Philip K. Dick Coulez mes larmes, dit le policier

PREMIÈRE PARTIE

Coulez, mes larmes, jaillissez de vos sources !

Banni à jamais, laissez-moi m’affliger.

Là où le noir oiseau de la nuit chante sa triste infamie,

Laissez-moi vivre, délaissé.

1

Le mardi 11 octobre 1988, le show Jason Taverner fut trop court de trente secondes. Le technicien posté derrière la vitre de plastique de la régie stoppa le générique de fin sur l’écran vidéo, puis fit signe à Jason Taverner qui, déjà, se préparait à quitter le plateau. Il tapota son poignet et montra sa bouche.

— Continuez à nous envoyer vos cartes et vos lettres d’encouragement, les amis, dit mielleusement Jason dans le micro. Et maintenant restez à l’antenne pour Les aventures de Scotty, le chien extraordinaire.

Le technicien sourit, Jason lui rendit son sourire. Après un déclic, l’image et le son furent coupés. Leur programme d’une heure de variétés, qui arrivait en deuxième position à l’indice d’écoute des meilleures émissions télévisées de l’année, était achevé. Tout s’était bien passé.

— Où avons-nous perdu une demi-minute ? demanda Jason à son invitée spéciale de la soirée, Heather Hart.

Cela l’intriguait. Il aimait chronométrer lui-même ses shows.

— Minou, ce n’est pas grave.

Heather Hart posa une main fraîche sur le front légèrement moite de Jason et caressa affectueusement la racine de ses cheveux blond cendré.

— Te rends-tu compte du pouvoir que tu as ? s’exclama Al Bliss, leur agent, en s’approchant de Taverner. (Trop près, comme toujours.) Trente millions de personnes t’ont vu remonter la fermeture de ta braguette, ce soir. C’est un record dans la catégorie.

— Je remonte ma braguette chaque semaine, répliqua Jason. C’est mon image de marque. Mais peut-être que tu ne suis pas le show ?

— Quand même ! Trente millions de gens ! (Des gouttes de sueur perlaient sur le visage rond et rubicond de Bliss.) Réfléchis à ça. Et puis il y a les royalties.

— Je serai mort avant que ce show ne me rapporte des royalties, Dieu merci, rétorqua sèchement Jason.

— Il y a de fortes chances pour que tu meures ce soir avec tous ces fans qui sont massés dehors, dit Heather. Ils attendent de te découper en petits carrés gros comme des timbres-poste.

— Il y a des fans à vous parmi eux, Miss Hart, fit Al Bliss d’une voix pantelante – on aurait cru un chien.

— Qu’ils aillent au diable ! s’écria Heather avec violence. Pourquoi ne s’en vont-ils pas ? Est-ce que ce n’est pas illégal ? On ne peut pas les accuser de délit de vagabondage ou je ne sais quoi ?

Jason lui prit la main et la serra énergiquement pour attirer son attention. Elle s’était rembrunie. Il n’avait jamais compris l’aversion qu’elle éprouvait pour les fans. Pour lui, ils étaient le sang même de sa vie publique. Et cette vie publique, ce rôle d’animateur universellement connu qui était le sien était l’essence même de l’existence. Point à la ligne.

— Avec cette mentalité, tu ne devrais pas faire ce métier, dit-il à la jeune fille. Abandonne le showbiz.

Inscris-toi comme assistante sociale dans un camp de travail.

— Il y a aussi des gens dans les camps, répliqua sombrement Heather.

Deux gardes spéciaux de la police se frayèrent un chemin à coups d’épaule jusqu’à Jason Taverner et à Heather.

— On a dégagé le couloir du mieux possible, annonça le plus gros d’une voix sifflante. Allons-y, monsieur Taverner. N’attendons pas que le public du studio ait gagné les sorties latérales.

Il fit signe aux trois autres gardes, qui, aussitôt, se dirigèrent vers le passage encombré, étouffant, donnant sur la rue. Dehors était garée l’aéromobile Rolls dans toute sa coûteuse splendeur. Ses réacteurs de queue trépidaient paresseusement. Comme un cœur mécanique, songea Jason. Un cœur qui battait pour lui seul. Enfin, qui battait aussi, par extension, pour Heather.

Elle le méritait. Elle avait bien chanté, ce soir. Presque aussi bien que… Jason sourit intérieurement. Allons ! Il faut regarder les choses en face. On n’allume pas tous ces téléviseurs couleur tridimensionnels pour voir l’invité de la semaine. Des invités de la semaine, il y en a des milliers disséminés sur la surface de la Terre, plus quelques-uns dans les colonies martiennes. Si les gens allument leurs postes, c’est pour me voir, moi. Et je suis toujours là.

Jason Taverner n’avait jamais déçu ses fans – et il ne les décevrait jamais. Quoi que puisse penser Heather des siens.

— Tu ne les aimes pas parce que tu ne t’aimes pas toi-même, dit Jason tandis qu’ils se propulsaient tant bien que mal le long du couloir suffocant imprégné d’une odeur de sueur. Tu penses dans le secret de ton cœur qu’ils ont mauvais goût.

— Ils sont stupides, grommela Heather.

Elle poussa un juron à mi-voix quand sa grande capeline, arrachée de sa tête, disparut à tout jamais, engloutie dans le ventre de baleine des fans agglomérés.

— Ce sont des ordinaires, lui murmura Jason à l’oreille.

Ses lèvres étaient en partie noyées dans l’épaisse chevelure rousse d’Heather, cette célèbre cascade capillaire si largement et si adroitement copiée dans tous les salons de beauté de la Terre.

— Ne prononce pas ce mot, gronda-t-elle.

— Ce sont des ordinaires et ce sont des crétins. Parce que… (il lui mordilla le lobe de l’oreille) parce que tel est le sort d’un ordinaire. N’est-ce pas ?

Elle soupira.

— Oh, mon Dieu ! Voyager à travers le vide à bord de l’aéromobile ! C’est à cela que j’aspire : un vide infini. Sans voix humaines, sans odeurs humaines, sans mâchoires humaines mastiquant de la gomme plastique en neuf couleurs iridescentes.

— Tu les détestes vraiment.

Elle approuva d’un coup de menton énergique.

— Oui. Et toi aussi. (Elle s’interrompit brusquement, se tournant pour lui faire front.) Tu sais que ta satanée voix est partie. Tu sais que tu vis sur tes jours de gloire que tu ne reverras plus jamais. (Elle lui sourit. D’un sourire chaleureux.) Est-ce que nous vieillissons ? demanda-t-elle sur le fond sonore des bredouillements et des couinements des fans. Ensemble ? Comme un mari et son épouse ?

— Les six ne vieillissent pas.

— Oh si ! Oh si, ils vieillissent ! (Elle tendit le bras et effleura les cheveux châtains et ondulés de Jason.) Depuis combien de temps est-ce que tu te teins, mon amour ? Un an ? Trois ans ?

— Monte dans l’aéro, lança-t-il brutalement, la poussant devant lui.

Ils sortirent du bâtiment et se retrouvèrent sur le pavé d’Hollywood Boulevard.

— Je monterai à condition que tu me sortes un si juste. Te rappelles-tu le jour où…

Il la fit monter à bras-le-corps dans le véhicule, s’engouffra à sa suite, se retourna pour aider Al Bliss à fermer la portière, et l’engin bondit dans le ciel nocturne, chargé d’orage. L’immense ciel lumineux de Los Angeles, aussi clair qu’en plein midi. Et c’est comme ça pour toi et moi, songea-t-il. Pour nous deux jusqu’à la fin des temps. Le ciel sera toujours comme ça parce que nous sommes des six. Tous les deux. Que les autres le sachent ou ne le sachent pas.

Et c’est faux, pensa-t-il amèrement, savourant l’humour sinistre de la situation. Le savoir qu’ils possédaient tous les deux sans partage. Parce qu’il fallait que ce soit ainsi. Parce que cela avait toujours été ainsi, même maintenant que les choses avaient si mal tourné. Aux yeux des ingénieurs, en tout cas.

Les grands caciques qui s’étaient trompés du tout au tout dans leurs prévisions. Quarante-cinq ans plus tôt, quarante-cinq merveilleuses années plus tôt, quand le monde était jeune et que les gouttes de pluie s’accrochaient encore aux cerisiers japonais de Washington aujourd’hui disparus. Et cette odeur de printemps entêtante qui était le signe de cette noble expérience. Pendant une courte période, tout au moins.

— Si on allait à Zurich ? proposa-t-il.

— Je suis trop fatiguée, répondit Heather. En plus, cet endroit ne me plaît pas.

— La maison ?

Il était incrédule. Heather l’avait choisie pour eux deux et, depuis des années, c’était là qu’ils se réfugiaient… surtout pour échapper aux fans qu’elle exécrait tellement.

Elle soupira.

— La maison, les montres suisses, le pain, les cailloux, la neige sur les collines…

— Les montagnes, corrigea-t-il avec hargne. Eh bien, merde ! J’irai sans toi.

— Tu n’as qu’à y emmener quelqu’un d’autre !

C’était bien simple, il ne comprenait pas.

— Tu veux vraiment que j’y aille avec quelqu’un d’autre ?

— Toi et ton magnétisme ! Ton charme ! Tu pourrais traîner n’importe quelle fille au monde dans ton grand lit de cuivre. Non pas que tu sois bien dangereux une fois dedans.

— Seigneur ! s’exclama-t-il avec écœurement. Ça recommence. Toujours les mêmes vieux griefs. Et ceux auxquels tu tiens le plus, ce sont des griefs imaginaires.

Pivotant pour lui faire face, Heather reprit avec véhémence :

— Tu sais comment tu es, même à ton âge. Tu es beau. Trente millions de gens te dévorent des yeux une fois par semaine pendant une heure. Ce n’est pas ta voix qui les intéresse, c’est ton incurable beauté physique.

— Je peux te renvoyer l’ascenseur, répondit-il sur un ton caustique.

Il était fatigué et avait soif de retrouver l’intimité et l’isolement de la zone résidentielle qui attendait silencieusement leur retour à Zurich. C’était comme si la maison voulait qu’ils restent. Pas pour une nuit, pas pour une semaine mais pour toujours.

— Je ne fais pas mon âge, répliqua Heather.

Il lui jeta un coup d’œil, l’étudiant de près. Une cataracte de cheveux cuivrés, une peau pâle semée de taches de rousseur, un nez romain, d’énormes yeux violets profondément enfoncés. Elle avait raison, elle ne faisait pas son âge. Évidemment, contrairement à lui, elle n’avait pas recours au réseau téléphonique trans-sex, encore que cela ne lui arrivât que très rarement. Aussi n’était-il pas intoxiqué et, dans son cas, il n’y avait eu ni déliquescence cérébrale ni vieillissement prématuré.

— Tu es une sacrée belle personne, reconnut-il à contrecœur.

— Et toi ?

La réplique était incapable de le désarçonner. Il savait qu’il avait toujours son charisme, la force imprimée dans ses chromosomes, quarante-deux ans plus tôt. Effectivement, ses cheveux étaient presque tous gris et il se teignait. En outre, quelques rides étaient apparues, ici et là. Mais…

— Tant que j’aurai ma voix, tout sera parfait. J’aurai ce que je voudrai. Tu te trompes à mon sujet. C’est la faute de ton orgueil de six, de ta chère individualité, comme on dit. Bon… Si tu ne veux pas de Zurich, où veux-tu que nous allions ? Chez toi ? Chez moi ?

— Je veux t’épouser. Alors, ce ne sera plus ou chez toi ou chez moi, ce sera chez nous. J’abandonnerai la scène et j’aurai trois enfants qui te ressembleront tous.

— Même les filles ?

— Ce ne seront que des garçons.

Jason se pencha et lui piqua un baiser sur le bout du nez. Elle sourit, lui prit la main et la tapota affectueusement.

— Nous pouvons aller n’importe où, ce soir, dit-il de sa voix de basse, assurée, contrôlée et qui portait loin. (Presque une voix de père. En général, ça marchait avec Heather quand rien d’autre ne réussissait. À moins que je ne fiche le camp, pensa-t-il.)

C’était ce qu’elle redoutait. Parfois, quand ils se querellaient, surtout dans la maison de Zurich où personne ne pouvait les entendre ni intervenir, il avait vu la peur sur le visage d’Heather. L’idée d’être seule la terrorisait. Il le savait, elle le savait. La peur était partie intégrante de leur vie commune. Mais pas de leur vie publique. C’étaient d’authentiques artistes professionnels et, dans ce domaine, la raison primait. Aux pires moments où ils s’entre-déchiraient, ils faisaient un tout dans l’univers des spectateurs, des correspondants, des fans hurlants qui leur rendaient un culte. Même la haine à l’état pur ne pouvait changer cela.

Mais, n’importe comment, ils étaient désormais incapables de se haïr. Ils avaient trop en commun. Ils s’apportaient mutuellement beaucoup trop de choses. Le simple contact physique, comme dans l’aéromobile, suffisait à les rendre heureux. Pendant le temps que cela durait, au moins.

Jason plongea la main dans la poche intérieure de son veston de soie sur mesure – il n’existait peut-être que dix costumes semblables dans le monde entier – et en sortit une liasse de billets certifiés par le gouvernement. Un bon petit tas bien épais.

— Tu ne devrais pas garder autant de liquide sur toi, le gourmanda Heather du ton autoritaire, maternel, qui avait le don de l’horripiler.

— Avec ça (il agita la liasse) on peut aller dans n’importe quelle…

— À moins que quelque étudiant non enregistré échappé d’un campus souterrain ne te tranche la main au ras du poignet et ne disparaisse avec elle et ton argent tape-à-l’œil. Tu as toujours été tape-à-l’œil. M’as-tu-vu et vulgaire. Regarde ta cravate. Mais regarde-la donc !

Elle avait haussé la voix et avait maintenant l’air vraiment furieux.

— La vie est courte. Et la prospérité encore plus.

Mais Jason remit la liasse dans sa poche et effaça du plat de la main la bosse qui déparait son complet par ailleurs impeccable.

— Je voulais t’offrir quelque chose avec ça.

En fait, cette idée lui était venue à l’instant. Ce qu’il avait envisagé de faire avec cet argent était un peu différent : son intention était de se rendre à Las Vegas et de jouer au black-jack. En tant que six, il gagnait toujours au black-jack. Il mettait tout le monde dans sa poche, même le banquier.

— Tu mens. Tu ne voulais rien m’offrir. Tu ne m’offres jamais rien, tu es trop égoïste, tu ne penses qu’à toi. Tu préfères ficher ton argent en l’air, te payer une blonde aux gros seins et aller au lit avec elle. Probablement chez nous, à Zurich, où je n’ai pas mis les pieds depuis quatre mois, je ne sais pas si tu es au courant. Je pourrais bien être enceinte.

Jason fut surpris que, de toutes les reparties possibles qui avaient pu lui venir à l’esprit, elle eût précisément choisi celle-là. Mais il y avait bien des choses en Heather qui lui échappaient. Elle gardait secrète une grande partie de sa personnalité. Comme avec ses fans.

Toutefois, au fil des années, il avait appris pas mal de faits concernant la jeune femme. Par exemple, il savait – et c’était aussi un secret bien gardé – qu’elle avait subi un avortement en 1982. Il savait qu’à une époque elle avait été illégalement mariée à un meneur étudiant responsable de communauté et qu’elle avait vécu un an dans les terriers de l’université de Columbia au milieu des étudiants barbus et puants cantonnés à vie sous terre grâce aux soins des pols et des nats. La police et la garde nationale qui bouclaient chaque campus les empêchaient de regagner la société, tels des rats noirs émergeant d’un navire qui fait eau.

Et il savait que, un an plus tôt, elle avait été arrêtée pour détention de drogue. Seule sa riche et influente famille avait pu la tirer de ce mauvais pas moyennant finance : une fois venue l’heure de la confrontation avec la police, sa fortune, son charisme et sa célébrité s’étaient révélés impuissants.

Ces mésaventures avaient laissé des cicatrices mais, maintenant, il n’y paraissait plus. Comme tous les six, elle avait d’énormes facultés de récupération. Ce don était conféré à tous les six. Parmi beaucoup d’autres choses. Des choses que Jason lui-même, à quarante-deux ans, ne connaissait pas toutes. Il avait connu pas mal de péripéties, lui aussi. Essentiellement sous forme de cadavres. Les cadavres des autres artistes qu’il avait piétinés au cours de la longue ascension qui l’avait porté au pinacle.

— Ces cravates tape-à-l’œil… commença-t-il.

Mais le téléphone sonna. Il décrocha. C’était probablement Al Bliss qui l’appelait pour lui communiquer les indices d’écoute du show.

Ce n’était pas lui. Une voix féminine, stridente et aiguë, lui vrilla le tympan.

— Jason ?

— Oui. (Plaquant sa main sur le pavillon, il dit à Heather :) C’est Marilyn Mason. Pourquoi diable lui ai-je donné le numéro de l’aéromobile ?

— Qui est Marilyn Mason ?

— Je te l’expliquerai plus tard. (Il enchaîna.) Oui, mon petit, Jason en personne. Réincarné. Que se passe-t-il ? Tu as l’air d’être dans tous tes états. Serais-tu encore expulsée ? (Il lança à Heather un clin d’œil accompagné d’un sourire torve.)

— Débarrasse-toi d’elle, lui souffla-t-elle.

À nouveau, Jason obtura le microphone.

— C’est ce que je fais. J’essaye. Tu ne vois pas ? Allez, Marilyn, vide ton sac. Je suis là pour ça.

Marilyn Mason était depuis deux ans sa protégée, en quelque sorte. En tout cas, elle voulait être chanteuse – célèbre, riche, aimée – comme lui. Il l’avait remarquée un jour en se baladant dans le studio pendant une répétition. Un petit visage crispé et soucieux, des jambes courtes, une jupe qui l’était encore davantage – selon son habitude, il avait tout enregistré du premier coup d’œil. Et une semaine plus tard, il lui avait obtenu une audition avec un directeur artistique des Disques Columbia.

Si cette semaine-là avait été fertile en événements, cela n’avait pas grand-chose à voir avec la chansonnette.

— Il faut que je te voie, couina Marilyn d’une voix perçante. Sinon, je me tuerai et tu porteras la responsabilité de ma mort jusqu’à la fin de tes jours. Et je dirai à cette bonne femme, Heather Hart, que nous couchons ensemble depuis le début.

Jason soupira intérieurement. Bon Dieu, il était déjà terriblement fatigué, épuisé par le show où, une heure durant, il avait dû sourire, sourire, sourire.

— Je suis en route pour la Suisse où je dois passer le reste de la nuit, dit-il d’une voix ferme comme s’il parlait à une gosse hystérique.

D’ordinaire, quand Marilyn piquait une de ses crises inquisitoriales, quasi paranoïaques, cela marchait. Mais pas cette fois naturellement.

— Il ne te faudra que cinq minutes pour faire le trajet dans ta Rolls d’un million de dollars, lui corna-t-elle aux oreilles. Je ne te retiendrai que cinq secondes. J’ai quelque chose de très important à te dire.

Elle est probablement enceinte, songea Jason. À un moment ou un autre, elle avait dû volontairement – ou peut-être involontairement – oublier de prendre sa pilule.

— Que veux-tu me dire en cinq secondes que je ne sache déjà ? répliqua-t-il sèchement. Dis-le-moi tout de suite.

— Je veux te voir ici, répondit Marilyn avec le total manque d’égards qui lui était habituel. Il faut que tu viennes. Il y a six mois que je ne t’ai pas vu et, pendant ce temps, j’ai beaucoup réfléchi à nous. Et en particulier à la dernière audition.

