CENDRES

1

Rusty se tenait sur le rond-point, devant l’hôpital, et regardait les flammes qui montaient de quelque part sur Main Street, lorsque le téléphone se mit à jouer sa petite musique à sa ceinture. Twitch et Gina étaient avec lui, Gina tenant le bras de Twitch comme pour se protéger. Ginny Tomlinson et Harriet Bigelow dormaient dans le local réservé au personnel. Le vieux type qui s’était porté volontaire, Thurston Marshall qui s’était montré étonnamment efficace, faisait la tournée des malades. L’électricité était revenue, les appareils fonctionnaient et, pour le moment, les choses étaient à peu près stabilisées. Jusqu’au moment où l’alerte incendie s’était déclenchée, Rusty s’était même autorisé à se sentir bien.

Il vit le nom de LINDA s’afficher sur l’écran. « Chérie ? Tout va bien ?

— Ici, oui. Les petites dorment.

— Sais-tu ce qui brû…

— Les bureaux du journal. Tais-toi et écoute-moi bien, parce que je vais couper mon téléphone dans une minute et demie pour que personne ne puisse m’appeler pour aller combattre l’incendie. Jackie est ici. Elle surveillera les gosses. Retrouve-moi au salon funéraire. Stacey Moggin y sera aussi. Elle est passée un peu plus tôt. Elle est avec nous. »

Le nom était familier, mais Rusty n’y associa pas tout de suite un visage. Et ce qui résonnait en lui était surtout ce elle est avec nous. Il commençait à y avoir vraiment des camps, on commençait à dire avec nous ou avec eux.

« Lin…

— Retrouve-moi là-bas. Dix minutes. C’est sans risque tant qu’ils luttent contre l’incendie, vu que les frères Bowie font partie de l’équipe. C’est ce que m’a dit Stacey.

— Comment ont-ils pu réunir aussi vite une équi…

— Je ne sais pas et je m’en fiche. Tu peux venir ?

— Oui.

— Bien. Ne te gare pas dans le parking sur le côté. Fais le tour jusqu’au plus petit, derrière. »

Puis la voix de Linda s’éteignit.

« Qu’est-ce qui brûle ? demanda Gina. Vous le savez ?

— Non, répondit Rusty. Parce que personne ne m’a appelé. »

Il les regarda tous les deux d’un air sombre.

Gina n’avait pas pigé, mais Twitch, si. « Absolument personne n’a appelé, dit-il. Je suis juste parti, sans doute pour une urgence, mais vous ne savez pas où. Je ne l’ai pas dit. D’accord ? »

Gina paraissait toujours perplexe, mais elle acquiesça. Parce qu’à présent, elle faisait partie de l’équipe ; elle ne remettait pas sa parole en question. Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Elle avait seulement dix-sept ans. Eux et nous, pensa Rusty. Une mauvaise médecine, en règle générale. En particulier pour des adolescents. « Probablement pour une urgence, dit-elle. Nous ne savons pas où.

— Eh non, ajouta Twitch. Toi grande sauterelle, nous petites fourmis.

— N’en faites pas tout un pataquès, tous les deux », dit Rusty.

Cependant il savait déjà qu’il s’agissait d’un pataquès. Que c’était synonyme de situation tordue. Gina n’était pas la seule gamine dans le tableau ; lui et Linda en avaient deux, pour le moment endormies sans savoir que papa et maman pourraient bien être en train de faire voile dans une tempête trop violente pour leur petit bateau.

Et pourtant…

« Je reviens plus tard », murmura Rusty, espérant qu’il ne disait pas ça juste pour se rassurer.

2

Sammy Bushey emprunta Catherine Russell Drive au volant de la Malibu des Evans peu après le départ de Rusty pour le salon funéraire ; leurs véhicules se croisèrent sur la place principale.

Twitch et Gina étaient retournés dans l’hôpital, et le rond-point, en face de l’entrée principale, était désert ; mais Sammy ne s’arrêta pas là. On redouble de prudence quand on a un pistolet sur le siège du passager (Phil aurait dit on devient parano). Elle fit donc le tour du bâtiment et alla se garer dans le parking des employés. Elle prit le calibre 45, le glissa dans la taille de son jean et le couvrit avec son T-shirt. Elle traversa le parking et fit halte devant la porte de la lingerie, le temps de lire l’affichette qui disait : FUMER ICI SERA INTERDIT À PARTIR DU 1er JANVIER. Elle regarda la poignée, comprenant que si celle-ci ne tournait pas, elle renoncerait. Ce serait un signe de Dieu. Si, en revanche, la porte n’était pas fermée…

Elle n’était pas fermée. Elle se glissa à l’intérieur, tel un fantôme pâle et boitillant.

3

Thurston Marshall était fatigué — sinon épuisé — mais plus heureux qu’il ne l’avait jamais été depuis des années. C’était sans aucun doute de la perversité. Il était professeur titulaire, poète publié, collaborateur d’une prestigieuse revue littéraire. Une ravissante jeune femme partageait son lit, intelligente de surcroît, une jeune femme qui le trouvait merveilleux. Que donner des pilules, administrer des calmants et vider des pots de chambre (sans parler de torcher le cul plein de merde du petit Bushey une heure auparavant) —, que tout cela pût le rendre plus heureux que le reste frisait vraiment la perversité ; et pourtant, le fait était là. Les couloirs de l’hôpital, avec leur odeur de désinfectant et de cire, lui rappelaient sa jeunesse. Les souvenirs avaient été particulièrement vifs, ce soir, de l’arôme entêtant de patchouli dans l’appartement de David Perna au serre-tête à motifs floraux qu’il avait porté pour le service religieux aux chandelles à la mémoire de Bobby Kennedy. Il fit sa tournée en fredonnant « Big Legged Woman », très doucement, dans un souffle.

Il jeta un coup d’œil dans la salle du personnel et vit l’infirmière au pif cassé et la jolie petite aide-soignante — Harriet — endormies sur les couchettes qu’on avait traînées jusque-là. Le canapé était libre, et il n’allait pas tarder à aller y piquer un petit somme — ou alors, plus probablement, il rentrerait à la maison de Highland Avenue qui était à présent son domicile.

Étrange, la manière dont les choses avaient tourné.

Étrange, le monde.

Mais avant tout, une dernière vérification de l’état de ceux qu’il voyait déjà comme ses patients. Cela ne lui prendrait pas longtemps, dans cet hôpital grand comme un timbre-poste. D’autant plus que la plupart des chambres étaient vides. Bill Allnut, que la blessure qu’il avait reçue lors de la bagarre du Food City avait tenu réveillé jusqu’à neuf heures, dormait à présent à poings fermées et ronflait, tourné de côté pour diminuer la pression sur la longue lacération qu’il avait à l’arrière du crâne.

Wanda Crumley se trouvait deux portes plus loin. Le moniteur cardiaque émettait ses bips réguliers et son pouls connaissait un mieux, mais elle en était à cinq litres d’oxygène et Thurston craignait qu’elle ne fût une cause perdue. Trop de surcharge pondérale ; trop de cigarettes. Son mari et sa fille cadette la veillaient. Thurston adressa le V de la victoire (signe de la paix, dans sa jeunesse) à Wendell Crumley et Wendell, souriant courageusement, le lui rendit.

Tansy Freeman, l’appendicite, lisait une revue. « C’était quoi, la sirène incendie ? lui demanda-t-elle.

— Je sais pas, mon chou. Tu as mal ?

— Niveau trois, répondit-elle calmement. Ou peut-être deux. Vous croyez que je pourrai toujours rentrer chez moi demain ?

— C’est au Dr Rusty de décider, mais d’après ma boule de cristal, c’est oui. »

Et la manière dont s’éclaira le visage de la jeune femme lui donna envie — allez savoir pourquoi — de pleurer.

« La maman du petit garçon est revenue, dit Tansy. Je l’ai vue passer.

— Bien », répondit Thurston.

Le bébé n’avait guère posé de problèmes. Il avait pleuré une ou deux fois, mais surtout il avait dormi, mangé et regardé le plafond d’un air apathique depuis le fond de son berceau. Il s’appelait Walter (Thurston ne pouvait imaginer que le Little qui précédait Walter était aussi un prénom) mais Thurston pensait à lui comme au Gosse Thorazine.

Il ouvrit ensuite la porte de la chambre 23, celle avec le petit panneau jaune BÉBÉ À BORD collé dessus, et vit que la jeune femme — elle avait été victime d’un viol, lui avait soufflé Gina —, assise à côté du petit lit, tenait le bébé dans ses bras et lui donnait le sein.

« Vous allez bien… (il regarda le nom de famille sur la carte au pied du lit)… Ms Bushey ? »

Il prononça Boucher, mais Sammy ne prit pas la peine de le corriger. « Oui, docteur », répondit-elle.

Thurston, lui non plus, ne prit pas la peine de la corriger. Cette joie indéfinissable — celle qui montait avec des larmes cachées dedans — lui gonfla de nouveau le cœur. Et dire qu’il avait failli ne pas se porter volontaire ! Si Caro ne l’avait pas encouragé… il aurait manqué cela.

« Le Dr Rusty sera content de voir que vous êtes revenue. Comme Walter. Avez-vous besoin d’un antidouleur ?

— Non. » C’était vrai.

Ses parties intimes lui faisaient encore mal, mais la douleur restait lointaine. Elle avait l’impression de flotter au-dessus d’elle-même, reliée à la terre par le plus mince des fils.

« Parfait. Cela veut dire que vous allez mieux.

— Oui, répondit Sammy. Bientôt, je me sentirai même bien.

— Quand vous aurez fini de le nourrir, mettez-vous au lit, hein ? Le Dr Rusty passera vous examiner demain matin.

— Très bien.

— Bonne nuit, Ms Boucher.

— Bonne nuit, docteur. »

Thurston referma doucement la porte et poursuivit son chemin dans le couloir. Tout au bout, se trouvait la chambre de la fille Roux. Un coup d’œil, et il aurait terminé.

Elle était hébétée mais réveillée. Le jeune homme qui était venu lui rendre visite, non. Il dormait dans un coin, sur le seul siège de la chambre, une revue sportive sur les genoux, ses longues jambes tendues devant lui.

Georgia fit signe à Thurston d’approcher et, lorsqu’il se pencha vers elle, elle lui murmura quelque chose. Elle avait parlé à voix basse, ce qui (s’ajoutant au fait qu’elle avait la bouche en capilotade et presque complètement édentée) l’empêcha de comprendre plus d’un ou deux mots. Il se pencha un peu plus.

« Eu éveillez pas. » On aurait dit Homer Simpson. « C’est ce-ui qu’est ’nu me endre isite. »

Thurston répondit d’un hochement de tête. Les heures de visites étaient dépassées depuis longtemps, bien entendu, et vu qu’il portait une chemise bleue et une arme de poing au côté, le jeune homme allait se faire sonner les cloches pour ne pas avoir réagi à l’alarme incendie — mais qu’est-ce que ça pouvait faire ? Un combattant du feu en plus ou en moins ne changerait sans doute pas grand-chose ; de plus, pour ne pas avoir été réveillé par la sirène, il fallait qu’il soit plongé dans un sommeil sacrément profond et il n’aurait sans doute pas été d’une grande efficacité. Thurston porta un doigt à ses lèvres et accompagna son geste d’un chut complice. Elle essaya de sourire, mais grimaça.

Thurston ne lui proposa cependant pas d’antidouleur ; d’après le tableau au bout de son lit, Georgia Roux ne pouvait rien prendre avant deux heures du matin. Il sortit donc, referma une fois de plus la porte doucement derrière lui, et revint le long du couloir endormi. Il ne remarqua pas que la porte avec BÉBÉ À BORD était une fois de plus entrouverte.

Le canapé de la salle du personnel lui fit de l’œil quand il passa, mais Thurston avait définitivement décidé de retourner sur Highland Avenue.

Il avait envie de voir comment allaient les enfants.

4

Sammy resta assise près du lit avec Little Walter dans les bras jusqu’à ce que le nouveau docteur soit repassé. Puis elle embrassa son fils sur les deux joues et la bouche. « Tu es un gentil bébé, dit-elle. Tu retrouveras maman au ciel, si on la laisse entrer. Je crois que oui. Elle a fait son temps en enfer. »

Elle le déposa dans le berceau, puis elle ouvrit le tiroir de la table de nuit. Elle y avait rangé le pistolet pour qu’il ne risque pas de faire mal à Little Walter pendant qu’elle le tenait et lui donnait le sein pour la dernière fois. Elle prit l’arme.

5

Le bas de Main Street était bloqué par des voitures de police nez à nez, jetant leurs éclairs de bandits manchots. Une foule, silencieuse, nullement excitée — presque lugubre — se tenait derrière et regardait.

Horace le corgi était d’ordinaire un chien peu bruyant, limitant son répertoire vocal à une volée d’aboiements d’accueil ou à un jappement occasionnel destiné à rappeler à Julia qu’il existait et qu’il fallait tenir compte de lui. Mais lorsqu’elle se gara devant la Maison des fleurs, il laissa échapper un hurlement bas, rentré, depuis le siège arrière. Julia tendit la main derrière elle à l’aveuglette pour lui caresser la tête. Cherchant autant à trouver du réconfort qu’à en donner.

« Julia ! mon Dieu ! » dit Rose.

Elles descendirent. Julia avait eu l’intention de laisser le chien dans la voiture, mais lorsqu’il émit de nouveau un de ses petits hurlements chargés d’affliction — comme s’il savait, savait vraiment —, elle alla récupérer la laisse sous le siège passager, ouvrit la portière arrière pour qu’il saute à terre et attacha la laisse à son collier. Puis elle prit son appareil photo personnel, un petit Casio de poche, avant de refermer la portière. Les deux femmes se frayèrent un chemin au milieu de la foule des badauds. Horace ouvrait la marche en tirant sur sa laisse.

Rupe, le cousin de Piper Libby, flic à temps partiel qui s’était installé à Chester’s Mill cinq ans auparavant, voulut leur barrer le passage. « Personne ne peut aller plus loin, mesdames.

— C’est chez moi, ici ! Au premier, il y a tout ce que je possède au monde ! En bas, c’est le journal qu’a fondé mon arrière-grand-père. The Democrat n’a sauté une parution que quatre fois en cent vingt ans ! Et maintenant, tout part en fumée ! Si vous voulez m’empêcher d’aller voir ça de plus près, il faudra m’abattre ! »

Rupe parut hésiter, mais lorsqu’elle s’élança à nouveau (Horace à hauteur de ses genoux et levant un regard menaçant vers l’homme et sa calvitie), il s’effaça. Seulement un instant.

« Pas vous, dit-il à Rose.

— Si, moi. À moins que tu aies envie que je mette un laxatif dans ton prochain chocolat froid.

— Madame… Rose… j’ai des ordres.

— Au diable vos ordres », dit Julia avec plus de fatigue que de défi dans la voix.

Elle prit Rose par le bras et l’entraîna le long du trottoir, ne s’arrêtant que lorsqu’elle sentit, sur son visage, la chaleur passer de préchauffage à cuisson.

The Democrat était une fournaise. La douzaine de flics présents n’essayaient même pas d’éteindre le feu, mais ils disposaient d’un bon nombre de pompes indiennes (certaines portant encore une étiquette parfaitement lisible à la lueur de l’incendie : PROFITEZ DES JOURNÉES À BAS PRIX AU BURPEE’S !) et ils en arrosaient la pharmacie et la librairie. Étant donné l’absence de vent, Julia se dit qu’ils devraient pouvoir éviter la propagation aux deux autres commerces… ainsi qu’au reste de la rue, de ce côté de Main Street.

« C’est incroyable qu’ils soient arrivés si vite », commenta Rose.

Julia ne dit rien et se contenta de regarder les flammes monter en grondant dans la nuit, faisant disparaître les étoiles roses. Elle était trop sous le choc pour pleurer.

Tout, pensa-t-elle. Presque tout.

Pete Freeman franchit le barrage de flics occupés à arroser la façade et le côté nord de la pharmacie de Sanders. Son visage était couvert de suie et strié de traînées de larmes.

« Je suis tellement désolé, Julia ! dit-il. On a presque réussi à l’arrêter… on l’avait pratiquement arrêté… mais il y en a eu encore une… la dernière bouteille qu’ont lancée ces fumiers est tombée sur les journaux, à côté de la porte… » Il passa ce qui restait de sa manche sur son visage, ne faisant que se barbouiller un peu plus de suie. « Je suis tellement désolé ! »

Elle le prit dans ses bras comme un bébé, en dépit des quinze centimètres et des trente ou quarante kilos qu’il avait de plus qu’elle. Elle le serra contre elle, faisant attention à ne pas écraser son bras blessé. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Des cocktails Molotov, sanglota-t-il. Ce salopard de Barbara !

— Barbie ? Il est en prison, Pete !

— Ses amis ! Ses putains d’amis ! C’est eux qui l’ont fait !

Quoi ? Tu les as vus ?

— Je les ai entendus », dit-il en se reculant un peu pour la regarder. « Le contraire aurait été difficile. Ils avaient un porte-voix. Ils ont dit que si Dale Barbara n’était pas libéré, ils mettraient le feu à toute la ville (il eut un sourire amer). Le libérer ? On devrait le pendre, oui ! Donnez-moi une corde et je m’en charge. »

Big Jim arriva d’un pas tranquille. Le feu lui peignait les joues en orange. Ses yeux brillaient. Son sourire s’étalait presque jusqu’à ses oreilles.

« Vous aimez toujours autant votre petit copain Barbie, Julia ? »

Julia s’avança vers lui et son visage devait exprimer quelque chose de particulier car Rennie recula d’un pas, comme s’il craignait un coup de poing. « Ça n’a aucun sens. Aucun. Et vous le savez.

— Oh, vous vous trompez. Si vous parvenez à envisager l’idée que c’est Barbara et ses amis qui ont installé le Dôme, je crois que tout devient clair. Il s’agit d’un acte de terrorisme, purement et simplement.

— Foutaises. J’étais de son côté, ce qui signifie que le journal était de son côté. Il le savait.

