5

Billy Pèlerin assure que l’univers n’apparaît pas sous forme de myriades de petits points brillants aux êtres qui peuplent Tralfamadore. Ces créatures perçoivent la position précédente et la position future de chaque étoile, si bien que les cieux sont emplis de maigres spaghetti lumineux. De plus, les Tralfamadoriens ne voient pas les humains comme des organismes à deux jambes. À leurs yeux ce sont d’énormes mille-pattes « qui ont des jambes de bébé à une extrémité et de vieillard à l’autre », ajoute Billy Pèlerin.


Billy a réclamé de la lecture pour le voyage en direction de Tralfamadore. Ses ravisseurs transportaient les copies sur microfilm de cinq millions de volumes terriens mais ne disposaient d’aucun équipement pour les projeter dans la cabine de Billy. Ils n’avaient qu’un seul vrai livre en anglais, destiné à un musée de Tralfamadore. C’était La Vallée des poupées de Jacqueline Susann.

Billy l’a lu, y a remarqué des passages intéressants. De toute évidence, les personnages avaient des hauts et des bas, des bas et des hauts. Et Billy n’avait aucune envie de s’échiner sans fin sur ces montagnes russes. Bien poliment, il a essayé de savoir s’il n’y avait rien de plus.

— Tout juste des romans tralfamadoriens et je suis persuadé qu’ils ne vous diraient absolument rien, a répondu le haut-parleur placé sur le mur.

— Faites-m’en voir un tout de même.

On lui en a fait parvenir plusieurs. Ils étaient tout petits. Il en aurait fallu une douzaine pour occuper le volume de La Vallée des poupées avec tous ses hauts et ses bas, ses bas et ses hauts.


Billy, bien entendu, ne lisait pas le tralfamadorien mais il pouvait tout de même juger de la typographie des ouvrages : de brefs massifs de symboles séparés par des étoiles. Billy a émis l’opinion que les groupes de caractères étaient peut-être des télégrammes.

— C’est exact, a concédé la voix.

— De vrais télégrammes ?

— Les télégrammes sont inconnus à Tralfamadore. Mais vous avez raison : chaque assemblage de signes constitue un message court et impérieux, décrit une situation, une scène. Les messages ne sont enchaînés par aucun lien spécial mais l’auteur les a choisis avec soin afin que, considérés en bloc, ils donnent une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde. Il n’y a ni commencement, ni milieu, ni fin. Pas de suspense, de morale, de cause ni d’effet. Ce qui nous séduit dans nos livres c’est le relief de tant de merveilleux moments appréhendés simultanément.


Quelques instants plus tard, la soucoupe s’infiltrait dans une faille du temps et Billy a été catapulté au creux de son enfance. Il a douze ans et tremble comme une feuille, debout avec son père et sa mère sur l’Éperon de l’Ange radieux au bord du Grand Canon. Les membres de la petite famille d’humains contemplent fixement le bas du canon, d’un à-pic de quinze cents mètres.

— Eh ben, constate le père de Billy balançant un caillou dans le vide d’un coup de pied martial, le voilà.

Leur voiture les a amenés jusqu’à cet endroit renommé. Ils ont crevé à sept reprises sur la route.

— Ça valait le déplacement, soupire la mère de Billy extasiée. Oh, mon Dieu, ça valait vraiment le déplacement.

Billy a le canon en horreur. Il est certain qu’il va tomber dedans. Sa mère le frôle et il fait dans sa culotte.


Il y a d’autres touristes qui scrutent l’abîme du canon et aussi un garde forestier posté là pour répondre aux questions. Un Français venu du fin fond de la France demande dans un anglais hésitant si beaucoup de gens se suicident en enjambant le rebord.

— Oui, monsieur, affirme le garde. Environ trois par an.

C’est la vie.


Ensuite Billy a fait un petit bond dans le temps, un infime saut de puce de dix jours, si bien qu’il avait toujours douze ans, continuait à visiter l’Ouest avec ses parents. Ils étaient dans les grottes de Carlsbad et Billy priait Dieu de le faire sortir de là avant que le plafond s’écroule.

Un guide racontait que les grottes avaient été découvertes par un cow-boy intrigué devant l’épais nuage de chauves-souris qui montait d’un trou du sol. Puis il prévint qu’il allait éteindre toutes les lampes et que la plupart des personnes présentes affronteraient l’obscurité totale pour la première fois.

Les lumières s’évanouirent. Billy ne savait même plus s’il était toujours en vie. Un objet spectral se mit à flotter dans l’air sur sa gauche. Son père venait d’ôter sa montre de son gousset. Le cadran était phosphorescent.


Billy est passé d’une profonde nuit à un jour éclatant, s’est retrouvé à la guerre, de retour au poste d’épouillage. La douche se terminait. Une main invisible avait coupé l’eau.

Quand Billy a récupéré ses vêtements, ils n’avaient pas gagné en propreté, mais tous les petits habitants qui les hantaient étaient morts. C’est la vie. Le nouveau pardessus de Billy avait dégelé, était devenu tout flasque. Il était bien trop étroit pour lui. Il s’ornait d’un col de fourrure et d’une doublure de soie pourpre et semblait avoir été taillé pour un imprésario de la taille d’un singe de foire. Il était grêlé de trous de balle.

Billy Pèlerin s’est habillé. Il a enfilé le petit manteau. La couture du dos a cédé et les manches ont complètement lâché les épaules. La pelisse s’est transformée en gilet à collet fourré. Elle était faite pour s’évaser à la taille mais l’ampleur s’ébauchait sous les aisselles du nouveau propriétaire. Les Allemands considéraient Billy comme l’une des attractions les plus irrésistibles de la Seconde Guerre mondiale. Ils se tenaient les côtes.


Ils ont donné l’ordre à tous les autres de se disposer en rang par cinq, en s’alignant sur Billy. La procession a quitté les lieux, retraversé barrière après barrière. Devant, de nouveaux Russes affamés aux visages en forme de cadrans phosphorescents. Les Américains avaient repris un peu d’entrain. Les aiguilles d’eau bouillante les avaient ravigotés. Ils se sont dirigés vers un hangar où un caporal manchot et borgne inscrivait le nom et le numéro d’ordre de chaque prisonnier dans un immense registre rouge. À partir de ce moment, tous avaient une existence légale. Tant que noms et numéros n’étaient pas couchés sur papier, chacun était porté disparu, présumé mort. C’est la vie.


Pendant que les Américains piétinaient sur place, une dispute éclata au bout de la file. Un prisonnier venait de marmonner quelque chose qui avait énervé un garde. Le soldat connaissait l’anglais et arracha l’Américain au groupe, l’expédia au sol. L’Américain n’en revenait pas. Il tremblait sur ses jambes en se relevant, crachait du sang. Il avait perdu deux dents. Il ne pensait pas à mal, apparemment, ne soupçonnait pas que l’Allemand entendrait et comprendrait.

— Pourquoi moi ? a-t-il questionné.

L’Allemand l’a repoussé à sa place.

— Bourquoi doi ? Bourquoi eux ?


Dès que le nom de Billy Pèlerin fut dans le grand livre, on lui attribua aussi un numéro et une plaque d’identité en aluminium frappée du même numéro. Le coup de poinçon avait été appliqué par un ouvrier réquisitionné en Pologne. Il était mort à cette heure. C’est la vie.

On a recommandé à Billy de suspendre la médaille à son cou avec ses pendeloques américaines et il s’est exécuté. Elle évoquait un biscuit salé avec ses perforations médianes et un homme robuste pouvait la casser en deux à main nue. Si Billy venait à mourir, ce qui n’arrivera pas, une moitié demeurerait sur le corps, tandis que l’autre serait placée sur sa tombe.

Quand Edgar Derby, le malheureux professeur de lycée, fut fusillé à Dresde, un peu plus tard, un médecin fit le constat de décès et brisa la plaque en deux. C’est la vie.


Enregistrés et étiquetés selon les règles, les Américains franchirent barrière après barrière une fois de plus. Dans les deux jours, leurs familles apprendraient qu’ils étaient vivants, et cela par l’intermédiaire de la Croix-Rouge.

Le voisin de Billy était le petit Paul Lazzaro qui avait juré de venger Roland Fumeux. Tout sentiment vindicatif l’avait abandonné. Il ne songeait qu’aux coliques qui le ravageaient. Son estomac rétréci avait la taille d’une noix. Cette poche desséchée et recroquevillée irradiait la douleur comme un furoncle.

À côté de Lazzaro se tenait Edgar Derby, cet infortuné marqué par le destin, toutes identifications américaines et allemandes au vent, en collier, par-dessus sa chemise. Il avait espéré être promu capitaine, grâce à son âge et à sa grande sagesse. Et le voilà qui échouait à la frontière tchécoslovaque à minuit.

— Halte ! cria une sentinelle.

Les Américains s’immobilisèrent. Ils attendaient sans bruit dans le froid. Les bâtiments qui les entouraient ressemblaient à des milliers d’autres qu’ils avaient longés. Avec cette différence cependant qu’ils étaient surmontés de cheminées de ferraille d’où s’échappaient en tourbillon des constellations d’étincelles.

