Fort comme la mort (1889)

Première partie

I

Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C’était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d’azur, où passaient, rapides, des vols d’oiseaux.

Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce, s’endormait sur les étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins sombres où, seuls, les cadres d’or s’allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là-dedans, la paix des maisons d’artistes où l’âme humaine a travaillé. En ces murs que la pensée habite, où la pensée s’agite, s’épuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès qu’elle s’apaise. Tout semble mort après ces crises de vie ; et tout repose, les meubles, les étoffes, les grands personnages inachevés sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de la fatigue du maître, avait peiné avec lui, prenant part, tous les jours, à sa lutte recommencée. Une vague odeur engourdissante de peinture, de térébenthine et de tabac flottait, captée par les tapis et les sièges ; et aucun autre bruit ne troublait le lourd silence que les cris vifs et courts des hirondelles qui passaient sur le châssis ouvert, et la longue rumeur confuse de Paris à peine entendue pardessus les toits. Rien ne remuait que la montée intermittente d’un petit nuage de fumée bleue s’élevant vers le plafond à chaque bouffée de cigarette qu’Olivier Bertin, allongé sur son divan, soufflait lentement entre ses lèvres.

Le regard perdu dans le ciel lointain, il cherchait le sujet d’un nouveau tableau. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien encore. Ce n’était point d’ailleurs un artiste résolu et sûr de lui, mais un inquiet dont l’inspiration indécise hésitait sans cesse entre toutes les manifestations de l’art. Riche, illustre, ayant conquis tous les honneurs, il demeurait, vers la fin de sa vie, l’homme qui ne sait pas encore au juste vers quel idéal il a marché. Il avait été prix de Rome, défenseur des traditions, évocateur, après tant d’autres, des grandes scènes de l’histoire ; puis, modernisant ses tendances, il avait peint des hommes vivants avec des souvenirs classiques. Intelligent, enthousiaste, travailleur tenace au rêve changeant, épris de son art qu’il connaissait à merveille, il avait acquis, grâce à la finesse de son esprit, des qualités d’exécution remarquables et une grande souplesse de talent née en partie de ses hésitations et de ses tentatives dans tous les genres. Peut-être aussi l’engouement brusque du monde pour ses œuvres élégantes, distinguées et correctes, avait-il influencé sa nature en l’empêchant d’être ce qu’il serait normalement devenu. Depuis le triomphe du début, le désir de plaire toujours le troublait sans qu’il s’en rendît compte, modifiait secrètement sa voie, atténuait ses convictions. Ce désir de plaire, d’ailleurs, apparaissait chez lui sous toutes les formes et avait contribué beaucoup à sa gloire.

L’aménité de ses manières, toutes les habitudes de sa vie, le soin qu’il prenait de sa personne, son ancienne réputation de force et d’adresse, d’homme d’épée et de cheval, avaient fait un cortège de petites notoriétés à sa célébrité croissante. Après Cléopâtre, la première toile qui l’illustra jadis, Paris brusquement s’était épris de lui, l’avait adopté, fêté, et il était devenu soudain un de ces brillants artistes mondains qu’on rencontre au bois, que les salons se disputent, que l’Institut accueille dès leur jeunesse. Il y était entré en conquérant avec l’approbation de la ville entière.

La fortune l’avait conduit ainsi jusqu’aux approches de la vieillesse, en le choyant et le caressant.

Donc, sous l’influence de la belle journée qu’il sentait épanouie au-dehors, il cherchait un sujet poétique. Un peu engourdi d’ailleurs par sa cigarette et son déjeuner, il rêvassait, le regard en l’air, esquissant dans l’azur des figures rapides, des femmes gracieuses dans une allée du bois ou sur le trottoir d’une rue, des amoureux au bord de l’eau, toutes les fantaisies galantes où se complaisait sa pensée. Les images changeantes se dessinaient au ciel, vagues et mobiles dans l’hallucination colorée de son œil ; et les hirondelles qui rayaient l’espace d’un vol incessant de flèches lancées semblaient vouloir les effacer en les biffant comme des traits de plume.

Il ne trouvait rien ! Toutes les figures entrevues ressemblaient à quelque chose qu’il avait fait déjà, toutes les femmes apparues étaient les filles ou les sœurs de celles qu’avait enfantées son caprice d’artiste ; et la crainte encore confuse, dont il était obsédé depuis un an, d’être vidé, d’avoir fait le tour de ses sujets, d’avoir tari son inspiration, se précisait devant cette revue de son œuvre, devant cette impuissance à rêver du nouveau, à découvrir de l’inconnu.

Il se leva mollement pour chercher dans ses cartons parmi ses projets délaissés s’il ne trouverait point quelque chose qui éveillerait une idée en lui.

Tout en soufflant sa fumée, il se mit à feuilleter les esquisses, les croquis, les dessins qu’il gardait enfermés en une grande armoire ancienne ; puis, vite dégoûté de ces vaines recherches, l’esprit meurtri par une courbature, il rejeta sa cigarette, siffla un air qui courait les rues et, se baissant, ramassa sous une chaise un pesant haltère qui traînait.

Ayant relevé de l’autre main une draperie voilant la glace qui lui servait à contrôler la justesse des poses, à vérifier les perspectives, à mettre à l’épreuve la vérité, et s’étant placé juste en face, il jongla en se regardant.

Il avait été célèbre dans les ateliers pour sa force, puis dans le monde pour sa beauté. L’âge, maintenant, pesait sur lui, l’alourdissait. Grand, les épaules larges, la poitrine pleine, il avait pris du ventre comme un ancien lutteur, bien qu’il continuât à faire des armes tous les jours et à monter à cheval avec assiduité. La tête était restée remarquable, aussi belle qu’autrefois, bien que différente. Les cheveux blancs, drus et courts, avivaient son œil noir sous d’épais sourcils gris. Sa moustache forte, une moustache de vieux soldat, était demeurée presque brune et donnait à sa figure un rare caractère d’énergie et de fierté.

Debout devant la glace, les talons unis, le corps droit, il faisait décrire aux deux boules de fonte tous les mouvements ordonnés, au bout de son bras musculeux, dont il suivait d’un regard complaisant l’effort tranquille et puissant.

Mais soudain, au fond du miroir où se reflétait l’atelier tout entier, il vit remuer une portière, puis une tête de femme parut, rien qu’une tête qui regardait. Une voix, derrière lui, demanda :

« On est ici ? »

Il répondit : « Présent » en se retournant. Puis jetant son haltère sur le tapis, il courut vers la porte avec une souplesse un peu forcée.

Une femme entrait, en toilette claire. Quand ils se furent serré la main :

« Vous vous exerciez, dit-elle.

— Oui, dit-il, je faisais le paon, et je me suis laissé surprendre. »

Elle rit et reprit :

« La loge de votre concierge était vide et, comme je vous sais toujours seul à cette heure-ci, je suis entrée sans me faire annoncer. »

Il la regardait.

« Bigre ! Comme vous êtes belle. Quel chic !

— Oui, j’ai une robe neuve. La trouvez-vous jolie ?

— Charmante, d’une grande harmonie. Ah ! On peut dire qu’aujourd’hui on a le sentiment des nuances. »

Il tournait autour d’elle, tapotait l’étoffe, modifiait du bout des doigts l’ordonnance des plis, en homme qui sait la toilette comme un couturier, ayant employé, durant toute sa vie, sa pensée d’artiste et ses muscles d’athlète à raconter, avec la barbe mince des pinceaux, les modes changeantes et délicates, à révéler la grâce féminine enfermée et captive en des armures de velours et de soie ou sous la neige des dentelles.

Il finit par déclarer :

« C’est très réussi. Ça vous va très bien. »

Elle se laissait admirer, contente d’être jolie et de lui plaire.

Plus toute jeune, mais encore belle, pas très grande un peu forte, mais fraîche avec cet éclat qui donne à là chair de quarante ans une saveur de maturité, elle avait l’air d’une de ces roses qui s’épanouissent indéfiniment jusqu’à ce que, trop fleuries, elles tombent en une heure.

Elle gardait sous ses cheveux blonds la grâce alerte et jeune de ces Parisiennes qui ne vieillissent pas, qui portent en elles une force surprenante de vie, une provision inépuisable de résistance, et qui, pendant vingt ans, restent pareilles, indestructibles et triomphantes, soigneuses avant tout de leur corps et économes de leur santé.

Elle leva son voile et murmura :

« Eh bien, on ne m’embrasse pas ?

— J’ai fumé », dit-il.

Elle fit : « Pouah. » Puis, tendant ses lèvres : « Tant pis. »

Et leurs bouches se rencontrèrent.

Il enleva son ombrelle et la dévêtit de sa jaquette printanière, avec des mouvements prompts et sûrs, habitués à cette manœuvre familière. Comme elle s’asseyait ensuite sur le divan, il demanda avec intérêt :

« Votre mari va bien ?

— Très bien, il doit même parler à la Chambre en ce moment.

— Ah ! Sur quoi donc ?

— Sans doute sur les betteraves ou les huiles de colza, comme toujours. »

Son mari, le comte de Guilleroy, député de l’Eure, s’était fait une spécialité de toutes les questions agricoles.

Mais ayant aperçu dans un coin une esquisse qu’elle ne connaissait pas, elle traversa l’atelier, en demandant :

« Qu’est-ce que cela ?

— Un pastel que je commence, le portrait de la princesse de Pontève.

— Vous savez, dit-elle gravement, que si vous vous remettez à faire des portraits de femme, je fermerai votre atelier. Je sais trop où ça mène, ce travail-là.

— Oh ! dit-il, on ne fait pas deux fois un portrait d’Any.

— Je l’espère bien. »

Elle examinait le pastel commencé en femme qui sait les questions d’art. Elle s’éloigna, se rapprocha, fit un abat-jour de sa main, chercha la place d’où l’esquisse était le mieux en lumière, puis elle se déclara satisfaite.

« Il est fort bon. Vous réussissez très bien le pastel. »

Il murmura, flatté :

« Vous trouvez ?

— Oui, c’est un art délicat où il faut beaucoup de distinction. Ça n’est pas fait pour les maçons de la peinture.

Depuis douze ans elle accentuait son penchant vers l’art distingué, combattait ses retours vers la simple réalité, et par des considérations d’élégance mondaine, elle le poussait tendrement vers un idéal de grâce un peu maniéré et factice.

Elle demanda :

« Comment est-elle, la princesse ? »

Il dut lui donner mille détails de toute sorte, ces détails minutieux où se complaît la curiosité jalouse et subtile des femmes, en passant des remarques sur la toilette aux considérations sur l’esprit.

Et soudain :

« Est-elle coquette avec vous ? »

Il rit et jura que non.

Alors, posant ses deux mains sur les épaules du peintre, elle le regarda fixement. L’ardeur de l’interrogation faisait frémir la pupille ronde au milieu de l’iris bleu taché d’imperceptibles points noirs comme des éclaboussures d’encre.

Elle murmura de nouveau :

« Bien vrai, elle n’est pas coquette ?

— Oh ! bien vrai. »

Elle ajouta :

« Je suis tranquille d’ailleurs. Vous n’aimerez plus que moi maintenant. C’est fini, fini pour d’autres. Il est trop tard, mon pauvre ami. »

Il fut effleuré par ce léger frisson pénible qui frôle le cœur des hommes mûrs quand on leur parle de leur âge, et il murmura :

« Aujourd’hui, demain, comme hier, il n’y a eu et il n’y aura que vous en ma vie, Any. »

Elle lui prit alors le bras, et retournant vers le divan, le fit asseoir à côté d’elle.

« À quoi pensiez-vous ?

— Je cherche un sujet de tableau.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas, puisque je cherche.

— Qu’avez-vous fait ces jours-ci ? »

Il dut lui raconter toutes les visites qu’il avait reçues, les dîners et les soirées, les conversations et les potins. Ils s’intéressaient l’un et l’autre d’ailleurs à toutes ces choses futiles et familières de l’existence mondaine. Les petites rivalités, les liaisons connues ou soupçonnées, les jugements tout faits, mille fois redits, mille fois entendus, sur les mêmes personnes, les mêmes événements et les mêmes opinions, emportaient et noyaient leurs esprits dans ce fleuve trouble et agité qu’on appelle la vie parisienne. Connaissant tout le monde, dans tous les mondes, lui comme artiste devant qui toutes les portes s’étaient ouvertes, elle comme femme élégante d’un député conservateur, ils étaient exercés à ce sport de la causerie française fine, banale, aimablement malveillante, inutilement spirituelle, vulgairement distinguée qui donne une réputation particulière et très enviée à ceux dont la langue s’est assouplie à ce bavardage médisant.

« Quand venez-vous dîner ? demanda-t-elle tout à coup.

— Quand vous voudrez. Dites votre jour.

— Vendredi. J’aurai la duchesse de Mortemain, les Corbelle et Musadieu, pour fêter le retour de ma fillette qui arrive ce soir. Mais ne le dites pas. C’est un secret.

— Oh ! Mais oui, j’accepte. Je serai ravi de retrouver Annette. Je ne l’ai pas vue depuis trois ans.

— C’est vrai ! Depuis trois ans ! »

Élevée d’abord à Paris chez ses parents, Annette était devenue l’affection dernière et passionnée de sa grand-mère, Mme Paradin, qui, presque aveugle, demeurait toute l’année dans la propriété de son gendre, au château de Roncières, dans l’Eure. Peu à peu, la vieille femme avait gardé de plus en plus l’enfant près d’elle et, comme les Guilleroy passaient presque la moitié de leur vie en ce domaine où les appelaient sans cesse des intérêts de toute sorte, agricoles et électoraux, on avait fini par ne plus amener à Paris que de temps en temps la fillette, qui préférait d’ailleurs la vie libre et remuante de la campagne à la vie cloîtrée de la ville.

Depuis trois ans elle n’y était même pas venue une seule fois, la comtesse préférant l’en tenir tout à fait éloignée, afin de ne point éveiller en elle un goût nouveau avant le jour fixé pour son entrée dans le monde. Mme de Guilleroy lui avait donné là-bas deux institutrices fort diplômées, et elle multipliait ses voyages auprès de sa mère et de sa fille. Le séjour d’Annette au château était d’ailleurs rendu presque nécessaire par la présence de la vieille femme.

Autrefois, Olivier Bertin allait chaque été passer six semaines ou deux mois à Roncières ; mais depuis trois ans des rhumatismes l’avaient entraîné en des villes d’eaux lointaines qui avaient tellement ravivé son amour de Paris, qu’il ne le pouvait plus quitter en y rentrant.

La jeune fille, en principe, n’aurait dû revenir qu’à l’automne, mais son père avait brusquement conçu un projet de mariage pour elle, et il la rappelait afin qu’elle rencontrât immédiatement celui qu’il lui destinait comme fiancé, le marquis de Farandal. Cette combinaison, d’ailleurs, était tenue très secrète, et seul Olivier Bertin en avait reçu la confidence de Mme de Guilleroy.

Donc il demanda :

« Alors, l’idée de votre mari est bien arrêtée ?

— Oui, je la crois même très heureuse. »

Puis ils parlèrent d’autres choses.

Elle revint à la peinture et voulut le décider à faire un Christ. Il résistait, jugeant qu’il y en avait déjà assez par le monde ; mais elle tenait bon, obstinée, et elle s’impatientait.

« Oh ! Si je savais dessiner, je vous montrerais ma pensée ; ce serait très nouveau, très hardi. On le descend de la croix et l’homme qui a détaché les mains laisse échapper tout le haut du corps. Il tombe et s’abat sur la foule qui lève les bras pour le recevoir et le soutenir. Comprenez-vous bien ? »

Oui, il comprenait ; il trouvait même la conception originale, mais il se sentait dans une veine de modernité, et, comme son amie était étendue sur le divan, un pied tombant, chaussé d’un fin soulier, et donnant à l’œil la sensation de la chair à travers le bas presque transparent, il s’écria :

« Tenez, tenez, voilà ce qu’il faut peindre, voilà la vie : un pied de femme au bord d’une robe ! On peut mettre tout là-dedans, de la vérité, du désir, de la poésie. Rien n’est plus gracieux, plus joli qu’un pied de femme, et quel mystère ensuite ; la jambe cachée, perdue et devinée sous cette étoffe ! »

S’étant assis par terre, à la turque, il saisit le soulier et l’enleva ; et le pied, sorti de sa gaine de cuir, s’agita comme une petite bête remuante, surprise d’être laissée libre.

Bertin répétait :

« Est-ce fin, et distingué, et matériel, plus matériel que la main. Montrez votre main, Any ! »

Elle avait de longs gants, montant jusqu’au coude. Pour en ôter un, elle le prit tout en haut par le bord et vivement le fit glisser, en le retournant à la façon d’une peau de serpent qu’on arrache. Le bras apparut, pâle, gras, rond, dévêtu si vite qu’il fit surgir l’idée d’une nudité complète et hardie.

Alors, elle tendit sa main en la laissant pendre au bout du poignet. Les bagues brillaient sur ses doigts blancs ; et les ongles roses, très effilés, semblaient des griffes amoureuses poussées au bout de cette mignonne patte de femme.

Olivier Bertin, doucement, la maniait en l’admirant. Il faisait remuer les doigts comme des joujoux de chair, et il disait :

« Quelle drôle de chose ! Quelle drôle de chose ! Quel gentil petit membre, intelligent et adroit, qui exécute tout ce qu’on veut, des livres, de la dentelle, des maisons, des pyramides, des locomotives, de la pâtisserie, ou des caresses, ce qui est encore sa meilleure besogne. »

Il enlevait les bagues une à une ; et comme l’alliance, un fil d’or, tombait à son tour, il murmura en souriant :

« La loi. Saluons.

— Bête ! » dit-elle un peu froissée.

Il avait toujours eu l’esprit gouailleur, cette tendance française qui mêle une apparence d’ironie aux sentiments les plus sérieux, et souvent il la contristait sans le vouloir, sans savoir saisir les distinctions subtiles des femmes et discerner les limites des départements sacrés, comme il disait. Elle se fâchait surtout chaque fois qu’il parlait avec une nuance de blague familière de leur liaison si longue qu’il affirmait être le plus bel exemple d’amour du XIXe siècle. Elle demanda après un silence :

« Vous nous mènerez au vernissage, Annette et moi ?

— Je crois bien. »

Alors, elle l’interrogea sur les meilleures toiles du prochain Salon, dont l’ouverture devait avoir lieu dans quinze jours.

Mais soudain, saisie peut-être par le souvenir d’une course oubliée :

« Allons, donnez-moi mon soulier. Je m’en vais. »

Il jouait rêveusement avec la chaussure légère en la tournant et la retournant dans ses mains distraites.

Il se pencha, baisa le pied qui semblait flotter entre la robe et le tapis et qui ne remuait plus, un peu refroidi par l’air, puis il le chaussa ; et Mme de Guilleroy s’étant levée, alla vers la table où traînaient des papiers des lettres ouvertes, vieilles et récentes, à côté d’un encrier de peintre où l’encre ancienne était séchée. Elle regardait d’un œil curieux, touchait aux feuilles, les soulevait pour voir dessous.

Il dit en s’approchant d’elle :

« Vous allez déranger mon désordre. »

Sans répondre, elle demanda :

« Quel est ce monsieur qui veut acheter vos Baigneuses ?

— Un Américain que je ne connais pas.

— Avez-vous consenti pour la Chanteuse des rues ?

— Oui. Dix mille.

— Vous avez bien fait. C’était gentil, mais pas exceptionnel. Adieu, cher. »

Elle tendit alors sa joue, qu’il effleura d’un calme baiser ; et elle disparut sous la portière, après avoir dit, a mi-voix :

« Vendredi, huit heures. Je ne veux point que vous me reconduisiez. Vous le savez bien. Adieu. »

Quand elle fut partie, il ralluma d’abord une cigarette, puis se mit à marcher à pas lents à travers son atelier. Tout le passé de cette liaison se déroulait devant lui.

Il se rappelait les détails lointains disparus, les recherchait en les enchaînant l’un à l’autre, s’intéressait tout seul à cette chasse aux souvenirs.

C’était au moment où il venait de se lever comme un astre sur l’horizon du Paris artiste, alors que les peintres avaient accaparé toute la faveur du public et peuplaient un quartier d’hôtels magnifiques gagnés en quelques coups de pinceau.

Bertin, après son retour de Rome, en 1864, était demeuré quelques années sans succès et sans renom ; puis soudain, en 1868, il exposa sa Cléopâtre et fut en quelques jours porté aux nues par la critique et le public.

En 1872, après la guerre, après que la mort d’Henri Regnault eut fait à tous ses confrères une sorte de piédestal de gloire, une Jocaste, sujet hardi, classa Bertin parmi les audacieux, bien que son exécution sagement originale le fît goûter quand même par les académiques. En 1873, une première médaille le mit hors concours avec sa Juive d’Alger qu’il donna au retour d’un voyage en Afrique ; et un portrait de la princesse de Salia, en 1874, le fit considérer, dans le monde élégant, comme le premier portraitiste de son époque. De ce jour, Il devint le peintre chéri de la Parisienne et des Parisiennes, l’interprète le plus adroit et le plus ingénieux de leur grâce, de leur tournure, de leur nature. En quelques mois toutes les femmes en vue à Paris sollicitèrent la faveur d’être reproduites par lui. Il se montra difficile et se fit payer fort cher.

Or, comme il était à la mode et faisait des visites à la façon d’un simple homme du monde, il aperçut un jour, chez la duchesse de Mortemain, une jeune femme en grand deuil, sortant alors qu’il entrait, et dont la rencontre sous une porte l’éblouit d’une jolie vision de grâce et d’élégance.

Ayant demandé son nom, il apprit qu’elle s’appelait la comtesse de Guilleroy, femme d’un hobereau normand, agronome et député, qu’elle portait le deuil du père de son mari, qu’elle était spirituelle, très admirée et recherchée.

Il dit aussitôt, encore ému de cette apparition qui avait séduit son œil d’artiste :

« Ah ! En voilà une dont je ferais volontiers le portrait. »

Le mot dès le lendemain fut répété à la jeune femme et il reçut, le soir même, un petit billet teinté de bleu très vaguement parfumé, d’une écriture régulière et fine, montant un peu de gauche à droite, et qui disait :

« Monsieur,


La duchesse de Mortemain sort de chez moi et m’assure que vous seriez disposé à faire, avec ma pauvre figure, un de vos chefs-d’œuvre. Je vous la confierais bien volontiers si j’étais certaine que vous n’avez point dit une parole en l’air et que vous voyez en moi quelque chose qui puisse être reproduit et idéalisé par vous.


Croyez, Monsieur, à mes sentiments très distingués.


Anne de Guilleroy. »

Il répondit en demandant quand il pourrait se présenter chez la comtesse, et il fut très simplement invité à déjeuner le lundi suivant.

C’était au premier étage, boulevard Malesherbes, dans une grande et luxueuse maison moderne. Ayant traversé un vaste salon tendu de soie bleue à encadrements de bois, blanc et or, on fit entrer le peintre dans une sorte de boudoir à tapisseries du siècle dernier claires et coquettes, ces tapisseries à la Watteau, aux nuances tendres, aux sujets gracieux, qui semblent faites, dessinées et exécutées par des ouvriers rêvassant d’amour.

Il venait de s’asseoir quand la comtesse parut. Elle marchait si légèrement qu’il ne l’avait point entendue traverser l’appartement voisin, et il fut surpris en l’apercevant. Elle lui tendit la main d’une façon familière.

