Robert Silverberg Notre-Dame des Sauropodes

21 août, 7 h 50. Dix minutes que le module a fondu. D’où je suis, je ne vois pas l’épave, mais je sens l’odeur âcre qu’elle dégage dans l’air tropical chargé d’humidité. J’ai trouvé une faille dans la rocaille, une sorte de petite crevasse où je serai momentanément à l’abri des dinosaures. Elle est protégée par d’épais bouquets de cycas et elle est de toute façon trop étroite pour les gros prédateurs. Mais j’aurai besoin tôt ou tard de me ravitailler, et c’est alors le grand point d’interrogation. Je n’ai pas d’armes. Combien de temps peut tenir une femme en rade sur une unité d’habitation d’à peu près cinq cents mètres de diamètre en compagnie de tout un tas de dinosaures aussi alertes qu’affamés ?

Je ne cesse de me répéter que ce qui m’arrive n’appartient pas à la réalité. Mais j’ai du mal à m’en convaincre.

Il s’en est fallu de peu que j’y reste et j’en suis encore toute retournée. Je n’arrive pas à me débarrasser l’esprit du drôle de petit gargouillis qu’a fait le mini-générateur quand il s’est mis à chauffer. En une quinzaine de secondes mon cher module mobile s’est transformé en une informe chose carbonisée, entraînant dans le désastre mon bloc radio, mes vivres, mon pistolet laser et presque tout le reste. Je n’aurais pas été avertie par ce drôle de petit bruit, je ne serais plus moi-même qu’une informe chose carbonisée. Probable que cela aurait mieux valu pour moi.

Il suffit que je ferme les yeux pour voir en imagination Habitat Vronsky en train de flotter sereinement sur son orbite à cent vingt petits kilomètres d’ici. Splendide vision ! Les murs luisants comme du platine, le grand capteur solaire braqué sur les fenêtres, la ronde orbitale des satellites agricoles, pareils à une douzaine de lunes miniature. Il me semble qu’il me suffirait de tendre la main pour le toucher. Faire toc-toc sur le blindage en murmurant : « À l’aide, venez me secourir. » Mais je pourrais tout aussi bien me trouver au-delà de Neptune qu’assise là, dans l’enclave de Lagrange, qui se trouve pour ainsi dire à la porte à côté. Impossible d’appeler au secours. Que je fasse un pas hors de cette anfractuosité et je suis à la merci de mes sauriens, une merci qui n’aura sans doute rien de tendre.

Voilà la pluie – artificielle comme presque tout le reste sur Dino Island. Mais elle mouille aussi bien que la naturelle. Et pénètre tout pareil. Berk.

Grand Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ?


8 h 15. La pluie s’est arrêtée. Dans six heures, j’y aurai de nouveau droit. Incroyable à quel point l’air est lourd et poisseux. Le simple acte de respirer est tout un travail, et j’ai l’impression que mes poumons se couvrent de moisissure. L’air propre, vif, continuellement printanier de Vronsky me manque terriblement. Lors de mes précédents voyages à Dino Island, le climat ne m’a jamais gênée. Mais bien sûr, j’étais douillettement installée à l’intérieur de mon module mobile, tout un petit monde à l’intérieur du monde, indépendante, autonome, n’ayant pas à redouter le contact direct avec cet endroit et ses créatures. Simple regard flâneur, allant où je voulais, invisible, invulnérable.

Peuvent-ils me flairer dans ma cachette ?

Je ne crois pas qu’ils possèdent un odorat très développé. Plus fin que celui d’un crocodile, mais certainement pas égal à celui d’un chat. Et la puanteur de l’épave grillée domine tout en ce moment. Mais je dois empester la peur. À présent, j’ai retrouvé mon calme, mais c’était différent tout à l’heure, quand je me suis désespérément extirpée du module en détresse. Probable que les émanations de ma peur flottent un peu partout.

Remue-ménage dans les cycas. Quelque chose approche !

Un long cou, de petites pattes d’oiseau, des mains préhensiles délicates. Rien à craindre. Juste un struthiomimus – un dino tout gentil, tout mignon, une créature avienne d’à peine deux mètres de haut. De grands yeux dorés solennellement fixés sur moi. Il penche la tête sur le côté, à la façon des autruches, un coup à droite, un coup à gauche, comme s’il hésitait à s’approcher plus près de moi. Allez, ouste ! Va becqueter un stégosaure. Fiche-moi la paix.

Le struthiomimus fait retraite en émettant de petits gloussements.

C’est la première fois que je vois d’aussi près un dinosaure en vie. Heureusement que c’était un petit.


9 heures. Je commence à avoir faim. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir manger ?

Il paraît que les cônes de cycas grillés ne sont pas trop mauvais. Mais tout crus ? Il y a tant de fruits qui sont comestibles une fois cuits, mais toxiques autrement. Je n’ai jamais étudié le problème de près. Ce n’est pas la vie dans nos petits habitats L5 bien aseptisés qui peut faire de nous des spécialistes de la vie en plein air, après tout. Quoi qu’il en soit, il y a un cône bien charnu sur le cycas situé juste en face de la faille qui m’a l’air tout à fait mangeable. Autant l’essayer cru, puisqu’il n’y a pas d’autre solution. Frotter des bâtons l’un contre l’autre ne me mènera à rien.

