant de cœur. Rien que pour voir ce qu’il en dirait !

Mais Mme Hamelin menait sa vie comme elle l’entendait et, pour rien au monde, Marianne n’eût voulu lui causer le plus petit ennui. D’ailleurs, il était réconfortant d’apprendre qu’elle n’était pas au courant de la petite infamie d’Ouvrard ni des termes du marché qu’il entendait proposer. Et, du coup, Marianne subit une autre tentation : celle d’aller la prévenir sur-le-champ de la situation, chose qu’elle n’eût pas manqué de faire si Fortunée avait été seule. Mais Marianne ne désirait ni revoir l’insolent Fournier ni troubler un tête-à-tête d’amoureux.

— Dites à Madame Hamelin que je la verrai demain, dit-elle simplement à Jonas qui accourait, si toutefois elle est visible.

— Mais, Mademoiselle Ma’ianne, vous n’allez pas so’tir comme ça ! Attendez un petit moment. Je vais fai’atteler.

— C’est inutile, Jonas. Voici tout de même ma voiture qui arrive.

En effet, à travers les portes vitrées du vestibule, elle venait d’apercevoir Gracchus-Hannibal qui, après une courbe gracieuse, arrêtait ses chevaux devant le perron. Mais, tandis que Jonas posait avec sollicitude sur ses épaules un cachemire qui traînait sur un tabouret, ses yeux s’effarèrent en voyant Arcadius s’extraire de la voiture.

Un revers et un pan de son frac noir arrachés, les dentelles de sa chemise pendant de son cou comme des ficelles, son beau chapeau de soie complètement défoncé, un œil poché, et de nombreuses égratignures répandues sur son visage, le vicomte de Jolival portait les marques glorieuses du combat qu’il venait de soutenir, tandis que Gracchus, très raide sur son siège, mais sans chapeau et ébouriffé, très rouge et l’œil brillant, brandissait encore son fouet avec autant d’assurance que Jupiter triomphant maniant sa foudre.

— Eh bien ! souffla Marianne, vous voilà frais ! Mais d’où sortez-vous ?

— De la foule où vous nous avez laissés ! grogna Jolival. Evidemment, vous êtes beaucoup plus fraîche que nous... mais je croyais me souvenir que vous aviez une robe rose en partant ?

— Elle aussi a eu des aventures ! Mais venez, mon ami, rentrons. Vous avez grand besoin d’un bain et de quelques soins. A la maison, Gracchus, et le plus vite possible !

— Si vous voulez que j’aille ventre à terre, Mademoiselle, il faut passer par le mur des Fermiers Généraux et faire le tour de la moitié de Paris.

— Passe par où tu veux, mais ramène-nous et évite la foule.

Tandis que l’attelage franchissait de nouveau la grille de l’hôtel, Arcadius se remit à tamponner son œil avec son mouchoir.

— Alors ? demanda-t-il. Avez-vous obtenu quelque chose ?

— Dix mille livres que Mme Hamelin m’a proposées spontanément.

— C’est aimable... mais ce n’est pas encore assez. Avez-vous essayé du côté d’Ouvrard, comme je vous l’avais conseillé ?

Marianne pinça les lèvres et fronça les sourcils au souvenir de ce qui venait de se passer.

— Oui. Fortunée m’a ménagé un entretien avec lui. Mais nous n’avons pas pu nous entendre. Il... il est trop cher pour moi, Arcadius !

Il y eut un petit silence que Jolival employa à peser ces quelques mots dont il n’eut aucune peine à découvrir le véritable sens.

— Ah ! dit-il seulement. Et... Mme Hamelin est au courant des termes du marché ?

— Non. Et l’on ne tient pas à ce qu’elle les connaisse. Je lui en aurais cependant fait part sans hésiter, mais elle était terriblement occupée.

— Par quoi ?

— Une espèce de soudard blessé à l’épaule qui lui est tombé dessus tout à l’heure comme une cheminée un jour de grand vent et qui paraît tenir une grande place dans sa vie. Un certain...

— Fournier, je sais ! Ah, le hussard est revenu ? Il a beau détester l’Empereur, il ne peut pas supporter de rester longtemps loin des champs de bataille.

Marianne poussa un petit soupir :

— Y a-t-il quelque chose que vous ne sachiez pas, mon ami ?

Jolival grimaça un sourire que ses égratignures rendaient sans doute douloureux et contempla d’un air morose les ruines de son chapeau.

— Oui... par exemple comment nous allons nous procurer les vingt mille livres qui nous manquent encore.

— Il ne nous reste qu’une solution : mes bijoux, même si cela doit me causer les pires ennuis avec l’Empereur. Demain vous verrez s’il est possible de les engager. Sinon... il faudra bien vendre.

— Vous avez tort, Marianne. Croyez-moi, mieux vaudrait voir l’Empereur. Demandez-lui une audience et, puisque vous chantez aux Tuileries après-demain...

— Non... à aucun prix ! Il sait trop bien poser les questions et il y a des choses que je ne veux pas lui dire. Après tout, ajouta-t-elle avec tristesse, je suis bien réellement une meurtrière. J’ai tué une femme, sans le vouloir, mais je l’ai tuée. Cela, je refuse de le lui apprendre.

— Croyez-vous qu’il ne posera pas de questions, s’il apprend que vous avez vendu ses émeraudes ?

— Essayez d’obtenir la possibilité de les racheter dans deux ou trois mois. Je chanterai partout où l’on me le demandera. Trouvez-moi des contrats.

— C’est bien, soupira Jolival, je ferai de mon mieux. En attendant, prenez toujours ceci.

Fouillant dans le gousset de son gilet blanc maculé, il en tira quelque chose de rond et de brillant qu’il fourra dans la main de Marianne.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en se penchant pour mieux voir car, dans la voiture, l’obscurité était à peu près totale.

— Un petit souvenir de cette excellente journée, ricana Jolival. Une des médailles que l’on distribuait tout à l’heure. Je l’ai gagnée de haute lutte. Gardez-la, je l’ai payée assez cher, ajouta-t-il en recommençant à tamponner son œil enflé.

5 LE CARDINAL DE SAN LORENZO

Fidèle à son rôle de chevalier servant, le prince Clary était venu chercher Marianne, le mercredi suivant, pour la conduire aux Tuileries. Mais, tandis qu’une voiture de l’ambassade les emmenait vers le vieux palais, Marianne n’avait pas été sans observer la mine préoccupée de son compagnon, malgré les efforts qu’il faisait pour se montrer comme à son habitude. Un pli soucieux qui ne parvenait pas à s’effacer barrait le front du jeune homme sous son épaisse chevelure blonde et son sourire franc avait beaucoup moins de gaieté que de coutume. Il ne fit d’ailleurs pas de difficultés pour l’admettre, quand elle lui en fit doucement la remarque.

— Je suis inquiet, ma chère Maria. Je n’ai pas revu l’Empereur depuis avant-hier, soir de son mariage, et je me demande si la réception de tout à l’heure va se passer sans difficultés. Je ne connais pas encore bien Sa Majesté, mais je l’ai vue si fort en colère l’autre jour, à la sortie de la chapelle...

— En colère ? A la sortie de la chapelle ? Mais que s’est-il passé ? demanda Marianne dont la curiosité s’était aussitôt éveillée.

Léopold Clary lui sourit, prit sa main et y déposa un baiser rapide.

— C’est vrai, vous n’y étiez pas puisque vous m’aviez abandonné. Eh bien, sachez qu’en entrant dans la chapelle l’Empereur s’est aperçu que, sur vingt-sept cardinaux invités, douze seulement étaient là. Il en manquait quinze et croyez-moi cela faisait un vide extrêmement visible.

— Mais... pourquoi cette abstention, certainement volontaire ?

— Il n’y a pas à en douter, hélas ! Et cela nous soucie beaucoup à l’ambassade. Vous savez quelle est la position de l’Empereur en face du Pape ? Il tient Sa Sainteté prisonnière à Savone et n’a pas cru devoir s’adresser à elle pour la dissolution de son précédent mariage. C’est l’Officialité de Paris qui a tout fait... Or, l’absence de ces princes de l’Eglise laisse planer un doute sur la légitimité du mariage de notre archiduchesse. C’est extrêmement désagréable et ces quinze places vides n’ont guère réjoui non plus le prince de Metternich.

— Bah ! fit Marianne avec un certain sentiment de satisfaction, vous saviez tout cela avant que votre princesse ne quittât Vienne. Vous n’aviez qu’à vous montrer plus ferme sur le chapitre religieux, vous pouviez exiger que Sa Sainteté sanctionnât la répudiation de l’Impératrice Joséphine. Ne me dites pas que vous ignoriez que le Pape a excommunié l’Empereur il y aura bientôt un an ?

— Je sais, fit tristement Clary, et nous le savons tous. Pourquoi m’obliger à vous rappeler que, depuis, nous avons été battus à Wagram, que nous avons besoin de paix, de répit et que nous n’étions pas assez forts pour opposer un refus à la demande de l’Empereur Napoléon.

— Dites que ce mariage était inespéré pour vous, fit la jeune femme avec une cruauté qu’elle regretta aussitôt devant l’air malheureux de son ami et en l’entendant soupirer :

— Ce n’est jamais amusant d’être vaincu. Quoi qu’il en soit, ce mariage est chose faite et s’il nous est pénible de voir l’Eglise traiter si cavalièrement l’une de nos princesses, nous ne pouvons tout de même pas lui donner entièrement tort. C’est pourquoi je suis inquiet. Vous savez que tous les évêques et cardinaux ont été invités à ce concert.

Marianne l’ignorait d’autant moins qu’elle s’était habillée en conséquence. Sa robe d’épaisse soie mate bleu pâle brodée de palmettes d’argent n’était qu’à peine décolletée sous les rangs de perles qu’elle tenait de sa mère et qui étaient le seul bijou qu’elle eût conservé – le reste avait été confié la veille à Jolival. Les manches en étaient longues et couvraient même une partie de la main. Elle eut un geste d’insouciance.

— Vous vous tourmentez pour peu de chose, mon ami. Pourquoi voulez-vous que les cardinaux hostiles viennent davantage à ce concert qu’à la cérémonie ?

— Parce que les invitations de votre Empereur ressemblent beaucoup à des ordres formels et qu’ils n’oseront peut-être pas s’abstenir une seconde fois. Assister au mariage c’était en quelque sorte le sanctionner, tandis qu’un concert... Et je redoute l’accueil que va leur faire Napoléon. Si vous aviez vu le regard dont il a gratifié les sièges vides, à la chapelle, vous seriez aussi inquiète que moi. Mon ami Lebzeltern en a eu froid dans le dos. S’il y a conflit, notre position va être fort désagréable. L’empereur François est fort bien avec Sa Sainteté.

Cette fois, Marianne ne répondit pas, peu intéressée par les cas de conscience de l’Autriche qui, selon elle, avait amplement mérité ses ennuis. D’ailleurs, on arrivait. La voiture avait franchi le pont des Tuileries, les guichets du Louvre et s’approchait des hautes grilles dorées qui fermaient la cour du Carrousel. Mais la progression s’avéra bientôt de plus en plus difficile. Une grande foule encombrait les abords du palais, s’écrasait contre les grilles que certains escaladaient même afin de mieux voir malgré les efforts des factionnaires de garde. Une foule qui semblait singulièrement intéressée et même amusée, car des exclamations et des rires se faisaient entendre.

— Qu’elle soit parisienne ou viennoise, la foule est toujours également curieuse, indiscrète et indisciplinée, bougonna le prince. Regardez comme elle assiège ces grilles sans s’occuper des voitures qui arrivent. J’espère qu’elle consentira tout de même à nous laisser passer...

Mais déjà le coureur de l’ambassade avait réussi à faire reconnaître la voiture de son maître et les grenadiers de garde s’employaient à faire écarter la foule. Le cocher enleva ses chevaux, franchit les grilles et les occupants de la voiture purent découvrir l’étrange spectacle qui passionnait et amusait à la fois les Parisiens. Dans l’immense cour, parmi les soldats au garde-à-vous et les officiers du palais, les valets et les palefreniers qui veillaient au bon ordonnancement de l’arrivée des invités, quinze cardinaux en grand costume, la traîne de leur simarre pourpre relevée sur le bras, erraient à l’aventure, leurs secrétaires et confidents trottant sur leurs talons comme un bataillon de poules noires affolées... Ils allaient et venaient sous le soleil que déversait un ciel joyeux, d’un joli bleu tendre poudré de nuages plus légers que des plumes, mais il fallait l’esprit frondeur du peuple de Paris pour trouver quelque gaieté dans ces majestueuses silhouettes rouges qui semblaient divaguer sans but et sans secours, car ni soldats ni officiers n’avaient l’air de s’en soucier.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Marianne.

En se tournant vers Clary, elle vit qu’il était devenu très pâle et que ses épais favoris blonds tremblaient contre ses joues.

— Je crains que ce ne soit là une des manifestations de la colère de l’Empereur. Qu’a-t-il pu encore imaginer ?

La voiture s’arrêtait devant le perron. Un laquais en ouvrit la portière. Clary se hâta de descendre et offrit la main à sa compagne pour l’aider à mettre pied à terre.

— Venez vite, dit-il. Entrons ! Je donnerais beaucoup pour n’avoir rien vu.

— Pour que votre conscience n’ait pas à se poser de questions ? ironisa Marianne. Quel est donc l’animal qui pratique ce genre de politique ? L’autruche, il me semble ? Seriez-vous... autruchien ?

— Quel affreux jeu de mots ! Il y a des moments où je me demande si vous ne me détestez pas ?

A dire vrai, Marianne se l’était déjà demandé bien avant lui, mais, pour le moment, la réponse ne l’intéressait pas. Ses yeux clairs venaient de s’arrêter sur l’un des prélats, un petit bonhomme que sa taille courte et sa capa magna transformaient en une énorme et curieuse rose rouge. Debout sur la dernière marche du perron, en compagnie d’un abbé maigre et noir qui courbait sa longue taille pour mieux l’entendre, il lui tournait le dos et semblait discuter avec animation sans se soucier autrement de ses collègues qui se groupaient par trois ou quatre pour délibérer. Quelque chose, dans ce petit cardinal, fascinait Marianne sans qu’elle fût capable de dire ce que c’était. La forme de la tête peut-être, au-dessus du collet d’hermine, la couleur des cheveux gris sous la ronde calotte pourpre ? Ou alors, les mains, admirables d’ailleurs, que le prélat agitait dans le feu de la discussion ?... Soudain, il tourna la tête. La vue de son profil arracha un cri impossible à retenir :

— Parrain !...

Le sang avait bondi à ses joues, à son front, en reconnaissant l’homme qui, durant toute sa jeunesse, avait partagé son cœur d’enfant avec sa tante Ellis. Et ce cœur, à peine entrevues quelques lignes du visage, n’avait pas hésité. Le petit cardinal, c’était Gauthier de Chazay.

— Qu’avez-vous dit ? s’inquiéta Clary en la voyant si bouleversée. Vous connaissez...

Mais elle ne l’écoutait plus. Elle l’avait totalement oublié d’un seul coup, comme elle avait oublié le reste du décor, le lieu où elle se trouvait, tout, jusqu’à son propre personnage, pour se retrouver, comme autrefois, petite Marianne d’une dizaine d’années, accourant de toute la force de ses jambes depuis le fin fond du parc de Selton quand elle apercevait l’abbé de Chazay remontant la grande allée au pas tranquille de sa mule. Elle ne s’étonnait même pas de retrouver, sous la pourpre cardinalice, le petit abbé toujours à court d’argent, toujours trottant à travers l’Europe pour de mystérieux voyages. Avec lui tout était possible, même l’inimaginable ! Une joie si grande la soulevait qu’elle refit tout naturellement les gestes d’autrefois. Relevant à deux mains sa robe fastueuse et sa traîne, elle s’élança pour rejoindre les deux prêtres qui, déjà, s’éloignaient, sans se soucier de la curiosité qu’elle soulevait. En trois secondes, elle les eut atteints.

— Parrain ! C’est trop beau !... C’est trop de joie !...

Riant et pleurant tout à la fois, elle s’était jetée impulsivement au cou du petit cardinal qui, stupéfait, avait tout juste eu le temps de la reconnaître avant de la recevoir dans ses bras.

— Marianne !

— Oui, c’est moi, c’est bien moi ! Oh, mon parrain, quel bonheur !

— Marianne ici ? Est-ce que je deviens fou ? Mais qu’est-ce que tu fais à Paris ?

Il l’avait détachée de lui et, la maintenant au bout de ses bras, il la regardait avec une joie mêlée d’étonnement beaucoup plus forte que le souci de sa dignité. Tout son visage sans beauté rayonnait.

— Mais c’est que je ne rêve pas ! C’est bien toi ! Mon Dieu, petite, que tu es devenue belle ! Que je t’embrasse encore !...

Et, sous les yeux ahuris de l’abbé maigre et du prince Clary qui avait suivi machinalement sa compagne, le cardinal et la jeune femme retombèrent dans les bras l’un de l’autre avec un enthousiasme qui ne laissait aucun doute sur la chaleur de leurs sentiments mutuels.

Ces marques d’affection si peu protocolaires donnèrent sans doute à penser au maigre abbé, car il se mit à toussoter et, frappant respectueusement sur l’épaule du prélat :

— Que Son Eminence me pardonne, mais il faudrait peut-être... Je veux dire... euh !... les circonstances... Enfin, Son Eminence devrait se rendre compte qu’on la regarde !

C’était vrai. Serviteurs du palais, gardes et prélats errants avaient tous les yeux fixés sur le groupe étrange que formaient, sous l’œil d’un abbé noir et d’un superbe officier autrichien, le petit cardinal et cette ravissante jeune femme somptueusement vêtue. On souriait, on chuchotait. Seul, Léopold Clary paraissait sur des charbons ardents. Mais Gauthier de Chazay haussa les épaules superbement :

— Ne dites donc pas de sottises, Bichette ! On peut regarder autant que l’on veut ! Savez-vous que c’est mon enfant, l’enfant de mon cœur veux-je dire, que je retrouve là ? Mais j’imagine que vous souhaitez être présenté ? Marianne, mon petit, voici l’abbé Bichette, mon secrétaire dévoué. Quant à vous, mon ami, sachez que cette belle dame est ma filleule, lady Marianne...

Il s’arrêta court, réalisant d’un seul coup ce qu’il était en train de dire, emporté qu’il était par la joie et par son tempérament enthousiaste. Son sourire s’effaça comme si quelque main invisible avait tiré un rideau dessus. Il regarda Marianne avec une soudaine inquiétude :

— C’est impossible ! murmura-t-il. Comment peux-tu être ici, en France, introduite dans ce palais en compagnie d’un Autrichien...

— Prince Léopold Clary und Aldringen ! rectifia le jeune homme en claquant les talons pour saluer.

— Vous me voyez charmé, fit machinalement le cardinal qui suivait son idée. Je disais, comment peux-tu être à Paris, alors que la dernière fois que nous nous sommes vus... Où est donc ?...

Marianne se hâta de l’interrompre, prise d’une soudaine frayeur en devinant ce qui allait suivre. La mine effarée de Clary, qui avait certainement entendu le malencontreux « lady Marianne » était déjà bien suffisamment inquiétante.

— Je vous expliquerai tout cela plus tard, cher parrain. C’est une histoire beaucoup trop longue et surtout impossible à raconter au milieu de cette cour. Dites-moi plutôt ce que vous y faites vous-même. Vous alliez repartir, à pied, si j’ai bien compris ?...

— J’y fais ce que font les autres, parbleu ! bougonna le cardinal. Quand nous nous sommes présentés ici, mes frères et moi, le Grand Maréchal du Palais nous a intimé l’ordre de repartir sur-le-champ, parce que Sa Majesté corse refusait de nous recevoir, le cuistre !

— Eminence, implora l’abbé Bichette en roulant des yeux affolés autour de lui, prenez garde à vos paroles.

— Hé ! Je dis ce que je veux ! Je suis chassé, non ? Et l’on a même eu la délicate attention de renvoyer toutes nos voitures afin que nous puissions offrir aux badauds de Paris le spectacle réjouissant que nous formons : quinze cardinaux errant dans la poussière, simarres retroussées et rentrant chez eux à pied, comme des merciers ! J’espère que le bon peuple de Paris apprécie à sa juste valeur la courtoisie de son souverain !

Mgr de Chazay était devenu aussi rouge que sa robe et sa voix aristocratique, toujours si douce, commençait à claironner d’inquiétante façon. Clary intervint :

— Vos Eminences, si je comprends bien, sont celles qui n’ont pas cru devoir assister au mariage de notre archiduchesse ? fit-il d’un ton assez raide. Il est bien certain que l’empereur Napoléon ne pouvait laisser passer un tel affront sans en tirer quelque vengeance. J’avoue que je m’attendais à pire.

— Le pire viendra certainement, soyez sans crainte ! Quant à l’archiduchesse, croyez bien, monsieur, que nous regrettons infiniment, mais nous devions à Sa Sainteté de nous conformer entièrement à la position qu’elle a prise. Le mariage de Napoléon et de Joséphine n’a pas été annulé par Rome.

— Autrement dit, notre princesse n’est pas mariée, selon vous ? s’emporta Clary.

Marianne, épouvantée, voyant poindre un nouveau sujet de scandale, se hâta d’intervenir.

— Par pitié, messieurs ! Pas ici... Parrain, vous ne pouvez repartir ainsi, à pied. Mais d’abord, où habitez-vous ?

— Chez un ami, le chanoine Philibert de Bruillard, rue Chanoinesse. Je ne sais pas si tu l’as appris, petite, mais l’hôtel de la famille appartient maintenant à une fille d’opéra qui a des bontés pour Napoléon... Je n’y habite donc pas.

Marianne eut tout à coup l’impression d’être frappée à mort. Chacune des terribles paroles venait de lui faire une blessure par laquelle s’échappait le sang de son âme. Blême jusqu’aux lèvres, elle recula, chercha à tâtons le bras de Léopold Clary et s’y appuya. Sans ce secours, elle fût sans doute tombée dans cette poussière même qui maculait déjà les souliers rouges du prince de l’Eglise. Ces quelques mots mesuraient l’abîme qui s’était creusé entre son enfance et elle. Une terreur affreuse lui venait maintenant que Clary, avec sa naïve franchise et sa chevalerie d’un autre âge, ne vînt rétablir la vérité et n’annonçât tout à trac, sous couleur de la défendre, que la fille d’opéra en question était justement elle. Marianne entendait bien dire la vérité, toute la vérité à son parrain mais à son heure, pas au milieu d’une foule...

Essayant désespérément de dominer son émotion, elle eut un pâle sourire tandis que sa main se crispait sur la manche du prince.

— J’irai vous y voir ce soir, si vous le permettez. En attendant, la voiture du prince Clary va vous reconduire chez vous, Parrain.

Le jeune Autrichien eut un haut-le-corps.

— Mais c’est que... oh, ma chère, que dira l’Empereur ?

Tout de suite, elle s’emporta, fidèle à cette habitude qu’elle avait de trouver dans la colère un bon palliatif à ses profondes émotions.

— Vous n’êtes pas sujet de l’Empereur, mon cher prince. De plus, je vous rappelle que votre souverain entretient... d’excellentes relations avec le Saint-Père. Ou bien, vous aurais-je mal compris ?

Léopold Clary se raidit, levant le menton comme s’il s’était trouvé brusquement devant l’empereur François lui-même.

— Vous avez fort bien compris. Eminence, ma voiture et mes gens sont à votre disposition. Si vous voulez bien leur faire honneur...

D’un sec claquement de doigts, sans même se retourner, il avait appelé le cocher qui, devant la conduite si étrange du jeune attaché d’ambassade, n’avait pas encore bougé de devant le perron. La voiture vint, docilement, se ranger près du petit groupe et l’un des laquais, sautant à bas des ressorts arrière, vint ouvrir la portière, baisser le marchepied.

Les yeux clairs du cardinal enveloppèrent d’un même regard la jeune femme en robe bleue si pâle tout à coup et le prince autrichien, presque aussi pâle qu’elle dans son uniforme blanc. Il y avait, dans leur azur candide, un monde d’interrogation, mais Gauthier de Chazay n’en exprima aucune. D’un geste plein de majesté, il tendit aux lèvres de Clary l’anneau de saphir qui ornait sa main avant de l’offrir à celles de Marianne qui, sans souci de la poussière, plia un genou.

— Je t’attendrai ce soir, dit-il, après le salut. Ah... j’oubliais ! Sa Sainteté Pie VII m’a conféré le chapeau de cardinal au titre de San Lorenzo-Fuorimuore[3]. C’est sous ce nom que je suis connu... et admis en France.

Quelques instants après, la voiture autrichienne franchissait les grilles des Tuileries sous l’œil envieux des autres princes de l’Eglise à l’abandon, qui, l’un après l’autre d’ailleurs, se résignaient à sortir eux aussi, leurs familiers sur les talons, à la recherche d’une problématique voiture de place. Sans bouger, Marianne et Clary regardèrent disparaître le cardinal de San Lorenzo.

Machinalement, la jeune femme épousseta, de ses gants, la poussière qui s’accrochait aux palmes d’argent de sa robe, puis se tourna vers son compagnon.

— Allons-nous, maintenant ?

— Oui... mais je me demande comment nous allons être reçus. La moitié des habitants de ce palais nous a vus offrir une voiture à un homme que, très certainement, Sa Majesté l’Empereur considère comme un ennemi.

— Vous vous demandez trop de choses, mon ami. Allons toujours, nous verrons bien. Il y a, croyez-moi, dans la vie, des choses infiniment plus redoutables que la colère de l’Empereur ! ajouta-t-elle entre ses dents, songeant à ce que dirait son parrain, ce soir, quand il saurait...

La perspective de ce moment atténuait un peu la joie profonde qu’elle avait éprouvée tout à l’heure en le retrouvant mais ne parvenait tout de même pas à l’effacer. C’était si bon de le revoir, surtout à ce moment où elle avait un si pressant besoin de son aide ! Bien sûr, elle entendrait des choses fort désagréables, il jugerait certainement avec beaucoup de sévérité sa nouvelle carrière de chanteuse... mais il finirait par comprendre. Nul n’était plus humain et plus miséricordieux que l’abbé de Chazay... Pourquoi donc le cardinal de San Lorenzo serait-il différent ? Et, en l’occurrence, Marianne se souvenait avec un certain plaisir de la méfiance instinctive dont son parrain faisait preuve, jadis, envers lord Cranmere. Il ne pourrait que compatir aux malheurs d’une filleule qu’il aimait, il venait de le rappeler lui-même, comme sa propre enfant... Non, tout compte fait, le soir qui allait venir s’annonçait pour Marianne infiniment plus attirant qu’inquiétant. Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, n’aurait aucune peine à faire annuler par le Pape le mariage qui mettait au cou de sa filleule une si lourde chaîne...


Jamais Marianne n’avait encore pénétré dans les appartements d’apparat des Tuileries. La salle des Maréchaux, où devait avoir lieu le concert, l’écrasa de sa splendeur et de ses dimensions. Ancienne salle des Gardes de Catherine de Médicis, c’était une pièce énorme pour laquelle on avait réuni deux étages sous le dôme du pavillon central du palais. A la hauteur d’un premier étage, face à l’estrade où devaient se faire entendre les artistes, s’ouvrait une grande tribune dans laquelle, tout à l’heure, prendraient place l’Empereur et sa famille. Cette tribune était soutenue par quatre gigantesques cariatides entièrement dorées représentant des femmes drapées à la romaine, mais dépourvues de bras. Un balcon, sur lequel s’ouvraient des arcades tendues, comme les portes et les fenêtres, de velours rouge semé d’abeilles d’or partait de chaque côté de la tribune et faisait le tour de la salle. Le plafond, formant une coupole à quatre pans, avait ses angles ornés de trophées d’armes aussi dorés que monumentaux et son centre occupé par un lustre colossal, tout en cristal taillé, mais que l’on avait dû juger insuffisant, car on l’avait accompagné de quatre autres lustres du même genre, mais plus petits. La voûte elle-même était peinte à fresques dans le genre allégorique, tandis que, pour achever de donner à cette salle un aspect guerrier, les murs du rez-de-chaussée offraient les portraits en pied de quatorze maréchaux séparés par les bustes de vingt-deux généraux et amiraux.

Malgré la foule qui l’emplissait et garnissait le balcon, Marianne se sentit perdue dans cette pièce vaste comme une cathédrale. Il y régnait un vacarme de volière en folie parmi lequel se perdaient les notes sans suite des musiciens accordant leurs instruments. Tant de visages moutonnaient devant elle, en un kaléidoscope éblouissant de couleurs et d’éclairs arrachés aux pierreries, qu’elle fut, un instant, incapable d’en reconnaître un seul. Cependant, elle vit tout de même Du-roc, magnifique dans son costume violet et argent de Grand Maréchal du Palais, venir vers elle, mais ce fut à Clary qu’il s’adressa.

— Le prince de Schwartzenberg désire vous voir sur l’heure, Monsieur. Il vous prie de le rejoindre dans le cabinet de l’Empereur.

— Dans le cabinet de...

— Oui, Monsieur. Et mieux vaut ne pas le faire attendre.

Le jeune prince échangea avec Marianne un regard consterné. Cette invitation comminatoire ne pouvait signifier qu’une seule chose : Napoléon était déjà au courant de l’affaire de la voiture et le pauvre Clary allait passer un mauvais moment. Incapable de laisser un ami porter le poids d’une faute qui était sienne, Marianne s’interposa.

— Je sais pourquoi le prince est appelé chez Sa Majesté, Monsieur le Grand Maréchal, mais, comme il s’agit d’une affaire ne concernant que moi seule, je vous prie de vouloir bien faire en sorte que je l’accompagne !

Le visage soucieux du duc de Frioul ne se dérida pas. Bien au contraire, il enveloppa la jeune femme d’un regard sévère.

— Il ne m’appartient pas, Mademoiselle, d’introduire chez Sa Majesté quelqu’un qu’il n’a pas fait demander. Par contre, je dois vous guider vers Messieurs Gossec et Piccini qui vous attendent près de l’orchestre.

— Je vous en prie, Monsieur le duc ! Sa Majesté risque de commettre une injustice.

— Sa Majesté sait parfaitement ce qu’elle fait ! Prince, vous devriez déjà être parti. Voulez-vous me suivre, Mademoiselle ?

Bon gré mal gré, il fallut bien que Marianne se séparât de son compagnon et suivît le Grand Maréchal. Un chuchotement léger, de discrets applaudissements s’élevèrent sur son passage, mais, préoccupée, elle n’y prêta aucune attention. Timidement, mais fermement, elle posa son bras sur celui de Duroc.

— Il faut que je voie l’Empereur, Monsieur le Grand Maréchal.

— Aussi le verrez-vous, Mademoiselle, mais tout à l’heure. Sa Majesté a daigné indiquer qu’elle vous verrait à l’issue du concert !

— A daigné... Comme vous voilà sévère, Monsieur le duc ? Est-ce que nous ne sommes plus amis ?

Un léger sourire vint détendre fugitivement la bouche serrée de Duroc.

— Nous le sommes toujours, chuchota-t-il rapidement, mais l’Empereur est très en colère... et je n’ai pas le droit de me montrer aimable avec vous !

— Est-ce que je suis... en disgrâce ?

— Je ne saurais dire. Mais cela y ressemble un peu.

— Alors, fit derrière Marianne, une voix aimable et lente, laissez-la-moi un moment, mon cher Duroc. Entre disgraciés on se doit de se soutenir, hé ?

Avant même sa fameuse interjection finale, Marianne avait reconnu Talleyrand. Elégant à son habitude dans un frac vert olive constellé de décorations, sa mauvaise jambe gainée d’un bas de soie blanche étayée par la canne à pommeau d’or, il dédiait à Duroc son sourire impertinent tout en offrant son bras à Marianne.

Heureux, peut-être, d’être ainsi débarrassé, le Grand Maréchal s’inclina de bonne grâce et abandonna la jeune femme au Vice-Grand Electeur.

— Je vous remercie, prince, mais ne vous éloignez pas tous les deux, l’Empereur ne va pas tarder.

— Je sais, sussura Talleyrand. Juste le temps de laver la tête au jeune Clary pour lui apprendre à ne pas se montrer trop soumis au charme d’une jolie femme. C’est l’affaire de cinq minutes. Je le connais.

Tout en parlant, il entraînait doucement Marianne vers l’embrasure de l’une des hautes fenêtres. Son air détaché était celui d’un homme qui se livre à un agréable marivaudage de salon, mais Marianne découvrit bientôt que son compagnon disait des choses fort sérieuses.

— Clary passe sans doute un mauvais moment, murmura-t-il, mais je crains que vous n’ayez à subir le plus gros de la colère impériale. Quelle mouche, aussi, vous a piquée ? Sauter au cou d’un cardinal en plein milieu de la cour des Tuileries... et d’un cardinal en disgrâce encore ? Ce sont des choses que l’on ne fait guère... si ce n’est pour quelqu’un de très proche, hé ?

Marianne ne répondit pas. Il était difficile d’expliquer son geste sans avouer sa véritable identité. N’était-elle pas, pour Talleyrand, une certaine demoiselle Mallerousse, bretonne et sans naissance ? Quelqu’un, en tout cas, qui ne pouvait frayer de si près avec un prince de l’Eglise. Tandis qu’elle cherchait, vainement d’ailleurs, une explication plausible, le prince de Bénévent continua toujours plus détaché :

— J’ai beaucoup connu, jadis, l’abbé de Chazay. Il a débuté comme vicaire de mon oncle, l’archevêque-duc de Reims, qui est actuellement aumônier du roi émigré.

