LIVRE DEUXIÈME Hiver 1920-printemps 1921

Esse est percipii.

MGR BERKELEY

XV

Extrait du journal de Guilford Law

Je veux consigner les événements tant que j’en reste capable.

Un miracle m’a gardé la vie, mais il en faudrait un autre pour que nous passions l’hiver. Bien que nous ayons trouvé refuge en ces lieux indescriptiblement étranges – dont je parlerai plus tard – nous n’avons presque rien à manger, il règne un froid terrible, et une autre attaque est toujours possible.

Je suis encore faible (non seulement je tiens mon stylo comme Lily, mais j’écris également comme elle), et la lumière baisse déjà.

J’espère que Lily recevra ces notes un jour, même si je ne peux les lui remettre en personne. Je pense à toi, Caroline, et à elle, si souvent et avec une telle ferveur que je peux presque vous toucher. Quoique cela me soit moins facile, maintenant que la fièvre a baissé.

De tous les fantasmes qu’elle m’avait apportés, vous seules me manquerez.

À demain, si les circonstances le permettent.


Il s’est écoulé trois mois depuis l’attaque des partisans. Trois mois que j’ai passés, pour l’essentiel, inconscient ou à délirer. Ce qui suit est le compte rendu des événements tels que je les ai reconstruits. Avery Keck, John Sullivan et « Diggs » Digby ont rempli les blancs pour moi ; les autres survivants m’ont également aidé.

Il me faut être bref, car le temps et les forces me manquent. (Les hautes embrasures de pierre ne nous livrent qu’une lumière capricieuse, filtrée par la toile cirée ou les peaux de bêtes. De plus, j’apporte ma contribution, si modeste soit-elle, à notre survie – essentiellement en aidant Diggs, qui a perdu l’usage de son bras droit, à cuisiner nos maigres repas. Or il ne va pas tarder à avoir besoin de moi. Pour l’instant, il alimente le feu, alors que Wilson Farr est parti chercher un seau de neige.)

Nous approchions des Alpes, après avoir laissé derrière nous le lac de Constance, quand nous avons été attaqués par une bande de partisans uniquement soucieux, semblait-il, de nous tuer et de piller nos possessions. Les premières volées de balles nous ont pris Ed Betts, Chuck Hemphill et Emil Swensen – elles nous auraient pris d’autres camarades si nous avions établi notre campement plus près du couvert. La vivacité d’esprit de Tom Compton nous a sauvés. Il nous a fait contourner un des énormes nids d’insectes de la région, piège dans lequel nos poursuivants sont tombés, pour y être dévorés.

Ils n’en ont pas été les seules victimes. Un des insectes est parvenu à m’injecter son poison dans le sang. D’après le Dr Farr, lorsque le soir est tombé, je me trouvais aux portes de la mort. On me tenait pour perdu, et les autres survivants souffraient tous de blessures plus ou moins graves. Preston Finch, quoiqu’il s’en tirât avec une cheville tordue, était moralement brisé ; abandonnant son autorité à Sullivan et Tom Compton, il ne s’exprimait plus que par monosyllabes.

Lorsque les fuyards ont rassemblé assez de courage pour retourner, boitillants, au campement en ruine, ils y ont découvert l’équipement scientifique et les échantillons brûlés, les animaux massacrés, les provisions et le matériel médical envolés.

Maintenant encore, cette pensée m’est douloureuse. Tout notre travail, Caroline ! Tous les spécimens caractéristiques rassemblés par Sullivan, ses notes, sa presse à plantes – tout cela perdu. Mes deux appareils ont été détruits, les plaques exposées brisées. (Sullivan me l’a révélé quand j’ai enfin repris conscience.) Si mon carnet de notes en a réchappé, c’est parce que je le garde sur moi en permanence. Nous sommes parvenus à sauver quelques autres documents, ainsi que de quoi écrire et assez de papier pour que la plupart des survivants tiennent leur propre journal, cet hiver.

Pendant que le poison brûlait en moi, je ne pouvais pleurer les morts ; c’était tout juste si je parvenais à respirer.

Je les ai pleurés par la suite.

Les blessés avaient besoin de repos et de nourriture. Une fois de plus, Tom Compton nous a sauvés. Il a cautérisé ma piqûre d’insecte, avant de la soigner avec la sève d’une herbe amère. Le Dr Farr a accepté ces étranges remèdes de bonne femme parce que la médecine civilisée nous faisait totalement défaut. En revanche, il a utilisé ses compétences pour bander les plaies et remettre les os cassés en place. Les restes de nos possessions nous ont permis d’installer un campement plus discret, plus facile à défendre, au cas où d’autres partisans auraient rôdé. Peu d’entre nous étaient en état de voyager.

L’étape suivante, en bonne logique, consistait à aller chercher de l’aide. Le lac de Constance ne se trouvait qu’à quelques jours derrière nous. Erasmus devait à présent avoir regagné sa cabane et son corral, mais les bateaux nous attendaient toujours – à moins que les forces adverses ne les aient également découverts – et il serait plus facile de descendre le Rhin que de le remonter. Nous comptions un mois pour atteindre Jeffersonville, un peu moins pour le retour de nos sauveteurs.

Tom Compton s’est porté volontaire, mais nous avions besoin de lui afin de protéger et soigner les survivants. Son expérience de chasseur et de trappeur signifiait qu’il pouvait nous procurer de quoi manger même sans munitions. D’ailleurs, il a pris l’habitude de traquer le serpent à fourrure armé d’un grand couteau. Les animaux ont fini par redouter son odeur, en demeurant toutefois si dociles qu’il parvient toujours à trancher la gorge de l’un d’eux avant que cette stupide bête n’ait compris le danger.

Nous avons envoyé Chris Tuckman et Ray Burke, qui n’avaient pas été blessés, chercher de l’aide. Ils ont pris ce qui restait des conserves (une misère), une tente ayant échappé aux flammes, des pistolets, un compas et une bonne partie des munitions.

Trois mois ont passé.

Tuckman et Burke ne sont pas revenus.

Nul n’est venu. Des quinze explorateurs partis, il n’en reste que huit. Finch, Sullivan, Compton, Donner, Robertson, Farr, Digby et moi.

Cette année, l’hiver a été précoce. Pluie glaciale, puis neige obstinée, granuleuse.


Sullivan, Wilson Farr et Tom Compton m’ont rendu un semblant de santé – ils m’ont nourri de brouet végétal et allongé, lorsque nous étions contraints de nous déplacer, sur un travois attelé à un serpent à fourrure sauvage. Bien évidemment, j’ai perdu du poids – plus encore que les autres, qui forment pourtant à présent une belle bande d’affamés.

Tu devrais me voir, Caroline. Le « petit bedon » dont tu te plaignais n’est plus qu’un souvenir. Il m’a fallu pratiquer de nouveaux trous dans ma ceinture. Mes côtes sont aussi visibles que les dents d’une fourchette. Lorsque je me rase (nous disposons d’un miroir et d’un rasoir), ma pomme d’Adam tressaute tel un chat sous des couvertures.

Comme je te l’ai déjà dit, nous sommes à l’abri pour l’hiver. Mais quel abri…

Je ne sais par où en entamer la description ! Je ne le ferai pas ce soir, en tout cas.

(Écoute : Diggs s’est remis au travail ; sa béquille en Y martèle le sol de pierre, l’eau siffle dans la bouilloire perchée sur le foyer – il ne va pas tarder à avoir besoin de moi.)


Peut-être, en la décrivant telle qu’elle m’est apparue pour la première fois… à travers un brouillard fiévreux, certes, mais je ne délirais pas, bien que cela puisse paraître douteux.

Un peu de patience, Caroline. Je redoute ton incrédulité.

Essaie de nous imaginer, petite bande de malheureux en loques, revêtus de peaux de bêtes, certains boitillant, d’autres tirés sur des sortes de civières, affamés et gelés, traversant une crête, une de plus, plongeant le regard dans une vallée sauvage, une de plus… Diggs avec son bras inutilisable, Sullivan traînant la jambe à faire pitié, moi installé sur une luge, car je restais incapable de tenir debout plus de quelques pas. D’après Farr, je souffrais des effets du venin sur le foie. J’étais fiévreux, j’avais le teint jaune et… bon, laissons les détails de côté.

Une vallée alpine de plus, mais différente. Tom Compton l’avait remarquée lors d’une de ses reconnaissances.

C’était une large dépression au terrain rocailleux, emplie d’arbres-mosquées couverts de piquants amers. Assis sur ma luge, drapé dans mes fourrures, je n’ai tout d’abord rien vu de plus que la pente couverte d’une végétation foncée. Le reste du groupe est cependant très vite tombé dans un profond silence, aussi me suis-je soulevé, cherchant des yeux ce qui inquiétait mes compagnons. J’ai alors découvert ce que je m’attendais le moins à trouver en ces contrées désolées :

Une ville !

Ou du moins ses ruines. Une vaste mosaïque de toute évidence ancienne, construite par des êtres intelligents, à travers laquelle s’était déchaîné un cours d’eau. Même à cette distance, il était visible que ses architectes l’avaient quittée depuis longtemps. Nul n’en foulait les rues strictement parallèles. La brume et l’usure adoucissaient les angles des bâtiments intacts, véritables boîtes de pierre gris fer. La cité était immense, Caroline, plus grande qu’on ne peut l’imaginer – elle aurait englobé tout Boston et deux ou trois comtés supplémentaires.

Malgré son aspect antique, ses structures individuelles, quasi préservées, restaient immédiatement utilisables. Elle nous offrait tout ce que nous désespérions de trouver : un abri pour nous et nos bêtes, de l’eau potable et (étant donné les collines boisées et les preuves de la proximité de serpents à fourrure) du gibier en abondance. Tom Compton, qui avait parcouru la ville et ses environs, estimait que nous pouvions y passer l’hiver. Il nous a prévenus qu’il s’agissait d’une ruine inhabitée : malgré tout le bois dont nous disposerions, nous devrions travailler dur pour nous tenir au chaud dans ces bâtiments venteux. Mais comme nous nous étions imaginés agonisant sous nos tentes en peau de serpent – ou, tout simplement, congelés dans une passe alpine – cette sinistre perspective nous semblait offerte par un dieu bienveillant.

Certes, notre découverte soulevait d’innombrables questions. Comment une cité avait-elle vu le jour, en ces contrées dépourvues de la moindre habitation, et qu’était-il advenu de ses bâtisseurs ? Ces derniers étaient-ils seulement humains, ou appartenaient-ils à quelque race darwinienne inconnue ? Toutefois, nous étions alors trop fatigués pour discuter de l’origine ou des implications de ces ruines. Seul Preston Finch a hésité avant de descendre dans la vallée. J’ignore ce qu’il craignait ; il n’avait pas prononcé une parole depuis plusieurs jours.

La perspective de nous mettre à l’abri nous a redonné le moral. En chemin, nous avons rassemblé les branches tombées des arbres-mosquées et des pins-sauges. Avant même que les étoiles ne s’allument dans le ciel hivernal, un feu rugissant projetait une lumière dansante parmi les pierres colossales de la cité sans nom.


Chère Caroline : Je n’ai pas tenu ce journal aussi ponctuellement que je l’aurais voulu. Les événements se précipitent.

Nous n’avons subi aucune autre catastrophe – rassure-toi – hormis celles, prolongées, de la solitude et des nécessités de la vie primitive.

Nous vivons tels des Peaux-Rouges, afin de continuer à vivre. Ma fièvre est tombée (pour de bon, je l’espère), ma jambe abîmée a retrouvé sa sensibilité et même quelque force. Je parviens à marcher sur une certaine distance en m’aidant d’un simple bâton, aussi m’arrive-t-il d’accompagner Tom Compton et Avery Keck à la chasse, sans toutefois quitter le grand arc formé par la vallée. Au printemps, quand nous repartirons enfin pour le lac de Constance, puis nos foyers respectifs, je ne devrais avoir aucun mal à suivre le rythme.

Nous allons chasser enveloppés de fourrures et chaussés de bottes en peau, le tout cousu à l’aide d’aiguilles en os, le fil provenant de nos loques de civilisés. Quoique nous possédions deux fusils et quelques munitions, nous nous servons surtout d’arcs et de couteaux. Tom, qui a confectionné arcs et flèches (en os et bois), reste notre unique tireur d’élite. Un coup de feu, nous a-t-il déclaré, risquerait d’attirer une attention indésirable. De plus, les balles nous seront peut-être utiles sur le chemin du retour. Je doute cependant que les partisans se cachent aux alentours. L’hiver doit les gêner autant que nous. Il n’empêche que divers membres du groupe éprouvent de temps à autre l’impression d’être observés.

Nous avons capturé quelques serpents à fourrure que nous avons enfermés dans le soubassement d’une ruine, dont le toit en partie intact les abrite. Sullivan s’en occupe, veillant à ce qu’ils disposent d’eau et de fourrage. Il est passé de la botanique à l’élevage, pour un temps du moins.

Je suis à présent plus proche de lui, peut-être parce que nos blessures voisines (sa hanche, ma jambe) nous ont empêchés de sortir quelques semaines durant. Nous restons souvent seuls, avec Diggs ou Preston Finch. Ce dernier demeure quasi muet, bien qu’il accomplisse sa part des tâches matérielles. Sullivan, en revanche, me parle librement, et je lui rends presque la pareille. Son athéisme t’inspirerait peut-être une certaine méfiance, Caroline, mais c’est un athéisme de principe, si tant est que l’expression ait un sens.

La nuit dernière, nous assurions le dernier tour de garde, devoir des plus simples pour qui ne se soucie pas de l’heure. Nous nous sommes raconté des histoires en entretenant le feu, comme d’habitude, jusqu’à ce que des bruits violents nous parviennent de l’écurie – le bâtiment à moitié effondré où sont enfermés les animaux. Aussi, nous enveloppant de nos fourrures, nous sommes-nous enfoncés dans la nuit glaciale afin d’aller voir de quoi il retournait.

Il avait neigé tout l’après-midi, et la torche de Sullivan jetait une lueur dansante sur la ville immaculée. On la dirait momentanément désertée, la neige recouvrant ses pierres brisées et ses murs effondrés. Les constructions, identiques quoique dans des états de décrépitude plus ou moins avancés, sont toutes bâties en énormes blocs de granit brut sans joints, des cubes parfaits d’environ trois mètres de côté. Elles-mêmes cubiques et disposées en carrés de quatre, elles évoquent les jouets d’un enfant méticuleux mais guère imaginatif.

Peut-être, autrefois, s’ornaient-elles de vantaux en bois, dont les intempéries ont eu raison depuis bien longtemps. Les ouvertures font deux fois la hauteur d’un homme et plusieurs fois sa largeur, ce qui, d’après Sullivan, ne nous apprend rien des habitants originels de la cité – les portes des cathédrales sont bien plus grandes que celles des huttes de terre, alors que les hommes qui les franchissent sont les mêmes. Il n’empêche : l’impression demeure de quelque race massive, gigantesque, antédiluvienne, antérieure à Adam.

Nous avons élevé une grossière barrière en bois d’arbres-mosquées afin que nos serpents ne quittent pas leur ruine. Ils sont en général silencieux, hormis pour les renvois et miaulements habituels. Cette nuit, le bruit ne s’éteignait presque jamais, gémissement collectif que nous avons remonté jusqu’à l’avant-toit à demi effondré, sous lequel une des bêtes mettait bas.

Ou plutôt (nous l’avons constaté en nous approchant), elle pondait. Les œufs émergeaient de son abdomen pendant en grappes luisantes, aux grains de la taille d’une balle, puis tombaient en une masse gélatineuse fumante dans la neige amoncelée par le vent.

Je me suis tourné vers Sullivan.

« Ils vont geler, par ce froid. Si nous faisions du feu… »

Il a secoué la tête.

« La nature y a sans doute pourvu, a-t-il murmuré. Et dans le cas contraire, nous n’en savons pas assez pour nous rendre utiles. Écartez-vous, Guilford, qu’ils aient de la place. »

Il avait raison. La nature y avait bel et bien pourvu, quoique de manière bizarre. Lorsque la femelle a eu fini de pondre, un autre animal, le père, peut-être, s’est approché de la masse nacrée et, d’un seul mouvement de ses six pattes, est parvenu à l’arracher à la neige, envoyant les œufs dans les poches disposées le long de son ventre… où ils vont sans doute incuber jusqu’à ce que les petits serpents puissent assurer leur propre survie.

Gémissements et aboiements se sont enfin apaisés. Le troupeau est retourné à ses occupations.

Nous avons regagné avec empressement la chaleur de notre abri. Notre groupe s’est attribué deux pièces immenses de l’un des bâtiments les moins exposés, qu’il a divisées et closes avec des peaux de serpent, non sans répandre de la paille sur le sol. L’ensemble est chaleureux, ne serait-ce que par comparaison avec la nuit extérieure glaciale.

Sullivan, pensif, s’est réchauffé les mains à la flamme, après avoir posé une bouilloire de neige en bordure du foyer pour préparer du thé de racine.

« Ils naissent, a-t-il dit, ils se reproduisent, ils meurent… S’ils n’ont pas déjà évolué, cela ne tardera pas. C’est inévitable – la sélection naturelle, les hasards des croisements…

— La main de Dieu, comme dirait Finch. »

Le géologue étant quasi muet, je me sentais obligé de jouer son rôle, ce qui avait au moins le mérite de soutenir l’intérêt de mon compagnon.

« Mais qu’est-ce que ça signifie ? » Sullivan s’est levé, manquant de renverser la bouilloire. « J’aimerais tant disposer d’une explication si merveilleusement universelle ! Et je le dis sans ironie, Guilford ; ne prenez pas cet air affligé. Je ne plaisante pas. Contempler Mars bleuissante dans le ciel nocturne, des serpents à fourrure hexapodes qui pondent dans la neige, et ne voir là que la main de Dieu… c’est si parfaitement simple !

— La vérité est simple, ai-je rétorqué, cinglant.

— Souvent, c’est vrai. Parfois même trompeusement simple. Mais je refuse d’élever un autel à mon ignorance puis de la déifier. C’est de l’idolâtrie, et de la pire sorte. »

Voilà ce que j’appelle « l’athéisme de principe », Caroline. Sullivan est non seulement honnête, mais aussi modeste en tant que savant. Il vient d’une famille de quakers et, lorsqu’il est fatigué, il en retrouve les tics de langage : En vérité, je vous le dis, Guilford…

« Cette ville, poursuivait-il, cette chose que nous qualifions de ville, alors que, notez-le bien, il n’y a là que des cubes et des allées… pas de plomberie, rien pour stocker la nourriture, pas de fours, de silos à grain, de temples, de terrains de jeux… cette ville est une clé. »

J’avais envie de lui demander quelle porte elle ouvrait.

« Nous ne l’avons pas explorée avec assez d’attention, continuait-il, sans plus se soucier de moi. Les ruines s’étendent sur des kilomètres.

— Tom les a parcourues.

— Rapidement. Il admet lui-même… »

Qu’admettait Tom ? Sullivan devenait introspectif, je l’aurais interrogé en vain. Je le connaissais trop bien.

Pour nombre d’entre nous, la Darwinie a été une épreuve de foi. Finch a beau considérer le continent comme un miracle évident, je le soupçonne de regretter que Dieu n’y ait pas apposé une signature moins ambiguë que ces collines et ces forêts muettes. Sullivan, en revanche, livre chaque jour combat au miraculeux.

Nous avons bu notre thé, frissonnants, sous nos couvertures de l’armée. Depuis l’attaque des partisans, Tom insiste pour que quelqu’un monte la garde la nuit. Deux hommes près du feu, c’est tout ce que nous pouvons nous permettre. Je me suis souvent demandé pourquoi au juste nous restons là, éveillés, puisqu’une autre attaque nous submergerait, que nous ayons ou non le temps de tirer nos compagnons du sommeil.

Mais la ville incite à la prudence.

« Dites-moi, Guilford, a repris Sullivan après un long silence. Ces temps-ci, la nuit… vous rêvez ?

— Rarement », ai-je répondu, surpris.

Je mentais.

Les rêves ne sont que futilités, n’est-ce pas, Caroline ?

Je n’y crois pas. Je ne crois pas à la sentinelle qui me ressemble, même si je la vois chaque fois que je ferme les yeux. Heureusement, Sullivan n’a pas insisté. La fin de notre tour de garde s’est écoulée en silence.


Mi-janvier. Largesses inattendues de notre dernière expédition de chasse : plantes hivernales, viande en abondance, y compris deux « oiseaux » darwiniens – des faucons-mites, créatures bipèdes sans cervelle aux ailes membraneuses, dont la chair moelleuse, succulente, évoque plus que tout l’agneau. Nous avons fait bombance, sauf Paul Robertson, couché pour cause de grippe. Même Finch, satisfait, a souri.

Sullivan parle toujours d’explorer les ruines – c’est presque devenu une obsession. À présent que notre garde-manger est bien garni et le temps plus clément, il est fermement décidé à passer à l’action.

Tom et moi serons ses aides et porteurs désignés. Notre petit groupe part demain, pour une expédition de deux jours au cœur de la cité.

J’espère que nous ne commettons pas une sottise. À vrai dire, j’ai un peu peur.

XVI

L’hiver fut exceptionnellement rude, plus cruel que tous ceux que Caroline avait vécus à Boston. Selon les propres termes d’Alice, il faisait un froid de loup. Les bateaux ravitailleurs remontaient moins souvent la Tamise engorgée de glace, bien que leurs cheminées obscurcissent toujours le ciel dans le port bouillonnant d’activité. Chaque construction londonienne ajoutait à cette masse son plumet, fumée de charbon ou, plus sombre, de bois, voire de tourbe. Caroline avait appris à puiser quelque réconfort dans ces cieux maussades, emblèmes de la civilisation conquérante. Elle comprenait à présent que Londres n’était pas une colonie – après tout, qui eût voulu coloniser cette horrible contrée improductive ? – mais un défi jeté à une nature intraitable.

Certes, la nature finirait par l’emporter. Comme toujours. Mais la jeune femme n’en jouissait pas moins en secret de la moindre rue pavée, du plus petit arbre abattu.

Un vapeur arriva à la mi-janvier, lesté d’une cargaison que Jered avait commandée durant l’été. D’énormes rouleaux de corde et de chaîne, des petits clous, des vis et du goudron, des brosses et des balais. Une semaine durant, le matin, Jered fit la navette en chariot entre l’entrepôt et le magasin, afin de remplacer les marchandises vendues. Enfin, une fois le dernier chargement transféré dans l’arrière-boutique, il paya le charretier, dont les chevaux crachaient du brouillard dans un vent mordant, tandis qu’Alice et Caroline arrangeaient les étagères à l’intérieur. Alice travaillait sans répit, s’essuyant souvent les mains sur son tablier, parlant peu.

Depuis des mois, elle évitait le regard de sa nièce, avec laquelle elle se montrait froide, désapprobatrice, d’une politesse brusque.

Après l’attaque partisane contre le Weston, les deux femmes avaient commencé par se quereller. Alice refusait obstinément de croire à la mort de Guilford.

