Seconde partie

Nés et élevés dans les régions étrangères du bout du monde, les Barbares considèrent que bien des points de l’administration de la Dynastie céleste leur restent difficilement compréhensibles, aussi ne cessent-ils de plaquer des constructions artificielles sur des éléments dont il n’est pas évident de leur expliquer la véritable nature.

Qiying

Hackworth vit une singulière expérience ; le rite des Tambourinaires

Dans un espace sombre et caverneux éclairé seulement par une multitude de feux minuscules, une jeune femme, sans doute guère plus qu’une jeune fille, se tient dressée sur un piédestal, entièrement nue à l’exception d’une peinture corporelle élaborée, à moins que ce ne soit un tatouage médiatronique lui recouvrant tout le corps. Une couronne de branches feuillues est tressée autour de sa tête et son épaisse chevelure lui descend jusqu’aux genoux. Elle tient serré contre son sein un bouquet de roses dont les épines lui pénètrent dans la chair. Tout autour d’elle, une foule, des milliers d’individus peut-être, tambourine avec frénésie et parfois chante et psalmodie.

Dans l’espace séparant la fille des spectateurs sont alors introduits deux douzaines d’hommes. Certains arrivent de leur plein gré, au pas de course, d’autres donnent plutôt l’impression d’avoir été poussés, d’autres enfin évoquent d’innocents promeneurs déambulant dans la rue (tout nus) et qui se seraient trompés de porte. Certains sont asiatiques, d’autres européens, d’autres encore africains. Certains ont été conduits manu militari par des célébrants qui ont jailli de la foule pour les planter là. Au bout du compte, ils forment cercle autour de la fille et, à cet instant, le roulement de tambours atteint un paroxysme assourdissant, accélère pour dégénérer en une grêle crépitante et sans rythme, et puis, tout soudain, s’arrête, d’un coup.

Quelqu’un gémit une plainte ululante d’une voix aiguë, tenace. Hackworth est incapable de comprendre ce qu’elle dit. Puis jaillit un roulement de tambour, unique, retentissant. Nouvelle plainte. Nouveau roulement de tambours. Encore une fois. Le troisième roulement instaure un rythme lourd. Cela se prolonge quelques instants, le rythme s’accélère peu à peu. À partir d’un certain point, la lamentation ne s’interrompt plus entre les tambourinages, et l’homme se met à tresser son rap entre les mesures, comme une sorte de contrepoint. Le cercle de mâles entourant la fille entame une danse fort primitive, traînant simplement les pieds alternativement dans un sens puis dans l’autre. Hackworth note que tous sont en érection, sous le fourreau de préservatifs médiatroniques bariolés – des capotes qui émettent même leur propre lumière de sorte que tous ces membres tressautant ressemblent à des bâtons lumineux dansant dans les airs.

Le roulement de tambours et la danse accélèrent très progressivement. Les érections expliquent à Hackworth pourquoi le manège prend tout ce temps : en fait, il est en train d’assister aux préliminaires. Au bout d’une demi-heure, à peu près, l’excitation – phallique ou autre – devient insupportable. Le rythme est désormais un rien plus rapide que le battement cardiaque normal, entrelacé de toute une série d’autres rythmes et contre-rythmes, et la psalmodie du soliste est devenue un chœur délirant plus ou moins organisé. À un moment donné, alors que la situation n’a, semble-t-il, plus évolué depuis une demi-heure, tout se produit d’un coup : le martèlement et les chants explosent pour atteindre un nouveau paroxysme d’intensité. Chaque danseur se penche, saisit le réservoir flasque à l’extrémité de la capote radioactive et commence à l’étirer. Quelqu’un passe en courant dans leurs rangs, muni d’un couteau avec lequel il tranche l’extrémité des préservatifs dans une terrifiante parodie de circoncision, révélant le gland de chaque pénis. La fille bouge alors pour la première fois, jetant dans les airs son bouquet, telle une jeune mariée qui s’avance vers la limousine ; les roses cascadent, tourbillonnent en tous sens et retombent sur les danseurs, qui les saisissent au vol ou bien se précipitent pour les ramasser. La fille paraît défaillir, en tout cas, elle bascule en arrière, les bras écartés, comme une rock-star plongeant de la scène, et elle est récupérée par plusieurs danseurs, qui hissent son corps au-dessus de leur tête et se mettent à parader autour de la salle, en la portant comme un corps crucifié qu’on vient de descendre de croix. Elle se retrouve bientôt étendue par terre sur le dos, et l’un des danseurs se place entre ses jambes et, en quelques coups de reins, il a fini. Deux autres le prennent alors par les bras et l’arrachent à cette étreinte avant qu’il ait eu la moindre chance de lui dire qu’il l’aimera encore au matin, un autre aussitôt prend sa place, et il ne lui faut guère de temps lui non plus – tous ces préliminaires ont mis ces gaillards dans un état d’excitation peu commun. Les danseurs se relaient de la sorte durant plusieurs minutes. Hackworth n’arrive plus à distinguer la fille, qui est entièrement cachée, mais elle ne se débat pas, et, pour autant qu’il puisse dire, ils ne semblent pas la maintenir couchée de force. Vers la fin, une espèce de vapeur ou de fumée commence à s’élever en spirale du centre de l’orgie. Le dernier participant grimace encore plus que l’individu moyen lors d’un orgasme : il s’arrache tout d’un coup de la femme en se tenant la queue et se met à sautiller d’un pied sur l’autre en poussant de grands cris, souffrant visiblement. C’est le signal pour tous les danseurs qui s’écartent à leur tour de la femme, maintenant bien difficile à distinguer : ce n’est plus qu’un paquet inerte, brouillé et nimbé de vapeur.

Des flammes éclatent en plusieurs points, sur tout son corps, simultanément, des veines de lave s’ouvrent au long de ses membres, et son cœur même jaillit hors de sa poitrine et s’élève comme une boule de foudre. Son corps devient une croix embrasée couchée au sol, l’apex étincelant d’un cône renversé de vapeur et de fumées tourbillonnantes. Hackworth note que le martèlement et les chants ont complètement cessé. La foule observe un long moment de silence tandis que le corps continue de brûler. Puis, quand la dernière flammèche s’est éteinte, une espèce de garde d’honneur sort de la foule : quatre hommes au corps peint en noir et portant dessiné en blanc un squelette. Il remarque que la femme était étendue sur une sorte de drap carré lors de son embrasement. Chacun des types saisit un des coins du drap. Ses restes culbutent au centre du linceul, un nuage de cendres s’envole, accompagné d’un pétillement de flammèches incandescentes. Les hommes-squelettes emportent les restes vers un fût d’acier de deux cents litres et les versent dedans. Il en jaillit une bouffée de vapeur accompagnée d’une série de grésillements quand les charbons ardents entrent en contact avec le liquide que devait contenir le récipient. L’un des hommes-squelettes saisit une longue cuillère et touille la mixture, puis il y plonge une grosse tasse à café fendillée et écaillée, aux armes de l’université de Michigan, et en boit une grande lampée.

Les trois autres viennent boire à leur tour. À présent, les spectateurs ont formé une longue queue. Un par un, ils s’avancent. Le premier des hommes-squelettes leur tend la tasse, offrant à chacun une gorgée. Enfin, tous se dispersent, isolément, ou bien par petits groupes, en bavardant. Le spectacle est terminé.


La vie de Nell à Dovetail ; nouveaux développements au sein du Manuel ; un voyage dans la clave de la Nouvelle-Atlantis ; Nell est présentée à Miss Matheson ; nouvel hébergement chez une « vieille » connaissance

Nell passa plusieurs jours au Moulin. On lui donna un petit lit sous les combles du dernier étage, dans un nid douillet qu’elle était assez menue pour atteindre. Elle prenait ses repas avec Rita, Brad ou l’un des autres pensionnaires tout aussi charmants dont elle vint à faire connaissance. Pendant la journée, elle se baladait dans les prés, se trempait les pieds dans la rivière ou bien partait explorer les bois, en allant parfois jusqu’au rideau de ronces. Elle emmenait toujours le Manuel avec elle. Ces derniers temps, il était tout rempli des exploits de la princesse Nell et de ses amis dans la cité du Roi des Pies. Cela ressemblait de plus en plus à un ractif et de moins en moins à une histoire et, au sortir de chaque chapitre, elle était épuisée par les prodiges d’astuce dont elle avait dû faire preuve rien que pour survivre un jour de plus avec ses amis, sans tomber entre les griffes de pirates, voire celles du Roi des Pies en personne.

En définitive, Peter et elle eurent tôt fait d’ourdir un plan fort astucieux pour s’introduire dans le château, créer une diversion et s’emparer des grimoires magiques qui étaient la source des pouvoirs du Roi des Pies. Ce plan échoua le premier coup, mais, le lendemain, Nell revint une page en arrière pour recommencer, cette fois avec quelques changements. Nouvel échec, mais la princesse Nell et ses amis avaient malgré tout progressé un peu plus avant à l’intérieur du château. À la sixième ou septième tentative, leur plan se déroula enfin à la perfection : alors que le Roi des Pies était occupé à une joute oratoire avec Peter Rabbit le lapin (joute que Peter remporta), Pourpre usa d’un sort pour forcer la porte de sa bibliothèque secrète, qui recelait des livres encore plus magiques que le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles. Dissimulée dans les pages d’un de ces livres, elle trouva une clef ouvragée. La princesse Nell prit la clef, tandis que Pourpre en profitait pour mettre la main sur plusieurs précieux grimoires du Roi des Pies.

Ils filèrent à corps perdu, traversèrent le fleuve et gagnèrent le pays voisin, où le Roi des Pies ne risquerait pas de les pourchasser, et, là, ils restèrent camper plusieurs jours dans une jolie prairie pour récupérer. La journée, quand ses compagnons n’étaient à nouveau que de simples peluches, la princesse Nell prenait connaissance des nouveaux livres magiques dérobés par Pourpre. Dès qu’elle en ouvrait un, son image sur l’illustration s’agrandissait jusqu’à emplir toute la page, et le Manuel se transformait lui-même en ce livre magique jusqu’au moment où elle décidait de le mettre de côté.

Le préféré de Nell était un Atlas magique qui pouvait lui servir à explorer n’importe quel pays, réel ou imaginaire. La nuit, Pourpre passait le plus clair de son temps à lire un très gros grimoire tout corné, usé, taché et brûlé, intitulé le PANTECHNICON. Sa reliure était munie d’un fermoir cadenassé. Dès que Pourpre cessait de le consulter, elle le refermait au cadenas. Plusieurs fois, Nell lui demanda si elle pouvait y jeter un œil, mais Pourpre lui répondait toujours qu’elle était trop jeune pour connaître le genre de choses qui étaient écrites dans ce livre.