— Mais ils ont dit…, commença Pete.

— Oui », le coupa-t-elle sans le regarder. Elle continuait à fixer la figure de Rennie, illuminée par le feu. « Ils ont dit, ils ont dit — mais qui diable sont ces ils ? Pose-toi la question, Pete. Demande-toi donc, si ce n’est pas Barbie — qui n’a aucun mobile —, qui a un mobile ? À qui cela profite de faire taire cette emmerdeuse de Julia Shumway ? »

Big Jim se tourna et fit signe à deux des nouveaux officiers — seulement identifiables par le bandana bleu qu’ils avaient noué autour de leurs biceps. L’un d’eux était un grand gaillard genre bagarreur dont le visage trahissait qu’il sortait à peine de l’enfance. L’autre ne pouvait être qu’un Killian ; cette tête en boule de bowling était aussi caractéristique qu’un timbre commémoratif. « Mickey. Richie. Expulsez-moi ces deux femmes. »

Horace était accroupi au bout de sa laisse, grognant en direction de Big Jim. Celui-ci adressa un regard de mépris au chien.

« Et si elles refusent de partir d’elles-mêmes, vous avez mon autorisation pour les attraper et les balancer par-dessus le capot de notre voiture la plus proche.

— Ce n’est pas terminé », dit Julia en pointant un doigt vers lui. Elle s’était mise à son tour à pleurer, des larmes trop brûlantes et douloureuses pour être de chagrin. « Nous n’en avons pas terminé, fils de pute. »

Le sourire de Big Jim réapparut. Il était aussi brillant que la carrosserie de son Hummer. Et tout aussi noir. « Si, dit-il. Question réglée. »

6

Big Jim repartit en direction du feu — il tenait à voir brûler le journal de la fouille-merde jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un tas de cendres — et avala une bouffée de fumée. Son cœur s’arrêta brusquement dans sa poitrine et le monde se mit à ondoyer devant ses yeux. Puis son palpitant reprit du service, mais par à-coups, anarchiquement, le faisant haleter. Il frappa du poing le côté gauche de sa poitrine et toussa violemment, moyen instantané de lutter contre l’arythmie que lui avait appris le Dr Haskell.

Son cœur continua tout d’abord à galoper de manière désordonnée (bam… pause… bam-bam-bam… pause), puis finit par reprendre un rythme régulier. Un bref instant, il l’imagina enfoui dans une masse dense de graisse jaunâtre, telle une créature vivante qui se débattrait pour se libérer avant de ne plus avoir d’air. Puis il repoussa cette image.

Je vais bien. Trop de boulot, c’est tout. Rien dont sept heures de sommeil ne pourront pas venir à bout.

Le chef Randolph arriva, une pompe indienne sur son large dos. Il avait le visage dégoulinant de sueur. « Jim ? Ça va bien ?

— Très bien », répondit Big Jim. C’était vrai. Il se sentait très bien. Il venait d’atteindre l’apogée de sa vie, l’occasion d’accéder à la grandeur dont il s’était toujours su digne. Ce n’était pas un palpitant à la noix qui allait l’empêcher d’y goûter. « C’est juste de la fatigue. Je n’ai pratiquement pas arrêté de courir.

— Rentrez chez vous, lui conseilla Randolph. Jamais je n’aurais imaginé que je dirais merci-mon-Dieu pour le Dôme, et je ne le dis toujours pas, mais au moins il sert de coupe-vent. On va y arriver. J’ai des hommes sur les toits de la pharmacie et de la librairie, au cas où des escarbilles sauteraient, alors vous pouvez y aller et…

— Quels hommes ? »

Ses battements de cœur s’apaisaient. Excellent.

« Henry Morrison et Toby Whelan sur la librairie. Georgie Frederick et l’un des nouveaux gosses sur la pharmacie. Un fils Killian, je crois. Rommie Burpee s’est porté volontaire pour aller avec eux.

— Tu as ton talkie-walkie ?

— Bien sûr.

— Et Frederick a le sien ?

— Comme tous les titulaires.

— Dis à Frederick de surveiller Burpee.

— Rommie ? Pourquoi donc, grands dieux ?

— Il ne m’inspire pas confiance. Je me demande s’il n’est pas ami avec Barbara. »

Ce n’était cependant pas Barbie qui inquiétait Big Jim quand il était question de Burpee. L’homme avait été l’ami de Brenda. Et il était malin.

Le visage en sueur de Randolph était creusé de plis. « Combien sont-ils, d’après vous ? Combien sont du côté de ce fils de pute ? »

Big Jim secoua la tête. « Difficile à dire, Pete, mais il s’agit d’une grosse affaire. Qui doit être planifiée depuis longtemps. Il suffit de regarder qui sont les nouveaux arrivants à Chester’s Mill — c’est forcément eux. Mais certains pourraient être sur le coup depuis des années. Des dizaines d’années, même. C’est ce qu’on appelle des agents dormants.

— Bon Dieu ! Mais pourquoi, Jim ? Pourquoi, au nom du ciel ?

— Je ne sais pas. Une expérience, peut-être, avec nous comme cobayes. Ou il s’agit peut-être seulement d’une prise de pouvoir. Je n’en crois pas incapable le voyou que nous avons à la Maison Blanche. Ce qui importe, pour le moment, c’est de renforcer la sécurité et de traquer les menteurs qui cherchent à saper nos efforts pour maintenir l’ordre.

— Est-ce que vous pensez qu’elle… »

Il eut un mouvement de tête vers Julia, qui regardait son entreprise partir en fumée.

« Je n’en suis pas certain, mais pense au comportement qu’elle a eu, cet après-midi. Quand elle a débarqué au poste et qu’elle a gueulé qu’elle voulait le voir ? Qu’est-ce que ça te suggère ?

— Ouais », dit Randolph. Il étudiait Julia Shumway d’un œil froid. « Et mettre le feu à son propre local, quoi de mieux comme couverture ? »

Big Jim pointa un doigt sur lui comme pour dire : Tu as peut-être bien mis dans le mille. « Bon, faut que j’y aille. Appelle George Frederick. Dis-lui de garder son bon œil sur ce Canuck[6] de Lewiston.

— Entendu. »

Randolph prit son talkie-walkie.

Derrière eux, Fernald Bowie criait à pleine voix : « Le toit va s’effondrer ! Reculez, tout le monde, dans la rue ! Ceux sur les toits, tenez-vous prêts ! Les gars, soyez prêts ! »

Big Jim, une main sur la poignée de son Hummer, regarda le toit du Democrat céder en expédiant un nuage d’étincelles droit vers le ciel noir. Les hommes postés sur les bâtiments voisins vérifièrent mutuellement leurs pompes et se tinrent en position militaire de repos, attendant les étincelles, le tuyau à la main.

L’expression qui passa sur le visage de Julia quand le toit du Democrat s’effondra fit plus de bien au cœur de Big Jim que tous les bon sang de cueilleurs de coton de médicaments et pacemakers du monde. Cela faisait des années qu’il était obligé de supporter ses mercuriales hebdomadaires, et quand bien même il n’aurait jamais reconnu avoir eu peur d’elle, il était certain qu’elle lui avait donné du souci.

Mais regardez-la un peu maintenant, pensa-t-il. On dirait qu’en arrivant chez elle, elle a trouvé sa mère morte.

« Vous avez l’air d’aller mieux, lui dit Randolph. Vous reprenez des couleurs.

— Je me sens mieux. Mais je vais tout de même rentrer chez moi. Histoire de me reposer un peu les yeux.

— Bonne idée. Nous avons besoin de vous, mon ami. Plus que jamais. Et si ce fichu Dôme ne disparaît pas… » Il secoua la tête, mais ses yeux de chien basset ne quittèrent pas un instant le visage de Big Jim. « Je ne sais pas comment on s’en sortirait sans vous, pour tout vous dire. J’aime Andy Sanders comme un frère, mais on peut pas dire qu’il ait grand-chose dans le crâne. Et Andrea Grinnell ne vaut plus rien depuis qu’elle s’est fait mal au dos. Vous êtes celui qui empêche Chester’s Mill de partir en morceaux. »

Big Jim se sentit ému et serra le bras de Randolph. « Je donnerais ma vie pour cette ville. Je l’aime à ce point.

— Je sais. Moi aussi. Et personne ne va nous la voler.

— Exactement », répondit Big Jim.

Il s’éloigna, passant sur le trottoir pour contourner le barrage disposé côté nord du quartier commerçant. Son cœur battait à nouveau régulièrement (ou presque) dans sa poitrine, mais il était tout de même inquiet. Il fallait qu’il voie Everett. L’idée lui déplaisait : Everett était lui aussi un fouineur, qui avait tendance à faire des histoires à un moment où la ville devait plus que jamais être unie. En plus, il n’était pas médecin. Big Jim aurait presque eu davantage confiance en un vétérinaire, pour ses problèmes de santé, mais il n’y en avait aucun à Chester’s Mill. Il lui fallait espérer que s’il avait besoin d’un médicament pour régulariser son rythme cardiaque, Everett saurait quoi lui donner.

Bon, quoi qu’il me recommande, je pourrais toujours vérifier avec Andy.

Oui, mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait le plus. Ce qui l’inquiétait le plus c’était ce qu’avait dit Pete : Et si jamais ce fichu Dôme ne disparaît pas…

La phrase l’inquiétait, mais pas la chose. Tout au contraire. Si le Dôme disparaissait — trop tôt, autrement dit —, il risquait d’avoir de gros ennuis, même si on ne découvrait pas le laboratoire de méthadone. Il y aurait certainement des cueilleurs de coton qui trouveraient à redire à ses décisions. L’une des règles de la vie politique, règle qu’il avait saisie très tôt, était : Ceux qui peuvent font ; ceux qui ne peuvent pas contestent les décisions de ceux qui peuvent. Ils risqueraient de ne pas comprendre que tout ce qu’il avait fait, ou ordonné de faire, y compris les jets de pierre au supermarché, ce matin, avait en dernière analyse, le bien commun pour objectif. Les amis de Barbara, à l’extérieur, seraient particulièrement enclins à mal le comprendre, car ils refuseraient de comprendre. Que Barbara eût des amis, et des amis puissants, dans le monde extérieur était une chose que Rennie n’avait pas remise en question depuis qu’il avait vu la lettre du Président. Mais pour le moment, ils étaient paralysés. Et cela l’arrangerait que les choses restent en l’état pendant encore une quinzaine de jours. Voire un mois ou deux.

Pour dire la vérité, il aimait bien le Dôme.

Pas sur le long terme, certes, mais jusqu’à ce que le propane stocké à la station de radio soit redistribué. Jusqu’à ce que le labo soit démantelé et que la grange dans laquelle il était installé ait entièrement brûlé (crime à mettre au compte des complices de Dale Barbara). Jusqu’à ce que Barbara puisse avoir un procès et être exécuté par un peloton de policiers. Jusqu’à ce que la responsabilité des incidents qui avaient eu lieu soit imputée au plus grand nombre de personnes possible, le crédit de ce qui avait bien fonctionné ne revenant qu’à une seule, à savoir lui-même.

Jusque-là, le Dôme était parfait.

Big Jim décida qu’il s’agenouillerait et prierait pour que ça se passe ainsi avant de se coucher.

7

Sammy s’engagea en boitillant dans le couloir de l’hôpital, regardant les noms sur les portes et jetant un coup d’œil dans les chambres quand il n’y en avait pas. Elle commençait à s’inquiéter à l’idée que la salope ne soit pas là lorsqu’elle arriva à la dernière et vit une carte de bons vœux de rétablissement punaisée sur celle-ci. Elle représentait un chien de dessin animé avec cette légende : « On m’a dit que tu ne te sentais pas trop bien. »

Sammy retira l’arme de Jack Evans de la ceinture de son jean (ceinture un peu plus lâche, aujourd’hui, elle avait finalement réussi à perdre un peu de poids, mieux valait tard que jamais) et ouvrit la carte du bout du canon. À l’intérieur, le chien se léchait les couilles et la légende disait : « Besoin d’un petit coup de langue ? » Signé Mel, Jim Jr, Carter, Frank, typique du bon goût que Sammy leur connaissait.

Toujours du canon, elle repoussa le battant. Georgia n’était pas seule. Cela n’entama nullement le calme profond qu’éprouvait Sammy, le sentiment d’avoir presque atteint la paix. Ce qui aurait pu arriver si l’homme endormi dans le coin avait été un innocent — le père ou l’oncle de la salope, par exemple — mais c’était Frankie, le Tripoteur de Nénés. Celui qui l’avait violée en premier, celui qui lui avait dit qu’elle avait intérêt à fermer sa gueule pendant qu’elle était à genoux. Qu’il soit endormi n’y changeait rien. Parce que les types comme lui recommençaient leurs saloperies dès qu’ils se réveillaient.

Georgia ne dormait pas ; elle souffrait trop, et la fille aux cheveux longs qui était passée la voir ne lui avait pas proposé de calmants. Elle reconnut Sammy et ses yeux s’écarquillèrent. « Toi, fous le ’amp d’ici ! »

Sammy sourit. « Hé, tu parles comme Homer Simpson. »

Georgia vit alors le pistolet et ses yeux s’agrandirent encore. Elle ouvrit sa bouche très largement édentée et cria.

Sammy continua de sourire. Son sourire s’élargit même, en réalité. Ce cri était musique pour ses oreilles, baume pour son cœur.

« “Baise cette salope”, dit-elle. C’est bien ça, Georgia ? C’est bien ce que t’as dit, connasse sans cœur ? »

Frank se réveilla et regarda autour de lui, ouvrant de grands yeux hébétés. Ses fesses avaient migré jusqu’au bord du siège, si bien que lorsque Georgia cria pour la deuxième fois, il sursauta et tomba par terre. Il portait une arme au côté — tous les flics en portaient, maintenant — et il voulut la dégainer. « Pose ça, Sammy, pose ça, c’est tout, on est juste entre amis, ici, juste entre amis.

— Tu ferais mieux de n’ouvrir ta gueule que quand t’es à genoux pour sucer la queue de ton ami Junior, Frank. »

Sur quoi Sammy appuya sur la détente du Springfield. La détonation de l’automatique fut assourdissante dans la petite pièce. La première balle passa au-dessus de la tête de Frank et fracassa la fenêtre. Georgia hurla. Elle essaya de sortir de son lit et son goutte-à-goutte et les fils qui la reliaient aux appareils de contrôle sautèrent. Sammy la repoussa sèchement et elle tomba à la renverse en travers du lit.

Frank n’avait toujours pas sorti son pistolet. Dans sa peur et sa confusion, il tirait sur l’étui et non pas sur l’arme, ne réussissant qu’à faire remonter le ceinturon. Sammy s’avança de deux pas vers lui, étreignit le pistolet à deux mains comme elle avait vu qu’on s’y prenait à la télé, et fit de nouveau feu. La partie gauche de la figure de Frank se détacha. Un débris scalpé heurta le mur et y resta collé. Il porta vivement la main à sa blessure. Du sang jaillit entre ses doigts. Puis ceux-ci disparurent, s’enfonçant dans le magma spongieux qu’il y avait à la place de l’os du crâne.

« Ça suffit ! » cria-t-il. Ses yeux étaient exorbités, noyés de larmes. « Ça suffit ! Ça suffit ! Me fais pas mal ! » Puis : « Maman ! MAMAN !

— Oublie ta mère, elle t’a mal élevé », répliqua Sammy avant de tirer une troisième fois, l’atteignant à la poitrine.

Il fut projeté contre le mur. Sa main gauche retomba sur le plancher ; des éclaboussures de sang jaillirent de la flaque qui s’y était déjà formée. Elle tira une quatrième fois. Puis elle se tourna vers la fille qui gisait sur le lit.

Georgia s’était recroquevillée en boule. Le moniteur bipait comme un forcené au-dessus d’elle, probablement à cause des fils qui s’étaient détachés. Ses cheveux lui pendaient sur les yeux. Elle poussait hurlement sur hurlement.

« C’est pas ce que t’as dit ? demanda Sammy. “Baise-moi cette salope”, c’est ça ?

Uis ’é-olée !

— Quoi ? »

Georgia essaya de nouveau. « Suis ’ésolée ! Suis ’ésolée, Hammy ! » Puis, ultime absurdité : « E le ’eti’e !

— Quoi ? Tu le retires ? Tu peux pas. »

Sammy lui tira une première balle en pleine figure, puis une autre dans le cou. Georgia sursauta comme avait sursauté Frank et ne bougea plus.

Sammy entendit courir et crier dans le couloir. Des cris endormis provenaient aussi des autres chambres. Elle était navrée d’avoir provoqué tout ce désordre, mais parfois, on n’avait pas le choix. Parfois, il fallait faire certaines choses. Et une fois qu’elles étaient faites, on pouvait avoir la paix.

Elle porta l’arme à sa tempe.

« Je t’aime, Little Walter. Maman aime son petit garçon. »

Et elle appuya sur la détente.

8

Rusty emprunta West Street pour contourner l’incendie, puis revint sur le bas de Main Street à hauteur du carrefour avec la 117. Le salon funéraire Bowie était plongé dans le noir ; seules de fausses bougies électriques vacillaient dans les vitrines de la façade. Rusty se rendit dans le petit parking, comme le lui avait demandé sa femme, et se gara à côté du corbillard, une longue Cadillac grise. Quelque part dans le secteur, un générateur haletait.

Il tendait la main pour ouvrir sa portière lorsque son téléphone sonna. Il le coupa sans même regarder qui appelait et, quand il releva la tête, un flic se tenait à côté de la vitre. Un flic avec son arme à la main.

C’était une femme. Quand elle se pencha, Rusty vit un nuage exubérant de cheveux blonds frisottés — et il eut enfin un visage à associer au nom qu’avait mentionné Linda. La réceptionniste et dispatcher du poste de police, de service en journée. Il supposa qu’elle avait dû devenir flic à plein temps le Jour du Dôme, ou juste après. Supposa aussi qu’elle avait décidé toute seule de sa mission actuelle.

