Robert A.Heinlein Marionnettes humaines

CHAPITRE I

Étaient-ils vraiment doués d’intelligence ? D’une intelligence personnelle, tout au moins ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas non plus si nous pourrons jamais arriver à le déterminer.

Ce que je puis dire c’est que, s’ils ne l’étaient pas, j’espère ne jamais voir le jour où nous devrons entrer en lutte contre des êtres similaires qui, eux, le seraient ! Je connais d’avance les perdants : moi, vous, bref, ceux que l’on appelle les humains.

En ce qui me concerne, l’aventure a commencé (trop tôt à mon gré !) le matin du 12 juillet 2007. Mon téléphone s’était mis à vibrer à m’en arracher la peau du crâne. Il faut dire que les téléphones dont on se sert à la Section ne sont pas d’un modèle standard : l’audiorelais est inséré chirurgicalement sous la peau derrière l’oreille gauche, les os jouant le rôle de conducteurs. Je me tâtai machinalement avant de me rappeler que j’avais laissé ce que je cherchais dans mon veston, à l’autre bout de la pièce.

« Ça va, grommelai-je, j’ai entendu. Pas la peine de faire un tel boucan.

— Appel urgent, dit une voix dans mon oreille. Venez immédiatement au rapport ! »

Je lui dis sans ambages ce que je lui conseillais de faire de son appel urgent.

« Le Patron attend », insista la voix.

Cela changeait l’aspect de la question. « On y va », dis-je en me rasseyant avec une secousse qui me fit affreusement mal derrière les yeux. Je passai dans ma salle de bains, m’injectai un centigramme de « gyro », et confiai au vibromasseur le soin de me disloquer les membres pendant que la drogue me les remettrait en place. Quand je sortis de là, j’étais un homme nouveau, ou du moins quelque chose qui y ressemblait vaguement. J’enfilai mon veston, et sortis de chez moi.

Je pénétrai dans les bureaux de la Section par un lavabo de la gare Mac Arthur. Notre adresse ne figure pas dans l’annuaire du téléphone. À vrai dire nous n’avons pas d’adresse. Tout ce qui nous concerne est une espèce d’illusion d’optique. On peut aussi arriver chez nous par une petite boutique dont l’enseigne porte l’inscription « Timbres et monnaies anciennes ». N’essayez pas non plus de passer par là. Tout ce que vous y gagneriez serait de vous faire vendre un Bonne-Espérance triangulaire.

À vrai dire ? il vaut mieux ne pas essayer du tout. Je vous répète que nous n’existons pas.

Il y a une chose qu’aucun chef d’État ne peut savoir : c’est la valeur de son service de renseignements. Il ne l’apprend que par les échecs de ce dernier. C’est justement la raison d’être de notre Section. Nous tenons lieu de cadre et de soutien aux autres sections du Service secret. Les Nations Unies n’ont jamais entendu parler de nous ; le Service central de renseignements non plus – du moins, je le crois. Tout ce que je connais moi-même de nos activités, c’est l’entraînement que j’ai reçu et les missions que me confie le Patron. Ce sont des missions intéressantes d’ailleurs, à condition de ne pas se soucier de l’endroit où l’on mange et où l’on dort, ni de ce que l’on mange, ni de l’âge auquel on mourra. Si j’avais pour deux sous de bon sens, j’aurais depuis longtemps démissionné et cherché du travail ailleurs.

Seulement dans ce cas, je n’aurais plus travaillé sous les ordres du Patron, et ça c’est quelque chose qui compte !

Oh ! n’allez pas vous imaginer que le Patron soit un chef coulant ! Il serait très capable de vous dire à l’improviste : « Mes enfants, voilà un chêne qui manque d’engrais. Vous voyez ce trou qui est au pied ? Sautez dedans et je le reboucherai ! »

Nous l’aurions fait. Chacun de nous l’aurait fait sans hésiter.

Le Patron, aussi, du reste, s’il avait pensé qu’il y eût seulement cinquante-trois chances sur cent pour que l’opération sauvât le pays d’une catastrophe.

