Robert Silverberg Un héros de l’Empire

Me voici enfin, Horatius, au fin fond de l’Arabie, parmi les Grecs, les chameaux, les tribus de Sarrasins basanés et autres créatures malfaisantes qui pullulent dans ce maudit désert. Pour expier mes péchés. Mes regrettables péchés. « Pars en Arabie, serpent ! » m’a hurlé l’empereur Julianus sous le coup de la colère. Et me voilà. Serpent. Moi. Comment a-t-il pu se montrer aussi cruel ?

Mais je vais te dire, ô mon frère de sang, j’ai bien l’intention de trouver un moyen de retomber dans les grâces de César. Je vais le faire d’ici, d’une manière ou d’une autre, je ne sais pas encore comment, quelque chose qui lui rappellera à quel point je suis perspicace et entreprenant, un homme de valeur en somme. Et d’une manière ou d’une autre, il me fera revenir à Rome et me réintégrera dans mes fonctions à la Cour. Il ne faudra pas attendre longtemps avant que nous ne nous promenions de nouveau le long des douces berges du Tibre. Je suis certain d’une chose, les dieux n’ont jamais eu l’intention de me laisser moisir le restant de mes jours dans cette misérable désolation de sable.

Quel lieu perdu que cette terre d’Arabie. Et le voyage pour venir jusqu’ici a lui aussi été long et décourageant.

Il y a, comme tu le sais déjà peut-être, plusieurs Arabie à l’intérieur du territoire que nous nommons ainsi. Au nord se trouve l’Arabia Petraea, une riche région commerciale le long de la frontière de la Syria Palaestina. L’Arabia Petraea est une province impériale depuis le règne du grand Augustus César, il y a six cents ans de cela. Ensuite c’est une vaste terre désolée – on l’appelle Arabia Deserta – une région aride et désertique peu habitée sinon par quelques nomades querelleurs. Et à son extrémité se trouve l’Arabia Félix, une terre assez peuplée où l’on semble être aussi heureux que son nom le laisserait supposer, une région au climat luxuriant et au niveau de vie élevé, réputée pour sa terre fertile et l’abondance de produits dont elle inonde les marchés du monde entier, de l’or et des perles, de l’encens et de la myrrhe, des baumes, des huiles aromatiques et des parfums.

Lequel de ces endroits César avait-il choisi comme terre d’exil pour moi, je l’ignorais. Je devais l’apprendre au cours de mon périple vers l’est. J’ai quelques racines familiales en Orient, car à l’époque du premier Claudius, mon arrière-grand-père Gnaeus Domitius Corbulo a été proconsul d’Asie à Ephèse, puis gouverneur en Syrie sous Néron, et d’autres Corbulo ont sévi depuis dans la région. Je me félicitais presque de perpétuer ainsi une tradition familiale, même si ce n’était pas au départ un choix de ma part. J’aurais volontiers accepté de m’installer en Arabia Petraea puisqu’il me fallait aller en Arabie : c’était là une destination tout à fait acceptable pour un notable romain ayant temporairement perdu les faveurs de son monarque. Bien entendu, tous mes espoirs s’étaient focalisés sur l’Arabia Félix, celle-ci étant la région la plus agréable à tous points de vue.

Quant au voyage de Rome en Syria Palaestina – ah, mon pauvre Horatius ! Un véritable cauchemar. Une torture. Malade tous les jours. Mon brave ami, je n’ai décidément pas le pied marin. Ce fut ensuite un court répit à Caelostat Maritima, le seul moment agréable du séjour, une merveilleuse ville cosmopolite, le vin y coule à flots, il y a de jolies filles pas farouches et, oui, Horatius, je dois l’avouer, de jolis garçons aussi. Je suis resté sur place aussi longtemps que possible. Mais on a fini par m’avertir que la caravane qui devait m’emmener en Arabie était prête, et il m’a fallu partir.

Ne te laisse jamais bercer par les fables de voyages dans le désert. Pour un homme civilisé ce n’est qu’une succession de supplices et d’agonies.

Dès que l’on quitte Jérusalem, on trouve une région qui en matière de fournaise n’a rien à envier au foyer d’Hadès. C’est à partir de là que les choses empirent. Chaque gorgée d’air te brûle les poumons comme l’intérieur d’un four. Le sable s’infiltre dans les narines, les oreilles et les lèvres. Le soleil brûle comme une plaque chauffante dans le ciel. Tu peux faire des kilomètres avant de rencontrer le moindre arbuste ou le moindre buisson, il n’y a que des cailloux et du sable rouge. Des fantômes moqueurs dansent dans l’air miroitant. La nuit, avec un peu de chance ou si l’on est suffisamment fatigué pour fermer les yeux quelques instants, on rêve de lacs, de jardins et de pelouses vertes, avant d’être réveillé par le grattement d’un scorpion dans le sable à deux doigts de la joue, on reste alors là à gémir dans cette fournaise, priant que la mort vienne nous délivrer avant les premières chaleurs de l’aube.

Quelque part au milieu de ce désert sans vie, le voyageur quitte la province de Syria Palaestina et entre en Arabie, bien que personne ne soit en mesure d’en situer la frontière. Une fois cette ligne imaginaire franchie, la première chose que l’on rencontre est une ville sublime, la Pétra des Nabatéens, une forteresse imprenable qui coupe la route de toutes les caravanes. C’est une ville riche, où l’on peut vivre tout à fait convenablement, si l’on fait exception de la chaleur étouffante qui y règne. Cela ne m’aurait pas déplu d’y passer mon exil.

Mais non, non, la lettre d’instruction de Sa Majesté qui m’attendait à Pétra m’informa que je devais continuer mon chemin plus au sud. L’Arabia Petraea n’était pas la région d’Arabie qu’il avait choisie pour moi. Je passai là deux ou trois jours de plaisirs civilisés avant de retrouver le désert, cette fois-ci à dos de chameau. Je t’épargnerai les horreurs de cette expérience. J’appris que nous nous dirigions vers le port nabatéen de Leuke Kome sur la mer Rouge.

Excellent, songeais-je. Leuke Kome est le principal port d’embarquement pour tous les voyageurs à destination d’Arabia Félix. On doit certainement m’envoyer dans cette terre fertile de brises tièdes, de fleurs aux doux parfums, d’épices et de pierres précieuses. Je me voyais déjà passant mes années d’exil dans une petite villa confortable sur le bord de mer, à savourer quelques dattes bien tendres et goûter les meilleurs cognacs de la région. Je pourrais peut-être même me lancer dans le commerce d’encens, ou me livrer à une petite activité lucrative dans celui de la cannelle, histoire de passer le temps.

Une fois à Leuke Kome, je me suis rendu auprès du légat impérial, un jeune freluquet, mielleux et prétentieux, du nom de Florentius Victor, pour lui demander quand était prévu le départ de mon navire. Il me répondit le regard vide : « Un navire ? Quel navire ? C’est à l’intérieur des terres que vous devez vous rendre, mon cher Leontius Corbulo. » Il me remit la dernière de mes lettres d’instruction, m’informant que ma destination finale était un endroit nommé Macoraba, où je devais y assurer les fonctions de représentant commercial du gouvernement de Sa Majesté, avec comme responsabilité particulière de résoudre les éventuels conflits commerciaux avec les représentants de l’Empire d’Orient qui résidaient là-bas.

« Macoraba ? Et où est-ce au juste ?

— Mais en Arabia Deserta voyons, dit Florentius Victor, d’une voix doucereuse.

— L’Arabia Deserta ? répétai-je, avec un serrement de cœur.

— Absolument. C’est une ville très importante, pour la région cela s’entend. Toutes les caravanes qui traversent l’Arabie sont obligées de s’y arrêter. Vous la connaissez peut-être sous son nom sarrasin. La Mecque, c’est ainsi qu’ils l’appellent. »


L’Arabia Deserta, Horatius ! L’Arabia Deserta ! Pour le crime dérisoire de m’être amusé avec ce petit serviteur britannique, l’empereur, cet être sans cœur et sans pitié, m’a condamné à cet enfer de chaleur étouffante et de dunes changeantes.

Je suis à Macoraba – je devrais dire La Mecque – depuis trois ou quatre jours. Et j’ai déjà l’impression que ça fait une éternité.

Que trouvons-nous dans cette Arabia Deserta ? Rien, à part une vaste étendue de sable brûlant entrecoupée de collines abruptes et arides. Il n’y a pas de rivières et il n’y pleut quasiment jamais. Le soleil y est implacable. Le vent permanent. Les dunes se déplacent comme les vagues d’un océan dans la tempête ; des légions entières pourraient y être ensevelies au bout d’une journée de bourrasques. Au lieu d’arbres, il n’y a que quelques petits tamariniers et acacias rabougris qui se nourrissent de la rosée matinale. Ici et là on trouve des mares saumâtres qui surgissent des entrailles de la terre, elles permettent à une maigre végétation de s’y développer et rendent parfois le sol suffisamment humide pour que poussent quelques dattiers et quelques vignes, mais c’est une trace de vie dérisoire pour ceux qui ont choisi de vivre en de pareils endroits.

Globalement, les Sarrasins sont un peuple de nomades qui passent leur temps à guider leurs troupeaux de chevaux, de moutons et de chameaux à travers cette terre aride à la recherche de quelques pâturages pour leurs bêtes. Ils suivent le rythme des saisons, des bords de mer aux montagnes en passant par les plaines, profitant du peu de pluie qui tombe à certaines périodes de l’année, comme c’est souvent le cas dans ce genre de région. De temps en temps, ils s’aventurent un peu au-delà – jusque sur les rives du Nil ou vers les villages fermiers de Syrie ou de la vallée de l’Euphrate – pour fondre sur les paisibles paysans de ces régions et leur piller leurs réserves de blé.

La pauvreté de cette terre en fait une région hostile, en proie à la misère, à la peur et aux rapines. Les Sarrasins, suivant leurs propres intérêts, se regroupent en petites tribus gouvernées par d’impitoyables et féroces aînés. Les guerres entre tribus sont fréquentes, le sens de l’honneur est tellement exacerbé chez ces hommes qu’ils sont facilement offensés, et les vieilles querelles familiales persistent d’une génération à une autre, sans que les premiers affronts soient jamais totalement vengés.

Deux colonies ont eu l’honneur de recevoir l’appellation de « villes ». Des villes, Horatius ! Des bourbiers entourés de murs, plutôt. Au nord du pays se trouve la ville d’Iatrippa, qui dans la langue des Sarrasins s’appelle Medina. Sa population compte environ quinze mille habitants et comme tous les villages arabes, elle est relativement bien approvisionnée en eau, ce qui permet des cultures abondantes de dattiers. Les gens y vivent confortablement, selon les critères du pays, s’entend.

