On a déjà beaucoup écrit sur Crab, beaucoup de choses,
et le contraire de ces choses fut écrit aussi.
On ne s’est pas gêné avec lui. Un livre circule encore,
plein d’allégations intempestives, d’hypothèses que rien ne fonde,
d’invraisemblances, de documents falsifiés,
de jugements à l’emporte-pièce et
d’inventions pures et simples.
En voici un autre.
Ce malheureux Crab, car c'est reparti, exactement la même histoire, toujours le même livre, n’en sortira pas, jamais, ne s’en sortira jamais, regardez-le: ce malheureux Crab n'a pas fait trois pas qu'il bute contre quelqu'un. Il l'a vu venir de loin pourtant, approcher, il a préparé son esquive. L'autre a fait de même de son côté. Leurs calculs aboutissent à cette petite danse grotesque: l'homme esquisse un pas à droite tandis que Crab en esquisse un à gauche, on se rentre dedans. Deuxième tentative réflexe, son adversaire esquisse un pas à gauche mais Crab en esquisse un à droite, dès la première page on piétine, quand l'un se déporte à gauche l'autre se déporte à droite, c'est sans issue, l'affrontement.
On ne s'intéresserait pas tant à Crab, on ne se donnerait certainement pas cette peine, au détriment de travaux plus importants laissés en suspens, on ne se couperait pas ainsi du monde, négligeant pour lui notre famille, nos amis, nos morts, momentanément peut-être, néanmoins de façon radicale, on ne lui consacrerait pas tout ce temps, enfin, ces heures précieuses qui nous seront comptées, si Crab se bornait à être lui-même, plein de lui-même et renfermé, sans rayonnement, s'il était possible donc de le tenir à distance, à l'écart, et de l'oublier là-bas. Mais il ne faut pas y songer. L'influence de Crab sur son entourage est telle qu'on ne peut l'ignorer, elle agit sur nous parfois, à notre insu, directement ou non, plus sournoisement, quand le hasard nous amène dans le rayon d'action de ses ondes, une influence immédiate, irrépressible, comme la contagion du fou rire ou du bâillement, et qui se propage aussi rapidement: sur tous les visages alors les tics de Crab, sur toutes les lèvres ses grimaces, et ses difficultés d'élocution, ses défauts de prononciation affectent chacun d'entre nous désormais, la confusion de sa pensée trouble tous les cerveaux, et tous les corps se voûtent comme le sien, notre pas hésite, nos gestes mimétiques sont les siens. Les choses en sont là. Si son influence croissante n'est pas combattue avec vigueur, dès à présent, sans lésiner sur les moyens et quitte à verser le sang, il sera bientôt impossible de savoir lequel d'entre nous est Crab.
– C'est toujours sur moi que ça tombe, dit Crab, réellement affligé, parlant de la pluie. Mais Crab n'a jamais eu de chance. Si l'on tient à définir le personnage de Crab, toutes tendances confondues, par sa principale caractéristique, on oubliera sa dangereuse instabilité, sa laideur effrayante, sa nostalgie rancunière, sa bêtise impénétrable, sa lucidité tranchante, son intégrité morale et physique, la beauté régulière de ses traits, pour insister sur sa malchance, durable, acharnée, quotidienne et dominicale, car c'est toujours lui que le froid engourdit, que le feu brûle, et s'il est en ce monde quelqu'un à qui le brouillard dissimule toutes choses, qui va souffrir de la soif jusque dans le désert, ce quelqu'un, vous ne risquez rien à parier que c'est Crab, c'est le visage de Crab qui se ride quand le temps passe, ce sont ses facultés qui s'émoussent, et l'homme qui va mourir un jour, vous verrez que ce sera lui, encore Crab, desservi par le sort jusqu'au bout, victime une dernière fois de sa malchance.
Regardez-le: Crab dans la rue croise un aveugle, curiosité, admiration, ne peut s'empêcher de suivre des yeux la marche hésitante de l'infirme, si bien qu'il tourne la tête, heurte violemment un mur et s'écroule dans les poubelles.
Ou encore: Crab essaie de sortir un sparadrap de sa pochette en papier. Ne parvient pas à déchirer celle-ci. S'énerve dessus sans succès. Mord dedans, en vain. Il s'équipe et s'acharne, et se blesse au doigt avec les ciseaux de couture. Réussit enfin à sortir le sparadrap, qu'il colle sur la petite plaie saignante de son doigt.
Toujours embarrassé de paquets, de cartons pleins à ras bords, de piles vacillantes, de plateaux surchargés où les verres tintent, Crab est bien obligé de tendre le pied pour saluer. Or il se rencontre des personnes qui refusent son pied. Crab est là devant elles, en position difficile, le pied tendu pour leur serrer la main, et ces personnes ne répondent pas à son salut. Certaines font même un écart et l'évitent ostensiblement. Ce n'est guère poli.
Il est vrai que les attitudes et réactions de Crab ont toujours déconcerté les gens autour de lui. Il rit quand il faudrait pleurer, quand un hurlement même ne détonnerait pas. Il grelotte quand il a chaud, et se couvre, il mange quand il a soif. Il se fâche si vous le complimentez, profondément affecté, vexé comme un pou. Il se défend bec et ongles quand on l'embrasse. Il a toujours un mot gentil pour ceux qui l'agressent, le frappent, le dépouillent. La diète le fait vomir. Les distractions l'ennuient. Il pâlit au soleil. La musique le rend lourd, il prend réellement quelques kilos quand il danse. Il ne se tait que lorsque les questions commencent. Il songe avec nostalgie aux pires moments de sa vie. Les bons souvenirs lui sont affreusement pénibles. Il ne court jamais aussi vite que lorsqu'il tombe de sommeil. Quel que soit le pays dans lequel il se trouve, il parle sans aucun accent la langue du pays situé aux antipodes. L'obscurité et le silence le gênent pour dormir. Il faut l'entendre imiter le cri discordant du perroquet. Ses cheveux noircissent avec le temps. Le savon grossit entre ses mains. Il se lave plus volontiers et surtout plus efficacement en nettoyant un moteur.
N'allez pas pour autant conclure à la perversité de Crab. Non, ce n'est pas cela, nulle malice en lui, nul esprit de contradiction, ses mauvais réflexes sont simplement dus à un dérèglement nerveux qui va nécessiter une longue hospitalisation, une immobilisation forcée de plusieurs mois, deux trépanations périlleuses et une chimiothérapie contraignante assortie d'effets secondaires douloureux. Crab s'en réjouit à l'avance.
Il joue sa note, à peine éveillé le matin et jusqu'au soir, Crab joue sa note, à la longue, c'est insupportable. Ses voisins en deviennent fous, toujours la même note unique, ni fausse ni stridente mais répétitive, avec pourtant des interruptions dont la durée varie, les intervalles de temps entre deux notes étant imprévisibles, il s'écoule plusieurs minutes, plusieurs heures. Puis Crab égrène deux ou trois fois sa note, et s'arrête un instant, et reprend, puis s'arrête à nouveau, plus longtemps. C'est d'ailleurs cela qui rend fou. On en arrive à souhaiter la fin de ces périodes de silence menacé. On se surprend souvent soi-même à siffler la note de Crab. En fait, tout le quartier s'y est mis. Dès les premières lueurs du jour et jusqu'au soir, dans chaque maison, quelqu'un joue la note de Crab – lequel n'habite plus là depuis des années, peut-être même est-il mort à l'heure qu'il est, très vraisemblablement.
Longtemps avant Archimède, Crab utilisait leviers et poulies de son invention. Aristarque de Samos n'était pas né qu'il émettait sérieusement l'hypothèse de la révolution de la Terre et tournait lui-même effrontément autour du Soleil. Si vous croyez qu'il a attendu Colomb pour boire du café et Gutenberg pour imprimer ses livres. Newton ne lui a rien appris. Bien avant Peter Henlein, il lisait l'heure dans sa poche. Napier copia intégralement la table des logarithmes par-dessus son épaule. Crab le premier détermina la vitesse de la lumière. Harvey ne sut que répéter ses théories sur la circulation du sang. Kepler indélicatement lui emprunta sa lunette astronomique et Linné s'appropria son système de classification. Nicolas Appert mangea à sa table de la viande de mammouth en conserve. Fahrenheit consulta pour la première fois chez lui un thermomètre à mercure. Bien avant Papin et Franklin, Crab avait doté sa maison d'une chaudière et d'un paratonnerre de sa fabrication. Il fut également le principal initiateur du darwinisme. Il survolait le Vivarais dans son ballon à air chaud lorsque naquit Joseph Montgolfier. Il vaccina le jeune Louis mordu par un renard. Il découvrit le radium et ses propriétés avant la famille Curie et les qualités du caoutchouc synthétique avant Hofmann. Il fit démarrer la première voiture, décoller le premier avion, sonner le premier téléphone (son plus vif remords). Les frères Lumière, âgés de trente et trente-deux ans, vendaient des chocolats glacés dans son cinéma. Il fut un hôte charmant pour les astronautes d'Apollo 11 auxquels il offrit même 400 kilos d'échantillons minéralogiques le jour de leur retour sur Terre. Avant Mullem, il découvrit le moyen de conserver la neige à haute température. Bien avant Opole, il étudia le squelette de l'eau et révéla l'origine météorique des pains de sucre. Il atteignit avant l'expédition Zeller la dernière extrémité de l'Orient. Il énonça, et non Albasini, la loi de l'hésitation universelle. Avant Cambrelin, il apporta la preuve que les poissons peuvent vivre plus heureux sans arêtes, et il mit lui-même au point l'acide ascétique qui dissout celles-ci directement dans les rivières et les océans. C'est lui encore qui démontra que toutes les limaces sont extraites du même tube, que tous les mille-pattes vont à Rome, et que les abeilles naissent d'un battement de paupières du tigre, découvertes dont s'empara le professeur Buchon. Crab établit avant Whimple l'influence de la Lune sur le sens des caresses. On lui doit, et non à Obernitz, la formule de la nervaline qui favorise la régénération dans l'heure des membres amputés. L'essor vertical et le vol sans machine grâce à la seule énergie ascensionnelle du rire, dont on attribue l'idée à Ordiardson, furent en réalité expérimentés avec succès par Crab dix ans plus tôt. La découverte de la rotation des baleines bleues, qui détermine la durée des nuits, comme on le sait aujourd'hui, ne revient nullement à Simonel, cet imposteur, mais bien à Crab lui-même, ainsi que le principe de résorption des montagnes mal placées. Bien avant Goldbrook, il comprit que le poids de l'ombre est inversement proportionnel à son étendue. Bien avant Franzini, il évoqua les vertus nutritives des parfums et, bien avant Kulig, les propriétés élastiques de l'antépénultième minute du jour. C'est Crab enfin, et nul autre, ni Bessière, ni Laconche, ni Corseti, Hollinger encore moins, qui a remis le cercle à sa place parmi les triangles.
Mal payé de ses peines, dépossédé de ses découvertes, de ses inventions, Crab méconnu n'en conçoit aucune amertume. Leur inefficacité en revanche, tant d'efforts sans effets, tant de progrès accomplis qui n'ont finalement rien changé, voilà ce qui l'accable, c'est bien la raison pour laquelle il envisage maintenant de tout laisser tomber.
– A quoi bon tous ces travaux d'écriture, se demande encore Crab, puisque d'une part cela n'empêchera pas que trois cents jeunes hommes aient été sacrifiés à la mort de l'empereur inca et que, d'autre part, en ce moment même, définitivement indifférents, des mandrills à cul rouge copulent dans l'ombre rose de la Guinée, exactement comme si rien n'existait ni ne devait jamais exister sur cette Terre que des mandrills à cul rouge?
Crab, néanmoins, exerce son activité avec beaucoup de conscience professionnelle et ce sens de l'organisation sans lequel autant renoncer à développer un projet ambitieux, il n'est pas le seul chef d'entreprise à le clamer haut et fort. Ses bureaux sont spacieux, meublés de surfaces et d'angles. Nul inutile pied de table. Crab est la ponctualité incarnée: ses jambes marquent les heures. A peine arrivé se propulse au sommet de la tour. Silence instantané dans les étages au passage de la fusée directoriale, crainte et respect. L'ascenseur s'ouvre sur un enclos de ciel vitré – le bureau massif est tout au fond, là-bas, y mène sans détours un chemin tracé jour après jour dans la moquette, à croire que personne jamais n'a risqué un pied hors de cette voie et que le désert synthétique alentour reste à explorer.
Crab est assis maintenant – sur pivot, sur roulettes -, plus mobile et mieux articulé dans son fauteuil que debout à pieds joints sur l'échelle de ses vertèbres. Tous les horizons font cercle autour de lui. Qu'on ne le dérange sous aucun prétexte. Répondre qu'il est en conférence – si vous faites dire aux solliciteurs que vous n'avez pas du tout envie de les recevoir, ils ne comprennent pas l'allusion, ils insistent, mieux vaut donc prétendre que vous êtes en conférence, c'est plus brutal, au moins c'est clair, ils partent vexés et ne reviennent plus.
Concentration, efficacité, rendement maximum, Crab se met sans plus tarder à l'ouvrage – ça vient bien aujourd'hui, facilement, l'angoisse est tout de suite là: le poème auquel il travaille depuis une semaine sera bientôt achevé si la conjoncture reste aussi favorable. Or, rien n'est moins sûr, car, lorsque son travail lui donne satisfaction, l'angoisse de Crab tend à se dissiper: suit une période de marasme qui met l'entreprise au bord de la faillite, nul projet n'aboutit plus, les sous-produits de la concurrence envahissent le marché, Crab ne dort plus et se néglige, il passe toutes les nuits à son bureau, et c'est alors qu'il caresse l'idée d'en finir qu'il trouve en lui l'angoisse nécessaire pour repartir.
La main droite de Crab est constituée de cinq doigts et d'un crayon qui le gêne beaucoup, ce dernier, pour quantité de choses, se moucher, saler, poivrer sa viande, caresser un corps de femme, une tête d'enfant, lancer des ballons, mais qui lui est aussi bien utile quelquefois, s'il veut par exemple moucher sa viande, ou lancer des têtes d'enfants, ou saler, poivrer un corps de femme.
Beaucoup de sport, acquisition d'un grand savoir, il est important de bien se préparer.
Musculation. Un programme chargé pour chaque muscle. Gymnastique au sol, au cheval d'arçons, aux espaliers, à la poutre, aux anneaux. Natation dans le grand bassin, quatre fois les quatre nages, seize allers-retours quotidiens. Grimper, corde lisse, en équerre, seule force des bras, comme singe, sans toucher terre jamais, vingt allers-retours quotidiens. Lancer le disque plus loin que le poids, le marteau plus loin que le disque, le javelot plus loin que le marteau, le poids plus loin que le javelot, puis recommencer. Sauter, aussi haut que loin, plus loin encore, aussi haut. Courir, travailler la vitesse, travailler l'endurance, toujours plus vite plus longtemps. Soulever, à l'épaulé-jeté, plus lourd, plus lourd, sans les épaules, à l'arraché, jamais assez lourd, d'un seul bras. Muscler trapèze, deltoïdes, biceps, triceps, fessiers, dorsaux, abdominaux, adducteurs, fléchisseurs, extenseurs, masseters, zygomatiques, orbiculaires, de la fonte.
Des années et des années d'exercices.
Lire énormément. Les Anciens, les Modernes, et depuis. Littérature, Philosophie, Histoire, Sciences confondues. Manier épais volumes. Ne rien négliger, nulle discipline, comprendre, assimiler, tout retenir. Par cœur la poésie et les mathématiques.
Des années et des années, et des années d'étude.
Crab s'entraîne depuis l'enfance, consciencieusement, avec méthode, rigueur sans relâche. Il a mis toutes les chances de son côté. Il est prêt, enfin, armé pour la vie – commence quand?
– Dans soixante ans je serai mort quoi qu'il advienne, s'écrie Crab, douloureusement, qui ne sait déjà plus quoi faire de ses journées.
A dix ans, Crab avait honte d'être un enfant. Il voulait être considéré. Il se vieillissait de vingt ans quand on lui demandait son âge. Il allumait un cigare. Quand on l'interrogeait sur ses études, en quelle classe es-tu, il répondait que c'était fini depuis longtemps. Il dirigeait à présent une grosse affaire d'import-export. Ça ne prenait pas. On lui tapotait distraitement, certains la joue, d'autres le crâne ou l'épaule. On lui donnait un livre idiot, une petite voiture, des petits soldats – et maintenant, va jouer.
Il ne fait pourtant aucun doute que la supériorité de Crab sera finalement reconnue. On ira chercher pour le fêter ce pauvre malheureux dans la chambre meublée où il vieillit seul et sale en attendant ce jour qui viendra, il en est sûr, si cette conviction intime est parfois source de malentendus (lorsqu'il accueille comme une messagère de la reconnaissance publique la concierge envoyée par les voisins pétitionnaires pour râler contre sa puanteur et sa crasse), persuadé en effet que justice lui sera rendue, que les peintres l'appelleront maître – quoiqu'il n'ait jamais peint -, que les philosophes lui donneront raison en tout, sur tous – quoiqu'il n'ait jamais exposé ses idées -, qu'il sera enfin unanimement acclamé et révéré.
Et s'il n'a jamais rien produit d'aucune sorte, rien accompli de remarquable, considérant qu'il ne lui appartenait pas d'apporter lui-même les preuves de sa supériorité, à quoi se reconnaît aussi sa délicatesse – mais que les envieux essaient un peu de nier cette supériorité s'ils le peuvent! -, il se prépare depuis longtemps pour le jour de son triomphe: il restera digne et modeste en recevant les hommages, en écoutant les éloges, peut-être même affectera-t-il un peu d'irritation puis donnera l'impression de faire un effort pour la surmonter et ne blesser personne, il sourira poliment.
Ce qui l'inquiète: saura-t-il marcher droit audessus de la mêlée, sans perdre l'équilibre, sur les épaules de la foule? Dès qu'il s'y essaye, profitant d'un rassemblement pour se hisser là-haut, on le jette à terre, on le piétine, il reçoit de rudes coups dans les flancs.
Crab trouve chaque matin dans son courrier des refus de femmes, d'éditeurs, de banquiers, auxquels il n'a pourtant rien demandé, rien proposé, rien réclamé, qu'il ne connaît seulement pas, mais qui ont jugé préférable de prendre les devants.
Comme souvent, absorbé en lui-même par lui-même, Crab à sa fenêtre laisse rouler son regard – ce sont deux billes de terre emportées par la pente – sur les avenues de l'Univers nombreux, incessant, inclassable, constitué d'événements dont il ne voit ni ne sait rien, et pourtant la tension dramatique qui accompagne ces événements oppresse son esprit comme s'il en était à chaque fois la victime ou le héros: indépendamment des circonstances qu'il ignore, l'émoi du moment trouble aussi sa méditation. Crab s'éveille alors, secouant l'engourdissement de son corps (coup de pied dans la fourmilière, cinq cent mille ouvrières perdent leur travail, les reines s'exilent, leurs œufs n'écloront jamais), il est maintenant à l'affût, toute sa vigilance alertée, il veut connaître le monde, comprendre ce qui s'y passe. Mais le spectacle est brutalement interrompu. Crab scrute le ciel vide, l'horizon déserté, comme à chaque fois: c'est lui ou le monde, l'un en l'absence de l'autre, il n'y a pas de place pour les deux, de simultanéité possible, rien n'existe qu'en cachette de Crab et lui-même n'apparaît que dans la solitude absolue, toute vie et toutes choses alentour évanouies – ou percées à jour et anéanties par notre observateur trop pénétrant qui préfère croire cela, en effet, et penser qu'il ne se voit pas dans les miroirs parce que les miroirs sont des leurres.