Angoissée, tout à coup, Marianne avait l’impression que les paroles du prince resserraient peu à peu autour d’elle une sorte de réseau. Elle revoyait, au jour de son mariage, la haute silhouette, la longue figure de Mgr de Talleyrand-Périgord, chapelain de Louis XVIII. Son parrain, en effet, était au mieux avec le prélat. C’était même celui-ci qui avait prêté les ornements liturgiques pour la cérémonie de Selton Hall. Mais, sans paraître remarquer son trouble, Talleyrand poursuivait, de la même voix tranquille, unie comme un lac par beau temps :

— J’habitais à cette époque rue de Bellechasse, tout près de la rue de Lille, alors rue de Bourbon, et j’y entretenais d’excellentes relations de voisinage avec la famille de l’abbé. Ah ! quel temps délicieux c’était, soupira le prince. En vérité, qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. Je crois n’avoir jamais rencontré couple plus beau, plus harmonieux et plus tendrement uni que le marquis et la marquise d’Asselnat... dont vous habitez en ce moment la maison.

Malgré son empire sur elle-même, Marianne eut un vertige. Sa main se crispa sur le bras de Talleyrand, s’y accrocha pour mieux lutter contre son émotion. Elle eut peine à retrouver son souffle tant son cœur battait fort. Il lui semblait que ses jambes allaient brusquement lui refuser tout service, mais le prince, impassible, continuait à lui offrir un profil calme et serein, tandis que ses yeux pâles soulevaient à peine leurs lourdes paupières pour regarder autour de lui. Une grande femme, rousse comme une flamme, avec un visage passionné, très belle et toute vêtue de blanc, passa auprès d’eux.

— Je ne vous savais pas un goût si prononcé pour l’opéra, mon cher prince ! lança-t-elle avec une insolence de grande dame.

Talleyrand salua gravement.

— Toute forme de beauté a droit à mon admiration, Madame la duchesse, vous devriez le savoir, vous qui me connaissez si bien.

— Je sais, mais vous feriez bien de conduire... cette personne vers les musiciens. Le petit m... enfin, je veux dire le couple impérial, va faire son entrée.

— Nous y allons ! Merci, Madame.

— Qui est-ce ? demanda Marianne tandis que la belle femme rousse s’éloignait. Pourquoi me dédaigne-t-elle si visiblement ?

— Elle dédaigne tout le monde... et elle-même plus encore que les autres depuis que pour servir une archiduchesse elle a enfin consenti à accepter une charge de dame de Palais. C’est Mme de Chevreuse. Elle est, comme vous l’avez vu, très belle. Elle est aussi pleine d’esprit et fort malheureuse parce que son âme passionnée l’étouffé. Songez qu’il lui faut dire « l’Empereur » et donner de la « Majesté » à quelqu’un qu’en privé elle appelle tout uniment « le petit misérable ». Cela a d’ailleurs failli lui échapper ! Quant à vous dédaigner...

Brusquement, Talleyrand tourna son regard glauque vers Marianne et dit gravement :

— ... elle n’a d’autre raison de le faire que celle que vous lui avez donnée vous-même ! Une Chevreuse ne peut que dédaigner une Maria-Stella... mais elle aurait ouvert les bras à la fille du marquis d’Asselnat.

Il y eut un silence. Un peu penché vers sa compagne, Talleyrand plongea ses yeux pâles jusqu’au fond du regard vert qui, cependant, ne cilla pas.

— Depuis quand savez-vous ? demanda Marianne avec un calme soudain.

— Depuis que l’Empereur vous a donné l’hôtel de la rue de Lille. Ce jour-là, j’ai compris d’où venait ce souvenir vague que je ne pouvais parvenir à situer, cette ressemblance que je n’arrivais pas à définir. J’ai su qui vous étiez réellement.

— Pourquoi n’avoir rien dit ?

Talleyrand haussa les épaules.

— A quoi bon ? Vous étiez, le plus imprévisiblement du monde, tombée amoureuse de l’homme que vous aviez été créée pour haïr.

— Mais dans le lit duquel vous m’aviez jetée ! lança Marianne brutalement.

— Je l’ai assez regretté !... ce fameux jour dont je viens de vous parler. Et puis j’ai pensé qu’il valait mieux laisser faire les choses et le temps. Cet amour n’est pas fait pour vivre vieux. Ni cet amour ni votre carrière artistique...

Frappée, Marianne demanda.

— Pour quelles raisons, s’il vous plaît ?

— Pour une raison unique. Vous n’êtes faite ni pour Napoléon ni pour le théâtre. Même si vous essayez de vous persuader du contraire, vous êtes l’une des nôtres, une aristocrate, et de la meilleure race. Vous ressemblez tellement à votre père !

— C’est vrai, vous l’avez connu ? fit Marianne avec une soudaine avidité, venue des profondeurs de son être, d’approcher enfin la vérité de cet homme dont elle était la chair, le sang et dont, cependant, elle ne connaissait qu’une image. Parlez-moi de lui !

Doucement, Talleyrand détacha la main frémissante posée sur sa manche, mais la garda un instant dans la sienne.

— Plus tard. Ici, son fantôme s’évoquerait mal. Il y serait si peu à l’aise ! L’Empereur approche. Il vous faut redevenir, pour un temps au moins, Maria-Stella.

Plus vivement maintenant il la guidait vers le groupe des musiciens au milieu desquels elle apercevait Gossec qui l’appelait à grands gestes, Piccini qui ouvrait des partitions sur le piano et Paer, le maître de la chapelle impériale, qui essuyait soigneusement sa baguette. Au moment d’arriver près d’eux, mue par une impulsion irraisonnée, Marianne retint le Vice-Grand Electeur.

— Si je ne suis faite ni pour... l’Empereur ni pour le théâtre, pour quoi, selon vous, suis-je faite ?

— Pour l’amour, ma chère !

— Mais... nous nous aimons !

— Ne confondez pas. J’ai dit l’amour... un grand amour : celui qui bouleverse les mondes, fonde les dynasties impérissables... celui que l’on garde par-delà la mort ; celui enfin que la plupart des hommes ne trouvent jamais.

— Pourquoi, alors, le trouverais-je, moi ?

— Parce que, si vous ne le trouvez pas, c’est qu’il n’existe pas, Marianne... et parce qu’il faut qu’il existe, il le faut pour que des gens comme moi puissent continuer à le nier !

Profondément troublée, Marianne regarda s’éloigner l’étrange boiteux de sa démarche inégale et, cependant, élégante. Elle entrevoyait, dans ces paroles si peu conformes au personnage et à la légende de Talleyrand, dans ce parti-pris de ia revendiquer pour leur commune caste, comme une offre d’amitié, d’aide tout au moins... D’aide ! A un moment où elle en avait tant besoin ! Mais quel fond pouvait-on faire sur la sincérité du prince de Bénévent ? Pour avoir vécu sous son toit, Marianne mieux que quiconque connaissait cette espèce de charme qu’il dégageait, d’autant plus puissant qu’il semblait entièrement involontaire. Elle se rappela tout à coup une phrase du comte de Montrond que Fortunée Hamelin lui avait, un jour, rapportée en riant : « Eh ! Qui ne l’aimerait ? Il est si vicieux ! »

Qu’avait-il cherché, ce soir ? A la ramener, sans arrière-pensée, vers une existence digne de sa naissance ou, plus simplement, à la détacher davantage de l’Empereur... de l’Empereur qu’il trahissait, disait-on, au profit du Tzar ?

Un appel de trompettes, le claquement solennel de la canne du comte de Ségur, Grand Maître des Cérémonies, et la vaste salle s’emplit d’un respectueux silence tandis que chacun se tournait vers le grand balcon où, dans un flot de toilettes brillantes et d’uniformes chamarrés, le couple impérial venait de faire son entrée. Sur le fond chatoyant des dames du palais et des aides de camp, Marianne vit se détacher deux silhouettes : l’uniforme vert de Napoléon, la robe rose de Marie-Louise, puis ne vit plus rien. Comme toute la cour, elle plongea dans sa révérence.

Pourquoi fallut-il qu’elle prît fin, cette révérence ? Quand Marianne releva les yeux vers les nouveaux mariés, l’image de bonheur qu’ils offraient la frappa au cœur. Elle eut la brusque certitude d’une entente... Sans un regard pour la salle brillante, Napoléon faisait asseoir sa femme avec des gestes tendres, prévenants, posant même un baiser sur une main qu’il garda dans la sienne quand, à son tour, il s’assit. Il continua d’ailleurs à se pencher vers elle pour lui parler tout bas, sans se soucier des assistants.

Interdite, Marianne, debout près du piano, ne savait quelle contenance prendre. La Cour s’était assise, attendant que l’Empereur donnât le signal du concert, ce concert qu’il avait demandé pour délasser Marie-Louise entre le grand déjeuner d’apparat et la réception au cours de laquelle la nouvelle impératrice devait recevoir les félicitations du corps diplomatique et des corps constitués.

Mais Napoléon continuait son aparté souriant et Marianne, au supplice, eut soudain l’impression que cette estrade basse était une sorte de pilori où l’avait clouée le caprice cruel d’un amant oublieux. Une folle envie de fuir cette salle trop riche, ces centaines de paires d’yeux lui vint. Ce n’était, malheureusement, pas possible... Là-haut, dans la tribune, le comte de Ségur se penchait respectueusement vers Sa Majesté, demandant sans doute le signal... qu’on lui accorda d’un geste désinvolte, sans le regarder, et qu’il traduisit en un solennel coup de canne.

Le coup de canne déclencha, en écho, les petits coups secs frappés par la baguette de Paer sur son pupitre. Au piano, Alexandre Piccini attaqua le premier accord, entraînant les violons. Au coup d’œil affolé qu’il lui lança, Marianne comprit que son trouble était visible. Là-bas, dans un coin, elle vit le visage inquiet de Gossec, tendu vers elle comme pour une prière. Jamais, sans doute, on n’avait vu l’Empereur traiter si cavalièrement une artiste célèbre. Mais Marianne se souvint qu’elle était à peu près en disgrâce, si l’on en croyait ce qu’avait dit Duroc, en disgrâce, pour n’avoir pas permis que son vieux parrain traînât ses moires pourpres de prince de l’Eglise dans la boue de Paris !...

Une bienheureuse colère vint au secours de son désarroi. Le premier morceau qu’elle devait interpréter était le grand air de la « Vestale », l’air favori de l’Empereur. Prenant une profonde respiration qui calma les battements désordonnés de son cœur, elle l’attaqua avec une énergie qui subjugua l’assistance. En clamant le désespoir de Julia, la vestale condamnée à descendre vivante au tombeau quand tout en elle aspire à la vie, Marianne trouva des accents d’une telle intensité qu’ils bouleversèrent une assistance cependant blasée. Elle chanta véritablement au sommet de son talent, dans l’espoir de forcer enfin l’attention de l’Empereur. Sur les dernières notes, la douleur vibra de façon si poignante dans sa voix que des bravos frénétiques, spontanés, irrésistibles, éclatèrent. C’était aller contre le protocole. Car seuls les souverains pouvaient en donner le signal. Mais l’art de la chanteuse avait électrisé son public.

Elle releva, vers la loge impériale, des yeux brillants d’espoir... Hélas ! Non seulement Napoléon ne la regardait pas, mais il n’avait même pas paru s’apercevoir qu’elle avait chanté. Penché vers Marie-Louise, il lui parlait de très près. Elle l’écoutait, les yeux baissés, un sourire un peu niais sur les lèvres et si rouge que Marianne, furieuse, en conclut qu’il lui débitait des propos galants. D’un geste impératif, elle indiqua à Paer d’avoir à attaquer le morceau suivant qui était un air du « Mariage secret » de Cimarosa.

Jamais, sans doute, la musique tendre et légère du maître italien n’avait été chantée avec cette sombre ardeur. Ses yeux verts dardés sur l’Empereur, Marianne semblait vouloir forcer son attention. Une colère tumultueuse gonflait son cœur, lui ôtant tout jugement, toute possession d’elle-même. Qu’avait cette sotte Viennoise à sourire avec cette mine de chatte devant un bol de crème ? Dire que l’on avait osé prétendre qu’elle aimait la musique !

Sans doute Marie-Louise n’aimait-elle que la musique de son pays car, non seulement elle n’écoutait pas, mais encore, au beau milieu de l’air, son rire éclata... un rire puéril mais beaucoup trop sonore pour passer inaperçu.

Tout le sang de Marianne reflua vers son cœur. Pâle, tout à coup, elle se tut. Ses yeux étincelants planèrent un instant sur cette assemblée de têtes dont tous les regards avaient la même expression d’attente. Puis, redressant avec arrogance sa tête fière, elle quitta l’estrade et, au milieu d’un silence consterné, sortit de la salle des maréchaux sans que quiconque, pas même les gardes de la porte, songeât seulement à l’arrêter.

Raide, la tête en feu et les mains glacées, elle poursuivit son chemin sans vouloir entendre l’espèce d’orage qui éclatait derrière elle. Une seule idée, dans son cerveau enfiévré : quitter pour toujours ce palais où celui qu’elle aimait venait de lui infliger un si cruel affront, rentrer chez elle et ensevelir sa douleur au plus profond de la vieille demeure familiale en attendant... ce qui ne pourrait manquer de suivre après un tel éclat : la colère de l’Empereur, les gendarmes, la prison peut-être... Mais à cette minute, tout était égal à Marianne. Elle était en proie à un tel courroux qu’elle eût marché à l’échafaud sans même tourner la tête.

Derrière elle, une voix éclata :

— Arrêtez !... Mademoiselle ! Mademoiselle Maria-Stella !...

Mais elle continua de descendre le grand escalier de pierre comme si de rien n’était. Au vrai, elle n’avait rien entendu. C’est seulement quand Duroc la rattrapa au bas des degrés qu’elle consentit à s’arrêter, dévisageant avec indifférence le Grand Maréchal du Palais qui lui semblait proche de l’apoplexie. Il était presque aussi violet que son magnifique habit brodé.

— Etes-vous folle ? lança-t-il en essayant de reprendre son souille. Un pareil scandale... devant l’Empereur encore !

— Qui a donné l’exemple du scandale, sinon l’Empereur lui-même... ou tout au moins cette femme ?

— Cette femme ? L’Impératrice ? Oh !...

— Je ne connais d’autre Impératrice que celle qui a été sacrée par le Pape, celle de Malmaison ! Quant à cette caricature que vous appelez ainsi, je lui refuse en tout cas le droit de me ridiculiser publiquement. Allez dire cela à votre maître !

Hors d’elle, Marianne ne se contenait plus. Sa voix froide sonnait sous les voûtes de pierre du vieux palais avec un éclat que Duroc jugea des plus gênants. Est-ce que, sous la moustache du grenadier de garde au pied de l’escalier, il n’y avait pas l’ombre d’un sourire ? Lui-même se sentait une coupable indulgence envers cette ravissante furie déchaînée... qu’il importait néanmoins d’amener à composition. Forçant sa voix à une sévérité qu’il n’éprouvait guère, le bon Duroc articula en s’emparant du bras de Marianne :

— Je crains qu’il ne vous faille lui dire tout cela vous-même, Mademoiselle. Les ordres de l’Empereur sont que je vous mène à son cabinet où vous attendrez son bon plaisir.

— Suis-je prisonnière ?

— Pas que je sache... du moins pas encore !

La réticence était pleine de désagréables sous-entendus mais ne troubla pas Marianne. Elle s’attendait à payer très cher son incartade mais si la possibilité lui était offerte d’exprimer une bonne fois à Napoléon ce qu’elle avait sur le cœur, ce ne serait pas trop cher payé. Elle entendait bien le faire sans mâcher ses mots. Prison pour prison autant que cela en vaille la peine. Du moins son incarcération la mettrait-elle à l’abri des machinations de Francis Cranmere. L’intérêt de l’Anglais ne serait certainement pas de l’écraser définitivement. Il serait bien obligé d’attendre qu’elle sorte de prison. Restait Adélaïde, mais, de ce côté, elle faisait confiance à Arcadius pour faire le nécessaire.

Ce fut donc avec une certaine sérénité, sa colère momentanément calmée par la perspective d’un entretien avec l’Empereur, que la révoltée franchit le seuil du cabinet qu’elle connaissait bien et entendit Duroc ordonner à Roustan, le mameluck de garde, de n’y laisser entrer personne et d’interdire à Mlle Maria-Stella de communiquer avec qui que ce soit. Cette dernière recommandation lui arracha même un sourire.

— Vous voyez bien que je suis prisonnière ? fit-elle doucement.

— Je vous ai déjà dit non. Mais je ne tiens pas à ce que le jeune Clary vienne japper à cette porte comme un toutou qui a perdu son maître. Quant à vous, je vous conseille de vous préparer à une longue attente car l’Empereur ne viendra pas avant la fin de la réception.

Sans autre réponse qu’un léger mais fort impertinent haussement d’épaules, Marianne alla s’installer près du feu sur le petit canapé jaune où elle avait vu Fortunée Hamelin pour la première fois. La pensée de son amie acheva de lui rendre son calme. Fortunée connaissait trop bien les hommes pour avoir jamais eu peur de Napoléon. Elle avait réussi à persuader Marianne que la dernière des fautes était de trembler, même et surtout s’il entrait dans l’une de ses célèbres colères. C’était, dans les circonstances présentes, un conseil utile à se rappeler.

Un profond silence, troublé seulement par les crépitements du feu, enveloppa la jeune femme. La pièce, malgré sa sévérité, était chaude et intime. C’était la première fois qu’elle s’y trouvait seule et, mue par une curiosité bien féminine, elle entreprit d’en faire le tour. Il lui était doux de se trouver dans ce cabinet où chaque chose rappelait l’Empereur. Négligeant les cartons à documents, les portefeuilles de maroquin rouge aux armes impériales entassés un peu partout, la grande carte d’Europe jetée comme par hasard sur le bureau et la table du secrétaire disposée près de l’une des deux fenêtres, elle prit plaisir à manier l’encrier de porphyre, l’aigle-porte-montre de bronze doré, une tabatière d’or ciselé qui, mal fermée, laissait échapper sa poudre odorante. Chaque objet ici proclamait sa présence... jusqu’au bicorne noir, tordu et jeté dans un coin, sans doute dans un éclat de colère, récente puisque Constant ne l’avait pas encore ramassé. Etait-ce l’affaire du carrosse qui avait motivé cette colère ? Malgré son intrépidité, Marianne ne put empêcher un désagréable frisson de courir le long de son dos. Que serait-ce tout à l’heure ?...

L’inquiétude est une compagne sans attraits. Le temps, soudain, parut très long à la jeune femme. Elle pressentait une bataille et avait hâte de s’y jeter. Lasse de tourner en rond dans le silence feutré du cabinet, elle prit un livre qui traînait sur le bureau et alla se rasseoir. Relié en cuir vert, aux armes impériales, c’était un exemplaire usagé, fatigué des « commentaires » de César. Il était tellement annoté, raturé, les marges comportaient tant de lignes d’une écriture fine et nerveuse, qu’il était devenu parfaitement illisible pour qui n’était pas l’auteur de ces notes. Avec un soupir Marianne le laissa retomber sur ses genoux, gardant cependant la main sur le cuir fatigué, y cherchant inconsciemment la trace d’une main. Sous ses doigts, la reliure se réchauffa, devint presque humaine. Pour mieux en savourer la sensation, Marianne ferma les yeux...


— Réveillez-vous !

La jeune femme sursauta. Elle ouvrit les yeux, vit que dans le bureau les chandelles étaient allumées, qu’au-dehors il faisait nuit... et que Napoléon, l’œil orageux et les bras croisés sur la poitrine, se tenait debout devant elle.

— J’admire votre courage ! lança-t-il sarcastique. Apparemment le fait d’avoir encouru ma colère ne saurait vous troubler outre mesure. Vous dormiez avec conviction.

Le ton était brutal, agressif, visiblement calculé pour accabler quelqu’un sortant du sommeil, mais Marianne possédait cette faculté d’être instantanément et complètement réveillée, eût-elle dormi très profondément. De plus, elle s’était juré de tout faire pour conserver son calme autant qu’il lui serait possible.

— Le Grand Maréchal, dit-elle doucement, m’avait prévenue que j’aurais à attendre longtemps. Le sommeil n’est-il pas la meilleure façon d’abréger l’attente ?

— Je le crois plus impertinent que salutaire, Madame... d’autant plus que j’attends encore votre révérence.

Visiblement, Napoléon cherchait une mauvaise querelle. Il s’était attendu à trouver une Marianne inquiète, agitée, tremblante, les yeux rouges peut-être.

Cette femme qui s’éveillait si paisiblement ne pouvait que l’irriter. Malgré la lueur menaçante de son œil gris, la jeune femme risqua un sourire.

— Je suis toute prête à tomber aux pieds de Votre Majesté, Sire... si seulement Votre Majesté voulait bien se reculer suffisamment pour me permettre de quitter ce canapé.

Il eut une exclamation de colère et, furieux, tourna les talons pour foncer sur la fenêtre comme s’il avait l’intention de passer au travers.

Marianne, alors, glissa du canapé jusqu’à terre où elle se plia dans la plus profonde et la plus respectueuse des révérences.

— Voilà, Sire ! murmura-t-elle.

Mais il ne lui répondit pas. Tourné vers la fenêtre, les mains nouées au dos, il garda un silence qui parut une éternité à Marianne parce qu’il l’obligea à conserver cette inconfortable pose quasi agenouillée. Comprenant qu’il cherchait délibérément à l’humilier, elle rassembla son courage pour ce qui allait suivre et ne pourrait qu’être désagréable. Elle ne souhaitait qu’une chose : sauver son amour malgré tout, contre tout...

Brusquement, mais sans se retourner, Napoléon parla.

— J’attends vos explications, si toutefois vous en avez pour votre conduite insensée ? Vos explications et vos excuses bien entendu. Il semble que vous ayez subitement perdu tout sens commun, toute notion d’élémentaire respect envers moi-même et envers votre Impératrice. A moins que vous ne soyez folle !

Instantanément Marianne fut debout, le sang aux joues. Les mots « votre impératrice » l’avaient frappée comme un soufflet.

— Des excuses ? fit-elle d’une voix nette. Je n’ai pas l’impression que ce soit moi qui en doive !

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Que si quelqu’un a été insulté dans ce palais, c’est moi et personne d’autre ! Je n’ai fait, en quittant la salle, que préserver ma dignité.

— Votre dignité ? Vous divaguez, Madame ! Oubliez-vous chez qui vous vous trouviez ? Oubliez-vous que vous n’étiez venue ici que sur mon ordre, selon mon bon plaisir et dans l’unique but de distraire votre souveraine.

— Ma souveraine ? Si j’avais pu supposer un seul instant que vous me faisiez venir ici pour elle, je n’aurais jamais accepté de franchir le seuil de ce palais.

— Vraiment ? En ce cas, je vous y eusse fait traîner de force !

— C’est possible ! Mais vous n’auriez pas pu me forcer à chanter ! Le beau spectacle d’ailleurs que cela eût été pour votre cour que voir votre maîtresse traînée sur scène par la police ou par vos gardes ! Un spectacle digne de celui que vous lui avez donné tout à l’heure, d’ailleurs : des princes de l’Eglise errant dans la poussière ; offerts par vos soins à la risée du vulgaire... comme s’il ne vous suffisait pas d’avoir osé porter la main sur le Vicaire du Christ !

En quelques enjambées, l’Empereur fut sur elle. Son visage blême était effrayant, ses yeux lançaient des éclairs. Marianne comprit qu’elle avait été trop loin, mais il n’était ni dans ses possibilités ni dans son caractère de reculer. Elle se raidit donc pour soutenir le choc, tandis qu’à deux doigts de son visage, il grondait :

— Vous osez !... Ces gens m’ont insulté, ridiculisé et je les aurais épargnés ? Pour ma clémence et ma longanimité vous devriez être à genoux, éperdue de reconnaissance. Comme si vous ne saviez pas que j’aurais pu les jeter en prison... ou pire encore !

— Et accréditer davantage votre légende ? Allons donc ! Vous n’avez pas osé les frapper plus cruellement par prudence et vous vous en prenez à moi parce qu’en offrant une voiture à mon parrain je n’ai pas accepté de participer à cette mesquine vengeance !

La curiosité suspendit un instant la colère impériale.

— Votre parrain ? Ce cardinal italien...

— N’est pas plus italien que moi. Il se nomme Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo. Il est mon parrain et je lui dois la vie car c’est lui qui jadis m’a sauvée des hommes de la Révolution. En venant à son secours, je n’ai fait que mon devoir !

— Peut-être ! Mais mon devoir à moi est d’abattre toute subversion, de faire respecter mon trône, les miens... mon mariage ! J’exige que vous alliez sur l’heure implorer votre pardon, aux genoux de l’Impératrice.

L’image qu’il évoquait acheva de jeter Marianne dans une fureur au moins égale à celle de Napoléon.

— N’y comptez pas ! articula-t-elle sèchement. Faites-moi jeter en prison ou mener à l’échafaud même, si cela vous amuse, mais cette abjecte soumission vous ne l’obtiendrez jamais de moi, vous entendez, jamais ! Moi, aux genoux de cette femme...

Transfigurée par la colère, raidie dans un cri d’orgueil venu des profondeurs mêmes de son sang, redevenue en une seconde une révoltée de grande race, elle le dominait maintenant, hautaine, méprisante... Incapable de supporter la vue de cette arrogante statue, Napoléon, fou de rage, la saisit brutalement par un bras qu’il tordit, lui arrachant un cri de douleur.

— C’est aux miens que vous allez vous traîner dans une seconde, misérable démente !... vous traîner pour implorer mon pardon ! En vérité, j’avais raison, vous devez être folle.

Il cherchait à la jeter à terre. Luttant à la fois contre la douleur et contre la perte d’équilibre, Marianne s’écria :

— Folle ? Oui, je suis folle... ou tout au moins je l’ai été ! Folle de vous avoir aimé comme je l’ai fait ! Folle d’avoir cru en vous comme j’y ai cru ! Dire que j’avais confiance en votre amour ! Mais ce n’étaient que paroles, que fumée ! Votre amour, il est à la dernière venue. Il a suffi à cette grosse fille rougeaude de paraître pour que vous vous fassiez son esclave, vous... le maître de l’Europe, l’Aigle... aux pieds de cette génisse ! Et moi, pendant ce temps, je faisais taire ma souffrance, parce que j’avais cru à tout ce que vous m’aviez dit ! Un mariage politique !... alors que vous étalez aux yeux de tous un amour abject, un amour qui me déchire et qui me tue ! Vous êtes-vous assez moqué de moi ! En vérité, vous avez raison... j’étais folle... et même je le suis encore puisque, malgré cela, je vous aime toujours. Alors que je voudrais tant vous haïr... oh ! oui, vous haïr comme tant d’autres ! Ce serait si simple ! Si merveilleusement simple...

Vaincue à la fois par le chagrin et par la douleur de son bras meurtri, elle tomba enfin à terre. Brusquement, comme en ces jours d’orage où la pluie crève soudain un ciel convulsé, elle s’abattit sur le tapis, la tête dans les bras, secouée d’une terrible crise de larmes... Tout était fini, elle avait tout dit et elle ne souhaitait plus que l’anéantissement final... bienheureux ! L’effrayante colère qui l’avait soulevée au delà d’elle-même, poussée à défier le Maître avec cette folle insolence était enfin tombée, ne laissant qu’un immense chagrin. Indifférente à ce qu’il pouvait lui faire désormais, Marianne pleurait sur les ruines de son bel amour détruit.

Debout à quelques pas d’elle, Napoléon regardait, pétrifié, la forme bleue et argent écroulée sur le tapis, écoutait ces sanglots désespérés qui étaient ceux-là même d’une biche en train de mourir. Peut-être cherchait-il quelle contenance prendre, ou bien essayait-il de retrouver sa colère en face de cette souffrance, de ces cris d’amour qui se voulaient des cris de haine. Peut-être aussi, lui qui avait un penchant secret si prononcé pour le drame, goûtait-il en artiste la saveur de cette scène violente... quand tout à coup, la porte s’ouvrit sur une forme ronde et rose. Une voix puérile, un peu geignarde, se plaignit avec un fort accent allemand.

— Nana !... Que faites-vous ?... Je m’ennuie sans mon très méchant galant ! Venez, Nana.

Cette voix fit, à Marianne écroulée, l’effet d’un acide sur une blessure. Se redressant à demi, elle regarda avec stupeur le couple impérial, la fille des Habsbourg qui la contemplait avec effarement en balbutiant :

— Oh !... Vous l’avez battue cette vilaine femme, Nana ?

— Non, Louise... je ne l’ai pas battue ! Laissez-moi un instant, mon cœur... je vous rejoins. Allez ! Allez vite.

Il la reconduisait, la mettait gentiment à la porte avec un sourire qui allait mal à son visage tiré, un baiser sur la main, gêné sans doute par cette explosion de familiarité bourgeoise qui était tombée comme un seau d’eau froide sur les flammes d’une scène tragique. Quant à Marianne, elle était trop anéantie pour songer seulement à se relever. Nana ! Elle l’appelait Nana !... C’était à en pleurer de rire si Marianne avait eu le cœur à rire.

D’ailleurs, de nouveau ils étaient seuls. Lentement, l’Empereur revint vers son bureau. Il respirait fort, comme avec peine. Le regard qu’il laissa tomber sur Marianne était vide, comme si la colère en se retirant en avait emporté toute la vie. Il s’appuya des deux mains à la lourde table, laissa tomber sa tête.

— Relève-toi, dit-il sourdement.

Puis, il redressa la tête, regarda la jeune femme avec une sorte de douceur, puis, comme surprise de ce tutoiement familier si miraculeusement revenu, elle ouvrait la bouche, il ajouta très vite, après une profonde respiration :

— Non... Ne dis rien ! Ne dis plus rien. Il ne faut pas, il ne faut jamais exciter ma colère comme tu l’as fait. C’est dangereux. Je... j’aurais pu te tuer et je l’aurais regretté toute ma vie. Parce que... même si tu as de la peine à le croire... je t’aime toujours ! Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre !

Lentement, avec autant de peine que si elle venait de soutenir un combat corps à corps, Marianne se leva. Mais elle dut s’agripper au canapé car tout tournait autour d’elle. Il n’était pas une fibre de son corps qui ne lui fît mal. Néanmoins, elle voulut aller vers Napoléon mais, du geste, il la retînt.

— Non ! N’approche pas ! Assieds-toi et essaie de te remettre. Nous venons de nous faire un mal affreux en quelques minutes, n’est-ce pas ? Il faut oublier tout cela. Ecoute, demain je quitte Paris pour Compiègne. De là, vers la fin du mois, je partirai pour les provinces du Nord. Je dois montrer ma f... l’Impératrice à mon peuple. Cela nous permettra d’oublier... et, surtout, je n’aurai pas à t’exiler, ce que j’aurais dû faire si j’étais demeuré ici... Maintenant, je te laisse. Reste là un moment. Constant viendra te chercher pour te mettre en voiture.

D’un pas curieusement alourdi, il se dirigea vers la porte. Dans un geste dont elle ne fut pas maîtresse, Marianne, les yeux pleins de larmes, tendit les mains vers lui, cherchant instinctivement à le retenir. Sa voix s’éleva, suppliante et basse.

— Me pardonnes-tu ? Je ne pensais pas...

— Tu sais bien que tu pensais chaque mot, mais je te les ai pardonnés parce que tu avais raison. Mais ne m’approche pas. Il ne faut pas que je te touche pour ne pas manquer à l’Impératrice ! Nous nous reverrons plus tard !

Très vite, cette fois, il sortit et Marianne, le cœur et la tête vides, alla se rasseoir auprès du feu. Elle avait froid tout à coup, jusqu’à l’âme... Quelque chose lui disait que rien ne pourrait plus être comme avant entre eux. Il y avait cette femme rose et sotte... il y avait les mots de tout à l’heure, des mots à la suite desquels il y aurait l’absence, le silence. Un silence dangereux. Un poignant regret lui vint des jours merveilleux de Trianon où les disputes se noyaient dans l’accord final de leurs caresses. Mais personne au monde ne pourrait lui rendre Trianon. L’amour, désormais, aurait un goût âpre de solitude et de renoncement. Reviendrait-il seulement le temps éblouissant du bonheur à l’état pur qui avait été le sien durant quelques semaines ? Ou bien fallait-il apprendre maintenant à tout donner sans rien attendre ?...

Le palais, autour de Marianne, s’était fait silencieux et vide comme un désert de cauchemar. Et, soudain, les pas de Constant qui approchait sur le parquet nu d’un salon lui parurent venir du fond des âges... Elle se sentit mal, tout à coup. Le rythme de son cœur s’accéléra tandis qu’une sueur froide l’enveloppait. Elle essaya de se lever, mais une affreuse nausée la rejeta, haletante, au fond du canapé. Ce fut là que Constant la trouva, les yeux agrandis, la figure cireuse, son mouchoir appuyé contre sa bouche. Elle leva sur lui un regard éperdu.

— Je ne sais pas ce que j’ai tout à coup... Je me sens malade... mais malade ! Et il y a un instant... tout allait si bien.

— Qu’éprouvez-vous ? Vous êtes bien pâle.

— J’ai froid, la tête me tourne et surtout, surtout... j’ai un affreux mal de cœur.

Sans un mot, le valet de chambre s’empressa. Il alla chercher de l’eau de Cologne, bassina les tempes de Marianne, lui fit boire un cordial. Les nausées se retirèrent aussi subitement qu’elles étaient venues. Peu à peu, les couleurs revinrent aux joues décolorées de Marianne qui, bientôt, se sentit tout à fait bien.

— Je ne sais pas ce qui m’a prise, fit-elle en offrant à Constant un sourire plein de reconnaissance. Il m’a semblé que j’allais mourir. Il faudrait peut-être que je voie un médecin...

— Il faut voir un médecin, Mademoiselle... mais je ne crois pas que ce soit grave.

— Que voulez-vous dire ?

Soigneusement, Constant rassembla les serviettes et les flacons dont il s’était muni, puis sourit gentiment, quoique avec un peu de tristesse.

— Qu’il est grand dommage que Mademoiselle ne soit pas née sur les marches d’un trône, cela nous aurait évité ce mariage autrichien qui, décidément, ne me dit rien qui vaille ! J’espère, néanmoins, que ce sera un garçon. Cela fera plaisir à l’Empereur.