Pendant ces périodes, Canard, comme toujours, s’affairait autour du campement : il mettait de l’ordre, préparait les repas, lavait le linge sur les rochers au bord de l’eau et ravaudait leurs habits usés à force de pérégrinations. Peter, quant à lui, devenait nerveux. Il était vif d’esprit, mais il n’avait pas encore réussi à apprendre à lire, de sorte que les livres de la bibliothèque du Roi des Pies n’avaient d’autre utilité que rendre son nid plus douillet. Aussi prit-il l’habitude d’explorer les bois environnants, en particulier vers le nord. Au début, il ne disparaissait que pour quelques heures, mais, une fois, on ne le revit plus de toute la nuit et il ne revint que le lendemain à midi. Puis il se mit à faire des escapades de plusieurs journées.

Un beau jour, Peter s’enfonça dans les bois vers le nord, titubant sous un lourd paquetage, et ne revint plus jamais.



Nell cueillait des fleurs dans la prairie, quand un jour une belle dame – une Vicky – vint vers elle, juchée sur un cheval. Lorsqu’elle fut plus près, Nell constata avec surprise que la monture était Coquille d’Œuf et la dame Rita, toute belle dans sa robe longue comme aiment en porter les dames Vickys, la tête coiffée d’une bombe et, qui plus est, chevauchant en amazone.

« Vous êtes drôlement jolie, dit Nell.

— Merci, Nell, dit Rita. Veux-tu toi aussi me ressembler, pendant un petit moment ? J’ai une surprise pour toi. »

L’une des dames qui vivaient au Moulin était modiste, et elle avait confectionné une robe pour Nell, entièrement cousue à la main. Rita l’avait apportée et elle aida Nell à la passer, là, au beau milieu de la prairie. Puis elle lui tressa les cheveux et s’amusa même à y glisser quelques fleurs des champs. Enfin, elle aida Nell à monter avec elle sur Coquille d’Œuf et c’est dans cet équipage qu’elles reprirent la direction du Moulin.

« Il faudra que tu laisses ici ton livre, aujourd’hui, dit Rita.

— Pourquoi ?

— Je t’emmène de l’autre côté de la grille, dans la clave de la Nouvelle-Atlantis. L’agent Moore m’a prévenue que je ne devais sous aucun prétexte te laisser traverser la grille avec ton livre. Il a dit qu’il risquait de tout chambouler. Je sais que tu vas me demander pourquoi, Nell, mais je n’ai pas de réponse. »

Nell courut à l’étage (en se prenant deux ou trois fois les pieds dans sa robe) déposer le Manuel dans son petit cagibi. Puis elle remonta en selle avec Rita. Elles franchirent le petit pont de pierre surmontant la roue à aubes et s’enfoncèrent dans les bois, et bientôt Nell perçut le chuintement discret des aérostats de surveillance. Coquille d’Œuf ralentit au pas pour se frayer avec précaution un passage parmi les larmes argentées en suspension. Nell tendit même le bras pour en effleurer une, mais elle ramena vivement sa main, même si l’objet n’avait rien fait de plus que la repousser. Le reflet de son visage dérivait à la surface des gousses tandis qu’elles passaient.

Elles parcoururent le territoire de la Nouvelle-Atlantis pendant un certain temps sans rien voir d’autre que des arbres, des fleurs des champs, des ruisseaux, parfois un écureuil ou un cerf.

« Pourquoi les Vickys ont-ils une clave aussi grande ? demanda Nell.

— Ne t’avise jamais de les traiter de Vickys !

— Pourquoi ?

— C’est ainsi que les appellent ceux qui ne les aiment pas, pour les qualifier de manière inamicale, expliqua Rita.

— Comme un terme péjoratif ? »

Rita laissa échapper un rire, plus nerveux qu’amusé. « Tout juste.

— Pourquoi les Atlantéens ont-ils une clave aussi vaste ?

— Eh bien, chaque phyle agit à sa guise et certaines méthodes réussissent mieux pour gagner de l’argent, si bien que certains ont beaucoup de territoires et d’autres, non.

— Comment cela, à sa guise ?

— Pour gagner de l’argent, il faut travailler dur – pour pouvoir vivre sa vie à sa guise. Les Atlantéens vivent tous ainsi, cela fait partie de leur culture. Les Nippons également. De sorte que, à eux deux, ils ont autant d’argent que tous les autres phyles réunis.

— Pourquoi n’êtes-vous pas une Atlantéenne ?

— Parce que je ne veux pas vivre ainsi. Tous les gens de Dovetail aiment manufacturer de beaux objets. Pour nous, tout ce que font les Atlantéens – se déguiser avec leurs costumes, passer des années interminables à l’école –, ça ne tient pas debout. Ce n’est pas ces occupations qui nous aideront à confectionner de beaux objets, vois-tu. Je préfère encore porter mes blue-jeans et fabriquer du papier.

— Mais le MC peut fabriquer du papier, objecta Nell.

— Pas celui qu’apprécient les Atlantéens.

— Mais si vous gagnez de l’argent avec votre papier, c’est parce que les Atlantéens gagnent de l’argent en travaillant dur. »

Le visage de Rita s’empourpra et elle resta quelques instants sans rien dire. Puis, d’une voix tendue, elle reprit : « Nell, tu devrais demander à ton livre le sens du mot discrétion. »

Elles tombèrent sur une allée cavalière parsemée de gros tas de crottin, qu’elles empruntèrent dans le sens de la montée. Bientôt, le chemin se retrouva coincé entre deux murets de pierre sèche qui, expliqua Rita, avaient été montés par un de ses amis de Dovetail. La forêt céda la place aux pâturages, puis ceux-ci à des pelouses lisses comme des glaciers de jade, entourant de grandes demeures bâties au sommet des collines, cernées de haies géométriques et de remparts de fleurs. Le chemin devint une route pavée qui s’élargissait à mesure qu’elles approchaient de la ville. La montagne dominait toujours l’horizon dans le lointain et, à son sommet verdoyant, à demi masquée par une fine couche de nuages, Nell aperçut la Source Victoria.

Vue d’en bas, depuis les Territoires concédés, la clave de la Nouvelle-Atlantis avait toujours paru propre et belle, et c’était sans aucun doute le cas. Mais Nell fut surprise par la fraîcheur de l’air, surtout comparée au climat des TC. Rita lui expliqua que les Atlantéens venaient des contrées nordiques et qu’ils n’appréciaient guère la chaleur, raison pour laquelle ils avaient installé leur cité en altitude pour jouir d’un air plus frais.

Rita tourna dans un boulevard barré d’une large veine fleurie en son milieu. De part et d’autre s’alignaient des rangées de maisons de pierre rouge, tout hérissées de tourelles, de gargouilles et de fenêtres aux glaces en biseau. Des hommes coiffés de hauts-de-forme et des femmes vêtues de robes longues déambulaient, poussaient des landaus, ou se promenaient à cheval ou sur des chevalines. Des robots laqués de vert foncé, analogues à des réfrigérateurs couchés sur le flanc, bourdonnaient sur la chaussée en progressant à l’allure d’un bambin, se posant sur les tas de crottin pour les inhaler. De temps en temps, on voyait un messager à vélocipède, ou quelque personnage fantasque au volant d’une voiture de pleine voie toute noire.

Rita immobilisa Coquille devant une maison et paya un petit garçon pour qu’il tienne les rênes. Elle sortit des sacoches une rame de papier neuf, soigneusement emballée dans le papier d’emballage spécial qu’elle fabriquait également. Chargée de son fardeau, elle escalada le perron et sonna à la porte. La maison était dotée d’une tour ronde en façade, flanquée de bow-windows couronnés de vitraux, et, derrière les fenêtres aux rideaux de dentelle, Nell pouvait entrevoir, aux étages, des lustres de cristal, de la porcelaine fine et des rayonnages de bois foncé garnis de livres par milliers.

Une bonne fit entrer Rita. Par la fenêtre, Nell vit cette dernière déposer une carte de visite sur un plat d’argent tendu par la femme – un plateau, comme ils disaient. La domestique emporta le tout, pour réapparaître deux minutes plus tard et conduire Rita vers l’arrière de la maison.

Rita resta une demi-heure absente. Nell aurait bien voulu avoir le Manuel pour lui tenir compagnie. Alors, elle discuta un peu avec le petit garçon ; il s’appelait Sam, il vivait dans les Territoires concédés et, tous les matins, il enfilait un costume et prenait le bus pour passer sa journée dans la rue à garder les chevaux des gens ou faire d’autres petits boulots analogues.

Nell se demanda si Tequila travaillait dans une de ces maisons et si elles ne risquaient pas de tomber sur elle par accident. Son cœur se serrait toujours chaque fois qu’elle pensait à sa mère.

Rita ressortit de la maison. « Désolée, dit-elle, je suis sortie aussi vite que j’ai pu, mais il fallait bien que je reste à papoter. Le protocole, comprends-tu.

— Définition protocole », dit Nell. C’était toujours ainsi qu’elle parlait au Manuel.

« Là où nous nous rendons, il faudra que tu surveilles tes manières. Ne pas dire “explique ceci ou cela”.

— Serait-ce abuser indûment de votre patience que de vous demander de me fournir une explication concise du terme protocole ? » reprit Nell.

À nouveau, Rita eut ce rire nerveux et considéra Nell avec une expression qui dissimulait mal son inquiétude. Alors qu’elles descendaient la rue, Rita lui parla un certain temps du protocole, mais Nell n’écoutait pas vraiment, car elle essayait surtout de comprendre comment il se faisait que, tout d’un coup, elle soit capable d’effrayer des adultes comme Rita.

Elles traversèrent la partie la plus bâtie de la ville, où édifices, jardins et statues étaient tous également magnifiques et où il n’y avait pas deux rues qui se ressemblaient. Certaines décrivaient des arcs de cercle, d’autres formaient des cours, des places rondes ou ovales, des squares avec des carrés de verdure, et même les grandes artères sinuaient ici ou là. Elles passèrent bientôt dans une zone moins urbanisée avec de nombreux parcs et terrains de jeux, avant de déboucher devant une bâtisse à l’architecture fantasque ornée de tours ouvragées, isolée par une clôture en fer forgé et une haie de verdure. Au-dessus de la porte, on pouvait lire ACADÉMIE DES TROIS GRÂCES DE MISS MATHESON.

Miss Matheson les reçut dans un petit salon douillet. Nell estima son âge entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans ; elle buvait du thé dans de drôles de tasses à peine plus grosses qu’un dé à coudre, décorées d’images peintes. Nell essayait de se tenir assise bien droite et de rester attentive, à l’image de ces jeunes filles bien comme il faut citées par le Manuel, mais ses yeux ne cessaient de dévier vers les rayons des bibliothèques, vers les images peintes sur le service à thé et vers le tableau accroché au mur dans le dos de Miss Matheson, qui représentait trois dames en tenue diaphane batifolant dans les bois.

« Nos listes sont bouclées, le trimestre a commencé, et vous ne répondez à aucun des critères requis. Mais les recommandations dont vous faites état sont irrésistibles », dit Miss Matheson après avoir longuement examiné sa petite visiteuse.