Cueillir le cône n’est pas si facile. Me voilà à me tortiller, à me contorsionner, à le cramponner, à tirer dessus… ça y est. Pas aussi charnu qu’il en a l’air. Franchement pâteux, en fait. C’est comme de mâchouiller du caoutchouc. Goût correct, malgré tout. Avec peut-être ce qu’il faut d’hydrate de carbone.

La navette ne viendra pas me ramasser avant un bon mois. Personne n’est fichu de venir me chercher, ou même de penser à moi d’ici là. Me voilà entièrement livrée à moi-même. Une situation qui ne manque pas d’ironie : je ne songeais qu’à m’enfuir de Vronsky et à échapper à toutes ces querelles et ces intrigues, ces réunions et ces rapports d’activité sans fin, ces grimaces et ces hypocrisies, toute l’affreuse cuisine politique dans laquelle se complaisent les hommes de science quand ils se transforment en administrateurs. Trente jours d’isolement, autant dire de bonheur, sur Dino Island ! La fin de ces sourds élancements dans ma tête, rançon de mes affrontements quotidiens avec Sarber, le directeur. Le retour à la recherche pure ! Et puis ce court-circuit, et me voilà tapie dans les buissons à me demander si je vais périr faute de pouvoir bouffer ou faute de pouvoir éviter d’être bouffée.


9 h 30. Une drôle d’idée me vient à l’instant. Aurais-je été victime d’un sabotage ?

Réfléchissons. Sarber et moi en complète opposition depuis des semaines sur le fait de savoir s’il convient d’ouvrir Dino Island aux touristes. Vote décisif de tout le personnel le mois prochain. Sarber dit qu’il y aurait des millions à gagner par an pour des études plus poussées avec un programme de visites guidées et un louage occasionnel de l’îlot à des compagnies cinématographiques. Je dis que c’est risqué à la fois pour les dinos et pour les touristes, incompatible avec les exigences scientifiques, une façon de se disperser, une liquidation. Le personnel est de cœur avec moi, mais Sarber fait danser les chiffres, fait miroiter des bénéfices astronomiques et, en général, fait péter sa grande gueule. Exaspération progressive de chacune des parties, Sarber furibard de se voir contrer, n’arrivant plus qu’à peine à dissimuler son aversion pour moi. Bruits de couloirs – destinés à me revenir – comme quoi si je persiste à lui mettre des bâtons dans les roues il me brisera les reins. Ce qui est du pur délire, bien sûr. Il se peut qu’il occupe un rang plus élevé que le mien, mais il n’a aucune autorité sur moi. Et puis sa soudaine amabilité hier. (Hier ? Des siècles, oui.) Son sourire mielleux, son petit discours comme quoi il espère que je réviserai ma position pendant ma tournée d’observation sur l’îlot. Ses souhaits de bon voyage. Avait-il bricolé mon groupe générateur ? Cela ne doit rien avoir de sorcier, si l’on s’y connaît un peu en mécanique, et c’est le cas de Sarber. Une espèce de minuterie réglée pour retirer les barres isolantes ? Pas de danger pour Dino Island, juste un petit sinistre bien délimité entraînant la destruction du module et de son passager, sommes désolés, drame de la science, quelle grande perte… Et même en admettant que j’aie du pot et que j’arrive à sortir à temps du module, mes chances de survivre ici pendant trente jours, avec seulement mes pieds pour me déplacer, seraient plutôt minces, d’accord ? D’accord.

Ça me fait bouillir de penser qu’on puisse avoir envie de tuer quelqu’un pour une simple divergence d’opinion. C’est barbare. Pire : ça manque de classe.


11 h 30. Je ne peux pas rester éternellement accroupie dans cette crevasse. Je vais explorer l’îlot et voir si je peux trouver une meilleure cachette. Celle-ci ne peut fournir qu’un abri temporaire. Et puis, me voici un peu remise de mon affolement tout de suite après la catastrophe. Je me rends bien compte à présent que je ne vais pas trouver un tyrannosaure à l’affût derrière chaque arbre. Et les tyrannosaures ne vont pas forcément être intéressés par un maigre gibier dans mon genre.

Quoi qu’il en soit, je suis un primate hautement évolué. Si mes humbles ancêtres mammifères ont réussi à échapper aux dinosaures il y a soixante-dix millions d’années, s’ils ont survécu et hérité de la terre, je devrais pouvoir éviter d’être dévorée durant les trente jours à venir. Et avec ou sans mon douillet petit module mobile, je veux visiter cet endroit, quels que soient les risques. Personne n’a jamais eu l’occasion de voir les dinos d’aussi près.

J’ai bien fait de conserver ce mini-magnétophone quand j’ai sauté du module. Que je sois promise ou non à servir de repas à un dino, je devrais pouvoir enregistrer des observations de la plus haute utilité.

J’y vais.


18 h 30. La nuit approche. Me voilà installée près de l’équateur sous un entrelacs de frondes de fougères – un abri bien précaire, mais je suis invisible sous les énormes frondes et, avec de la chance, je tiendrai bien jusqu’au matin. Le cône de cycas ne semble pas avoir eu d’effet toxique, et je viens d’en manger un autre, avec des pousses tendres de fougère. Un régime Spartiate, mais qui me fait passer la faim.