« Alors, c’est vrai, dit-elle, que vous voulez bien faire mon portrait.

— J’en serai très heureux, Madame. »

Sa robe noire, étroite, la faisait très mince, lui donnait l’air tout jeune, un air grave pourtant que démentait sa tête souriante, tout éclairée par ses cheveux blonds. Le comte entra, tenant par la main une petite fille de six ans.

Mme de Guilleroy présenta :

« Mon mari. »

C’était un homme de petite taille, sans moustaches, aux joues creuses, ombrées, sous la peau, par la barbe rasée.

Il avait un peu l’air d’un prêtre ou d’un acteur, les cheveux longs rejetés en arrière, des manières polies, et autour de la bouche deux grands plis circulaires descendant des joues au menton et qu’on eût dit creusés par l’habitude de parler en public.

Il remercia le peintre avec une abondance de phrases qui révélait l’orateur. Depuis longtemps il avait envie de faire faire le portrait de sa femme, et certes, c’est M. Olivier Bertin qu’il aurait choisi, s’il n’avait craint un refus, car il savait combien il était harcelé de demandes.

Il fut donc convenu, avec beaucoup de politesses de part et d’autre, qu’il amènerait dès le lendemain la comtesse à l’atelier. Il se demandait cependant, à cause du grand deuil qu’elle portait, s’il ne vaudrait pas mieux attendre, mais le peintre déclara qu’il voulait traduire la première émotion reçue et ce contraste saisissant de la tête si vive, si fine, lumineuse sous la chevelure dorée, avec le noir austère du vêtement.

Elle vint donc le lendemain avec son mari, et les jours suivants avec sa fille, qu’on asseyait devant une table chargée de livres d’images.

Olivier Bertin, selon sa coutume, se montrait fort réservé. Les femmes du monde l’inquiétaient un peu, car il ne les connaissait guère. Il les supposait en même temps rouées et niaises, hypocrites et dangereuses, futiles et encombrantes. Il avait eu, chez les femmes du demi-monde, des aventures rapides dues à sa renommée, à son esprit amusant, à sa taille d’athlète élégant et à sa figure énergique et brune. Il les préférait donc et aimait avec elles les libres allures et les libres propos, accoutumé aux mœurs faciles, drolatiques et joyeuses des ateliers et des coulisses qu’il fréquentait. Il allait dans le monde pour la gloire et non pour le cœur, s’y plaisait par vanité, y recevait des félicitations et des commandes, y faisait la roue devant les belles dames complimenteuses, sans jamais leur faire la cour. Ne se permettant point près d’elles les plaisanteries hardies et les paroles poivrées, il les jugeait bégueules, et passait pour avoir bon ton. Toutes les fois qu’une d’elles était venue poser chez lui, il avait senti, malgré les avances qu’elle faisait pour lui plaire, cette disparité de race qui empêche de confondre, bien qu’ils se mêlent, les artistes et les mondains. Derrière les sourires et derrière l’admiration, qui chez les femmes est toujours un peu factice, il devinait l’obscure réserve mentale de l’être qui se juge d’essence supérieure. Il en résultait chez lui un petit sursaut d’orgueil, des manières plus respectueuses, presque hautaines, et à côté d’une vanité dissimulée de parvenu traité en égal par des princes et des princesses, une fierté d’homme qui doit à son intelligence une situation analogue à celle donnée aux autres par leur naissance. On disait de lui, avec une légère surprise : « Il est extrêmement bien élevé ! » Cette surprise, qui le flattait, le froissait en même temps, car elle indiquait des frontières.

La gravité voulue et cérémonieuse du peintre gênait un peu Mme de Guilleroy, qui ne trouvait rien à dire à cet homme si froid, réputé spirituel.

Après avoir installé sa petite fille, elle venait s’asseoir sur un fauteuil auprès de l’esquisse commencée, et elle s’efforçait, selon la recommandation de l’artiste, de donner de l’expression à sa physionomie.

Vers le milieu de la quatrième séance, il cessa tout à coup de peindre et demanda :

« Qu’est-ce qui vous amuse le plus dans la vie ? »

Elle demeura embarrassée.

« Mais je ne sais pas ! Pourquoi cette question ?

— Il me faut une pensée heureuse dans ces yeux-là, et je ne l’ai pas encore vue.

— Eh bien, tâchez de me faire parler, j’aime beaucoup causer.

— Vous êtes gaie ?

— Très gaie.

— Causons, Madame. »

Il avait dit « Causons, Madame » d’un ton très grave, puis, se remettant à peindre, il tâta avec elle quelques sujets, cherchant un point sur lequel leurs esprits se rencontreraient. Ils commencèrent par échanger leurs observations sur les gens qu’ils connaissaient, puis ils parlèrent d’eux-mêmes, ce qui est toujours la plus agréable et la plus attachante des causeries.

En se retrouvant le lendemain, ils se sentirent plus à l’aise, et Bertin, voyant qu’il plaisait et qu’il amusait, se mit à raconter des détails de sa vie d’artiste, mit en liberté ses souvenirs avec le tour d’esprit fantaisiste qui lui était particulier.

Accoutumée à l’esprit composé des littérateurs de salon, elle fut surprise par cette verve un peu folle, qui disait les choses franchement en les éclairant d’une ironie, et tout de suite elle répliqua sur le même ton, avec une grâce fine et hardie.

En huit jours elle l’eut conquis et séduit par cette bonne humeur, cette franchise et cette simplicité. Il avait complètement oublié ses préjugés contre les femmes du monde, et aurait volontiers affirmé qu’elles seules ont du charme et de l’entrain. Tout en peignant, debout devant sa toile, avançant et reculant avec des mouvements d’homme qui combat, il laissait couler ses pensées familières, comme s’il eût connu depuis longtemps cette jolie femme blonde et noire, faite de soleil et de deuil, assise devant lui, qui riait en l’écoutant et qui lui répondait gaiement avec tant d’animation qu’elle perdait la pose à tout moment.

Tantôt il s’éloignait d’elle, fermait un œil, se penchait pour bien découvrir tout l’ensemble de son modèle, tantôt il s’approchait tout près pour noter les moindres nuances de son visage, les plus fuyantes expressions, et saisir et rendre ce qu’il y a dans une figure de femme de plus que l’apparence visible, cette émanation d’idéale beauté, ce reflet de quelque chose qu’on ne sait pas, l’intime et redoutable grâce propre à chacune, qui fait que celle-là sera aimée éperdument par l’un et non par l’autre.

Un après-midi, la petite fille vint se planter devant la toile, avec un grand sérieux d’enfant, et demanda :

« C’est maman, dis ? »

Il la prit dans ses bras pour l’embrasser, flatté de cet hommage naïf à la ressemblance de son œuvre.

Un autre jour, comme elle paraissait très tranquille on l’entendit tout à coup déclarer d’une petite voix triste :

« Maman, je m’ennuie. »

Et le peintre fut tellement ému par cette première plainte, qu’il fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets à l’atelier.

La petite Annette étonnée, contente et toujours réfléchie, les mit en ordre avec grand soin, pour les prendre l’un après l’autre, suivant le désir du moment. À dater de ce cadeau, elle aima le peintre, comme aiment les enfants, de cette amitié animale et caressante qui les rend si gentils et si capteurs des âmes.

Mme de Guilleroy prenait goût aux séances. Elle était fort désœuvrée, cet hiver-là, se trouvant en deuil ; donc, le monde et les fêtes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout le souci de sa vie.

Fille d’un commerçant parisien fort riche et hospitalier, mort depuis plusieurs années, et d’une femme toujours malade que le soin de sa santé tenait au lit six mois sur douze, elle était devenue, toute jeune, une parfaite maîtresse de maison, sachant recevoir, sourire causer, discerner les gens, et distinguer ce qu’on devait dire à chacun, tout de suite à l’aise dans la vie, clairvoyante et souple. Quand on lui présenta comme fiancé le comte de Guilleroy, elle comprit aussitôt les avantages que ce mariage lui apporterait, et les admit sans aucune contrainte, en fille réfléchie, qui sait fort bien qu’on ne peut tout avoir, et qu’il faut faire le bilan du bon et du mauvais en chaque situation.

Lancée dans le monde, recherchée surtout parce qu’elle était jolie et spirituelle, elle vit beaucoup d’hommes lui faire la cour sans perdre une seule fois le calme de son cœur, raisonnable comme son esprit.

Elle était coquette, cependant, d’une coquetterie agressive et prudente qui ne s’avançait jamais trop loin. Les compliments lui plaisaient, les désirs éveillés la caressaient, pourvu qu’elle pût paraître les ignorer ; et quand elle s’était sentie tout un soir dans un salon encensée par les hommages, elle dormait bien, en femme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, qui durait à présent depuis sept ans, sans la fatiguer, sans lui paraître monotone, car elle adorait cette agitation incessante du monde, lui laissait pourtant parfois désirer d’autres choses. Les hommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens de cercle désœuvrés, l’amusaient un peu comme des acteurs ; et elle ne les prenait pas trop au sérieux, bien qu’elle estimât leurs fonctions, leurs places et leurs titres.

Le peintre lui plut d’abord par tout ce qu’il avait en lui de nouveau pour elle. Elle s’amusait beaucoup dans l’atelier, riait de tout son cœur, se sentait spirituelle, et lui savait gré de l’agrément qu’elle prenait aux séances. Il lui plaisait aussi parce qu’il était beau, fort et célèbre, aucune femme, bien qu’elles prétendent, n’étant indifférente à la beauté physique et à la gloire. Flattée d’avoir été remarquée par cet expert, disposée à le juger fort bien à son tour, elle avait découvert chez lui une pensée alerte et cultivée, de la délicatesse, de la fantaisie, un vrai charme d’intelligence et une parole colorée, qui semblait éclairer ce qu’elle exprimait.

Une intimité rapide naquit entre eux, et la poignée de main qu’ils se donnaient quand elle entrait semblait mêler quelque chose de leur cœur un peu plus chaque jour.

Alors, sans aucun calcul, sans aucune détermination réfléchie, elle sentit croître en elle le désir naturel de le séduire, et y céda. Elle n’avait rien prévu, rien combiné ; elle fut seulement coquette, avec plus de grâce, comme on l’est par instinct envers un homme qui vous plaît davantage que les autres ; et elle mit dans toutes ses manières avec lui, dans ses regards et ses sourires, cette glu de séduction que répand autour d’elle la femme en qui s’éveille le besoin d’être aimée.

Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient : « Je vous trouve fort bien, Monsieur », et elle le faisait parler longtemps, pour lui montrer, en l’écoutant avec attention, combien il lui inspirait d’intérêt. Il cessait de peindre, s’asseyait près d’elle, et, dans cette surexcitation d’esprit que provoque l’ivresse de plaire, il avait des crises de poésie, de drôlerie ou de philosophie, suivant les jours.

Elle s’amusait quand il était gai ; quand il était profond, elle tâchait de le suivre en ses développements, sans y parvenir toujours ; et lorsqu’elle pensait à autre chose, elle semblait l’écouter avec des airs d’avoir si bien compris, de tant jouir de cette initiation, qu’il s’exaltait à la regarder l’entendre, ému d’avoir découvert une âme fine, ouverte et docile, en qui la pensée tombait comme une graine.

Le portrait avançait et s’annonçait fort bien, le peintre étant arrivé à l’état d’émotion nécessaire pour découvrir toutes les qualités de son modèle, et les exprimer avec l’ardeur convaincue qui est l’inspiration des vrais artistes.

Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s’était imprégné d’elle comme une éponge se gonfle d’eau ; et transportant sur sa toile cette émanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu’une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeurait étourdi, grisé comme s’il avait bu de la grâce de femme.

Elle le sentait s’éprendre d’elle, s’amusait à ce jeu, à cette victoire de plus en plus certaine, et s’y animait elle-même.

Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveur nouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elle entendait parler de lui, son cœur battait un peu plus vite, et elle avait envie de dire, – une de ces envies qui ne vont jamais jusqu’aux lèvres – : « Il est amoureux de moi. » Elle était contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-être quand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule, sans indiscrets pour la troubler, elle s’imaginait vraiment s’être fait là un bon ami, qui se contenterait toujours d’une cordiale poignée de main.

Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement la palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite Annette, et tendrement l’embrassait sur les yeux ou dans les cheveux, en regardant la mère, comme pour dire : « C’est vous, ce n’est pas l’enfant que j’embrasse ainsi. »

De temps en temps, d’ailleurs, Mme de Guilleroy n’amenait plus sa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, on causait davantage.

Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C’était à la fin de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme il faisait maintenant, chaque fois qu’elle devait venir, car il espérait toujours qu’elle arriverait en avance. En l’attendant, il marchait de long en large et il fumait, et il se demandait, surpris de se poser cette question pour la centième fois depuis huit jours, « Est-ce que je suis amoureux ? » Il n’en savait rien, ne l’ayant pas encore été vraiment. Il avait eu des caprices très vifs, même assez longs, sans les prendre jamais pour de l’amour. Aujourd’hui il s’étonnait de ce qu’il sentait en lui.

L’aimait-il ? Certes, il la désirait à peine, n’ayant pas réfléchi à la possibilité d’une possession. Jusqu’ici, dès qu’une femme lui avait plu, le désir l’avait aussitôt envahi, lui faisant tendre les mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans que sa pensée intime n’eût été jamais profondément troublée par son absence ou par sa présence.

Le désir de celle-ci l’avait à peine effleuré, et semblait blotti, caché derrière un autre sentiment plus puissant, encore obscur et à peine éveillé. Olivier avait cru que l’amour commençait par des rêveries, par des exaltations poétiques. Ce qu’il éprouvait, au contraire, lui paraissait provenir d’une émotion indéfinissable, bien plus physique que morale. Il était nerveux, vibrant, inquiet comme lorsqu’une maladie germe en nous. Rien de douloureux cependant ne se mêlait à cette fièvre du sang qui agitait aussi sa pensée, par contagion. Il n’ignorait pas que ce trouble venait de Mme de Guilleroy, du souvenir qu’elle lui laissait et de l’attente de son retour. Il ne se sentait pas jeté vers elle, par un élan de tout son être, mais il la sentait toujours présente en lui, comme si elle ne l’eût pas quitté ; elle lui abandonnait quelque chose d’elle en s’en allant, quelque chose de subtil et d’inexprimable. Quoi ? Était-ce de l’amour ? Maintenant, il descendait en son propre cœur pour voir et pour comprendre. Il la trouvait charmante, mais elle ne répondait pas au type de la femme idéale, que son espoir aveugle avait créé. Quiconque appelle l’amour, a prévu les qualités morales et les dons physiques de celle qui le séduira ; et Mme de Guilleroy, bien qu’elle lui plût infiniment, ne lui paraissait pas être celle-là.

Mais pourquoi l’occupait-elle ainsi, plus que les autres, d’une façon différente, incessante ?

Était-il tombé simplement dans le piège tendu de sa coquetterie, qu’il avait flairé et compris depuis longtemps, et, circonvenu par ses manœuvres, subissait-il l’influence de cette fascination spéciale que donne aux femmes la volonté de plaire ?

Il marchait, s’asseyait, repartait, allumait des cigarettes et les jetait aussitôt ; et il regardait à tout instant l’aiguille de sa pendule, allant vers l’heure ordinaire d’une façon lente et immuable.

Plusieurs fois déjà, il avait hésité à soulever, d’un coup d’ongle, le verre bombé sur les deux flèches d’or qui tournaient, et à pousser la grande du bout du doigt jusqu’au chiffre qu’elle atteignait si paresseusement.

Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s’ouvrît et que l’attendue apparût, trompée et appelée par cette ruse. Puis il s’était mis à sourire de cette envie enfantine obstinée et déraisonnable.

Il se posa enfin cette question : « Pourrai-je devenir son amant ? » Cette idée lui parut singulière, peu réalisable, guère poursuivable aussi à cause des complications qu’elle pourrait amener dans sa vie.

Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut : « Décidément, je suis dans un drôle d’état. »

La pendule sonna, et le bruit de l’heure le fit tressaillir, ébranlant ses nerfs plus que son âme. Il l’attendit avec cette impatience que le retard accroît de seconde en seconde. Elle était toujours exacte ; donc, avant dix minutes, il la verrait entrer. Quand les dix minutes furent passées, il se sentit tourmenté comme à l’approche d’un chagrin, puis irrité qu’elle lui fît perdre du temps, puis il comprit brusquement que si elle ne venait pas, il allait beaucoup souffrir. Que ferait-il ? Il l’attendrait !-Non, -il sortirait, afin que si, par hasard, elle arrivait fort en retard, elle trouvât l’atelier vide.

Il sortirait, mais quand ? Quelle latitude lui laisserait-il ? Ne vaudrait-il pas mieux rester et lui faire comprendre, par quelques mots polis et froids, qu’il n’était pas de ceux qu’on fait poser’ ? Et si elle ne venait pas ? Alors il recevrait une dépêche, une carte, un domestique ou un commissionnaire ? Si elle ne venait pas, qu’allait-il faire ? C’était une journée perdue : il ne pourrait plus travailler. Alors ?… Alors, il irait prendre de ses nouvelles, car il avait besoin de la voir.

C’était vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond, oppressant, harcelant. Qu’était cela ? De l’amour ? Mais il ne se sentait ni exaltation dans la pensée, ni emportement dans les sens, ni rêverie dans l’âme, en constatant que, si elle ne venait pas ce jour-là, il souffrirait beaucoup.

Le timbre de la rue retentit dans l’escalier du petit hôtel, et Olivier Bertin se sentit tout à coup un peu haletant, puis si joyeux, qu’il fit une pirouette en jetant sa cigarette en l’air.

Elle entra ; elle était seule.

Il eut une grande audace, immédiatement.

« Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant ?

— Mais non, je ne sais pas.

— Je me demandais si je n’étais pas amoureux de vous.

— Amoureux de moi ! Vous devenez fou ! »

Mais elle souriait, et son sourire disait : « C’est gentil, je suis très contente. »

Elle reprit :

« Voyons, vous n’êtes pas sérieux ; pourquoi faites-vous cette plaisanterie ? »

Il répondit :

« Je suis très sérieux, au contraire. Je ne vous affirme pas que je suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis pas en train de le devenir.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ainsi ?

— Mon émotion quand vous n’êtes pas là, mon bonheur quand vous arrivez. »

Elle s’assit.

« Oh ! Ne vous inquiétez pas pour si peu. Tant que vous dormirez bien et que vous dînerez avec appétit il n’y aura pas de danger. »

Il se mit à rire.

« Et si je perds le sommeil et le manger !

— Prévenez-moi.

— Et alors ?

— Je vous laisserai vous guérir en paix.

— Merci bien. »

Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent tout l’après-midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant cela comme une drôlerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait avec bonne humeur en entrant.

« Comment va votre amour aujourd’hui ? »

Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrès de ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendresse qui naît et grandit. Il s’analysait minutieusement devant elle, heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une façon badine de professeur qui fait un cours ; et elle l’écoutait intéressée, un peu émue, troublée aussi par cette histoire qui semblait celle d’un livre dont elle était l’héroïne. Quand il avait énuméré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont il devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en exprimant par un mot ou seulement par une intonation l’endolorissement de son cœur.

Et toujours elle l’interrogeait, vibrante de curiosité, les yeux fixés sur lui, l’oreille avide de ces choses un peu inquiétantes à entendre, mais si charmantes à écouter.

Quelquefois, en venant près d’elle pour rectifier la pose, il lui prenait la main et essayait de la baiser. D’un mouvement vif elle lui ôtait ses doigts des lèvres et fronçant un peu les sourcils :

« Allons, travaillez », disait-elle.

Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s’étaient pas écoulées sans qu’elle lui posât une question pour le ramener adroitement au seul sujet qui les occupât.

En son cœur maintenant elle sentait naître des craintes. Elle voulait bien être aimée, mais pas trop. Sûre de n’être pas entraînée, elle redoutait de le laisser s’aventurer trop loin, et de le perdre, forcée de le désespérer après avoir paru l’encourager. S’il avait fallu cependant renoncer à cette tendre et marivaudante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant des parcelles d’amour comme un ruisseau dont le sable est plein d’or, elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à un déchirement.

Quand elle sortait de chez elle pour se rendre à l’atelier du peintre, une joie l’inondait, vive et chaude, la rendait légère et joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l’hôtel d’Olivier, son cœur battait d’impatience, et le tapis de l’escalier était le plus doux que ses pieds eussent jamais pressé.

Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souvent irritable.

Il avait des impatiences aussitôt comprimées, mais fréquentes.

Un jour, comme elle venait d’entrer, il s’assit à côté d’elle, au lieu de se mettre à peindre, et il lui dit :

« Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n’est pas une plaisanterie, et que je vous aime follement. »

Troublée par ce début, et voyant venir la crise redoutée, elle essaya de l’arrêter, mais il ne l’écoutait plus. L’émotion débordait de son cœur, et elle dut l’entendre, pâle, tremblante, anxieuse. Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse, avec tristesse, avec une résignation désolée ; et elle se laissa prendre les mains qu’il conserva dans les siennes. Il s’était agenouillé sans qu’elle y prît garde, et avec un regard d’halluciné il la suppliait de ne pas lui faire de mal ! Quel mal ? Elle ne comprenait pas et n’essayait pas de comprendre, engourdie dans un chagrin cruel de le voir souffrir, et ce chagrin était presque du bonheur. Tout à coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut tellement émue, qu’elle fit : « Oh ! » prête à l’embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétait d’une voix très douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et tout à coup, gagnée par cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota, les nerfs affolés, les bras frémissants, prêts à s’ouvrir.

Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baisée passionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, le repousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en résistant, elle se donnait en se débattant, elle l’étreignait en criant : « Non, non, je ne veux pas. »

Elle demeura ensuite bouleversée, la figure sous ses mains, puis tout à coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombé sur le tapis, le posa sur sa tête et se sauva, malgré les supplications d’Olivier qui la retenait par sa robe.

Dès qu’elle fut dans la rue, elle eut envie de s’asseoir au bord du trottoir, tant elle se sentait écrasée, les jambes rompues. Un fiacre passait, elle l’appela et dit au cocher : « Allez doucement, promenez-moi où vous voudrez. » Elle se jeta dans la voiture, referma la portière, se blottit au fond, se sentant seule derrière les glaces relevées, seule pour songer.

Pendant quelques minutes, elle n’eut dans la tête que le bruit des roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons, les gens à pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeux vides qui ne voyaient rien ; elle ne pensait à rien non plus, comme si elle se fût donné du temps, accordé un répit avant d’oser réfléchir à ce qui s’était passé.

Puis, comme elle avait l’esprit prompt et nullement lâche, elle se dit : « Voilà, je suis une femme perdue. » Et pendant quelques minutes encore, elle demeura sous l’émotion, sous la certitude du malheur irréparable, épouvantée comme un homme tombé d’un toit et qui ne remue point encore, devinant qu’il a les jambes brisées et ne le voulant point constater.

Mais au lieu de s’affoler sous la douleur qu’elle attendait et dont elle redoutait l’atteinte, son cœur, au sortir de cette catastrophe, restait calme et paisible ; il battait lentement, doucement, après cette chute dont son âme était accablée, et ne semblait point prendre part à l’effarement de son esprit.