— OK, concéda-t-il, plein d’amertume et de ressentiment. (Lui qui avait essayé de fabriquer une carrière à cette fille dénuée de tout talent, voilà sa récompense ! Il raccrocha brutalement et se tourna vers Heather.) Je suis heureux pour toi que tu ne sois jamais tombée sur elle. C’est vraiment une…

— Pas de boniments ! Je ne suis pas « tombée sur elle » parce que tu t’es toujours débrouillé pour que ça ne se produise pas.

— Toujours est-il, continua-t-il en faisant faire demi-tour à l’aéromobile, toujours est-il que je lui ai fait avoir non pas une mais deux auditions et qu’elle s’est fait sacquer les deux fois. C’est moi qui serais cause de son échec. Tu vois le tableau ?

— A-t-elle de beaux nichons ?

— Le fait est. (Il sourit et Heather éclata de rire.) Tu connais mon point faible. Mais j’ai rempli mon contrat. Je lui ai obtenu une audition… et même deux. La dernière a eu lieu il y a six mois et je sais bien que, depuis, elle ne décolère pas. Je me demande ce qu’elle veut me raconter.

Il enclencha le module de contrôle pour que l’aéromobile mette le cap en pilotage automatique sur l’immeuble où habitait Marilyn et dont le toit constituait une aire d’atterrissage petite mais bien conçue.

— Elle est probablement amoureuse de toi, dit Heather tandis que Jason posait le véhicule à la verticale.

— Comme quarante millions d’autres filles, ajouta-t-il jovialement en faisant se déplier la passerelle.

Heather se carra confortablement dans le siège baquet.

— Ne reste pas trop longtemps. Sinon, je décolle sans toi.

— En me laissant avec Marilyn sur les bras ? (Ils s’esclaffèrent.) Je reviens tout de suite.

Il traversa la terrasse et appuya sur le bouton de l’ascenseur.

Dès qu’il fut entré dans l’appartement, il comprit que Marilyn était comme folle. Son visage crispé était grimaçant et son corps tellement recroquevillé sur lui-même qu’on aurait pu croire qu’elle essayait de s’auto-avaler. Et ses yeux ! Il n’y avait pas beaucoup de choses qui le troublaient chez les femmes. Mais, cette fois, il perdit contenance. Des yeux complètement ronds, à la pupille démesurée, qui le fouaillaient. Elle le regardait en silence, les bras croisés, dure et rigide comme un morceau de fer.

— Je t’écoute, dit Jason qui cherchait à prendre l’avantage.

D’habitude – pratiquement toujours en fait –, quand il avait affaire à une femme, il parvenait à être maître de la situation. En vérité, c’était même sa spécialité. Mais, aujourd’hui, il se sentait mal à l’aise. Elle ne disait toujours rien. Sa figure, sous le maquillage, était exsangue. Un véritable visage de cadavre.

— Tu veux une autre audition ? C’est ça ?

Marilyn fit signe que non.

— Bon. Dis-moi ce qu’il y a.

Il était las et embarrassé. Cependant, cela ne s’entendait pas dans sa voix. Il était beaucoup trop adroit, beaucoup trop expérimenté pour se trahir en lui laissant deviner sa gêne. Dans une confrontation avec une femme, il y a presque quatre-vingt-dix-neuf pour cent de bluff. Des deux côtés. Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on fait, c’est comment on le fait.

— J’ai quelque chose pour toi.

Marilyn fit demi-tour et disparut dans la cuisine. Il l’y suivit d’un pas nonchalant.

— Tu me reproches toujours le fiasco des deux…

Elle l’interrompit.

— Tiens…

Elle prit un sac en plastique sur l’évier, resta un moment immobile, la main levée, le visage toujours aussi pâle et rigide, les yeux exorbités, le regard fixe. Puis elle ouvrit le sac et, le balançant à bout de bras, revint prestement vers lui. Tout se passa trop vite. Instinctivement, Jason recula, mais trop tard et trop lentement. L’espèce d’éponge gélatineuse qu’était la callisto se colla à lui avec ses cinquante tubes suceurs s’ancrant dans sa poitrine. Déjà, il sentait les tubes sonder sa chair, son torse.

D’un bond, il ouvrit le placard supérieur, empoigna une bouteille de scotch à moitié pleine, en dévissa le bouchon d’une main maladroite et aspergea d’alcool la créature caoutchouteuse. Ses pensées étaient on ne peut plus lucides, transparentes. Sans paniquer, il resta immobile à inonder la chose de whisky.

Pendant quelques instants, rien ne se produisit. Jason réussit à garder son sang-froid, à ne pas succomber à la panique. Enfin la callisto se couvrit de pustules, se recroquevilla, se détacha de sa poitrine et tomba à terre. Elle était morte.

Les jambes en coton, Jason s’assit à la table de la cuisine. Il se débattait contre la montée de l’inconscience. Quelques-uns des tubes suceurs étaient restés dans sa poitrine et ils étaient encore vivants.

— Pas mal, parvint-il à balbutier. Tu m’as presque eu, espèce de sale petite garce !

— Le presque est de trop, répondit Marilyn Mason d’une voix atone et dépourvue d’émotion. Il y a encore des tubes dans ta poitrine et tu le sais. Je le lis sur ton visage. Et ce n’est pas une bouteille de scotch qui les éjectera. Rien ne pourra t’en débarrasser.

Jason, alors, s’évanouit. Il vit vaguement le sol vert et gris monter à sa rencontre. Puis ce fut le vide. Un vide où il n’existait même pas.


Douleur.

Il ouvrit les yeux et, machinalement, se toucha la poitrine. Plus de costume de soie fait main : il portait une blouse d’hôpital en coton et était étendu à plat sur une civière.

— Seigneur ! dit-il d’une voix pâteuse tandis que les deux infirmiers l’entraînaient rapidement le long d’un couloir.

Heather Hart flottait au-dessus de lui, l’air angoissé, bouleversée mais en pleine possession d’elle-même, elle aussi.

— J’ai compris qu’il se passait quelque chose, dit-elle précipitamment au moment où les aides-soignants poussaient la civière dans une chambre. Je ne t’ai pas attendu dans l’aéromobile. Je suis descendue derrière toi.

— Tu pensais probablement nous trouver au lit tous les deux, répondit-il d’une voix vacillante.

— Le docteur a dit que quinze secondes plus tard, tu aurais succombé à ce qu’il appelle un viol somatique. C’est-à-dire la pénétration de cette chose en toi.

— Je l’ai tuée mais des suceurs sont restés. Il était trop tard.

— Je sais, le docteur me l’a expliqué. On t’opérera le plus vite possible. Ils réussiront peut-être à faire quelque chose si les tubes ne sont pas entrés trop profondément.

— J’ai réagi comme un chef, murmura Jason d’une voix éraillée. (Il ferma les yeux pour supporter la douleur.) Mais quand même pas assez vite. Pas tout à fait assez. (Rouvrant les yeux, il vit qu’Heather pleurait.) C’est si grave que ça ?

Il lui prit la main. Elle serra ses doigts et il sentit l’amour même d’Heather dans cette étreinte. Puis il n’y eut plus rien. Sauf la douleur. Rien d’autre que la douleur. Plus d’Heather, plus d’hôpital, plus d’infirmiers, plus de lumière. Et pas un son. C’était un instant d’éternité qui l’engloutissait complètement.

2

La lumière avait réapparu, transformant ses paupières closes en une aveuglante membrane rouge. Il ouvrit les yeux, souleva la tête pour regarder autour de lui, à la recherche d’Heather ou du médecin.

Personne. Il était seul dans la pièce. Une commode surmontée d’une glace fendillée, des murs gras auxquels étaient fixées d’affreuses appliques hors d’âge. Quelque part, à proximité, les braillements d’un poste de télé.

Ce n’était pas un hôpital.

Et Heather n’était pas auprès de lui ; son absence lui donnait un sentiment de vide total.

Bon Dieu ! Qu’est-ce qui est arrivé ?

Les élancements de sa poitrine s’étaient évanouis avec tant d’autres choses. D’une main qui tremblait, il repoussa la crasseuse couverture de laine, se dressa sur son séant et se gratta pensivement le front en s’efforçant de récupérer sa vitalité.

Il se rendit compte qu’il était dans une chambre d’hôtel. Un hôtel pouilleux et bon marché, un nid à punaises tout juste bon pour les pochards. Pas de rideaux aux fenêtres. Pas de salle d’eau. Une chambre semblable à celles qu’il avait connues bien des années auparavant, au début de sa carrière quand il était inconnu et n’avait pas d’argent. Jours sombres qu’il avait toujours de son mieux chassés de sa mémoire.

L’argent… Palpant ses vêtements, il constata qu’il n’avait plus sa chemise d’hôpital, mais portait à nouveau son costume de soie fait main, affreusement chiffonné. Et dans la poche de sa veste, la liasse de grosses coupures, l’argent qu’il avait eu l’intention de jouer à Las Vegas.

Au moins, il avait encore ça.

Il balaya la pièce du regard à la recherche d’un téléphone mais, bien entendu, il n’y en avait pas. Peut-être en trouverait-il un dans le hall. Mais qui appeler ? Heather ? Son agent, Al Bliss ? Mory Mann, le producteur du show ? Bill Wolfer, son avocat ? Tous les quatre, peut-être. Et le plus tôt serait le mieux.

Maladroitement, il réussit à se lever et, vacillant sur ses jambes, resta planté à proférer des jurons pour des raisons qui lui échappaient. Un instinct animal l’empêchait de tomber. Il banda son corps vigoureux de six, prêt à la bagarre. Mais il n’y avait pas d’adversaire en face de lui et cela l’effraya. Il y avait très longtemps qu’il n’avait éprouvé un tel sentiment de panique.

Combien de temps s’était-il écoulé ? Il était incapable de le dire, il avait perdu la notion de la durée.

Il faisait jour. Avec un bruit geignard, des fusées montaient en chandelle à l’assaut des cieux derrière le carreau sale de la fenêtre. Il regarda sa montre. Dix heures et demie. Et alors ? Il aurait aussi bien pu rester inconscient pendant dix siècles. Une montre ne pouvait lui être d’aucun secours.

Mais il y avait le téléphone.

Il s’engagea dans le couloir poussiéreux, trouva l’escalier et, cramponné à la rampe, descendit marche par marche jusque dans le hall désert, déprimant avec ses antiques fauteuils au capitonnage mité.

Heureusement, il avait de la monnaie. Il glissa une pièce d’un dollar en or dans la fente et forma le numéro d’Al Bliss.

— Agence artistique Bliss.

C’était la voix d’Al.

— Écoute… je ne sais pas où je suis. Pour l’amour du ciel, viens me chercher. Il faut que tu me tires de là. Que tu m’amènes ailleurs. Tu comprends, Al ? Tu comprends ?

À l’autre bout du fil, silence. Enfin, d’une voix lointaine et détachée, Al Bliss demanda :

— À qui ai-je l’honneur ?

Jason se nomma sur un ton grinçant.

— Je ne vous connais pas, monsieur Jason Taverner, répondit Al Bliss de la même voix neutre et indifférente. Vous êtes sûr de ne pas vous être trompé de numéro ? À qui voulez-vous parler ?

— À toi. À toi, Al Bliss, mon agent. Que s’est-il passé à l’hôpital ? Comment se fait-il que je me retrouve ici ? Est-ce que tu le sais ? (Il se força à se maîtriser et la panique reflua ; il articula ses mots plus calmement.) Est-ce que tu peux joindre Heather de ma part ?

— Miss Hart ?

Al pouffa et se tut.

— Désormais, tu as cessé d’être mon agent, cria sauvagement Jason. En dépit de la situation, je résilie notre contrat.

Al Bliss lui pouffa de nouveau à l’oreille, puis, après un déclic, la ligne fut coupée.

Je tuerai ce fils de pute, enragea Jason. Je le réduirai en bouillie, ce petit salaud gras et chauve !

Qu’est-ce qu’il cherchait ? Je ne comprends pas. Pourquoi se dresse-t-il brusquement contre moi ? Qu’est-ce que je lui ai fait, nom de Dieu ? Depuis dix-neuf ans qu’il est mon ami et mon agent, c’est la première fois que ça se produit.

Je vais appeler Bill Wolfer. Il est toujours à son bureau ou en rendez-vous. Je vais tâcher de le joindre pour savoir ce que tout cela signifie.

Jason mit un second dollar dans la fente et composa de mémoire le numéro de l’avocat.

— Cabinet Wolfer et Blaine, bonjour, susurra la voix de la standardiste.

— Passez-moi Bill. Ici Jason Taverner. Vous me connaissez.

— Me Wolfer plaide aujourd’hui. Voulez-vous parler à Me Blaine ou préférez-vous que Me Wolfer vous rappelle un peu plus tard quand il rentrera ?

— Est-ce que vous savez qui je suis ? Est-ce que vous savez qui est Jason Taverner ? Est-ce que vous regardez la télé ?

Sa voix, échappant à son contrôle, se cassa et se fit aiguë. Au prix d’un gros effort, il recouvra son sang-froid, mais il ne pouvait empêcher ses mains de trembler. En fait, il tremblait de la tête aux pieds.

— Je regrette, monsieur Taverner, mais je ne peux vous répondre à la place de Me Wolfer ou…

— Est-ce que vous regardez la télé ? répéta Jason.

— Oui.

— Et vous n’avez pas entendu parler de moi ? Le show Jason Taverner, tous les mardis à vingt et une heures, ça ne vous dit rien ?

— Excusez-moi, monsieur Taverner, mais il faudrait que vous parliez directement à Me Wolfer.

Laissez-moi votre numéro. Je lui demanderai de vous rappeler dans la journée.

Il raccrocha.

Je suis fou, se dit-il. Ou c’est elle qui est folle. Elle et Al Bliss, ce fils de pute. Seigneur !

D’un pas mal assuré, il s’éloigna du téléphone, se laissa choir dans une des bergères défraîchies. C’était bon de s’asseoir. Fermant les yeux, il s’astreignit à respirer lentement et profondément. Et à réfléchir.

J’ai cinq mille dollars en grosses coupures du gouvernement. Donc, je ne suis pas complètement démuni.

Cette bestiole est sortie de ma poitrine, y compris ses tubes suceurs. Ils ont sans doute réussi à m’opérer, à l’hôpital. Au moins, je suis vivant. C’est déjà une consolation. Est-ce qu’il y a eu un trou dans le temps ? Si seulement j’avais un journal…

Un numéro du Los Angeles Times était posé sur un divan. Il regarda la date. 12 octobre 1988. Pas de trou dans le temps. C’était le lendemain de son show, le lendemain du jour où Marilyn l’avait expédié, mourant, à l’hôpital.

Une idée lui vint. Il feuilleta le journal jusqu’à ce qu’il eût trouvé la page des spectacles et variétés. Actuellement, il se produisait le soir dans le Salon persan du Hollywood Hilton – et cela depuis trois semaines. Sauf le mardi, bien sûr, à cause du show.

Le placard que le Hilton faisait régulièrement publier depuis trois semaines n’était nulle part. Peut-être qu’ils l’ont changé de page, songea-t-il, déconcerté. Il passa donc toute la rubrique au peigne fin, annonce par annonce. Or sa photo paraissait régulièrement dans le journal ou un autre depuis dix ans. Sans interruption.

Je vais encore faire une tentative, décida-t-il. Je vais essayer Mory Mann.

Il sortit son portefeuille pour y chercher le bout de papier sur lequel il avait noté le numéro de Mory.

Son portefeuille était singulièrement mince.

Toutes ses pièces d’identité avaient disparu – les documents qui lui permettaient de rester vivant, de franchir les barrages des pols et des nats sans qu’on lui tire dessus ou qu’on l’envoie dans un camp de travail.

Je ne survivrai pas deux heures sans mes papiers d’identité, pensa-t-il. Je ne me risquerais pas à quitter le hall de cet hôtel sordide pour m’aventurer sur le trottoir. Ils me prendraient pour un étudiant ou un professeur échappé d’un campus et je passerais le reste de mon existence à travailler comme un esclave. Je suis ce qu’on appelle une non-personne.

La première chose à faire est de rester vivant. Au diable Jason Taverner, l’animateur public. On verra cela plus tard.

Il sentait ses puissants rouages de six se mettre déjà en branle dans son cerveau. Je ne suis pas comme les autres hommes, se dit-il. Je trouverai un moyen de sortir de ce pétrin, quel qu’il soit. D’une façon ou d’une autre.

Par exemple, avec tout l’argent que j’ai sur moi, je peux aller à Watts pour acheter de fausses cartes. Un jeu complet. D’après ce que j’ai entendu dire, il doit y avoir une centaine de petits faussaires qui vivotent de cette manière. Mais je n’aurais jamais imaginé que j’en serais réduit à avoir recours à ces gens-là. Moi, Jason Taverner, un présentateur chéri de trente millions de téléspectateurs. Mais les choses ne se passeront pas ainsi !

Sur ces trente millions de personnes, il y en a quand même bien une qui se souvient de moi. Si « se souvenir » est l’expression qui convient. Je m’exprime comme si un temps fou s’était écoulé, comme si j’étais un vieillard, une gloire passée qui rumine ses anciens succès. Eh bien, non ! Pas question de cela !

Retournant au téléphone, il chercha le numéro du centre de contrôle de l’état civil de l’Iowa. Cela lui coûta plusieurs dollars or mais, après une longue attente, il finit par l’obtenir.

— Je m’appelle Jason Taverner, dit-il au préposé. Je suis né le 16 décembre 1946 au Memorial Hospital de Chicago. Voudriez-vous me donner confirmation et me délivrer une copie de mon certificat de naissance ? J’en ai besoin pour une demande d’emploi.

— Oui, monsieur. (L’employé mit la ligne en attente ; Jason patienta. Il y eut un déclic.) M. Jason Taverner, né à Cook County le 16 décembre 1946 ?

— Oui.

— Il n’y a pas trace de naissance de cette personne à la date et au lieu indiqués. Êtes-vous absolument sûr de l’exactitude de ces données ?

— Vous me demandez si je connais mon nom, ma date et mon lieu de naissance ? (À nouveau, le contrôle de sa voix lui échappa mais, cette fois, il ne chercha même pas à se ressaisir. La panique le submergeait.) Merci.

Il raccrocha, secoué de violents tremblements. Son esprit tremblait tout comme son corps.

Je n’existe pas. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de Jason Taverner. Ma carrière, je m’en balance. Je ne veux qu’une chose : vivre. Si quelqu’un ou quelque chose désire effacer ma carrière, soit ! Qu’il ne se gêne pas. Mais me sera-t-il seulement permis d’exister ? D’ailleurs, suis-je même né ?

Quelque chose bougea dans sa poitrine et il songea avec horreur : ils n’ont pas extrait tous les suceurs. Il y en a qui continuent à se développer et à se nourrir de ma substance. Cette fichue salope de fille sans talent ! Je lui souhaite de finir sur le trottoir à vingt-cinq cents la passe. Après ce que j’ai fait pour elle, en lui décrochant ces deux auditions avec des directeurs artistiques. Mais merde – j’ai fini par me l’envoyer. Je suppose que nous sommes quittes.

De retour dans sa chambre, il s’étudia longuement devant le miroir piqué. Physiquement, il n’avait pas changé – sauf qu’il avait besoin d’un bon coup de rasoir. Pas vieilli. Pas une seule ride nouvelle. Pas un seul cheveu gris de plus. Des épaules et des biceps robustes. Toujours la même taille fine qui lui permettait de s’habiller mannequin.

Et c’est important pour son image de marque, se dit-il. Quel genre de costumes l’on peut porter, en particulier ces modèles près du corps. Je dois bien en avoir une cinquantaine, calcula-t-il. Enfin, j’avais. Où sont-ils à présent ? rêvassa-t-il. L’oiseau s’est envolé ; dans quel pré chante-t-il désormais ? Ou quelque chose d’approchant. Une réminiscence du passé, datant de l’école primaire. Oubliée jusqu’à cet instant. Étrange ce qui surnage dans l’esprit, lorsqu’on se trouve dans une situation inconnue et inquiétante. Parfois les pires trivialités imaginables.