Un Allemand frappa à une porte.

Elle s’ouvrit brusquement de l’intérieur. La lumière jaillit, s’élançant hors de sa prison à 300 000 kilomètres par seconde. Cinquante Britanniques portant la cinquantaine sortirent au pas. Ils chantaient « Salut, la bande est au complet » tiré des Pirates de Penzance.


Ces joyeux drilles hauts en couleur figuraient parmi les premiers prisonniers de langue anglaise de la Seconde Guerre. Pour l’instant, ils donnaient l’aubade à ceux qui seraient pratiquement les derniers. Il y avait au moins quatre ans qu’ils n’avaient aperçu ni femme ni enfant. Ni oiseau non plus. Les moineaux eux-mêmes ne se risquaient pas dans le camp.

C’était des officiers de Sa Majesté. Chacun d’entre eux avait fait, dans d’autres prisons, au minimum une tentative d’évasion. Ils avaient fini au coeur immobile d’un maelström de Russes à l’agonie.

Ils pouvaient creuser tout leur saoul. Ils déboucheraient immanquablement dans un rectangle enclos de barbelés pour y être accueillis sans joie par des Russes moribonds qui ne parlaient pas anglais, ne disposaient d’aucun ravitaillement, et n’avaient ni renseignements ni plan d’évasion. Qu’ils projettent autant qu’il leur plairait de se dissimuler dans un camion, d’en voler un : aucun véhicule ne pénétrait jamais dans leur enceinte. Rien ne les empêchait de se faire porter malades, mais cela ne les mènerait pas loin. Le seul hôpital du camp était constitué de six misérables lits situés dans leur propre secteur.


Les Anglais étaient impeccables, pleins d’enthousiasme, solides et compatissants. Ils chantaient fort et juste. Ils chantaient en choeur tous les soirs depuis des années.

De plus, ils faisaient des tractions, s’entraînaient aux poids et haltères. Ils avaient tous le ventre plat, leurs biceps, leurs mollets étaient des boules de muscles. Et par-dessus le marché, ils étaient de première force aux dames et aux échecs, au bridge et au pouilleux, aux dominos, aux anagrammes et aux charades, au ping-pong et au billard.

En ce qui concerne les provisions, ils comptaient parmi les gars les mieux nantis d’Europe. Au début des hostilités, quand les colis parvenaient encore aux prisonniers, l’erreur d’un rond-de-cuir avait conduit la Croix-Rouge à leur en adresser cinq cents par mois, au lieu de cinquante. Ils les avaient entassés avec tant d’astuce qu’au terme de la guerre ils étaient à la tête de trois tonnes de sucre, une tonne de café, onze cents kilos de chocolat, trois cent cinquante kilos de tabac, huit cent cinquante kilos de thé, deux tonnes de farine, une tonne de singe, six cents kilos de beurre en boîte, huit cents kilos de fromage pasteurisé, quatre cents kilos de lait en poudre, et deux tonnes de marmelade.

Le tout en sécurité dans un réduit sans fenêtre, préservé des rats par un blindage de boîtes de conserve aplaties.


Les Allemands les adoraient et juraient qu’ils correspondaient trait pour trait à l’idée que tout un chacun se fait de l’Anglais idéal. Ils faisaient de la guerre quelque chose de chic, un divertissement guidé par la raison. C’est pourquoi les autorités leur avaient accordé quatre baraquements, quand un seul aurait suffi à les abriter. Et, en échange de café, chocolat ou tabac, leur avaient alloué de la peinture, du bois, des clous et de la toile pour tout retaper.

Il y a douze heures qu’ils savaient que des Américains approchaient. Ils n’avaient encore jamais reçu d’invités et ils s’étaient mis au travail comme de bons petits génies du foyer, balayant, astiquant, aux fourneaux, aux fours ; ils avaient confectionné des matelas à l’aide de paille et de toile à sac, disposé le couvert, décoré chaque place de cocardes de fête.

Et maintenant leur refrain souhaitait la bienvenue à leurs hôtes dans la nuit d’hiver. Leurs vêtements embaumaient après la préparation du festin. Leur costume tenait en partie de la tenue de combat, en partie de l’uniforme du joueur de tennis ou de croquet. L’hospitalité qu’ils déployaient, la perspective de toutes les bonnes choses amoncelées à l’intérieur leur procuraient tant de joie qu’ils en oubliaient, au cours de leurs vocalises, d’examiner les arrivants. Ils pensaient s’égosiller pour d’autres officiers à peine rescapés de la bagarre.

Ils propulsaient les Américains vers la porte à grandes bourrades affectueuses, emplissaient la nuit de balivernes viriles et de fraternelles vantardises. Ils les appelaient « Ricains », les félicitaient, « Bravo, vous y avez mis le paquet », leur juraient que « les Fritz foutaient le camp », et ainsi de suite.

Billy Pèlerin se demandait vaguement qui étaient les « Fritz ».


Le voilà à l’intérieur, tout près d’un poêle de fonte d’un beau rouge sombre. Des douzaines de théières fument. Quelques-unes sifflent. Il trône un énorme chaudron plein de soupe dorée. Et épaisse. Des bulles venues du fond des âges crèvent à la surface avec une paresse majestueuse tandis que Billy Pèlerin écarquille les yeux.

On avait dressé de longues tables de banquet. Chaque place est marquée par un bol fait d’une ancienne boîte de lait en poudre. Une boîte plus petite était devenue tasse. Une autre, plus élancée, gobelet. Les gobelets sont pleins de lait chaud.

Chacun des convives reçoit un rasoir, un gant de toilette, un paquet de lames, une tablette de chocolat, deux cigares, une savonnette, dix cigarettes, une pochette d’allumettes, un crayon et une bougie.

Seuls le savon et les bougies sont d’origine allemande. Ils se confondent dans leur fantomatique opalescence. Les Américains n’ont pas la possibilité de s’en rendre compte, mais les bougies et le savon sont constitués de la graisse de juifs, de gitans, de pédés, de communistes et autres ennemis de l’État qu’on a fait fondre.

C’est la vie.


La salle à manger brille de toutes ses chandelles. Les tables croulent sous le pain blanc tout frais, les boules de beurre, les pots de marmelade. On voit des plats de singe en tranches.

La soupe, les oeufs brouillés, les tartes à la confiture prendront la suite.

À l’autre bout du baraquement, Billy distingue des arches roses drapées d’azur, une énorme horloge, deux trônes dorés, un seau et une serpillière. C’est le décor du clou de la soirée, une version musicale de Cendrillon, la plus célèbre histoire jamais contée.


Billy Pèlerin a pris feu à se tenir trop près du poêle rouge. L’ourlet de son petit manteau se consume. Une menue flamme patiente comme celle que produit l’amadou.

Billy aimerait savoir s’il y a un téléphone quelque part. Il veut parler à sa mère, lui annoncer qu’il est en vie et bien portant.


Le silence s’établit tandis que les Anglais dévisagent avec étonnement les animaux crasseux qu’ils ont introduits avec une si belle ardeur. L’un d’eux découvre que Billy brûle.

— Tu flambes, mon gars ! s’exclame-t-il, éloignant Billy du fourneau tout en étouffant les étincelles de ses mains.

Voyant que Billy ne réagit pas, l’Anglais l’interroge :

— Tu n’es pas muet ? Tu m’entends ?

Billy hoche la tête. L’Anglais le palpe de partout, ému de pitié.

— Mon Dieu qu’est-ce qu’ils t’ont fait, p’tit gars ? C’est pas un homme, c’est une carcasse de cerf-volant. Tu es vraiment américain ?

— Oui.

— Ton grade ?

— Deuxième classe.

— Où sont passés tes brodequins ?

— J’sais plus.

— Et cette capote, c’est une blague ?

— Pardon ?

— Où as-tu déniché une affaire pareille ?

Ceci exige de Billy un intense effort de réflexion.

— On me l’a donnée, explique-t-il enfin.

— Les Fritz te l’ont donnée ?

— Qui ?

— Les Allemands te l’ont donnée ?

— Oui.

Billy n’apprécie guère toutes ces questions. Elles le fatiguent.

— Oh, mon pauvre Ricain, mon pauvre vieux, on t’a insulté, oui.

— Pardon ?

— Ils ont délibérément tenté de t’humilier. Il ne faut pas permettre aux Fritz des choses semblables.

Billy Pèlerin est tombé dans les pommes.


Il a émergé sur un siège, face à la scène. D’une façon ou d’une autre il avait réussi à manger et maintenant il suivait Cendrillon. Quelqu’un en lui s’amusait de la pièce depuis un bon moment. Billy riait à gorge déployée.

Les rôles de femmes étaient tenus par des hommes, c’est évident. L’horloge venait de sonner douze coups et Cendrillon se lamentait :

« Pauvre de moi, l’horloge a sonné

Heure néfaste, déveine d’enculé. »

Billy jugeait le refrain si cocasse qu’il ne se contentait pas de s’esclaffer, il hurlait comme une baleine. Ses hurlements ont continué jusqu’à ce qu’on l’emportât dans un autre bâtiment où était l’hôpital. Qui comprenait six lits. Il n’y avait pas d’autre malade.