Elle répéta, à voix haute, comme pour l’entendre et s’en convaincre : « Voilà, je suis une femme perdue. » Aucun écho de souffrance ne répondit dans sa chair à cette plainte de sa conscience.

Elle se laissa bercer quelque temps par le mouvement de fiacre, remettant à tout à l’heure les raisonnements qu’elle aurait à faire sur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle avait peur de penser, voilà tout, peur de savoir, de comprendre et de réfléchir ; mais, au contraire, il lui semblait sentir dans l’être obscur et impénétrable que crée en nous la lutte incessante de nos penchants et de nos volontés, une invraisemblable quiétude.

Après une demi-heure, peut-être, de cet étrange repos, comprenant enfin que le désespoir appelé ne viendrait pas, elle secoua cette torpeur et murmura : « C’est drôle, je n’ai presque pas de chagrin. »

Alors elle commença à se faire des reproches. Une colère s’élevait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Comment n’avait-elle pas prévu cela ; compris que l’heure de cette lutte devait venir ? Que cet homme lui plaisait assez pour la rendre lâche ; et que dans les cœurs les plus droits le désir souffle parfois comme un coup de vent qui emporte la volonté ?

Mais quand elle se fut durement réprimandée et méprisée, elle se demanda avec terreur ce qui allait arriver.

Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne le plus jamais revoir.

À peine eut-elle pris cette résolution que mille raisons vinrent aussitôt la combattre.

Comment expliquerait-elle cette brouille ? Que dirait-elle à son mari ? La vérité soupçonnée ne serait-elle pas chuchotée, puis répandue partout ?

Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouer vis-à-vis d’Olivier Bertin lui-même l’hypocrite comédie de l’indifférence et de l’oubli, et lui montrer qu’elle avait effacé cette minute de sa mémoire et de sa vie ?

Mais le pourrait-elle ? Aurait-elle l’audace de paraître ne se rappeler de rien, de regarder avec un étonnement indigné en lui disant : « Que me voulez-vous ? » l’homme dont vraiment elle avait partagé la rapide et brutale émotion ?

Elle réfléchit longtemps et s’y décida néanmoins, aucune autre solution ne lui paraissant possible.

Elle irait chez lui le lendemain, avec courage, et lui ferait comprendre aussitôt ce qu’elle voulait, ce qu’elle exigeait de lui. Il fallait que jamais un mot, une allusion, un regard, ne pût lui rappeler cette honte.

Après avoir souffert, car il souffrirait aussi, il en prendrait assurément son parti, en homme loyal et bien élevé, et demeurerait dans l’avenir ce qu’il avait été jusque-là.

Dès que cette nouvelle résolution fut arrêtée, elle donna au cocher son adresse, et rentra chez elle, en proie à un abattement profond, à un désir de se coucher, de ne voir personne, de dormir, d’oublier. S’étant enfermée dans sa chambre, elle demeura jusqu’au dîner étendue sur sa chaise longue, engourdie, ne voulant plus occuper son âme de cette pensée pleine de dangers.

Elle descendit à l’heure précise, étonnée d’être si calme et d’attendre son mari avec sa figure ordinaire. Il parut, portant dans ses bras leur fille ; elle lui serra la main et embrassa l’enfant, sans qu’aucune angoisse ne l’agitât.

M. de Guilleroy s’informa de ce qu’elle avait fait. Elle répondit avec indifférence, qu’elle avait posé comme tous les jours.

« Et le portrait, est-il beau ? dit-il.

— Il vient fort bien. »

À son tour, il parla de ses affaires qu’il aimait raconter en mangeant, de la séance de la Chambre et de la discussion du projet de loi sur la falsification des denrées.

Ce bavardage, qu’elle supportait bien d’ordinaire, l’irrita, lui fit regarder avec plus d’attention l’homme vulgaire et phraseur qui s’intéressait à ces choses ; mais elle souriait en l’écoutant, et répondait aimablement, plus gracieuse même que de coutume, plus complaisante pour ces banalités. Elle pensait en le regardant : « Je l’ai trompé. C’est mon mari, et je l’ai trompé. Est-ce bizarre ? Rien ne peut plus empêcher cela, rien ne peut plus effacer cela ! J’ai fermé les yeux. J’ai consenti pendant quelques secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiser d’un homme, et je ne suis plus une honnête femme. Quelques secondes dans ma vie, quelques secondes qu’on ne peut supprimer, ont amené pour moi ce petit fait irréparable, si grave, si court, un crime, le plus honteux pour une femme… et je n’éprouve point de désespoir. Si on me l’eût dit hier, je ne l’aurais pas cru. Si on me l’eût affirmé, j’aurais aussitôt songé aux affreux remords dont je devrais être aujourd’hui déchirée. Et je n’en ai pas, presque pas. »

M. de Guilleroy sortit après dîner, comme il faisait presque tous les jours.

Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura en l’embrassant ; elle pleura des larmes sincères, larmes de la conscience, non point larmes du cœur.

Mais elle ne dormit guère.

Dans les ténèbres de sa chambre, elle se tourmenta davantage des dangers que pouvait lui créer l’attitude du peintre ; et la peur lui vint de l’entrevue du lendemain et des choses qu’il lui faudrait dire, en le regardant en face.

Levée tôt, elle demeura sur sa chaise longue durant toute la matinée, s’efforçant de prévoir ce qu’elle avait à craindre, ce qu’elle aurait à répondre, d’être prête pour toutes les surprises.

Elle partit de bonne heure, afin de réfléchir encore en marchant.

Il ne l’attendait guère et se demandait, depuis la veille, ce qu’il devait faire vis-à-vis d’elle.

Après son départ, après cette fuite, à laquelle il n’avait pas osé s’opposer, il était demeuré seul, écoutant encore, bien qu’elle fût loin déjà, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porte retombant, poussée par une main éperdue.

Il restait debout, plein d’une joie ardente, profonde, bouillante. Il l’avait prise, elle ! Cela s’était passé entre eux ! Était-ce possible ? Après la surprise de ce triomphe, il le savourait, et pour le mieux goûter, il s’assit, se coucha presque sur le divan où il l’avait possédée.

Il y resta longtemps, plein de cette pensée qu’elle était sa maîtresse, et qu’entre eux, entre cette femme qu’il avait tant désirée et lui, s’était noué en quelques moments le lien mystérieux qui attache secrètement deux êtres l’un à l’autre. Il gardait en toute sa chair encore frémissante le souvenir aigu de l’instant rapide où leurs lèvres s’étaient rencontrées, où leurs corps s’étaient unis et mêlés pour tressaillir ensemble du grand frisson de la vie.

Il ne sortit point ce soir-là, pour se repaître de cette pensée ; il se coucha tôt, tout vibrant de bonheur.

À peine éveillé, le lendemain, il se posa cette question : « Que dois-je faire ? » À une cocotte, à une actrice, il eût envoyé des fleurs ou même un bijou ; mais il demeurait torturé de perplexité devant cette situation nouvelle.

Assurément, il fallait écrire. Quoi ?… Il griffonna, ratura, déchira, recommença vingt lettres, qui toutes lui semblaient blessantes, odieuses, ridicules.

Il aurait voulu exprimer en termes délicats et charmeurs la reconnaissance de son âme, ses élans de tendresse folle, ses offres de dévouement sans fin ; mais il ne découvrait, pour dire ces choses passionnées et pleines de nuances, que des phrases connues, des expressions banales, grossières ou puériles.

Il renonça donc à l’idée d’écrire, et se décida à l’aller voir, dès que l’heure de la séance serait passée, car il pensait bien qu’elle ne viendrait pas.

S’enfermant alors dans l’atelier, il s’exalta devant le portrait, les lèvres chatouillées de l’envie de se poser sur la peinture où quelque chose d’elle était fixé ; et de moment en moment, il regardait dans la rue par la fenêtre. Toutes les robes apparues au loin lui donnaient un battement de cœur. Vingt fois il crut la reconnaître, puis, quand la femme aperçue était passée, il s’asseyait un moment, accablé comme après une déception.

Soudain, il la vit, douta, prit sa jumelle, la reconnut, et bouleversé par une émotion violente, s’assit pour l’attendre.

Quand elle entra, il se précipita sur les genoux et voulut lui prendre les mains ; mais elle les retira brusquement, et comme il demeurait à ses pieds, saisi d’angoisse et les yeux levés vers elle, elle lui dit avec hauteur :

« Que faites-vous donc, Monsieur, je ne comprends pas cette attitude ? »

Il balbutia :

« Oh ! Madame, je vous supplie… »

Elle l’interrompit durement.

« Relevez-vous, vous êtes ridicule. »

Il se releva, effaré, murmurant :

« Qu’avez-vous ? Ne me traitez pas ainsi, je vous aime !… »

Alors, en quelques mots rapides et secs, elle lui signifia sa volonté, et régla la situation.

« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ! Ne me parlez jamais de votre amour, ou je quitterai cet atelier pour n’y point revenir. Si vous oubliez, une seule fois, cette condition de ma présence ici, vous ne me reverrez plus. »

Il la regardait, affolé par cette dureté qu’il n’avait point prévue ; puis il comprit et murmura :

« J’obéirai, Madame. »

Elle répondit :

« Très bien, j’attendais cela de vous ! Maintenant travaillez, car vous êtes long à finir ce portrait. »

Il prit donc sa palette et se mit à peindre ; mais sa main tremblait, ses yeux troublés regardaient sans voir ; il avait envie de pleurer, tant il se sentait le cœur meurtri.

Il essaya de lui parler ; elle répondit à peine. Comme il tentait de lui dire une galanterie sur son teint, elle l’arrêta d’un ton si cassant qu’il eut tout à coup une de ces fureurs d’amoureux qui changent en haine la tendresse. Ce fut, dans son âme et dans son corps, une grande secousse nerveuse, et tout de suite, sans transition, il la détesta. Oui, oui, c’était bien cela, la femme ! Elle était pareille aux autres, elle aussi ! Pourquoi pas ? Elle était fausse, changeante et faible comme toutes. Elle l’avait attiré, séduit par des ruses de fille, cherchant à l’affoler sans rien donner ensuite, le provoquant pour se refuser, employant pour lui toutes les manœuvres des lâches coquettes qui semblent toujours prêtes à se dévêtir, tant que l’homme qu’elles rendent pareil aux chiens des rues n’est pas haletant de désir.

Tant pis pour elle, après tout ; il l’avait eue, il l’avait prise. Elle pouvait éponger son corps et lui répondre insolemment, elle n’effacerait rien, et il l’oublierait, lui. Vraiment, il aurait fait une belle folie en s’embarrassant d’une maîtresse pareille qui aurait mangé sa vie d’artiste avec des dents capricieuses de jolie femme.

Il avait envie de siffler, ainsi qu’il faisait devant ses modèles ; mais comme il sentait son énervement grandir et qu’il redoutait de faire quelque sottise, il abrégea la séance, sous prétexte d’un rendez-vous. Quand ils se saluèrent en se séparant, ils se croyaient assurément plus loin l’un de l’autre que le jour où ils s’étaient rencontrés chez la duchesse de Mortemain.

Dès qu’elle fut partie, il prit son chapeau et son pardessus et il sortit. Un soleil froid, dans un ciel bleu ouaté de brume, jetait sur la ville une lumière pâle, un peu fausse et triste.

Lorsqu’il eut marché quelque temps, d’un pas rapide et irrité, en heurtant les passants, pour ne point dévier de la ligne droite, sa grande fureur contre elle s’émietta en désolations et en regrets. Après qu’il se fut répété tous les reproches qu’il lui faisait, il se souvint, en voyant passer d’autres femmes, combien elle était jolie et séduisante. Comme tant d’autres qui ne l’avouent point, il avait toujours attendu l’impossible rencontre, l’affection rare, unique, poétique et passionnée, dont le rêve plane sur nos cœurs. N’avait-il pas failli trouver cela ? N’était-ce pas elle qui lui aurait donné ce presque impossible bonheur ? Pourquoi donc est-ce que rien ne se réalise ? Pourquoi ne peut-on rien saisir de ce qu’on poursuit, ou n’en atteint-on que des parcelles, qui rendent plus douloureuse cette chasse aux déceptions ?

Il n’en voulait plus à la jeune femme, mais à la vie elle-même. Maintenant qu’il raisonnait, pourquoi lui en aurait-il voulu à elle ? Que pouvait-il lui reprocher, après tout ? – d’avoir été aimable, bonne et gracieuse pour lui – tandis qu’elle pouvait lui reprocher, elle, de s’être conduit comme un malfaiteur !

Il rentra plein de tristesse. Il aurait voulu lui demander pardon, se dévouer pour elle, faire oublier, et il chercha ce qu’il pourrait tenter pour qu’elle comprît combien il serait, jusqu’à la mort, docile désormais à toutes ses volontés.

Or, le lendemain, elle arriva accompagnée de sa fille, avec un sourire si morne, avec un air si chagrin, que le peintre crut voir dans ces pauvres yeux bleus, jusque-là si gais, toute la peine, tout le remords, toute la désolation de ce cœur de femme. Il fut remué de pitié, et pour qu’elle oubliât, il eut pour elle, avec une délicate réserve, les plus fines prévenances. Elle y répondit avec douceur, avec bonté, avec l’attitude lasse et brisée d’une femme qui souffre.

Et lui, en la regardant, repris d’une folle idée de l’aimer et d’être aimé, il se demandait comment elle n’était pas plus fâchée, comment elle pouvait revenir encore, l’écouter et lui répondre, avec ce souvenir entre eux.

Du moment qu’elle pouvait le revoir, entendre sa voix et supporter en face de lui la pensée unique qui ne devait pas la quitter, c’est qu’alors cette pensée ne lui était pas devenue odieusement intolérable. Quand une femme hait l’homme qui l’a violée, elle ne peut plus se trouver devant lui sans que cette haine éclate. Mais cet homme ne peut non plus lui demeurer indifférent. Il faut qu’elle le déteste ou qu’elle lui pardonne. Et quand elle pardonne cela, elle n’est pas loin d’aimer.

Tout en peignant avec lenteur, il raisonnait par petits arguments précis, clairs et sûrs ; il se sentait lucide, fort, maître à présent des événements.

Il n’avait qu’à être prudent, qu’à être patient, qu’à être dévoué, et il la reprendrait, un jour ou l’autre.

Il sut attendre. Pour la rassurer et la reconquérir, il eut des ruses à son tour, des tendresses dissimulées sous d’apparents remords, des attentions hésitantes et des attitudes indifférentes. Tranquille dans la certitude du bonheur prochain, que lui importait un peu plus tôt, un peu plus tard. Il éprouvait même un plaisir bizarre et raffiné à ne se point presser, à la guetter, à se dire : « Elle a peur » en la voyant venir toujours avec son enfant.

Il sentait qu’entre eux se faisait un lent travail de rapprochement, et que dans les regards de la comtesse quelque chose d’étrange, de contraint, de douloureusement doux, apparaissait, cet appel d’une âme qui lutte, d’une volonté qui défaille et qui semble dire : « Mais, force-moi donc ! »

Au bout de quelque temps, elle revint seule, rassurée par sa réserve. Alors il la traita en amie, en camarade, lui parla de sa vie, ses projets, de son art, comme à un frère.

Séduite par cet abandon, elle prit avec joie ce rôle de conseillère, flattée qu’il la distinguât ainsi des autres femmes et convaincue que son talent gagnerait de la délicatesse à cette intimité intellectuelle. Mais à force de la consulter et de lui montrer de la déférence, il la fit passer, naturellement, des fonctions de conseillère au sacerdoce d’inspiratrice. Elle trouva charmant d’étendre ainsi son influence sur le grand homme, et consentit à peu près à ce qu’il l’aimât en artiste, puisqu’elle inspirait ses œuvres.

Ce fut un soir, après une longue causerie sur les maîtresses des peintres illustres, qu’elle se laissa glisser dans ses bras. Elle y resta, cette fois, sans essayer de fuir, et lui rendit ses baisers.

Alors, elle n’eut plus de remords, mais le vague sentiment d’une déchéance, et pour répondre aux reproches de sa raison, elle crut à une fatalité. Entraînée vers lui par son cœur qui était vierge, et par son âme qui était vide, la chair conquise par la lente domination des caresses, elle s’attacha peu à peu, comme s’attachent les femmes tendres, qui aiment pour la première fois.

Chez lui, ce fut une crise d’amour aigu, sensuel et poétique. Il lui semblait parfois qu’il s’était envolé, un jour, les mains tendues, et qu’il avait pu étreindre à pleins bras le rêve ailé et magnifique qui plane toujours sur nos espérances.

Il avait fini le portrait de la comtesse, le meilleur, certes, qu’il eût peint, car il avait su voir et fixer ce je ne sais quoi d’inexprimable que presque jamais un peintre ne dévoile, ce reflet, ce mystère, cette physionomie de l’âme qui passe, insaisissable, sur les visages.

Puis des mois s’écoulèrent, et puis des années qui desserrèrent à peine le lien qui unissait l’un à l’autre la comtesse de Guilleroy et le peintre Olivier Bertin. Ce n’était plus chez lui l’exaltation des premiers temps, mais une affection calmée, profonde, une sorte d’amitié amoureuse dont il avait pris l’habitude.

Chez elle, au contraire, grandit sans cesse l’attachement passionné, l’attachement obstiné de certaines femmes qui se donnent à un homme pour tout à fait et pour toujours. Honnêtes et droites dans l’adultère comme elles auraient pu l’être dans le mariage, elles se vouent à une tendresse unique dont rien ne les détournera. Non seulement elles aiment leur amant, mais elles veulent l’aimer, et les yeux uniquement sur lui, elles occupent tellement leur cœur de sa pensée, que rien d’étranger n’y peut plus entrer. Elles ont lié leur vie avec résolution, comme on se lie les mains, avant de sauter à l’eau du haut d’un pont, lorsqu’on sait nager et qu’on veut mourir.

Mais à partir du moment où la comtesse se fut donnée ainsi, elle se sentit assaillie de craintes sur la constance d’Olivier Bertin. Rien ne le tenait que sa volonté d’homme, son caprice, son goût passager pour une femme rencontrée un jour comme il en avait déjà rencontré tant d’autres ! Elle le sentait si libre et si facile à tenter, lui qui vivait sans devoirs, sans habitudes et sans scrupules, comme tous les hommes ! Il était beau garçon, célèbre, recherché, ayant à la portée de ses désirs vite éveillés toutes les femmes du monde dont la pudeur est si fragile, et toutes les femmes d’alcôve ou de théâtre prodigues de leurs faveurs avec des gens comme lui. Une d’elles, un soir, après souper, pouvait le suivre et lui plaire et le garder.

Elle vécut donc dans la terreur de le perdre, épiant ses allures, ses attitudes, bouleversée par un mot, pleine d’angoisse dès qu’il admirait une autre femme, vantait le charme d’un visage, ou la grâce d’une tournure. Tout ce qu’elle ignorait de sa vie la faisait trembler, et tout ce qu’elle en savait l’épouvantait. À chacune de leurs rencontres, elle devenait ingénieuse à l’interroger, sans qu’il s’en aperçût, pour lui faire dire ses opinions sur les gens qu’il avait vus, sur les maisons où il avait dîné, sur les impressions les plus légères de son esprit. Dès qu’elle croyait deviner l’influence possible de quelqu’un, elle la combattait avec une prodigieuse astuce, avec d’innombrables ressources.

Oh ! Souvent elle pressentit ces courtes intrigues, sans racines profondes, qui durent huit ou quinze jours, de temps en temps, dans l’existence de tout artiste en vue.

Elle avait, pour ainsi dire, l’intuition du danger, avant même d’être prévenue de l’éveil d’un désir nouveau chez Olivier, par l’air de fête que prennent les yeux et le visage d’un homme que surexcite une fantaisie galante.

Alors elle commençait à souffrir ; elle ne dormait plus que des sommeils troublés par les tortures du doute. Pour le surprendre, elle arrivait chez lui sans l’avoir prévenu, lui jetait des questions qui semblaient naïves, tâtait son cœur, écoutait sa pensée, comme on tâte, comme on écoute, pour connaître le mal caché dans un être.

Et elle pleurait sitôt qu’elle était seule, sûre qu’on allait le lui prendre cette fois, lui voler cet amour à qui elle tenait si fort parce qu’elle y avait mis, avec toute sa volonté, toute sa force d’affection, toutes ses espérances et tous ses rêves.

Aussi, quand elle le sentait revenir à elle, après ces rapides éloignements, elle éprouvait à le reprendre, à le reposséder comme une chose perdue et retrouvée, un bonheur muet et profond qui parfois, quand elle passait devant une église, la jetait dedans pour remercier Dieu.

La préoccupation de lui plaire toujours, plus qu’aucune autre, et de le garder contre toutes, avait fait de sa vie entière un combat ininterrompu de coquetterie. Elle avait lutté pour lui, devant lui, sans cesse, par la grâce, par la beauté, par l’élégance. Elle voulait que partout où il entendrait parler d’elle, on vantât son charme, son goût, son esprit et ses toilettes. Elle voulait plaire aux autres pour lui et les séduire afin qu’il fût fier et jaloux d’elle. Et chaque fois qu’elle le devina jaloux, après l’avoir fait un peu souffrir elle lui ménageait un triomphe qui ravivait son amour en excitant sa vanité.

Puis comprenant qu’un homme pouvait toujours rencontrer, par le monde, une femme dont la séduction physique serait plus puissante, étant nouvelle, elle eut recours à d’autres moyens : elle le flatta et le gâta.

D’une façon discrète et continue, elle fit couler l’éloge sur lui ; elle le berça d’admiration et l’enveloppa de compliments, afin que, partout ailleurs, il trouvât l’amitié et même la tendresse un peu froides et incomplètes, afin que si d’autres l’aimaient aussi, il finît par s’apercevoir qu’aucune ne le comprenait comme elle.

Elle fit de sa maison, de ses deux salons où il entrait si souvent, un endroit où son orgueil d’artiste était attiré autant que son cœur d’homme, l’endroit de Paris où il aimait le mieux venir parce que toutes ses convoitises y étaient en même temps satisfaites.

Non seulement, elle apprit à découvrir tous ses goûts, afin de lui donner en les rassasiant chez elle, une impression de bien-être que rien ne remplacerait, mais elle sut en faire naître de nouveaux, lui créer des gourmandises de toute sorte, matérielles ou sentimentales, des habitudes de petits soins, d’affection, d’adoration, de flatterie ! Elle s’efforça de séduire ses yeux par des élégances, son odorat par des parfums, son oreille par des compliments et sa bouche par des nourritures.

Mais lorsqu’elle eut mis en son âme et en sa chair de célibataire égoïste et fêté une multitude de petits besoins tyranniques, lorsqu’elle fut bien certaine qu’aucune maîtresse n’aurait comme elle le souci de les surveiller et de les entretenir pour le ligoter par toutes les menues jouissances de la vie, elle eut peur tout à coup, en le voyant se dégoûter de sa propre maison, se plaindre sans cesse de vivre seul, et, ne pouvant venir chez elle qu’avec toutes les réserves imposées par la société, chercher au Cercle, chercher partout les moyens d’adoucir son isolement, elle eut peur qu’il ne songeât au mariage.

En certains jours, elle souffrait tellement de toutes ces inquiétudes, qu’elle désirait la vieillesse pour en avoir fini avec cette angoisse-là, et se reposer dans une affection refroidie et calme.