(Dorénavant, l'ombre de Crab marchera debout sur ses pieds et Crab lui-même la suivra en rampant, ce qui sera plus conforme à l'importance de leurs situations respectives dans le monde.)
Crab tourne, tournant toujours ainsi, il sait où il va. On s'en moquerait complètement, d'ailleurs, si la force centrifuge déchaînée par sa marche en rond ne perturbait à la longue la rotation de la planète elle-même et sa révolution autour du Soleil, de sorte que l'ordre des saisons se trouve bouleversé, imprévisible désormais, et que la Terre en perdition dans l'espace ne reste plus deux jours de suite sur la même orbite, c'est déstabilisant pour tout le monde. Non, ça ne peut plus durer. Il va falloir que Crab se fixe.
Construire une maison, franchement, inutile d'alerter l'industrie du bâtiment pour si peu, il suffit de regarder autour de soi pour comprendre comment sont faites les maisons, et de quoi, Crab rassemble le nécessaire, lézards pour les murs, chats pour la toiture, toute une vitrerie de mouches, puis il se met au travail avec l'ardeur qu'on lui connaît et achève promptement les travaux. C'est une bien belle maison, le salon tout en chiens, un mobilier rustique de xylophages, la chambre à coucher en puces et punaises de lit pourra sembler inconfortable et le choix des souris pour la cuisine fera bondir les ménagères nombreuses qui ne jurent que par les blattes, mais le grenier en vieil hibou, classique, de bon goût, est au-dessus de toute critique, une bien belle maison, une gentilhommière. Cependant, Crab n'a pas emménagé depuis cinq minutes que déjà les lézards des murs rampent vers les mouches des vitres, et les gobent une à une, rapidement, tandis que les chats du toit se jettent sur les hirondelles de la charpente, provoquant l'effroi du vieil hibou soudain aveuglé de lumière, déboussolé, qui s'abat alors sur les souris de la cuisine, et que dans le salon tout en chiens, voisin de la chambre à coucher, les meubles en xylophages sont bousculés et renversés et les derniers lézards des murs sauvagement mis en pièces, les plafonds d'araignées cèdent à leur tour, tout s'effondre, c'est la ruine, le désastre, Crab échappe par miracle à la mort en se roulant dans un tapis d'acariens, on le dégage de là, à demi asphyxié – soit assez de souffle encore pour tout reconstruire sur-le-champ: ainsi jusqu'à ce que cette maison tienne.
Ayant finalement monté quatre hauts murs à force d'empiler autour de lui les livres innombrables nés de son imagination, Crab eut la désagréable surprise de constater qu'il manquait une porte, qu'il avait oublié de prévoir une porte donnant sur l'extérieur, et qu'il resterait enfermé là, sans aucune chance ni aucun espoir d'en sortir – car essayez un peu de démolir une telle œuvre, ou d'en retrancher quoi que ce soit! -, jusqu'à sa mort, après sa mort comme avant.
Crab dans un tronc creux attend la nuit, alors se glisse dans son terrier, attend le jour.
Son visage de glaise amolli par l'humidité de la nuit sèche instantanément, alors dur comme pierre, dès que le touche le premier rayon du soleil, Crab exprime ainsi jusqu'au soir, grimace ou sourire, l'humeur qui était la sienne au réveil. Puis la nuit revient et ses traits s'estompent dans le sommeil, son visage se décrispe, lentement se décompose, se défait, une grosse boule de glaise molle reposera sur son oreiller jusqu'au matin: de nouveau, selon la journée qui s'annonce, sa gaieté ou sa morosité, affichée, sera saisie, fixée comme un masque sur son visage, quand bien même un événement inattendu, attristant ou réjouissant, bouleverserait le programme: cette mine de circonstance apparaît alors franchement stupide, parfois inconvenante. Telle est pourtant la nature de Crab, sa matière même. Sa chair sensible saisie au bon moment retiendrait le frisson de la volupté.
Mais était-ce une bonne idée? Et que faire maintenant? Recoller les morceaux et vernir? Crab pendant la cuisson se brisa.
Employé aux poussières, Crab est le meilleur dans sa partie, sans rival, la poussière lui est familière, il sait comment l'approcher, il sait la prendre. Certains gestes sont à éviter qui la mettent en fuite, elle se disperse alors, allez la rattraper. Mais Crab ne la brusque jamais, au contraire, il la laisse venir à lui, ayant repéré les surfaces et les lieux qui l'attirent, ses coins favoris, il se poste là sans bouger, il l'habitue à sa présence discrète et peu à peu la poussière se montre, timidement d'abord, très fine, diffuse, elle volette à travers la pièce, elle ne touche à rien, puis, comme Crab ne remue toujours pas, elle se multiplie, elle sort des murs, elle entre par les fenêtres, par la cheminée, en flocons, plus épaisse et qui s'accroche cette fois, elle tient, elle recouvre les tables, les chaises, les fauteuils, elle s'accumule et frise sous les armoires – enfin, puisque décidément Crab fait partie des meubles, elle se pose sur ses épaules, sur ses souliers. Rien de plus facile pour lui que de s'en saisir alors.
(Ici ou là, des jaloux, des incompétents prétendent que toute cette poussière vient de lui, en réalité, qu'il la produit lui-même, qu'il s'effrite, se désagrège, et que son mérite est nul – saletés encore que Crab balaye d'un revers de main.)
Il fait pousser des fruits dans son potager, pommes, poires, abricots, et toutes sortes de légumes dans son verger. Mais quand on lui dit vraiment votre esprit de contradiction systématique devient ridicule, Crab répond pas du tout, vous n'y êtes pas du tout, essayez, je vous l'assure, c'est réellement beaucoup mieux, d'un bien meilleur rapport, j'ai doublé ainsi ma production de fruits et légumes, on se trompait, reconnaissons-le, de là nos saisons sans récoltes, les effroyables pénuries, les famines, et mes bêtes pareillement engraissent plus vite, plus grosses, et se multiplient depuis que les moutons dorment dans l'étable et les vaches dans la bergerie.
(Tombe du ciel subite, lourde, chaude, et qui perce, quelle averse, Crab rentre la tête dans les épaules, fait le dos rond, se hâte, mais il pleut du sang sur ses pantalons, sur ses souliers, petit effort de réflexion et tout s'éclaire: c'est une panthère.)
Une ville magnifique sort de terre sur les talons de Crab. De larges avenues témoignent de son passage, formées spontanément derrière lui tandis qu'il progresse avec peine dans la boue et les ronciers, ou de pittoresques ruelles quand il titube de fatigue après une journée de marche: son sillage goudronné ordonne une ville idéale, de calme et de fête, où il fait bon vivre. Là où Crab a eu soif, on se heurte maintenant à une fontaine. Un restaurant fameux vient d'ouvrir à l'endroit précis où tout à l'heure il s'est senti défaillir. L'arc parfait d'un pont se reflète dans l'eau et vous traversez comme une flèche ce fleuve dont Crab connaît le fond vaseux. Un bel escalier fait pour vous l'ascension de la butte que Crab a gravie sur le ventre en s'agrippant aux racines et aux branches des épineux. Et, dans chaque rue nouvellement tracée, une femme se promène, qui rêve de rencontrer un homme comme lui. Mais Crab poursuit son errance solitaire, sans se douter de rien, en avant, toujours plus loin vers l'horizon, il cherche la ville qui s'étend dans son dos, où ses moindres désirs sont exaucés presque immédiatement.
Quelques repères biographiques, Crab est né lorsqu'il était petit d'un père notaire, puis il passe toute son enfance dans une région agricole réputée pour ses plantes médicinales. Il a un peu plus de vingt ans lorsqu'il signe sa première œuvre, c'est-à-dire la plus ancienne de ses œuvres connues à ce jour. Il ne sort jamais sans un petit carnet sur lequel il note à la volée ses réflexions et ses observations, sans souci de classement – on y trouve fort peu de considérations introspectives ou autobiographiques, mais, à l'exception de lui-même, tout excite sa curiosité. Son esprit inventif, rapide, court-circuite le raisonnement logique, servi par une imagination féconde et une perception immédiate des analogies les plus ténues. Le monde tel qu'il est ne le satisfait pas, il songe à des réformes radicales. La femme constitue à ses yeux le «grand mystère», l'«acte d'accouplement» lui fait horreur et la procréation lui inspire un sentiment d'angoisse insupportable. Il a trente et un ans lorsqu'il reçoit commande de La vierge aux rochers, actuellement exposée au musée du Louvre à Paris.
(Les doigts de Crab se rétractent au contact des corps nus, leurs pilosités frisées l'épouvantent, c'est être abandonné par sa mère dans la forêt la nuit, et les moiteurs tropicales de la peau écœurent son désir qui s'effritera sinon sur ses rugosités de vieille écorce, mais le coton d'un seul tenant, la soie sans défaut, tous les tissus, le nylon électrique, le cuir léger des chaussures, le drapé lourd des manteaux d'hiver – habillez-vous vite, Mademoiselle, n'oubliez ni votre joli foulard, ni votre joli chapeau, voici vos gants -, cette nudité là le rend fou.)
Ces personnages importants, reconnus tels, les uns par les autres même, mais de loin, qui ne se croisent jamais, voisins de qualité qui ne se fréquentent pas, par amour-propre ou faute d'un hasard favorable, et qui auraient peut-être beaucoup de choses à faire ensemble, ces destins exceptionnels ramassés dans la petite seconde de rétrospective panique du noyé, ces bribes de bribes, ces bris, ces débris de vies illustres, tous ces hommes foudroyés au cœur de leur subjectivité, incapables d'échanger leurs vues malgré le vocabulaire abondant dont ils pourraient disposer, à portée de leurs bouches scellées, autant de mots inutilisables, également cernés, butés, clos sur leur sens le plus strict – manque un chef qui rallierait ces hommes orgueilleux, dramatiquement isolés, seuls encore parmi leurs semblables d'exception, un grand organisateur qui les rassemblerait pour de bon, qui coordonnerait leurs efforts et leur enseignerait une langue souple et précise, une langue pour inventer, découvrir, conquérir, pour faire enfin cause et œuvre communes. Le dictionnaire attendait son héros. Ce sera Crab.
Puisqu'il fait son entrée dans le dictionnaire. Il aura fallu le temps. Mais voici son mérite reconnu, Crab occupe la place qui lui revient naturellement parmi les immortels, ces glorieux personnages qui ont fait honneur à l'espèce humaine, ceux qui ont enrichi le monde de leurs travaux, de leurs œuvres ou de leurs découvertes. Crab est l'un d'eux. Bien sûr, on pourrait se plaindre du portrait, assez peu ressemblant, déformé, comme dilaté, et puis Crab n'apparaît pas exactement là où l'attendait l'ordre alphabétique, entre Coysevox Antoine (Lyon, 1640 – Paris, 1720), sculpteur français, lui aussi, représentant typique du style Louis XIV, et Crabbe George (Aldeburgh, Suffolk, 1754 – Trowbridge, 1832), poète anglais, lui aussi, auteur de Le Village (1783) et Le Bourg (1810), deux livres qui se valent. Détails sans importance. L'essentiel est qu'il y soit, désormais inoubliable.
A quel titre a-t-il été finalement admis? se demandera-t-on. Pour laquelle de ses découvertes, laquelle de ses victoires, lequel de ses exploits?
Certes, chacune de ces raisons possibles, et la moindre d'entre elles, aurait suffi à justifier cette distinction par ailleurs un peu tardive, c'est toutefois pour une autre encore qu'il doit d'être là: comme il s'était arrêté pour souffler au milieu d'une page du lourd volume ouvert sur la table, une main tombant du ciel sèchement le referma.
(Crab se retourne brusquement sur son passé. Mais rien. Il aura rêvé.)
Parmi les nombreux actes de malveillance des parents de Crab à son égard, le plus néfaste fut certainement d'avoir appelé Crab aussi son frère jumeau et parfait sosie, d'où quiproquos et méprises en série depuis leur enfance, qui se poursuivent aujourd'hui. Et nous comprenons mieux soudain le destin mouvementé de Crab, pourquoi toutes ses aventures, cette vie incessante et sans répit nous étonne beaucoup moins maintenant que nous savons qu'ils sont deux pour la vivre. Elle n'a en fait plus rien d'exceptionnel. C'est même exactement la petite existence médiocre et routinière dont nous ne voulons à aucun prix.
Crab à dix ans ressemblait tant à son père qu'il fut souvent battu comme plâtre par sa mère dont il était le portrait craché affirmait son père en le rouant de coups.
C'est un type louche, dissimulé, vraiment pas net, qui prétend intéresser Crab à une affaire et se lance pour le convaincre dans un discours insidieux, plein de précautions, de circonlocutions, de détours par le Ciel et l'Enfer, agitant ici ou là le voile d'une menace, faisant aussi miroiter dans le flou l'éventualité de profits énormes et divers autres avantages qui ont au moins leur prometteuse imprécision en commun, enfin demande brutalement à Crab de lui servir de prête-nom dans cette histoire à laquelle il ne veut pas être mêlé personnellement pour des raisons qui le regardent, mais également de lui fournir des alibis dans plusieurs affaires de mœurs assez ignobles, et autres minables petits trafics. Inutile de dire que Crab refuse net cette proposition, tant pis pour les menaces, tant pis pour les profits, c'est lui faire injure que de le croire susceptible à'accepter ce rôle secondaire d'homme de paille.
Crab
au bout de son nez
son nombril.
Assis, les jambes étendues, les bras écartés reposant sur le dossier du banc de bois vert, Crab s'enivre du plaisir d'être seul dans ce parc à cette heure et dans cette posture, l'individu Crab, seul au monde. Qui aperçoit soudain, assis plus loin sur un autre banc de bois vert, un homme dans la même attitude, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de lui, Crab entonne une chanson idiote, aussitôt raffermi dans sa singularité, seul au monde. Lorsque idiote parvient à ses oreilles la même chanson, fredonnée par un homme assis sur un banc voisin, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de celui-là aussi, pour se démarquer de tous, sans confusion possible, Crab se coiffe de sa casquette à carreaux, mais là-bas un autre homme a fait de même, et lorsque Crab se juche sur le dossier du banc et mord dans une carotte, c'est pour constater avec agacement qu'il n'est pas le seul non plus à agir ainsi, un autre homme encore, juché sur le dossier d'un banc identique, coiffé d'une casquette identique, à carreaux identiques, mord dans une carotte lui aussi, or il n'y a pas deux carottes dissemblables. Et Crab a beau suspendre à son cou un collier de liserons et poser une pierre en équilibre sur son crâne, il a beau aboyer, ce faisant cracher sa carotte, un autre homme toujours, ici ou là, sans le savoir, agit de même, exactement comme lui, comme s'il était lui, alors Crab obstiné se désarticule jusqu'à trouver la position extrême de l'inconfort qu'il est le seul à tenir, dans ce parc ni nulle part ailleurs, aucun homme jamais n'a ressemblé ni ne ressemblera à Crab en cet instant, pas possible, Crab unique au monde, sans pareil ni semblable, affirmant contre tous son originalité irréductible – à moins cependant qu'il ne répète à son insu une figure rituelle, à moins que chaque homme inévitablement ne soit amené à adopter cette position une fois dans sa vie, à moins même que cette position intenable ne devienne un jour celle du plus grand nombre?
Qui aurait pu imaginer en voyant le premier s'y risquer que tous les échassiers s'immobiliseraient finalement sur une patte? Et Crab par précaution ou garantie supplémentaire se plante une plume dans l'oreille.
Ce geste désespéré lui a fait perdre l'équilibre, il tombe, le parc va fermer, les gardiens poussent vers la sortie un troupeau de petits vieillards voûtés, tremblants, grands-pères les uns des autres, aux reins douloureux.
Crab marche dans la ville sans penser à rien, pour une fois, la tête vide. Mais voici qu'une foule joyeuse descend l'avenue et l'entraîne dans son mouvement puissant – ce ne sont que clameurs triomphantes et grands gestes d'allégresse. Puis Crab, légèrement attardé se trouve pris malgré lui dans un long cortège triste et lent qui débouche d'une rue perpendiculaire – ce ne sont que plaintes déchirantes et dos courbés. Mais Crab, de nouveau attardé, est brusquement happé par la cohue furieuse des mécontents qui se ruent à l'assaut – ce ne sont que slogans guerriers et poings brandis. Enfin, comme la nuit tombe, épuisé par cette journée si riche en émotions, Crab rentre chez lui pour dormir un peu.
(Crab est seul comme le Soleil, puis comme la Lune.)
Crab tourne sur lui-même pendant son sommeil. En profite pour s'intéresser à ce qui se fait ailleurs: il laisse derrière lui les décors quotidiens de son enfance interminable, il change de cap, il cède pour de bon à sa curiosité.
Crab remue beaucoup les jambes pendant son sommeil. En profite pour faire des kilomètres et parcourir toutes ces contrées qu'il ne connaissait pas: il traverse les déserts et gravit les montagnes, et il arrive le premier partout.
Crab agite beaucoup les bras pendant son sommeil. En profite pour déplacer des pans entiers, pour chasser les essaims, pour repousser les murs, pour surélever ce qui doit l'être.
Crab parle à voix haute pendant son sommeil. En profite pour émettre des opinions radicalement opposées, pour refuser énergiquement, pour alerter les populations: il appelle au secours, il vend la mèche, il ne craint pas de citer des noms.
Crab ronfle pendant son sommeil. En profite pour monter une petite affaire de transport routier qui prospère rapidement: il doit acheter de nouveaux camions, toujours plus gros et plus puissants, et les frontières n'existent pas pour eux.
Crab endormi laisse les rêves aux naïfs et aux paresseux.
Crab est venu au monde avec deux, lourd handicap, on se retourne sur lui, on le montre du doigt, on murmure, deux, vous connaissez les gens, il s'en trouve même pour lui conseiller de ne plus sortir, de s'enfermer chez lui, il ferait peur aux enfants, soi-disant, avec ses deux, leurs nuits seraient hantées de cauchemars. D'autres compatissent, auxquels il n'a rien demandé, lui recommandent tel ou tel traitement thérapeutique – a-t-il essayé les eaux miraculeuses? Certains autres encore craignent de blesser sa sensibilité et s'efforcent de garder l'air naturel quand ils le croisent, font semblant de rien, mais souvent, malgré toute leur bonne volonté, leurs regards au dernier moment chavirent ou se dérobent. Parfois même leur affectation de naturel, trop visible, devient purement et simplement ridicule, ils se mettent à siffloter, à fredonner – toute cette musique autour de lui! -, ils le bousculeraient presque pour ne pas le heurter. Il y a ceux aussi qui pensent à l'au-delà, à leur salut, et qui l'embrassent – ces baisers immondes! Mais Crab redoute surtout les plus empressés, ceux qui prétendent gagner son amitié et sa confiance, il n'ignore pas que la curiosité prend le visage de la sympathie pour s'informer. Il voudrait seulement qu'on le laisse en paix. Certains matins, d'ailleurs, son infirmité lui fait horreur à lui-même, la honte et le désespoir l'anéantissent, il n'ose plus affronter la rue, il se calfeutre dans sa chambre. Beaucoup d'hommes dans son cas, affligés de la même disgrâce, préfèrent ainsi se cacher, disparaître pour de bon, et renoncent à la vie. Mais Crab relève toujours la tête, il réagit – il sort, il brave les regards haineux, horrifiés, moqueurs ou apitoyés, il va son chemin sur ses deux pieds (cinq orteils à chaque!).
Il connaît le dégoût, lui aussi. Ainsi, au restaurant, un jour, Crab constata soudain avec un haut-le-cœur que les clients assis aux tables voisines ingéraient tous leur nourriture par la bouche. Ils desserraient les lèvres, poussaient dans le trou béant un morceau de viande ou de fruit qu'ils mâchaient ensuite, puis avalaient. L'eau et le vin entonnés de même. On n'a jamais revu Crab dans cette cantine dégueulasse.