On a installé Billy dans un lit, on l’y a attaché et on lui a fait une piqûre de morphine. Un autre Américain a offert de le veiller. Le volontaire était Edgar Derby, le professeur de lycée qui sera fusillé à Dresde. C’est la vie.

Derby s’est assis sur un tabouret à trois pieds. On lui a passé de quoi lire. Le roman s’appelait La Conquête du courage, de Stephen Crane. Derby l’avait déjà lu. Il le dévorait pour la seconde fois pendant que Billy s’enfonçait dans le paradis de la morphine.


Sous l’effet de la drogue, Billy a rêvé de girafes dans un jardin. Elles arpentaient des allées de gravier, s’arrêtaient pour mâchonner des poires cueillies au sommet des arbres. Billy était une girafe, lui aussi. Il mangeait une poire. Dure. Elle se défendait contre la meule de ses dents. Elle craquait à contrecoeur, noyée de jus.

Les animaux adoptaient Billy, il était un des leurs, un être sans méchanceté soumis à une spécialisation aussi absurde que la leur. Deux de ces dégingandées s’approchaient jusqu’à l’encadrer, s’appuyaient contre lui. Leurs lèvres supérieures, longues et musculeuses se relevaient comme l’extrémité d’un clairon. Elles s’en servaient pour l’embrasser. C’était des femelles, crème et jaune citron. Aux cornes en forme de boutons de porte. Recouverts de velours.

Pourquoi ?


La nuit s’est apesantie sur le jardin des girafes, Billy a dormi un moment sans rêve, puis il a fait un périple dans le temps. Il s’est réveillé chez les fous, enfoui sous une couverture dans le pavillon des petits mentaux d’un hôpital militaire près du lac Placide, dans l’État de New York. C’était au printemps de 1948, trois ans après la fin de la guerre. Billy a dégagé la tête. Les fenêtres étaient ouvertes. Dehors les oiseaux pépiaient. « Cui-cui-cui ? » interrogea l’un. Le soleil brillait haut. Il y avait vingt-neuf autres malades dans le service, mais ils étaient tous au grand air à profiter de ce beau jour. Ils étaient libres d’aller et venir à leur guise, et même de retourner chez eux si ça leur plaisait ; tout comme Billy Pèlerin. Ils étaient là de leur plein gré car le monde les effrayait.

Billy s’est fait enfermer au milieu de sa dernière année à l’école d’opticiens d’Ilium. Personne n’aurait pu imaginer qu’il lâchait les pédales. Tout le monde estimait qu’il avait l’air en forme et se conduisait normalement. Pourtant il était en traitement. Les médecins étaient d’accord : il était bien en train de perdre la boule.

Ils ne croyaient pas que sa maladie avait quoi que ce soit à voir avec la guerre. Ils étaient convaincus que Billy craquait parce que son père l’avait jeté dans le grand bain de la piscine, à l’auberge de jeunesse, quand il était tout petit avant de l’emmener au bord du Grand Canon.

Le voisin de lit de Billy était un ancien capitaine d’infanterie du nom d’Eliot Juderose. Juderose en avait jusque-là de ne jamais dessaouler.

Il se chargea d’initier Billy à la science-fiction, en particulier aux oeuvres de Kilgore Trout. Juderose avait entreposé une stupéfiante collection de science-fiction en livres de poche sous son lit. Il avait apporté ses bouquins à l’hôpital dans une malle-cabine. Tous ces trésors mal fichus répandaient une odeur qui envahissait la salle entière, celle d’un pyjama de flanelle pas changé depuis un mois ou celle du ragoût de mouton.


Kilgore Trout est devenu, parmi les contemporains, l’écrivain favori de Billy, et la science-fiction la seule forme de littérature qu’il tolérât.

Juderose était deux fois plus futé que Billy, mais Billy et lui se mesuraient au même problème, et de façon identique. Tous deux étaient arrivés à la conclusion que la vie n’avait pas de sens, et cela en partie à cause de ce dont ils avaient été témoins à la guerre. Juderose, par exemple, avait abattu un pompier de quatorze ans qu’il avait confondu avec un soldat allemand. C’est la vie. Et Billy avait assisté au plus grand massacre de l’histoire européenne, le bombardement et l’incendie de Dresde. C’est la vie.

Voilà pourquoi ils s’efforçaient de se recréer un univers et une personnalité. La science-fiction leur facilitait beaucoup la tâche.


Un jour, Juderose a révélé à Billy une chose intéressante à propos d’un livre qui n’était pas de science-fiction. Il lui a dit que tous les fruits de l’expérience humaine étaient contenus dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski.

— Mais de nos jours, ça ne suffit plus, a-t-il ajouté.


Billy a eu également l’occasion d’entendre Juderose avertir un psychiatre :

— J’ai l’impression qu’il va falloir que votre corporation invente une série de mensonges inédits et merveilleux, ou les gens vont simplement renoncer à vivre.


Une nature morte repose sur la table de chevet de Billy : deux pilules, un cendrier où gisent trois mégots tachés de rouge à lèvres, une cigarette encore allumée et un verre d’eau minérale. L’eau a rendu l’âme. C’est la vie. L’air essaye de s’échapper de cette eau défunte. Des bulles s’accrochent à la paroi du verre, trop faibles pour se sauver.

La cigarette appartient à la mère de Billy, qui fume comme une cheminée. Elle est partie aux toilettes dans l’aile où l’on soigne les soldâtes, les matelotes, les pilotesses et autres auxiliaires féminines de l’armée un tantinet fêlées. Elle ne va pas tarder.

Billy se renfile sous la couverture. Il se cache la tête aussi souvent que sa mère lui rend visite à l’hôpital et son état ne manque jamais d’empirer jusqu’à son départ. Ce n’est pas qu’elle soit laide ni désagréable, ou qu’elle ait mauvaise haleine. C’est une femme de race blanche, aux cheveux bruns, du type le plus courant, extrêmement avenante et qui a autrefois fréquenté le lycée.

Elle bouleverse Billy par le fait même qu’elle est sa mère. Devant elle, il se sent mal à l’aise, ingrat, sans caractère car elle s’est imposée la tâche inouïe de le mettre au monde et de l’y maintenir, et pourtant rien ne retient Billy ici-bas.


Billy entend Eliot Juderose entrer et s’allonger. Les ressorts de son lit en font tout un plat. Juderose est de belle taille mais pas très résistant. Il donne la sensation d’être bâti de résidus de rhume.

Puis la mère de Billy revient des lavabos, prend une chaise entre les deux lits. Juderose la salue avec une chaleur lyrique, lui demande des nouvelles de sa santé. Il est ravi d’apprendre qu’elle se porte bien. Avec un bel esprit de système, il déploie la plus grande amabilité à l’égard de tous ceux qu’il rencontre. Il se persuade que c’est un moyen de rendre éventuellement la terre un peu plus vivable. Il appelle la mère de Billy « chère madame ». Qualifier tout un chacun de « cher » relève du même système.

— Un de ces jours, assure-t-elle à Juderose, j’arriverai ici, Billy sortira la tête et devinez ce qu’il dira ?

— Que dira-t-il, chère madame ?

— Il dira : « Bonjour, maman » avec un sourire. Et encore « Dis-donc, ça fait plaisir de te retrouver, maman. Comment ça marche ? »

— Et si c’était aujourd’hui ?

— Je récite une prière chaque soir à cette intention.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire.

— Les gens seraient bien étonnés s’ils se rendaient compte de ce qu’ils doivent à la prière.

— Vous n’avez jamais proféré de vérité plus profonde, chère madame.

— Votre mère vient vous voir souvent ?

— Ma mère est décédée, confie Juderose.

C’est la vie.

— J’en suis navrée.

— Du moins ses jours ont-ils été heureux.

— C’est un réconfort.

— C’est vrai.

— Le père de Billy est mort, vous savez, signale la dame.

C’est la vie.

— Un jeune garçon ne peut pas se passer de son père.

Et ça continue pendant des heures, ce duo entre la mère bornée et pieuse et le gros homme creux qui résonne de l’écho de tant d’amour.


— Il était à la tête de sa promotion quand ça s’est produit, poursuit la mère de Billy.

— Peut-être qu’il travaillait trop, diagnostique Juderose.

Il a en main un livre qu’il comptait parcourir, mais il est trop bien élevé pour lire au cours d’une conversation, si facile soit-il de donner le change à la mère de Billy. L’ouvrage intitulé Les Fous de la quatrième dimension est de Kilgore Trout. Il traite de malades dont on ne sait pas guérir les troubles mentaux car les causes de ceux-ci résident au sein de la quatrième dimension, et les médecins terriens, réduits à trois dimensions, ne peuvent ni les discerner ni même se les représenter.

Juderose apprécie particulièrement un point que soutient Trout : vampires, loups-garous, farfadets, anges et consorts existent réellement, mais dans la quatrième dimension. Où, toujours selon Trout, se promène William Blake, le poète favori de Juderose. Et où planent l’enfer et le paradis.


— Il est fiancé à une jeune fille très riche, susurre la mère de Billy.