Les années passèrent, cependant, sans les désunir. La chaîne attachée par elle était solide, et elle en refaisait les anneaux à mesure qu’ils s’usaient. Mais toujours soucieuse, elle surveillait le cœur du peintre comme on surveille un enfant qui traverse une rue pleine de voitures, et chaque jour encore elle redoutait l’événement inconnu, dont la menace est suspendue sur nous.

Le comte, sans soupçons et sans jalousie, trouvait naturelle cette intimité de sa femme et d’un artiste fameux qui était reçu partout avec de grands égards. À force de se voir, les deux hommes, habitués l’un à l’autre, avaient fini par s’aimer.

II

Quand Bertin entra, le vendredi soir, chez son amie, où il devait dîner pour fêter le retour d’Annette de Guilleroy, il ne trouva encore, dans le petit salon Louis XV que M. de Musadieu, qui venait d’arriver.

C’était un vieil homme d’esprit, qui aurait pu devenir peut-être un homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu’il n’avait pas été.

Ancien conservateur des musées impériaux, il avait trouvé moyen de se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la République, ce qui ne l’empêchait pas d’être, avant tout, l’ami des Princes, de tous les Princes, des Princesses et des Duchesses de l’aristocratie européenne, et le protecteur juré des artistes de toute sorte. Loué d’une intelligence alerte, capable de tout entrevoir, d’une grande facilité de parole qui lui permettait de dire avec agrément les choses les plus ordinaires d’une souplesse de pensée qui le mettait à l’aise dans tous les milieux, et d’un flair subtil de diplomate qui lui faisait juger les hommes à première vue, il promenait, de salon en salon, le long des jours et des soirs, son activité éclairée, inutile et bavarde.

Apte à tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec un semblant de compétence attachant et une clarté de vulgarisateur qui le faisait fort apprécier des femmes du monde, à qui il rendait les services d’un bazar roulant d’érudition. Il savait, en effet, beaucoup de choses sans avoir jamais lu que les livres indispensables, mais il était au mieux avec les cinq Académies, avec tous les savants, tous les écrivains, tous les érudits spécialistes qu’il écoutait avec discernement. Il savait oublier aussitôt les explications trop techniques ou inutiles à ses relations, retenait fort bien les autres, et prêtait à ces connaissances ainsi glanées un tour aisé, clair et bon enfant, qui les rendait faciles à comprendre comme des fabliaux scientifiques. Il donnait l’impression d’un entrepôt d’idées, d’un de ces vastes magasins où on ne rencontre jamais les objets rares, mais où tous les autres sont à foison, à bon marché, de toute nature, de toute origine, depuis les ustensiles de ménage jusqu’aux vulgaires instruments de physique amusante ou de chirurgie domestique.

Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapport constant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait, d’ailleurs, des services, leur faisait vendre des tableaux, les mettait en relations avec le monde, aimait les présenter, les protéger, les lancer, semblait se vouer à une œuvre mystérieuse de fusion entre les mondains et les artistes, se faisait gloire de connaître intimement ceux-ci, et d’entrer familièrement chez ceux-là, de déjeuner avec le prince de Galles, de passage à Paris, et de dîner, le soir même, avec Paul Adelmans, Olivier Bertin et Amaury Maldant.

Bertin, qui l’aimait assez, le trouvant drôle, disait de lui : « C’est l’encyclopédie de Jules Verne, reliée en peau d’âne ! »

Les deux hommes se serrèrent la main, et se mirent à parler de la situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeait alarmants, pour des raisons évidentes qu’il exposait fort bien, l’Allemagne ayant tout intérêt à nous écraser et à hâter ce moment attendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck ; tandis qu’Olivier Bertin prouvait, par des arguments irréfutables, que ces craintes étaient chimériques, l’Allemagne ne pouvant être assez folle pour compromettre sa conquête dans une aventure toujours douteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, aux derniers jours de sa vie, son œuvre et sa gloire d’un seul coup.

M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu’il ne voulait pas dire. Il avait vu d’ailleurs un ministre dans la journée et rencontré le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes, la veille au soir.

L’artiste résistait et, avec une ironie tranquille, contestait la compétence des gens les mieux informés. Derrière toutes ces rumeurs, on préparait des mouvements de bourse ! Seul, M. de Bismarck devait avoir là-dessus une opinion arrêtée, peut-être.

M. de Guilleroy entra, serra les mains avec empressement, en s’excusant, par phrases onctueuses, de les avoir laissés seuls.

« Et vous, mon cher député, demanda le peintre, que pensez-vous des bruits de guerre ? »

M. de Guilleroy se lança dans un discours. Il en savait plus que personne comme membre de la Chambre, et cependant il n’était pas du même avis que la plupart de ses collègues. Non, il ne croyait pas à la probabilité d’un conflit prochain, à moins qu’il ne fût provoqué par la turbulence française et par les rodomontades des soi-disant patriotes de la ligue. Et il fit de M. de Bismarck un portrait à grands traits, un portrait à la Saint-Simon. Cet homme-là, on ne voulait pas le comprendre, parce qu’on prête toujours aux autres sa propre manière de penser, et qu’on les croit prêts à faire ce qu’on aurait fait à leur place. M. de Bismarck n’était pas un diplomate faux et menteur, mais un franc, un brutal, qui criait toujours la vérité, annonçait toujours ses intentions. « Je veux la paix », dit-il. C’était vrai, il voulait la paix, rien que la paix, et tout le prouvait d’une façon aveuglante depuis dix-huit ans, tout, jusqu’à ses armements, jusqu’à ses alliances, jusqu’à ce faisceau de peuples unis contre notre impétuosité. M. de Guilleroy conclut d’un ton profond, convaincu : « C’est un grand homme, un très grand homme qui désire la tranquillité, mais qui croit seulement aux menaces et aux moyens violents pour l’obtenir. En somme, Messieurs, un grand barbare.

— Qui veut la fin veut les moyens, reprit M. de Musadieu. Je vous accorde volontiers qu’il adore la paix si vous me concédez qu’il a toujours envie de faire la guerre pour l’obtenir. C’est là d’ailleurs une vérité indiscutable et phénoménale : on ne fait la guerre en ce monde que pour avoir la paix ! »

Un domestique annonçait : « Madame la duchesse de Mortemain. »

Dans les deux battants de la porte ouverte, apparut une grande et forte femme, qui entra avec autorité.

Guilleroy, se précipitant, lui baisa les doigts et demanda :

« Comment allez-vous, Duchesse ? »

Les deux autres hommes la saluèrent avec une certaine familiarité distinguée, car la duchesse avait des façons d’être cordiales et brusques.

Veuve du général-duc de Mortemain, mère d’une fille unique mariée au prince de Salia, fille du marquis de Farandal, de grande origine et royalement riche, elle recevait dans son hôtel de la rue de Varenne toutes les notoriétés du monde entier, qui se rencontraient et se complimentaient chez elle. Aucune Altesse ne traversait Paris sans dîner à sa table, et aucun homme ne pouvait faire parler de lui sans qu’elle eût aussitôt le désir de le connaître. Il fallait qu’elle le vît, qu’elle le fit causer, qu’elle le jugeât. Et cela l’amusait beaucoup, agitait sa vie, alimentait cette flamme de curiosité hautaine et bienveillante qui brûlait en elle.

Elle s’était à peine assise, quand le même domestique cria : « Monsieur le baron et Madame la baronne de Corbelle. »

Ils étaient jeunes, le baron chauve et gros, la baronne fluette, élégante, très brune.

Ce couple avait une situation spéciale dans l’aristocratie française, due uniquement au choix scrupuleux de ses relations. De petite noblesse, sans valeur, sans esprit, mû dans tous ses actes par un amour immodéré de ce qui est select, comme il faut et distingué, il était parvenu, à force de hanter uniquement les maisons les plus princières, à force de montrer ses sentiments royalistes, pieux, corrects au suprême degré, à force de respecter tout ce qui doit être respecté, de mépriser tout ce qui doit être méprisé, de ne jamais se tromper sur un point des dogmes mondains, de ne jamais hésiter sur un détail d’étiquette, à passer aux yeux de beaucoup pour la fine fleur du high-life. Son opinion formait une sorte de code du comme il faut, et sa présence dans une maison constituait pour elle un vrai titre d’honorabilité.

Les Corbelle étaient parents du comte de Guilleroy.

« Eh bien, dit la duchesse étonnée, et votre femme ?

— Un instant, un petit instant, demanda le comte. Il y a une surprise, elle va venir. »

Quand Mme de Guilleroy, mariée depuis un mois, avait fait son entrée dans le monde, elle fut présentée à la duchesse de Mortemain, qui tout de suite l’aima, l’adopta, la patronna.

Depuis vingt ans, cette amitié ne s’était point démentie, et quand la duchesse disait « ma petite », on entendait encore en sa voix l’émotion de cette toquade subite et persistante. C’est chez elle qu’avait eu lieu la rencontre du peintre et de la comtesse.

Musadieu s’était approché, il demanda :

« La duchesse a-t-elle été voir l’exposition des Intempérants ?

— Non, qu’est-ce que c’est ?

— Un groupe d’artistes nouveaux, des impressionnistes à l’état d’ivresse. Il y en a deux très forts. »

La grande dame murmura avec dédain :

« Je n’aime pas les plaisanteries de ces messieurs. »

Autoritaire, brusque, n’admettant guère d’autre opinion que la sienne, fondant la sienne uniquement sur la conscience de sa situation sociale, considérant, sans bien s’en rendre compte, les artistes et les savants comme des mercenaires intelligents chargés par Dieu d’amuser les gens du monde ou de leur rendre des services, elle ne donnait d’autre base à ses jugements que le degré d’étonnement et de plaisir irraisonné que lui procurait la vue d’une chose, la lecture d’un livre ou le récit d’une découverte.

Grande, forte, lourde, rouge, parlant haut, elle passait pour avoir grand air parce que rien ne la troublait qu’elle osait tout dire et protégeait le monde entier, les princes détrônés par ses réceptions en leur honneur, et même le Tout-Puissant par ses largesses au clergé et ses dons aux églises.

Musadieu reprit :

« La duchesse sait-elle qu’on croit avoir arrêté l’assassin de Marie Lambourg ? »

Son intérêt s’éveilla brusquement, et elle répondit :

« Non, racontez-moi ça ? »

Et il narra les détails. Haut, très maigre, portant un gilet blanc, de petits diamants comme boutons de chemise, il parlait sans gestes, avec un air correct qui lui permettait de dire les choses très osées dont il avait la spécialité. Fort myope, il semblait, malgré son pince-nez, ne jamais voir personne, et quand il s’asseyait on eût dit que toute l’ossature de son corps se courbait suivant la forme du fauteuil. Son torse plié devenait tout petit, s’affaissait comme si la colonne vertébrale eût été en caoutchouc ; ses jambes croisées l’une sur l’autre semblaient deux rubans enroulés, et ses longs bras, retenus par ceux du siège, laissaient pendre des mains pâles, aux doigts interminables. Ses cheveux et sa moustache teints artistement, avec des mèches blanches habilement oubliées, étaient un sujet de plaisanterie fréquent.

Comme il expliquait à la duchesse que les bijoux de la fille publique assassinée avaient été donnés en cadeau par le meurtrier présumé à une autre créature de mœurs légères, la porte du grand salon s’ouvrit de nouveau, toute grande, et deux femmes en toilette de dentelle blanche, blondes, dans une crème de malines, se ressemblant comme deux sœurs d’âge très différent, l’une un peu trop mûre, l’autre un peu trop jeune, l’une un peu trop forte, l’autre un peu trop mince, s’avancèrent en se tenant par la taille et en souriant.

On cria, on applaudit. Personne, sauf Olivier Bertin, ne savait le retour d’Annette de Guilleroy, et l’apparition de la jeune fille à côté de sa mère qui, d’un peu loin, semblait presque aussi fraîche et même plus belle, car, fleur trop ouverte, elle n’avait pas fini d’être éclatante, tandis que l’enfant, à peine épanouie, commençait seulement à être jolie, les fit trouver charmantes toutes les deux.

La duchesse ravie, battant des mains, s’exclamait :

« Dieu ! Qu’elles sont ravissantes et amusantes l’une à côté de l’autre ! Regardez donc, Monsieur de Musadieu, comme elles se ressemblent ! »

On comparait ; deux opinions se formèrent aussitôt. D’après Musadieu, les Corbelle et le comte de Guilleroy, la comtesse et sa fille ne se ressemblaient que par le teint, les cheveux, et surtout les yeux, qui étaient tout à fait les mêmes, également tachetés de points noirs, pareils à des minuscules gouttes d’encre tombées sur l’iris bleu. Mais d’ici peu, quand la jeune fille serait devenue une femme, elles ne se ressembleraient presque plus.

D’après la duchesse, au contraire, et d’après Olivier Bertin, elles étaient en tout semblables, et seule la différence d’âge les faisait paraître différentes.

Le peintre disait :

« Est-elle changée, depuis trois ans ? Je ne l’aurais pas reconnue, je ne vais plus oser la tutoyer. »

La comtesse se mit à rire.

« Ah ! Par exemple ! Je voudrais bien vous voir dire « vous » à Annette. »

La jeune fille, dont la future crânerie apparaissait sous des airs timidement espiègles, reprit :

« C’est moi qui n’oserai plus dire « tu » à M. Bertin. »

Sa mère sourit.

« Garde cette mauvaise habitude, je te la permets. Vous referez vite connaissance. »

Mais Annette remuait la tête.

« Non, non. Ça me gênerait. »

La duchesse, l’ayant embrassée, l’examinait en connaisseuse intéressée.

« Voyons, petite, regarde-moi bien en face. Oui, tu as tout à fait le même regard que ta mère ; tu seras pas mal dans quelque temps, quand tu auras pris du brillant. Il faut engraisser, pas beaucoup, mais un peu ; tu es maigrichonne. »

La comtesse s’écria :

« Oh ! Ne lui dites pas cela.

— Et pourquoi ?

— C’est si agréable d’être mince ! Moi je vais me faire maigrir. »

Mais Mme de Mortemain se fâcha, oubliant, dans la vivacité de sa colère, la présence d’une fillette.

« Ah toujours ! Vous en êtes toujours à la mode des os, parce qu’on les habille mieux que la chair. Moi je suis de la génération des femmes grasses ! Aujourd’hui c’est la génération des femmes maigres ! Ça me fait penser aux vaches d’Égypte. Je ne comprends pas les hommes, par exemple, qui ont l’air d’admirer vos carcasses. De notre temps, ils demandaient mieux. »

Elle se tut au milieu des sourires, puis reprit :

« Regarde ta maman, petite, elle est très bien, juste à point, imite-la. »

On passait dans la salle à manger. Lorsqu’on fut assis, Musadieu reprit la discussion.

« Moi, je dis que les hommes doivent être maigres, parce qu’ils sont fait pour des exercices qui réclament de l’adresse et de l’agilité, incompatibles avec le ventre. Le cas des femmes est un peu différent. N’est-ce pas votre avis, Corbelle ? »

Corbelle fut perplexe, la duchesse étant forte, et sa propre femme plus que mince ! Mais la baronne vint au secours de son mari, et résolument se prononça pour la sveltesse. L’année d’avant, elle avait dû lutter contre un commencement d’embonpoint, qu’elle domina très vite.

Mme de Guilleroy demanda :

« Dites comment vous avez fait ? »

Et la baronne expliqua la méthode employée par toutes les femmes élégantes du jour. On ne buvait pas en mangeant. Une heure après le repas seulement, on se permettait une tasse de thé, très chaud, brûlant. Cela réussissait à tout le monde. Elle cita des exemples étonnants de grosses femmes devenues, en trois mois, plus fines que des lames de couteau. La duchesse exaspérée s’écria :

« Dieu ! Que c’est bête de se torturer ainsi ! Vous n’aimez rien, mais rien, pas même le champagne. Voyons, Bertin, vous qui êtes artiste, qu’en pensez-vous ?

— Mon Dieu, Madame, je suis peintre, je drape, ça m’est égal ! Si j’étais sculpteur, je me plaindrais.

— Mais vous êtes homme, que préférez-vous ?

— Moi ?… une… élégance un peu nourrie, ce que ma cuisinière appelle un bon petit poulet de grain. Il n’est pas gras, il est plein et fin. »

La comparaison fit rire ; mais la comtesse incrédule regardait sa fille et murmurait :

« Non, c’est très gentil d’être maigre, les femmes qui restent maigres ne vieillissent pas. »

Ce point-là fut encore discuté et partagea la société. Tout le monde, cependant, se trouva à peu près d’accord sur ceci : qu’une personne très grasse ne devait pas maigrir trop vite.

Cette observation donna lieu à une revue des femmes connues dans le monde et à de nouvelles contestations sur leur grâce, leur chic et leur beauté. Musadieu jugeait la blonde marquise de Lochrist incomparablement charmante, tandis que Bertin estimait sans rivale Mme Mandelière, brune, avec son front bas, ses yeux sombres et sa bouche un peu grande, où ses dents semblaient luire.

Il était assis à côté de la jeune fille, et, tout à coup, se tournant vers elle :

« Écoute bien, Nanette. Tout ce que nous disons là, tu l’entendras répéter au moins une fois par semaine, jusqu’à ce que tu sois vieille. En huit jours tu sauras par cœur tout ce qu’on pense dans le monde, sur la politique, les femmes, les pièces de théâtre et le reste. Il n’y aura qu’à changer les noms des gens ou les titres des œuvres de temps en temps. Quand tu nous auras tous entendus exposer et défendre notre opinion, tu choisiras paisiblement la tienne parmi celles qu’on doit avoir, et puis tu n’auras plus besoin de ne penser à rien, jamais ; tu n’auras qu’à te reposer. »

La petite, sans répondre, leva sur lui un œil malin, où vivait une intelligence jeune, alerte, tenue en laisse et prête à partir.

Mais la duchesse et Musadieu, qui jouaient aux idées comme on joue à la balle, sans s’apercevoir qu’ils se renvoyaient toujours les mêmes, protestèrent au nom de la pensée et de l’activité humaines.

Alors Bertin s’efforça de démontrer combien l’intelligence des gens du monde, même les plus instruits, est sans valeur, sans nourriture et sans portée, combien leurs croyances sont pauvrement fondées, leur attention aux choses de l’esprit faible et indifférente, leurs goûts sautillants et douteux.

Saisi par un de ces accès d’indignation à moitié vrais, à moitié factices, que provoque d’abord le désir d’être éloquent, et qu’échauffe tout à coup un jugement clair, ordinairement obscurci par la bienveillance, il montra comment les gens qui ont pour unique occupation dans la vie de faire des visites et de dîner en ville se trouvent devenir, par une irrésistible fatalité, des êtres légers et gentils, mais banals, qu’agitent vaguement des soucis des croyances et des appétits superficiels.

Il montra que rien chez eux n’est profond, ardent sincère, que leur culture intellectuelle étant nulle, et leur érudition un simple vernis, ils demeurent, en somme des mannequins qui donnent l’illusion et font les gestes d’êtres d’élite qu’ils ne sont pas. Il prouva que les frêles racines de leurs instincts ayant poussé dans les conventions, et non dans les réalités, ils n’aiment rien véritablement, que le luxe même de leur existence est une satisfaction de vanité et non l’apaisement d’un besoin raffiné de leur corps, car on mange mal chez eux, on y boit de mauvais vins, payés fort cher.

« Ils vivent, disait-il, à côté de tout, sans rien voir et rien pénétrer ; à côté de la science qu’ils ignorent à côté de la nature qu’ils ne savent pas regarder ; à côté du bonheur, car ils sont impuissants à jouir ardemment de rien ; à côté de la beauté du monde ou de la beauté de l’art, dont ils parlent sans l’avoir découverte, et même sans y croire, car ils ignorent l’ivresse de goûter aux joies de la vie et de l’intelligence. Ils sont incapables de s’attacher à une chose jusqu’à l’aimer uniquement de s’intéresser à rien jusqu’à être illuminés par le bonheur de comprendre. »

Le baron de Corbelle crut devoir prendre la défense de la bonne compagnie.

Il le fit avec des arguments inconsistants et irréfutables, de ces arguments qui fondent devant la raison comme la neige au feu, et qu’on ne peut saisir, des arguments absurdes et triomphants de curé de campagne qui démontre Dieu. Il compara, pour finir, les gens du monde aux chevaux de course qui ne servent à rien, à vrai dire, mais qui sont la gloire de la race chevaline.

Bertin, gêné devant cet adversaire, gardait maintenant un silence dédaigneux et poli. Mais, soudain, la bêtise du baron l’irrita, et interrompant adroitement son discours, il raconta, du lever jusqu’au coucher, sans rien omettre, la vie d’un homme bien élevé.

Tous les détails finement saisis dessinaient une silhouette irrésistiblement comique. On voyait le monsieur habillé par son valet de chambre, exprimant d’abord au coiffeur qui le venait raser quelques idées générales, puis, au moment de la promenade matinale, interrogeant les palefreniers sur la santé des chevaux, puis trottant par les allées du bois, avec l’unique souci de saluer et d’être salué, puis déjeunant en face de sa femme, sortie en coupé de son côté, et ne lui parlant que pour énumérer le nom des personnes aperçues le matin, puis allant jusqu’au soir, de salon en salon, se retremper l’intelligence dans le commerce de ses semblables, et dînant chez un prince où était discutée l’attitude de l’Europe, pour finir ensuite la soirée au foyer de la danse, à l’Opéra, où ses timides prétentions de viveur étaient satisfaites innocemment par l’apparence d’un mauvais lieu.

Le portrait était si juste, sans que l’ironie en fût blessante pour personne, qu’un rire courait autour de la table.

La duchesse, secouée par une gaieté retenue de grosse personne, avait dans la poitrine de petites secousses discrètes. Elle dit enfin :

« Non, vraiment, c’est trop drôle, vous me ferez mourir de rire. »

Bertin, très excité, riposta :

« Oh ! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C’est à peine si on rit. On a la complaisance, par bon goût, d’avoir l’air de s’amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bien la grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les théâtres populaires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois qui s’amusent, vous verrez rire jusqu’à la suffocation ! Allez dans les chambrées de soldats, vous verrez des hommes étranglés, les yeux pleins de larmes, se tordre sur leur lit devant les farces d’un loustic. Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu’on fait le simulacre de tout, même du rire. »

Musadieu l’arrêta :

« Permettez ; vous êtes sévère ! Vous-même, mon cher, il me semble pourtant que vous ne dédaignez pas ce monde que vous raillez si bien. »

Bertin sourit.

« Moi, je l’aime.

— Mais alors ?

— Je me méprise un peu comme un métis de race douteuse.

— Tout cela, c’est de la pose », dit la duchesse.

Et comme il se défendait de poser, elle termina la discussion en déclarant que tous les artistes aimaient à faire prendre aux gens des vessies pour des lanternes.

La conversation, alors, devint générale, effleura tout, banale et douce, amicale et discrète, et, comme le dîner touchait à sa fin, la comtesse, tout à coup, s’écria, en montrant ses verres pleins devant elle :

« Eh bien, je n’ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verrons si je maigrirai. »

La duchesse, furieuse, voulut la forcer à avaler une gorgée ou deux d’eau minérale ; ce fut en vain, et elle s’écria :

« Oh ! La sotte ! Voilà que sa fille va lui tourner la tête. Je vous en prie, Guilleroy, empêchez votre femme de faire cette folie. »

Le comte, en train d’expliquer à Musadieu le système d’une batteuse mécanique inventée en Amérique, n’avait pas entendu.