« Pardonnez-moi, madame, mais je ne saisis pas », articula Nell.

Miss Matheson sourit, visage soudain épanoui dans un radieux foisonnement de rides. « C’est sans importance. Disons simplement que nous vous avons fait de la place. L’institution a pour habitude d’admettre un petit nombre d’étudiants qui ne sont pas des sujets néo-atlantéens. La propagation du modèle atlantéen est au centre de notre mission, comme école et comme société. Au contraire de certains phyles, qui se propagent par la conversion ou par l’exploitation, sans discernement, des capacités biologiques naturelles que partage, pour le meilleur ou pour le pire, l’ensemble des individus, nous avons quant à nous recours aux facultés de raisonnement. Tous les enfants possèdent des facultés de raisonnement innées qui ne demandent qu’à être développées. Notre académie a récemment accueilli plusieurs jeunes femmes d’origine non atlantéenne, et nous escomptons bien que toutes parviendront, le moment venu, jusqu’à la prestation de Serment.

— Pardonnez-moi, madame, mais laquelle est Aglaé ? demanda Nell, qui contemplait toujours le tableau derrière l’épaule de Miss Matheson.

— Je vous demande pardon ? dit Miss Matheson, avant d’entreprendre une manœuvre de rotation de la tête afin de regarder, ce qui, à son âge, était une prouesse de génie civil d’une longueur et d’une complexité intimidantes.

— Puisque votre établissement s’appelle l’école des Trois Grâces, je me suis hasardée à supposer que le tableau ici présent dépeignait ce même sujet, dit Nell, puisque les personnages évoquent plus des Grâces que des Furies ou des Parques. Je voulais donc savoir si vous auriez l’extrême obligeance de m’indiquer laquelle de ces dames représente Aglaé, alias l’éclat ?

— Les deux autres étant… ? » intervint Miss Matheson, la bouche de biais, car, à ce point, elle était déjà parvenue à effectuer la moitié de sa rotation.

« Euphrosyne ou la joie, et Thalie ou l’épanouissement, dit Nell.

— Voudriez-vous hasarder une opinion ?

— Celle sur la droite porte des fleurs, ce pourrait donc être Thalie.

— J’avoue que la supposition est sensée.

— Celle du milieu paraît si heureuse que ce doit être Euphrosyne ; quant à celle sur la gauche, elle est illuminée de rayons de soleil, donc peut-être est-ce Aglaé.

— Eh bien, comme vous pouvez le constater, aucune ne portant de plaque d’identité, nous devons donc nous satisfaire de conjectures, conclut Miss Matheson. Mais je ne vois aucune faille dans votre raisonnement. Et, effectivement, je ne pense pas non plus qu’il s’agisse de Parques ou de Furies. »

« C’est un pensionnat, ce qui veut dire qu’une majorité d’élèves habitent ici. Mais ce ne sera pas ton cas, dit Rita, parce que ça ne serait pas bien vu. » Elles revenaient chez elles à présent, en menant Coquille à travers bois.

« Et pourquoi ça ne serait pas bien vu ?

— Parce que tu t’es enfuie de chez toi, ce qui soulève des problèmes légaux.

— Était-ce illégal que je m’en aille ?

— Dans certaines tribus, on considère que les enfants sont un avantage économique pour les parents. Aussi, lorsqu’un phyle abrite des fugueurs d’un autre phyle, cela peut avoir un impact économique qui est du ressort de la PEC. »

Rita se retourna vers Nell, la jaugeant froidement. « Tu as comme une sorte de garant à la Nouvelle-Atlantis. J’ignore qui. J’ignore pourquoi. Mais il semble que cette personne ne puisse courir le risque d’être la cible de poursuites légales de la PEC. D’où ces arrangements pour que, dorénavant, tu séjournes à Dovetail.

« Cela dit, nous savons que certains des bons amis de ta mère t’ont maltraitée, d’où ce sentiment qu’à Dovetail on se devait de t’héberger. Mais nous ne pouvons pas te garder au sein de la communauté du Moulin, car, en cas de frictions avec le Protocole, nos relations avec nos clients néo-atlantéens pourraient tourner à l’aigre. On a donc décidé que tu resterais avec la seule personne de Dovetail qui n’ait aucun client ici.

— Qui ça ?

— Tu le connais », dit Rita.

La maison de l’agent Moore était mal éclairée et si encombrée d’un tas de vieilleries que même Nell était par endroits obligée d’avancer de biais. De longs rubans de papier de riz jauni, éclaboussés de larges caractères chinois et tout grêlés de marques rouges, pendaient accrochés à une moulure qui courait autour du séjour, à une cinquantaine de centimètres sous le plafond. Sur les pas de Rita, Nell contourna un angle pour entrer dans une pièce encore plus petite, sombre et encombrée, dont la décoration principale était un tableau imposant représentant un grand gaillard à l’air pas commode, exhibant des moustaches à la Fu Manchu, une barbiche et des favoris broussailleux qui lui retombaient jusque sous les aisselles, revêtu d’une armure et d’une cotte de mailles à la décoration élaborée de têtes de lion. Nell eut un mouvement de recul involontaire devant ce portrait farouche et buta contre le bourdon d’une grosse cornemuse qui traînait dans ses jambes pour aller choir dans une espèce de bassine en cuivre martelé, avec un fracas épouvantable. Le sang se mit à couler tranquillement d’une belle entaille qu’elle s’était faite dans le gras du pouce, et c’est à ce moment qu’elle réalisa que la bassine servait à entreposer toutes sortes de vieilles épées rouillées.

« Tu ne t’es pas fait mal ? » demanda Rita. Elle apparaissait à contre-jour dans la lumière bleue tombant d’une porte-fenêtre. Nell se releva tout en suçant son doigt blessé.

La double porte vitrée donnait sur le jardin de l’agent Moore, une orgie de géraniums, vulpins, glycines et crottes de corgis. De l’autre côté d’un petit bassin aux eaux brunâtres se dressait un pavillon de jardin aux murs de moellons brun rougeâtre et au toit en dalles irrégulières d’ardoise gris-vert. L’agent Moore en personne était visible derrière un rideau de rhododendrons pour le moins étiolés, maniant avec vigueur une pelle et continuellement harcelé par les deux corgis qui lui mordillaient les talons.

Il ne portait pas de chemise, non, il était vêtu d’une jupe en tissu écossais rouge. Nell releva à peine cette incongruité, car les corgis entendirent Rita tourner la crémone et se précipitèrent aussitôt en jappant, détournant l’agent de son activité ; ce dernier s’approcha à son tour, les lorgnant derrière ses lunettes noires, et, sitôt qu’il ne fut plus caché par le rideau de verdure, Nell nota que sa peau avait quelque chose d’anormal. Dans l’ensemble, l’homme était bien proportionné, musclé, quoique avec un léger embonpoint ; il était à l’évidence en bon état physique. Mais son épiderme avait deux couleurs, ce qui lui donnait un aspect marbré. On aurait dit que les vers lui avaient dévoré le torse, y creusant un réseau de galeries intérieures qu’on aurait comblées par la suite d’un matériau pas tout à fait assorti.

Avant qu’elle ait pu mieux voir, il ramassa une chemise posée sur le dossier d’une chaise de jardin et l’enfila d’un mouvement d’épaules. Puis il soumit les corgis à un bref exercice de dressage, se servant d’un bout de terrasse couverte de mousse en guise de champ de parade, critiquant vertement leur performance sur un ton propre à traverser les portes vitrées. Les corgis faisaient mine d’écouter avec attention. À l’issue de la séance, l’agent Moore fit enfin irruption par la porte-fenêtre. « Je suis à vous dans un instant », dit-il avant de s’éclipser pour un quart d’heure dans une pièce attenante. À son retour, il avait revêtu un complet de tweed et un chandail de grosse laine passé sur une chemise blanche de fort belle coupe. Ce dernier article semblait trop fin pour empêcher les autres de lui gratter abominablement la peau, mais l’agent Moore avait atteint l’âge où les hommes peuvent soumettre leur corps aux pires sévices – whisky, cigares, habits de laine, cornemuse – sans broncher ou, du moins, sans le laisser paraître.

« Désolé de vous surprendre ainsi, dit Rita, mais il n’y a pas eu de réponse lorsque nous avons sonné.

— Vous avez bien fait, dit l’agent Moore, sur un ton pas franchement convaincant. Il y a une bonne raison pour que je ne vive pas là-haut. » Il pointa le doigt dans la direction approximative de la clave de la Nouvelle-Atlantis. « J’essaye juste de repérer d’où vient le réseau de racines de cette espèce de saleté envahissante. J’ai bien peur que ce soit du kudzu. » Le policier avait prononcé ce mot en plissant les paupières, et Nell ignorait ce qu’était le kudzu, mais elle estima que si ledit kudzu pouvait se laisser attaquer au sabre, briller, étrangler, matraquer ou dynamiter, il ne ferait sûrement pas long feu dans le jardin de l’agent Moore… encore faudrait-il que ce dernier réussisse à mettre la main dessus.

« Puis-je vous proposer du thé ? Ou bien » – à l’adresse de Nell – « une tasse de chocolat chaud ?

— Ce serait avec plaisir, dit Rita, mais je ne peux pas m’attarder.

— Dans ce cas, je m’en vais vous raccompagner », dit l’agent Moore, en se levant. Rita parut quelque peu désarçonnée par cette précipitation, mais bientôt elle avait repris les rênes de Coquille pour redescendre au Moulin.

« Une femme admirable », grommela l’agent Moore, depuis la cuisine. « Elle a bien du mérite d’avoir fait tout ce qu’elle a pu faire pour toi. Oui, une bien brave femme. Bon, peut-être pas de celles qui sont le plus à même de s’occuper des enfants. Surtout les enfants à problèmes.

— Est-ce que je vais devoir habiter ici, monsieur ? demanda Nell.

— Non, dans le petit pavillon », dit-il en revenant chargé d’un plateau fumant, et il indiqua de la tête le fond du jardin derrière les portes-fenêtres. « Il est vide depuis un certain temps. Étriqué pour un adulte, parfait pour un enfant. Puis, il ajouta, en balayant du regard la pièce : Le décor de cette maison ne convient pas vraiment à une jeune personne.

— Qui est cet homme effrayant ? » dit Nell en indiquant le grand tableau.

« Guan Di. L’empereur Guan. Auparavant, un soldat du nom de Guan Yu. Il n’a jamais été vraiment empereur, mais il est devenu par la suite le dieu de la Guerre pour les Chinois, et ils lui ont donné ce titre en pure marque de respect. Terriblement respectueux, les Chinois – c’est leur plus grand défaut, et leur plus grande qualité.

— Comment un homme peut-il devenir dieu ? demanda Nell.