À une dizaine de jours de caravane, vers le sud, après avoir traversé une terre morne, interrompue ici et là par des crevasses dans la roche noire, se trouve la ville que les géographes appellent Macoraba, La Mecque pour les autochtones. Cette Mecque est plus importante, elle compte environ vingt-cinq mille habitants, et elle est d’une telle laideur que Virgile lui-même n’aurait pu la concevoir. Essaye d’imaginer une « ville » dont les bâtiments seraient d’infâmes taudis de briques de boue s’étendant sur une plaine rocailleuse sur plus d’un mille de large et deux milles de long au pied de trois montagnes dénuées de toute végétation. Le sol sec est inexploitable pour l’agriculture. Le seul puits important fournit une eau saumâtre. Les pâturages les plus proches sont à cinquante milles d’ici. Je n’ai jamais vu un lieu aussi inadapté pour y établir une présence humaine.

Je te laisse deviner laquelle de ces deux villes d’Arabia Deserta l’empereur a choisie pour mon lieu d’exil.

« Quel individu, jouissant de toutes ses facultés mentales, irait s’installer ici de son plein gré ? » demandai-je à Nicomedes le Paphlagonien, qui eut la gentillesse de m’inviter au deuxième soir de mon déprimant séjour à La Mecque.

Nicomedes, comme son nom l’indique, est grec. Il est le légat en Arabia Deserta du collègue royal de notre empereur, l’empereur d’Orient, Maurice Tiberius, et je le soupçonne d’être à l’origine de ma présence ici, comme je vais bientôt te l’expliquer.

« Nous sommes au milieu de nulle part, dis-je, à quarante milles de la mer et, de l’autre côté, ce sont des centaines de milles de désert. Rien n’y pousse. Le climat est déplorable et le sol, un immense amas rocailleux. Je ne vois pas la moindre raison qui pourrait pousser quelqu’un à venir s’y installer, même un Sarrasin. »

Nicomedes le Paphlagonien, un homme séduisant, la cinquantaine, les cheveux blancs et le regard affable, sourit et hocha la tête.

« Je vais vous en donner deux, mon ami. La première, c’est que tout le commerce en Arabie se fait par caravanes. La mer Rouge est un endroit aux courants dangereux et aux récifs traîtres. Les marins détestent y naviguer. Les marchandises sont donc transportées par voie terrestre et toutes les caravanes sont obligées de passer par ici, étant donné que La Mecque se trouve à mi-chemin de Damas au nord et des villes prospères d’Arabia Félix plus au sud. Elle domine aussi le seul passage d’est en ouest à travers la zone désertique particulièrement hostile qui se trouve entre le golfe Persique et la mer Rouge. Les caravanes qui transitent par ici sont riches, et les marchands, taverniers et collecteurs d’impôts de La Mecque se livrent à de fructueux commerces comme tous les revendeurs. Sachez, mon cher Leontius Corbulo, qu’il y a beaucoup d’hommes fortunés dans cette ville. »

Il marqua une pause pour nous resservir un peu de vin : un délice de Rhodes, que l’on n’aurait jamais cru se voir proposer dans cet avant-poste désolé.

« Vous avez parlé de deux raisons », lui rappelai-je quelques instants plus tard.

« Ah oui. En effet. » Il n’avait pas oublié. C’est simplement un homme qui aime prendre son temps. « Voyez-vous, c’est aussi une ville sacrée. Il y a un tombeau à La Mecque, un sanctuaire, qu’ils appellent la Kaaba. Vous devriez aller la voir demain. Cela vous ferait du bien d’aller vous promener en ville : une manière agréable de passer le temps. Vous verrez une petite construction cubique en pierre noire au centre de la grande place. Cela n’a rien d’impressionnant, mais les Sarrasins la considèrent comme hautement sacrée. Elle contient une sorte de pierre soi-disant tombée des deux qu’ils considèrent comme divine. Les hommes des tribus sarrasines de tout le pays viennent ici en pèlerinage pour prier devant la Kaaba. Ils font inlassablement le tour de la pierre en se prosternant devant elle, l’embrassent, sacrifient des moutons et des chameaux, avant de se réunir dans les tavernes pour réciter des poèmes guerriers et de la poésie érotique. C’est d’ailleurs, à mon avis, une très belle poésie, dans son genre très barbare. Les pèlerins viennent par milliers. On peut gagner de l’argent quand on habite près d’un lieu de pèlerinage, Corbulo, beaucoup d’argent. »

Son regard rayonnait. Comme les Grecs aiment s’enrichir !

« De plus, continua-t-il, les chefs de La Mecque ont très habilement décrété que dans la ville sacrée toutes querelles et autres guerres tribales étaient strictement interdites durant les cérémonies religieuses. Vous connaissez la tendance des Sarrasins à se quereller constamment ? Vous la constaterez par vous-même. Quoi qu’il en soit, tout le monde trouve son compte à avoir une ville à part dans ce pays où l’on ne craint pas de se prendre un cimeterre dans les tripes lors d’une mauvaise rencontre dans la rue. Beaucoup d’affaires se font pendant la trêve entre membres de tribus qui se détestent le restant de l’année. Et les gens s’y retrouvent, si vous voyez ce que je veux dire. C’est ainsi que les choses se passent ici : on y fait des bénéfices à tous les niveaux. Certes, c’est peut-être une ville d’une laideur repoussante, Corbulo, mais il y a des gens ici qui pourraient se permettre d’acheter des types comme vous et moi à la douzaine.

— Je vois… Et je suppose que l’Empire d’Orient se livre à quelques commerces juteux dans cette partie de l’Arabie, sinon pourquoi l’empereur aurait-il placé ici un haut fonctionnaire tel que vous ?

— Nous avons en effet commencé à établir quelques liens commerciaux avec les Sarrasins. Quelques-uns seulement. » Puis il remplit de nouveau mon verre.


Le lendemain – par un temps chaud, sec, poussiéreux, comme tous les autres jours – je suis allé voir leur fameuse Kaaba. Très facile à trouver : elle est en plein centre de la ville, posée là au beau milieu d’une immense place vide. Le bâtiment sacré n’a rien d’imposant en lui-même, une quinzaine de mètres de haut tout au plus, entièrement recouvert d’un voile noir. On pourrait l’installer dans la cour du temple de Jupiter Capitolinus ou dans n’importe quel autre grand temple de Rome, qu’il passerait complètement inaperçu.

Ce ne semblait pas être la saison des pèlerinages. Il n’y avait personne autour de la Kaaba, sinon une douzaine de gardes sarrasins. Leurs épées étaient tellement impressionnantes, et leur mine tellement patibulaire, que j’ai préféré ne pas m’approcher davantage du tombeau.

Mes premières visites de la ville ne m’ont guère donné l’occasion de constater la prospérité dont m’a tant parlé Nicomedes le Paphlagonien. Mais les jours suivants, j’ai fini par comprendre que les Sarrasins ne sont pas du genre à étaler leurs richesses, préférant les cacher derrière des façades sobres. Je me suis risqué à l’occasion à jeter un œil à travers une porte entrouverte donnant sur une cour intérieure pour y découvrir ce qui avait tout l’air d’un palais où je voyais un marchand accompagné de sa femme, tous deux richement vêtus, exhibant bijoux et chaînes en or, monter dans une chaise à porteurs voilée, et j’ai conclu de ces brèves visions que cette ville était effectivement plus riche qu’elle ne le paraissait. Ce qui explique, sans aucun doute, pourquoi nos cousins grecs ont fini par la trouver si attrayante.

Ces Sarrasins sont des gens plutôt séduisants, minces, élancés, la peau sombre, les yeux noirs et les cheveux châtains, les traits fins et les sourcils épais. Ils portent d’amples robes blanches et les femmes sont voilées de la tête aux pieds, pour se protéger du vent et du sable, je suppose. J’ai déjà repéré quelques jeunes hommes qui pourraient m’intéresser et ils m’ont retourné quelques regards qui en disaient long, bien qu’il fut encore trop tôt pour que je me risque à quoi que ce soit. Les filles sont jolies, elles aussi. Mais elles sont très surveillées.

Ma situation est finalement plus agréable, en tout cas moins désagréable que je ne le craignais. Bien sûr, je ressens la douleur de mon isolement. Il n’y a pas d’autres Occidentaux ici. La plupart des Sarrasins d’un certain niveau social comprennent le grec, mais il me tarde d’entendre de nouveau mon bon vieux latin. Quoi qu’il en soit, on a prévu pour moi une grande villa avec de vrais murs, de taille modeste mais correcte, aux limites de la ville, près des montagnes. Si seulement elle était pourvue de bains normaux, elle serait parfaite ; mais dans une terre sans eau, les bains représentent un concept saugrenu. Et c’est bien dommage. La villa appartient à un riche marchand d’origine syrienne qui doit voyager à l’étranger durant les deux ou trois prochaines années. J’ai aussi hérité de ses cinq serviteurs. Et une garde-robe dans le style local m’a été attribuée.

On pourrait imaginer pire, non ?

Mais après tout, ils n’allaient quand même pas me laisser me débrouiller tout seul dans ce pays insolite. Je suis tout de même un membre officiel de la cour impériale, même si je me trouve en période de disgrâce et en exil provisoire. Ce n’est pas par simple esprit de vengeance que Julianus m’a envoyé ici, même si je l’ai gravement offensé en m’occupant de son petit serviteur avant lui. Je me dis qu’il devait certainement chercher une excuse depuis quelque temps pour envoyer quelqu’un ici afin de jouer le rôle d’observateur discret, et je lui ai involontairement donné le prétexte qu’il attendait.

Tu comprends la situation ? Il se pose des questions sur les Grecs qui, de toute évidence, sont en train d’étendre leur cercle d’influence jusque dans cette partie du monde qui a toujours plus ou moins été indépendante de l’Empire. Ma mission officielle, comme je viens de le souligner, est d’envisager les possibilités de développer les intérêts commerciaux romains en Arabia Deserta – ceux de l’Empire d’Occident, cela va de soi. Mais je vois une mission d’une nature plus secrète celle-là, tellement secrète que j’en ignore encore les détails, mais elle concerne l’expansion du pouvoir des autres Romains de la région.

Ce que je suis en train de te dire, en bon latin, c’est qu’en réalité, je suis un espion, envoyé ici pour garder un œil sur les Grecs.