N'ouvre la bouche que pour émettre. Son accent russe est proprement inexplicable, Crab n'ayant nulle origine ni ascendance slaves. Il n'a jamais non plus séjourné là-bas. D'ailleurs, il ne connaît pas la langue. Il connaît datcha, taïga, moujik et troïka – c'est à peu près tout, et samovar. Et pourtant, il ne parvient pas à se débarrasser de cet accent russe impeccable qui brise aussi ses silences.
Vous l'avez croisé quelquefois, inévitablement: Crab parle seul dans la rue, à voix haute, vous le prenez pour un ivrogne ou pour un fou, or ce n'est pas tellement ça – certes, le pauvre homme boit, certes, il n'a plus toute sa raison. Mais, si vous tendez un peu l'oreille, vous conviendrez vite qu'il ne délire pas, au contraire, ses questions sont même d'une rare pertinence – son soliloque adopte en effet la forme interrogative à l'exclusion de toute autre. Crab pose des questions. Partout où les hommes ont échangé des opinions, Crab repasse avec ses questions, partout où des vérités solennelles ont été énoncées, il repasse avec ses questions, en tout lieu où furent proférés un jugement définitif, un proverbe, un ordre, une sentence, un conseil, il accourt avec ses questions, les oui et les non négligemment jetés dans les conversations, il les balaye avec ses questions. Soyez résolument pour ou contre, clamez haut et fort ce que vous croyez juste, tranchez, affirmez, concluez, érigez à chaque coin de rue le monument inébranlable de votre conviction, emplissez l'air de vos paroles péremptoires, tout cela sera vite oublié. Crab passe derrière vous avec ses questions.
Pourquoi Crab se lance-t-il dans l'étude à son âge? et pourquoi ratisser aussi large? pourquoi des études si variées qu'elles couvrent le champ de la connaissance? pourquoi soudain cet appétit de science et, si tardivement, cette passion forcenée d'apprendre? pourquoi engloutir ainsi dans une mémoire condamnée toutes les formules et tous les théorèmes? pourquoi cette érudition impraticable? pourquoi ce gavage de dernière minute, cet engrangement quand déjà les rats sont annoncés? pourquoi ce petit vieillard sans avenir veille-t-il si tard sur les livres? Si ce n'est par malignité, pour emporter avec lui dans la mort l'immense savoir des hommes, pour le livrer tout entier au néant?
(Mais aussi, comment ne pas concevoir de l'amertume? Quand Crab ne sera plus là pour en activer les braises, vous verrez qu'ils laisseront s'éteindre sa pipe.)
Il attire à lui et s'empare de tout ce qui le tente, vos femmes et vos maisons, votre visage même s'il le trouve à son goût, et tel coin de ciel au crépuscule, telle nuit pleine sans étoiles, son petit miroir de poche les attire à lui irrésistiblement et, sitôt la prise assurée, l'objet convoité en sa possession, Crab le fait disparaître dans la doublure de son vêtement et quitte rapidement les lieux. C'est ainsi, chaque jour, qu'il se remplit les poches. Ses agissements sont depuis longtemps connus de la police, mais comment pourrait-elle y mettre fin? Une fois déjà son arrestation fut décidée et la confiscation de son butin. On prit position autour de son repaire. Le signal de l'assaut fut lancé, résonnait encore: la brigade tout entière passait dans le camp de Crab.
Sur l'île, à marée montante, en regardant les vagues envelopper doucement les rochers ou s'engouffrer avec fracas dans une brèche de la falaise, et cogner, battre, claquer, éclater, exploser, Crab se surprend soudain à espérer la victoire des vagues, mais oui, il est du côté des vagues contre l'île, il est du parti des vagues, il est dans le camp des vagues, il lutte avec elles de toute la force de son esprit concentré – et ça marche! -, Crab et les vagues redoublent de violence, se jettent avec plus de sauvagerie encore contre les rochers – et ils avancent! ils progressent! la victoire ne fait guère de doute à présent -, Crab et les vagues mordent, rognent, rongent, érodent – la victoire est totale -, l'île est dissoute, et Crab se noie.
L’étonnante fertilité de son fluide le met souvent dans des situations embarrassantes. Crab féconde tout ce qu'il touche. La femme qu'il effleure seulement dans la rue lui donne un enfant. Bien malgré elle, bien malgré lui, les voici soudain père et mère d'un innocent qui n'a pas davantage demandé à venir au monde, étrange famille. Mais Crab se sent responsable de ses enfants, même ainsi conçus, à aucun prix il ne les abandonnerait. Il reconnaît et peut nommer chacun dans la foule. Certains sont de son espèce, toutes races confondues, qui lui ressemblent, mais d'autres ne tiennent de lui que par quelques traits physiques à ce point brouillés par ceux de la mère qu'ils échappent au premier regard, car la pierre sur laquelle Crab s'assoit lui donne un enfant, et l’arbre contre lequel il s'appuie, la chienne qu'il caresse, ou la rivière dans laquelle il se baigne lui donnent des enfants – il doit les élever seul, les nourrir, les instruire, tout leur apprendre. Et si, par exemple, son enfant-libellule ne lui apporte que des satisfactions, son enfant-rivière l'a définitivement fâché avec ses voisins. Tous les soirs, il va chercher son enfant-flamme au commissariat du quartier. Son enfant-girafe pousse de travers, son enfant-rat qui mange entre les repas n'a plus faim quand on passe à table, son enfant-clou est hémophile, son enfant-citron pleure pour un rien, son enfant-lit a peur du noir, son enfant-violon maigrit à vue d'œil, son enfant-chaise est toujours dans ses jambes. Et son enfant-belette le trouble un peu (danger). Aucun souci pour le moment avec son enfant-singe, lequel lui vient même en aide à l'occasion, mais Crab sait que des conflits éclateront à l'adolescence, inévitablement, c'est déjà difficile avec son enfant-lion (quel besoin avait-il aussi, se connaissant, de toucher cette lionne à travers les barreaux de sa cage?).
Entre ces enfants de mères différentes, l'entente n'est pas toujours parfaite, des sensibilités se heurtent, des appétits s'opposent, comment leur inculquer à tous le sens de la famille? Si Crab y parvient – et l'éducation qu'il s'efforce de leur donner par le discours et par l'exemple ne tend qu'à cela -, s'ils apprennent à faire bloc en toute circonstance, non seulement ils pourront se passer de lui quand il ne sera plus là et même avant, le laissant crever dans son coin, seul et misérable malgré les sacrifices qu'il aura consentis pour eux, mais encore le monde leur appartiendra.
Cette sève puissante, sous pression, qui engorge et gonfle ses veines, c'est plus que n'en peuvent contenir ses circuits, flux violent ralenti par sa propre densité et dont la circulation finalement arrêtée se mue en tension – ainsi le cheval nerveux se décharge au fur et à mesure de la vitesse prise en dépit de son immobilité forcée dans le box, car rien n'empêchera jamais un cheval de prendre de la vitesse, nulle entrave -, énergie captive, bloquée, qui fait craquer ses coutures et soudain se libère, toutes les flèches retenues partent, rapides, fouillent toutes les directions: Crab se ramifie encore, il est dans sa nature de fourcher, pousse de nouvelles branches et les divise, buissonne, comme à chaque fois, il en fait trop – régulièrement tailler là-dedans.
Crab, quand il pénètre une femme (un événement, mais Don Juan même se déboutonne plus souvent pour faire pipi), c'est de la façon la plus simple et le plus naturellement du monde qu'il s'introduit en elle, sans faire étalage de science ni de caresses tirées par les cheveux (car le vieil érotisme savant voudrait nous faire avaler que le pénis peut rentrer dans son trou en ondulant comme un serpent), donc, qu'il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place, alors la main de cette femme est un gant pour sa main et le crâne de cette femme est un casque pour son crâne, et son souffle gonfle la poitrine de cette femme. Il s'abstient seulement – quand il y pense! – de faire saillir les muscles de ses bras et de ses jambes ou d'étirer ses membres, car il peut arriver alors – l'expérience l'a déjà plusieurs fois démontré – que la femme trop menue pour lui éclate ou plus lentement se déchire, ce qui le laisse dans un grand embarras – il y a souvent une famille à prévenir -, et le renvoie à sa solitude.
Au prix d'un effort mental éprouvant, Crab parvient à se concentrer tout entier à l'intérieur de son nez. Il sait qu'il n'y tiendra pas longtemps – l'endroit est exigu, insalubre et curieusement étouffant -, aussi se met-il sans plus tarder au travail: il redresse l'arête osseuse déviée depuis toujours, puis il pince les ailes de ses narines afin de rétrécir un peu celles-ci, qui semblaient vouloir gober les cerises annoncées par les fleurs. Sans relâcher sa concentration – mieux vaut ne pas essayer d'imaginer ce qui adviendrait -, il s'introduit ensuite dans son globe oculaire gauche. Il y fait sombre et humide. Crab se glisse en tâtonnant entre la cornée et le cristallin pour remplacer le pétale fané de son iris par une membrane neuve, prélevée sur un chat, tant qu'à faire, puis il draine le sang de lapin qui noyait son regard plus souvent que les larmes. Même chose pour l'œil droit, dont il corrige aussi le léger strabisme d'un coup d'épaule. Puis il se laisse choir dans la cavité buccale, non sans rehausser ses pommettes et retendre les muscles flasques de ses joues au passage – la langue amortit sa chute. Son amertume, il a beau vouloir la dissimuler, qu'il appelle mélancolie, révulse ses papilles. Il n'ose avaler sa salive, laquelle l'entraînerait inexorablement dans les profondeurs fangeuses de son estomac, une fin horrible, ni éternuer, malgré l'envie qu'il en a, ce serait se jeter dans le vide ou contre un mur, dégouliner mort. Crab respire mal ici, l'air y est lourd, malsain, irritant, saturé de miasmes; le vacarme de la soufflerie est encore amplifié par mille petits bruits liquides de succion, d'absorption, de sécrétion, qui provoquent d'ailleurs de dangereux réflexes de mastication. Ne pas traîner, donc, Crab renonce à orner la voûte, une prochaine fois, des travaux plus urgents réclament toute son attention: limer, égaliser, blanchir vingt et une dents, trois autres sont à remplacer, deux autres à intervertir, une canine et une prémolaire, quant aux quatre du fond, Crab arc-bouté se les extrait et les recrache, lui faisaient mal, ne lui ont jamais servi à rien.
Enfin, il peut reprendre possession de son corps ankylosé, très lentement se laisse couler dans ses membres inertes et les ranime. Son miroir consulté avec crainte le rassure, l'opération est un succès – Crab ne se reconnaît plus.
Il n'a pas une tête à chapeau, il le déplore pour l'élégance, pour l'importance immédiate que confère un chapeau, et pour cet abri contre le froid, la pluie, la neige, en quoi consiste également le chapeau, mais, quand on n'a pas la tête à ça, mieux vaut se passer de chapeau, Crab n'a pas tort, qu'il enlève aussi ses souliers.
Une peau diaphane, des veines pâles exangues, pas de muscles, des organes peu sollicités, atrophiés, asséchés, amincis, réduits à rien, des os de verre, le corps de Crab est transparent, serait donc parfaitement invisible – avec tous les avantages et privilèges liés à cet état – si son âme opaque, à l'intérieur, n'affectait la forme d'un assez gros petit bonhomme cramoisi, plutôt comique, qui ne passe pas inaperçu.
La cicatrice de Crab, ne faites pas semblant de ne pas l'avoir remarquée – cette longue cicatrice qui barre son visage depuis le front, au-dessus de la tempe gauche, jusqu'au menton, au-dessous de la commissure droite de ses lèvres -, cette balafre hideuse lui fut infligée au cours d'une rixe, par son adversaire armé d'un biface de silex tranchant, au cours d'un combat, par l'envahisseur armé de son glaive, sur le champ de bataille, par l'ennemi armé de son sabre, de sa lance, de son tomahawk, de sa baïonnette, cette balafre est la trace d'une gifle formidable qu'il reçut de sa mère, il y a longtemps, dans sa tendre enfance, il ne sait plus pourquoi, mais il ne l'avait pas volée.
On ne s'en rend pas compte, à le voir, nul ne s'en doute, Crab est pourtant une sorte de phénomène: son esprit flotte au-dessus de son corps, descend parfois et se tient alors à hauteur de son épaule. Sa conscience et son corps ne coïncident pas, la première souffre et s'amuse, mais ce dernier s'ennuie, s'ennuie, accomplit chaque jour les mêmes gestes, refait chaque jour les mêmes promenades en boucle, il ne lui arrive rien, il vieillit dans ses fonctions, hors du temps. Le corps de Crab vit dans une solitude absolue, inimaginable, puisque Crab lui-même n'y est pas, ce corps est tout au plus l'objet de ses songeries, car il l'inquiète, si mal parti, mal engagé dans l'existence, Crab ne sait vraiment pas quoi faire de lui. S'il pouvait seulement le laisser assis quelque part.
N'a plus qu'à tendre la main. Crab y est presque. Juste récompense. Prix de ses efforts. Vient de loin. Le temps en lacet derrière lui. Toutes ces années. A bien mérité. Aura pas volé. Mais valait la peine. Touche au but enfin. Tend la main pour saisir. Heurte une vitre. A terre étourdi. Se relever lourd. Prend un peu d'élan. A reculons refait la moitié du chemin. Connaît bien le paysage triste de chaque côté. Puis s'élance à nouveau. En avant. Cette fois il y va. Y est. Rien ne l'empêchera. Tend la main pour cueillir. Heurte une vitre. A terre k. o. Debout encore. Plus lourd encore. Prend beaucoup d'élan. Rebrousse tout le chemin. Autant d'années. A gauche, droite, le triste paysage connu. Village natal à mourir. Départ du début. Nouvel essor. Plus rapide cette fois. Tête baissée. Là-bas scintille. Au bout scintille. Scintille magnifique. A deux doigts. A toucher scintille. A toucher enfin là. S'écrase contre la vitre.
Ce matin encore, sa boîte aux lettres est pleine comme sa poubelle hier de faire-part de mariages, de naissances, de décès, et Crab en les classant par thèmes s'étonne que les gens ne jugent pas utile également de lui adresser un courrier avant et après chaque repas, pour le tenir au courant, et puis ont-ils dormi la nuit dernière, envisagent-ils de se recoucher la nuit prochaine? Autant de points sur lesquds on néglige de l'informer et qui, pourtant, concernent tout aussi bien le train-train biologique et les fonctions vitales. Mais non, on le laisse croupir dans l'incertitude, ils naissent ou meurent, ils s'apparient, mais peut-être ne dorment-ils plus, ne se nourrissent-ils plus? Pourquoi passer sous silence des nouvelles de cette importance alors qu'il serait si simple de les faire imprimer, puis vous glisseriez le carton dans une enveloppe avec une photo de votre petite famille attablée, une autre de votre petite famille endormie. Et vos éternuements, pourquoi ne faire part de vos éternuements qu'aux happy few présents à vos côtés?
Seuls les plombiers-chauffagistes de son quartier (qui semblent bien constituer les deux tiers de la population active) lui mettent parfois un petit mot pour le renseigner plus précisément sur la nature et la diversité de leurs services, grâce à quoi il sait maintenant que les plombiers-chauffagistes débouchent les canalisations et réparent les chauffe-eau. Les autres lui cachent tout hormis leurs mariages, naissances et décès consécutifs, pour ça nulle réticence, les nouvelles sont largement diffusées.
Mais Crab froisse et jette sans les lire tous vos faire-part, il était au courant, c'était prévisible, il faudra inventer d'autres histoires, d'autres aventures pour le surprendre et l'intéresser à la journée qui commence.
(C'est Crab, six ans pour quatre-vingts centimètres, qui court après les pigeons pour les voir s'envoler. Combien en fit-il décoller avant de se lasser du miracle?)
On frappe à sa porte, Crab va ouvrir – réaction normale. Cela méritait d'être signalé, Crab a parfois des réactions normales. Il ouvre. Un homme est là, un voisin sans doute, puisque Crab ne le connaît pas, venu lui emprunter son ouvreboîte, s'il vous plaît. Crab, c'est bien volontiers qu'il lui prête son ouvre-boîte. L'autre promet de le rapporter bientôt. Il n'est jamais revenu. Voilà, les choses se sont passées aussi simplement, un homme a frappé à la porte de Crab et s'est fait remettre son ouvre-boîte. La faim le tenaille.
Quelques jours plus tard, à nouveau, on frappe à sa porte. La réaction de Crab quand on frappe à sa porte est maintenant connue. Un homme est là qui souhaiterait lui emprunter son tire-bouchon. Crab, mais c'est bien volontiers qu'il lui prête son tire-bouchon. D'ailleurs, l'autre promet de le rapporter très vite. Il n'est jamais revenu. Voilà, les choses se sont passées aussi simplement, un homme a frappé à la porte de Crab et s'est fait remettre son tire-bouchon. Plus de fêtes pour Crab.
L'histoire pourrait s'arrêter là, c'est vrai. Mais quelques jours plus tard, à nouveau, on a frappé à sa porte pour lui emprunter sa passoire. Et ainsi de suite, pour lui emprunter ses ciseaux, son sirop antitussif, son beurre, ses assiettes, ses livres, sa chaise, son vélo, sa radio, son parapluie, son bureau, sa lampe, ses bottes, voilà, les choses se sont passées aussi simplement, des hommes ont frappé à sa porte et se sont fait remettre une à une toutes ses affaires, jusqu'à son lit.
Puis, lorsque Crab s'est retrouvé seul dans sa maison vide, quelqu'un encore a frappé…
(Plusieurs fins possibles. A chacune sa signification et sa morale évidentes. Toutes ici.)
Le malaise de Crab en société ne naît pas tant de son manque d'assurance ou de ses propres complexes – Crab est un être parfaitement structuré – que de son intuition aiguë, infaillible, qui perce aussitôt le secret intime de chacun. Crab n'a jamais affaire à ces étrangers, relations de hasard ou de circonstance, avec lesquels nous parlons facilement de choses sans importance, conversations polies nourries de pages de journal comme les feux de cheminée confiés à des amateurs, propos qui n engagent personne, mots en l'air, gestes sans allonge échangés au-dessus du vide qui sépare les corps verrouillés, impénétrables, et les regards alors ne servent qu'à voir, oculaires, organiques, d'humeur aqueuse et d'humeur vitrée, se reflètent vainement l'un dans l'autre comme deux sardines, sauf que celles-ci parfois s'effleurent et frayent, et le commerce des idées se tient hors des crânes, entre les crânes, en zone neutre où les délégations négocient, transigent, avant de se replier sans avoir jamais rien conclu de définitif.
Crab se serait contenté lui aussi de ces rapports superficiels immédiats, échanges de banalités, assauts de courtoisie, jeux de glisse, mais sa perspicacité – comment la désarmer? – surprend chez les autres ce qu'il eût pourtant préféré ne pas savoir, les mystères obscurs de leur passé, les hontes et les lâchetés accumulées, les mobiles cachés des carrières ou des destins, et les ignobles inavouables perversions dissimulées, les mesquines préoccupations, les rêves vulgaires et les arrière-pensées venimeuses, les préméditations en cours. Tout ce qui lui est révélé ainsi, d'un coup, le fige sur place, les membres glacés, le cœur pris, il voudrait être loin, il se sent menacé, les autres vont comprendre à son trouble qu'il les a devinés, qu'il sait tout, c'est inévitable, son visage doit trahir son effroi, ils essaieront de faire disparaître ce témoin gênant – de là le malaise de Crab en société, finalement bien compréhensible.