Dans la brume du soir j’observe un brachiosaure, pas encore adulte mais déjà colossal, en train de brouter le sommet des arbres. Un tricératops à l’air sombre se tient dans le voisinage, et quelques struthiomimidés genre autruches galopent dans les fourrés à la poursuite de je ne sais quoi. Pas de tyrannosaures en vue de toute la journée. De toute façon, il n’y en a pas beaucoup par ici, et j’espère qu’ils sont tous endormis, le ventre plein, quelque part dans l’autre hémisphère.

Quel endroit fantastique !

Je ne me sens pas fatiguée. Même pas effrayée – juste sur mes gardes.

En fait, je me sens toute émoustillée.

Je suis assise là, en train de contempler à travers les frondes une scène surgie de l’aube des temps. Il ne manque qu’un ptérodactyle ou deux dans le ciel, mais nous n’en avons pas encore recréé. Les reniflements lugubres de l’énorme brachiosaure me parviennent distinctement, même à travers la lourde atmosphère. Les struthiomimidés émettent de doux piaillements. La nuit tombe rapidement, et les grandes silhouettes, là-bas, revêtent l’apparence de merveilles primordiales comme on en voit dans les rêves.

Quelle brillante idée d’avoir placé tous les dinosaures recréés selon le procédé Olsen dans un petit habitat L5 bien à eux et de les avoir laissés en liberté pour recréer le mésozoïque ! Après le fâcheux incident de San Diego avec le tyrannosaure, il devenait politiquement impossible de les garder sur terre, je sais, mais c’est de toute façon mieux ainsi. En un peu plus de sept ans, Dino Island en est venu à offrir presque toutes les apparences de la réalité. Tout pousse si vite dans cette atmosphère lourde et chargée d’humidité, riche en carbone, tropicale ! Évidemment, nous n’avons pu reproduire exactement la flore du mésozoïque, mais nous avons su tirer un excellent parti du matériel botanique subsistant – cycas, fougères, prêles, palmiers, ginkgos, araucarias – et un épais tapis de mousses, salaginelles et hépatiques couvre le sol. Tout s’est mélangé, amalgamé, emballé : il est à présent difficile de se rappeler l’aspect nu et artificiel de l’îlot quand nous avons procédé aux premiers aménagements. C’est maintenant une tapisserie vert et brun sans solution de continuité, une jungle touffue seulement interrompue par des ruisseaux, des lacs et des prairies, encapsulée dans une enveloppe de métal sphérique d’environ deux kilomètres de circonférence.

Et les animaux, les merveilleux, fantastiques et grotesques animaux…

Nous ne prétendons pas que le véritable mésozoïque possédait une faune aussi variée que ce que j’ai vu aujourd’hui, des stégosaures côtoyant des corythosaures, un tricératops lorgnant méchamment un brachiosaure, des struthiomimus contemporains de l’iguanodon, un méli-mélo sans rigueur scientifique de triassique, de jurassique, de crétacé, cent millions d’années de règne dinosaurien allègrement brouillées. On fait avec ce qu’on a. Les reconstructions par procédé Olsen demandent assez d’A.D.N. fossile pour permettre la synthèse par ordinateur, et nous n’avons pu jusque-là en trouver que dans une vingtaine d’espèces. Ce qui est merveilleux, c’est que nous ayons déjà réussi à accomplir ceci : la réduplication complète de la molécule d’A.D.N. à partir d’une information génétique corrompue et imprécise vieille de plusieurs millions d’années, l’introduction des délicats implants dans les œufs d’hôtes reptiliens, l’élevage des embryons jusqu’à autonomie complète de ceux-ci. Le seul mot qui convient est : miraculeux. Si nos dinos viennent d’ères séparées par des millions d’années, qu’il en soit ainsi : on aura fait de notre mieux. Si nous n’avons ni ptérodactyles, ni allosaures, ni archéoptéryx, qu’il en soit ainsi : cela viendra peut-être un jour. Nous avons largement assez de travail avec ce que nous avons déjà réalisé. Il se peut qu’il y ait un jour des habitats satellites séparés pour le triassique, le jurassique et le crétacé, mais personne d’entre nous ne verra cela de son vivant, je pense.

C’est maintenant le noir total. De mystérieux couinements et sifflements s’élèvent dans les environs. Cet après-midi, comme je m’éloignais précautionneusement mais avec plaisir du lieu du sinistre, près de l’axe de rotation, vers mon campement actuel au niveau de l’équateur, m’approchant parfois à moins de cinquante ou cent mètres de dinosaures vivants, j’ai ressenti une sorte d’extase. Maintenant, mes peurs me reprennent, et ma colère devant ce stupide naufrage. J’imagine des griffes impatientes de me saisir, de terribles mâchoires s’ouvrant au-dessus de ma tête.

Je n’ai pas l’impression que je vais beaucoup dormir cette nuit.


22 août, 6 heures. L’aurore aux doigts de rose se lève sur Dino Island et je suis toujours vivante. Je suis loin d’avoir eu mon compte de sommeil, mais j’ai dû dormir un peu car je garde en mémoire des fragments de rêves. Centrés sur les dinosaures, naturellement. Assis en petits groupes, les uns jouant à la belote, d’autres tricotant des pull-overs. Et chantant en chœur une interprétation dinosaurienne du Messie ou peut-être de la Neuvième de Beethoven.

Je me sens alerte, pleine de curiosité et affamée. Surtout affamée. Je sais que nous avons garni cet endroit de grenouilles, de tortues et autres menus anachronismes destinés à procurer un régime équilibré aux grosses créatures. Aujourd’hui, il va falloir en attraper pour mon propre usage, si affreuse que puisse me paraître la perspective de manger des cuisses de grenouilles crues.