« Quelle folie, duchesse ?

— La folie de vouloir maigrir. »

Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifférent.

« C’est que je n’ai pas pris l’habitude de la contrarier. »

La comtesse s’était levée en prenant le bras de son voisin ; le comte offrit le sien à la duchesse, et on passa dans le grand salon, le boudoir du fond étant réservé aux réceptions de la journée.

C’était une pièce très vaste et très claire. Sur les quatre murs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pâle à dessins anciens enfermés en des encadrements blanc et or prenaient sous la lumière des lampes et du lustre une teinte lunaire douce et vive. Au milieu du principal, le portrait de la comtesse par Olivier Bertin semblait habiter, animer l’appartement. Il y était chez lui, mêlait à l’air même du salon son sourire de jeune femme, la grâce de son regard, le charme léger de ses cheveux blonds. C’était d’ailleurs presque un usage, une sorte de pratique d’urbanité, comme le signe de croix en entrant dans les églises, de complimenter le modèle sur l’œuvre du peintre chaque fois qu’on s’arrêtait devant.

Musadieu n’y manquait jamais. Son opinion de connaisseur commissionné par l’État ayant une valeur d’expertise légale, il se faisait un devoir d’affirmer souvent, avec conviction, la supériorité de cette peinture.

« Vraiment, dit-il, voilà le plus beau portrait moderne que je connaisse. Il y a là-dedans une vie prodigieuse. »

Le comte de Guilleroy, chez qui l’habitude d’entendre vanter cette toile avait enraciné la conviction qu’il possédait un chef-d’œuvre, s’approcha pour renchérir, et, pendant une minute ou deux, ils accumulèrent toutes les formules usitées et techniques pour célébrer les qualités apparentes et intentionnelles de ce tableau.

Tous les yeux, levés vers le mur, semblaient ravis d’admiration, et Olivier Bertin, accoutumé à ces éloges, auxquels il ne prêtait guère plus d’attention qu’on ne fait aux questions sur la santé, après une rencontre dans la rue, redressait cependant la lampe à réflecteur placée devant le portrait pour l’éclairer, le domestique l’ayant posée, par négligence, un peu de travers.

Puis on s’assit, et le comte s’étant approché de la duchesse, elle lui dit :

« Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous demander une tasse de thé. »

Leurs désirs, depuis quelque temps, s’étaient rencontrés et devinés, sans qu’ils se les fussent encore confiés, même par des sous-entendus.

Le frère de la duchesse de Mortemain, le marquis de Farandal, après s’être presque entièrement ruiné au jeu, était mort d’une chute de cheval, en laissant une veuve et un fils. Âgé maintenant de vingt-huit ans, ce jeune homme, un des plus convoités meneurs de cotillon d’Europe, car on le faisait venir parfois à Vienne et à Londres pour couronner par des tours de valse des bals princiers, bien qu’à peu près sans fortune, demeurait par sa situation, par sa famille, par son nom, par ses parentés presque royales, un des hommes les plus recherchés et les plus enviés de Paris.

Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante et sportive, et après un mariage riche, très riche, remplacer les succès mondains par des succès politiques. Dès qu’il serait député, le marquis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trône futur, un des conseillers du roi, un des chefs du parti.

La duchesse, bien renseignée, connaissait l’énorme fortune du comte de Guilleroy, thésauriseur prudent logé dans un simple appartement quand il aurait pu vivre en grand seigneur dans un des plus beaux hôtels de Paris. Elle savait ses spéculations toujours heureuses, son flair subtil de financier, sa participation aux affaires les plus fructueuses lancées depuis dix ans, et elle avait eu la pensée de faire épouser à son neveu la fille du député normand à qui ce mariage donnerait une influence prépondérante dans la société aristocratique de l’entourage des princes. Guilleroy, qui avait fait un mariage riche et multiplié par son adresse une belle fortune personnelle, couvait maintenant d’autres ambitions.

Il croyait au retour du roi et voulait, ce jour-là, être en mesure de profiter de cet événement de la façon la plus complète.

Simple député, il ne comptait pas pour grand-chose. Beau-père du marquis de Farandal, dont les aïeux avaient été les familiers fidèles et préférés de la maison royale de France, il montait au premier rang.

L’amitié de la duchesse pour sa femme prêtait en outre à cette union un caractère d’intimité très précieux, et par crainte qu’une autre jeune fille se rencontrât qui plût subitement au marquis, il avait fait revenir la sienne afin de hâter les événements.

Mme de Mortemain, pressentant ses projets et les devinant, y prêtait une complicité silencieuse, et, ce jour-là même, bien qu’elle n’eût pas été prévenue du brusque retour de la jeune fille, elle avait engagé son neveu à venir chez les Guilleroy, afin de l’habituer, peu à peu, à entrer souvent dans cette maison.

Pour la première fois, le comte et la duchesse parlèrent à mots couverts de leurs désirs, et en se quittant, un traité d’alliance était conclu.

On riait à l’autre bout du salon. M. de Musadieu racontait à la baronne de Corbelle la présentation d’une ambassade nègre au Président de la République, quand le marquis de Farandal fut annoncé.

Il parut sur la porte et s’arrêta. Par un geste du bras rapide et familier, il posa un monocle sur son œil droit, et l’y laissa comme pour reconnaître le salon où il pénétrait, mais pour donner, peut-être, aux gens qui s’y trouvaient, le temps de le voir, et pour marquer son entrée. Puis, par un imperceptible mouvement de la joue et du sourcil, il laissa retomber le morceau de verre au bout d’un cheveu de soie noire, et s’avança vivement vers Mme de Guilleroy dont il baisa la main tendue, en s’inclinant très bas. Il en fit autant pour sa tante, puis il salua en serrant les autres mains, allant de l’un à l’autre avec une élégante aisance.

C’était un grand garçon à moustaches rousses, un peu chauve déjà, taillé en officier, avec des allures anglaises de sportsman. On sentait, à le voir, un de ces hommes dont tous les membres sont plus exercés que la tête, et qui n’ont d’amour que pour les choses où se développent la force et l’activité physiques. Il était instruit pourtant, car il avait appris et il apprenait encore chaque jour, avec une grande tension d’esprit, tout ce qu’il lui serait utile de savoir plus tard : l’histoire, en s’acharnant sur les dates et en se méprenant sur les enseignements des faits, et les notions élémentaires d’économie politique nécessaires à un député, l’ABC de la sociologie à l’usage des classes dirigeantes.

Musadieu l’estimait, disant : « Ce sera un homme de valeur. » Bertin appréciait son adresse et sa vigueur. Ils allaient à la même salle d’armes, chassaient ensemble souvent, et se rencontraient à cheval dans les allées du bois. Entre eux était née une sympathie de goûts communs, cette franc-maçonnerie instinctive que crée entre deux hommes un sujet de conversation tout trouvé, agréable à l’un comme à l’autre.

Quand on présenta le marquis à Annette de Guilleroy, il eut brusquement le soupçon des combinaisons de sa tante, et, après s’être incliné, il la parcourut d’un regard rapide d’amateur.

Il la jugea gentille, et surtout pleine de promesses, car il avait tant conduit de cotillons qu’il s’y connaissait en jeunes filles et pouvait prédire presque à coup sûr l’avenir de leur beauté, comme un expert qui goûte un vin trop vert.

Il échangea seulement avec elle quelques phrases insignifiantes, puis s’assit auprès de la baronne de Corbelle, afin de potiner à mi-voix.

On se retira de bonne heure, et quand tout le monde fut parti, l’enfant couchée, les lampes éteintes, les domestiques remontés en leurs chambres, le comte de Guilleroy, marchant à travers le salon, éclairé seulement par deux bougies, retint longtemps la comtesse ensommeillée sur un fauteuil, pour développer ses espérances, détailler l’attitude à garder, prévoir toutes les combinaisons, les chances et les précautions à prendre.

Il était tard quand il se retira, ravi d’ailleurs de sa soirée, et murmurant :

« Je crois bien que c’est une affaire faite… »

III

Quand viendrez-vous, mon ami ? Je ne vous ai pas aperçu depuis trois jours, et cela me semble long. Ma fille m’occupe beaucoup, mais vous savez que je ne peux plus me passer de vous.

Le peintre, qui crayonnait des esquisses, cherchant toujours un sujet nouveau, relut le billet de la comtesse, puis ouvrant le tiroir d’un secrétaire, il l’y déposa sur un amas d’autres lettres entassées là depuis le début de leur liaison.

Ils s’étaient accoutumés, grâce aux facilités de la vie mondaine, à se voir presque chaque jour. De temps en temps, elle venait chez lui, et le laissant travailler, s’asseyait pendant une heure ou deux dans le fauteuil où elle avait posé jadis. Mais comme elle craignait un peu les remarques des domestiques, elle préférait pour ces rencontres quotidiennes, pour cette petite monnaie de l’amour, le recevoir chez elle, ou le retrouver dans un salon.

On arrêtait un peu d’avance ces combinaisons, qui semblaient toujours naturelles à M. de Guilleroy.

Deux fois par semaine au moins le peintre dînait chez la comtesse avec quelques amis ; le lundi, il la saluait régulièrement dans sa loge à l’Opéra ; puis ils se donnaient rendez-vous dans telle ou telle maison, où le hasard les amenait à la même heure. Il savait les soirs où elle ne sortait pas, et il entrait alors prendre une tasse de thé chez elle, se sentant chez lui près de sa robe, si tendrement et si sûrement logé dans cette affection mûrie, si capturé par l’habitude de la trouver quelque part, de passer à côté d’elle quelques instants, d’échanger quelques paroles, de mêler quelques pensées, qu’il éprouvait, bien que la flamme vive de sa tendresse fût depuis longtemps apaisée, un besoin incessant de la voir.

Le désir de la famille, d’une maison animée, habitée, du repas en commun, des soirées où l’on cause sans fatigue avec des gens depuis longtemps connus, ce désir du contact, du coudoiement, de l’intimité qui sommeille en tout cœur humain, et que tout vieux garçon promène, de porte en porte, chez ses amis où il installe un peu de lui, ajoutait une force d’égoïsme à ses sentiments d’affection. Dans cette maison où il était aimé, gâté, où il trouvait tout, il pouvait encore reposer et dorloter sa solitude.

Depuis trois jours il n’avait pas revu ses amis, que le retour de leur fille devait agiter beaucoup, et il s’ennuyait déjà, un peu fâché même qu’ils ne l’eussent point appelé plus tôt, et mettant une certaine discrétion à ne les point solliciter le premier.

La lettre de la comtesse le souleva comme un coup de fouet. Il était trois heures de l’après-midi. Il se décida immédiatement à se rendre chez elle pour la trouver avant qu’elle sortît.

Le valet de chambre parut, appelé par un coup de sonnette.

« Quel temps, Joseph ?

— Très beau, Monsieur.

— Chaud ?

— Oui, Monsieur.

— Gilet blanc, jaquette bleue, chapeau gris. »

Il avait toujours une tenue très élégante ; mais bien qu’il fût habillé par un tailleur au style correct, la façon seule dont il portait ses vêtements, dont il marchait, le ventre sanglé dans un gilet blanc, le chapeau de feutre gris, haut de forme, un peu rejeté en arrière, semblait révéler tout de suite qu’il était artiste et célibataire.

Quand il arriva chez la comtesse, on lui dit qu’elle se préparait à faire une promenade au bois. Il fut mécontent et attendit.

Selon son habitude, il se mit à marcher à travers le salon, allant d’un siège à l’autre ou des fenêtres aux murs, dans la grande pièce assombrie par les rideaux. Sur les tables légères, aux pieds dorés, des bibelots de toutes sortes, inutiles, jolis et coûteux, traînaient dans un désordre cherché. C’étaient de petites boîtes anciennes en or travaillé, des tabatières à miniatures, des statuettes d’ivoire, puis des objets en argent mat tout à fait modernes, d’une drôlerie sévère, où apparaissait le goût anglais : un minuscule poêle de cuisine, et dessus, un chat buvant dans une casserole, un étui à cigarettes, simulant un gros pain, une cafetière pour mettre des allumettes, et puis dans un écrin toute une parure de poupée, colliers, bracelets, bagues, broches, boucles d’oreilles avec des brillants, des saphirs, des rubis, des émeraudes, microscopique fantaisie qui semblait exécutée par des bijoutiers de Lilliput.

De temps en temps, il touchait un objet, donné par lui, à quelque anniversaire, le prenait, le maniait, l’examinait avec une indifférence rêvassante, puis le remettait à sa place.

Dans un coin, quelques livres rarement ouverts, reliés avec luxe, s’offraient à la main sur un guéridon porté par un seul pied, devant un petit canapé de forme ronde. On voyait aussi sur ce meuble La Revue des Deux Mondes, un peu fripée, fatiguée, avec des pages cornées, comme si on l’avait lue et relue, puis d’autres publications non coupées, Les Arts modernes, qu’on doit recevoir uniquement à cause du prix, l’abonnement coûtant quatre cents francs par an, et La Feuille libre, mince plaquette à couverture bleue, où se répandent les poètes les plus récents qu’on appelle les « Énervés ».

Entre les fenêtres, le bureau de la comtesse, meuble coquet du dernier siècle, sur lequel elle écrivait les réponses aux questions pressées apportées pendant les réceptions. Quelques ouvrages encore sur ce bureau les livres familiers, enseigne de l’esprit et du cœur dé la femme : Musset, Manon Lescaut, Werther ; et pour montrer qu’on n’était pas étranger aux sensations compliquées et aux mystères de la psychologie, Les Fleurs du mal, Le Rouge et le Noir, La Femme au XVIIIe siècle, Adolphe.

À côté des volumes, un charmant miroir à main chef-d’œuvre d’orfèvrerie, dont la glace était retournée sur un carré de velours brodé, afin qu’on pût admirer sur le dos un curieux travail d’or et d’argent.

Bertin le prit et se regarda dedans. Depuis quelques années il vieillissait terriblement, et bien qu’il jugeât son visage plus original qu’autrefois, il commençait à s’attrister du poids de ses joues et des plissures de sa peau.

Une porte s’ouvrit derrière lui.

« Bonjour, Monsieur Bertin, disait Annette.

— Bonjour, petite, tu vas bien ?

— Très bien, et vous ?

— Comment tu ne me tutoies pas, décidément.

— Non, vrai, ça me gêne.

— Allons donc !

— Oui, ça me gêne. Vous m’intimidez.

— Pourquoi ça ?

— Parce que… parce que vous n’êtes ni assez jeune ni assez vieux !… »

Le peintre se mit à rire.

« Devant cette raison, je n’insiste point. »

Elle rougit tout à coup, jusqu’à la peau blanche où poussent les premiers cheveux, et reprit confuse :

« Maman m’a chargée de vous dire qu’elle descendait tout de suite, et de vous demander si vous vouliez venir au bois de Boulogne avec nous.

— Oui, certainement. Vous êtes seules ?

— Non, avec la duchesse de Mortemain.

— Très bien, j’en suis.

— Alors, vous permettez que j’aille mettre mon chapeau ?

— Va, mon enfant ! »

Comme elle sortait, la comtesse entra, voilée, prête à partir. Elle tendit ses mains.

« On ne vous voit plus ? Qu’est-ce que vous faites ?

— Je ne voulais pas vous gêner en ce moment.

Dans la façon dont elle prononça « Olivier », elle mit tous ses reproches et tout son attachement.

« Vous êtes la meilleure femme du monde », dit-il, ému par l’intonation de son nom.

Cette petite querelle de cœur finie et arrangée, elle reprit sur le ton des causeries mondaines :

« Nous allons aller chercher la duchesse à son hôtel, et puis, nous ferons un tour de bois. Il va falloir montrer tout ça à Nanette. »

Le landau attendait sous la porte cochère.

Bertin s’assit en face des deux femmes, et la voiture partit au milieu du bruit des chevaux piaffant sous la voûte sonore.

Le long du grand boulevard descendant vers la Madeleine toute la gaieté du printemps nouveau semblait tombée du ciel sur les vivants.

L’air tiède et le soleil donnaient aux hommes des airs de fête, aux femmes des airs d’amour, faisaient cabrioler les gamins et les marmitons blancs qui avaient déposé leurs corbeilles sur les bancs pour courir et jouer avec leurs frères, les jeunes voyous. Les chiens semblaient pressés ; les serins des concierges s’égosillaient ; seules les vieilles rosses attelées aux fiacres allaient toujours de leur allure accablée, de leur trot de moribonds.

La comtesse murmura :

« Oh ! Le beau jour, qu’il fait bon vivre ! »

Le peintre, sous la grande lumière, les contemplait l’une auprès de l’autre, la mère et la fille. Certes, elles étaient différentes, mais si pareilles en même temps que celle-ci était bien la continuation de celle-là, faite du même sang, de la même chair, animée de la même vie. Leurs yeux surtout, ces yeux bleus éclaboussés de gouttelettes noires, d’un bleu si frais chez la fille, un peu décoloré chez la mère, fixaient si bien sur lui le même regard, quand il leur parlait, qu’il s’attendait à les entendre lui répondre les mêmes choses. Et il était un peu surpris de constater, en les faisant rire et bavarder, qu’il y avait devant lui deux femmes très distinctes, une qui avait vécu et une qui allait vivre. Non il ne prévoyait pas ce que deviendrait cette enfant quand sa jeune intelligence, influencée par des goûts et des instincts encore endormis, aurait poussé, se serait ouverte au milieu des événements du monde. C’était une jolie petite personne nouvelle, prête aux hasards et à l’amour, ignorée et ignorante, qui sortait du port comme un navire, tandis que sa mère y revenait, ayant traversé l’existence et aimé !

Il fut attendri à la pensée que c’était lui qu’elle avait choisi et qu’elle préférait encore, cette femme toujours jolie, bercée en ce landau, dans l’air tiède du printemps.

Comme il lui jetait sa reconnaissance dans un regard elle le devina, et il crut sentir un remerciement dans un frôlement de sa robe.

À son tour, il murmura :

« Oh ! Oui, quel beau jour ! »

Quand on eut pris la duchesse, rue de Varenne, ils filèrent vers les Invalides, traversèrent la Seine et gagnèrent l’avenue des Champs-Élysées en montant vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile, au milieu d’un flot de voitures.

La jeune fille s’était assise près d’Olivier, à reculons, et elle ouvrait, sur ce fleuve d’équipages, des yeux avides et naïfs. De temps en temps, quand la duchesse et la comtesse accueillaient un salut d’un court mouvement de tête, elle demandait : « Qui est-ce ? » Il nommait « les Pontaiglin », ou « les Puicelci », ou « la comtesse de Lochrist », ou « la belle Mme Mandelière ».

On suivait à présent l’avenue du Bois de Boulogne, au milieu du bruit et de l’agitation des roues. Les équipages, un peu moins serrés qu’avant l’Arc de Triomphe, semblaient lutter dans une course sans fin. Les fiacres, les landaus lourds, les huit-ressorts solennels se dépassaient tour à tour, distancés soudain par une victoria rapide, attelée d’un seul trotteur, emportant avec une vitesse folle, à travers toute cette foule roulante, bourgeoise ou aristocrate, à travers tous les mondes, toutes les classes, toutes les hiérarchies, une femme jeune, indolente, dont la toilette claire et hardie jetait aux voitures qu’elle frôlait un étrange parfum de fleur inconnue.

« Cette dame-là, qui est-ce ? demandait Annette.

— Je ne sais pas », répondait Bertin, tandis que la duchesse et la comtesse échangeaient un sourire.

Les feuilles poussaient, les rossignols familiers de ce jardin parisien chantaient déjà dans la jeune verdure, et quand on eut pris la file au pas, en approchant du lac, ce fut de voiture à voiture un échange incessant de saluts, de sourires et de paroles aimables, lorsque les roues se touchaient. Cela, maintenant, avait l’air du glissement d’une flotte de barques où étaient assis des dames et des messieurs très sages. La duchesse, dont la tête à tout instant se penchait devant les chapeaux levés ou les fronts inclinés, paraissait passer une revue et se remémorer ce qu’elle savait, ce qu’elle pensait et ce qu’elle supposait des gens, à mesure qu’ils défilaient devant elle.

« Tiens, petite, revoici la belle Mme Mandelière, la beauté de la République. »

Dans une voiture légère et coquette, la beauté de la République laissait admirer, sous une apparente indifférence pour cette gloire indiscutée, ses grands yeux sombres, son front bas sous un casque de cheveux noirs, et sa bouche volontaire, un peu trop forte.

« Très belle tout de même », dit Bertin.

La comtesse n’aimait pas l’entendre vanter d’autres femmes. Elle haussa doucement les épaules et ne répondit rien.

Mais la jeune fille, chez qui s’éveilla soudain l’instinct des rivalités, osa dire :

« Moi, je ne trouve point. »

Le peintre se retourna.

« Quoi, tu ne la trouves point belle ?

— Non, elle a l’air trempée dans l’encre. »

La duchesse riait, ravie.

« Bravo, petite, voilà six ans que la moitié des hommes de Paris se pâme devant cette négresse ! Je crois qu’ils se moquent de nous. Tiens, regarde plutôt la comtesse de Lochrist. »

Seule dans un landau avec un caniche blanc, la comtesse, fine comme une miniature, une blonde aux yeux bruns, dont les lignes délicates, depuis cinq ou six ans également, servaient de thème aux exclamations de ses partisans, saluait, un sourire fixé sur la lèvre.

Mais Nanette ne se montra pas encore enthousiaste.

« Oh ! fit-elle, elle n’est plus bien fraîche. »

Bertin qui d’ordinaire dans les discussions quotidiennement revenues sur ces deux rivales, ne soutenait point la comtesse, se fâcha soudain de cette intolérance de gamine.

« Bigre, dit-il, qu’on l’aime plus ou moins, elle est charmante, et je te souhaite de devenir aussi jolie qu’elle.

— Laissez donc, reprit la duchesse, vous remarquez seulement les femmes quand elles ont passé trente ans. Elle a raison, cette enfant, vous ne les vantez que défraîchies. »

Il s’écria :

« Permettez, une femme n’est vraiment belle que tard, lorsque toute son expression est sortie. »

Et développant cette idée que la première fraîcheur n’est que le vernis de la beauté qui mûrit, il prouva que les hommes du monde ne se trompent pas en faisant peu d’attention aux jeunes femmes dans tout leur éclat, et qu’ils ont raison de ne les proclamer « belles » qu’à la dernière période de leur épanouissement.

La comtesse flattée, murmurait :

« Il est dans le vrai, il juge en artiste. C’est très gentil, un jeune visage, mais toujours un peu banal. »

Et le peintre insista, indiquant à quel moment une figure, perdant peu à peu la grâce indécise de la jeunesse, prend sa forme définitive, son caractère, sa physionomie.

Et, à chaque parole, la comtesse faisait « oui » d’un petit balancement de tête convaincu ; et plus il affirmait, avec une chaleur d’avocat qui plaide, avec une animation de suspect qui soutient sa cause, plus elle l’approuvait du regard et du geste, comme s’ils se fussent alliés pour se soutenir contre un danger, pour se défendre contre une opinion menaçante et fausse. Annette ne les écoutait guère, tout occupée à regarder. Sa figure souvent rieuse était devenue grave, et elle ne disait plus rien, étourdie de joie dans ce mouvement. Ce soleil, ces feuilles, ces voitures, cette belle vie riche et gaie, tout cela c’était pour elle.