— C’est magnifique. En bien des occasions, l’argent est d’un secours puissant.

— Très juste.

— Mais bien sûr.

— Ce n’est pas drôle d’avoir à calculer sou à sou.

— Il est plus agréable d’avoir un peu d’espace vital.

— Son père est directeur de l’école d’opticiens où étudiait Billy. Il est également propriétaire de six cabinets dans le coin de l’État où nous habitons. Il possède un avion et une résidence secondaire au bord du lac George.

— C’est un lac splendide.


Billy a glissé dans le sommeil sous sa couverture. Il s’est réveillé ficelé à son lit dans l’hôpital de la prison. Il a levé une paupière, aperçu ce pauvre bougre d’Edgar Derby plongé dans La Conquête du courage à la lueur d’une bougie.

Billy a refermé l’oeil, sa mémoire du futur lui a montré l’infortuné Derby face à la gueule des fusils dans les ruines de Dresde. Le peloton ne se composait que de quatre hommes. Billy n’ignorait pas qu’un soldat par peloton recevait en général une arme chargée à blanc. Mais il doutait de la présence d’une cartouche à blanc pour une si piètre exécution au milieu d’une guerre si longue.


L’Anglais responsable de l’enceinte entrait maintenant dans l’hôpital pour voir où en était Billy. C’était un colonel d’infanterie fait prisonnier à Dunkerque. Il avait lui-même administré la morphine à Billy. Il n’y avait pas d’homme de l’art dans leur secteur, c’est pourquoi il se chargeait des besognes médicales.

— Comment va le malade ? s’enquit-il auprès de Derby.

— Détaché des contingences de ce monde.

— Mais pas vraiment mort ?

— Non.

— Quel état béni ! Ne rien éprouver tout en étant considéré comme vivant.

Derby adoptait un garde-à-vous lugubre.

— Non, non, je vous en prie, ne bougez pas. Quand il n’y a que deux hommes de troupe par officier et que tous ces hommes sont patraques, j’estime qu’on peut se dispenser des cérémonies d’usage entre officiers et simples soldats.

Derby demeurait debout.

— Vous avez l’air plus âgé que la moyenne, constata le colonel.

Derby raconta qu’il avait quarante-quatre ans, ce qui faisait de lui l’aîné de deux ans de son interlocuteur. Le colonel mentionna que les autres Américains s’étaient rasés et que Billy et Derby étaient les deux seuls encore barbus. Puis :

— Vous comprenez, tout ce que nous pouvions faire ici, c’était d’imaginer la guerre ; et nous la croyions menée par des hommes mûrs, comme nous-mêmes. Nous avions oublié que c’était des gosses qui se battaient. Devant ces visages rasés de frais, j’ai eu un drôle de choc. Mon Dieu, mon Dieu ai-je murmuré tout bas, c’est la Croisade des Enfants.

Le colonel s’intéressait aux circonstances de la capture de Derby et eut droit à une histoire de bouquet d’arbres qui abritait approximativement une centaine de soldats terrorisés. L’attaque durait depuis cinq jours. Les cent gars avaient été chassés sous les arbres par les tanks.

Derby offrait une description du genre de climat artificiel, totalement inconcevable, que les Terriens créent, à l’occasion, pour d’autres Terriens quand ils ont décidé que ces derniers n’ont plus qu’à débarrasser la planète. Les obus explosent au sommet des arbres dans un vacarme impossible accompagné d’une averse de couteaux, d’aiguilles et de lames aiguës. De petits morceaux de plomb revêtus de cuivre zigzaguent à travers bois, bien plus rapides que le son, tandis qu’éclatent les projectiles.

Des tas de gens sont blessés ou tués. C’est la vie.

Enfin la grêle s’arrête et un Allemand invisible, muni d’un haut-parleur, jette l’ordre aux Américains de déposer leurs armes et d’évacuer le bosquet, les mains sur la tête, faute de quoi la bagarre recommencerait. Et ne cesserait qu’avec la mort du dernier d’entre eux.

Alors les Américains abandonnent leurs armes et s’élancent hors du bosquet, mains croisées sur le chef, car ils désirent vivre encore un peu, si toutefois c’est possible.


Billy saute dans le temps et rejoint l’hôpital militaire. Couverture par-dessus tête. Calme plat de l’autre côté de la couverture.

— Ma mère est partie ? questionne Billy.

— Oui.

Billy risque un regard. La chaise du visiteur est maintenant occupée par sa fiancée. Elle s’appelle Valencia Merble. Valencia est la fille du directeur de l’école d’opticiens d’Ilium. Elle a de l’argent. Elle est grosse comme une tour car elle est incapable de s’empêcher de manger. Elle est en train de ruminer. Elle se gorge de friandises « Trois Mousquetaires ». Valencia porte des lunettes à triple foyer à monture en ailes de papillon, et les ailes de papillon chatoient de faux brillants. Les brillants clignotent de concert avec le solitaire de sa bague de fiançailles. Le diamant est assuré pour un million. Billy l’a ramassé en Allemagne. Prise de guerre.

Billy ne tient pas du tout à épouser cette horreur de Valencia. Elle constitue un des symptômes de sa maladie. Il s’est rendu compte qu’il perdait la boussole en s’entendant la demander en mariage, la supplier d’accepter le diamant et d’être sa compagne à jamais.


Billy la salue, elle lui propose des bonbons qu’il refuse poliment.

Elle s’inquiète de sa santé et il la rassure.

— Je vais beaucoup mieux, merci.

D’après ce qu’elle dit, toute l’école d’opticiens est consternée de le savoir malade et espère un prompt rétablissement ; et Billy :

— Dis bonjour à tous à l’occasion.

Elle promet de le faire.


Elle cherche si elle pourrait lui procurer quoi que ce soit de l’extérieur, mais il la remercie.

— Non, j’ai pratiquement tout ce qu’il me faut.

— Et des livres ?

— Je suis juste à côté d’une des plus grandes bibliothèques privées du monde.

Billy fait allusion à la collection de science-fiction d’Eliot Juderose.

Dans le lit voisin, Juderose bouquine et Billy l’englobe dans la conversation en s’informant de l’objet de sa lecture.

Alors Juderose s’explique. C’est l’Évangile de l’espace de Kilgore Trout. Il s’agit d’un visiteur étranger à la Terre qui, par parenthèse, a beaucoup d’un Tralfamadorien. Il se livre à une étude serrée de la chrétienté dans le but de découvrir pourquoi les chrétiens se révèlent si facilement cruels. Il conclut qu’une bonne partie du problème tient au bourrage de crâne massif du Nouveau Testament. Selon son optique, le rôle des Évangiles serait d’inculquer aux gens, entre autres choses, une infinie compassion, même envers les plus déshérités.

Mais en fait, le message des Évangiles est celui-ci :

Avant de tuer qui que ce soit, assurez-vous bien qu’il n’a pas de hautes relations. C’est la vie.


Ce qui accroche dans toutes ces bondieuseries, proclame le voyageur interstellaire, c’est que le Christ, sous son aspect plutôt insignifiant, est en réalité Fils de l’Être suprême. Les lecteurs en sont conscients et quand se place la scène de la crucifixion, ils s’écrient tout naturellement (Juderose relit la phrase à haute voix) :

Oh, machin, ce coup-là, ils n’ont pas tiré le bon numéro en lynchant ce type !

Ce qui entraîne une pensée concomitante : « Il y a donc des gars bons à lyncher ? » Qui alors ? Ceux qui ne connaissent personne de bien placé. C’est la vie.


L’étranger fait don à la Terre d’un nouvel Évangile. Le Christ y est vraiment un rien du tout et un fichu poison pour beaucoup de gens pourvus d’accointances plus puissantes que les siennes. Il se débrouille cependant pour proférer toutes les merveilleuses paroles pleines de mystère qui figurent aussi dans les anciennes versions.

C’est pourquoi, un beau jour, on s’amuse à le clouer sur une croix qu’on plante en terre. Les tortionnaires sont sûrs que cela ne tirera pas à conséquence. Et le lecteur se doit d’adopter cette vue car le nouvel Évangile lui enfonce dans la tête, de gré ou de force, que Jésus est bien un va-nu-pieds.

Et soudain, au moment où cet obscur est sur le point de mourir, les cieux se déchirent, le tonnerre résonne, l’éclair jaillit. La voix de Dieu gronde du haut des nues. Elle annonce à tous qu’il fait son fils de ce bon à rien et lui accorde, à ce jour et dans l’éternité, les pouvoirs et privilèges du Fils du Créateur de l’Univers. Dieu tonne : Dès cet instant, Ma main s’appesantira sur quiconque s’acharne sur un pauvre mec sans piston !


La fiancée de Billy a fini de sucer son bonbon « Trois Mousquetaires ». Elle déguste maintenant un Carambar.

— Assez de bouquins, grommelle Juderose en envoyant le roman sous son lit. Qu’ils aillent au diable !

— Celui-ci paraît passionnant, intervient Valencia.

— Dieu du ciel ! Si seulement Kilgore Trout écrivait correctement ! gémit Juderose.