Il se leva en me voyant entrer, et s’avança vers moi en boitillant. Un sourire malicieux lui retroussait les lèvres.

Avec son grand crâne chauve et son nez busqué, il avait l’air moitié démon, moitié polichinelle.

« Bonjour, Sam, me dit-il. Je regrette bien de t’avoir tiré du lit. »

Vous pensez comme je l’ai cru !

« J’étais en permission, remarquai-je assez sèchement.

— Oh ! mais tu l’es toujours. Nous allons partir en vacances. »

Je me méfie de ses « vacances », et je ne mordis pas à l’appât.

« Donc je m’appelle Sam ? répondis-je. D’accord. Et comme nom de famille, ce sera quoi ?

— Cavanaugh. Moi, je serai ton oncle Charlie. Charles M. Cavanaugh, retraité. Je te présente ta sœur Mary Cavanaugh. »

J’avais bien remarqué que nous n’étions pas seuls dans la pièce, mais le Patron est un de ces hommes qui savent monopoliser toute votre attention aussi longtemps que ça leur chante. Je regardai ma nouvelle sœur. Je la regardai même longuement : elle en valait la peine.

Je comprenais maintenant pourquoi il voulait nous faire tenir les rôles du frère et de la sœur dans une mission où nous devions opérer ensemble : comme cela, il était sûr d’éviter les complications sentimentales entre nous. Un bon agent est aussi incapable de trahir la psychologie du personnage qu’il incarne qu’un bon acteur de prendre des libertés avec son texte. J’étais donc forcé de me conduire avec cette jeune personne comme si ç’avait été ma sœur. On peut dire que le Patron était vache avec moi !

Un long corps mince, mais une poitrine agréable. De jolies jambes, des épaules plutôt larges pour une femme. Des cheveux couleur de flamme et cette forme de crâne un peu reptilienne des vrais roux au-dessus d’un visage plus joli que beau… Elle me regardait avec autant d’indifférence que si j’avais été un quartier de bœuf à l’étal.

Moi j’avais envie de faire la roue ou de marcher sur les mains. Cela dut se voir car le Patron me dit gentiment : « Allons, allons, Sammy, un peu de tenue. Ta sœur t’adore et tu l’aimes beaucoup – mais ton affection est toute franche, toute saine, toute chevaleresque. Le parfait boy-scout, quoi ! Tu vois ça d’ici ?

— A ce point-là ? dis-je en continuant à dévisager ma « sœur ».

— Encore plus !

— Bon ; tant pis ! Comment allez-vous, sœurette ? Enchanté de faire votre connaissance. »

Elle me tendit une main ferme qui me sembla aussi robuste que la mienne. « Bonjour, frérot », répliqua-t-elle d’une voix de contralto qui acheva de me chavirer. Que le diable emporte le Patron !

« Je dois encore te prévenir, continua celui-ci, que tu es si attaché à ta sœur que tu sacrifierais volontiers ta vie pour elle. Or je regrette de te le dire, Sammy, mais, pour le moment du moins, la vie de ta sœur est plus utile au Service que la tienne !

— Compris, répliquai-je. Merci d’y mettre tant de formes.

— Et maintenant, Sammy…

— C’est ma sœur chérie et je dois la défendre contre les chiens errants et les inconnus. Compris. Quand part-on ?

— Il faut d’abord que tu passes à l’atelier de cosmétique. On t’a préparé une nouvelle figure.

— Il vaudrait mieux une nouvelle tête tant que vous y êtes. Eh bien, à tout à l’heure. Au revoir, sœurette. »

Ils ne sont pas tout à fait allés jusqu’à la nouvelle tête. Mais ils m’ont réinstallé mon téléphone personnel dans la nuque avant de me coller d’autres cheveux par-dessus. Ils ont teint les miens dans le même ton que ceux de ma nouvelle sœur. Ils m’ont décoloré la peau et retouché les pommettes et le menton. Quand je me suis vu dans la glace j’avais autant qu’elle l’air d’un rouquin authentique. En regardant mes cheveux je ne suis même pas arrivé à me rappeler quelle avait jamais pu être leur teinte naturelle. Je me suis demandé à moi-même si ma « sœur » était bien ce qu’elle semblait être. Dans le fond, j’aurais mieux aimé cela.