Je ne me soucie pas de m’habiller. Avec ces averses programmées qui tombent quatre fois par jour, mieux vaut aller toute nue. Mère Ève du mésozoïque, c’est moi ! Et sans ma tunique détrempée, je m’aperçois que je supporte beaucoup mieux l’atmosphère de serre qui règne ici.

Allons voir ce qui se passe dehors.

Les dinosaures sont réveillés et déjà à la tâche, les gros herbivores occupés à brouter, les carnivores à traquer leurs proies. Tous ont un tel appétit qu’ils n’attendent même pas le lever du soleil. Autrefois, quand on croyait que les dinos étaient des reptiles, on pouvait penser qu’ils restaient là comme des souches jusqu’à ce que la chaleur du jour porte la température de leur corps au niveau nécessaire à leur bon fonctionnement. Mais l’une des grandes joies du projet de reconstitution a été la démonstration de la thèse selon laquelle les dinosaures étaient des animaux à sang chaud, actifs, vifs et sacrément intelligents. On est loin de la paresse des crocodiles avec eux ! Et c’est bien dommage, ne serait-ce que pour mes chances de survie.


11 h 30. Matinée bien remplie. Ma première rencontre avec un grand prédateur.

Il y a neuf tyrannosaures sur l’îlot, en comptant les trois qui sont nés au cours des dix-huit derniers mois. (Cela nous donne une proportion idéale de prédateurs par rapport aux proies. Si les tyrannosaures continuent de se reproduire sans s’entre-dévorer, il nous faudra songer à éclaircir leurs rangs. C’est là l’un des problèmes d’une écologie en vase clos – les contrôles et équilibres naturels n’opèrent plus de façon systématique.) Tôt ou tard, je devais forcément en rencontrer un, mais j’avais espéré que ce serait le plus tard possible.

J’étais en train de chasser des grenouilles en bordure de Cope Lake. Un travail délicat : réclamant de l’agilité, de l’astuce, des réflexes rapides. Je me souviens de la technique, telle que je l’ai apprise durant mon enfance – la main en coupe, la brusque détente du bras – mais tout ça est devenu beaucoup plus difficile durant les vingt dernières années. Des grenouilles supérieures, je suppose. J’étais donc là, à genoux dans la boue, à essayer de coincer mes grenouilles, hop, manqué, hop, manqué ; un énorme sauropode roupillait dans le lac, probablement notre diplodocus ; un corythosaure flânochait dans un bouquet de ginkgos, croquant du bout de la gueule, assez délicatement ma foi, les fruits jaunes malodorants. Hop. Manqué. Hop. Manqué. J’étais tellement absorbée par ma tâche que notre vieux Tyrannosaurus Rex aurait pu se ramener derrière moi sur la pointe des pieds sans que je le remarque. Mais j’ai eu tout à coup une drôle d’impression, j’ai ressenti comme un changement dans l’air, une imperceptible rupture d’équilibre. J’ai levé les yeux et vu le corythosaure se dresser sur ses pattes de derrière et jeter des regards inquiets autour de lui tout en ventilant de grandes bouffées d’air dans cette crête osseuse fantastiquement sophistiquée qui abrite son système d’alarme. Alerte au carnivore ! Le corythosaure a manifestement flairé l’arrivée d’un danger, car il a fait brusquement demi-tour entre deux gros ginkgos et s’est mis à détaler au galop. Trop tard. Le sommet des arbres s’écarte, d’énormes branches dégringolent, et voici que surgit de la forêt notre tyrannosaure original, celui qui a les pattes en dedans et que nous avons baptisé Belshazzar. Il s’avance en se dandinant lourdement, activant dur ses pattes massives, balançant absurdement sa queue de droite à gauche. Je me suis laissée glisser dans le lac et me suis accroupie aussi bas que possible dans la vase tiède. Le corythosaure n’avait pas d’endroit où se réfugier. Sans défense, sans carapace protectrice, il n’a fait que pousser des espèces de bêlements, mi sous l’empire de la terreur, mi par bravade, comme le tueur fonçait sur lui.

Il fallait que je regarde. Je n’avais jamais vu un animal se faire tuer.

D’un mouvement sans grâce mais admirablement efficace, le tyrannosaure a planté ses griffes dans le sol, pivoté sur lui-même et, se servant de sa lourde queue comme d’un contrepoids, a décrit un arc de cercle de quatre-vingt-dix degrés pour abattre le corythosaure d’un formidable coup de côté de son énorme tête. Je ne m’attendais pas à ça. Le corythosaure est tombé sur le flanc et il est resté là, grognant de douleur et agitant faiblement ses membres. Le coup de grâce a suivi, cette fois avec les pattes arrière, puis la mise en pièces, les mâchoires et les bras minuscules étant les derniers à entrer en action. Enfouie dans la vase jusqu’au menton, j’ai regardé avec une espèce de crainte admirative et une étrange fascination. Il y a parmi nous des gens qui soutiennent que les carnivores devraient être mis à part dans un îlot à eux, que c’est de la pure sottise de laisser massacrer comme ça des reconstitutions créées au prix de tant d’efforts. Peut-être avaient-ils raison au début, mais pas maintenant, avec la multiplication naturelle qui remplit rapidement l’îlot de jeunes dinos. Si nous devons apprendre quelque chose sur ces animaux, ce ne sera qu’en reproduisant aussi exactement que possible leurs conditions de vie originelles. Et puis, ne serait-ce pas le comble de la dérision de nourrir nos tyrannosaures de hamburger et de hareng ?