Il y avait du vrai là-dedans : Kilgore Trout méritait son peu de succès. Il écrivait comme un cochon. Tout ce qu’il avait c’était de bonnes idées.

— Je ne crois pas que Trout ait jamais quitté les États-Unis, poursuit Juderose. Bon sang, il passe son temps à décrire les Terriens, et ils sont tous américains. Il n’y a presque pas d’Américains sur notre planète.

— Où demeure-t-il ? demande Valencia.

— Personne n’en sait rien, réplique Juderose. Autant que je puisse juger, je suis le seul à avoir entendu parler de lui. Il n’a pas publié deux livres chez le même éditeur et chaque fois que je lui écris aux bons soins d’une maison d’édition, elle a fait faillite et la lettre m’est retournée.

Il s’empresse de changer de sujet, félicite Valencia de sa bague de fiançailles.

— Merci, fait-elle et elle étend la main pour que Juderose puisse admirer de près le bijou. Billy a rapporté le diamant de la guerre.

— C’est ce qu’il y a de bien dans les guerres, remarque Juderose. Tout le monde sans exception glane un petit quelque chose.


Quant à Kilgore Trout, il se trouvait qu’il vivait à Ilium, la ville même de Billy, isolé et méprisé. Billy le rencontrera par la suite.


— Billy, lance Valencia Merble.

— Hein ?

— Tu veux bien discuter du motif de notre argenterie ?

— D’accord.

— J’en suis arrivée à un choix entre Couronne danoise et Rosier grimpant.

— Rosier grimpant.

— Pas la peine de nous précipiter. Je veux dire, une fois décidés, c’est ce que nous aurons sous les yeux jusqu’à la fin de nos jours.

Billy se plonge dans les gravures.

— Couronne danoise, lâche-t-il enfin.

— Clair de lune tropical n’est pas mal non plus.

— Tu as raison, concède Billy Pèlerin.


Billy a voyagé dans le temps jusqu’au zoo de Tralfamadore. Il avait quarante-quatre ans et était exposé sous une coupole géodésique. Il gisait mollement dans le fauteuil qui lui avait servi de berceau au cours de sa traversée dans l’espace. Il était tout nu. Les Tralfamadoriens étaient fascinés par son corps, toutes les parties de son corps. Ils étaient là par milliers, au-dehors, à allonger leurs petites mains pour que leurs yeux se repaissent du spectacle. Billy était à Tralfamadore depuis six mois terriens. Il avait pris l’habitude de la foule.

Il n’était pas question d’évasion. De l’autre côté de la paroi, l’atmosphère se composait de cyanure et la Terre tournait à 446 120 000 000 000 000 kilomètres de là.


Dans ce zoo, on montrait Billy dans un simulacre d’environnement terrien. La plupart des meubles avaient été dérobés dans l’entrepôt du Prisunic de Iowa City, dans l’État d’Iowa. Il y avait un poste de télévision en couleurs et un canapé transformable. De petites tables chargées de lampes et de cendriers près du canapé. Un bar et ses deux tabourets. Et, en plus, une table de billard. Une moquette aussi dorée que les réserves d’une banque nationale recouvrait le sol, sauf dans la cuisine, la salle de bains et au centre du plancher où s’ouvrait le couvercle métallique d’une trappe. Des revues étaient disposées avec art sur la table qui occupait le devant du canapé.

Le tourne-disque était stéréo. Et marchait. Pas la télévision. On avait collé sur l’écran la photo d’un cow-boy en train d’en tuer un autre. C’est la vie.

Pas de murs sur la coupole, aucun endroit où Billy puisse se dissimuler. L’équipement vert menthe de la salle de bains s’étalait au grand jour. Billy se leva de sa chaise, pénétra dans les toilettes et pissa un coup. L’assistance ne se tenait plus.


Billy s’est brossé les dents sur Tralfamadore, a mis en place sa prothèse partielle et s’est dirigé vers la cuisine. Sa cuisinière à gaz, son réfrigérateur et son lave-vaisselle étaient aussi de couleur verte. Une image était peinte sur la porte du réfrigérateur. C’était comme ça à l’état neuf. Un couple de la Belle Époque pédalait sur un tandem.

Billy concentrait son regard sur le dessin pour essayer de réagir un peu face aux cyclistes. Rien ne se manifestait. Il avait l’impression qu’il n’y avait pas la moindre opinion à avoir sur ces deux-là.


Billy a mangé un copieux petit déjeuner à base de conserves. Il a rincé sa tasse, son assiette, son couteau, sa fourchette, sa cuillère et la casserole, et les a rangés. Puis il s’est exercé aux mouvements qu’il avait appris à l’armée : sauts divers, flexions profondes des genoux, abdominaux, tractions. Faute de références, la plupart des Tralfamadoriens ignoraient que le corps et le visage de Billy étaient sans attrait. C’était fort agréable à Billy qui, pour la première fois, était fier de sa personne.

Sa gymnastique terminée, il a pris une douche et s’est taillé les ongles des orteils. Il s’est rasé, s’est vaporisé du désodorisant sous les aisselles, cependant qu’un gardien du zoo, juché sur une plate-forme, expliquait le pourquoi et le comment des gestes de Billy. Le gardien débitait son couplet par télépathie et, debout à l’extérieur, se bornait à expédier des ondes de pensée aux badauds. À côté de lui, sur l’estrade, reposait le petit clavier grâce auquel il transmettait à Billy les questions des spectateurs.

Voilà que la première question sortait du haut-parleur branché sur la télévision :

— Est-ce que vous êtes heureux ici ?

— À peu près autant que je l’étais sur la Terre, répondit Billy Pèlerin (ce qui était la pure vérité).


On dénombrait cinq sexes sur Tralfamadore et à chacun revenait une étape en vue de l’élaboration d’un nouvel individu. Dans l’esprit de Billy, ils étaient identiques car les différenciations résidaient toutes dans la quatrième dimension.

Soit dit en passant, l’une des révélations les plus époustouflantes faites à Billy par les Tralfamadoriens avait trait aux besognes de reproduction sur Terre. Ils prétendaient que les équipages des soucoupes volantes n’y avaient pas identifié moins de sept sexes, tous indispensables à la conservation de l’espèce. C’est bien simple : Billy ne réussissait pas à comprendre ce que cinq de ces sept sexes avaient à voir dans la conception d’un bébé, puisque leur champ d’activité se réduisait à la quatrième dimension.

Les Tralfamadoriens tentaient de fournir à Billy des indications qui l’aideraient à se représenter l’accouplement dans l’invisible. Ils répétaient qu’aucun petit Terrien ne pouvait voir le jour sans la présence d’homosexuels masculins. Cependant l’absence de femmes homosexuelles n’empêchait pas les bébés de naître. Si les femmes de plus de soixante-cinq ans venaient à disparaître, plus d’enfants. Mais rien de semblable si c’était les hommes de même âge qui manquaient. Les nourrissons ne survivaient qu’à la condition que d’autres soient morts une heure au plus après leur naissance. C’est la vie.

C’était du chinois pour Billy.


Réciproquement, nombre de choses que racontait Billy étaient de la blague pour les Tralfamadoriens. Ils n’avaient aucune idée de sa notion du temps. Billy avait renoncé à les éclairer sur ce point. C’était au gardien, là-bas, de s’en arranger de son mieux.

Pour l’instant, ce dernier suggérait à l’auditoire d’imaginer une chaîne de montagnes située de l’autre côté d’un désert, par un jour éclatant. Ils pouvaient à volonté examiner un pic, un oiseau, un nuage, ou bien une pierre là sous leur nez, ou même les profondeurs d’un canon qui se creusait derrière leur dos. Mais ce pauvre Terrien perdu parmi eux avait la tête emprisonnée dans une sphère d’acier qu’il lui était impossible d’ôter. Elle ne possédait qu’un orifice pour le regard et un conduit de deux mètres était soudé à ce trou.

La métaphore incluait une liste beaucoup plus longue des infortunes de Billy. Des courroies l’immobilisaient contre une grille métallique rivée à un wagonnet monté sur rails et il était incapable de tourner la tête ou d’atteindre le tuyau. L’extrémité de celui-ci s’appuyait sur un support, lui aussi vissé au chariot. Billy ne distinguait qu’un point minuscule au bout de son tube. Il ne savait rien de sa position précaire, ne se rendait même pas compte de ce que sa situation avait d’étrange.

Par moments, le véhicule se traînait pour filer une seconde plus tard ou s’arrêter à de multiples reprises : il grimpait, dégringolait, enfilait des lignes droites, amorçait des tournants. Quel que soit le spectacle offert au malheureux Billy à travers sa lorgnette, il ne pouvait que rabâcher : « C’est comme ça. »


Billy comptait bien épater les Tralfamadoriens et leur faire peur au récit des guerres et autres formes de meurtre pratiquées sur Terre. Il pensait les amener à craindre que la férocité, alliée à l’impressionnant arsenal des Terriens, ne parviennent à détruire, en partie ou totalement, le doux univers sans reproche. C’était la science-fiction qui l’influençait ainsi.