Si le désir était un destrier, alors les mendiants voleraient. Une maxime de ce style, qui suffit à vous obséder.

Il se demanda combien il y avait de barrages de police entre ce misérable hôtel et le plus proche faussaire de Watts ? Dix ? Treize ? Deux ? En ce qui me concerne, conclut-il, le premier sera le bon. Un contrôle imprévu par un véhicule de patrouille et une équipe de trois. Avec leur fichu matériel radio qui les relie au centre des données pol-nats de Kansas City, où ils conservent tous les dossiers.

Il remonta sa manche et examina son avant-bras. Oui, le matricule d’identité tatoué, la plaque d’immatriculation somatique qu’il garderait toute sa vie et qu’il emporterait dans le refuge de la tombe.

Alors ? Les pols et les nats du point de contrôle mobile transmettraient son numéro à Kansas City. Ensuite… Ensuite ? Son dossier y était-il toujours ? Ou avait-il disparu, lui aussi, comme son certificat de naissance ? Et s’il n’y était pas, qu’en déduiraient les bureaucrates pol-nats ?

Qu’il y avait eu une erreur technique. Quelqu’un n’avait pas classé les microfilms à leur place. Mais il sera trop tard. J’aurai déjà passé dix ans de ma vie à travailler de la pioche dans une carrière de Luna. Faute de retrouver mon dossier, ils considéreront que je suis un étudiant en cavale. Car il n’y a que les étudiants à ne pas avoir de dossiers pol-nats. Sauf quelques-uns. Ceux qui sont importants, les meneurs.

Je suis au bas de l’échelle. Et je ne peux même pas atteindre le premier barreau, celui de la simple existence physique. Moi qui avais hier une audience de trente millions de spectateurs. Je les retrouverai un jour. Mais c’est encore prématuré. Il y a d’autres priorités. Le seul principe d’existence avec lequel naît tout homme, je ne le possède plus. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Un six n’est pas un individu ordinaire. Aucun individu ordinaire n’aurait survécu ni physiquement ni psychologiquement à l’épreuve que j’ai subie – et je pense en particulier à l’incertitude. Quelles que soient les circonstances extérieures, un six doit toujours l’emporter. C’est là notre définition génétique.

Il ressortit de sa chambre et descendit se présenter à la réception. Un homme d’âge mûr, nanti d’une fine moustache, lisait un exemplaire de Box Magazine.

Vous désirez ? demanda-t-il sans lever les yeux.

Jason sortit son paquet de billets et en posa un de cinq cents dollars sur le comptoir. L’employé jeta un coup d’œil, puis un second, les yeux écarquillés cette fois, après quoi il dévisagea Jason avec circonspection, l’air interrogateur.

— On m’a volé mes papiers, lui expliqua celui-ci. Ces cinq cents dollars sont à vous si vous me trouvez quelqu’un pour m’en faire d’autres. Si c’est oui, occupez-vous-en tout de suite. Je n’attendrai pas.

Pas question d’attendre pour se faire ramasser par un pol ou un nat, se dit-il, piégé ici dans ce petit hôtel miteux.

— Ou de se faire arrêter en sortant dans la rue, rajouta le réceptionniste. Je suis plus ou moins télépathe. Je vous accorde que cet hôtel n’est pas un établissement de grand luxe, mais il n’y a pas de cafards. Il nous est arrivé d’être infestés par des poux de sable de Mars mais ce n’est jamais allé plus loin. (Il empocha le billet.) Je vais vous conduire auprès de quelqu’un qui pourra vous rendre service. Vous êtes convaincu d’être une célébrité, ajouta-t-il après avoir scruté Jason avec attention. Que voulez-vous ? On reçoit toutes sortes de gens ici.

— Maintenant, rétorqua sèchement Jason. Ne perdons pas de temps.

— Tout de suite.

L’employé empoigna sa veste en plastique brillant.

3

Tout en conduisant son antique engin, poussif et bruyant, l’employé disait négligemment à Jason, assis à côté de lui :

— Je capte un tas de choses bizarres dans votre esprit.

— Laissez mon esprit tranquille, l’interrompit brutalement Jason, ulcéré.

Les télépathes curieux et inquisiteurs l’avaient toujours écœuré et celui-ci ne faisait pas exception à la règle.

— Laissez mon esprit tranquille et conduisez-moi auprès de la personne qui doit m’aider. Et, si vous tenez à la vie, je vous conseille de ne pas vous flanquer sur un barrage pol-nat.

— C’est une recommandation inutile, objecta l’employé d’une voix onctueuse. Je sais ce qui se passerait si on nous arrêtait. J’ai déjà fait ça bien des fois. Pour des étudiants. Mais vous n’êtes pas un étudiant. Vous êtes célèbre et vous êtes riche. Tout en n’étant ni célèbre ni riche. Tout en étant une non-personne. Légalement parlant, vous n’existez même pas.

L’homme éclata d’un petit rire ténu sans détourner les yeux du véhicule qui le précédait. Jason nota qu’il conduisait comme une vieille femme, les deux mains soudées au volant.

Ils étaient maintenant entrés dans les bas quartiers de Watts proprement dit. De minuscules et obscures boutiques bordant la rue encombrée, des poubelles débordantes, des fragments de bouteilles épars sur la chaussée, des enseignes délavées proclamant Coca-Cola en grosses lettres et, en dessous, le nom du dépositaire en petits caractères. À un carrefour, un vieux Noir traversa en boitillant, tâtonnant comme si l’âge l’avait rendu aveugle et, à cette vue, Jason se sentit bizarrement remué. C’est qu’il restait si peu de Noirs vivants depuis la fameuse loi Tidman sur la stérilisation adoptée par le Congrès pendant les jours tragiques de l’Insurrection. L’employé freina prudemment pour ne pas affoler le vieillard dont le costume brun chiffonné s’effrangeait. Manifestement, il était ému, lui aussi.

— Vous rendez-vous compte, dit-il à Jason, que si je le heurtais, je serais condamné à mort ?

— C’est normal.

— Ils sont comme les dernières grues couronnées, reprit l’employé en redémarrant maintenant que le vieux Noir avait atteint le trottoir sain et sauf. Il y a des milliers de lois pour les protéger. On n’a pas le droit de se moquer d’eux, on n’a pas le droit de leur flanquer un coup de poing sous peine d’être poursuivi pour agression avec dix ans de prison à la clé. Et pourtant, nous les tuons à petit feu. C’est ce que voulaient Tidman et, probablement, la majorité silencieuse mais… (il fit un geste et, pour la première fois, lâcha son volant). Je regrette les gosses. Quand j’avais dix ans, je me rappelle, j’avais un petit copain noir. Justement, on jouait pas bien loin d’ici. À l’heure qu’il est, il a sûrement été stérilisé.

— Mais avant, il avait eu un enfant, lui fit observer Jason. Sa femme a dû rendre aux autorités leur bon de procréation après la naissance de leur premier et unique enfant. Mais, cet enfant, ils l’ont eu. La loi les y autorise et leur sécurité est garantie par une légion de règlements.

— Un enfant par couple. Comme ça, à chaque génération, la population noire diminue de moitié. C’est ingénieux. Il faut reconnaître que Tidman a résolu le problème racial.

— Il fallait bien faire quelque chose.

Jason, rigide sur son siège, examinait la rue, guettant le panneau indiquant un point de contrôle ou un barrage pol-nat. Il n’en voyait aucun, mais combien de temps allait encore durer le voyage ?

— Nous sommes presque arrivés, lui annonça tranquillement l’employé en lui jetant un coup d’œil à la dérobée. Je n’aime pas vos opinions racistes. Même si vous me donnez cinq cents dollars.

— Pour ma part, je trouve qu’il y a suffisamment de Noirs vivants.

— Et quand les derniers seront morts ?

— Puisque vous lisez dans mes pensées, je n’ai pas besoin de vous répondre.

— Bon Dieu ! s’exclama l’employé qui se concentra à nouveau sur sa conduite.

Il prit un tournant à angle droit et s’engagea dans une ruelle étroite bordée de portes de bois fermées et verrouillées. Ici, plus de panneaux. Rien qu’un silence de plomb et des monceaux d’anciens détritus.

— Qu’y a-t-il derrière ces portes ? s’enquit Jason.

— Des gens comme vous. Qui ne se montrent pas à découvert. Pourtant, il y a une différence : ils ne possèdent pas cinq cents dollars… et même beaucoup plus si je vous lis correctement.

— Ces fausses pièces d’identité me coûteront cher, répliqua aigrement Jason. Tout ce que j’ai, probablement.

— Elle ne vous écorchera pas, dit l’employé en garant son véhicule à cheval sur le trottoir du passage.

Jason regarda autour de lui. Un restaurant abandonné, condamné par des planches, les vitres brisées. À l’intérieur, il faisait noir. Le spectacle n’était pas encourageant mais, apparemment, c’était l’endroit. Il fallait se faire une raison compte tenu des circonstances. Il ne pouvait pas se permettre de jouer les délicats.

En outre, ils avaient évité tous les points de contrôle, tous les barrages. Son guide avait su choisir l’itinéraire. Alors, somme toute, il n’avait vraiment pas à se plaindre.

Ils s’approchèrent de la porte démantibulée et béante de l’ancien restaurant sans échanger un mot, attentifs à ne pas s’accrocher aux clous rouillés pointant des planches de contre-plaqué apparemment installées pour boucher les fenêtres.

— Prenez ma main, dit l’employé, en tâtonnant dans la pénombre ambiante. Je connais le chemin et il fait noir. L’électricité est coupée depuis trois ans. On voulait faire évacuer les gens pour brûler l’îlot. Mais la plupart sont restés, ajouta-t-il.

Sa main était froide et moite. Il guida Jason à travers un labyrinthe de chaises et de tables entassées au petit bonheur, pleines de toiles d’araignées et de traînées de poussière grumeleuse.

Ils finirent par se retrouver face à un mur noir, massif. L’employé s’arrêta, lâcha la main de Jason et tripota quelque chose dans l’obscurité.

— Ça ne s’ouvre pas de ce côté, dit-il. Je signale simplement que nous sommes là.

Un pan de mur coulissa en grinçant. Derrière, l’obscurité était encore plus épaisse. C’était le même abandon.

— Avancez.

L’employé poussa Taverner. Un instant plus tard, le panneau se referma derrière eux.

Une lumière vacillante jaillit. Ébloui, Jason mit sa main en visière au-dessus de ses yeux et examina les lieux.

C’était un atelier. Petit mais encombré de machines apparemment complexes et très sophistiquées. Au fond, un établi. Des outils par centaines, tous soigneusement alignés le long des murs. Sous l’établi, d’énormes cartons, probablement remplis de différentes gammes de papiers. Enfin, une petite presse d’imprimerie électrique.

Et une fille qui, juchée sur un grand tabouret, alignait des caractères dans une matrice. Ses cheveux très blonds, longs et soyeux, flottaient sur ses épaules. Elle portait une blouse de travail en coton, des jeans et ses pieds minuscules étaient nus. À première vue, Jason lui donna quinze ou seize ans. Pour ainsi dire pas de poitrine mais de longues jambes fuselées. Il apprécia. Elle n’était pas maquillée et cela lui faisait un teint blanc pastel.

— Salut.

— Je vous laisse, dit l’employé. Je vais tâcher de ne pas dépenser mes cinq cents dollars d’un coup.

Il enfonça un bouton, le mur s’ouvrit. En même temps, les lumières s’éteignirent, plongeant à nouveau l’atelier dans l’obscurité.

— Je m’appelle Kathy, annonça la fille du haut de son perchoir.

— Et moi, Jason.

Le mur se referma et les lumières se rallumèrent. Elle était vraiment mignonne sauf qu’elle avait quelque chose de passif, de presque nonchalant. Comme si elle se moquait de tout et du reste. Était-ce de l’apathie ? Non. De la timidité… C’était l’explication.

— Vous lui avez donné cinq cents dollars pour qu’il vous conduise ici ? demanda Kathy avec étonnement en étudiant Jason d’un œil critique comme si elle s’efforçait de se faire une opinion de lui en fonction de son apparence extérieure.

— En général, mon costume n’est pas aussi fripé.

— Il est beau. C’est de la soie ?

— Oui.

— Vous êtes étudiant ? s’enquit Kathy qui continuait de le scruter. Non, vous n’êtes pas étudiant. Vous n’avez pas le teint cireux qu’on acquiert en vivant sous terre. Il ne reste donc qu’une autre possibilité.

— Que je sois un criminel désireux de changer d’identité avant de se faire épingler par les pols et les nats ?

— Êtes-vous un criminel ?

Elle avait demandé cela en toute candeur. C’était une simple question toute bête.

— Non.

Jason n’insista pas pour le moment. Peut-être plus tard.

— Vous ne pensez pas que beaucoup de nats sont des robots et non des êtres de chair et de sang ? Avec leurs masques à gaz, on ne sait pas trop.

— Je les déteste et ça me suffit, répondit Jason. Pas besoin de les regarder de plus près.

— Que vous faut-il comme pièces ? Un permis de conduire ? Une carte de police ? Un certificat de travail légal ?

— Tout. Y compris une carte de membre du syndicat des musiciens, section 12.

— Ah ! Vous êtes musicien ?

Elle le regarda soudain avec un certain intérêt.

— Je suis chanteur. Je passe tous les mardis à neuf heures à la télé. Vous avez peut-être vu mon programme. Le show Jason Taverner.

— Je n’ai plus de téléviseur. Aussi, je suis bien incapable de vous reconnaître. C’est amusant, ce métier ?

— Quelquefois. On rencontre des tas de gens du showbiz et, si on aime ça, c’est très sympathique.

J’ai constaté que ce sont presque toujours des types comme tout le monde. Ils ont leurs complexes, ils ne sont pas parfaits. La plupart sont très marrants. Aussi bien en face des caméras que dans la vie.

— Mon mari me disait sans cesse que je n’ai pas le sens de l’humour. Il trouvait toujours tout marrant. Même quand il a été mobilisé chez les nats, il a trouvé ça marrant.

— Rigolait-il toujours quand il a eu fini son temps ?

— Il n’est pas revenu. Il a été tué lors d’une attaque-surprise lancée par les étudiants. Mais ça n’a pas été leur faute. Il s’est fait tirer dessus par un collègue.

— Combien me coûtera un jeu complet de pièces d’identité ? Je préférerais que vous me le disiez avant de commencer.

— Je demande aux gens ce qu’ils peuvent me donner, répondit Kathy en se penchant à nouveau sur la linotype. Pour vous, ce sera beaucoup parce que vous êtes riche. Vous avez donné cinq cents dollars à Eddy pour vous conduire ici et il y a votre costume. D’accord ? (Elle lui lança un bref coup d’œil.) À moins que je ne me trompe. Dites-le-moi.

— J’ai cinq mille dollars sur moi, dit Jason. Enfin, moins cinq cents. Je suis un artiste connu du monde entier. En dehors de mon show, je travaille un mois par an au Sands. En fait, je m’exhibe dans un grand nombre de clubs de première classe quand je peux les caser dans mon emploi du temps, déjà surchargé.

— Bigre ! Dommage que je n’aie jamais entendu parler de vous. J’aurais été impressionnée.

Jason se mit à rire.

— J’ai dit quelque chose d’idiot ? lui demanda timidement Kathy.

— Non. Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans. Presque vingt puisque mon anniversaire tombe en décembre. Quel âge me donniez-vous ?

— Environ seize ans.

Elle fit une moue enfantine et soupira :

— Tout le monde pense ça. C’est parce que je n’ai pas de seins. Si j’en avais, j’aurais l’air d’avoir vingt et un ans. Et vous, quel âge avez-vous ? (Elle cessa de tripoter ses caractères et le regarda d’un œil perçant.) Cinquante ans, je parie.

La fureur envahit Jason. Et une grande tristesse.

— J’ai l’impression de vous avoir vexé.

— J’ai quarante-deux ans, articula-t-il péniblement.

— Et alors, qu’est-ce que ça change ? Je veux dire, c’est pareil…

— Si nous passions aux affaires sérieuses ? la coupa Jason. Donnez-moi de quoi écrire. Je vais vous indiquer ce qu’il faut mettre sur chaque document. Je tiens à ce que ce soit d’une parfaite exactitude. Je vous conseille de faire du bon travail.

— Je vous ai mis en colère en vous disant que vous aviez l’air d’avoir cinquante ans. En vous regardant avec plus d’attention, je reconnais que vous ne les faites pas. On vous donne la trentaine. (Elle lui tendit un crayon et du papier avec un sourire timide pour se faire pardonner.)

— N’en parlons plus.

Il lui tapota l’épaule.

— Je n’aime pas qu’on me touche, fit-elle en s’écartant.

Comme une biche aux abois, songea Taverner. Bizarre… Elle a peur qu’on l’effleure et pourtant, elle n’a pas peur de fabriquer de fausses pièces d’identité, un crime qui pourrait lui valoir vingt ans de prison. Peut-être personne n’a eu l’idée de lui dire que c’est illégal. Peut-être qu’elle ne s’en rend pas compte.

Une tache lumineuse et polychrome sur le mur attira son attention ; il s’en approcha pour l’examiner de près. C’était un manuscrit enluminé de l’époque médiévale. Une page, plus exactement. Une chose dont il avait entendu parler mais qu’il n’avait jamais eue sous les yeux jusqu’à aujourd’hui.

— Ça a de la valeur ?

— Si c’était un original authentique, ça représenterait des centaines de dollars. C’est moi qui l’ai fait, du temps où j’étais au lycée de la North American Aviation Inc. J’ai recopié dix fois l’original avant que ce soit parfait. J’aime bien la calligraphie. Déjà, quand j’étais gosse, ça me plaisait. C’est peut-être parce que mon père dessinait des couvertures de livres. Vous savez… des liseuses.

— Est-ce que cela pourrait tromper un musée ?

Kathy le dévisagea avec intensité et hocha la tête.

— On ne pourrait pas deviner la supercherie en analysant le papier ?

— C’est du parchemin d’époque. On emploie la même technique pour truquer les vieux cachets. Vous prenez un tampon périmé, vous effacez les caractères et… (Elle ménagea une pause.) Mais vous avez hâte que je me mette au travail.

— Oui.

Jason lui tendit la feuille sur laquelle il avait noté les renseignements exigés par les laissez-passer standard pol-nats, avec empreintes de pouces, photos et signatures holographiques, le tout n’excédant pas certaines dates d’expiration. Dans trois mois, il faudrait tout recommencer.

— Deux mille dollars, dit Kathy après avoir examiné la liste.

Il faillit lui demander si, pour le même prix, il devait coucher avec elle mais il se contenta de dire :

— Combien de temps vous faudra-t-il ? Quelques heures ou quelques jours ? S’il s’agit de quelques jours, qu’est-ce que je…

— Quelques heures.

Jason éprouva un intense soulagement.

— Asseyez-vous et tenez-moi compagnie, reprit Kathy en désignant du doigt un tabouret poussé dans un coin. Racontez-moi votre carrière de vedette à la télé. Tous les cadavres que vous avez piétinés pour monter au sommet, ce doit être passionnant. Mais avez-vous atteint le sommet ?