Certes, je sais bien qu’il s’agit du même Empire, avec deux empereurs à sa tête, et que nous autres occidentaux sommes supposés considérer les Grecs comme nos cousins et les coadministrateurs du monde, et non comme nos rivaux. Et c’est parfois le cas, je te l’accorde. Comme à l’époque de Maximilianus lorsque les Grecs vinrent nous aider à mettre fin aux problèmes causés par les Goths, les Vandales, les Huns et autres Barbares sur la frontière du nord. Ou lorsque, une génération plus tard, Héraclius II envoya des légions aider l’empereur d’Orient Justinianus à écraser les forces perses qui causaient tant de soucis aux Grecs depuis tant d’années. Ce furent, bien entendu, les deux campagnes militaires qui permirent d’éliminer une bonne fois pour toutes les ennemis de l’Empire et de bâtir les fondations de la nouvelle ère de paix éternelle et de sécurité que nous connaissons aujourd’hui.

Mais lorsqu’elles s’éternisent, Horatius, la paix et la sécurité entraînent parfois quelques petits problèmes pernicieux. Privés d’ennemis extérieurs, les Empires d’Orient et d’Occident finissent par se tirer dans les pattes pour prendre l’ascendant l’un sur l’autre. Tout le monde le sait, même si personne ne le dit à haute voix. Rappelle-toi ce jour, lorsque l’ambassadeur dépêché par Maurice Tiberius se présenta à la cour avec une caisse de perles pour César. J’étais là. « Et donna ferentes », me dit alors César. La phrase que tout écolier connaît : Je me méfie des Grecs, même lorsqu’ils offrent des cadeaux.

L’Empire d’Orient essayerait-il de fermer la partie centrale de l’Arabie, lui permettant ainsi de contrôler le commerce d’épices et autres marchandises exotiques précieuses qui transitent dans cette région du monde ? Nous ferions une bien mauvaise opération en devenant entièrement dépendants des Grecs pour notre cannelle, notre cardamome, nos encens et notre indigo. L’acier même de nos épées nous vient de Perse et passe par cette partie de l’Arabie, les chevaux qui tirent nos chars viennent eux aussi d’Arabie.

Ainsi l’empereur Julianus, en faisant semblant de me réprimander et de me traiter de serpent devant la cour après l’affaire du jeune serviteur, m’a en fait envoyé dans cette région aride principalement afin de mettre au jour les agissements des Grecs, et peut-être aussi me faire quelques relations politiques avec des Sarrasins influents, relations qui pourraient s’avérer fort utiles pour freiner l’apparente incursion de l’Empire d’Orient dans cette région. C’est du moins ce que je pense, Horatius. Ce dont je dois me convaincre, et dont je dois convaincre l’empereur lui-même. Car c’est en rendant à l’empereur quelque service de taille que je pourrai espérer me racheter et quitter cet endroit déprimant pour retrouver Rome et reprendre ma place aux côtés de l’empereur et de toi, mon doux ami, et de toi.


L’autre soir – je suis à La Mecque depuis huit jours – Nicomedes m’a de nouveau invité à dîner. Il était vêtu, comme moi d’ailleurs, d’une tunique sarrasine et arborait à la taille un magnifique couteau dans une gaine richement décorée de pierres précieuses. J’y ai jeté un rapide coup d’œil, étant relativement surpris d’être accueilli par un hôte portant une arme sur lui ; mais il le retira aussitôt pour me le tendre. Il avait pris mon regard inquiet pour de l’intérêt, et la coutume sarrasine veut, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, que l’on offre à son invité tout objet que celui-ci serait tenté d’admirer dans la maison de son hôte.

Cette fois, nous n’avons pas dîné dans la salle dallée où il m’avait reçu la dernière fois, mais dans une cour ombragée où coulait une fontaine. La présence d’une fontaine est une marque de luxe dans cette contrée aride. Ses serviteurs nous apportèrent une sélection de bons vins, de sucreries et de sorbets frais. Je pus constater que Nicomedes avait modelé son style de vie sur celui des marchands les plus en vue de la ville, et qu’il s’y complaisait.

Il ne me fallut guère de temps avant d’aller à essentiel : savoir dans quel but l’empereur grec avait appointé un légat royal à La Mecque. Je pense que, parfois, le meilleur moyen pour un espion de s’informer est d’oublier les ruses habituelles et de jouer l’ingénu moyen qui dit tout haut ce qu’il a sur le cœur.

C’est ainsi qu’attablés devant un rôti de mouton aux dattes macérées dans le lait, je lui posai la question : « L’empereur d’Orient aurait-il l’intention d’incorporer l’Arabie à l’Empire, par hasard ? »

Nicomedes s’esclaffa. « Oh, nous ne sommes pas assez idiots pour croire qu’on puisse faire cela. Personne n’a jamais réussi à conquérir cette région, vous savez. Les Égyptiens ont essayé, les Perses aussi du temps de Cyrus, et même Alexandre le Grand. Un jour, Augustus a envoyé une expédition ici, forte de dix mille hommes, il leur a fallu six mois de combats pour arriver jusqu’ici et soixante jours pour subir une terrible déroute. Je crois que Trajan aussi s’y est essayé. Mais voyez-vous, Corbulo, ces Sarrasins sont des hommes libres, libres en leur for intérieur, ce qui constitue une forme de liberté que vous et moi ne sommes pas en mesure de comprendre. On ne peut pas les conquérir parce qu’ils ne peuvent être gouvernés. Ce serait comme d’essayer de conquérir des tigres ou des lions. Vous pouvez fouetter un lion, le tuer même, mais vous ne pouvez pas lui imposer votre volonté, même en l’enfermant dans une cage pendant vingt ans. C’est une race de lions. Notre conception du gouvernement ne peut être appliquée ici.

— Ils sont organisés en tribus, n’est-ce pas ? N’est-ce pas là une forme de gouvernement ? »

Il haussa les épaules. « Fondé sur rien d’autre qu’une forme de loyauté familiale. On ne peut en tirer la moindre forme d’administration sur un plan national. On veille les uns sur les autres entre membres d’une même famille et tous les autres sont considérés comme des ennemis potentiels. Ils n’ont pas de rois, vous vous rendez compte ? Il n’y en a jamais eu. Il n’y a que des chefs de clans – des émirs, comme ils les appellent. Une terre qui n’a jamais connu de rois ne peut se soumettre à un empereur. On pourrait envahir cette péninsule avec cinquante légions que les Sarrasins disparaîtraient dans le désert et nous élimineraient à distance les uns après les autres avec leurs javelots et leurs flèches. Cet ennemi invisible nous décimerait sur une terre où nous sommes incapables de survivre. Il sont invincibles, Corbulo, invincibles. »

Sa voix trahissait une certaine passion, et une sincérité évidente.

Je poursuivis. « Donc, ce que vous espérez au mieux, c’est une sorte d’accord commercial ? Une présence byzantine officieuse, et non l’assimilation de la région dans l’Empire. »

Il acquiesça. « C’est à peu près cela. Cela poserait-il un problème à votre empereur ?

— Disons que cela a attiré son attention. Nous ne voudrions pas perdre l’accès aux produits que nous importons de cette région. Ni des autres pays orientaux comme l’Inde, dont les marchandises transitent par l’Arabie avant d’arriver jusqu’à nous.

— Mais pourquoi en serait-il ainsi, mon cher Corbulo ? Ne formons-nous pas un seul et même Empire ? Julianus III règne à Rome, Maurice Tiberius à Constantinopolis, mais ils règnent ensemble dans l’intérêt de tous les citoyens romains. Comme c’est le cas depuis la division du royaume par le grand Constantinus lui-même il y a trois cents ans. »

Oui. Certes. C’est là le discours officiel. Mais je sais bien, et toi aussi, comment les choses se passent, Nicomedes le Paphlagonien ne l’ignorait pas non plus. Mais j’avais été aussi loin dans mes propos que je pouvais me le permettre à ce stade. Il était temps de passer à des sujets plus frivoles.

Je me rendis alors compte qu’il n’était pas aussi facile d’abandonner le sujet. En exprimant à voix haute mes soupçons, je m’exposais aux contre-arguments, et Nicomedes n’avait pas fini de m’en fournir. Je ne pouvais faire autrement que de l’écouter tandis qu’il m’abreuvait de paroles au point de finir par me faire partager son point de vue. Les Grecs, c’est bien connu, possèdent un certain talent pour le verbe, et il m’avait tellement amadoué avec ses vins doux et ses mets raffinés que j’étais parfaitement incapable de le contredire, et avant qu’il en eût terminé je ne pensais plus qu’à la lutte Est-Ouest.

Il me démontra de vingt façons différentes qu’une expansion de l’influence de l’Empire d’Orient en Arabia Deserta, si la chose devait se produire, ne nuirait aucunement aux relations commerciales existantes de la Rome occidentale, ni aux importations en provenance de l’Inde. Il me fit remarquer que l’Arabia Petraea était depuis longtemps sous l’administration de l’Empire d’Orient, ainsi que des provinces de Syria Palaestina, d’Égypte, de Cappadoce, de Mésopotamie et autres contrées orientales ensoleillées que Constantinus, à l’époque de la première division du royaume, avait placées sous la tutelle de l’empereur de Constantinopolis. Croyais-je vraiment que la prospérité de l’Empire d’Occident était étouffée par l’administration byzantine qui dirigeait ces provinces ? N’avais-je pas circulé librement à travers ces provinces en venant jusqu’ici ? N’y avait-il pas une pléiade de marchands romains occidentaux qui y résidaient, et n’étaient-ils pas libres d’y mener leurs affaires comme bon leur semblait ?

Je n’avais rien à répondre à cela. J’aurais aimé le contredire, lui citer une centaine d’exemples d’interférence orientale avec le commerce occidental, mais j’étais incapable d’en citer un seul en cet instant.

Crois-moi, Horatius, j’avais alors bien du mal comprendre ce qui avait pu faire naître en moi cette méfiance envers les Grecs. Après tout, ce sont nos cousins, me disais-je. Ce sont des Grecs romains, et nous sommes des Romains de Rome, certes, mais l’Empire n’est-il pas une seule et même entité choisie par les dieux pour gouverner le monde ? Une pièce d’or fabriquée à Constantinopolis est de même facture, en poids et en aspect, que celle fabriquée à Rome. L’une affiche le nom et le portrait de l’empereur d’Orient, l’autre ceux de l’empereur d’Occident, mais rien ne les différencie autrement. Les pièces d’un royaume sont valables dans l’autre. Leur prospérité est aussi la nôtre, et la nôtre la leur. Et ainsi de suite.