— En vivant dans une société extrêmement pragmatique, dit l’agent Moore, après avoir réfléchi quelques instants et sans fournir d’autre explication. Au fait, as-tu toujours le livre ?

— Oui, monsieur.

— Tu as franchi la frontière avec ?

— Non, monsieur, conformément à vos instructions.

— C’est bien. L’aptitude à obéir aux ordres est chose fort utile, surtout quand on vit avec un bonhomme habitué à en donner. » Voyant que Nell avait pris un air terriblement sérieux, l’agent se mit à bougonner avec un rien d’exaspération : « Bon, tout ça n’a pas vraiment d’importance. Tu as des amis haut placés. Mais on tâche simplement de rester discret. » L’agent Moore lui avait apporté sa tasse de chocolat. Nell avait besoin d’une main pour la tasse et d’une autre pour la soucoupe, aussi dut-elle cesser de sucer son pouce.

« Qu’est-ce que tu t’es fait à la main ?

— Une coupure, monsieur.

— Fais-moi voir. L’agent lui prit la main, écarta le pouce de la paume. Une belle estafilade. C’est tout récent.

— C’est avec vos épées…

— Ah, oui. C’est le problème, avec les épées, nota l’agent Moore, distraitement, puis il fronça les sourcils et se retourna vers Nell. Mais tu n’as pas pleuré… tu ne t’es même pas plainte.

— Toutes ces épées, vous les avez prises à des voleurs ?

— Non – et pourtant, ça n’aurait pas été trop difficile. L’agent continuait de l’observer, pensif. Nell, je crois qu’on va bien s’entendre, tous les deux, dit-il enfin. Bon, je m’en vais chercher ma trousse de secours. »

Activités de Carl Hollywood au Parnasse ; conversation derrière un milk-shake ; explication du système médiatique ; Miranda perçoit la futilité de sa quête

Miranda retrouva Carl Hollywood assis au milieu du cinquième rang de l’orchestre. Il tenait devant lui une grande feuille de papier ministre interactif sur lequel il avait griffonné le diagramme d’encombrement de leur prochaine production en direct. Il l’avait apparemment croisée avec une copie du texte, car alors qu’elle descendait l’étroite allée, elle entendit bientôt des voix qui débitaient le dialogue sur un ton passablement mécanique et, quand elle fut plus près, elle put distinguer les petits ronds et les petites croix qui repéraient les mouvements des acteurs sur le diagramme de la scène dessiné par Carl.

Le diagramme portait également un certain nombre de petites flèches sur toute sa périphérie, toutes orientées vers l’intérieur. Miranda réalisa qu’elles devaient symboliser les mini-projecteurs montés sur le devant des balcons, et que Carl était occupé à les programmer.

Elle tendit le cou d’avant en arrière, cherchant à décrisper ses muscles, et vint à contempler le plafond. Les anges ou les Muses, elle n’aurait su trop dire, se pavanaient là-haut, accompagnés de quelques chérubins. Miranda pensa à Nell. Elle pensait toujours à Nell.

Le texte parvint à la fin de la scène et Carl le mit en pause. « Tu as une question ? demanda-t-il, distraitement.

— Je surveillais ton travail depuis ma cabine.

— Oh, la vilaine. Au lieu de nous faire gagner de l’argent.

— Où as-tu appris tout ça ?

— Quoi donc ? La mise en scène ?

— Non, la partie technique – programmer les éclairages, et ainsi de suite. »

Carl se retourna pour la fixer. « C’est peut-être en désaccord avec tes idées sur la pédagogie, mais j’ai dû tout apprendre tout seul. Quasiment plus personne ne vit du théâtre, nous avons donc dû développer notre technologie personnelle. C’est moi qui ai conçu l’ensemble du logiciel que j’utilisais à l’instant.

— As-tu également conçu les mini-projecteurs ?

— Non. Je ne suis pas aussi doué en nanotechnologie. C’est un ami londonien qui les a mis au point. On s’échange des trucs en permanence – son médiatériel contre mon médiagiciel.

— Eh bien, je veux t’offrir à dîner quelque part, dit Miranda, j’ai envie que tu m’expliques le fonctionnement de tout ce fourbi.

— Plutôt ambitieux, comme programme, observa calmement Carl, mais j’accepte volontiers l’invitation. »

« Bien. Tu veux que je te fasse un cours complet, en remontant aux machines de Turing, ou quoi ? » railla gentiment Carl. Miranda décida de ne pas se fâcher. Ils étaient dans une alcôve tapissée de vinyle gris, dans un restaurant près du Bund. L’établissement était censé restituer l’ambiance d’un petit resto américain à la veille de l’assassinat de Kennedy. De jeunes Chinois bon chic bon genre – dégaine classique des ados de République côtière : coiffures et sapes de luxe – étaient assis en rang d’oignon sur les tabourets du bar, sirotant un soda et décochant des sourires torves à toutes les jeunes femmes qui entraient.

« Je crois bien qu’oui », répondit Miranda.

Carl Hollywood rit et hocha la tête. « Je plaisantais. Il faut que tu me dises exactement ce que tu veux savoir. Pourquoi cet intérêt soudain pour la technique ? Ça ne te suffit pas d’en tirer des revenus substantiels ? »

Miranda resta silencieuse, fascinée par le jeu de lumières colorées qui clignotaient sur le juke-box d’époque.

« C’est en rapport avec la princesse Nell, pas vrai ?

— Ça se voit à ce point ?

— Ouais. Bon, alors qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux savoir qui elle est », dit Miranda. Elle ne pouvait guère être moins explicite. Elle n’avait pas l’impression que ça faciliterait les choses d’entraîner Carl dans le dédale de ses émotions.

« Tu veux localiser l’origine d’un payeur. »

Présenté en ces termes, ça paraissait affreux.

Carl aspira vigoureusement son milk-shake pendant quelques secondes tout en contemplant, par-dessus l’épaule de Miranda, l’animation du Bund. « Ta princesse Nell est une petite gamine, pas vrai ?

— Oui. J’estime son âge entre cinq et sept ans. »

Ses yeux revinrent la fixer. « Tu en es sûre ?

— Parfaitement sûre. » Le ton était sans réplique.

« Donc, ce n’est sans doute pas elle qui règle la note, de toute façon. Le payeur est un tiers. Il faut tout d’abord que tu localises ce dernier et, à partir de là, que tu remontes la trace de Nell. Carl détourna de nouveau les yeux, hocha la tête, essaya vainement de siffler entre ses lèvres givrées. Même la première étape est impossible. »

Miranda était saisie. « Voilà qui me paraît pour le moins définitif. Je m’attendais à entendre « difficile » ou « coûteux ». Mais…

— Non. C’est impossible. Ou peut-être – Carl réfléchit quelques secondes – peut-être qu’astronomiquement improbable serait une meilleure façon de décrire la chose. Puis il manifesta une légère inquiétude en voyant le changement d’expression de Miranda. Tu ne peux pas remonter à la source d’une connexion. Ce n’est pas ainsi que fonctionne le média.

— Et comment fonctionne-t-il ?

— Regarde dehors. Pas vers le Bund – examine la route de Yan’an. »

Miranda tourna la tête pour regarder par la grande vitrine, en partie recouverte de publicités Coca-Cola bariolées et de descriptions en images des spécialités de la maison. Comme la plupart des grandes artères de Shanghai, la roue de Yan’an était encombrée, de cette devanture à celle d’en face, par une masse compacte de cyclistes et de moto-patineurs. En plusieurs endroits, le trafic était si dense qu’on avançait plus vite en allant à pied. Plusieurs voies de circulation dans chaque sens étaient occupées par des véhicules immobiles, écueils polis échoués dans un lent flot brunâtre.

Le spectacle était si familier que Miranda n’y vit rien de spécial. « Que suis-je censée chercher ?

— As-tu noté que personne n’a les mains vides ? Tous ces gens portent quelque chose. »

Carl avait raison. Chacun tenait au minimum dans la main un petit sac en plastique. Bien des gens, les cyclistes par exemple, étaient lourdement chargés.

« Bien. À présent, garde un instant cette image en tête et réfléchis à la meilleure façon d’organiser un réseau mondial de télécommunications. »

Rire de Miranda. « Je n’ai pas la moindre base pour imaginer une chose pareille.

— Bien sûr que si. Jusqu’à maintenant, tu as toujours pensé en termes de réseau téléphonique, celui des vieux passifs. Dans un tel système, chaque transaction a deux participants – les deux correspondants. Et ils sont connectés par un fil qui a traversé un standard téléphonique. Alors, quels sont les traits caractéristiques de ce système ?

— Je n’en sais rien – je te pose la question.

— En premier lieu : seulement deux individus, ou deux entités, peuvent interagir. En deuxième lieu : le recours à une connexion spécifique, établie puis rompue, réservée uniquement à cette conversation précise. En troisième lieu : le système est par essence centralisé. Il ne peut fonctionner sans un standard téléphonique pour assurer la commutation.

— D’accord, je crois que jusqu’ici je te suis.

— Notre système médiatique actuel – celui qui nous fait vivre, toi et moi – est l’héritier du système téléphonique uniquement dans la mesure où il peut servir en gros au même usage – et à quantité d’autres. Mais le point essentiel à garder à l’esprit est que, par sa structure, il est radicalement différent de l’ancien système téléphonique. L’ancien système – et son cousin technologique, le réseau câblé de télévision – a coulé. Il s’est effondré il y a des décennies, et nous avons quasiment dû repartir de zéro.

— Pourquoi ? Il marchait, non ?

— Pour commencer, nous avions besoin d’établir des interactions entre plus de deux entités. Qu’entends-je par entité ? Eh bien, songe aux ractifs. Songe à Première Classe pour Genève. Tu es dans ce train – en même temps que deux douzaines d’autres personnes. Certains de ces individus ragissent : il se trouve dans ce cas précis que les entités sont des êtres vivants. Mais d’autres passagers du train – les serveurs et les porteurs, par exemple – sont de simples robots logiciels. Par ailleurs, la rame est remplie d’accessoires : bijoux, argent, armes, bouteilles de vin. Chacun est également un élément logiciel – une entité séparée. Dans notre jargon, on appelle ça des objets. Le train est lui-même un autre objet, tout comme l’est le paysage qu’il traverse.

« Tiens, le paysage est un bon exemple. Il se trouve qu’il s’agit d’une carte numérique de la France. D’où vient-elle ? Les réalisateurs de Première Classe pour Genève ont-ils dépêché leur propre équipe de topographes pour établir le relevé d’une nouvelle carte de France ? Non, bien sûr que non. Ils ont utilisé des données existantes – un atlas mondial numérique, accessible à tout créateur de ractif qui en a besoin, contre argent, bien entendu. La carte numérique est un objet séparé. Il réside dans la mémoire d’un ordinateur, quelque part. Où, au juste ? Je n’en sais rien. Le ractif non plus. Peu importe. Les données pourraient être en Californie, elles pourraient être à Paris, elles pourraient être au bout de cette rue – ou bien réparties dans tous ces endroits et bien d’autres à la fois. Cela n’a aucune importance ! Parce que notre système médiatique ne fonctionne plus comme l’ancien – avec des liaisons spécialisées transitant par un commutateur central. Il fonctionne comme ça. » Carl indiqua la cohue à l’extérieur.