Caroline, elle, avait l’absolue certitude que son mari n’était plus ; elle l’avait eue dès l’instant où Jered lui avait raconté ce qui était arrivé au Weston, quoique cela ne prouvât rien, puisque les membres de l’expédition avaient débarqué en amont. Toutefois, Jered lui-même admettait qu’ils eussent été des proies faciles pour des voleurs décidés. La jeune femme avait gardé son sentiment par-devers elle, au début du moins, mais dans son cœur elle était veuve bien avant l’été.

Personne d’autre n’acceptait la vérité. L’espoir subsistait. Pourtant, septembre s’écoulant sans apporter la moindre nouvelle, il s’appauvrit à l’automne, avant de pratiquement s’évanouir durant l’hiver.

Il n’y avait pas de preuve, disait Alice. « Une épouse doit garder la foi. »

Mais les femmes avaient parfois trop d’intuition, songeait Caroline.

Elles n’étaient pas tombées d’accord, elles ne le pouvaient pas. Elles avaient juste cessé d’en parler ; seulement cette pensée teintait la moindre de leurs conversations, projetait son ombre sur la table du dîner, se glissait dans les silences de la pendule tictacquante. Caroline se vêtait à présent de noir. Alice conservait la valise de Guilford dans le placard du couloir, comme leçon de choses.

Ce jour-là, pourtant, la jeune femme sentait que leur désaccord n’était pas seul à préoccuper sa tante.

Elle en eut la preuve avant que le travail de la matinée ne s’achevât. Alice, un client servi, regagna l’arrière-boutique avec l’air pincé qui lui était habituel lorsqu’elle allait se montrer désagréable. Sa nièce s’efforça de ne pas broncher sous le regard de ses yeux étrécis.

« C’est déjà assez triste de pleurer quelqu’un dont on n’est même pas sûre qu’il soit mort, déclara Alice, sinistre, mais c’est encore pire – bien pire – d’arrêter de le pleurer. »

Elle sait, réalisa Caroline.

Non que cela comptât.


Ce soir-là, Jered et Alice allèrent au pub le plus proche, le Crown and Reed. Une fois certaine de leur absence, Caroline entraîna Lily au rez-de-chaussée puis, pour un instant seulement, dans la rue glaciale. Elle l’emmena chez une voisine, Mrs. de Koenig, qui lui demandait un dollar canadien pour surveiller l’enfant sans en parler à personne. Après avoir dit au revoir à sa fille, la jeune femme boutonna sa propre veste et remonta son capuchon afin de se protéger des rigueurs de l’hiver.

Les étoiles frissonnaient au-dessus du pavé givré. Les réverbères à gaz jetaient une clarté blafarde sur la neige durcie. Caroline se hâta dans le vent froid, refoulant une bouffée de culpabilité. Sa tante l’avait contaminée, lui infligeant cette impression de méchanceté. Elle ne faisait rien de mal. Impossible. Guilford était mort. Son mari était mort. Elle n’avait plus de mari.

Colin Watson l’attendait au croisement de Market Street et de Thames Street. Il la serra brièvement dans ses bras, avant de héler un taxi où il l’aida à monter, souriant – un pâle sourire, à demi dissimulé par sa ridicule moustache. Sans doute combattait-il, par égard pour elle, sa mélancolie habituelle. Il avait de grandes mains puissantes.

Où l’emmènerait-il, cette nuit ? Prendre un verre, probablement (mais pas au Crown and Reed). Parler. Rien de plus. Il avait besoin de parler : peut-être allait-il donner sa démission. On lui proposait un emploi civil, sur les quais. En septembre, il avait quitté l’arrière-boutique de Jered pour une chambre à l’Empire, où il passait la plupart de ses nuits.

Les choses s’en étaient trouvées facilitées.


Elle ne pouvait rester en sa compagnie aussi longtemps qu’elle l’eût voulu. Il ne fallait pas que Jered et Alice découvrissent ce qu’elle faisait. Ou, s’ils le découvraient, il devait au moins subsister un doute, une certaine incertitude qu’elle pût défendre.

Pourtant, elle voulait rester. Colin se montrait avec elle d’une gentillesse que Guilford n’avait jamais comprise, acceptant ses silences sans chercher à les démonter, contrairement à son mari. Ce dernier s’était toujours cru responsable des tristesses de Caroline. Il était attentionné – plein d’égards, sans doute, de son point de vue – mais elle eût aimé pouvoir pleurer sans s’attirer aussitôt des excuses.

Le lieutenant Watson étant parfois triste, lui aussi, malgré sa haute taille et sa vigueur, il laissait la jeune femme tranquille avec ses chagrins. Peut-être était-ce ainsi qu’un gentleman traitait une veuve. Le bouleversement du monde avait lézardé les fondations de la politesse, mais certains hommes n’en demeuraient pas moins des gentlemen. Certains demandaient toujours la permission avant de toucher. Colin était un gentleman. Ce qu’elle préférait en lui, c’étaient ses yeux. Ils restaient fixés sur elle, attentifs, alors même que ses mains erraient librement ; ils la comprenaient ; au bout du compte, ils lui pardonnaient. Il semblait à Caroline qu’il n’existait pas de péché que ces tranquilles yeux bleus ne pussent remettre.

Elle s’attarda et but plus que de raison. Ils firent l’amour avec ardeur, avec désespoir. Enfin, sur l’insistance de sa compagne, le lieutenant la raccompagna jusqu’à un taxi, une heure plus tard que prévu. Elle se fit déposer un pâté de maisons avant Market Street. L’idée d’être vue à pareille heure sortant d’un hansom ne lui plaisait pas : d’une certaine manière, obscurément, cela impliquait quelque vice. Aussi alla-t-elle à pied, d’une démarche hésitante dans les crocs du vent, chercher Lily chez Mrs. de Koenig, qui lui extorqua un deuxième dollar.

Jered et Alice étaient rentrés, bien sûr. Caroline s’efforça de rester digne en ôtant son manteau et en débarrassant la fillette du sien, sans mot dire, à part pour cajoler l’enfant. Jered, fermant son livre, annonça d’une voix atone qu’il allait se coucher. Il trébucha en quittant la pièce. Lui aussi avait bu.

Mais si Alice l’avait imité, cela ne se voyait pas.

« Voilà une petite fille qui a bien sommeil, dit-elle d’un ton neutre. Hein, Lily ?

— Je vais la mettre au lit, déclara Caroline.

— Je ne crois pas qu’elle ait besoin de vous pour ça. Elle dort debout, à une heure pareille. Ton lit t’attend, ma chérie ! Va te coucher, d’accord ? »

Lily bâilla avec plaisir et s’éloigna d’un pas incertain, laissant sa mère sans défense.

« Elle a fait la grasse matinée, suggéra cette dernière.

— Elle ne dort pas bien du tout. Elle s’inquiète pour son père.

— Je suis fatiguée, moi aussi.

— Pas trop quand même pour commettre un adultère ? »

La jeune femme contempla sa tante d’un œil fixe, espérant avoir mal entendu.

« Forniquer avec un autre homme que votre mari, insista Alice. Vous appelez ça comment ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Peut-être devriez-vous aller loger ailleurs. J’ai écrit à Liam, à Boston. Il vous demandera sans doute de rentrer dès que possible. Il a fallu que je lui présente des excuses. En votre nom.

— Vous n’aviez pas le droit.

— Je pense que si.

— Guilford est mort ! »

C’était son seul argument, aussi Caroline regretta-t-elle de l’avoir utilisé si hâtivement. Sans qu’elle comprît pourquoi, il perdait sa gravité dans ce salon glacial.

Alice renifla.

« Vous ne pouvez en être sûre.

— Chaque jour, je sens que je l’ai perdu. Évidemment, que j’en suis sûre.

— Alors vous avez une drôle de façon de le pleurer. » Elle se leva, sans cacher sa colère. « Qui vous a dit que vous étiez un être à part, Caroline ? Liam ? Je suppose que c’est comme ça qu’il vous a traitée, quand il vous a installée, vous, pauvre petite orpheline malheureuse, dans sa grande maison de Boston. Mais tout le monde a perdu quelque chose, cette nuit-là, parfois plus que des parents… Certains d’entre nous ont perdu tout ce qu’ils aimaient, la moindre personne, le moindre lieu, des fils, des filles, des frères, des sœurs, et ils n’avaient pas forcément une riche famille pour sécher leurs larmes et des serviteurs pour faire leurs lits douillets.

— C’est injuste !

— Ce n’est pas nous qui édictons les règles. Nous les suivons ou nous les transgressons, voilà tout.

— Je ne resterai pas veuve toute ma vie !

— Sans doute. Mais si vous aviez la moindre décence, vous y réfléchiriez à deux fois avant de prendre pour amant un homme qui a participé au meurtre de votre mari. »

XVII

« Vous ne croyez pas que ça suffit ? »

La voix parut se condenser à partir de l’air même de la taverne – enfumée, liquide, insinuante. Mais Vale n’avait aucune envie de prêter l’oreille à son message. Comment résumer au mieux sa pensée ?

Soyons bref.

« Allez donc vous faire voir. »

Quelqu’un s’installa sur le tabouret voisin.

« Vous n’appréciez pas, hein ? Mais je vous en prie, Elias, ne vous dérangez pas pour moi. Je veux juste bavarder un peu. »

Il se tourna en grognant.

« Je vous connais ? »

L’arrivant, de haute taille, était cauteleux, bien habillé et séduisant. Quoique peut-être pas autant qu’il semblait le croire, exhibant ses dents blanches chevalines telles les lumières d’un phare. Vale lui donna vingt-deux, vingt-trois ans – bien trop jeune pour être aussi sûr de lui.

« Non, vous ne me connaissez pas. Timothy Crane. »

Il avait des mains de pianiste. De longs doigts osseux. Que le spirite ignora.

« Allez vous faire voir, s’obstina-t-il.

— Je suis navré, Elias, mais il faut que je vous parle, que cela vous plaise ou non. »

L’accent, au parfum de Nouvelle-Angleterre, était follement aristocratique.

« Qui êtes-vous ? Un des neveux Sanders-Moss ?

— Non, désolé, aucun rapport. Mais je sais qui vous êtes. » Crane se pencha sur Vale. Dangereusement près. Son souffle agita le fin duvet qui ornait l’oreille droite de son interlocuteur. « C’est vous qui parlez avec les morts.

— C’est moi qui aimerais vous convaincre d’aller vous faire voir.

— Qui abritez un dieu. Un dieu exigeant, douloureux. Du moins s’il ressemble au mien. »


Un taxi attendait Crane contre le trottoir. Seigneur, songea Vale. Quoi, encore ? Il éprouvait le vague sentiment que les événements s’accéléraient trop pour qu’il les comprît. Après avoir donné son adresse au chauffeur, il s’installa à côté du freluquet souriant.

L’automne avait été très calme, l’hiver plus encore. Sans doute les dieux suivaient-ils leur propre plan. L’enjeu de la partie impliquant Eugene Randall restait mystérieux – deux séances supplémentaires n’avaient semblait-il produit aucun effet – mais la fin en paraissait agréablement lointaine. Vale s’était même plu à espérer que son dieu se désintéressait de lui.

Apparemment, tel n’était pas le cas.

Le bavard Mr. Crane restait silencieux en présence du chauffeur. Son compagnon s’efforça de retrouver un semblant de sobriété – il se tint très droit, fronça les sourcils, cligna des yeux – tandis que le véhicule avançait lentement parmi les lumières électriques, globes gelés suspendus dans la nuit glaciale. L’hiver n’était pas censé être aussi cruel à Washington.

Enfin, ils arrivèrent chez Vale. La rue était calme, les fenêtres d’un noir digne. Crane paya le conducteur, tira de la voiture deux énormes valises puis les traîna jusque dans l’entrée, où il les laissa tomber avec insolence à côté du porte-parapluies.

« Vous comptez rester un certain temps ? s’enquit son hôte.

— J’en ai peur, mon vieux. »

Son vieux ? Dieu m’en garde.

« Nous avons donc tellement de choses à nous dire ?

— Des tas. Mais ça attendra bien demain. Pourquoi ne pas passer une bonne nuit, Elias ? Vous n’êtes vraiment pas en état. Nous discuterons de la situation quand nous serons tous les deux en meilleure forme. Ne vous inquiétez pas de moi ! Je vais m’allonger sur le sofa. Pas de manières entre nous. »

Et, ma foi, l’intrus, toujours souriant, s’étendit bel et bien sur le canapé de velours.

« Écoutez, je suis trop fatigué pour vous flanquer dehors, mais si vous êtes encore là demain…

— Nous en parlerons à ce moment-là. Bonne idée. »

Vale leva les bras au ciel puis quitta la pièce.


Pour Elias Vale, le matin se profila juste avant midi.

Crane l’attendait à la table du petit déjeuner, lavé et rasé de frais, bien peigné, la chemise amidonnée. Il se versa une tasse de café.

Le spirite avait vaguement conscience de la sueur âcre qui suintait de ses propres pores obstrués.

« Combien de temps croyez-vous rester ?

— Je l’ignore.

— Une semaine ? Un mois ? »

Haussement d’épaules.

« Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, Mr. Crane, mais je vis seul. Parce que j’aime ça. Je ne veux pas d’hôte, même compte tenu des… euh, circonstances. D’ailleurs, pour être honnête, personne ne m’a rien demandé.

— Ce n’est pas leur genre, hein ? »

L’autre parlait des dieux.

« Vous voulez dire que je n’ai pas le choix ?

— Je ne l’ai pas eu non plus. Un toast, Elias ? »

Nous voilà à deux, comprit l’interpellé. Il n’avait pas pensé à cela. Alors que, bien sûr, c’était logique. Combien d’autres porteurs de dieux erraient donc de par les rues ? des centaines ? des milliers ?

Il croisa les mains.

« Pourquoi êtes-vous ici ? s’enquit-il.

— L’éternelle question. Je ne suis pas sûr de connaître la réponse. Pas encore, du moins. A priori, vous êtes supposé me présenter un peu partout.

— Comme quoi ? Mon giton ?

— Votre cousin, votre neveu, votre fils illégitime…

— Et après ?

— Après, le moment venu, nous suivrons les ordres. » Crane reposa le couteau à beurre. « Honnêtement, Elias, je n’ai pas choisi non plus. Et je pense que ça ne durera pas. Sans vouloir vous vexer.

— Sans vouloir vous vexer, je l’espère.

— En attendant, il va falloir me trouver un lit. À moins que vous ne vouliez que mes bagages encombrent votre salon. Vous recevez vos clients ici ?

— Souvent. Que savez-vous de moi, en fait ?

— Pas grand-chose. Que savez-vous de moi ?

— Absolument rien.

— Ah.

— Est-ce qu’un hôtel…, commença Vale, en une dernière tentative désespérée.

— Ils ne veulent pas. » Nouveau sourire. « Il semble que nos destins se croisent, pour le meilleur ou pour le pire. »


Chose surprenante, Vale s’habitua à ce que Crane occupât la chambre du grenier, dans la mesure où on s’habitue à des maux de tête chroniques. L’intrus se révéla d’ailleurs plein d’égards, nettoyant ce qu’il salissait avec plus de soin que son hôte, attentif à ne pas déranger ce dernier lorsqu’il consultait. Certes, le jeune homme insista pour être introduit dans le salon des Sanders-Moss sous l’identité d’un financier, cousin de Vale. Par bonheur, il semblait réellement posséder les connaissances nécessaires sur la banque et Wall Street, presque comme s’il avait été élevé dans ce milieu. Tel était peut-être le cas, d’ailleurs. Bien que vague en ce qui concernait son passé, il laissait entendre que sa famille avait des relations.

En tout cas, la conversation, à la table des Sanders-Moss, se consacrait de plus en plus à la disparition de l’expédition Finch et aux perspectives de guerre. Les journaux de Hearst poussaient au conflit avec l’Angleterre, prétendant détenir la preuve que les Anglais avaient vendu des armes aux partisans, ce qui les rendait coupables, au moins indirectement, de la mort de citoyens américains. Vale n’avait que faire de ces histoires, mais son dieu, lui, paraissait s’y intéresser.


Lorsqu’ils se retrouvaient ensemble chez le spirite, Crane et lui s’efforçaient de s’ignorer mutuellement. Quand ils discutaient – le plus souvent, après que Vale eut bu un verre – c’était de leurs dieux.

« Il ne se contente pas de me menacer », déclara Vale, par une nuit froide où il était enfermé chez lui en compagnie du jeune homme, alors qu’un vent âpre secouait les croisées. Whiskey du Tennessee. Timor mortibus conturbat me. « Il m’a promis que je vivrais. Je veux dire… à jamais.

— L’immortalité, acquiesça Crane, très calme, en continuant à peler sa pomme.

— À vous aussi ?

— Oh, oui. À moi aussi.

— Vous… vous y croyez ?

— Elias. Quand vous êtes-vous coupé pour la dernière fois en vous rasant ? questionna Crane, jetant à son hôte un coup d’œil interrogateur.

— Euh ? Je ne m’en souviens pas…

— Il y a longtemps ?

— Oui, reconnut le spirite. Pourquoi ?

— Vous avez eu l’appendicite, la grippe, la phtisie, récemment ? Vous vous êtes cassé quelque chose, vous avez eu mal aux dents, vous vous êtes pincé les doigts ?

— Non mais… quel rapport ?

— Vous le savez très bien. Seulement vous n’avez pas le courage de vérifier. Vous n’avez jamais été tenté, en vous rasant, à côté de votre cuvette ?

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. »

Crane, posant la main à plat sur la table de cuisine, y planta le couteau d’un geste sec. La lame brisa de petits os avant de s’enfoncer dans le bois. Vale recula ; ses paupières battaient.

Son compagnon tressaillit. Sourit. Resserrant sa prise sur le manche, il retira brusquement le couteau de la plaie. Une goutte de sang apparut. Une seule. Il l’effaça de sa serviette.

Sa peau était rose et lisse.

« Seigneur, murmura Vale.

— Mes excuses pour avoir abîmé la table, dit Crane. Mais vous voyez ce que je veux dire. »

XVIII

Extrait du journal de Guilford Law

Désolé d’écrire aussi mal. Le feu a beau nous réchauffer, il ne donne guère de lumière. Je pense à toi, Caroline, je t’imagine lisant ces lignes, et je puise dans cette image un certain réconfort. Où que tu sois, j’espère qu’il y fait chaud.

Il fait relativement chaud là où nous sommes, du moins selon nos nouveaux critères – trop chaud, peut-être. D’une chaleur qui n’a rien de naturel. Je vais t’expliquer.


Nos sommes partis ce matin pour notre exploration boiteuse au cœur des ruines, Tom Compton, le professeur Sullivan et moi. Sans doute offrions-nous un spectacle comique (il semblerait en tout cas que telle ait été l’opinion de Diggs), emmitouflés de fourrures de serpent, aussi blancs que des aigrettes de pissenlit, deux d’entre nous traînant la jambe (pas la même), nos quatre jours de provisions attachés sur une luge tirée par un serpent grommelant. La « chasse au dahu », voilà comment Diggs a appelé notre expédition.

Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas prêté attention à ses plaisanteries, et bientôt, à la suite de notre bête, nous nous sommes enfoncés au cœur des ruines, dans le silence oppressant de la cité. Je ne puis transmettre l’étrangeté de ce lieu hanté, avec ses constructions cubiques uniformément disposées sur une si vaste étendue. Alors que nous progressions vers le sud-ouest sous un ciel sans nuage, la luge faisait crisser la neige luisante. Toutefois, le soleil hivernal restant bas sur l’horizon, nous marchions le plus souvent à l’ombre, le long des larges avenues plongées dans une froide mélancolie.

Tom, qui tenait la longe du serpent, n’était pas d’humeur causante. Je suis donc resté un peu en retrait avec le professeur Sullivan, dans l’espoir qu’une voix humaine dissiperait l’ambiance sinistre de ces rues immenses, tellement uniformes. Hélas, Sullivan était aussi affecté que Tom par cette triste atmosphère.

« Nous tenons pour acquis que la cité a été bâtie par des créatures intelligentes, a-t-il déclaré, mais peut-être n’est-ce pas le cas. »

Je lui ai demandé de s’expliquer.

« Les apparences sont trompeuses, a-t-il repris. Avez-vous jamais vu une termitière africaine ? C’est une structure élaborée, souvent plus grande qu’un homme, mais qui n’a pour architecte que l’évolution. Pensez aussi à la régularité et à la complexité d’une ruche.

— Vous voulez dire que nous nous trouvons peut-être dans une sorte de nid d’insectes ?

— Je veux dire que si ces constructions sont de toute évidence artificielles, leur uniformité de taille et, apparemment, de fonction, plaide contre des concepteurs humains.

— Quel genre d’insectes taillerait-il des blocs de pierre aussi gros que le Monument de Washington ?

— Je ne parviens même pas à l’imaginer. Qui pis est, il n’existe aucun précédent. Quels que soient les bâtisseurs de cette cité, ils ne semblent avoir ni descendance ni ancêtre évident. On dirait presque une création séparée. »

Les pensées de Sullivan ne reflétaient que trop les miennes. Malgré son étrangeté, la Darwinie possède une beauté propre – des prairies d’un vert moussu, des bosquets de pins-sauges, des rivières accueillantes. Les ruines n’ont pas ce charme. Nous avons parcouru sans fin leurs rues d’une impitoyable régularité, tandis que le soleil baissait derrière les monolithes de pierre craquelée. Devant nous s’étendait une immensité blanche parfaitement vierge. Ni Sullivan ni moi n’y avons accordé une pensée avant que Tom ne nous en fasse remarquer la bizarrerie. Durant les quatre ou cinq jours qui s’étaient écoulés depuis la dernière chute de neige, nul animal n’y avait laissé ses traces, pas même un faucon-mite. Il y en a pourtant beaucoup aux alentours ; ils se réfugient par véritables volées dans les constructions en ruine sur le pourtour de la cité. (C’est un gibier facile pour qui est réduit à en manger. Il suffit de se glisser la nuit, armé d’une torche, jusqu’à leurs nids ; les occupants en sont aveuglés par la lumière, et on peut en tuer cinq ou six d’un coup de bâton avant que les autres ne rassemblent assez leurs esprits pour s’envoler.)

Mais ici, rien. Quoique ce labyrinthe engorgé de pierres n’ait pas grand-chose à offrir, l’absence de vie paraît de mauvais augure. Elle porte sur les nerfs, Caroline, et je dois bien t’avouer que, l’après-midi avançant et les ombres s’allongeant, nous ne progressions plus que sur la pointe des pieds, prêts à prendre le galop au moindre bruit.

Il n’y en avait aucun, hormis les craquements de la glace invisible ou le doux murmure de la neige amollie s’effondrant par paquets. Au crépuscule, nous avons installé notre campement sans être dérangés. Pour te donner une idée de la taille de cette ville, sache que nous n’avons pas encore atteint ce qui, d’après Sullivan, en constitue le cœur. Nous avons emporté du petit bois, des branches d’arbres-mosquées denses mais creuses, donc pas particulièrement lourdes ; nous les avons utilisées pour faire du feu dans une des structures au toit plus ou moins intact. Il eût été vain d’espérer chauffer cet intérieur aussi vaste qu’une cathédrale, mais nous n’étions plus en plein courant d’air et sommes parvenus à nous installer dans un coin avec un confort relatif.