6 LE PACTE

La révélation de son état abasourdit Marianne et, tout à la fois, lui rendit courage en lui communiquant une extraordinaire impression de triomphe. Elle n’était pas assez naïve pour imaginer que son attente d’un enfant, survenue quelques mois plut tôt, eût évité le mariage autrichien : Napoléon avait appris, après Wagram, que Marie Walewska portait un enfant de lui et cela n’avait rien empêché. Il aurait pu épouser la Polonaise, qu’il aimait alors et qui était de grande famille. Cependant il n’en avait rien fait parce que, comme Marianne elle-même, et si noble qu’elle fût, Marie n’était pas princesse, donc pas assez bien née pour asseoir une dynastie. Mais Marianne éprouvait une joie bizarre, un peu douloureuse, à penser que le sang impérial germait déjà au plus secret d’elle-même, alors que Napoléon s’évertuait à féconder le corps dodu de sa Viennoise pour en arracher l’héritier tant désiré. Quoi qu’il pût faire maintenant, il était lié, à elle, Marianne, par un lien de chair et de sang que rien ne pourrait effacer. De même rien ne pourrait ternir la joie qu’elle éprouvait, exaltante et chaude, à porter en elle « son » enfant, pas même les préjugés ou la réprobation auxquels étaient en butte les mères sans mari. Pour ces quelques onces de chair qui allaient lentement mûrir en elle, Marianne se sentait déjà prête à défier l’univers sournois du mépris, des ragots et des regards fuyants.

Toutes ces idées la soutenaient tandis que, dans sa voiture retrouvée, elle gagnait la rue Chanoinesse pour y livrer sans doute l’une des plus rudes batailles de son existence.

Elle connaissait trop le royalisme impénitent de son parrain, la pureté de ses mœurs et la rigidité de son code d’honneur personnel pour ne pas deviner que sa confession connaîtrait des moments pénibles... en admettant qu’il consentît à l’écouter jusqu’au bout.

La rue Chanoinesse, à cette heure tardive, était obscure, éclairée seulement par deux quinquets pendus à des cordes tendues en travers de la voie, d’une maison à l’autre. Les roues ferrées de la voiture sonnèrent durement sur les gros pavés qui devaient dater au moins du roi Henri IV et qui bossuaient la chaussée entre la double rangée de demeures sages, secrètes et silencieuses derrière leurs fenêtres grillées où s’abritaient les chanoines du chapitre de Notre-Dame. L’ombre double des tours de la cathédrale s’allongeait démesurément au-dessus des vieux toits, accentuant encore la profondeur de la nuit.

Un petit prêtre attardé, hélé poliment par Gracchus-Hannibal, indiqua la demeure de M. de Bruillard, facile à distinguer des autres grâce à une haute et maigre tour carrée émergeant de sa cour. C’était d’ailleurs l’une des rares où il y eût de la lumière. On se couchait tôt chez les chanoines, ce qui laissait toute latitude aux mauvais garçons qui infestaient les vieilles rues de la Cité pour exercer leurs discutables industries.

A la grande surprise de Marianne, la maison du chanoine n’exhalait nullement cette odeur de cire froide et de vieux papiers qui, selon elle, était l’apanage d’une résidence d’homme d’Eglise. Un valet en livrée sombre, qui n’avait rien d’un bedeau, la conduisit à travers deux salons à l’ancienne mode, mais d’une discrète élégance, jusqu’à une porte close devant laquelle patrouillait l’abbé Bichette, la tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos. En apercevant la visiteuse, le fidèle secrétaire poussa une exclamation satisfaite et se précipita vers elle, d’où Marianne conclut qu’elle était attendue.

— Son Eminence a déjà fait demander trois fois si vous étiez arrivée. Elle est dans une impatience !... Au point qu’elle ne peut supporter la présence de personne, pas même la mienne.

« Surtout la tienne », pensa Marianne qui, pour sa part, n’aurait pu tolérer la présence de l’obligeant abbé plus d’un petit quart d’heure.

— Songez, ajouta Bichette en baissant encore le ton de sa voix pourtant convenablement feutrée, que nous devons avoir quitté Paris avant l’aurore !

— Comment ? Déjà ? mais mon parrain ne m’en a rien dit.

— Son Eminence l’ignorait encore. C’est au début de la soirée que le ministre des Cultes, Monsieur Bigot de Preameneu[4], nous a fait savoir que notre présence n’était plus souhaitable dans la capitale et que nous devions partir.

— Mais, pour où ?

— Pour Reims où sont... euh... parqués les membres réfractaires de la Curie romaine ! C’est un bien grand malheur et une grande injustice. En vérité, les temps apocalyptiques sont venus...

Marianne ne devait pas en savoir plus long sur les vues prophétiques de l’abbé Bichette car, à cet instant, la porte devant laquelle avait lieu cet intéressant colloque s’ouvrit et le cardinal apparut, mais un cardinal cette fois beaucoup plus conforme au souvenir de l’abbé de Chazay : son habit noir modeste était moins élégant que la livrée du valet.

— Bichette ! fit-il sévèrement. Je suis assez grand pour rapporter moi-même mes malheurs à ma filleule. Vous nous retardez avec vos bavardages. Allez plutôt dire à la cuisine que l’on me prépare du café, beaucoup de café et très fort ! Et ne venez me déranger que lorsque M. de Braillard vous fera dire qu’il est prêt. Entre, mon petit !

Les trois derniers mots, bien entendu, s’adressaient à Marianne qui pénétra dans une petite mais confortable bibliothèque dont les boiseries claires, les riches reliures et les fraîches tapisseries de Beauvais ne sentaient pas plus l’ecclésiastique que le reste de la maison. Au-dessus d’un secrétaire de Boulle, dans un ovale d’or fin, le portrait d’une très jolie femme coiffée à l’oiseau royal souriait avec malice entre deux hauts chandeliers de bronze doré, tandis qu’au-dessus de la cheminée le jeune roi Louis XV en costume de sacre semblait étendre dans toute la pièce l’azur de son manteau royal.

Voyant que Marianne regardait ce portrait avec un peu de surprise, le cardinal sourit.

— Le chanoine de Braillard est le fils naturel du roi Louis XV et de cette belle dame que tu vois sur le secrétaire. De là ce portrait que l’on ne rencontre plus très souvent dans les salons parisiens. Mais laissons cela et viens t’asseoir près du feu que je te voie mieux. Depuis que je t’ai quittée, tout à l’heure, je n’ai cessé de penser à toi, de chercher à comprendre par quel miracle tu te trouves à Paris et comment, toi que j’ai mariée à un Anglais, je te rencontre dans la cour des Tuileries en compagnie d’un Autrichien.

Marianne eut un petit sourire sans conviction. Le moment difficile entre tous était venu. Elle était décidée à l’affronter sans tarder, sans chercher la plus mince échappatoire et même sans s’accorder le bénéfice des souvenirs si chers que Mgr de Chazay ne manquerait pas d’évoquer.

— Ne cherchez pas, cher Parrain... vous ne pourriez pas trouver. Ce qu’a été ma vie, depuis la minute où nous nous sommes quittés, ni vous ni personne ne pourrait l’imaginer. A dire vrai, il y a des moments où je me demande si, tout ce que j’ai vécu, cela n’a pas été un simple cauchemar ou encore une histoire que l’on m’a racontée !

— Que veux-tu dire ? demanda le cardinal en tirant un fauteuil en face de celui dans lequel il avait fait asseoir Marianne. Je n’ai eu aucune nouvelle d’Angleterre depuis le jour de ton mariage.

— Alors... vous ne savez rien... absolument rien ?

— Mais rien, je te l’affirme. Dis-moi d’abord où est passé ton mari.

— Non, coupa Marianne vivement, je vous en prie, laissez-moi vous dire... à ma manière, comme je pourrai. C’est déjà tellement difficile.

— Difficile ? Je croyais t’avoir appris à ne jamais te laisser arrêter par les difficultés.

— Aussi ne m’arrêterai-je pas. Vous allez comprendre tout de suite ce que je veux dire. Parrain... l’hôtel d’Asselnat est à moi. L’Empereur me l’a donné. Je suis... cette fille d’opéra dont vous parliez tout à l’heure.

— Comment ?

Sous le coup de la surprise, le cardinal s’était levé. Il n’y avait plus trace, sur son visage sans beauté, de la moindre gaieté, ni même de vie. C’était un masque de pierre grise, figé dans une curieuse absence d’expression. Mais, malgré le choc qu’elle sentait bien lui avoir porté, Marianne éprouvait une délivrance, un allégement. Le plus difficile était dit.

Silencieusement, le cardinal se dirigea vers un angle de la pièce où un crucifix d’ivoire reposait dans un cadre de velours rouge et il s’arrêta un instant devant lui, sans fléchir les genoux, sans prier apparemment mais, quand il se retourna et revint vers Marianne, son visage avait retrouvé un peu de couleur. Il reprit sa place dans son fauteuil mais, peut-être pour éviter de regarder sa filleule, il se tourna vers le feu, lui tendit ses mains blanches.

— Raconte, dit-il doucement. Je t’écouterai jusqu’au bout sans t’interrompre.

Alors, Marianne commença le long récit...


L’arrivée du café, porté par le valet impassible et escorté avec vénération par un abbé Bichette visiblement dévoré de curiosité, coïncida juste avec les dernières paroles de Marianne. Fidèle à sa promesse, le cardinal n’avait pas sonné mot tout au long du récit, mais il s’était agité plus d’une fois dans son fauteuil. Maintenant, il considérait le plateau à café avec la reconnaissance que l’on réserve à une détente inattendue au milieu d’une chaude bataille.

— Laissez cela, Bichette, dit-il à l’abbé qui se mettait en devoir de remplir les tasses, très certainement pour rester plus longtemps. Nous nous servirons nous-mêmes.

Déçu mais obéissant, l’abbé disparut. Gauthier de Chazay se tourna alors vers Marianne.

— Il y a longtemps que tu ne m’as servi ni thé ni café, Marianne. J’espère que tu n’as pas oublié.

Les yeux soudain emplis de larmes, à cette remarque qui lui rendait d’un seul coup son enfance et sa place au sein de la famille, elle se dirigea vers la petite table, ôta ses gants qu’elle jeta dans un coin et commença de servir l’odorant breuvage. Attentive à ce qu’elle faisait, elle ne regardait pas son parrain. Aucun d’eux ne parlait. C’est seulement en lui tendant sa tasse qu’elle osa demander :

— Vous... ne me jugez pas trop sévèrement ?

— Je ne m’en reconnais pas le droit. Je n’aimais ni ce mariage ni lord Cranmere... et je suis parti. Maintenant, je sais que j’aurais dû demeurer, veiller sur toi au lieu de t’abandonner. Dieu sans doute ne le voulait pas puisque, à quelques minutes près, tu m’aurais retrouvé, sur le quai de Plymouth, et tout eût été différent. Toi, tu n’avais pas le choix. Il fallait bien que tu suives ton destin et, s’il est ce qu’il est aujourd’hui, j’en ai ma part... Non, en vérité, je n’ai pas le droit de t’adresser le moindre reproche car ce serait te reprocher d’avoir survécu !

— Alors, aidez-moi, Parrain... délivrez-moi de Francis Cranmere !

— Te délivrer ? Comment le pourrais-je ?

— Jamais lord Cranmere ne m’a touchée. Mon mariage est blanc et l’époux est indigne. Obtenez du Saint-Père qu’il annule mon mariage, que cet homme n’ait plus sur moi le moindre droit ; que je puisse redevenir moi-même et oublier jusqu’à l’existence même de lord Cranmere.

— Se laissera-t-il oublier si aisément ?

— Cela n’aura plus d’importance du moment où le lien qui m’attache encore à lui sera tombé. Délivrez-moi, Parrain ! Je veux redevenir Marianne d’Asselnat !

L’écho de ces derniers mots se prolongea longtemps. Le cardinal, sans répondre, vida sa tasse, la reposa puis s’absorba un moment dans la contemplation de ses doigts joints. Anxieuse, Marianne respecta sa méditation, freinant de son mieux l’impatience qui lui mordait le cœur. Pourquoi hésitait-il à lui répondre ? Que pesait-il au fond de ce silence ?... Enfin, les yeux bleus qu’il avait tenus cachés sous leurs paupières durant ces longs instants réapparurent, mais si remplis de tristesse que Marianne frissonna.

— Ce n’est pas pour redevenir toi-même que tu me demandes de t’aider à retrouver ta liberté, Marianne. Ce ne serait d’ailleurs plus possible parce que le changement est en toi bien plus que dans le nom que tu portes. Tu veux être libre pour être sans ombre aux yeux de l’homme que tu aimes... et pour mieux lui appartenir. A cela, je ne puis consentir parce que ce serait accepter de te voir mener au grand jour une vie de péché.

— Et qu’est-ce que cela changerait ? Ne suis-je pas, ouvertement, la maîtresse de Napoléon ? s’écria Marianne sur un ton où sonnait une sorte de défi.

— Non. C’est une certaine Maria-Stella qui détient ce titre, ce n’est pas la fille du marquis d’Asselnat. Ne t’y trompes pas, mon enfant, dans notre famille on n’a jamais considéré le poste de favorite royale comme un honneur. A plus forte raison celui de favorite d’un usurpateur. Je ne te laisserai jamais accoler le nom de ton père à celui de Buonaparte !

L’amertume de la déconvenue se teinta, dans l’esprit de la jeune femme, d’un début de colère. Elle savait, elle avait toujours su quel farouche royaliste était Gauthier de Chazay, mais elle n’imaginait pas qu’il pût introduire la fidélité à son Roi jusque dans ses relations avec elle, sa filleule, l’enfant qu’il avait toujours aimée.

— Je vous ai dit comment cet homme m’avait traitée et me traitait encore, Parrain, fit-elle tristement, et vous voulez, au nom de je ne sais quelle morale politique, m’obliger à demeurer enchaînée à un misérable !

— En aucune façon. Je veux simplement te sauver de toi-même tout en te sauvant de Cranmere. Tu n’as pas été créée, que tu le veuilles ou non, pour lier ton destin à celui de Napoléon, d’abord parce que ni Dieu... ni la morale, la simple morale de tout le monde et non ce que tu appelles la morale politique, ne le veulent. Cet homme va vers sa perte. Je ne te laisserai pas te perdre avec lui. Promets-moi de renoncer pour toujours à lui et je promets, moi, qu’avant quinze jours ton mariage sera annulé.

— C’est du chantage pur et simple ! s’emporta Marianne d’autant plus blessée que le cardinal lui répétait en d’autres termes mais avec un calme aussi assuré, ce que Talleyrand lui avait dit plus tôt.

— Peut-être, admit le prélat sans se fâcher, mais si tu dois déshonorer le nom que tu portes réellement, autant que ce soit celui de l’Anglais. Un jour tu me remercieras...

— Je ne crois pas ! Même si je voulais vous faire cette promesse, même si j’acceptais de détruire moi-même l’amour qui me fait vivre, je ne le pourrais pas ! Vous ne savez pas tout encore, Eminence ! Alors, apprenez l’entière vérité : je porte un enfant et cet enfant, c’est le sien, vous entendez, c’est un... Buonaparte !

— Malheureuse !... Folle !... Plus folle encore que malheureuse ! Et tu osais parler de redevenir la petite Marianne de Selton ? Mais tu as mis l’irréparable entre toi et les tiens !

Cette fois, le calme de Gauthier de Chazay avait volé en éclats sous le coup de la révélation mais, loin de s’en inquiéter ou même de s’en émouvoir, Marianne éprouva un moment de joie violente, chargée de toute l’exaltation du triomphe et en jouit profondément, comme si cet enfant encore à l’état infime dans le mystère de son corps venait de venger son père de tous les dédains des royalistes, de toute la haine des émigrés. Froidement, elle répliqua :

— C’est possible mais c’est aussi la raison primordiale pour laquelle je veux être irrévocablement séparée de Francis Cranmere. L’enfant né d’un empereur ne doit pas porter le nom d’un bandit ! Si vous refusez de dénouer le lien qui m’attache encore à lui, sachez que je ne reculerai devant rien, vous entendez, devant rien, pas même le meurtre le plus froid, le mieux prémédité pour faire sortir, de force, Francis Cranmere de ma vie.

Le cardinal dut sentir qu’elle pensait, implacablement chacun des mots de sa menace, car elle le vit pâlir en même temps qu’une curieuse expression d’orgueil s’allumait dans son regard toujours si calme et si doux. Marianne s’attendait à un cri de colère, à une protestation violente. Au lieu de cela, elle eut droit à un soupir découragé... et à un sourire moqueur.

— Ce qu’il y a d’épuisant avec vous autres, les Asselnat, remarqua Gauthier de Chazay, c’est votre caractère impossible. Si l’on n’accomplit pas vos volontés, toutes vos volontés et dans l’instant même, vous jetez feu et flammes et vous menacez de tuer tout le monde. Le pire d’ailleurs, c’est qu’en général, non seulement vous le faites, mais encore vous avez raison.

— Quoi ? s’écria Marianne abasourdie, vous me conseilleriez de...

— D’envoyer Francis Cranmere rejoindre ses nobles ancêtres ? En tant qu’homme je n’y verrais aucun inconvénient... et même je crois bien que j’applaudirais. Mais en tant que prêtre je dois condamner toute violence, même amplement méritée. Non, Marianne, si je dis que tu as raison, c’est lorsque tu affirmes que l’enfant à venir ne doit pas porter le nom de ce misérable... mais uniquement parce qu’il sera ton fils à toi.

Un éblouissement passa devant les yeux de Marianne qui sentit la victoire à portée de sa main.

— Alors, vous consentez à demander l’annulation ?

— Pas si vite. Réponds seulement à une question. Depuis quand sais-tu... pour l’enfant.

— Depuis aujourd’hui et, en quelques mots, elle retraça le malaise qui l’avait saisie aux Tuileries.

— Peux-tu... je regrette d’aborder un sujet aussi intime mais nous n’en sommes plus aux délicatesses... peux-tu dire approximativement à quand remonte... l’événement ?

— C’est, je pense, assez récent... Pas plus d’un mois certainement, peut-être moins.

— Curieuse façon pour un souverain d’attendre sa fiancée ! remarqua le cardinal sarcastique. Mais n’épiloguons pas. Le temps presse. Alors, écoute-moi maintenant et surtout n’émet pas la moindre objection car ce que je vais te dire sera l’expression de ma volonté formelle, irrévocable. C’est à ce prix seulement que je veux t’aider sans trahir ma conscience ni mon devoir. Tout d’abord, tu garderas secrète la nouvelle que tu viens de m’annoncer. Tu entends : absolument secrète pendant quelque temps. Car il ne faut à aucun prix que Francis Cranmere en ait vent. Il pourrait tout détruire et avec un homme comme lui on ne prend jamais trop de précautions. Alors, pas un mot, même à ceux qui t’entourent de plus près.

— Je ne dirai rien. Ensuite ?

— La suite m’appartient. Dans quinze jours, le temps pour moi de rejoindre le Saint-Père à Savone, ton mariage sera nul... mais dans un mois tu seras remariée !

Marianne crut avoir mal entendu et demanda :

— Qu’avez-vous dit ? J’ai mal compris.

— Non. Tu n’as pas mal compris. J’ai dit : dans un mois tu seras remariée.

Il avait prononcé le mot avec tant de force que Marianne, abasourdie, ne trouva, sur le moment, rien de valable à répondre. Elle se contenta de balbutier pauvrement :

— Mais enfin, ce n’est pas possible ! Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Je n’ai pas pour habitude d’employer des mots dont je ne connais pas la valeur exacte et je te rappelle que je t’ai avertie tout à l’heure ; j’ai dit : pas d’objections ! Néanmoins, je consens à me répéter, mais je vais le faire sans m’encombrer de périphrases : si tu es enceinte d’un mois, il faut que dans un autre mois tu sois l’épouse d’un homme convenable dont toi et l’enfant pourrez porter le nom sans rougir. Tu n’as pas le choix, Marianne ! Et ne viens pas me parler de ton amour, de ton empereur ou de ta liberté ! Place à l’enfant puisqu’il s’annonce ! Il lui faut un nom, un père puisque l’homme qui l’a engendré ne peut rien pour lui.

— Rien ? s’insurgea Marianne. Mais il est l’Empereur ! Ne croyez-vous pas qu’il est assez puissant pour assurer à son enfant un avenir convenable ?

— Je ne nie pas sa puissance, encore que je lui voie des pieds d’argile, mais peux-tu assurer que l’avenir ou le temps lui appartiennent aussi ? Qu’adviendra-t-il s’il tombe un jour ? Et qu’adviendra-t-il de toi et de l’enfant ? Pas de bâtard chez nous, Marianne ! Tu dois ce sacrifice à la mémoire de tes parents, à l’enfant... et à toi-même par-dessus le marché. Sais-tu comment la société traite une fille mère ? Es-tu tentée par cet état ?

— Depuis que je sais mon état, je m’attends à souffrir, à lutter...

— Pour quoi ? Pour qui ? Pour te garder à un homme qui, si je ne me trompe, vient d’en épouser une autre ?

— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai les impératifs d’une raison d’Etat ! Il devait se marier... mais moi je ne peux pas !

— La raison ?

— Il ne me le permettra pas !

Le cardinal eut un petit rire moqueur.

— Ah vraiment ? Tu le connais bien mal ! Mais, malheureuse, c’est lui qui te mariera, et sans traîner, dès qu’il saura que tu portes un enfant. Quand ses maîtresses n’étaient pas en puissance de mari, il s’est toujours arrangé pour leur en trouver un. Pas d’histoires et pas de complications. Cela a toujours été sa devise en matière d’amour. Son propre ménage lui a donné suffisamment de fil à retordre.

Marianne savait bien que tout cela était la vérité même, mais elle ne pouvait admettre l’affolante perspective que son parrain venait d’ouvrir devant elle.

— Mais enfin, Parrain, réfléchissez ! Un mariage est une chose grave, une chose qui comporte... des réalités. Et vous voulez que j’aille, les yeux fermés, confier mon sort, ma vie... et ma personne à un parfait inconnu, un inconnu qui aura sur moi tous les droits, que je devrai supporter jour après jour, nuit après nuit ? Ne pouvez-vous comprendre qu’à son contact tout mon être se hérissera d’horreur ?

— Je comprends surtout que tu veux de toutes tes forces et contre toute raison demeurer la maîtresse de Bonaparte et qu’en effet les réalités de l’amour n’ont plus de secrets pour toi. Mais qui te parle de contacts ? Ou même de cohabitation ? Il est possible d’épouser un homme et de vivre sans lui. Je n’ai jamais entendu dire que la belle princesse Borghèse, cette bacchante de Pauline, vécût beaucoup avec le pauvre Camillo. Je te le dis et te le répète : il faut, impérativement, que dans un mois tu sois mariée.

— Mais à qui ? Vous pensez à quelqu’un pour être aussi catégorique... Qui ?

— Cela me regarde. Sois sans crainte, l’homme que je choisirai pour toi, que j’ai déjà choisi, sera tel que tu n’auras à me faire aucun reproche même léger. Tu garderas la liberté qui t’est si chère... tout au moins dans les limites de la décence. Mais ne crois surtout pas que je désire te contraindre. Tu peux, si tu le désires ou si tu en as les moyens, choisir toi-même.

— Comment le pourrais-je ? Vous m’avez interdit de dire à qui que ce soit que j’attends un enfant et je n’accepterai jamais de tromper ainsi un honnête homme.

— S’il se trouve un homme, digne de toi et des tiens, qui t’aime assez pour t’épouser dans ces conditions, je n’y verrai aucun inconvénient. Je te ferai savoir où et quand tu devras me rejoindre pour la célébration du mariage. Si l’homme que tu auras choisi t’accompagne, je vous unirai... Si tu es seule, tu accepteras celui que je t’amènerai.

— Qui sera-t-il ?

— N’insiste pas ! Je ne te dirai rien de plus. Tu devras me faire confiance entière... et tu sais que je t’aime comme ma fille. Acceptes-tu ?

Lentement, Marianne baissa la tête, toute sa joie orgueilleuse de tout à l’heure envolée au souffle fade des réalités quotidiennes. Depuis qu’elle se savait enceinte, elle s’était laissé emporter par le sentiment exaltant de porter le fils de l’Aigle et, un moment, elle avait cru que cela lui permettrait de tenir tête au monde entier. Mais la raison, elle le comprenait bien, était du côté de son parrain, car, si pour elle-même elle dédaignait l’opinion d’autrui, si elle était prête à tout affronter, à tout combattre, avait-elle le droit d’imposer à son enfant le boulet de la bâtardise ? Certains hommes du monde, elle le savait, n’étaient pas les fils de ceux dont ils portaient le nom. Le charmant Flahaut était le fils de Talleyrand et tout le monde le savait, mais, s’il pouvait faire dans l’armée l’éclatante carrière qui était sienne, c’était parce que le mari de sa mère avait couvert de son nom la tache avilissante qui lui aurait fermé les portes du monde. Et Marie Walewska n’était-elle pas repartie vers les neiges de Walewice pour que le vieux comte, son époux, pût reconnaître l’enfant à venir ?... Brusquement, les lois de la société opposaient leur mur infranchissable aux rêves enchantés de Marianne. Elle avait trop de bon sens pour ne pas comprendre qu’il lui fallait faire plier son cœur, son amour devant la dure nécessité. Comme l’avait dit le cardinal, elle n’avait pas le choix. Pourtant, au moment de prononcer une acceptation qui, presque autant que le « oui » fatidique, lierait son destin, elle tenta de lutter encore.

— Je vous en supplie, laissez-moi voir au moins l’Empereur, lui parler... Il trouvera peut-être une solution. Laissez-moi un peu de temps.

— C’est la seule chose que je ne puisse te donner : le temps. Il faut aller vite, très vite... et, à ton air, je devine que tu ne sais même pas quand tu reverras Napoléon. D’ailleurs, à quoi bon ? Je te l’ai dit : si tu vas lui expliquer ta situation, il la dénouera lui-même de la seule manière possible : il te mariera à l’un ou l’autre de ses gens à blason clinquant, quelque fils d’aubergiste ou de palefrenier que tu devras, en plus, remercier humblement de vouloir bien accepter de t’épouser, toi, une d’Asselnat, dont les ancêtres sont entrés dans Jérusalem aux côtés de Godefroi de Bouillon et dans Tunis avec Saint Louis ! L’homme auquel je pense ne te demandera rien... et ton fils sera prince !

Le dur rappel à ses origines cingla Marianne. En un éclair, elle revit, dans son cadre d’or, la silhouette racée, le beau visage hautain de son père puis, sur l’écran brumeux du souvenir, celui, plus ingrat mais plus tendre et tout aussi fier, de sa tante Ellis. Leurs ombres ne seraient-elles pas en droit de se détourner avec colère d’une fille incapable d’accepter le sacrifice qu’exigeait l’honneur, eux qui avaient subordonné leur vie entière à ce même honneur... et cela jusqu’à la suprême abnégation ? Pour la première fois, Marianne sentit qu’elle appartenait toujours à ce vieil arbre dont les racines plongeaient au plus profond de la terre d’Auvergne et dont la tête, si souvent, avait frôlé le ciel ; elle aperçut, comme s’ils se fussent tout à coup levés des ombres de cette bibliothèque, la longue lignée de ses ancêtres français et anglais qui, tous, avaient lutté, souffert pour conserver intacts leur vieux nom et ce principe d’honneur que l’époque actuelle s’efforçait d’oublier. Alors, d’un seul coup, elle capitula.

— J’accepte ! articula-t-elle nettement.

— A la bonne heure ! J’étais certain...

— Entendons-nous bien, coupa la jeune femme. J’accepte le principe de me marier dans un mois, d’ici là, je ferai tous mes efforts pour pouvoir choisir moi-même mon époux.

— Je n’y vois aucun inconvénient dès l’instant que tu le choisiras digne de nous. Je te demande seulement de venir, aux lieu et heure que je te ferai connaître, seule ou accompagnée. Disons, si tu le veux, que nous concluons ce soir un pacte : tu sauves toi-même ton honneur et je te délivre de Francis Cranmere, ou bien tu t’engages à accepter le sauveur que j’amènerai. Nous sommes d’accord ?

— Un pacte est un pacte, affirma Marianne. Je m’engage à respecter celui-là.

— C’est bien... Dans ce cas, je vais commencer à remplir ma part du contrat.

Il se dirigea vers un grand secrétaire ouvert dans un coin, prit une feuille de papier, une plume et griffonna quelques mots tandis que Marianne, éprouvant le besoin de se réconforter, se versait une nouvelle tasse de café. Elle ne cherchait pas à revenir sur les mots qu’elle avait prononcés, encore qu’elle évaluât déjà l’horreur de la situation dans laquelle elle se trouvait, mais un doute, tout à coup, lui venait, qu’elle exprima sans plus tarder.

— Au cas où... de mon côté je ne trouverais personne, puis-je vous demander une grâce, Parrain ?

Sans répondre, il tourna les yeux vers elle, attendant.

— Si je dois prendre le mari de votre choix, je vous en supplie, songez d’abord à l’enfant... et ne lui faites pas porter le nom d’un ennemi de son père !

Le cardinal sourit, haussa les épaules et retrempa sa plume dans l’encrier.

— Ma fidélité au Roi ne va tout de même pas jusqu’à me faire commettre de telles noirceurs ! reprocha-t-il doucement. Tu me connais assez cependant pour qu’une telle idée n’ait même pas dû t’effleurer.

Il acheva sa lettre, la sabla, la plia et la cacheta, puis la tendit à sa filleule.

— Prends ceci. Dans quelques minutes, je vais devoir quitter Paris et je ne veux pas te laisser dans la situation dangereuse, inextricable où tu te trouves. Demain matin, tu te présenteras avec cette lettre chez le banquier Laffitte. Il te donnera les cinquante mille livres qu’exige ce démon anglais. Ainsi, tu pourras respirer un moment... et récupérer cette folle Adélaïde que l’âge n’a pas dû améliorer.

La stupeur coupa le souffle de Marianne comme n’avait pas su le faire la conversation, cependant peu ordinaire, qu’elle venait d’avoir avec le cardinal. Elle regardait, sans oser la prendre, la lettre offerte comme si elle était un objet absolument miraculeux. Cette magnifique générosité la déroutait tout en l’obligeant à chasser la rancune que lui inspirait l’attitude sévère de son parrain. Elle l’avait trouvé implacable, intransigeant sans, cependant, parvenir un seul instant à lui donner tort. Elle avait cru qu’il obéissait à la seule notion du devoir et voilà qu’en un trait de plume il donnait à sa protection toute la réalité de son ampleur et de sa chaleur. Les larmes lui montèrent aux yeux car, un moment, elle avait cru qu’il ne l’aimait plus autant. Le cardinal s’impatienta :

— Allons, prends et ne pose pas de questions auxquelles on ne pourrait te répondre. Ce n’est pas parce que tu m’as connu pauvre comme Job qu’il ne m’est pas possible de trouver de l’argent pour te sauver la vie.

Toute question, d’ailleurs, était désormais impossible. La porte de la bibliothèque venait de s’ouvrir et livrait passage à un autre cardinal. Vêtu comme il convenait à son rang, le nouveau venu était aussi petit que son collègue de San Lorenzo, mais son visage, très beau, avait un grand air de noblesse et offrait une ressemblance assez grande avec le portrait de la cheminée.

— La voiture et l’escorte viennent d’arriver, mon pauvre ami. Il nous faut partir... Votre cheval vous attend à l’écurie avec votre bagage et les vêtements nécessaires.

— Je suis prêt, s’écria presque joyeusement Gauthier de Chazay en saisissant les mains du nouveau venu et en les serrant avec affection. Mais, mon cher

Philibert, je ne vous remercierai jamais assez de vous sacrifier ainsi ! Marianne, je veux te présenter au chanoine de Bruillard qui, non content de m’avoir hébergé, pousse le souci de l’amitié jusqu’à jouer mon rôle cette nuit.

— Mon Dieu, s’écria Marianne, j’avais oublié. C’est vrai, on vous envoie à Reims. Mais alors...

— Mais alors, je n’irai pas. Tandis que, dans la voiture escortée par les gendarmes de Monsieur le duc de Rovigo, mon ami Philibert roulera tranquillement vers Reims en compagnie de l’abbé Bichette, moi, déguisé en domestique, je galoperai vers l’Italie où le Saint-Père attend que je lui rende compte d’une certaine mission.

Interdite, serrant machinalement entre ses mains la lettre précieuse qui lui assurait un an de liberté, elle regardait les deux cardinaux, le vrai et le faux, en se demandant si elle avait réellement jamais connu Gauthier de Chazay. Qui était-il au juste cet homme qui avait lutté si farouchement pour sauver le bébé qu’elle était, dont la vie n’était que mystère, qui, certainement toujours sans la moindre fortune, pouvait néanmoins d’un trait de plume payer une rançon princière et qui, prince de l’Eglise, courait les routes à cheval sous un habit de domestique ?

Conscient, sans doute, du trouble de sa filleule, l’ancien abbé vint à elle et l’embrassa tendrement.

— Ne cherche pas à deviner ce qui est hors de ta portée, Marianne ! Pense seulement que tu es toujours mon enfant chérie et que je te veux heureuse... même si les moyens que j’emploie pour te conduire au bonheur ne te conviennent guère. Que Dieu te garde, mon petit ! Je prierai pour toi comme je l’ai toujours fait.

Vivement, il traça une bénédiction sur le front de la jeune femme puis se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit.

— C’est le chemin le plus rapide pour aller à l’écurie sans rencontrer personne, fit-il. Adieu, mon cher

Philibert. Renvoyez-moi Bichette où vous savez quand vous le pourrez. J’espère que vous n’aurez pas à souffrir de notre supercherie.

— N’ayez crainte. Les gendarmes de Savary n’y verront que du feu... ou tout au moins de la pourpre car, pour mon visage, je le cacherai autant que possible. D’ailleurs, nous ne sommes très connus ni l’un ni l’autre. Certes, vos frères du Sacré Collège seront quelque peu surpris en me voyant arriver, mais je les informerai et après quelques jours, sous mon aspect réel cette fois, je trouverai bien moyen de revenir ici... où mes gens auront condamné ma porte sous prétexte d’une maladie contagieuse. Bonne route, mon cher Chazay ! Mettez aux pieds du Saint-Père ma filiale affection, mon respect et mon obéissance.