« Donc, chaque individu dans la rue est comme un objet ?

— Ça se pourrait. Mais une meilleure analogie serait de dire que les objets sont des gens comme nous, installés dans les divers immeubles donnant sur cette rue. Imagine qu’on veuille envoyer un message à quelqu’un résidant à Pudong. On rédige le message sur un bout de papier, on va à la porte et on le confie au premier passant en lui disant : “Allez porter ceci à M. Gu, à Pudong.” Il file au bout de la rue sur ses patins, tombe sur un cycliste qui lui semble se diriger vers Pudong et lui dit : “Allez porter ceci à M. Gu.” Une minute après, ce cycliste est pris dans un embouteillage et confie le message à un piéton qui pourra plus aisément se tirer des embarras, et ainsi de suite, jusqu’à ce que notre billet finisse par parvenir à M. Gu. Si ce dernier désire y répondre, il pourra nous renvoyer un message par la même méthode.

— De sorte qu’il n’y a pas moyen de retracer l’itinéraire emprunté par un message…

— Tout juste. Et la situation réelle est encore plus compliquée. Le réseau médiatique a été conçu à la base pour garantir confidentialité et sécurité, afin que les usagers puissent l’utiliser pour des échanges d’argent. C’est l’une des raisons de l’effondrement des États-nations – sitôt que le maillage médiatique s’est mis à fonctionner à plein régime, les transactions financières ont échappé à la mainmise des gouvernements, et le système de collecte des impôts s’est enrayé. Alors, si l’inspection des finances de jadis n’a pas été fichue de dépister ces messages, tu ne risques pas de repérer la princesse Nell.

— D’accord, j’imagine que ça répond à ma question.

— À la bonne heure ! » dit Carl avec entrain. Il était manifestement ravi d’avoir pu aider Miranda, aussi s’abstint-elle de lui avouer le sentiment qu’avaient fait naître en elle ses paroles. Elle y voyait un défi d’actrice : parviendrait-elle à abuser Carl Hollywood, spécialiste s’il en est du jeu théâtral, en faisant mine de ne pas broncher ?

Apparemment, oui. Il la raccompagna jusqu’à son appartement, situé dans une tour de cent étages, sur la rive opposée, à Pudong, et elle parvint à tenir le coup assez longtemps pour lui dire au revoir, rentrer, se déshabiller et faire couler un bain. Puis elle entra dans l’eau brûlante et là se répandit en un flot abject et glougloutant de larmes d’auto-apitoiement.

Elle finit par reprendre le dessus. Elle devait remettre tout cela en perspective. Elle pouvait toujours interagir avec Nell, et c’est ce qu’elle faisait, jour après jour. Alors, si elle se montrait attentive, tôt ou tard, elle trouverait bien un moyen de percer le barrage. Cela mis à part, elle commençait à comprendre que, qui que soit cette Nell, elle avait été en quelque sorte désignée et que, le moment venu, elle était appelée à devenir un personnage très important. D’ici quelques années, Miranda s’attendait à entendre parler d’elle dans les journaux. Un peu rassérénée, elle sortit du bain et se mit au lit, pour avoir une bonne nuit de sommeil, afin d’être prête le lendemain à s’occuper de nouveau de sa petite protégée.

Description générale de la vie avec l’agent ; son métier et ses autres particularités ; un spectacle troublant ; Nell apprend des choses sur son passé ; une conversation d’après-dîner

Le pavillon de jardin avait deux pièces, une pour dormir et une pour jouer. Cette dernière disposait de deux portes-fenêtres, à tout petits carreaux, donnant sur le jardin de l’agent Moore. Nell avait été mise en garde au sujet de ces petits carreaux, car ils étaient faits de vrai verre. Le verre était plein de bulles et irrégulier, comme l’eau à la surface d’un récipient juste avant l’ébullition, et Nell aimait bien regarder les choses au travers, parce que, même si elle savait que cette vitre n’était pas aussi solide qu’une vitre ordinaire, elle se sentait plus en sécurité, comme si elle pouvait se cacher derrière.

Le jardin proprement dit essayait en permanence d’engloutir la petite maison ; de vigoureux buissons de lierre, de glycine et d’églantiers s’étaient entièrement engagés dans le vaste projet d’escalader les murs en s’enroulant autour des descentes de gouttière en cuivre vert-de-grisé ou en prenant appui sur les arêtes irrégulières des briques et du mortier. Le toit d’ardoise du cottage était phosphorescent de mousse. À intervalles réguliers, l’agent Moore chargeait dans la brèche avec un sécateur pour couper une partie des branches qui faisaient un si joli cadre autour des portes-fenêtres de Nell, de peur qu’elles ne l’emprisonnent.

Nell résidait depuis deux ans dans son pavillon lorsqu’elle demanda au policier si elle ne pouvait pas avoir son bout de jardin potager à elle et, après une phase initiale de choc et de doute, l’agent finit par accepter de retirer quelques dalles de pavage pour délimiter une petite parcelle, puis il fit confectionner par l’un des artisans de Dovetail plusieurs bacs à fleurs en laiton, qu’il fixa ensuite aux murs du cottage. Dans son lopin, Nell sema des carottes, en songeant à son ami Peter qui avait disparu depuis si longtemps et, dans les bacs, elle planta des géraniums. Le Manuel lui avait enseigné comment faire et il lui rappela également de déterrer une pousse de carotte tous les trois ou quatre jours pour l’examiner afin qu’elle s’initie à leur croissance. Nell apprit que si elle tenait le livre au-dessus d’une carotte et fixait une page bien précise, cette dernière se transformait en illustration magique qui se mettait à grandir jusqu’à ce qu’elle puisse distinguer les minuscules filaments qui sortaient des racines, et les organismes unicellulaires accrochés à ces fibres, et les mitochondries à l’intérieur des cellules. Le même tour marchait avec n’importe quoi, et elle passa bien des jours à examiner les yeux des mouches, la moisissure du pain et les cellules sanguines qu’elle extrayait de son propre corps en se piquant le bout du doigt. Elle pouvait également monter au sommet des collines par les nuits claires et froides et se servir de même du Manuel pour voir les anneaux de Saturne et admirer les lunes de Jupiter.

L’agent Moore continuait d’effectuer sa tâche quotidienne au corps de garde. Quand il rentrait le soir, Nell et lui dînaient souvent ensemble dans sa maison. Au début, ils demandaient au MC des plats préparés, à moins que l’agent ne prépare quelque chose de tout simple, comme des œufs sur le plat ou des saucisses grillées. Durant cette période, la princesse Nell et les autres personnages du Manuel se retrouvèrent eux aussi à manger quantité d’œufs et de saucisses, jusqu’à ce que Canard manifeste sa grogne et enseigne à la princesse un régime plus sain. Nell prit dès lors l’habitude de préparer une cuisine plus équilibrée, avec de la salade et des légumes, plusieurs fois par semaine, l’après-midi au retour de l’école. Au début, l’agent bougonna un peu, mais il nettoyait toujours son assiette et faisait même parfois la vaisselle.

L’agent consacrait beaucoup de temps à la lecture. Nell était la bienvenue chez lui quand il s’y consacrait, pourvu qu’elle se tienne sage. Fréquemment, il la mettait dehors pour se mettre en liaison avec un vieil ami, via le grand médiatron fixé au mur de sa bibliothèque. En général, Nell regagnait alors son petit pavillon, mais parfois, surtout les nuits de pleine lune, elle allait se promener dans le jardin. Celui-ci paraissait plus grand qu’il n’était en réalité, grâce à sa subdivision en quantité de petites parcelles. Depuis quelque temps, son endroit favori ces nuits-là était une plantation de grands bambous verts parsemés de jolis rochers. Elle s’asseyait, le dos calé contre un rocher, lisait son Manuel, et parfois elle surprenait le bruit des conversations de l’agent Moore au médiatron : en général, un rire grave et sonore, et des explosions de jurons lancés sur un ton jovial. Pendant un temps, elle avait cru que ce n’était pas le policier qui émettait ces bruits, mais plutôt son correspondant, quel qu’il puisse être : parce que, en sa présence, l’agent Moore était toujours très poli et réservé, quoique un brin excentrique. Mais une nuit, elle entendit un gémissement sonore provenant de chez lui, et elle sortit en rampant de la bambouseraie pour voir de quoi il retournait.

De son point de vue derrière les portes-fenêtres, elle ne pouvait voir le médiatron, dont l’écran était tourné dans la direction opposée. Il illuminait toute la pièce, arrosant de grands éclairs blafards cet espace d’habitude chaud et douillet, en y jetant de longues ombres dentelées. L’agent Moore avait repoussé tout le mobilier contre les murs et roulé le tapis chinois pour dégager le plancher, que Nell avait toujours cru en chêne massif – comme dans sa petite maison ; mais le plancher était en fait un autre grand médiatron, un peu moins lumineux que son homologue mural, et qui affichait quantité de documents en haute résolution : textes, graphiques détaillés, voire ciné-séquences. À quatre pattes au beau milieu, le policier braillait comme un gosse, et ses larmes s’accumulaient dans les soucoupes plates de ses demi-lunettes, avant d’éclabousser le médiatron qui les illuminait bizarrement par en dessous.

Nell avait terriblement envie d’entrer le réconforter, mais elle avait trop peur. Elle resta donc à regarder, interdite, indécise, et, ce faisant, se rendit compte que les éclairs jaillis de l’écran lui évoquaient des explosions ou, plutôt, des images d’explosions. Elle battit bien vite en retraite vers le refuge de sa maisonnette.

Une demi-heure plus tard, elle entendit le bruit surnaturel de la cornemuse de l’agent Moore qui montait de derrière le rideau de bambous. Il lui était déjà arrivé de la prendre pour en sortir quelques couinements, mais c’était bien la première fois qu’elle entendait un authentique récital. Sans être experte en la matière, elle estima qu’il ne se débrouillait pas trop mal. Il jouait un morceau lent, un coronach, et ce chant funèbre irlandais était si triste que Nell en eut le cœur presque chaviré ; le spectacle de l’agent à quatre pattes et pleurant à chaudes larmes n’était pas aussi triste que la musique qu’il jouait à présent.

Peu à peu, il adopta le rythme plus rapide et plus gai d’un pibroch. Nell émergea de son cottage. L’agent n’était qu’une silhouette tailladée en cent rubans par le rideau vertical de bambous, mais il lui suffisait d’osciller sur place, pour qu’une espèce d’illusion d’optique lui permette de reconstituer l’image. La lune l’éclairait. Il s’était changé : il portait maintenant son kilt, avec une chemise et un béret qui semblaient constituer une sorte d’uniforme. Quand ses poumons étaient vides, il prenait une profonde inspiration, sa poitrine se soulevait, et toute une rangée de médailles et d’insignes argentés miroitaient au clair de lune.