J’ai enfilé les vêtements qu’on m’avait donnés, et quelqu’un m’a remis un sac de voyage tout préparé. Le Patron, lui aussi, était manifestement déjà passé à l’atelier de cosmétique. Son crâne était maintenant couvert de petites bouclettes d’une teinte intermédiaire entre le rose et le blanc. On lui avait également retouché le visage ; je ne pourrais pas dire au juste comment on s’y était pris, mais il était indiscutable que nous étions maintenant devenus tous trois de très proches parents, tous membres de cette étrange variété de l’espèce humaine que sont les roux.

« Viens, Sammy, me dit-il, je t’expliquerai la mission en route. »

Nous sommes sortis par un chemin que je ne connaissais pas et qui aboutissait aux quais d’envol de la gare du Nord, au-dessus de New Brooklyn et face au Cratère de Manhattan.

Je pilotais, et le Patron parlait. Dès que nous eûmes quitté les circuits locaux, il me dit de brancher le pilote automatique et de mettre le cap sur Des Moines dans l’Iowa. Cela fait, je suis allé rejoindre Mary et l’« oncle Charlie » dans la cabine arrière. Il nous a fourni nos curriculum vitae respectifs bien tenus à jour. « Et voilà, a-t-il conclu. Nous sommes une famille de touristes en vacances. Si par hasard nous nous trouvons être les témoins d’événements exceptionnels, c’est ainsi que nous devrons nous comporter : en touristes curieux mais insouciants.

— Mais d’abord, quel est le problème ? Nous ne faisons tout de même pas une partie de colin-maillard.

— Hum… Ça se pourrait…

— O.K. Quand on se fait démolir, c’est tout de même agréable de savoir pourquoi. Pas vrai, Mary ? »

« Mary » n’a rien répondu. Elle semblait posséder cette qualité rare chez les femmes de savoir se taire quand elle n’avait rien à dire. Le Patron m’a jeté un coup d’œil pensif. « Sam, m’a-t-il dit enfin, tu as bien entendu parler des soucoupes volantes ?

— Hein ?

— Voyons, tu as quand même fait de l’histoire en classe.

— Quoi ? Vous parlez de cette épidémie de folie qui a sévi bien avant la période des Désordres ? Je croyais que vous pensiez à quelque chose de récent, de réel. Les soucoupes volantes n’étaient que des hallucinations collectives.

— Est-ce bien sûr ?

— Ma foi, je ne suis pas très calé en psycho-pathologie collective, mais il me semble quand même bien me rappeler qu’à cette époque tout le monde était plus ou moins névrosé. Si quelqu’un avait eu le cerveau en bon état, il se serait fait fourrer au cabanon.

— Tu trouves notre époque plus raisonnable ?

— Ce serait beaucoup dire. »

À force de fouiller les recoins de ma mémoire j’ai fini par trouver la réponse que je cherchais. « Je me rappelle l’équation, ai-je dit. C’est l’intégrale de Digby, qui sert à évaluer les données du deuxième ordre et au-dessus. Elle nous fournit une probabilité de 93,7 pour cent pour que le mythe des soucoupes volantes, après élimination des cas expliqués de façon satisfaisante, soit dû à des hallucinations. Je m’en souviens parce que c’est le premier cas de ce genre pour lequel les faits aient été systématiquement rassemblés et étudiés par des savants à la demande du gouvernement. Dieu sait pourquoi, d’ailleurs !

— Alors, tiens-toi bien, Sammy, m’a dit le Patron d’un air débonnaire, parce que aujourd’hui nous allons examiner une soucoupe volante. Nous en rapporterons même peut-être un morceau comme souvenir, en bons touristes que nous sommes. »

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