Tous les jours, elle pourrait venir ainsi, connue à son tour, saluée, enviée ; et des hommes, en la montrant, diraient peut-être qu’elle était belle. Elle cherchait ceux et celles qui lui paraissaient les plus élégants, et demandait toujours leurs noms, sans s’occuper d’autre chose que de ces syllabes assemblées qui, parfois, éveillaient en elle un écho de respect et d’admiration, quand elle les avait lues souvent dans les journaux ou dans l’histoire. Elle ne s’accoutumait pas à ce défilé de célébrités, et ne pouvait même croire tout à fait qu’elles fussent vraies, comme si elle eût assisté à quelque représentation. Les fiacres lui inspiraient un mépris mêlé de dégoût, la gênaient et l’irritaient, et elle dit soudain :

« Je trouve qu’on ne devrait laisser venir ici que les voitures de maître. »

Bertin répondit :

« Eh bien ! Mademoiselle, que fait-on de l’égalité, de la liberté et de la fraternité ? »

Elle eut une moue qui signifiait « à d’autres » et reprit :

« Il y aurait un bois pour les fiacres, celui de Vincennes, par exemple.

— Tu retardes, petite, et tu ne sais pas encore que nous nageons en pleine démocratie. D’ailleurs, si tu veux voir le bois pur de tout mélange, viens le matin, tu n’y trouveras que la fleur, la fine fleur de la société. »

Et il fit un tableau, un de ceux qu’il peignait si bien, du bois matinal avec ses cavaliers et ses amazones, de ce club des plus choisis où tout le monde se connaît par ses noms, petits noms, parentés, titres, qualités et vices, comme si tous vivaient dans le même quartier ou dans la même petite ville.

« Y venez-vous souvent ? dit-elle.

— Très souvent ; c’est vraiment ce qu’il y a de plus charmant à Paris.

— Vous montez à cheval, le matin !

— Mais oui.

— Et puis, l’après-midi, vous faites des visites ?

— Oui.

— Alors, quand est-ce que vous travaillez ?

— Mais je travaille… quelquefois, et puis j’ai choisi une spécialité suivant mes goûts ! Comme je suis peintre de belles dames, il faut bien que je les voie et que je les suive un peu partout. »

Elle murmura, toujours sans rire :

« À pied et à cheval ? »

Il jeta vers elle un regard oblique et satisfait, qui semblait dire : Tiens, tiens, déjà de l’esprit, tu seras très bien, toi.

Un souffle d’air froid passa, venu de très loin, de la grande campagne à peine éveillée encore ; et le bois entier frémit, ce bois coquet, frileux et mondain.

Pendant quelques secondes ce frisson fit trembler les maigres feuilles sur les arbres et les étoffes sur les épaules. Toutes les femmes, d’un mouvement presque pareil, ramenèrent sur leurs bras et sur leur gorge le vêtement tombé derrière elles, et les chevaux se mirent à trotter d’un bout à l’autre de l’allée, comme si la brise aigre, qui accourait, les eût fouettés en les touchant.

On rentra vite au milieu d’un bruit argentin de gourmettes secouées, sous une ondée oblique et rouge du soleil couchant.

« Est-ce que vous retournez chez vous ? » dit la comtesse au peintre, dont elle savait toutes les habitudes.

« Non, je vais au Cercle.

— Alors, nous vous déposons en passant ?

— Ça me va, merci bien.

— Et quand nous invitez-vous à déjeuner avec la duchesse ?

— Dites votre jour ? »

Ce peintre attitré des Parisiennes, que ses admirateurs avaient baptisé « un Watteau réaliste » et que ses détracteurs appelaient « photographe de robes et manteaux », recevait souvent, soit à déjeuner, soit à dîner, les belles personnes dont il avait reproduit les traits, et d’autres encore, toutes les célèbres, toutes les connues, qu’amusaient beaucoup ces petites fêtes dans un hôtel de garçon.

« Après-demain ! Ça vous va-t-il, après-demain, ma chère duchesse ? demanda Mme de Guilleroy.

— Mais oui, vous êtes charmante ! M. Bertin ne pense jamais à moi, pour ces parties-là. On voit bien que je ne suis plus jeune. »

La comtesse, habituée à considérer la maison de l’artiste un peu comme la sienne, reprit :

« Rien que nous quatre, les quatre du landau, la duchesse, Annette, moi et vous, n’est-ce pas, grand artiste ?

— Rien que nous, dit-il en descendant, et je vous ferai faire des écrevisses à l’alsacienne.

— Oh ! Vous allez donner des passions à la petite. »

Il saluait, debout à la portière, puis il entra vivement dans le vestibule de la grande porte du Cercle, jeta son pardessus et sa canne à la compagnie de valets de pied qui s’étaient levés comme des soldats au passage d’un officier, puis il monta le large escalier, passa devant une autre brigade de domestiques en culottes courtes, poussa une porte et se sentit soudain alerte comme un jeune homme en entendant, au bout du couloir, un bruit continu de fleurets heurtés, d’appels de pied, d’exclamations lancées par des voix fortes : « Touché. – À moi. – Passé. – J’en ai. – Touché. – À vous. »

Dans la salle d’armes, les tireurs, vêtus de toile grise, avec leur veste de peau, leurs pantalons serrés aux chevilles, une sorte de tablier tombant sur le ventre, un bras en l’air, la main repliée, et dans l’autre main rendue énorme par le gant, le mince et souple fleuret, s’allongeaient et se redressaient avec une brusque souplesse de pantins mécaniques.

D’autres se reposaient, causaient, encore essoufflés, rouges, en sueur, un mouchoir à la main pour éponger leur front et leur cou ; d’autres, assis sur le divan carré qui faisait le tour de la grande salle, regardaient les assauts. Liverdy contre Landa, et le maître du Cercle, Taillade, contre le grand Rocdiane.

Bertin, souriant, chez lui, serrait les mains.

« Je vous retiens, lui cria le baron de Baverie.

— Je suis à vous, mon cher. »

Et il passa dans le cabinet de toilette pour se déshabiller.

Depuis longtemps, il ne s’était senti aussi agile et vigoureux, et, devinant qu’il allait faire un excellent assaut, il se hâtait avec une impatience d’écolier qui va jouer. Dès qu’il eut devant lui son adversaire, il l’attaqua avec une ardeur extrême, et, en dix minutes, l’ayant touché onze fois, le fatigua si bien, que le baron demanda grâce. Puis il tira avec Punisimont et avec son confrère Amaury Maldant.

La douche froide, ensuite, glaçant sa chair haletante, lui rappela les bains de la vingtième année, quand il piquait des têtes dans la Seine, du haut des ponts de la banlieue, en plein automne, pour épater les bourgeois.

« Tu dînes ici ? lui demandait Maldant.

— Oui.

— Nous avons une table avec Liverdy, Rocdiane et Landa, dépêche-toi, il est sept heures un quart. »

La salle à manger, pleine d’hommes, bourdonnait.

Il y avait là tous les vagabonds nocturnes de Paris, des désœuvrés et des occupés, tous ceux qui, à partir de sept heures du soir, ne savent plus que faire et dînent au Cercle pour s’accrocher, grâce au hasard d’une rencontre, à quelque chose ou à quelqu’un.

Quand les cinq amis se furent assis, le banquier Liverdy, un homme de quarante ans, vigoureux et trapu, dit à Bertin :

« Vous étiez enragé, ce soir. »

Le peintre répondit :

« Oui, aujourd’hui, je ferais des choses surprenantes. »

Les autres sourirent, et le paysagiste Amaury Maldant, un petit maigre, chauve, avec une barbe grise, dit d’un air fin :

« Moi aussi, j’ai toujours un retour de sève en avril ; ça me fait pousser quelques feuilles, une demi-douzaine au plus, puis ça coule en sentiment ; il n’y a jamais de fruits. »

Le marquis de Rocdiane et le comte de Landa le plaignirent. Plus âgés que lui, tous deux, sans qu’aucun œil exercé pût fixer leur âge, hommes de cercle, de cheval et d’épée à qui les exercices incessants avaient fait des corps d’acier, ils se vantaient d’être plus jeunes, en tout, que les polissons énervés de la génération nouvelle.

Rocdiane, de bonne race, fréquentant tous les salons, mais suspect de tripotages d’argent de toute nature, ce qui n’était pas étonnant, disait Bertin, après avoir tant vécu dans les tripots, marié, séparé de sa femme qui lui payait une rente, administrateur de banques belges et portugaises, portait haut, sur sa figure énergique de Don Quichotte, un honneur un peu terni de gentilhomme à tout faire que nettoyait, de temps en temps, le sang d’une piqûre en duel.

Le comte de Landa, un bon colosse, fier de sa taille et de ses épaules, bien que marié et père de deux enfants, ne se décidait qu’à grand-peine à dîner chez lui trois fois par semaine, et restait au Cercle les autres jours, avec ses amis, après la séance de la salle d’armes.

« Le Cercle est une famille, disait-il, la famille de ceux qui n’en ont pas encore, de ceux qui n’en auront jamais et de ceux qui s’ennuient dans la leur. »

La conversation, partie sur le chapitre femmes, roula d’anecdotes en souvenirs et de souvenirs en vanteries jusqu’aux confidences indiscrètes.

Le marquis de Rocdiane laissait soupçonner ses maîtresses par des indications précises, femmes du monde dont il ne disait pas les noms, afin de les faire mieux deviner. Le banquier Liverdy désignait les siennes par leurs prénoms. Il racontait : « J’étais au mieux, en ce moment-là, avec la femme d’un diplomate. Or, un soir, en la quittant, je lui dis : ma petite Marguerite… » Il s’arrêtait au milieu des sourires, puis reprenait : « Hein ! J’ai laissé échapper quelque chose. On devrait prendre l’habitude d’appeler toutes les femmes Sophie. »

Olivier Bertin, très réservé, avait coutume de déclarer, quand on l’interrogeait :

« Moi, je me contente de mes modèles. »

On feignait de le croire, et Landa, un simple coureur de filles, s’exaltait à la pensée de tous les jolis morceaux qui trottent par les rues, et de toutes les jeunes personnes déshabillées devant le peintre, à dix francs l’heure.

À mesure que les bouteilles se vidaient, tous ces grisons, comme les appelaient les jeunes du Cercle, tous ces grisons, dont la face rougissait, s’allumaient, secoués de désirs réchauffés et d’ardeurs fermentées.

Rocdiane, après le café, tombait dans des indiscrétions plus véridiques, et oubliait les femmes du monde pour célébrer les simples cocottes.

« Paris, disait-il, un verre de kummel à la main, la seule ville où un homme ne vieillisse pas, la seule où, à cinquante ans, pourvu qu’il soit solide et bien conservé, il trouvera toujours une gamine de dix-huit ans, jolie comme un ange, pour l’aimer. »

Landa, retrouvant son Rocdiane d’après les liqueurs, l’approuvait avec enthousiasme, énumérait les petites filles qui l’adoraient encore tous les jours.

Mais Liverdy, plus sceptique et prétendant savoir exactement ce que valent les femmes, murmurait :

« Oui, elles vous le disent, qu’elles vous adorent. »

Landa riposta :

« Elles me le prouvent, mon cher.

— Ces preuves-là ne comptent pas.

— Elles me suffisent. »

Rocdiane criait :

« Mais elles le pensent, sacrebleu ! Croyez-vous qu’une jolie petite gueuse de vingt ans, qui fait la fête depuis cinq ou six ans déjà, la fête à Paris, où toutes nos moustaches lui ont appris et gâté le goût des baisers, sait encore distinguer un homme de trente d’avec un homme de soixante ? Allons donc ! Quelle blague ! Elle en a trop vu et trop connu. Tenez, je vous parie qu’elle aime mieux, au fond du cœur, mais vraiment mieux, un vieux banquier qu’un jeune gommeux. Est-ce qu’elle sait, est-ce qu’elle réfléchit à ça ? Est-ce que les hommes ont un âge, ici ? Eh ! Mon cher, nous autres, nous rajeunissons en blanchissant, et plus nous blanchissons, plus on nous dit qu’on nous aime, plus on nous le montre et plus on le croit. »

Ils se levèrent de table, congestionnés et fouettés par l’alcool, prêts à partir pour toutes les conquêtes, et ils commençaient à délibérer sur l’emploi de leur soirée, Bertin parlant du Cirque, Rocdiane de l’Hippodrome, Maldant de l’Eden et Landa des Folies-Bergère, quand un bruit de violons qu’on accorde, léger, lointain, vint jusqu’à eux.

« Tiens, il y a donc musique aujourd’hui au Cercle, dit Rocdiane.

— Oui, répondit Bertin, si nous y passions dix minutes avant de sortir ?

— Allons. »

Ils traversèrent un salon, la salle de billard, une salle de jeu, puis arrivèrent dans une sorte de loge dominant la galerie des musiciens. Quatre messieurs, enfoncés en des fauteuils, attendaient déjà d’un air recueilli, tandis qu’en bas, au milieu des rangs de sièges vides, une dizaine d’autres causaient, assis ou debout.

Le chef d’orchestre tapait sur le pupitre à petits coups de son archet : on commença.

Olivier Bertin adorait la musique ; comme on adore l’opium. Elle le faisait rêver.

Dès que le flot sonore des instruments l’avait touché, il se sentait emporté dans une sorte d’ivresse nerveuse qui rendait son corps et son intelligence incroyablement vibrants. Son imagination s’en allait comme une folle, grisée par les mélodies, à travers des songeries douces et d’agréables rêvasseries. Les yeux fermés, les jambes croisées, les bras mous, il écoutait les sons et voyait des choses qui passaient devant ses yeux et dans son esprit.

L’orchestre jouait une symphonie d’Haydn, et le peintre, dès qu’il eut baissé ses paupières sur son regard, revit le bois, la foule des voitures autour de lui, et, en face, dans le landau, la comtesse et sa fille. Il entendait leurs voix, suivait leurs paroles, sentait le mouvement de la voiture, respirait l’air plein d’odeur de feuilles.

Trois fois, son voisin, lui parlant, interrompit cette vision, qui recommença trois fois, comme recommence, après une traversée en mer, le roulis du bateau dans l’immobilité du lit.

Puis elle s’étendit, s’allongea en un voyage lointain, avec les deux femmes assises toujours devant lui, tantôt en chemin de fer, tantôt à la table d’hôtels étrangers. Durant toute la durée de l’exécution musicale, elles l’accompagnèrent ainsi, comme si elles avaient laissé, durant cette promenade au grand soleil, l’image de leurs deux visages empreinte au fond de son œil.

Un silence, puis un bruit de sièges remués et de voix chassèrent cette vapeur de songe, et il aperçut, sommeillant autour de lui, ses quatre amis en des postures naïves d’attention changée en sommeil.

Quand il les eut réveillés :

« Eh bien ! Que faisons-nous maintenant ? dit-il.

— Moi, répondit avec franchise Rocdiane, j’ai envie de dormir ici encore un peu.

— Et moi aussi », reprit Landa.

Bertin se leva :

« Eh bien, moi, je rentre, je suis un peu las. »

Il se sentait, au contraire, fort animé, mais il désirait s’en aller, par crainte des fins de soirée qu’il connaissait si bien autour de la table de baccara du Cercle.

Il rentra donc, et, le lendemain, après une nuit de nerfs, une de ces nuits qui mettent les artistes dans cet état d’activité cérébrale baptisée inspiration, il se décida à ne pas sortir et à travailler jusqu’au soir.

Ce fut une journée excellente, une de ces journées de production facile, où l’idée semble descendre dans les mains et se fixer d’elle-même sur la toile.

Les portes closes, séparé du monde, dans la tranquillité de l’hôtel fermé pour tous, dans la paix amie de l’atelier, l’œil clair, l’esprit lucide, surexcité, alerte, il goûta ce bonheur donné aux seuls artistes d’enfanter leur œuvre dans l’allégresse. Rien n’existait plus pour lui, pendant ces heures de travail, que le morceau de toile où naissait une image sous la caresse de ses pinceaux, et il éprouvait, en ses crises de fécondité, une sensation étrange et bonne de vie abondante qui se grise et se répand. Le soir il était brisé comme après une saine fatigue, et il se coucha avec la pensée agréable de son déjeuner du lendemain.

La table fut couverte de fleurs, le menu très soigné pour Mme de Guilleroy, gourmande raffinée, et malgré une résistance énergique, mais courte, le peintre força ses convives à boire du champagne.

« La petite sera ivre ! » disait la comtesse.

La duchesse indulgente répondait :

« Mon Dieu ! Il faut bien l’être une première fois. »

Tout le monde, en retournant dans l’atelier, se sentait un peu agité par cette gaieté légère qui soulève comme si elle faisait pousser des ailes aux pieds.

La duchesse et la comtesse, ayant une séance au comité des Mères françaises, devaient reconduire la jeune fille avant de se rendre à la Société, mais Bertin offrit de faire un tour à pied avec elle, en la ramenant boulevard Malesherbes ; et ils sortirent tous les deux.

« Prenons par le plus long, dit-elle.

— Veux-tu rôder dans le parc Monceau ? C’est un endroit très gentil ; nous regarderons les mioches et les nourrices.

— Mais oui, je veux bien. »

Ils franchirent, par l’avenue Vélasquez, la grille dorée et monumentale qui sert d’enseigne et d’entrée à ce bijou de parc élégant, étalant en plein Paris sa grâce factice et verdoyante, au milieu d’une ceinture d’hôtels princiers.

Le long des larges allées, qui déploient à travers les pelouses et les massifs leur courbe savante, une foule de femmes et d’hommes, assis sur des chaises de fer, regardent défiler les passants tandis que, par les petits chemins enfoncés sous les ombrages et serpentant comme des ruisseaux, un peuple d’enfants grouille dans le sable, court, saute à la corde sous l’œil indolent des nourrices ou sous le regard inquiet des mères. Les arbres énormes, arrondis en dôme comme des monuments de feuilles, les marronniers géants dont la lourde verdure est éclaboussée de grappes rouges ou blanches, les sycomores distingués, les platanes décoratifs avec leur tronc savamment tourmenté, ornent en des perspectives séduisantes les grands gazons onduleux.

Il fait chaud, les tourterelles roucoulent dans les feuillages et voisinent de cime en cime, tandis que les moineaux se baignent dans l’arc-en-ciel dont le soleil enlumine la poussière d’eau des arrosages égrenée sur l’herbe fine. Sur leurs socles, les statues blanches semblent heureuses dans cette fraîcheur verte. Un jeune garçon de marbre retire de son pied une épine introuvable, comme s’il s’était piqué tout à l’heure en courant après la Diane qui fuit là-bas vers le petit lac emprisonné dans les bosquets où s’abrite la ruine d’un temple.

D’autres statues s’embrassent, amoureuses et froides, au bord des massifs, ou bien rêvent, un genou dans la main. Une cascade écume et roule sur de jolis rochers. Un arbre, tronqué comme une colonne, porte un lierre ; un tombeau porte une inscription. Les fûts de pierre dressés sur les gazons ne rappellent guère plus l’Acropole que cet élégant petit parc ne rappelle les forêts sauvages.

C’est l’endroit artificiel et charmant où les gens de ville vont contempler des fleurs élevées en des serres, et admirer, comme on admire au théâtre le spectacle de la vie, cette aimable représentation que donne, en plein Paris, la belle nature.

Olivier Bertin, depuis des années, venait presque chaque jour en ce lieu préféré, pour y regarder les Parisiennes se mouvoir en leur vrai cadre. »C’est un parc fait pour la toilette, disait-il ; les gens mal mis y font horreur. » Et il y rôdait pendant des heures, en connaissait toutes les plantes et tous les promeneurs habituels.

Il marchait à côté d’Annette, le long des allées, l’œil distrait par la vie bariolée et remuante du jardin.

« Oh l’amour ! » cria-t-elle.

Elle contemplait un petit garçon à boucles blondes qui la regardait de ses yeux bleus, d’un air étonné et ravi.

Puis, elle passa une revue de tous les enfants ; et le plaisir qu’elle avait à voir ces vivantes poupées enrubannées la rendait bavarde et communicative.

Elle marchait à petits pas, disait à Bertin ses remarques, ses réflexions sur les petits, sur les nourrices, sur les mères. Les enfants gros lui arrachaient des exclamations de joie, et les enfants pâles l’apitoyaient.

Il l’écoutait, amusé par elle plus que par les mioches, et sans oublier la peinture, murmurait : « C’est délicieux ! » en songeant qu’il devrait faire un exquis tableau, avec un coin du parc et un bouquet de nourrices, de mères et d’enfants. Comment n’y avait-il pas songé ?

« Tu aimes ces galopins-là ? dit-il.

— Je les adore. »

À la voir les regarder, il sentait qu’elle avait envie de les prendre, de les embrasser, de les manier, une envie matérielle et tendre de mère future ; et il s’étonnait de cet instinct secret, caché en cette chair de femme.

Comme elle était disposée à parler, il l’interrogea sur ses goûts. Elle avoua des espérances de succès et de gloire mondaine avec une naïveté gentille, désira de beaux chevaux, qu’elle connaissait presque en maquignon, car l’élevage occupait une partie des fermes de Roncières ; et elle ne s’inquiéta guère plus d’un fiancé que de l’appartement qu’on trouverait toujours dans la multitude des étages à louer.

Ils approchaient du lac où deux cygnes et six canards flottaient doucement, aussi propres et calmes que des oiseaux de porcelaine et ils passèrent devant une jeune femme assise sur une chaise, un livre ouvert sur les genoux, les yeux levés devant elle, l’âme envolée dans une songerie.

Elle ne bougeait pas plus qu’une figure de cire. Laide, humble, vêtue en fille modeste qui ne songe point à plaire, une institutrice peut-être, elle était partie pour le Rêve, emportée par une phrase ou par un mot qui avait ensorcelé son cœur. Elle continuait, sans doute, selon la poussée de ses espérances, l’aventure commencée dans le livre.

Bertin s’arrêta, surpris :

« C’est beau, dit-il, de s’en aller comme ça. »

Ils avaient passé devant elle. Ils retournèrent et revinrent encore sans qu’elle les aperçût, tant elle suivait de toute son attention le vol lointain de sa pensée.

Le peintre dit à Annette :

« Dis donc, petite ! Est-ce que ça t’ennuierait de me poser une figure, une fois ou deux ?

— Mais non, au contraire !

— Regarde bien cette demoiselle qui se promène dans l’idéal.

— Là, sur cette chaise ?

— Oui. Et bien ! Tu t’assoiras aussi sur une chaise, tu ouvriras un livre sur tes genoux et tu tâcheras de faire comme elle. As-tu quelquefois rêvé tout éveillée ?

— Mais, oui.

— À quoi ? »

Et il essaya de la confesser sur ses promenades dans le bleu ; mais elle ne voulait point répondre, détournait ses questions, regardait les canards nager après le pain que leur jetait une dame, et semblait gênée comme s’il eût touché en elle à quelque chose de sensible.

Puis, pour changer de sujet, elle raconta sa vie à Roncières, parla de sa grand-mère à qui elle faisait de longues lectures à haute voix, tous les jours, et qui devait être bien seule et bien triste maintenant.

Le peintre, en l’écoutant, se sentait gai comme un oiseau, gai comme il ne l’avait jamais été. Tout ce qu’elle lui disait, tous les menus et futiles et médiocres détails de cette simple existence de fillette l’amusaient et l’intéressaient.