— Ce sera fait. Adieu, Marianne. Quand tu l’auras retrouvée, embrasse pour moi cette folle d’Adélaïde. Nous nous sommes toujours copieusement chamaillés, mais je l’aime bien.

Ayant dit, Son Eminence enjamba la fenêtre et sauta dans la cour. Marianne le vit courir vers une remise qui s’ouvrait dans l’ombre de la haute et mince tour carrée. Le chanoine de Bruillard s’inclina légèrement devant elle.

— Il sortira par la berge de la Seine, soyez sans inquiétude pour lui. Quant à moi, permettez-moi de prendre congé. L’abbé Bichette m’attend à côté et les gendarmes dans la rue.

Tout en parlant, il endossait une vaste cape dont il releva le col de manière à masquer la plus grande partie de son visage puis, sur un dernier signe de tête, il quitta la bibliothèque. Par la porte ouverte, Marianne entrevit l’abbé Bichette qui, plus que jamais, avait l’air d’une poule affolée et les uniformes bleus de quelques gendarmes. Dans la rue, qu’elle aperçut par une fenêtre munie de barreaux, elle vit une grosse berline, toutes lanternes allumées, attendant au milieu d’un peloton de cavaliers, en bicornes noirs et plumets rouges, dont les chevaux arrachaient des étincelles au vieux pavé royal. Tout cet appareil guerrier pour encadrer deux paisibles serviteurs de Dieu parut tout à coup à la jeune femme excessif et mesquin à la fois, de toute façon intolérable. Mais, en se souvenant de la désinvolture avec laquelle Gauthier de Chazay avait escaladé la fenêtre, en retrouvant au creux de sa main la lettre qui valait tant d’argent, argent que lui compterait le propre banquier de l’Empereur, un doute lui vint. Ce petit cardinal, si frêle et si inoffensif d’apparence, ne représentait-il pas une puissance infiniment plus active et plus redoutable qu’elle ne pouvait l’imaginer ? Il semblait commander, comme Dieu lui-même, aux événements et aux hommes. Dans un mois, sur son ordre, un homme serait prêt à l’épouser, elle, Marianne, une parfaite inconnue, enceinte de surcroît. Pourquoi ? Dans quel but ? Pour se plier à quelle obéissance ?

Au-dehors, il y eut un cliquetis d’armes. Arrachée à sa songerie, Marianne vit la petite silhouette rouge du pseudo-cardinal s’engouffrer dans la berline, suivie de la longue silhouette maigre de l’abbé qui, devant le capitaine commandant l’escorte, se signa précipitamment plusieurs fois, comme s’il avait vu le Diable. Dans la nuit, elle entendit claquer la portière puis les fouets des postillons et, avec un bruit d’apocalypse, la voiture, enveloppée de son escorte piaffante, quitta la rue Chanoinesse au grand trot, sans qu’aucun visage se fût montré aux fenêtres voisines. Alors, derrière Marianne, s’éleva la voix mesurée du valet qui, tout à l’heure, l’avait accompagnée.

— Madame veut-elle que je la reconduise jusqu’à sa voiture ? Il faut maintenant que je ferme la maison.

Elle alla reprendre le manteau qu’en entrant elle avait déposé sur un siège, remit ses gants et glissa la précieuse lettre dans une poche intérieure.

— Je suis prête, dit-elle seulement.

Maintenant que son parrain était parti, qu’elle se retrouvait seule en face d’elle-même, Marianne sentit la détresse l’envahir. Un mois ! Dans un mois il lui faudrait épouser quelqu’un... Un parfait inconnu peut-être ! Comment ne pas être affolée, épouvantée devant une telle perspective ? Bien sûr, elle avait la faculté de choisir elle-même si elle voulait éviter d’être contrainte à mettre sa main dans celle de l’inconnu, dont son parrain ne voulait pas dire le nom, fidèle en cela à ce goût profond du mystère qu’elle lui avait toujours connu. Personne n’avait été aussi secret que l’abbé de Chazay et apparemment le cardinal de San Lorenzo conservait les mêmes habitudes hermétiques. Et d’ailleurs, en admettant même qu’un nom eût été prononcé, lui eût-il appris quelque chose ? Non... à tout prix, il fallait trouver quelqu’un, quelqu’un qui ne lui ferait ni peur ni horreur, un homme qu’à défaut d’aimer elle pût au moins estimer. Les filles de sa caste, elle l’avait toujours su, se mariaient le plus souvent sans connaître leur fiancé. Seules les familles entraient en jeu. C’était, là aussi, une sorte de pacte conclu à l’avance. Il était peut-être normal, après tout, que ce fût son sort à elle, mais l’indépendance qu’elle avait trouvée dans l’existence tumultueuse à laquelle le destin l’avait contrainte l’empêchait d’accepter, sans lutte, de se plier à la règle habituelle. Elle voulait choisir. Mais alors, qui épouser ?

Tout en suivant à travers les salons obscurs le valet armé d’un lourd chandelier, Marianne passait fébrilement en revue les hommes qui l’entouraient, auxquels, peut-être, elle pourrait faire appel. Fortunée lui avait fait remarquer que toute la Garde Impériale était éprise d’elle, mais, parmi tous ces hommes, elle ne pouvait distinguer un visage, un caractère auquel accrocher un espoir. Elle ne les connaissait presque pas et le temps lui manquait pour faire connaissance. Certains, d’ailleurs, étaient mariés, d’autres ne souhaitaient pas convoler... et surtout pas, sans doute, dans de telles conditions, car Marianne était assez sage pour comprendre qu’entre lui faire la cour, c’est-à-dire tenter d’obtenir ses faveurs, et l’épouser, il y avait une très large distance. Clary ? Le prince autrichien n’épouserait pas une chanteuse d’opéra. D’ailleurs il était déjà marié à la fille du prince de Ligne. De toute façon, Marianne n’accepterait jamais d’appartenir au même peuple que cette Marie-Louise détestée. Alors ?... Demander à Napoléon de lui choisir un mari n’était plus possible pour les raisons qu’avait évoquées le cardinal. De plus, elle aurait horreur d’être remise, par l’homme qu’elle aimait, à un quelconque mari qui ne pourrait être qu’un complaisant. Mieux valait l’inconnu choisi par son parrain, puisqu’il lui avait promis qu’elle ne pourrait rien lui reprocher.

Un instant, l’idée lui vint d’épouser... Arcadius, mais cette idée-là, malgré le tourment dans lequel elle se débattait, lui arracha un sourire. Non, en vérité, elle ne se voyait pas devenue Mme de Jolival. Elle aurait l’impression d’épouser son propre frère, ou tout au moins son oncle.

Mais, en retrouvant, dans la rue, Gracchus-Hannibal Pioche qui abaissait le marchepied de sa voiture, elle eut une sorte d’éblouissement. La réponse qu’elle cherchait venait de fulgurer en elle en apercevant la ronde figure et la tignasse rousse du jeune garçon, qu’aucun chapeau ne pouvait contenir convenablement. Car, à côté de ce visage et par association d’idées, elle venait d’en voir apparaître un autre. Et l’impression fut si forte qu’elle lui arracha une exclamation.

— C’est lui ! C’est lui qu’il me faut !

Elle avait parlé haut et Gracchus s’étonna.

— Plaît-il, Mademoiselle Marianne ?

— Rien, Gracchus ! Mais, dis-moi, je peux toujours compter sur toi ?

— Cette question, Mademoiselle Marianne ! Vous avez besoin de moi ? Alors, commandez.

Marianne n’hésita pas. Cette fois, elle avait choisi et elle en éprouva comme une délivrance.

— Merci, mon garçon. A dire vrai, je n’en doutais pas. Ecoute, en rentrant tu iras changer de vêtements, tu prendras un costume de voyage et tu selleras un cheval. Ensuite, tu viendras me rejoindre. Je te donnerai une lettre qu’il faudra porter au plus vite.

— Je ne m’arrêterai que le temps de relayer. Je vais loin ?

— A Nantes. Mais, pour le moment, à la maison, Gracchus, et ventre à terre !


Une heure plus tard, Gracchus-Hannibal Pioche, botté jusqu’au ventre, empaqueté dans un ample manteau de cheval à l’épreuve des plus fortes pluies, un chapeau rond enfoncé sur les sourcils, franchissait au galop le portail de l’hôtel d’Asselnat. Debout derrière une fenêtre de la galerie du premier étage, Marianne le regardait partir. C’est seulement quand Augustin, le portier, eut refermé le lourd vantail qu’elle quitta son poste d’observation et regagna sa chambre où flottait encore l’odeur de la cire à cacheter.

Machinalement, elle revint vers son petit bureau, referma le sous-main de maroquin bleu en prenant soin d’en tirer la lettre, sans autre signature qu’un F, qu’elle y avait laissée tout ouverte, tout à l’heure. Cette lettre, trouvée en rentrant de la rue Chanoinesse, lui donnait rendez-vous le lendemain soir avec les cinquante mille livres. Elle eut la tentation de la brûler, mais dans, la cheminée le feu s’était éteint et puis elle pensa qu’il valait mieux la montrer à Jolival qui, à cette heure pourtant fort tardive, n’était pas encore rentré. Il devait chercher l’argent de la rançon. D’ailleurs, les quelques mots brefs de Francis n’avaient pas eu le pouvoir d’arracher même un tressaillement à Marianne. Elle les avait lus avec détachement, comme s’ils ne l’avaient pas vraiment concernée. Toute son attention, toute son anxiété même étaient attachées à une autre lettre, celle qu’elle venait d’écrire et que, maintenant, Gracchus emportait vers Nantes...

En fait, c’était une double lettre. La première était adressée au consul des Etats-Unis, Robert Patterson, et le priait de vouloir bien faire parvenir, au plus vite, la seconde à destination. Mais Marianne ne se dissimulait pas que cette seconde lettre était un peu semblable à la bouteille que jette à la mer le naufragé accroché à son rocher désert. Où était Jason Beaufort, à cette heure ? Sur quelle mer naviguait le navire dont Marianne n’avait jamais voulu savoir le nom ? Un mois était si court et le monde était si grand !... Pourtant, si hasardée qu’elle fût, Marianne n’avait pu se retenir de l’écrire, cette lettre, qui appelait à elle l’homme qu’elle avait si longtemps cru haïr et qui cependant, à cette heure, lui semblait le seul assez sûr, assez énergique, assez dévoué... assez homme vrai enfin pour qu’elle osât lui demander son nom pour l’enfant de Napoléon.

Jason, habitué dès l’enfance à empoigner la vie par les cornes, à lutter contre elle à mains nues, Jason qui n’acceptait pour maître que l’océan, Jason des quatre vents et des quatre horizons... celui-là saurait les défendre et les protéger, elle et son enfant. Ne l’avait-il pas, jadis, suppliée de le suivre pour qu’elle pût trouver la paix et le repos dans son immense et libre pays ? Ne lui avait-il pas écrit : « Souvenez-vous que j’existe, et que j’ai une dette envers vous... » ? Maintenant, cette dette, Marianne allait lui demander de la payer. Il ne pourrait pas refuser puisque si Marianne en était là où le destin l’avait conduite, c’était un peu à cause de lui. Il l’avait arrachée, une nuit, des carrières de Chaillot et des griffes de Fanchon-Fleur-de-Lys. Maintenant, il fallait à tout prix qu’il vînt et qu’il l’arrachât à cet inconnu mystérieux que son parrain voulait lui faire épouser. Il le fallait !

C’était, pour Marianne, la seule chance d’accepter, sans horreur, le mariage inévitable.

Pourtant, elle le savait, en appelant Jason auprès d’elle, Marianne s’engageait dans la voie du plus cruel sacrifice, celui qu’elle avait, tout à l’heure, repoussé avec désespoir en face de son parrain : elle renonçait à vivre dans l’orbite de Napoléon, elle se condamnait à se séparer de lui, pour toujours peut-être. Jason, s’il consentait à donner son nom à l’enfant de Marianne, n’était pas homme à accepter du même coup un rôle de grotesque, de mari postiche ou de complaisant. Devenu l’époux de Marianne, et même s’il n’en exerçait pas les droits, faveur qu’elle se faisait forte d’obtenir, Marianne n’en devrait pas moins le suivre et accepter d’aller vivre là où il le désirerait, très certainement en Amérique... Un océan la séparerait de l’homme qu’elle aimait, elle ne vivrait plus sous le même ciel, ne respirerait plus le même air... mais n’était-elle pas déjà séparée de lui par cette femme qui avait maintenant sur lui tous les droits, qui se dressait entre eux comme une barrière difficile à franchir ? Seul, l’enfant resterait et, par lui, Marianne savait qu’elle demeurerait attachée à son amour mieux encore que par les liens charnels. Il faudrait bien que cela lui suffît pour orienter sa vie et lui conférer un intérêt.

Quant à Jason, Marianne n’osait s’interroger sur le genre de sentiments qu’il lui inspirait. Affection, estime, tendresse ou simple amitié ? C’était si difficile à démêler ! Confiance, en tout cas, confiance totale, absolue en son courage, en sa valeur d’homme. Avec lui, l’enfant trouverait un père capable de lui inspirer respect, admiration... peut-être amour. Et Marianne elle-même trouverait auprès de lui, sinon le bonheur, du moins la sécurité car, entre elle et tous ceux qui, jusque-là, avaient fait peser sur elle une quelconque menace, Jason saurait interposer sa force, le rempart de ses larges épaules et de son énergie. Il n’y aurait plus de Napoléon... pour Marianne et son enfant, mais pas davantage de Francis Cranmere ou autre triste sire. Ceci compenserait un peu cela et le mystérieux candidat du cardinal ne pourrait certainement pas lui en offrir autant... Mais Jason serait-il prévenu à temps ? S’il était en Amérique, ce n’était même pas la peine d’y songer !...

Lasse de rêver auprès de son feu éteint, Marianne se leva, s’étira et se dirigea vers son lit. Elle avait froid tout à coup. Et puis la fatigue de cette terrible journée l’accablait maintenant. Dormir ! C’était le seul bien souhaitable ! Rêver peut-être à ce pays lointain dont, un soir, dans le pavillon de l’hôtel de Matignon, Jason Beaufort lui avait parlé avec une attirante nostalgie...

Marianne laissa tomber son peignoir, ouvrit son lit. Mais comme elle allait s’y glisser, elle entendit frapper à sa porte.

— Dormez-vous déjà ? chuchota une voix étouffée.

C’était Arcadius enfin rentré, très certainement bredouille de sa chasse à l’argent... et le repos n’était pas encore pour tout de suite. Avec un soupir, Marianne songea qu’il allait falloir lui raconter à peu près tout ce qui s’était passé, sauf ce qui concernait l’enfant et le mariage projeté. Cela, et jusqu’à nouvel ordre, c’était son secret...

— Je viens ! fit-elle à haute voix.

Puis, ramassant son peignoir de dentelle et de batiste, elle l’enfila et alla ouvrir sa porte.

7 LES BALADINS DU BOULEVARD DU TEMPLE

Le moment redoutable était proche. L’heure était venue de rejoindre Francis avec l’argent, mais rien ne distinguait Marianne et Arcadius des autres badauds parisiens quand, vers la fin de l’après-midi du lendemain, ils se mêlèrent à la foule qui se pressait quotidiennement autour des théâtres en plein vent, des baraques foraines et des cafés composant la majeure partie du boulevard du Temple. Vêtue d’une robe de mérinos couleur châtaigne ornée seulement de minces rubans de velours ton sur ton et d’une petite fraise de mousseline blanche, coiffée d’une capote « à l’Invisible » en même velours ornée seulement d’un bouillonné de mousseline sous la passe, une cape brune sur les épaules, Marianne, calme en apparence malgré le malaise qui l’habitait, avait tout à fait l’air d’une jeune bourgeoise venue contempler les merveilles du célèbre boulevard. Arcadius, en chapeau de feutre, cravate noire et habit gris « souris effrayée », lui donnait gravement le bras.

Ils avaient laissé leur voiture derrière les jardins du Café Turc. Le temps était beau et, sous les ormes du célèbre boulevard, de nombreux groupes allaient et venaient, d’un éventaire de pâtissier à un marchand d’oubliés, d’une tente de baladins aux baraques en planches qui constituaient autant de petits théâtres, avides de tout voir dans cette sorte de foire perpétuelle, paradis des funambules, des bateleurs en tous genres... et des Parisiens. Ceux-ci qui, pour la plupart, avaient dîné à cinq heures cherchaient dans la promenade sous les arbres autant une heureuse digestion qu’un spectacle amusant pour la soirée.

Au milieu d’un vacarme infernal de cris, de musique, de boniments hurlés sur un contrepoint fait d’aigres appels de trompettes et du lourd battement des grosses caisses, on s’arrêtait devant l’Espagnol incombustible, un maigre garçon olivâtre en costume clinquant qui buvait de l’huile bouillante et se promenait sur des fers rougis sans paraître autrement incommodé, devant le chien tireur de cartes, devant les puces savantes qui traînaient des carrosses miniatures ou se battaient en duel avec des épingles. Sur un tréteau drapé d’orange et de bleu, un grand vieillard barbu à tête de patriarche déclamait :

— Entrez, mesdames et messieurs, nous donnons aujourd’hui, par extraordinaire, une représentation du « Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé », comédie en cinq actes avec changement à vue, pluie de feu au cinquième acte, engloutissement et divertissement avec Mlle Malaga. Le célèbre d’Hauterive jouera Don Juan avec toute sa garde-robe ! Faites voir l’habit du quatrième acte ! Regardez : habit mordoré, jabot et manchettes en dentelles de Flandre. Et maintenant, nous vous présentons la jeune Malaga elle-même, pour vous prouver que sa beauté n’est pas une chimère. Paraissez, jeune Malaga !

Fascinée, malgré elle, autant par le bagout du bonhomme, que par l’ambiance colorée, Marianne vit surgir comme une brillante fusée une adolescente brune, ravissante sous des habits de soie bariolée, ses longues tresses noires ornées de sequins brillants, qui salua le public avec une grâce charmante, arrachant un tonnerre d’applaudissements.

— Comme elle est jolie ! s’écria-t-elle. N’est-ce pas dommage de la produire ainsi sur des tréteaux misérables ?

— Il y a beaucoup plus de talent que vous ne l’imaginez dans toutes ces baraques, Marianne. Quant à Malaga, l’on dit qu’elle est de bonne famille, noble même et que son père, ce barbu qui jusque dans son métier de bateleur garde une sorte de grandeur, est un seigneur déchu à la suite de je ne sais quelle sombre histoire. Mais, si vous le voulez, nous reviendrons un soir les applaudir. J’aimerais que vous voyiez danser Malaga en compagnie de Mlle Rose, sa partenaire. Il y a peu de ballerines, à l’Opéra, qui aient tant de grâce... Pour le moment, je crois que nous avons autre chose à faire.

Marianne rougit. Dans cette atmosphère de fête bon enfant, au milieu de toute cette joie bruyante, factice ou réelle, elle avait oublié un instant la raison profonde de leur excursion au boulevard du Temple.

— C’est vrai. Où se trouve ce Salon des Figures puisque nous devons y rencontrer...

Elle n’alla pas plus loin. Il lui était de plus en plus difficile de prononcer le nom de Francis Cranmere. Arcadius, remontant sous son bras le portefeuille contenant les cinquante mille livres en billets à ordre que Marianne était allée chercher le matin même à la banque Laffitte, désigna, un peu plus loin, un grand bâtiment dont la façade néo-grecque cachait à demi une énorme rotonde et qui dominait, avec quelque hauteur, la foule des tentes et des tréteaux.

— Un peu plus loin que le cirque Olympique où Monsieur Franconi donne ses spectacles de cavalerie et que vous voyez là-bas, cette vieille maison dont le balcon coupe quatre colonnes corinthiennes. C’est le Salon des Figures de cire du sieur Curtius. Un endroit très curieux, vous verrez... mais prenez garde où vous posez vos pieds. C’est fort boueux par ici.

En effet, pour éviter les queues en formation devant les théâtres de la Gaîté et de l’Ambigu-Comique où des affiches aux couleurs criardes sollicitaient le client aussi impérieusement que les bonimenteurs, on dut se rabattre vers le couvert des arbres où le sol, détrempé par une grosse pluie tombée vers le matin, se montrait boueux à souhait. Une bande de gamins passa en braillant un refrain de Désaugiers alors fort à la mode :

« La seule prom’nade qu’ait du prix,

La seule dont je suis épris,

La seule où j’m’en donne, où c’que j’ris

C’est l’boul’vard du Temple à Paris. »

— L’intention est bonne mais la rhétorique regrettable, commenta Jolival en protégeant de son mieux Marianne contre les conséquences boueuses de la charge menée par les gamins. Comme il est regrettable de vous faire passer par ici, mais je préfère ne pas longer des façades.

— Pourquoi donc ?

Du geste, Jolival montra une maison basse, blottie entre le Salon des Figures et un petit théâtre en planches encore désert qu’un grand fronton de toile peinte annonçait comme le Théâtre des Pygmées. Le rez-de-chaussée de cette maison était occupé par un estaminet assez vaste dont la porte s’ouvrait sous une enseigne représentant un épi de blé, coupé par une scie.

— Ce lieu enchanteur est le cabaret de l’Epi-Scié, l’un des domaines de notre chère Fanchon-Fleur-de-Lys. Il vaut mieux ne pas l’approcher de trop près.

La seule évocation de l’inquiétante associée de Francis fit frémir Marianne déjà péniblement impressionnée par ce qui allait venir. Elle hâta le pas. Et, en quelques secondes, on fut à destination. Devant la porte du musée de cire, un superbe lancier polonais montait la garde, si bien imité que Marianne dut s’approcher de tout près pour s’assurer que c’était un mannequin, tandis qu’Arcadius, son portefeuille toujours serré sous le bras, allait payer leurs entrées. Ce lancier était d’ailleurs le seul luxe de cette entrée, des plus modestes avec ses deux lampions et l’aboyeur qui, inlassablement, appelait les Parisiens à venir contempler « plus vrais que nature » les puissants du jour.

Ce fut avec méfiance que Marianne pénétra dans une grande salle noire et assez enfumée dans laquelle la lumière pénétrait par des fenêtres qui avaient besoin d’un sérieux nettoyage. Le jour, cependant clair au-dehors, y était gris, brouillé. Cela conférait aux personnages de cire qui la peuplaient une étrange irréalité qui eût peut-être été angoissante si les exclamations et les rires des visiteurs ne se fussent chargés d’alléger l’atmosphère.

— Il fait froid, ici, murmura la jeune femme en frissonnant tandis que sous couleur d’admirer une très martiale reproduction du défunt maréchal Lannes, ils observaient les alentours pour voir si, parmi ces gens réels ou non, ils allaient reconnaître Francis.

— Oui, admit Jolival... et notre ami est déjà en retard.

Marianne ne répondit pas. Son malaise augmentait, peut-être à se trouver au milieu de ces personnages de cire, trop ressemblants. Le groupe principal, qui tenait tout le milieu de la vaste et sombre salle, représentait Napoléon lui-même, à table avec toute sa famille, servis par quelques valets. Tous les Bonaparte étaient là : Caroline, Pauline, Elisa, la sévère Madame Mère, à peine plus rigide que sa réalité dans des voiles de veuve. Mais c’était cet empereur de cire qui gênait le plus Marianne. Elle avait l’impression que ses yeux d’émail pouvaient la voir à cet instant où elle agissait avec tout le mystère d’une conspiratrice. Elle avait envie de fuir, tout à coup, la gêne se mêlant à une crainte instinctive de voir surgir Francis.

Devinant son trouble, Aracadius s’approcha de la table impériale et se mit à rire.

— Vous n’imaginez pas à quel point cette table a reflété l’histoire de France. On a vu ici Louis XV et son auguste famille, Louis XVI et son auguste famille, le Comité de Salut Public et son auguste famille, le Directoire et son auguste famille. Voici maintenant Napoléon et son auguste famille... mais vous remarquerez que l’Impératrice manque. Marie-Louise n’est pas encore prête. D’ailleurs, je ne suis pas très sûr que pour l’exécuter l’on ne récupère pas quelques morceaux de la Pompadour, devenue indésirable. Par contre, ce dont je suis sûr, c’est que ces fruits sont les mêmes depuis Louis XV... la poussière elle aussi doit être d’époque !

Mais la gaieté, feinte d’ailleurs, de Jolival n’arracha à Marianne qu’un faible sourire. Que faisait donc Francis ? Certes, Marianne redoutait de le voir paraître, mais, d’un autre côté, elle avait hâte d’en finir au plus vite et de quitter cet endroit que, pour sa part, elle ne trouvait pas amusant du tout.

Et, soudain, il fut là. Marianne le vit surgir d’un coin plus sombre encore que le reste. Il apparut brusquement, derrière la baignoire où Marat agonisait sous le couteau de Charlotte Corday, vêtu lui aussi en bourgeois, le bord de son chapeau marron et le col de son manteau cachant en partie son visage. Il se dirigea rapidement vers la jeune femme et son compagnon, et Marianne, qui l’avait toujours connu si sûr de lui, put noter avec un peu d’étonnement qu’il jetait autour de lui des regards aussi inquiets que rapides.

— Vous êtes exacts, fit-il brusquement sans se donner la peine de saluer.

— Vous ne l’êtes pas ! riposta sèchement Arcadius.

— J’ai été retenu. Excusez-moi. Vous avez l’argent ?

— Nous avons l’argent, répondit encore Jolival en serrant un peu plus fort son portefeuille contre sa poitrine. Par contre, il ne nous semble pas que Mlle d’Asselnat vous accompagne.

— Je vous la remettrai plus tard. L’argent d’abord. Qui me dit qu’il se trouve bien dans ce portefeuille ? ajouta-t-il en tendant un doigt vers l’objet mentionné.

— Ce qu’il y a d’agréable dans les affaires que l’on traite avec les gens de votre sorte, mylord, c’est l’atmosphère de confiance qui y règne. Voyez vous-même.

Vivement, Arcadius ouvrit le rabat de maroquin, montra les cinquante billets à ordre de mille livres chacun, le referma aussi rapidement et fourra de nouveau contenant et contenu sous son bras.

— Voilà ! fit-il calmement. Maintenant, votre prisonnière !

Francis eut un geste agacé.

— Plus tard, ai-je dit ! Je vous la conduirai ce soir chez vous... Pour le moment, je suis pressé et ne dois pas m’attarder ici. Je ne m’y sens pas en sécurité.

C’était l’évidence même. Depuis qu’il était arrivé, Marianne n’avait pas encore réussi à croiser le regard de Francis tant il était instable et mobile. Mais, cette fois, elle entra en lice. Posant une main sur le portefeuille comme si elle craignait qu’Arcadius ne se laissât aller à quelque intempestive générosité, elle déclara :

— Moins je vous verrai et plus je serai satisfaite, mon cher ! Ma porte ne s’ouvrira jamais pour vous. Il est donc hors de question que vous vous présentiez chez moi, seul ou accompagné. Nous avons passé un marché. Vous venez de constater qu’en ce qui me concernait, ma part était remplie. Maintenant, je vous somme de remplir la vôtre... sinon tout est remis en question.

— Ce qui veut dire ?

— Que vous n’aurez l’argent que lorsque vous m’aurez rendu ma cousine.

L’œil gris de lord Cranmere parut se rétrécir et se chargea d’une lueur menaçante. Il grimaça un sourire.

— Est-ce que vous n’oubliez pas un peu les termes de ce marché, belle dame ? Votre cousine, si ma mémoire est fidèle, n’en était qu’une partie... une très petite partie ! Elle n’était qu’une... garantie de tranquillité pour moi pendant que vous rassembliez cet argent qui est, lui, une garantie de tranquillité pour vous.

Marianne ne broncha pas sous la menace à peine déguisée. Depuis que le fer était engagé, elle avait retrouvé, comme toujours lorsqu’elle avait un combat à livrer, tout son calme et toute son assurance. Elle se permit même le luxe d’un sourire de mépris.

— Je ne l’entends pas ainsi. Depuis l’agréable entretien que vous m’avez imposé, j’ai pris quelques précautions concernant justement ma tranquillité. Vous ne me faites plus peur !

— Ne bluffez pas ! gronda Francis. A ce jeu, je suis plus fort que vous ! Si vous ne me craigniez pas, vous seriez venue les mains vides.

— Aussi ne suis-je venue que pour récupérer ma cousine. Quant à ce que vous appelez un... bluff ? c’est bien ça ?... apprenez qu’hier j’ai vu l’Empereur et que, même, je suis restée plusieurs heures dans son cabinet. Si votre service de renseignements fonctionnait aussi bien que vous le dites, vous sauriez cela !

— Je le sais. Je sais même aussi que l’on s’attendait à vous en voir sortir entre deux gendarmes...

— Mais j’en suis sortie escortée poliment par le valet de chambre de Sa Majesté jusqu’à la voiture impériale qui m’a ramenée chez moi, fit la jeune femme avec une tranquillité qu’elle était bien loin d’éprouver réellement.

Décidée à payer d’audace jusqu’au bout, elle ajouta :

— Distribuez vos libelles, mon cher, cela m’est tout à fait égal. Et, si vous ne me rendez pas Adélaïde, vous n’aurez pas un sou !

Malgré l’inquiétude profonde qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir, car elle connaissait trop l’âme tortueuse du personnage pour s’imaginer l’avoir vaincu si vite, Marianne goûta une double joie à constater qu’il ne répondait pas tout de suite, semblait perplexe. En lisant sur la figure pointue de son ami, Arcadius, une expression bien proche de l’admiration, elle sentit qu’elle était en train de conquérir un avantage important. Il fallait, à tout prix, que Francis crût réellement que seule, maintenant, Adélaïde était importante pour elle. Non dans le but de garder cet argent du chantage que Jolival serrait si tendrement sur son cœur, mais pour tenter de désamorcer pour l’avenir cette dangereuse mine. Bien sûr, cet avenir appartiendrait peut-être à Jason Beaufort mais, de même qu’elle avait eu horreur d’être considérée comme un objet de scandale par Napoléon, elle refusait de destiner à Beaufort une femme décriée, couverte publiquement de boue. Il était déjà bien suffisant de lui offrir une femme enceinte d’un autre.

Soudain, lord Cranmere grommela :

— Je voudrais bien vous la rendre, cette vieille garce ! Seulement je ne l’ai plus !

— Comment ?

— Que voulez-vous dire ?

Marianne et Arcadius avaient parlé en même temps. Avec rage Francis haussa les épaules.

— Qu’elle a disparu ! Elle m’a glissé entre les doigts ! Elle s’est sauvée, si vous préférez !

— Quand ? demanda Marianne.

— Hier soir ! Quand on est entré dans sa... chambre pour lui porter son dîner, elle avait disparu.

— Et vous vous imaginez que je vais croire cela ?

Brusquement, la crainte cachée et le malaise qui avaient habité Marianne durant tout ce temps se muèrent en une violente indignation qui éclata. Francis la prenait-il pour une sotte ? C’était trop facile, en vérité ! Il récupérait l’argent et ne donnait rien en retour, sinon une parole des plus sujettes à caution. Avec une égale fureur, Francis riposta.

— Vous n’avez pas le choix ! J’ai bien été obligé d’y croire, moi ! Je vous jure qu’elle a disparu de sa prison.

— Oh ! vos serments ! Si elle s’était enfuie elle aurait regagné immédiatement ma maison !

— Je ne peux vous dire que ce que je sais. Tout à l’heure, j’ai appris sa fuite. Et je vous le jure... sur la tombe de ma mère !

— Où l’aviez-vous cachée ? intervint Jolival.

— Dans l’une des caves de l’Epi-Scié, tout près d’ici.

Jolival éclata de rire.

— Chez Fanchon ? Oh, mon cher, je ne vous croyais pas aussi naïf ! Si vous voulez savoir où elle est, adressez-vous à votre alliée. Elle le sait sûrement ! Sans doute trouve-t-elle que vous lui avez réservé dans cette affaire une part indigne, sinon de ses talents, du moins de son appétit !

— Non, coupa sèchement lord Cranmere. C’est un genre de plaisanterie auquel Fanchon ne s’essaierait pas. Elle sait trop que je n’hésiterais pas à l’en punir... d’une manière définitive. D’ailleurs, sa colère devant la fuite de cette vieille chipie était révélatrice. Si vous y tenez, ma chère, mieux vaut pour elle ne pas retomber aux mains de Fanchon. Il faut dire qu’elle a tout fait pour l’exaspérer.

Marianne connaissait trop Adélaïde pour imaginer sans peine comment elle avait pris son enlèvement et sa captivité. Fanchon-Fleur-de-lys, malgré son cynisme et son audace, avait dû trouver à qui parler et il était bien possible, après tout, que l’intrépide demoiselle ait réussi à s’échapper. Mais, dans ce cas, où était-elle ? Pourquoi n’était-elle pas rentrée rue de Lille ?

Francis maintenant s’impatientait. Depuis quelque temps déjà, il jetait des regards de plus en plus nombreux vers l’entrée où venait d’ailleurs d’apparaître un immense grenadier de la Garde, si fastueusement barbu que sa tête surmontée du haut bonnet à plumet rouge et ornée, de surcroît, de longues moustaches à la Gauloise semblait appartenir à quelque animal étrange tant elle était poilue.

— Finissons-en ! gronda Francis. Je n’ai déjà que trop perdu de temps ! J’ignore où est cette vieille folle, mais vous la retrouverez bien un jour. L’argent !

— Rien à faire, articula énergiquement Marianne. Vous ne l’aurez que lorsque j’aurai ma cousine.

— Croyez-vous ? Moi, je dis que vous allez me le donner immédiatement ! Allons ! Vite ! Passez-moi ce portefeuille, mon petit bonhomme, sinon...

Brusquement, Marianne et Jolival virent pointer, dans l’entrebâillement du manteau de Francis, un pistolet dont la gueule noire vint menacer directement le ventre de la jeune femme.

— Je savais que vous feriez des histoires à cause de la vieille, grinça lord Cranmere. Alors, l’argent ou je tire ! Et ne bougez surtout pas, vous, l’homme de confiance, sinon...