(Qu'il soit parfois, rarement, mais tout de même parfois possible de tourner le dos à un homme sans que celui-ci en profite aussitôt pour vous assommer ou vous poignarder, Crab trouve cela émouvant, très émouvant, extrêmement émouvant, pourquoi ne pas le dire, les larmes lui montent aux yeux.)
Au cours d'un dîner entre inconnus, Crab est violemment pris à parti par un convive, sans raison, grand et gros type très énervé qui maintenant le provoque et l'insulte et raille méchamment tout ce qu'il y a de sacré pour lui. Néanmoins, Crab semble ne rien entendre et commence même à raconter pour la tablée une curieuse petite aventure qui lui est arrivée, la veille, tandis qu'il se promenait sur le boulevard, une voiture s'est brusquement arrêtée à sa hauteur, un homme en a jailli, un individu de taille moyenne, entre deux âges, furieux, qui s'est mis aussitôt à le traiter de tous les noms, sans aucune explication, le bousculant même, poings fermés, l'excitant à la bagarre, au lieu de quoi, très calme, Crab lui raconta une curieuse petite aventure qui lui était arrivée, la veille, tandis qu'il prenait le soleil à la terrasse d'un café, voici qu'une espèce de nain très sec et très nerveux s'était soudain jeté sur lui, le renversant de sa chaise et le rouant de coups, sans même lui dire pourquoi, en proférant les pires injures, visiblement bien décidé à en découdre, malgré quoi, comme si de rien n'était, Crab avait entrepris de lui raconter une curieuse petite aventure qui lui était arrivée, la veille, tandis qu'il fumait tranquillement sa pipe, au crépuscule, un moustique vint tourner autour de lui, menaçant, lancinant, qu'il écrasa entre ses paumes, paf, du premier coup.
Le grand et gros type proprement remis à sa place baisse le nez. Crab miséricordieux accepte ses excuses.
Ça le dégoûte déjà de boire dans le verre d'un autre, mais alors, quand il voit quelqu'un finir sa part de tarte, il vomit aussitôt tout ce qu'il en avait avalé. Crab est un délicat.
Pourquoi s'acharner ainsi contre lui? Mais parce qu'il est petit et laid. Est-ce une raison suffisante? Crab est également sot et prétentieux. Mais encore? Il est sale et négligé. Quoi d'autre? Il est mesquin, grossier, brutal. D'accord, il convient en effet de le tenir à l'écart, de là pourtant à s'acharner ainsi contre lui, avec cette hargne, une telle cruauté, n'est-ce pas un peu excessif? Certainement, oui, mais impossible de le lui faire admettre. Crab est sans pitié.
Malgré sa fierté, son quant-à-soi, son haut orgueil, Crab est bien forcé de reconnaître que jamais personne sur cette terre n a mene une existence aussi absurde que la sienne, aussi vaine, aussi terne, aussi étroite, aussi pauvre, aussi inutile, aussi désolée, et n'allez pas le contredire ou prétendre que votre existence est plus absurde que la sienne, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée, ce n'est pas vrai, votre existence est certainement moins absurde que la sienne, moins vaine, moins terne, moins étroite, moins pauvre, moins inutile, moins désolée, car son existence est à ce point absurde, à ce point terne, à ce point vaine, à ce point étroite, à ce point pauvre, à ce point inutile, à ce point désolée, que plus absurde serait impossible, plus vaine impossible, plus terne impossible, plus étroite impossible, plus pauvre impossible, plus inutile impossible, plus désolée impossible, pourquoi vous obstiner à nier cette évidence, pourquoi voulez-vous absolument que votre existence soit plus absurde, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée que la sienne? Combien de fois Crab devra-t-il vous répéter, malgré sa fierté, son quant-à-soi et son haut orgueil, que ce n'est PAS POSSIBLE.
Renoncez à vos prétentions. Inclinez-vous. Vous aviez de bons arguments vous aussi, en effet, Crab a douté qudquefois, mais que pouviez-vous sérieusement espérer? Vous n'avez aucune honte à avoir. En vérité, c'était joué d'avance.
Mais c'est sur le ring que Crab donne toute sa mesure. Il écrase des nez, poche des yeux, fend des lèvres, décolle des orèilles, brise des mâchoires du matin au soir – et nul ne sera épargné. Ni vous, quand vous y monterez à votre tour. Et il le faudra bien. L'affrontement est inévitable.
Crab apprend par le journal qu'un immeuble s'est effrondré. La femme de sa vie gît sous les décombres. Un avion s'écrase. On retrouve le corps de la femme de sa vie dans les débris de l'appareil. Parmi les victimes du dernier bombardement, il y a la femme de sa vie. Parmi les victimes du séisme, parmi les victimes de l'épidémie, parmi les victimes du naufrage, il y a la femme de sa vie.
Cette autre est assise sur un banc, que fait-elle? Lit. Elle abandonne un moment sa lecture et regarde l'homme assis sur le banc d'en face – une allée les sépare -, ce malheureux a les paupières closes, lourdes et plissées, dix centimètres de peau en accordéon sur chaque œil et son nez est une grappe de nez. Ses vêtements précèdent une mode depuis longtemps dépassée. Le pantalon trop court découvre des mollets blancs, luisants comme de l'œuf, ou vernis. Au reste, il est à sa place dans ce triste jardin de pelouses noyées où le ciel s'enlise, jonchées de statues abattues qui se décomposent comme des corps sur un champ de bataille. Quelques canaris morts en cage, empaillés, poussiéreux, sont autant de pauvres moineaux. Les arbres dorment debout, les dernières feuilles se détachent de leurs branches, maintenant ou plus tard, comme un oiseau perché s'envole, sans plus de nécessité, se laissent tomber soudain, lâchent tout – et l'une d'elles effleurant le front de Crab le réveille, qui lentement s'étire, ouvre les yeux: une jeune femme est assise en face de lui, sur un banc – une allée les sépare -, aussi gracieuse et blonde que si sa robe était à vendre, son visage est une eau frémissante dont la transparence n'épuise pas le mystère. Au reste, nul décor ne saurait mieux convenir à sa beauté limpide que ce jardin d'hiver: le ciel d'aujourd'hui se reflète dans le ciel d'hier où dérivent au gré de la lumière et de l'ombre des statues de reines évanouies. Quelques moineaux ébouriffent leurs plumes au pied des grands arbres dénudés qui secouent leurs dernières feuilles – et l'une d'elles justement a réveillé Crab en effleurant son front, puis se pose comme une fleur sur les genoux de la jeune femme.
Car la beauté objective du monde profite de certains regards, elle pâtit de certains autres. Et ceux qui lui profitent croisent ceux dont elle pâtit – dès lors, comment savoir si le monde est beau? Ce qui est sûr, en revanche: dans cet échange de regards, Crab fait toujours la bonne affaire.
(Lorsque, par hasard et toujours furtivement, son regard rencontre celui d'une femme, Crab croit y lire à chaque fois en confidence toute la tristesse de ses jours, la folie de ses pensées secrètes et tout son amour implorant, qu'elle lui révèle ainsi d'un coup, qu'elle lui jette à la figure, dont il fera ce qu'il voudra. Il se trompe peut-être.
Car, d'un autre côté, jamais aucune femme ne s'est retournée sur son passage. Crab peut l'affirmer, s'étant lui-même retourné sur le passage de toutes les femmes qu'il a croisées dans sa vie. Une fois cependant – sachons compatir aussi quand un événement heureux égaye son existence -, une femme se retourna sur lui, vivement, une jolie jeune femme, sans mentir, et le héla, mais trop tard, Crab déjà se perdait dans la foule, serrant sous sa veste le petit sac de cuir noir arraché au passage.)
Le sexe des femmes s'ouvre dans l'écartement de leurs pieds – il est aussi profond que leurs jambes sont longues. C'est en tout cas l'opinion de Crab qui, pour cette raison, quand il rencontre une femme, baisse le nez et fixe le sol entre ses chaussures.
Crab s'éprend de la fille et de la mère, mais celle-là encore un peu frêle et celle-ci hélas un peu fanée. Il faudra les revoir quand la fille aura pris deux ou trois ans et sa mère rajeuni d'autant: Crab sera patient.
En réalité, Crab aborde et entreprend plus volontiers les femmes enceintes, considérant que le plus gros est fait. Leur conquête sera chose facile. Il s'épargnera ainsi ces manœuvres d'approche et de séduction dont la brutalité l'a toujours effrayé – les mots n'ont qu'une signification, draguer signifie très exactement toucher le fond et remonter dans ses mets le corps nu d'une adolescente atrocement mutilé. Mais les femmes enceintes s'offrent d'elles-mêmes, elles devancent le désir de Crab, leur consentement ne fait aucun doute, déjà elles portent son enfant. Il n'y a plus qu'à les cueillir.
Aussi bien, ce n'est pas la peine. La cause est entendue. Il a d'emblée tout obtenu d'elles – que leur reste-t-il à vivre ensemble? Mieux vaut partir avant que la routine n'ait raison de la belle aventure. D'autre part, au point où ils en sont de leur histoire, à ce degré d'intimité, les phrases rituelles, banales, évasives, qu'échangent les inconnus pour rompre la glace sonneraient faux. Sagement, Crab passe à côté des femmes enceintes sans leur adresser la parole. Sagement, elles ne tentent jamais de le retenir.
(Ne croyez pourtant pas que Crab se désintéresse ensuite des enfants qui viennent au monde. Souvent, il va les regarder jouer dans les squares; plus tard, il les guette à la sortie de l'école, le cœur battant – mais ils se dispersent sitôt dehors, seuls ou par petits groupes, certains montent dans des cars, d'autres enfourchent leurs bicyclettes, nul ne prête attention à Crab, ayez des enfants.)
– Monsieur, madame, laissez-moi passer! Vous gênez! Votre amour encombre la ville! Dégagez le trottoir! Les quadrupèdes, c'est deux pattes devant, deux pattes derrière, un seul cul, on peut les doubler par le flanc! Vous faites obstacle! Vos petits pas ralentissent le monde! Plus vite! Nous sommes sur un trottoir, trottez! Ou rompez votre farandole égoïste!
Finalement, l'homme et la femme pris à parti s'écartent toujours l'un de l'autre pour le laisser passer: le samedi soir, Crab peut briser ainsi cinquante ou soixante couples qui semblaient jusqu'alors très soudés – s'ils se reforment derrière lui, peu lui importe, ce rabibochage ne tiendra pas longtemps. Elle fera bientôt ses valises, ou il la quittera sans un mot.
La virginité de sa femme, Crab s'en est d'abord réjoui – ainsi, elle l'avait attendu. C'était réellement très émouvant. Un cadeau merveilleux. Il fut tendre en retour, éperdu de reconnaissance, il lui parla doucement pour la rassurer, il n'appuya pas ses gestes, il la déflora sans brusquerie. La virginité de sa femme le vexerait plutôt, à présent, s'y cogner encore trois ans après leur rencontre, cet hymen à crever tous les soirs, reconstitué le lendemain – occupe-t-il si peu de place dans ses souvenirs? Crab a parfois le sentiment désagréable que sa femme angélique et si patiente l'attend encore.
Sauterait de joie à son approche. Réellement, bondirait. Aurait de l'amour et de la compassion et de la gratitude pour lui dans le regard. Irait faire ses courses. Aimerait plus que tout au monde se promener avec lui dans la campagne. Le défendrait contre l'ennemi au péril de sa vie. Le lécherait avant que Crab ne lui demande. Se laisserait caresser le ventre. Le suivrait partout. Ne lui survivrait pas. Serait un chien, qui d'autre?
Il y a donc complot. C'est maintenant évident. Elles auront voulu tester l'efficacité de leur stratégie sur un homme pris au hasard, isolé dès le berceau et quotidiennement soumis à ce traitement cruel par la suite. Crab bien malgré lui, àson insu, aura servi de cobaye. Devant le succès inespéré de l'opération – destruction morale, mort psychique de l'individu, déchéance physique -, les femmes ne tarderont vraisemblablement pas à étendre leur indifférence à tous les autres hommes.
Crab renie son œuvre à venir. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il écrirait des choses pareilles. Il ne lui viendrait même pas à l'idée aujourd'hui d'écrire des choses pareilles. Bien différentes sont les choses qu'il écrit aujourd'hui, sans rapport, autrement impérieuses et nécessaires, aucunement des ébauches maladroites et émouvantes des livres qu'il écrira plus tard et qu'il renie, tous, en bloc. Cette mise au point devait être faite, à ce moment du récit. Qu'on ne s'avise pas après cela de le juger sur ses prochains ouvrages, puisque lui-même les désavoue publiquement, puisqu'il les écarte sans hésitation de la liste complète de ses œuvres, il serait bien injuste de les critiquer et de souligner leurs faiblesses.
Mais encore, Crab se reproche sa conduite future. Il n'en est pas fier du tout. Il n'agirait sûrement pas ainsi aujourd'hui. Ses regrets sincères suffiront-ils à lui gagner notre indulgence? Ce serait désespérer de l'homme que de ne pas en tenir compte. Crab ne veut rien avoir de commun avec celui qu'il va devenir. Il ne se chargera ni de ses œuvres ni de ses crimes. Il refuse de payer pour lui.
D'un côté, nous avons Crab, son existence digne et simple, ses puissants travaux d'écriture, et, de l'autre, l'homme qu'il va devenir, pour le moins imprévisible – pas de confusion.
Les manuscrits de Crab sont maculés de pâte dentifrice, de café, de graisse, de terre et de cambouis, de larmes, de sauces, de sang, de sperme, entre lesquelles taches courent ces lignes porteuses d'une vision du monde absolument nouvelle, défendue par un style libéré de toute convention, de tout automatisme, qui souligne encore l'originalité de l'œuvre et la singularité de son auteur.
Les passants croisent leurs salives sans se mélanger davantage, recroquevillés sur leur sang affolé comme un poisson rouge dans un petit sac – c'est bien parti et pourtant Crab s'interrompt, il y a un problème: la métaphore qui exprime ici ou évoque la solitude indivisible de chaque être bouclé dans son propre sang, cette même métaphore du poisson rouge lui est déjà venue en écrivant, hier ou avant-hier, alors qu'il s'exerçait comme tous les jours à décrire sans les nommer les objets disposés devant lui sur une table, des fruits en l'occurrence. A ce moment-là déjà, Crab eut le sentiment de toucher juste en substituant à l’orange ce même poisson rouge et sa nage en rond dans un petit sac, qui rend compte à la fois de la forme du fruit, de sa couleur et de son intimité, sa chair élastique puis juteuse, presque liquide, les arêtes du poisson pouvant sans abus être assimilées aux pépins du fruit en ce qu'ils appartiennent pour la dent au même ordre de réalité, quelque chose de dur dans le mou qui surprend désagréablement, que l'on crache.
Sous bien des angles, donc, la métaphore du poisson rouge qui nage en rond dans un petit sac convient davantage à l'orange. Et pourtant, comment le nier, l'homme a une manière d'être seul dans la foule qui appelle aussi bien la métaphore, puisque tous ses réflexes d'esquive et de repli craintif seraient justifiés s'il transportait réellement un poisson rouge dans un petit sac. Et son sang affolé tourne, tourne, comme ce poisson dans le petit sac, cherche la sortie qui n'existe pas.
Crab va devoir choisir. Impossible en effet d'utiliser deux fois la même métaphore pour suggérer, par surcroît, deux réalités si différentes. Il hésite encore. Il n'a envie de renoncer ni à l'une ni à l'autre. C'est au demeurant un cas de conscience qui n'a rien d'exceptionnel pour lui. C'est même exactement le genre de problème qu'il rencontre sans arrêt, plusieurs fois par jour et depuis des années. Tels sont les soucis quotidiens de Crab, moins légers qu'il n'y paraît.
(Crab lit dans un parc, c'est encore un passage amusant, et, relevant la tête, il regarde avec un sourire les gens autour de lui pour les prendre à témoin de la drôlerie de la scène. Ah mais non, quelle bêtise, placés où ils sont, ils n'ont rien pu voir.)
Simplifier. Simplifier. Complexité signale l'embarras, ou l'erreur, ou le mensonge. Tours et détours de la complexité, vol d'oiseau en cage, inutile complexité. Complexité ne retient du savon que la leçon de luge et la chute qui s'ensuivit. Complexité vicieuse qui joue avec le fil, qui ne veut rien savoir – est au départ, est à l'arrivée. Simplifier plutôt. Simplifier comme se dépouiller, se dessaisir, le geste le plus généreux de l'amour. Simplifier à l'extrême. Simplifier pour être compris. Simplifier pour être cru. Simplifier pour être approuvé. Simplifier pour être fêté. Simplifier pour être adoré. Il aura fallu faire appel à ce qu'il y a de meilleur en lui, mais Crab finalement convaincu se repent et jure: il ne jonglera plus qu'avec une seule balle désormais. On le comprend déjà mieux. On commence à le croire, à l'approuver même. On le fêtera bientôt. Il sera adoré.
Soyons clair, donc, le cheval est un marbre dans lequel on ne sculpte vraiment bien que les chevaux. Autrefois, sans doute, on a pu sculpter dans le cheval des statues de dieux, voire de demi-dieux, assez réussies. Mais on gâchait pour cela beaucoup de cheval – moitié moins pour les dieux que pour les demi-dieux -, les déchets s'amoncelaient dans les ateliers, car le sculpteur devait tailler dans la masse trop dense du cheval et polir afin de les diminuer ses volumes trop pleins, trop nettement affirmés. Les rois qui commandèrent leurs statues en cheval firent presque tous détruire les œuvres achevées tant celles-ci accusaient plutôt leur vanité ridicule, donnant de leur puissance et de leur prestance une représentation si évidemment exagérée qu'ils en devenaient pitoyables, même lorsque le sculpteur avait par précaution utilisé de l'âne cagneux ou du mulet famélique, rien à faire, ou bien les statues s'écroulaient quelques jours après leur érection, mal équilibrées, trop lourdement chargées de muscles pour tenir debout sur deux pieds.
Avec Crab, c'est une autre histoire. Les travaux de trait ont endurci son corps. Des décharges nerveuses font parfois tressaillir ses muscles sous la peau tendue, quand il s'active au soleil, ses flancs luisent, mille mouches bourdonnent autour de lui, il n'en est pas moins homme. D'ailleurs, sa journée se termine, il remet sa chemise, enfile sa veste et rentre chez lui, il dîne, il ouvre un livre, l'avantage d'avoir un œil de chaque côté de la tête – et donc une vision panoramique qui ne laisse dans l'ombre que le dossier de son fauteuil -, c'est qu'il peut lire ainsi deux pages d'un coup – son cerveau enregistrant simultanément toutes les informations contenues dans l’une et l'autre -, l'ennui, c'est que sa rapidité lui a permis de venir à bout en quelques années de toutes les œuvres qui comptent, littéraires, philosophiques, scientifiques, et qu'il ne trouve plus rien d'intéressant à lire. Lorsqu'il s'attelle à la tâche, le matin, il a beau revivre le calvaire de la veille, à tirer le chariot sur les routes, il n'éprouve pas cette même lassitude. La peine au moins n'est jamais acquise. Et c'est chaque jour comme s'il découvrait le harnais, le mors, la brûlure du fouet et le poids des charges.
(Outre ses qualités de poète, Crab est également un maréchal-ferrant hors pair – de quoi voulez-vous qu'il vive? et quel avenir pour Crab?)