« Asseyons-nous », dit-il.

Ils s’assirent auprès de l’eau. Et les deux cygnes s’en vinrent flotter devant eux, espérant quelque nourriture.

Bertin sentait en lui s’éveiller des souvenirs, ces souvenirs disparus, noyés dans l’oubli et qui soudain reviennent, on ne sait pourquoi. Ils surgissaient rapides, de toutes sortes, si nombreux en même temps, qu’il éprouvait la sensation d’une main remuant la vase de sa mémoire.

Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vie ancienne que plusieurs fois déjà, moins qu’aujourd’hui cependant, il avait senti et remarqué. Il existait toujours une cause à ces évocations subites, une cause matérielle et simple, une odeur, un parfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappel d’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de son existence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirs d’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées, à la façon des aromates qui conservent les momies.

Était-ce l’herbe mouillée ou la fleur des marronniers qui ranimait ainsi l’autrefois ? Non. Alors quoi ? Était-ce à son œil qu’il devait cette alerte ? Qu’avait-il vu ? Rien. Parmi les personnes rencontrées, une d’elles peut-être ressemblait à une figure de jadis, et, sans qu’il l’eût reconnue, secouait en son cœur toutes les cloches du passé.

N’était-ce pas un son, plutôt ? Bien souvent un piano entendu par hasard, une voix inconnue, même un orgue de Barbarie jouant sur une place un air démodé, l’avaient brusquement rajeuni de vingt ans, en lui gonflant la poitrine d’attendrissements oubliés.

Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presque irritant. Qu’y avait-il autour de lui, près de lui, pour raviver de la sorte ses émotions éteintes ?

« Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous-en. »

Ils se levèrent et se remirent à marcher.

Il regardait sur les bancs les pauvres assis, ceux pour qui la chaise était une trop forte dépense.

Annette, maintenant, les observait aussi et s’inquiétait de leur existence, de leur profession, s’étonnait qu’ayant l’air si misérable ils vinssent paresser ainsi dans ce beau jardin public.

Et plus encore que tout à l’heure, Olivier remontait les années écoulées. Il lui semblait qu’une mouche ronflait à ses oreilles et les emplissait du bourdonnement confus des jours finis.

La jeune fille, le voyant rêveur, lui demanda :

« Qu’avez-vous ? Vous semblez triste. »

Et il tressaillit jusqu’au cœur. Qui avait dit cela ? Elle ou sa mère ? Non pas sa mère avec sa voix d’à présent, mais avec sa voix d’autrefois, tant changée qu’il venait seulement de la reconnaître.

Il répondit en souriant :

« Je n’ai rien, tu m’amuses beaucoup, tu es très gentille, tu me rappelles ta maman. »

Comment n’avait-il pas remarqué plus vite cet étrange écho de la parole jadis si familière, qui sortait à présent de ces lèvres nouvelles.

« Parle encore, dit-il.

— De quoi ?

— Dis-moi ce que tes institutrices t’ont fait apprendre. Les aimais-tu ? »

Elle se remit à bavarder.

Et il écoutait, saisi par un trouble croissant, il épiait, il attendait, au milieu des phrases de cette fillette presque étrangère à son cœur, un mot, un son, un rire, qui semblaient restés dans sa gorge depuis la jeunesse de sa mère. Des intonations, parfois, le faisaient frémir d’étonnement. Certes, il y avait entre leurs paroles des dissemblances telles qu’il n’en avait pas, tout de suite, remarqué les rapports, telles que, souvent même, il ne les confondait plus du tout ; mais cette différence ne rendait que plus saisissants les brusques réveils du parler maternel. Jusqu’ici, il avait constaté la ressemblance de leurs visages d’un œil amical et curieux, mais voilà que le mystère de cette voix ressuscitée les mêlait d’une telle façon qu’en détournant la tête pour ne plus voir la jeune fille il se demandait par moments si ce n’était pas la comtesse qui lui parlait ainsi, douze ans plus tôt.

Puis, lorsqu’halluciné par cette évocation il se retournait vers elle, il retrouvait encore, à la rencontre de son regard, un peu de cette défaillance que jetait en lui, aux premiers temps de leur tendresse, l’œil de la mère.

Ils avaient fait déjà trois fois le tour du parc, repassant toujours devant les mêmes personnes, les mêmes nourrices, les mêmes enfants.

Annette, à présent, inspectait les hôtels qui entourent ce jardin, et demandait les noms de leurs habitants.

Elle voulait tout savoir sur toutes ces gens, interrogeait avec une curiosité vorace, semblait emplir de renseignements sa mémoire de femme, et, la figure éclairée par l’intérêt, écoutait des yeux autant que de l’oreille.

Mais en arrivant au pavillon qui sépare les deux portes sur le boulevard extérieur, Bertin s’aperçut que quatre heures allaient sonner.

« Oh ! dit-il, il faut rentrer. »

Et ils gagnèrent doucement le boulevard Malesherbes.

Quand il eut quitté la jeune fille, le peintre descendit vers la place de la Concorde, pour faire une visite sur l’autre rive de la Seine.

Il chantonnait, il avait envie de courir, il aurait volontiers sauté par-dessus les bancs, tant il se sentait agile. Paris lui paraissait radieux, plus joli que jamais. « Décidément, pensait-il, le printemps revernit tout le monde. »

Il était dans une de ces heures où l’esprit excité comprend tout avec plus de plaisir, où l’œil voit mieux, semble plus impressionnable et plus clair, où l’on goûte une joie plus vive à regarder et à sentir, comme si une main toute-puissante venait de rafraîchir toutes les couleurs de la terre, de ranimer tous les mouvements des êtres, et de remonter en nous, ainsi qu’une montre qui s’arrête, l’activité des sensations.

Il pensait, en cueillant du regard mille choses amusantes : « Dire qu’il y a des moments où je ne trouve pas de sujets à peindre ! »

Et il se sentait l’intelligence si libre et si clairvoyante que toute son œuvre d’artiste lui parut banale, et qu’il concevait une nouvelle manière d’exprimer la vie, plus vraie et plus originale. Et soudain, l’envie de rentrer et de travailler le saisit, le fit retourner sur ses pas et s’enfermer dans son atelier.

Mais dès qu’il fut seul en face de la toile commencée, cette ardeur qui lui brûlait le sang tout à l’heure, s’apaisa tout à coup. Il se sentit las, s’assit sur son divan et se remit à rêvasser.

L’espèce d’indifférence heureuse dans laquelle il vivait, cette insouciance d’homme satisfait dont presque tous les besoins sont apaisés, s’en allait de son cœur tout doucement, comme si quelque chose lui eût manqué. Il sentait sa maison vide, et désert son grand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui sembla voir passer l’ombre d’une femme dont la présence lui était douce. Depuis longtemps, il avait oublié les impatiences d’amant qui attend le retour d’une maîtresse, et voilà que, subitement, il la sentait éloignée et la désirait près de lui avec un énervement de jeune homme.

Il s’attendrissait à songer combien ils s’étaient aimés, et il retrouvait en tout ce vaste appartement où elle était si souvent venue, d’innombrables souvenirs d’elle, de ses gestes, de ses paroles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certaines heures, certains moments ; et il sentait autour de lui le frôlement de ses caresses anciennes.

Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit à marcher en songeant de nouveau que, malgré cette liaison dont son existence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujours seul.

Après les longues heures de travail, quand il regardait autour de lui, étourdi par ce réveil de l’homme qui rentre dans la vie, il ne voyait et ne sentait que des murs à la portée de sa main et de sa voix. Il avait dû, n’ayant pas de femme en sa maison et ne pouvant rencontrer qu’avec des précautions de voleur celle qu’il aimait, traîner ses heures désœuvrées en tous les lieux publics où l’on trouve, où l’on achète, des moyens quelconques de tuer le temps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes au Cirque et à l’Hippodrome, à jour fixe, des habitudes à l’Opéra, des habitudes un peu partout, pour ne pas rentrer chez lui, où il serait demeuré avec joie sans doute s’il y avait vécu près d’elle.

Autrefois, en certaines heures de tendre affolement, il avait souffert d’une façon cruelle de ne pouvoir la prendre et la garder avec lui ; puis son ardeur se modérant, il avait accepté sans révolte leur séparation et sa liberté ; maintenant il les regrettait de nouveau comme s’il recommençait à l’aimer.

Et ce retour de tendresse l’envahissait ainsi brusquement, presque sans raison, parce qu’il faisait beau dehors, et, peut-être, parce qu’il avait reconnu tout à l’heure la voix rajeunie de cette femme. Combien peu de chose il faut pour émouvoir le cœur d’un homme, d’un homme vieillissant, chez qui le souvenir se fait regret !

Comme autrefois, le besoin de la revoir lui venait, entrait dans son esprit et dans sa chair à la façon d’une fièvre ; et il se mit à penser à elle un peu comme font les jeunes amoureux, en l’exaltant en son cœur et en s’exaltant lui-même pour la désirer davantage ; puis il se décida, bien qu’il l’eût vue dans la matinée, à aller lui demander une tasse de thé, le soir même.

Les heures lui parurent longues, et, en sortant pour descendre au boulevard Malesherbes, une peur vive le saisit de ne pas la trouver et d’être forcé de passer encore cette soirée tout seul, comme il en avait passé bien d’autres, pourtant.

À sa demande : – « La comtesse est-elle chez elle ? » – le domestique répondant : – « Oui, Monsieur » – fit entrer de la joie en lui.

Il dit, d’un ton radieux : « C’est encore moi » – en apparaissant au seuil du petit salon où les deux femmes travaillaient sous les abat-jour roses d’une lampe à double foyer en métal anglais, portée sur une tige haute et mince.

La comtesse s’écria :

« Comment, c’est vous ! Quelle chance !

— Mais, oui. Je me suis senti très solitaire, et je suis venu.

— Comme c’est gentil !

— Vous attendez quelqu’un ?

— Non…, peut-être…, je ne sais jamais. »

Il s’était assis et regardait avec un air de dédain le tricot gris en grosse laine qu’elles confectionnaient vivement au moyen de longues aiguilles en bois.

Il demanda :

« Qu’est-ce que cela ?

— Des couvertures.

— De pauvres ?

— Oui, bien entendu.

— C’est très laid.

— C’est très chaud.

— Possible, mais c’est très laid, surtout dans un appartement Louis XV, où tout caresse l’œil. Si ce n’est pour vos pauvres, vous devriez, pour vos amis, faire vos charités plus élégantes.

— Mon Dieu, les hommes ! – dit-elle en haussant les épaules – mais on en prépare partout en ce moment, de ces couvertures-là.

— Je le sais bien, je le sais trop. On ne peut plus faire une visite le soir, sans voir traîner cette affreuse loque grise sur les plus jolies toilettes et sur les meubles les plus coquets. On a, ce printemps, la bienfaisance de mauvais goût. »

La comtesse, pour juger s’il disait vrai, étendit le tricot qu’elle tenait sur la chaise de soie inoccupée à côté d’elle, puis elle convint avec indifférence :

« Oui, en effet, c’est laid. »

Et elle se remit à travailler. Les deux têtes voisines, penchées sous les deux lumières toutes proches, recevaient dans les cheveux une coulée de lueur rose qui se répandait sur la chair des visages, sur les robes et sur les mains remuantes ; et elles regardaient leur ouvrage avec cette attention légère et continue des femmes habituées à ces besognes des doigts, que l’œil suit sans que l’esprit y songe.

Aux quatre coins de l’appartement, quatre autres lampes en porcelaine de Chine, portées sur des colonnes anciennes de bois doré, répandaient sur les tapisseries une lumière douce et régulière, atténuée par des transparents de dentelle jetés sur les globes.

Bertin prit un siège très bas, un fauteuil nain, où il pouvait tout juste s’asseoir, mais qu’il avait toujours préféré pour causer avec la comtesse, en demeurant presque à ses pieds.

Elle lui dit :

« Vous avez fait une longue promenade avec Nané, tantôt, dans le parc.

— Oui. Nous avons bavardé comme de vieux amis. Je l’aime beaucoup, votre fille. Elle vous ressemble tout à fait. Quand elle prononce certaines phrases, on croirait que vous avez oublié votre voix dans sa bouche.

— Mon mari me l’a déjà dit bien souvent. »

Il les regardait travailler, baignées dans la clarté des lampes, et la pensée dont il souffrait souvent, dont il avait encore souffert dans le jour, le souci de son hôtel désert, immobile, silencieux, froid, quel que soit le temps, quel que soit le feu des cheminées et du calorifère, le chagrina comme si, pour la première fois, il comprenait bien son isolement.

Oh ! Comme il aurait décidément voulu être le mari de cette femme, et non son amant ! Jadis il désirait l’enlever, la prendre à cet homme, la lui voler complètement. Aujourd’hui il le jalousait ce mari trompé qui était installé près d’elle pour toujours, dans les habitudes de sa maison et dans le câlinement de son contact. En la regardant, il se sentait le cœur tout rempli de choses anciennes revenues qu’il aurait voulu lui dire. Vraiment il l’aimait bien encore, même un peu plus, beaucoup plus aujourd’hui qu’il n’avait fait depuis longtemps ; et ce besoin de lui exprimer ce rajeunissement dont elle serait si contente, lui faisait désirer qu’on envoyât se coucher la jeune fille, le plus vite possible.

Obsédé par cette envie d’être seul avec elle, de se rapprocher jusqu’à ses genoux où il poserait sa tête, de lui prendre les mains dont s’échapperaient la couverture du pauvre, les aiguilles de bois, et la pelote de laine qui s’en irait sous un fauteuil au bout d’un fil déroulé, il regardait l’heure, ne parlait plus guère et trouvait que vraiment on a tort d’habituer les fillettes à passer la soirée avec les grandes personnes.

Des pas troublèrent le silence du salon voisin, et le domestique, dont la tête apparut, annonça :

« M. de Musadieu. »

Olivier Bertin eut une petite rage comprimée, et quand il serra la main de l’inspecteur des Beaux-Arts, il se sentit une envie de le prendre par les épaules et de le jeter dehors.

Musadieu était plein de nouvelles : le ministère allait tomber, et on chuchotait un scandale sur le marquis de Rocdiane. Il ajouta en regardant la jeune fille : « Je conterai cela un peu plus tard. »

La comtesse leva les yeux sur la pendule et constata que dix heures allaient sonner.

« Il est temps de te coucher, mon enfant », dit-elle à sa fille.

Annette, sans répondre, plia son tricot, roula sa laine, baisa sa mère sur les joues, tendit la main aux deux hommes et s’en alla prestement, comme si elle eût glissé sans agiter l’air en passant.

Quand elle fut sortie :

« Eh bien, votre scandale ? » demanda la comtesse.

On prétendait que le marquis de Rocdiane, séparé à l’amiable de sa femme qui lui payait une rente jugée par lui insuffisante, avait trouvé, pour la faire doubler, un moyen sûr et singulier. La marquise, suivie sur son ordre, s’était laissé surprendre en flagrant délit, et avait dû racheter par une pension nouvelle le procès-verbal dressé par le commissaire de police.

La comtesse écoutait, le regard curieux, les mains immobiles, tenant sur ses genoux l’ouvrage interrompu.

Bertin, que la présence de Musadieu exaspérait depuis le départ de la jeune fille, se fâcha, et affirma avec une indignation d’homme qui sait et qui n’a voulu parler à personne de cette calomnie, que c’était là un odieux mensonge, un de ces honteux potins que les gens du monde ne devraient jamais écouter ni répéter. Il se fâchait, debout maintenant contre la cheminée, avec des airs nerveux d’homme disposé à faire de cette histoire une question personnelle.

Rocdiane était son ami, et si on avait pu, en certains cas, lui reprocher sa légèreté, on ne pouvait l’accuser m même le soupçonner d’aucune action vraiment suspecte. Musadieu, surpris et embarrassé, se défendait reculait, s’excusait.

« Permettez, disait-il, j’ai entendu ce propos tout à l’heure chez la duchesse de Mortemain. »

Bertin demanda :

« Qui vous a raconté cela ? Une femme, sans doute ?

— Non, pas du tout, le marquis de Farandal. »

Et le peintre, crispé, répondit :

« Cela ne m’étonne pas de lui ! »

Il y eut un silence. La comtesse se remit à travailler. Puis Olivier reprit d’une voix calmée :

« Je sais pertinemment que cela est faux. »

Il ne savait rien, entendant parler pour la première fois de cette aventure.

Musadieu se préparait une retraite, sentant la situation dangereuse, et il parlait déjà de s’en aller pour faire une visite aux Corbelle, quand le comte de Guilleroy parut, revenant de dîner en ville.

Bertin se rassit, accablé, désespérant à présent de se débarrasser du mari.

« Vous ne savez pas, dit le comte, le gros scandale qui court ce soir ? »

Comme personne ne répondait, il reprit :

« Il paraît que Rocdiane a surpris sa femme en conversation criminelle et lui fait payer fort cher cette indiscrétion. »

Alors Bertin, avec des airs désolés, avec du chagrin dans la voix et dans le geste, posant une main sur le genou de Guilleroy répéta en termes amicaux et doux ce que tout à l’heure il avait paru jeter au visage de Musadieu.

Et le comte, à moitié convaincu, fâché d’avoir répété à la légère une chose douteuse et peut-être compromettante, plaidait son ignorance et son innocence. On raconte en effet tant de choses fausses et méchantes !

Soudain, tous furent d’accord sur ceci : que le monde accuse, soupçonne et calomnie avec une déplorable facilité. Et ils parurent convaincus tous les quatre, pendant cinq minutes, que tous les propos chuchotés sont mensonges, que les femmes n’ont jamais les amants qu’on leur suppose, que les hommes ne font jamais les infamies qu’on leur prête, et que la surface, en somme, est bien plus vilaine que le fond.

Bertin, qui n’en voulait plus à Musadieu depuis l’arrivée de Guilleroy, lui dit des choses flatteuses, le mit sur les sujets qu’il préférait, ouvrit la vanne de sa faconde. Et le comte semblait content comme un homme qui porte partout avec lui l’apaisement et la cordialité.

Deux domestiques, venus à pas sourds sur les tapis, entrèrent portant la table à thé où l’eau bouillante fumait dans un joli appareil tout brillant, sous la flamme bleue d’une lampe à esprit-de-vin.

La comtesse se leva, prépara la boisson chaude avec les précautions et les soins que nous ont apportés les Russes, puis offrit une tasse à Musadieu, une autre à Bertin, et revint avec des assiettes contenant des sandwichs aux foies gras et de menues pâtisseries autrichiennes et anglaises.

Le comte s’étant approché de la table mobile où s’alignaient aussi des sirops, des liqueurs et des verres, fit un grog, puis, discrètement, glissa dans la pièce voisine et disparut.

Bertin, de nouveau, se trouva seul en face de Musadieu, et le désir soudain le reprit de pousser dehors ce gêneur qui, mis en verve, pérorait, semait des anecdotes, répétait des mots, en faisait lui-même. Et le peintre, sans cesse, consultait la pendule dont la longue aiguille approchait de minuit. La comtesse vit son regard, comprit qu’il cherchait à lui parler, et, avec cette adresse des femmes du monde habiles à changer par des nuances le ton d’une causerie et l’atmosphère d’un salon, à faire comprendre, sans rien dire, qu’on doit rester ou qu’on doit partir, elle répandit, par sa seule attitude, par l’air de son visage et l’ennui de ses yeux, du froid autour d’elle, comme si elle venait d’ouvrir une fenêtre.

Musadieu sentit ce courant d’air glaçant ses idées, et, sans qu’il se demandât pourquoi, l’envie se fit en lui de se lever et de s’en aller.

Bertin, par savoir-vivre, imita son mouvement. Les deux hommes se retirèrent ensemble en traversant les deux salons, suivis par la comtesse, qui causait toujours avec le peintre. Elle le retint sur le seuil de l’antichambre pour une explication quelconque, pendant que Musadieu, aidé d’un valet de pied, endossait son paletot. Comme Mme de Guilleroy parlait toujours à Bertin l’inspecteur des Beaux-Arts, ayant attendu quelques secondes devant la porte de l’escalier tenue ouverte par l’autre domestique, se décida à sortir seul pour ne point rester debout en face du valet.

La porte doucement fut refermée sur lui, et la comtesse dit à l’artiste avec une parfaite aisance :

« Mais, au fait, pourquoi partez-vous si vite ? Il n’est pas minuit. Restez donc encore un peu. »

Et ils rentrèrent ensemble dans le petit salon.

Dès qu’ils furent assis :

« Dieu ! Que cet animal m’agaçait ! dit-il.

— Et pourquoi ?

— Il me prenait un peu de vous.

— Oh ! Pas beaucoup.

— C’est possible, mais il me gênait.

— Vous êtes jaloux ?

— Ce n’est pas être jaloux que de trouver un homme encombrant. »

Il avait repris son petit fauteuil, et, tout près d’elle maintenant, il maniait entre ses doigts l’étoffe de sa robe en lui disant quel souffle chaud lui passait dans le cœur, ce jour-là.

Elle écoutait, surprise, ravie, et doucement elle posa une main dans ses cheveux blancs qu’elle caressait doucement, comme pour le remercier.

« Je voudrais tant vivre près de vous ! » dit-il.

Il songeait toujours à ce mari, couché, endormi sans doute dans une chambre voisine, et il reprit :

« Il n’y a vraiment que le mariage pour unir deux existences. »

Elle murmura :

« Mon pauvre ami ! » pleine de pitié pour lui, et aussi pour elle.

Il avait posé sa joue sur les genoux de la comtesse, et la regardait avec tendresse, avec une tendresse un peu mélancolique, un peu douloureuse, moins ardente que tout à l’heure, quand il était séparé d’elle par sa fille, son mari et Musadieu.

Elle dit, avec un sourire, en promenant toujours ses doigts légers sur la tête d’Olivier :

« Dieu, que vous êtes blanc ! Vos derniers cheveux noirs ont disparu.

— Hélas ! Je le sais, ça va vite. »

Elle eut peur de l’avoir attristé.

« Oh ! Vous étiez gris très jeune, d’ailleurs. Je vous ai toujours connu poivre et sel.

— Oui, c’est vrai. »

Pour effacer tout à fait la nuance de regret qu’elle avait provoquée elle se pencha et, lui soulevant la tête entre ses deux mains, mit sur son front des baisers lents et tendres, ces longs baisers qui semblent ne pas devoir finir.

Puis ils se regardèrent, cherchant à voir au fond de leurs yeux le reflet de leur affection.

« Je voudrais bien, dit-il, passer une journée entière près de vous. »

Il se sentait tourmenté obscurément par d’inexprimables besoins d’intimité.

Il avait cru, tout à l’heure, que le départ des gens qui étaient là suffirait à réaliser ce désir éveillé depuis le matin, et maintenant qu’il demeurait seul avec sa maîtresse, qu’il avait sur le front la tiédeur de ses mains, et contre la joue, à travers sa robe, la tiédeur de son corps, il retrouvait en lui le même trouble, la même envie d’amour inconnue et fuyante.

Et il s’imaginait à présent que, hors de cette maison, dans les bois peut-être où ils seraient tout à fait seuls, sans personne autour d’eux, cette inquiétude de son cœur serait satisfaite et calmée.