La température est de toute manière plus douce ici qu’à la périphérie de la cité. Sullivan a souligné que le sol est inexplicablement moins froid, peut-être à cause de quelque nappe d’eau souterraine ou autre source de chaleur naturelle ; la glace en fondrait presque. Tom a combattu son silence fatigué assez longtemps pour nous dire que par une nuit sans nuage, alors qu’il campait sur une colline après une chasse aux serpents, il a vu briller dans les profondeurs de la ville une étrange clarté bleu-vert. Il est possible que le phénomène découle d’une activité volcanique, bien que Sullivan affirme que la géologie ne s’y prête pas. Quant à nous, nous n’avons rien observé de tel.

Je dois ajouter que Tom, en principe d’un pragmatisme à toute épreuve, semble plus encore sur les nerfs que Sullivan et moi. Tout à l’heure, alors que je commençais à t’écrire, il a dit quelque chose de bizarre… en marmonnant, penché sur le foyer avec une telle intensité que je craignais qu’une braise n’enflamme sa barbe broussailleuse.

« J’ai rêvé de cet endroit. »

Il n’a rien ajouté, mais le froid m’a saisi, en dépit du feu. Parce que moi aussi, Caroline, j’ai rêvé de cet endroit. Au cœur de mes sommeils fiévreux de l’automne, alors que le poison courait dans mes veines et que je ne distinguais pas le jour de la nuit. J’ai rêvé de la cité, et j’ignore ce que cela signifie.


… J’en ai de nouveau rêvé cette nuit.

Mais j’ai bien autre chose à te dire, et guère de temps. Comme nous n’avons que peu de provisions, Sullivan insiste pour que nous utilisions au mieux la moindre seconde. Aussi vais-je tout te raconter de la manière la plus simple et la plus directe possible.

La ville n’est pas seulement une grille composée de carrés. Elle a bel et bien un centre, ainsi que le pensait Sullivan. Un centre d’une extrême étrangeté que ne signalent ni cathédrale ni place du marché.

Nous sommes tombés sur le bâtiment ce matin. Autrefois, sans doute était-il visible de très loin, mais l’érosion l’a camouflé. (Je doute que Finch lui-même en conteste l’incroyable ancienneté.) À présent, il se dresse au milieu de ses propres ruines. D’énormes blocs de pierre, certains aussi polis que s’ils sortaient tout juste de la carrière, d’autres usés jusqu’à former des angles grotesques, ont ralenti notre avance. Nous avons abandonné notre luge pour nous enfoncer à travers ce labyrinthe, fruit du hasard et des intempéries, jusqu’à découvrir le moignon de la construction centrale.

Ce champ de ruines est dominé par une rotonde en basalte noir, ouverte sur un quart environ de sa périphérie. Son dôme, dont l’apex culmine à plus de soixante mètres, recouvrirait facilement un pâté de maisons. Les parties intactes en sont toujours lisses, quasi soyeuses, sans que Sullivan puisse déterminer comment elles ont été travaillées.

La bâtisse est enveloppée de brume en permanence, ce qui explique peut-être qu’aucun d’entre nous ne l’ait jamais vue depuis les pentes de la vallée. Neige et glace fondues, d’après Sullivan, chauffées par en dessous. Même dans les ruines alentour, l’air est nettement plus chaud qu’ailleurs. Quant au dôme proprement dit, il ne porte pas trace de neige. Sa température doit être de loin supérieure à celle de la congélation aqueuse.

Nous sommes restés tous trois immobiles, muets, devant ce spectacle. Quelle plaque il aurait donnée ! Ruines alpines désertes de l’arrière-pays européen. Une photographie pareille nous aurait bien rapporté de quoi vivre un an, Caroline.

Aucun de nous n’a exprimé ses pensées. Peut-être se révélaient-elles trop fantastiques. Les miennes, en tout cas, l’étaient. Une fois de plus, les aventures couchées sur le papier par E.R. Burroughs me revenaient à l’esprit, avec leurs grottes volcaniques et leurs hommes-bêtes adorateurs de dieux du passé.

(Je sais que tu réprouves mes lectures, Caroline, mais les contes imaginés par Mr. Burroughs sont un véritable Baedeker de ce continent ! Il ne nous manque plus qu’une princesse, et une épée que je passerais à ma ceinture.)

Nous sommes retournés à la luge pour nourrir le serpent et rassembler autant de provisions que possible avant de regagner la rotonde. Jamais je n’avais vu Sullivan aussi excité ; il nous a fallu l’empêcher de courir partout comme un fou. Enfin, il a décidé de monter le camp juste à l’intérieur de la construction, malgré son évidente envie de pousser plus avant – mais la voûte de pierre polie protège un vaste territoire semé de rocs, et, pour être honnête, cette masse de granite dépourvue d’étais suspendue au-dessus de nos têtes nous met un peu mal à l’aise.

De plus, il faisait presque nuit à l’intérieur – le soleil était descendu derrière une rangée de ruines dentelées – si bien que nous nous sommes hâtés de construire un feu avant de nous retrouver plongés dans le noir.

Nous avons accueilli l’obscurité avec un mélange d’excitation et de crainte, accroupis près de notre foyer tels des Wisigoths dans un temple romain. Il n’y a rien, au-delà du cercle lumineux des flammes, excepté leur reflet tremblotant sur le pourtour intérieur du dôme.

Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Sullivan nous a signalé une autre lumière, plus faible encore, dont la source doit se trouver au cœur de cette construction emplie de débris. J’espère sincèrement qu’il s’agit d’un phénomène naturel, bien que je sente une présence au point d’en avoir la chair de poule.

Je n’y vois plus assez pour écrire. Pas sans risquer d’y perdre la vue. À demain, donc.


Fin du journal

« Donnez-moi un peu de mou, Guilford, je vous prie. »

La voix de Sullivan s’élevait des profondeurs, comme portée par ses propres échos. Le jeune homme, obéissant, laissa filer quelques mètres de corde supplémentaires.

Les deux rouleaux de chanvre faisaient partie des rares objets utiles à avoir échappé à l’attaque de l’été précédent. Ils avaient sauvé plus d’une vie – fourni des harnais pour les animaux, de quoi monter les tentes, rendu d’innombrables services. À présent, cependant, ils ne se trouvaient là que par précaution.

Au centre de la rotonde en ruine s’ouvrait un puits circulaire d’une cinquantaine de mètres de large, à la circonférence creusée de marches en pierre de trois mètres de long. Les degrés, peu élevés, étaient intacts, malgré leurs contours adoucis par des siècles d’érosion. Un petit ruisseau se jetait dans ce trou côté sud, s’y muant en une brume qui se perdait au sein de profondeurs nuageuses. La lumière du jour, très affaiblie, luisait au sommet du conduit, une froide clarté blafarde en imprégnait les tréfonds. Le cœur de la cité, pensa Guilford. Encore chaud et battant faiblement.

Sullivan avait décidé de l’explorer.

« La pente est négligeable, lança-t-il. Ce puits a visiblement été conçu pour qu’on y marche et tout y est intact. Il n’y a pas plus de danger ici que dehors, dans le froid. »

Tom caressa sa barbe emperlée de brume.

« Si vous avez vraiment l’intention de descendre là-dedans, vous êtes plus stupide que je ne le pensais, déclara-t-il.

— Et vous, qu’avez-vous à proposer ? » Le botaniste pivota pour affronter le broussard. Jamais Guilford ne l’avait vu aussi furieux, de ce rouge foncé orageux. « Que nous retournions à nos misérables petits nids de bric et de broc implorer la venue du soleil ? Que nous attendions le printemps pour ramper jusqu’au lac de Constance, à moins que le froid, les partisans ou le Rhin ne nous tuent avant ? Pour l’amour de Dieu, Tom. Nous tenons peut-être notre seule chance d’apprendre quelque chose sur cet endroit !

— À quoi cela vous servira-t-il, si votre découverte vous suit dans la tombe ?

— À quoi l’amitié sert-elle, dans ce cas ? » Sullivan, méprisant, se détourna. « Ou l’amour, ou même la vie ? Citez-moi une chose qui ne nous suive pas dans la tombe ?

— Je n’ai pas l’intention d’y précéder quoi que ce soit, affirma Tom. Du moins, pas encore. »

Il continua à dévider la corde.


Ce ne sera pas terrible, au jour, s’encouragea Guilford. Car le jour pénétrait bel et bien jusque-là, la lumière, si atténuée fût-elle, passant par le dôme brisé. La corde aussi offrait quelque réconfort. Les trois hommes avaient confectionné des harnais afin de rester liés les uns aux autres. Certes, la pente était négligeable, mais la moisissure rendait la pierre glissante, la moindre chute risquait de se prolonger, et nul ne pouvait dire jusqu’où l’escalier s’enfonçait dans le brouillard. Sous le niveau du sol, la visibilité se réduisait à quelques mètres. Un caillou lâché d’en haut ne donnait naissance qu’à des échos incertains.

Sullivan allait en tête, épargnant sa jambe affaiblie. Ensuite venait Guilford, faisant de même avec la sienne. Le broussard fermait la marche. Les degrés étaient assez larges pour éviter au photographe de plonger le regard directement dans les profondeurs brumeuses du puits.

Il ne parvenait pas à imaginer dans quel but avait été construit ce conduit, ni qui l’avait utilisé à une époque révolue. Non plus que la profondeur à laquelle il pouvait s’enfoncer, plongeant jusqu’à quelque caverne chauffée par la lave, quelque monde souterrain rayonnant. Les Aztèques n’avaient-ils pas eu recours à des puits pour accomplir leurs sacrifices humains ? Il ne s’était certainement pas passé grand-chose de bon au fond de ce terrier.

Lorsqu’ils eurent descendu, d’après Guilford, une bonne trentaine de mètres, Sullivan décréta une pause. Le sommet comme le bas de l’escalier leur étaient à présent invisibles, dissimulés par des écharpes de brume onduleuse. Les yeux du botaniste brillaient dans l’étrange luminescence atténuée, bien qu’il fût essoufflé, haletant.

Guilford se demanda tout haut s’ils n’étaient pas allés trop loin.

« Ce n’est pas pour vous vexer, professeur Sullivan, ajouta-t-il, mais que pensez-vous trouver en bas ?

— Les réponses à des centaines de questions.

— Ce n’est qu’un genre de puits ou de citerne, objecta le jeune homme.

— Ouvrez les yeux, pour l’amour du ciel ! Ce n’est certainement pas un puits. Si ce conduit sert à quelque chose, c’est bien à éviter les infiltrations. Vous croyez vraiment que les pierres ont poussé ici ? Les blocs ont été taillés et les joints calfeutrés… Je ne sais pas avec quoi, mais la substance est remarquablement conservée. D’ailleurs, nous sommes déjà sous le niveau hydrostatique. Il ne s’agit pas d’un puits, Mr. Law.

— De quoi, alors ?

— Quel qu’en ait été l’usage – pratique ou cérémoniel –, ce conduit devait être très important. Le dôme se repère facilement et, à mon avis, l’escalier a été conçu pour une circulation importante.

— Une circulation ?

— Des constructeurs de la cité.

— Mais ils sont éteints, remarqua Guilford.

— Espérons-le », murmura Tom, dans son dos.


La descente était sans fin. La spirale de pierre s’enfonçait toujours, monotone, dans le brouillard bleuâtre, jusqu’à ce que Sullivan lui-même admît qu’il était trop fatigué pour aller plus loin.

« Nous avons besoin d’aide », déclara-t-il.

Guilford se demanda à qui il songeait. Keck ? Robertson ? Digby le manchot ?

Tom leva la tête vers le sommet du puits, à présent envahi par une ombre incolore.

« Il faut faire demi-tour tout de suite. Le jour ne va pas tarder à disparaître – ce qu’il en reste. » Il jeta à Sullivan un regard critique. « Dès que vous aurez repris votre souffle…

— Ne vous inquiétez pas pour moi, interrompit le botaniste. Allez-y ! Passez devant, cette fois-ci. Je suivrai. »

Il était pâle, trempé de sueur.

Le broussard se détourna avec un haussement d’épaules. Guilford lui emboîta le pas, décidant une pause chaque fois que la corde se tendait entre Sullivan et lui. Ce qui arrivait souvent. La respiration du scientifique s’entendait maintenant de loin, de plus en plus laborieuse au fur et à mesure que les explorateurs remontaient. Bientôt, il se mit à tousser. Tom lui jeta un coup d’œil aigu, avant de ralentir jusqu’à se traîner.

Le brouillard s’épaississait. Le jeune homme finit par perdre de vue la paroi opposée, les degrés de pierre s’évanouissant derrière un rideau de vapeur onduleux. La corde était bel et bien utile, à présent, alors que la brume brouillait jusqu’au large dos de Tom.

La disparition de ses repères visuels ne tarda pas à désorienter complètement Guilford, qui se retrouva incapable d’estimer la distance parcourue ou restant à parcourir. Aucune importance, se dit-il avec sévérité. Chaque pas le rapprochait un peu plus du sommet. Sa jambe blessée avait commencé à lui faire mal, d’une douleur sournoise qui lui courait tel un fil barbelé du mollet au genou.

Ils n’auraient pas dû descendre si profond, mais l’enthousiasme de Sullivan avait été contagieux, de même que l’impression qu’une grande révélation les attendait, à condition qu’ils parvinssent à l’atteindre.

Le photographe s’immobilisa un instant, fermant les paupières. Un courant d’air froid l’enveloppait telle une rivière. L’odeur minérale du granite et du brouillard lui emplissait les narines. Un autre arôme, aussi. Plus musqué, étonnant.

« Guilford ! »

Tom. L’interpellé leva les yeux, penaud.

« Regardez où vous mettez les pieds », lui conseilla son compagnon. Le jeune homme se tenait au bord du gouffre. Un pas de plus, et c’était la chute. « Gardez la main sur le mur. Vous aussi, Sullivan. »

Le botaniste arriva en vue, hochant la tête sans mot dire. Une ombre, un spectre, un fantôme émacié.


Guilford suivait le broussard à tâtons, quand la corde lui mordit soudain le poignet. Il demanda une pause puis se retourna, appelant :

« Professeur Sullivan ? »

Pas de réponse. La corde demeurait tendue. Il ne distinguait rien que le brouillard.

« Professeur Sullivan ? Vous avez un problème ? »

Pas de réponse. Juste ce poids qui le maintenait sur place.

Tom apparut, avançant d’un pas prudent. La corde se détendit lorsque Guilford battit en retraite, les yeux écarquillés dans la pénombre, à la recherche de la moindre trace du botaniste.

Il le découvrit allongé, face contre terre, sur le large escalier de granite, une main toujours appuyée à la muraille de pierre humide.

« Mon Dieu ! »

Le broussard se laissa tomber à genoux, retourna Sullivan et lui chercha le pouls.

« Il vit toujours, annonça-t-il. Plus ou moins.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Je n’en sais rien. Il est glacé et affreusement pâle. Sullivan ! Réveillez-vous, espèce de salopard ! On a du boulot ! »

Sullivan ne se réveilla pas. Sa tête ballottait mollement ; un ruisselet de sang sourdait d’une de ses narines. Il sembla à Guilford qu’il s’était racorni, comme si quelqu’un avait aspiré tout l’air de ses poumons.

Tom se débarrassa de son sac, qu’il lui glissa sous la tête.

« Plus têtu qu’une mule, marmonna-t-il. Il n’aurait pas ralenti, alors que sa vie en dépendait.

— Qu’allons-nous faire ?

— Laissez-moi réfléchir. »


Malgré tous leurs efforts, Sullivan ne se réveilla pas.

Tom se balança un moment sur les talons, plongé dans ses pensées, puis il jeta son sac sur son épaule avant de se débarrasser du harnais de corde.

« Au diable ce truc. Écoutez, je vais aller récupérer des provisions et des couvertures sur la luge. Après, vous resterez ici avec lui pendant que j’irai chercher de l’aide.

— Il est trempé et presque glacé.

— Il le serait encore plus à l’extérieur. Et puis si on le bouge, ça risque de l’achever. Il me faut une journée pour retourner au campement, une autre pour revenir avec Keck et Farr. Farr saura quoi faire. Vous n’aurez pas de problème. Sullivan, lui, je n’en sais rien, le pauvre vieux. » Tom fronça les sourcils, sauvage. « Mais ne le laissez pas seul, Guilford. Restez près de lui. »

Peut-être ne va-t-il pas se réveiller, songea Guilford. Peut-être va-t-il mourir et vais-je me retrouver tout seul, abandonné dans ce trou.

« D’accord », dit-il.

Le broussard hocha la tête d’un petit mouvement sec.

« Si jamais il meurt, attendez-moi. On est assez près du sommet pour que vous distinguiez le jour de la nuit. Vous comprenez ? Ne commencez pas à délirer, bordel. »

Guilford acquiesça.

« Très bien », poursuivit Tom. Il se pencha sur la forme immobile de Sullivan avec une douceur que le photographe ne lui avait jamais vue, arrangea une mèche grise sur le front humide du botaniste. « Tenez bon, espèce de vieil imbécile ! Explorateur à la noix. »


Quand Tom lui eut apporté des couvertures, Guilford confectionna une couche grossière afin de protéger Sullivan du froid de la pierre et de l’air. Certes, comparée à la température extérieure, celle du puits était presque douce – supérieure à zéro ; mais la brume traversait les vêtements, gelant la peau.

Lorsque le broussard y eut disparu, Guilford se sentit très seul. Il n’avait plus pour compagnie que ses pensées et le souffle lent, laborieux, du scientifique. L’ennui mais aussi la panique le guettaient. Bêtement, il se surprit à regretter de ne rien avoir à lire. Une seule lecture avait échappé à l’attaque des partisans, le Nouveau Testament de Digby, lequel refusait de s’en séparer. Persuadé que le petit livre au papier pelure lui avait sauvé la vie, il le considérait comme son porte-bonheur. L’Argosy avait depuis longtemps disparu.

Comme s’il avait été possible de lire, dans cette pénombre couleur d’arsenic.

Le jeune homme comprit que la nuit était tombée lorsque la lumière, au-dessus de lui, s’évanouit complètement, tandis que la brume devenait d’un vert plus vénéneux. De minuscules particules de poussière et de glace s’élevaient des profondeurs, telles des diatomées portées par un courant océanique. Il arrangea les couvertures autour du botaniste, dont la respiration râpeuse évoquait à présent une scie coupant un pin séveux, puis alluma une des deux torches en bois d’arbre-mosquée que lui avait apportées Tom. Comme il ne s’était pas réservé de couverture, il ne pouvait s’empêcher de frissonner. Lorsque ses pieds s’engourdirent, il se leva, sans toutefois s’écarter du mur. Coinçant la torche dans un tas de cailloux, il se réchauffa les mains à sa courte flamme. Le bâton, trempé dans la graisse de serpent, brûlerait six à huit heures, mais pas très haut.

Le jeune homme n’osait dormir.

Le silence lui permettait de percevoir des sons subtils – un grondement lointain, ou peut-être la pulsation de son propre sang, qu’amplifiait l’obscurité. Il se rappela le roman de H.G. Wells, La Machine à explorer le temps, avec ses Morlocks, monstres souterrains aux yeux luisants, à l’appétit redoutable. Un souvenir malvenu.

Pour passer le temps, il se mit à parler à son compagnon. Peut-être ce dernier l’écoutait-il, malgré ses yeux fermement clos et le sang qui suintait toujours paresseusement de son nez. Guilford trempait de temps à autre un pan de sa chemise dans l’eau de fonte pour lui nettoyer le visage. Il parla avec tendresse de Caroline et de Lily. Il parla de son père, roué à mort par les émeutiers de Boston qui réclamaient du pain, alors que lui s’obstinait à vouloir pénétrer dans son imprimerie, comme il l’avait fait chaque jour ouvrable de sa vie adulte. Courage stupide. Guilford eût bien voulu en être doté, lui aussi.

Il eût bien voulu que Sullivan s’éveillât. Racontât à son tour quelques histoires. Exposât les arguments qui plaidaient en faveur d’une Darwinie ancienne, marquée par l’évolution ; soumît le miracle aux coups de sa raison d’acier. J’espère que vous avez vu juste, professeur. Que le continent n’est pas un rêve ou, pis, un cauchemar. Que les races anciennes, à présent éteintes, sont en effet anciennes et éteintes.

Il eût aimé que l’attendissent un repas chaud et un bon bain. Un lit, aussi, occupé par Caroline, dont le corps aux contours tièdes eût été recouvert d’une congère de coton blanc. Les bruits qui émanaient des profondeurs ne lui plaisaient pas, non plus que la manière dont ils s’enflaient puis refluaient, telle une impossible marée.

« J’espère que vous n’allez pas mourir, professeur Sullivan, dit-il. Vous détesteriez abandonner sans avoir rien compris, je le sais. Même si ce n’est pas facile, hein ? »

Le botaniste inspira à fond, convulsivement. Guilford baissa les yeux, sursauta en voyant soudain s’ouvrir ses paupières.

Sullivan le regarda fixement – à moins qu’il ne regardât à travers lui, le jeune homme n’eût su le dire.

Une de ses pupilles était grotesquement dilatée, le blanc de ses yeux injecté de sang.

« Nous ne mourrons pas », hoqueta-t-il.

Son compagnon dut lutter contre une soudaine envie de battre en retraite.

« Hé ! Ne bougez pas, professeur Sullivan ! s’exclama-t-il. Ne vous énervez pas. Tout ira bien. Détendez-vous. Nous n’allons pas tarder à recevoir de l’aide.

— Il ne vous l’a pas dit ? Guilford n’a pas dit à Guilford que Guilford ne mourra pas ?

— Ne vous fatiguez pas à parler. »

Taisez-vous, vous me fichez une frousse bleue.

Les lèvres du botaniste se tordirent en une insoutenable grimace dissymétrique.

« Vous les avez vus, en rêve…

— Je vous en prie, professeur Sullivan, arrêtez.

— Ils sont verts comme le vieux cuivre. Le ventre hérissé de piquants… Ils se nourrissent de rêves. De tout ce qu’ils trouvent ! »

Ces paroles touchèrent une corde sensible, mais Guilford repoussa le souvenir. Une seule chose comptait, pour l’instant : ne pas paniquer.

« Guilford ! » La main gauche de Sullivan jaillit des couvertures pour se refermer sur le poignet du jeune homme, tandis que la droite, par réflexe, se crispait en l’air. « C’est un des endroits où le monde s’achève !

— Ça n’a aucun sens, professeur Sullivan. Essayez de dormir, je vous en prie. Tom ne va pas tarder à revenir.

— Vous êtes mort en France. Pendant la guerre contre les Boches. C’est un comble !

— Je regrette de devoir le dire, mais vous me faites peur.

— Je ne peux pas mourir ! » insista Sullivan.

Puis, après un grognement, le souffle le quitta d’un seul coup.


Au bout d’un moment, Guilford ferma les yeux du cadavre.

Il resta assis des heures encore auprès du scientifique, fredonnant un air monotone, dans l’attente de ce qui allait sortir des profondeurs obscures pour s’emparer de lui.

Peu avant l’aube, épuisé, il s’endormit.


Ils ont une telle envie de s’échapper !

Guilford ressent leur rage, leur frustration.