C'est trop de dispersion, d'éparpillement, à suivre sans discernement sa nature partout et simultanément céder à ses désirs inconciliables, à ses tentations en meme temps qu’à ses peurs, à ses moindres velléités d'engagement ou de fuite, Crab risque de se disloquer, dissoudre, volatiliser totalement, son être désintégré, de n'être plus personne, il perd déjà ses cheveux. S'il ne rassemble pas de toute urgence ses esprits et ses forces dans un seul corps facile à cerner, à vêtir, solidement bâti, croissance achevée, bon poids, et qui n'appartienne qu'à lui, identifiable entre mille à ses empreintes de pas, de doigts, de dents, et même de loin, de dos, à sa démarche caractéristique, à son maintien particulier, à son port de tête, l'existence de Crab sera mise en doute, on attribuera ses faits et gestes à plusieurs personnes - en réalité il y aurait toute une bande - , et ses livres iront grossir l'œuvre de l'Anonyme qui a su se tailler une place royale dans l'histoire littéraire sans avoir jamais écrit une ligne, hormis quelques lettres de menaces ou de délation systématiquement écartées des anthologies.
Se recueillir, se concentrer – ainsi réduit à lui-même, toutes tendances confondues, le personnage de Crab va enfin pouvoir développer sa personnalité et apparaître le jour tel qu'il est la nuit, ramassé sous ses couvertures, avec l'idée fixe d'un rêve dans la tête. Il sera lui-même à l'exclusion de tous les autres. Crab se spécialise. Il se défait de tout ce qu'il partage. Il renonce d'un coup à tout ce qui n'entre pas sans sa spécialité. Vous ne tirerez plus rien de lui qui n'ait trait à sa spécialité, paroles ou gestes, dorénavant Crab ne s'aventure plus hors des strictes limites de sa spécialité. A l'intérieur de celles-ci, il progresse irrésistiblement. Il a tôt fait de se hisser au niveau des meilleurs spécialistes de sa spécialité, ils se coudoient un moment et rallient chacun à peu près le même nombre de partisans ou de disciples, puis Crab les dépasse tous et creuse l'écart, il les laisse loin derrière lui, maître incontesté de la spécialité, référence en la matière, seul devant, pénétrante pointe d'aiguille toujours plus aiguë, au sein même de sa spécialité se spécialisant encore, perçant l'épaisseur des choses, toujours plus fin, plus scrupuleux, plus précis, bien obligé de s'intéresser alors aux disciplines qui touchent sa spécialité et qui appartiennent en somme à sa spécialité dont il ne cesse effectivement de repousser les limites et qui se trouve entretenir des rapports étroits avec les domaines les plus divers, à bien y regarder, en sorte que Crab occupe souvent sa main droite à telle besogne tandis que la gauche travaille à autre chose, puis, comme cela bientôt ne suffit plus pour couvrir le champ élargi de sa spécialité, Crab se divise, divisé se multiplie, multiplié se répand, répandu se disperse: toute la bande s'évanouit dans la nature.
Encore un art nouveau, Crab sculpte le feu de ses dix doigts. Mais le plus étonnant est que personne avant lui n'y ait songé, car le feu est l'élément idéal pour la sculpture, souple et résistant à la fois, infiniment ductile, il épouse la forme que la main lui indique, il obéit comme la musique aux moindres inflexions du poignet, il accompagne chaque mouvement du bras, il se tord avec le torse, il suit les gestes immenses du sculpteur, il imite chaque posture de son corps, coudé avec le coude, ondule quand la hanche ondule, plie quand le genou plie, il se travaille par surcroît sans difficulté, nul frais d'atelier ou de modèle, il se laisse saisir et manier par le premier venu. Mais regardez plutôt, admirez, puisque voici achevée la statue en pied de Crab par lui-même, vous pouvez toucher, c'est même la meilleure façon d'apprendre, et la plus rapide – ainsi, comme Crab, à son contact, vous passerez maître dans cet art du feu qui envahira bientôt tous les musées, s'il ne triomphe pas d'abord dans la rue, définitivement.
Crab se met au défi de tisser lui-même une toile d'araignée, digne d'une araignée, consulte dans ce but les plus avisés manuels de dentellerie, se procure la soie la plus fine et s'équipe comme il convient, aiguilles, fuseaux, petits métiers portatifs, tambours, carreaux de velours, exerce ses doigts aux difficultés du point coupé, du point Renaissance, des points de Venise et d'Alençon, fin prêt, se met à l'ouvrage, et c'est après mille heures de travail, et tant de beaux soirs d'été passés dans sa chambre à tirer son fil, les yeux fatigués et le dos douloureux, une merveille de dentelle délicate qu'il suspend avec fierté à une poutre du plafond, une toile d'araignée sans défaut, digne d'une araignée, une grosse mouche bleue se jette dedans, s'y empêtre, démolit tout.
Dès qu'une file d'attente se forme quelque part, sans même en connaître la raison, Crab y prend place et patiente avec les autres, non par curiosité, nullement pour savoir à quoi elle mène, il s'en moque, ni dans l'espoir de profiter d'une bonne occasion ou d'assister parmi les premiers à un spectacle qui attire la foule, ça ne l'intéresse pas. D'ailleurs, quand la lente progression générale le rapproche personnellement du but – souvent un guichet ou une porte -, Crab abandonne sa place et reprend la queue, puis, lorsque celle-ci se résorbe, il part à la recherche d'une autre file d'attente – elles sont par bonheur nombreuses dans la ville -, à laquelle il s'ajoute ou se greffe, qu'il allonge par sa seule présence. Mais il n'agit pas non plus ainsi par malice, afin de décourager les nouveaux arrivants – pourquoi lui prêter toujours les plus viles intentions? -, ce n'est pas davantage pour se sentir appartenir à la communauté des hommes malgré tout, l'explication est plus simple: puisque sa vie se passe à attendre, d'une part, attendre quoi, d'autre part, il l'ignore, Crab juge au moins conséquent de patienter là où des circonstances particulières l'exigent, immobilisé par nécessité, figé comme les autres dans la posture de l'attente – attitude normale en l'occurrence -, grâce à quoi surtout il parvient à intéresser son corps aux tourments de son esprit et à vivre réellement, physiquement, activement même, d'une certaine façon, cette situation sans remède, sans issue, appelée à s'éterniser.
Nul désir de nuire, cela partait sans aucun doute d'un bon sentiment, l'intention du moins était louable, ce faisant sa marraine souhaitait simplement lui faciliter l'existence. Elle lui fit cadeau à sa naissance d'une grande malle contenant déjà des livres de classe anachroniques, des jouets écaillés ou brisés, des lettres lues et relues, des photos jaunes, des bibelots de mauvais goût mais, pour la valeur sentimentale, hors de prix. Généreuse marraine, peu psychologue, c'est bien de sa faute si Crab, depuis toujours en possession de ses vieux souvenirs, n'a jamais su quoi faire dans la vie.
Il cligne des paupières, très vite, et ses yeux comme des raisins, comme gobés, disparaissent au fond de leurs orbites, les deux d'un coup puis les paupières s'ouvrent pour se refermer sur deux autres yeux, avalés tout ronds, puis deux autres encore, et ainsi de suite, Crab s'empiffre d'yeux, voracement, sans même prendre le temps de les savourer, de les laisser fondre et répandre leur douce liqueur, comme s'il les voulait tous pour lui et sans partage, comme s'il redoutait d'en manquer un jour, par peur de la pénurie, ce qui paraîtra ridicule à tous ceux qui n'ont pas souvenir des nuits de ténèbres et de cécité qui se succédèrent pendant une bonne dizaine d'années, il y a longtemps, c'est malheureusement une expérience impossible à communiquer, on peut en parler, tenter de la décrire, on ne saurait pourtant la rendre sensible à ceux qui n'ont pas connu cette époque, il y en a, seuls les autres pourront comprendre Crab, ceux qui ont réellement vécu l'enfance.
(Crab vient d'échapper miraculeusement à la mort. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois. Forte expérience qui se renouvelle souvent dans sa vie. Et tenez, là encore, à l'instant, vous êtes témoin, Crab vient de nouveau d'échapper de justesse à la mort, on déplore pourtant de nombreuses victimes un peu partout, il ne s'en tirera pas comme ça indéfiniment, sait-on jamais, avec une chance pareille, tel qu'il est parti peut durer, ne le quittez pas des yeux, une autre seconde passe, il s'en sort, oui, échappe à la mort, seconde suivante, vivant, pas le seul bien sûr, mais nos pertes sont lourdes, seconde suivante, oui, plus de peur que de mal, il est sauf, seconde suivante, c'est bon, il passe, ailleurs l'hécatombe, seconde suivante, oui, échappe à la mort devant vous encore et ce coup-ci, oui, ce coup-là, indemne, échappe à la mort à l'instant avec vous une fois de plus d'extrême justesse échappe encore à la mort, vous avez vu, vous y etiez, en etiez, n’est ce pas, répondez, pourquoi ne répondez-vous pas?)
Vous l'avez certainement vu parfois, vous avez assisté aux tentatives maladroites du petit bonhomme arc-bouté aux arceaux des pelouses, qui tombe lourdement sur les fesses ou roule en avant, mais se relève, les genoux écorchés, repart en titubant et peu à peu retrouve ses vieux réflexes. Crab remarche. Vous l'avez entendu aussi prononcer des mots inconnus. Il invente des syllabes. Il essaie des combinaisons. Il prend des risques. Au début, bien sûr, il est rare qu'il tombe sur un mot juste. On le comprend mieux quand il montre les choses du doigt en même temps. Puis ça revient, les mots les plus simples d'abord, les plus urgents. Crab reparle. Mais il faut le voir manger: il a besoin du poing pour tenir sa cuillère, il tape comme sur un tambour sur son assiette. Il en met partout. Puis, il s'applique, il a faim. La bouillie qu'il se verse dàns l'œil ne le rassasie pas, ni par l'oreille, ce n'est pas le nez non plus. Il fait la moue, après tout, pourquoi pas la bouche? Ça revient. Il absorbe le quart de son déjeuner, on éponge le reste. Ses progrès sont rapides. Il a des aptitudes. L'apprentissage se poursuit toute la journée. Quand vient le soir, Crab ne tient plus debout, exténué, le vieux savant pose la tête sur l'oreiller et sombre dans l'oubli.
Son père l'assoit à cheval sur ses genoux, c'est reparti, au pas au pas, au trot au trot au trot, au galop au galop au galop au galop, et ce sont des petits cris joyeux, des rires apeurés, et le sourire ému de sa mère qui les regarde, son mari, son fils, comme il y a trente ans, mais l'allégresse de Crab n'était pas feinte alors, il n'avait pas besoin de se forcer pour se croire heureux dans la vie.
(Crab sans descendance pousse doucement une balançoire vide, dans un parc public. Ça ne remplace pas tout à fait un fils, ses cris et ses rires, son petit galop dans l'appartement encombré de jouets, mais c'est un peu de gaieté enfantine évoquée, malgré tout, d'ailleurs ce léger fantôme ressemble à son père, il a de qui tenir, ainsi le nom de Crab ne s'éteindra pas, la fière lignée.)
– Comme disaient mon arrière-grand-père, mon grand-père et mon père, je ne voudrais pour rien au monde que mon fils vive ce que moi j'ai vécu, dit Crab.
Un homme dans la rue le bouscule, qui se retourne aussitôt et lui adresse un petit sourire navré. Plus tard, à la terrasse d'un café, un voisin malencontreusement renverse un cendrier sur les genoux de Crab, puis s'excuse avec un petit sourire navré. Plus tard encore, un autre passant lui écrasera le pied et aura pour lui le même petit sourire navré. Dans le train du soir qui le ramène chez lui, les hurlements d'un enfant nouveau-né le chassent de sa lecture – comme s'il en était un personnage secondaire juste chargé d'ouvrir puis de refermer le livre -, et la mère du bébé lui sourit alors avec ce même petit air navré.
Mais il y a des jours où Crab ne se sent pas la force de répondre par un sourire compréhensif au sourire navré de ces agresseurs qui voudraient faire de leur victime suppliciée un frère humain plein d'indulgence, complice fortuit d'un instant de notre commune destinée toute remplie de tels menus incidents qui nous rapprochent, en somme, et sont autant de signes de reconnaissance émouvants, vraiment pas la force.
Cinq mains dont trois à la place de la tête et des pieds, mais les ricanements cessent dès qu'il s'agit de faire la roue sur la plage. Crab humilié tient sa revanche.
Œuvre de haine, Crab y viendra, sa résistance est à bout, patience à bout, encaisser peut plus, ne s'est que trop contenu, trop souvent déjà a retenu ses coups, désarmé ses poings, ravalé sa colère, comprimé le ressort du tigre en lui, douche froide, harmonium, et quand sa fureur malgré tout réclamait une victime, il s'est sacrifié, il s'est joint à la meute qui le harcelait, premier à mordre, cherchant la gorge, là où le sang coûte le plus cher, mais cet acharnement contre lui-même ne lui a pas gagné un seul ami parmi ses persécuteurs, il n'ira pas plus loin, terminé, d'ailleurs la lame qu'il retourne contre lui ne tranche rien, rentre au fourreau, il faudra bien qu'elle en sorte finalement pour frapper ses vrais ennemis, à droite, à gauche, tout autour de lui, percer les cœurs, crever les ventres et que les têtes roulent, l'heure de la vengeance a sonné, on l'aura voulu, Crab est bien décidé à réagir cette fois, encaisser peut plus, doit cogner lui aussi maintenant, répandre le malheur à son tour, semer la désolation, faire couler les larmes, rompre, tordre, piétiner, fracasser, flétrir, humilier, écharper, démolir, agresser enfin, laisser ruines et fumées, âmes en deuil, exécuter œuvre de haine comme jamais vue, toutes les extrémités atteintes pire encore, sans pitié, trop tard, compatir peut plus, va faire mal.
Finalement tout se mange chez l'homme, sauf les ongles, constate Crab, et les recrache.
Crab, employé au bureau des naissances et des décès a encore mélangé ses fiches: les morts de la semaine n'auront pas reposé longtemps, l'avenir à nouveau leur appartient, ce qu'il en reste après tant d'époques déjà révolues, ils vont devoir s'y remettre, donc, apprentissages, corvées, retourner à l'école – les meilleurs d'entre eux pourront sauter une classe -, redonner corps à tous les verbes à tous les temps, puis mourir à la fin pour la seconde fois, sauf nouvelle erreur de Crab toujours possible, mais d'abord s'élancer dans la vie et rapidement quitter leurs dernières demeures où les nouveau-nés de la semaine vont être spacieusement logés, ainsi sera réparée l'étourderie de Crab et ses conséquences sur l'ordre général ne seront sans doute même pas remarquées.
C'est du moins ce qu'il espère.
Il n'empêche, on peut se demander si Crab a bien la compétence nécessaire pour exercer ces responsabilités. Trop de négligences accumulées finiraient par fausser le principe de succession cadencée des générations grâce auquel l'humanité hors d'âge joue encore aujourd'hui les scènes glorieuses ou tragiques de son répertoire avec la candeur et l'enthousiasme de ses débuts: on sent poindre pourtant une certaine lassitude, ici et là, ce qui laisserait supposer que les revenants de Crab la composent déjà en majorité. Quant aux petits placés trop tôt dans les cimetières, Dieu a toujours ennuyé les enfants, ils donnent leur voix aux chats et pleurnichent, et courent à quatre pattes dans les allées, la nuit, dérangeant les gerbes et les couronnes, brisant les porcelaines funéraires, ce n'est pas admissible non plus.
En somme, il serait bon que Crab consente à reconnaître publiquement ses erreurs et ses méprises afin de rendre à chacun sa juste place – on lui pardonnerait -, mais il ne s'y résoudra jamais. Il jure qu'il n'y est pour rien. Il rejette toute responsabilité dans cette histoire. Il fait ce qu'on lui dit de faire. Mais il transmettra les doléances à qui de droit.
(Le lapin est certes facile à dépouiller, on ne peut pas se plaindre, il le serait encore plus s'il avait au lieu de cette fourrure qui l'habille une peau de banane. Il est certes facile à découper, soyons juste, il le serait plus encore s'il était constitué de quartiers comme l'orange. Sa chair est tendre, indéniablement, elle le serait davantage si elle était tout en pulpe comme la fraise. Tout de même, la vie de Crab serait bien simplifiée si le lapin était un fruit.)
Crab en prière, à genoux devant l'autel, tête inclinée, les mains jointes, il est toujours réconfortant de voir une âme perdue renouer avec les saintes pratiques de la religion. Car c'est bien lui, pas de doute, repris par la grâce, Crab agenouillé, tête inclinée, les mains jointes, qui prie notre Dieu tout-puissant, Créateur du Ciel et de la Terre, dorénavant, de ne plus créer que des lunes, car vous faites très bien les lunes, savez-vous, rien à redire en ce qui concerne vos lunes, très réussies vos lunes, bien pleines, bien rondes, bien jaunes, un beau concept, vous avez vraiment le tour de main pour les lunes, restez-en là, afin d'éviter de nouvelles catastrophes dans l'avenir, si vous aviez d'autres projets, tenez-vous-en aux lunes, il y a encore de la place pour beaucoup d'autres lunes, autant que vous voudrez de lunes, vous ne faites rien mieux que les lunes, des lunes parfaites, les meilleures des lunes possibles, sitôt conçues achevées, défmitives, merveilleux petits mondes morts sans la brève convulsion douloureuse de la vie. Et Crab relevé se signe.
Avec l'argent récolté aujourd'hui, grâce à la générosité des passants, Crab va pouvoir finir de payer sa sébile. Dès demain, tout sera bénéfice.
Crab habite l'église. Hors les qudques heures hebdomadaires réservées au culte, il n'est jamais dérangé. Il y jouit de la fraîcheur en été, de la douceur en hiver. Il a de quoi lire, autant de kaléidoscopes que de vitraux pour se distraire et ceux-ci chaque jour différents, remplacés pendant la nuit. Parfois, quelques gouttes d'orgue d'un orage toujours différé redoublent le silence, ce silençe à toute épreuve, inviolable, contenu dans la pierre. Crab est ici chez lui, mais seule l'odeur d'intimité surprise des cierges et de l'encens trahit sa présence invisible. Il occupe tout l'espace, le vide sous voûtes, entre les piliers, comme un mollusque son coquillage, il engorge la nef, le chœur et les transepts, jusqu'aux moindres absidioles, il adhère aux murs, rien ne l'en délogera – mais bien sûr, de temps en temps, le dimanche matin, par discrétion, il se retire, abandonnant la place à l'assemblée de ses fidèles.
Ayant bouclé son premier tour du monde, Crab se retrouva à son point de départ et considéra non sans amertume qu'il était ridicule d'avoir parcouru tout ce chemin pour en arriver là – il eût voyagé davantage en avançant d'un mètre! Aussi se remit-il en route dans l'intention de s'installer plus loin, mais chacune de ses haltes coïncidant par la force des choses avec un lieu traversé précédemment – et à quoi bon ce long périple pour en revenir là? -, Crab repartait. Boucla ainsi son second tour du monde, puis un troisième dans la foulée, un quatrième, un cinquième, de plus en plus rapidement, supportant de plus en plus mal les arrêts obligés dans les villes et les campagnes qui jalonnaient déjà son premier itinéraire, ayant partout l'impression de s'échouer misérablement, de rentrer au bercail, vaincu, piteux, la queue entre les jambes, après un revers de fortune ou la faillite honteuse de ses rêves et de ses ambitions – il tourne donc, sans plus s'accorder un seul instant de répit, une sieste sous un arbre, il tourne, il accélère, le sol lui brûle les pieds, il voudrait pouvoir laisser la Terre derrière lui.
Ce caillou dans sa chaussure le fait atrocement souffrir. Crab grimace à chaque pas. Ce n'est pourtant pas un caillou pointu. Mais Crab vit un vrai calvaire. C'est même un caillou plutôt rond. Néanmoins, Crab maintenant peut à peine poser le pied tant sa douleur est vive. Il y a de quoi être surpris, en effet, car ce caillou rond est presque entièrement recouvert d'herbe tendre et de mousse, d'asphalte élastique et de terre meuble, de neige molle, de sable fin ou d'algues douces. Mais Crab décidément ne veut plus bouger, la souffrance est la même partout, pas à pas, où qu'il aille, aïe, insupportable. Si au moins il pouvait ôter ce caillou de sa chaussure. Chez lui, étendu sur son lit, il s'en débarrasse facilement, mais, dès qu'il se remet en marche, le caillou à nouveau pénètre dans sa chaussure, dans ses deux chaussures, et le supplice recommence.