Elle rengaina son arme. « Hé, Dr Rusty. Stacey Moggin. Vous m’avez soignée, il y a deux ans ; je m’étais assise sur du sumac vénéneux. Vous savez, j’en avais plein les… » Elle se tapota les fesses.

« Oui, je m’en souviens. C’est agréable de vous voir avec votre pantalon remonté, Ms Moggin. »

Elle rit comme elle venait de parler : doucement. « J’espère que je ne vous ai pas fait peur.

— Si, un peu. J’étais en train de couper mon téléphone, et tout d’un coup, vous étiez là.

— Désolée. Venez à l’intérieur. Linda vous attend. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je vais faire le guet. J’enverrai un double clic sur le talkie-walkie de Linda si quelqu’un arrive. Si ce sont les Bowie, ils se gareront dans le parking latéral et nous pourrons nous éclipser par East Street sans être vus. » Elle inclina légèrement la tête de côté. « Bon, d’accord, c’est un poil optimiste, mais au moins sans être identifiés. Avec un peu de chance. »

Rusty la suivit, gardant le cap sur la balise de cheveux blonds frisottés. « Vous êtes entrée par effraction, Stacey ?

— Bon sang, non. On a la clef, à la Casa Flicos. Nous avons des doubles des clefs de la plupart des commerces de Main Street.

— Et comment se fait-il que vous soyez avec nous ?

— Parce que ce ne sont que des conneries induites par la peur. Duke Perkins y aurait mis le holà depuis longtemps. Bon, venez. Et faites vite.

— Je ne peux pas vous le promettre. En fait, je ne peux rien promettre. Je ne suis pas médecin légiste.

— Aussi vite que possible, alors. »

Rusty la suivit à l’intérieur. L’instant d’après, Linda refermait ses bras sur lui.

9

Harriet Bigelow poussa deux cris, puis s’évanouit. Gina Buffalino resta figée, le regard fixe, presque vitreux. « Faites sortir Gina de là », lança sèchement Thurston. Il n’avait pas été plus loin que le parking : en entendant les coups de feu, il était revenu au pas de course. Pour trouver quoi ? Un massacre.

Ginny passa un bras autour des épaules de Gina et la ramena dans le hall où les patients en état de marcher — soit Bill Allnut et Tansy Freeman — s’étaient retrouvés, apeurés, ouvrant de grands yeux.

« Sortez-moi aussi celle-là du chemin, ajouta Thurston à l’intention de Twitch en lui montrant Harriet. Et rabattez sa jupe pour ménager la pudeur de cette pauvre petite. »

Twitch obtempéra. Lorsqu’il retourna dans la chambre avec Ginny, il trouva Thurston agenouillé à côté du corps de Frank DeLesseps, mort parce qu’il était venu à la place du petit ami de Georgia et était resté après les heures de visite. Des coquelicots sanglants fleurissaient déjà sur le drap que Thurston avait rabattu sur le corps de Georgia.

« Est-ce qu’on peut faire quelque chose, docteur ? » demanda Ginny. Elle savait que l’homme n’était pas médecin, mais sous le choc, elle l’avait spontanément appelé ainsi. Elle regardait le corps de Frank, une main sur la bouche.

« Oui. » Thurston se releva et ses genoux osseux craquèrent comme des coups de pistolet. « Appelez la police. C’est une scène de crime.

— Tous ceux qui sont en service doivent combattre l’incendie, objecta Twitch. Ceux qui ne le sont pas sont en train de rejoindre les autres ou dorment, le téléphone coupé.

— Eh bien, appelez quelqu’un, pour l’amour du ciel ! Et essayez de savoir si nous sommes supposés faire quelque chose avant de nettoyer ce… ce carnage. Prendre des photos, ou je ne sais quoi. Même s’il n’y a guère de doutes sur ce qui s’est passé. Je vous prie de m’excuser une minute. Faut que j’aille vomir. »

Ginny s’effaça pour que Thurston puisse entrer dans les minuscules toilettes de la chambre. Il referma la porte, mais les bruits qu’il émettait résonnaient dans la pièce — on aurait dit un moteur rétif essayant de démarrer.

Ginny sentit soudain une vague de faiblesse envahir sa tête, lui donnant l’impression d’être soulevée et de devenir trop légère. Elle lutta contre la sensation. Quand elle regarda de nouveau Twitch, il refermait son portable. « Pas de réponse de Rusty, dit-il. J’ai laissé un message. Personne d’autre ? Rennie, peut-être ?

— Non ! s’exclama-t-elle, frissonnant presque. Pas lui.

— Ma sœur ? Andrea, je veux dire ? »

Ginny se contenta de le fixer.

Twitch soutint son regard un moment, puis baissa les yeux. « Peut-être pas Andrea », marmonna-t-il.

Ginny le toucha au-dessus du poignet. Il avait la peau froide tant il était sous le coup de l’émotion. La mienne doit l’être aussi, supposa-t-elle. « Si cela peut te réconforter, je pense qu’Andrea essaie de se désintoxiquer. Elle est venue voir Rusty, et je suis à peu près certaine que c’était pour ça. »

Twitch plaqua ses mains contre ses joues, se donnant fugitivement une expression de masque chagrin d’opéra-bouffe. « C’est un cauchemar.

— Oui », dit simplement Ginny.

Puis elle prit son propre téléphone.

« Qui tu vas appeler ? dit-il en réussissant à esquisser un sourire. Les chasseurs de fantômes ?

— Non. Si Andrea et Big Jim sont exclus, qui est-ce qui nous reste ?

— Sanders. Mais il nous serait aussi utile qu’une crotte de chien, et tu le sais. Si on se contentait de nettoyer tout ça ? Thurston a raison, ce qui s’est passé ici est évident. »

À ce moment-là, Thurston sortit de la salle de bains. Il s’essuyait les lèvres avec du papier de toilette. « Parce qu’il y a des règles, jeune homme. Et, dans ces circonstances, il est plus important que jamais que nous les respections. Ou qu’au moins nous fassions honnêtement l’effort d’essayer. »

Twitch leva les yeux et vit la cervelle de Sammy Bushey qui séchait sur l’un des murs. Ce avec quoi elle pensait naguère avait maintenant un aspect de bouillie d’avoine. Il éclata en sanglots.

10

Andy Sanders était assis sur le bord du lit de Dale Barbara, dans l’appartement qu’il lui avait loué. L’éclat orangé de l’incendie du Democrat, juste à côté, emplissait la fenêtre. Il entendait des bruits de pas et des voix étouffées au-dessus de lui — sans doute les hommes sur le toit, pensa-t-il.

Il avait avec lui un sac en papier brun, lorsqu’il avait emprunté l’escalier extérieur de la pharmacie. Il en vida le contenu : un verre, une bouteille d’eau Dasani et un flacon de pilules. Les pilules étaient de l’OxyContin. On lisait sur l’étiquette : RÉSERVÉES POUR A. GRINNELL[7]. Elles étaient roses — des vingt milligrammes. Il en fit tomber une petite poignée, les compta, en fit tomber quelques-unes de plus. Vingt. Soit quatre cents milligrammes. Ce qui n’aurait peut-être pas suffi à tuer Andrea, qui avait eu le temps d’acquérir une sacrée tolérance, mais il était sûr que pour lui ça suffirait largement.

La chaleur de l’incendie traversait les murs et se faisait sentir jusque dans la chambre. Il était trempé de sueur. Il devait faire dans les quarante, ici ; peut-être plus. Il s’essuya avec le couvre-lit.

Je ne la sentirai bientôt plus. Il y aura une brise fraîche, au ciel, et nous irons tous dîner à la table du Seigneur.

Il se servit du fond du flacon pour réduire les pilules roses en poudre, afin que la drogue fasse un effet instantané. Un bon coup de marteau. Il s’allongerait sur le lit, fermerait les yeux, et bonsoir, gentil pharmacien, que des ribambelles d’anges chantent pour ton repos éternel.

Moi… et Claudie… et Dodee. Ensemble pour l’éternité.

Détrompe-toi, mon frère.

C’était la voix de Coggins, du Coggins sermonneur dans ses moments de plus grande sévérité. Andy arrêta d’écraser ses pilules.

Les suicidés ne dînent pas avec les êtres aimés, mon ami. Ils vont en enfer et se rassasient de charbons ardents qui brûlent pour l’éternité dans leur ventre. Peux-tu me donner un alléluia pour ça ? Peux-tu dire amen ?

« Des… conneries », murmura Andy, ne pouvant se résoudre à employer un vrai gros mot. Il se remit à broyer les pilules. « T’avais le groin dans l’auge avec nous. Pourquoi je devrais te croire ? »

Parce que je dis la vérité. Ta femme et ta fille sont en train de te regarder, en ce moment, te suppliant de ne pas le faire. Ne peux-tu pas les entendre ?

« Eh non, dit Andy. Et ce n’est pas toi, non plus. C’est juste le froussard qui est en moi. Le froussard qui m’a régenté toute ma vie. C’est comme ça que Big Jim a eu prise sur moi. C’est comme ça que je me suis trouvé mêlé à cette désastreuse combine d’amphètes. Je n’ai pas besoin de cet argent, je ne comprends même pas ce que signifient de telles sommes — c’est tout simplement que je ne sais pas dire non. Mais aujourd’hui, je peux. Non m’sieur. Je n’ai plus aucune raison de vivre, alors je pars. T’as quelque chose à objecter à ça ? »

Lester Coggins, apparemment, n’avait pas d’objections. Andy finit de broyer les pilules et remplit son verre d’eau. Il fit tomber la poudre dans le verre, puis remua le mélange avec le doigt. En bruit de fond, il entendait ronfler et craquer l’incendie, les cris des hommes et leurs bottes martelant le toit.

« Un p’tit coup derrière la cravate », dit-il… sauf qu’il ne but pas. Sa main tenait le verre, mais le froussard en lui — le froussard qui ne voulait pas mourir alors qu’il savait que la vie n’avait plus aucun sens pour lui — l’empêchait de bouger.

« Non, tu ne gagneras pas, cette fois », dit-il. Il posa le verre pour s’essuyer de nouveau le visage avec le couvre-lit. « Non, pas chaque fois et pas ce coup-ci. »

Il porta le verre à ses lèvres. La rose suavité de l’oubli roulait dedans. Il le reposa cependant encore une fois.

Le froussard, qui le régentait toujours. Damné soit ce froussard.

« Seigneur, envoie-moi un signe, murmura-t-il. Envoie-moi un signe pour que je sache que c’est juste de boire ceci. Rien que parce que c’est le seul moyen de fuir cette ville, sinon pour autre chose. »

Le toit du Democrat s’effondra, de l’autre côté de la ruelle, au milieu de gerbes d’étincelles. Au-dessus de lui quelqu’un (il crut reconnaître la voix de Romeo Burpee) cria : « Ceux sur les toits, tenez-vous prêts ! Les gars, soyez prêts ! »

Soyez prêts. C’était un signe, certainement. Andy Sanders leva une fois de plus le verre de la mort et cette fois, le froussard ne retint pas son bras. Le froussard semblait avoir renoncé.

Dans sa poche, son portable se lança dans les premières notes de « You’re Beautiful », musique sentimentale de merde que lui avait choisie Claudie. Un instant, il faillit bien boire, malgré tout, puis une voix lui murmura que cela aussi pouvait être un signe. Voix qui était celle de Coggins, ou du froussard, ou encore celle de son cœur, il n’aurait su le dire. Et du fait de cette incertitude, il répondit.

« Mr Sanders ? » C’était une voix de femme, fatiguée, malheureuse, effrayée. Andy pouvait sympathiser. « Virginia Tomlinson, de l’hôpital.

— Ginny ? Oui, bien sûr ! » répondit son vieux moi joyeux et plein de sollicitude.

« Nous avons un gros pépin, ici, j’en ai peur. Pouvez-vous venir ? »

Un rayon de lumière perça les ténèbres confuses qui régnaient dans la tête d’Andy. Il se sentit rempli d’émerveillement et de gratitude — que quelqu’un puisse lui dire ces mots, Pouvez-vous venir ? Avait-il oublié l’impression délicieuse que cela faisait ? Sans doute, supposa-t-il, alors que c’était avant tout pour cette raison qu’il s’était présenté au poste de premier conseiller. Pas pour disposer du pouvoir ; ça, c’était le truc de Big Jim. Seulement pour prêter une main secourable à ceux qui en avaient besoin. Voilà comment il avait commencé ; peut-être serait-ce ainsi qu’il allait aussi finir.

« Mr Sanders ? Vous êtes toujours là ?

— Oui. Tenez bon, Ginny. J’arrive. » Il se tut. « Et arrêtez de m’appeler monsieur. C’est Andy. Nous sommes tous dans le même bateau, vous savez. »

Il raccrocha, emporta le verre dans la salle de bains et le vida dans les toilettes. L’impression agréable — ce sentiment de clarté et d’émerveillement — dura jusqu’au moment où il tira la chasse. Sur quoi, la dépression lui retomba dessus, tel un vieux manteau à l’odeur forte. On avait besoin de lui ? C’était fichtrement drôle. Il n’était rien que ce crétin d’Andy Sanders, la marionnette sur les genoux de Big Jim. Son porte-voix. Son baratineur. L’homme qui lisait les motions et les propositions concoctées par Big Jim comme si elles étaient de lui. L’homme qu’il était bien pratique de mettre sur le devant de la scène tous les deux ou trois ans pour faire campagne en usant de son charme de bouseux. Chose que Big Jim était incapable ou n’avait pas envie de faire.

Il y avait encore des pilules dans le flacon. Et de la Dasani au frais, au rez-de-chaussée. Andy, cependant, n’y pensait plus sérieusement ; il avait fait une promesse à Ginny Tomlinson, et il était un homme de parole. Il n’avait pourtant pas rejeté l’idée du suicide ; il l’avait simplement repoussée sur le coin de la cuisinière pour la laisser mijoter. Ou mise au frais, comme disaient les politiciens de clocher. Et cela lui ferait du bien de sortir de cette chambre, laquelle avait failli être celle de son dernier soupir.

Elle se remplissait de fumée.

11

La salle de préparation du salon funéraire se trouvait au sous-sol, si bien que Linda se sentit assez en sécurité pour allumer. Rusty avait besoin de lumière pour son examen.

« C’est vraiment dégueulasse », dit-il avec un geste du bras qui engloba le carrelage crasseux marqué de traces de pas et le petit nuage de mouches qui tournait au-dessus des canettes de bière et de soda empilées dans un coin. « Si le service de contrôle des pompes funèbres voyait ça — ou le département de la santé —, les Bowie devraient fermer en moins d’une minute new-yorkaise.

— Nous ne sommes pas à New York », lui rappela Linda.

Elle regardait la table en Inox qui se dressait au milieu de la pièce. Des ombres douteuses, traces de substances qu’il valait mieux ne pas chercher à identifier, la constellaient ; un emballage de Snicker traînait dans l’une des évacuations. « Nous ne sommes même plus dans le Maine, j’en ai peur. Grouille-toi, Eric. Ça pue, ici.

— De plusieurs manières, même », répondit Rusty.

L’état répugnant de la salle le dégoûtait — fichtre, le scandalisait. Il aurait été capable de donner un coup de poing dans le nez de Stewart Bowie rien que pour l’emballage de confiserie abandonné sur la table où l’on retirait le sang des défunts de la ville.

De l’autre côté de la salle se trouvaient six chambres froides individuelles, aussi en Inox. Quelque part montait le bourdonnement régulier du système de refroidissement. « On ne manque pas de propane, ici, remarqua Rusty. Les frères Bowie vivent sur un grand pied. »

Aucun nom ne figurait sur les casiers — autre signe de négligence — et Rusty ouvrit donc les six. Les deux premiers étaient vides, ce qui ne le surprit pas. La plupart de ceux qui étaient morts depuis le Dôme, y compris Ron Haskell et les Evans, avaient été rapidement enterrés. Jimmy Sirois, n’ayant pas de parents proches, se trouvait encore dans la petite morgue de l’hôpital.

Les quatre suivants contenaient les corps qu’il était venu voir. La puanteur de la décomposition se répandit dès qu’il tira le cadre roulant. Elle engloutit les odeurs déplaisantes mais nettement moins agressives des produits de conservation et des différents onguents funéraires. Linda battit en retraite, prise de haut-le-cœur.

« Ne va pas vomir, Linny », dit Rusty, qui fonça vers les placards, de l’autre côté de la salle. Le premier qu’il ouvrit ne contenait rien, sinon des éditions anciennes de la revue campagnarde Field & Stream, et il jura. En revanche, dans celui de dessous il y avait ce qu’il cherchait. Il repoussa un trocart qui paraissait n’avoir jamais été nettoyé et prit une paire de masques chirurgicaux en plastique vert encore dans leur emballage. Il en tendit un à Linda et enfila le second. Dans le troisième, il trouva enfin des gants de caoutchouc convenables. Ils étaient d’un jaune éclatant, un jaune infernalement désinvolte.

« Si tu as l’impression que tu vas dégueuler dans le masque, monte plutôt rejoindre Stacey.

— Ça va aller. Il faut un témoin.

— Je ne sais pas trop dans quelle mesure ton témoignage sera valable ; tu es ma femme.

— Il faut un témoin, répéta Linda. Fais simplement le plus vite possible. »

Les tiroirs contenant les cadavres étaient sales. Ce qui ne le surprit pas, après tout ce qu’il venait de voir, mais ne le dégoûta pas moins. Linda avait pensé à emporter un vieux magnétophone qui traînait dans leur garage. Rusty appuya sur enregistrement, testa l’appareil, et fut un peu étonné de constater qu’il fonctionnait encore assez bien. Il posa le Panasonic sur l’un des tiroirs vides. Il enfila alors les gants. Ça lui prit un temps fou ; il avait les mains en sueur. Il y avait probablement du talc quelque part, mais il n’était pas question de perdre davantage de temps à le chercher. Il avait l’impression d’être comme un cambrioleur. Diable, il était un cambrioleur.