Mais personne n’avait soulevé la question de la guerre avant que Billy ne le fît lui-même. Quelqu’un dans le public lui demanda, par l’intermédiaire du gardien, quelle était la connaissance la plus précieuse qu’il avait acquise à ce jour et Billy de pérorer :

— Comment les habitants de toute une planète pourraient-ils vivre en paix ! Vous savez tous que celle dont je suis originaire est occupée depuis la nuit des temps à des massacres sans rime ni raison. J’ai vu de mes propres yeux des cadavres d’écolières ébouillantées vivantes dans un château d’eau par mes concitoyens, très fiers, à l’époque, de lutter contre le mal à l’état pur.

C’était véridique. Billy avait eu droit au spectacle des corps bouillis à Dresde.

— Et j’ai, de nuit, cherché mon chemin, au fond d’une prison, avec des bougies confectionnées à partir de la graisse d’êtres humains assassinés par les pères et les frères des écolières brûlées vives. Les Terriens sont sûrement la terreur de l’univers. Si le reste du système solaire ne court pas de danger immédiat du fait de la Terre, cela ne saurait tarder. Confiez-moi votre secret que je l’emporte chez moi afin de nous sauver tous : comment tout un monde peut-il subsister en paix ?

Billy était conscient de l’élévation de son discours. Il fut sidéré car les Tralfamadoriens fermaient sur leurs yeux leurs petites mains. L’expérience lui avait enseigné ce que cela signifiait : il disait des conneries.


— Voudriez... voudriez-vous me dire... ce qu’il y a là-dedans de si bête ? (Tombé de toute sa hauteur, il s’adressa au gardien.)

— La fin de l’univers n’est pas un secret, assura le gardien, et la Terre n’y est pour rien, si l’on néglige le fait qu’elle aussi est anéantie.

— Alors, comment cela se produit-il ?

— Nous faisons tout sauter au cours d’expériences sur de nouveaux combustibles pour nos soucoupes volantes. Un pilote d’essai tralfamadorien appuie sur un bouton et la Création s’évanouit.

C’est la vie.


— Si vous êtes au courant, reprit Billy, n’y a-t-il pas un moyen de prévenir le désastre ? Comment dissuader le pilote de mettre le doigt sur le bouton ?

— Son doigt est dessus depuis toujours et y demeurera à jamais. Cela fait partie de la structure même du moment.


— Ainsi..., Billy en bafouillait... je suppose que l’idée d’éviter la guerre sur Terre ne tient pas debout non plus.

— C’est évident.

— Et pourtant la paix règne ici.

— Aujourd’hui. D’autres jours nous traversons des guerres aussi horribles que toutes celles que vous avez vues ou qu’on vous a racontées. Nous n’y pouvons rien et en conséquence nous en détournons les regards. Nous traitons ces peccadilles par le mépris. Nous consacrons l’éternité à l’observation d’heures agréables. Comme celle-ci par exemple. Elle ne vous plaît pas ?

— Si.

— Voilà une chose que les Terriens pourraient apprendre à faire s’ils s’y appliquaient suffisamment : négliger les instants pénibles et profiter à fond des bons moments.

— Hum, dit Billy Pèlerin.


À peine endormi ce soir-là, Billy a remonté le temps jusqu’à un moment pas déplaisant du tout, sa nuit de noces avec celle qui répondait auparavant au nom de Valencia Merble. Il avait quitté l’hôpital militaire depuis six mois. Il se portait comme un charme. Il était sorti troisième sur quarante-sept de l’école d’opticiens d’Ilium.

Il était au lit avec Valencia dans un ravissant studio planté au bout d’une jetée du cap Anne, dans le Massachusetts. De l’autre côté de l’eau scintillaient les lumières de Gloucester. Billy était grimpé sur Valencia et lui faisait l’amour. L’une des conséquences de cet acte serait la naissance de Robert Pèlerin qui ne ferait jamais rien de bon au lycée mais deviendrait quelqu’un de bien après son engagement chez les Bérets verts.

Valencia n’était pas douée pour les voyages dans le temps mais elle ne manquait pas d’imagination. Tandis que Billy lui faisait l’amour, elle s’imaginait être une héroïne du passé. Elle était Elisabeth Ire d’Angleterre et Billy était censé être Christophe Colomb.


Billy a émis un son de petite charnière rouillée. Il venait de vider ses vésicules séminales dans l’intérieur de Valencia et de payer son écot au corps des Bérets verts. Si l’on en croyait les Tralfamadoriens, le para totaliserait sept parents.

Il a basculé de dessus sa gigantesque femme dont l’expression d’extase ne s’en trouva pas modifiée pour autant. Il a aligné les boutons de bottine de sa colonne vertébrale parallèlement au bord du matelas et a croisé les mains sous sa tête. Il était à son aise maintenant. C’était sa récompense pour avoir épousé une fille dont personne d’un peu sensé n’aurait voulu. Son beau-père lui avait fait cadeau d’une Buick toute neuve, d’un appartement presse-bouton et l’avait placé à la tête de son cabinet le plus prospère, celui d’Ilium, où Billy pouvait compter ramasser au moins trente mille dollars par an. C’était épatant. Après tout, son père n’était que coiffeur.

Comme l’affirmait sa mère : « Les Pèlerin font leur chemin dans le monde. »

La lune de miel se teintait des mystères d’un été indien doux-amer comme en connaît la Nouvelle-Angleterre. Le nid des amoureux possédait une cloison romantique entièrement composée de portes-fenêtres. Elles s’ouvraient sur un balcon qui dominait la flaque d’huile du port.

Une drague vert et orange qui se détachait dans la nuit en ombre chinoise dépassa leur balcon en ahanant, à moins de dix mètres de la couche nuptiale. Elle gagnait la haute mer guidée par ses seuls feux réglementaires. Les cales vides résonnaient, donnaient richesse et profondeur au chant des machines. Le quai entonna la même chanson et la tête de lit des amants se mit à l’unisson. Elle garda la note longtemps après que la drague se fut éloignée.

— Merci, a proféré Valencia. (Le bois de lit bourdonnait comme un moustique.)

— Je t’en prie.

— C’était bien bon.

— Tant mieux.

Puis elle a commencé à pleurer.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je suis si heureuse.

— Alors c’est parfait.

— Je ne croyais pas que quelqu’un m’épouserait.

— Hum, a conclu Billy Pèlerin.


— Je vais maigrir pour te faire plaisir.

— Quoi ?

— Je vais suivre un régime. Tu verras comme je deviendrai belle pour te plaire.

— Je t’aime bien comme tu es.

— C’est vrai ?

— Oui.

Billy Pèlerin avait déjà contemplé une bonne partie de leur mariage grâce à ses excursions dans le temps et savait que ce serait tout au long supportable.


Un grand bateau de plaisance à moteur, le Schéhérazade frôlait maintenant l’alcôve des épousés. Ses moteurs avaient le registre profond d’un orgue. Toutes ses lumières brillaient.

Deux êtres jeunes et beaux, un homme et une femme en tenue de soirée, s’appuyaient à l’arrière, énamourés d’eux-mêmes, de leur songerie et du sillage du bateau. Eux aussi étaient en voyage de noces. C’était Lance Rumfoord, de Newport, dans l’État de Rhode Island, et sa jeune femme, née Cynthia Landry, un des béguins d’enfance de John F. Kennedy à Hyannis Port dans le Massachusetts.

Il se glissait là une légère coïncidence. Billy Pèlerin partagerait un jour une chambre d’hôpital avec l’oncle de Rumfoord, le Pr Bertram Copeland Rumfoord de Harvard, historien officiel de l’Armée de l’Air américaine.


Les aimables créatures disparues, Valencia a interrogé sur la guerre son bouffon de mari. Il était bien simplet de la part d’une Terrienne d’associer ainsi amour et prestige aux faits d’armes.

— Est-ce que tu penses parfois à ta vie de soldat ? (Elle effleurait la cuisse de Billy.)

— À l’occasion, a admis Billy Pèlerin.

— De temps en temps je t’observe et j’ai le sentiment bizarre que tu débordes de secrets.

— Mais non.

C’était un mensonge, bien sûr. Il n’avait soufflé mot à personne de ses explorations dans le temps, de Tralfamadore et du reste.

— Tu dois cacher des choses sur ce qui s’est passé en Allemagne. Ou du moins éviter d’en parler.

— Non.

— Je suis tellement fière que tu aies été soldat. Tu t’en rends compte ?

— Tant mieux.

— Ça a été dur ?

— Certains jours.

Une pensée incongrue a envahi Billy. Sa vérité l’a secoué. Voilà qui ferait une excellente épitaphe pour Billy Pèlerin ; et pour moi aussi, par la même occasion.

— Tu me raconterais ta captivité si j’insistais ?

Dans un petit recoin de son vaste corps elle essayait de rassembler les éléments qui constituent un Béret vert.

— Ce serait comme un rêve, dit Billy. Et ceux des autres ne sont pas palpitants en général.



— Je t’ai entendu mentionner devant papa un peloton d’exécution allemand. (Elle faisait allusion à la fin de ce pauvre bougre d’Edgar Derby.)

— Hum.

— Il a fallu que vous l’enterriez ?

— Oui.

— Il a dit quelque chose ?