Elle répondit :

« Que vous êtes enfant ! Mais nous nous voyons presque chaque jour. »

Il la supplia de trouver le moyen de venir déjeuner avec lui, quelque part aux environs de Paris, comme ils avaient fait jadis quatre ou cinq fois.

Elle s’étonnait de ce caprice, si difficile à réaliser, maintenant que sa fille était revenue.

Elle essaierait cependant, dès que son mari irait aux Ronces, mais cela ne se pourrait faire qu’après le vernissage qui avait lieu le samedi suivant.

« Et d’ici là, dit-il, quand vous verrai-je ?

— Demain soir, chez les Corbelle. Venez en outre ici, jeudi, à trois heures, si vous êtes libre, et je crois que nous devons dîner ensemble vendredi chez la duchesse.

— Oui, parfaitement. »

Il se leva.

« Adieu.

— Adieu, mon ami. »

Il restait debout sans se décider à partir, car il n’avait presque rien trouvé de tout ce qu’il était venu lui dire, et sa pensée restait pleine de choses inexprimées, gonflée d’effusions vagues qui n’étaient point sorties.

Il répéta « Adieu », en lui prenant les mains.

« Adieu, mon ami.

— Je vous aime. »

Elle lui jeta un de ces sourires où une femme montre à un homme, en une seconde, tout ce qu’elle lui a donné.

Le cœur vibrant, il répéta pour la troisième fois :

« Adieu. »

Et il partit.

IV

On eût dit que toutes les voitures de Paris faisaient, ce jour-là, un pèlerinage au Palais de l’Industrie. Dès neuf heures du matin, elles arrivaient par toutes les rues, par les avenues et les ponts, vers cette halle aux beaux-arts où le Tout-Paris artiste invitait le Tout-Paris mondain à assister au vernissage simulé de trois mille quatre cents tableaux.

Une queue de foule se pressait aux portes, et, dédaigneuse de la sculpture, montait tout de suite aux galeries de peinture. Déjà, en gravissant les marches, on levait les yeux vers les toiles exposées sur les murs de l’escalier où l’on accroche la catégorie spéciale des peintres de vestibule qui ont envoyé soit des œuvres de proportions inusitées, soit des œuvres qu’on n’a pas osé refuser. Dans le salon carré, c’était une bouillie de monde grouillante et bruissante. Les peintres, en représentation jusqu’au soir, se faisaient reconnaître à leur activité, à la sonorité de leur voix, à l’autorité de leurs gestes. Ils commençaient à traîner des amis par la manche vers des tableaux qu’ils désignaient du bras, avec des exclamations et une mimique énergique de connaisseurs. On en voyait de toutes sortes, de grands à longs cheveux, coiffés de chapeaux mous gris ou noirs, de formes inexprimables, larges et ronds comme des toits, avec des bords en pente ombrageant le torse entier de l’homme. D’autres étaient petits, actifs, fluets ou trapus, cravatés d’un foulard, vêtus de vestons ou ensaqués en de singuliers costumes spéciaux à la classe des rapins.

Il y avait le clan des élégants, des gommeux, des artistes du boulevard, le clan des académiques, corrects et décorés de rosettes rouges, énormes ou microscopiques, selon leur conception de l’élégance et du bon ton, le clan des peintres bourgeois assistés de la famille entourant le père comme un chœur triomphal.

Sur les quatre panneaux géants, les toiles admises à l’honneur du salon carré éblouissaient, dès l’entrée, par l’éclat des tons et le flamboiement des cadres, par une crudité de couleurs neuves, avivées par le vernis, aveuglantes sous le jour brutal tombé d’en haut.

Le portrait du Président de la République faisait face à la porte, tandis que, sur un autre mur, un général chamarré d’or, coiffé d’un chapeau à plumes d’autruche et culotté de drap rouge, voisinait avec des nymphes toutes nues sous des saules et avec un navire en détresse presque englouti sous une vague. Un évêque d’autrefois excommuniant un roi barbare, une rue d’Orient pleine de pestiférés morts, et l’Ombre du Dante en excursion aux Enfers, saisissaient et captivaient le regard avec une violence irrésistible d’expression.

On voyait encore, dans la pièce immense, une charge de cavalerie, des tirailleurs dans un bois, des vaches dans un pâturage, deux seigneurs du siècle dernier se battant en duel au coin d’une rue, une folle assise sur une borne, un prêtre administrant un mourant, des moissonneurs, des rivières, un coucher de soleil, un clair de lune, des échantillons enfin de tout ce qu’on fait, de tout ce que font et de tout ce que feront les peintres jusqu’au dernier jour du monde.

Olivier, au milieu d’un groupe de confrères célèbres, membres de l’Institut et du Jury, échangeait avec eux des opinions. Un malaise l’oppressait, une inquiétude sur son œuvre exposée dont, malgré les félicitations empressées, il ne sentait pas le succès.

Il s’élança. La duchesse de Mortemain apparaissait à la porte d’entrée.

Elle demanda :

« Est-ce que la comtesse n’est pas arrivée ?

— Je ne l’ai pas vue.

— Et M. de Musadieu ?

— Non plus.

— Il m’avait promis d’être à dix heures au haut de l’escalier pour me guider dans les salles.

— Voulez-vous me permettre de le remplacer, duchesse ?

— Non, non. Vos amis ont besoin de vous. Nous vous reverrons tout à l’heure, car je compte que nous déjeunerons ensemble. »

Musadieu accourait. Il avait été retenu quelques minutes à la sculpture et s’excusait, essoufflé déjà. Il disait :

« Par ici, duchesse, par ici, nous commençons à droite. »

Ils venaient de disparaître dans un remous de têtes, quand la comtesse de Guilleroy, tenant par le bras sa fille, entra, cherchant du regard Olivier Bertin.

Il les vit, les rejoignit, et, les saluant :

« Dieu, qu’elles sont jolies ! dit-il. Vrai, Nanette embellit beaucoup. En huit jours, elle a changé. »

Il la regardait de son œil observateur. Il ajouta :

« Les lignes sont plus douces, plus fondues, le teint plus lumineux. Elle est déjà bien moins petite fille et bien plus Parisienne. »

Mais soudain il revint à la grande affaire du jour.

« Commençons à droite, nous allons rejoindre la duchesse. »

La comtesse, au courant de toutes les choses de la peinture et préoccupée comme un exposant, demanda :

« Que dit-on ?

— Beau salon. Le Bonnat remarquable, deux excellents Carolus Duran, un Puvis de Chavannes admirable, un Roll très étonnant, très neuf, un Gervex exquis, et beaucoup d’autres, des Béraud, des Cazin, des Duez, des tas de bonnes choses enfin.

— Et vous, dit-elle.

— On me fait des compliments, mais je ne suis pas content.

— Vous n’êtes jamais content.

— Si, quelquefois. Mais aujourd’hui, vrai, je crois que j’ai raison.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien.

— Allons voir. »

Quand ils arrivèrent devant le tableau – deux petites paysannes prenant un bain dans un ruisseau – un groupe arrêté l’admirait. Elle en fut joyeuse, et tout bas :

« Mais il est délicieux, c’est un bijou. Vous n’avez rien fait de mieux. »

Il se serrait contre elle, l’aimait, reconnaissant de chaque mot qui calmait une souffrance, pansait une plaie. Et des raisonnements rapides lui couraient dans l’esprit pour le convaincre qu’elle avait raison, qu’elle devait voir juste avec ses yeux intelligents de Parisienne. Il oubliait, pour rassurer ses craintes, que depuis douze ans il lui reprochait justement d’admirer trop les mièvreries, les délicatesses élégantes, les sentiments exprimés, les nuances bâtardes de la mode, et jamais l’art, l’art seul, l’art dégagé des idées, des tendances et des préjugés mondains.

Les entraînant plus loin : « Continuons », dit-il. Et il les promena pendant fort longtemps de salle en salle en leur montrant les toiles, leur expliquant les sujets, heureux entre elles, heureux par elles.

Soudain, la comtesse demanda :

« Quelle heure est-il ?

— Midi et demi.

— Oh ! Allons déjeuner. La duchesse doit nous attendre chez Ledoyen, où elle m’a chargée de vous amener, si nous ne la retrouvions pas dans les salles. »

Le restaurant, au milieu d’un îlot d’arbres et d’arbustes, avait l’air d’une ruche trop pleine et vibrante. Un bourdonnement confus de voix, d’appels, de cliquetis de verres et d’assiettes voltigeait autour, en sortait par toutes les fenêtres et toutes les portes grandes ouvertes. Les tables, pressées, entourées de gens en train de manger, étaient répandues par longues files dans les chemins voisins, à droite et à gauche du passage étroit où les garçons couraient, assourdis, affolés, tenant à bout de bras des plateaux chargés de viandes, de poissons ou de fruits.

Sous la galerie circulaire c’était une telle multitude d’hommes et de femmes qu’on eût dit une pâte vivante. Tout cela riait, appelait, buvait et mangeait, mis en gaieté par les vins et inondé d’une de ces joies qui tombent sur Paris, en certains jours, avec le soleil.

Un garçon fit monter la comtesse, Annette et Bertin dans le salon réservé où les attendait la duchesse.

En y entrant, le peintre aperçut, à côté de sa tante, le marquis de Farandal, empressé et souriant, tendant les bras pour recevoir les ombrelles et les manteaux de la comtesse et de sa fille. Il en ressentit un tel déplaisir, qu’il eut envie, soudain, de dire des choses irritantes et brutales.

La duchesse expliquait la rencontre de son neveu et le départ de Musadieu emmené par le ministre des Beaux-Arts ; et Bertin, à la pensée que ce bellâtre de marquis devait épouser Annette, qu’il était venu pour elle, qu’il la regardait déjà comme destinée à sa couche, s’énervait et se révoltait comme si on eût méconnu et violé ses droits, des droits mystérieux et sacrés.

Dès qu’on fut à table, le marquis, placé à côté de la jeune fille, s’occupa d’elle avec cet air empressé des hommes autorisés à faire leur cour.

Il avait des regards curieux qui semblaient au peintre hardis et investigateurs, des sourires presque tendres et satisfaits, une galanterie familière et officielle. Dans ses manières et ses paroles apparaissait déjà quelque chose de décidé comme l’annonce d’une prochaine prise de possession.

La duchesse et la comtesse semblaient protéger et approuver cette allure de prétendant, et avaient l’une pour l’autre des coups d’œil de complicité.

Aussitôt le déjeuner fini, on retourna à l’Exposition. C’était dans les salles une telle mêlée de foule, qu’il semblait impossible d’y pénétrer. Une chaleur d’humanité, une odeur fade de robes et d’habits vieillis sur le corps faisaient là-dedans une atmosphère écœurante et lourde. On ne regardait plus les tableaux, mais les visages et les toilettes, on cherchait les gens connus ; et parfois une poussée avait lieu dans cette masse épaisse entrouverte un moment pour laisser passer la haute échelle double des vernisseurs qui criaient : « Attention, messieurs ; attention, mesdames. »

Au bout de cinq minutes, la comtesse et Olivier se trouvaient séparés des autres. Il voulait les chercher, mais elle dit, en s’appuyant sur lui :

« Ne sommes-nous pas bien ? Laissons-les donc, puisqu’il est convenu que si nous nous perdons, nous nous retrouverons à quatre heures au buffet.

— C’est vrai », dit-il.

Mais il était absorbé par l’idée que le marquis accompagnait Annette et continuait à marivauder près d’elle avec sa fatuité galante.

La comtesse murmura :

« Alors, vous m’aimez toujours ? »

Il répondit, d’un air préoccupé :

« Mais oui, certainement. »

Et il cherchait, par-dessus les têtes, à découvrir le chapeau gris de M. de Farandal.

Le sentant distrait et voulant ramener à elle sa pensée, elle reprit :

« Si vous saviez comme j’adore votre tableau de cette année. C’est votre chef-d’œuvre. »

Il sourit, oubliant soudain les jeunes gens pour ne se souvenir que de son souci du matin.

« Vrai ? Vous trouvez ?

— Oui, je le préfère à tout.

— Il m’a donné beaucoup de mal. »

Avec des mots câlins, elle l’enguirlanda de nouveau, sachant bien, depuis longtemps, que rien n’a plus de puissance sur un artiste que la flatterie tendre et continue. Capté, ranimé, égayé par ces paroles douces, il se remit à causer, ne voyant qu’elle, n’écoutant qu’elle dans cette grande cohue flottante.

Pour la remercier, il murmura près de son oreille :

« J’ai une envie folle de vous embrasser. »

Une chaude émotion la traversa et, levant sur lui ses yeux brillants, elle répéta sa question :

« Alors, vous m’aimez toujours ? »

Et il répondit, avec l’intonation qu’elle voulait et qu’elle n’avait point entendue tout à l’heure :

« Oui, je vous aime, ma chère Any.

— Venez souvent me voir le soir, dit-elle. Maintenant que j’ai ma fille, je ne sortirai pas beaucoup. »

Depuis qu’elle sentait en lui ce réveil inattendu de tendresse, un grand bonheur l’agitait. Avec les cheveux tout blancs d’Olivier et l’apaisement des années, elle redoutait moins à présent qu’il fût séduit par une autre femme, mais elle craignait affreusement qu’il se mariât, par horreur de la solitude. Cette peur, ancienne déjà, grandissait sans cesse, faisait naître en son esprit des combinaisons irréalisables afin de l’avoir près d’elle le plus possible et d’éviter qu’il passât de longues soirées dans le froid silence de son hôtel vide. Ne le pouvant toujours attirer et retenir, elle lui suggérait des distractions, l’envoyait au théâtre, le poussait dans le monde, aimant mieux le savoir au milieu des femmes que dans la tristesse de sa maison.

Elle reprit, répondant à sa secrète pensée :

« Ah ! Si je pouvais vous garder toujours, comme je vous gâterais ! Promettez-moi de venir très souvent, puisque je ne sortirai plus guère.

— Je vous le promets. »

Une voix murmura, près de son oreille :

« Maman. »

La comtesse tressaillit, se retourna. Annette, la duchesse et le marquis venaient de les rejoindre.

« Il est quatre heures, dit la duchesse, je suis très fatiguée et j’ai envie de m’en aller. »

La comtesse reprit :

« Je m’en vais aussi, je n’en puis plus. »

Ils gagnèrent l’escalier intérieur qui part des galeries où s’alignent les dessins et les aquarelles et domine l’immense jardin vitré où sont exposées les œuvres de sculpture.

De la plate-forme de cet escalier, on apercevait d’un bout à l’autre la serre géante pleine de statues dressées dans les chemins, autour des massifs d’arbustes verts et au-dessus de la foule qui couvrait le sol des allées de son flot remuant et noir. Les marbres jaillissaient de cette nappe sombre de chapeaux et d’épaules, en la trouant en mille endroits, et semblaient lumineux, tant ils étaient blancs.

Comme Bertin saluait les femmes à la porte de sortie, Mme de Guilleroy lui demanda tout bas :

« Alors, vous venez ce soir ?

— Mais oui. »

Et il rentra dans l’Exposition pour causer avec les artistes des impressions de la journée.

Les peintres et les sculpteurs se tenaient par groupes autour des statues, devant le buffet, et là, on discutait, comme tous les ans, en soutenant ou en attaquant les mêmes idées, avec les mêmes arguments sur des œuvres à peu près pareilles. Olivier qui, d’ordinaire, s’animait à ces disputes, ayant la spécialité des ripostes et des attaques déconcertantes et une réputation de théoricien spirituel dont il était fier, s’agita pour se passionner, mais les choses qu’il répondait, par habitude, ne l’intéressaient pas plus que celles qu’il entendait, et il avait envie de s’en aller, de ne plus écouter, de ne plus comprendre, sachant d’avance tout ce qu’on dirait sur ces antiques questions d’art dont il connaissait toutes les faces.

Il aimait ces choses pourtant, et les avait aimées jusqu’ici d’une façon presque exclusive, mais il en était distrait ce jour-là par une de ces préoccupations légères et tenaces, un de ces petits soucis qui semblent ne nous devoir point toucher et qui sont là malgré tout, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, piqués dans la pensée comme une invisible épine enfoncée dans la chair.

Il avait même oublié ses inquiétudes sur ses baigneuses pour ne se souvenir que de la tenue déplaisante du marquis auprès d’Annette. Que lui importait, après tout ? Avait-il un droit ? Pourquoi aurait-il voulu empêcher ce mariage précieux, décidé d’avance, convenable sur tous les points ? Mais aucun raisonnement n’effaçait cette impression de malaise et de mécontentement qui l’avait saisi en voyant le Farandal parler et sourire en fiancé, en caressant du regard le visage de la jeune fille.

Lorsqu’il entra, le soir, chez la comtesse, et qu’il la retrouva seule avec sa fille continuant sous la clarté des lampes leur tricot pour les malheureux, il eut grand-peine à se garder de tenir sur le marquis des propos moqueurs et méchants, et de découvrir aux yeux d’Annette toute sa banalité voilée de chic.

Depuis longtemps, en ces visites après dîner, il avait souvent des silences un peu somnolents et des poses abandonnées de vieil ami qui ne se gêne plus. Enfoncé dans son fauteuil, les jambes croisées, la tête en arrière, il rêvassait en parlant et reposait dans cette tranquille intimité son corps et son esprit. Mais voilà que, soudain, lui revinrent cet éveil et cette activité des hommes qui font des frais pour plaire, que préoccupe ce qu’ils vont dire, et qui cherchent devant certaines personnes des mots plus brillants ou plus rares pour parer leurs idées et les rendre coquettes. Il ne laissait plus tramer la causerie, mais la soutenait et l’activait, la fouaillant avec sa verve, et il éprouvait, quand il avait fait partir d’un franc rire la comtesse et sa fille, ou quand il les sentait émues, ou quand il les voyait lever sur lui des yeux surpris, ou quand elles cessaient de travailler pour l’écouter, un chatouillement de plaisir, un petit frisson de succès qui le payait de sa peine.

Il revenait maintenant chaque fois qu’il les savait seules, et jamais, peut-être, il n’avait passé d’aussi douces soirées.

Mme de Guilleroy, dont cette assiduité apaisait les craintes constantes, faisait, pour l’attirer et le retenir, tous ses efforts. Elle refusait des dîners en ville, des bals, des représentations, afin d’avoir la joie de jeter dans la boîte du télégraphe, en sortant à trois heures la petite dépêche bleue qui disait : « À tantôt ». Dans les premiers temps, voulant lui donner plus vite le tête-à-tête qu’il désirait, elle envoyait coucher sa fille dès que dix heures commençaient à sonner. Puis, voyant un jour qu’il s’en étonnait et demandait en riant qu’on ne traitât plus Annette en petit enfant pas sage, elle accorda un quart d’heure de grâce, puis une demi-heure, puis une heure. Il ne restait pas longtemps d’ailleurs après que la jeune fille était partie, comme si la moitié du charme qui le tenait dans ce salon venait de sortir avec elle. Approchant aussitôt des pieds de la comtesse le petit siège bas qu’il préférait, il s’asseyait tout près d’elle et posait, par moments, avec un mouvement câlin, une joue contre ses genoux. Elle lui donnait une de ses mains, qu’il tenait dans les siennes, et sa fièvre d’esprit tombant soudain, il cessait de parler et semblait se reposer dans un tendre silence de l’effort qu’il avait fait.

Elle comprit bien, peu à peu, avec son flair de femme, qu’Annette l’attirait presque autant qu’elle-même. Elle n’en fut point fâchée, heureuse qu’il pût trouver entre elles quelque chose de la famille dont elle l’avait privé ; et elle l’emprisonnait le plus possible entre elles deux, jouant à la maman pour qu’il se crût presque père de cette fillette et qu’une nuance nouvelle de tendresse s’ajoutât à tout ce qui le captivait dans cette maison.

Sa coquetterie, toujours éveillée, mais inquiète depuis qu’elle sentait, de tous les côtés, comme des piqûres presque imperceptibles encore, les innombrables attaques de l’âge, prit une allure plus active. Pour devenir aussi svelte qu’Annette, elle continuait à ne point boire, et l’amincissement réel de sa taille lui rendait en effet sa tournure de jeune fille, tellement que, de dos, on les distinguait à peine ; mais sa figure amaigrie se ressentait de ce régime. La peau distendue se plissait et prenait une nuance jaunie qui rendait plus éclatante la fraîcheur superbe de l’enfant. Alors elle soigna son visage avec des procédés d’actrice, et bien qu’elle se créât ainsi au grand jour une blancheur un peu suspecte, elle obtint aux lumières cet éclat factice et charmant qui donne aux femmes bien fardées un incomparable teint.

La constatation de cette décadence et l’emploi de cet artifice modifièrent ses habitudes. Elle évita le plus possible les comparaisons en plein soleil et les rechercha à la lumière des lampes qui lui donnaient un avantage. Quand elle se sentait fatiguée, pâle, plus vieillie que de coutume, elle avait des migraines complaisantes qui lui faisaient manquer des bals ou des spectacles ; mais les jours où elle se sentait en beauté, elle triomphait et jouait à la grande sœur avec une modestie grave de petite mère. Afin de porter toujours des robes presque pareilles à celles de sa fille, elle lui donnait des toilettes de jeune femme, un peu graves pour elle ; et Annette, chez qui apparaissait de plus en plus un caractère enjoué et rieur, les portait avec une vivacité pétillante qui la rendait plus gentille encore. Elle se prêtait de tout son cœur aux manèges coquets de sa mère, jouait avec elle, d’instinct, de petites scènes de grâce, savait l’embrasser à propos, lui enlacer la taille avec tendresse, montrer par un mouvement, une caresse, quelque invention ingénieuse, combien elles étaient jolies toutes les deux et combien elles se ressemblaient.

Olivier Bertin, à force de les voir ensemble et de les comparer sans cesse, arrivait presque, par moments, à les confondre. Quelquefois, si la jeune fille lui parlait alors qu’il regardait ailleurs, il était forcé de demander : « Laquelle a dit cela ? » Souvent même, il s’amusait à jouer ce jeu de la confusion quand ils étaient seuls tous les trois dans le salon aux tapisseries Louis XV. Il fermait alors les yeux et les priait de lui adresser la même question l’une après l’autre d’abord, puis en changeant l’ordre des interrogations, afin qu’il reconnût les voix. Elles s’essayaient avec tant d’adresse à trouver les mêmes intonations, à dire les mêmes phrases avec les mêmes accents, que souvent il ne devinait pas. Elles étaient parvenues, en vérité, à prononcer si pareillement, que les domestiques répondaient « Oui, Madame » à la jeune fille et « Oui, Mademoiselle » à la mère.

À force de s’imiter par amusement et de copier leurs mouvements, elles avaient acquis ainsi une telle similitude d’allures et de gestes, que M. de Guilleroy lui-même, quand il voyait passer l’une ou l’autre dans le fond sombre du salon, les confondait à tout instant et demandait : « Est-ce toi, Annette, ou est-ce ta maman ? »

De cette ressemblance naturelle et voulue, réelle et travaillée, était née dans l’esprit et dans le cœur du peintre l’impression bizarre d’un être double, ancien et nouveau, très connu et presque ignoré, de deux corps faits l’un après l’autre avec la même chair, de la même femme continuée, rajeunie, redevenue ce qu’elle avait été. Et il vivait près d’elles, partagé entre les deux, inquiet, troublé, sentant pour la mère ses ardeurs réveillées et couvrant la fille d’une obscure tendresse.

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