Le tueur a mangé pendant plus d’une heure. À la fin, j’ai eu droit à une belle frayeur : Belshazzar, tout ballonné et barbouillé de sang, s’est traîné lourdement jusqu’au bord du lac pour se désaltérer. Il se tenait à une dizaine de mètres à peine de moi. J’ai procédé à mon imitation la plus convaincante d’une souche pourrie ; mais le tyrannosaure, tout en paraissant bien m’étudier d’un œil en trou de vrille, n’avait même plus un petit reste d’appétit. Après son départ, je suis restée un long moment tapie dans la boue, craignant de le voir revenir pour le dessert. Et en fin de compte, il y a encore eu un beau remue-ménage dans la forêt – non du fait de Belshazzar cette fois, mais d’un plus jeune avec un bras abîmé. Il a lancé une sorte de barrissement et s’est attaqué à la carcasse du corythosaure. Rien de surprenant : nous savions déjà que les tyrannosaures ne crachaient pas sur la charogne.

Et moi non plus, devais-je découvrir.

Quand la berge s’est retrouvée libre, je me suis glissée hors de l’eau et j’ai vu que les deux tyrannosaures avaient laissé des centaines de kilos de viande. La faim ignore la fierté et n’a guère de scrupules. Avec une coquille de peigne en guise de couteau, je me suis taillé ma part de barbaque.

La chair de corythosaure a un goût curieusement douceâtre – quelque chose rappelant la noix de muscade et les clous de girofle, avec un rien de cannelle. La première bouchée ne veut pas descendre. Tu es une pionnière, me dis-je avec un haut-le-cœur. Tu es le premier humain à manger de la viande de dinosaure. Certes, mais pourquoi faut-il qu’elle soit crue ? Tu n’as pas le choix. Reste imperturbable, ma petite. Domine ton envie de vomir, ou crève. Je me dis que je mange des huîtres. Cette fois, ça descend. Mais question de rester en place… C’est ça, me dis-je sombrement, ou un régime à base de pousses de fougères et de grenouilles – et tu es loin d’être une championne pour ce qui est d’attraper des grenouilles. J’ai renouvelé ma tentative. Succès !

À la longue, on doit s’y habituer. Mais la vie sauvage n’est pas faite pour les palais délicats.


23 août, 13 heures. À midi, je me suis retrouvée dans l’hémisphère sud, en bordure du Grand Marais, à une centaine de mètres au-dessous de l’équateur. En train d’observer le comportement d’un troupeau de sauropodes : cinq brachiosaures, deux adultes et trois jeunes, en formation de marche, les petits au centre. Par « petits », je veux dire qu’ils ne faisaient qu’une dizaine de mètres de la tête à la queue. L’appétit des sauropodes étant ce qu’il est, il nous faudra éclaircir aussi ce troupeau très bientôt, surtout si nous voulons introduire un diplodocus femelle dans la colonie. Deux espèces de sauropodes se reproduisant et mangeant comme ça pourraient dévaster l’îlot en trois ans. Personne ne s’attendait à voir les dinosaures se reproduire comme des lapins – une autre propriété de leur nature d’animaux à sang chaud, je suppose. On aurait pu s’en douter, cependant, d’après l’énorme quantité de fossiles. Si tant d’ossements ont traversé cent bons millions d’années de catastrophes en tout genre, quelle devait être la population du mésozoïque ! Une race impressionnante sous bien d’autres aspects que la masse physique.

Je viens d’avoir l’occasion de faire moi-même un peu de vide dans tout ce grouillement de vie. Une mystérieuse agitation dans le sol spongieux juste à mes pieds, et voilà que mes yeux tombent sur des œufs de tricératops en train d’éclore ! Sept gaillardes petites créatures, déjà pourvues de cornes et de becs, qui s’extirpent d’un nid en jetant des regards méfiants autour d’elles. Pas plus grosses que des chatons, mais bourrées de vitalité dès l’instant de leur naissance.

La chair du corythosaure est probablement gâtée à présent. Un esprit plus pragmatique aurait certainement amélioré son ordinaire d’un ou deux petits cératopsidés. Personnellement, je n’ai pu m’y résoudre.

Ils ont détalé dans sept directions différentes. J’ai songé un instant à en attraper un pour m’en faire un petit compagnon. Drôle d’idée.


25 août, 7 heures. Début du cinquième jour. J’ai fait trois tours complets de l’îlot. Rôder ainsi à pied est cinquante fois plus risqué que de se promener dans un module, et cinquante mille fois plus intéressant. Je campe toutes les nuits dans un endroit différent. L’humidité ne me gêne plus. Et en dépit de mon régime jockey, je me sens en bonne forme. Le dinosaure cru, je le sais maintenant, est bien meilleur que la grenouille crue. Je suis devenue une charognarde expérimentée – le bruit d’un tyrannosaure dans la forêt stimule maintenant mes glandes salivaires plutôt que mon taux d’adrénaline. Aller toute nue n’est pas déplaisant non plus. Et j’apprécie beaucoup plus mon corps, depuis que les bouffissures héritées de la civilisation ont commencé à fondre.