« D’accord, on y va. Il est vingt-deux heures quarante-cinq, le 24 octobre. Cet examen a lieu dans la salle de préparation du salon funéraire Bowie de Chester’s Mill. Qui est malpropre, soit dit en passant. Un scandale. Je constate la présence de quatre corps, trois femmes et un homme. Deux des femmes sont jeunes, adolescentes ou post-adolescentes. Il s’agit d’Angela McCain et de Dodee Sanders.

— Dorothy, le corrigea Linda depuis l’autre côté de la table en Inox. Son nom est… était… Dorothy.

— Correction. Dorothy Sanders. La troisième femme est relativement âgée. Il s’agit de Brenda Perkins. L’homme a une quarantaine d’années. C’est le révérend Lester Coggins. Je note que je peux identifier toutes ces personnes. »

Il fit signe à sa femme d’approcher et lui montra les corps. Elle regarda et ses yeux se remplirent de larmes. Elle souleva son masque, le temps de dire : « Je suis Linda Everett, du département de police de Chester’s Mill. Mon numéro matricule est 7-7-5. Je reconnais aussi ces quatre corps. » Elle remit son masque.

Rusty lui fit signe de revenir. Tout ça, c’était du cinéma, de toute façon. Il le savait et soupçonnait Linda de le savoir aussi. Néanmoins, il ne se sentait pas déprimé. Il avait voulu faire une carrière médicale dès l’enfance et il serait certainement devenu médecin s’il n’avait pas été obligé d’abandonner ses études pour s’occuper de ses parents. Et ce qui l’avait poussé quand, au lycée, il disséquait des grenouilles ou des yeux de bovin, en cours de biologie, était ce qui le poussait encore aujourd’hui : la simple curiosité. Le besoin de savoir. Et il allait savoir. Peut-être pas tout, mais au moins certaines choses.

C’est ici que les morts aident les vivants. C’est bien ce qu’a dit Linda, non ?

Peu importait. Il était certain qu’ils l’aideraient, s’ils pouvaient.

« Je ne vois aucune trace de travail cosmétique sur les corps, mais tous les quatre ont, par contre, été embaumés. J’ignore si ce travail a été terminé mais j’en doute, car les aiguilles des artères fémorales sont toujours en place.

« Angela et Dodee — pardon, Dorothy — ont reçu des coups violents et sont dans un état de décomposition avancé. Coggins a également reçu des coups — on l’a sauvagement frappé, d’après les marques — et la décomposition est moins avancée. Les muscles de son visage et de ses bras commencent à peine à s’affaisser. Brenda — Brenda Perkins… » Sa voix mourut et il se pencha sur le corps.

« Rusty ? demanda une Linda nerveuse. Qu’est-ce qu’il y a, Rusty ? »

Il tendit une main gantée, mais arrêta son geste pour retirer son gant et entourer la gorge de la morte de sa paume. Il souleva alors la tête et sentit une grosseur anormale, affreuse, à hauteur de la nuque. Il reposa doucement la tête puis fit pivoter le corps sur une hanche pour pouvoir examiner le dos et les fesses.

« Seigneur, dit-il.

— Quoi, Rusty ? Quoi ? »

Pour commencer, elle est barbouillée de merde, pensa-t-il. Mais pas question d’enregistrer ça. Pas même si Randolph ou Rennie n’écoutaient que les soixante premières secondes de l’enregistrement avant d’écraser la cassette sous leurs talons. Il n’ajouterait pas ce détail à sa profanation.

Mais il s’en souviendrait.

« Quoi ? »

Rusty s’humecta les lèvres. « Brenda Perkins présente des signes de livor mortis sur les fesses et les cuisses, indiquant qu’elle est morte depuis au moins douze heures et probablement plutôt quatorze. Elle a aussi des ecchymoses importantes sur les deux joues. Ce sont des marques de main. Cela ne fait aucun doute. On l’a prise par la figure et on a violemment tourné sa tête sur la gauche, provoquant la fracture des vertèbres cervicales axis et atlas, C1 et C2. Avec section probable de la moelle épinière.

— Oh, Rusty », gémit Linda.

Il releva les deux paupières de Brenda l’une après l’autre. Et vit ce qu’il avait redouté.

« Les marques sur les joues et des pétéchies sclérales — des taches de sang sur le blanc de l’œil — suggèrent que la mort n’a pas été instantanée. Elle n’arrivait plus à respirer et s’est asphyxiée. Elle a pu rester consciente un assez long moment. On espère que non. C’est malheureusement tout ce que je peux dire. Les jeunes filles, Angela et Dorothy, sont mortes depuis plus longtemps. Leur état de décomposition suggère qu’elles sont restées dans un lieu à température ambiante. »

Il coupa l’enregistrement.

« En d’autres termes, je ne constate rien qui exonère définitivement Barbie, ni rien que nous ne sachions déjà.

— Mais si ses mains ne correspondent pas aux marques sur les joues de Brenda ?

— Ces marques sont trop floues pour avoir une certitude. Je me fais l’effet d’être le roi des crétins, Linny. »

Il fit repasser les deux jeunes filles — qui auraient dû être en train de se balader dans le centre commercial d’Auburn, ou occupées à comparer leurs petits copains — dans les ténèbres d’où il les avait un instant sorties. Puis il revint à Brenda.

« Donne-moi un torchon. J’en ai vu à côté de l’évier. Ils m’ont même paru propres, ce qui est une sorte de miracle dans cette porcherie.

— Qu’est-ce que…

— Plutôt deux. Mouille-les.

— Allons-nous avoir le temps…

— On va le prendre. »

Linda regarda en silence son mari nettoyer soigneusement les fesses et l’arrière des cuisses de Brenda Perkins. Quand il eut terminé, il jeta les torchons sales dans un coin, se disant que si les frères Bowie avaient été là, il en aurait fourré un dans la bouche de Stewart et l’autre dans celle de ce con de Fernald.

Puis il embrassa Brenda sur le front et la renvoya dans le tiroir réfrigéré. Il entreprit la même manœuvre avec Coggins, puis s’arrêta. Le visage du révérend avait été lavé de la manière la plus sommaire ; il avait encore du sang dans les oreilles, dans les narines et même dans les sourcils.

« Mouille un autre torchon, Linda.

— Ça fait au moins dix minutes, mon chéri. Je suis touchée par le respect que tu montres pour les morts, mais il y a les vivants dont il faut…

— Nous tenons peut-être quelque chose. Ce n’est pas le même genre de coups. Je peux déjà le voir sans… mouille un torchon. »

Linda ne discuta pas davantage et lui en tendit un. Puis elle le regarda nettoyer le reste de sang sur le visage du mort, travaillant avec douceur mais sans la tendresse qu’il avait manifestée pour Brenda.

Linda n’avait jamais été une fan de Lester Coggins (lequel avait une fois proclamé, lors de son émission hebdomadaire sur WCIK, que les enfants qui allaient voir Miley Cyrus risquaient l’enfer), mais ce que découvrait Rusty ne lui en serrait pas moins le cœur. « Mon Dieu, dit-elle, on dirait un épouvantail bombardé à coups de pierres par des gosses pour s’amuser.

— Je te l’ai dit. Pas le même genre de coups. Cela n’a pas été fait avec des poings. Ni même avec des pieds.

— C’est quoi, sur la tempe ? » demanda Linda en pointant le doigt.

Rusty ne répondit pas. Au-dessus du masque, ses yeux brillaient de stupéfaction. Et de quelque chose d’autre, aussi : d’une compréhension qui commençait tout juste à se faire jour.

« Qu’est-ce que c’est, Eric ? On dirait… je sais pas trop… comme des points.

— Un peu, mon neveu. » Son masque remonta, repoussé par le sourire qui s’étalait sur sa figure. Pas un sourire de bonheur, mais de satisfaction. De la variété sinistre. « Sur le front, aussi. Tu vois ? Et sur la mâchoire. Celui-là lui a cassé la mâchoire.

— Quel type d’arme peut laisser des marques pareilles ?

— Une balle de baseball, répondit Rusty en repoussant le cadre coulissant. Pas une balle ordinaire. Mais une balle en métal, en plaqué or ? Tiens pardi ! Balancée avec suffisamment de force, elle pourrait en laisser. Je pense que c’est ça qui l’a fait. »

Il abaissa son front vers elle. Leurs masques se heurtèrent. Elle le regarda dans les yeux.

« Jim Rennie en a une. Je l’ai vue sur son bureau quand je suis allé lui parler des bouteilles de propane manquantes. Je ne sais pas pour les autres, mais je pense au moins savoir où est mort Lester Coggins. Et qui l’a tué. »

12

Après l’effondrement du toit, Julia ne supporta plus de rester là. « Venez avec moi, lui dit Rose. Ma chambre d’amis est à vous aussi longtemps que vous voudrez.

— Merci, mais non. J’ai envie d’être seule pour le moment, Rose. Enfin… avec Horace. J’ai besoin de réfléchir.

— Mais où allez-vous habiter ? Ça va aller ?

— Oui. » Julia ne savait pas si c’était vrai. Son esprit paraissait fonctionner normalement et ses pensées étaient cohérentes, mais elle avait l’impression que ses émotions venaient de recevoir une forte dose de novocaïne. « Je viendrai peut-être plus tard. »

Lorsque Rose fut partie en empruntant l’autre côté de la rue (non sans se tourner pour adresser un dernier salut troublé à la journaliste), Julia revint à la Prius, installa Horace sur le siège avant et se mit au volant. Elle chercha des yeux ses deux employés mais ne les vit nulle part. Tony avait peut-être conduit Pete à l’hôpital pour faire soigner son bras. C’était un miracle que ni l’un ni l’autre n’aient été plus gravement blessés. Et si elle n’avait pas pris Horace avec elle lorsqu’elle était partie voir Cox, son chien aurait été incinéré avec tout le reste.

Elle comprit alors que ses émotions n’étaient pas anesthésiées, en fin de compte, mais seulement enfouies. Un son — une sorte de gémissement — lui échappa. Horace dressa ses considérables oreilles et la regarda avec anxiété. Elle essaya de s’arrêter, sans y parvenir.

Le journal de son père.

Le journal de son grand-père.

Le journal de son arrière-grand-père.

En cendres.

Elle roula jusqu’à West Street et, arrivée à hauteur du parking abandonné derrière le Globe, elle décida de s’y garer. Elle coupa le moteur, attira Horace contre elle et sanglota cinq bonnes minutes. Exemplaire, le chien supporta tout sans broncher.

Lorsqu’elle eut pleuré, elle se sentit mieux. Plus calme. C’était peut-être un calme dû à son état de choc, mais au moins elle pouvait à nouveau penser. Et ce à quoi elle pensa fut le dernier lot restant de journaux, qui se trouvait dans son coffre. Elle se pencha par-dessus le corgi (qui lui donna un coup de langue amical au passage) et ouvrit la boîte à gants. Elle était encombrée de toutes sortes de choses, mais il lui semblait qu’il devait y avoir… ce n’était pas impossible…

Et tel un don de Dieu, c’était là. Une petite boîte en plastique contenant des épingles, des élastiques, des punaises, des pinces. Les élastiques et les pinces ne lui seraient d’aucune utilité, mais les épingles et les punaises, pour ce qu’elle avait à l’esprit…

« Horace ? Ça te dirait une petite balade ? »

Horace aboya qu’il avait en effet très envie d’une petite balade.

« Bien, moi aussi. »

Elle prit le lot de journaux et revint sur Main Street. Le bâtiment du Democrat n’était plus qu’un monceau de ruines en flammes sur lesquelles les flics déversaient de l’eau (grâce à ces pompes indiennes qui s’étaient comme par miracle trouvées à portée de main, déjà toutes pleines, pensa-t-elle). Le spectacle lui fit mal au cœur — évidemment — mais c’était plus supportable, maintenant qu’elle avait quelque chose à faire.

Elle remonta la rue, Horace marchant dignement à côté d’elle et, sur chaque poteau de téléphone, elle punaisa un exemplaire du dernier numéro du Democrat. Le titre ÉMEUTE ET MEURTRES AGGRAVENT LA CRISE se détachait à la lueur des flammes. Elle regrettait maintenant de n’avoir pas mis ce seul mot : ATTENTION !

Elle continua jusqu’à ce qu’elle ait épuisé son stock.

13

De l’autre côté de la rue, le talkie-walkie de Peter Randolph émit trois craquements de suite. Urgence. Redoutant ce qu’on allait lui dire, il appuya sur le bouton transmission et dit : « Chef Randolph. J’écoute. »

C’était Freddy Denton, lequel, en tant qu’officier responsable du quart de nuit, se retrouvait de facto chef adjoint. « Je viens d’avoir un appel de l’hôpital, chef. Un double meurtre…

— QUOI ? » hurla Randolph. L’un des nouveaux flics — Mickey Wardlaw — le regarda bouche bée.

Denton continua, d’un ton calme — peut-être suffisant. Si c’était ça, Dieu lui vienne en aide. « … et un suicide. L’auteur est cette fille qui disait qu’on l’avait violée. Les victimes sont des nôtres, chef. Georgia Roux et Frank DeLesseps.

— Tu… tu… TE FOUS DE MA GUEULE !

— J’ai envoyé Rupe et Mel Searles sur place, continua Freddy. Le bon côté, c’est que nous n’aurons pas à la mettre au TROU avec Bar…

— Tu aurais dû y aller en personne, Fred. Tu es l’officier senior.

— Dans ce cas, qui serait resté au central ? »

Randolph n’avait pas de réponse à ça. Il supposa qu’il ferait mieux de rappliquer illico au Cathy-Russell.

J’en veux plus, de ce boulot. J’en veux plus du tout.

Mais c’était trop tard. Et avec Big Jim pour l’aider, il y arriverait. C’était à cette idée qu’il fallait s’accrocher ; Big Jim lui ferait franchir le gué.

Marty Arsenault lui tapa sur l’épaule. Randolph se retourna et faillit l’assommer. Arsenault n’y fit pas attention ; il regardait l’autre côté de la rue. Julia promenait son chien. Elle promenait son chien et elle… elle faisait quoi ?

Elle placardait un journal, voilà ce qu’elle faisait. Elle le punaisait sur les poteaux téléphoniques.

« Cette salope va jamais laisser tomber, marmonna Randolph.

— Tu veux que j’aille l’arrêter ? » demanda Arsenault.

L’homme semblait en avoir envie et Randolph faillit le laisser faire. Puis il secoua la tête. « Elle va juste se mettre à te baratiner sur ses foutus droits civiques et tout le bazar. Comme si elle ne se rendait pas compte que flanquer une frousse d’enfer à tout le monde n’est pas exactement dans l’intérêt de la ville. » Il secoua de nouveau la tête. « Probable qu’elle s’en rend pas compte, oui. Elle est incroyablement… » Il y avait un mot pour ce qu’elle était, un mot français qu’il avait appris au lycée. Il ne s’attendait pas à ce qu’il lui revienne à l’esprit et pourtant, si : « … incroyablement naïve.

— Je vais l’arrêter, chef, pas de problème. Qu’est-ce qu’elle va faire, appeler son avocat ?

— Non. Qu’elle s’amuse un peu. Au moins, comme ça, on l’a pas sur le dos. Je ferais mieux d’aller à l’hôpital. Denton dit que la fille Bushey a assassiné Frank DeLesseps et Georgia Roux. Puis qu’elle s’est suicidée.

— Bordel », murmura Marty en se décomposant. C’est aussi en rapport avec Barbara, tu crois ? »

Randolph faillit répondre que non, puis réfléchit. Il venait de penser aux accusations de viol lancées par la fille. Son suicide leur donnait un accent de vérité et si jamais la rumeur courait que des membres de la police de Chester’s Mill avaient commis un tel acte, ce serait mauvais pour le moral du poste, et donc pour la ville. Cela, il n’avait pas besoin de Jim Rennie pour le lui dire.

« Je sais pas. Mais c’est possible. »

Les yeux de Marty étaient embués — la fumée, ou le chagrin. Les deux, peut-être. « Faut mettre Big Jim au courant de ce truc, Pete.

— Je vais le faire. En attendant (Randolph eut un mouvement de tête vers Julia), garde un œil sur elle et quand elle en aura marre et sera partie, récupère toutes ces merdes et remets-les à leur place (cette fois-ci, il indiqua le brasier qui restait de ce qui le matin même était encore un journal). La merde avec la merde. »

Marty ricana. « Bien compris, patron. »

Et c’est exactement ce que fit l’officier Arsenault. Mais pas avant que plusieurs citoyens de la ville n’aient eu le temps de décrocher un certain nombre de journaux pour les examiner dans un endroit bien éclairé — une demi-douzaine, peut-être dix. Ils passèrent de main en main au cours des deux ou trois jours suivants, et furent lus jusqu’à ce qu’à être pratiquement en lambeaux.

14

Lorsque Andy arriva à l’hôpital, Piper Libby s’y trouvait déjà. Assise sur l’un des bancs du hall d’entrée, elle parlait avec deux jeunes filles portant les pantalons de nylon et les blouses blanches d’infirmière… même si Andy trouva qu’elles avaient l’air bien trop jeunes pour ça. Toutes deux avaient pleuré et avaient l’air d’être sur le point de recommencer, mais il était clair, se rendit-il compte, que la révérende Libby avait un effet apaisant sur elles. Il n’avait jamais eu de problèmes pour ce qui était d’évaluer les émotions humaines. Parfois, il regrettait de ne pas être plus doué pour le côté intellectuel des choses.

Ginny Tomlinson se tenait à côté, s’entretenant d’un ton calme avec un type d’un certain âge. Ils donnaient l’impression d’être sonnés. Ginny vit Andy et se dirigea vers lui, suivie par le type d’un certain âge. Elle dit qu’il s’appelait Thurston Marshall et expliqua qu’il leur donnait un coup de main.

Andy adressa un grand sourire au nouveau venu et lui serra chaleureusement la main. « Heureux de faire votre connaissance, Thurston. Moi, c’est Andy Sanders. Premier conseiller. »

Depuis son banc, Piper se tourna vers lui. « Si vous étiez vraiment premier conseiller, Andy, vous feriez rentrer votre deuxième conseiller dans le rang.