Il avait laissé les portes ouvertes. Nell pénétra dans la maison, sans chercher à se faire discrète, sachant qu’il était impossible qu’on l’entende, avec le son de la cornemuse.

Le mur et le plancher étaient deux médiatrons géants, et l’un comme l’autre avaient été recouverts d’une profusion de média-fenêtres, ouvertes par centaines, comme un mur dans une rue passante qui disparaît sous l’amoncellement des affiches et des placards superposés. Certaines fenêtres n’étaient pas plus grandes que la main de Nell, et d’autres avaient la taille d’une publicité murale. La plupart des fenêtres ouvertes par terre affichaient des documents écrits, des tableaux de chiffres, des diagrammes schématiques (quantité d’organigrammes) ou des cartes superbes, tracées avec une clarté et une précision à couper le souffle, révélant les cours d’eau, les reliefs et les noms des villages inscrits en caractères chinois. Tandis que Nell arpentait ce panorama, elle sursauta une ou deux fois, en croyant avoir vu quelque bestiole ramper par terre : mais il n’y avait aucun insecte dans la pièce, ce n’était qu’une illusion engendrée par les imperceptibles fluctuations de la carte, des rangées et des colonnes de chiffres. Tous ces éléments étaient ractifs, à l’instar des mots du Manuel ; mais, contrairement à celui-ci, ils ne réagissaient pas aux actions de Nell mais, supposa-t-elle, à des événements qui se déroulaient très loin.

Quand elle réussit à détacher son regard du plancher pour examiner les médiatrons alignés aux murs, elle constata que la plupart des fenêtres étaient de bien plus grande taille, que presque toutes affichaient des ciné-séquences et que la majorité de celles-ci étaient en pause. Les images étaient parfaitement nettes et définies. Certaines montraient des paysages : un bout de chemin de campagne, un pont enjambant une rivière à sec, un village poussiéreux, illuminé par les flammes vomies des fenêtres de plusieurs maisons. Certaines montraient des individus : des plans serrés de Chinois en uniformes crasseux, sur fond de montagnes sombres, de nuages de fumée ou d’engins vert kaki.

Sur l’une des ciné-séquences, on voyait un homme gisant à terre : son uniforme poussiéreux se confondait presque avec la couleur du sol. Soudain l’image s’anima ; la séquence n’avait pas été figée comme les autres. Quelqu’un passait devant la caméra : un Chinois en pyjama indigo, décoré de rubans écarlates noués autour de la tête et de la taille, même si ces derniers avaient viré au marron crasseux. Quand il sortit du champ, Nell observa plus attentivement l’autre personnage, celui qui gisait dans la poussière, et elle se rendit compte alors seulement qu’il n’avait plus de tête.

L’agent Moore dut entendre son cri couvrir le son de sa cornemuse, car il était dans la pièce en l’affaire de quelques instants, hurlant des ordres aux médiatrons qui s’éteignirent aussitôt, pour redevenir simplement un plancher et des murs. La seule image restant désormais dans la pièce était le grand portrait de Guan Di, le dieu de la Guerre, qui les toisait comme toujours de son air menaçant. L’agent Moore était extrêmement mal à l’aise chaque fois que Nell manifestait telle ou telle émotion, mais il semblait plus à l’aise devant une crise d’hystérie que, par exemple, devant une invitation faire comme si ou une crise de fou rire. Il saisit Nell, la prit avec précaution dans ses bras pour aller la déposer à l’autre bout de la pièce dans un vaste fauteuil en cuir. Il ressortit quelques instants et revint avec un grand verre d’eau qu’il lui donna en refermant délicatement les mains autour des siennes. « Respire à fond et bois », dit-il, presque tout bas ; Nell eut l’impression que cela faisait un bout de temps qu’il lui répétait cela.

Elle constata avec un rien de surprise qu’elle ne pleurait pas de manière incontrôlable, même si elle dut encore maîtriser quelques crises de sanglots. Elle ne cessait de chercher à répéter : « Je peux pas m’empêcher de pleurer », en martelant les syllabes une à une.

Au bout de la dix ou onzième fois, l’agent Moore lui dit : « Tu ne peux pas t’empêcher de pleurer parce que tu es complètement bouleversée psychologiquement. » Il avait pris une espèce de ton professionnel un peu las qui aurait pu paraître cruel ; mais pour Nell, c’était, quelque part, tout à fait rassurant.

« Que voulez-vous dire ? réussit-elle à demander quand elle put de nouveau parler sans que ça lui fasse tout drôle dans la gorge.

— Je veux dire que tu es un vieux soldat, fillette, tout comme moi, et que tu portes des cicatrices… – il dégrafa soudain sa chemise, envoyant les boutons valser dans toute la pièce, pour révéler son torse bigarré – exactement comme moi. La seule différence, c’est que moi je sais que je suis un vieux soldat. Toi, tu persistes à croire que tu n’es qu’une petite fille, comme toutes ces satanées Vickys avec qui tu vas à l’école. »



De temps en temps, une fois l’an, peut-être, il repoussait l’invitation à dîner, enfilait son uniforme, enfourchait un cheval et filait dans la direction de la clave de la Nouvelle-Atlantis. Le cheval le ramenait aux petites heures, tellement ivre qu’il tenait tout juste en selle. Parfois, Nell l’aidait à se mettre au lit et, une fois qu’il avait plongé dans l’inconscience, elle pouvait à loisir examiner ses insignes, rubans et médailles, à la lueur de la bougie. Les rubans en particulier utilisaient un code de couleurs passablement élaboré. Mais le Manuel avait un certain nombre de pages en fin de volume, regroupées sous le nom d’Encyclopédie et, en les compulsant, Nell put établir que l’agent Moore était – ou du moins avait été – général de brigade commandant la Deuxième Brigade de la Troisième Division du Premier Corps expéditionnaire d’Application du Protocole. Un ruban laissait entendre qu’il avait été durant un temps officier de liaison dans une division nippone, mais que son corps d’affectation restait apparemment la Troisième Division. D’après l’Encyclopédie, les soldats de la Troisième étaient souvent appelés les chiens de dépotoir ou plus simplement les Bâtards, parce qu’elle avait tendance à recruter parmi la diaspora blanche : Uitlanders, loyalistes d’Ulster, Blancs de Hongkong, et toutes sortes de déracinés anglo-américains venus des quatre coins du monde.

L’un des insignes épinglés à l’uniforme de l’agent indiquait qu’il avait une formation supérieure en ingénierie nanotechnologique. Cela correspondait à son affectation à la Deuxième Brigade, spécialisée dans la guerre nanotechnologique. L’Encyclopédie disait que sa constitution datait de trente ans auparavant, pour régler à l’époque quelque sale guerre en Europe orientale où les belligérants avaient eu recours à des armes nanotechnologiques primitives.

Deux années plus tard, la division avait été expédiée, en catastrophe, en Chine méridionale. La révolte y grondait depuis que Jang Han Hua avait fait sa Longue Marche et contraint les marchands à la soumission. Jang en personne avait libéré plusieurs camps de lao gai, où des travailleurs esclaves trimaient dur à fabriquer des breloques destinées à l’exportation en Occident : il avait défoncé les écrans d’ordinateurs avec sa canne ornée d’une lourde poignée à tête de dragon, avant de s’en prendre aux contremaîtres qu’il avait réduits en chair à pâté sanguinolente. Ces méthodes d’« inspection » musclée d’un certain nombre d’affaires florissantes, situées pour la plupart dans le sud du pays, avaient mis au chômage des millions de personnes. Tous ces gens étaient descendus dans la rue où ils avaient fomenté des émeutes, bientôt rejoints par des unités sympathisantes de l’Armée populaire de libération. La rébellion avait finalement été matée par des unités de l’APL venues du nord, mais les meneurs s’étaient évanouis dans la « forêt de béton » du delta, tant et si bien que Jang s’était vu contraint d’instaurer un état de siège permanent dans le sud. Les troupes nordistes avaient réussi à maintenir l’ordre avec brutalité mais efficacité durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’un soir une division entière, soit près de quinze mille hommes, soit liquidée par une infestation de nanosites.

Les chefs de la rébellion avaient alors jailli de leurs cachettes, proclamé la République côtière et appelé à la rescousse les troupes d’Application du Protocole pour qu’elles assurent leur protection. Le colonel Arthur Hornsby Moore, vétéran des combats d’Europe orientale, avait été placé à leur tête. Natif d’Hongkong, il en était para, encore enfant, quand la Chine avait récupéré le territoire, et il avait passé une bonne partie de sa jeunesse à bourlinguer en Asie avec ses parents pour finir par s’établir dans les îles Britanniques. Il avait obtenu ce commandement parce qu’il parlait couramment le cantonais et ne se débrouillait pas trop mal en mandarin. Les vieux ciné-clips de l’Encyclopédie montraient à Nell un agent Moore plus jeune : le même homme, avec plus de cheveux et moins de doutes.

La guerre de Sécession chinoise devait commencer pour de bon trois ans plus tard, quand les Nordistes, qui n’avaient pas accès à la nanotechnologie, se mirent à balancer des bombes atomiques. Bientôt, ayant enfin réussi à s’unir, les nations musulmanes envahirent presque toute la province du Xinjiang, tuant une partie de la population chinoise han et chassant les survivants vers l’est, au cœur de la guerre civile. Le colonel Moore souffrit d’une infestation particulièrement grave de nanosites primitifs et dut être évacué et placé en longue convalescence. Dans l’intervalle, la ligne de cessez-le-feu entre le Céleste Empire et la République côtière avait été instaurée.

Depuis cette époque, comme Nell l’avait appris par ses études à l’Académie, Lau Ge avait succédé à Jang à la tête du Céleste Empire. Après avoir laissé s’écouler un intervalle décent, il avait opéré une purge radicale des derniers reliquats d’idéologie communiste, dénoncé un complot impérialiste occidental et s’était autoproclamé le Chambellan du Roi sans trône. Le Roi sans trône était Confucius, et Lau Ge était désormais le plus haut en grade de tous les mandarins.

L’Encyclopédie ne donnait guère d’autres renseignements sur le colonel Arthur Hornsby Moore, sinon qu’il avait refait surface comme conseiller, quelques années plus tard, au cours des émeutes sporadiques de terrorisme nanotech en Allemagne ; par la suite, il avait pris sa retraite et s’était reconverti en consultant en sécurité. C’est à ce dernier titre qu’il avait contribué à l’élaboration du concept de défense en profondeur, autour duquel toutes les cités modernes – dont Atlantis/Shanghai – étaient aujourd’hui construites.