Mais en me livrant à ces réflexions, Horatius, je réalisais avec un certain pessimisme que j’abandonnais ainsi mes maigres espoirs d’échapper à cette terre de sables brûlants et de collines arides. Comme je l’ai écrit dans ma dernière lettre, j’aimerais pouvoir dire : « Regarde, César, comme j’ai été fidèle ! » Et lui de me répondre à son tour : « Bravo, tu as été un bon et loyal serviteur », avant de me faire retrouver les plaisirs de la cour. Mais pour cela, je dois démontrer à César qu’il a des ennemis ici et lui donner le moyen de s’en débarrasser. Mais quels ennemis ? Qui ? Où chercher ?

Nous venions de terminer le repas. Nicomedes frappa des mains et un serviteur vint nous apporter une carafe de cognac aux reflets dorés qui, disait-il, venait d’une principauté du désert sur les côtes du golfe Persique. Il me régala les papilles et m’embruma un peu plus l’esprit.

Il me fit ensuite visiter les différentes pièces de sa villa, me faisant admirer ses plus beaux aspects et, malgré mon état comateux, je pus constater qu’il possédait une collection extraordinaire d’antiquités et de curiosités de tous ordres : de délicates statuettes grecques en bronze, de superbes sculptures égyptiennes en pierre noire, et d’étranges masques en bois d’aspect barbare qui provenaient, m’a-t-il dit, de quelque obscure contrée d’Afrique profonde, pour n’en nommer que quelques-unes.

Il parlait de chaque pièce avec une grande connaissance. J’avais compris à ce stade que mon hôte était non seulement un fin diplomate mais aussi quelqu’un de puissant et d’envergure dans le royaume d’Orient, érudit de surcroît. Je lui étais reconnaissant de m’avoir tendu la main de manière aussi généreuse au cours de mes premiers jours de cet exil solitaire – à un noble expatrié romain au cœur lourd, coupé de son environnement familier, un étranger sur une terre étrangère. Mais je compris que cette reconnaissance était voulue, il cherchait à me contraindre aux liens de l’amitié et à ses obligations, afin que je me sente obligé de dire du bien du légat grec de La Mecque si je devais retourner un jour auprès de mon maître, l’empereur Julianus III.

Le retrouverai-je seulement un jour ? C’était bien là la question.

C’était la question, en effet. Reverrai-je un jour les vertes collines de Rome et ses palais en marbre, Horatius, ou suis-je définitivement condamné à cuire dans la fournaise de ce désert.


N’ayant aucune occupation, ni d’autres amis que Nicomedes, qui faisait preuve à mon égard d’une amitié dont je ne voulais pas abuser trop souvent, je passai les jours suivants à visiter la ville plus en profondeur.

L’émotion suscitée par mon arrivée dans ce coin sordide commence à s’estomper. J’ai fini plus ou moins par m’habituer à ce changement radical dans mon existence. Les plaisirs de Rome m’étant inaccessibles, voyons si cet endroit offre quelques divertissements. Car il n’y a aucun endroit dans le monde, aussi modeste soit-il, qui n’ait de distractions à proposer pour celui qui sait chercher.

Ainsi, après les quelques jours qui ont suivi ma dernière lettre, j’ai arpenté La Mecque d’un bout à l’autre, le long de ses larges boulevards, non pavés soit dit en passant, jusque dans les plus petites ruelles qui les entrecoupent. Ma présence ne semble déranger personne, bien que de temps en temps j’aie l’impression qu’un regard froid et insistant se pose sur ma nuque.

Je suis, comme tu le sais, le seul Romain occidental de La Mecque, mais je ne suis pas le seul étranger. Sur les marchés j’ai croisé des Perses, des Syriens, des Éthiopiens et, bien entendu, un bon nombre de Grecs. Il y a aussi beaucoup d’Indiens, de grands types basanés à l’allure élancée et aux grands yeux clairs. On trouve aussi des Hébreux, qui vivent en Egypte principalement, de l’autre côté de la mer Rouge, face à l’Arabie. Ils y sont depuis des milliers d’années, bien qu’étant apparemment issus de tribus du désert dans un pays semblable à celui-ci et ils n’ont rien en commun avec les Égyptiens en terme de langue, de culture et de religion. De nos jours, ces Hébreux ont commencé à s’étendre sur les bords du Nil et dans les terres voisines, et ils sont de plus en plus nombreux par ici. Nicomedes m’a un peu parlé d’eux.

Ces Hébreux sont des gens plutôt curieux. L’aspect le plus intéressant de leur culture réside dans le fait qu’ils ne croient qu’en un seul dieu, une entité divine invisible, sévère et austère, qui ne doit être représentée de quelque manière que ce soit. Ils n’éprouvent envers les dieux des autres religions que du mépris, les considérant comme purement imaginaires, de simples créatures issues de fables ou de l’imagination sans aucune existence réelle. Ce qui pourrait tout à fait être le cas : lequel d’entre nous a déjà vu de ses propres yeux Apollon, Mercure ou Minerve ? Mais la plupart des gens ont le bon sens de ne pas se moquer des pratiques religieuses des autres. Les Hébreux, en revanche, n’ont aucun scrupule à clamer haut et fort les vertus de leurs étranges croyances tout en accusant violemment les autres d’être des fous ou des adorateurs d’idoles.

Comme tu peux l’imaginer, tout cela ne les rend pas très populaires auprès de leurs voisins. Ce sont cependant de grands travailleurs, possédant des aptitudes particulières dans le domaine de l’agriculture et de l’irrigation, ainsi qu’un certain talent pour la finance et le commerce, ce qui explique pourquoi Nicomedes s’intéresse de très près à eux. D’après lui, ils possèdent la plupart des terres arables au nord du pays, ils sont aussi les principaux banquiers de La Mecque et ils contrôlent le marché des armes, des cuirasses et des outils agricoles dans tout le pays. Il doit y avoir un certain avantage pour moi à rencontrer deux ou trois Hébreux à La Mecque et je m’y suis déjà employé, sans succès je dois dire, au cours de mes promenades sur les différents marchés de la ville.

Les marchés sont très spécialisés, chacun proposant des marchandises particulières. Je les ai tous visités à l’heure qu’il est.

Il y a bien sûr un marché aux épices : avec ses grands sacs de poivre, blanc ou noir au choix, de l’ail, du cumin, du safran, du bois de santal, de la cannelle, de l’aloès, du nard et de ces feuilles sèches qu’ils appellent malabathron, ainsi qu’une multitude d’autres produits dont j’ai oublié le nom. Il y a un marché aux chameaux, à certains jours de la semaine seulement, où ces étranges bêtes sont vendues au cours d’enchères houleuses qui frôlent parfois le pugilat. Je me suis approché d’une de ces créatures une fois, et elle m’a bâillé au nez comme si j’étais un vulgaire voyou. Il y a aussi un marché aux tissus où l’on vend du calicot, du satin et du coton, d’Inde ou d’Égypte, ainsi qu’un marché où l’on vend aux plus crédules des idoles de toutes sortes – j’ai vu un Hébreu passer devant en lançant un regard furieux avant de cracher et faire ce que j’ai pris pour un de leurs signes sacrés –, un marché aux vins, un autre pour les parfums, celui pour la viande et celui des céréales, ainsi que le marché où les Hébreux vendent leurs objets en métal, puis celui où l’on trouve des fruits de toutes sortes, des grenades, des coings, des cédrats, des citrons, des oranges amères, du raisin et des pêches, tout cela au milieu du désert le plus hostile que l’on puisse imaginer !

Il y a aussi un marché aux esclaves où j’ai rencontré ce type remarquable qui se fait appeler Mahmud.

Le marché aux esclaves de La Mecque est aussi animé que n’importe quel autre marché aux esclaves, ce qui illustre bien la prospérité de la ville qui se cache derrière les façades décrépies qu’elle présente à l’étranger de passage. C’est le grand marché de viande humaine du pays et les acheteurs viennent parfois d’aussi loin que la Syrie ou le golfe Persique pour voir les derniers arrivages exotiques des marchands d’esclaves.

Bien que le bois soit une denrée rare dans cette contrée désertique, on y trouve une estrade classique en bois avec son rideau entre deux piquets, ainsi que la masse habituelle de triste marchandise dénudée attendant d’être vendue. Il y avait ce jour-là un mélange de races différentes, malgré une dominance d’Asiatiques et d’Africains : des Éthiopiens noirs comme la nuit et des Nubiens musclés à la peau plus sombre encore, des Circassiens et des Avars à la peau blanche et au visage plat, de vigoureux gaillards nordiques ainsi que quelques autres membres de races qui pouvaient être perses ou indiennes, il y avait même un type blond au regard triste, peut-être un Breton ou un Teuton. Les enchères furent naturellement conduites en sarrasin, langue dont je ne comprends pas un traître mot, mais je suppose qu’il s’agissait des boniments habituels qui ne trompent personne, comment cette plantureuse petite Turque était dans son pays la fille d’un roi, et comment ce Libyen renfrogné à l’épaisse barbe noire était jadis un conducteur de char du plus haut rang avant que la faillite de son maître ne pousse ce dernier à le vendre, et ainsi de suite.

Je passais par là par hasard il y a trois jours, en pleines enchères, lorsque trois petites rouquines dévergondées qui, d’après leurs déhanchements et leurs sourires effrontés, devaient être de fort talentueuses prostituées, firent leur apparition pour être vendues, destinées sans doute à servir de concubines pour quelque émir. Elles ne portaient rien d’autre que des bracelets en pièces d’argent autour des chevilles et des poignets et riaient tout en trémoussant leurs poitrines et en faisant des clins d’œil à la foule afin de faire monter les enchères pour leur vendeur, qui pouvait être leur oncle ou leur frère, pour autant que je sache.

Le spectacle était tellement animé que je me suis arrêté quelques instants. Je venais à peine de me faire une place au milieu de la foule, lorsque l’homme qui se trouvait à côté de moi me surprit en se tournant vers moi et, d’une voix trahissant une colère sombre difficilement contenue, dit : « Ah le porc ! On devrait les fouetter et les jeter aux chacals du désert ! » Il s’exprimait dans un grec tout à fait honorable, chuchotant ces mots qui n’en étaient pas moins riches et captivants. C’était l’une des voix les plus mélodieuses que j’eusse entendues à ce jour. Les mots semblaient avoir débordé de son âme, comme s’il n’avait pu s’empêcher de les faire partager à son voisin le plus proche.