— Oui. Seulement sans les cadavres. C’est un mythe. Il n’y a que le talent qui compte, et lui seul. Ce qu’on fait ou ce qu’on dit aux autres, qu’ils soient au-dessus ou au-dessous de vous, c’est sans importance. Et le travail. NBC ou CBS ne se bousculent pas au portillon pour vous apporter un contrat sur un plateau. Ce sont des hommes d’affaires expérimentés et coriaces. Surtout les directeurs artistiques. Ce sont eux qui décident avec qui ils vont signer. Je vous parle des disques. C’est par là qu’il faut commencer si l’on veut obtenir une audience nationale. Naturellement, on peut passer dans des clubs un peu partout jusqu’à ce que…

— Tenez, voici votre permis de conduire, l’interrompit Kathy en lui tendant avec précaution une petite carte noire. À présent je vais attaquer le livret militaire. C’est un peu plus compliqué à cause des photos de face et de profil, mais je peux faire ça ici.

Elle désigna un écran en face duquel était planté un trépied surmonté d’un appareil photo équipé d’un flash.

— Vous avez tout le matériel voulu, fit Jason en se postant immobile devant l’écran.

Il avait si souvent été photographié au cours de sa longue carrière qu’il savait toujours exactement où se mettre et quelle expression arborer. Mais il y avait apparemment quelque chose qui ne collait pas, cette fois. Kathy, la mine sévère, le toisait.

— Vous êtes trop éclairé, murmura-t-elle, à moitié pour elle-même. Vous rayonnez, en quelque sorte, et ça fait faux.

— Les épreuves pour la publicité… 18 x 24… papier glacé…

— Ce ne sont pas des photos de promotion. Celles-là doivent vous servir à éviter de passer le reste de votre vie dans un camp de travail. Ne souriez pas.

Jason obéit.

— Parfait.

Kathy sortit les photos de l’appareil et se dirigea vers l’établi en les agitant pour les faire sécher.

— Ces satanées photos animées et en relief qu’ils exigent pour les papiers militaires… cet appareil m’a coûté mille dollars et il ne me sert que pour ça. Mais c’est indispensable. (Elle le dévisagea.) Ça va vous coûter cher.

— Oui, acquiesça-t-il sans broncher.

Il le savait à l’avance.

Kathy s’affaira mais, au bout de quelques instants, elle se retourna brusquement :

— Qui êtes-vous en réalité ? Vous avez l’habitude de poser. Je l’ai remarqué. Vous vous êtes figé avec un sourire charmeur et l’œil vif de circonstance.

— Je vous l’ai dit. Je suis Jason Taverner, l’animateur de télé. Je passe tous les mardis.

— Non. (Kathy secoua la tête.) Mais ça ne me regarde pas. Pardon. Je n’aurais pas dû vous poser la question. (Néanmoins, elle continua à le fixer avec une sorte d’exaspération.) Ça ne tient pas debout. Vous êtes une célébrité, c’est vrai. Votre façon de prendre la pose était un réflexe. Pourtant, vous n’êtes pas connu. Il n’existe pas de Jason Taverner qui compte, qui soit quelqu’un. Alors, qui êtes-vous ? Un homme qu’on photographie tout le temps et que personne n’a jamais vu ni entendu !

— J’agis comme agit toute célébrité dont personne n’a jamais entendu parler.

Elle écarquilla les yeux et se mit à rire.

— Je vois ! Vous êtes cool, vraiment cool. Il faudra que je me souvienne de ça. (Son attention revint aux documents qu’elle maquillait.) Je ne désire pas connaître les gens pour qui je fabrique des papiers, fit-elle, absorbée dans son travail. Mais… (elle leva la tête) j’aimerais vous connaître, vous. Vous êtes étrange. J’ai vu des tas de gens – peut-être des centaines – mais pas un seul comme vous. Vous voulez savoir ce que je pense ?

— Que je suis fou.

— Oui. Cliniquement, légalement… comme vous voudrez. Vous êtes un psychotique, qui souffre d’un dédoublement de personnalité. Monsieur Personne et Monsieur Tout-le-Monde. Comment avez-vous réussi à survivre jusqu’à maintenant ?

Jason ne répondit pas. Il ne pouvait pas lui expliquer.

— Très bien, murmura-t-elle.

Un par un, elle fabriqua avec autant d’adresse que d’efficacité tous les documents nécessaires.

Eddy, le réceptionniste, était tapi dans un coin, fumant un faux havane. Il n’avait rien à dire, rien à faire, mais il rôdait, poussé par d’obscurs motifs. J’aurais préféré qu’il ait foutu le camp, se dit Jason. J’aimerais parler encore un peu avec cette fille.

Brusquement, Kathy se laissa glisser à bas de son tabouret et lui indiqua une porte de bois à droite de l’établi.

— Venez avec moi. J’ai besoin de cinq signatures, chacune légèrement différente des autres, de sorte qu’il soit impossible de les superposer. C’est là où tant de documentalistes (elle sourit en ouvrant la porte)… c’est le nom que nous nous donnons… c’est là où tant d’entre nous bousillent le travail. Ils ne prennent qu’une seule signature et la transfèrent sur tous les documents. Vous comprenez ?

— Oui.

Jason pénétra derrière la jeune fille dans un petit cagibi qui sentait le renfermé. Kathy tira la porte et, au bout d’un instant, déclara :

— Eddy est un mouchard de la police.

Il la regarda fixement.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? Pourquoi est-ce un mouchard ? Pour l’argent. Pour la même chose que moi.

— Le diable vous emporte ! s’écria Jason. (L’agrippant par le poignet, il la tira vers lui ; elle grimaça sous l’étreinte de ses doigts.) Et il est déjà en train de…

— Eddy n’a encore rien fait, haleta-t-elle en essayant de se libérer. Vous me faites mal. Allons… calmez-vous et je vais vous montrer.

Il la lâcha à regret. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il avait peur. Kathy alluma une petite lampe et posa trois documents falsifiés au milieu du rond de lumière.

— Il y a un point violet dans la marge de chacune de ces pièces, dit-elle en désignant un cercle coloré presque invisible. C’est un microémetteur. Ainsi, quand vous vous déplacez, vous émettez un bip toutes les cinq secondes. Ils recherchent les complots. Ils veulent avoir les gens qui sont avec vous.

— Je ne suis avec personne, objecta durement Jason.

— Mais ça, ils ne le savent pas. (Elle se massa le poignet avec une moue de petite fille boudeuse.) Je vous garantis que personne n’a jamais entendu dire que les vedettes de la télé avaient des réactions aussi rapides ! murmura-t-elle.

— Pourquoi m’expliquez-vous tout cela ? Après avoir fabriqué tous ces faux… ces…

— Je veux que vous vous en tiriez, répondit-elle en toute simplicité.

— Pourquoi ?

Jason était totalement dérouté.

— Pourquoi ? Vous avez une sorte de magnétisme. Je l’ai remarqué dès que vous êtes entré. Vous êtes… (elle chercha le mot)… vous êtes sexy. Même à votre âge.

— J’ai de la présence.

— Oui, approuva-t-elle. J’ai déjà vu ça chez les hommes publics, mais de loin, jamais à bout portant comme maintenant. Je comprends pourquoi vous vous imaginez être une vedette de la télé. Vous avez tout à fait l’air d’en être une.

— Comment ferai-je pour m’en tirer ? Allez-vous me le dire ? Ou cela coûte-t-il un peu plus cher ?

— Dieu que vous êtes cynique !

Jason éclata de rire et la prit à nouveau par le poignet.

— Mais je ne peux pas vous le reprocher, enchaîna-t-elle en secouant la tête, les traits figés. Pour commencer, vous pouvez acheter Eddy. Cinq cents dollars de plus feront l’affaire. Moi, vous n’aurez pas besoin de m’acheter. À une condition, toutefois, et c’est sérieux : il faudra que vous restiez quelque temps avec moi. Vous avez quelque chose d’attirant. Comme un bon parfum. Vous m’excitez, or cela ne m’arrive jamais avec les hommes.

— Avec les femmes, alors ? releva-t-il perfidement, sans qu’elle parût entendre.

— C’est d’accord ? supplia-t-elle.

— Merde, je préfère partir.

Tendant le bras pour ouvrir la porte, il la bouscula et repassa dans l’atelier.

Elle se précipita sur ses talons et le rattrapa dans le désert crépusculaire du restaurant abandonné.

— On vous a déjà implanté un émetteur, lui dit-elle d’une voix saccadée, face à lui dans la pénombre.

— Ça m’étonnerait.

— C’est pourtant la vérité. C’est Eddy qui s’en est chargé.

— Foutaise !

Jason se dirigea vers la lueur filtrant de l’entrée déglinguée du restaurant. Kathy le suivit comme un herbivore au pied agile.

— Mais supposez que ce soit vrai, souffla-t-elle. C’est tout à fait possible !

Elle s’interposa entre Taverner et la porte, clé de la liberté, et, levant les bras comme pour esquiver un direct, elle ajouta en toute hâte :

— Restez avec moi une seule nuit. Couchez avec moi. D’accord, c’est tout, je vous le promets. Acceptez-vous pour une nuit ?

Une partie de mes capacités, de mes prétendues et fameuses capacités m’ont accompagné dans ce lieu étrange où je me trouve à présent, se dit Jason. Ce lieu où je n’existe qu’en vertu de faux papiers fabriqués par des indicateurs à la solde de la police. Incroyable. (Il frissonna.) Des cartes avec des microémetteurs incrustés en filigrane, dans le but de me livrer, moi ou n’importe qui, aux pols. Jusqu’à présent, je me suis plutôt mal débrouillé ici. Sauf que j’ai quelque chose d’attirant, comme elle dit. Seigneur ! Et c’est tout ce qui se dresse entre moi et le camp de travail.

— D’accord.

C’était apparemment la solution la plus sage… et de loin.

— Allez payer Eddy. Réglez cette question et qu’il s’en aille.

— Je me demandais pourquoi il continuait à traînailler dans le secteur. Flairait-il une rallonge ?

— Je suppose, dit Kathy.

— Votre coup est bien monté, commenta Jason en sortant son argent. (La procédure normale. Et il était tombé dans le panneau.)

— Eddy est un psi, répliqua gaiement Kathy.

4

À deux blocs de là, au premier étage d’une maison de bois jadis blanc, Kathy disposait d’un studio avec un coin-cuisine conçu pour une seule personne.

Jason regarda autour de lui. C’était une chambre féminine : le petit lit étroit était recouvert d’une courtepointe tissée à la main, des rangs successifs de minuscules boules de fibre textile verte. Une tombe de soldat, songea-t-il morbidement en quadrillant la pièce, oppressé par son exiguïté.

Sur une table de rotin, un livre de Proust, À la recherche du temps perdu.

Jusqu’où êtes-vous allée ?

— Jusqu’à l’ombre des jeunes filles en fleur, répondit Kathy en refermant la porte à double tour et en branchant une espèce de gadget électronique que Jason fut incapable d’identifier.

— Ce n’est pas très loin.

Elle enleva son imperméable en plastique.

— Et vous, où êtes-vous arrivé ? (Elle accrocha son manteau dans une penderie miniature, ramassant celui de Jason par la même occasion.)

— Je ne l’ai jamais lu, mais nous avons réalisé pour mon émission une dramatique inspirée d’un passage, je ne sais plus lequel. On a reçu beaucoup de lettres de félicitations, mais on n’a jamais recommencé. Avec ces choses marginales, il faut être prudent et y aller au compte-gouttes. Sinon, le reste de l’année, c’est la mort du petit cheval pour tout le monde, tous réseaux confondus.

Mal à l’aise, il déambulait dans la pièce, examinant un livre, une cassette, un micromag. Kathy avait même une poupée parlante. Comme une gosse. Elle n’était pas réellement une adulte. Curieux, il mit le mannequin en marche.

— Salut, déclara la poupée. Je suis Gai Gaétan et je suis exactement branché.

— Je ne connais aucun Gai Gaétan qui soit branché sur ma longueur d’onde. (Il fit mine de couper la mécanique mais la poupée protesta.) Je suis désolé, lui répondit Taverner, mais je te déconnecte, espèce d’affreux petit bonhomme.

— Mais je t’aime ! gémit Gai Gaétan d’une voix métallique.

Jason s’immobilisa, le doigt sur le bouton de contact.

— Eh bien, prouve-le. (À l’occasion de son show, il lui était arrivé de faire de la publicité pour ce genre de camelote. Qu’il détestait.) Donne-moi de l’argent.

— Je sais comment te faire retrouver identité, célébrité et dextérité, annonça Gai Gaétan. Ça te va comme ouverture ?

— Bien sûr.

— Va voir ta petite amie, grésilla Gai Gaétan.

— De qui parles-tu ? demanda Jason sur la défensive.

— D’Heather Hart.

— J’ai hâte, émit Jason, pressant sa langue contre ses incisives. (Puis il pencha la tête.) Tu as d’autres conseils à me donner ?

— J’ai entendu parler d’Heather Hart, dit Kathy en sortant une bouteille de jus d’orange du compartiment frigidaire encastré dans la cloison.

Elle était aux trois quarts vide. La jeune fille la secoua et versa l’ersatz soluble qui moussait dans des gobelets en gélatine.

— Elle est belle avec ses longs cheveux roux. C’est vraiment votre amie ? Gaétan dit vrai ?

— Tout le monde sait que Gai Gaétan dit toujours la vérité.

— Oui, je crois que c’est vrai. (Kathy rajouta du mauvais gin – du Mountbatten’s Privy Seal Finest dans son jus d’orange.) Gin-orange, lança-t-elle avec fierté.

— Non, merci, pas pour moi. Il est trop tôt.

Même si c’avait été du scotch B L. mis en bouteille en Écosse, songea-t-il. Quelle horrible petite chambre… Ça ne rapporte donc rien d’être une balance ou de fabriquer des faux papiers ? Est-elle vraiment une indicatrice, comme elle le prétend ? se demanda-t-il. Bizarre. Peut-être qu’elle fait les deux. Ou ni l’un ni l’autre.

— Interroge-moi ! gazouilla Gai Gaétan. Je devine que tu as quelque chose en tête, beau masque.

Jason ne releva pas l’apostrophe.

— Cette fille… commença-t-il.

Mais Kathy lui arracha brusquement la poupée des mains, les narines palpitantes et les yeux flamboyant d’indignation.

— Si vous vous figurez que vous allez questionner Gaétan sur moi ! s’exclama-t-elle, le sourcil circonflexe.

Tout à fait un oiseau sauvage qui se livre à une danse élaborée pour protéger son nid. Jason s’esclaffa.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ? s’enquit Kathy.

— Ces mannequins parlants sont plus nuisibles qu’utiles. On devrait les interdire.

Il s’approcha de la tablette de télévision sur laquelle s’empilait le courrier, qu’il feuilleta distraitement. Il remarqua vaguement qu’aucune des factures n’avait été ouverte.

— C’est à moi, s’insurgea Kathy qui l’observait.

— Que de factures pour une jeune femme qui vit dans une simple garçonnière ! C’est chez Metter que vous achetez vos vêtements – ou Dieu sait quoi ? Intéressant !

— Je… je n’ai pas une taille courante.

— Et vous vous chaussez chez Sax Crombie ?

— Pour mon travail…

Mais Jason la coupa d’un geste sec.

— Cessez de vous payer ma tête, grinça-t-il.

— Regardez dans la penderie. Vous n’y verrez pas grand-chose. Rien qui sorte de l’ordinaire. Seulement, ce que j’ai est de bonne qualité. Je préfère avoir peu d’affaires… (Sa phrase resta en suspens.) Vous savez, reprit-elle timidement, plutôt que d’entasser de la camelote.

— Vous avez un autre appartement.

Elle encaissa le coup, clignant des yeux le temps de chercher la parade. Pour Jason, c’était suffisant.

— Allons-y, dit-il.

Il avait assez vu cette mesquine petite chambre.

— Ce n’est pas possible. Je le partage avec deux autres filles et on l’occupe chacune son tour. Aujourd’hui…

— Il est évident que vous n’avez pas cherché à m’impressionner.

Cela l’amusait mais, en même temps, l’irritait. Obscurément, il se sentait humilié.

— Je vous y amènerais avec plaisir si c’était mon jour. C’est justement pour ça que je garde ma chambre. Il faut que j’aie un endroit où aller quand ce n’est pas mon jour. Mon jour, c’est demain. Vendredi. À partir de midi.

Elle parlait avec une certaine exubérance comme si elle cherchait à le convaincre. Ce qui était probablement le cas, mais tout cela exaspérait Jason. Cette fille, l’existence qu’elle menait. Il avait à présent le sentiment d’être tombé dans un piège, entraîné contre son gré dans des abîmes qu’il n’avait jamais connus, même au début. Lors des mauvais jours. Et il détestait cela. Il mourait d’envie de s’en aller – tout de suite. Telle une bête aux abois.

— Ne me regardez pas comme ça, murmura Kathy en buvant une gorgée de sa mixture.

— Tu as ouvert la porte de la vie d’un coup de tête, ta grosse tête bien pleine, rêva-t-il tout haut. Et maintenant, on ne peut pas la refermer.

— D’où tirez-vous cela ? lui demanda Kathy.

— De mon expérience de la vie.

— Mais on dirait de la poésie.

— Si vous suiviez mon émission, vous sauriez qu’il m’arrive d’avoir des étincelles de ce style.

Kathy l’apprécia posément du regard.

— Je vais voir si vous êtes marqué dans le programme de télé.

Elle posa son verre et plongea dans les vieux journaux entassés sur la table de rotin.

— Je ne suis même pas né. J’ai vérifié.

— Et votre émission n’est pas annoncée, dit Kathy en pliant le journal à la page des spectacles.

— Exact. Ainsi vous savez désormais tout ce qui me concerne. (Il tapota sa poche dans laquelle il avait rangé ses faux papiers.) Y compris ceci, sans oublier les micro-émetteurs, si c’est vrai.

— Rendez-les-moi. Je les enlèverai. Ça ne prendra qu’une seconde.

Elle tendit la main et il s’exécuta.

— Et si je ne vous les restituais pas ? Vous n’êtes pas inquiet ?

Jason répondit franchement :

— Non. Pas vraiment. Je ne suis plus capable de distinguer le bien du mal, le vrai du faux. Si vous voulez effacer ces petits points, allez-y. Si ça vous amuse…

Quelques instants plus tard, elle lui rendit les cartes avec son vaporeux sourire d’adolescente. Et devant sa jeunesse, devant l’éclat qu’elle irradiait, il s’exclama :

— Je me sens aussi vieux que ces ormes là-bas !

— Ça, c’est dans Finnegans Wake, lança-t-elle avec satisfaction. Au moment où les vieilles lavandières se confondent avec les arbres et les rochers dans le crépuscule.

— Vous avez lu Finnegans Wake ? s’étonna-t-il.

— J’ai vu le film. Quatre fois. J’aime Hazeltine. À mon avis, c’est le plus grand metteur en scène vivant.

— Je l’ai eu comme invité à mon show. Voulez-vous savoir ce qu’il est dans la vie réelle ?

— Non.

— Il vaudrait peut-être mieux que vous le sachiez.

— Non, répéta-t-elle en secouant la tête, un ton plus haut. Et je ne veux pas que vous me le disiez. D’accord ? Je crois ce que je veux croire. Vous, croyez ce que vous voulez. D’accord ?

— D’accord.

Il compatissait, ayant souvent pensé que la franchise était une vertu surestimée. Dans la plupart des cas, un mensonge dicté par la compassion était plus efficace et plus miséricordieux. Surtout entre les hommes et les femmes. En fait, chaque fois qu’une femme était impliquée.

Certes, Kathy n’était pas à proprement parler une femme, mais une adolescente. Aussi, ce genre de mensonge était-il encore plus nécessaire.

— C’est un érudit et un artiste, dit-il.

— Vraiment ?

Elle le regarda avec espoir.

— Oui.

Elle poussa un soupir de soulagement.