— Nous venons de vivre quelques journées difficiles, répondit Andy sans se départir de son sourire. Comme tout le monde. »

Piper continua à le dévisager avec une froideur singulière, puis se tourna vers les deux jeunes filles et leur demanda si elles ne voulaient pas venir avec elle à la cafétéria pour un thé. « Moi, j’en prendrais bien un.

— Je l’ai appelée tout de suite après vous », dit Ginny, un peu sur un ton d’excuse, lorsque Piper fut partie avec les deux jeunes infirmières. Et j’ai appelé la police. J’ai eu Fred Denton. »

Elle plissa le nez comme si elle sentait une mauvaise odeur.

« Voyons, Freddy est un bon gars », répondit Andy. Mais le cœur n’y était pas — son cœur lui donnait l’impression qu’il était toujours assis sur le lit de Dale Barbara, sur le point de boire l’eau rose empoisonnée — les vieilles habitudes avaient néanmoins repris le dessus sans à-coups. L’envie d’arranger les choses, d’apaiser les eaux troublées, tout cela c’était comme savoir monter à bicyclette. « Racontez-moi ce qui s’est passé. »

Ce qu’elle fit. Andy l’écouta avec un calme surprenant, si l’on songeait qu’il connaissait depuis toujours la famille DeLesseps et qu’il était sorti autrefois avec la mère de Georgia Roux (Hélène embrassait bouche ouverte, ce qui était chouette, mais avait mauvaise haleine, ce qui ne l’était pas). Lui-même pensa que sa placidité émotionnelle avait tout à voir avec le fait que si son téléphone n’avait pas sonné, il serait inconscient à l’heure actuelle. Ou peut-être mort. Voilà qui met le monde en perspective.

« Deux de nos officiers récemment nommés », dit-il. Il avait lui-même l’impression de parler comme les répondeurs automatiques des salles de cinéma vous donnant les horaires des films. « Et l’un d’eux déjà gravement blessé en essayant de contrôler l’émeute du supermarché. Mon Dieu, mon Dieu…

— Ce n’est peut-être pas le moment de vous le dire, mais je ne suis pas un très grand fan de votre poste de police, dit Thurston. Même si porter plainte pour les coups de poing que m’a donnés celui qui est mort est évidemment aujourd’hui sans objet.

— Quel officier ? Frank, ou la fille Roux ?

— Le jeune homme. Je l’ai reconnu en dépit de… en dépit de son visage défiguré.

— Frank DeLesseps vous a frappé ? »

Andy n’arrivait tout simplement pas à y croire. Frankie avait déposé chez lui, pendant quatre ans, un exemplaire du Lewiston Sun sans jamais manquer un jour. Oui, bon, un ou deux, maintenant qu’il y pensait, mais c’était à cause de grosses tempêtes de neige. Et une fois, il avait eu la rougeole. Ou les oreillons ?

« Si c’est bien son nom.

— Eh bien… diable… c’est… » Qu’est-ce que c’était ? Et est-ce que c’était important ? Y avait-il quelque chose d’important ? Cependant, Andy continua à jouer sportivement le jeu : « C’est regrettable, monsieur. Nous considérons, à Chester’s Mill, qu’il faut savoir prendre ses responsabilités. Qu’il faut faire son devoir. Sauf qu’en ce moment, nous avons plus ou moins le pistolet sur la tempe. Les circonstances dépassent notre contrôle, vous savez.

— Je le sais tout à fait, répondit Thurston. En ce qui me concerne, cette affaire est de l’histoire ancienne. Mais, monsieur… ces officiers sont terriblement jeunes. Et très indisciplinés. » Il marqua une pause. « La personne avec qui j’étais a également été agressée. »

Décidément, Andy ne pouvait tout simplement pas croire que ce type lui disait la vérité. Les flics de Chester’s Mill ne faisaient pas de mal aux gens, ou alors il fallait qu’on les provoque — et pas qu’un peu. Ces brutalités étaient réservées aux grandes villes, là où les gens ne savent pas se conduire. Bien entendu, il aurait aussi affirmé qu’une jeune femme tuant deux flics pour se suicider ensuite était le genre d’évènement qui ne se produisait jamais à Chester’s Mill.

Laisse tomber, se dit Andy. Il n’est pas d’ici, il n’est même pas de l’État. C’est sans doute pour ça.

Ginny intervint alors : « À présent que vous êtes ici, Andy, je ne sais pas trop ce que nous devons faire. Twitch s’occupe des corps, et… »

Mais avant qu’elle aille plus loin, la porte s’ouvrit. Une jeune femme entra, tenant deux enfants à l’air endormi par la main. Le vieux type — Thurston — l’embrassa sous les yeux des gosses, un garçon et une fille. Ils étaient pieds nus et portaient des T-shirts en guise de chemises de nuit. On lisait sur celui du garçon, qui lui tombait jusqu’aux chevilles, PRISONNIER 9091 et PROPRIÉTÉ DE LA PRISON D’ÉTAT DE SHAWSHANK. La fille de Thurston et ses petits-enfants, sans doute, supposa Andy, et Claudie et Dodee se mirent soudain à lui manquer terriblement. Il repoussa cette vague d’émotion. Ginny lui avait demandé de l’aide et en avait clairement besoin. Ce qui signifiait sans aucun doute qu’il allait devoir l’écouter lui raconter toute l’histoire une seconde fois — non pour son bénéfice à lui, mais pour elle. Pour qu’elle puisse en prendre toute la mesure et commencer à la digérer. Ça ne gênait pas Andy. Il avait toujours eu le don pour écouter, et c’était beaucoup mieux que de contempler trois cadavres dont l’un était celui de son ex-livreur de journaux. C’était tellement simple d’écouter, quand on y pensait, même un parfait imbécile pouvait écouter, mais c’était une chose que Big Jim n’avait jamais su faire. Big Jim était meilleur pour parler. Et pour dresser des plans — ça aussi. Ils avaient de la chance de l’avoir, par les temps qui couraient.

Tandis que Ginny lui racontait l’histoire une seconde fois, une idée vint à Andy. Une idée importante : « Est-ce que quelqu’un… »

Mais Thurston revenait avec les nouveaux venus. « Conseiller Sanders… euh, Andy, voici ma compagne, Carolyn Sturges. Et ces deux-là sont des enfants dont nous nous occupons. Alice et Aidan.

— Je veux mon biberon, réclama Aidan d’un ton morose.

— Tu es trop grand pour le biberon », lui répondit Alice en lui donnant un coup de coude.

Le visage du petit garçon se tordit en une grimace, mais il ne pleura pas vraiment.

« Alice, dit Carolyn Sturges, c’est méchant. Et qu’est-ce qu’on dit des gens méchants ? »

Le visage d’Alice s’éclaira. « Les gens méchants nous gonflent ! » s’écria-t-elle, et elle pouffa de rire. Après un instant d’hésitation, Aidan se joignit à elle.

« Je suis désolée, dit Carolyn à Andy. Je n’avais personne pour les surveiller et Thurston avait l’air tellement déprimé quand il m’a appelée… »

C’était dur à croire, mais on aurait bien dit que le vieux type faisait frotti-frotta avec cette jeune femme. Cette idée ne suscita que peu d’intérêt dans l’esprit d’Andy qui, en d’autres circonstances, aurait pu s’y attarder plus longtemps, imaginant les positions, se demandant si elle le suçait avec cette jolie bouche pulpeuse, etc. Pour l’instant, il avait d’autres choses en tête.

« Est-ce que quelqu’un a averti le mari de Sammy qu’elle était morte ? demanda-t-il.

— Phil Bushey ? » La question avait été lancée par Dougie Twitchell, qui venait d’apparaître à l’accueil. Il se tenait les épaules voûtées et son teint était grisâtre. « Ce fils de pute l’a abandonnée et a quitté la ville. Ça fait des mois. » Ses yeux se portèrent sur Alice et Aidan. « Désolé, les enfants.

— Pas de problème, dit Caro. Nous sommes pour la liberté de langage, chez nous. C’est plus honnête.

— C’est vrai, confirma Alice de sa petite voix flûtée. On peut dire merde et pisse tant qu’on veut, au moins tant que maman sera pas revenue.

— Mais pas salope, intervint Aidan. Salope, c’est interdit. »

Carolyn ne prit pas garde à cet aparté. « Thurston ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Pas devant les enfants, répondit-il. Liberté de langage ou pas.

— Les parents de Frank ne sont pas à Chester’s Mill, dit Twitch, mais j’ai pu entrer en contact avec Hélène Roux. Elle l’a pris avec calme.

— Ivre ? demanda Andy.

— Saoule comme une grive. »

Andy s’avança de quelques pas dans le couloir. Un petit groupe de patients, en tenue d’hôpital, lui tournait le dos. Regardant la scène de crime, supposa-t-il. Il n’avait aucune envie d’en faire autant et fut soulagé que Dougie Twitchell se soit occupé de tout. Il était pharmacien et politicien, lui. Son boulot était d’aider les vivants, pas de régler le sort des morts. Et il savait quelque chose que ces gens ignoraient. Pas question de leur révéler que Phil Bushey se trouvait encore sur le territoire de la commune, vivant comme un ermite à la station de radio, mais il pouvait aller lui dire que sa femme était morte. Il le pouvait et il le devait. Évidemment, il était impossible de prévoir ce que serait la réaction de Phil Bushey. Phil n’était plus lui-même, depuis quelque temps. Il risquait de devenir agressif. Il risquait même de tuer le messager. Mais est-ce que ce serait si affreux ? Les suicidés allaient peut-être en enfer manger des charbons ardents pour l’éternité, mais les victimes de meurtre, Andy en était convaincu, allaient au ciel et dînaient de rôti de bœuf et de jus de pêche à la table du Seigneur, aussi pour l’éternité.

Avec ceux qu’ils aimaient.

15

En dépit de la sieste qu’elle avait faite un peu plus tôt, jamais Julia ne s’était sentie aussi fatiguée de toute sa vie. Et à moins d’accepter l’offre de Rosie, elle n’avait nulle part où aller. Il ne lui restait que sa voiture.

Elle y retourna, enleva sa laisse à Horace pour qu’il puisse sauter sur le siège passager, puis s’assit derrière le volant. Essayant de réfléchir. Elle aimait beaucoup Rose Twitchell, mais celle-ci allait vouloir passer en revue toute cette longue et éprouvante journée. Sans compter qu’elle voudrait aussi certainement savoir ce qui pouvait être fait pour venir en aide à Dale Barbara. Elle espérait que Julia aurait des idées, mais Julia n’en avait aucune.

Pendant ce temps, Horace la regardait, lui demandant la suite du programme de ses oreilles dressées et de ses yeux brillants. Il lui fit penser à la femme qui avait perdu son chien, Piper Libby. Piper l’accueillerait chez elle et lui donnerait un lit sans la saouler de paroles. Et, après une bonne nuit de sommeil, Julia serait peut-être capable de penser à nouveau. Voire d’amorcer un projet.

Elle démarra la Prius et se rendit jusqu’à la Congo. Le presbytère était plongé dans l’obscurité ; il y avait un mot punaisé à la porte. Julia le décrocha, retourna à sa voiture et le déchiffra à la lumière du plafonnier.

Je suis partie pour l’hôpital. Il y a eu une fusillade là-bas.

Julia recommença à pousser son gémissement mais, lorsque Horace se mit à en faire autant, comme pour se mettre à l’unisson, elle se força à s’arrêter. Elle passa en marche arrière, puis revint au point mort, le temps d’aller remettre la note là où elle l’avait trouvée, au cas où un autre paroissien, portant lui aussi le poids du monde sur ses épaules, viendrait faire appel au dernier conseiller spirituel de Chester’s Mill.

Et maintenant, où ? Chez Rosie, finalement ? Mais Rosie s’était peut-être déjà couchée. L’hôpital ? Julia se serait forcée à s’y rendre, en dépit de son état de choc et de sa fatigue, si cela avait servi à quelque chose ; sauf qu’elle n’avait plus de journal dans lequel rapporter ce qui s’y était passé et donc plus de raison de se confronter à une nouvelle rafale d’horreurs.

Elle sortit à reculons de l’allée et se dirigea vers la place principale sans savoir pourquoi, jusqu’au moment où elle arriva à la hauteur de Prestile Street. Trois minutes plus tard, elle se garait dans l’allée d’Andrea Grinnell. Pourtant, la maison était elle aussi plongée dans l’obscurité. Personne ne répondit à ses coups discrets. N’ayant aucun moyen de savoir qu’Andrea était au premier, dans son lit, profondément endormie pour la première fois depuis qu’elle avait balancé toutes ses pilules, Julia supposa qu’elle s’était rendue chez son frère Dougie, ou bien qu’elle passait la nuit chez une amie.

Horace, assis sur le paillasson, levait les yeux vers elle, l’air d’attendre qu’elle prenne les choses en main, comme elle l’avait toujours fait. Mais elle se sentait trop fatiguée pour prendre les choses en main, pour aller plus loin. Elle était à peu près certaine qu’elle allait se retrouver dans le fossé et les tuer tous les deux si elle se remettait au volant de la Prius.

La pensée qui la harcelait n’était pas le souvenir du bâtiment où toute sa vie avait été réduite en cendres, mais la réaction qu’avait eue le colonel Cox quand elle lui avait demandé si on les avait abandonnés.

Négatif, avait-il répondu. Absolument pas. Si ce n’est qu’il n’avait pas été capable de la regarder dans les yeux en disant cela.

Il y avait un fauteuil de jardin sur le porche. Si nécessaire, elle pouvait s’y lover… Mais peut-être…

Elle essaya la poignée de la porte. C’était ouvert. Elle hésita ; pas Horace. Assuré qu’il était d’être toujours bienvenu partout, il entra immédiatement. Julia le suivit, en se disant, C’est mon chien qui prend les décisions maintenant. Voilà à quoi j’en suis réduite.

« Andrea ? appela-t-elle doucement. Andi ? Vous êtes là ? C’est Julia. »

Au premier, allongée sur le dos et ronflant tel un chauffeur de poids lourds après quatre jours de route, Andrea bougea un seul membre : son pied gauche, qui n’avait pas encore renoncé à gigoter sous l’effet du sevrage.

Il faisait sombre, dans le séjour, mais le noir n’était pas complet ; Andrea avait laissé une veilleuse allumée dans la cuisine. Et il y avait une odeur. Les fenêtres étaient ouvertes, mais, en l’absence de toute brise, les relents de vomi persistaient encore. Ne lui avait-on pas dit qu’Andrea était souffrante ? Qu’elle avait la grippe, peut-être ?

C’est peut-être la grippe, mais cela pourrait être tout aussi bien l’effet du sevrage, si elle est à court de pilules.

Que ce fût l’un ou l’autre, la maladie était la maladie, et les gens malades, en règle générale, n’aiment pas rester seuls. Ce qui signifiait pour Julia que la maison était vide. Et elle était tellement fatiguée. Il y avait un superbe canapé, très long, de l’autre côté de la pièce, qui lui tendait les bras. Si Andrea revenait demain matin et la trouvait là, elle comprendrait.

Elle me préparera même une tasse de thé, peut-être. Nous en rirons. Bien que l’idée de rire de quoi que ce soit, aujourd’hui ou plus tard, lui parût tout à fait impensable en ce moment. « Allez viens, Horace. »

Elle défit la laisse et traversa la pièce d’un pas fatigué. Horace continua de la regarder jusqu’à ce qu’elle se soit installée, un coussin moelleux sous la tête. Il s’allongea alors à son tour, le museau sur la patte.

« Sois bien sage », lui dit-elle. Et elle ferma les yeux. Ce qu’elle vit alors, ce fut ceux de Cox qui ne regardaient pas tout à fait dans les siens. Parce que Cox pensait qu’ils étaient prisonniers du Dôme pour longtemps.

Le corps, cependant, connaît des répits dont le cerveau n’a pas conscience. Julia s’endormit, la tête à un mètre à peine de l’enveloppe de papier kraft que Brenda avait essayé de lui faire parvenir le matin même. À un moment donné, Horace sauta sur le canapé et se roula en boule sur ses genoux. Et c’est ainsi qu’Andrea les découvrit, quand elle descendit le matin du 25 octobre, se sentant redevenue elle-même comme cela ne lui était pas arrivé depuis des années.

16

Quatre personnes se trouvaient dans le séjour des Everett : Linda, Rusty, Jackie Wettington et Stacey Moggin. Rusty servit du thé glacé et fit un bref compte rendu de ce qu’il avait découvert dans le sous-sol du salon funéraire Bowie. La première question que posa Stacey était purement pratique :

« Avez-vous pensé à refermer ?

— Oui, répondit Linda.

— Alors rendez-moi la clef. Je dois la remettre à sa place. »

Eux et nous, pensa à nouveau Rusty. Voilà de quoi il va être question ici. De quoi il est déjà question. Nos secrets. Leurs pouvoirs. Nos plans. Leur programme.

Linda rendit la clef à Stacey, puis demanda à Jackie si les filles ne lui avaient pas posé de problème.

« Pas de crise, si c’est cela qui t’inquiète. Elles ont dormi comme des bébés.

— Qu’allons-nous faire ? » demanda Stacey. C’était un petit bout de femme, mais au caractère bien trempé. « Si vous voulez qu’on arrête Rennie, nous devrons commencer par convaincre Randolph. Nous, les trois femmes, en tant qu’officiers de police, Rusty en tant que légiste par défaut.

— Non ! s’écrièrent ensemble Jackie et Linda, Jackie d’un ton décidé, Linda d’un ton apeuré.

— Nous avons une hypothèse mais pas de véritable preuve, fit observer Jackie. Je ne suis même pas certaine que Randolph nous croirait si nous avions des images de vidéosurveillance montrant Big Jim en train de casser le cou à Brenda. Lui et Rennie sont sur le même bateau, maintenant ; pour eux, c’est se maintenir à flot ou couler. Et la plupart des flics se mettraient du côté de Pete.