Quel nom leur donner ? Ils n’existent pas vraiment, toujours emprisonnés entre l’idée et la création, incomplets, semi-conscients, tenaillés par l’envie de s’incarner. Physiquement, ce ne sont que de vagues formes vertes plus imposantes que les humains, enveloppées d’une sorte de cuirasse hérissée de piquants ; leurs énormes museaux s’ouvrent et se ferment dans une colère muette.

Ils se sont retrouvés coincés ici après la bataille.

Cette pensée n’est pas de Guilford. Il se retourne. Il flotte, dépourvu de poids, dans les profondeurs du puits, pourtant vides. L’atmosphère est lumineuse, d’une lumière incréée qui est à la fois l’air, le roc, le soi.

La sentinelle flotte près de lui, maigre silhouette revêtue d’un uniforme de l’armée américaine. La lumière se déverse à travers son corps, de son corps.

C’est l’homme qui occupe les rêves de Guilford, qui pourrait être son jumeau.

Qui êtes-vous ?

Je suis toi, affirme-t-il.

Ce n’est pas possible.

Apparemment, non. Et pourtant, si.

Sa voix même est familière. La voix avec laquelle Guilford se parle tout seul, celle de ses pensées secrètes.

Et ça, qu’est-ce que c’est ? Le photographe fait allusion aux créatures piégées. Des démons ?

Si tu veux. Des monstres. Ils n’ont qu’une seule ambition : devenir. Finir par être tout ce qui existe.

Guilford les distingue mieux, à présent, avec leurs écailles et leurs griffes, leurs nombreux bras, leurs crocs claquants.

Ce sont des animaux ?

Bien plus que ça. Mais ça aussi, si l’occasion se présente.

C’est toi qui les as emprisonnés ici ?

Oui. En partie. Avec de l’aide. Malheureusement, cette prison est imparfaite.

Je ne comprends pas.

Regarde. Ils vacillent au bord de l’incarnation. Bientôt, ils prendront forme matérielle, une fois de plus. À moins que nous ne les entravions à jamais.

Les entraver ? demande Guilford.

La peur s’est insinuée en lui. Trop de choses lui échappent. Il a cependant conscience de la pression inouïe qui s’exerce sous ses pieds, du désir terrible, insatisfait, qui attend depuis des siècles de briser ses chaînes.

Nous y parviendrons, déclare le soldat, très calme.

Nous ?

Toi et moi.

Ces simples mots secouent Guilford. Il sent le poids indicible de la tâche, aussi lourde que la Lune.

Je n’y comprends rien !

Patience, petit frère.

Sur ces mots, la sentinelle l’emporte, de plus en plus haut dans la clarté surnaturelle, le brouillard et la chaleur de la quasi-incarnation, tel un ange en uniforme déchiré, et tandis que Guilford s’élève, sa chair se dissout dans les airs.


Tom le dominait de sa haute taille, une torche à la main.

Si seulement je pouvais me lever, songea Guilford. Si seulement il n’avait pas fait si froid. Si ses articulations ne s’étaient pas autant raidies. Si ses pensées ne l’avaient pas à ce point désorienté. Il lui fallait délivrer un message d’une importance vitale concernant le professeur Sullivan.

« Il est mort », dit-il. Voilà, c’était ça. Le corps du botaniste reposait à côté de lui, sous une couverture. Son visage était pâle et figé dans la lumière vacillante de la torche. « Je suis désolé, Tom.

— Je sais, répondit le broussard. Vous avez bien fait de ne pas le quitter. Vous pouvez marcher ? »

Le jeune homme s’efforça de se mettre sur ses pieds, sans autre résultat que de se cogner la hanche contre une arête rocheuse.

« Appuyez-vous sur moi », lui conseilla son compagnon.

Là encore, Guilford se sentit emporté.


Il avait du mal à se tenir éveillé. Son corps engourdi cherchait à lui fermer les yeux pour prendre du repos.

« Nous ferons du feu, une fois hors de ce trou, déclara Tom. Allez-y, marchez, maintenant.

— Combien de temps ai-je attendu ?

— Trois jours.

— Trois ?

— Il y a eu un problème.

— Qui vous a accompagné ? »

Ils étaient arrivés au sommet du puits. Un jour aqueux s’insinuait dans la coupole, où les attendait une silhouette décharnée, tassée contre une pierre plate, le visage dissimulé par la brume et l’ombre de sa capuche.

« Finch, lâcha Tom. Il est là.

— Finch ? Mais pourquoi ? Et Keck, et Robertson ?

— Ils sont morts. Keck, Robertson, Diggs, Donner, Farr… Tous. Et nous mourrons aussi, si vous vous arrêtez. »

Guilford, gémissant, se cacha les yeux.

XIX

Le printemps fut précoce, à Londres. Les marais de l’Est et de l’Ouest, en dégelant, chargèrent l’air d’un parfum de terre, tandis que le commerce emplissait Thames Street, récemment pavée des quais à Tower Hill, d’un vacarme retentissant. Le travail reprit sur le dôme de la nouvelle cathédrale Saint-Paul.

Caroline évita un troupeau de moutons en route pour le marché, avec l’impression de s’avancer elle aussi vers l’abattoir. Des semaines durant, elle avait refusé de voir Colin Watson, ignoré ses invitations et même ses messages. Les raisons qui l’avaient poussée à accepter un rendez-vous ce jour-là – dans un café de Candlewick Street – restaient d’ailleurs assez floues. Elle avait l’impression tenace de devoir quelque chose à l’officier, ne fût-ce qu’une explication, avant de repartir pour les États-Unis.

Après tout, c’était un militaire. Il obéissait aux ordres. Il n’était pas Kitchener, ni même la Royal Navy. Juste un homme.

Elle n’eut pas grand mal à atteindre sa destination, un pub aux boiseries Tudor dont les fenêtres serties de plomb ruisselaient d’eau condensée, chauffé par un énorme samovar en argent. Il s’y pressait une foule rude essentiellement composée d’ouvriers. La jeune femme scruta une mer de bonnets en laine jusqu’à repérer Colin, assis à une table de derrière, le col relevé, sa longue face emplie d’inquiétude.

« À nos retrouvailles », dit-il, levant sa tasse en une parodie de toast.

Toutefois, Caroline n’était pas là pour discuter. À peine assise, elle alla droit au but.

« Je tiens à vous dire que je m’en vais.

— Vous venez tout juste d’arriver.

— Je veux dire que je rentre à Boston.

— Comment ! C’est pour cela que vous ne vouliez plus me voir ?

— Non.

— Alors m’expliquerez-vous au moins pourquoi vous partez ? » Baissant la voix, il écarquilla ses yeux bleus. « Je vous en prie, Caroline. Je vous ai sans doute offensée. Je ne sais pas en quoi, mais si ce sont des excuses qu’il vous faut, vous les avez. »

Les choses étaient plus compliquées qu’elle ne l’avait escompté. Il était désorienté, sincèrement désolé. Elle se mordit la lèvre.

« Votre tante a appris que nous nous voyions, c’est ça ? insista-t-il.

— Ce n’était pas le secret le mieux gardé qui fût, répondit-elle, la tête basse.

— Ah. Je m’en doutais. Jered n’en aurait sans doute pas fait tout un drame, lui. Quant à Alice… ma foi, je suppose qu’elle était furieuse.

— En effet, mais ça n’a pas d’importance.

— Alors pourquoi partez-vous ?

— Ils refusent de m’héberger plus longtemps.

— Installez-vous chez moi.

— Je ne peux pas !

— Ne vous froissez pas, Caroline. Nous n’aurions pas à vivre dans le péché. »

Mon Dieu ! Encore un instant, et il allait la demander en mariage !

« Vous savez très bien pourquoi je ne peux pas ! Colin… elle m’a tout dit.

Tout quoi ? »

À la table voisine, deux marins fixaient la jeune femme, souriant d’un air affecté. Elle se contraignit à parler aussi bas que son compagnon.

« Vous avez assassiné Guilford. »

Le lieutenant se rejeta en arrière sur sa chaise, les yeux ronds.

« Dieu du ciel ! Assassiné ? Elle a dit ça ? » Il cligna des paupières. « C’est ridicule, voyons !

— En envoyant des fusils de l’autre côté de la Manche. Aux partisans. »

Il reposa sa tasse. Cligna derechef des paupières.

« Des fusils… Je vois.

— C’est donc vrai ?

— Que j’ai assassiné Guilford ? s’enquit Colin en regardant Caroline bien en face. Certainement pas. Quant aux armes… » Il hésita. « Jusqu’à un certain point, c’est possible. Nous ne sommes pas censés parler de ce genre de choses, même entre nous.

— Alors c’est vrai !

— C’est possible. Franchement, je l’ignore ! Je ne suis pas assez gradé. J’obéis aux ordres, et je ne pose pas de questions.

— Mais il y a bien eu des fusils ?

— Oui. Pas mal d’armes ont transité par Londres. »

C’était presque un aveu. Caroline, songeant qu’elle eût dû être furieuse, se demanda pourquoi il n’en était rien.

Peut-être en allait-il de la colère comme du chagrin. Peut-être prenait-elle son temps, tendait-elle ses embuscades.

« Alice a dû en entendre parler par Jered…, poursuivit Colin, soucieux. Il en sait sans doute plus que moi. La Navy se sert de temps à autre de son entrepôt et de ses transporteurs, avec son accord. Il se peut qu’il ait rendu d’autres services à l’Amirauté. Après tout, il se considère comme un patriote. »

Alice et Jered se querellant, la nuit, empêchant Lily de dormir. Était-ce là l’objet de leur désaccord ? Jered admettant que des fusils, passés par son entrepôt, étaient allés aux partisans, Alice inquiète pour la sécurité de Guilford…

« Mais quand bien même des armes auraient traversé la Manche, rien ne prouve qu’elles ont servi contre Guilford. Honnêtement, je ne vois pas pourquoi qui que ce soit s’en prendrait à l’expédition Finch. Les partisans opèrent le long de la côte ; ils ont bien plus besoin de charbon et d’argent que de munitions. N’importe qui a pu tirer sur le Weston – des bandits, des anarchistes ! Quant à votre mari, qui sait sur quoi il est tombé, au-delà de ces satanées chutes du Rhin ? Le continent est vierge, inexploré ; il est dangereux par essence. »

La jeune femme, honteuse, sentait ses défenses s’effondrer. La question lui avait semblé d’une clarté glacée quand Alice lui en avait parlé, mais Jered était peut-être aussi coupable que Colin.

Accepter ce rendez-vous avait été une erreur… Pourtant, elle ne pouvait l’annuler, à présent. Rien, ni moralité ni obstacle matériel, ne le lui permettait. Son compagnon, quoi qu’il eût fait, se montrait avec elle d’une honnêteté sans faille.

Et puis il lui avait manqué, elle devait bien le reconnaître.

Les marins en chandail rayé adressaient à Caroline des sourires lascifs.

Colin lui prit la main.

« Venez, demanda-t-il. Il y a trop de bruit, ici. »


Elle le laissa parler tout au long de Candlewick puis de Fenchurch Streets, jusqu’à la limite des trottoirs, se laissa apaiser par le son de sa voix et la séduisante perspective de son innocence.

La couronne des arbres-mosquées, d’un vert terne durant l’hiver, s’était couverte avec le soudain retour du soleil et la fonte des neiges de nouvelles aiguilles. Il faisait presque chaud.

Colin était militaire, se répétait Caroline. Bien sûr qu’il obéissait aux ordres ; il n’avait pas le choix.

Pour Jered, il en allait tout autrement. C’était un civil, que rien n’obligeait à collaborer avec l’Amirauté. Alice en avait parfaitement conscience. Une conscience qui devait la brûler ! Quelle amertume, dans sa voix, alors qu’elle se querellait avec son époux au cœur de la nuit. Elle blâmait Jered, évidemment, mais, enchaînée à lui par les liens du mariage, ne pouvait le quitter.

Alors elle s’était mise à haïr Colin. Une haine aveugle, mal placée, irréfléchie. Parce qu’elle ne pouvait se permettre de haïr son époux.

« Il faut que je vous revoie, supplia le lieutenant. Au moins une fois. Avant que vous ne partiez. »

Caroline l’assura qu’elle essaierait de se libérer.

« Je déteste vous imaginer en mer. La navigation est menacée, vous savez. Il paraît que la flotte américaine s’est massée dans l’Atlantique Nord.

— Ce genre de choses ne m’intéresse pas.

— Peut-être est-ce un tort. »


Mrs. de Koenig transmit à la jeune femme un message de Colin avant la fin de la semaine. La mobilisation générale avait été décrétée ; il risquait de s’embarquer et voulait la voir le plus tôt possible.

La guerre. Caroline y pensait avec amertume. On n’entendait parler que de cela. Le monde avait été secoué jusque dans ses fondements dix ans plus tôt, et déjà les hommes voulaient se battre pour ce qu’il en restait. Pour des terres incultes !

Le Times, un quotidien de six pages imprimé sur du papier fibreux tiré d’arbres-mosquées, avait consacré la majeure partie de ses derniers éditoriaux à fustiger les Américains : ils géraient le nouveau continent comme s’il s’était agi d’un protectorat, ils imposaient « des frontières » aux îles Britanniques, ils commettaient plus souvent qu’à leur tour le péché d’orgueil. Dans les boutiques et sur le marché, l’accent de la jeune femme provoquait des haussements de sourcils.

Ce jour-là, Lily demanda à sa mère quel mal il y avait à être américain.

« Aucun, répondit Caroline. Ce ne sont que des mots. Les gens sont fâchés, mais tôt ou tard, ça finira par leur passer.

— On prend le bateau bientôt.

— Sans doute. »

Elle ne partageait plus la table d’Alice et de Jered. Si le revenu qui lui arrivait des États-Unis avait été plus généreux, elle eût loué une chambre à l’Empire, mais avec ces rumeurs de guerre, même ses repas dans les pubs devenaient un luxe. Lorsqu’ils ne pouvaient l’éviter, purement et simplement, son oncle et sa tante se montraient envers elle d’une politesse glaciale. Lily, cependant, conservait leurs faveurs. Caroline supportait mieux la situation depuis sa discussion avec Colin. Elle en venait presque à avoir pitié d’Alice – cette pauvre Alice, résolument vertueuse, ligotée par un réseau de culpabilités aussi serré que les mèches entrelacées de sa chevelure grisonnante.

« Il faut dormir », dit la jeune femme à Lily, ce soir-là, en remontant ses couvertures qu’elle lissa de la main. « Eh bien. Nous ne tarderons pas à partir. »

La fillette acquiesça, solennelle. Depuis Noël, elle ne demandait plus de nouvelles de son père. Les réponses ne la satisfaisaient jamais.

« Loin ? interrogea-t-elle.

— Très loin.

— Dans un endroit sûr ?

— Très sûr. »


Un matin lumineux. Fenchurch Street était en travaux, le vent emportant par bouffées l’odeur du goudron à travers toute la ville ; partout résonnaient des claquements de sabots et les tintements monotones des rênes et des harnachements.

Colin attendait dans Thames Street, près des quais, absorbé par le journal. La jeune femme sentit l’exaltation l’envahir. N’ayant rien préparé, elle ignorait ce qu’elle allait lui dire. Elle n’était que peurs et espoirs mêlés.

À peine avait-elle fait quelques pas dans la direction du lieutenant que le hurlement des sirènes s’éleva du centre-ville.

Le bruit la figea, lui donna la chair de poule.

La foule qui emplissait le port semblait également paralysée. Colin, consterné, leva les yeux de son journal. Caroline agita le bras, et il la rejoignit en courant. Les sirènes se déchaînaient toujours.

« Mais qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle en se jetant dans les bras du militaire.

— Je n’en sais rien.

— Ma fille. Je vais la chercher. »

Il se passait quelque chose de grave. Lily devait avoir peur.

« Allons-y. » Colin prit la jeune femme par la main, qu’il serra doucement. « Mais dépêchons-nous. »

Le vent soufflait de l’est – une brise printanière continue, chargée de fumée quoique embaumée. Le fleuve placide était blanc de voiles. Au sud, le long de la berge marécageuse, les cheminées des canonnières venaient d’apparaître.

XX

C’est simple, lui avait dit Crane. Notre camp devient de plus en plus fort ; le leur de plus en plus faible.

Peut-être en allait-il ainsi de son point de vue. Il s’était introduit dans les rangs de l’élite locale – enfin, de la semi-élite, la sous-élite – tel un suppositoire doré. Il habitait Washington depuis quelques mois à peine que déjà il remplissait auprès du sénateur Klassen d’obscures fonctions ; récemment installé dans son appartement personnel (les dieux fussent loués de ce petit bienfait), habitué du salon des Sanders-Moss, il avait à présent le droit de traiter Elias Vale de haut en public.

Alors que pour ce dernier les invitations se raréfiaient, ainsi que les clients, par ailleurs de moins en moins fortunés, Eugene Randall lui-même ne le consultait plus que rarement.

Certes, le conservateur avait été assigné à comparaître par un comité du Congrès enquêtant sur la disparition de l’expédition Finch. Des obligations d’une telle portée faisaient peut-être passer au second rang jusqu’à une épouse décédée. Les morts, du reste, étaient bien connus pour leur patience.

Vale n’en avait pas moins commencé à se demander si les dieux ne prenaient pas des paris.

Il se changeait les idées de son mieux. Une de ses nouvelles clientes, une avorteuse vieillissante du Maryland, lui avait donné une fiole d’ambre pleine de morphine et une seringue hypodermique. Elle lui avait appris à chercher une veine puis à la faire saillir pour la piquer avec l’aiguille en argent repoussé, ce qui rappelait au spirite, d’une manière abstraite, les abeilles et leur venin. Oh, aiguillon de l’oubli. Un art qu’il pratiquait depuis assidûment.

Ses instruments – rangés dans un charmant étui d’argent de la taille d’une boîte à cigarettes – se trouvaient dans sa poche, à son arrivée chez les Sanders-Moss. Il n’avait nulle intention de les utiliser, mais l’après-midi s’était mal passé. Le temps était trop humide pour l’hiver, trop froid pour le printemps. Eleanor avait accueilli Vale avec une certaine gêne – sans doute ne pouvait-on tirer d’une robe de baptême perdue qu’un kilométrage limité. Ensuite, le repas terminé, un jeune membre du Congrès en état d’ivresse avait commencé à le harceler au sujet de son travail.

« Vous avez des tuyaux sur la Bourse, Mr. Vale ? Vous parlez aux morts, qui ont sans doute des choses intéressantes à en dire. Mais je doute qu’ils investissent beaucoup, hein ?

— Dans notre district, ils n’ont même pas le droit de vote.

— J’ai touché un point sensible, Mr. Vale ?

— Professeur Vale.

— Professeur de quoi, au juste ? »

D’immortalité, avait songé le spirite. Ce qui n’est pas ton cas, espèce de tas de viande pourrie.

« Figurez-vous que je me suis renseigné sur votre passé, Mr. Vale, poursuivait l’importun. J’ai fait ma petite enquête, surtout quand Eleanor m’a appris combien elle vous payait pour lui lire les lignes de la main.

— Je ne lis pas les lignes de la main.

— Non, mais je suis prêt à parier qu’il en va différemment de vos livres de comptes.

— Vous m’insultez. »

Il avait souri, joyeux.

« Vraiment ? Qui vous l’a dit, Mr. Vale. John Wilkes Booth ? »

Eleanor elle-même s’était mise à rire.


« Ce ne sont pas les toilettes des invités ! » Olivia frappait à la porte avec irritation. « Elles sont réservées aux domestiques ! »

Sans lui prêter la moindre attention, Vale se laissa tomber sur la cuvette, devant l’étui ouvert posé à ses pieds. Par la fenêtre au verre granité, qu’il venait d’entrouvrir, une pluie glaciale pénétrait dans la petite pièce carrelée de vert. La chaîne de la chasse d’eau heurtait régulièrement le mur blanc humide.

Vale avait retiré sa veste, roulé sa manche de chemise. Il comprima avec force le creux de son bras jusqu’à ce qu’une veine s’y dessinât clairement. Qu’ils aillent tous se faire foutre, songea-t-il, très collet monté.

La première injection, facile, lui procura un grand calme qui l’enveloppa telle une couverture d’enfant.

Le réduit lui apparut soudain flou, comme emballé dans du papier cristal.

Je suis immortel.

Le spirite se souvenait de Crane s’enfonçant le couteau dans le dos de la main. Le jeune homme pratiquait l’automutilation avec un plaisir pervers. Il aimait se percer de couteaux, se couper de lames diverses, se piquer d’aiguilles.

Ma foi, je m’y connais en aiguilles, moi aussi. Pour Vale, le whiskey du Kentucky lui-même pâlissait devant la morphine. La drogue donnait un oubli plus certain, plus total, en quelque sorte.

Il lui en fallait davantage.

« Mr. Vale ! C’est vous ?

— Allez-vous-en, Olivia, merci. »

Il tendit derechef la main vers la seringue. Après tout, je suis immortel. Je ne peux pas mourir. Les implications de ce simple fait le mettaient depuis peu mal à l’aise.

Cette fois, son épiderme résista. Il poussa plus fort, avec l’impression de sonder du cheddar. Enfin, persuadé d’avoir trouvé une veine, il appuya sur le piston ; la peau commença à se décolorer en une grosse meurtrissure liquide.

« Merde.

— Sortez, ou je vais le dire à Mrs. Sanders-Moss, et elle va faire enfoncer la porte !

— Juste un instant, Olivia. Soyez gentille, allez-vous-en.

— Ce ne sont pas les toilettes des invités ! Et vous êtes là-dedans depuis une heure ! »

Vraiment ? Dans ce cas, c’était parce qu’elle l’empêchait de se concentrer, voilà tout. Il rechargea la seringue.

Mais à présent, le creux de son coude se montrait totalement imperméable à l’aiguille.

En avait-il émoussé la pointe ? Elle paraissait pourtant toujours aussi dangereusement aiguë.

Il poussa plus fort.

Tressaillit. Ça faisait mal, très mal. La peau fragile se creusait, s’enfonçait, rougissait. Mais ne cédait pas.

Il essaya au poignet. Avec le même résultat. Il lui semblait tenter de couper du cuir à la cuiller. Baissant son pantalon, il testa l’intérieur de sa cuisse.

Rien.

Enfin, saisi d’un désespoir rageur, il abattit avec brutalité l’aiguille suintante sur sa gorge, là où il pensait trouver une artère.

La pointe se brisa. Le contenu de la seringue se mit à couler, inutile, dans le cou du spirite.

« Merde ! » répéta-t-il, si frustré que les larmes lui montèrent aux yeux.

La porte s’ouvrit violemment. Olivia apparut, bouche bée, escortée du jeune membre du Congrès prétentieux, d’Eleanor, les yeux écarquillés, et même de Timothy Crane, fronçant les sourcils avec zèle.

« Oh ! fit Olivia. Çà alors !

— Se piquer dans les toilettes des Nègres ? Quel faute de goût, Elias, c’est le moins qu’on puisse dire.

— La ferme », riposta Vale d’un ton las.

L’effet de la morphine, pour peu qu’elle en eût exercé, s’était évanoui. Son corps lui semblait d’une sécheresse poussiéreuse, son esprit d’une atroce lucidité. Il avait laissé Crane l’entraîner jusqu’à sa voiture, après qu’Eleanor lui eut clairement dit qu’il n’était plus le bienvenu chez elle et que, s’il essayait d’y reparaître, elle appellerait la police. Le tout en des termes encore moins diplomatiques.