Un samedi, Nell prépara pour l’agent Moore un dîner particulièrement succulent et, quand ils eurent terminé le dessert, elle commença à lui parler d’Harv et de Tequila, et des récits de son frère sur l’incomparable Bud, leur cher père disparu. Soudain, trois heures s’étaient écoulées et Nell continuait de parler au policier des amis de Maman, et le policier continuait d’écouter, levant tout au plus parfois la main pour tripoter ses favoris blancs, mais gardant sinon une attitude extrêmement grave et songeuse. Enfin, Nell arriva à l’épisode Burt, narrant comment elle avait tenté de le tuer avec un tournevis, comment il les avait pourchassés dans les escaliers et comment il avait sans doute trouvé la mort face au mystérieux Chinois à tête ronde. L’agent trouva tout cela fort intéressant et posa quantité de questions, d’abord sur le déroulement tactique détaillé de l’attaque au tournevis, puis sur le type de danse effectué par le Chinois, ainsi que sur sa tenue vestimentaire.

« J’en veux à mon Manuel depuis cette nuit-là, expliqua Nell.

— Pourquoi ? » L’agent parut surpris, même s’il ne l’était sûrement pas autant que la petite fille. Nell avait en effet raconté quantité de choses ce soir-là, sans même y avoir une seule fois réfléchi auparavant ; du moins, croyait-elle n’y avoir jamais réfléchi.

« Je ne peux m’empêcher de penser qu’il m’a trompée. Il m’a amenée à croire que tuer Burt serait une simple formalité et que cela améliorerait mon existence ; mais quand j’ai voulu mettre ces idées en pratique… Elle ne savait comment exprimer le reste.

— … le reste de ton existence a continué de se dérouler, termina l’agent. Petite fille, tu dois admettre que ta vie, Burt étant mort, a constitué un progrès par rapport à ta vie de son vivant.

— Oui.

— Donc, le Manuel avait raison sur ce point. À présent, pour ce qui est du fait que tuer les gens s’avère plus compliqué en pratique qu’en théorie, je te concède volontiers le point. Mais je crois que c’est loin d’être le seul exemple où la vraie vie se révèle plus compliquée que ce que tu en as vu dans le livre. Telle est la Leçon du Tournevis, et tu ferais bien de t’en souvenir. En bref : tu dois être prête à apprendre à d’autres sources que ton livre magique.

— Mais dans ce cas, à quoi sert-il ?

— Je le soupçonne d’être fort utile. Le seul coup à prendre, c’est de savoir traduire ses leçons dans le monde réel. Par exemple, dit l’agent en récupérant sa serviette pour la poser sur la table, prenons quelque chose de tout à fait concret, comme de flanquer une dérouillée aux gens. » Il se leva de table et sortit à grands pas dans le jardin. Nell lui courut après. « Je t’ai vu faire des exercices d’arts martiaux, dit-il en prenant une voix sonore et péremptoire, celle d’un officier s’adressant à ses troupes. Les arts martiaux, c’est l’art de flanquer une dérouillée aux gens. Bon, voyons voir ce que tu donnes face à moi. »

Des négociations s’ensuivirent, le temps pour Nell de s’assurer que l’agent était sérieux. Ce point vérifié, elle s’assit sur les pavés de la terrasse pour ôter ses chaussures. L’agent la regarda faire, le sourcil arqué.

« Oh ! voilà qui est formidable. Messieurs les malandrins n’ont qu’à bien se tenir, sauf si la petite Nell se trouve porter ses satanées chaussures. »

Nell fit quelques exercices d’assouplissement, ignorant les autres railleries du policier. Elle s’inclina vers lui, et il lui répondit par un geste d’impatience. Elle se mit alors dans la posture que lui avait enseignée Dojo. En réaction, l’agent écarta les pieds d’à peine trois centimètres et fit saillir sa bedaine, ce qui était apparemment une attitude héritée de quelque mystérieuse technique de combat écossaise.

Rien ne se produisit durant un long moment : chaque adversaire tournait autour de l’autre : Nell dansait sur place, l’agent se trémoussait sans trop savoir quoi faire. « Qu’est-ce que c’est que ça ? lança-t-il. Tu ne connais que la défense ?

— En gros, oui, m’sieur. Je ne crois pas que l’intention du Manuel était de m’apprendre à agresser les gens.

— Oh, alors, quel intérêt ? » ricana le policier, et, soudain, il tendit la main et empoigna Nell par les cheveux – pas assez fort pour lui faire mal. Il la tint ainsi plusieurs secondes avant de la lâcher. Fin de la première leçon.

— Vous pensez que je devrais me couper les cheveux ? »

Le policier avait l’air terriblement déçu. « Oh non, surtout pas. Ne va jamais te couper les cheveux. Si je t’avais saisie au poignet, irais-tu te trancher le bras ?

— Non, m’sieur.

— Le livre t’a-t-il appris que les petits amis de ta mère te tabasseraient et qu’elle ne te protégerait pas ?

— Non, m’sieur, à part que jusqu’ici il m’a raconté tout plein d’histoires de gens qui faisaient le mal.

— Les gens qui font le mal sont toujours très instructifs. Ce que tu as pu voir là-dedans il y a quelques semaines – et Nell savait qu’il faisait ainsi référence au soldat décapité sur le médiatron – est une application de cette leçon, mais elle est trop flagrante pour être d’une utilité quelconque. En revanche, ta mère qui s’abstient de te protéger de ses petits amis – voilà qui révèle une certaine subtilité, non ? »

Et l’agent poursuivit, changeant de ton pour indiquer que la leçon touchait à sa fin : « Nell, la différence entre les ignorants et les gens cultivés, c’est que ces derniers connaissent davantage de faits. Mais cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou la stupidité. La différence entre les gens intelligents et stupides – et cela reste valable, qu’ils soient cultivés ou non – est que les gens intelligents savent manier la subtilité. Ils ne sont pas désarçonnés par des situations ambiguës, voire contradictoires – en fait, ils s’y attendent même et seraient bien au contraire enclins à la méfiance quand les choses semblent par trop évidentes.

« Ton Manuel te procure de quoi être extrêmement cultivée, mais il ne pourra jamais te rendre intelligente. Cela, c’est la vie qui l’enseigne. Ton existence jusqu’ici t’a offert toutes les expériences nécessaires, mais tu dois pour cela y réfléchir. Si tu ne le fais pas, tu souffriras d’un malaise psychologique. Si en revanche tu y réfléchis, tu deviendras non seulement cultivée mais intelligente et, dans quelques années d’ici, tu m’amèneras sans doute à regretter de n’avoir pas quelques dizaines d’années de moins. »

L’agent Moore se détourna pour regagner la maison, laissant Nell seule dans le jardin, à ruminer le sens de cette dernière déclaration.

Elle supposa que ce devait être le genre de chose qu’elle comprendrait plus tard, quand elle serait devenue intelligente.

Carl Hollywood revient de l’étranger ; il discute avec Miranda de son statut de ractrice et de son avenir professionnel

Carl Hollywood revint d’un séjour d’un mois à Londres, où il était allé rendre visite à de vieux amis, voir des pièces de théâtre et rencontrer en tête à tête plusieurs grands développeurs de ractifs dans l’espoir de négocier des contrats. À son retour, toute la compagnie organisa une fête en son honneur dans le petit foyer du théâtre. Miranda estimait avoir assez bien joué le coup.

Mais, le lendemain, il la coinça dans les coulisses. « Dis donc, qu’est-ce qui se passe ? Et ce n’est pas une figure de style. Je veux réellement savoir ce qui t’est passé par la tête. Pourquoi as-tu pris le roulement du soir pendant mon absence ? Et pourquoi ce comportement bizarre durant toute la soirée ?

— Eh bien, Nell et moi avons vécu des moments intéressants, ces derniers mois. »

Carl parut abasourdi ; il se recula d’un pas, poussa un soupir, roula des yeux.

« Bien sûr, son altercation avec Burt a causé un traumatisme, mais il semble qu’elle ait assez bien réussi à la surmonter.

— Qui est Burt ?

— Je n’en ai aucune idée. Un individu qui lui a fait subir des sévices. Apparemment, elle a réussi à trouver assez rapidement une nouvelle existence, sans doute avec l’aide de son frère Harv, qui n’est toutefois pas resté auprès d’elle – il est toujours coincé dans le même sale pétrin, alors que Nell a réussi à s’en tirer.

— Sûr ? à la bonne heure », dit Carl, ne plaisantant qu’à moitié.

Miranda lui sourit. « Tu vois ? c’est exactement le genre de rétroaction dont j’ai besoin. Je ne parle de tout cela à personne parce que j’ai peur qu’on me prenne pour une folle. Merci. Continue comme ça.

— Quelle est la nouvelle situation de Nell ? » enchaîna aussitôt Carl, tout penaud.

« Je crois qu’elle est à l’école, quelque part. Il semble qu’elle apprenne de nouvelles matières qui ne sont pas explicitement embrassées par le Manuel et qu’elle soit en train de développer de nouvelles formes de relations sociales un peu plus complexes qu’auparavant, ce qui laisserait entendre qu’elle passe plus de temps en la compagnie de personnes d’une classe plus élevée.

— Excellent.

« Elle semble moins obnubilée par les questions d’autodéfense, j’en conclus donc qu’elle est dans une situation moins risquée. Toutefois, son nouveau tuteur doit se montrer assez distant du point de vue émotionnel, car elle cherche bien souvent le réconfort sous l’aile protectrice de Canard. »

Mimique éloquente de Carl : « Canard ?

— L’un des quatre personnages qui accompagne et conseille la princesse Nell. Canard incarne les valeurs domestiques et maternelles. En fait, Peter et Dinosaure ont à présent disparu – c’étaient deux personnages de sexe masculin qui incarnaient les dons de survie.

— Et le quatrième ?

— Pourpre. Je crois que cette dernière prendra bien plus d’importance à l’approche de la puberté.

— La puberté ? tu disais que Nell avait entre cinq et sept ans.

— Et alors ?

— Tu penses qu’elle va encore continuer ainsi pendant… La voix de Carl s’éteignit tandis qu’il envisageait déjà toutes les implications.

« … pendant au moins sept ou huit ans. Oh oui, j’en suis absolument convaincue. Élever une enfant, c’est un engagement tout à fait sérieux.

— Dieu tout-puissant ! » s’exclama Carl, et il se laissa tomber dans un gros fauteuil capitonné avachi qu’on gardait en coulisse précisément pour ce genre de scène.

« C’est bien pour ça que je suis passée au roulement du soir. Depuis que Nell va à l’école, elle s’est mise à n’ouvrir le Manuel qu’en soirée. Apparemment, elle se trouve dans un fuseau qui n’a pas plus de deux heures de décalage avec le nôtre.

— Bien, grommela Carl, cela réduit le champ d’investigation grosso modo à la moitié de la population de la planète.