— En particulier les nouveaux, ajouta Stacey en tirant sur ses bouclettes. Des types pas très brillants, dans l’ensemble, mais déterminés. Ils adorent parader avec une arme. Sans compter, ajouta-t-elle en se penchant en avant, qu’il y en a six ou huit de plus ce soir. Rien que des gosses en fin de secondaire. Costauds, stupides et enthousiastes. Ils m’ont flanqué une frousse carabinée. Un dernier détail. Thibodeau, Searles et Junior Rennie ont demandé aux bleus de leur en recommander d’autres. Encore deux jours, et ce ne sera plus une unité de police, mais une armée d’ados.

— Personne ne voudra nous écouter ? » demanda Rusty. Il n’était pas incrédule, pas exactement ; il essayait simplement de bien comprendre. « Absolument personne ?

— Henry Morrison, peut-être, dit Jackie. Il voit bien ce qui se passe et ça ne lui plaît pas. Mais les autres ? Ils vont suivre Randolph comme un seul homme. En partie parce qu’ils ont peur, en partie parce qu’ils aiment le pouvoir. Des types comme Whelan ou George Frederick n’en ont jamais eu ; des types comme Freddy Denton sont juste foncièrement mauvais.

— Ce qui veut dire ? demanda Linda.

— Ce qui veut dire que, pour le moment, il faut que cette affaire reste entre nous. Si Rennie a bien tué quatre personnes, il est très, très dangereux.

— Attendre ne peut que le rendre encore plus dangereux », objecta Rusty.

Linda se rongeait les ongles, chose que Rusty ne lui avait pas vu faire depuis des années. « Nous devons penser à Judy et Janelle, Rusty. Nous ne pouvons pas prendre le risque qu’il leur arrive quelque chose. Il n’en est pas question pour moi, et il n’en est pas question pour toi.

— Moi aussi, j’ai un gosse, dit Stacey. Calvin. Il a cinq ans tout juste. Il m’a fallu tout mon courage rien que pour monter la garde ce soir, au salon funéraire. L’idée de parler de ça à cet abruti de Randolph… »

Elle n’eut pas besoin d’achever sa phrase ; la pâleur de ses joues était éloquente.

« Personne ne te le demande, lui dit Jackie.

— Pour l’instant, tout ce que je peux prouver est que quelqu’un a utilisé la balle de baseball contre Coggins. Il pourrait s’agir de n’importe qui. Bon sang, même de son propre fils.

— Voilà qui ne serait pas une si grande surprise pour moi, dit Stacey. Junior a un comportement bizarre depuis quelque temps. Il s’est fait virer de Bowdoin pour une bagarre. J’ignore si son père est au courant, mais la police a été appelée au gymnase où elle a eu lieu et j’ai pu voir le rapport. Et les deux filles… si ce sont des crimes sexuels…

— C’en était, dit Rusty. De la pire espèce. Je préfère ne même pas vous en parler.

— Mais Brenda, elle, n’a pas été agressée sexuellement, fit remarquer Jackie. Ce qui me fait penser que Coggins et Brenda sont des cas différents de ceux des deux filles.

— Junior a peut-être tué les filles et son paternel Brenda et Coggins, hasarda Rusty, s’attendant à entendre des rires. Il n’y en eut pas. Dans ce cas, pourquoi ? »

Tous secouèrent la tête.

« Il doit bien y avoir un mobile, insista Rusty. Mais je doute que ce soit le sexe.

— Vous pensez qu’il a quelque chose à cacher, n’est-ce pas ? demanda Jackie.

— Oui, exactement. Et autre chose me dit que quelqu’un pourrait savoir de quoi il s’agit. Quelqu’un qui est enfermé dans le sous-sol du poste de police.

— Barbara ? s’étonna Jackie. Pourquoi Barbara serait-il au courant ?

— Parce qu’il a parlé avec Brenda. Ils ont eu un long tête-à-tête dans son jardin, le lendemain du Jour du Dôme. »

Ce fut au tour de Stacey de s’étonner : « Comment diable êtes-vous au courant de ça ?

— Par la petite Buffalino, qui habite à côté de chez les Perkins. La fenêtre de sa chambre donne sur leur jardin. Elle les a vus et m’en a parlé. » Il se rendit compte que sa femme le regardait. « Que veux-tu que je te dise ? C’est une petite ville. Et tout le monde soutient l’équipe.

— J’espère que tu lui as dit de garder ça pour elle.

— Non, je ne l’ai pas fait. Parce que je n’avais aucune raison, à ce moment-là, de soupçonner Rennie d’avoir tué Brenda. Ou défoncé la tête de Coggins à coups de balle de baseball plaquée or. Je ne savais même pas qu’ils étaient morts tous les deux.

— Nous n’en ignorons pas moins si Barbara est au courant de quelque chose, dit Stacey. De lui, nous savons que son omelette champignons et fromage est du tonnerre, et c’est à peu près tout.

— Quelqu’un va devoir lui poser des questions, dit Jackie. Je me porte volontaire.

— Et même s’il sait quelque chose, qu’est-ce que ça va changer ? intervint Linda. Nous sommes pratiquement sous une dictature. Je viens juste d’en prendre conscience. Je crois que je suis un peu ralentie.

— Tu es plus confiante que ralentie, dit Jackie. Et en temps normal, avoir confiance est une manière légitime de se comporter. Quant au colonel Barbara, nous ne saurons si ce qu’il a appris pourra nous aider ou non que lorsque nous lui aurons posé la question. » Elle marqua une pause. « Et ce n’est pas vraiment le problème. Il est innocent. C’est ça, le problème.

— Et s’ils le tuent ? demanda abruptement Rusty. S’ils l’abattent au cours d’une tentative d’évasion ?

— Je suis à peu près certaine que cela ne se produira pas, répondit Jackie. Big Jim tient à monter un procès-spectacle. On ne parle que de ça au poste (Stacey approuva de la tête). Ils veulent faire croire aux gens que Barbara est une araignée qui a tissé un vaste réseau de conspiration. Après quoi, ils pourront l’exécuter. Mais même en mettant les bouchées doubles, cela va prendre des jours. Des semaines, si nous avons de la chance.

— Non, nous n’aurons pas cette chance, dit Linda. Pas si Rennie veut en finir rapidement.

— Tu as peut-être raison, mais Rennie doit tout d’abord franchir l’étape de la réunion du conseil, jeudi soir. Et il va vouloir interroger Barbara. Si Randolph sait que Barbara a parlé avec Brenda, Rennie le sait aussi.

— Bien sûr qu’il le sait, s’impatienta Stacey. Ils étaient ensemble lorsque Barbara a montré la lettre du Président à Jim. »

Ils restèrent une minute silencieux, réfléchissant à ce qui venait d’être dit.

« Si Rennie cache quelque chose, avança Linda, il risque d’avoir besoin de temps pour s’en débarrasser. »

Jackie éclata d’un rire bref qui eut un effet presque choquant, vu la tension qui régnait dans la pièce. « Eh bien, bonne chance. Quoi que ce soit, il est de toute façon impossible pour lui de le mettre à l’arrière d’un bahut et de le faire disparaître de la ville.

— Ce serait en rapport avec le propane ? demanda Linda.

— Possible, dit Rusty. Si je me souviens bien, vous avez été militaire, Jackie, non ?

— J’ai rempilé deux fois dans l’armée, oui. Police militaire. Jamais participé aux combats, mais j’ai vu mon lot de morts et de blessés, en particulier la deuxième fois. Würzburg, Allemagne, première division d’infanterie. Surnommée la Big RedOne. J’ai surtout arrêté des bagarres de bar et monté la garde devant l’hôpital local. J’ai connu des gars comme Barbie et je donnerais cher pour le faire sortir de sa cellule et l’avoir à nos côtés. Si le Président l’a nommé, ou a essayé de le nommer, c’est qu’il y avait une bonne raison. » Elle s’interrompit un instant. « Il ne serait peut-être pas impossible de le faire évader. Cela mérite qu’on y pense. »

Les deux autres femmes, également officiers de police mais aussi mères de famille, ne réagirent pas sur le coup à cette proposition, mais Linda se rongeait les ongles et Stacey se tripotait les cheveux.

« Je sais ce que vous ressentez », reprit Jackie.

Linda secoua la tête. « Non, pas si tu n’as pas des gosses qui dorment au premier et qui dépendent de toi pour leur petit déjeuner tous les matins.

— Peut-être pas, mais pose-toi la question : si nous sommes coupés du monde extérieur, ce qui est le cas, et si le type qui tient les commandes est un fou furieux meurtrier, ce qu’il est peut-être, crois-tu que les choses vont s’arranger si nous nous contentons de rester assis dans notre coin et de nous croiser les bras ?

— Admettons que vous le fassiez évader, dit Rusty. Qu’est-ce que vous allez faire de lui ? Vous ne pouvez pas exactement vous adresser au programme de protection des témoins.

— Je ne sais pas, répondit Jackie avec un soupir. Ce que je sais, par contre, c’est que le Président lui a donné le commandement et que Big Jim l’Enfoiré a organisé un complot pour le faire accuser de meurtre de manière à ce que ce ne soit pas possible.

— Dans l’immédiat vous n’allez rien faire, dit Rusty. Même pas prendre le risque de lui parler. Il y a autre chose en jeu dans cette affaire, et cela pourrait tout changer. »

Il leur parla alors du compteur Geiger, raconta comment il l’avait récupéré, à qui il l’avait confié et ce que Joe McClatchey prétendait avoir découvert avec.

« Je ne sais pas, dit Stacey. Ça paraît trop beau pour être vrai. Il a quel âge, le petit McClatchey… quatorze ans ?

— Treize, je crois. Mais il est redoutablement intelligent, et s’il affirme qu’il y a un pic de rayonnement du côté de Black Ridge Road, je le crois. Et si jamais il a trouvé la chose qui maintient le Dôme en place et que nous puissions l’arrêter…

— Alors ce sera la fin du cauchemar ! s’exclama Linda, les yeux brillants. Et Jim Rennie s’effondrera comme un ballon crevé !

— Ah, ce serait génial, n’est-ce pas ? dit Jackie Wettington. Si c’était à la télé, peut-être même que je le croirais. »

17

« Phil ? lança Andy. Phil ? »

Il fallait élever la voix s’il voulait être entendu. Bonnie Nandella et The Redemption étaient lancés dans « My Soul is a Witness », le volume à fond. Tous ces ooo-ooh et ces woa-yeah avaient de quoi désorienter. Même les lumières qui brillaient à l’intérieur des studios de la WCIK le désorientaient ; il avait fallu qu’il se retrouve sous ces néons pour réaliser à quel point l’obscurité régnait partout dans Chester’s Mill. Et à quel point il s’y était déjà habitué. « Chef ? »

Pas de réponse. Il jeta un coup d’œil à l’écran de télé (CNN, le son coupé) puis, à travers la longue fenêtre, il regarda dans le studio proprement dit. Les lumières étaient toutes allumées, là aussi, et les appareils fonctionnaient (ce qui lui fichait les boules, même si Lester Coggins lui avait expliqué, débordant d’orgueil, que tout était géré par ordinateur), mais il n’y avait aucune trace de Phil.

Tout d’un coup, lui parvint une désagréable odeur de sueur rance. Il se tourna et Phil se tenait devant lui, comme s’il venait de jaillir du sol. Il avait dans une main un ustensile qui devait être une télécommande de porte de garage et, dans l’autre, un pistolet. Le pistolet était pointé sur la poitrine d’Andy. Le doigt recourbé sur la queue de détente était blanchi aux articulations et le canon de l’arme tremblait légèrement.

« Salut, Phil, dit Andy. Chef, je veux dire.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? » demanda Chef Bushey.

Les remugles de sa sueur avaient des relents de levure avariée à la limite du supportable. Son jean et son T-shirt de WCIK étaient d’une saleté repoussante. Ses pieds étaient nus (ce qui expliquait sans doute son arrivée silencieuse) et noirs d’une crasse épaisse. Cela faisait peut-être un an qu’il ne s’était pas lavé les cheveux. Ou plus. Mais le pire, c’était ses yeux, injectés de sang, des yeux de spectre. « T’as intérêt à me répondre vite, vieille bique, sans quoi t’auras plus jamais l’occasion de parler à personne. »

Andy, qui venait de tricher avec la mort via de l’eau rose seulement une heure ou deux auparavant, accueillit la menace du Chef avec sérénité, sinon avec bonne humeur. « Fais ce que tu as à faire, Phil. Chef, je veux dire. »

Chef Bushey haussa les sourcils. Son regard larmoyait mais son étonnement était sincère. « Ouais ?

— Absolument.

— Pourquoi t’es ici ?

— Je viens t’apporter une bien mauvaise nouvelle. Je suis désolé. »

Chef Bushey médita là-dessus, puis sourit, exhibant ses quelques dents restantes. « Il n’y a pas de mauvaises nouvelles. Le Christ revient, et c’est la bonne nouvelle qui efface toutes les mauvaises. C’est le bonus de la bande-son Bonne Nouvelle. T’es pas d’accord ?

— Si, je suis d’accord, et je dis alléluia. Malheureusement — ou heureusement, sans doute ; tu vas dire heureusement — ta femme est déjà avec Lui.

— Tu dis quoi, là ? »

Andy avança la main et repoussa le canon de l’arme vers le sol. Le Chef ne fit aucun effort pour l’en empêcher. « Samantha est morte, Chef. J’ai le regret de t’annoncer qu’elle s’est ôté la vie un peu plus tôt, aujourd’hui.

— Sammy ? Sammy est morte ? »

Le Chef jeta son arme dans la corbeille courrier-départ d’un bureau proche. Il abaissa aussi la télécommande, mais la garda à la main ; cela faisait deux jours qu’il ne l’avait pas lâchée, y compris au cours de ses périodes de sommeil de plus en plus courtes.

« Je suis désolé, Phil. Chef. »

Andy expliqua les circonstances de la mort de Sammy telles qu’il les comprenait, concluant avec la nouvelle réconfortante que l’enfant se portait bien. (Même au fond du désespoir, Andy restait un adepte du verre à moitié plein.)

Chef Bushey chassa les considérations sur le bien-être de Little Walter d’un geste désinvolte de la main tenant la télécommande. « Elle a descendu deux porcs ? »

Andy se raidit. « C’étaient des officiers de police, Phil. Des êtres humains de qualité. Elle était désespérée, j’en suis sûr, mais c’était tout de même très mal. Tu ne dois pas dire une chose pareille.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je ne tolérerai pas que tu traites des policiers de porcs. »

Chef Bushey réfléchit. « Ouais-ouais, bon-bon, je retire ce que j’ai dit.

— Merci. »

Le Chef se pencha (il était grand et cela donnait l’impression d’être salué par un squelette) et scruta Andy dans les yeux. « T’es un courageux petit branleur, pas vrai ?

— Non, répondit Andy. C’est juste que je m’en fiche. »

Le Chef parut voir quelque chose qui l’inquiéta. Il saisit Andy par l’épaule. « Tu vas bien, mon frère ? »

Andy éclata en sanglots et se laissa tomber sur une chaise de bureau, sous un panneau qui annonçait que LE CHRIST SURVEILLE TOUTES LES CHAÎNES, LE CHRIST ÉCOUTE TOUTES LES LONGUEURS D’ONDE. Il appuya sa tête au mur, sous ce slogan étrangement sinistre, et pleura comme un enfant. C’était lemon frère qui avait provoqué cela ; ce mon frère totalement inattendu.

Le Chef alla prendre le siège qui se trouvait derrière le bureau du gestionnaire de station et se mit à étudier Andy, avec l’attitude d’un naturaliste observant quelque animal rare dans la nature. Au bout d’un moment, il dit : « Sanders ! Est-ce que tu es venu ici pour que je te tue ?

— Non, répondit Andy entre deux sanglots. Ou peut-être. Oui. Je peux pas dire. Mais tout est allé de travers dans ma vie. Ma femme et ma fille sont mortes. Je crois que Dieu m’a puni parce que je vendais cette merde… »

Le Chef acquiesça. « C’est possible.

— … et je cherche des réponses. Ou que ça finisse. Ou quelque chose. Bien sûr, je voulais aussi te parler de ta femme, c’est important de faire son devoir… »

Le Chef lui tapota l’épaule. « Tu l’as fait, mon frère. J’apprécie. Elle ne valait pas tripette dans la cuisine et elle ne tenait pas mieux sa maison qu’un cochon sur un tas de fumier, mais s’envoyer en l’air avec elle devenait surnaturel quand elle était shootée. Qu’est-ce qu’elle pouvait avoir contre ces types en bleu ? »

Même noyé dans son chagrin, Andy n’avait pas l’intention de rapporter l’accusation de viol. « Je suppose qu’elle était bouleversée à cause du Dôme. Es-tu au courant pour le Dôme, Phil ? Chef ? »

Chef agita de nouveau la main, apparemment affirmatif. « Ce que tu dis pour la méth, c’est vrai. C’est mal d’en vendre. Un scandale. Mais en fabriquer, non. C’est la volonté de Dieu. »

Andy laissa retomber ses mains et étudia le Chef entre ses paupières gonflées. « Tu en es sûr ? Parce que je ne crois pas que ça puisse être bien.

— T’en as jamais pris ?

— Non ! » s’exclama Andy, scandalisé comme si le Chef lui avait demandé s’il avait jamais pratiqué l’acte sexuel avec un épagneul.

« Prendrais-tu un médicament, si un médecin te le prescrivait ?

— Eh bien… oui, bien sûr, mais…

— La méth est un médicament. » Chef Bushey le regarda, solennel, puis tapota la poitrine d’Andy du doigt pour souligner son propos. Son ongle était rongé jusqu’au sang. « La méth est un médicament. Dis-le.

— La méth est un médicament, répéta Andy sans se faire davantage prier.

— C’est bien. »

Le Chef se leva.

« — C’est un médicament contre la mélancolie. C’est de Ray Bradbury. T’as jamais lu Ray Bradbury ?

— Non.

— Il en avait dans la tronche. Il savait. Il a écrit le foutu grand livre. Dis alléluia. Viens avec moi. Je vais changer ta vie. »

18

Le premier conseiller de Chester’s Mill se jeta sur la méth comme une grenouille sur des mouches.