— Alors vous croyez, dit-il, sautant sur l’occasion, que j’ai connu Michael Hazeltine, le plus grand metteur en scène vivant, vous l’avez dit vous-même. Ainsi, vous croyez que je suis un six…

Il s’interrompit. Il n’avait pas eu l’intention de prononcer ces mots.

— Un six ? répéta Kathy en plissant le front comme si elle fouillait dans ses souvenirs. J’ai lu quelque chose là-dessus dans Time. Ne sont-ils pas tous morts à présent ? Le gouvernement ne les a-t-il pas tous rassemblés et exécutés après que leur chef… comment s’appelait-il déjà ? Teagarden… Oui, c’est bien ça… Willard Teagarden eut essayé de… comment dit-on ?… fomenter un coup d’État contre les nats fédéraux ? Il tenta de les dissoudre en tant qu’organisation paramutuelle illégale…

— Paramilitaire, rectifia Jason.

— Vous vous moquez absolument de ce que je raconte.

— Pas du tout.

Il était sincère. Il attendit. Comme Kathy gardait le silence, il s’écria :

— Terminez donc ce que vous disiez !

— Je crois, reprit Kathy, que ce sont les sept qui ont fait avorter l’affaire.

Les sept… C’était la première fois de sa vie que Jason entendait parler d’eux et rien n’aurait pu le stupéfier davantage. Heureusement que j’ai commis ce lapsus, se dit-il. Maintenant, j’ai vraiment appris quelque chose. Enfin… dans ce labyrinthe de confusions et de demi-réalité.

Une petite section du mur s’entrouvrit en grinçant et un chat noir et blanc, tout jeune, entra. Kathy, radieuse, le prit aussitôt dans ses bras.

— La philosophie de Dinman, dit Jason. Le chat médiateur.

C’était un concept qu’il connaissait bien. Il avait présenté Dinman aux téléspectateurs lors de l’un de ses shows spéciaux de l’automne.

— Non, je l’aime, c’est tout, répliqua Kathy, les yeux brillants, en lui présentant le chaton pour qu’il le regarde.

Jason caressa la tête de l’animal.

— Mais vous êtes persuadée que si une personne possède un animal, ça augmente son empathie.

— Fichez-moi la paix ! s’écria Kathy en pressant le chat contre son cou, comme fait une gamine de cinq ans avec son premier animal. Le fétiche de la classe : le cochon d’Inde communautaire. Il s’appelle Domenico.

— En l’honneur de Domenico Scarlatti ?

— Non, d’après le marché Domenico, en bas de la rue. Nous sommes passés devant en venant. Quand j’habite l’Appartement Mineur – cette chambre –, c’est là que je fais mes courses. Domenico Scarlatti, ce n’est pas un musicien ? Je crois avoir entendu parler de lui.

— C’est le professeur d’anglais du lycée Abraham-Lincoln.

— Oh !

Elle secoua distraitement le menton tout en berçant son chat.

— Je me moque de vous et c’est moche, dit Jason. Pardonnez-moi.

Elle le considéra d’un air grave et murmura :

— Je ne m’en serais pas rendu compte.

— C’est justement pour ça que c’est moche.

— Pourquoi ? Si je ne m’en rends pas compte ? Je veux dire, cela signifie que je ne suis qu’une gourde. N’est-ce pas ?

— Pas du tout. Vous êtes inexpérimentée, simplement. (Il calcula approximativement la différence d’âge.) Je suis deux fois plus vieux que vous et, depuis dix ans, j’ai eu l’occasion de coudoyer les célébrités les plus illustres de la Terre. De plus…

— De plus, vous êtes un six.

Elle n’avait pas oublié son lapsus. Bien sûr que non. Il pouvait lui raconter trente-six mille choses dont elle ne garderait plus aucun souvenir dix minutes plus tard, à l’exception du seul vrai lapsus. Ainsi va le monde. Il avait fini par se faire une raison en son temps. C’était l’apanage de l’âge qu’il avait, pas de celui de Kathy.

— Qu’est-ce que Domenico représente pour vous ? demanda-t-il, changeant de sujet (sans beaucoup de finesse, il en avait conscience, mais il continua). Qu’est-ce qu’il vous apporte que les êtres humains ne vous apportent pas ?

Elle fronça les sourcils, la mine songeuse.

— Il est toujours occupé, il a toujours quelque chose à faire. Poursuivre un cafard, par exemple. Il sait attraper les mouches à merveille. Il les mange avant qu’elles s’envolent. (Elle lui sourit gentiment.) Et je n’ai pas à me demander si je dois ou non le dénoncer à M. McNulty. M. McNulty est mon contact pol. Je lui donne les récepteurs correspondant aux micro-émetteurs… Les petits points que je vous ai montrés.

— Il vous paye ?

Elle fit signe que oui.

— Et pourtant, vous vivez comme ça ?

— Je… (La réponse eut du mal à sortir.) Je n’ai pas beaucoup de clients.

— Ne dites pas de bêtises. Vous vous défendez bien. Je vous ai regardée travailler. Vous avez de l’expérience.

— Disons un certain talent.

— Peut-être, mais un talent que vous avez développé.

— D’accord. Tout ce que je gagne va dans l’appartement que j’ai en ville. Mon Appartement Majeur.

Elle grinça des dents, n’appréciant pas d’être ainsi bousculée.

— Non.

Jason n’en croyait pas un mot.

— Mon mari est vivant, reprit Kathy après un silence. Il est dans un camp de travail en Alaska. J’essaye de l’en faire sortir en donnant des renseignements à M. McNulty. Dans un an… (Elle haussa les épaules. À présent, son expression était maussade. Introvertie.) Il m’a dit que Jack pourrait être libéré. Qu’il rentrerait.

Et tu envoies les autres dans les camps pour récupérer ton mari, songea Jason en son for intérieur. Le marché policier typique. C’est probablement la vérité.

— C’est tout bénéfice pour la police, fit-il tout haut. Ils relâchent un homme en échange de… À combien de types avez-vous collé des mouchards ? Quelques dizaines ? Quelques centaines ?

Elle réfléchit avant de répondre.

— Dans les cent cinquante.

— C’est mal.

— Vous croyez ? (Elle lui décocha un regard craintif en serrant très fort Domenico contre sa poitrine plate. Et puis, petit à petit, la colère s’empara d’elle. Cela se voyait sur sa physionomie, à la façon dont elle écrasait le chat contre sa cage thoracique.) Je m’en fous ! s’exclama-t-elle sur un ton farouche en secouant la tête. J’aime Jack et il m’aime. Il m’écrit tout le temps.

— De fausses lettres fabriquées par des gens à la solde des pols, lança-t-il avec cruauté.

Des larmes jaillirent des yeux de Kathy en quantité considérable, brouillant son regard.

— Vous croyez ? Il y a des moments où je le pense, moi aussi. Vous voulez les voir ? Est-ce que vous pourriez vous rendre compte si ce sont des faux ou pas ?

— Elles sont probablement authentiques. Il est à la fois plus économique et plus simple de le garder vivant et de le laisser écrire lui-même.

Comme il l’espérait, ces paroles apaisèrent Kathy dont les larmes se tarirent.

— Je n’avais pas pensé à ça.

Elle opina, mais son sourire ne revenait pas. Le regard pensif, l’air perdue, elle continuait de bercer le chaton noir et blanc. Jason reprit, plus prudemment cette fois :

— Si votre mari est vivant, croyez-vous que ce soit bien de coucher avec d’autres hommes… comme moi ?

— Parfaitement ! Jack n’a jamais soulevé d’objections, même avant son arrestation. Et je suis sûre que, même maintenant, il n’y verrait pas davantage d’inconvénient. D’ailleurs, il m’a écrit à ce sujet. Il doit y avoir… voyons… six mois, peut-être. Je pourrais retrouver la lettre. Je les ai toutes microfilmées à l’atelier.

— Pourquoi ?

— Quelquefois, je les projette à mes clients. Afin qu’ils comprennent plus tard pour quelle raison je fais ce que je fais.

Cette fois, Jason ne savait plus ni ce qu’il éprouvait envers elle, ni ce qu’il aurait dû éprouver. Progressivement, au fil des années, elle s’était laissé embringuer dans un engrenage et la situation était devenue, maintenant, inextricable. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir. Cela durait depuis trop longtemps. La règle était devenue immuable, et les graines du mal avaient germé.

— Vous ne pouvez plus faire marche arrière, dit-il. (C’était l’évidence et il savait qu’elle en était consciente.) Écoutez, continua-t-il d’une voix douce en la prenant par l’épaule (mais, comme tout à l’heure, elle se rétracta). Dites-leur que vous voulez qu’il soit immédiatement libéré et que vous ne vendrez plus personne.

— Si je leur disais, est-ce qu’ils le relâcheraient ?

— Essayez toujours.

Cela ne pourrait certainement faire aucun mal. Mais… il pouvait imaginer M. McNulty, l’air avec lequel il la regarderait. Elle était incapable de lui faire face. Personne n’est capable de faire face aux McNulty de ce monde. Sauf si quelque chose tourne étrangement de travers.

— Savez-vous ce que vous êtes ? fit Kathy. Quelqu’un de très bon. Vous comprenez ?

Jason haussa les épaules. Comme la plupart des vérités, c’était une question de point de vue. Peut-être était-il bon. Dans les circonstances présentes, tout au moins. Dans d’autres, il en allait différemment. Mais cela, Kathy l’ignorait.

— Asseyez-vous, caressez votre chat, buvez votre verre et ne pensez à rien. Contentez-vous d’être. Est-ce que vous pouvez ? Videz votre esprit un moment. Essayez.

Il alla lui chercher une chaise et elle s’assit docilement.

— Je fais cela tout le temps, dit-elle d’une voix creuse et terne.

— Mais négativement. Faites-le positivement.

— Que voulez-vous dire ?

— Dans un but réel, pas seulement pour éviter d’avoir à affronter des vérités désagréables. Faites-le parce que vous aimez votre mari et que vous voulez qu’il revienne. Vous voulez que tout soit comme avant.

— Oui. Mais maintenant, je vous ai rencontré.

— Ce qui signifie ?

Jason y allait prudemment. La réaction de Kathy l’intriguait.

— Vous avez plus de magnétisme que Jack. Il est magnétique mais vous l’êtes beaucoup, beaucoup plus. Maintenant que je vous connais, peut-être que je ne pourrai plus aimer vraiment Jack. Mais vous ne pensez pas qu’on puisse aimer deux personnes également mais de façon différente ? Mon groupe thérapeutique dit que non, que je dois choisir, que c’est là un des aspects fondamentaux de la vie. Ce n’est pas la première fois, vous savez. J’ai rencontré plusieurs hommes plus magnétiques que Jack, mais aucun ne l’était autant que vous. À présent, je ne sais vraiment que faire. C’est très difficile de prendre une décision dans ce domaine, parce qu’on ne peut en parler à personne, personne ne comprend. On est livré à soi-même et il arrive parfois qu’on se trompe. Tenez… supposez que je vous préfère à Jack, qu’il revienne et que ça me laisse parfaitement froide. Que se passerait-il ? Quels seraient ses sentiments ? C’est important, mais les miens aussi sont importants. Si je vous préfère à lui, vous ou quelqu’un comme vous, il faudra que j’aille jusqu’au bout, comme notre groupe thérapeutique le dit. Vous savez que j’ai passé huit semaines dans une clinique psychiatrique ? L’Institut de Relations et d’Hygiène Mentale de Morningside, à Atherton. Ce sont mes parents qui ont payé. Ça leur a coûté une fortune parce que, je ne sais trop pourquoi, nous n’avions droit ni à l’assistance municipale, ni à l’aide fédérale. En tout cas j’ai appris des tas de choses sur mon propre compte et je me suis fait plein d’amis, là-bas. C’est à Morningside que j’ai rencontré la plupart des gens que je connais vraiment. Évidemment, au début, j’avais l’impression que c’étaient des personnes illustres comme Mickey Quinn ou Arlene Howe. Vous savez – des vedettes comme vous.

— Je connais Quinn et Howe. Vous n’avez pas perdu grand-chose.

Elle le dévisagea.

— Peut-être que vous n’êtes pas une célébrité. Peut-être que je suis retombée dans ma période hallucinatoire. On m’a prévenue que ça se produirait probablement. Tôt ou tard.

— Dans ce cas, je serais une de vos hallucinations. Essayez avec plus de force. Je ne me sens pas entièrement réel.

Elle éclata de rire, mais son humeur demeurait sombre.

— Ce serait drôle si je vous avais fabriqué, comme vous le dites. Alors, si je guérissais totalement, vous disparaîtriez.

— Non, je ne disparaîtrais pas, mais je cesserais d’être une célébrité.

— Vous avez déjà cessé. (Elle leva la tête et le considéra placidement.) C’est peut-être ça. Une célébrité dont personne n’a jamais entendu parler. Je vous ai fabriqué, vous êtes un produit de mon imagination hallucinée et je suis en train de recouvrer mon équilibre mental.

— C’est une conception solipsiste de l’univers…

— Ne commencez pas. Vous savez que je n’ai pas la moindre idée de ce que veulent dire ces grands mots. Qui croyez-vous que je sois ? Je ne suis pas une personne illustre et puissante comme vous. Je suis seulement quelqu’un qui fait un travail terrible, odieux, qui envoie les gens en prison parce que j’aime plus Jack que tout le reste de l’humanité. Écoutez-moi… (Son ton s’était fait énergique et tranchant.) La seule chose qui m’a permis de guérir, c’était que j’aimais plus Jack que Mickey Quinn. Vous comprenez, je pensais que ce garçon qu’on appelait David était en réalité Mickey Quinn, que c’était un grand secret… Mickey Quinn avait perdu la raison, il était venu à la clinique pour être remis en état et personne ne devait le savoir parce que cela aurait détruit son image. Aussi prétendait-il s’appeler David. Mais moi, je savais. Ou, plus exactement, je croyais savoir. Et le Dr Scott disait qu’il fallait que je choisisse entre Jack et David ou entre Jack et Mickey Quinn puisque je croyais que c’était Mickey Quinn. J’ai choisi Jack. Et j’en suis sortie. Peut-être… (Elle agita la main. Son menton tremblait.) Peut-être comprenez-vous maintenant pourquoi il faut absolument que je croie que Jack compte plus que n’importe quoi, que n’importe qui… que des foules de n’importe qui. Vous comprenez ?

Il comprenait. Il acquiesça.

— Même des hommes comme vous, plus magnétiques que lui, ne peuvent m’arracher à Jack.

— Ce n’est nullement dans mes intentions.

Jason estimait politique de donner cette précision.

— Mais si ! À un certain niveau, c’est ce que vous voulez. C’est une compétition.

— Pour moi, vous n’êtes qu’une petite fille habitant une petite pièce dans une petite maison. Le monde entier m’appartient. Le monde et tous ses habitants.

— Sauf si vous êtes dans un camp de travail.

Jason fut bien obligé d’en convenir. Kathy avait la manie exaspérante d’enclouer les canons de la rhétorique.

— Vous commencez à comprendre un peu, n’est-ce pas ? À propos de Jack et de moi… pourquoi je peux coucher avec vous sans lui faire du tort pour autant. N’est-ce pas ? À Morningside, je voulais coucher avec David, mais Jack a compris. Il savait que j’étais obligée de le faire. Auriez-vous compris, vous ?

— Si vous étiez psychotique…

— Non, pas pour ça. Parce que mon destin était de coucher avec Mickey Quinn. Il fallait en passer par là. J’accomplissais mon rôle cosmique. Vous comprenez ?

— Bien sûr, murmura Jason.

Kathy contempla son verre.

— Je crois que je suis ivre. Vous aviez raison, il est trop tôt pour boire ça. (Elle posa le verre à moitié vide.) Jack a compris. En tout cas, il me l’a dit. M’aurait-il menti ? Pour ne pas me perdre ? Parce que si je n’avais pas eu à choisir entre lui et Mickey Quinn… (Elle ménagea une pause.) Mais j’ai choisi Jack. Je le choisirai toujours. Pourtant, il fallait quand même que je couche avec David. Je veux dire avec Mickey Quinn.

Je suis tombé dans les pattes d’une créature particulièrement compliquée et détraquée, songea Jason Taverner. Autant et même plus qu’Heather Hart. Pire que tout ce que j’ai pu rencontrer en quarante-deux ans. Bon Dieu ! pensa-t-il avec pessimisme. Mais comment me défaire d’elle sans risquer de mettre la puce à l’oreille de M. McNulty ? Bon Dieu ! Peut-être que je n’y arriverai pas. Peut-être qu’elle s’amusera avec moi jusqu’à ce qu’elle en ait assez et qu’elle appellera alors les pols. Et je serai fait comme un rat.

— Vous ne croyez pas, dit-il à haute voix, qu’en quarante-deux ans et plus, j’ai eu l’occasion d’apprendre le fin mot de l’histoire ?

— C’est de moi que vous parlez ? fit-elle vivement.

Il acquiesça.

— Vous pensez que quand vous aurez couché avec moi, je vous balancerai aux pols ?

Pour l’heure, il n’était pas encore arrivé précisément à cette conclusion mais c’était l’idée générale. Aussi répondit-il avec circonspection :

— Je précise que vous avez appris à votre façon ingénue et innocente d’adolescente à utiliser les gens, ce qui, à mon sens, est très mal. Et une fois qu’on commence, on ne peut plus s’arrêter. Vous ne savez même pas ce que vous faites.

— Je ne vous dénoncerai jamais. Je vous aime.

— Il n’y a même pas cinq heures que nous nous connaissons.

— Mais je sais toujours quand j’aime.

Son timbre et son expression étaient énergiques et on ne peut plus solennels.

— Vous ne savez même pas qui je suis au juste.

— C’est vrai pour n’importe qui.

L’argument était irréfutable. Aussi Jason changea-t-il de tactique :

— Voyez-vous, vous êtes une curieuse combinaison de romantique naïve et… (Il s’interrompit. Le mot « perfide » lui était venu à l’esprit, mais il le repoussa…) et de calculatrice, de subtile manipulatrice.

Tu es une prostituée de l’esprit, continua-t-il en pensée. Et c’est ton esprit qui se prostitue devant n’importe qui et plus encore, bien que ton moi ne le reconnaîtrait jamais. Si tu l’admettais, tu dirais qu’on t’y a obligée. Oui, mais qui t’y a obligée ? Jack ? David ? Non, toi-même. Parce que tu veux deux hommes en même temps – et que tu les as. Pauvre Jack ! Pauvre malheureux qui pioche la merde dans un camp de travail d’Alaska dans l’attente que cette môme tordue te sauve la mise. Il faut que tu aies du souffle !

Ce soir-là, il dîna sans conviction avec Kathy dans une pizzeria du bloc voisin. Elle paraissait vaguement connaître le patron et les garçons. En tout cas, ils la saluèrent et elle leur répondit d’un air distrait comme si elle ne les entendait que d’une oreille ou, pensa Jason, comme si elle ne savait pas très bien qui elle était. Petite fille, où as-tu donc la tête ?

— Les lasagnes sont très bonnes, dit Kathy sans même regarder le menu.

À présent, elle semblait être très loin et s’éloignait toujours davantage de seconde en seconde. Jason sentait venir la crise mais, ne connaissant pas suffisamment sa compagne, il n’avait pas la moindre idée de la forme qu’elle prendrait. Et cela ne lui plaisait pas du tout.

— Quand vous perdez les pédales, que faites-vous ? demanda-t-il à Kathy à brûle-pourpoint dans l’espoir de la prendre au dépourvu.

— Oh ! Je me jette par terre et je hurle, répondit-elle d’une voix sans timbre. Ou bien je flanque des coups de pied à tous ceux qui essayent de m’arrêter, à tous ceux qui portent atteinte à ma liberté.

— Vous avez l’impression que c’est ce qui va se produire ?