Au signal de l'homme vert, en avant! la foule nombreuse traverse le boulevard, voitures à l'arrêt, et reprend pied sur le trottoir opposé, tandis que Crab légèrement attardé se voit interdire le passage par un petit homme rouge antipathique, jambes écartées, mains sur les hanches, qui semble le défier, campé comme pour un duel à mort – il prend justement la relève de l'homme vert à l'instant où Crab arrive, parce que Crab arrive, l'ayant vu arriver, visiblement pressé, mais halte! passerez pas! et les voitures libérées le forcent à reculer.
L'homme rouge est toujours là pour empêcher Crab de traverser les rues, il surgit de l'ombre au tout dernier moment et brise son élan. D'ailleurs, l'homme vert doit être également incriminé dans cette affaire. Il pourrait attendre Crab. Au moins de temps en temps. Au moins une fois sur deux. Mais l'homme vert ne veut pas avoir d'ennuis avec l'homme rouge, l'homme vert prend le pas de son troupeau, il livre Crab à l'homme rouge.
Ce ne serait pas si grave. Crab a mis au point une stratégie pour éviter ces pénibles face-à-face, il emprunte les passages souterrains, il traverse hors des clous, entre les voitures ralenties par le trafic. Ce ne serait pas si grave, mais l'homme rouge réagit, à son tour il contre les ruses de Crab. Voilà qu'il surgit maintenant à chaque instant et en tout lieu devant lui, halte! passerez pas! Mains sur les hanches, les jambes écartées, très droit, jamais ne vacille, il provoque Crab du matin au soir. Si, par exemple, Crab s'approche d'une femme pour lui demander l'heure en vue de fonder un foyer avec elle par la suite, selon l'usage, impossible, l'homme rouge aussitôt s'interpose entre elle et lui, halte! passerez pas!, et il fait rempart de son corps.
C'est à croire que l'homme rouge connaît à l'avance son emploi du temps – mais de qui tient-il ses renseignements? Si Crab décide subitement de prendre quelques vacances, l'homme rouge l'attend devant la gare et lui en défend l'accès. L'homme rouge l'attend au pied du col qu'il se proposait d'escalader. L'homme rouge l'attend devant le grand magasin où il a coutume de se ravitailler. L'homme rouge le précède partout. Crab désormais préfère rester chez lui. D'ailleurs, l'homme rouge a pris position devant sa porte.
Souvent, c'est la nuit, comme il s'endort, que Crab mystérieusement informé prend connaissance de son emploi du temps pour le lendemain: l'idée lui vient à ce moment précis et elle lui semble bonne, excellente même, demain sera un grand jour, il fera quelque chose qu'il n'a encore jamais fait, ni personne, il se montrera à son avantage dans le danger ou le désastre, inventif avec l'eau ou le feu, détaché dans la foule, étonnant de toute façon – mais il arrive qu'il n'ait plus aucun souvenir de cette idée au réveil, juste la conscience aiguë de son oubli, une préoccupation sans objet, un regret vague qui persiste tout au long de cette journée inutilisable qu'il serait vraiment mesquin de déduire comme n'importe quelle autre du temps que Crab doit passer sur la Terre.
Ouvrier de voirie, comme on sait, occupé ce jour-là pour ne pas changer à défoncer la chaussée, agrippé à son marteau-piqueur trépidant, Crab vit avec étonnement les passants s'arrêter et faire cercle autour de lui, et l'applaudir chaleureusement, et lui lancer des pièces, un public toujours plus nombreux, un triomphe. (Du coup: reprise du spectacle demain ici-même. Puis en tournée dans tout le pays.)
On va encore l'accuser de cynisme, ou de négativisme, déplorer son mépris pour les valeurs de progrès, sa constante ironie qui voudrait nier l'effort constant de l'homme vers le mieux, mais Crab ralenti par l'âge, presque impotent, qui se séparerait plus facilement d'une jambe, la gauche ou la droite, n'importe, que de sa canne, et remonte le boulevard comme un marronnier en comptant dix pas entre chaque halte – des haltes qui durent -, Crab octogénaire s'exhibe sans souci du scandale avec des chaussures de sport scientifiquement conçues et profilées pour faire tomber dans la saison le record du 100 mètres.
Quelquefois ne tient plus, décroche, instinctivement se reçoit sur quatre pattes et, selon le cri qui monte en lui, Crab est un tigre qui sème l'effroi ou un cerf qui choisit la fuite. Dans le premier cas, nous nous dispersons rapidement et il reste seul au milieu de la rue. Dans le deuxième cas, il disparaît bientôt à nos regards et se retrouve seul en rase campagne. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est pour redevenir le petit bonhomme ventru que nous connaissons, qui ne tarde donc pas à voir se reformer autour de lui le cercle de ses persécuteurs.
Crab s'en souviendra de cette traversée. Ah ce fut autre chose que l'enchantement promis par les récits de ceux qui prétendent avoir fait le voyage. Dès le départ, Crab éprouva une pénible sensation de froid qui ne devait plus le quitter. La lumière excessive l'aveuglait. Elle ne formait pas d'ombres et semblait sourdre de la glace sur laquelle, non sans frayeur, s'était aventuré Crab. Il glissa plusieurs fois, manquant se rompre les os, hésitant alors à s'engager plus avant.
Puis il franchit le pas, et ce fut terrible.
En fait de jardin paradisiaque, Crab découvrit un monde enseveli dans la grisaille, sans ciel et sans horizon, et le sol effondré se dérobait sous ses pieds. On lui avait vanté les chants des oiseaux, plus mélodieuses qu'ailleurs les musiques libres comme l'air, mais le brouillard étouffait tous les sons, et plus vraisemblablement n'y avait-il aucun oiseau dans cette lande sinistre et floue, nulle musique possible. L'air y était du reste à peine respirable, rare et vicié. Des rafales de sable écorchaient le visage et les mains nues de Crab. Puis le sable s'épaissit, s'alourdit, humide maintenant, vaseux, à travers lequel Crab devait se frayer un chemin comme dans un marécage, enlisé jusqu'au cou à chaque pas. Sa peau le brûlait de plus en plus. Du nitrate d'argent en poudre fme pénétrait sous ses paupières, dans ses narines, il en eut bientôt la bouche pleine, à étouffer, bien obligé d'avaler l'infecte bouillie pour ne pas suffoquer, qui lui laissa sur la langue un arrière-goût de tartre. Cet acide-alcool extrait de la lie du vin, utilisé en l'occurrence pour précipiter la solution de nitrate sur la surface de verre préalablement polie, et provoquant sans doute chez les premiers explorateurs une légère ivresse, peut-il expliquer leurs visions féériques et les récits extravagants qu'ils publièrent à leur retour?
A moins qu'ils ne se soient plus simplement moqués du monde. Crab est enclin à le penser – d'autant plus que, parvenu enfin au terme de son éprouvante traversée, de l'autre côté du miroir, il se heurta au mur de sa salle de bains, infranchissable celui-ci, et il dut rebrousser chemin, le corps endolori, l'arcade sourcilière ouverte, pas fâché de quitter ce sale entonnoir, un égout, on ne l'y reprendra plus.
La méthode est simple, son efficacité garantie. Voici comment il procède. D'abord, indispensable, une visite rapide au zoo. Puis Crab s'arrache à la contemplation d'un couple de girafes. Il doit encore passer chez l'antiquaire. En chemin, il s'attarde un moment devant un magasin d'articles orthopédiques qui expose en vitrine des prothèses de bras et de jambes, conime de grosses poupées désarticulées par de grosses petites filles. Parmi les vieilleries de l'antiquaire, Crab choisit cette fois un bel encrier de cristal à facettes, un boulier grippé, une arbalète, un ange de plâtre auquel manque une aile, une pendule en bronze coiffée d'une jolie Diane qui tue le temps en prenant des bains. Crab examine attentivement tous ces objets, il les soupèse, s'informe de leur prix, fait mine de marchander, quitte finalement la boutique sans rien emporter. Le soir tombe. Crab s'arrête encore devant une vitrine de lingerie féminine, ou de farces et attrapes. De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n'y a vraiment aucune raison de s'ennuyer en dormant.
D'abord les membres et, parmi les membres, d'abord les bras, leurs muscles lentement fondent, lentement coulent à l'intérieur des mains qui enflent, puis se crispent sur la boule de leur sang, tandis que les jambes, même chose, mais les pieds au bout, le creux de ciel entre les omoplates disparaît, décrochées les ailes, la vieille carapace se reforme, Crab doit s'allonger, c'est maintenant le cou qui lâche, tête toute d'os, lourde sans pensée, qui roule à côté du corps, les yeux se sont fermés pour ne pas être aveuglés par la nuit, la bouche reste entrouverte, le souffle entre et sort – qu'il entre ou qu'il sorte! -, narines pincées comme deux doigts tiendraient un slip sale, odeurs de fauve qui surprennent venant de Crab, tant de férocité soudain, un voisin si gentil, toujours un mot aimable, recroquevillé pour l'heure, transi dans sa sueur froide, une nuit de sommeil pareille à toutes les autres et ses péripéties, ankylose du bras, crampe du mollet, trente-trois érections blanches – ne polluent pas -, puis le réveil par miracle, dans les douleurs de l'enfantement, revenir à soi, triste état, torticolis jusqu'aux reins, courbatures, démangeaisons, un œil de sable, un œil d'huile, la langue comme un pied dans la vase, le méat urinaire en coin, pourquoi ne pas dire torve, se dit bien d'un regard oblique et menaçant, la vessie pleine. Debout enfin – après chaque nuit de sommeil, Crab fourbu prend sa journée pour réparer ses forces.
Nous l'avions laissé chez lui, enfermé, reclus dans son pavillon, occupé à peindre des fresques préhistoriques sur ses murs, il a fini. Ce long travail d'apprentissage, de découverte de lui-même et du monde, de ses pouvoirs sur le monde, par le truchement de l'activité artistique, est maintenant achevé. Nous retrouvons Crab dans son petit jardin, homme mûr et averti désormais, il a planté son chevalet devant le pavillon, il peint cette maisonnette, son buisson d'hortensias bleus, son soleil rond.
Crab ne range pas les livres de sa bibliothèque dans sa bibliothèque. Chez Crab, il y a des livres partout, hormis sur les rayons de sa bibliothèque. Chez Crab, vous ouvrez un tiroir, il y a un livre dedans. Dès que vous entrez chez Crab, vous glissez sur un livre. La baignoire de Crab est remplie de livres: un livre de plus et elle débordera, on imagine les dégâts. Il arrive aussi que Crab oublie d'éteindre le four, catastrophe, ou encore de baisser le feu sous la casserole – dans un cas comme dans l'autre le livre est perdu. Quand il en trouve le courage, Crab fait une grande lessive de tous ses livres, mais ce n'est guère fréquent, et l'on voit dans les quatre coins de chaque pièce de gros tas de livres sales peu ragoûtants. Par paresse, vraisemblablement, Crab préfère acheter un livre neuf plutôt que de blanchir le livre de la veille, en sorte que vous ne le verrez jamais deux jours de suite avec le même livre – souvent, il change plusieurs fois de livre dans une même journée, pure coquetterie, ou manière plutôt mesquine et tape-à-l'œil d'étaler sa richesse.
Son voisin du dessus est un homme pesant. Evidemment, Crab est tombé sous le plus gros, le plus lourd, qui ne s'absente pour ainsi dire jamais et reste perché sur Crab toute la journée, Crab exténué qui souffre de plus en plus des vertèbres, lombaires et cervicales, qui aimerait au moins pouvoir se reposer de temps en temps, s'allonger un peu, mais son voisin du dessous ne tient pas en place, car évidemment Crab est tombé sur un nerveux, un agité, qui ne sort guère lui non plus, indifférent au poids de Crab sur ses épaules, prive celui-ci de sa liberté de mouvement et l'oblige à des allées et venues incessantes d'une pièce à l'autre. Mais qui s'en étonnera? Emménageant dans un de ces immeubles modernes sans planchers ni plafonds, où l'on vit les uns sur les autres, un malchanceux comme Crab ne pouvait que se retrouver coincé entre deux voisins insupportables.
Le bruit de ses pas rappelle celui de la mer. C'est très inquiétant, d'autant qu'il ne sait pas nager, et puis il dérange ses voisins. Crab a beau faire attention et monter les escaliers sur la pointe des pieds, la puissante rumeur d'eau et de vent qui s'élève avec lui réveille tout l'entourage. Quelquefois, par excès de précaution, il rate une marche et tombe à la renverse, alors on entend gronder l'océan, les vagues de briser contre les récifs. Grand émoi dans tout l'immeuble. Ce fracas de tempête provoque de vraies paniques. Le lendemain, certains voisins prétendent que des trombes d'eau se sont abattues sur eux, crevant le plafond, et que leur salon a été inondé. Pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab rembourse les frais des réparations. On en profite. Il est bientôt amené à payer pour tous les dégâts causés par les plomberies défectueuses des habitants du quartier. Et ça ne s'arrête pas là, ça va beaucoup plus loin. Lorsque le fleuve en crue défonce les berges, les chaussées, renverse les arbres et les voitures, on attend qu'il regagne son lit puis on accuse Crab de ses méfaits – il se trouve toujours des faux témoins pour assurer qu'il est justement passé par là, et si on leur demande de le prouver, ils affirment avoir parfaitement reconnu le bruit inimitable de son pas, cette rumeur confuse d'océan ponctuée des cris perçants de mouettes: en rajoutant ainsi dans le mensonge, ils se trahissent, des cris de mouettes! pourquoi pas aussi des sirènes de cargos ou des conversations de baleines? Mais, pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab préfère payer.
Crab, s'il devait quitter son île déserte, qu'emporterait-il?
Parfois aussi il regarde sa bibliothèque et il n'y trouve rien pour lui, tous ces livres ne parlent que de son ennui: c'est une longue phrase ininterrompue qui commence en haut à gauche pour finir en bas à droite, où il n' est question que de son ennui, une phrase à rallonge qui ne lui épargne aucun détail, la description par le menu de son ennui – une dissertation interminablement terne qui se propose de faire le point sur son ennui – une encyclopédie en mille volumes dont l'article unique traite de son ennui – une somme sur son ennui. La tentation alors pour Crab de se défoncer le crâne contre ce mur.
– Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin! s'écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d'aligner sur elle sa conduite, Crab s'installe à sa table pour écrire.
D'abord il faut choisir l'endroit qui doit être à la fois accessible et abrité, suffisamment proche des lieux et des sources de ravitaillement mais dissimulé, alors Crab explore les environs, hésite entre deux ou trois emplacements possibles, compare leurs avantages respectifs, renonce aux trois, cherche ailleurs, finit par arrêter son choix et entreprend aussitôt de réunir les matériaux indispensables, attention, pas n'importe quel bois, Crab parcourt souvent de longues distances pour trouver les rameaux qui conviennent, à la fois souples et résistants, pourvus encore de leur écorce fraîche sur laquelle ruissellera la pluie. Plusieurs qualités de bois sont d'ailleurs nécessaires, d'essences différentes: un bois dur formera l'armature qui assurera la solidité et la stabilité de l'ensemble, tandis qu'un bois plus tendre, lisse, facile à travailler, sera préféré pour l'ameublement, c'est-à-dire les aménagements intérieurs, égaliser le fond, arrondir les angles. Des copeaux légers comme du papier viennent enfin boucher les interstices – l'isolation thermique est une des préoccupations majeures de Crab -, et le confort y gagne du même coup un moelleux de litière qui ne satisfait pourtant pas entièrement Crab puisqu'il se met en quête de tissu pour les coussins et les rideaux, attention encore, pas n'importe quoi non plus, la laine et le coton plutôt que les matières synthétiques, les brins les plus fins, les plus doux, choisis dans des tons foncés, autant par souci d'élégance que pour ne pas attirer les regards – cette modestie à laquelle il ne nous avait pas habitués est ici une question de survie. L'éparpillement de ces matériaux joint à la faiblesse de sa constitution – il est incapable de soulever de lourdes charges, mal équipé au demeurant pour la préhension et le transport -, tout cela l'oblige à d'incessants allers-retours qui usent ses forces. Il ne vient à bout du chantier qu'au prix de mille peines. A présent, il peut se reposer.
Or il aura suffi d'un coup de vent. Le nid de Crab démoli gît au pied du chêne. Trois petits œufs roses ont roulé sur l'herbe, miraculeusement intacts. C'est Pâques pour la belette.
Crab plaide coupable. Et il garde la tête haute. Oui, il a froidement assassiné le jeune inconnu qui lisait à côté de lui sur un banc. Il a agi sans hésitation ni remords, ayant pénétré l'avenir de ce misérable. Nulle divination par les astres ou les cartes, sornettes, il suffit de laisser la mémoire poursuivre son effort au-delà de l'instant présent pour connaître l'avenir jusqu'à ce qu'elle flanche.
Avec autant de netteté que si les événements s'étaient déroulés devant lui, Crab sur son banc assista donc au coup d'Etat qui devait porter le jeune homme au pouvoir, à sept ans de là, inaugurant un demi-siècle de dictature féroce – car ce tyran allait tenir le pays entier sous sa botte, plaçant ses parents et amis aux frontières et un policier en civil dans chaque famille, noyant dans le sang les velléités de rébellion: Crab impuissant fut témoin des exécutions sommaires multipliées par huit, les architectes ayant reçu l'ordre de ne bâtir dorénavant que des immeubles octogonaux afin d'offrir aux milices davantage de murs contre lesquels aligner leurs victimes, il vit les ouvriers enchaînés à des machines spécialement conçues pour leur couper les doigts – lesquels le tyran s'enfonçait la nuit dans les oreilles -, et le blé germer sur les cadavres des paysans, et les enfants arrachés viables à huit mois des entrailles de leurs mères, enrégimentés, au commencement était notre grand Timonier, la géométrie réduite aux lignes de sa main et aux traits de son visage dissymétrique, la géographie subordonnée à l'expansion gangréneuse de son empire, toute poésie assourdie par le fracas des rimes d'une unique épopée où chacun de ses pas, depuis le premier, était célébré avec une ironie involontaire dans un vers boiteux, trop court ou trop long, le recueil de ses maximes devenant le seul ouvrage de philosophie disponible, la pensée traquée dans les têtes, condamnée, censurée, profitant parfois d'une coquille typographique pour éclore malgré tout entre deux syllabes martelées, au creux d'une phrase de ce petit livre stérile, vite repérée alors et bannie de l'édition suivante, celle-ci confiée à un autre imprimeur, le précédent n'ayant pas survécu à la honte de son exécution publique.
En un instant, Crab vit tout cela. N'importe qui à sa place eût agi comme lui, qui se tourna vers le futur tyran – lequel ne se doutait encore de rien puisqu'il poursuivait innocemment des études littéraires – et lui plongea son couteau dans la gorge. On regrette toujours de ne pas avoir supprimé ces monstres avant qu'ils ne commettent leurs crimes.
Tel est donc le système de défense adopté par Crab. L'enquête a pu prouver que sa victime entretenait depuis deux ans une liaison avec son épouse (ainsi s'expliqueraient les absences souvent mentionnées de celle-ci, soit dit en passant, l'insaisissable épouse de Crab) mais est-il seulement décent d'évoquer ce vaudeville scabreux alors que la perspicacité de l'accusé et son esprit de décision ont sans nul doute évité à notre pays de devenir le théâtre d'une nouvelle tragédie historique?