La puissance de cette extraordinaire voix et la violence de ses sentiments eurent sur moi un effet des plus curieux. J’avais l’impression d’avoir été saisi par les poignets par une force irrésistible. Je me tournai vers lui. Il était aussi tendu que la corde d’un archer s’apprêtant à décocher sa flèche et tremblait de colère.

Je me suis dit qu’une réponse était de mise. « Vous parlez des filles ? » fut tout ce que je trouvai à dire.

« Des marchands d’esclaves, répondit-il. Les femmes ne sont que leur bétail. On ne peut pas les blâmer. Ce qui est condamnable, en revanche, c’est de proposer ce bétail pour encourager le vice comme le font ces criminels. »

Puis il se calma brusquement, comme désarçonné par son propre emportement, avant de continuer d’une voix moins autoritaire : « Pardonnez-moi d’imposer mes réflexions à des oreilles étrangères qui ne demandaient rien.

— Au contraire. Ce que vous dites là est très intéressant. J’aimerais que vous m’en appreniez plus. »

Je l’étudiai avec une certaine curiosité. L’idée me vint aussitôt que ce pouvait être un Hébreu : son aversion et sa colère envers ces insignifiants marchandages de viande humaine semblaient le rapprocher de cet homme sévère sur la place du marché aux idoles qui avait fait preuve d’une piété si violente. Tu te rappelles que j’avais décidé de rencontrer certains membres de cette race de marchands à l’esprit vif. Mais une étude plus approfondie me fit déduire qu’il devait être de pure descendance sarrasine.

Il émanait de lui une présence et une force formidables. Il était grand et élancé, plutôt bel homme, les cheveux noirs, dans les trente-cinq ans, peut-être plus, une barbe épaisse et lisse, un regard perçant et un sourire chaleureux qui contrastait avec ses yeux durs et intimidants. Son port princier, son éloquence élégante et la finesse de ses vêtements semblaient indiquer l’homme riche et cultivé qu’il était, un personnage important dans cette ville. J’ai immédiatement compris qu’il pouvait m’être plus utile que n’importe quel Hébreu. Nous nous sommes donc isolés du groupe afin qu’il m’explique sa réaction violente face au commerce de filles faciles sur le marché. Il se lança sans hésiter dans une longue tirade vilipendant la longue liste des péchés de ses concitoyens, tirade qui, bien que féroce, n’en était pas moins déclamée sur ce même ton musical si envoûtant. Et combien de péchés il leur reprochait ! La prostitution n’en représentait qu’un des moins graves. Je ne m’attendais pas à trouver un disciple de Caton en pareil lieu.

« Regardez autour de vous ! insista-t-il. La Mecque est un immense gouffre de perversité. Vous avez vu les idoles que l’on vend un peu partout et que l’on retrouve dans des magasins et des maisons de renom ? Ces images représentent de faux dieux, car le vrai, et il n’y en a qu’un seul, ne peut être représenté. Vous avez vu les tricheries qui ont lieu sur les places de marché ? Vous avez vu tous ces hommes qui mentent sans vergogne à leurs femmes, et les femmes qui le leur rendent bien, et les jeux de hasard, les beuveries, la prostitution, les querelles fratricides ? » Et la liste n’était pas terminée. Je constatai qu’il avait son catalogue d’outrages sous la manche pour le cas où il rencontrerait quelque bonne âme prête à l’écouter. Et pourtant il n’y avait en lui aucune condescendance ni attitude hautaine, mais plutôt une certaine incompréhension : plus que furieux il était simplement affligé par les défaillances de ses concitoyens, du moins l’analysais-je ainsi.

Il marqua line pause, changeant de ton, comme s’il avait réalisé qu’adopter un tel ton dénonciateur trop longtemps frôlait l’incorrection. « Je vous demande encore de m’excuser pour mon excès de zèle. Je prends tout cela très à cœur. J’espère que c’est là mon plus gros défaut. Vous devez être ce Romain venu vivre parmi nous ?

— En effet, Leontius Corbulo, à votre service. Un Romain de Rome, comme j’aime à dire. » Je continuai sur ce ton. « Ma famille est très ancienne, elle possède d’ailleurs des attaches historiques en Syrie et dans d’autres régions d’Asie.

— Je vois. Je m’appelle Mahmud, fils d’Abdallah, lui-même fils de… »

Pour tout dire, j’ai oublié de qui il était le fils, lui-même fils de Untel, et ainsi de suite. Il est de coutume chez les Sarrasins de donner leur pedigree jusqu’à la cinquième ou sixième génération sans reprendre leur souffle, mais je fus bien incapable de retenir un seul de ces noms barbares bien longtemps. Je me souviens cependant qu’il m’a dit être membre de l’un des plus puissants clans de marchands de La Mecque, qui se nomme Kareish, ou quelque chose d’avoisinant.

J’eus l’impression qu’un certain lien s’était noué entre nous pendant ce court laps de temps, et sa personnalité était telle qu’il me fut difficile de lui fausser compagnie. Puisqu’il était presque l’heure du déjeuner, je l’invitai à venir manger avec moi à la villa. Mais il me répondit que j’étais un invité ici à La Mecque et qu’il manquerait à tous ses devoirs s’il devait accepter mon hospitalité avant que je n’aie partagé d’abord la sienne. Je ne cherchai même pas à discuter. Les Sarrasins, comme j’ai fini par m’en rendre compte, sont assez susceptibles sur ce genre de chose. « Suivez-moi », me dit-il, en me guidant. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai pu pénétrer dans la demeure d’un riche marchand de La Mecque.

La villa de Mahmud, fils d’Abdallah, n’était guère différente de celle de Nicomedes, bien que notablement plus grande – une cour intérieure avec une fontaine en son centre, de vaste salles bien aérées, des mosaïques richement colorées sur les murs. Mais à l’inverse de Nicomedes, Mahmud ne collectionnait pas les antiquités. Il semblait d’ailleurs n’avoir que très peu d’objets personnels. Une certaine austérité au niveau de la décoration était visiblement de mise chez lui. Et bien entendu, il n’y avait aucune trace des idoles que les autres habitants de La Mecque semblaient tant apprécier.

La femme de Mahmud fit une brève apparition. Elle s’appelait Kadija, ou quelque chose dans le genre, et paraissait considérablement plus âgée que son mari, ce qui me fut confirmé par Mahmud lui-même. Deux ou trois de ses filles firent quelques passages tout aussi brefs. Mais c’est tous les deux que nous avons déjeuné, assis sur des nattes de paille au milieu d’une grande pièce vide. Mahmud était assis en tailleur, et semblait parfaitement à l’aise dans cette position. Je m’y suis essayé, sans succès, avant d’opter pour une position allongée plus classique, regrettant de ne pas avoir un coussin sur lequel reposer les coudes, mais je ne voulais pas risquer d’offenser mon hôte en lui en réclamant un. Le repas lui-même fut simple, composé de viande grillée et d’un ragoût d’orge et de melons, avec de l’eau comme unique breuvage. Mahmud ne semblait pas, a priori, apprécier le vin.

Il me parla de lui de manière très ouverte, comme si nous étions deux membres d’une même famille vivant dans des pays éloignés et se rencontrant pour la première fois. C’est ainsi que j’appris que le père de Mahmud était mort avant sa naissance et que sa mère l’avait suivi dans la tombe peu de temps après ; il avait donc grandi dans la misère sous la tutelle d’un oncle. D’après ce qu’il me disait, j’eus la vision d’une enfance solitaire passée à errer sur les collines mornes et arides au-delà de la ville ; il semblait s’être interrogé dès son plus jeune âge sur les grandes questions de l’éternité et de l’esprit qui visiblement le taraudaient encore aujourd’hui.

À vingt-cinq ans, Mahmud entra au service de la fameuse Kadija, une riche veuve de quinze ans son aînée. Celle-ci tomba rapidement amoureuse de lui et lui proposa le mariage. Il me raconta la chose sans la moindre gêne et je suppose qu’il n’avait pas de raison d’en avoir. Une étincelle de joie brillait dans son regard quand il me parlait d’elle. Elle lui donna des fils et des filles, bien que seules les filles aient survécu. La prospérité dont il jouit aujourd’hui est, je l’imagine, le produit de la fine gestion de la dot de sa femme.

Il ne m’interrogea ni sur Rome, ni sur Constantinopolis, ni sur aucune autre ville au-delà des frontières de l’Arabia Deserta. Bien que profondément intelligent et curieux, il ne semblait pas s’intéresser aux empires de ce monde. Il n’avait visiblement jamais quitté La Mecque, sinon pour un vague et unique séjour à Damas. Je dirais que c’est un homme simple si je ne savais, mon cher Horatius, à quel point il est complexe en réalité.

La grande préoccupation de sa vie, c’est sa conception d’un dieu unique.

Il s’agit, bien entendu, du fameux concept prôné par les Hébreux depuis l’Antiquité. Je suis convaincu que Mahmud a longuement discuté avec certains membres de cette race ici à La Mecque, et que leurs idées ont fini par affecter sa philosophie. Il les a sûrement entendus vénérer ce dieu invisible et distant, et a partagé leur mépris envers les superstitions des habitants de La Mecque qui aiment avoir autour d’eux une ribambelle d’idoles et de talismans, et qui pratiquent des cultes crédules à l’adresse du soleil, de la lune, des étoiles et d’une cohorte de démons en tous genres. Il ne s’en cache d’ailleurs pas : je l’ai entendu citer un ancien prophète nommé Abraham, de toute évidence un personnage qu’il admire, ainsi qu’un certain Moïse, un chef plus récent de cette tribu.

Il revendique cependant une révélation à part qui lui est propre. Il affirme que cette vision particulière lui est venue à la suite de prières et de contemplations assidues qu’il aurait pratiquées. Il allait souvent dans les montagnes au-delà de la ville pour y méditer dans la solitude d’une grotte isolée, et un jour l’idée d’un dieu unique s’imposa à lui tel un message divin.

Mahmud appelle ce dieu Allah. Quand il en parle, un merveilleux changement s’opère en lui. Son visage irradie, ses yeux deviennent comme deux rayons de lumière pure, sa voix même se fait si musicale et pleine de poésie que l’on a l’impression d’être en face d’Apollon lui-même.