Le cœur de Marianne manqua un battement. Elle lut sa mort sur le visage soudain décomposé de Francis. Telle était sa soif d’or qu’il n’hésiterait sûrement pas à tirer, mais elle refusa de lui montrer sa peur. Prenant une profonde respiration, elle se redressa de toute sa taille.

— Ici ? fit-elle avec dédain. Vous n’oseriez pas !

— Pourquoi ? Il n’y a personne, que ce soldat... et il est trop loin. J’aurais le temps de fuir.

En effet, le grand grenadier se promenait tranquillement, les mains au dos, à travers les figures de cire. Il s’approchait lentement de la table impériale et ne regardait pas de ce côté. Francis avait le temps de tirer plusieurs fois.

— Non ! Il est trop tard et je n’ai pas le temps. Il me faut l’argent pour retourner en Angleterre où j’ai à faire. Alors, donnez vite sinon je le prends de force et, avant de partir, je trouverai bien le temps de distribuer mes petits papiers jaunes. Leur effet sera ce qu’il sera... Il est vrai qu’une fois morte... vous n’aurez plus à vous en soucier beaucoup.

Le pistolet s’agitait dangereusement au bout des doigts de Francis. Marianne jeta autour d’elle un regard éperdu. Oh ! pouvoir appeler ce soldat !... Mais, tout à coup, il avait disparu... Francis était le plus fort. Il fallait capituler.

— Donnez-lui l’argent, mon ami, dit-elle d’une voix blanche, et qu’il aille se faire pendre ailleurs.

Sans un mot, Arcadius tendis le portefeuille. Francis le prit avec avidité, l’escamota sous son grand manteau. Le pistolet, lui aussi, disparut, au soulagement de Marianne qui, un instant, avait lu la folie dans les yeux glacés de Francis et craint qu’il ne tirât malgré tout. Elle ne voulait pas mourir, surtout de cette manière stupide. La vie, elle ne savait trop pourquoi, avait acquis à ses yeux un prix extraordinaire. Elle avait trop de choses à lui donner encore, à commencer par l’enfant, pour que Marianne acceptât de la perdre ainsi, sous les balles d’un forcené. Francis ricana, répondant à ses derniers mots.

— N’y comptez pas trop ! Les gens de ma trempe ont la vie dure, vous êtes payée pour le savoir. Nous nous reverrons, douce Marianne ! Souvenez-vous que ceci ne vous accorde qu’un an de tranquillité ! Profitez-en !

Touchant son chapeau d’un doigt insolent, il s’éloignait déjà entre les dignitaires de la Cour figés en des gestes pompeux quand, brusquement, il s’effondra. Surgi de derrière la gigantesque effigie du maréchal Augereau, le grenadier venait de lui tomber dessus.

Stupéfaits, Marianne et Arcadius regardèrent les deux hommes se livrer dans la poussière un combat sauvage. Le grenadier avait l’avantage de la taille et du poids mais Francis, entraîné comme tout noble Anglais à de nombreux sports, était d’une souplesse et d’une vigueur peu communes. Surtout, une rage folle le possédait de se voir ainsi arrêté au moment même où, une fortune sous le bras, il allait partir vers quelques mois de la vie fastueuse qu’il aimait. En luttant, il poussait des cris de colère alors que l’autre, silencieux, se battait sans un mot, cherchant à maîtriser sous son poids un adversaire aussi glissant et remuant qu’une anguille. S’appuyant l’un sur l’autre, les deux combattants s’étaient relevés et, tête contre tête, leurs mains nouées comme des pierres scellées, ils s’affrontaient, soufflant et grognant comme deux taureaux, dans une arène.

Un coup de genou, appliqué traîtreusement, assura la victoire à l’Anglais. Avec un gémissement de douleur, le grenadier se plia en deux, tomba sur les genoux, tenant son ventre. Sans s’attarder à lui laisser reprendre son souffle, Francis ramassa la serviette qui avait glissé jusque près de la porte et, haletant, s’enfuit en titubant. D’un même mouvement, Marianne et Arcadius se précipitèrent vers son adversaire malheureux pour l’aider à se relever. Mais l’homme, toujours à genoux, portait déjà un sifflet à sa bouche et en tirait un appel strident.

— Je dois me rouiller, ou alors je bois trop ! commenta-t-il avec bonne humeur. De toute façon, t’ira pas loin. Bien sûr, j’aurais préféré le cueillir moi-même ! Il m’a fait un mal de chien... sans compter ce qu’il m’a fait courir ! C’est égal ! Ça fait plaisir de te revoir, petite !

Il se relevait, sous les yeux d’une Marianne incrédule qui écoutait avec une joie à laquelle elle n’osait croire une voix bien connue sortir de tout cet appareil de barbe, de moustache et de cheveux.

— Ce n’est pas possible ? murmura-t-elle. Je rêve ?

— Hé non, c’est bien moi. On se souvient encore de son oncle Nicolas ? J’avoue que ça a été une vraie surprise de te reconnaître tout à l’heure ! Je ne m’attendais pas à toi !

— Nicolas ! Nicolas Mallerousse ! soupira Marianne ravie tandis que le revenant se débarrassait tranquillement de ses postiches superflus. Mais d’où sortez-vous ? J’ai si souvent pensé à vous !

— Moi aussi, petite, j’ai souvent pensé à toi ! Quant à l’endroit d’où je sors, c’est toujours le même : l’Angleterre ! Il y a longtemps que je file l’animal qui vient de me glisser si prestement entre les doigts... mais qui doit être actuellement aux mains de mes collègues ! Il est malin, habile. Pour tout dire, j’avais perdu sa trace à Anvers et j’ai eu quelque peine à le retrouver ici.

— Pourquoi le suiviez-vous ?

— J’ai des comptes à régler avec lui... des comptes singulièrement lourds et que j’entends lui faire payer jusqu’au dernier centime ! Tenez ! Qu’est-ce que je vous disais ? Les voilà qui reviennent.

Francis Cranmere, en effet, réapparaissait dans le salon des figures de cire, mais cette fois solidement maintenu par quatre vigoureux policiers. Malgré ses mains liées, il se débattait encore comme un diable et ses gardiens devaient le porter ou le traîner plus qu’il ne marchait. Blême, il écumait de fureur, jetant des regards meurtriers à la foule qui s’amassait à l’entrée de la maison et que des gendarmes écartaient de leur mieux.

— On l’a, chef ! dit l’un des policiers.

— C’est bien ! Conduisez-le-moi à Vincennes et sous bonne garde, hein ?

— Je vous conseille de me lâcher, gronda Francis, sinon vous pourriez vous en repentir.

Nicolas Mallerousse, alias Black Fish, marcha jusqu’à lui et se baissa un peu pour le regarder sous le nez.

— Tu crois ? J’ai dans l’idée, moi, que tu regretteras d’être venu au monde quand j’en aurai fini avec toi ! Allez, ouste ! Au cachot !

— On a trouvé ça sur lui, dit l’un des hommes en tendant le portefeuille. C’est plein d’argent...

A voir le regard affamé dont Francis enveloppa la sacoche, Marianne comprit que cet argent lui importait plus encore que sa liberté et que, si on le lui arrachait, il pourrait devenir mortellement dangereux au cas, improbable peut-être, mais toujours possible, où il s’échapperait. Arcadius ne l’avait-il pas vu sortir de chez Fouché ? Ne s’était-il pas, pour obtenir l’argent, livré aux pires vilenies, au plus abject chantage ? La sagesse aurait voulu, peut-être, et si l’on tenait compte des étranges révélations faites par Arcadius sur les relations secrètes entre lord Cranmere et Fouché, qu’elle fît en sorte qu’on lui laissât cet argent mal acquis. Mais, après tout, le coup de chance qui avait fait tomber Black Fish sur eux, juste au moment où elle remettait sa rançon, n’était-il pas un signe du destin ? Entre les mains du redoutable Breton, Francis n’avait guère de chance d’échapper à un sort très certainement peu enviable. Enfermé dans ce Vincennes dont on lui avait montré, un jour, les tours moyenâgeuses, il ne serait plus dangereux pour elle. Et puis, la tentation d’exercer la vengeance qui s’offrait à elle était trop forte. Avec un sourire, elle tendit la main vers le portefeuille.

— Cet argent est à moi, dit-elle doucement. Cet homme nous l’avait extorqué sous la menace d’un pistolet... que l’on devrait trouver sur lui. Puis-je le reprendre ?

— J’ai vu, en effet, le prisonnier prendre le portefeuille des mains de Monsieur, approuva Black Fish en désignant Arcadius. Il n’y a aucune raison qu’on ne vous le rende pas puisqu’il s’agit seulement d’argent. J’ai cru, tout d’abord, qu’il s’agissait de quelque chose d’infiniment plus dangereux et, à ne rien te cacher, petite, tu as eu de la chance que nous nous connaissions depuis longtemps. Cela aurait pu te coûter cher. Fouillez-le, vous autres !

Tandis que les policiers fouillaient un Francis écumant de fureur et découvraient, en effet, l’arme qu’il portait, Marianne demanda :

— Pourquoi est-ce que cela aurait pu me coûter cher ?

— Parce qu’avant de te reconnaître je t’avais prise pour un agent de l’étranger.

— Elle ? lança Francis hors de lui. A qui ferez-vous croire que vous ne savez pas ce qu’elle est ? Une garce ! Une espionne de Buonaparte dont elle est d’ailleurs la maîtresse !

— Et si nous parlions de vous ? riposta Marianne méprisante. De quel nom puis-je vous appeler en dehors du fait que vous êtes un espion ? Maître chanteur ? Et peut-être aussi...

— Tu me paieras tout cela un jour ou l’autre, petite traînée ! J’aurais dû me douter que tu me tendrais un piège. C’est toi, hein, qui m’as vendu ?

— Moi ? Comment aurais-je pu le faire ? Qui de nous deux a décidé de ce rendez-vous ?

— Moi, c’est entendu ! Mais malgré ce que je t’avais dit, tu as posté ces argousins.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marianne. J’ignorais que l’on vous suivait. Comment l’aurais-je su ?

— Assez de mensonges, gronda Francis avec un geste violent de ses mains liées, comme s’il voulait frapper la jeune femme. Tu as gagné cette fois, Marianne, mais ne te réjouis pas trop vite ! Je sortirai de cette prison... et alors gare à toi !

— En voilà assez ! tonna Black Fish, dont l’œil s’était arrondi de surprise à l’énoncé de la situation de Marianne auprès de l’Empereur. J’ai déjà dit de l’emmener. Embarquez-moi cet homme et bâillonnez-le puisqu’il ne veut pas se taire. Quant à toi, petite, ne tremble pas. J’en sais suffisamment sur lui pour le faire monter sur l’échafaud et ce que tiennent les cachots de Vincennes, ils ne le lâchent plus.

— Avant six mois, je serai vengé ! hurla Francis tandis que l’un des policiers lui appliquait brutalement sur la bouche un crasseux mouchoir à carreaux qui parvint enfin à étouffer ses menaces.

Il était maîtrisé, ligoté. Pourtant, Marianne le regarda partir, traîné par ses gardiens, avec une sorte d’horreur. Elle savait combien était puissant le génie du mal qui habitait cet homme, elle savait à quel point il la haïssait, d’une haine appliquée, tenace, qui ne pouvait que croître maintenant qu’il la croyait coupable de l’avoir dénoncé. Mais, depuis la nuit de leurs noces, elle avait toujours su qu’entre eux c’était une lutte à mort qui ne trouverait son aboutissement que dans la disparition de l’un d’entre eux.

Devinant le cours que suivaient les pensées de son amie, Jolival glissa son bras sous le sien et le serra fermement comme pour la rassurer et lui faire entendre qu’elle n’était pas seule en cause, mais ce fut à Black Fish qui, les poings sur les hanches, regardait partir ses hommes et son prisonnier, qu’il s’adressa.

— Qu’a-t-il donc fait, en dehors du fait qu’il est anglais, demanda-t-il. Et pourquoi le suiviez-vous depuis l’Angleterre ?

— C’est un espion du Hareng Rouge et un dangereux !

— Le Hareng Rouge ? s’étonna Marianne.

— Lord Yarmouth, si tu préfères, actuellement le directeur du Home Office dans le cabinet de lord Wellesley et bien connu dans la haute société parisienne qui lui a donné ce surnom. J’ajoute que sa femme, la belle Maria Fagiani, habite toujours Paris où elle occupe son temps de la plus agréable façon avec quelques amis dont notre gibier fait partie. Mais c’est pour une tout autre raison que j’ai juré la perte de ce Cranmere.

— Laquelle ?

— Les prisonniers des pontons de Portsmouth auxquels il s’est particulièrement intéressé. Ce gentilhomme aime la chasse et, pour meubler ses loisirs, il s’est constitué une meute de chiens dont la spécialité est la traque des prisonniers évadés... J’ai vu quelques-uns de ces malheureux rattrapés par les fauves de Cranmere... ou tout au moins ce qu’ils en laissaient ! Bien peu de chose !

Une effrayante colère grondait dans la voix assourdie de Black Fish, tremblait dans ses poings crispés, entre ses dents serrées. Marianne, épouvantée, ferma les yeux sur les visions de cauchemar qu’il venait d’évoquer. Quel être abominable était donc l’homme auquel on l’avait liée ? Quel abîme d’horreur, de cruauté sadique, dissimulait ce trop beau visage, cette allure de prince ? Un instant la pensée lui revint du pacte conclu avec le cardinal de San Lorenzo et, pour la première fois, elle eut une pensée reconnaissante envers son parrain. Tout plutôt que garder le moindre lien avec un tel monstre !

— Pourquoi ne pas l’avoir tué ? Tué de vos mains ? demanda-t-elle tout bas.

— Parce que je suis avant tout un serviteur de l’Empereur ! Parce que je veux qu’il soit jugé et parce que je ne veux pas priver la guillotine de sa tête. Mais, si les juges ne l’envoient pas à 1’échafaud, je jure de l’abattre moi-même de mes mains... ou d’y laisser ma peau ! Maintenant, laissons cela ! Les visiteurs reviennent. Il faut rendre la scène aux figures de cire !

En effet, deux ou trois curieux pénétraient avec prudence dans le Salon libéré par les policiers. Leurs yeux inquiets cherchaient une suite au drame qui venait de se dérouler, bien plus que les personnages de cire qu’ils étaient censés admirer.

— Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte, soupira Jolival. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions sortir d’ici. J’avoue qu’à la longue tous ces gens figés...

— Partez, vous n’avez en effet plus rien à faire ici. Dites-moi seulement où je peux vous retrouver. Moi, je reste puisque je n’ai pas trouvé sur l’Anglais les papiers que je cherchais. Ils ont encore une chance de venir sur quelqu’un d’autre. C’est ce quelqu’un qu’il me faut attendre.

— Quelqu’un qui doit venir ici ?

— Je le suppose... Maintenant, sauve-toi, petite. Tu as eu de la chance que nous nous connaissions depuis longtemps, sinon, toi et ton ami, je vous embarquais avec l’Anglais ! Ce qui doit suivre ne te regarde pas. Et ne t’en fais pas pour ses menaces ! Il n’est pas prêt de les mettre à exécution.

Marianne avait très envie de poser encore des questions. Depuis que Black Fish était entré en scène, il régnait ici une atmosphère de mystère que renforçait encore la lumière pauvre des quinquets au moyen desquels le sieur Curtius s’efforçait de remédier à la chute du jour. Mais elle comprenait qu’il ne lui était pas possible de s’immiscer ainsi dans les secrets d’Etat ni dans les opérations de police. Celle qui venait de se dérouler... et qui, peut-être, la débarrasserait de Francis, lui suffisait. Elle avait pleine confiance en Black Fish. Ni les hommes ni les éléments n’avaient de prise sur lui. Dans son bateau ravagé par la tempête, comme dans sa maison de Recouvrance, ou sous n’importe quel déguisement, il avait quelque chose d’indestructible et Francis avait en lui un adversaire à sa taille...

Tandis qu’Arcadius griffonnait hâtivement leur adresse sur une feuille arrachée d’un calepin, elle tendit sa main au pseudo-grenadier... au moment précis où l’un des valets de cire de la table impérial éclatait en un prodigieux éternuement, beaucoup trop vigoureux et trop involontaire, surtout, pour qu’il soit désormais possible de garder un doute sur l’humanité réelle du personnage. D’ailleurs le malheureux, pris d’une sorte de crise, éternuait de plus belle en portant, à sa poche, une main tremblante pour en tirer sans doute un mouchoir. Mais Black Fish avait déjà bondi et, d’un revers de main, faisait voler, au milieu d’un nuage de poussière, la perruque soi-disant blanche qui coiffait le pseudo-valet de cire.

— Fauche-Borel ! s’écria-t-il. J’aurais dû m’en douter !

Avec un gémissement de terreur, l’interpellé sauta en arrière en bousculant un Roustan de cire qui s’effondra sur le plancher à grand fracas et prit ses jambes à son cou sans demander son reste. Black Fish se lança sur sa trace. Filant comme l’animal poursuivi qu’il était, le faux valet, qui était mince et de petite taille, se faufila entre les visiteurs ébahis qui n’eurent pas le temps de se reconnaître avant de prendre, de plein fouet, la masse imposante du faux grenadier. Arcadius se mit à rire et, saisissant Marianne par la main, voulut l’entraîner vers la sortie.

— Allons voir ! Cette fois, cela promet d’être amusant.

— Pourquoi ? Qui est ce Fauche...

— Fauche-Borel ? Un libraire suisse de Neufchâtel qui se prend pour le roi des agents secrets et qui sert sa fantomatique majesté Louis XVIII dans l’espoir d’être un jour chef de la bibliothèque royale. Il a toujours adoré les figures de cire. En fait, j’ai rarement vu un maladroit comme lui ! Venez donc, j’aimerais voir ce qu’en va faire votre pittoresque ami !

Mais Marianne n’avait aucune envie de se lancer sur la trace du faux grenadier et du faux valet de cire. L’affrontement avec Francis lui avait laissé un goût trop amer pour qu’elle pût s’amuser de quoi que ce soit et, malgré l’extrême confiance mise par elle en Black Fish, elle ne pouvait évoquer sans frissonner le dernier regard que lui avait jeté l’Anglais par-dessus le mouchoir qui lui fermait la bouche. Jamais la haine à l’état pur ne s’était offerte si nettement à elle, ni la cruauté implacable. Et en rapprochant ce regard de ce qu’avait raconté Black Fish, Marianne se sentait glacée d’horreur. C’était comme si, tout à coup, Francis dépouillant sa superbe apparence humaine, avait laissé surgir devant elle le monstre que cette apparence recouvrait car, jusqu’à présent, elle avait jugé lord Cranmere sans scrupules et sans la moindre honnêteté, de cœur sec et d’un égoïsme poussé au fanatisme, mais les paroles de Black Fish avaient ouvert devant ses yeux, en un abîme de cruauté sadique, les troubles perspectives d’un esprit habile et rusé mêlées aux aberrations d’un fou dangereux. Non, elle n’avait pas envie de chercher à son souci la moindre distraction. Elle avait envie de rentrer chez elle, de retrouver le calme de sa maison pour y songer à tout cela.

— Allez sans moi, Arcadius, dit-elle d’une voix blanche. Je vais retourner à la voiture pour vous y attendre.

— Marianne, Marianne ! Allons ! Réveillez-vous ! Cet homme vous a fait peur, n’est-ce pas ? Et ce que l’on vous a dit vous a recrue d’horreur ?

— Vous me comprenez si bien, mon ami ! fit-elle avec un petit sourire. Pourquoi me le demander alors ?

— Pour en être tout à fait sûr ! Mais, Marianne, vous n’avez plus rien à craindre ! L’Anglais est désormais sous les meilleurs verrous de France. Il ne s’en échappera pas.

— Avez-vous donc oublié ce que vous m’avez dit vous-même ? Cette facilité avec laquelle il se rend chez Fouché ? Ces accointances bizarres qu’il a auprès du ministre français de la Police, les plans de paix auxquels celui-ci travaille secrètement avec l’Angleterre. Black Fish, lui, les ignore. Il était là-bas. Il peut avoir une surprise désagréable, être désavoué...

Arcadius hocha la tête, reprit Marianne par le bras et l’entraînant lentement vers la sortie affirma gravement :

— Je n’oublie rien. Black Fish ignore les plans de son ministre mais, de son côté, Fouché ignore certainement l’affreuse activité de son hôte, de l’autre côté du détroit. Il ne peut rester insensible à la mort atroce que lui doivent certains prisonniers français. Relâcher ce monstre serait, selon moi, signer son propre arrêt de mort. Napoléon, qui aime réellement, profondément ses soldats, ne le lui pardonnerait jamais. Il est des crimes sur lesquels on ne peut passer l’éponge et, si vous voulez mon avis, Fouché, tout au contraire, s’arrangera pour que lord Cranmere soit si bien mis au secret... qu’il est très possible que l’on n’en entende plus jamais parler. Il n’y a pas que l’argent qui sache faire taire les gens dangereux. Soyez donc en paix et rentrons puisque vous le désirez.

Elle le remercia d’un sourire et s’accrocha fermement à son bras. Sur le boulevard la nuit était venue, mais une profusion de chandelles et de quinquets éclairaient comme en plein jour. Toutes les façades de tous les petits théâtres, le Cirque et les tréteaux des bateleurs étaient illuminés. Seul l’Epi-Scié était silencieux et morne, montrant seulement une pâle lueur derrière ses carreaux ternis. Mais une grosse foule, qui semblait singulièrement remuante, était attroupée devant la maison voisine, le Théâtre des Pygmées, où la parade était interrompue. Ses deux protagonistes debout au bord des planches, les mains aux genoux, regardaient avec stupeur ce qui se passait devant leur théâtre.

— Mais... on se bat ici ? s’exclama Jolival. Et je parierais que votre ami et Fauche-Borel sont dans cette mêlée ! Ils l’ont certainement déclenchée en fonçant à travers la foule. Cela semble d’ailleurs amuser prodigieusement messieurs Bobèche et Galimafré.

— Qui ?

— Ces deux pitres que vous voyez là-bas se taper sur les cuisses ! fit Arcadius en les désignant de sa canne. Ce beau garçon qui porte veste rouge, culotte jaune, bas bleus, perruque rousse et cet ahurissant tricorne dominé par un énorme papillon au bout d’un fil de laiton, c’est Bobèche. L’autre, le grand maigre dégingandé avec une figure interminable et le rire le plus niais que l’on puisse voir, c’est Galimafré. Il n’y a pas longtemps qu’ils sont au boulevard, mais ils ont déjà beaucoup de succès. Ecoutez-les rire et interpeller leur public.

En effet, les deux pitres encourageaient les combattants à grand renfort de plaisanteries et de conseils burlesques, mais Marianne hocha la tête.

— Laissons cela, je vous en prie ! Black Fish a notre adresse, il saura bien venir nous raconter la fin de l’histoire.

— Oh ! Elle ne fait aucun doute. Fauche-Borel n’est pas de taille... et vous, vous êtes très fatiguée, n’est-ce pas ?

— Un peu... oui.

Lentement, évitant la foule, ils regagnèrent les alentours du Jardin Turc où ils avaient laissé leur voiture. Jolival fit monter Marianne, jeta l’adresse au cocher et monta à son tour, après avoir placé entre eux deux le portefeuille.

— Qu’allons-nous faire de cela ? demanda-t-il. Il est dangereux de garder chez soi de telles sommes. Déjà, nous avons les vingt mille livres de l’Empereur.

— Demain vous les reporterez à la banque Laffitte... mais à notre nom. Il est possible que nous en ayons encore besoin. Sinon... je les rendrai, tout simplement.

Arcadius approuva de la tête, enfonça son chapeau et s’accota dans son coin comme s’il voulait dormir, mais, au bout d’un moment, il murmura :

— Je voudrais bien savoir où est passée Mlle Adélaïde.

— Moi aussi, dit Marianne, un peu honteuse de constater que la scène dramatique avec Francis lui avait fait momentanément oublier sa vieille cousine.

Mais le principal n’est-il pas qu’elle ne soit plus entre les mains de Fanchon-Fleur-de-Lys ?

— Il faudrait s’en assurer peut-être. Mais quelque chose me dit que nous aurions tort de nous tourmenter pour elle.

Et le silence revint. Plus personne ne parla jusqu’à ce qu’on fût arrivé rue de Lille.

Il était environ 11 heures, ce soir-là, et Marianne était aux mains d’Agathe qui brossait interminablement sa longue chevelure noire, quand Arcadius frappa à la porte de sa chambre et demanda à lui parler d’urgence et seule. Aussitôt, elle envoya sa femme de chambre se coucher.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle tout de suite en alerte par ce préambule mystérieux.

— Adélaïde est là.

— Elle est rentrée ? Comment cela ? Je n’ai pas entendu sonner, ni aucune voiture s’arrêter.

— C’est moi qui ai ouvert. Je faisais quelques pas dans la cour avant d’aller au lit. Eh fait... j’allais sortir moi-même, marcher un peu jusqu’à la Seine et je venais d’ouvrir la petite porte quand je l’ai vue arriver. J’avoue que j’ai eu quelque peine à la reconnaître.

— Pourquoi ? s’écria Marianne tout de suite affolée. Elle n’est pas blessée ou...

— Non, non, rien de tout cela ! coupa Jolival en riant. Je vous réserve la surprise. Elle vous attend en bas. J’ajoute qu’elle n’est pas seule.

Marianne qui allait se précipiter dehors, en nouant seulement le large ruban rose qui fermait son peignoir de guipure, s’arrêta.

— Pas seule ? Avec qui est-elle ?

— Avec celui qu’elle appelle son sauveur. Autant vous prévenir tout de suite, cet ange gardien n’est autre... que Bobèche, l’un des deux pitres du boulevard du Temple que je vous ai montrés tout à l’heure.

— Quoi ? Vous vous moquez ?

— Je n’en ai pas la moindre envie. C’est bien lui. J’ajoute que, ce soir, son aspect est celui d’un homme de bonne compagnie. Voulez-vous le voir ?

— C’est insensé ! Mais pourquoi Adélaïde nous l’a-t-elle ramené ?

— Elle vous le dira elle-même. Je crois qu’elle tient beaucoup à vous le présenter.

Marianne avait eu son compte d’émotions pour la journée mais, outre la satisfaction d’avoir retrouvé sa cousine, elle était poussée par une curiosité plus forte que sa fatigue. Hâtivement, elle tordit ses cheveux en chignon qu’elle attacha de son mieux avec un ruban, puis, passant dans sa garde-robe, elle prit une robe au hasard et l’enfila à la place de son peignoir. Après quoi, elle rejoignit Arcadius qui l’avait attendue dans sa chambre. Il l’accueillit avec un tel sourire qu’elle s’indigna.

— On dirait que cette histoire vous amuse ?

— Ma foi... oui. J’avoue. Et, qui plus est, je pense qu’elle vous amusera aussi dès que vous aurez jeté un coup d’œil sur votre cousine... et cela vous fera tous les biens du monde. Cette maison manque singulièrement de gaieté depuis quelque temps.

Bien que prévenue, Marianne eut un haut-le-corps en apercevant Adélaïde installée dans l’un des fauteuils du salon de musique et dut y regarder à deux fois pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’elle. Une extraordinaire perruque blonde apparaissait sous son chapeau à la dernière mode et une épaisse couche de maquillage rendait son visage à peu près méconnaissable. Seuls, les yeux bleus, incroyablement joyeux et pleins de vie, et le grand nez impérieux, lui appartenaient bien en propre, le reste parut à Marianne tout à fait étranger.

Mais, sans paraître remarquer la mine désorientée de sa cousine, Adélaïde courut vers elle dès qu’elle l’aperçut, et l’embrassa sur les deux joues, y laissant quelque peu de ses fards. Machinalement, Marianne lui rendit ses baisers mais s’exclama :

— Mais enfin, Adélaïde, où étiez-vous passée ? Est-ce que vous ne saviez pas que nous étions mortellement inquiets à votre sujet ?

— Je l’espère bien ! fit joyeusement Mlle d’Asselnat, mais vous allez avoir toutes les explications que vous pouvez souhaiter. Auparavant, ajouta-t-elle en allant prendre son compagnon par la main pour l’amener devant Marianne, il vous faut remercier mon ami Antoine Mandelard, autrement dit Bobèche. C’est lui qui m’a sortie de ce bouge où l’on me tenait prisonnière, lui encore qui m’a cachée, protégée...

— ... et invitée à ne pas rentrer à la maison ? coupa Jolival moqueur. Auriez-vous trouvé une vocation au boulevard, ma chère amie ?

— Vous ne croyez pas si bien dire, Jolival !

Marianne, cependant, regardait avec curiosité le grand garçon blond qui s’inclinait correctement devant elle. Il avait un visage ouvert, un sourire franc, des yeux gais et des traits pleins de malice qui lui plaisaient. Il était vêtu de sombre, avec une simplicité qui n’excluait pas une certaine élégance. Elle lui tendit la main.

— Je vous dois beaucoup, monsieur, et je voudrais pouvoir vous l’exprimer mieux qu’en paroles.

— Porter secours à une dame en péril ne mérite aucun remerciement, fit-il avec gentillesse. C’est un simple devoir.

— Comme il a bien dit ça ! soupira Adélaïde. Et si vous êtes si contente que cela de retrouver votre vieille cousine, ma chère, offrez-nous donc une espèce de souper. Nous mourons de faim... moi tout au moins !

— J’aurais dû m’en douter ! fit Marianne en riant. Mais les domestiqués sont couchés. Allez donc mettre le couvert, Adélaïde, je vais voir à la cuisine ce que nous pouvons faire.

Apparemment, la cuisinière était une femme de précautions. Marianne trouva tout ce qu’il fallait pour organiser un très acceptable souper froid et, quelques minutes plus tard, les quatre convives de ce repas improvisé s’installaient autour d’une table brillante de cristaux et d’argenterie où Adélaïde n’avait même pas oublié quelques roses dans un cornet de cristal.

Tout en absorbant une prodigieuse quantité de poulet froid, de salade et de tranches de bœuf fumé de Hambourg, arrosés de Champagne, Mlle d’Asselnat raconta son odyssée. Elle dit comment un valet, portant la livrée de Mme Hamelin, était venu la prier de vouloir bien rejoindre sa cousine chez la créole et comment, à peine montée dans la voiture qui attendait à la porte, elle avait été ligotée, bâillonnée, aveuglée au moyen d’un mouchoir, puis transportée à travers Paris jusqu’à un endroit alors impossible à déterminer. Elle n’avait retrouvé l’usage de ses sens qu’une fois parvenue à destination : un réduit fermé de planches mal jointes, pris sur une grande cave éclairée par un soupirail placé trop haut pour qu’il soit possible de l’atteindre même en escaladant le tas de charbon qui formait, avec une brassée de paille, le plus clair de l’ameublement de cette curieuse prison.

— Par les interstices des planches, continua Adélaïde en se taillant une large part d’un brie crémeux qui était son fromage préféré, je pouvais voir la cave qui prolongeait mon logis. Des tonneaux, des bouteilles vides ou pleines, des pots de toute sorte et un matériel complet de sommelier l’encombraient. On y respirait, en outre, une forte odeur de vin et d’oignons dont il pendait des chapelets au plafond. Aussi au vacarme de pas qui allaient et venaient sans cesse au-dessus de ma tête, aux voix plus ou moins avinées qui me parvenaient, je conclus que cette cave était celle d’un cabaret.

— J’espère au moins, fit Arcadius moqueur, que dans un lieu aussi bien fourni on ne vous a pas laissée mourir de soif ?

— De l’eau ! fit Adélaïde avec rancune, voilà tout ce que j’ai eu et du pain à peine mangeable ! Dieu que ce brie est bon ! J’en reprends !

— Mais, dit Marianne, vous avez tout de même vu quelqu’un dans ce bouge ?

— Bien sûr ! J’ai vu une abominable vieille, vêtue comme une reine et que l’on appelait Fanchon. Elle m’a laissé entendre que mon sort dépendait uniquement de vous et d’une certaine somme d’argent que vous deviez payer. Je dois dire que notre entretien a beaucoup manqué de cordialité et que la moutarde m’est montée au nez quand cette vieille a prétendu me donner des leçons de patriotisme. Oser vilipender l’Empereur et glorifier cette outre à deux pattes qui se fait appeler le roi Louis XVIII ! Ma foi, elle n’est pas près d’oublier la paire de claques que je lui ai administrée. Si on ne me l’avait pas ôtée des mains, je la tuais !

Jolival se mit à rire.

— Cela n’a pas dû l’inciter à améliorer votre ordinaire, ma pauvre Adélaïde, mais je vous félicite de tout mon cœur. Permettez que je baise cette main si fine et si vigoureuse.

— Voilà pour la prison, dit Marianne. Mais comment en êtes-vous sortie ?

— Je crois que, pour cela, il vaut mieux vous adresser à mon ami Bobèche. Il vous dira tout le reste.

— Oh ! c’est assez simple fit le jeune homme avec un sourire qui semblait s’excuser d’attirer l’attention sur lui, le cabaret de l’Epi-Scié étant notre voisin immédiat, nous y allons assez fréquemment, mon ami Galimafré et moi-même, pour nous rafraîchir. Ils ont un petit vin de Suresnes qui n’est pas désagréable. Je dois dire que nous y allons aussi pour voir et écouter, car nous n’avons pas été sans remarquer lès nombreuses allées et venues de personnages plus étranges que la normale, et nous n’avons pas tardé à découvrir que ce cabaret était un lieu plein d’intérêt. Personnellement, j’y vais assez peu souvent par prudence, mais Galimafré y fait de longues stations. Son air naïf, sa balourdise qui n’est, je vous le jure, qu’apparente, font que l’on ne se méfie pas de lui. On le croit simple d’esprit et l’on attribue son succès à son grand naturel. Or, Galimafré sous ses paupières tombantes et son air endormi cache un œil vif et un esprit alerte... l’un et l’autre tout au service de Sa Majesté l’Empereur, comme moi-même.