Elle leva les yeux.

— Oui. (Son visage s’était transformé en un masque crispé et tourmenté, mais ses yeux étaient absolument secs. Cette fois, il n’y aurait pas de larmes.) Je n’ai pas pris mon médicament. Théoriquement, je dois avaler vingt milligrammes d’actozine par jour.

— Pourquoi ne le prenez-vous pas ?

Ils ne le prenaient jamais. Ce n’était pas la première fois qu’il constatait cette anomalie.

— Cela m’abrutit l’esprit, expliqua-t-elle en se caressant le nez de l’index comme s’il s’agissait d’un rituel complexe qu’il fallait accomplir avec une rigoureuse perfection.

— Mais s’il…

— Ils ne peuvent pas me trafiquer l’esprit, coupa Kathy. Je ne vais pas me laisser faire par les TE. Savez-vous ce qu’est un TE ?

— Vous venez de le dire. (Il parlait avec calme et lenteur, fixant toujours son attention sur elle… comme pour tâcher de la retenir et l’empêcher de divaguer.)

Les assiettes arrivèrent. Les pâtes étaient atroces.

— Est-ce que ce n’est pas merveilleusement et authentiquement italien ? s’enquit Kathy tout en enroulant avec dextérité les spaghetti sur sa fourchette.

— En effet, répondit Jason, la tête ailleurs.

— Vous pensez que je vais craquer et vous ne voulez pas être concerné.

— C’est exact.

— Eh bien, partez.

— Je… (Il hésita.) Vous m’êtes sympathique. Je veux être sûr que vous n’aurez pas de problèmes.

C’était un mensonge bénin, un de ceux qu’il approuvait. C’était préférable que de dire : parce que si je m’en vais, vingt secondes plus tard vous serez en train de téléphoner à M. McNulty. Ce qui était, en fait, sa conviction intime.

— Il n’y aura pas de problème. Ils me reconduiront chez moi.

D’un geste vague, elle désigna l’ensemble du restaurant, les clients, les garçons, la caissière, le cuisinier qui étouffait dans la cuisine surchauffée et mal ventilée, l’ivrogne installé au bar qui jouait avec son verre de bière Olympia.

— Vous ne prenez pas vos responsabilités, dit Jason après mûre réflexion, raisonnablement certain de faire ce qu’il fallait faire.

— Envers qui ? Je ne prends pas la responsabilité de votre vie, si c’est à cela que vous pensez. Ça, c’est votre affaire. Je n’ai pas à porter ce fardeau à votre place.

— Je parle de votre responsabilité en ce qui concerne les conséquences de vos actes sur autrui. Moralement, éthiquement, vous êtes à la dérive. Vous abordez ici ou là, puis vous replongez. Comme si de rien n’était. Abandonnant aux autres le soin de réparer les dégâts.

Dressant le cou, elle le regarda dans le blanc des yeux.

— Je vous ai causé du tort ? Je vous ai sauvé des pols – voilà ce que j’ai fait pour vous. Je n’aurais pas dû ?

Elle avait haussé le ton et le fouaillait impitoyablement d’un regard qui ne cillait pas, sa fourchette enrobée de spaghetti à la main.

Jason soupira. Il n’y avait rien à faire.

— Non, vous n’avez pas eu tort. Merci. Je vous suis reconnaissant.

En prononçant ces mots, il éprouva une haine incontrôlable à son égard. Pour l’avoir piégé de cette façon. Une mominette de dix-neuf ans, une ordinaire, prenant dans ses filets un six adulte… c’était tellement improbable que c’en était absurde et une partie de lui-même avait envie de s’esclaffer. Mais une partie seulement.

— Est-ce que vous réagissez à ma chaleur humaine ? lui demanda-t-elle.

— Oui.

— Vous sentez mon amour qui se projette vers vous, n’est-ce pas ? Écoutez… On l’entend presque. (Elle écouta attentivement.) Mon amour croît et c’est une tendre plante.

Jason fit signe au garçon et lui demanda avec brusquerie :

— Qu’est-ce que vous avez ? Seulement de la bière et du vin ?

— De l’herbe aussi, monsieur. Acapulco Gold, qualité extra. Et du très bon haschich.

— Mais pas d’alcool dur ?

— Non, monsieur.

D’un geste, Jason congédia le garçon.

— Vous le traitez comme un domestique.

— Ouais.

Il exhala un grognement, ferma les yeux et se frotta l’arête du nez. À tant faire, autant aller jusqu’au bout, maintenant. Somme toute, il avait réussi à provoquer son courroux.

— C’est un loufiat miteux et ce restaurant est une boîte miteuse. Partons.

— C’est dont ça, être une célébrité ? laissa tomber Kathy d’une voix amère. Je comprends. (Elle reposa doucement sa fourchette.)

— Qu’est-ce que vous croyez comprendre ? explosa-t-il. (Cette fois, c’en était fini de jouer les conciliateurs. Définitivement. Il se leva et mit son manteau.) Je pars.

— Oh mon Dieu ! murmura Kathy en fermant les yeux. (Sa bouche tordue formait un trou béant.) Oh, mon Dieu ! Non. Qu’avez-vous fait ? Savez-vous ce que vous avez fait ? Comprenez-vous vraiment ? Est-ce que vous vous rendez compte ?

Et subitement, les paupières toujours closes, les poings serrés, elle baissa la tête et se mit à hurler.

Jamais Jason n’avait entendu de tels cris ; il resta paralysé sur place. Ces hurlements, ce visage noué et défait… il en était tout assourdi, hébété. Ce sont des cris de psychotique, se dit-il. Issus de l’inconscient atavique. Du tréfonds de l’entité collective, par-delà la personne.

De le savoir n’arrangeait rien.

Le patron et deux garçons se précipitèrent, leurs menus encore à la main. Bizarrement, Jason enregistrait les détails. C’était comme si tout s’était figé, pétrifié avec ces cris. Les dîneurs levant leurs fourchettes, baissant leurs cuillers, mâchonnant. Tout s’était arrêté et il n’y avait plus que ce bruit affreux, horrible.

Et elle articulait des mots. Des mots orduriers, d’arrière-cour. Des mots brefs, destructeurs, qui injuriaient l’ensemble des clients, y compris Jason. Surtout lui.

Le patron, la moustache frémissante, fit signe aux garçons qui prirent Kathy à bras-le-corps, la soulevèrent par les épaules, puis, avec l’aval du chef, la traînèrent d’un bout à l’autre du restaurant et la déposèrent dans la rue.

Jason régla l’addition et se précipita au-dehors.

Mais le patron l’arrêta devant la porte, la main tendue.

— Trois cents dollars, dit-il.

— Pourquoi ? Pour l’avoir éjectée ?

— Pour ne pas appeler les pols.

La mine sinistre, Jason paya.

Les serveurs avaient allongé Kathy par terre au bord du trottoir. Maintenant, elle était muette. Les yeux cachés derrière sa main, elle oscillait d’avant en arrière en remuant silencieusement les lèvres. Les garçons la surveillaient, essayant manifestement de deviner si elle créerait d’autres scandales. Finalement, leur décision une fois prise, ils réintégrèrent en vitesse l’établissement, abandonnant Jason Taverner et Kathy sous l’enseigne au néon blanche et rouge.

Jason se mit à genoux. Cette fois, quand il posa la main sur l’épaule de Kathy, elle ne se rétracta pas.

— Je suis désolé, dit-il (et il était sincère), d’avoir agi comme une brute.

Je t’ai accusée de bluffer, mais tu ne bluffais pas. D’accord. Tu as gagné. Je capitule. À partir de maintenant, ce sera comme tu voudras. À toi de choisir. Mais vite, pour l’amour du ciel ! Qu’on en finisse le plus rapidement possible.

Son intuition lui soufflait que cela ne tarderait pas.

5

Ensemble, main dans la main, ils déambulèrent dans les rues crépusculaires, passant devant les flaques de couleur dégoulinantes, scintillantes, flamboyantes, projetées par les enseignes lumineuses qui tourbillonnaient, palpitaient et clignotaient à qui mieux mieux. Ce type de quartier ne plaisait pas à Jason ; il en avait vu des millions pareils, disséminés sur toute la planète. C’était ce décor qu’il avait fui dans sa jeunesse, utilisant sa sixité comme moyen de s’en sortir. Et voilà qu’il y était revenu.

Il n’avait rien contre les gens. Ils étaient piégés, les ordinaires, malgré eux, et obligés de rester. Ils n’avaient pas inventé le système. Ils ne l’aimaient pas. Ils le supportaient alors que Jason avait pu s’en arracher. En réalité, il avait mauvaise conscience en voyant ces visages lugubres, ces bouches tombantes au pli amer.

— Oui, dit enfin Kathy, je crois que je suis vraiment en train de tomber amoureuse de vous. Mais c’est votre faute. C’est à cause du puissant champ magnétique que vous irradiez. Saviez-vous que je le vois ?

— Bigre ! fit-il machinalement.

— Il est violet foncé et velouté, poursuivit-elle en lui étreignant la main – et ses doigts avaient une force surprenante. Il est très intense. Et vous, est-ce que vous distinguez mon aura magnétique ?

— Non.

— C’est étonnant. Pourtant, j’aurais cru.

Elle paraissait calme maintenant ; après l’épisode explosif des cris, s’ensuivait une stabilité relative. Presque une structure de personnalité pseudo-épileptoïde, diagnostiqua-t-il. En s’accumulant jour après jour…

Mais Kathy brisa le fil de sa pensée :

— Mon aura à moi est d’un rouge éclatant. La couleur de la passion.

— Je vous en félicite.

Elle fit halte et se retourna pour le scruter, pour déchiffrer son expression. Jason espéra que celle-ci était suffisamment opaque.

— Vous m’en voulez d’avoir perdu mon self-control ? s’enquit-elle.

— Non.

— On dirait que vous êtes en colère. Je suis sûre que vous m’en voulez. Je suppose que seul Jack est capable de comprendre. Et Mickey.

— Mickey Quinn, fit pensivement Jason.

— C’est quelqu’un de remarquable, n’est-ce pas ?

— Absolument.

Il aurait pu lui en dire long sur Quinn, mais c’aurait été inutile. Elle ne voulait pas vraiment savoir. Elle croyait qu’elle comprenait.

Que crois-tu encore, petite fille ? Par exemple, que crois-tu savoir de moi ? Aussi peu que tu en sais sur Mickey Quinn, sur Arlene Howe et sur tous les autres qui, pour toi, n’ont pas d’existence réelle. Songe à ce que je pourrais te dire si tu étais capable de m’écouter un instant. Seulement, tu n’en es pas capable. Ce que tu apprendrais t’effraierait. D’ailleurs, tu sais déjà tout !

— Qu’est-ce que ça fait comme effet d’avoir couché avec tant de gens illustres ?

Kathy s’arrêta pile.

— Vous pensez que j’ai couché avec eux parce qu’ils étaient connus ? Vous me prenez pour une CV, une collectionneuse de vedettes ? Est-ce vraiment l’opinion que vous avez de moi ?

Un vrai papier tue-mouches ! Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, elle le coinçait. Impossible de la battre à ce jeu.

— Je pense que vous avez eu une vie intéressante. Que vous êtes une personne intéressante.

— Et importante, ajouta Kathy.

— Oui. Importante également. Par certains aspects, vous êtes la personne la plus importante que j’aie jamais rencontrée. C’est passionnant !

— C’est vrai ?

— Oui, répondit-il avec énergie.

D’ailleurs, en un sens et de façon plus ou moins confuse, c’était effectivement vrai. Personne, pas même Heather, n’avait jamais réussi à l’embobiner aussi parfaitement. Ce qu’il découvrait lui était intolérable et, pourtant, il lui était impossible de retirer son épingle du jeu. Comme si, assis aux commandes de son aéromobile spécial et unique, il se trouvait en face d’un feu simultanément rouge, vert et orange. Aucune réaction raisonnable n’était possible. À cause de l’irrationalité de Kathy. Terrible puissance de l’illogisme, des archétypes émergeant des sinistres profondeurs de l’inconscient collectif qui les soudait l’un à l’autre, ainsi que tous les autres. Un nœud qui ne pourrait être défait tant qu’ils vivraient.

Pas étonnant s’il y a des gens – et même beaucoup – qui souhaitent la mort.

— Vous voulez voir un cosmostern ?

— Pourquoi pas ?

— Ils en donnent un bon au ciné douze. Ça se passe sur une planète du système de Bételgeuse qui ressemble beaucoup à la planète de Tarberg… dans le système de Proxima, vous savez. Seulement, elle est habitée par les mignons d’une entité invisible…

— Je l’ai vu.

En fait, l’année précédente, Jeff Pomeroy, qui tenait le rôle du capitaine, avait été l’invité de son show. On avait même passé une courte séquence : l’habituelle bande-annonce, une visite des studios de Pomeroy. Jason n’avait pas apprécié et il n’apprécierait sans doute pas davantage aujourd’hui. En plus, il détestait Jeff Pomeroy, à la ville aussi bien qu’à l’écran.

— Et ce n’était vraiment pas bon ? lui demanda Kathy avec confiance.

— En ce qui me concerne, répondit-il, je considère que Jeff Pomeroy est une vraie plaie. Lui et ses semblables. Ses imitateurs.

— Il a fait un stage à Morningside. Je n’ai pas eu l’occasion de le connaître, mais il y était.

— Je veux bien le croire.

Et il le croyait à moitié.

— Savez-vous ce qu’il m’a dit un jour ?

— Le connaissant, je parie qu’il…

— Il a dit que j’étais la personne la plus docile qu’il ait jamais rencontrée. Intéressant, n’est-ce pas ? Pourtant, il m’avait vue lors d’une de mes transes mystiques – vous savez, quand je me couche par terre et que je crie –, n’empêche qu’il a dit ça. Je trouve que c’est une personne très intuitive. Vraiment. Pas vous ?

— Si.

— Alors on retourne dans ma chambre pour baiser comme des lapins ? plaida Kathy.

Jason grogna de stupéfaction. Avait-elle vraiment dit cela ? Il se retourna pour essayer de déchiffrer son expression, mais ils se trouvaient pour le moment dans une zone obscure entre deux enseignes. Bon Dieu ! il faut absolument que je me tire de là ! Que je trouve un moyen de regagner mon univers !

— Ma franchise vous choque ?

— Non, répondit-il avec tristesse. La franchise ne me choque jamais. Quand on est une célébrité, on doit être capable de l’accepter. (Surtout celle-là, songea-t-il.) Toutes les formes de franchise. La vôtre plus que toute autre.

— Quelle est ma forme de franchise ?

— C’est la franchise franche.

— Alors, vous me comprenez.

— Oui. Absolument.

— Et vous ne me regardez pas de haut ? Comme quelqu’un de rien du tout qui mériterait d’être mort ?

— Non, vous êtes quelqu’un de très important. Et de très honnête, aussi. Une des personnes les plus honnêtes et les plus directes qu’il m’a été donné de rencontrer dans mon existence. Je vous le dis comme je le pense. Je vous le jure devant Dieu.

Elle lui tapota amicalement le bras.

— Ne vous emballez pas comme ça. Laissez venir les choses naturellement.

— Ça vient tout naturellement, je vous le garantis.

— Tant mieux.

Son ton était joyeux. De toute évidence, il lui avait mis du baume au cœur. Elle était sûre de lui. Et c’était de cela que dépendait la vie de Jason. Mais était-ce bien vrai ? Ne capitulait-il pas devant son raisonnement pathologique ? Pour le moment, il ne le savait vraiment pas.

— Écoutez, dit-il, hésitant. Je vais vous dire quelque chose et je veux que vous m’écoutiez attentivement. Votre place est dans un cabanon pour fous criminels.

Le manque de réaction de Kathy fut effrayant, terrifiant. Elle ne dit rien.

— Et je veux mettre le maximum de distance entre vous et moi, ajouta-t-il.

D’une secousse, il libéra sa main de la sienne, fit demi-tour et s’éloigna dans la direction opposée. Ignorant Kathy, il se perdit dans la foule des ordinaires qui piétinaient sur le triste trottoir éclaboussé de néon de ce quartier miteux.

Il songea : je me suis débarrassé d’elle et, ce faisant, j’ai probablement signé mon arrêt de mort.

Que faire, maintenant ? (Il s’immobilisa et regarda tout autour de lui.) Est-ce que je trimbale un microémetteur sur moi comme elle le prétend ? Est-ce que je me trahis à chaque pas que je fais ? Gai Gaétan m’a conseillé de me mettre en quête d’Heather Hart. Et tout le monde sait au pays de la télé que Gai Gaétan ne se trompe jamais.

Mais vivrai-je assez longtemps pour joindre Heather Hart ? Et si je ne la joins pas, si j’ai un mouchard sur moi, n’entraînerai-je pas simplement sa mort ? Telle une épidémie aveugle. Et si Al Bliss ne me connaît pas, si Bill Wolfer ne me connaît pas, pourquoi Heather me connaîtrait-elle ? Mais Heather est une six. Comme moi. La seule avec moi. Cela fera peut-être la différence. S’il y a une différence.

Avisant une cabine publique, il s’y engouffra, ferma la porte pour ne pas être gêné par le vacarme de la circulation et glissa un quinque d’or dans la fente.

Heather Hart avait plusieurs numéros secrets. Certains pour ses affaires, d’autres pour des amis personnels et un pour… autant le dire carrément, pour ses amants. Naturellement, Jason connaissait ce fameux numéro, étant donné ce qu’il avait été pour Heather, et était encore, espérait-il.

L’écran s’éclaira. D’après le flou de l’image, il conclut qu’Heather prenait la communication sur le vidéophone de son mobile.

— Salut, dit-il.

— Oui diable êtes-vous ? demanda Heather en mettant sa main en visière pour mieux le voir.

Ses yeux verts scintillaient, ses cheveux roux flamboyaient.

— Jason.

— Je ne connais pas de Jason. Comment avez-vous eu ce numéro ? (Le ton était angoissé mais rude en même temps.) Débarrassez ma ligne ! (Elle faisait les gros yeux sur l’écran.) Qui vous a donné ce numéro ? Je veux son nom.

— C’est toi qui me l’as donné, il y a six mois quand il t’a été affecté. La plus privée de tes lignes privées. C’est bien comme cela que tu l’appelais ?

— Qui vous a raconté cela ?

— Toi. Nous étions à Madrid. Toi pour des repérages d’extérieurs, moi en congé pour six jours. J’habitais à huit cents mètres de ton hôtel. Tu venais me retrouver dans ta Rolls aéromobile tous les jours, à trois heures de l’après-midi. Vrai ou faux ?

— Vous êtes un journaliste ? demanda Heather d’une voix qui chevrotait.

— Non. Je suis ton chevalier servant numéro un.

— Mon quoi ?

— Ton amant.

— Vous êtes un fan ? Vous êtes un fan ! Un de ces fichus fans tordus. Si vous ne raccrochez pas, je vous tue.

Le son et l’image moururent ; Heather avait coupé.

Jason mit un autre quinque dans la fente et refit le numéro.

— Encore ce fan tordu, répondit Heather, qui paraissait calmée. (À moins que ce ne fût de la résignation ?)

— Tu as une fausse dent. Quand tu es avec un de tes amants, tu la fixes à sa place dans ta bouche avec une résine époxyde spéciale que tu achètes chez Harney. Mais, avec moi, tu l’enlèves parfois pour la mettre dans un verre avec de la mousse du Dr Sloom. C’est ton dentifrice préféré. Tu dis toujours qu’il te rappelle l’époque où le Bromo Seltzer était légal, et non pas vendu au marché noir et fabriqué dans un laboratoire clandestin à partir des trois bromures que Bromo Seltzer a cessé d’utiliser depuis…

Heather l’interrompit :

— Où avez-vous péché cette information ?