Il y avait, derrière la rangée des fourneaux, un vieux canapé élimé ; c’est là qu’Andy et Chef Bushey s’assirent, sous une image du Christ à moto (titre : Ta route invisible, mon pote), pour se passer la pipe. Quand elle brûle, la méth dégage une odeur de pisse de trois jours dans un pot de chambre, mais après sa première et hésitante bouffée, Andy fut convaincu que le Chef avait raison : en vendre était peut-être l’œuvre de Satan, mais le truc lui-même ne pouvait être que celle de Dieu. D’un seul coup, le monde lui apparut sous un jour exquis, paré d’un délicat tremblement, quelque chose qu’il n’avait jamais vu. Son rythme cardiaque s’accéléra, les vaisseaux sanguins de son cou se dilatèrent en câbles pulsatiles, ses gencives se mirent à le picoter et ses couilles à se contracter de la manière la plus délicieusement adolescente. Mieux que tout cela, l’accablement — qui jusqu’ici, avait pesé sur ses épaules et embrouillé ses pensées — disparut. Il se sentait capable de déplacer des montagnes à l’aide d’une seule brouette.

« Dans le jardin d’Éden il y avait un arbre », dit le Chef en lui passant la pipe. Des volutes d’une fumée verte en montaient des deux extrémités. « L’arbre du Bien et du Mal. Tu connais cette connerie ?

— Oui. C’est dans la Bible.

— Un peu, mon couillon. Et sur cet arbre, il y avait une pomme.

— Ouais, ouais. » Andy prit une bouffée minuscule. Il en aurait bien pris davantage — il aurait voulu tout inhaler — mais il craignait qu’en inspirant à fond sa tête ne bondisse de son cou et ne se mette à zigzaguer dans le labo comme une fusée, suivie d’une traînée de feu.

« La chair de cette pomme est la Vérité, et la peau de cette pomme est la méth », dit le Chef.

Andy le regarda. « C’est stupéfiant. »

Le Chef acquiesça. « Oui, Sanders, c’est le cas de le dire, stupéfiant. » Il reprit la pipe. « C’est pas du bon shit, ça ?

— Un shit fabuleux.

— Le Christ revient pour Halloween. Peut-être même quelques jours avant ; j’peux pas dire. C’est déjà la saison de Halloween, tu sais. La saison de la foutue sorcière. » Il tendit la pipe à Andy, puis leva la main qui tenait toujours la commande. « Tu vois ça ? Là-bas au bout, au-dessus de la porte de la remise ? »

Andy regarda. « Quoi ? Ce truc blanc ? On dirait de l’argile.

— Ce n’est pas de l’argile, Sanders. C’est le corps du Christ.

— C’est quoi, ces fils qui en sortent ?

— Des vaisseaux dans lesquels court le sang du Christ. »

Andy réfléchit et trouva la chose tout à fait brillante. « Bien. » Il réfléchit encore un peu. « Je t’aime, Phil — Chef, je veux dire. Je suis content d’être venu.

— Moi aussi. Écoute. T’aurais pas envie d’aller faire un tour ? J’ai bien une voiture ici, quelque part — je crois —, mais j’ai un peu la tremblote.

— Bien sûr. »

Il se leva. Le monde vacilla pendant une seconde ou deux puis redevint stable. « Où tu veux aller ? »

Le Chef le lui dit.

19

Au bureau de la réception, Ginny Tomlinson dormait, la tête posée sur la couverture de People — où l’on voyait Brad Pitt et Angelina Jolie s’ébattre dans les vagues, sur l’une de ces îles sexy où des serveurs vous apportent des boissons surmontées de petits parasols en papier. Quand elle se réveilla à deux heures moins le quart du matin, le mercredi, une apparition se tenait devant elle : un individu de haute taille, décharné, aux yeux enfoncés dans les orbites, aux cheveux pointant dans toutes les directions. Il portait un T-shirt de WCIK et les jeans qui flottaient sur ses hanches maigres menaçaient de tomber. Elle crut tout d’abord qu’elle faisait un cauchemar mettant en scène des morts vivants, puis son odeur lui parvint. Jamais un rêve n’aurait pu sentir aussi mauvais.

« Je suis Phil Bushey, déclara l’apparition. Je suis venu chercher le corps de ma femme. Je vais l’enterrer. Montrez-moi où il est. »

Ginny ne discuta pas. Elle lui aurait donné tous les cadavres, rien que pour être débarrassée de lui. Ils passèrent devant Gina Buffalino qui, debout à côté d’une civière, regardait le Chef, pâle d’appréhension. Quand il se tourna vers elle, elle se recroquevilla sur place.

« T’as ton costume de Halloween, petite ? lui demanda le Chef.

— Oui…

— Et ce sera quoi ?

— Glinda, chevrota l’adolescente. Mais je n’irai pas à la soirée, j’en ai peur. C’est à Motton.

— Moi, j’irai en Jésus », dit le Chef. Il suivit Ginny, fantôme malpropre en baskets pourrissantes. Puis il se retourna. Son regard était vide. « Et j’suis furax, j’te dis pas. »

20

Chef Bushey sortit de l’hôpital dix minutes plus tard, tenant dans ses bras le corps de Sammy enroulé dans un linceul. Un pied nu, le vernis rose écaillé des ongles de ses orteils, oscillait au rythme de ses pas. Ginny lui tint la porte. Elle ne chercha pas à voir qui était au volant de la voiture dont le moteur tournait au ralenti, et Andy lui en fut vaguement reconnaissant. Il attendit que l’infirmière eût disparu à l’intérieur, descendit et ouvrit l’une des portières arrière pour le Chef, lequel manipulait son fardeau avec facilité, pour quelqu’un qui n’avait plus que la peau sur les os. La méth donne peut-être des forces, aussi, pensa Andy. Dans ce cas, les siennes n’étaient pas brillantes. La dépression revenait, insidieuse. L’accablement de même.

« Très bien, dit le Chef. Roule. Mais rends-moi d’abord ça. »

Il avait confié la télécommande du garage à Andy, qui la lui rendit. « On va au salon funéraire ? »

Chef Bushey le regarda comme s’il était fou. « On retourne à la station de radio. C’est là que va venir le Christ en premier, quand Il reviendra.

— Pour Halloween.

— Tout juste. Ou peut-être avant. En attendant, veux-tu m’aider à enterrer cette enfant de Dieu ?

— Bien sûr, dit Andy, avant d’ajouter, timidement : On pourrait peut-être fumer un peu avant, non ? »

Le Chef éclata de rire et tapa Andy sur l’épaule. « Ça te plaît, pas vrai ? Je savais que t’aimerais ça.

— Un médicament contre la mélancolie.

— Tout juste, mon frère. Tout juste. »

21

Barbie, allongé sur sa couchette, attendait l’aube et ce qui allait venir après. Il s’était entraîné, en Irak, à ne pas s’inquiéter de ce qui allait venir après et, même si c’était un savoir-faire imparfait, dans le meilleur des cas, il en avait la maîtrise — dans une certaine mesure. En fin de compte, il n’y avait que deux règles pour vivre avec la peur (il avait fini par admettre que dominer sa peur était un mythe), et il se les répétait pendant qu’il attendait.

Je dois accepter les choses sur lesquelles je n’ai aucun contrôle.

Je dois transformer l’adversité en avantage pour moi.

La seconde règle signifiait qu’il fallait prendre le plus grand soin de ses ressources et faire des projets en les ayant toujours à l’esprit.

Or il disposait d’une ressource, enfouie dans son matelas : son couteau suisse. C’était un petit modèle, avec seulement deux lames, mais même la plus petite suffisait à trancher la gorge d’un homme. C’était une chance extraordinaire de l’avoir, et il en était conscient.

Quelles qu’aient été les règles de détention instituées par Howard Perkins, le respect de celles-ci avait disparu avec sa mort et l’ascension de Peter Randolph. Les chocs subis par la ville depuis les quatre derniers jours auraient déstabilisé n’importe quel département de police, supposait Barbie, mais il y avait bien plus. En résumé, Randolph était à la fois stupide et négligent et, dans toutes les bureaucraties, les subordonnés ont tendance à prendre exemple sur l’homme qui trône au sommet de la hiérarchie.

On lui avait pris ses empreintes et on l’avait photographié, mais il s’était passé cinq heures pleines avant que Henry Morrison, l’air fatigué et écœuré, ne descende au sous-sol. Il s’était arrêté à deux mètres de la cellule de Barbie. Largement hors de portée.

« Oublié quelque chose, peut-être ? demanda Barbie.

— Vide tes poches et pousse tout ce qu’il y a dedans dans le corridor, répondit Henry. Ensuite, enlève ton pantalon et passe-le à travers les barreaux.

— Si j’obéis, est-ce que je pourrai avoir autre chose à boire que l’eau des toilettes ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? Junior t’a apporté de l’eau. Je l’ai vu.

— Il l’avait salée.

— Exact. Absolument. » Henry avait cependant paru hésiter. Il y avait peut-être en lui un reste d’humanité. « Fais ce que je te dis, Barbie. Barbara, je veux dire. »

Barbie avait vidé ses poches : portefeuille, clefs, pièces, quelques billets, la médaille de saint Christophe qui lui servait de porte-bonheur. À ce moment-là, le couteau suisse était depuis longtemps planqué sous le matelas. « Tu pourras encore m’appeler Barbie lorsque vous me passerez la corde au cou, si tu veux. C’est ça qu’a prévu Rennie ? La pendaison ? Ou bien le peloton d’exécution ?

— Ferme-la et passe-moi ton pantalon. Ton T-shirt aussi. »

Il se la jouait gros dur, mais Barbie le trouvait plus hésitant que jamais. C’était bien. Un début.

Deux des nouveaux flics ados étaient descendus avec lui. L’un d’eux tenait une bombe lacrymo ; l’autre un Taser. « Un coup de main, officier Morrison ?

— Non, mais vous n’avez qu’à attendre au pied de l’escalier et ouvrir l’œil jusqu’à ce que j’aie fini, avait répondu Henry.

— Je n’ai tué personne, déclara Barbie, parlant d’un ton calme dans lequel il avait mis toute la sincérité possible. Et quelque chose me dit que tu le sais.

— Ce que je sais, c’est que tu ferais mieux de la fermer, à moins que tu veuilles un coup de Taser. »

Le flic avait fouillé les vêtements mais pas demandé à Barbie d’enlever ses sous-vêtements ni d’écarter les jambes, penché en avant. Procédure tardive et sommaire, mais Barbie lui accorda quelques points pour le seul fait d’y avoir pensé — il avait été le seul.

Sa fouille terminée, Henry avait renvoyé d’un coup de pied le jean, poches retournées et ceinture confisquée, à travers les barreaux.

« Je peux avoir mon saint Christophe ?

— Non.

— Réfléchis un peu, Henry ? Qu’est-ce que tu veux que…

— La ferme. »

Morrison était passé entre les deux flics ados, tête basse, tenant les objets personnels de Barbie à la main. Les ados lui avaient emboîté le pas, l’un d’eux prenant le temps de sourire à Barbie tout en passant un doigt à hauteur de sa gorge.

Depuis lors il s’était retrouvé seul, n’ayant rien à faire, sinon rester étendu sur sa couchette et regarder la petite imposte (en verre cathédrale armé) en attendant que pointe l’aube et en se demandant s’ils avaient vraiment l’intention de le faire passer par la baignoire, ou si Searles n’avait fait que lui monter le bourrichon. Si jamais ils essayaient et se montraient aussi incompétents que pour l’arrestation, ils avaient toutes les chances de le noyer.

Il se demanda aussi si quelqu’un n’allait pas venir avant le lever du jour. Quelqu’un avec une clef. Quelqu’un qui se tiendrait un peu trop près des barreaux. Avec le couteau, il n’était pas complètement exclu qu’il puisse s’évader ; mais une fois le jour levé, ça le deviendrait. Il aurait peut-être dû essayer sur Junior, lorsque celui-ci lui avait passé le verre d’eau salée entre les barreaux… Sauf que l’envie de se servir de son arme démangeait Junior. Ç’aurait été prendre un très grand risque, et Barbie n’était pas désespéré à ce point. Du moins, pas encore.

Sans compter que… où pourrais-je aller ?

Et même s’il parvenait à s’évader et à disparaître, il risquait de laisser ses amis face à un monde de souffrances. Après avoir été « interrogés » par des flics comme Melvin ou Junior, ils pourraient finir par voir dans le Dôme le dernier de leurs problèmes. Big Jim était à présent en selle, et quand des types comme lui chevauchaient, ils avaient tendance à jouer brutalement des éperons. Parfois jusqu’à ce que le cheval s’effondre sous eux.

Barbie tomba dans un sommeil léger et agité. Il rêva de la blonde dans le pick-up Ford. Il rêva qu’elle s’arrêtait pour le prendre à bord et qu’ils quittaient Chester’s Mill juste à temps. Elle commençait à déboutonner sa blouse et à exhiber les bonnets d’un soutien-gorge couleur lavande lorsqu’une voix lança : « Hé, bâton merdeux, debout là-d’dans. »

22

Jackie Wettington passa la nuit dans la maison des Everett. La chambre d’amis était confortable et les fillettes se tenaient tranquilles, cependant elle n’arrivait pas à dormir. À quatre heures, ce matin-là, elle avait décidé de ce qu’il fallait faire. Elle en comprenait les risques ; elle comprenait aussi qu’il ne lui était pas tolérable de laisser Barbie dans une cellule au sous-sol du poste de police. Si elle avait été en mesure de prendre l’initiative et de former un groupe de « résistants » — ou simplement de lancer une enquête vraiment sérieuse sur les meurtres —, elle s’y serait déjà mise. Toutefois, elle se connaissait trop bien pour seulement s’y attarder. Elle avait été à la hauteur de ses responsabilités à Guam et en Allemagne — ce qui s’était résumé à virer des soldats ivres des bars, à poursuivre ceux qui manqueraient à l’appel et à faire le ménage après les accidents de voiture sur la base — mais ce qui se passait en ce moment à Chester’s Mill dépassait largement les capacités d’un sergent-chef. Ou de la seule femme flic à plein temps travaillant avec une bande de péquenots qui l’appelaient Officier Deux-Obus dans son dos. Et qui croyaient, en plus, qu’elle ne le savait pas. Mais en ce moment le sexisme ado-ras-des-pâquerettes était le moindre de ses soucis. Il fallait mettre un terme à cette affaire, et Dale Barbara était l’homme qu’avait choisi le président des États-Unis pour cela. Mais même le bon plaisir du commandant en chef n’était pas le plus important. La règle numéro un était qu’on n’abandonnait jamais personne. Une règle sacrée, un réflexe.

Première chose : que Barbie sache qu’il n’était pas seul. Cela lui permettrait de dresser des plans.

Lorsque Linda descendit dans la cuisine en chemise de nuit, à cinq heures, les premières lueurs du jour filtraient à travers les fenêtres, révélant des arbres et des buissons d’une immobilité absolue. Il n’y avait pas le moindre souffle d’air.

« J’ai besoin d’un Tupperware, lui dit Jackie. Un bol. Petit et opaque. As-tu quelque chose comme ça ?

— Bien sûr, mais pourquoi ?

— Parce que nous allons apporter son petit déjeuner à Dale Barbara. Des céréales. Et nous allons mettre un mot au fond.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, Jackie ? Je ne peux pas faire ça. J’ai des gosses.

— Je sais. Mais je ne peux pas le faire seule, car ils ne me laisseront pas descendre si personne ne m’accompagne. Si j’étais un homme, peut-être, mais pas avec cet équipement. » Elle montra ses seins. « J’ai besoin de toi.

— Quel genre de mot ?

— Je vais le faire évader demain soir », répondit Jackie d’un ton plus calme qu’elle ne l’était elle-même. Pendant la grande réunion publique du conseil municipal. Je n’aurai pas besoin de toi pour ça…

— Non, pas la peine de compter sur moi ! s’exclama Linda en agrippant le col de sa chemise de nuit.

— Ne parle pas si fort. C’est à Romeo Burpee que je pense — en supposant que j’arrive à le convaincre que Barbie n’a pas tué Brenda. On portera des passe-montagne ou des trucs dans ce genre pour ne pas être identifiés. Personne ne sera surpris ; tout le monde est convaincu ici qu’il a une armée de complices.

— Tu es folle !

— Non. Il n’y aura qu’une équipe réduite au poste pendant la réunion. Trois, quatre gars maximum. Peut-être seulement deux. J’en suis certaine.

— Pas moi !

— Mais la soirée de demain est encore loin. Il faut que Barbie les fasse lanterner au moins jusque-là. Et maintenant, donne-moi ce bol.

— Je peux pas faire ça, Jackie, répéta Linda.

— Si, tu peux. » C’était Rusty, debout dans l’encadrement de la porte et paraissant relativement énorme dans son short de gym et son T-shirt des Patriots de Nouvelle-Angleterre. « Il est temps de prendre des risques, gosses ou pas. Nous sommes livrés à nous-mêmes, et cette histoire a déjà trop duré. »

Linda le regarda un moment, se mordillant la lèvre. Puis elle se pencha vers le placard du bas. « Les Tupperware sont là. »

23

Quand elles arrivèrent au poste, il n’y avait personne à la réception — Freddy Denton était rentré chez lui pour dormir — mais une demi-douzaine de policiers étaient assis ici et là, buvant du café et bavardant, excités comme ils ne l’avaient jamais été à une heure qu’ils abordaient d’habitude dans un état semi-comateux. Parmi eux, Jackie identifia deux échantillons de la ribambelle Killian, plus une fille motard habituée du Dipper’s du nom de Lauren Conree et Carter Thibodeau. Elle ignorait le nom des autres, mais elle en reconnut deux comme étant de petits voyous de terminale qui avaient déjà eu maille à partir avec la police pour des infractions mineures — possession de drogue, conduite sans permis. Les nouveaux « officiers » — les nouveaux-nouveaux — ne portaient pas d’uniforme, seulement une bande de tissu bleu nouée autour du biceps.