En prononçant le nom de l’Empereur, Bobèche se leva, son verre en main et salua. Ce qui lui valut un beau sourire de Marianne. Ce baladin lui plaisait. Peu importait qu’il fût le fils d’un tapissier du faubourg Saint-Antoine ! Débarrassé de son maquillage et de son costume trop voyant, il avait une sorte de distinction et une gentillesse auxquelles la jeune femme était sensible... comme d’ailleurs aux regards discrètement admiratifs dont il la couvrait. Elle était heureuse de plaire à un homme qui s’avouait aussi simplement fidèle serviteur de Napoléon. Un instant, elle se demanda s’il était l’un des nombreux agents de Fouché, mais qu’il le fût ou non n’avait après tout que très peu d’importance. A quoi bon s’attacher à la façon dont il servait son maître, puisqu’il le servait ? Par contre, elle remarqua aussi la mine émerveillée avec laquelle Adélaïde, oubliant de manger, écoutait le jeune homme. Et, un instant, elle se demanda s’il ne lui inspirait pas un peu plus que de la reconnaissance... Bobèche, cependant, poursuivait son récit :

— Galimafré remarqua l’autre soir que l’on descendait dans la cave de la maison un pain qui ne devait pas avoir grand-chose à y faire, à moins qu’il ne fût destiné à quelqu’un et, tard dans la nuit, nous sommes allés explorer la ruelle, le boyau plutôt, qui sépare notre Théâtre des Pygmées du cabaret. Nous savons depuis longtemps que, derrière un tas d’objets de rebus et d’ordures, il y a un soupirail qui ouvre sur la cave de l’Epi-Scié. Cela nous a permis d’être témoins d’un entretien assez orageux entre Mademoiselle et Fanchon Désormeaux. Cela nous a éclairés et...

— ... et la nuit suivante, conclut joyeusement Adélaïde, ils sont revenus avec des outils et une corde à nœuds. Les outils pour ouvrir le soupirail, la corde pour me tirer de la cave. Je ne me serais jamais crue aussi agile !

— Mais pourquoi n’être pas rentrée ici ? demanda Marianne.

— Bobèche m’a expliqué que c’était plus prudent. De plus, je ne pouvais traverser Paris couverte de charbon comme je l’étais. Enfin... j’avais appris qu’il pouvait être très intéressant de rester aux environs de l’Epi-Scié. D’ailleurs, Marianne, autant vous le dire tout de suite, je repars avec Bobèche. Nous avons à faire.

Marianne fronça les sourcils puis haussa les épaules.

— C’est stupide ! Que pouvez-vous avoir à faire là-bas ? Ces messieurs n’ont certainement aucun besoin de vous.

Ce fut Bobèche qui lui répondit, avec un sourire amical en direction de la vieille fille.

— C’est ce qui vous trompe. Mademoiselle. Votre cousine a bien voulu accepter de nous servir de caissière.

— De caissière ? fit Marianne abasourdie.

— Parfaitement ! affirma Adélaïde d’un ton plein de défi. Et ne venez pas me dire que ces modestes fonctions sont incompatibles avec mes nobles origines. J’ai appris, il n’y a pas si longtemps, qu’il n’est pas de sot métier.

Marianne, cette fois, rougit. L’allusion n’était que trop transparente. Elle serait, en effet, mal venue de reprocher à sa cousine ces curieuses fonctions, alors qu’elle-même était montée sur les planches. Théâtre pour théâtre, celui des Pygmées n’était pas plus méprisable que l’élégant Feydeau... mais depuis qu’elle savait le désir d’Adélaïde de repartir, elle se sentait envahie de tristesse. Ce n’était pas seulement en apparence que la vieille fille avait changé ; elle semblait tout à coup décidée à se lancer à corps perdu dans un bien curieux chemin et, de plus, elle y mettait une note de provocation qui blessait Marianne. Son regard croisa celui d’Arcadius par-dessus la table. Il lui sourit, cligna de l’œil puis, prenant la bouteille de Champagne, il emplit de nouveau le verre d’Adélaïde.

— Si c’est là votre vocation, ma chère, vous auriez tort d’y résister. Et... vous avez vraiment l’intention de rester caissière ? Ou pensez-vous tâter de la parade ?

— Pendant un temps tout au moins, fit-elle en riant. De toute façon, je vous l’ai dit, je ne risque rien, bien au contraire, alors qu’en demeurant ici nous pourrions voir se rééditer mon enlèvement et même vous mettre tous en danger. Cela, je ne le veux à aucun prix ! Et puis... l’aventure m’amuse : je veux savoir si les fameux papiers de l’ambassadeur Bathurst vont passer par l’Epi-Scié.

— Les papiers ? Mais quels papiers enfin ? s’emporta Marianne. Toute la journée je n’ai entendu parler que de papiers. Je n’y comprends rien.

Doucement, Arcadius posa sa main sur celle de son amie.

— Je crois comprendre, moi. Notre affaire, à nous, s’est trouvée mêlée à une autre affaire, bien plus importante sans doute et où devait tremper votre... enfin l’Anglais. D’où l’arrivée imprévue de ce gigantesque grenadier que vous connaissez si bien et peut-être l’irruption de ce farfelu de Fauche-Borel. C’est bien cela ?

— C’est bien cela, approuva Bobèche. Pardonnez-moi de ne pas entrer plus avant dans les détails, mais certains papiers qui ont été volés sur un ambassadeur anglais disparu récemment ont toutes chances de passer par l’Epi-Scié qui est une sorte de relais pour les agents étrangers. D’autant plus sûr que la police n’y met jamais les pieds, du moins officiellement ! Voilà pourquoi il y avait tant d’agitation ces temps derniers dans mon voisinage et pourquoi l’un des agents qui s’y rendent et qui s’était cru reconnu avait jugé astucieux d’aller se cacher parmi les figures de cire.

— Au fait, dit Arcadius, il a été pris ?

Bobèche fit signe que oui, puis s’absorba dans la dégustation de son Champagne, marquant ainsi sa volonté de ne pas en dire plus. Marianne le regardait maintenant avec une stupeur doublée d’une certaine admiration. Qu’il était donc étrange d’entendre d’aussi graves paroles sortir d’une bouche faite si visiblement pour le rire et la plaisanterie. Qui était donc ce pitre et pour qui travaillait-il au juste ? Il s’était proclamé au service de l’Empereur mais il ne semblait pas être à celui de Fouché. Faisait-il donc partie de ce cabinet noir, personnel à l’Empereur comme il l’avait été aux derniers rois de France et qui formait, à ce que l’on disait, une police parallèle à côté de l’officielle ? Son métier de baladin de plein vent devait lui permettre de voir beaucoup de choses sans que l’on s’en méfiât et, sans doute, possédait-il une grande aptitude à se transformer. Ce soir, avec son habit vert sombre et son impeccable cravate, ses épais cheveux dorés soigneusement coiffés, il n’aurait détonné dans aucun salon et nul n’aurait soupçonné un pitre sous la forme policée de ce garçon élégant.

Le regard perplexe de Marianne alla du jeune homme à sa cousine qui, renversée sur sa chaise, grignotait des cédrats confits sans quitter des yeux son nouveau compagnon. Elle buvait littéralement ses paroles et, dans ses yeux bleus, il y avait une flamme que Marianne n’y avait encore jamais vue, tandis qu’un rose juvénile colorait ses pommettes. Malgré ses quarante ans, son absurde perruque, son maquillage et son grand nez, Adélaïde transfigurée était presque belle, presque jeune.

« Mais... elle est amoureuse ! » songea Marianne stupéfaite, plus attristée qu’amusée, car elle craignait de voir la pauvre fille aventurer son cœur sur un chemin sans issue. Certes, Bobèche s’était montré secourable, chevaleresque même et il semblait éprouver une véritable admiration pour l’intelligence, le courage et le talent de comédienne d’Adélaïde, mais entre la plus folle admiration et le plus modeste amour, il y avait tant d’espace ! Aussi ne put-elle s’empêcher de protester quand Adélaïde, se levant et secouant sa robe avec un soupir de satisfaction, déclara :

— Voilà ! vous savez tout. Maintenant, je crois qu’il est temps de rentrer au théâtre. Cette visite n’avait d’autre but que de vous rassurer sur mon sort. Vous l’êtes, je repars !

— C’est ridicule ! soupira Marianne. Vous serez malgré tout en danger et moi je ne vivrai plus !

— Vous auriez tort, Mademoiselle, dit doucement Bobèche. Je vous promets de veiller sur Mlle Adélaïde comme sur ma propre sœur. Entre Galimafré et moi, elle ne risquera rien, je vous le promets... et nous sommes heureux de cette amitié spontanée qu’elle a bien voulu nous donner, bien que nous en soyons fort indignes.

— De toute façon, ajouta Mlle d’Asselnat qui avait écouté ce petit discours avec une joie visible, rien ni personne ne pourra m’empêcher de retourner là-bas. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’exister réellement.

Cette fois, Marianne, vaincue, garda le silence. Exister réellement ? Elle qui avait été jetée en prison pour avoir osé protester contre le divorce de Napoléon, qui avait vécu cachée dans les combles de l’hôtel d’Asselnat abandonné en compagnie d’un portrait, qui avait voulu une nuit mettre le feu à ce même hôtel parce qu’elle le croyait tombé en des mains indignes ? Qu’avait-elle appelé vivre jusque-là ? Et ce fut avec une profonde tristesse qu’elle se laissa embrasser à l’instant du départ.

Devinant la pensée de son amie, Arcadius glissa son bras sous le sien et chuchota :

— Laissez-la faire, Marianne. Elle est follement heureuse de jouer les agents secrets... et je me demande d’ailleurs si elle n’a pas la vocation. De plus, il vaut mieux pour vous, comme pour elle, qu’elle ne revienne pas ici maintenant. Ce garçon a raison : nul, pas même Fanchon, ne songera à la chercher au Théâtre des Pygmées.

— C’est vrai, soupira Marianne. Mais elle va tellement me manquer !

Elle avait tant compté sur Adélaïde pour ces jours difficiles qui allaient venir, pour aussi l’aider quand viendrait l’enfant, pour la guider de ses conseils quand arriverait le moment de rejoindre le cardinal... si jamais Jason ne venait pas. Pourquoi fallait-il donc qu’elle se laissât emporter ainsi par ce démon inattendu où la politique et le plaisir de jouer la comédie avaient sans doute moins d’importance que la séduction d’un pitre ? Une voix secrète lui souffla bien : « Si elle savait la vérité, elle resterait près de toi. » Mais, cette vérité, Marianne ne pouvait la dire ; elle avait promis le silence à son parrain. Et puis... même si Adélaïde apprenait que l’on avait besoin d’elle, aurait-elle le courage de renoncer d’un seul coup à ce mirage qu’elle s’était créé : partager un moment la vie d’un garçon jeune, beau et qui lui plaisait ? Non, il fallait laisser Adélaïde s’engager dans la route absurde qu’elle avait choisie, faire elle-même son expérience. Marianne n’y pouvait rien.

Le cœur soudain très lourd, elle écouta retomber dans la nuit le vantail de la grande porte sur ceux qui partaient. Elle avait froid tout à coup et, frissonnante, alla tendre ses mains à la flamme de la cheminée. Le silence enveloppa le salon, troublé seulement par le léger reniflement d’Arcadius qui prisait. Lentement, il s’approcha de son amie. Le parquet cria sous son pas.

— Pourquoi tant vous tourmenter, Marianne ? dit-il avec douceur. Adélaïde ne risque pas grand-chose, tout compte fait... que perdre quelques illusions ! Quittez cette mine sombre ! Souriez-moi ! La vie va de nouveau être pleine de charme, vous verrez. Regardez Adélaïde ! Elle trouve son bonheur dans un théâtre en planches. Qui sait ce que vous réserve demain ?

Retenant ses larmes, Marianne parvint tout de même à sourire. Cher Arcadius, si bon, si dévoué ! Elle avait honte de ce secret qu’il lui fallait garder pendant un mois et qui, selon elle, ne rimait à rien. Mais quoi, un pacte est un pacte. Elle devait jouer le jeu.

— Vous avez raison, dit-elle gentiment. Qu’Adélaïde s’amuse comme elle l’entend. Puisque je vous ai, je ne suis pas perdue.

— A la bonne heure ! Allez vous reposer maintenant et tâchez de faire de beaux rêves.

— J’essaierai, mon ami, j’essaierai.

Ensemble, ils se dirigèrent vers le grand escalier, obscur à cette heure tardive et Arcadius prit sur une console un chandelier pour éclairer leur marche. Ils étaient à peu près à mi-chemin du palier quand, brusquement, il demanda :

— Au fait. Où donc est passé Gracchus ? Personne ici ne l’a vu de la journée et Samson manque à l’écurie.

Marianne se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux et bénit la semi-obscurité qui la dissimulait, mais elle ne put empêcher sa voix d’être un peu trop rapide un peu trop tendue en expliquant :

— Il m’a demandé... la permission de partir quelques jours en province... dans sa famille. Il a reçu de mauvaises nouvelles.

Marianne n’avait jamais su mentir mais, cette fois, cela nécessita un véritable effort. Elle maudit sa maladresse, persuadée qu’Arcadius allait tout de suite flairer le mensonge. Pourtant, sa voix à lui demeura calme, unie, en remarquant :

— Je ne savais pas qu’il avait de la famille en province. Je croyais que toute sa parenté se résumait à sa grand-mère qui est blanchisseuse à Boulogne, sur la route de la Révolte. De quel côté est-il allé ?

— Vers... Nantes, je crois, fit Marianne au supplice et incapable de trouver autre chose que cette semi-vérité tout de même un peu consolante.

Arcadius, d’ailleurs, ne poussa pas plus loin son interrogatoire, se contenta d’un « Ah ! très bien... » tellement détaché que la jeune femme eut l’impression qu’il pensait déjà à autre chose. Parvenu à la porte de la chambre de Marianne, il la salua galamment, lui souhaita une bonne nuit et s’éloigna en direction de ses propres appartements en chantonnant une ariette. Il y avait longtemps qu’il n’avait fait preuve d’une gaieté semblable. Cela prouvait un esprit redevenu parfaitement libre et Marianne, en rentrant chez elle, se dit que, peut-être, il croyait fermement que Francis était désormais hors d’état de nuire.

Cela lui apporta une sensation de délivrance, une sérénité toute nouvelle et, cette nuit-là, Marianne dormit comme l’enfant qu’elle était encore un peu. Quelle chose était plus merveilleuse que la paix de l’âme ? Et, durant trois jours et trois nuits, Marianne la goûta pleinement, en même temps qu’un agréable sentiment de victoire sur elle-même et sur Francis.

Une idée s’était fait jour en elle que, durant ce temps de rémission, elle caressa tendrement. Si Black Fish gagnait lui aussi sa bataille, s’il parvenait à effacer Francis de la surface de la terre... l’annulation devenait sans objet. L’inquiétant mariage aussi. Elle serait veuve, libre et, n’ayant plus à craindre les attaques de Cranmere, elle pourrait, avec le père de son enfant, chercher une solution moins cruelle pour son amour.

Cent fois, elle fut sur le point de prendre une plume, du papier pour écrire à son parrain. Mais, chaque fois, l’impossibilité se dressait devant elle. Où écrire ? A Savone où était le Pape ? La lettre n’arriverait pas. Elle tomberait immanquablement entre les mains de Fouché. Non, mieux valait, à tout prendre, attendre que le cardinal se manifestât. Il serait temps alors de lui apprendre le changement survenu et ce serait peut-être lui qui proposerait une nouvelle solution... C’était si bon de rêver, de faire des projets qui n’étaient pas dictés par la contrainte !

C’est au matin du quatrième jour que tout cela vola en éclats. Le coup fut porté par un petit billet blanc, bien plié et très soigneusement cacheté, qu’Agathe porta à sa maîtresse qui paressait au lit. Sa lecture arracha un cri d’angoisse à la jeune femme et la jeta, éperdue, à bas de son lit. Prenant à peine le temps de passer un saut-de-lit, pieds nus, elle courut jusque chez Jolival qui prenait son petit déjeuner paisiblement en lisant le journal du matin. L’entrée en trombe de Marianne, blême et visiblement terrifiée, le fit se lever si brusquement que la table devant laquelle il était assis bascula entraînant dans sa chute tout le contenu du plateau qui se brisa en mille morceaux. Mais ce cataclysme en miniature n’intéressa personne. Incapable de proférer une seule parole, Marianne lui tendit le billet puis se laissa tomber dans un fauteuil en lui faisant signe de lire.

En quelques mots hâtifs et rageurs, Black Fish apprenait à sa jeune amie que lord Cranmere s’était enfui de Vincennes, de façon d’ailleurs inexplicable, que sa trace allait vers Boulogne et, sans doute, de là, vers l’Angleterre. Le Breton ajoutait qu’il se lançait à ses trousses. « Que Satan lui vienne en aide quand je mettrai la main sur lui, écrivait-il en guise de conclusion, ce sera lui ou moi... »

Plus maître de lui-même que ne l’était Marianne,

Arcadius n’en pâlit pas moins. Froissant la lettre entre ses mains, il la jeta rageusement dans la cheminée, puis revint vers la jeune femme qui, livide et les yeux clos, respirait avec peine et semblait sur le point de s’évanouir. Vivement, il lui administra quelques tapes sèches sur les joues puis, saisissant ses mains glacées, se mit à les frictionner.

— Marianne ! appela-t-il avec angoisse, allons, Marianne, remettez-vous ! Ouvrez les yeux ! Regardez-moi !... Marianne....

Elle ouvrit les paupières révélant à son ami deux lacs sombres habités par la terreur.

— Il est libre... balbutia-t-elle... Ils l’ont laissé s’enfuir... ce monstre ! Et, maintenant, il ne me lâchera plus ! Il va venir ici, il va vouloir se venger... Il me tuera... Il nous tuera tous !

Sa voix avait atteint un aigu insupportable. Jamais Arcadius n’avait vu Marianne en proie à une peur aussi atroce. Elle, toujours si brave, si prête à affronter le danger ! Ces quelques mots l’avaient menée aux portes de la folie. Il comprit que, pour l’en sauver, il fallait la rendre brutalement à elle-même, et que lui faire honte de sa peur était encore le meilleur moyen. Il se redressa, laissa tomber la main qu’il tenait encore.

— C’est pour vous que vous avez peur ? fit-il durement. N’avez-vous pas compris ce que vous dit Nicolas Mallerousse ? L’homme s’est enfui, certes, mais c’est vers l’Angleterre qu’il se dirige... vers l’Angleterre où, sans doute, il va reprendre ses activités de chasseur d’évadés ! Depuis quand avez-vous appris à trembler pour vous-même, Marianne d’Asselnat ? Vous êtes chez vous, entourée de serviteurs fidèles, d’amis, de gens comme Gracchus et moi-même ! Vous pouvez demander le secours de l’homme qui tient l’Europe dans sa main et vous savez qu’un impitoyable limier s’est attaché à celui que vous craignez, un homme prêt à y laisser sa vie. Et c’est pour vous que vous tremblez ? Songez plutôt à ces misérables que va jeter dans le plus affreux danger leur désir passionné d’échapper à une atroce misère et de redevenir des hommes libres !

A mesure qu’il parlait, appliquant les mots comme autant de coups de fouet, Jolival voyait les yeux de Marianne redevenir clairs, se charger d’incrédulité puis, peu à peu, de ce qu’il avait espéré y voir : la honte. Il vit aussi ses joues blêmes reprendre leur couleur et même s’enflammer. Elle se redressa, passa sur son visage une main qui ne tremblait plus qu’à peine.

— Pardon !... murmura-t-elle au bout d’un instant. Pardon ! J’ai perdu la tête ! C’est vous qui avez raison... comme toujours ! Mais quand j’ai lu cela... tout à l’heure, j’ai cru... que ma tête éclatait... que je devenais folle ! Vous ne pouvez pas savoir...

Doucement, Arcadius s’agenouilla près d’elle et posa ses deux mains sur ses épaules.

— Si... je devine ! Mais je ne veux pas que vous vous laissiez détruire par l’ombre de cet homme. Il est loin, sans doute, à cette heure et, avant de s’attaquer à la vôtre, c’est sa propre vie qu’il lui faudra défendre.

— Il peut revenir très vite... sous un déguisement.

— Nous ferons bonne garde.

— Et puis, vous voyez bien qu’il est plus fort que nous puisqu’il a pu s’enfuir... malgré les murailles, les chaînes, les portes énormes, les gardiens et même Black Fish... malgré ce qu’il a fait et ce que nous savons de lui !

Arcadius se releva et, machinalement, remit la table sur ses pieds. Son visage de souris avait pris une expression sévère.

— Vous n’osez pas me dire que je me suis trompé, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est vrai. Je me suis trompé. Mais comment imaginer que Fouché oserait aller jusque-là ? Quel rôle joue donc ce misérable Anglais dans la trame politique qu’il a ourdie ?

— Un rôle très important, sans doute.

— Il n’est pas de projet politique, si important soit-il, qui mérite que l’on laisse la vie et la liberté de nuire à un démon. Marianne ! Il faut prévenir l’Empereur !

— Le prévenir ? De quoi ? De ce qu’un espion s’est échappé de Vincennes ? Il doit déjà le savoir.

— Sûrement pas. Il demanderait trop d’explications. Le rapport quotidien que lui fournit Fouché n’en parlera certainement pas. Allez le trouver, dites-lui tout... et à la grâce de Dieu !

— L’Empereur n’est plus là !

— Il est à Compiègne, je sais. Allez-y.

— Non. C’est à moi que je pensais en disant qu’il n’est plus là. Il ne désire pas me revoir maintenant... plus tard peut-être. Je vous ai dit comment nous nous étions quittés.

— Allons donc ! Il vous aime toujours !

— Peut-être... mais je ne veux pas en tenter la preuve actuellement ! J’aurais trop peur... de faire encore une erreur. Non, Arcadius, laissons-le à sa lune de miel... à ce voyage qu’il veut faire dans les provinces du Nord. A son retour, peut-être... Voyons comment les choses vont tourner et... faisons confiance à Nicolas Mallerousse. Sa haine est trop vive pour ne pas être efficace. Vous avez raison quand vous dites qu’avec ce genre de Némésis attachée à lui, lord Cranmere est en danger continuel.

Avec un soupir, Marianne se leva, repoussa d’un pied distrait les débris de la cafetière de Sèvres et alla se placer devant une glace. Son visage était pâle et creusé, mais son regard avait retrouvé son assurance. Le combat reprenait et elle l’avait tacitement accepté. Qu’il en soit comme l’avait décidé le destin !

Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, Jolival demanda, presque timidement :

— Vous ne voulez vraiment rien faire ? Vous voulez attendre ?

— Je n’ai pas le choix. Ne m’avez-vous pas dit que ces négociations secrètes de Fouché pouvaient être très bénéfiques pour la France. Cela vaut bien que l’on risque des vies humaines... même la mienne.

— Je vous connais, Marianne. Vous n’en montrerez rien, votre front demeurera serein, votre visage lisse et pur... mais vous allez mourir de peur au fond de vous-même.

Au seuil de la porte, elle se retourna vers lui, eut un pâle sourire :

— C’est bien possible, mon ami. Mais c’est une habitude à prendre... tout simplement ! Rien qu’une habitude.

8 UNE AUSSI LONGUE ATTENTE

Le temps semblait arrêté, pour Marianne, enfermée dans sa maison, par prudence autant que par manque total d’envie de sortir, les jours se succédaient, tous pareils, sans que rien ne vînt troubler la désespérante monotonie. La seule différence résidait en ce que le lendemain était plus long encore que le jour présent et le surlendemain pire que les deux précédents. Comme une impitoyable goutte d’eau, l’incertitude minait Marianne, changeant peu à peu son attente en angoisse...

Parti depuis plus de quinze jours, Gracchus n’avait pas encore reparu et cela devenait inexplicable. S’il avait chevauché nuit et jour comme il l’avait annoncé, il avait dû atteindre Nantes très rapidement... trois jours au plus. Remettre la lettre au consul des Etats-Unis ne demandait pas non plus beaucoup de temps et, en une bonne semaine, il aurait dû être rentré. Alors, pourquoi ce retard ? Que s’était-il passé ?... Les journées de Marianne s’écoulaient toutes dans un petit salon du premier étage, dont les fenêtres donnaient sur la cour d’entrée et sur la rue de Lille, à épier les bruits de la rue. Le pas d’un cheval lui faisait battre le cœur plus vite, laissant une déception quand il s’éloignait. C’était pire encore lorsqu’il s’arrêtait et quand le son un peu fêlé de la cloche d’entrée se faisait entendre. Marianne alors se jetait vers la fenêtre mais se retirait presque aussitôt, les larmes au bord des yeux parce que ce n’était pas encore Gracchus.

Les nuits devenaient peu à peu infernales. Marianne ne dormait plus qu’à peine et très mal. La claustration volontaire, l’absence d’exercice physique, son état et l’anxiété chassaient le sommeil. Elle usait ses interminables heures d’insomnie à échafauder toutes sortes d’hypothèses, plus folles les unes que les autres, touchant Gracchus. La plus affreuse de toutes celles qui la laissait tremblante et baignée de sueur dans son lit brûlant étant que le pauvre garçon avait dû être victime d’une attaque. Les routes étaient peu sûres, infestées de brigands malgré la sévère police impériale. Un cavalier solitaire était une proie facile et il y avait tant de broussailles où l’on pouvait laisser pourrir un corps sans que l’on s’en aperçût avant des semaines. Marianne s’affolait à la pensée que, s’il était arrivé quelque chose à son fidèle cocher, personne ne viendrait le lui dire. Elle attendait peut-être en vain le retour d’un ami dévoué et une réponse qui ne viendrait jamais.

Une seule éclaircie dans toute cette grisaille : de Compiègne, Napoléon lui avait fait parvenir un court billet dont l’écriture avait accéléré la course de son sang mais dont la teneur l’avait laissée désenchantée :


« Ma bonne Marianne. Quelques mots en hâte pour t’assurer que tu occupes toujours mon esprit. Veille bien à une santé qui m’est chère et à une voix qui, au retour de mes voyages, saura alléger le poids des affaires de l’Etat qui accablent ton N... »


Le poids des affaires de l’Etat ? Paris était vide et calme, toute la Cour s’étant transportée à Compiègne, mais la « bonne Marianne » savait, par Arcadius qui, lui, ne demeurait pas enfermé, que les plaisirs de la cour et de la lune de miel occupaient l’Empereur infiniment plus que les affaires de l’Etat qu’il paraissait, au contraire, fuir avec obstination ces temps-ci. Ce n’étaient que bals, chasses, promenades, théâtre et plaisirs de toute sorte et, hormis une présidence du Conseil de la Maison Impériale et une audience à Murat au sujet des questions italiennes, l’Empereur n’avait pas fait grand-chose... Bien sûr, c’était gentil de lui avoir écrit mais, chose qu’elle aurait cru impensable quelques semaines plus tôt, Marianne avait jeté le billet sur la cheminée puis, avec un soupir et sans plus le regarder, elle était retournée à son tourment.

Si grand était son désir de voir revenir Gracchus et d’apprendre si elle pouvait espérer la venue de Jason, que même la peur folle que lui avait inspirée la nouvelle de l’évasion de lord Cranmere s’était atténuée. Elle ne tressaillait plus à chaque bruit insolite entendu dans la nuit, elle ne s’effrayait plus quand, de sa fenêtre, elle apercevait dans la rue une silhouette rappelant celle de l’Anglais. Il y avait Black Fish en qui elle avait mis sa confiance et puis elle savait que l’arrivée de Jason serait le meilleur remède contre la peur. S’il acceptait de la prendre, pour toujours, sous sa protection, les menaces de dix Cranmere déchaînés contre elle ne lui feraient plus peur. Jason était fort, audacieux, le type même de l’homme auprès duquel il devait faire bon être une femme. Il fallait qu’il vînt, il le fallait absolument... Mais Dieu que c’était long !...

Il y avait cependant quelqu’un, en dehors du fidèle Jolival, que Marianne aurait aimé voir : c’était Fortunée Hamelin. En effet, si la panique inspirée par Francis avait diminué, la jeune femme n’en avait pas moins longuement réfléchi à cette évasion extraordinaire. Elle n’en avait recueilli aucun détail, mais il apparaissait assez clairement que, sans l’aveu du ministre de la Police, elle n’aurait pu avoir lieu. Or, elle ne pouvait admettre qu’un ministre de Napoléon se fût abaisser à cela : bafouer le dévouement de ses propres agents, libérer un criminel dangereux, un mortel ennemi de son pays. Et Fortunée, qui savait tant de choses, Fortunée qui, sans doute, faisait partie de l’immense foule des agents de Fouché par dévouement envers Napoléon, Fortunée peut-être aurait pu éclaircir le mystère. Mais Fortunée, prise par son renouveau d’amour pour le beau Fournier-Sarlevèze, avait disparu comme l’avait prédit Jonas, son majordome noir.

— Décidément, songeait Marianne mélancoliquement, les deux femmes en qui j’ai vraiment confiance, les deux seules que j’aime réellement, ont toutes deux été emportées par un vent d’amour irrésistible. Moi seule traîne un amour inutile et qui, pour le moment, ne semble intéresser que moi.

Napoléon, un jour, citant Ovide en riant, lui avait dit que l’amour était une espèce de service militaire. Pour Marianne c’était pire encore : une sorte d’entrée en religion avec, pour seuls compagnons, la solitude et les souvenirs qui ne faisaient qu’aggraver un pénible sentiment de frustration.

Or, un matin qui, selon le calendrier, était celui du lundi 19 avril et à l’heure du petit déjeuner, Fortunée tomba sans prévenir chez son amie. Vêtue un peu à la diable, coiffée n’importe comment, ce qui chez elle était signe de grand trouble, elle embrassa distraitement Marianne, lui assura qu’elle avait une « mine éblouissante », ce qui était pour le moins exagéré, et s’affala dans un petit fauteuil en réclamant à Jérémie un grand pot de café très fort avec beaucoup de sucre.

— Tu ferais mieux de boire du chocolat ! remarqua Marianne alarmée par les effets que pouvait avoir cette grande débauche de café sur quelqu’un de visiblement agité. C’est très excitant le café, tu sais ?

— Je veux être excitée, exaspérée, hors de moi ! Je veux que la colère continue à bouillonner en moi, s’écria la créole dans un grand élan dramatique. Il faut que je me souvienne longtemps de la perfidie des hommes. Retiens bien cela, malheureuse ! Croire ce que murmure un homme, c’est croire à ce que racontent les courants d’air. Le meilleur est un monstre abject et nous sommes toutes de pauvres victimes.

— Si je comprends bien, ton hussard a fait des siennes ? fit Marianne à qui la grande fureur de Fortunée faisait l’effet d’une bouffée d’air frais.

— C’est un misérable, affirma la jeune femme en se servant une solide portion d’œufs brouillés qu’elle accompagna de vastes tartines beurrées. Conçois-tu cela ? Un homme que j’aime depuis des années, que j’ai soigné durant des jours et des nuits avec un dévouement de fille de Saint-Vincent ? Me faire ça ?

Marianne retint un sourire. Les dispositions où elle avait laissé Fortunée et le beau Fournier, au soir du mariage impérial, n’avaient en effet que de très lointains rapports avec l’apostolat de la pieuse charité.

— Ça ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que c’est au juste ?

Fortunée eut un petit rire sec, tout à fait dépourvu de gaieté, mais qui n’en était pas moins amusant dans sa résonance tragique.

— Presque rien ! Imagines-tu qu’il a osé amener avec lui, à Paris, cette Italienne ?

— Quelle Italienne ?

— Une fille de Milan... je ne sais même plus son nom ! Une folle qui s’est amourachée de lui là-bas au point de tout abandonner pour le suivre, famille, fortune. On m’avait bien dit qu’il l’avait ramenée avec lui et installée dans son Périgord natal, à Sarlat où il a une maison, mais je ne voulais pas le croire. Or, non seulement elle était bien à Sarlat, mais encore elle est venue avec lui jusqu’ici ! C’est un comble, non ?

— Comment l’as-tu appris ?

— C’est lui qui me l’a dit ! Tu ne peux pas avoir idée du cynisme de ce garçon ! Il m’a quittée, cette nuit, en me disant simplement qu’elle devait commencer à se faire du souci à son sujet – il avait osé, étant chez moi, lui envoyer un message pour lui apprendre qu’il était blessé et devait être soigné dans une maison qu’elle ne pouvait venir – et qu’il était temps, pour lui, d’aller la rejoindre ! Je l’ai jeté dehors ! Et j’espère bien qu’elle va en faire autant, cette dinde !

Cette fois Marianne ne put y tenir plus longtemps. Elle se mit à rire, ce qui lui parut étrange car, depuis trois semaines, c’était bien la première fois.

— Tu as tort de te mettre dans cet état. S’il est resté enfermé avec toi pendant quinze jours, il a certainement beaucoup plus besoin de repos et de sommeil que de passion. Et, après tout, il était en convalescence, cet homme ! Laisse-le donc rejoindre son Italienne. Si elle vit avec lui, elle doit avoir dans sa maison une sorte de statut conjugal, et, au fond, c’est toi qui as le beau rôle. Tu peux lui abandonner les joies du pot-au-feu !

— Le pot-au-feu ? Avec lui ? On voit bien que tu ne le connais pas ! Sais-tu ce qu’il m’a demandé en partant ?

Marianne fit signe que non. Il valait mieux que Fortunée continuât à croire qu’en effet elle ne connaissait pas du tout Fournier.

— Il m’a demandé ton adresse, lança-t-elle triomphalement.

— Mon adresse ? Pour quoi faire ?

— Pour te rendre visite. Il pense qu’avec ton « immense crédit » auprès de l’Empereur, tu pourrais obtenir sans peine sa réintégration dans l’armée. Ce en quoi il commet une lourde erreur.

— Pourquoi ?

— Parce que Napoléon le déteste déjà bien suffisamment sans avoir à se demander, de surcroît, quelles sont au juste ses relations avec toi.

C’était l’évidence même. D’ailleurs, Marianne n’avait aucune envie de revoir le bouillant général avec son regard impudent et ses mains trop agiles. Qu’il eût l’audace de songer à lui demander son aide était tout de même un peu fort, étant donné la façon dont ils avaient fait connaissance. Et puis, elle en avait assez de ces hommes qui avaient toujours quelque chose à lui demander, qui ne donnaient jamais rien pour rien... Aussi fut-ce avec sécheresse qu’elle déclara :

— Je regrette de te dire cela, Fortunée, mais je ne m’occuperai jamais de ton hussard. Au surplus, Dieu seul sait quand je reverrai l’Empereur.