Il n'y a strictement aucune différence entre un cheval et un goûter de petites filles, pourvu qu'elles soient deux, assises face à face, et que l'observateur se tienne sous la table, à condition également qu'il s'étende de manière à ne voir que le ventre plat du cheval et ses quatre fines chevilles habillées de socquettes blanches. Crab, le palefrenier que nous connaissons, couche dans l'écurie avec les bêtes, afin de veiller sur la tranquillité de leurs nuits et de leur apporter sans retard les soins que leur santé délicate souvent réclame (la pneumonie aussi aime se suspendre aux torses musclés vêtus de cuir, elle leur ouvre grands les bras à l'arrivée des courses). Il partage le box d'une belle jument alezane aux paturons blancs, mais, parfois, il préfère imaginer qu'il est en réalité couché sous une table où deux fillettes prennent leur goûter: l'illusion est complète – dynamitée lorsque survient la mère des petites, qui le déloge à coups de balai et menace d'appeler la police.
(Par l'étroite fenêtre grillagée de sa cellule, Crab ne voit voler que des cages d'oiseaux.)
Que faisait Crab à l'heure du crime? il mourait assassiné.
L'intention était bonne cette fois encore, mais la méthode désastreuse. Ainsi, contrairement au calcul de sa mère, les coups de fouet quotidiens infligés à Crab ne lui ont pas forgé le caractère.
C'est un lourd marteau, madame, dont il fallait vous servir. On ne se mêle pas d'éducation quand on n'y entend rien. Ou alors on obtient des individus lâches et veules dans le genre de votre fils, Crab, rien à attendre de cette larve. Chenille qui restera limace. Vous pouvez être fière de vous.
(Son journal intime est un chef-d'œuvre. Pourtant Crab a raté sa vie.)
Crab n'a que mépris pour lui-même, mais son mépris le laisse froid, et cette indifférence l'afflige tant qu'il en devient pathétique et se prend finalement en pitié, mais il ne veut pas de la pitié, sa vanité la refuse et son visage affiche du coup un petit air satisfait qu'il est le premier à trouver ridicule, de là le mépris qu'il s'inspire à lui-même et qui malheureusement le laisse froid.
Crab ne pourrait pas avoir de chat. Je suis beaucoup trop indépendant, dit-il.
Crab a toujours fait rire son bouffon. Il n'y a que lui pour donner un tel éclat aux cheveux de son coiffeur. Son médecin personnel lui doit la vie. Son costume sied mieux qu'aucun autre à son tailleur. Nul n'entrera dans la niche de son chien tant que Crab sera là devant. Ce matin, à cinq heures, dans la grisaille de la cour et le froid vif, il eut une dernière entrevue avec son bourreau. A midi, il mettait les petits plats dans les grands pour régaler son cuisinier. Que deviendrait Crab sans ses lecteurs?
Grand est son étonnement – effroi ou ravissement – à chaque fois qu'il croise quelqu'un qu'il n'avait jamais vu auparavant, dans la rue ou ailleurs, il n'en revient pas: ce visage différent de tous ceux qu'il connaît, à nul autre pareil, ce nez original, ces yeux et cette bouche uniques, cette chevelure sans égale, cette silhouette seule au monde! Et Crab laisse à chaque fois échapper un cri de surprise, horrifiée ou émerveillée, qui le met de toute façon dans une situation fort délicate.
Crab en retard allonge le pas. Pourtant, il ne va pas encore assez vite. Il se met donc à courir, sans forcer, à petites foulées. Mais Crab lorsqu'il court fait naître les chiens qui le poursuivent, plus exactement la vitesse inhabituelle de son déplacément lui suggère l'idée de la fuite, et l'idée de la fuite lui suggère l'idée de la poursuite, et l'idée de la poursuite lui suggère l'idée d'une meute de molosses lancée à ses trousses, alors il prend peur, il accélère, ventre à terre, toujours davantage, épouvanté, et la meute de molosses devient une horde de loups, Crab bat des records de vitesse, tournant parfois la tête pour voir s'ils n'arrivent pas, s'ils ne sont pas déjà sur lui, puis il n'a même plus besoin de tourner la tête, il sent sur sa nuque le souffle brûlant des panthères. On retrouvera ses os nettoyés par les hyènes.
Crab enfin meurt dans le lit où il est né, ayant employé sa longue vie à essayer d'en sortir, mais quand la paresse vous tient. Sa tête retomba toujours sur l'oreiller.
C'est la même qui revient tous les dix ans lui planter un couteau dans le dos, puis elle disparaît pendant dix ans. Et Crab garde tous ces couteaux, jalousement, fichés en lui, qui le blessent à chaque mouvement et lui arrachent encore des cris, mais dont il ne voudrait se séparer à aucun prix, de si jolis couteaux aux manches d'os ouvragés et polis, de si excellents couteaux aux lames d'argent affilées, tranchantes, inoxydables, vraiment elle ne se moque pas de lui avec ces couteaux – tous les dix ans un couteau, puis elle disparaît -, ou peut-être ne se doute-t-elle pas elle-même de leur valeur et qu'elle livre ainsi à Crab ce qu'elle possède de plus précieux, oui, c'est le plus probable: elle ne sait pas ce qu'elle perd.
Crab l'a sauvée une première fois de la noyade, alors qu'elle se lavait les mains, de l'eau déjà jusqu'aux poignets, il a fermé le robinet. L'hiver suivant, au mépris de sa propre vie, Crab la sauva de l'incendie qui crépitait à quelques mètres d'elle, dans l'âtre de sa cheminée, ayant consumé déjà quatre magnifiques bûches de son mobilier et un fagot de petit bois, il laissa mourir le feu. Une autre fois encore, il la retint de justesse par le bras comme elle s'élançait pour traverser une rue. Puis il détourna d'elle la fureur d'un chien en lui arrachant des mains la petite balle de caoutchouc rouge que le caniche convoitait et en la jetant au loin. Malgré quoi elle refuse obstinément de se donner à lui et change de conversation dès qu'il parle mariage ou chevalerie.
Ainsi en a décidé le roi, son père. Une joute départagera Crab et son rival, épris l'un contre l'autre de la princesse blanche comme ivoire. Etendards, trompettes. Grandes dames et chevaliers font tanguer la tribune. La princesse se tient immobile auprès du roi, son père. Elle rougit un peu, les circonstances. La populace est repoussée sur les bords de la lice. Enfin paraissent Crab et son rival, à cheval, en armure, la lance déjà calée sous l'aisselle, et qui se défient, s'invectivent, prononcent les mots impardonnables, excitant encore leur haine et leur jalousie. Cependant, la joute tarde à s'engager. L'ordonnateur du tournoi semble perplexe, il vérifie une dernière fois l'équipement des combattants, tout y est, les armures complètes, du plumail au soleret, les deux écus armoriés, les deux lances de même longueur. Quelque chose le gêne pourtant, quelque chose n'est pas conforme, il en jugerait, il ne parvient pas à définir quoi. On s'impatiènte dans la tribune. Le peuple gronde. La princesse bâille. Le roi grimace. L'arbitre chasse ses doutes. D'une voix forte, il donne le signal. Le sang peut couler. Crab et son rival s'élancent. Mais ils montent le même cheval.
Crab regarde les femmes, leur beau visage avec émotion, avec insistance, avec méchanceté, en pensant qu'elles vont vieillir avec lui, ensemble, en même temps, seconde après seconde irrémédiablement, puisqu'elles sont ses contemporaines, et c'est ainsi qu'il les possède, il les enlève, il les entraîne avec lui dans la vieillesse, la décrépitude et la mort – c'est parti, c'est bon, faire durer.
Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.
Elles vivent tellement plus longtemps que les hommes que c'est à se demander si, mourant bien après eux, elles ne naissent pas aussi un peu avant. Crab en tout cas se le demande. Voilà bien le genre de questions qu'il se pose. Il aurait d'ailleurs une autre hypothèse, mais qu'il ose à peine formuler, peut-être la longévité supérieure des femmes tient-elle simplement au fait que tout homme, au moins une fois, s'est déclaré prêt à donner vingt ans de sa vie pour obtenir l'amour d'une femme, et que cette femme a dit d'accord.
Crab ne veut pas être aimé pour son argent. Elle ne veut pas être aimée pour son physique. Pourtant, ils sont ensemble.
Le passé de sa femme, Crab y retourne pour y semer la ruine. Il y a du dégât à faire. Ce sont des jardins où devenir taupe, des villes où devenir rat, des chambres où devenir puce et punaise, des plages où s'affirmer crabe. Ce sont des nuits trop longues à écourter et des hivers trop doux à durcir et des trains trop rapides à aiguiller sur des voies de garage. Beaucoup de choses à revoir qu'il sera même préférable de supprimer. Beaucoup de routes à détourner aussi. Beaucoup de nuages à former – puis pleuvoir. Beaucoup de maisons à démolir. De toute façon, il y aura beaucoup de coups à porter – et les hommes que sa femme a connus passeront leur chemin cette fois, ou bien ils regretteront de l'avoir rencontrée, à l'instant même de la rencontre ils comprendront leur erreur. Et ceux alors qui se brûleront la cervelle, ceux qui sauteront par la fenêtre seront bien inspirés, et même s'ils choisissent de mourir en avalant des fourchettes: ils s'épargneront de la souffrance.
La femme qui partage ses jours se réserve la matinée, Crab a donc tout l'après-midi pour lui.
Crab et sa vieille épouse n'ont plus rien à se dire. Après soixante années de vie commune et d'échanges passionnés, ils ont épuisé tous les registres, tour à tour, inversant leurs rôles, ils ont été pour et contre tout ce qu'il est possible de défendre et d'attaquer. La source est tarie. L'actualité ne leur propose rien qui n'ait déjà fait l'objet d'un débat entre eux autrefois. Chacun de leur côté, au début, ils ont cherché de nouveaux sujets de discussion, ils ont finalement renoncé. Désormais, ils traversent ensemble les journées sans prononcer un mot.
Parfois encore, pourtant, l'un d'eux a une inspiration et trouve quelque chose à dire qu'ils n'avaient jamais dit, ni l'un ni l'autre, malgré leurs soixante années de vie commune et de conversations animées, alors ils mâchent jusqu'au soir ce petit bout de phrase.
Ce matin, par exemple, aux premiers rayons du soleil, déjà assise avec lui près de la fenêtre, elle lui a dit: – Voir des sapins toute la journée, c'est bien triste. Et maintenant que la lune monte au-dessus des grands arbres, Crab l'approuve en hochant la tête, oui, c'est bien triste. Justement, une infirmière entre dans la chambre pour fermer les volets.
Puis la même infirmière entre dans la chambre pour ouvrir les volets, et rouler les deux fauteuils près de la fenêtre.
Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d'elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu'à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu'elles, que le vaste et complexe système de l'Univers n'a d'autre raison d'être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l'affaire et remet sa démission.
– Tout ce que vous écrivez, c'est du vent, disent-ils à Crab, et ils ont l'air sincères.
(Le vent, rappelons-le, qui fait ondoyer le flanc des montagnes et rouler les vagues sur la mer, et danser les feux dans la nuit, le semeur de pollen, le chasseur de nuages, le grand agitateur, la moitié droite de l'automne, la troisième jambe de la jupe, l'hélice du papillon, l'âme de la musique.)
Crab ne peut laisser dire une chose pareille. Il connaît ses limites. Celles de son pouvoir comme celles de sa vanité. De tels compliments excessifs le blessent finalement davantage que le mépris ou l'insulte.
(Sa vanité rarement satisfaite, et alors tout de suite écœurée.)
Ainsi se défend le policier qui a abattu Crab: – Le type a porté la main à sa poche. J'ai cru qu'il allait sortir un crayon.
Crab admet volontiers qu'il n'est pas d'une intelligence supérieure. Il est même le premier à le dire. On se récrie alors, en l'entendant parler ainsi, on proteste – puisque vous le reconnaissez, c'est donc que vous n'en êtes pas dépourvu. Combien d'hommes se prétendent intelligents, dont la bêtise est pourtant évidente! Votre lucidité, au contraire, révèle une finesse toute sagace, une belle hauteur d'esprit, Monsieur, vous êtes remarquablement intelligent, voilà la vérité. Crab savait bien, en jouant les humbles, qu'on en arriverait pour lui à ces conclusions flatteuses. Crab le savait, car Crab est tout ce qu'on voudra, sauf un imbécile.
Au demeurant, Crab est convaincu que tout le monde dit du bien de lui dans son dos. C'est à qui sera le plus louangeur. On s'accorde à le trouver le plus charmant des hommes, le plus subtil, le plus aimable des compagnons. Sa prestance est unanimement vantée. On admire sa simplicité, sa grandeur d'âme, la délicatesse de ses sentiments. On le regrette dès qu'il quitte un endroit, à peine s'en est-il éloigné, les éloges fusent. D'ailleurs, s'il y revient par surprise, toutes les conversations cessent aussitôt – on veut épargner sa modestie.
Observable à l'opposé du soleil, Crab présente les couleurs du spectre et résulte de la dispersion de la lumière solaire par réfraction et réflexion dans les gouttelettes d'eau qui se forment lorsqu'un nuage se résout en pluie, d'où la rareté de ses apparitions et l'émerveillement qu'elles suscitent en particulier chez les enfants qui voudraient bien le toucher alors, comme si on pouvait toucher Crab, il faut mettre ce désir naïf sur le compte de l'ignorance du jeune âge. Crab en est ému cependant, et davantage qu'il ne peut le dire. C'est une belle revanche en tout cas sur ceux qui affirment qu'il n'existe pas vraiment, simple illusion d'optique ou fantôme extravagant, qu'il est au mieux une variété éphémère de brume, buée de couleurs, vapeur inutilisable, une belle revanche aussi sur les autres, plus nombreux encore, qui prétendent qu'il ne sait pas s'habiller.
(Crab, quand il rencontre son image dans un miroir, a envie d'entrer et d'acheter.)
Il ne faudrait pas non plus gober sottement tout ce qu'on lit, rendons-lui enfin justice sur un point où la calomnie va bon train: Crab est un amant très recherché. Abandonne au matin ses partenaires rompues, comblées, englouties, quasi mortes noyées. Aucune sorcellerie là-dessous, ni faveur particulière de la nature, Crab est un pauvre homme comme les autres (tardivement le portrait se précise), normalement constitué. Mais, avant que la partie ne commence, tandis qu'elles délacent, dénouent ou dévissent leurs diverses lingeries, il raccorde secrètement son cordon spermatique à celui de son rhinocéros, logé dans la chambre voisine. De là ses performances hors du commun.
Il était en effet urgent de restaurer l'image de Crab – fallait-il pour autant révéler cette innocente supercherie?
Rien de plus déconcertant que les empreintes laissées par Crab sur le sable ou la neige – lesquelles rappellent cependant son pas résolu et forment un sentier étroit parfaitement rectiligne, sans haltes ni détours, ni retours, la piste facile à suivre de celui qui sait où il va -, déconcertant car chacune de ces empreintes est unique, avec pour commencer la trace large d'un pied gauche nu, puis, légèrement en avant et décalée sur la droite, celle d'un sabot rond, fendu, suivie d'une troisième, tridactyle, puis de beaucoup d'autres, parfois sur plusieurs kilomètres, aussi nettes, plus ou moins profondes, mais toutes différentes, digitées ou non, ovales, griffues, fourchues, palmées, sinueuses, avec celle d'un pied droit nu pour finir, et qui mènent droit à Crab, en effet, que vous trouverez sans doute assis sur un rocher ou sur une souche, perché peut-être dans un arbre, immobile, l'œil fixé sur l'horizon, comme s'il était possible de pousser plus loin.
(Les excréments de Crab, Olympie les balaye ou les pellette, les grapille ou les éponge, ou les cherche en vain, certains presque imperceptibles n'incommodent vraiment que les mouches.)
Crab sent qu'il va se passer quelque chose, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches, ce jeune printemps plein de fourmis, il va certainement se passer quelque chose, cette chaleur anormale, l'orage qui pèse de tout le poids du ciel, la tension visible dans l'air, l'été se fige soudain, l'anxiété de Crab grandit encore, il va se passer quelque chose, c'est sûr, ça ne peut pas durer ainsi, ce lent pourrissement, odeur de cadavre et de paillasson, l'automne qui mange aussi les cœurs, ronge aussi les sangs, il va se passer quelque chose, Crab frissonne, l'épouvante glace ses os, chaque pas résonne lugubrement sur le sol gelé, dans le silence creux, l'hiver couvre la nuit de son ombre blanche, Crab sent bien qu'il va se passer quelque chose, cette fois c'est sérieux, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches.
De vrais naseaux écarquillent le nez de Crab quand arrive le printemps, pour mieux humer le parfum des sèves, des fleurs, et les odeurs fauves des passions déclarées, puis sa température baisse, son sang ralentit, Crab endure gaiement les rigueurs estivales et se couvre peu à peu d'un duvet léger qui annonce son plumage d'automne, imperméable, efficace contre la brume et les petites pluies pénétrantes, lequel tombe naturellement au début de l'hiver, quand perce sur son corps, sa tête et tous ses membres la fourrure argentée qui s'épaissira plus le froid sera vif, malgré quoi vous pouvez être sûrs qu'il se trouvera encore des faux témoins, aigris, envieux, pour prétendre que Crab est un inadapté, embarrassé de lui-même, toujours en marge de ce monde et comme étranger à la vie.
Crab, quand une branche lui pousse sur le flanc, mettez-vous à sa place, songe d'abord à la couper, court même chercher la scie, la hache, et parfois il entame le bois, mais il arrête à chaque fois son geste, finalement il préfère attendre et voir quels fruits va donner sa branche, ce sont tantôt des cerises qu'il doit défendre contre les merles, tantôt des noisettes qu'un écureuil lui dispute, tantôt des poires, des pommes, qu'il faut traiter contre les vers, car même dans ces conditions de production particulières, privilégiées sans doute, rien n'est jamais acquis pour un homme comme Crab.
L’art du funambule tient du prodige, bien sûr, mais quand on ne sait plus se déplacer que sur un fil, comme Crab, à force de danser dans les hauteurs, que l'on ne peut plus mettre un pied par terre sans trébucher et choir, alors le génie du funambule est contesté, certains le nient absolument, les applaudissements se font rares. Adieu, puisque c'est comme ça, Crab se jette dans le vide.
L’opération, une formalité, le chirurgien à son réveil lui a présenté, lovée dans un coton, la chose molle, tubulaire, violacée, tranchée net d'un coup de scalpel, peu ragoûtante, à jeter, cet appendice vermiculaire qui n'a d'ailleurs aucune utilité, aucune fonction particulière dans l'organisme, on le sait – mais peut-être la menace permanente que constitue sa possible inflammation avait-elle originellement pour but de maintenir l'homme sur les terres mises à sa disposition et de limiter son expansion catastrophique en le dissuadant par exemple de prendre la mer, de s'aventurer trop haut dans les montagnes puis dans le ciel, en le persuadant de rester sur place, à proximité d'un hôpital: ruse de la nature destinée sans doute à réserver des espaces de tranquillité aux autres espèces animales. L’homme ingénieux tourna le problème en bâtissant des hôpitaux partout, et l'appendice vermiculaire devint un objet de dérision pour la chirurgie et, pour le malade, l'occasion de se familiariser sans risque avec le milieu médical, dans la perspective d'agonies futures plus préoccupantes.
Débarrassé donc de cet appendice superflu qui ne ferait même pas une queue à un lézard, puis proprement recousu, Crab semble pourtant avoir du mal à se rétablir. Il a perdu ses réflexes. Il ne digère plus. Respire avec difficulté. Ne tient plus debout. Crache du sang noir. Comprend trop tard que le principe même de sa vie avait son siège dans ce faux organe, inutile et creux, et seulement sensible à la douleur.