Je n’en continue pas moins à essayer de trouver un moyen d’alerter Habitat Vronsky. En changeant la position des miroirs réfléchissants, peut-être, de façon à lancer un S.O.S. ? Cela semble une bonne idée, mais je ne sais pas où se trouvent les commandes de l’îlot, et encore moins comment les manier. Espérons que la chance m’accompagnera encore durant trois semaines et demie.


27 août, 17 heures. Les dinosaures savent que je suis là et que je suis une espèce d’animal extraordinaire. Cela paraît bizarre ? Comment de grosses bêtes idiotes sauraient-elles quelque chose ? Elles ont de si petits cerveaux. Et mon propre cerveau doit s’être ramolli avec ce régime à base de protéines et de cellulose.

N’empêche que je commence à avoir une curieuse impression à propos de ces animaux. Je les vois me regarder. D’un étrange regard entendu, pas du tout stupide. Ils me fixent, et je les imagine en train de hocher la tête, de sourire, d’échanger des regards, de discuter de moi. Je suis censée les observer, mais je pense qu’ils m’observent aussi, d’une certaine manière.

C’est complètement fou. Je suis tentée d’effacer la présente déclaration. Mais je vais la laisser comme un témoignage du changement intervenu dans mon état psychologique, à défaut d’autre chose.


28 août, 12 heures. Encore des rêveries sur les dinosaures. J’ai décidé que le gros brachiosaure femelle – Bertha – jouait ici un rôle essentiel. Elle ne se déplace pas beaucoup, mais il y a toujours de petits dinosaures en orbite autour d’elle. De nombreux regards sont échangés. Des échanges de regards entre dinosaures ? Oui. Telle est ma perception de leur activité. J’ai définitivement le sentiment qu’il y a là une forme de communication, opérant sur une onde que je suis incapable de capter. Et Bertha paraît être un point de connexion, une sorte de grand totem, un… standard ? Qu’est-ce que je raconte ? Qu’est-ce qui m’arrive ?


30 août, 9 h 45. Quelle idiote je fais ! Me voilà bien avancée d’avoir voulu jouer les voyeurs. Suis grimpée sur un arbre pour regarder des iguanodons s’accoupler au pied de Bakker Falls. Au moment psychologique la branche casse. J’ai fait une chute de vingt mètres. Heureusement que je me suis rattrapée à une branche basse, sinon je serais morte à présent. Je souffre quand même de contusions multiples. Rien de cassé, semble-t-il, mais je n’arrive pas à me tenir sur ma jambe gauche et mon dos est dans un piteux état. Des blessures internes avec ça ? Allez savoir. Je me suis traînée dans une petite anfractuosité rocheuse près des chutes. Épuisée et sans doute fiévreuse. Le choc, probablement. Je suppose que je vais maintenant mourir de faim. C’eût été un honneur d’être dévorée par un tyrannosaure, mais périr pour être simplement tombée d’un arbre est passablement humiliant.

Un accouplement d’iguanodons est un spectacle assez impressionnant, soit dit en passant. Mais je souffre trop pour décrire la chose tout de suite.


31 août, 17 heures. Ankylosée, brisée, affamée, horriblement assoiffée. Ma jambe blessée toujours inutilisable, et quand j’essaie de ramper, ne serait-ce que sur quelques mètres, il me semble que je vais me casser en deux au niveau de la taille. Une fièvre de cheval.

Combien de temps faut-il pour mourir d’inanition ?


1er septembre, 7 heures. Trois œufs cassés près de moi quand je me suis réveillée. Les embryons encore en vie – de stégosaures, dirait-on – mais pas pour longtemps. Mon premier repas en quarante-huit heures. Ces œufs seraient-ils tombés d’un nid quelque part au-dessus de ma tête ? Est-ce que les stégosaures font leur nid dans les arbres, hé ! pauvre gourde ?

Un peu moins de fièvre. Mal partout. Ai rampé jusqu’au ruisseau et réussi à porter un peu d’eau à mes lèvres.


13 h 30. Me suis accroupie. Ai trouvé à mon réveil un quartier de viande fraîche à quelques mètres de moi. Un pilon de struthiomimus, je pense. Un vilain goût amer, mais c’est mangeable. Ai grignoté un peu, me suis rendormie, ai mangé encore. Deux stégosaures en train de brouter pas très loin, leurs petits yeux rivés sur moi. Des dinosaures plus petits tiennent une espèce de conférence près d’un bouquet de gros cycas. Et Bertha Brachiosaure joue des mâchoires dans Ostrom Meadow, supervisant toute la scène d’un œil bienveillant.

C’est absolument fou.

Je crois que les dinosaures prennent soin de moi.


2 septembre, 9 heures. Ça ne fait aucun doute. Ils m’apportent des œufs, de la viande, et même des cônes de cycas et des pousses de fougères. Au début, ils me faisaient leurs offrandes uniquement quand je dormais, mais maintenant ils s’approchent de moi à petits bonds et les déversent à mes pieds. Ce sont les struthiomimidés qui se chargent du transport – eux qui sont les ouvriers les plus petits, les plus agiles, les plus rapides. Ils me livrent leurs offrandes, me regardent droit dans les yeux, marquent un temps d’arrêt comme dans l’attente d’un pourboire. D’autres dinosaures observent de loin. Tout cela implique une certaine coordination. Je suis, semble-t-il, le centre de toute l’activité de l’îlot. J’imagine que même les tyrannosaures gardent les bons morceaux pour moi. Hallucination ? Divagation ? Délire inspiré par la fièvre ? Je me sens lucide. La fièvre est en train de tomber. Je suis encore trop faible et ankylosée pour me déplacer normalement, mais je pense que je suis en train de récupérer des effets de ma chute. Avec l’aide de mes amis.