— Bravo ! approuva Fortunée. Laisse mes tendres amis se débrouiller tout seuls, tu n’as déjà pas trop à t’en louer, n’est-ce pas ?

Marianne haussa les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

— Que je n’ignore rien de la façon ignoble dont Ouvrard s’est conduit avec toi. Que veux-tu, Jonas a l’oreille particulièrement fine... et il adore écouter aux portes !

— Oh ! fit Marianne soudain très rouge. Tu sais ? Et, bien sûr, tu as dit quelque chose à Ouvrard ?

— Rien du tout ! Mais il ne perdra rien pour attendre. Je saurai bien, sois tranquille, nous venger l’une et l’autre avant qu’il soit longtemps. Quant à toi, je me jetterais dans le feu à ta place si besoin était. Tu n’as qu’à parler ! Je suis à toi corps et âme ! Tu as toujours besoin d’argent ?

— Non, plus maintenant. Tout va bien.

— L’Empereur ?

— L’Empereur, approuva Marianne non sans peine devant ce nouveau mensonge, mais elle ne voulait pas raconter à Fortunée sa rencontre avec son parrain et ce qui s’en était suivi.

Elle n’avait pas le droit de parler de son insupportable situation, de l’enfant à venir, du mariage auquel elle était contrainte et, au fond, c’était mieux ainsi. Fortunée, douée d’une religiosité légère qui tenait davantage de la superstition et se teintait fortement de paganisme, n’aurait pas compris. C’était une petite créole insouciante et impudique et elle eût, sans sourciller, étalé au grand jour une armée de bâtards, fruits de ses multiples passions, si la nature ne l’avait créée aussi habile en amour. Marianne savait que, de toutes ses forces, elle eût combattu les projets du cardinal, et le genre de conseils qu’elle eût donné à son amie n’était guère difficile à deviner : aller informer Napoléon de sa prochaine maternité, se laisser marier par lui au premier imbécile venu... et ensuite se consoler avec autant d’amants qu’il lui en tomberait sous les griffes. Mais Marianne ne voulait pas, même pour sauver son honneur et celui de l’enfant, mettre sa main dans une main vile et bassement intéressée. Jason n’avait rien de vil et elle connaissait assez son parrain pour être certaine que l’homme choisi par lui, le cas échéant, n’obéirait pas, en l’épousant, à un bas calcul : elle n’aurait pas à le mépriser ni à se mépriser elle-même... En vérité, il valait mieux, à tous les points de vue, ne rien dire à son amie. Il serait temps après... ou, tout au moins, dès que Jason serait là... s’il arrivait un jour...

Perdue dans cette songerie triste et, malheureusement, familière, Marianne ne s’était pas rendu compte que le silence était tombé entre elle et Fortunée ni de l’attention avec laquelle, maintenant, son amie la regardait. Mais tout à coup, Fortunée dit, très sérieusement :

— Tu as des ennuis, n’est-ce pas ? Ton mari ?

— Lui ? On l’a arrêté, fit Marianne avec un petit rire, mais il paraît qu’il s’est échappé trois jours après.

— Echappé ? D’où ?

— Mais... de Vincennes !

— De Vincennes ! s’écria Fortunée péremptoire, ce n’est pas possible ! On ne s’évade pas de Vincennes ! S’il s’en est échappé, c’est qu’on l’y a aidé. Et il faut être diablement puissant pour obtenir ce beau résultat. As-tu une idée ?

— Mais... non.

— Allons donc ! Non seulement tu as une idée, mais tu as la même que moi. Personne n’a rien su de cette évasion et je parierais que l’Empereur l’ignore... comme il doit d’ailleurs ignorer l’incarcération. Or, veux-tu me dire qui est assez fort pour faire filer de Vincennes un espion anglais sans que personne ne le sache et sans que les journaux n’en parlent ?

— Mais enfin, il y a les geôliers, le greffe...

— Veux-tu parier que, si nous allions à la prison, nous ne trouverions que de bonnes figures naïves et les plus convaincantes dénégations : personne ne saurait de quoi nous voulons parler. Non, selon moi, l’affaire est signée... mais ce que je ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle Fouché a laissé filer un ennemi.

— Et encore, tu ne sais pas tout...

Rapidement, Marianne retraça pour son amie la scène qui s’était déroulée au Salon des Figures de Cire et rapporta les affreuses confidences de Black Fish. Fortunée l’écouta avec une expression significative et soupira enfin :

— C’est immonde ! La seule chose que j’espère, pour l’honneur de Fouché, c’est qu’il ignore tout ceci.

— Comment l’ignorerait-il ? Crois-tu que Black Fish le lui ait caché ?

— Il n’est pas certain qu’il ait pu voir le ministre après l’arrestation. Fouché pouvait être à Compiègne, ou sur sa terre de Ferrières. De plus, quand il a été informé de l’arrestation, il ne s’est certainement pas empressé de voir celui qui l’avait provoquée, d’entendre ses raisons... qui pouvaient être gênantes : la preuve ! C’est un renard subtil que notre ministre et si je dis qu’il ignore peut-être les exploits cynégétiques de ton... enfin de cet Anglais, c’est parce que c’est tout à fait possible et parce que cela lui ressemblerait assez. Mais je t’affirme que je le saurai.

— Comment feras-tu ?

— C’est mon affaire. De même que je saurai la raison de cette étrange indulgence envers un espion anglais.

— Arcadius prétend que Fouché a entrepris, sans l’aveu de l’Empereur, des négociations avec l’Angleterre, négociations qui passeraient par des banquiers : Labouchère, Baring... et Ouvrard !

Les yeux sombres de Mme Hamelin s’illuminèrent d’une joie maligne.

— Tiens tiens !... Cela expliquerait bien des choses, mon cœur. J’ai remarqué, en effet, qu’il se passait ces temps-ci de curieuses choses aux alentours de l’hôtel de Juigné, comme aux environs de la banque du cher Ouvrard. Si Jolival, qui est homme de grand jugement, a vu juste, il doit être question pour tous ces messieurs de très fortes sommes... en dehors du bien de la France qui est le cadet de leurs soucis ! Et comme je suis d’un naturel curieux, je vais tirer toute cette belle affaire au clair.

— Comment vas-tu faire ? demanda Marianne inquiète de voir son amie se lancer sur ce dangereux sentier de la guerre.

Fortunée se leva et alla déposer un baiser maternel sur le front de Marianne.

— Ne fatigue pas ta jolie tête avec ces tortueuses histoires et laisse-moi faire ! Je te promets que nous rirons bien et que ni Ouvrard ni Fouché ne l’emporteront en Paradis... ou plutôt dans l’enfer qui les attend. Pour le moment, va t’habiller et viens avec moi.

— Où veux-tu aller ? protesta Marianne avec une visible répugnance en se recroquevillant dans son fauteuil comme pour défier son amie de l’en sortir.

— Dans Paris, faire des courses. Il fait un temps superbe. Contrairement à ce que je t’ai dit, tu as une mine affreuse, cela te fera tous les biens du monde de prendre l’air.

Marianne fit la grimace. Il lui semblait que si elle sortait, ne fût-ce qu’une minute, Gracchus en profiterait pour arriver !

— Allons, insista Fortunée, viens avec moi. J’ai un petit souper, demain soir, et il faut que j’aille chez Cheret au Palais-Royal voir s’ils ont des huîtres. Viens avec moi, cela te changera les idées. Ce n’est pas bon de rester claquemurée ainsi, à ruminer tes idées noires... et ta peur ! Car tu as peur, n’est-ce pas ?

— Mets-toi à ma place ? Tu n’aurais pas peur, toi ?

— Moi ? Je serais terrifiée, mais je crois justement, que je sortirais d’autant plus que j’aurais plus peur. On est bien mieux au milieu d’une foule qu’isolée derrière des murs. Et puis qu’est-ce que tu crains au juste de ton Anglais ? Qu’il te tue ?

— Il a juré de se venger de moi, balbutia Marianne.

— Nous sommes d’accord. Mais il y a vengeance et vengeance. Si, comme tu l’affirmes, c’est un garçon intelligent...

— Trop ! Il est diabolique.

— Alors il ne tuera pas en toi la poule aux œufs d’or. Ce serait trop simple, trop facile... trop vite fait et surtout sans rémission. Il peut, en outre, supposer que l’Empereur mettrait tout en œuvre pour retrouver ton meurtrier. Non, je croirais plutôt qu’il essaiera de se venger en t’empoisonnant l’existence... peut-être au point de t’amener à te détruire toi-même, mais il ne viendra pas, froidement, t’assassiner. C’est un monstre, cet homme... ce n’est pas un imbécile ! Songe à tout ce qu’il peut encore espérer de toi en fait d’or.

A mesure qu’elle parlait, l’esprit inquiet de Marianne enregistrait avidement chacune de ses paroles, chaque développement de ce raisonnement sans faille.

Fortunée avait raison. C’était la perte de la grosse somme, si facilement gagnée, qui avait déchaîné la fureur de Francis au moment de son arrestation, non la perte de sa liberté. L’homme était trop sûr de lui pour ne pas dédaigner les prisons, les geôliers et tout l’appareil de la justice. Mais l’or, cet or dont il avait soif plus encore que de l’air nécessaire à sa vie, Francis ne pouvait qu’enrager de l’avoir perdu. Marianne se leva.

— Je viens, dit-elle enfin, mais ne m’invite pas à ton souper. Je n’accepterai pas !

— Mais... je ne t’invite pas non plus. C’est un souper à deux, ma toute belle. Et un souper à deux perd tout son charme quand on y ajoute un troisième convive.

— Ah ! je comprends ! Tu attends le retour de ton hussard.

Cette suggestion parut du plus haut comique à Mme Hamelin, car elle éclata de rire, ou plutôt elle se mit à roucouler joyeusement, ce qui était sa manière à elle de rire.

— Tu n’y es pas du tout ! Au diable Fournier ! C’est un autre hussard que j’attends, si tu veux savoir.

— Mais... qui cela ? fit Marianne tout de même un peu abasourdie devant cette Fortunée qui était arrivée chez elle crachant le feu, en pleine fureur jalouse, et qui maintenant parlait tout tranquillement de souper, dès le lendemain, avec un autre homme. Les rires de la créole reprirent de plus belle.

— Qui ? Mais voyons, Dupont, l’éternel adversaire de Fournier, l’homme qui lui avait si bien lardé l’épaule l’autre soir ! C’est un garçon tout à fait charmant, tu sais ?... Et tu n’imagines pas comme la vengeance peut avoir un goût agréable avec lui ! Va t’habiller !

Marianne ne se le fit pas répéter. Essayer de comprendre quelque chose à la logique de Fortunée était, pour le moment, tout à fait en dehors de ses possibilités. Sans parler de sa morale. Vraiment, c’était une femme peu ordinaire que Mme Hamelin.

Une heure plus tard, Marianne se retrouva trottant aux côtés de son amie sous les galeries du Palais-Royal où se trouvaient les meilleures maisons d’alimentation. Il faisait beau, un clair soleil faisait briller les jeunes feuilles des arbres, le jet d’eau dans son bassin et les yeux des jolies filles qui se pressaient dans ce lieu voué depuis si longtemps au plaisir sous toutes ses formes.

Marianne se sentit revivre un peu. On passa d’abord chez Hyrment, où la créole commanda un panier de truffes fraîches, de la moutarde Maille et des condiments variés en déclarant qu’il n’était jamais mauvais d’encourager les hommes à se montrer galants envers les dames. De là, on alla chez Cheret, le spécialiste du gibier de plume et de poil. C’était un étroit magasin où les clients s’entassaient tant bien que mal entre des barils de harengs et de sardines fraîches, des bourriches d’huîtres, des paniers d’écrevisses, tandis que deux chevreuils pendus de chaque côté de la porte montaient la garde. Avec amusement, Marianne reconnut le célèbre Carême au nombre des clients. Flanqué de deux valets compassés et de trois aides de cuisine chargés de grands paniers, le chef de Talleyrand, habillé en bourgeois cossu, faisait son choix avec toute la gravité d’un joailler procédant à un assortiment de gemmes précieuses.

— Il y a trop de monde, dit Fortunée, et puis Carême en a toujours pour un temps fou. Nous reviendrons. Allons chez Corcellet.

A l’extrémité de la galerie de Beaujolais, le célèbre épicier ouvrait son vaste magasin, véritable paradis des gourmands et des gourmets. On y trouvait, servis par une nuée de garçons attentifs, la mortadelle de Lyon, les foies gras de Strasbourg ou du Périgord, le saucisson d’Arles, les terrines de Nérac, les langues de Troyes, les mauviettes de Pithiviers, les poulardes du Mans, sans compter les pains d’épices de Dijon ou de Reims, les pruneaux d’Agen, les pâtes de fruits de Clermont et aussi la véritable Cotignac.

La clientèle y était huppée. Fortunée désigna discrètement à son amie deux ou trois femmes de la haute société venues là pour passer commandes. L’une, courtaude, joviale et sympathique semblait avoir à ses pieds tout le personnel qu’elle traitait avec familiarité.

— Une excellente femme, cette maréchale Lefebvre, chuchota Mme Hamelin, mais pas duchesse de Dantzig pour un sou ! On dit qu’elle a été blanchisseuse et les distinguées pimbêches de la Cour la traitent de haut, mais elle ne s’en émeut guère. Si elle a, en effet, des mains de blanchisseuse, elle a, bien plus que les autres, un cœur de duchesse ! Je n’en dirais pas autant de celle-là, ajouta-t-elle en désignant discrètement une grande femme brune, un peu maigre mais pourvue de magnifiques yeux noirs, qui arborait une toilette un peu trop fastueuse pour le matin et donnait des ordres avec une hauteur qui frisait la vanité.

— Qui est-ce ? demanda Marianne qui avait déjà vu cette femme, mais avait oublié son nom.

— Eglé Ney. Elle est de bonne famille bourgeoise et fille d’une femme de chambre de Marie-Antoinette, mais le souvenir de son origine, le sentiment de sa grande fortune et du renom de son époux lui ont donné une sorte de snobisme royal regrettablement banlieusard. Vois le mal qu’elle se donne pour ne pas s’apercevoir de la présence de Mme Lefebvre ! Les hommes sont frères d’armes, les femmes se détestent. C’est une représentation assez fidèle de la cour des Tuileries.

Mais Marianne n’écoutait plus. Debout près de la vitrine, elle observait, depuis un instant, une silhouette de femme qui venait de sortir du café voisin et, arrêtée sur le seuil, semblait prendre le vent. Une silhouette qu’elle croyait bien reconnaître.

— Eh bien, s’étonna Fortunée, que regardes-tu là ? Je t’assure que ce café des Aveugles n’offre aucun intérêt pour toi. C’est un lieu assez mal famé où se mélangent des prostituées, des souteneurs, des mauvais garçons et quelques provinciaux que l’on y attire pour les plumer proprement.

— Ce n’est pas le café... c’est cette femme, avec son châle rouge et sa robe gris souris. Je suis certaine de la connaître ! Je... Oh !...

La femme au châle rouge avait tourné la tête et Marianne, plantant là son amie sans autre explication, se précipitait au-dehors poussée par une impulsion dont elle n’avait pas été la maîtresse. Cette fois, elle avait nettement reconnu la femme. C’était la Bretonne Gyven, la maîtresse de Morvan le Naufrageur qui, depuis la fameuse nuit de Malmaison, avait retrouvé sa place dans les prisons impériales.

Peut-être n’y avait-il pas tant à s’étonner de retrouver à Paris, vêtue comme une petite-bourgeoise modeste, la fille sauvage des rochers de Paganie. Après tout, si Morvan était à Paris, même en prison, pourquoi donc sa maîtresse n’y serait-elle pas, elle aussi ; mais une voix mystérieuse, dont elle eût été bien incapable de préciser la provenance, soufflait à Marianne que ce n’était pas uniquement pour se rapprocher de son amant captif que Gwen était à Paris. Il y avait autre chose... Mais quoi ?

Sans se presser, la Bretonne suivit la galerie de Beaujolais. Elle affectait un maintien modeste, presque timide, baissant la tête pour que son visage se trouvât autant que possible à l’abri des bords de sa capote grise, simplement ornée d’une coque de ruban rouge. Visiblement, elle ne voulait pas risquer d’être confondue avec les nombreuses filles de joie qui, toutes outrageusement fardées et abondamment décolletées, arpentaient les galeries du Palais-Royal. Marianne pensa qu’en dissimulant si soigneusement sa réelle beauté, Gwen ne voulait pas non plus courir le danger d’attirer l’attention d’un des nombreux oisifs qui erraient dans ce lieu voué au plaisir et de se faire accoster.

Pour ne pas risquer le même inconvénient, Marianne avait, d’ailleurs, vivement baissé devant son visage le grand voile vert amande qui drapait son propre chapeau. Cela lui permettait, de plus, de suivre la Bretonne sans être reconnue.

L’une derrière l’autre, les deux femmes parcoururent la galerie jusqu’à l’ancien théâtre de la Montansier. Là, Gwen prit à gauche, sous la voûte à colonnes qui menait à la rue de Beaujolais. Avant de s’engager dans la rue, néanmoins, Gwen s’était retournée une fois ou deux, ce qui avait immédiatement incité Marianne à la prudence. Elle s’était arrêtée à l’abri de l’une des imposantes colonnes de pierre, semblant s’intéresser à l’entrée du fameux restaurant Le Grand Véfour. Puis, prudemment, elle jeta un regard dans la rue.

Gwen était arrêtée, un peu plus loin, auprès d’une voiture noire qui stationnait, une voiture noire qui en rappela singulièrement une autre, toute semblable, à Marianne et réveilla de proches et peu agréables souvenirs. La Bretonne et le cocher, dont le visage était dissimulé par le collet relevé de son manteau, échangèrent quelques paroles sur le mode animé, puis la fille revint vers l’endroit où se tenait Marianne, mais celle-ci remarqua qu’elle jetait plusieurs coups d’œil à l’intérieur du célèbre restaurant que fermaient de larges vitres gravées. Elle avait l’air de s’intéresser à quelque chose ou à quelqu’un qui se trouvait au Grand Véfour.

L’impression de Marianne se confirma en voyant que Gwen demeurait sous la voûte et commençait à y faire les cent pas. Du coup la jeune femme recula jusque dans la galerie de Beaujolais, mais sans perdre de vue son ancienne ennemie, dont le comportement lui paraissait au moins étrange. Heureusement, il passait beaucoup de monde entrant ou sortant des fameux jardins et le manège des deux femmes passa à peu près inaperçu. A ce moment, d’ailleurs, Fortunée Hamelin rejoignit enfin son amie.

— Me diras-tu ce qui s’est passé ? demanda-telle. Tu as quitté la boutique de Corcellet comme si tu étais poursuivie.

— Je n’étais pas poursuivie, mais je souhaitais suivre quelqu’un. Faisons quelques pas, si tu le veux bien, ma chère Fortunée, afin que l’on ne nous remarque pas trop.

— Comme c’est aisé ! ironisa la créole. Malgré ton voile baissé, tu as une tournure qui attire l’œil, ma chère... et sans parler de la mienne dont je ne suis pas trop mécontente. Mais marchons, puisque tu le veux ! C’est toujours cette femme grise et rouge qui t’occupe ? Qui est-elle donc ?

En quelques mots, Marianne eut mit Fortunée au courant et la folle jeune femme convint alors qu’il y avait vraiment là matière à réflexion. Pourtant, elle objecta :

— Tu ne crois pas que cette femme cherche simplement... à gagner sa vie ? Elle est très jolie et il y en a, parmi les filles qui fréquentent ici, quelques-unes qui misent sur le genre respectable. D’après ce que tu m’en as dit, ce n’est pas une nature si farouche, du moins envers les hommes.

— C’est possible, mais je ne le crois pas. Sinon, pourquoi cette voiture qui attend dans la rue, pourquoi reste-t-elle devant ce restaurant, à aller et venir sans quitter la porte des yeux. Elle attend quelqu’un, cela est certain et moi je veux savoir qui !

— Il est évident, soupira Fortunée, que les relations de ce genre de femmes peuvent intéresser certaines personnes... entre autres notre ami Fouché. Après tout, voyons la suite ! Ce sera peut-être plein d’intérêt.

Bras dessus bras dessous, au pas lent de la flânerie, les deux femmes firent mine de se diriger vers le quinconce de tilleuls et de thuyas qui ornaient le centre du jardin, mais ne tardèrent pas à revenir vers leur point de départ. Elles semblaient tenir une conversation animée qui se perdait dans le brouhaha que les nombreux cafés, salles de billards, librairies et magasins de toutes sortes entretenaient jour et nuit au Palais-Royal. Elles ne perdaient pas de vue la Bretonne qui, sous la voûte, allait et venait elle aussi, lentement, de la rue au jardin. Soudain, Gwen se figea. Ses deux observatrices aussi. La porte du restaurant venait de s’ouvrir...

— Je sens qu’il va se passer quelque chose ! souffla Fortunée en serrant plus fort le bras de son amie.

En effet, un homme venait de sortir. De carrure solide, vêtu d’une redingote bleue à boutons dorés, coiffé d’un haut-de-forme gris crânement planté sur le côté, il s’arrêta au seuil, répondit d’un geste amical au profond salut du maître d’hôtel qui l’avait escorté jusque-là et alluma un long cigare. Mais Marianne, avec un battement de cœur, l’avait déjà reconnu.

— Surcouf ! souffla-t-elle. Le baron Surcouf !

— Le fameux corsaire ? fit Mme Hamelin très excitée. Ce bonhomme taillé comme un coffre de navire ?

— C’est bien lui et je sais maintenant qui guettait cette fille. Regarde !

En effet, Gwen avait discrètement quitté l’abri de sa colonne et d’un pas soudain alourdi, comme celui d’une femme recrue de fatigue, elle s’apprêtait à passer devant la porte du Grand Véfour.

— Que va-t-elle faire ? chuchota Fortunée. Chercher à l’aborder ?

— Rien de bon sûrement, répondit Marianne sourcils froncés. Morvan hait Surcouf plus encore que l’Empereur. Et je me demande... Viens, avançons, ajouta-t-elle.

Une crainte lui venait : que cette fille ne dissimulât une arme et ne s’en servît pour frapper. Mais non. Parvenue près du roi des corsaires qui, son cigare allumé, rangeait posément son briquet dans sa poche, elle s’arrêta, vacilla sur ses jambes en portant à sa tête une main tremblante et s’abattit sur le sol.

Voyant cette jeune femme s’évanouir devant lui,

Surcouf, bien entendu, se précipita pour lui porter secours et la prit dans ses bras pour la relever. Marianne, elle aussi, s’élança et parvint auprès du couple, juste à temps pour entendre la Bretonne murmurer d’une voix éteinte.

— Ce n’est rien... par grâce, monsieur, menez-moi à la voiture... qui m’attend ici près. On prendra... soin de moi.

En même temps, elle écartait d’un geste las les autres personnes qui s’approchaient. Mais Marianne avait compris le plan de Gwen. Surcouf n’avait besoin de personne pour aider une fille mince et légère à gagner une voiture et dans cette voiture il devait y avoir des gens qui l’attendaient. En une seconde, il serait entraîné à l’intérieur et enlevé, en plein Paris, le plus proprement du monde. La belle monnaie d’échange que représenterait le corsaire contre la liberté du naufrageur... si même on lui rendait jamais la liberté !... Et Marianne était prête à jurer que la bande de Fanchon-Fleur-de-Lys n’était pas étrangère à l’affaire. Elle n’hésita pas une seconde.

Abordant Surcouf, qui soulevait déjà de terre la pseudo-malade, elle posa sur son bras sa main gantée et déclara d’une voix nette :

— Reposez cette femme, Monsieur le baron : elle n’est pas plus malade que vous et moi ! Et surtout n’approchez pas de la voiture vers laquelle elle souhaite vous entraîner.

Surcouf considéra avec étonnement cette femme voilée qui disait des choses si étranges et, dans son trouble, reposa à terre Gwen qui eut un grognement de colère.

— Mais, Madame, qui êtes-vous ?

Vivement, Marianne releva son voile.

— Quelqu’un qui vous doit beaucoup et qui est bien heureuse de s’être trouvée là juste à temps pour empêcher que l’on ne vous enlève.

Une double exclamation, de joie chez Surcouf, de fureur chez la Bretonne, salua l’apparition de ses traits.

— Mademoiselle Marianne ! s’écria le corsaire.

— Toi ? gronda la Bretonne. Est-ce que je te retrouverai toujours sur mon chemin ?

— Je n’y tiens pas, répliqua froidement Marianne, et si vous consentiez à vivre comme tout le monde, cela n’arriverait pas.

— De toute façon, tu as menti ! Tout le monde peut avoir un malaise.

— ... dont il ne reste rien présentement ! Mon intervention vous a guérie bien rapidement !

Autour des trois personnages s’attroupait déjà du monde. L’altercation entre les deux femmes avait augmenté le petit nombre de ceux qui s’étaient arrêtés pour porter secours à la malade. Voyant que le coup était manqué, la Bretonne voulut s’esquiver avec un haussement d’épaules, mais la grosse main brunie de Surcouf s’abattit sur son bras et l’empêcha de fuir.

— Pas si vite, la belle ! Quand on en veut aux gens, on s’explique... et quand on vous accuse, on se défend !

— Je n’ai rien à expliquer.

— Je crois que si, intervint la voix chantante de Fortunée qui venait de percer la foule, deux hommes sur ses talons. Ces messieurs seront justement enchantés de vous entendre.

Les redingotes noires, hermétiquement boutonnées, les chapeaux râpés, les gros souliers et les gourdins des nouveaux venus, leur assez mauvaise mine aussi, annonçaient la police. Devant eux, la foule s’écarta et se tint à distance. D’un mouvement bien réglé, ils encadrèrent Gwen qui se mit à se débattre comme une furie.

— Je n’ai rien fait ! Lâchez-moi ! De quel droit m’arrêtez-vous ?

— Allez, ouste, la fille ! Tu t’expliqueras devant le juge impérial ! fit l’un des deux hommes.

— On n’a pas le droit de m’accuser sans preuve ! C’est un déni de justice.

— A défaut de preuve, on a tes complices : tu sais, les gens de la voiture noire ? Cette dame, ajouta-t-il en désignant Mme Hamelin, nous a prévenus à temps. Deux de nos collègues sont en train de s’en occuper. Et maintenant, assez de bruit, viens avec nous.

D’une poigne vigoureuse, ils entraînèrent la Bretonne qui écumait et se tordait comme une vipère captive. Avant de s’éloigner, elle se retourna, cracha en direction de Marianne et cria :

— On se retrouvera et je saurai bien te faire payer tout ça, garce !

Les policiers disparus, la foule entoura Surcouf et lui fit une ovation. Tout le monde voulait l’approcher et serrer la main du célèbre marin. Il se défendit avec une timidité qui n’était pas feinte, sourit, serra des mains et, finalement, entraîna Marianne vers le café de la Rotonde, dont la terrasse s’avançait au milieu du jardin.

— Venez ! Allons prendre une glace pour refaire connaissance. Après ces émotions, vous en avez besoin et votre amie aussi.

Ils s’installèrent dans la rotonde de verre et Surcouf commanda les consommations. Ses yeux bleus, souriants, allaient de Marianne à Fortunée qui, pour lui, déployait toutes ses grâces d’oiseau des îles, mais revenaient toujours à sa jeune amie.

— Savez-vous que je me demandais ce que vous étiez devenue. Je vous ai écrit plusieurs fois, chez Fouché, sans jamais recevoir de réponse.

— Je ne suis pas restée chez le duc d’Otrante, fit Marianne en attaquant son sorbet à la vanille, mais il aurait pu prendre la peine de me faire tenir vos lettres.

— C’est un peu ce que je pense. Aussi avais-je l’intention d’aller le voir tantôt avant de reprendre le chemin de ma Bretagne.

— Quoi ? Vous repartez si vite ?

— Il le faut bien. Je ne suis venu que pour affaires et puisque je vous ai revue, tout est bien. Je peux rentrer tranquille. Savez-vous que vous êtes superbe ?

Son regard admiratif parcourait la toilette élégante de la jeune femme, s’attardait aux bijoux d’or qui ornaient ses poignets et Marianne éprouva tout à coup un peu de gêne. Comment lui expliquer ce qu’elle était devenue ? Son aventure avec l’Empereur était si extraordinaire, si fantastique qu’il serait peut-être difficile à un homme, aussi simple et direct que le corsaire, d’y croire aisément. Ce fut Fortunée qui, devinant son embarras, la tira d’affaire.

— C’est que, mon cher Baron, vous avez devant vous la reine de Paris.

— Comment cela ? Notez que je ne doute nullement que vous n’ayez tout ce qu’il faut pour conquérir un royaume mais...

— Mais cela vous paraît étrange en si peu de temps ? Eh bien, sachez qu’il n’y a plus de Marianne. Je suis heureuse de vous présenter la signorina Maria-Stella.

— Comment ? C’est vous ?... Mais il n’est bruit, dans Paris, que de votre beauté et de votre talent. Et vous êtes, alors, celle que l’Empereur...

Il s’arrêta. Sa large figure léonine rougit brusquement sous son hâle, tandis qu’une identique rougeur montait aux pommettes de Marianne. Il était gêné de ce qu’il avait failli dire et elle se sentait atteinte par ce que son brusque silence sous-entendait. D’un seul coup, les choses entre eux avaient pris leurs vraies dimensions. Elle avait compris que Surcouf, bien que provincial et depuis peu de temps à Paris, n’ignorait rien des potins courant rues et salons, qu’il savait, désormais, avoir en face de lui la maîtresse de Napoléon et elle crut remarquer que cela ne lui faisait guère plaisir. Son regard bleu, qui, dans ce visage tanné, rappelait étrangement à Marianne celui de Jason Beaufort, s’était assombri. Il y eut un petit silence, tellement pesant malgré sa brièveté que même la bavarde Fortunée n’osa pas le rompre. Elle fit toute une affaire de déguster sa glace au chocolat et parut se désintéresser du débat. Et ce fut Marianne qui, bravement, rompit les chiens la première.

— Vous me jugez mal, n’est-ce pas ?

— Non... Je crains seulement que vous ne soyez guère heureuse, si vous l’aimez... ce qui ne fait sûrement aucun doute :

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est des choses qu’une femme comme vous ne fait pas sans amour. J’ajoute... qu’il a de la chance ! J’espère qu’il s’en rend compte.

— J’en ai plus encore. Mais pourquoi pensez-vous que je ne suis pas heureuse ?

— Justement parce que vous êtes vous et que vous l’aimez. Il vient de se marier, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez qu’en souffrir !

Marianne baissa la tête. Le marin, avec la simple clairvoyance des gens accoutumés à compter autant avec la nature qu’avec les hommes, lisait en elle comme en un petit livre écrit en gros caractères.

— C’est vrai, admit-elle avec un petit sourire crispé, je souffre mais je ne voudrais pas que lés choses fussent différentes. J’ai appris, à mes dépens, qu’ici-bas tout se paie et je suis prête à solder la facture du bonheur que j’ai eu, même si elle est exceptionnellement lourde.

Il se levait, se courbait un peu pour prendre sa main qu’il baisait légèrement. Devant son visage de marbre, elle s’affola soudain.

— Vous partez ? Est-ce que cela veut dire que... vous n’êtes plus mon ami ?

Son rare sourire, timide et brusque, apparut un court instant, mais toute la chaleur du monde se réfugia dans ses yeux bleus, délavés par trop de tempêtes et trop de nuits de veille sur un pont balayé par le vent.

— Votre ami ? Je le serai jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’au bout du monde. Mais il faut que je parte, simplement. Voici venir mon frère et deux de nos capitaines auxquels j’avais donné rendez-vous en ce jardin.

Doucement, Marianne retint les doigts rugueux qui serraient les siens.

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ?

— Si cela ne dépend que de moi. Mais où puis-je vous retrouver ?

— Hôtel d’Asselnat, rue de Lille... Vous y serez toujours le bienvenu.

A nouveau, il posa ses lèvres sur la petite main douce qui le retenait prisonnier et sourit, mais cette fois son sourire avait la gaieté malicieuse d’un sourire d’enfant.

— Ne m’invitez pas trop, je serais capable de m’installer. Vous n’imaginez pas combien les gens de mer s’attachent aisément.

Tandis qu’il s’éloignait avec le groupe d’hommes qui, le voyant en compagnie, l’avaient attendu un peu plus loin, Fortunée Hamelin poussa un énorme soupir.

— C’est tout juste s’il m’a regardée ! fit-elle avec une moue désappointée. Décidément quand tu es là, ma chère, on ne peut vraiment garder aucune chance ! J’aurais pourtant bien voulu l’intéresser ! Voilà un homme comme je les aime.

Marianne se mit à rire.

— Tu en aimes tellement, Fortunée ! Laisse-moi mon corsaire ! Il y en a tant qui te le feront oublier. Dupont, par exemple !

— Chaque chose en son temps ! Celui-là est exceptionnel et si tu ne me préviens pas immédiatement au moment où il fera son entrée dans ta noble demeure, je ne te parle plus de ma vie.

— C’est bien. Je te le promets.

Il était midi. Le petit canon préposé à l’office d’annoncer le milieu du jour venait de tonner avec un élégant panache de fumée blanche et un bruit modéré pour une bouche à feu. Marianne et son amie se dirigèrent vers la sortie des jardins pour regagner leur voiture, stationnée devant la Comédie-Française. Comme on atteignait les voûtes de l’ancien palais des ducs d’Orléans, Fortunée dit brusquement :

— Cette Bretonne me tourmente. Je n’ai pas aimé son dernier regard. Et, en ce moment, tu n’avais pas besoin d’un surcroît d’ennemis ! Il est vrai que celle-là n’a aucune chance de se voir ouvrir les portes de la prison, mais prends garde tout de même.