Selon lui, il est impossible de comprendre la nature d’Allah. Il nous est trop supérieur. Les autres peuples peuvent se représenter leurs dieux comme les personnages de quelque fable, et racontent ainsi leurs voyages à travers le monde et leurs querelles avec leurs femmes, leurs exploits sur les champs de bataille, allant jusqu’à les représenter en statues sous l’apparence d’hommes et de femmes, mais avec Allah il en va tout autrement. On ne raconte pas de fables concernant Allah. On ne peut se le représenter, comme nous le faisons avec Jupiter, comme un grand homme, le visage autoritaire, la barbe longue et sujet à toutes les passions – comme un empereur, par exemple, mais dans une tout autre dimension – et il serait absurde voire blasphématoire d’essayer de le représenter comme le faisaient jadis les Grecs avec leurs dieux tels que Zeus, Aphrodite et Poséidon, ou comme nous le faisons avec Jupiter, Vénus ou Mars. Allah est la force créatrice même, le créateur de l’univers, trop grand et puissant pour être représenté de quelque manière que ce soit.

J’ai demandé à Mahmud, puisqu’il est blasphématoire de donner un visage à son dieu, comment il lui était permis de lui donner un nom. Car il s’agit bien là d’une forme de représentation. Mahmud parut apprécier la pertinence de ma question et m’expliqua qu’Allah n’est pas vraiment un nom, comme le sont Mahmud ou Leontius Corbulo, mais qu’il s’agit d’un mot utilisé par les Sarrasins signifiant le dieu.

Selon Mahmud, le fait qu’il n’existe qu’un seul dieu, dont la nature est abstraite et incompréhensible pour les humains, constitue la loi sublime dont dérivent toutes les autres. Cela n’aura sans doute pas plus de sens pour toi que pour moi, Horatius, mais il ne nous appartient pas de jouer les philosophes. Ce qui est intéressant dans le cas présent, c’est de se retrouver face à quelqu’un animé d’une telle passion pour ses croyances. À tel point qu’en l’écoutant on est littéralement attiré par la beauté et la simplicité de ses idées et la force de sa voix lorsqu’il en parle, on serait presque tenté de jurer soi-même fidélité à Allah.

C’est une croyance très simple en elle-même, mais très puissante dans sa franchise, un peu à l’image de ce désert, dure et sans compromis. Elle réfute en bloc l’idolâtrie sous toutes ses formes, les affabulations et autres notions selon lesquelles le rôle des étoiles et des planètes serait prépondérant dans nos vies. Elle rejette toute confiance envers les oracles et autres sorciers. Les décrets des rois et des princes ne peuvent s’appliquer à elle. Elle ne tolère que l’autorité de son dieu lointain, aussi puissant qu’inflexible, dont le décret fondamental est que nous vivions des vies de dur labeur, de piété et de respect envers notre prochain. Ceux qui vivent selon les lois d’Allah, d’après Mahmud, seront réunis au paradis après leur mort ; ceux qui ne le font pas subiront les affres du plus terrible des enfers. Ainsi, Mahmud n’aura pas de répit tant que l’Arabie tout entière ne se sera pas débarrassée de sa paresse, sa dégénérescence et ses péchés en reconnaissant la suprématie du dieu unique, et que ses petites tribus querelleuses ne seront pas réunies en une seule et grande nation gouvernée par un roi invincible qui ferait appliquer les lois de ce dieu.

Sa conviction avait quelque chose d’imposant. Et comme je te l’ai dit, son discours terminé, je n’étais pas loin de sentir en moi la présence et la puissance d’Allah. Il était surprenant, voire effrayant, de constater que Mahmud pût susciter de telles émotions chez quelqu’un comme moi. J’en étais impressionné. Son exposé terminé, l’effet se dissipa graduellement, et je me retrouvai moi-même.

« Qu’en pensez-vous ? me demanda-t-il. Peut-on nier cette vérité ?

— Je ne suis pas en position de juger, répondis-je prudemment, cherchant à tout prix à éviter de froisser mon nouvel ami, surtout dans sa propre salle à manger. Nous autres Romains, avons pour habitude de faire preuve d’une grande tolérance envers les croyances des autres, et si vous visitez un jour notre capitale, vous constaterez que des temples de toutes les religions se côtoient dans les rues. Mais j’apprécie la beauté de vos enseignements.

— Beauté ? C’est de vérité dont je parle. Lorsque vous dites accepter les vérités de toutes les religions sans distinction, cela implique que vous ne leur reconnaissez aucune vérité, je me trompe ? »

J’ai essayé d’argumenter, en puisant dans mes souvenirs d’écolier et les maximes de Platon et Marcus Aurelius, pour déclarer que tous les dieux ne sont jamais que les reflets de la véritable notion de dieu. Mais c’était peine perdue. Il a rapidement perçu en moi mon indifférence toute romaine envers la religion. Si l’on affirme, comme nous le faisons, que tel dieu est aussi valable que tel autre, cela signifie en réalité que les dieux ont une importance toute relative à nos yeux, la religion aussi d’ailleurs, sauf lorsqu’elle sert de moyen de diversion pour occuper les couches sociales les plus défavorisées et leur faire oublier tout ressentiment envers leur misérable condition terrestre. Notre politique du vivre et laisser vivre envers les cultes de Mithra, Dagon, Baal et autres divinités dont les temples pullulent dans Rome appuie cette vision des choses. Pour Mahmud, c’est là une attitude méprisable.

Sentant la tension monter en lui et ne souhaitant pas terminer notre conversation sur une note amère, je prétextai la fatigue pour prendre congé en lui proposant de continuer cette conversation une autre fois.

Le soir, ayant été une fois de plus invité chez Nicomedes le Paphlagonien et encore ivre du flot de paroles dont Mahmud m’avait abreuvé, j’ai demandé à mon hôte s’il pouvait m’en dire un peu plus sur cet extraordinaire personnage.

« Ah lui ! s’esclaffa Nicomedes. Alors comme ça vous fréquentez les fous, Corbulo ?

— Il m’a pourtant paru tout à fait sain d’esprit.

— Oh, il l’est, du moins lorsqu’il vous vend des chameaux ou des sacs de safran. Mais lancez-le sur le sujet de la religion et vous aurez un tout autre homme en face de vous.

— Nous avons effectivement eu une longue discussion philosophique cet après-midi. J’ai trouvé tout cela fascinant. Je n’avais jamais rien entendu de semblable.

— Je veux bien vous croire. Ce pauvre homme devrait partir d’ici tant qu’il en a encore la possibilité. S’il continue sur cette voie, ainsi qu’on me l’a rapporté récemment, on retrouvera son corps dans les dîmes et cela ne surprendra personne.

— Je ne vous suis pas.

— À prêcher contre les idoles comme il le fait, j’entends. Vous savez, Corbulo, on vénère plus de trois cents dieux différents dans cette ville et chacun d’eux a son propre lieu de culte, ses propres prêtres et sa propre fabrique d’idoles que l’on vend aux pèlerins, et tout ce qui s’ensuit. Si j’ai bien compris la démarche de votre Mahmud, il souhaiterait voir tout cela disparaître.

— J’imagine que oui. Il est vrai qu’il s’est montré particulièrement méprisant envers les idoles et leurs adorateurs.

— C’est bien ça. Jusqu’à présent il a simplement mis en place son petit culte personnel, avec une demi-douzaine de membres de sa famille. Ils se réunissent chez lui pour pratiquer le culte particulier prôné par Mahmud lui-même envers ce dieu particulier. Un passe-temps bien innocent, j’en conviens. Mais on m’a dit que récemment il essayait de répandre ses croyances un peu partout, testant ici et là ses idées subversives destinées à faire évoluer la société sarrasine. Comme il l’a fait aujourd’hui avec vous, apparemment. Il ne prend pas de gros risques à partager ses opinions religieuses avec quelqu’un comme vous et moi, puisque nous autres Romains, sommes plutôt ouverts sur la question. Mais il en va tout autrement des Sarrasins. Il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’il se déclare prophète et se mette à prêcher sur la place publique en promettant l’enfer et la damnation à tous ceux qui refuseraient de changer leur façon de vivre, et ils n’auront d’autre choix que de le tuer. Les anciennes coutumes sont bonnes pour les affaires et dans cette ville tout tourne autour des affaires, et rien d’autre. Mahmud prône des notions subversives que les habitants de La Mecque ne peuvent se permettre de tolérer. Il ferait mieux de faire attention où il met les pieds. » Il afficha un rictus. « Mais c’est un amusant petit diable, vous ne trouvez pas, Corbulo ? Comme vous vous en doutez, j’ai moi aussi eu l’occasion de m’entretenir avec lui une fois ou deux. »


Si tu veux mon avis, Horatius, Nicomedes n’a qu’à moitié raison au sujet de Mahmud.

Il n’a pas tort lorsqu’il dit que Mahmud est prêt à prêcher sa religion en public. La façon dont il m’a abordé au marché aux esclaves, alors que je ne suis qu’un parfait inconnu, en témoigne. Et quant à son discours sur sa volonté de ne pas se reposer tant que l’Arabie tout entière n’aura pas accepté l’autorité du dieu unique, cela ne revient-il pas à dire qu’il est sur le point de dénoncer les adorateurs d’idoles ?

Mahmud m’a dit en substance au cours de ce repas qu’Allah transmettait ses commandements concernant les notions de bien et de mal à travers un prophète désigné tous les mille ans. Abraham et Moïse en faisaient partie, ainsi que me l’a appris Mahmud. Et j’ai bien l’impression qu’il se considère comme leur successeur.

Mais je crois que le Grec se trompe quand il dit que Mahmud risque de se faire tuer par un de ses concitoyens pour avoir vilipendé leurs superstitions. Nul doute qu’au début ils auront envie de le tuer. Si ses enseignements devaient faire leur chemin, ils mettraient au chômage des hordes de prêtres et de fabricants d’idoles, créant une grosse brèche dans l’économie locale, ce que personne n’a envie de voir se produire ici. Mais sa personnalité est tellement forte que je pense qu’il pourrait finir par les convaincre. Par Jupiter, il a bien failli me convaincre moi d’accepter l’omnipotence divine d’Allah ! Il finira par trouver un moyen de faire passer ses idées. Je ne sais pas encore comment, mais il a plus d’un tour dans sa manche, c’est un vrai marchand du désert et il finira bien par leur proposer quelque chose de suffisamment intéressant pour leur faire rejeter leurs anciennes croyances et adhérer à la sienne. Allah sera le seul dieu présent ici lorsque Mahmud aura accompli sa tâche sacrée, j’en suis convaincu.