10 heures. J’ai fait repasser mon dernier enregistrement. Et me voilà en train d’y réfléchir. Je n’arrive pas à croire que je suis devenue folle. Si je suis assez sensée pour m’inquiéter de ma santé mentale, jusqu’à quel point puis-je être folle ? À moins que je ne m’illusionne sur mon compte ? Il y a un terrible conflit entre ce que je crois percevoir ici et ce qu’à mon avis je devrais normalement percevoir.


15 heures. Un long rêve étrange cet après-midi. Je voyais tous les dinosaures dans la prairie, réunis par des fils brillants, comme les lignes téléphoniques de l’ancien temps, aboutissant tous à Bertha. Comme si elle était un standard, oui. Et des messages télépathiques circulaient. Tout un réseau extrasensoriel, animé de puissantes impulsions. J’ai rêvé qu’un petit dinosaure venait m’offrir une ligne, me montrait par gestes comment me brancher, et qu’un grand courant de plaisir me traversait au moment de la liaison. Et lorsque je me suis trouvée connectée, je pouvais sentir les profondes et fortes pensées des dinosaures, les lents et enivrants échanges philosophiques !

Quand je me suis réveillée, ce rêve semblait étrangement net, bizarrement réel, les images oniriques continuant de persister comme elles le font parfois. Je voyais les animaux qui m’entouraient d’une tout autre façon. Comme si ce n’était pas seulement là une station de recherche zoologique, mais une communauté, une colonie, l’avant-poste isolé d’une civilisation étrangère – une civilisation étrangère originaire de la terre.

En voilà assez. Ces animaux ont des cerveaux minuscules. Ils passent leur temps à bouffer de la verdure, quand ce n’est pas à se bouffer entre eux. En comparaison, les moutons et les vaches sont de francs génies.

J’arrive maintenant à clopiner un peu.


3 septembre, 6 heures. Retour du même rêve la nuit dernière. Celui du réseau télépathique nous unissant tous. Impression d’un courant de chaleur et d’amour des dinosaures à moi.

Des œufs frais de tyrannosaure au petit déjeuner.


5 septembre, 11 heures. Je me rétablis rapidement. Me voilà sur pied, encore un peu raide, mais ne souffrant presque plus. Ils continuent de me nourrir. Bien que les struthiomimidés restent chargés de mon ravitaillement, les gros dinosaures n’hésitent plus à approcher. Un stégosaure est venu se serrer contre moi comme un poney géant et j’ai tapoté son flanc écailleux. Le diplodocus s’est étendu par terre de tout son long, l’air de quémander une caresse sur son immense cou.

Si c’est là de la démence, qu’il en soit ainsi. Il y a ici une véritable communauté, aimante et pacifique. Même les prédateurs carnivores en font partie : mangeurs et mangés forment un tout, comme le yin et le yang. À nous promener dans nos modules hermétiques, nous aurions pu ne jamais avoir conscience de tout cela.

Ils m’attirent progressivement au sein de leur communion. Je sens les vibrations qui passent entre eux. Toute mon âme palpite sous cette étrange sensation. Ma peau me picote.

Ils m’apportent leur propre corps en nourriture, leur chair et celle de leurs enfants non nés, et ils m’observent en me pressant de recouvrer ma santé au plus vite. Pourquoi ? Au nom de quelque douce charité ? Je ne crois pas. Je pense qu’ils attendent quelque chose de moi. Je pense qu’ils veulent quelque chose de moi.

Qu’est-ce que ça peut bien être ?


6 septembre, 6 heures. Toute la nuit, j’ai erré lentement dans la forêt dans ce que je ne peux qu’appeler un état d’extase. De vastes silhouettes, de monstrueuses formes bombées, à peine visibles dans la faible lueur, allaient et venaient autour de moi. J’ai marché durant des heures sans être jamais inquiétée, sentant la communion s’intensifier. Jusqu’au moment où, à bout de forces, je me suis laissée tomber sur ce tapis de mousse. Et dans les premières lueurs de l’aube, j’ai vu la forme géante du grand brachiosaure femelle dressée comme une montagne de l’autre côté d’Owen River.

Je suis attirée vers elle. J’ai comme une envie de me prosterner devant elle. De puissantes vibrations émanent de son vaste corps. C’est elle l’amplificateur. C’est par elle que nous sommes tous connectés. Notre sainte mère à tous. De son énorme masse jaillissent de puissantes impulsions cicatrisantes.

Je vais me reposer un peu. Puis j’irai la rejoindre de l’autre côté du fleuve.


9 heures. Nous voilà face à face. Sa tête s’élève à une quinzaine de mètres au-dessus de la mienne. Ses petits yeux sont indéchiffrables. Je lui fais confiance et je l’aime.

Des brachiosaures plus petits se sont rassemblés derrière elle sur la berge. Plus loin se trouvent des dinosaures d’une demi-douzaine d’autres espèces, immobiles, silencieux.

Je me sens remplie d’humilité en leur présence. Ce sont les représentants d’une race pleine de force, supérieure, qui, n’eût été un cruel accident cosmique, régnerait encore aujourd’hui sur la terre, et je viens leur rendre hommage.