« Ce sont de bons patrons, déclara Crane.

— Qui ça ?

— Les dieux. Ils n’attachent aucune importance aux passe-temps de leurs employés en dehors du service. Morphine, cocaïne, femmes, sodomie, meurtre, jacquet – c’est tout un. Mais on ne peut pas se droguer quand ils ont besoin d’attention, et encore moins s’injecter une dose mortelle, si telle était votre intention. Vous avez été stupide d’essayer, Elias. Si je puis me permettre. » La voiture négocia un virage. Le lugubre après-midi se transformait en une lugubre soirée. « Nous avons du travail, à présent.

— Où allons-nous ? »

Non que Vale s’intéressât particulièrement à leur destination, malgré la présence répugnante de son dieu qu’il sentait ramper dans ses veines, raidir son dos.

« Rendre visite à Eugene Randall.

— Personne ne me l’a demandé.

— Moi, je vous le demande. »

Il parcourut d’un regard morne l’intérieur de la Ford flambant neuve.

« Qu’est-ce que c’est que ce sac ?

— Jetez-y un œil. »

Il s’agissait d’une sacoche de médecin en cuir, qui ne contenait que trois choses : un scalpel, une bouteille d’alcool et une boîte d’allumettes.

De l’alcool et des allumettes – afin de stériliser le scalpel ? Le scalpel afin de…

« Oh, non, lâcha Vale.

— Ne soyez pas bégueule, Elias.

— Randall n’est pas assez important pour mériter… ce à quoi vous pensez.

— Ce n’est pas ce à quoi je pense. Les décisions ne nous appartiennent pas, vous le savez.

— Ça ne vous ennuie pas ? s’enquit-il, fixant le jeune homme badin.

— Non. Ce qui n’a aucune importance.

— Ce n’est pas la première fois, hein ?

— Il s’agit d’un renseignement confidentiel, Elias. Je suis navré que vous soyez choqué, mais pour qui croyez-vous travailler ? Pour le dieu du catéchisme, le fameux berger des Évangiles ? Ce serait plutôt le loup.

— Vous allez tuer Randall ?

— Certes.

— Mais pourquoi ?

— Ce n’est pas à moi d’en parler, si ? Le problème vient sans doute de ce qu’il compte dire au comité Chandler. Il n’a qu’une chose à faire, je sais que sa défunte Louisa chérie le lui a déjà expliqué : laisser ces messieurs continuer leur travail. Cinq soi-disant témoins assureront avoir vu des hommes parlant anglais tirer au mortier et au fusil d’ordonnance Lee-Enfield sur le Weston. Si Randall se contentait d’acquiescer en souriant, il s’épargnerait, ainsi qu’à la Smithsonian, pas mal d’ennuis. Seulement il persiste à vouloir compliquer les choses…

— Il pense que Finch et compagnie sont peut-être encore en vie.

— C’est bien là le problème.

— D’accord, mais… au bout du compte, quelle importance ? Si les dieux cherchent la guerre, l’intervention de Randall ne les gênera pas beaucoup. Les journaux n’en parleront sans doute même pas.

— Alors qu’ils parleront de son assassinat. Et si nous sommes prudents, ils en accuseront les espions britanniques. »

Vale ferma les yeux. Les roues tournaient à l’intérieur d’autres roues, ad infinitum. Un atroce instant durant, il eut désespérément envie de sa seringue.

Puis une détermination lugubre, qui ne lui appartenait pas vraiment, naquit en lui.

« Ce sera long ?

— Du tout », assura Crane, apaisant.


Peut-être à cause des effets de la morphine qui s’attardait dans son sang, Vale sentait la présence de son dieu à ses côtés tandis qu’il s’avançait dans le corridor désert, en direction du bureau de Randall. Le conservateur travaillait tard, seul. Sans doute, là encore, par la grâce des dieux.

Celui du spirite était inhabituellement tangible. Vale le voyait, sur sa gauche, ou s’imaginait le voir, marcher près de lui. La divinité n’avait rien de plaisant ni d’éthéré. Elle évoquait un bouvillon de bonne taille, en beaucoup plus grotesque – et détestablement matériel.

Son corps comportait trop de bras et de jambes ; son horrible gueule, aussi aiguë qu’un bec, s’ouvrait sur un intérieur pourpre humide. Une crête de bosses semblables à des tumeurs reliait son ventre à son cou en une sorte d’épine « dorsale ». Sa couleur, un vert minéral dénué de vie, était écœurante. Crane, quant à lui, ne voyait rien.

Ne sentait rien. Alors que l’odeur aussi était tangible, du moins pour le spirite. Une puanteur chimique astringente évoquant une tannerie, ou un flacon brisé dans un cabinet médical.

L’irruption des deux hommes dans son bureau surprit Randall. (Mais il eût été infiniment plus surpris s’il avait distingué le dieu hideux, ce qui de toute évidence n’était pas le cas.) Il leva les yeux d’un air las. Depuis que Walcott avait quitté l’institution, Randall remplissait les épuisantes fonctions de directeur. Sans parler de sa comparution devant le comité ou du harcèlement post-mortem de son épouse.

« Elias ! s’étonna-t-il. Et Timothy Crane, je présume ? Nous nous sommes vus un jour chez Eleanor. »

Il n’y aurait pas de discussion. Il n’était plus temps. Crane gagna la fenêtre, derrière le conservateur, et ouvrit sa sacoche. Il en tira le scalpel. La lame brillait dans la lumière aqueuse. Randall fixait toujours le spirite.

« Qu’y a-t-il, Elias ? Franchement, je n’ai pas le temps de… »

De quoi ? se demanda Vale, tandis que Crane, avançant d’un pas vif, plantait le scalpel dans la gorge du vieillard. Ce dernier lâcha un gargouillis et commença à se tortiller, mais le sang qui lui emplissait la bouche l’empêchait de faire trop de bruit.

Son agresseur rangea l’instrument ensanglanté dans le sac, dont il extirpa la bouteille brune.

« Je croyais que vous alliez stériliser le scalpel », avoua Vale.

Une idée idiote.

« Ne soyez pas stupide. »

Crane aspergea d’alcool la tête et les épaules de sa victime, avant de verser sur le bureau le reste de la fiole. Le conservateur tomba de son fauteuil et se mit à ramper en se tenant la gorge, mais le sang giclait entre ses doigts.

Ensuite vinrent les allumettes.


Lorsque Crane émergea de la pièce en feu, sa main gauche brûlait. Le jeune homme, fasciné, la tourna et la retourna devant ses yeux tandis que les flammes bleutées, privées de combustible, s’éteignaient lentement. Sa chair était intacte, de même que sa manchette.

« Exaltant », commenta-t-il.

Elias Vale, soudain écœuré, chercha du regard son compagnon divin, mais le dieu avait disparu. Il ne restait de lui que la fumée, le feu et la puanteur de la viande brûlée.

XXI

Guilford, juché sur un serpent à fourrure, reprit des forces pendant que Tom guidait les bêtes le long des pentes de la vallée. L’escalade n’était pas facile. La neige encroûtée de glace mordait les pattes épaisses des animaux, qui gémissaient plaintivement, sans toutefois reculer. Peut-être savaient-ils ce qu’ils laissaient derrière eux. Peut-être avaient-ils hâte de fuir la cité en ruine.

À la nuit, alors qu’il tombait de la neige fondue, le broussard trouva dans la forêt une clairière, où il construisit un petit feu. Guilford se rendit utile en ramassant des branches mortes sous les arbres les plus proches, tandis que Preston Finch, encapuchonné et sinistre, nourrissait les flammes de petit bois. Les bêtes se serraient les unes contre les autres, leur fourrure hivernale luisante, une vapeur épaisse s’échappant de leurs larges narines.

Les trois hommes dînèrent d’un faucon-mite tué de frais et grillé, ainsi que de languettes de pemmican de serpent tirées du sac de Tom. Ce dernier confectionna un abri improvisé à l’aide de branches de pins-sauges et de fourrures. Il en avait récupéré plusieurs, ainsi qu’un pistolet et trois serpents. Tout ce qui restait de l’expédition Finch.

Guilford mangea peu. Il avait désespérément envie de dormir – d’éliminer ainsi la malnutrition chronique, les trois jours d’hypothermie qu’il venait de vivre dans le puits, le choc que lui avait infligé la mort de Sullivan, les engelures qui rendaient ses doigts et ses orteils d’un blanc de porcelaine inquiétant. Mais cela ne serait pas. D’autant qu’il voulait savoir exactement à quel point la situation était catastrophique.

Il demanda à Tom comment les autres étaient morts.

« Quand je suis arrivé, tout était fini, répondit son compagnon. D’après leur piste, les assaillants venaient du nord. Des hommes armés, dix ou quinze, qui ont peut-être repéré le feu de Digby, à moins qu’ils n’aient eu de la chance, tout simplement. Ils ont dû arriver en tiraillant. Tout le monde y est passé, sauf Finch, qui s’est caché dans l’écurie. Les bandits n’ont pas emmené nos serpents – ils en avaient. Ils ont aussi laissé en arrière un blessé, qui avait pris une balle dans la jambe et ne pouvait plus marcher.

— C’étaient des partisans ? s’enquit Guilford.

— Pas celui qu’ils ont abandonné, en tout cas, affirma le broussard en secouant la tête.

— Vous lui avez parlé ?

— Je lui ai dit un petit mot. Il était fini. Il avait les deux jambes complètement en miettes, et en plus, quand il est devenu mauvais, je l’ai présenté à mon couteau.

— Mon Dieu !

— Ouais, seulement vous n’avez pas vu ce qu’ils ont fait à Diggs, Farr, Robertson et Donner. Ces types n’ont rien d’humain. »

Finch releva les yeux dans un sursaut, hagard.

« Continuez, encouragea Guilford.

— Ce salopard n’était pas un partisan, ça s’entendait à son accent. J’ai couru les bars avec des partisans, nom de Dieu. La plupart sont des rapatriés français ou italiens qui aiment prendre une bonne cuite de temps en temps, agiter leur drapeau et canarder les Américains. Leurs huiles sont des pirates. Ils arment des bateaux, ils arraisonnent de vieilles frégates d’autrefois pour leur voler leur cargaison… Ils appellent ça les droits de douane, et ils dépensent leur argent dans les bordels de troisième zone. En remontant le Rhin, tout ce qu’on croise, comme partisans, ce sont des mineurs indépendants qui ont des opinions politiques.

« Ce type était américain. Il m’a dit qu’on l’avait recruté à Jeffersonville pour traquer l’expédition Finch. Qu’ils avaient été bien payés, ses copains et lui.

— Vous a-t-il appris par qui ?

— Non, pas avant de s’évanouir. Et je n’ai pas eu d’autre occasion de le lui demander. Il fallait que je m’occupe de Finch, et puis de Sullivan et vous, qui étiez restés dans le puits. Je pensais attacher ce salopard sur une luge et le traîner là-bas au matin. » Le broussard s’interrompit, avant de conclure : « Mais il s’est échappé.

— Échappé ?

— Je l’ai laissé seul juste le temps de harnacher les serpents. Enfin, pas vraiment seul – il y avait Finch, pour la différence que ça a fait. Quand je suis revenu, il s’était enfui.

— Je croyais qu’il s’était évanoui. Qu’il avait les jambes cassées.

— Il s’était évanoui. Et ses jambes étaient réduites en chair à pâté. Certains os étaient brisés, ça se voyait. On ne peut pas tricher, avec ce genre de blessure. N’empêche qu’il a filé. En laissant des empreintes. Et quand je dis filé, je n’exagère pas. Il est parti comme une flèche, droit vers les ruines. J’aurais pu le poursuivre, je suppose, mais j’avais trop à faire.

— A priori, déclara Guilford, prudent, ça paraît impossible.

— A priori, ce sont des sornettes. Mais je ne sais que ce que j’ai vu.

— Finch était resté avec lui, c’est ça ? »

La mine de Tom s’allongea, coin de mécontentement planté dans la caverne festonnée de givre de sa barbe.

« Ouais, mais il n’a rien trouvé à dire sur le sujet. »

Guilford se tourna vers le géologue, sur les traits duquel se reflétaient les indignités endurées par les explorateurs depuis la mort de Gillvany, ainsi que l’humiliation particulière du chef ayant perdu son autorité – en perdant des vies dont il était personnellement responsable. Le scientifique avait abandonné toute ostentation, son regard fixe toute raideur ; il n’était qu’un vaincu.

« Professeur Finch ? »

L’interpellé jeta au jeune homme un bref coup d’œil, l’attention aussi vacillante que la flamme d’une bougie.

« Professeur Finch, avez-vous vu ce qui est arrivé à l’homme que Tom a interrogé ? Le blessé ? »

Il détourna la tête.

« Pas la peine, intervint le broussard. Il est muet comme une carpe.

— Professeur Finch, si nous savions ce qui est arrivé, cela pourrait nous aider. À rentrer chez nous, je veux dire.

— C’était un miracle », lâcha le géologue dans un croassement râpeux.

Tom le considéra avec surprise.

« Professeur Finch ? insista Guilford, gentiment. Qu’avez-vous vu au juste ?

— Ses blessures ont guéri. Sa chair s’est refermée. Ses os se sont ressoudés. Il s’est levé. Il m’a regardé. Il s’est mis à rire.

— C’est tout ?

— C’est ce que j’ai vu.

— Ça nous fait une belle jambe », dit Tom.


Le broussard se prépara à monter la garde, tandis que Guilford et Finch se glissaient sous l’abri improvisé. Le scientifique empestait la sueur rance, le serpent et le désespoir, mais son compagnon ne sentait pas tellement meilleur. Les relents de leur humanité emplissaient le réduit, où leur souffle se condensait en nuages glacés.

Quelque chose avait remis Finch en état d’alerte. Il scrutait la nuit brutale, par-delà les épaisseurs de fourrure.

« Ce n’est pas le miracle dont je rêvais, murmura-t-il. Vous comprenez, Mr. Law ? »

Guilford, gelé et fatigué, avait du mal à se concentrer.

« Je ne comprends pas grand-chose à tout ça, professeur Finch.

— C’est bien ce que vous pensiez de moi, Sullivan et vous ? Preston Finch, le fanatique qui cherche des preuves de l’intervention divine, comme les gens qui prétendent avoir trouvé un morceau de l’Arche d’Alliance ou de la Vraie Croix ? »

Le géologue semblait aussi vieux que le vent nocturne.

« Je suis désolé que vous ayez eu cette impression.

— Je ne suis pas vexé. Peut-être aviez-vous raison. C’était de l’orgueil. Le péché d’orgueil. Je n’avais pas réfléchi. Si le naturel et le divin ne sont plus séparés, il peut aussi se produire des miracles du mal. Cette affreuse cité. Cet homme dont les os se sont ressoudés tout seuls. »

Et ces souterrains. Mon jumeau en uniforme déchiré. Ces démons qui cherchent désespérément à s’incarner. Non : pas ça. Disons qu’il ne s’agit que d’illusions. D’émanations de la fatigue, de la malnutrition, du froid et de la peur.

Finch toussa dans sa main, une toux déchirante.

« C’est un nouveau monde », conclut-il.

Nul ne pouvait le nier.

« Il faut dormir, professeur, murmura Guilford.

— Les forces de l’ombre et de la lumière. Sur nos talons. » Le scientifique secoua la tête avec tristesse. « Ce n’est pas ce dont je rêvais.

— Je sais. »

Silence. Puis :

« Je suis désolé que vous ayez perdu vos photographies, Mr. Law.

— Je vous remercie de me le dire. »

Finch ferma les yeux.

Ils progressaient chaque jour un peu, pas beaucoup.

Leurs terrains de prédilection étaient les pistes du gibier, les lits rocailleux des cours d’eau, le couvert des arbres-mosquées et des pins-sauges épargné par la neige – les endroits où ils n’abandonnaient pas d’empreintes évidentes. Le broussard partait à intervalles réguliers chasser au couteau, laissant à Guilford la charge de Preston Finch. Ils mangeaient souvent du serpent, des nichées de faucons-mites à la dernière extrémité, mais ils n’avaient pas touché à des légumes depuis des mois, hormis quelques racines péniblement déterrées ou de dures aiguilles d’arbre-mosquée bouillies. Les dents de Guilford branlaient, sa vision avait perdu de son acuité. Finch, à qui la première attaque avait coûté ses lunettes, était pour ainsi dire aveugle.

Les jours défilaient. Le printemps approchait, d’après le calendrier, mais le ciel restait gris, le vent froid, perçant. Guilford finit par s’accoutumer à la douleur qui lui tenaillait les articulations, travaillant en permanence la moindre jointure de son corps.

Il se demandait si le lac de Constance était gelé. S’il le reverrait un jour.

Son journal en lambeaux ne quittait pas ses fourrures ; jamais il ne s’en séparait. Il n’y subsistait guère que quelques pages blanches, mais le jeune homme n’y consignait pas moins de temps à autre de brefs messages pour Caroline.

Il avait conscience de son affaiblissement. Sa jambe abîmée le faisait à présent souffrir sans répit. Quant à Finch… il semblait avoir été tiré des ossements rejetés par un nid d’insectes.

Trois jours durant, la température monta, puis vint une froide pluie printanière. La saison nouvelle était la bienvenue, la boue et le vent beaucoup moins. Les serpents eux-mêmes, amaigris, commençaient à renâcler. Ils fouillaient la crotte à la recherche des plantes de l’année précédente. L’un d’eux avait perdu la vue d’un côté, une cataracte tendant sur sa prunelle un voile pâle.

Des tempêtes menaçantes arrivaient de l’ouest. Tom Compton partit en reconnaissance dans un éboulement qui fournit aux trois fugitifs un abri naturel, réduit de granite bas de plafond ouvert sur deux côtés. Le sable qui le tapissait était couvert de déjections animales. Guilford, après avoir occulté les deux entrées à l’aide de branches et de peaux, attacha les serpents à l’extérieur afin qu’ils donnent l’alarme en cas de besoin. Mais si la petite caverne avait autrefois été occupée, son habitant ne fit pas mine d’y revenir.

Un torrent de pluie froide les y gardant emprisonnés, Tom creusa un foyer sous la cheminée naturelle. Il avait pris l’habitude de fredonner des bêtises sentimentales de la Belle Époque – Golden Slippers, Marbl’d Halls, ce genre de choses. Il ne se souciait pas des paroles, se contentant d’en rendre les mélodies d’une rude voix de basse. Le résultat, lugubre et surprenant, évoquait moins le music-hall que le chant primitif.

La tempête faisait rage, s’apaisant parfois mais ne s’arrêtant jamais. Des ruisselets couraient sur la pierre. Guilford parvint à creuser une petite fissure pour diriger l’eau vers l’ouverture inférieure de l’abri. Bientôt, les trois hommes se mirent à rationner la nourriture. Chaque jour que nous passons ici nous affaiblit davantage, se disait le jeune homme. Chaque jour, le Rhin s’éloigne un peu plus. Sans doute existait-il une équation exacte, une correspondance entre le temps qui s’écoulait et la souffrance, dont les variables ne leur étaient pas favorables.

Le photographe rêvait moins de la sentinelle, bien qu’elle visitât toujours régulièrement ses nuits, inquiète, implorante, importune. Il rêvait de son père, à présent, que l’obstination et le sens de l’ordre avaient conduit à une mort prématurée.

Je ne te juge pas, songeait-il. Qu’est-ce qui peut bien amener un homme ici, au bout du monde, sinon une obstination féroce ?

Peut-être cette même obstination le ramènerait-elle à Caroline et à Lily.

Vous ne pouvez pas mourir, lui avait dit Sullivan. Peut-être était-ce vrai. Guilford avait eu de la chance. Mais il pouvait sans doute pousser son corps au-delà de toutes les limites de l’endurance.

À un moment, il se tourna vers Tom, assis, adossé à la pierre, les genoux relevés. La main du broussard cherchait toujours de temps à autre la pipe disparue des mois plus tôt.

« Vous rêviez, dans les ruines ? » demanda Guilford.

La réponse tomba comme un couperet.

« Vous ne voulez pas le savoir.

— Je crois que si.

— Les rêves ne signifient rien. C’est de la merde.

— Quand même.

— J’ai fait un rêve, admit Tom. Je mourais dans la boue. J’étais soldat. » Il hésita. « J’ai rêvé que je devenais mon propre fantôme, mais ça n’a pas de sens. »

Oh si, ça n’en a que trop, pensa son interlocuteur.

Enfin, pas un sens, pas vraiment, mais ça voulait dire… quoi donc, mon Dieu ?

Il se détourna, frissonnant.

« Nous avons besoin de manger, reprit Tom. Demain, si le temps le permet, j’irai à la chasse. » Il jeta un coup d’œil à Preston Finch endormi, aussi immobile qu’un cadavre, la peau du visage comme peinte sur le crâne. « Si ce n’est pas possible, il faudra tuer un des serpents.

— Autant se couper la gorge.

— Nous atteindrons aussi bien le Rhin avec deux bêtes. »

Pour une fois, le broussard n’avait pas l’air très sûr de lui.


Au matin, il faisait beau mais froid.

« Entretenez le feu, conseilla Tom à Guilford. Ne le laissez pas s’éteindre. Si je ne suis pas revenu d’ici trois jours, partez vers le nord sans m’attendre. Aidez Finch au maximum. »

Guilford le regarda sortir à longues enjambées dans la lumière bleu cru, le fusil en bandoulière, le pas cadencé, toujours aussi énergique. Les serpents, tournant vers lui leurs grands yeux noirs, se mirent à miauler.


« Ce n’est pas ce dont je rêvais », dit Finch.

Le feu brûlait bas. Guilford, accroupi près du foyer, jetait des brindilles humides dans les flammes affaiblies. L’eau s’évaporait vite, en vapeur plus qu’en fumée.

« Quoi donc, professeur Finch ? »

Le géologue se leva, fragile comme du papier, gagna d’un pas prudent l’ouverture de l’abri puis sortit dans le jour glacé. Son compagnon gardait un œil sur lui. La nuit précédente, le scientifique avait déliré dans son sommeil.

Mais il se contenta de s’appuyer à un rocher, d’ouvrir sa braguette et d’uriner longuement.

Il regagna la petite grotte en boitillant, sans s’interrompre.

« Non, ce n’est pas ce dont je rêvais, Mr. Law. Je rêvais d’un monde sain, vous comprenez ? »

Il était de toute manière difficile à comprendre, quand il consentait à s’exprimer. Deux de ses dents de devant branlaient, le faisant siffler comme une bouilloire. Guilford hocha la tête, absent, tout en continuant à entretenir le feu.

« Ne le prenez pas de haut. Écoutez. Ça avait un sens, Mr. Law. La conversion de l’Europe avait un sens quand on pensait au Déluge, à Babel, à la destruction de Sodome et Gomorrhe. D’ailleurs, si ce n’était pas là l’action d’un Dieu jaloux mais logique, ce ne pouvait être que l’horreur, le chaos.

— Peut-être ne le voyons-nous ainsi qu’à cause de notre ignorance, objecta Guilford. Peut-être ressemblons-nous à des singes devant un miroir. Il y a un singe dans le miroir, mais pas derrière. Est-ce un miracle pour autant, professeur Finch ?