Je dois réfléchir sérieusement à tout cela. On ne rencontre pas tous les jours quelqu’un possédant un tel magnétisme inné. Je suis encore hanté par cette force, impressionné par la façon dont il a réussi, l’espace d’un instant, à me faire pratiquement jurer fidélité à son dieu unique. Je me demande s’il y a un moyen d’utiliser le pouvoir que possède Mahmud sur les hommes pour les faire œuvrer pour le bien de l’Empire, en l’occurrence servir Julianus III Augustus ? Et ainsi regagner les faveurs de César et ma rédemption pour quitter l’Arabie.

Pour l’instant, je n’en vois pas. Je pourrais peut-être lui demander d’inciter ses concitoyens à se révolter contre le pouvoir grec dans cette partie du monde, ou quelque chose dans le genre. J’aurai toutefois suffisamment de temps cette semaine pour y réfléchir, car je n’aurai d’autre compagnie que la mienne. Mahmud, qui voyage assez régulièrement dans la région pour ses affaires, est en déplacement dans les villages côtiers afin d’explorer quelques prospections commerciales. Nicomedes a lui aussi quitté la ville pour se rendre en Arabia Félix où lui et ses compatriotes grecs doivent négocier discrètement le prix des cornalines, du bois d’aloès ou de quelque autre produit pour lequel il y a une grande demande à Rome. Je me retrouve donc seul ici, avec mes serviteurs, une bien triste compagnie. L’idée m’a traversé l’esprit d’aller m’acheter un jeune esclave au bazar pour me divertir de manière plus agréable, mais Mahmud est tellement pieux qu’il risquerait de repérer mon manège, et je ne voudrais pas ébrécher notre amitié naissante. Mais l’idée d’un tel achat est tout de même fort tentante.

Je pense souvent avec nostalgie à la cour, aux festivités du palais royal, au théâtre, aux jeux, à tout ce que je suis en train de rater. Que devient Fuscus Salinator ? Et Voconius Rufus ? Spurinna ? Allifanus ? Et l’empereur Julianus, qui fut mon ami, presque un frère, avant de me trahir en me laissant languir seul au milieu de ce désert d’Arabie ? Que de bons moments nous avons passés, lui et moi, avant ma déchéance.

Rassure-toi, Horatius, je pense aussi très souvent à toi. Je me demande avec qui tu passes tes nuits. Homme ou femme ? Lupercus Hector ? La petite Pomponia Mamiliana, peut-être ? Voire le jeune serviteur breton, dont l’empereur ne voulait certainement plus une fois souiller par moi. En tout cas, je suis sûr que tu ne dors pas seul.

Je me demande ce que mon nouvel ami Mahmud penserait de notre cour et de ses us et coutumes. Il est tellement austère et coincé de nature. Il voue une haine profonde aux hédonismes en tous genres ; un prince du désert bien sévère que cet homme-là, un parfait Spartiate. Tu penses peut-être que je le surestime ? Installons-le dans une villa sur le mont Palatin, avec un beau char et une demeure pleine de serviteurs, une cave bien remplie, laissons-le barboter dans un des bassins parfumés de l’empereur Julianus et ses amis agités, ce serait peut-être une autre chanson ?

Non. Non. J’en doute fort. Si Mahmud venait à Rome, il deviendrait un nouveau Caton et nettoierait tout ça, purgeant la capitale de tous les péchés accumulés au cours des années impériales. Et, une fois qu’il en aurait terminé avec nous, Horatius, nous serions tous devenus de fidèles serviteurs d’Allah.


Cinq autres jours de solitude au cours desquels j’ai été à deux doigts de m’ouvrir les veines. Un vent chaud à te griller le cerveau a soufflé toute la semaine au point d’en devenir fou. L’air semblait chargé de sable. Les gens erraient dans les rues comme des fantômes, drapés en blanc de la tête aux pieds. J’avais peur de sortir de chez moi.

Toutefois, depuis deux jours, le vent s’est calmé. Mahmud est rentré hier de son excursion sur la côte. Je l’ai vu dans la rue en train de parler à trois ou quatre types. Même de loin, il était évident que c’était Mahmud qui menait la conversation, les autres, pris sous le charme, se limitaient à de simples hochements de tête et à des gestes de la main. Il y a quelque chose d’ensorcelant dans sa façon de parler. Il vous envoûte littéralement. On est pris au piège, sans autre option que de l’écouter, on se surprend à croire en tout ce qu’il dit.

Je n’ai pas jugé approprié de l’aborder à cet instant mais, plus tard dans la journée, j’ai envoyé un de mes serviteurs pour l’inviter à manger à la villa. Nous avons ainsi passé quelques heures ensemble aujourd’hui. L’entretien que nous avons eu déboucha sur des révélations surprenantes.

Aucun de nous n’osait revenir sur la discussion théologique de notre première rencontre, nous avons donc passé quelques instants à bavarder de tout et de rien comme le font deux personnes respectables de deux pays différents réunies autour d’un déjeuner intime et déterminées à passer le repas sans prendre le risque d’offenser son voisin. Mahmud se révéla affable comme il ne l’avait jamais été jusqu’à présent. Mais alors que l’on débarrassait les premiers plats, l’intensité si familière de son regard réapparut et il lança de manière un peu abrupte : « Au fait, mon ami, comment diable avez-vous atterri dans ce pays ? »

Compte tenu de mon amitié récente avec lui, il n’aurait guère été judicieux d’avouer que j’avais été banni pour cet acte de pédérastie avec le jouet que l’empereur s’était réservé. Mais, crois-moi, il fallait bien que je trouve quelque chose à lui dire. Il est difficile de se montrer évasif face au regard brûlant de Mahmud, fils d’Abdallah. J’aurais eu moins de mal à mentir à César. Ou à Jupiter lui-même.

Donc, partant du principe qu’il vaut mieux dire une bribe de vérité que de mentir tout court, je lui avouai que l’empereur m’avait envoyé en Arabie pour espionner les Grecs.

« Votre empereur qui n’est donc pas leur empereur, bien qu’il s’agisse du même Empire.

— Absolument. » Mahmud, bien qu’isolé comme il l’avait été toute sa vie du vaste monde qui s’étendait au-delà des frontières de l’Arabie, comprenait parfaitement le concept de principat à deux têtes. Il comprenait aussi le peu d’harmonie réelle qui existe entre les deux parties de ce royaume divisé.

« Et quels désagréments pensez vous que les Byzantins risquent de causer à votre peuple ? » demanda-t-il. Il y avait une certaine tension dans sa voix et je compris qu’il ne s’agissait pas d’une simple curiosité de sa part lorsqu’il m’a posé cette question.

« Le danger est d’ordre économique, dis-je. Trop de nos importations des nations asiatiques passent par leurs mains à l’heure qu’il est. Et ils semblent aujourd’hui s’implanter de plus en plus au cœur de l’Arabie, où convergent toutes les routes marchandes. S’ils devaient avoir une mainmise économique sur ces routes, nous serions à leur merci. »

Il resta silencieux un instant, méditant sur mes paroles. Mais ses yeux brillaient d’une étrange lueur. Son esprit devait bouillonner.

Puis il se pencha vers moi, jusqu’à ce que nos nez se frôlent, et de cette voix douce qui capture votre attention plus que n’importe quel cri, il dit : « Nous partageons donc la même inquiétude. Ces Grecs sont aussi nos ennemis. Je connais leur cœur. Ils ont l’intention de nous conquérir.

— Mais c’est impossible ! Nicomedes lui-même m’a dit qu’à ce jour aucune armée n’a réussi à s’emparer de l’Arabie. Et que personne ne réussira.

— Effectivement, personne ne peut s’imposer chez nous par la force. Mais ce n’est pas ce que j’entendais par là. Les Grecs peuvent nous conquérir de manière plus sournoise, par la ruse, si nous les laissons faire : utilisant leur or pour nourrir notre avarice, nous achetant progressivement jusqu’à la moindre parcelle. Nous sommes un peuple sagace, mais ils le sont davantage, et ils nous enserreront dans un cordon de satin, nous deviendrons un jour la propriété de marchands, d’usuriers ou d’armateurs grecs. C’est ce que les Hébreux auraient fait s’ils avaient été plus nombreux et plus puissants, mais les Grecs ont un empire derrière eux. Du moins, la moitié d’un empire. » Son visage était illuminé par cette extraordinaire passion et cette excitation confinait à la folie. « Mais cela ne se produira pas. Je ne les laisserai pas faire, mon bon Corbulo ! Je les détruirai avant qu’ils ne causent notre perte. Vous pouvez toujours le dire à votre empereur : Mahmud, fils d’Abdallah, s’opposera aux Grecs qui cherchent à s’emparer de cette terre et nous les repousserons jusqu’à Byzance. »

Ce fut un choc. Il m’avait déjà dit le premier jour qu’il avait l’intention de guider l’Arabie vers la loi d’un dieu unique et d’un roi invincible ; et maintenant, je pense savoir qui sera ce roi invincible.

Les paroles moqueuses de Nicomedes une semaine plus tôt me revinrent à l’esprit : Alors, comme ça, vous fréquentez les fous, Corbulo ?

L’emportement de Mahmud, alors que nous étions tranquillement assis autour de ma table, faisait penser à un accès de folie. Qu’un obscur marchand de ce désert soit à la fois un mystique et un rêveur était déjà étonnant en soi ; mais maintenant, en soulevant un voile, il révélait une personnalité de guerrier-roi nichée en lui. C’était énorme. Ni Alexandre de Macédoine, ni Jules César, ni l’empereur Constantinus ne s’étaient vantés de posséder autant d’âmes différentes en un seul homme, comment Mahmud, fils d’Abdallah, le pouvait-il ?

Un moment plus tard il s’apaisa et tout redevint calme comme auparavant.

Il y avait une flasque de vin sur la table à portée de main, un bon vin tunisien sirupeux que j’avais acheté au marché la veille. Je m’en versai une coupe pour calmer l’effet du coup de tonnerre que son discours enfiévré avait produit. Il sourit et tapota la flasque. « Vous savez, je n’ai jamais vraiment bien compris l’intérêt de cette chose. Pour moi, c’est gâcher du bon raisin que d’en faire du vin.

— Les opinions varient sur ce sujet. Mais qui peut se vanter d’avoir raison ? Laissons ceux qui aiment le vin en boire, les autres ne sont pas obligés de les imiter. » Je levai ma coupe devant lui. « Celui-ci est vraiment excellent pourtant. Vous êtes bien sûr de ne pas vouloir le goûter ? »

Il me foudroya du regard comme si je venais de lui proposer une coupe de poison. Je suppose que Mahmud, fils d’Abdallah, ne sera jamais un buveur, qu’il en soit ainsi après tout. Car, finalement, Horatius, cela en fait plus pour les autres, hein ?