Ses traits étaient crispés, sa voix sèche et directe. Et ce ton, Jason le reconnaissait. C’était celui qu’Heather employait avec les gens qu’elle détestait.

— Ne prends pas ce ton avec moi ! s’exclama-t-il avec colère. Ta fausse dent est une molaire. Tu l’appelles Andy. Vrai ou faux ?

— Un fan tordu qui sait tout ça ! Seigneur ! Mon cauchemar le plus atroce se réalise ! Quel est le nom de votre club ? Combien a-t-il d’adhérents ? D’où venez-vous ? Et comment fichtre vous êtes-vous procuré ces détails personnels touchant à ma vie privée que vous n’avez pas le droit de connaître, pour commencer ? Je veux dire que ce que vous faites est illégal. C’est une atteinte à la liberté individuelle. Si vous m’appelez encore, je vous lance les pols aux trousses.

Elle tendit la main pour raccrocher.

— Je suis un six, dit Jason.

— Un quoi ? Un six quoi ? Vous avez six jambes ? C’est ça ? Ou, plus vraisemblablement, six têtes ?

— Tu es une six, toi aussi. C’est cela qui nous lie depuis tout ce temps.

— Je vais mourir ! s’écria Heather, livide. (Même à la lueur diffuse du plafonnier de l’aéromobile, Jason remarquait qu’elle avait blêmi.) Combien vous faut-il pour me laisser en paix ? J’ai toujours su qu’un jour un fan tordu finirait par…

— Arrête de me traiter de fan tordu ! hurla Jason, prêt à mordre.

Cela le rendait fou furieux. L’expression évoluait en lui quelque chose de définitif, peut-être un oiseau cloué à terre.

— Que voulez-vous ? s’enquit Heather.

— Te voir chez Altrocci.

— Parce que vous êtes au courant de ça aussi ? Le seul endroit où je puisse aller sans être souillée par des tarés qui veulent me faire signer des menus qui ne leur appartiennent même pas. (Elle soupira avec peine.) Eh bien, c’est fini. Je ne vous verrai ni chez Altrocci ni ailleurs. Disparaissez de ma vie ou vous aurez affaire à mes pols privés et…

— Tu n’as qu’un seul pol privé, coupa Jason. Il a soixante-deux ans et il s’appelle Fred. Il a commencé sa carrière comme tireur d’élite dans la Milice du comté d’Orange. Connu pour avoir descendu les trublions étudiants de l’Université Fullerton, État de Californie. Il se défendait bien en ce temps-là, mais, aujourd’hui, on n’a plus rien à craindre de lui.

— Vraiment ?

— Tiens, je vais te dire quelque chose et tu essayeras d’expliquer comment je le sais. Te rappelles-tu Constance Ellar ?

— Oui, cette starlette insignifiante qui ressemblait à une Barbie Doll, sauf qu’elle avait la tête trop petite et qu’elle était si soufflée qu’on aurait dit qu’on l’avait gonflée avec une cartouche de gaz carbonique ? (Elle fit la moue.) Une vraie gourde.

— Oui. Une vraie gourde. C’est le mot exact. Tu te rappelles ce que nous lui avons fait à mon émission ? Sa première apparition planétaire, parce que j’avais été obligé de la prendre comme bouche-trou. Tu te rappelles ce qu’on lui a fait, toi et moi ?

Silence. Il continua :

— Pour nous faire une fleur, parce qu’on l’acceptait dans le show, son agent a été d’accord pour qu’elle fasse une pub pour un petit annonceur. Comme on était curieux de savoir de quoi il s’agissait, on a ouvert le paquet avant qu’elle n’arrive. C’était une crème pour s’épiler les poils des jambes. Bon Dieu, Heather, tu dois sûrement…

— J’écoute.

— Alors, on a substitué au tube de crème une bombe déodorante d’hygiène intime sans toucher au conducteur qui disait simplement : « Démonstration du produit, l’utilisatrice exprimant sa satisfaction », et puis on s’est esquivé en attendant la suite.

— Vraiment ?

— Miss Ellar a fini par se montrer. Elle est entrée dans sa loge, a ouvert le sac et… quand j’y repense, je ne peux pas m’empêcher de me marrer. Elle est venue me voir, sérieuse comme un pape, et m’a dit : « Monsieur Taverner, je suis désolée de vous ennuyer avec cela mais, pour effectuer cette démonstration, je vais être forcée d’ôter ma jupe et ma culotte. Devant la caméra. – Et alors ? ai-je fait. Quel est le problème ? – J’aurais besoin d’une petite table pour poser mes vêtements, m’a-t-elle répondu. Je ne peux pas les laisser tomber par terre. Ça ne ferait pas bien. Je veux dire, je vais me pulvériser ce truc dans le vagin devant soixante millions de téléspectateurs, et quand on fait ça, on ne peut pas flanquer ses vêtements par terre ; ce n’est pas élégant. » Et elle l’aurait vraiment fait à l’antenne, si Al Bliss n’avait pas…

— Cette anecdote est de très mauvais goût.

— Tu as quand même rigolé comme une bossue. Cette gourde dont c’était la première apparition sérieuse sur les écrans était prête à y aller. « Démonstration du produit, l’utilisatrice manifestant sa satisf… »

Heather raccrocha.

Comment lui faire comprendre ? se demanda-t-il en grinçant des dents si farouchement qu’il faillit faire sauter un de ses plombages en argent. Il avait horreur de cette sensation : mordre un bout de plombage. Détruire son corps, inutilement… Ne voit-elle donc pas que, si je sais tout d’elle, ça a une signification importante ? Qui pourrait en savoir autant ? Seulement quelqu’un qui a été physiquement très intime avec elle pendant un certain temps. C’était l’évidence. Il ne pouvait pas y avoir d’autre explication. Et pourtant, elle avait dressé des défenses qu’il ne parvenait pas à forcer. Alors que ça lui sautait aux yeux. Ses yeux de six.

Derechef, il enfonça une autre pièce et recomposa le numéro.

— C’est encore moi, dit-il, quand, enfin, Heather eut décroché son téléphone portatif. Encore un détail que je connais : tu es incapable de ne pas répondre à une sonnerie de téléphone. C’est pour cela que tu as dix numéros privés, chacun correspondant à un besoin bien précis.

— J’en ai trois. Ce qui prouve que vous ne savez pas tout.

— Je voulais seulement dire…

— Combien voulez-vous ?

— J’en ai ma claque pour aujourd’hui, dit-il avec sincérité. Il n’est pas question que tu m’achètes parce que ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je veux… Écoute-moi, Heather… Je veux savoir pourquoi personne ne me connaît. Toi, en particulier. Et puisque tu es une six, tu devrais être capable de m’expliquer. Te souviens-tu de moi ? Regarde l’écran. Regarde !

Elle le fixait, un sourcil en accent circonflexe.

— Vous êtes jeune mais pas trop. Vous êtes séduisant. Votre voix est autoritaire, et vous n’avez aucun scrupule à me faire tourner en bourrique. Vous ressemblez exactement à un fan tordu, vous parlez, vous agissez en conséquence. OK. Satisfait ?

— Je suis dans un sale pétrin.

Il était parfaitement irrationnel de lui faire cet aveu puisqu’elle n’avait pas le moindre souvenir de lui. Mais, au fil des années, il avait pris l’habitude de lui confier ses ennuis – et de prêter une oreille attentive aux siens – et l’habitude n’était pas morte, elle ne tenait aucun compte de la réalité présente, elle fonctionnait sur l’élan acquis.

— Vous m’en voyez navrée.

— Personne ne se souvient de moi. Et je n’ai pas de certificat de naissance. Je ne suis pas né. Jamais. Naturellement, et par la force des choses, je n’ai pas de papiers sauf un jeu de fausses cartes que j’ai acheté à une indicatrice pour la somme de deux mille dollars. Plus mille pour le contact. Je les ai sur moi mais un micro-émetteur y a peut-être été incorporé. Malgré tout, je suis obligé de les avoir en poche. Tu sais pourquoi : même quand on est tout en haut de l’échelle, il faut tenir compte de la société telle qu’elle est. Hier, j’avais trente millions d’admirateurs qui auraient hurlé comme des putois si un pol ou un nat avait seulement fait mine de lever la main sur moi. Aujourd’hui, je suis sous la menace du CTF.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Camp de travail forcé. (Il lui jetait les mots à la figure, dans l’espoir de la coincer et de la mettre au pied du mur.) La vicieuse petite salope s’est arrangée pour que je l’emmène dans je ne sais quel minable restaurant rital et là, alors, elle s’est mise à hurler. Des cris d’hystérique. Elle m’a avoué s’être évadée de Morningside. Ça m’a coûté trois cents dollars de mieux et maintenant, va-t’en savoir ! Il est probable qu’elle a lâché les pols et les nats à mes trousses. Si ça se trouve, ils sont en train d’espionner notre conversation, ajouta-t-il en poussant habilement d’un cran l’apitoiement sur soi-même.

— Dieu du ciel ! piailla Heather.

Et elle raccrocha.

Jason n’avait plus de pièces. Aussi dut-il renoncer. Au fond, cette allusion aux écoutes avait été idiote. N’importe qui aurait aussitôt coupé. Je me suis pris dans ma propre toile. Toujours le vieux piège des mots. En plein au milieu. Soigneusement aplati des deux côtés, aussi. Comme un gros anus artificiel.

Il poussa la porte de la cabine et se retrouva sur le trottoir nocturne encombré. Juste ici, songea-t-il avec aigreur, au cœur de Ville-Zone, où fourmillaient les indics de police. Un cadre du tonnerre, comme dans ce spot classique sur les muffins que nous étudiions à l’école, se dit-il.

Ce serait drôle s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Seulement, c’est sur moi que c’est tombé. Parce que la souffrance est réelle, et la mort aussi, et qu’elles rôdent de jour et de nuit dans les coulisses. Prêtes à fondre à tout instant.

Dommage que je n’aie pas pu enregistrer notre conversation au téléphone, sans compter ce que nous nous sommes dit, Kathy et moi. En vidéocassette couleur et tridimensionnelle, cela aurait fait une bonne séquence quelque part en fin d’émission puisque nous sommes parfois un peu courts. Parfois ? Mon œil ! En général, toujours. Pour le restant de mes jours.

Il avait déjà son intro : « Que peut-il arriver à un individu, un honnête citoyen qui n’a jamais eu affaire aux pols, un homme qui, un beau jour, perd ses papiers d’identité et se trouve confronté… » Etc. Ses trente millions de téléspectateurs seraient suspendus à ses lèvres parce que c’était la crainte secrète de chacun d’eux. « Un homme invisible et qui ne serait pourtant que trop visible, enchaînerait-il. Légalement invisible mais illégalement ostensible. Qu’adviendrait-il de cet homme s’il ne pouvait pas remplacer… » Bla-bla-bla. Et tutti quanti. Merde ! Rien de ce qu’il avait dit, rien de ce qui était arrivé ne passerait à l’antenne. Alors, laissons tomber. Un paumé de plus, voilà tout. Beaucoup sont appelés mais peu sont élus. C’est ça, être un pro. C’est ainsi que je règle mes affaires, publiques et privées. Arrête les frais et fais-toi la malle quand il le faut. C’était une autocitation, datant des jours glorieux où sa première émission mondiale avait été relayée par satellite.

Il faut que je trouve un autre faussaire, un qui ne soit pas à la solde des pols et qui me fera un nouveau jeu complet de pièces d’identité. Sans micro-émetteurs. Et, évidemment, j’ai besoin d’une arme.

Il aurait dû y penser quand il s’était réveillé dans cette chambre d’hôtel. Plusieurs années auparavant, lorsque le syndicat Reynolds s’était mis en tête de casser le show, il avait appris à tirer et ne sortait plus sans son pistolet, un Barber’s Hoop portant à trois kilomètres et dont la trajectoire balistique demeurait stable jusqu’aux derniers trois cents mètres.

La « transe mystique de Kathy », sa crise de hurlements. Sur la bande-son, une voix d’homme mûr dirait avec les cris en fond sonore : « C’est cela être psychopathe. Être psychopathe, c’est souffrir au-delà de… » etc., bla-bla-bla. Il aspira une profonde goulée d’air nocturne et froid, frissonna et, les mains dans les poches de son pantalon, se mêla aux passagers à la dérive sur la mer du trottoir.

Pour se retrouver derrière une file de dix personnes attendant devant un barrage de contrôle volant. Un pol en uniforme gris flânochait derrière la queue, veillant à ce que personne ne fasse demi-tour.

— Vous ne passez pas, l’ami ? demanda-t-il à Jason qui, machinalement, faisait mine de s’esquiver.

— Mais si… bien sûr.

— Eh bien, tant mieux, répondit jovialement le policier. Parce qu’on est là depuis huit heures du matin et qu’on n’a pas encore notre quota.

6

Les deux pols malabars qui s’occupaient de l’homme précédant Jason s’exclamèrent à l’unisson :

— Il n’y a pas plus d’une heure qu’elles ont été fabriquées. Ce n’est pas encore sec. Regardez… l’encre bave à la chaleur. Allez !

Ils hochèrent la tête. Quatre autres pols patibulaires empoignèrent le suspect et l’enfournèrent dans un fourgon aéromobile lugubrement peint en noir et gris, les couleurs de la police.

— À vous, lança allègrement l’un des deux malabars à l’adresse de Jason. On va voir de quand datent les vôtres.

— Ça remonte à pas mal d’années.

Taverner tendit au flic son portefeuille contenant ses sept cartes d’identité.

— Tu vas me graphier les signatures, ordonna le gradé à son collègue. Histoire de voir si elles se superposent.

Kathy avait eu raison.

— Ça colle, dit le pol en reposant sa caméra administrative. Elles ne se superposent pas. Mais on dirait que la carte militaire avait un émet que l’on a effacé. Et avec beaucoup d’habileté, si c’est le cas. Il faut une loupe pour s’en apercevoir.

Il mit en place un agrandisseur portatif qu’il alluma. Son éclat blanc révélait les moindres détails des fausses cartes.

— Tu vois ?

— Quand vous avez été démobilisé, demanda le garde à Jason, vous rappelez-vous s’il y avait un point électronique sur cette carte ?

Les deux policiers scrutaient Taverner en attendant sa réponse.

Que dire ?

— Je ne sais pas. Je ne sais même pas ce qu’est un… (« Micro-émetteur » faillit lui échapper, mais il se reprit juste à temps, du moins l’espérait-il.) Ni à quoi ressemble un point électronique.

— C’est un point, mon vieux, l’informa le plus jeune. Vous écoutez, oui ou non ? Est-ce que vous êtes sous drogue ? Regarde ! Sa carte de drogue… Il y a un an qu’elle n’a pas été tamponnée.

— Ça prouve que ses papiers ne sont pas maquillés, intervint l’un des patibulaires. Il faudrait être dingue pour porter faussement une infraction sur une carte d’identité.

— Eh oui, fit Jason.

Le gradé reprit la parole :

— D’ailleurs, ça ne nous regarde pas. (Il rendit ses papiers à Jason.) C’est avec son inspecteur des drogues qu’il aura à s’expliquer. Passez. (Sans ménagements, il poussa Jason à l’aide de sa matraque, tout en tendant la main pour prendre les papiers du suivant.)

— C’est tout ? demanda Taverner aux malabars.

Il n’arrivait pas à y croire. Demeure impassible, s’exhorta-t-il. Continue ton chemin.

Il s’éloigna.

Kathy sortit du puits d’ombre d’un réverbère hors de service et le frôla. Il se figea à ce contact. L’impression de se transformer soudain en bloc de glace. Et l’onde de froid partait de son cœur.

— Que pensez-vous de moi, maintenant ? lui demanda-t-elle. Du travail que j’ai fait pour vous ?

— Ça a marché, répondit-il laconiquement.

— Bien que vous m’ayez insultée et abandonnée, je ne vous dénoncerai pas. Mais il faut que vous passiez la nuit avec moi comme vous me l’avez promis. Vous comprenez ?

Force était à Jason d’admirer la jeune femme. En s’embusquant à proximité du point de contrôle, elle avait eu de visu la preuve que les documents de sa fabrication avaient abusé les pols. Aussi, d’un seul coup, la situation s’était modifiée. À présent, Jason avait une dette envers elle. Il n’était plus une malheureuse victime.

Elle avait moralement des droits sur lui. D’abord, le bâton : la menace de le livrer aux pols. Ensuite la carotte : les fausses cartes parfaitement imitées. Il était possédé, c’était un fait, et il devait l’admettre. Vis-à-vis d’elle et de lui-même.

— N’importe comment, je vous aurais sorti de leurs pattes. (Elle tendit le bras et désigna du doigt un point précis de sa manche.) J’ai un écusson d’identification de la police. On ne le voit qu’à l’agrandisseur. De toute façon, je ne peux pas me faire rafler par erreur. J’aurais dit…

Il l’interrompit brutalement :

— Pas un mot de plus là-dessus. Je ne veux plus entendre parler de ça. (Il s’écarta d’elle mais elle fondit sur lui avec l’adresse d’un rapace.)

— Vous voulez qu’on retourne à mon petit appartement ?

— Cette chambre miteuse ?

Il songea : à Malibu, j’ai une maison flottante. Huit chambres à coucher, six salles de bains pivotantes et un living quadridimensionnel avec plafond à l’infini. Et je dois passer mon temps comme ça à cause de quelque chose que je ne comprends pas et qui échappe à mon contrôle. À fréquenter des bas quartiers marginaux, des gargotes minables, des ateliers et des studios encore plus minables. Suis-je puni pour quelque chose que j’ignore ou que je ne me rappelle pas ? Mais non, il n’y a pas de justice distributive. Je le sais depuis longtemps. On n’est ni puni pour le mal qu’on a fait, ni récompensé pour le bien qu’on a fait. Au bout du compte, tout s’annule. Je n’ai peut-être rien appris d’autre mais, ça, je l’ai appris.

— Devinez ce que j’achèterai demain en priorité quand je ferai les commissions ? lui demanda Kathy. Des mouches mortes. Savez-vous pourquoi ?

— C’est bourré de protéines.

— Oui, mais ce n’est pas pour cette raison. Je ne les achète pas pour moi mais pour Bill, ma tortue. Toutes les semaines, je lui en prends un sac.

— Je n’ai pas vu de tortue chez vous.

— Elle est dans mon grand appartement. Vous ne pensiez quand même pas vraiment que j’achetais des mouches mortes pour mon usage personnel, n’est-ce pas ?

De gustibus non disputendum est, cita-t-il.

— Voyons voir… Question goûts, on ne discute pas. C’est ça ?

— C’est ça. Autrement dit, si vous voulez manger des mouches mortes, ne vous gênez pas, mangez-en.

— Bill en mange. Il aime. Ce n’est qu’une petite tortue verte… pas un gros machin. Avez-vous déjà vu comment les tortues gobent les mouches qui flottent sur l’eau ? Ça a beau être petit, c’est terrible. La mouche est là et, une fraction de seconde plus tard, glop ! Elle est dans la tortue. (Kathy éclata de rire.) En train de se faire digérer. Il y a une leçon à tirer de ça.

— Laquelle ? (Il anticipa sa réponse.) Que, quand vous donnez un coup de croc, vous prenez tout ou rien, jamais une partie. C’est bien ça ?

— C’est bien ça.

— Alors, qu’avez-vous attrapé ? Tout ou rien ?

— Je… je ne sais pas. Mais c’est une bonne question. Je n’ai pas Jack. Mais peut-être que je ne veux plus de lui. Il y a si longtemps, maintenant. Je suppose que j’ai encore besoin de lui. Mais j’ai encore davantage besoin de vous.

— Et moi qui croyais que vous pouviez aimer deux hommes à la fois !