— Non.

— Il avait peur ?

— On l’avait drogué. Il avait les yeux vitreux.

— Ils lui ont mis une cible ?

— Un bout de papier.

Billy s’est levé et s’est excusé avant de se lancer dans l’obscurité de la salle de bains où il a pissé un coup. Il a tâtonné en direction de l’interrupteur, a compris au contact de la paroi rugueuse qu’il était revenu sur les traces du temps jusqu’en 1944 et qu’il se trouvait à l’hôpital de la prison.


La bougie s’était éteinte dans l’hôpital. Le triste Edgar Derby avait cédé au sommeil sur le lit de camp voisin de celui de Billy. Notre malade, debout, explorait en aveugle un mur pour trouver une sortie car il avait terriblement besoin de pisser un coup.

Il est tombé sur une porte qui s’est ouverte, le laissant dévaler dans la nuit de la prison... Billy était complètement sonné par la morphine et les promenades dans le temps. Il s’est jeté sur une barrière de barbelés qui l’a empoigné en une douzaine d’endroits à la fois. Billy tentait désespérément de se dégager mais les barbelés s’acharnaient. Alors il s’est livré à une petite danse ridicule avec la barrière, un pas de-ci, un pas de-là, retour au point de départ.

Un Russe, dehors lui aussi pour pisser un coup, a aperçu le ballet de l’autre côté de la palissade. Il s’est approché de l’étonnant épouvantail, a essayé de l’apprivoiser, lui a demandé quel était son pays. L’épouvantail continuait à danser la gigue sans lui prêter attention. Le Russe a décroché les barbes une à une et le guignol est allé perdre dans l’obscurité le reste de ses évolutions, sans un mot de remerciement.

Le Russe agitait la main en signe d’adieu tout en criant « Au revoir » dans sa langue.


Billy a sorti sa petite affaire là, dans la nuit de la prison, et il a pissé longuement à même le sol. Puis il l’a rangée plus ou moins au bon endroit, avant d’affronter un nouveau problème : d’où était-il parti et quelle serait sa prochaine étape ?

Quelque part dans le noir montaient des cris de douleur. Par désoeuvrement, Billy s’est traîné dans leur direction. Il cherchait quelle tragédie faisait se lamenter ainsi tant de gens sous le grand ciel.

Billy, sans le savoir, atteignait l’arrière des latrines. L’installation se réduisait à une poutre unique qui surmontait douze seaux. Le tout abrité sur trois côtés par un écran de vieilles planches et de boîtes métalliques aplaties. Le quatrième côté faisait face au mur de papier goudronné du baraquement où s’était tenu le banquet.

Billy a longé l’écran jusqu’au moment où il a deviné un message tout frais peint sur la cloison de papier. On avait utilisé pour tracer les mots la couleur rose qui embellissait le décor de Cendrillon. Les perceptions de Billy étaient tellement troublées qu’il voyait les lettres suspendues dans le vide ou peut-être inscrites sur un rideau transparent. Il y avait de jolis points argentés sur le rideau. Rien d’autre que les clous qui fixaient le cartonnage à la charpente. Billy n’aurait pu expliquer comment l’étoffe se maintenait sans appui et il se figurait que le voile magique et les jérémiades théâtrales participaient d’une cérémonie religieuse dont il ignorait tout.

La pancarte proclamait :



Billy a fouillé l’intérieur du regard. C’était de là que s’échappaient les gémissements. Les lieux étaient bourrés d’Américains qui avaient posé culotte. Le festin si bien accueilli les avait rendus malades comme des vaches. Les seaux étaient pleins ou renversés.

Un Américain, non loin de Billy, gueulait qu’il avait tout expulsé sauf sa cervelle. Un moment plus tard il se reprit :

— C’est parti, c’est parti. (C’était sa cervelle.)

C’était moi. Le fils de ma mère. L’auteur de ce livre.


Billy s’est écarté en chancelant de cette scène infernale. Il a rattrapé trois Anglais qui observaient de loin cette foire à l’excrément. Ils étaient convulsés de dégoût.

— Attache ton pantalon ! cria l’un d’eux à Billy au passage.

Billy s’est exécuté. Il a eu la chance de découvrir la porte du petit hôpital. Il l’a franchie et s’est retrouvé en pleine lune de miel, au cap Anne, tandis qu’il rejoignait au lit sa jeune épouse après une percée vers la salle de bains.

— Tu me manquais, murmura Valencia.

— Et toi, tu me manquais encore plus, répliqua Billy Pèlerin.


Billy et Valencia se sont assoupis, imbriqués comme des cuillères et Billy a reculé dans le temps jusqu’à son trajet par chemin de fer, en 1944, du champ de manoeuvres de Caroline du Sud à l’enterrement de son père à Ilium. Il n’avait reçu ni le baptême du feu ni celui de l’Europe. C’était encore l’époque de la traction à vapeur.

Billy n’arrêtait pas de changer de train. Tous les convois étaient lents. Les wagons empestaient la fumée, le tabac de guerre, la gnôle rationnée et les pets des gens nourris de produits synthétiques. Le rembourrage des sièges métalliques se hérissait de crin et Billy ne se reposait guère. Il s’est endormi profondément à trois heures d’Ilium, les jambes avachies en direction de l’entrée du wagon-restaurant bondé.

Le porteur l’a réveillé à l’arrivée en gare d’Ilium. Billy a titubé hors du compartiment, lesté de son sac de sport puis, debout sur le quai à côté du porteur, s’est efforcé de reprendre ses esprits.

— T’as bien ronflé ? a blagué l’employé.

— Oui.

— Mon pote, on peut dire que tu bandais !


À 3 heures, la nuit où Billy cuve sa morphine en prison, deux solides Britanniques amènent à l’hôpital un nouveau malade. Il est minuscule. C’est Paul Lazzaro, l’individu aux vêtements à pois, le voleur d’autos de Cicero dans l’Illinois. On l’a surpris à chiper des cigarettes sous l’oreiller d’un Anglais. Celui-ci, à moitié dans le cirage, lui a cassé le bras droit et l’a étendu raide.

L’Anglais responsable de tout cela aide à transporter Lazzaro. Il a les cheveux carotte et pas de sourcils. Dans la pièce, il jouait le rôle de la Fée bleue, tante de Cendrillon... Pour l’instant, il soulève d’une main sa moitié de blessé, tout en fermant la porte de l’autre. « Il est léger comme une plume », constate-t-il.

L’Anglais chargé des pieds de Lazzaro est le colonel qui a envoyé Billy au pays des songes.

La Fée bleue est très mal à l’aise et pas contente du tout.

— Si j’avais su que je me battais contre un avorton, je n’aurais pas mis le paquet.

— Hum.

La Fée bleue ne cache pas son dégoût à l’égard des Américains.

— Faiblards, puants, toujours à pleurer sur eux-mêmes ; un tas de faux jetons crasseux, voleurs, chassieux. Pires que ces cons de Russes.

— M’ont pas l’air brillant, en effet, lâche le colonel.


Un commandant allemand se présente. Il considère les Anglais comme ses amis intimes. Il leur rend visite presque quotidiennement, se plonge avec eux dans des jeux de société, les initie à l’histoire allemande, s’assied à leur piano, leur donne des cours de langue usuelle. Il répète que, privé de leur compagnie d’hommes civilisés, il deviendrait fou. Son anglais est impeccable.

Il regrette vivement que ses compagnons aient à supporter les bidasses américains. Il leur promet qu’on ne les gênera pas plus d’un jour ou deux, qu’on expédiera promptement les intrus à Dresde comme travailleurs réquisitionnés. Il a en main une brochure publiée par l’Association allemande de l’encadrement des prisons. C’est un rapport sur la conduite dans les camps des hommes de troupe américains. Rédigé par un ancien Américain devenu quelqu’un au ministère allemand de la Propagande. Il s’appelait Howard W. Campbell Jr.

Il devait par la suite se pendre alors qu’on allait le juger comme criminel de guerre. C’est la vie.


Pendant que le colonel réduit la fracture de Lazzaro et prépare le plâtre, le commandant allemand lit à haute voix des passages de la monographie de Howard W. Campbell Jr. Celui-ci a eu son heure en tant qu’écrivain dramatique. L’ouvrage débute ainsi :

L’Amérique est la plus riche nation du monde, mais ses citoyens sont souvent pauvres et quand ils le sont, on pousse chacun d’eux à se haïr. Pour citer l’humoriste américain Kin Hubbard : « C’est pas une disgrâce d’être sans un sou, mais c’est tout comme. » En fait, c’est bien un crime pour un ressortissant U.S. d’être démuni bien que sa patrie soit une fédération d’indigents. Dans tout autre pays la tradition populaire cite des exemples d’hommes besogneux mais remplis de sagesse et par là plus estimables que quiconque possède or et grandeur. Les gueux du Nouveau Monde n’ont pas de telles légendes. Ils se rabaissent et glorifient leurs supérieurs dans l’ordre social. Le bouge le plus infâme, dont le propriétaire ne peut joindre les deux bouts, a bien des chances d’afficher sur le mur un écriteau portant cette cruelle inscription : « Si tu es si malin, pourquoi n’es-tu pas bourré aux as ? » Il n’y manquera pas non plus le drapeau national, de la taille d’une main d’enfant, enfilé sur un bâton de sucette et flottant au-dessus de la caisse.