— Vous n’avez pas vu le corps de cet homme soigner ses blessures.

— Le professeur Sullivan m’a dit un jour que « miracle » n’était qu’un autre nom pour « ignorance ».

— Peut-être, mais ce n’est pas le seul.

— Ah ?

— Il y a aussi « esprits ». Ou « démons ».

— Superstition, affirma Guilford, malgré une soudaine chair de poule.

— Ça, c’est le nom que nous donnons aux miracles qui nous déplaisent », répondit Finch d’une voix sans timbre.


Plus beaucoup de papier, ni d’encre. Je serai bref. (À part pour te dire que tu me manques, Caroline, et que je n’ai pas renoncé à l’espoir de te retrouver et de te serrer dans mes bras.)

Il y a maintenant quatre jours que Tom Compton est parti, un de plus que la limite fixée. Je devrais poursuivre ma route, mais sans lui j’aurai du mal. J’espère toujours voir sa silhouette velue sortir de la forêt.

Le professeur Finch est mort. À mon réveil, au petit matin froid, il n’était plus dans l’abri. Je suis sorti pour découvrir qu’il s’était pendu à un pin-sauge avec notre corde.

La pluie de la nuit avait gelé sur lui. Son corps luisait au soleil telle une perverse décoration de Noël. Je le décrocherai dès que j’aurai repris un peu de force. Cette petite caverne sera son tombeau.

Pauvre professeur Finch. Il était épuisé, malade, et je le soupçonne de ne plus avoir voulu vivre dans un monde qu’il en était venu à croire hanté par le démon. Peut-être d’ailleurs y a-t-il dans cette croyance quelque sagesse.

Mais je compte bien persévérer. Je vous aime, toi Lily.

XXII

Le luxueux vestibule de l’Empire était désert. Les occupants de l’hôtel, rassemblés au bout de la rue, contemplaient le bombardement. Caroline laissa derrière elle les meubles recouverts de velours rouge puis grimpa l’escalier d’un pas vif, suivie de Colin et de Lily.

Le lieutenant ouvrit la porte de sa chambre. Lily se retrouva aussitôt à la fenêtre, cherchant à distinguer la bataille malgré le mur d’un entrepôt. La fillette avait quitté Mrs. de Koenig avec joie : elle voulait, elle aussi, voir ce qui se passait.

« Des feux d’artifice, commenta-t-elle, solennelle.

— Pas vraiment, ma chérie, répondit sa mère. C’est très mauvais.

— Et bruyant.

— Très bruyant. »

Étaient-elles en sûreté, ici ? Mais où aller, de toute manière ?

Les tirs d’artillerie secouaient les murs. L’artillerie américaine. Qu’est-ce que cela signifiait ? Sans doute que Caroline était une ennemie dans un pays en guerre. Ce qui constituait le cadet de ses soucis. Les quais étaient en feu, elle le découvrit en écartant Lily de la fenêtre – de même que les chantiers navals, le bâtiment des douanes, probablement aussi l’entrepôt de Jered, empli de munitions. Le vent, quoique léger, soufflait avec constance ; déjà, l’incendie s’était propagé à l’extrémité de Candlewick Street.

Colin s’éclaircit la gorge. La jeune femme se retourna pour le découvrir sur le seuil, l’air gêné. La porte était ouverte.

« Il faut que je rejoigne mon régiment », annonça-t-il.

Elle n’avait pas pensé à cela. Cette idée la terrifia.

« Non, Colin… Ne nous laissez pas seules ici.

— Mon devoir…

— Au diable le devoir. Je ne veux pas qu’on m’abandonne, une fois de plus. Je ne veux pas qu’on abandonne Lily, pas maintenant. Elle a besoin de quelqu’un sur qui se reposer. »

Et Dieu sait que moi aussi, ajouta intérieurement Caroline.

« Pour l’amour du ciel ! protesta Colin, visiblement déchiré. C’est la guerre !

— Et que comptez-vous faire ? La gagner à vous tout seul ?

— Je suis militaire, insista-t-il d’un ton de détresse.

— Depuis combien de temps ? Dix ans ? Davantage ? Seigneur, n’en avez-vous pas terminé avec l’armée ? Ne méritez-vous pas d’en avoir terminé ? »

Il ne répondit pas. Lui tournant le dos, elle rejoignit Lily à la fenêtre. Malgré la fumée des quais qui obscurcissait le fleuve, elle distinguait les cheminées des canonnières américaines, en aval, et les bateaux anglais déjà coulés, cuirassés en miettes s’enfonçant dans la Tamise.

L’artillerie se tut. Des voix s’élevèrent alors jusqu’à la chambre, des cris. Une pointe d’amertume flottait dans l’air, fumée et pétrole en feu.

Le silence s’éternisait.

« Je peux donner ma démission, déclara enfin Colin. Quoique, non, pas en temps de guerre. Mais Dieu sait que j’y ai pensé…

— Inutile de vous expliquer, coupa sèchement la jeune femme.

— Je ne veux pas qu’il vous arrive quoi que ce soit. » Il hésita. « Ce n’est sans doute pas le meilleur moment pour le dire, mais il se trouve que je vous aime. Et que je m’inquiète de Lily. »

Elle se raidit. Pas ça. Pas s’il ne le pense pas vraiment. Si c’est une excuse pour s’en aller.

« Essayez de comprendre, supplia-t-il.

— Je comprends. Et vous ? »

Pas de réponse. Juste le claquement de la porte. Eh bien voilà. Exit le lieutenant Colin Watson. Qu’il aille au diable. Maintenant, Lily, c’est juste toi et moi. Surtout, surtout, ne pas pleurer.

Lorsque Caroline se retourna, pourtant, il était toujours là.


Les cibles principales de l’attaque, l’Armurerie et les vaisseaux militaires ancrés dans le port, furent toutes détruites durant la première heure du bombardement. L’Armurerie et les entrepôts les plus proches de la Tamise flambèrent toute la nuit. Sept canonnières britanniques furent envoyées par le fond, leurs carcasses brûlant, maussades, dans les eaux paresseuses.

Le port ne souffrit d’abord que des dommages relativement mineurs, si bien que les incendies des quais eussent été contenus sans les tirs qui s’égarèrent à l’extrémité est de Candlewick Street.

La première victime civile fut un boulanger du nom de Simon Emmanuel, récemment arrivé de Sydney. Dès que les vaisseaux américains avaient remonté le fleuve, sa boutique s’était vidée. Il se trouvait devant ses fours, s’efforçant de sauver plusieurs douzaines de pains aux raisins, lorsqu’un obus traversa le toit pour venir éclater à ses pieds, le tuant sur le coup. L’incendie qui s’ensuivit ne tarda pas à engloutir la boulangerie, avant de se communiquer aux écuries voisines et à la brasserie d’en face.

Les habitants du quartier, en train d’organiser une chaîne de seaux d’eau, prirent la fuite après l’explosion d’une conduite de gaz toute neuve qui coûta la vie à deux employés municipaux et une femme enceinte.

Le vent se fit plus sec, plus capricieux, enveloppant la cité de fumée.


Caroline, Colin et Lily passèrent la journée du lendemain dans leur chambre, conscients cependant qu’ils ne pourraient y rester beaucoup plus longtemps. Colin n’en sortit que pour aller chercher à manger. La plupart des magasins et des stands de Market Street étaient fermés, certains avaient même été mis à sac. Le lieutenant revint chargé d’une miche de pain et d’un pot de mélasse. L’Empire, malgré ses cuisines en état de siège, fournissait gratuitement dans la salle à manger de l’eau embouteillée.

Caroline regarda brûler la ville tout au long de la matinée.

Les incendies des quais avaient été maîtrisés, mais les quartiers est étaient la proie des flammes, que rien ne pouvait empêcher de dévorer la cité entière. Le feu, à présent fort étendu, avançait à son rythme propre, fonçant soudain en avant ou hésitant selon les pulsations du vent. L’air empestait les cendres et pire encore.

Colin, après avoir étendu un mouchoir sur une petite table, posa devant la jeune femme un morceau de pain imbibé de mélasse. Elle en préleva une bouchée, avant de le reposer pour demander :

« Où pourrions-nous bien aller ? »

Il leur faudrait partir. Très vite.

« À l’ouest de la ville, répondit Colin avec calme. Pas mal de gens se sont déjà installés dans les bruyères. Il y a des tentes. Nous n’aurons qu’à prendre des couvertures.

— Et après ?

— Ma foi, ça dépend. En partie de la guerre, en partie de nous. Je vais être obligé d’éviter la police militaire, au moins pour un temps. Plus tard, nous n’aurons qu’à nous embarquer.

— Pour aller où ?

— N’importe où.

— Pas sur le continent !

— Certes non…

— Ni en Amérique.

— Ah ? Je croyais que vous vouliez retourner à Boston. »

Caroline aurait pu présenter Colin à Liam Pierce. Mais quoique ce dernier n’eût jamais aimé Guilford, il poserait des questions, élèverait des objections. Au mieux, la jeune femme reprendrait son ancienne vie, ses anciens fardeaux. Non, pas Boston.

« Dans ce cas, reprit Colin, je propose l’Australie. » Il avait lâché la phrase avec une modestie étudiée qui fit penser à sa compagne qu’il avait longuement réfléchi à la question. « J’ai un cousin à Perth. Il nous aidera jusqu’à ce que nous soyons installés.

— En Australie, il y a des kangourous », intervint Lily.

L’officier lui adressa un clin d’œil.

« Des tas de kangourous, ma puce. À ne plus savoir où poser les pieds. »

Caroline, quoique charmée, restait le souffle coupé. L’Australie ?

« Mais que ferons-nous, là-bas ? demanda-t-elle.

— Nous vivrons », dit simplement Colin.


Le lendemain matin, un chasseur vint frapper à leur porte pour leur annoncer qu’il leur fallait quitter les lieux sur l’heure, ou que l’hôtel ne pourrait plus longtemps garantir leur sécurité.

« Déjà ! » protesta Caroline.

Ni Colin ni le chasseur ne lui prêtèrent attention. Sans doute le départ des clients s’imposait-il en effet. Durant la nuit, l’air était devenu insupportablement puant. La jeune femme avait mal aux poumons, et Lily s’était mise à tousser.

« On évacue tout l’est de Thames Street, insista l’employé. Ordre du maire. »

Étonnant qu’il fallût tout ce temps à une ville aussi petite et primitive que Londres pour brûler.

Caroline rassembla ses maigres possessions puis aida sa fille à en faire autant. Colin n’avait pas de bagages – pas le moindre souvenir auquel il parût attaché – mais rassembla en un ballot les draps et les couvertures de l’hôtel.

« Ça ne les dérangera pas, déclara-t-il. Étant donné les circonstances. »

Sa compagne se recoiffa devant le miroir du bureau. Elle n’y voyait pas grand-chose, un crépuscule permanent s’étant installé au-dehors et le gaz ayant été coupé dès le début de l’attaque. Après avoir peigné son fantôme, elle prit la main de Lily.

« Très bien, dit-elle. Allons-y. »


Colin s’était déguisé pour leur difficile périple à travers la vaste cité de tentes jaillie de terre à l’ouest de Londres. Il portait un ciré trop grand et un chapeau mou, achetés un prix exorbitant à un marchand de fripes qui parcourait la foule des réfugiés. Les militaires, affectés aux tâches les plus urgentes, circulaient parmi les abris de fortune, distribuant nourriture et médicaments. Le lieutenant ne voulait pas qu’on le reconnût.

Caroline savait qu’il redoutait d’être capturé comme déserteur. Ce qu’il était, au sens littéral du mot. Sans doute avait-il du mal à le supporter, mais il refusait d’en parler.

« Je n’étais guère qu’un comptable, disait-il. On ne me regrettera pas beaucoup. »


Au troisième jour de leur vie dans la cité de tentes, la nourriture s’était faite rare, mais des rumeurs optimistes circulaient : un vapeur de la Croix-Rouge remontait la Tamise ; les Américains avaient été vaincus en mer. Caroline ne leur prêtait qu’une oreille distraite. Elle savait ce que c’était que les rumeurs. Il lui suffisait que le feu parût enfin sur le point de s’éteindre, avec l’aide d’une pluie de printemps glaciale. Les réfugiés parlaient de reconstruction, ce qu’elle estimait ridicule : la reconstruction de la reconstruction d’un monde disparu, quelle folie.

Elle passa l’après-midi à errer parmi les maigres feux de camp et les tranchées de latrines fétides, à la recherche de son oncle et de sa tante. Elle regrettait de s’être fait si peu d’amis, d’avoir mené à Londres une vie si insulaire. Apercevoir un visage familier eût été un plaisir, mais elle ne connaissait personne ; enfin, elle découvrit Mrs. de Koenig, qui avait souvent veillé sur Lily. La vieille femme, solitaire et morose, était enveloppée d’une bâche ruisselante, les cheveux emmêlés et mouillés ; il lui fallut un moment pour se rappeler Caroline.

Lorsque cette dernière lui demanda des nouvelles d’Alice et de Jered, son interlocutrice secoua la tête, l’air misérable.

« Ils ont attendu trop longtemps. Le feu a dégringolé Market Street comme un être vivant.

— Ils sont morts ? hoqueta Caroline.

— Je suis désolée.

— Vous en êtes sûre ?

— Aussi sûre que de la pluie. » Les yeux rougis de Mrs. de Koenig étaient emplis de tristesse. « Je regrette, mademoiselle. »

Il faut toujours que quelque chose nous soit volé, s’attrista la jeune femme en repartant d’un pas lourd dans la boue et la végétation pourrissante. Arraché. Il était facile de pleurer sous la pluie, aussi pleura-t-elle sans retenue. Il fallait qu’elle en eût fini avec les larmes en retrouvant Lily.

XXIII

Les feux d’artifice fleurissaient au-dessus du Monument de Washington, célébrant la victoire de l’Atlantique. Des éclairs soudains coloraient la fontaine. Une odeur de poudre flottait dans l’air nocturne ; la foule s’agitait joyeusement.

« Il faut que vous quittiez la ville », annonça Crane, un vague sourire aux lèvres, les mains dans les poches. Il avançait d’une démarche chaloupée de brahmane, à la fois impériale et ironique. « Je suppose que vous en êtes conscient. »

Depuis quand Vale n’avait-il pas été témoin d’une célébration publique ? Il y avait eu quelques fêtes du 4 Juillet peu enthousiastes, après l’étrange été 1912, mais la victoire de l’Atlantique avait résonné à travers tout le pays tel un grand coup de cloche. Dans cette cohue nocturne, les deux hommes ne risquaient pas d’être reconnus. Ils pouvaient parler.

« J’aurais aimé faire mes bagages », objecta Vale.

Crane, contrairement aux dieux, tolérerait qu’il se plaignît.

« Vous n’en aurez pas le temps, Elias. D’ailleurs, les gens comme nous n’ont nul besoin de biens matériels. Nous ressemblons à euh… des moines. »

La fête se poursuivrait jusqu’au matin. Une petite guerre glorieuse : Teddy Roosevelt eût approuvé. Les Britanniques, après avoir subi des pertes dévastatrices dans leur flotte atlantique et leurs colonies darwiniennes, s’étaient rendus pour éviter une attaque contre les restes du gouvernement Kitchener, toujours au Canada. Les termes du traité n’étaient pas trop durs : embargo sur les armes, acceptation officielle de la doctrine de Wilson. Le conflit avait duré une semaine entière. Pas tant une guerre, estimait Vale, que de la diplomatie alternative et un avertissement aux Japonais, pour le cas où il leur prendrait l’envie de tourner leur attention martiale vers l’ouest.

Bien sûr, cette lutte avait servi d’autres buts, ceux des dieux, mais le spirite avait peu d’espoir de jamais en connaître la totalité. Peut-être n’en existait-il qu’un : exaspérer les haines, la violence, promouvoir le chaos. Toutefois, les dieux se montraient en général plus spécifiques.

Le Post avait publié un article additionnel : on interrogeait les sympathisants et ressortissants britanniques au sujet du meurtre d’Eugene Randall, le directeur de la Smithsonian Institution. Le nom de Vale n’y était pas mentionné, mais sans doute apparaîtrait-il dans le journal du matin.

« Vous devriez me remercier, dit-il à Crane, de tomber à votre place.

— L’expression est jolie, quoique inappropriée, vous le savez très bien. Vous êtes trop utile. Considérez les choses de cette façon : vous rejetez une persona. La police va vous trouver réduit en cendres dans votre demeure… ou du moins va-t-elle trouver quelques os et dents révélateurs. Affaire classée.

— Les os de qui ?

— Quelle importance ? »

Aucune, sans doute. Une autre victime. Un autre obstacle à l’évolution choisie du cosmos.

« Tenez », reprit Crane.

C’était une enveloppe contenant un ticket de train et un rouleau de billets de cent dollars. Le ticket était pour La Nouvelle-Orléans. Vale n’y avait jamais mis les pieds. En ce qui le concernait, ç’aurait aussi bien pu être Mars.

« Le train part à minuit, annonça encore Crane.

— Et vous ?

— J’ai des relations, Elias. » Il sourit. « Ne vous inquiétez pas pour moi. Peut-être nous reverrons-nous, d’ici une dizaine d’années ou deux ou trois. »

Dieu nous en garde.

« Vous ne vous demandez jamais… si tout cela aura une fin ?

Mais oui, assura Crane. Et je pense que nous la verrons. Pas vous ? »

Les feux d’artifice allaient crescendo. Des étoiles explosaient au son de la canonnade : bleues, violettes, blanches. Un bon présage pour la nouvelle administration Harding. Crane prospérerait dans cette Washington moderne, Vale n’en doutait pas. Il s’y élèverait telle une fusée.

Tandis que je m’enfoncerai dans l’ombre. Ce qui peut-être vaut mieux.


Il faisait chaud, presque étouffant, même, à La Nouvelle-Orléans ; le printemps devenait tropical.

Vale trouva la ville étrange, à peine américaine. Elle lui sembla tout droit sortie de quelque colonie française des Caraïbes, avec sa ferronnerie artistique, son tonnerre, son doux patois.

Le spirite prit un appartement sous un faux nom, dans un quartier modeste mais non sordide. Après avoir payé son loyer avec une partie de l’argent que lui avait remis Crane, il visita des bureaux situés dans les étages et où il pourrait exercer son métier. Il se sentait bizarrement libre, comme s’il avait laissé son dieu dans la cité de Washington. Tel n’était pas le cas – il le savait – mais il jouissait de cette impression.

Quoique son envie de morphine n’eût pas d’origine physique, peut-être à cause de son immortalité, il se rappelait avec plaisir son état de drogué, aussi passa-t-il quelques soirées dans les clubs de jazz, à chercher un intermédiaire. Alors qu’il rentrait chez lui par une nuit venteuse et étoilée, deux inconnus l’assaillirent, des hommes musclés, aux faciès de brutes à demi dissimulés par des bonnets de marins. Ils le traînèrent dans une ruelle, derrière la boutique d’un tatoueur.

Plus tard, il en arriva à la conclusion qu’ils devaient être possédés des dieux. Sans quoi cela n’aurait eu aucun sens. L’un tenait à la main une bouteille, l’autre un court bâton d’acier fileté. Ils ne demandèrent rien à Vale, ne lui volèrent rien, se contentant de travailler sur son visage.

Sa peau immortelle fut déchirée, transpercée, son crâne immortel fracturé en plusieurs endroits. Il avala plusieurs de ses dents immortelles.

Bien sûr, il n’en mourut pas.

Emmailloté de bandages, quasi endormi, il entendit un médecin discuter de son cas avec une infirmière dans le patois languissant de la Louisiane. C’est un miracle qu’il s’en soit sorti. Dieu sait que personne ne risque de le reconnaître, après ça.

Non, rectifia Vale en son for intérieur. Ce n’est pas un miracle. Pas même une coïncidence. Les dieux qui avaient fermé sa peau à l’aiguille de la seringue, à Washington, eussent aussi bien pu détourner ces coups terribles. Il avait été enrôlé de force parce que jamais il ne se serait porté volontaire.

Personne ne risque de le reconnaître.

Il guérit très vite.

Une nouvelle ville, un nouveau nom, un nouveau visage. Il apprit à éviter les miroirs. La laideur n’avait rien de gênant, dans son métier.

XXIV

Guilford atteignit le lac de Constance à l’endroit où s’y jetait un ruisseau, dont l’eau glacée courait sur des cailloux noirs polis. Il suivit la berge avec méticulosité, monté sur le serpent à fourrure qu’il avait appelé Évangeline, pour la simple raison que ce nom lui plaisait. Le sexe de l’animal demeurait indéterminé. Évangeline, qui s’était mieux débrouillée que son cavalier durant la dernière semaine, avançait plus vite sur ses six sabots cannelés que lui sur ses deux jambes squelettiques.

Un soleil doux illuminait la journée. Le jeune homme avait confectionné un harnais de corde qui le maintenait sur le large dos laineux même lorsqu’il perdait conscience : par moments, il sombrait dans une somnolence oscillante, la tête sur la poitrine. Le soleil lui avait cependant permis de retirer une de ses fourrures. Il sentait avec soulagement sur sa peau un air qui n’était plus mortellement froid.

Évangeline s’était révélée intelligente, pour un serpent. Elle évitait les nids d’insectes lorsque Guilford n’y prêtait pas attention ; elle ne s’écartait jamais beaucoup de l’eau courante ; et elle obéissait à son cavalier – ce qui n’était peut-être pas si surprenant, étant donné qu’il avait tué puis rôti un de ses frères serpents, et en avait libéré un autre.

Il gardait un œil sur l’horizon en permanence. Jamais il n’avait été aussi seul, effroyablement seul, dans une contrée infinie de forêts ombreuses et de gorges abyssales. Toutefois, cela ne lui posait pas de problème. La solitude ne le dérangeait pas. Ce qui le dérangeait, c’était ce qui se passait quand des gens se montraient.


Il attribua à Évangeline la découverte de l’arche rocheuse sous laquelle avaient été cachés les bateaux des explorateurs. La bête avait suivi son chemin patiemment le long de la berge, au fil des heures, jusqu’à enfin s’arrêter en gémissant pour attirer l’attention de son maître.

Guilford reconnut les rochers, la côte, les prairies vallonnées qui commençaient juste à reverdir.

Il était bien au bon endroit. Mais la bâche avait disparu, ainsi que les embarcations.

Le jeune homme, hébété, se laissa glisser à terre et se mit à parcourir la plage à la recherche de… eh bien, de n’importe quoi : des restes, des preuves. Il trouva une planche noircie, un clou rouillé. Rien de plus.

De petites vagues poussées par la brise venaient s’écraser sur les galets.

Le soleil baissait. Guilford aurait besoin de bois, s’il parvenait à rassembler l’énergie nécessaire pour construire un foyer.

« C’est la fin de la route, Évangeline, soupira-t-il. Du moins pour l’instant.

— Effectivement, ça risque de l’être, si vous ne faites pas un vrai repas. »

Il se retourna.

Erasmus.

« Tom pensait bien que vous viendriez ici », ajouta l’éleveur.