Rendez-vous compte : ils ont duré cent quarante millions d’années avec une vigueur toujours renouvelée. Ils ont relevé tous les défis de l’évolution, sauf celui d’un changement climatique aussi brutal que catastrophique, contre lequel rien n’aurait pu les protéger. Ils se sont multipliés, ont proliféré, se sont adaptés, dominant la terre, la mer et les airs, occupant la totalité du globe. Nos misérables ancêtres n’étaient rien à côté d’eux. Qui sait ce que ces dinosaures auraient pu accomplir si cet astéroïde en perdition ne les avait pas privés de leur lumière ? Quelle ironie ! Des millions d’années de suprématie s’achevant en une seule génération à cause d’un nuage de poussière et du refroidissement consécutif. Mais jusque-là… quel prodige, quelle grandeur !…

Rien que des bêtes, dites-vous ? Comment pouvez-vous en être sûr ? Nous ne connaissons qu’un fragment de ce que fut réellement le mésozoïque, qu’une tranche, rien que des bouts d’os, littéralement. Le passage de cent millions d’années peut effacer toutes traces de civilisation. Supposons qu’ils aient eu un langage, une poésie, une mythologie, une philosophie ? Des rêves et des aspirations ? Qu’ils aient connu l’amour ? Non, dites-vous, ce n’étaient que de grosses bêtes, lourdaudes et stupides, qui vivaient aveuglément des vies bestiales. Et moi je réponds que nous autres, les gringalets velus, n’avons aucun droit de leur imposer nos propres valeurs. Le seul type de civilisation que nous pouvons comprendre est celui que nous avons construit. Nous nous imaginons que nos pauvres réalisations constituent le fin du fin en matière de civilisation, que les ordinateurs, les vaisseaux spatiaux et les saucisses grillées sont des miracles qui nous placent au pinacle de l’évolution. Mais j’ai à présent une autre vision des choses. L’humanité a accompli de merveilleux exploits, certes. Mais nous n’aurions même pas eu droit à l’existence, si la plus grande de toutes les races s’était vu accorder la possibilité d’aller jusqu’au bout de son destin.

Je sens l’amour intense qui irradie de la forme titanesque qui se dresse au-dessus de moi. Je sens le contact entre nos âmes s’affermir et s’approfondir.

Les dernières barrières s’écroulent.

Et je finis par comprendre.

Je suis celle qu’ils ont choisie. Je suis le véhicule. Je suis le moteur de leur renaissance, la bien-aimée, l’indispensable. Notre-Dame des Sauropodes, c’est moi, leur sainte, leur prophétesse, leur prêtresse.

Est-ce de la démence ? Oui, c’est de la démence.

Pourquoi nous autres, petites créatures velues, sommes-nous venues à l’existence ? Je le sais à présent. C’était pour que nous puissions, grâce à notre technologie, rendre possible le retour des grands parmi les grands. Ils ont péri injustement. Grâce à nous, les voilà ressuscités à bord de ce petit globe flottant dans l’espace.

Je tremble sous l’impact de la formidable exigence qui émane d’eux.

Je ne vous abandonnerai pas, dis-je aux grands sauropodes qui se tiennent devant moi, et les sauropodes de transmettre mes pensées à tous les autres.


20 septembre, 6 heures. Le trentième jour. La navette d’Habitat Vronsky doit venir me récupérer aujourd’hui et débarquer un nouveau chercheur.

J’attends devant l’aire de transit. Des centaines de dinosaures attendent avec moi, côte à côte, les lions avec les agneaux, formant une calme assemblée, leur attention entièrement braquée sur moi.

Voici la navette, exacte au rendez-vous, qui se prépare pour un accostage impeccable. Le sas s’ouvre. Une silhouette apparaît, Sarber en personne ! Qui vient s’assurer que je n’ai pas survécu au court-circuit, ou alors pour m’achever.

Il reste planté dans le couloir d’accès, les yeux papillotants, bouche bée devant la foule des dinosaures placides, installés en un vaste demi-cercle autour de la femme nue qui se tient à côté de l’épave du module mobile. Durant un moment, il reste incapable de parler.

« Anne ? dit-il enfin. Pour l’amour de Dieu…

— Tu ne comprendras jamais », lui dis-je.

Je donne le signal. Belshazzar s’ébranle dans sa direction. Sarber pousse un hurlement, fait demi-tour et fonce vers le sas, mais un stégosaure bloque le passage.

« Non ! » crie-t-il au moment où l’énorme tête du tyrannosaure s’abat sur lui.

Tout est fini en un instant.

La vengeance ! Quel plaisir !

Et ce n’est que le commencement. Habitat Vronsky n’est qu’à cent vingt kilomètres d’ici. Ailleurs, dans la ceinture de Lagrange, il y a des centaines d’autres habitats mûrs pour la conquête. La Terre elle-même est à notre portée. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont la chose sera accomplie, mais je sais qu’elle le sera et que je serai l’instrument de son accomplissement.

J’étends les bras en direction des puissantes créatures qui m’entourent. Je sens leur force, leur énergie, leur harmonie. Je ne fais qu’un avec elles, et elles avec moi.

La Grande Race est de retour, et je suis sa prêtresse. Malheur aux velus !


Titre original :

Our Lady of the Sauropods

paru dans Omni,

septembre 1980

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