Certains assurent que l’auteur du pamphlet, originaire de Schenectady dans l’État de New York, possédait le quotient intellectuel le plus élevé parmi les criminels de guerre mis dans l’obligation de se pendre. C’est la vie.

Mes concitoyens, comme tous les êtres humains, admettent nombre de choses qui sont manifestement fausses. La plus virulente contre-vérité est qu’il est facile à tout Américain de faire fortune. Personne n’est prêt à reconnaître combien, en fait, âpre est la conquête de l’argent ; en conséquence, ceux qui n’en ont pas se rongent. Ce sentiment de culpabilité est une mine d’or pour les possédants qui ont fait moins en faveur des nécessiteux, dans le domaine privé aussi bien que public, qu’aucune classe dirigeante depuis l’ère napoléonienne.

Les États-Unis ont produit beaucoup de choses. La plus frappante, celle qu’on n’avait jamais vue, est une cohorte de miséreux dépourvus de dignité. On ne peut s’aimer les uns les autres quand on se déteste soi-même. Une fois ce point acquis, la conduite déplaisante des hommes de troupe américains dans les prisons allemandes perd tout son mystère.


Howard W. Campbell Jr poursuivait en étudiant l’uniforme du soldat américain de la Seconde Guerre mondiale : Au fil de l’Histoire, toute armée prospère ou non, s’est attachée à habiller ses hommes, même de rang modeste, de façon qu’ils se considèrent et soient considérés experts de haute volée en ripailles, copulation, pillage et trucidage. L’armée américaine, cependant, envoie ses recrues au combat et à la mort dans une version revue et corrigée du complet-veston, de taille régulièrement inadéquate, tas de hardes désinfectées mais non repassées qu’une oeuvre charitable hautaine distribue aux ivrognes des taudis.

Quand un fringant officier s’adresse à un pauvre type si mal fagoté c’est pour le réprimander, comme il se doit. Mais le mépris dont fait preuve le gradé n’a rien à voir avec les conventions paternalistes qui règnent dans les autres armées. C’est une pure expression de haine envers les pauvres qui sont seuls responsables de leur triste sort.

Un dirigeant de prison mis en présence de détenus américains pour la première fois doit être averti : il ne lui faut s’attendre à aucune fraternité, même entre frères. Il n’existe nul sens de la solidarité. Chacun agit en enfant boudeur qui bien souvent se voudrait mort.


Campbell brossait un tableau de l’expérience allemande face aux soldats américains incarcérés. Il remarquait qu’on les considérait partout comme les K.G. les plus sales, les plus râleurs et les moins prêts à s’entraider. Ils étaient incapables de s’entendre, même dans leur propre intérêt. Ils dédaignaient les chefs sortis de leurs rangs, refusaient de leur porter attention sous prétexte qu’ils ne valaient pas plus que n’importe qui et feraient bien de laisser tomber leurs grands airs.

Et ainsi de suite. Billy s’est endormi pour se réveiller veuf à Ilium dans sa maison déserte. Sa fille Barbara lui reprochait d’écrire aux journaux des lettres grotesques.


— Tu as compris, oui ou non ? s’entêtait Barbara. (On était de nouveau en 1968.)

— Bien sûr. (Il avait somnolé vaguement.)

— Si tu continues à faire l’enfant, on se décidera à te traiter en enfant.

— La suite n’est pas comme ça, a objecté Billy.

— C’est ce que nous verrons. (Barbara l’importante se recroquevillait sur elle-même.) Il fait un froid de canard ici. Le chauffage est allumé ?

— Quel chauffage ?

— La chaudière, la machine au sous-sol qui fabrique l’air chaud qui monte par les bouches de chaleur. Je n’ai pas l’impression que ça fonctionne.

— Peut-être que non.

— Tu n’as pas froid ?

— Je ne m’en étais pas aperçu.

— Dieu du ciel, quel gosse tu fais ! Si on te laisse seul ici, tu vas périr de froid, périr de faim.

Et tout et tout. Ça la titillait de le dépouiller de son amour-propre sous prétexte de piété filiale.


Barbara téléphona aux fumistes, força Billy à se coucher et lui fit promettre de conserver la couverture électrique jusqu’à ce que tout soit en ordre. Elle tourna le thermostat de la couverture au cran le plus élevé, tant et si bien qu’on aurait pu faire frire un oeuf dans le lit de Billy.

Quand Barbara est partie en claquant la porte, Billy a regagné le zoo de Tralfamadore. De la Terre, on venait de lui amener une compagne. C’était Montana Patachon, la vedette de cinéma.


Montana est bourrée de calmants. Des Tralfamadoriens munis de masques à gaz la transportent à l’intérieur, l’installent sur le fauteuil relax jaune de Billy, se retirent à travers le sas pneumatique. Dehors, la foule se réjouit. Les records d’entrée au zoo ont été pulvérisés. Pas un habitant de la planète qui veuille manquer l’accouplement des Terriens.

Montana est nue, et Billy aussi, évidemment. Il faut avouer qu’il a un scoubidou de belle taille. On ne peut jamais prévoir qui gagnera le gros lot.


La voilà qui bat des paupières. Ses cils sont effilés comme des lanières de fouet.

— Où suis-je ? s’informe-t-elle.

— Tout va bien, la rassure Billy avec douceur. Je vous en prie, n’ayez pas peur.

Montana ne s’est rendu compte de rien au cours de son voyage. Les Tralfamadoriens ne lui ont pas parlé, ne se sont pas montrés à elle. Le dernier épisode dont elle se souvient est un bain de soleil au bord d’une piscine à Palm Springs, en Californie. Montana n’a que vingt ans. Au cou, elle porte une chaîne d’argent à laquelle pend un médaillon en forme de coeur. Logé entre ses seins.

Elle tourne la tête, découvre les myriades de Tralfamadoriens qui se pressent contre la paroi du dôme. Ils applaudissent en ouvrant et fermant vivement leurs petites mains vertes.

Montana hurle à pleine gorge.


Toutes les petites pattes vertes se serrent bien fort car sa terreur n’est pas belle à contempler. Le directeur du zoo jette l’ordre à un conducteur de grue campé là d’abaisser un dais bleu sur la coupole afin de la plonger dans un simulacre de nuit terrienne. La vraie nuit ne s’étend sur le zoo que pendant une heure terrienne toutes les soixante-deux.

Billy allume un lampadaire. La lumière, issue d’une source unique, donne un relief aigu aux formes baroques du corps de Montana. Cela rappelle à Billy l’architecture extravagante de Dresde avant le bombardement.


Avec le temps, Montana en vint à aimer Billy et lui accorda sa confiance. Il ne l’avait jamais touchée avant qu’elle ne manifeste clairement qu’elle n’était pas rebelle. Après un séjour sur Tralfamadore équivalent à une semaine terrienne, elle a timidement exprimé le désir qu’il couche avec elle. Il s’est exécuté. Ce fut divin.


Billy est passé de cette couche de délices à un lit de l’année 1968. Son propre lit à Ilium, et la couverture électrique chauffait à mort. Il était baigné de sueur, une lueur vacillait dans son esprit : sa fille le fourrait au lit, lui conseillait d’y rester jusqu’à ce que la chaudière soit réparée.

On frappait à la porte de sa chambre.

— Oui ? grogna Billy.

— C’est le fumiste.

— Oui ?

— Ça marche au poil maintenant. La chaleur monte.

— Bon.

— Une souris avait grignoté un fil du thermostat.

— Sans blague !

Billy a reniflé. Son lit bouillant sentait la champignonnière. Il avait fait un rêve érotique où figurait Montana Patachon.


Le lendemain matin, Billy a décidé de retourner à son cabinet du centre commercial. Les affaires prospéraient, comme de coutume. Ses assistants se débrouillaient fort bien. Son apparition les fit sursauter. Sa fille leur avait confié qu’il ne reprendrait peut-être jamais le travail.

Mais Billy pénétrait dans la salle de consultation d’un pas léger, les priant d’introduire le premier client. Ils lui dépêchèrent un petit garçon de douze ans accompagné de sa mère veuve. C’était de nouveaux venus, inconnus à Billy. Il leur posa quelques questions, apprit que le père du gamin avait été tué au Vietnam, dans une mémorable bataille de cinq jours dont l’enjeu était la butte 875, près de Dakto. C’est la vie.


Tout en examinant les yeux de l’enfant, Billy lui contait d’un air détaché ses aventures à Tralfamadore. Il assurait à l’orphelin que son père était encore bien vivant dans certains fragments du temps dont il aurait maintes occasions d’être témoin.

— Ça te console, n’est-ce pas ? demanda Billy.

C’est à ce moment-là que la mère a battu en retraite et déclaré à la réception que Billy, à n’en pas douter, perdait la boussole. On a reconduit Billy chez lui. Sa fille a entonné de plus belle sa litanie :

— Papa, papa, qu’est-ce qu’on va bien faire de toi ?

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