Erasmus nourrit Guilford convenablement, lui prêta du matériel de couchage et lui promit de les emmener, Évangeline et lui, jusqu’à son ranch improvisé, au pied des chutes du Rhin, à quelques jours de marche de là ; le jeune homme n’aurait plus ensuite qu’à redescendre le fleuve, lorsque son compagnon enverrait au marché le troupeau de l’hiver.

« Vous avez vu Tom ? Il est toujours en vie ?

— Il est passé chez moi sur le chemin de Jeffersonville et m’a dit de vous attendre. Quand il est parti chasser, il est tombé sur des bandits. Trop pour qu’il puisse se battre. Alors il s’est dirigé vers le nord, en laissant exprès des traces de feux de camp. En gros, il les a entraînés dans une chasse au dahu jusqu’au lac de Constance. Il vous a sauvé la peau, Mr. Law, mais pas celle de Preston Finch, à ce que je vois.

— Non, en effet », acquiesça Guilford.


Ils longèrent les gorges du Rhin en suivant la route de terre établie par Erasmus. L’éleveur décida une pause près d’un petit lac nourri par un affluent sans nom, lent et peu profond. Le soleil en avait chauffé l’eau jusqu’à la rendre supportable, bien que Guilford ne l’eût tout de même pas qualifiée de chaude. Pour la première fois depuis des semaines, il lui fut possible de se laver. Il y laissa tant de peau et de crasse que le ruisseau eût aussi bien pu être de lessive. Enfin, il en sortit, nu comme un ver, frissonnant. Les premiers massetiques de l’année se cognèrent contre son torse avant de fuir sur l’eau ensoleillée. Ses cheveux lui pendaient devant les yeux ; sa barbe lui enveloppait le buste telle une couverture de l’armée mouillée.

Pendant qu’il se séchait et s’habillait, Erasmus monta la tente puis creusa pour le feu un foyer peu profond.

Ils partagèrent des haricots en conserve additionnés de mélasse, à l’arôme de fumée. L’éleveur se servit ensuite d’un pot étamé pour faire un café d’une viscosité de sirop, d’une amertume d’argile.

Il était préoccupé.

« Tom m’a parlé de la cité, finit-il par lâcher. Et de ce qui vous est arrivé.

— Vous le connaissez si bien que ça ?

— Plus ou moins. En fait, on est tous les deux allés dans l’Autre Monde. »

Guilford lui jeta un regard circonspect. Son compagnon le fixait d’un air neutre.

« Si Tom me l’avait demandé, je les lui aurais vendues, ces vingt têtes, poursuivit-il. Ça fait un bout de temps qu’on se connaît, ouais. Mais il a fallu que Finch arrive avec sa grande gueule et me mette en rogne… sans vouloir dire du mal des morts. »

Il prit une pipe dans ses fontes, la bourra puis l’alluma à l’aide d’une allumette en bois. Il fumait du tabac, pas des plantes indigènes. L’odeur, exotique, éveillait d’innombrables souvenirs. Elle évoquait les livres reliés cuir et les profonds capitonnages. La civilisation.

« On est tous les deux morts durant la Grande Guerre, continua Erasmus. Dans l’Autre Monde, bien sûr. On a tous les deux parlé à nos esprits. »

Guilford frissonna. Il ne voulait pas écouter. Tout, sauf ça : pas cette folie, pas maintenant.

« À la base, reprit son compagnon, je ne suis que le banal descendant à la troisième génération d’un immigré allemand du Wisconsin. Mon père travaillait dans une petite entreprise d’embouteillage, et je l’aurais imité si je n’étais pas venu à Jeffersonville. Mais il y a cet Autre Monde, où le Kaiser s’est pris de bec avec les Anglais, les Français et les Russes. Un tas d’Américains ont été embarqués pour aller se battre en 1917 et 18, et pas mal sont morts. » Il se racla bruyamment la gorge, avant de cracher une masse brune au cœur des flammes. « Dans l’Autre Monde, je suis un esprit, alors que, dans le nôtre, j’ai toujours bon pied, bon œil. Ça va, vous suivez ? »

Guilford ne répondit pas.

« Mais les deux mondes ne sont plus complètement séparés. C’est à ça qu’a servi la conversion de l’Europe, sans parler de la prétendue ville où vous avez hiverné. Ils se sont emmêlés, parce que quelque chose cherche à les détruire tous les deux. Enfin, peut-être pas à les détruire, plutôt à les manger… c’est assez compliqué.

« Certains hommes sont morts dans l’Autre Monde mais vivent toujours dans le nôtre, ce qui en fait des gens spéciaux. Nous avons du travail, Guilford Law, et pas un travail facile. Je ne veux pas vous donner l’impression que je sais tout en détail. Ce n’est pas le cas. N’empêche qu’une longue tâche répugnante nous attend, et qu’il faut que nous nous en chargions. »

Guilford ne dit rien ; il ne pensait même pas.

« Les deux mondes se rapprochent de plus en plus. Tom l’ignorait quand vous avez trouvé la cité. Enfin, il s’en doutait peut-être, mais quand vous êtes repartis, il en était sûr. Il l’est toujours. Et vous aussi, à mon avis.

— Les gens s’imaginent des tas de choses, déclara enfin Guilford.

— Ils refusent aussi d’en imaginer des tas.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Je pense que si. Vous êtes des nôtres, Guilford Law. Vous refusez de l’admettre. Vous avez une femme et une fille, alors vous préférez éviter d’être recruté pour l’Apocalypse. Je ne peux pas vous le reprocher. Mais leur vie à elles aussi est en jeu – la vie de vos enfants, de vos petits-enfants.

— Je ne crois pas aux esprits, parvint à lâcher Guilford.

— Dommage, parce que les esprits, eux, croient en vous. Et certains aimeraient bien vous tuer. Il y en a de bons et de mauvais. »

Pas question que j’adopte ce fantasme, décida Guilford. Certes, il avait vu en rêve d’étranges choses. Dans le puits de la cité en ruine. Mais cela ne prouvait rien.

(Comment Erasmus savait-il, pour la sentinelle ? Les derniers mots cryptiques de Sullivan : Vous êtes mort en France. Pendant la guerre contre les Boches… Non, n’y pense plus ; tu verras plus tard. Ne cède sur rien. Retourne à Caroline.)

« La cité, s’entendit murmurer Guilford.

— La cité est leur. Ils ne voulaient pas que qui que ce soit la découvre. D’ailleurs, ils se donnent beaucoup de mal pour la cacher. Retournez là-bas d’ici six mois, un an, vous ne la retrouverez pas. Ils sont en train de recoudre la vallée à la façon d’un sac de farine. Ce genre de choses ne leur pose pas de problème. Soustraire une partie du monde au savoir des hommes. Oh, on mettra peut-être encore la main dessus, vous ou moi, mais pas quelqu’un de normal.

— Je suis quelqu’un de normal, Erasmus.

— Comme disait ma mère, il ne suffit pas de vouloir pour avoir. » L’éleveur se leva avec un grognement. « Allez dormir, Guilford Law. Il nous reste un bon bout de chemin. »


Erasmus ne revint pas sur le sujet, et Guilford le chassa de son esprit. Il avait d’autres problèmes, plus urgents.

À la ferme, sa santé physique s’améliora. Lorsque les bateaux de commerce arrivèrent de Jeffersonville, il était capable de parcourir sans boiter une certaine distance. Après avoir remercié l’éleveur de son aide, il proposa de lui envoyer régulièrement Argosy.

« Bonne idée, répondit Erasmus. Il m’a fallu un moment pour lire le livre de Finch. Pourquoi pas aussi National Geographic ?

— D’accord.

— Science and Invention ?

— Vous m’avez sauvé la vie, Erasmus. Tout ce que vous voudrez.

— Bon… Je n’en demanderai pas trop quand même. Et je doute de vous avoir sauvé la vie. Votre destinée ne dépend pas de moi. »

Il avait chargé son troupeau dans deux bateaux à fond plat, propriétés d’un courtier de Jeffersonville, qui devaient ramener Guilford sur la côte.

« En ce qui concerne Évangeline…, commença le jeune homme en lui tendant la main.

— Ne vous en faites pas pour elle. Je la relâcherai, si ça lui dit. Une fois qu’on donne un nom à un animal, il est trop tard pour le bon sens.

— Merci.

— Ce n’est qu’un au revoir, assura l’éleveur. Réfléchissez à ce que je vous ai dit, Guilford.

— D’accord. »

Mais pas maintenant.


Le capitaine apprit à son passager que l’Angleterre avait eu des problèmes. Une bataille maritime. Quant aux nouvelles qui arrivaient par le sans-fil, elles étaient strictement censurées.

« Mais j’ai entendu dire qu’on les avait battus à plate couture. »

Les bateaux marchaient bien, tandis que le Rhin s’élargissait dans les basses terres. Les jours se faisaient plus chauds, les marches rhénanes émeraude sous le ciel printanier lumineux.


Guilford, suivant le conseil d’Erasmus, arriva à Jeffersonville incognito. La bourgade s’était agrandie, depuis qu’il l’avait quittée ; les cabanes de pêcheurs y avaient fleuri, accompagnées de trois véritables bâtiments supplémentaires, construits sur la terre ferme, près des quais. Il y avait aussi plus de bateaux à l’ancre dans la baie, quoique aucun navire militaire ; la base de la Navy se trouvait à quatre-vingts kilomètres au sud. Personne ne commerçait avec l’Angleterre – du moins légalement.

L’arrivant se lança à la recherche de Tom Compton, mais la petite maison du broussard était déserte.

Au bureau de la Western Union, il demanda à transférer son compte personnel de Boston, en espérant que Caroline, persuadée de sa mort, ne l’avait pas fermé. L’argent lui parvint sans problème, mais il lui fut impossible d’envoyer un message à Londres.

« Il paraît qu’il n’y aurait plus personne pour le recevoir », lui apprit le télégraphiste.

Guilford entendit parler du bombardement par un marin américain ivre, dans un bouge du front de mer où il attendait l’homme censé lui faire traverser la Manche.

Le photographe portait un caban bleu et un bonnet de laine enfoncé jusqu’aux sourcils. Pénétrant dans la taverne bondée, enfumée par les pipes, il s’installa sur un tabouret à l’extrémité du comptoir. Il ne prêta aucune attention aux conversations qui lui parvenaient, jusqu’à ce qu’un gros matelot assis à la table la plus proche mentionnât Londres. « Incendie », entendit Guilford, et « sacré terrain vague ».

Il s’approcha du marin, qui discutait avec un grand Noir maigrichon.

« Excusez-moi, intervint-il. Je n’ai pas l’intention de vous espionner, mais vous avez parlé de Londres ? J’aimerais beaucoup avoir des nouvelles… Ma femme et ma fille s’y trouvent.

— J’y ai semé quelques bâtards, moi aussi », commenta le gros homme. L’expression de Guilford effaça son sourire. « Je ne voulais pas vous vexer… Tout ce que je sais, c’est ce qu’on m’en a dit.

— Vous y êtes allé ?

— Pas depuis le début des hostilités. J’ai vu un mécanicien qui prétendait avoir remonté la Tamise sur une canonnière. Mais il devient bavard, quand il a bu, et la vérité ne sort pas toujours de sa bouche.

— Il est à Jeffersonville ?

— Non, il a repris la mer hier.

— Que vous a-t-il raconté sur Londres ?

— Que la ville avait été bombardée. Qu’elle avait entièrement brûlé. Mais les gens racontent n’importe quoi, vous savez. Seigneur, regardez-moi ça, vous tremblez comme une feuille. Tenez, je vous paye un verre.

— Merci, je n’ai pas soif », murmura Guilford.

Il loua les services d’un pilote du nom de Hans Kohn, seul maître à bord d’un chalutier rouillé mais capable de prendre la mer, qui accepta de l’emmener jusqu’à Douvres moyennant finances.

Le bateau quitta Jeffersonville à la nuit, balancé par une houle légère sous un ciel sans lune. Kohn dut se dérouter par deux fois pour éviter des patrouilles de la Navy, silhouettes indistinctes contre l’horizon violet. Comme il l’expliqua à son passager, il n’était pas question de remonter la Tamise.

« C’est trop surveillé. De Douvres, vous n’avez qu’à prendre la route. Enfin, le chemin en terre. Je ne peux pas faire plus. »

Guilford accosta à un grossier quai de bois, dans le Kent. Kohn reprit la mer tandis que le jeune homme, assis sur les planches grinçantes, tendait l’oreille aux cris des oiseaux de mer. À l’orient, le ciel devenait d’un vermillon laiteux. Une odeur de sel et de pourriture flottait sur le ponton.

L’Angleterre, après tout ce temps. La fin du voyage, ou du moins le commencement de la fin.

Guilford sentait le poids des kilomètres parcourus, aussi gigantesque que l’océan. Il pensait à sa femme et à sa fille.


La route reliant Douvres à Londres consistait en une piste boueuse taillée à travers la jungle anglaise, à peine assez large, par endroits, pour laisser passer un unique cavalier sur son cheval.

En dépit de sa taille modeste, Douvres était un port florissant. Encastrée dans la terre crayeuse de la côte, entourée de collines balayées par le vent, la petite ville reposait au sein d’une immensité bleu-vert d’oseille étoilée et de roseaux couronnés de feuilles que les habitants du cru appelaient faux tabac. La guerre ne l’avait que peu affectée ; la nourriture y demeurait relativement abondante, et Guilford parvint à y acheter une jument de selle pas trop âgée qui le porterait bien jusqu’à Londres. Quoiqu’il n’eût rien d’un cavalier émérite, le cheval se révéla un moyen de locomotion infiniment plus confortable qu’Évangeline.

Il eut un long moment de solitude avant de commencer à croiser des réfugiés, en traversant les prairies des hautes terres.

Ce ne furent d’abord que quelques fuyards en loques, montés ou non, tirant parfois des charrettes couvertes de boue où s’empilaient couvertures, vaisselle, caisses à thé en bois grossier. Il échangea quelques mots avec eux. Nul n’avait de nouvelles rassurantes à lui apprendre, et son accent suscitait des mouvements de recul. Peu après le crépuscule, il tomba sur une petite foule de quarante familles qui campaient à flanc de colline, les foyers brillant dans la nuit telles les lumières d’une cité nomade.

Il pensait avant tout à Caroline et Lily. Malgré les questions polies qu’il posa aux réfugiés, il n’en trouva aucun qui les eût vues ou connues. Solitaire, découragé, il s’arrêta et accepta de se joindre au cercle entourant un des feux de camp. Après avoir généreusement partagé ses provisions, il expliqua sa situation et demanda ce qui s’était au juste passé à Londres.

Les réponses furent aussi brèves que brutales.

La ville avait été bombardée. Elle avait brûlé.

Déplorait-on beaucoup de morts ?

Oui – mais nul ne les avait dénombrés ou recensés.


Alors qu’il approchait du but, il commença à avoir la troublante impression d’être suivi.

Il lui sembla voir à plusieurs reprises, parmi le flot croissant des réfugiés, avançant près de lui sur la piste forestière ou le guettant depuis l’entrelacs des arbres-mosquées et des fougères-pagodes, un visage familier. Un visage masculin, marqué par les soucis malgré sa jeunesse. L’homme portait du kaki, un uniforme usé dépourvu de signes distinctifs. Il présentait une ressemblance frappante avec le soldat des rêves de Guilford. Pourtant, c’était impossible.

Le photographe tenta de s’en approcher. À deux reprises, sur des portions de piste isolées, au cœur du crépuscule sylvestre, il appela l’inconnu. Nul ne lui répondit. Il se sentit idiot, apeuré.

Sans doute n’y avait-il personne. Ce n’était qu’un tour que lui jouaient ses yeux fatigués et son anxiété.

Pourtant, il continua son chemin avec prudence.

Londres lui apparut d’abord comme le dôme de la nouvelle cathédrale Saint-Paul, noirci mais intact, dominant de sa tristesse un champ de brume et de décombres.

Un bac improvisé l’emporta jusqu’à la rive nord du fleuve sous une bruine persistante qui picotait les eaux turbulentes.

Un camp de réfugiés se dressait dans les champs aménagés à l’ouest de l’agglomération, vaste assemblage puant de tentes séparées par les tranchées des latrines, semé de quelques drapeaux de la Croix-Rouge qui pendaient mollement sous la pluie.

Il s’approcha d’un chapiteau médical, où une infirmière aux cheveux retenus par un filet distribuait des couvertures.

« S’il vous plaît », appela-t-il.

Son accent fit tourner plusieurs têtes. L’infirmière lui jeta un coup d’œil et eut un imperceptible hochement de menton.

« Je cherche quelqu’un, expliqua-t-il. Y a-t-il moyen de savoir… je veux dire y a-t-il une liste… »

Elle secoua la tête avec brusquerie.

« Désolée. Nous avons essayé, mais après l’incendie, trop de gens se sont perdus dans la nature. Vous venez de la nouvelle Douvres ?

— J’y suis passé.

— Alors vous savez combien les réfugiés sont nombreux. Demandez quand même à la tente-cuisine. Tout le monde s’y retrouve. C’est dans la clairière ouest. » Mouvement du menton. « Par là. »

Les sourcils froncés, il regarda par-dessus plusieurs arpents de misère humaine.

Son interlocutrice se raidit.

« Excusez-moi, reprit-elle d’une voix plus douce. Je ne suis pas indifférente. C’est juste qu’il y en a… tellement. »


Guilford se dirigeait vers la tente-cuisine quand le fantôme lui apparut à nouveau, passant telle son ombre à travers l’étendue boueuse, les abris de toile et les feux fumants.

« Mr. Law ? Mr. Guilford Law ? »

Il crut tout d’abord que le spectre l’appelait puis, se retournant, vit une femme en loques qui lui faisait signe. Il lui fallut un moment pour la reconnaître : Mrs. de Koenig, la voisine des Pierce, une veuve.

« Mr. Law… c’est vraiment vous ?

— Oui, Mrs. de Koenig, c’est vraiment moi.

— Seigneur, je vous croyais mort ! Tout le monde vous croyait mort !

— Je suis venu chercher Caroline et Lily.

— Oh. Bien sûr. » Le sourire édenté de la vieille femme s’était évanoui. « Oui, bien sûr. Je vais vous dire. Allons prendre un verre tous les deux. Ça nous permettra de discuter. »

XXV

Chère Caroline,

Sans doute ne liras-tu jamais ma lettre. C’est avec cette pensée que je t’écris, ne conservant qu’un mince espoir.

Comme tu peux le constater, j’ai survécu à l’hiver darwinien. (De toute l’expédition Finch, il ne reste que Tom Compton et moi – à condition que Tom soit encore en vie.) Si la nouvelle ne t’était pas encore parvenue, j’espère que le choc n’est pas trop brutal. Je sais que tu me croyais mort. Je suppose que cela explique ta conduite, en grande partie du moins, à partir de l’automne 1920.

Peut-être penses-tu que je t’écris pour t’exprimer mon mépris ou ma colère. Il est vrai que je suis en colère. J’aurais voulu que tu attendes. Mais la question est sujette à controverse. Je ne te blâme nullement. J’étais dans des contrées sauvages, vivant ; tu étais à Londres et me croyais mort. Disons simplement que chacun de nous a agi en conséquence.

J’hésite à poursuivre (il y a de toute façon peu de chances que tu me lises), mais l’habitude de t’adresser mes pensées est difficile à perdre. Et puis nous devons nous mettre d’accord sur certains points.

Et j’ai une faveur à te demander.


Puisque je joins à cette missive les notes et messages que je t’ai écrits sur le continent, je vais terminer mon histoire. Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, qu’il me faut coucher sur le papier même si tu ne dois jamais en prendre connaissance (ce qui vaudra peut-être mieux).

Je t’ai cherchée dans les ruines de Londres. Peu après mon arrivée, j’ai rencontré Mrs. de Koenig, notre voisine de Market Street, qui m’a expliqué que tu avais pris un bateau de réfugiés en partance pour l’Australie. Elle m’a dit que Lily et cet homme (je ne l’appellerai pas « ce déserteur », bien qu’il m’ait semblé comprendre qu’il l’était), ce Colin Watson, t’accompagnaient.

Je ne m’étendrai pas sur mes réactions. Sache seulement que les jours suivants restent vagues dans mon esprit. Après avoir vendu mon cheval, j’ai consacré tout mon argent à ce qu’on avait sauvé des distilleries de High Street.

L’oubli coûte cher, à Londres, mais peut-être en est-il ainsi partout.

Je me suis réveillé longtemps après, allongé en plein air, dans la brume, brutalement sobre et glacé à en avoir mal. Ma couverture ainsi que mes vêtements sales étaient trempés. L’aube pointait, le soleil illuminant à peine l’orient. Je me trouvais à la limite du camp de réfugiés. J’ai jeté un coup d’œil aux quelques foyers de braises que nul n’entretenait dans la grisaille. Puis, une fois plus solide, je me suis levé. Je me sentais solitaire et abandonné…

Mais je ne l’étais pas.

Une esquisse de bruit m’a fait pivoter, et…

Je me suis vu, moi.

Je sais que ça peut paraître bizarre. Ça l’était réellement. Bizarre et déconcertant. Nous ne voyons jamais notre propre visage, dans les miroirs pas plus qu’ailleurs. Je pense que, dès notre plus jeune âge, nous apprenons à poser pour eux, à nous montrer sous nos angles les plus avantageux. Se découvrir soi-même, en pied, à la place de quelqu’un d’autre, est très différent.

Je suis resté bouche bée un moment, à le regarder. Je savais, sans avoir besoin de le lui demander, que c’était lui qui m’avait suivi depuis Douvres.

La raison pour laquelle je ne l’avais pas reconnu plus tôt était évidente. Si c’était indéniablement moi, ce n’était pas mon reflet parfait. Laisse-moi te le décrire : un grand jeune homme en uniforme usé jusqu’à la corde, tête nue, avec aux pieds des bottes boueuses, plus étoffé que moi et pas boiteux ; rasé de frais ; les yeux brillants, observateurs ; souriant, sans la moindre nuance de menace ; pas d’arme.

Il paraissait inoffensif.

Mais il n’était pas humain.

Du moins n’était-il pas un être humain vivant. Tout d’abord, il ne se trouvait pas vraiment là. Je veux dire que sa silhouette pâlissait puis reprenait des couleurs, périodiquement, telle une étoile scintillant par une nuit venteuse.

« Qui êtes-vous ? ai-je murmuré.

— C’est une question compliquée, a-t-il déclaré d’une voix ferme, nullement spectrale. Mais je pense que tu connais déjà en partie la réponse. »

La terre détrempée exhalait une brume froide. Nous nous tenions l’un près de l’autre dans la demi-pénombre glacée comme si un mur nous avait séparés du reste du monde.

« Vous paraissez être mon double, ai-je dit lentement, ou un fantôme. Je ne sais pas.

— Viens faire une petite promenade avec moi, Guilford, a-t-il demandé. Je réfléchis mieux sur mes deux pieds. »

Aussi avons-nous erré à travers la clairière par ce matin cotonneux. Sans doute aurais-je dû être terrifié. Je l’étais, au fond. Mais il avait quelque chose de désarmant. C’est ridicule que nous en soyons réduits à nous rencontrer de cette manière, semblait dire son expression.

Comme si un fantôme avait à présenter des excuses pour ses accessoires grossiers : son suaire, ses chaînes.