« Alors, comment se porte votre ami Mahmud ? demanda Nicomedes le Paphlagonien, au cours du repas suivant qui nous réunit. A-t-il réussi à vous faire prosterner devant Allah ?

— Je ne suis pas près de me prosterner devant les dieux », dis-je avant d’ajouter prudemment : « Il semble s’inquiéter de la présence ici de vos concitoyens.

— Il a peur que nous ne prenions le pouvoir, peut-être ? Il devrait pourtant nous connaître depuis le temps. Si Augustus et Trajan n’ont pas réussi à envahir ce pays, comment peut-il imaginer qu’un monarque aussi sensé que Maurice Tiberius le fasse ?

— Ce n’est pas une invasion militaire qu’il a en tête, Nicomedes. Il craindrait plutôt une infiltration commerciale. »

Nicomedes ne parut pas désarçonné. « Il a tort. Je ne nie pas, mon cher Corbulo, que nous cherchons à multiplier nos activités dans la région. Mais je ne vois pas en quoi cela perturbe Mahmud et les siens. Nous ne grignotons pas sa part du gâteau. Nous voulons simplement augmenter la taille du gâteau. Vous connaissez l’adage des Phéniciens : « La marée montante soulève tous les bateaux. »

— On n’apprend plus la rhétorique dans les écoles grecques ? Le gâteau ? Les bateaux ? Vous vous égarez dans les métaphores, il me semble. De plus, l’Arabie ne possède pas de bateaux, ni de marée, d’ailleurs.

— Vous voyez parfaitement ce que je veux dire. Vous pouvez dire à Mahmud de ne pas s’inquiéter. Nos projets d’expansion en Arabie seront bénéfiques pour tous ceux qui sont concernés, les marchands de La Mecque inclus. Je devrais peut-être m’entretenir avec lui, moi aussi ? Il est prompt à s’emporter. J’arriverais peut-être à le raisonner.

— Je ferais peut-être mieux de m’en occuper moi-même », dis-je.


C’est à cet instant que j’ai compris, Horatius, où se trouvait le cœur du problème, et qui était notre véritable ennemi.

L’empereur Julianus n’a aucun souci à se faire quant aux activités des Grecs dans le secteur. Leur incursion en Arabie était prévisible. Ce sont des hommes d’affaires par nature, et l’Arabie, bien que hors des frontières de l’Empire, demeure dans les limites d’influence de l’Orient. Leur présence ici était inévitable, eh bien, c’est fait, nous y voilà. S’ils ont l’intention de bâtir des liens commerciaux plus puissants avec ces peuples du désert, nous n’avons aucune raison de nous en offenser et il n’y a rien que nous puissions y faire de toute façon. Comme Nicomedes l’a dit, l’Orient contrôle déjà l’Égypte, la Syrie, la Libye et d’autres pays chez qui nous nous fournissons et nous n’en avons jamais souffert. En ce sens, il s’agit bien d’un seul et même Empire. Les Grecs n’iront pas augmenter les prix des produits en provenance d’Orient, craignant que nous n’en fassions de même avec l’étain, le cuivre, le fer et le bois que nous leur fournissons.

Non. La menace de vient pas des Grecs, peuple pacifique et civilisé. Le véritable péril dans le cas qui nous occupe vient de ce prince du désert, Mahmud, fils d’Abdallah.

Un dieu, a-t-il dit. Un peuple arabe avec à sa tête un roi unique. Et quand il parle des Grecs : Je les détruirai avant qu’ils ne causent notre perte.

Il le pense vraiment. Et il en est peut-être même capable. Personne n’a jamais réussi à réunir les Sarrasins sous le pouvoir d’un seul homme, cela dit, je ne pense pas qu’ils aient jamais eu parmi eux quelqu’un comme Mahmud. J’ai brusquement eu cette vision, mon cher Horatius, alors que nous étions assis autour de la table copieusement garnie de Nicomedes : Mahmud, regard de braise et sabre brandi, menant ses troupes de Sarrasins hors d’Arabie, avançant au nord en direction de la Syria Palaestina et de la Mésopotamie, prêchant la parole de son dieu unique sur son chemin, les Grecs terrorisés fuyant devant ses hordes de guerriers. Les paysans trop heureux d’embrasser la nouvelle foi ; qui pourrait résister à la voix envoûtante de Mahmud, surtout lorsque celle-ci est appuyée par les lames de ses nombreux disciples ? Et puis plus loin, jusqu’en Arménie, en Cappadoce et en Perse, le mouvement se dirigera ensuite vers l’ouest, l’Egypte et la Libye. Les guerriers d’Allah à travers le monde, incendiant le cœur des hommes avec la nouvelle croyance, le nouvel amour pour la vertu et l’honneur. Les autres religions, obsolètes, fondront devant la nouvelle comme neige au soleil. Les richesses des temples des faux dieux seront réparties entre la population. Des légions entières de prêtres parasites et oisifs massacrées comme du bétail tandis que les superstitions seront évincées. Les statues en or des faux dieux seront fondues. Un nouvel État sera proclamé dans le monde, sur fond de prière et de loi sacrée.

Mahmud peut affirmer que l’unique et véritable dieu est avec lui. Son éloquence nous pousse à le croire. Nous autres de l’Empire n’avons que les statues de nos dieux, et personne ayant pour deux sous d’intelligence ne les a prises au sérieux depuis des centaines d’années. Comment pourrions-nous contrer le raz-de-marée de la nouvelle foi ? Elle nous ensevelira comme la lave du Vésuve.

« Vous prenez tout cela trop au sérieux », m’a dit Nicomedes le Paphlagonien, lorsque bien plus tard dans la soirée, ayant un peu abusé du bon vin, je lui fis part de mes craintes. « Vous devriez peut-être vous couvrir la tête quand vous sortez dans les rues en pleine journée, Corbulo. Le soleil d’Arabie tape fort et il peut faire des ravages sur les esprits. »

Non, Horatius. J’ai raison et il a tort. Une fois en marche, les légions d’Allah ne pourront être arrêtées jusqu’à ce qu’elles arrivent en Italie, en Gaule et même en Britannie jusqu’aux côtes lointaines de l’immense océan, et le monde entier appartiendra à Mahmud.

Cela ne se produira pas.

Je sauverai le monde du danger qu’il représente, Horatius, et peut-être, ce faisant, je me sauverai moi-même.


La Mecque est évidemment une ville sainte, un sanctuaire. Aucun homme ne peut lever la main sur son semblable sans encourir une peine exemplaire.

Umar, le fabricant d’idoles, qui a servi dans le temple d’Uzza, l’a bien compris. Je suis allé voir Umar dans son atelier, où il était assis à fabriquer des statues d’Uzza aux poitrines généreuses. Uzza est la Vénus des Sarrasins. Je lui ai acheté pour une poignée de pièces de cuivre une jolie petite statuette en pierre noire que j’espère bien te montrer un de ces jours. Je lui ai ensuite montré une pièce d’or du temps de Justinianus en lui expliquant ce que j’attendais de lui, et sa seule réponse fut de tapoter à deux reprises le nez de Justinianus sur la pièce. Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, je me suis contenté de froncer les sourcils.

« L’homme dont vous me parlez est mon ennemi et l’ennemi de tous ceux qui aiment les dieux, dit Umar le fabricant d’idoles, et je serais prêt à le tuer pour trois pièces de cuivre si je n’avais pas une famille à charge. Mais ce travail exige que je voyage, et cela coûte cher. Cela ne peut être fait à La Mecque, vous comprenez ? » Et il tapota de nouveau le nez de Justinianus. Cette fois, je compris ce qu’il voulait dire. Je posai une deuxième pièce d’or à côté de la première, et le fabricant d’idoles me retourna un sourire.

Il y a douze jours de cela, Mahmud a quitté La Mecque pour un de ses déplacements vers les régions de l’Est. Il n’est pas rentré. Je crains qu’il n’ait eu un de ces accidents comme il en arrive dans ces contrées perdues, et les dunes mouvantes ont dû recouvrir depuis son corps à tout jamais.

Umar, le fabriquant d’idoles, semble avoir disparu lui aussi. On dit à travers la ville qu’il est parti dans le désert à la recherche de pierres noires dont il fait certaines de ses statues et que quelque artisan rival avec lequel il était en conflit l’aurait suivi jusqu’à la carrière. Je crois, Horatius, que tu seras d’accord avec moi pour dire qu’il fallait régler la chose. La disparition d’un homme aussi connu que Mahmud risquait de soulever des soupçons, mais dans le cas d’Umar personne, à part sa femme, ne se souciera de la disparition du fabricant d’idoles.

Tout cela est évidemment bien regrettable, mais c’était absolument nécessaire.

« Il doit être mort à l’heure qu’il est », m’a dit Nicomedes hier soir. Nous nous retrouvons toujours aussi régulièrement pour dîner. « Une bien triste affaire, c’était un homme intéressant.

— Un très grand homme, dans son genre. S’il avait vécu plus longtemps, je suis convaincu qu’il aurait changé la face du monde.

— J’en doute fort, dit Nicomedes, de son air hautain typiquement grec. Mais nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ?

— Nous ne le saurons jamais, acquiesçai-je, en levant mon verre. À Mahmud, le pauvre diable.

— À Mahmud. » Et voilà la fin de cette triste d’histoire. Va voir l’empereur, Horatius. Dis-lui ce que j’ai fait. Prends bien soin de tout replacer dans le contexte, celui de la grande histoire impériale, passée, présente et future. Parle-lui d’Hannibal, de Vercingétorix, d’Attila, de tous les grands ennemis que nous avons eus dans le passé, et dis-lui que j’ai tué dans l’œuf un danger qui menaçait Rome plus que tous ceux que je viens de citer.

Dis-lui, Horatius. Dis-lui que j’ai épargné une conquête du monde : que ce que j’ai fait était absolument essentiel, que j’ai fait ce que personne d’autre n’aurait fait en son nom, car qui aurait eu à part moi une telle vision de ce qui nous attendait ? Dis-le lui.

Surtout, dis-lui de me rappeler à Rome. J’ai erré dans les sables d’Arabie assez longtemps. Mon travail ici est terminé. Je le supplie de m’épargner la désolation du désert, sa chaleur infernale, ma solitude. Ce n’est pas un endroit pour un héros de l’Empire.

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