Tous, sauf un, étaient armés.

« Qu’est-ce que vous faites toutes les deux de si bonne heure ? demanda Thibodeau en se dirigeant vers elles. Moi j’ai une bonne raison — j’ai plus d’analgésiques. »

Les autres ricanèrent.

« On apporte son petit déjeuner à Dale Barbara », répondit Jackie.

Elle avait peur de regarder Linda, peur de l’expression qu’elle pourrait lire sur le visage de sa collègue.

Thibodeau jeta un coup d’œil dans le bol. « Quoi, pas de lait ?

— Il n’a pas besoin de lait, répliqua Jackie, crachant dans le bol de céréales. Je me charge de les mouiller. »

Des acclamations montèrent du groupe. Plusieurs applaudirent.

Jackie et Linda étaient arrivées en haut des marches lorsque Thibodeau leur dit : « Donnez-moi ça. »

Un instant, Jackie resta pétrifiée. Elle se vit lançant le bol à sa figure et prenant la tangente. Ce qui l’arrêta fut un constat très simple : elles n’avaient nulle part où se cacher. En admettant qu’elles réussissent à quitter le poste de police, elles se feraient cravater avant même d’avoir atteint le monument aux morts.

Linda prit le Tupperware des mains de Jackie et le lui tendit. Thibodeau le contempla puis, au lieu de chercher à voir s’il n’y avait pas autre chose que des céréales, il cracha lui-même dedans.

« Ma contribution, dit-il.

— Attendez une minute, attendez une minute, intervint alors Lauren Conree. Rouquine, mince, avec un corps de mannequin, elle avait des joues ravagées par l’acné. Elle parlait d’une voix légèrement voilée, vu qu’elle avait l’index enfoncé dans la narine jusqu’à la deuxième articulation. « Moi aussi, j’ai un truc pour lui. » Son doigt émergea, surmonté d’une grosse crotte de nez. Conree la déposa sur le dessus des céréales, provoquant de nouveaux applaudissements et des cris : Laurie chercheuse d’or vert !

« Toutes les boîtes de céréales ont une petite surprise, pas vrai ? » dit-elle avec un sourire imbécile. Elle laissa tomber sa main sur la crosse du calibre 45 qu’elle portait à la ceinture. Elle était tellement mince, songea Jackie, que le recul la ferait tomber par terre si elle avait jamais l’occasion de faire feu.

« Tout est en ordre, déclara Thibodeau. Je vais vous tenir compagnie.

— Parfait », dit Jackie, prise d’une sueur froide en se rappelant qu’elle avait d’abord pensé sortir le mot du fond du bol pour le tendre directement à Barbie. Les risques qu’elles prenaient, tout d’un coup, lui parurent déments… mais il était trop tard. « Toi, tu restes près de marches, dit-elle à Thibodeau. Et toi, Linda, tu te tiens derrière moi. Pas question de lui laisser la moindre chance. »

Elle pensa que Carter allait tergiverser, mais il n’en fit rien.

24

Barbie se redressa sur sa couchette. De l’autre côté des barreaux se tenait Jackie Wettington, un bol en plastique blanc à la main. Derrière elle, Linda Everett avait son arme tirée et la tenait à deux mains, pointée vers le sol. Carter Thibodeau fermait la marche, au pied de l’escalier, les cheveux en bataille du type qui vient de se lever, sa chemise bleue non boutonnée afin d’exhiber le pansement qui recouvrait la morsure de chien, à son épaule.

« Bonjour, officier Wettington », dit Barbie. Un filet de lumière blanche filtrait par l’embryon de fenêtre. Le genre de lumière matinale qui donne l’impression que la vie est la plus grande des plaisanteries. « Je suis innocent de ces accusations. Je ne peux même pas parler d’inculpation, puisqu’on ne m’a même pas…

— La ferme, le coupa Linda. Ça nous intéresse pas.

— Bien dit, Blondie, lança Carter. Allez-y, les filles. »

Il bâilla et gratta son pansement.

« Reste assis, ordonna Jackie. Ne fais pas le moindre mouvement. »

Barbie ne bougea pas. Elle poussa le bol en plastique entre les barreaux. Il était juste assez petit pour cela.

Barbie s’avança et prit le bol. Il était rempli de céréales, des Special K, aurait-on dit. Sèches. Un crachat brillait sur le dessus. Et quelque chose d’autre : une grosse crotte de nez bien verte, humide et striée de sang. Son estomac n’en gargouilla pas moins. Il avait très faim.

Il se sentait aussi blessé, malgré lui. Parce qu’il avait cru que Jackie Wettington, qu’il avait repérée comme étant une ancienne militaire dès la première fois qu’il l’avait vue, à sa coupe de cheveux, mais surtout à sa manière de se tenir, valait mieux que ça. Il n’avait pas été difficile d’ignorer les marques de mépris de Henry Morrison. Cette fois, c’était plus dur. Et l’autre femme flic — l’épouse de Rusty Everett — le regardait comme s’il était une variété rare d’insecte venimeux. Il avait espéré qu’au moins quelques officiers patentés du département de police…

« Bouffe ça, lança Thibodeau depuis le pied de l’escalier. On s’est chargés de l’assaisonnement. Pas vrai, les filles ?

— C’est vrai », dit Linda.

Les commissures de ses lèvres s’abaissèrent. Ce n’était pas qu’un tic, et Barbie se sentit le cœur plus léger. Elle devait simuler. C’était peut-être espérer beaucoup, mais…

Elle se déplaça légèrement, bloquant la vue que Thibodeau avait de Jackie, ce qui n’était cependant pas indispensable : Carter était occupé à essayer de voir sa blessure sous le bord du pansement.

Jackie jeta un coup d’œil derrière elle pour s’assurer que tout allait bien et indiqua le bol du doigt ; puis elle leva les mains en haussant les sourcils : Désolée. Elle pointa ensuite deux doigts sur Barbie : Faites attention.

Il répondit d’un hochement de tête.

« Régale-toi, bâton merdeux, dit Jackie. On t’apportera quelque chose de mieux pour le déjeuner. Un pissburger, par exemple. »

De la marche sur laquelle il s’était assis, tiraillant sur le bord de son pansement, Thibodeau émit un aboiement en guise de rire.

« S’il te reste assez de dents pour ça », dit Linda.

Barbie aurait préféré qu’elle s’abstienne. Sa voix n’avait rien de sadique, ni même de coléreux. Elle était seulement apeurée, et on sentait qu’elle aurait préféré être n’importe où ailleurs. Thibodeau ne parut pas s’en rendre compte. Il s’intéressait toujours à l’état de son épaule.

« Allez viens, dit Jackie. J’ai pas envie de le voir manger.

— C’est assez ramolli à ton goût ? » lança Thibodeau. Il se leva lorsque les femmes repartirent vers l’escalier, entre les cellules, Linda rengainant son arme. « Parce que sinon…, ajouta-t-il en se raclant la gorge.

— Ça ira comme ça, dit Barbie.

— Forcément, que ça ira, répondit Thibodeau. Pour le moment. Puis ça ira plus. »

Ils montèrent, Thibodeau fermant la marche et donnant au passage une claque sur les fesses de Jackie. Elle rit et lui donna une tape. Elle s’en sortait bien, beaucoup mieux que la femme d’Everett. Toutes deux avaient fait preuve d’énormément de courage. D’un courage impressionnant.

Barbie retira la crotte de nez des Special K et l’envoya d’une pichenette dans le coin où il avait pissé. Il s’essuya les mains à son T-shirt. Puis il se mit à fouiller dans les céréales. Au fond du bol, il trouva le papier.

Essayez de tenir jusqu’à demain soir. Si on arrive à vous faire sortir, pensez à une planque. Vous savez ce que vous devez faire de ça.

Barbie le savait, en effet.

25

Une heure après avoir mangé le bout de papier et les céréales, Barbara entendit un pas pesant dans l’escalier. C’était Big Jim Rennie, déjà en costume-cravate dans la perspective d’une autre journée à administrer la vie sous le Dôme. Il était suivi de Carter Thibodeau et d’un autre type — un Killian, à en juger par la forme de sa tête. Le petit Killian portait une chaise et faisait des manières avec. Il était ce que les vieux Yankees auraient appelé un gormy lad, autrement dit un benêt. Il tendit la chaise à Thibodeau, qui la disposa devant la cellule, au bout du couloir. Rennie s’assit, remontant délicatement son pantalon auparavant pour en préserver le pli.

« Bonjour, monsieur Barbara. » Il avait souligné le monsieur avec une légère pointe de satisfaction.

« Conseiller Rennie, répondit Barbara. Que puis-je faire, sinon vous donner mon nom, mon rang et mon numéro matricule… dont je ne suis pas sûr de me souvenir ?

— Avouer. Nous épargner des difficultés et apaiser votre âme.

— Mr Searles a fait allusion hier au soir à la méthode de la baignoire, reprit Barbie. Il m’a demandé si j’y avais assisté pendant que j’étais en Irak. »

Rennie arborait un petit sourire, bouche en cul-de-poule, qui semblait dire : cause toujours, les bêtes qui parlent sont intéressantes.

« En fait, oui. J’ignore dans quelle mesure cette technique a été utilisée pendant les opérations — les rapports varient — mais j’y ai assisté personnellement deux fois. L’un des hommes a avoué, mais ses aveux n’ont servi à rien. L’individu qu’il nous a décrit comme étant un fabricant de bombes artisanales pour al-Qaida était en réalité un maître d’école qui avait quitté l’Irak quatorze mois auparavant. L’autre a été pris de convulsions et a eu le cerveau endommagé, si bien qu’on n’a rien pu en tirer. S’il en avait été capable, malgré tout, je suis sûr qu’il nous aurait donné un nom. Tout le monde avoue, avec la baignoire, en général au bout de quelques minutes. Je suis certain que moi aussi, j’avouerai.

— Alors épargnez-vous ces souffrances, suggéra Big Jim.

— Vous paraissez fatigué, monsieur. Vous sentez-vous bien ? »

Le minuscule sourire fut remplacé par un minuscule froncement de sourcils. « Mon état de santé actuel ne vous concerne pas. Un petit conseil, Mr Barbara. Ne me racontez pas n’importe quoi, et je ne vous raconterai pas n’importe quoi. Ce qui devrait vous occuper, c’est la situation dans laquelle vous êtes. Elle est peut-être supportable pour le moment, mais voilà qui pourrait changer. En quelques minutes, au besoin. Voyez-vous, je pensais justement à vous faire passer par la baignoire. J’y pensais même sérieusement. Alors, avouez donc ces meurtres. Épargnez-vous beaucoup de souffrances et d’ennuis.

— Je ne crois pas. Et si jamais vous me passez à la baignoire, je risque de parler de toutes sortes de choses. Vous devriez sans doute garder cela présent à l’esprit pour décider qui vous voudrez avoir comme témoins dans la pièce quand je commencerai à parler. »

Rennie prit le temps de réfléchir. En dépit de sa présentation impeccable, en particulier à une heure aussi matinale, il avait le teint jaunâtre et des bourrelets violacés, comme de la chair tuméfiée, autour de ses petits yeux. Il ne paraissait pas bien du tout. Si jamais il mourait brusquement, il y avait deux conséquences possibles. La première était que le sinistre climat politique qui régnait sur Chester’s Mill s’éclaircisse sans provoquer de nouvelles tornades. L’autre était un bain de sang dans lequel la mort de Barbie (très vraisemblablement au cours d’un lynchage plutôt que devant un peloton d’exécution) serait suivie d’une purge de ses prétendus complices conspirateurs. Julia serait sans doute la première sur la liste. Et Rose la deuxième ; les gens effrayés sont de grands adeptes de la théorie du complot.

Rennie se tourna vers Thibodeau : « Recule, Carter. Va jusqu’à l’escalier, s’il te plaît.

— Mais s’il tente quelque chose contre vous…

— Tu l’abats. Et il le sait. N’est-ce pas, Mr Barbara ? »

Barbie acquiesça.

« Sans compter que je n’ai pas l’intention de m’approcher davantage. Raison pour laquelle je veux que tu t’éloignes. Nous allons avoir une conversation privée. »

Thibodeau obéit.

« Et maintenant, Mr Barbara, de quoi voulez-vous donc parler ?

— Je suis au courant, pour le labo de méthadone. » Il avait parlé à voix basse. « Le chef Perkins l’était aussi, et il allait vous arrêter. Brenda a trouvé les documents dans son ordinateur. C’est pour cette raison que vous l’avez tuée. »

Rennie sourit. « Voilà une histoire à dormir debout.

— Le procureur général de l’État ne la verra pas comme ça, étant donné vos motivations. Parce qu’il ne s’agit pas de petits bricolages au fond d’un mobile home ; mais de la General Motors de la méth.

— L’ordinateur de Perkins sera détruit d’ici ce soir, répondit Rennie. Celui de sa femme aussi. Je suppose qu’il peut exister des copies papier dans le coffre-fort personnel de Duke — des documents à charge sans aucun sens, des ordures inventées pour des raisons politiques, et sorties du cerveau d’un homme qui m’a toujours méprisé — et si c’est le cas, ce coffre sera ouvert et les papiers seront brûlés. Pour le bien de la ville, pas pour le mien. Nous sommes en situation de crise. Nous devons nous serrer les coudes.

— Brenda a fait une copie de ce dossier avant de mourir. »

Big Jim sourit, révélant une double rangée de dents minuscules. « Une confidence en appelle une autre. Voulez-vous que je vous en fasse une ? »

Barbie ouvrit les mains : je vous en prie.

« Figurez-vous que Brenda est venue me voir et m’a raconté la même histoire. Elle m’a dit qu’elle avait donné la copie dont vous parlez à Julia Shumway. Je sais cependant que c’est un mensonge. Elle en avait peut-être eu l’intention, mais elle ne l’a pas fait. Et même si elle l’avait fait… (il haussa les épaules). Vos acolytes ont brûlé le journal de Shumway hier soir. Mauvaise décision de leur part. À moins que l’idée ne soit venue de vous ? »

Barbara se répéta : « Il existe une autre copie. Je sais où elle se trouve. Si vous me faites passer à la baignoire, j’avouerai où. Je le hurlerai. »

Rennie se mit à rire. « Voilà qui est dit avec beaucoup de sincérité, Mr Barbara, mais j’ai passé ma vie à marchander et je sais exactement quand on essaie de me bluffer. Je devrais peut-être vous faire exécuter sommairement. Toute la ville m’acclamerait.

— C’est pas si sûr, si vous n’avez pas d’abord trouvé mes coconspirateurs. Même Peter Randolph pourrait remettre cette décision en question, et ce type n’est rien qu’un lèche-cul mort de trouille. »

Big Jim se leva. Ses bajoues avaient pris une couleur de vieille brique. « Vous ne savez pas avec qui vous jouez.

— Bien sûr que si. J’ai vu des gens dans votre genre je ne sais combien de fois en Irak. Ils portaient des turbans au lieu de cravates, mais sinon, ils étaient pareils. Baratin religieux compris.

— Eh bien, vous m’avez convaincu de ne pas vous faire passer à la baignoire, dit Big Jim. C’est bien dommage, parce que je rêve depuis toujours d’assister à ça.

— Tiens, pardi.

— Pour l’instant, on va se contenter de vous garder au frais dans cette cellule. Ça vous va ? Je ne crois pas que vous mangerez beaucoup, vu que manger interfère avec la réflexion. Qui sait ? Après une réflexion constructive, vous pourrez peut-être trouver de meilleures raisons pour que je vous permette de continuer à vivre. Les noms de ceux qui sont contre moi en ville, par exemple. Une liste complète. Je vous donne quarante-huit heures. Puis, si vous n’arrivez pas à me convaincre de ne pas le faire, vous serez exécuté devant le monument aux morts sous les yeux de tout Chester’s Mill. Vous servirez de leçon.

— Vous avez vraiment très mauvaise mine, conseiller. »

Rennie l’étudia, l’air grave. « Ce sont les gens dans votre genre qui sont à l’origine de presque tout ce qui ne va pas dans le monde. Si je ne pensais pas que votre exécution puisse servir de principe unificateur pour notre communauté, qu’elle va être une catharsis dont nous avons bien besoin, je vous ferais abattre ici même par Mr Thibodeau.

— Faites ça et tout sortira, répliqua Barbie. D’un bout à l’autre de Chester’s Mill, tout le monde saura à quel genre de magouilles vous vous livrez. Essayez donc d’obtenir un consensus au cours de votre connerie de grande réunion, espèce de tyran d’opérette. »

Des veines gonflèrent au cou de Big Jim ; une autre se mit à battre au milieu de son front. Un instant, il parut sur le point d’exploser. Puis il sourit. « Bravo pour la tentative, Mr Barbara. Mais vous mentez. »

Il partit. Ils partirent tous. Barbie s’assit sur sa couchette, en nage. Il savait pertinemment que tout cela était limite. Rennie avait des raisons de le garder en vie, mais des raisons faibles. Et il y avait le mot que lui avaient fait passer Jackie Wettington et Linda Everett. Ce qu’il avait lu sur le visage de Mrs Everett laissait à penser qu’elle en savait assez pour être terrifiée, et pas seulement pour elle. Il aurait été plus sûr pour lui de tenter de s’évader à l’aide de son couteau. Étant donné le niveau de professionnalisme du poste de police de Chester’s Mill, ça ne lui paraissait pas impossible. Avec un peu de chance, faisable, même.

Il ne disposait évidemment d’aucun moyen de faire savoir aux deux femmes qu’elles devaient le laisser essayer.

Il s’allongea, mains derrière la tête. Une question le titillait plus que toute autre : qu’était devenue la copie du dossier VADOR que Brenda avait eu l’intention de confier à Julia ? Parce que cette copie n’était pas arrivée jusqu’à elle ; sur ce point, Barbie était sûr que Rennie lui avait dit la vérité.

Aucun moyen de le savoir et rien d’autre à faire qu’à attendre.

Allongé sur le dos, contemplant le plafond, Barbie s’y résigna.

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