— J’ai dit ça ? (Elle médita tout en marchant.) J’entendais par là que c’est l’idéal mais que, dans la vie réelle, on ne peut que se rapprocher de cet idéal. Vous comprenez ? Est-ce que vous suivez ma pensée ?

— Non seulement je la suis, mais je vois où elle mène. Tant que je serai là, vous abandonnerez temporairement Jack et vous retournerez psychologiquement à lui quand je n’y serai plus. C’est ce qui se passe chaque fois ?

— Je ne l’abandonne jamais, répliqua-t-elle sèchement.

Ils n’ouvrirent plus la bouche avant d’atteindre le vieil immeuble dont le toit se hérissait d’une forêt d’antennes de télévisions désaffectées. Kathy farfouilla dans son sac, sortit sa clé, déverrouilla la porte de sa chambre.

Les lampes étaient allumées dans la pièce. Et un homme d’un certain âge, cheveux et costume gris, était assis sur le divan décrépit. Corpulent, mais d’une netteté immaculée. Les joues parfaitement rasées. Pas une égratignure, pas de couperose, pas la moindre dissonance. Impeccable et astiqué. Pas un seul cheveu hors de l’alignement.

— M. McNulty, annonça Kathy d’une voix chevrotante.

L’homme se leva et tendit la main droite à Jason qui, automatiquement, tendit la sienne.

— Non, laissa tomber McNulty. Je ne vous serre pas la main, je veux voir vos papiers. Ceux qu’elle vous a fabriqués. Montrez-les-moi.

Sans un mot – il n’y avait rien à dire –, Jason lui remit son portefeuille.

— Ce n’est pas vous qui les avez fabriqués, dit McNulty après les avoir brièvement examinés. Ou alors vous avez fait de sacrés progrès.

— J’ai quelques-unes de ces cartes depuis des années, fit Jason.

— Tiens donc ! (McNulty lui rendit son portefeuille.) Qui lui a collé le micro-émetteur ? demanda-t-il à Kathy. Vous ? Ou Ed ?

— Ed.

— Voyons un peu. (McNulty toisa Jason comme s’il prenait des mesures pour son cercueil.) Un homme dans la quarantaine, élégant, habillé moderne. Des chaussures de prix… en vrai cuir. N’est-ce pas, monsieur Taverner ?

— C’est de la vache.

— D’après vos papiers, vous êtes musicien. De quel instrument jouez-vous ?

— Je chante.

— Eh bien, chantez-nous quelque chose.

— Allez vous faire foutre !

Jason réussit à contrôler sa respiration. L’expression correspondait au fond de sa pensée. Ni plus ni moins. McNulty se tourna vers Kathy.

— On ne peut pas l’accuser de ne rien avoir dans le ventre. Vous lui avez dit qui je suis ?

— Oui. En partie.

— Vous lui avez parlé de Jack ? Sachez qu’il n’y a pas de Jack, monsieur Taverner. Elle est persuadée du contraire mais ce n’est qu’une illusion psychopathique. Son mari est mort il y a trois ans dans un accident d’aéromobile. Il n’a jamais été dans un camp de travail.

— Jack est toujours vivant ! s’écria Kathy.

— Vous voyez ? Elle s’est admirablement ajustée au monde extérieur, exception faite de cette idée fixe. Elle ne s’en débarrassera jamais. Ça lui est indispensable pour son équilibre. (Il haussa les épaules.) C’est parfaitement inoffensif et ça l’aide à tenir le coup. C’est pourquoi nous n’avons pas cherché à la guérir de cette obsession en recourant à la psychiatrie.

Kathy s’était mise à pleurer. Silencieusement. De grosses larmes qui glissaient le long de ses joues et s’écrasaient sur son chemisier, constellé par-ci par-là de taches humides, en forme de ronds sombres.

— Il va falloir que j’aie une conversation avec Ed Pracim, reprit McNulty. Pour lui demander pourquoi il vous a collé ce micro-émetteur. C’est un intuitif. Il a dû avoir une inspiration. (Il parut réfléchir.) N’oubliez pas que les pièces d’identité que vous avez sur vous sont les reproductions de documents authentiques entreposés dans différentes banques centrales de données, disséminées un peu partout sur la terre. Ces reproductions sont satisfaisantes, mais il est possible que l’idée me vienne de vérifier les originaux. Espérons qu’ils sont en aussi bon ordre que vos repros.

— Mais c’est une procédure tout à fait exceptionnelle, protesta faiblement Kathy. Statistiquement…

— Dans le cas qui nous occupe, je pense que ça vaut la peine d’essayer.

— Pourquoi ?

— Parce que nous avons le sentiment que vous ne nous livrez pas tout le monde. Il y a une demi-heure, ce M. Taverner a passé sans difficulté un point de contrôle volant. Nous l’avons suivi grâce au microémetteur. Et ses papiers m’ont l’air corrects. Mais Ed dit que…

— Ed boit.

— Seulement, nous pouvons lui faire confiance. (McNulty sourit d’un sourire professionnel radieux qui illumina le galetas comme un rayon de soleil.) Ce qui n’est pas vraiment le cas avec vous.

Jason sortit sa carte de démobilisation et passa le doigt sur la petite photo de profil quadridimensionnelle qui glapit d’une voix ténue : « Qu’y a-t-il, vieille bique ? »

— Comment ce document aurait-il pu être truqué ? C’était mon timbre de voix il y a dix ans quand j’étais chez les nats.

— J’en doute. (McNulty consulta sa montre.) Est-ce que nous vous devons quelque chose, Miss Nelson ? Ou sommes-nous à jour pour cette semaine ?

— Nous sommes à jour, répondit-elle avec effort. (Et elle ajouta, chuchotant presque, sur un ton vacillant :) Quand Jack sera libéré, vous ne pourrez plus compter sur moi.

— Pour vous, il ne sortira jamais, répondit allègrement McNulty.

Il lança un clin d’œil à Jason qui le lui rendit en double exemplaire. Taverner comprenait McNulty. Cet homme utilisait les faiblesses d’autrui et c’est probablement auprès de lui que Kathy avait appris la technique de manipulation dont Jason avait été victime. Auprès de lui et de ses bizarres et joviaux compagnons.

Il comprenait maintenant pourquoi Kathy était devenue ce qu’elle était. La trahison constituait son pain quotidien et refuser de trahir, ce qui avait été le cas en ce qui le concernait, était un miracle. Il ne pouvait que s’en émerveiller et en être vaguement reconnaissant à la jeune femme.

L’État est fondé sur la trahison, songea-t-il. Quand j’étais une célébrité, j’étais hors du coup. Maintenant, je suis comme tout le monde. Je dois faire face à ce à quoi tout le monde a toujours dû faire face. Et ce à quoi j’ai eu à faire face autrefois et que j’ai volontairement oublié. Parce qu’il était trop démoralisant de croire… À une époque, j’avais le choix et j’ai pu choisir de ne pas croire.

McNulty posa une main replète, mouchetée de points rouges, sur l’épaule de Jason.

— Suivez-moi.

— Où ça ?

Il se rendit compte qu’il se rétractait exactement comme Kathy le faisait quand il la touchait. Encore quelque chose que lui avaient appris les McNulty.

— Vous n’avez rien à lui reprocher ! s’écria la jeune femme d’une voix rauque en serrant les poings.

— Nous ne l’accusons pas, rétorqua aimablement McNulty. Je veux juste avoir ses empreintes digitales, ses empreintes vocales, ses empreintes plantaires et un électro-encéphalogramme. Vous êtes d’accord, monsieur Tavern ?

— Je serais désolé de reprendre un policier… (Jason s’interrompit devant le coup d’œil que Kathy lui lança pour le mettre en garde et enchaîna :)… dans l’exercice de ses fonctions. Aussi, je suis prêt à vous suivre.

Peut-être Kathy avait-elle raison. Peut-être que l’erreur que le pol avait commise en prononçant son nom pouvait être exploitée ? Comment le savoir ? L’avenir le dirait.

— Monsieur Tavern, répéta nonchalamment McNulty en poussant Jason vers la porte. Un nom qui évoque des idées de bière, de chaleur, de confort, n’est-ce pas ? (Jetant un coup d’œil à Kathy, il répéta :) N’est-ce pas ?

— M. Tavern est un homme chaleureux, dit-elle entre ses dents.

La porte se referma derrière eux et McNulty le guida dans le couloir jusqu’à l’escalier qui empestait l’oignon et le graillon. Jason Taverner se retrouva au poste 469, perdu au milieu d’une foule d’hommes et de femmes qui piétinaient confusément, attendant, qui de rentrer, qui de sortir, attendant qu’on les renseignât ou qu’on leur dît ce qu’il fallait faire. McNulty avait épinglé un badge de couleur sur son revers. Seuls Dieu et la police savaient ce qu’il signifiait.

Manifestement, il signifiait quelque chose. Un policier en tenue, installé derrière un comptoir qui allait d’un mur à l’autre, lui fit signe d’approcher.

— Bon… L’inspecteur McNulty a commencé à remplir votre formulaire J-2. Jason Tavern. Adresse : 2048 Vine Street.

Où McNulty avait-il déniché cette adresse ? Vine Street… Brusquement, Jason réalisa que c’était celle de Kathy. Il avait admis comme établi qu’ils habitaient ensemble. Surmené comme l’étaient tous les pols, il avait choisi la solution réclamant le moins d’efforts. C’était une loi naturelle : tout objet – ou toute créature vivante – prend toujours le chemin le plus court pour aller d’un point à un autre. Jason Taverner remplit le reste du formulaire.

— Mettez votre main dans cette fente, dit alors le policier en lui désignant la machine anthropométrique.

Jason s’exécuta.

— Maintenant, enlevez une chaussure. La gauche ou la droite, à votre gré. Votre chaussette aussi. Vous pouvez vous asseoir là.

Une section du comptoir coulissa, démasquant un portillon et une chaise.

— Merci.

Jason s’assit.

Après la prise d’empreinte plantaire, on lui fit prononcer une phrase clé pour l’empreinte vocale. Il se rassit. On lui apposa des électrodes en différents points du crâne. Un mètre de gribouillages jaillit de l’appareil. C’était son électro-encéphalogramme. La séance était terminée.

McNulty surgit, tout sémillant. L’éclat cru de la lampe faisait ressortir le bleuté de sa mâchoire et de sa lèvre supérieure.

— Où en sommes-nous en ce qui concerne M. Tavern ? demanda-t-il.

— Tout est en ordre. Nous sommes prêts à procéder à la recherche des antécédents.

— Bien. Je reste pour voir ce qui va sortir.

Le policier introduisit le formulaire qu’avait rempli Jason dans une fente, pianota sur des touches à lettres. Toutes vertes, remarqua machinalement Taverner. Et c’étaient des majuscules.

L’espèce d’entonnoir installé à l’extrémité du comptoir cracha une photocopie qui tomba dans une corbeille métallique. Le policier s’en saisit et lut :

— « Jason Tavern. Né à Kememmer, Wyoming. Trente-neuf ans. Mécanicien spécialiste des moteurs diesels. » (Il examina la photo.) Cette photo remonte à quinze ans.

— Pas d’antécédents judiciaires ? s’enquit McNulty.

— Inconnu des services de police.

— Il n’y a pas d’autre Jason Tavern enregistré au Pol-Dat ?

Le technicien appuya sur un bouton jaune et hocha négativement la tête.

— Bon. C’est lui. (McNulty détailla Jason.) Vous n’avez pas l’air d’un mécanicien spécialisé dans les diesels.

— J’ai changé de métier. Maintenant, je suis représentant. Je vends du matériel agricole. Vous voulez voir ma carte ?

Il bluffait. Au moment où il faisait mine d’enfoncer la main dans sa poche, McNulty secoua la tête.

Et voilà ! Avec leurs méthodes bureaucratiques, ils s’étaient trompés de dossier et ils étaient si pressés qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Dieu merci ! L’immense et complexe appareil qui enserrait toute la planète dans ses mailles comportait un vice caché. Trop de gens et trop de machines. Un inspecteur pol avait fait la première erreur et celle-ci s’était propagée jusqu’au Pol-Dat, la centrale de données de Memphis, Tennessee. Même avec mes empreintes digitales, mes empreintes plantaires, mon empreinte vocale et mon E.E.G., ils seront incapables de la rectifier, se dit-il. Plus maintenant. Le formulaire a été enregistré.

— Je le boucle ? demanda le policier en tenue à McNulty.

— Pour quel motif ? Parce que c’est un mécano ? (Il assena à Jason une claque cordiale dans le dos.) Vous pouvez rentrer chez vous, monsieur Tavern, retrouver votre douce amie au visage d’ingénue, votre petite vierge.

Et, le sourire aux lèvres, McNulty se perdit dans la cohue humaine, anxieuse et désorientée.

— Vous pouvez disposer, monsieur Tavern, fit le policier en uniforme.

Jason acquiesça et sortit du poste pour se mêler à la population libre et indépendante qui déambulait dans les rues nocturnes.

Mais, au bout du compte, ils m’auront, songea-t-il. Ils compareront les empreintes. Et pourtant… si la photo a été prise il y a quinze ans, l’électro-encéphalogramme et l’empreinte vocale remontent peut-être à quinze ans, eux aussi. Seulement, il y avait les empreintes digitales et plantaires. Celles-là ne se modifiaient pas.

Si ça se trouve, ils se contenteront de flanquer la photocopie des archives au lacérateur et on n’en parlera plus. Et de transmettre les renseignements qu’ils m’ont extorqués à Memphis pour les intégrer à mon dossier administratif. Plus exactement au dossier de Jason Tavern.

Dieu merci, Jason Tavern, mécanicien spécialiste ès moteurs diesels, n’avait jamais été en infraction avec la loi, il n’avait jamais eu maille à partir ni avec les pols ni avec les nats. Félicitations à lui.

Un flipflap de la police, son projecteur rouge allumé, surgit dans le ciel et ces mots tombèrent de son haut-parleur : « M. Jason Tavern est prié de retourner immédiatement au commissariat 469. C’est un ordre de la police. M. Jason Tavern… » L’engin continua de débiter sa litanie. Jason s’était pétrifié sur place. Ils avaient déjà découvert le pot aux roses. Cela ne leur avait pas demandé des semaines, des jours ni des heures. Il avait suffi de quelques minutes.

Taverner revint sur ses pas, gravit l’escalier de styraplex, franchit des portes commandées par des cellules photo-électriques, traversa la foule des malheureux qui tournaient en rond et se retrouva devant le policier en tenue auquel il avait eu affaire. McNulty était également présent. Les deux hommes conféraient, la mine sombre.

McNulty leva les yeux.

— Ah ! Revoilà M. Tavern. Que nous vaut l’honneur de cette nouvelle visite, monsieur Tavern ?

— Le flipflap de la police…

Mais McNulty l’interrompit :

— C’est un malentendu. Un ordre mal interprété. Mais puisque vous êtes ici… (McNulty retourna le document qu’il tenait de façon que Jason puisse voir la photo.) Vous ressembliez à cela, il y a quinze ans ?

— Je le suppose.

Un visage jaunâtre. La pomme d’Adam proéminente, des dents cariées, des yeux chassieux perdus dans le vague, des cheveux filasse et crêpelés tombant sur des oreilles en chou-fleur.

— Vous avez eu recours à la chirurgie esthétique ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Qui aimerait avoir une tête pareille ? rétorqua Jason.

— C’est donc pour ça que vous avez si belle allure. Un maintien aussi imposant, aussi… (il cherchait le mot)… autoritaire. On a peine à croire qu’avec ça (McNulty posa le doigt sur la photo), les chirurgiens ont réussi à faire ceci. (Il tapota amicalement le bras de Jason.) Mais où avez-vous trouvé l’argent ?

Tandis que parlait McNulty, Jason avait lu en diagonale les données consignées sur le document. Jason Tavern avait vu le jour à Cicaro, Illinois. Son père était tourneur, son grand-père possédait une chaîne de magasins d’équipements agricoles. Un coup de chance, compte tenu de ce que Taverner avait dit concernant sa prétendue profession.

— C’est Windslow qui me l’a donné. Excusez-moi, je l’appelle toujours comme ça en oubliant que les autres ne comprennent pas. (Sa formation professionnelle lui avait servi : il avait lu et assimilé la plupart des informations de la fiche pendant que McNulty discutait le coup.) C’était mon grand-père. Il avait beaucoup d’argent, et j’étais son chouchou. Son seul et unique petit-fils, voyez-vous.

McNulty vérifia et opina.

— J’avais l’air d’un péquenot. Exactement ce que j’étais : un cul-terreux. Le plus que je pouvais espérer, c’était de trouver un emploi de réparateur de diesels. Et je visais plus haut. Alors, j’ai pris l’argent que Windslow m’avait laissé et je suis allé à Chicago.

— Oui, fit McNulty, acquiesçant toujours. Ça colle. Nous savons qu’une intervention de chirurgie plastique aussi radicale est possible et pour une somme relativement modique. Mais, en général, ces opérations ne sont effectuées que sur des non-personnes ou des évadés des camps de travail. Nous surveillons toutes les usines à greffes, comme nous les appelons.

— Mais regardez comme j’étais laid !

McNulty éclata d’un rire de gorge.

— Ça, pour être moche, vous étiez plutôt moche, monsieur Tavern. Bon… Excusez-nous du dérangement.

McNulty fit un geste et Jason se prépara une fois encore à traverser la cohue.

— Oh ! s’écria le pol en lui faisant signe de revenir. Encore une chose… (La voix, noyée par le bruit ambiant, ne parvint pas jusqu’à lui. Son sang se figea dans ses veines ; Jason revint sur ses pas.)

Une fois que quelqu’un est fiché, le dossier n’est jamais complètement classé, songea-t-il. On ne retrouve plus jamais l’anonymat. Il est capital de ne jamais se faire repérer. Malheureusement, je suis fiché, maintenant.

Le désespoir l’envahit. Ils jouaient au chat et à la souris avec lui pour mieux le briser. Jason sentait son cœur, son sang, ses organes vitaux accuser le coup. Même sa superbe physiologie de six avait des ratés.

— Qu’y a-t-il ?

McNulty tendit la main.

— Remettez-moi vos pièces d’identité. Je voudrais qu’on les étudie de plus près. Si tout est en règle, on vous les rendra après-demain.

— Mais, protesta Jason, si je tombe sur un contrôle volant…

— Nous allons vous donner un laissez-passer. (McNulty adressa un signe du menton à un policier ventripotent, plus âgé.) Prenez une photo quadri de lui et délivrez-lui un sauf-conduit omnibus.

— Entendu, inspecteur, répondit le sac de tripes en tendant une patte boudinée vers l’appareil photo.

Dix minutes plus tard, Jason Taverner se retrouva sur le trottoir crépusculaire, maintenant presque désert. Cette fois, il avait un laissez-passer en bonne et due forme, plus valable que toutes les pièces que Kathy aurait pu lui fabriquer. Sauf que le document serait périmé au bout d’une semaine. Néanmoins…

Il avait une semaine de tranquillité devant lui. Après…

Il avait accompli l’impossible en troquant tout un jeu de fausses cartes contre un laissez-passer pol authentique. Il s’arrêta sous un lampadaire pour l’examiner. La notice d’expiration était holographique. Et il y avait de la place pour un chiffre supplémentaire. 7 jours. Je demanderai à Kathy de transformer le 7 en 75 ou en 97… ce qui sera le plus facile.

Brusquement, il lui vint à l’esprit que dès que le laboratoire aurait acquis la conviction que ses papiers d’identité étaient falsifiés, le numéro du laissez-passer, son nom, sa photo seraient transmis à tous les postes de contrôle de la police d’un bout à l’autre de la planète.

Mais, d’ici là, il était en sécurité.

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