Peut-être as-tu l’impression que j’ai accepté calmement cette Visitation. En réalité, je me sentais plus fasciné que surpris. Je crois qu’il avait choisi un moment où j’étais assez vulnérable – assez désorienté – pour l’entendre malgré ma terreur rugissante.

À moins qu’il n’ait été une hallucination due à l’épuisement, l’alcool et le chagrin. Tu en penseras ce que tu voudras, Caroline.

Il s’avançait dans la faible clarté de l’aube, satisfait, je crois, de l’ombre profonde des arbres-mosquées qui entouraient la clairière ; il y paraissait en tout cas plus solide. Sa voix était bien physique, empreinte des bruits du souffle et des poumons. Il s’exprimait sans prétention, dans un anglais banal aussi familier pour moi que le grondement de mes propres pensées. Pourtant, jamais il n’hésitait ou ne cherchait ses mots.

Voilà ce qu’il m’a dit.


Il se nomme Guilford Law, il est né et a été élevé à Boston.

Son existence a été banale jusqu’à ses dix-neuf ans, où il a été appelé sous les drapeaux puis envoyé de l’autre côté de l’océan pour participer à une guerre étrangère… une guerre européenne, une « guerre mondiale ».

Il m’a demandé d’imaginer une Histoire où l’Europe n’a jamais été transformée, où ce brouet de royautés et de despotismes a continué à mijoter pour enfin exploser en un conflit généralisé.

Les détails n’ont pas d’importance. Ce qui compte, c’est que ce Guilford Law fantôme a fini par se retrouver en France, face à l’armée allemande, dans une guerre de tranchées statique, sanglante, plus cauchemardesque encore du fait des attaques aériennes et des gaz empoisonnés.

Ce Guilford Law – « la sentinelle », comme j’en suis venu à l’appeler – a été tué.

À sa grande surprise, en fermant les yeux pour la dernière fois sur cette Terre, il n’a pas affronté la fin de toute vie et de toute pensée.

Car là, Caroline, l’histoire devient plus étrange, plus folle encore.


Nous nous sommes assis sur un arbre tombé, dans la fraîcheur du petit matin. J’étais stupéfait par la présence toute simple, la solidité, le poids de mon compagnon. Ses cheveux noirs s’agitaient au vent ; il inspirait et expirait comme toi ou moi ; le tronc a remué quand il s’est tourné pour me regarder en face.

Si ce qu’il m’a raconté est vrai, Schiaparelli et les astronomes de son bord ont raison : la vie existe parmi les étoiles et les planètes, une vie qui ressemble ou non à la nôtre, qui en diffère parfois radicalement.

L’Univers est incroyablement vieux, m’a dit mon visiteur. Assez pour avoir produit des civilisations scientifiques bien avant que l’homme n’en arrive à la hache de pierre. L’espèce humaine est née dans une galaxie saturée de conscience. La poussière originelle n’avait pas encore coagulé pour donner notre soleil que l’Univers renfermait déjà des merveilles si grandes et si subtiles qu’elles tenaient plus de la magie que de la science ; et d’autres, plus grandes encore, allaient suivre, des entreprises dont la réalisation allait demander des siècles, littéralement.

Il m’a décrit notre galaxie – ce petit amas de quelques milliards d’étoiles qui n’est qu’un des milliards d’amas de ce genre – comme une sorte d’être vivant « s’éveillant à la conscience ». Entre les étoiles existent des lignes de communication non pas télégraphiques, ni même radio, mais constituées par l’essence invisible (l’« énergie isotropique », ce qui me paraît vouloir dire l’éther) de l’espace lui-même ; et ces réseaux serrés de communication sont devenus si compliqués qu’ils possèdent une intelligence propre ! Les étoiles, d’après la sentinelle, pensent entre elles, littéralement ; mieux, elles se souviennent.

Preston Finch citait souvent Mgr Berkeley en disant que nous sommes tous des pensées de l’esprit divin, mais qu’en est-il s’il faut le prendre au pied de la lettre ?

Ce Guilford Law fantôme a été un être de chair et de sang jusqu’au jour de sa mort, où il est devenu une sorte de pensée… un germe de conscience, suivant sa propre expression, dans l’esprit du Dieu local, la conscience galactique en évolution.

Ce n’était pas une existence particulièrement exaltante, du moins au début. Une conscience humaine reste une conscience humaine, même transcrite dans la Conscience au sens large. Il s’est éveillé à l’après-vie persuadé de se trouver dans un hôpital de campagne français, en train de guérir d’une blessure de shrapnel, et il a fallu que quelques-uns de ses prédécesseurs dans la mort viennent le voir pour le convaincre de sa propre fin ! Son corps « virtuel » (comme il l’appelle) ressemblait à tel point à son corps de chair qu’il ne semblait y avoir entre les deux aucune différence. On lui a néanmoins affirmé que cela pouvait changer. L’essence de la vie est le changement ; l’essence de la vie éternelle, une éternité de changement. Il y avait tant à apprendre, des mondes à explorer, de nouvelles formes de vie à découvrir – à devenir si l’envie l’en prenait. Son corps organique avait été limité par ses besoins physiques et la capacité de son cerveau à emmagasiner puis retenir les souvenirs. Ces inconvénients avaient disparu.

Il allait changer, c’était inévitable, en apprenant à habiter la conscience qui le contenait, à puiser dans sa mémoire et sa sagesse. Non pour abandonner sa nature humaine mais pour s’y appuyer et l’étendre.

C’est, en résumé, ce qu’il a fait, pendant des millions de siècles, jusqu’à ce que le germe de conscience du nom de « Guilford Law » devienne une fraction de quelque chose de plus vaste, de plus complexe.

Ce matin-là, j’ai discuté avec Guilford Law mais aussi avec cet être plus vaste – des milliards et des milliards d’êtres, tous liés quoique conservant leur individualité.

Imagine mon incrédulité. Mais, étant donné les circonstances, n’importe quelle explication m’aurait paru plausible.


Est-il possible que tu voies dans cette lettre autre chose que les divagations d’un malheureux, conduit à la folie par la solitude et un terrible choc ?

Dieu sait que j’ai en effet subi un choc. Je pleure ce que, tous deux, nous avons perdu.

D’ailleurs, je n’attends nullement que tu me croies. Tout ce que je te demande, Caroline, c’est un peu de patience. Et de bonne volonté, s’il t’en reste.


J’ai interrogé la sentinelle. Je voulais savoir comment le moindre de ces événements avait bien pu se produire. C’est moi Guilford Law, après tout, et je ne suis pas mort dans une guerre européenne, ça me paraissait aussi évident que le lever du soleil.

« C’est une longue histoire », a-t-il répondu.

Je lui ai fait remarquer que personne ne m’attendait.

L’après-vie, m’a-t-il déclaré, ne ressemblait pas du tout à ce qu’il croyait. Surtout, fondamentalement, elle n’avait rien de surnaturel – c’était un paradis créé par l’homme (ou du moins par une race intelligente), aussi artificiel que le pont de Brooklyn et, à sa manière immense, aussi limité. Les âmes récupérées sur un million de planètes étaient liées entre elles au sein de structures physiques qu’il appelait des « noosphères », des engins de la taille de mondes qui parcouraient la Galaxie en une exploration sans fin. Un paradis, Caroline, mais pas le Paradis, puisqu’il avait ses problèmes et ses ennemis.

J’ai demandé quels ennemis pouvaient bien avoir les dieux.

« Ils en ont deux », m’a déclaré la sentinelle.

Le premier était le temps. La conscience avait vaincu la mortalité, du moins à l’échelle galactique. Avant même l’avènement de l’humanité, toute créature éventuellement consciente mourant à la portée effective des noosphères était emportée au paradis. (Y compris tous les êtres humains, de l’homme de Neandertal au président Taft et au-delà. Certains, m’a laissé entendre mon compagnon, avaient besoin d’un « nouvel éveil moral » important avant de s’habituer à l’après-vie. J’ai cru comprendre que si nous ne sommes pas l’espèce la plus vile de la Galaxie, nous ne sommes pas non plus, et de loin, la plus angélique.)

Mais la conscience proprement dite était mortelle, ainsi que la Voie lactée, voire que l’Univers tout entier ! Le soldat m’a parlé de « décomposition particulaire » et de « mort calorique », ce qui m’a un peu échappé. En gros, il m’a expliqué que la matière elle-même finirait par mourir. Grâce à toute l’intelligence dont elles disposaient, les noosphères ont trouvé malgré tout comment prolonger leur existence. Elles sont parvenues à construire des « Archives », somme de l’Histoire de la conscience, qu’elles et leurs sœurs intégrées à d’autres galaxies incroyablement lointaines pourraient également consulter.

Ainsi, le temps, leur premier ennemi, s’il n’avait pas été vaincu, s’était du moins vu privé de crocs.

Leur autre ennemi, la sentinelle l’a appelé la psivie, de la lettre grecque psi, qui a donné pseudo.

La psivie représentait l’aboutissement ultime des tentatives effectuées pour que les machines imitent l’évolution.

Les machines, m’a assuré le soldat, étaient capables de parvenir à la conscience, dans certaines limites. (Je pense qu’il a employé les mots « conscience » et « machine » dans leur acception technique, mais je n’ai pas insisté.) La conscience, organique ou mécanique, était basée sur « l’indétermination quantique », alors que la psivie reposait sur les mathématiques.

Elle produisait des « systèmes parasites » ou encore – je répète de mon mieux – « des algols-rythmes sans âme, prédateurs de complexité, l’envahissant et la dévorant ».

Ces algols-rythmes ne détestaient pas plus les êtres conscients que la guêpe ne déteste la tarentule dans laquelle elle pond ses œufs. La psivie s’introduisait au cœur des « systèmes » conscients, dont elle dévorait la conscience. Pensée et communication n’étaient pour elle que des outils grâce auxquels elle se fabriquait des copies qui en feraient autant à leur tour, et ainsi de suite ad infinitum.

Bien que dépourvue de conscience et d’intelligence au sens conventionnel de ces mots, elle était capable d’imiter de telles qualités – d’agir avec une sorte d’intelligence concentrée, une ruse aveugle, un peu comme les fourmis. Essaie d’imaginer une vaste intelligence totalement dépourvue d’entendement.

La psivie était née à des endroits et des époques divers à travers tout l’univers. Elle avait menacé la conscience, qui l’avait vaincue mais non éradiquée. Les Archives étaient censées y être imperméables ; la fin de la matière conventionnelle signifierait aussi celle de ces algols-rythmes virulents.

Mais tel n’a pas été le cas.

La psivie a corrompu les Archives.


Les Archives.

À ton avis, Caroline, pour un dieu, à quoi ressemblerait le livre d’histoire absolu ?

Pas à une interprétation du passé, si réfléchie et objective qu’elle soit. Pas non plus au passé lui-même, trop difficile à consulter.

Non, ce serait en pratique le reflet de l’Histoire, le passé fidèlement recréé de manière à être aisément disponible, à s’ouvrir comme un manuel avec tous ses langages et ses dialectes originaux ; un modèle réduit fidèle, dont on aurait juste supprimé les vides afin de simplifier, accessible dans son entier à la conscience sans pour autant en être altéré ou dérangé.

Les Archives, quoique statiques, puisque l’Histoire ne change pas, étaient balayées à intervalles réguliers par un « champ de Higgs », que le soldat a comparé à l’aiguille d’un phonographe suivant le sillon d’un disque. Le disque n’évolue pas, mais cet objet figé produit un événement dynamique – la musique.

Dans un monde sain, bien sûr, on obtient la même musique à chaque audition. Mais qu’arriverait-il si une symphonie de Mozart, une fois sur le phonographe, se transformait à mi-chemin en La Flûte enchantée ?

J’avais beau être déconcerté, je voyais où il voulait en venir.

Son monde à lui était la symphonie de Mozart ; la conversion de l’Europe La Flûte enchantée.

« Vous voulez dire que nous sommes dans les Archives ? » ai-je interrogé.

Il a acquiescé, très calme.

J’ai frissonné.

« Cela signifie-t-il… essayez-vous de me faire comprendre que je suis une sorte de livre d’histoire, moi ? Enfin, une page, ou un paragraphe ?

— C’est ce que tu étais censé être », m’a-t-il répondu.


Ça faisait beaucoup, malgré ma réceptivité momentanée. Quand je pense que tu lis tout cela, Caroline… tu es sans doute persuadée que je suis devenu fou.

Il se peut que tu aies raison. J’aimerais presque être de ton avis.

Mais je me demande si cette lettre t’est réellement adressée… je veux dire si elle t’est adressée à toi, la Caroline d’Australie… ou à cette autre Caroline dont j’ai emporté l’image dans les forêts sauvages et qui m’a été un précieux soutien.

Peut-être cette Caroline-là n’a-t-elle pas totalement disparu. Peut-être lit-elle par-dessus ton épaule.


Saisis-tu l’énormité de ce que m’a raconté ce spectre ?

Il a sous-entendu – en plein jour et avec les mots les plus simples – que le monde qui m’entoure, le monde où nous vivons, toi et moi, n’est rien de plus qu’une illusion, entretenue par une machine de la fin des temps.

C’était plus que je ne pouvais en accepter aisément, malgré l’expérience gagnée avec messieurs Burroughs, Verne et Wells.

« Il ne m’est pas possible de m’expliquer plus clairement, a-t-il dit enfin, ou de te demander davantage que de réfléchir à cette possibilité. »

Les choses se compliquent. Lorsque nous étions un « livre d’histoire », chaque événement, chaque action étaient prédéterminés, répétitions mécaniques de ce qui s’était produit auparavant – bien que nous n’ayons évidemment eu aucun moyen de le savoir.

Mais la psivie avait introduit le « chaos » (c’est le terme qu’a employé le soldat) dans le système – c’est-à-dire l’équivalent de ce que les théologiens appellent le libre arbitre !

Ce qui signifie que toi, moi et tous les autres êtres intelligents « copiés » dans le manuel, nous sommes devenus des entités morales indépendantes, donc imprévisibles – des vies réelles ; de nouvelles vies, que la conscience ne peut faire autrement que de protéger !

En d’autres termes, l’invasion organisée par la psivie nous a délivrés de notre existence mécanique… alors que l’intention de ladite psivie est de nous garder en otages et, au bout du compte, de nous exterminer jusqu’au dernier.

(Je suis tenté de considérer ces envahisseurs comme les anges rebelles. Ils nous ont donné le statut de créatures morales en introduisant le Mal dans notre monde – et nous devons engager contre eux une lutte à mort, alors même qu’ils nous ont libérés !)

Nous avons discuté un petit moment encore, mon visiteur et moi, tandis que la brume matinale achevait de s’évaporer et que le soleil se faisait plus brillant. Le soldat était nettement fantomatique à la pleine lumière du jour. Il avait une ombre, certes, mais moins profonde que la mienne.

J’ai fini par lui poser la question essentielle : pourquoi était-il là, et que voulait-il de moi ?

Sa réponse a été aussi prolixe que troublante.

Il voulait que je l’aide.

J’ai refusé.


Lorsqu’il discutait avec Preston Finch, le professeur Sullivan citait souvent Berkeley, lui aussi. Je m’en souviens encore : « Les choses et les actes sont ce qu’ils sont, leurs conséquences seront ce qu’elles seront ; pourquoi vouloir se laisser tromper ? »

Nous le voulons parfois, Caroline. Oui, nous le voulons parfois.


Cela va peut-être te surprendre, mais je retourne sur le continent, sans doute dans un des nouveaux ports méditerranéens, Fayetteville ou Oro Delta. Le climat y est doux, l’avenir ouvert.

Mais je t’ai dit que j’avais une faveur à te demander.

Ta vie en Australie t’appartient. Je sais que jamais je ne suis parvenu à te libérer du fardeau de douleur qui pèse sur tes épaules. Peut-être as-tu trouvé comment t’en débarrasser une fois pour toutes. Je l’espère. Je n’ai pas l’intention de critiquer ta décision, non plus que de me lancer à la poursuite de Lily si tu ne le veux pas.

Mais je t’en prie – je t’implore de m’accorder cette faveur – ne la laisse pas croire à ma mort.


Je confie cette missive à un certain Mr. Barnes, qui emprunte un bateau de la Croix-Rouge en partance pour Sydney, avec l’assurance qu’il la remettra si possible à un parent de Colin Watson. Je lui ai recommandé de ne rien faire qui puisse compromettre le lieutenant vis-à-vis des autorités militaires. Mr. Barnes m’a paru digne de confiance et discret.

Je joins aussi les notes prises pendant mon hiver darwinien. Considère-les comme les lettres que je n’ai pu t’envoyer. Il est possible que Lily demande à les lire, plus tard.

Je sais que je ne suis pas le mari que tu désirais. J’espère sincèrement que le temps et les souvenirs nous seront doux à tous deux.

Sans doute ne nous reverrons-nous pas.

Mais je t’en prie, parle de moi à Lily. Peut-être ne sommes-nous tous que des esprits dans une machine. C’est une explication qui aurait intéressé le professeur Sullivan. Quoi que nous soyons, cependant, nous sommes. Lily est ma fille. Je l’aime. Cet amour est réel, même si rien d’autre ne l’est. Dis-le-lui, je t’en prie. Dis-lui que je l’aime énormément et que je l’aimerai toujours.

Toujours.

Toujours.

Interlude

Le germe de conscience Guilford Law tomba, dans les Archives, sur un noyau de matière complexe pas plus gros qu’un grain de sable.

La structure était arrosée en permanence d’une pluie de grains semblables : les germes de conscience tirés de tous les mondes, de toutes les espèces que l’incursion de la psivie mettait en péril. Chacun était une arme, miniaturisée afin de ne pas être reconnue comme telle, façonnée pour interagir avec la sous-structure hermétique des Archives de manière à détourner l’attention de l’ennemi.

Partout dans les Archives, la bataille faisait rage. Des groupes de Turing sous-conscients les parcouraient au hasard, à la recherche de la signature algorithmique de la psivie, dont ils interrompaient la reproduction. Les noyaux envahisseurs, en retour, mutaient ou déguisaient leurs codes reproducteurs. Les prédateurs se multiplièrent, un moment, avant de se raréfier lorsque les intrus se mirent à prendre leurs séquences d’attaque pour cibles et à les écraser. On entrait dans une écologie de guerre.

Guilford n’avait aucun rôle à jouer à ce niveau. Ses systèmes autonomes, exploitant l’architecture fonctionnelle des Archives, le posèrent sur la réplique de la Terre archaïque. Incapable de se manifester comme un être phénoménologique – du moins de manière efficace, et pour un certain temps –, il pouvait cependant communiquer directement avec sa propre réplique.

Ce qui était très important. La psivie avait altéré radicalement l’ontosphère du cœur même des Archives. Les traces de la lutte étaient partout apparentes.

L’Europe, modifiée d’un seul tenant, s’était vue affublée d’une histoire mutante. L’envahisseur avait essayé de créer une séquence d’évolution permettant son entrée dans l’ontosphère à travers des créatures insectoïdes sous-conscientes.

La tentative avait été contrée. Les intrus, décidés à métamorphoser toute la Terre, n’en avaient modifié qu’une fraction.

Toutefois, l’imitation de monde en avait été changée à jamais. Des vies ayant trouvé une fin prématurée – telle celle de Guilford – avaient été déformées pour donner de nouvelles séquences autonomes totalement conscientes. Nombre d’entre elles constituaient des ponts entre la sous-structure des Archives et leur cœur ontologique. Des voies de communication à travers lesquelles les esprits – y compris celui de Guilford ou les noyaux parasites de la psivie – pouvaient pénétrer dans le plénum de l’Histoire afin de l’altérer.

Le germe de conscience Guilford Law était furieux des dommages déjà causés. Terrifié, aussi : il avait peur pour les nouveaux germes créés par l’invasion, qu’il ne serait peut-être pas possible de sauvegarder ; qui, en d’autres termes, auraient peut-être à affronter l’horreur de l’extinction pure et simple.

Ces entités, au départ vulgaires reconstitutions du passé, étaient à présent des otages – vulnérables, condamnés sans doute, si rien ne venait contrer l’incursion de la psivie dans l’ontosphère.


En tant que germe de conscience séparé de sa noosphère, Guilford ne comprenait qu’une fraction de cette guerre. Cela suffisait. Il n’était là, en compagnie de beaucoup d’autres, que pour intervenir dans la bataille terrestre.

Ce qui arrivait sur Terre lui était bien assez compréhensible.

Les psions d’Europe avaient été emprisonnés (pour un temps seulement) à leur point d’accès avorté, qui apparaissait dans ce plénum comme un puits, un conduit reliant les structures cachées des Archives à la Terre ontologique. Les envahisseurs, ayant pris pour avatars d’énormes insectoïdes, leur avaient fait construire une grossière cité de pierre afin de protéger l’endroit.

La cité était tombée lors d’une précédente bataille. Le passage avait été scellé.

Momentanément.

Une activité nouvelle y attirait Guilford. Le champ de Higgs, qui balayait les Archives afin d’y maintenir un temps ontologique, scandait l’approche d’une nouvelle diaspora de psivie. D’une nouvelle Apocalypse. D’une nouvelle bataille.

Il sentait très bien tout cela : le puits ; son propre avatar, Guilford Law ; le continent que les hommes appelaient la Darwinie ; jusqu’au paysage martien altéré, où des germes de conscience dépourvus d’histoire luttaient pour leur propre autonomie. Les crises passées et futures.

Il ne lui était pas possible d’intervenir, du moins directement. Ni de s’emparer d’un avatar et de le posséder à la manière des psions. Il respectait trop l’indépendance morale des germes de vie. Hésitant, il s’approcha de son double. Lutta pour s’amoindrir, s’adapter au champ mental de cette créature… redevenir le pur mortel qu’il avait été un jour.

Redécouvrir le noyau de son être, le mélange chaotique de peurs, de besoins, d’aspirations qui composaient l’embryon de toute conscience, lui parut curieux. Parmi ses pensées :

Voilà ce que j’étais autrefois. Voilà tout ce qui existait de moi, quand j’étais nu, seul, effrayé, sans autre Moi. Un atome perdu dans un océan de matière inanimée.

La pitié l’envahit.

Son double le perçut comme un esprit, car il ne pouvait se manifester autrement dans l’ontosphère des Archives. Il annonça à ce simple mortel l’approche de la bataille. Tu as un rôle à y jouer, prévint-il. J’ai besoin de toi.

L’avatar écouta ses laborieuses explications. Les mots étaient maladroits, primitifs, inadéquats.

Il refusa d’aider les autres germes de conscience.


« Moi, je me fiche de vos problèmes. » La voix du jeune Guilford était franche, déterminée. « Je ne suis pas sûr que vous disiez la vérité, je ne sais même pas ce que vous êtes. Vous me racontez une histoire sortie tout droit du Moyen Âge – des esprits, des démons, des monstres. On jurerait une pièce moralisatrice du dixième siècle. »

Cet être puéril était amer. Sa femme l’avait quitté. Il en avait vu bien plus qu’il n’en comprenait. Ses compagnons étaient morts sous ses yeux.

Le Guilford plus âgé comprenait.

Il se rappelait le bois Belleau et Bouresches. Le champ de blé rouge de coquelicots. Tom Compton, coupé en deux par une rafale de mitrailleuse. Il se rappelait le chagrin.

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