Il y a quand même de quoi rire, assez rarement mais quelquefois, car, si Crab venait à mourir aujourd'hui, on parlerait de lui comme d'un météore!
On peut dire de lui ce qu'on veut, Crab est surtout – s'il a tout fait jusqu'ici pour détourner notre attention de ce point accablant – le plus mauvais élève de sa classe, le dernier, et de loin, puisque l'avant-dernier est plus proche du premier que de Crab. Il y a même une telle différence entre Crab et l'avant-dernier que l'effet de perspective écrasée qui en résulte nous ferait presque croire que l'avant-dernier talonne le premier, que celui-ci et celui-là, et tous les autres entre eux, sont dans un mouchoir. J'en ai vu pourtant, durant ma carrière, dit son professeur, des mauvais élèves, mais d'aussi mauvais que l'élève Crab, mauvais à ce point, jamais, ah ça jamais, sur mon honneur, en fait de mauvais élève, je n'ai jamais eu de cas plus désespéré que celui de l'élève Crab, toutes matières confondues, ne sait rien, ne fait rien, ne comprend rien, mais rien, rien sur rien, rien de rien, rien à rien, dépourvu jusqu'à l'os de la moindre aptitude, mauvais entre les mauvais, parmi les plus mauvais des mauvais sans rival, mauvais comme je ne concevais pas qu'on pût l'être à moins de le devenir sciemment, à force d'étude et de veilles, l'élève Crab réalise vivant la figure théorique de la plus parfaite nullité que certains de mes collègues prétendent avoir rencontrée déjà dans leurs classes, ce que je conteste, ne connaissent pas l'élève Crab, réellement exceptionnel, absolument unique, soustrait à la mort par le miracle peu crédible de sa naissance, incarné sans profit, sans dommage, sans rupture de néant, déjà tel qu'il sera quand la mort le reprendra, en plus il exerce une influence désastreuse sur ses camarades, monsieur le directeur, on ne l'admettra jamais dans la classe supérieure, renvoyez-le. Le directeur ne demanderait pas mieux. Mais comment, et le renvoyer où?
Crab entraîné malgré lui dans une farandole, inutile de dire qu'il y fait triste figure. Et sa morosité est communicative. L'ennui se propage d'un bout à l'autre. Qudque chose se grippe. La musique continue seule. Nous restons tous là, les bras ballants.
Et c'est mieux ainsi. Car il arrive aussi que Crab prenne le commandement et entraîne la farandole dans une chambre où il n'y a place que pour pleurer.
Crab gonfle, c'est sa nouvelle idée, pour grossir va tout manger, tout boire, ce qui se présente, avaler tout puis assimiler, sans rejet, tout retenir, occuper le terrain, par vagues, éboulements successifs de chairs, imposer sa masse, gagner en largeur, tout recouvrir, gagner en épaisseur, par accumulation, stratification, ensevelir tout, combler, colmater, obstruer, tout remplir et conquérir, prendre toute la place.
Il n'a pas à se déplacer pour y parvenir. Il se répand sans bouger. Crab avale d'abord ce qui est à portée de sa main, grossit d'autant, et son corps élargi profite de cette envergure nouvelle, trouve en tâtonnant alentour de quoi manger encore, grossit d'autant, progresse ainsi, lentement mais sûrement, à la fois dans toutes les directions, déboule, s'approprie le monde environnant, par la force des choses, indélogeable, y est y reste, présence rayonnante qui refoule les autres sur ses bords, on ne voit pas ce qui pourrait l'arrêter désormais, quelle impossible satiété, ce corps exige au contraire de plus en plus de nourriture, son appétit s'accroît, rien ne rebute sa faim.
Lorsqu'il aura tout avalé, peut-être, et tout recouvert, ne trouvant plus rien à se mettre sous la dent, il maigrira, ses flancs à nouveau se creuseront, il refluera, et la vie renaîtra sur les terres libérées de sa présence encombrante. Mais nous n'en sommes pas là.
Crab recherche la compagnie des vieillards, puisqu'il ne leur reste que peu de choses à vivre, et des choses simples, son imagination les conçoit sans fatigue, elle n'a pas à fournir les efforts que suppose la représentation en perspective d'une vie presque entièrement contenue dans l'avenir, et c'est pourquoi Crab craint tant la compagnie des enfants, accablé à leur place par l'ampleur des tâches qu'ils vont devoir accomplir, des connaissances acquérir, par tout ce qui les attend, en somme, cette existence à traverser d'un bout à l'autre dont ils n'ont heureusement pas idée, mais qu'il imagine sans mal lui-même pour être passé par là, par le passé, fort de son expérience, donc, et très affaibli, mais déjà en partie tiré d'affaire. Or chaque nouveau-né remet soudain tout en question, ses labeurs et ses peines n'auront servi à rien, puisque tout est à recommencer. Et Crab n'en a pas le courage, plus l'énergie, trop las, épuisé à l'avance, comme si c'était effectivement lui qui repartait de rien, son enfance à zéro, avec tous les apprentissages à refaire. Au contraire, la compagnie des vieillards est reposante, Crab se décharge des années qui lui restent à vivre, il anticipe, il court-circuite, il gagne un temps précieux, il s'épargne bien des épreuves, et des soucis, un demi-siècle pénible de station debout.
Mais c'est au chevet des morts, enfin, que Crab parvient à la sérénité parfaite, absolue, définitive aussi longtemps que dure sa visite, puis on le jette dehors.
Cette année non plus, Crab ne passera pas l'hiver.
Voici sa valise, une grande valise en bois, et profonde, très compartimentée, qui contient tout ce qu'il faut pour réparer tout ce qui casse, des outils d'électricien et de menuisier, marteaux, étaux, tournevis, clefs, pinces, de quoi tenailler les gros et les maigres, et des tuyaux de plomb, des rouleaux de fil de fer ou de laiton, la quincaillerie complète des vis, des clous, des rivets, des crochets, des boulons… sur le couvercle refermé de laquelle nous lisons, inscrit en larges lettres noires, le mot DÉPANNAGE, il ne s'agit donc pas du bagage d'un touriste: telle est bien la profession de Crab, dépanneur, et pour intervenir plus rapidement quand on l'appelle au secours, pour se transporter sans délai sur les lieux du désastre domestique et devancer la concurrence, il a eu cette idée astucieuse de rassembler son matériel dans une valise, hélas, qu'il est bien incapable de soulever de terre, ayant depuis longtemps usé ses dernières forces, tordu lui-même, rompu et désarticulé, qui grince et crachote de manière inquiétante – il n'y a plus grand-chose à faire pour lui, arrive un moment, vous savez, où les réparations de fortune, ce n'est pas la peine, c'est de la dépense inutile, et puis ce n'est jamais très sûr, risques d'explosion, d'implosion, d'incendie, il serait certainement beaucoup plus sage de le remplacer. Décision difficile à prendre, pourtant. il faut voir. On y réfléchira.
Les médecins consultés lui conseillent de mourir plutôt de son cancer.
Celui qui souffre échangerait volontiers sa terrible douleur contre n'importe quelle autre terrible douleur. A l'hôpital, Crab – le crâne fracassé – et son voisin de lit – qui a marché sur une mine – sont parvenus à s'entendre, ils alternent, et leur douleur sans cesse déplacée de la tête au pied puis du pied à la tête est plus facile à supporter. Parfois, l'un d'eux prend sur lui toute la souffrance de la tête et du pied, et l'autre en profite pour se lever et vaquer à ses affaires. Mais le supplice de celui qui s'est dévoué devient vite intolérable – mieux vaudra s'en tenir dorénavant à l'arrangement initial.
Crab avec les années, sans accélérations ni suspensions, régulièrement, progresse: gagne en force et en adresse, accroît son expérience et son savoir; tandis que les hommes de sa génération commencent leur déclin, de moins en moins forts et adroits, oublient peu à peu ce qu'ils savent, ce que leur expérience a fait d'eux, Crab passe outre sans faiblir, continue, accumule de nouvelles forces, travaille sa souplesse, enrichit inlassablement son expérience et son savoir, tandis que les hommes de sa génération perdent l'usage de leurs jambes et de leur mémoire (mais leur enfance chahute encore sur leurs lèvres), Crab ne se laisse pas arrêter ni distraire, au contraire, prend du muscle et de l'assurance dans les exercices de haute voltige, approfondit ses expériences et son érudition, tandis que les hommes de sa génération meurent d'épuisement, Crab brûle encore cette étape, bien résolu à développer jusqu'au bout toutes ses facultés, alors il sera aussi au terme de sa vie, commence ce matin l'étude du grec et du piano.
Il n'est pas ce héros négatif que l'on présente trop souvent. Crab mène sa vie comme il l'entend. Il est libre, il impose sa volonté et dénie à quiconque le droit d'en douter. Il sera théière s'il le décide, il n'a qu'à le vouloir pour être ours. Il est un nid plein d' œufs. Il est une étoile, un arbre, une vieille pierre, un étang, rien ne l'en empêche, une gloupe, un lodz, il est à sa guise un lul bracamant. Il étiomur deztrapount cranatoin. Anolxpratinolapa ra quïs vrin qq ple. Solipol pourtant et catravez moulir, résistance inutile, voch encore, clugz timidement, mais ça ne pouvait durer, c'était pure exaltation, Crab revenu de son illusion va maintenant devoir s'expliquer.
Crab, et ce n'est pas gagné, se dégage péniblement de la pierre, rassemble d'abord par un effort de conscience surhumain les grains mélangés qui formeront son corps et constituent pour l'heure, depuis les temps géologiques, ce bloc de granite rose duquel Crab tente de s'extraire, dont il redistribue maintenant selon ses vues les grains triés, calibrés, puis il équilibre les masses, de l'intérieur, il rogne les angles, il arrondit les volumes, engagé tout entier dans cette opération mentale décisive, et son effort produit des résultats encourageants, il a déjà un pied dehors, parfaitement dessiné, la cheville souple, c'est bien parti – reste à savoir s'il ne regrettera pas plus tard son ancienne sérénité.
Tout ce qu'il fait de la main droite, Crab doit ensuite le faire de la main gauche; tout ce qu'il a touché avec la main gauche, il faut qu'il le touche ensuite avec la main droite. Il y a des moments, quand même, où Crab se félicite de n'être plus un singe à quatre mains. Quand la folie intègre les notions de symétrie et d'équité, tout doit être répété, et c'est épuisant. Aussi Crab a-t-il imaginé, pour se simplifier la vie, de vivre chaque journée deux fois, et de répéter le lendemain en n'utilisant que sa main gauche tout ce qu'il a fait la veille avec sa seule main droite. Tout récrire.
Les allergies, Crab les a toutes, allergique au foin, au pollen, aux plumes, au poisson, à la viande, à l'eau chaude, à l'eau froide, à la fumée, à la foule, aux lieux clos, aux grands espaces, à l'air des cimes, à la craie, au charbon, aux poils de chien, de chat, de lapin, aux éponges, au lait, aux œufs, au bruit, aux questions, à la poussière, à la lumière, à l'ammoniac, à l'encens, aux parfums. A chaque éternuement, les poumons et la gorge déchirés, Crab expulse le monde.
Crab souffre d'hypocondrie avec complications infectieuses graves.
Bousculé par la durée, renversé, happé, emporté par la durée, Crab se débat, puisqu'il ne peut s'en arracher, parvient néanmoins à en dévier le cours – dès lors, on comprend mieux pourquoi sa vie ne se laisse pas raconter, pourquoi elle ne saurait tenir dans un livre, ainsi constituée de triangles et de cercles de temps. D'un jour très lent, il fit même un octogone parfait. Et quand le temps arqué, plié, comprimé, exerçant une pression toujours plus forte à l'intérieur de ces figures ou de ces formes contraintes, se détendra d'un coup pour reprendre sa ligne, ce qui ne peut manquer d'arriver, hélas, Crab trois fois centenaire tombera instantanément en poussière, et dans l'oubli de même instantanément.
Crab pétrifié cède tout à coup, ne se contient plus, le lichen qui court sur son ventre et sur ses flancs agaçait depuis trop longtemps les petits nerfs sensibles de sa peau, il a résisté autant qu'il a pu, deux siècles, trois siècles, peut plus, éclate de rire et s'éparpille en fragments infimes, presque du sable déjà, qu'importe, c'était ça ou attendre bêtement la fin de l'érosion, avec le risque croissant d'être pulvérisé par le gel, un hiver, or il n'est pas de douleur plus atroce pour une statue.
Quand l'ambulance passe sous vos fenêtres, la nuit, sirène hurlante – qui voulez-vous que ce soit? -, ayez une pensée pour Crab.
Avec son teint de brique, son vaste front fuyant et son exophtahnie, et cet air furibond qu'il affiche en toute circonstance, reconnaissons-le, Crab n'inspire guère la sympathie. N'y tient pas, d'ailleurs. Fuit la société. Evite les rassemblements. Décapode grouille tout seul. Crab n'aime pas beaucoup non plus qu'on se penche sur lui. Aussitôt se carapate, prend la tangente. S'il ne peut s'enfuir, s'enfouit. Ou alors, feint de lire le journal qu'il tient ouvert devant lui, ce serait assez convaincant, manque seulement le journal. Plus volontiers encore, s'immerge dans une flaque, sous un rocher. Ne bougera plus de là. Si la mer veut de lui, elle n'a qu'à monter – il avisera. Mieux vaut le savoir, Crab est un être difficile à approcher, difficile à saisir. Ne l'abordez surtout pas de front. Il se renfrogne alors, se rencogne. Il n'est jamais si dangereux que le dos au mur. Il a la riposte rapide. Des bras d'haltérophile. Une poigne d'acier. Ce n'est guère glorieux, sans doute, mais on ne peut espérer l'avoir que par surprise. Il faut lui tomber dessus par derrière. Voilà bien ce qui nous le rend si désagréable, ces mauvais instincts qu'il réveille ou révèle en nous et le sentiment de honte qui nous accable ensuite. Oserons-nous encore protester de notre loyauté? Qu'en est-il de ces beaux principes dont nous nous réclamions? Le fond vicieux de notre nature nous apparaît. Bien sûr, nous avons vaincu Crab. Nous le tenons, bien sûr. Mais nous avons agi en traîtres. Il va falloir vivre maintenant avec le poids de ce remords.
Crab vit toujours, mais déjà il n'use plus de vêtements, un habit neuf pèserait sur ses épaules, il n'a plus jamais faim ni soif, il n'entend plus ne voit plus, mais il vit toujours, dans son cri, il respire.
Lorsque Crab perdit l'œil gauche, nul ne remarqua que la lumière soudain avait très légèrement baissé d'intensité. Lorsque Crab devint sourd de l'oreille gauche, nul ne remarqua que le volume sonore soudain avait très légèrement baissé. Lorsque Crab perdit l'usage du bras gauche, nul ne remarqua que le poids des choses soudain avait très légèrement augmenté. Lorsque Crab perdit l'usage de la jambe gauche, nul ne remarqua que la distance entre les choses soudain avait très légèrement augmenté. Mais lorsque Crab perdit l'œil droit, le monde soudain fut plongé dans les ténèbres. Et lorsque Crab devint sourd de l'oreille droite, le monde soudain fut plongé dans le silence. Et lorsque Crab perdit l'usage du bras droit, il fut impossible soudain de saisir et de soulever les choses. Et lorsque Crab perdit l'usage de la jambe droite, il fut impossible soudain d'avancer et de se déplacer entre les choses. Et maintenant que la vie même de Crab est menacée, l'inquiétude grandit en chacun de nous.
Crab mort, tout s'arrête. La douleur est trop forte. Le deuil est général. D'ailleurs, rien ne peut fonctionner sans lui. Et puis surtout, à quoi bon continuer désormais?
Une bonne nouvelle, vous pouvez cesser vos travaux d'écriture. Crab a trouvé. Ce ne fut pas sans mal. On connaît l'histoire: depuis des siècles, les plus grands esprits cherchaient. Chaque époque sacrifia ses meilleurs hommes pour faire avancer l'entreprise. De nombreuses tentatives furent bien près d'aboutir, on le voit aujourd'hui en comparant leurs résultats aux conclusions de Crab. Il s'en fallut vraiment de peu quelquefois. Tous ces tâtonnements n'ont d'ailleurs pas été inutiles. Crab a profité des expériences malheureuses de ses prédécesseurs. Il ne s'est pas fourvoyé dans les impasses où ils sont morts. Il a suivi les pistes prometteuses à demi défrichées. Il a été plus loin. Jusqu'au bout. Ses nuits de veille et de labeur sont enfm récompensées. Vous pouvez cesser vos travaux d'écriture. Crab vous décharge à jamais de ce souci. Suspendez vos recherches, désormais sans objet. Sortez. Rejoignez les autres. Amusez-vous. Crab a trouvé la formule, c'est fini, son livre met un terme à l'entreprise.
Crab légua sa fortune aux organismes de lutte contre la faim, la maladie et la pauvreté dans le monde – et, comme il était très riche, tous ces fléaux furent rapidement et définitivement éradiqués.
Une buée légère troubla le petit miroir approché de ses lèvres. Il est vivant! Cependant, le cœur de Crab avait bel et bien cessé de battre. On refit par précaution l'expérience du miroir. La même buée légère troubla à nouveau sa surface. Il est vivant! Cependant, le corps de Crab, glacé, sans mouvement, présentait déjà les symptômes rarement trompeurs de la rigidité cadavérique la plus inflexible. Nul'n'y comprenait rien. On approcha une fois encore le miroir de ses lèvres. Une fois encore, la même buée légère troubla sa surface. Crab est vivant! Cependant, l'air dans la chambre devint vite irrespirable. Plus de doute possible. Et le corps de Crab fut porté en terre. Mais, se demande-t-on, cette buée qui jusqu'au bout troubla le petit miroir approché de ses lèvres? Le reflet de son visage.
Faut-il dire la vérité au cadavre de Crab?
Oh, bien sûr, notre affliction demeure aussi vive, mais il est tout de même réconfortant de savoir que Crab – l'esthète que nous connaissions, amateur de meubles de style – voyagera pour l'éternité dans ce cercueil magnifique, de chêne massif, verni, capitonné de satin mauve, avec ses poignées ouvragées et son crucifix de bronze.
Notre douleur reste intolérable, mais c'est une satisfaction tout de même que de voir tant de gens émus dans le convoi funèbre, un si long cortège, malgré l'hiver et la distance qui sépare la maison du cimetière, une rude ascension.
Et les quelques mots prononcés sur la tombe, qui évoquent avec tant de délicatesse notre malheureux ami et rendent hommage à ses qualités innombrables, si généreusement déployées durant toute sa vie, nous mettent un peu de baume au cœur. C'est un beau monument, sobre, comme il aurait aimé, suffisamment imposant malgré tout pour exprimer notre respect immense, notre affection éternelle, et nos regrets infinis.
Une mélancolie douce se mêle déjà à notre chagrin, qui annonce ce que sera désormais pour nous la compagnie de Crab, quand le temps aura apaisé notre douleur, son souvenir nous inspirera des sentiments délicats, subtils, de tristesse et de joie confondues, finalement assez agréables, une rêverie nouvelle distraira notre esprit de la réalité.
Nous quittons le cimetière. Rentrons. Notre pas se ralentit, nos regards se troublent, humides encore, un sourire léger flotte sur nos lèvres, peu à peu nous nous laissons aller au songe, à cette tendresse délicieuse qui nous lie maintenant à Crab, par-delà la mort, aussi nous sera-t-il difficile de cacher notre irritation, en arrivant à la maison, lorsque nous constaterons que les employés des pompes funèbres ont mal fait leur travail et que Crab gît sur le dos, les mains jointes, les yeux clos, redevenu ce cadavre importun, encombrant, qui monopolise un lit et cause tant de dérangement – nous ne serons donc jamais débarrassés de lui, si oui, comment?