— Je ne la crains pas. Que pourrait-elle me faire ? Devais-je laisser enlever Surcouf ? Je me le serais reproché tout ma vie.

— Marianne, dit Fortunée soudain très grave, ne sous-estime jamais la haine d’une femme. Tôt ou tard, elle cherchera à te faire payer ce que tu viens de lui faire.

— Moi ? Et pourquoi pas toi ? Qui donc est allée chercher la police ? Et d’ailleurs, comment as-tu fait pour la découvrir si vite ?

Mme Hamelin haussa ses belles épaules et s’éventa d’un geste désinvolte, avec un pan de son écharpe.

— Il y a toujours une collection de policiers dans les lieux publics. Et avoue qu’il n’est pas difficile de les reconnaître, ne fût-ce qu’à leur très particulière élégance... Ceci dit, tu as eu parfaitement raison et au fond je t’admire. Tu es très brave.

Marianne ne répondit pas. Elle songeait à cette bizarre suite de coïncidences qui, depuis quelque temps, semblaient prendre à tâche de ramener devant elle tous ceux qui, en bien ou en mal, avaient joué un rôle dans sa vie depuis ce malheureux jour de son mariage. Etait-ce parce que cette vie devait maintenant prendre une toute nouvelle orientation ? Elle avait entendu dire qu’à la minute où la mort s’approche d’un être, celui-ci revoit, en quelques secondes, son existence tout entière. C’était un peu cela qui se produisait en elle. La vie de l’éphémère Lady Cranmere et celle de la chanteuse Maria-Stella venaient peut-être de reparaître à ses yeux, parce qu’elle allait s’évanouir, mais pour faire place à quoi ? Quel nom porterait demain Marianne d’Asselnat ? Mrs Beaufort... ou bien le nom d’un parfait inconnu ?


Bien que la visite des deux jeunes femmes au Palais-Royal ait été, en effet, des plus distrayantes, jamais Marianne n’avait vécu journée si longue. Elle éprouvait le désir, à la fois impérieux et enfantin, de rentrer chez elle avec l’impression que quelque chose l’y attendait, mais, craignant de s’attirer les moqueries de Fortunée, elle se contraignit à demeurer avec elle jusqu’au bout de son interminable suite de courses puisqu’elle n’avait pas le moindre prétexte valable pour rentrer plus tôt rue de Lille. Pour y retrouver quoi d’ailleurs ? Le vide, le silence, l’absence...

Fortunée était dans une de ses crises de prodigalité. Elle éprouvait toujours un plaisir puéril à dépenser de l’argent, mais parfois elle le gaspillait avec une sorte de rage. Ce jour-là, elle le jeta littéralement par les fenêtres, achetant plus de denrées qu’elle n’en avait besoin, empilant écharpes sur paires de gants, bottines sur chapeaux qu’elle eut soin de choisir tous plus extravagants les uns que les autres. Et comme Marianne s’en étonnait, demandant à son amie pourquoi elle renouvelait ainsi toute sa garde-robe, Mme Hamelin éclata de rire.

— Je t’ai dit qu’Ouvrard me paierait la jolie petite infamie qu’il t’a faite. Je commence ! J’ai l’intention... entre autres choses, de l’étouffer sous les factures.

— Et s’il ne payait pas ?

— Lui ? Il est bien trop vaniteux ! Il paiera, ma toute belle, et rubis sur l’ongle. Tiens, regarde cette ravissante capote avec ses plumes frisées ! Elle est exactement du même vert que tes yeux ! Ce serait dommage qu’elle allât à une autre ! Je te l’offre !

Et, malgré les protestations de Marianne, un joli carton rose contenant la capote verte alla rejoindre le tas déjà imposant de colis qui encombraient la voiture de la belle créole.

— Tu la porteras en pensant à moi ! dit-elle en riant. Cela te consolera des idées folles de ta cousine. A son âge ! Aller s’enticher d’un pitre ! Note qu’à mon sens elle n’a pas mauvais goût. Il est séduisant ce Bobèche... très séduisant même.

— Dans cinq minutes tu vas me demander d’aller assister à sa parade, s’écria Marianne. Non, Fortunée, tu es un amour mais tu vas mettre un comble à tes bienfaits en me ramenant chez moi.

— Tu en as déjà assez ? Moi qui voulais t’emmener prendre un chocolat chez Frascati.

— Une autre fois, si tu veux bien. Il y aura un monde fou et, hormis toi, je n’ai envie de voir personne.

— Toujours tes idées d’un autre âge ! maugréa Mme Hamelin. Toujours ton absurde fidélité à Sa Majesté corse qui, pendant que tu te morfonds, chasse, danse, joue et applaudit « Phèdre » en compagnie de sa rougissante moitié !

— Cela ne m’intéresse pas ! coupa Marianne sèchement.

— Ah non ? Et si je te disais que la chère Marie-Louise est déjà en train de se mettre à dos une grosse moitié des dames de sa cour et quelques hommes par-dessus le marché ? On la trouve gauche, raide, peu aimable ! Ah ! cela les change de la pauvre et adorable Joséphine qui savait recevoir avec tant de grâce ! Comment Napoléon peut-il y résister !

— Il doit la voir toujours avec l’aigle autrichien sur ses épaules et la couronne de Charlemagne sur la tête. C’est une Habsbourg ! Elle l’éblouit, fit machinalement Marianne qui n’aimait pas parler de Marie-Louise.

— Il est bien le seul ! Et cela m’étonnerait qu’elle éblouisse les bons peuples du Nord qui, dans une semaine, seront admis à l’honneur de l’admirer. La Cour quitte Compiègne le 27...

— Je sais, dit Marianne distraite, je sais.

Le 27 ? Où en serait-elle, pour sa part ? Le cardinal lui avait donné un mois pour se préparer au mariage qu’il lui aurait choisi. Le jour de leur entrevue avait été le 4 avril. En bonne logique, elle devait rejoindre son parrain vers le 4 mai. Et l’on était déjà le 19 avril ! Et Gracchus n’était pas revenu ! Et le temps fuyait avec une terrible rapidité.

Traduisant machinalement son malaise intime, elle répéta :

— Rentrons, je t’en prie.

— Comme tu voudras, soupira Fortunée. Au surplus, tu as peut-être raison. J’ai dépensé suffisamment pour aujourd’hui.

A mesure que l’on approchait de la rue de Lille, une hâte s’emparait de Marianne. Elle devint bientôt si intense que, à peine arrivée devant le portail de son hôtel, la jeune femme sauta dans la rue, sans attendre que la voiture eût pénétré dans la cour, sans même laisser au cocher le temps de descendre pour abaisser le marchepied.

— Ah ça ! fit Mme Hamelin stupéfaite. Tu es tellement pressée de me quitter ?

— Ce n’est pas toi que j’ai hâte de quitter, lui jeta Marianne, c’est ma maison que j’ai hâte de retrouver ! Je viens de me souvenir que j’ai quelque chose d’important à faire.

L’échappatoire n’était guère brillante, mais Fortunée eut le bon goût de s’en contenter. Avec un haussement d’épaules, un sourire et un geste d’adieu de la main, elle ordonna à son cocher de continuer et Marianne, avec un soulagement dont elle aurait été bien incapable d’expliquer la provenance, poussa la petite porte de côté et pénétra dans la cour.

La première chose qu’elle vit fut l’un des deux gardiens d’écurie, Guillaume, qui rentrait un cheval couvert de sueur. Du coup, le cœur de Marianne manqua un battement et elle sut que son instinct l’avait bien conseillée en la poussant à revenir. Ce cheval, c’était Samson. Donc Gracchus était rentré. Enfin !... Grimpant le perron deux marches à la fois, elle donna tout juste à Jérémie le temps de lui ouvrir la porte. Encore tomba-t-elle presque sur lui en se ruant dans le vestibule.

— Gracchus ? fit-elle haletante. Il est rentré ?

— Mais... oui, Mademoiselle ! Il y a dix minutes environ. Il a demandé à parler à Mademoiselle, mais je lui ai dit que Mademoiselle...

— Où est-il ? coupa Marianne impatientée.

— Dans sa chambre. Il se change, j’imagine. Est-ce que je dois le prévenir de...

— Inutile, j’y vais !

Sans faire attention à la mine scandalisée de son majordome, Marianne prit ses jupes à deux mains et se mit à courir vers les communs. Elle grimpa sans respirer l’escalier de bois qui menait chez Gracchus et, négligeant de frapper, entra tout droit. Elle eut à peine le temps d’apercevoir le jeune garçon, car, surpris dans un appareil assez sommaire, il se jeta derrière son lit avec un hurlement d’effroi, empoigna la courtepointe et s’en drapa de son mieux.

— Mademoiselle Marianne ! Seigneur, ce que vous m’avez fait peur ! Je suis confus.

— Laisse ta confusion ! coupa la jeune femme et réponds : Pourquoi as-tu mis si longtemps ? Voilà des jours et des jours que je me ronge d’inquiétude ! Je te croyais enlevé par des brigands, mort peut-être.

— Si j’ai failli être enlevé, grogna Gracchus, ce n’est pas par des brigands mais bien par les sergents recruteurs de Sa Majesté l’Empereur qui, à Bayonne, voulaient à toute force m’envoyer en Espagne rejoindre le roi Joseph.

— A Bayonne ? Mais je t’avais envoyé à Nantes, il me semble ?

— Aussi est-ce à Nantes que je suis allé d’abord, mais m’sieur Patterson m’a dit que m’sieur Beaufort devait toucher terre à Bayonne ces jours derniers avec une cargaison de denrées coloniales. Alors j’ai repris mon cheval, la lettre et j’ai couru.

Puis, changeant de ton, il reprocha :

— Dites, Mademoiselle Marianne, vous auriez pu me le dire tout de suite que c’était à m’sieur Beaufort que vous écriviez, ça m’aurait évité du chemin inutile. J’y serais allé tout droit à Bayonne !

— Comment cela ? fit Marianne avec étonnement.

Gracchus rougit. Sa bonne figure qu’une longue chevauchée avait déjà bronzée vira au rouge brique. Il détourna les yeux et haussa les épaules, gêné tout autant par le regard fixe de Marianne que par son provisoire costume romain.

— Faut vous dire, commença-t-il péniblement, que m’sieur Beaufort et moi on est toujours restés en correspondance... oui, ça peut vous étonner, mais il faut comprendre. Le jour où il est parti, après l’histoire des carrières de Chaillot, il m’a fait venir à son hôtel. Il m’a donné... une jolie petite somme d’argent et puis il m’a dit : « Gracchus, il faut que je parte et j’ai bien peur que ce départ ne fasse pas beaucoup de peine à Mlle Marianne. Elle m’oubliera vite, mais moi je ne serai tranquille que lorsque je la saurai heureuse... définitivement. Alors, si tu veux bien, je te ferai savoir quand je viendrai en France et toi tu me mettras un bout de lettre, dans les endroits que je te dirai, pour que je sache si tout va bien, si elle n’a pas d’ennuis, si... »

— Oh ! coupa Marianne avec indignation. Ainsi, tu lui servais d’espion et, en plus, il t’avait payé pour cette besogne !

— Non ! s’indigna le jeune garçon en récupérant autant de dignité que le permettait sa tenue. Faut pas confondre ! L’argent c’était pour me remercier de ce que j’avais fait à Chaillot. Quant au reste... tiens, si vous voulez le savoir, les fleurs, le soir du théâtre Feydeau, c’était moi qui les avais achetées et déposées sur son ordre avec la carte !

Le bouquet de camélias ! C’était donc ainsi qu’il était venu dans sa loge ? Marianne se souvenait de l’émotion qui s’était emparée d’elle en le découvrant sur sa table de toilette, de sa joie aussi, puis de sa déception en s’apercevant que Jason n’était pas dans la salle. Au lieu de l’ami qu’elle cherchait, elle avait aperçu Francis...

En retrouvant l’émotion violente qu’elle avait éprouvée à cette minute, Marianne oublia son indignation passagère. Après tout, c’était plutôt touchant ce complot des deux hommes, cette sollicitude de Jason, cette fidélité de Gracchus à son compagnon de combat d’une nuit... Et puis c’était du meilleur augure pour ce qu’elle espérait de l’Américain !

— Ainsi, fit-elle avec un demi-sourire, tu avais de ses nouvelles. Mais où les recevais-tu ?

— Chez ma grand-mère, avoua Gracchus en rougissant plus fort encore que la première fois, la blanchisseuse de la route de la Révolte.

— Mais alors, reprit Marianne, si tu savais qu’il devait passer à Bayonne pourquoi n’y es-tu pas allé directement ? Tu n’avais pas deviné qu’il s’agissait de lui quand je t’ai envoyé chez M. Patterson ?

— Mademoiselle Marianne, répondit gravement le jeune homme, quand vous me donnez un ordre, je ne le discute jamais. C’est un principe. Je le pensais bien un peu, mais puisque vous n’aviez pas jugé bon de me le dire tout de suite, c’est que vous aviez vos raisons.

Il n’y avait rien à redire à cette preuve de discrétion et d’obéissance. Marianne s’inclina.

— Je te demande pardon, Gracchus, j’avais tort et toi tu avais raison. Tu es un fidèle ami. Maintenant, dis-moi vite ce qu’a dit M. Beaufort quand tu lui as remis ma lettre ?

Sans plus de façon, elle s’installa sur le pied du lit avec la joie impatiente d’une enfant. Mais Gracchus secoua la tête.

— Je ne l’ai pas trouvé, Mademoiselle Marianne. Quand je suis arrivé, la « Sorcière de la mer » était partie depuis douze heures sans indiquer sa nouvelle destination. Tout ce que l’on a pu me dire, c’est qu’elle avait mis cap au nord.

Toute la joie de l’instant précédent s’évanouit en Marianne, pour laisser l’angoisse reprendre la place un court moment abandonnée.

— Qu’as-tu fait, alors ? demanda-t-elle la gorge sèche.

— Que pouvais-je faire ? Je suis revenu à Nantes à toute vitesse, pensant que peut-être M. Jason y aborderait. J’ai remis la lettre à M. Patterson et j’ai attendu. Mais nous n’avons rien vu venir.

Marianne baissa la tête, envahie soudain d’une peine amère qu’elle n’avait pas la force de dissimuler.

— Allons, murmura-t-elle, c’est fini. Il n’aura pas ma lettre.

— Et pourquoi donc pas ? protesta Gracchus qui, désolé de voir une larme glisser sur la joue de Marianne, faillit bien en lâcher sa courtepointe. Il l’aura toujours plus vite que s’il était en Amérique ! M’sieur Patterson a dit que c’était bien rare s’il doublait les parages de Nantes sans s’y arrêter. Il dit aussi que la « Sorcière de la mer » devait avoir à faire d’urgence ailleurs, mais qu’elle ne tarderait sans doute pas à venir à Nantes. J’aurais bien attendu un peu plus, mais j’avais peur à la fin que vous vous tourmentiez. J’avais raison, ajouta-t-il logique, puisque vous m’avez cru mort... Et, de toute façon, poursuivit-il avec une force accrue pour tenter de faire passer en Marianne sa confiance, le consul m’a promis qu’il donnerait consigne à tous les capitaines de navires en partance d’avertir la « Sorcière » au cas où ils la rencontreraient, qu’une lettre urgente l’attend à Nantes. Alors, vous voyez !

— Tu es un brave garçon, Gracchus, soupira Marianne un peu réconfortée en se levant, et je te récompenserai comme tu le mérites.

— Pas la peine ! Vous êtes contente ? C’est bien vrai ?

— Bien vrai. Tu as fait tout ce qu’il était possible de faire. Le reste ne nous appartient plus... Repose-toi maintenant, je n’aurai pas besoin de toi ce soir.

— Au fait, demanda Gracchus soupçonneux, comment est-ce que vous avez fait, sans moi, tous ces jours passés ? Vous m’avez remplacé ?

Marianne haussa les épaules et sourit.

— C’est bien plus simple que ça, mon garçon. Je ne suis pas sortie, voilà tout ! Tu sais bien que tu es irremplaçable...

Et, laissant le fidèle Gracchus tout rasséréné par cette assurance, Marianne rentra chez elle. Ce fut pour y trouver un Jérémie plus lugubre que jamais. La mine longue, il l’attendait au pied de l’escalier, dans une attitude si accablée que l’on pouvait supposer toutes les catastrophes. Marianne savait bien qu’il n’en était rien et, en général, elle s’amusait de cette étrange propension qu’avait son majordome à prendre une figure sinistre pour annoncer les choses les plus anodines : la visite de quelque ami ou le menu préparé par la cuisinière, mais ce soir elle avait les nerfs à fleur de peau et la figure de Jérémie l’exaspéra.

— Qu’y a-t-il encore ? s’écria-t-elle. L’un des chevaux a-t-il perdu un fer ou bien Victoire a-t-elle préparé une tarte aux pommes pour le souper ?

Du coup, l’air accablé du majordome tourna à la consternation offensée.

D’un pas solennel, il se dirigea vers une console, y prit une lettre qui attendait sur un plateau d’argent et vint offrir le tout à sa maîtresse.

— Si Mademoiselle n’était pas partie aussi vite, soupira-t-il, j’aurais eu le loisir de remettre à Mademoiselle cette lettre urgente qu’un messager couvert de poussière m’a remise un peu avant le retour de notre cocher.

— Une lettre ?

C’était un pli étroit, cacheté de cire rouge et qui avait dû fournir une longue route car son papier épais était un peu froissé et sali, mais à son contact les doigts de Marianne se mirent à trembler. Le cachet n’avait d’autre signe distinctif qu’une croix, mais elle avait immédiatement reconnu l’écriture de son parrain. Cette lettre, c’était sa sentence à elle, une sentence de vie, plus cruelle peut-être qu’une sentence de mort.

Très lentement, Marianne monta l’escalier sans ouvrir la lettre. Elle avait toujours su qu’un jour elle arriverait, cette missive, mais elle avait tant espéré qu’elle pourrait lui donner sa propre réponse ! Et maintenant, elle retarderait autant qu’il était possible le moment de la décacheter, le moment où ses yeux prendraient possession du texte parce que, bien certainement, il aurait l’apparence implacable d’un arrêt du destin.

Parvenue dans sa chambre, elle y trouva Agathe, sa femme de chambre, qui rangeait du linge dans une commode et voulut la renvoyer.

— Mademoiselle est bien pâle ! remarqua la jeune fille en jetant un regard inquiet au visage décoloré de sa maîtresse. Il vaudrait mieux qu’elle me laisse d’abord la déshabiller, lui ôter ses chaussures. Elle se sentirait mieux. Ensuite, j’irai lui chercher quelque chose de chaud.

Marianne hésita puis, posant la lettre sur son secrétaire, poussa un soupir.

— Vous avez raison, Agathe. Merci. Je serai mieux, en effet.

C’étaient encore quelques secondes de gagnées, mais, tandis qu’Agathe lui ôtait ses vêtements de sortie et les remplaçait par une moelleuse robe d’intérieur en lainage vert amande garnie de rubans mordorés et par des pantoufles assorties, son regard demeura rivé à la lettre. Elle la reprit enfin, et, un peu honteuse de sa faiblesse puérile, alla s’étendre auprès du feu dans sa bergère préférée. Tandis qu’Agathe sortait sans bruit de sa chambre, emportant les vêtements qu’elle venait de quitter, Marianne d’un coup d’ongle décidé fit sauter le cachet rouge, déplia la lettre. Le texte était court et laconique. En quelques mots, le cardinal informait sa filleule qu’elle ait à se rendre, le 15 du mois suivant, à Lucques, en Toscane et de s’installer à l’auberge del Duomo. Il ajoutait :

« Aucune difficulté ne sera faite par la police pour délivrer un passeport si tu déclares vouloir prendre les eaux de Lucques pour ta santé. Depuis que Napoléon a fait de sa sœur Elisa une grande-duchesse de Toscane, il voit d’un bon œil que l’on se rende à Lucques. Sois exacte au rendez-vous. »

Rien de plus ! Marianne, incrédule, retourna le billet dans tous les sens.

— Comment ? C’est tout ? murmura-t-elle abasourdie.

Pas une parole d’affection ! Rien qu’un rendez-vous sans explication, sans autre indication qu’un conseil pour l’obtention de son passeport. Pas un mot sur l’homme qu’on lui destinait !

Car, enfin, pour être si péremptoire, il fallait que le cardinal marchât à coup sûr. Ce rendez-vous, cela voulait dire que le mariage avec Francis Cranmere était cassé, mais cela voulait dire aussi que, quelque part sous le soleil, un inconnu était prêt à l’épouser.

Comment le cardinal n’avait-il pas compris tout ce que cet inconnu pouvait avoir d’effrayant pour Marianne ? Etait-il vraiment si difficile de dire quelques phrases le concernant. Qui était-il ? Quel âge, quelle figure, quel caractère ? C’était comme si Gauthier de Chazay avait mené sa filleule par la main jusqu’à l’entrée d’un tunnel plein de ténèbres... Bien sûr, il l’aimait, bien sûr il ne voulait que son bonheur, mais, tout à coup, Marianne eut l’impression de n’être plus qu’un pion sur l’échiquier d’un joueur habile, qu’un simple jouet entre des mains puissantes qui, au nom de la famille et de l’honneur, avaient sur elle tous les pouvoirs. Et Marianne découvrait qu’elle avait lutté pour rien en luttant pour une liberté illusoire, que tout avait été inutile. Elle se retrouvait fille de grande maison, attendant passivement le mariage que d’autres avaient arrangé pour elle. Les siècles d’impitoyable tradition se refermaient sur elle comme la pierre d’un tombeau.

Avec lassitude, Marianne alla jeter le billet dans la cheminée, le regarda se consumer puis revint prendre la tasse de lait qu’Agathe lui avait montée, serrant, autour de la porcelaine chaude, ses doigts glacés. Une esclave ! Rien de plus qu’une esclave ! Aux ordres de Fouché, aux ordres de Talleyrand, aux ordres de Napoléon, de Francis Cranmere, du cardinal de San Lorenzo... aux ordres de la vie !... Quelle dérision !...

Une révolte la gonfla tout entière. Au diable ce secret ridicule qu’on avait exigé d’elle pour mieux la lier ! Elle avait besoin, désespérément, d’un conseil, d’un ami et, pour une fois, elle ferait ce qu’elle avait envie de faire ! Elle se sentait étouffer de colère, de chagrin, de déception. Parler la soulagerait... Avec décision, elle marcha vers le cordon de la sonnette, tira deux fois. L’appel fit accourir Agathe.

— Monsieur de Jolival n’est pas encore là, n’est-ce pas ?

— Si, Mademoiselle, il vient de rentrer.

— Alors, priez-le de venir jusqu’ici. J’ai à lui parler.


— Je savais que quelque chose n’allait pas, se contenta de dire tranquillement Arcadius quand Marianne l’eut mis au courant de la situation. Je savais aussi que, si vous ne disiez rien, c’était parce que vous ne le pouviez certainement pas.

— Et cela ne vous a pas choqué ? Vous ne m’en voulez pas ?

Arcadius se mit à rire, mais, si ce rire était franc, il était sans gaieté et n’éclaira pas ses yeux.

— Je vous connais bien, Marianne. Quand vous êtes obligée de cacher quelque chose à un ami sincère, vous en souffrez tellement que vous en vouloir serait non seulement absurde mais cruel. Et, en l’occurrence, vous ne pouviez faire autrement. Les précautions de votre parrain étaient légitimes, sages même. Qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je vous l’ai dit : attendre jusqu’à la dernière minute l’arrivée de Jason. Sinon... me rendre au rendez-vous que me donne mon parrain. Voyez-vous une alternative ?

A la grande surprise de Marianne, Arcadius rougit violemment, se leva, fit un tour dans la chambre, les mains au dos, puis l’air gêné, revint vers son amie.

— Il y en aurait bien eu une autre et qui eût été la plus simple pour vous. Malgré ma vie agitée, je suis bon gentilhomme et vous auriez pu sans déchoir devenir Mme de Jolival, notre différence d’âge vous mettant à l’abri de toute... revendication de ma part. J’aurais pu être pour vous un mari aussi paternel que factice. Malheureusement ce n’est pas possible.

— Pourquoi donc ? demanda doucement Marianne qui s’était attendue un peu à cette réaction sans laquelle Arcadius n’eût pas été lui-même.

Arcadius devint ponceau et lui tourna carrément le dos pour répondre, dans un souffle :

— Je suis déjà marié. Oh ! c’est une vieille histoire, ajouta-t-il très vite en se retournant, et j’ai toujours fait tout ce que je pouvais pour l’oublier, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a, quelque part au monde, une Mme de Jolival qui a sur moi, sinon tous les droits, du moins celui de m’empêcher de reconvoler.

— Mais enfin, Arcadius, pourquoi ne le disiez-vous pas ? Quand je vous ai connu, dans les carrières de Chaillot, vous étiez même en litige contre Fanchon-Fleur-de-Lys parce que, si ma mémoire est fidèle, cette créature voulait vous marier de force à sa nièce Philomène et vous tenait en prison pour cela. Pourquoi ne lui aviez-vous pas dit que vous étiez marié ?

— Elle ne m’a pas cru, avoua Jolival piteusement. De plus, elle m’a dit que, même dans ce cas-là, cela ne constituerait pas un obstacle. Il suffirait de s’arranger pour supprimer ma femme. Or, je déteste Marie-Simplicie... mais pas à ce point-là tout de même ! Quant à vous, si je ne vous ai pas dit la vérité, tout d’abord c’est parce que, ne vous connaissant pas encore, je craignais que vous ne fussiez encombrée de principes qui vous empêcheraient de me conserver auprès de vous... et vous êtes exactement la fille que j’aurais voulu avoir.

Emue, Marianne se leva à son tour et, allant jusqu’à son vieil ami, passa affectueusement son bras sous le sien.

— Nous sommes à égalité en fait de dissimulation, mon ami ! Mais vous n’aviez rien à craindre. Moi aussi je tenais à vous garder, car, depuis la mort de ma tante, personne n’a veillé sur moi comme vous l’avez fait. Permettez-moi seulement une question. Ou est votre femme ?

— En Angleterre, grogna Jolival. Avant, elle était à Mittau et avant encore à Vienne. Elle a émigré dès le premier coup de feu tiré contre la Bastille. Elle était au mieux avec Mme de Polignac, tandis que moi... enfin nous avions des idées politiques diamétralement opposées !

— Et... pas d’enfants ? demanda presque timidement Marianne.

Mais, contrairement à son attente, Jolival se mit à rire.

— On voit bien que vous n’avez jamais vu Marie-Simplicie la mal nommée. Je l’ai épousée pour faire plaisir à ma pauvre mère et régler une interminable histoire de famille... mais je me suis bien gardé d’y toucher ! D’ailleurs sa religion et sa hauteur de vues lui auraient sans doute rendu insupportable, laideur mise à part, ce grossier contact humain que l’on appelle l’amour. Actuellement, elle est des dames de la duchesse d’Angoulême et, très certainement, parfaitement heureuse, si j’en crois ce qu’on murmure du caractère de cette princesse. Ensemble, elles doivent prier éperdument un dieu de colère et de vengeance de pourfendre l’Usurpateur et de rendre la France aux joies de la monarchie absolue, ce qui leur permettrait de rentrer à Paris au crépitement des pelotons d’exécution et au tintement joyeux des chaînes conduisant aux galères des dignitaires de l’Empire et les ex-révolutionnaires pêle-mêle. C’est une femme d’une grande douceur que Marie-Simplicie !...

— Pauvre Arcadius, fit Marianne en posant un baiser rapide sur la joue de son ami. Vous n’aviez pas mérité cela ! N’en parlons plus désormais. Je suis désolée de vous avoir obligé à remuer tous ces souvenirs que vous vous donniez tant de peine pour oublier. Vous y parviendrez très vite. Quant à moi, c’est déjà fait. Dites-moi seulement combien de temps il me faut pour gagner Lucques.

— Il y a environ trois cents lieues, s’empressa de répondre Arcadius avec une hâte qui prouvait combien il était heureux de changer de conversation, en passant par le mont Cenis et Turin. Grâce au ciel, la saison doit nous permettre de franchir le col et, avec une bonne chaise de poste, on fait aisément vingt-cinq à trente lieues par jour.

— A condition de s’arrêter, coupa Marianne. Mais en dormant dans la voiture et en relayant sans arrêter ?

— Cela me paraît difficile, surtout pour une femme. Et il faudrait au moins deux cochers. Gracchus ne tiendrait pas si longtemps. Les postillons, c’est différent, on les change aux relais. Au mieux, Marianne, il vous faut compter quinze jours car, outre les montagnes qui ralentissent sérieusement l’allure, vous devez compter avec les accidents de parcours...

— Quinze jours ! Il faut donc partir le 1er mai ! Cela ne laisse pas beaucoup de temps à Jason pour arriver. Et... à cheval, irait-on plus vite ?

Cette fois Jolival se mit à rire.

— Certainement moins. Vous ne résisteriez pas longtemps au même train de vingt lieues par jour. Il faut être entraîné, avec un cuir tanné de grenadier à cheval, pour couvrir un long parcours. Connaissez-vous l’histoire du courrier de Friedland ?

Marianne fit signe que non. Elle adorait les histoires d’Arcadius qui en avait toujours plein ses poches.

— Parmi les courriers de l’Empereur, commença Jolival, il en est un particulièrement rapide, c’est le cavalier Esprit Chazal, surnommé Moustache. Au lendemain de la bataille de Friedland, Napoléon a voulu que la nouvelle parvînt à Paris le plus vite possible. Cette nouvelle, il décida d’abord de la confier à son beau-frère, le prince Borghèse, l’un des meilleurs cavaliers de l’Empire. Mais, vingt-quatre heures plus tard, il faisait partir, porteur de la même nouvelle son fameux Moustache. Au bout de cinquante lieues, Borghèse a troqué son cheval contre sa berline et a roulé jours et nuits. Moustache, lui, s’est contenté de ce qu’il avait : les chevaux des relais et son endurance. Il a couru jours et nuits et, en neuf jours, vous m’entendez ? il a couvert les quatre cent cinquante lieues séparant Friedland de Paris... et il est arrivé avant Borghèse. Un extraordinaire exploit ! Mais il a failli en mourir et Moustache est un géant taillé dans le granit le plus dur. Vous n’êtes pas Moustache, chère Marianne, même si vous avez plus de courage et plus d’endurance que la majorité des femmes. Je vais vous procurer une berline aussi solide que possible et nous ferons le chemin...

— Non, coupa Marianne, je préfère que vous demeuriez ici.

Arcadius eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.

— Ici ? Pourquoi ? A cause de cette promesse faite à votre parrain ?... Vous craignez...

— Pas du tout. Mais je voudrais que vous restiez pour attendre Jason autant que faire se pourra. Il peut arriver après mon départ, puisqu’il ignore ce que j’attends de lui... et, s’il n’y a personne pour le recevoir, il ne pourra pas tenter de me rejoindre. Il est, lui, un homme vigoureux, un marin et j’en jurerais un excellent cavalier. Peut-être... ajouta-t-elle en rougissant à son tour... qu’en ma faveur il pourrait essayer de renouveler l’exploit de Moustache... ou quelque chose d’approchant...

— ... et relier Paris à Lucques en une semaine ? Je crois qu’en effet, pour vous, il en serait capable. Je resterai donc... vous ne pouvez cependant partir seule. Cette longue route...

— J’ai déjà fait de longues routes seule, Arcadius ! J’emmènerai Agathe, ma femme de chambre et, avec Gracchus-Hannibal sur le siège, je n’aurai pas grand-chose à craindre.

— Voulez-vous que j’aille chercher Adélaïde ?

Marianne hésita.

— Je n’en ai pas de nouvelles, commença-t-elle.

— Moi, j’en ai. Je suis allé la voir plusieurs fois. Bien sûr, elle ne manifeste aucune envie de rentrer. Sans vouloir vous affliger, je crois bien qu’elle est folle. Ma parole, elle est amoureuse de ce Bobèche !

— Alors, laissez-la. Je peux très bien me passer d’elle. J’avais pensé un instant emmener Fortunée, mais elle aime trop les romans. Cette aventure la séduirait trop pour qu’elle résiste au désir d’en parler. Pour tout le monde, je vais aux eaux de Lucques... et vous voudrez bien, mon cher ami, vous charger de mes passeports.

Arcadius fit signe que oui, mais ne répondit pas. Lentement il alla jusqu’à la fenêtre, souleva le rideau et regarda au-dehors. La nuit enveloppait doucement le petit jardin. Le sourire de l’Amour, dans le bassin de pierre, s’effaçait un peu et, devenant vague, se chargeait de mystère. Jolival poussa un soupir.

— Si votre parrain n’était pas au bout de ce chemin, je ne vous laisserais pas le prendre, Marianne. Avez-vous pensé à ce que dira l’Empereur ? N’eût-il pas été plus naturel d’aller d’abord vers lui, puisqu’il est le premier intéressé ?

— Que ferait-il d’autre ? fit la jeune femme un peu sèchement. Il m’offrirait un époux de son choix... et j’en souffrirais affreusement. Je ne veux pas être donnée par lui à un autre. Je préfère de beaucoup affronter sa colère. Elle me fera moins de mal.

Arcadius de Jolival n’insista pas. Il laissa retomber le rideau, revint vers Marianne. Un instant, ils demeurèrent face à face, se regardant sans rien dire, mais un monde d’affection et de compréhension s’exprimait dans leurs yeux. Marianne comprit que l’appréhension qui s’était levée en elle devant l’étrange perspective ouverte par le cardinal de Chazay passait maintenant dans l’esprit d’Arcadius et que le temps de son absence serait pour lui une longue pénitence. Il l’exprima, d’ailleurs, d’une voix qui s’étouffait.

— J’espère de tout mon cœur... oui, j’espère que Jason Beaufort arrivera à temps ! A peine sera-t-il ici qu’il devra repartir et, cette fois, je l’accompagnerai. Mais, en attendant, moi, qui ne crois pas en grand-chose, je prierai, Marianne, je prierai de tout mon cœur pour qu’il vienne... pour que...

Incapable de maîtriser plus longtemps son émotion, Arcadius de Jolival éclata en sanglots et sortit en courant...

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