— Quel est le problème ? rétorqua Miranda. Ce n’est pas comme si je devais faire ça gratis. »

Carl lui adressa un long regard scrutateur et désabusé. « Oui. Effectivement, cela rapporte des revenus convenables. »

Trois petites filles en exploration ; une conversation entre Lord Finkle-McGraw et Mme Hackworth ; après-midi au domaine

Trois petites filles évoluaient sur la pelouse lisse comme un billard devant un grand manoir, tournoyant et se regroupant autour d’un centre de gravité commun pour repartir cabrioler tel un vol d’hirondelles. Parfois elles s’arrêtaient, se dévisageaient toutes les trois et s’engageaient aussitôt dans une discussion animée. Puis elles repartaient soudain au pas de course, apparemment dégagées des contraintes de l’inertie, voletant comme des pétales emportés par une bouffée de brise printanière. Chacune portait au-dessus de sa robe un long manteau de grosse laine pour se protéger de l’air humide et frais balayant le haut plateau central de New Chusan. Il semblait qu’elles se dirigeaient vers une étendue de terrain accidenté, située à quelque sept ou huit cents mètres de là et séparée des jardins entretenus du domaine par un mur de pierre grise, éclaboussé de vert citron et de bleu lavande aux endroits où mousses et lichens avaient pris le dessus. Le terrain de l’autre côté était d’une teinte noisette délavée, comme une coupe de tweed Harris tombée de l’arrière d’un fourgon pour se dévider par terre, même si la floraison naissante des bruyères l’avait saupoudrée d’une brume mauve, presque transparente mais d’un éclat surprenant aux endroits où la ligne de visée de l’observateur se trouvait raser la pente naturelle du terrain – si le mot naturel pouvait s’appliquer au moindre trait de cette île. Bien qu’aussi libres et légères que des oiseaux, chacune des petites filles était lestée d’un petit fardeau d’aspect incongru dans un tel décor, car les efforts des adultes pour les convaincre de renoncer à leurs livres s’étaient, comme toujours, montrés vains.

Parmi les observateurs, se trouvait une femme qui n’avait d’yeux que pour la petite fille aux longs cheveux de flammes. Sa parenté avec l’enfant était suggérée par ses cheveux et ses sourcils auburn. Elle était vêtue d’une robe de coton tissé cousue main, dont l’aspect encore apprêté trahissait qu’elle venait de sortir d’un atelier de couture de Dovetail. Si la réunion avait compris un nombre plus élevé d’anciens combattants de cet état prolongé de guerre larvée connue sous le nom de Société, cette observation aurait sans aucun doute fait l’objet de l’examen attentif des soi-disant sentinelles postées au-dessus des fortifications, pour guetter l’éventuelle attaque de goujats qui se hasarderaient à escalader le vaste glacis séparant les esclaves salariés des Participants à l’Actionnariat. Il eût été dès lors scrupuleusement noté et répété, dans la bonne tradition orale, que Gwendolyn Hackworth, femme pourtant séduisante, à la taille bien prise et au port altier, manquait assez de confiance en elle, lorsqu’elle devait se rendre chez Lord Finkle-McGraw, pour se croire obligée de passer une robe neuve confectionnée tout exprès pour cette occasion.

La lumière grise qui baignait le salon par ses hautes fenêtres était aussi douce qu’une bruine. Mme Hackworth en était toute nimbée et, au moment où elle portait à ses lèvres une tasse de thé en porcelaine de Chine translucide, elle baissa soudain sa garde et trahit partiellement son véritable état d’esprit. Lord Finkle-McGraw, son hôte, la crut abattue et troublée, même si la vivacité de son comportement, lors de la première heure de leur entretien, l’avait conduit à supposer le contraire.

Sentant que son regard s’était attardé sur les traits de la jeune femme plus longtemps qu’il n’était strictement convenable, il reporta vivement son attention sur les trois petites filles qui se promenaient dans le jardin. L’une avait des cheveux de jais qui trahissaient une ascendance en partie coréenne ; mais ayant ainsi établi ses origines comme une sorte de point de référence, il reporta son attention sur la troisième, dont la chevelure était à mi-chemin d’une transition progressive et naturelle du châtain au blond. Cette dernière était la plus grande des trois, même si elles étaient toutes à peu près du même âge ; et bien qu’on la vît participer sans contrainte à tous leurs jeux désinvoltes, elle en prenait rarement l’initiative et, sitôt qu’elle se retrouvait livrée à elle-même, elle avait tendance à présenter une mine grave qui la faisait paraître de plusieurs années plus âgée que ses camarades de jeu. Observant la progression du trio, le Lord actionnaire nota que même sa gestuelle était différente de celle des deux autres gamines ; elle était souple et posée, alors que ses camarades sautillaient de manière imprévisible, comme des balles de caoutchouc sur une pierre mal équarrie.

La différence était (comme le lui révéla un examen plus attentif), que Nell savait toujours où elle allait. Au contraire d’Elizabeth ou Fiona. C’était moins une question d’intelligence innée (les tests et les observations de Miss Matheson le démontraient à l’envi) que d’attitude émotionnelle. Quelque chose dans le passé de la petite fille lui avait enseigné, à son corps défendant, l’importance d’une réflexion approfondie.

« Je vous demande une prédiction, madame Hackworth. Laquelle selon vous atteindra la première la lande ? »

Au son de sa voix, Mme Hackworth se ressaisit. « On dirait une lettre adressée au spécialiste de l’étiquette du Times. Si j’essaye de vous flatter en suggérant que ce sera votre petite-fille, est-ce que je l’accuse implicitement d’impulsivité ? »

Sourire bienveillant du Lord actionnaire. « Laissons de côté l’étiquette – une convention sociale qui n’a rien à voir avec cette enquête – et répondez-moi en scientifique.

— Ah ! si seulement mon John était ici. »

Mais il est ici, songea Lord Finkle-McGraw, dans chacun de ces livres. Mais il n’en dit rien. « Très bien, je vais m’exposer au risque de l’humiliation en prédisant qu’Elizabeth atteindra le mur la première ; que Nell trouvera le passage secret ; mais que votre fille sera la première à s’y aventurer.

— Je suis sûre que jamais vous ne pourriez vous sentir humilié en ma présence, Votre Grâce », dit Mme Hackworth. C’était une phrase difficile à prononcer, et d’ailleurs il ne l’entendit pas vraiment.

Ils reportèrent leur attention vers les fenêtres. Quand les petites furent à un jet de pierre du mur, on vit se faire la décision. Elizabeth se détacha du groupe, partit en courant et fut la première à toucher les pierres froides, suivie à quelques pas par Fiona. Nell restait loin derrière, n’ayant pas altéré sa démarche régulière.

« Elizabeth est une petite-fille de duc, habituée à n’en faire qu’à sa tête, et elle n’a aucune réticence naturelle ; elle se porte en avant et va revendiquer le but comme lui revenant de droit, expliqua Finkle-McGraw. Mais elle n’a pas vraiment réfléchi à ses actes. »

Elizabeth et Fiona venaient à leur tour de poser les mains sur les pierres, comme si elles jouaient à chat perché. Mais Nell s’était arrêtée et tournait la tête de chaque côté pour inspecter sur toute sa longueur le parcours sinueux du mur dans ce paysage de plus en plus vallonné. Après quelques instants, elle tendit la main pour en désigner une section voisine et entreprit aussitôt de s’y diriger.

« Nell se tient au-dessus de la mêlée pour réfléchir, expliqua Finkle-McGraw. Pour les autres petites, le mur est un élément décoratif, n’est-ce pas ? Un truc joli à parcourir et à explorer. Mais pas pour Nell. Nell sait ce qu’est un mur. C’est un savoir qu’elle a intégré précocement, sur lequel elle n’a pas besoin de réfléchir. Nell s’intéresse plus aux portes qu’aux murs. Les portes secrètes, dérobées, sont particulièrement intéressantes. »

Fiona et Elizabeth la suivirent en hésitant, caressant de leurs petites mains roses la pierre humide, sans trop savoir où les menait Nell. Cette dernière progressait dans l’herbe d’un pas décidé et parvint bientôt à une légère déclivité. On l’y vit presque disparaître lorsqu’elle descendit vers les fondations du mur.

« Un chenal d’écoulement, expliqua Finkle-McGraw. Surtout, ne vous inquiétez pas. Il se trouve que j’y suis passé à cheval ce matin. L’eau ne monte que jusqu’aux chevilles, et le diamètre du conduit convient tout à fait à des fillettes de huit ans. Le passage est long de quelques mètres – plus prometteur que menaçant, oserai-je espérer. »

Fiona et Elizabeth avancèrent avec précaution, surprises par la découverte de Nell. Toutes trois disparurent dans le boyau. Quelques instants plus tard, on pouvait discerner un éclair rouge vif traversant rapidement les bruyères par-delà le mur. Fiona escalada le léger affleurement rocheux qui marquait le début de la lande et, tout excitée, fit signe à ses compagnes.

« Le passage secret a été découvert par Nell, mais elle est prudente et patiente. Elizabeth se trouve décontenancée par son impulsivité antérieure… elle se sent idiote, voire un rien renfrognée. Quant à Fiona…

— Fiona voit sans aucun doute un portail magique ouvrant sur un royaume enchanté, dit Mme Hackworth, et doit encore être toute déconfite de constater que vous n’avez pas peuplé l’endroit de licornes et de dragons. Sinon, elle n’aurait pas hésité un seul instant à se précipiter dans ce tunnel. Ce monde-ci n’est pas celui où ma Fiona désire vivre, Votre Grâce. Elle désire un autre monde, où la magie est partout, où les contes se réalisent et où… »

Sa voix s’éteignit, et elle se racla la gorge, mal à l’aise. Lord Finkle-McGraw la regarda et lut sur ses traits une souffrance, vite masquée. Il comprit le reste de la phrase sans l’avoir entendue… et où mon mari est ici avec nous.

Deux cavaliers, un homme et une femme, remontaient au trot l’allée gravillonnée qui longeait les jardins, jusqu’au portail en fer forgé percé dans le mur de pierre, dont les deux vantaux s’ouvrirent à leur approche. L’homme était Colin, le fils de Lord Finkle-McGraw, la femme son épouse, et ils étaient sortis sur la lande pour surveiller leur fille et ses deux jeunes amies. Constatant que leur supervision n’était plus requise, Lord Finkle-McGraw et Mme Hackworth s’éloignèrent de la fenêtre pour se rapprocher instinctivement du feu qui brillait dans une cheminée de pierre vaste comme un garage.

Mme Hackworth s’assit dans un petit fauteuil à bascule, tandis que le Lord actionnaire choisissait un vieux fauteuil en cuir incongrûment défoncé. Un domestique leur resservit du thé. Mme Hackworth posa la soucoupe et la tasse en équilibre sur ses genoux, les maintenant des deux mains, puis elle rassembla ses idées.

« J’ai toujours désiré enquêter sur le lieu de résidence et les activités de mon mari, qui me sont restés un mystère depuis son départ, expliqua-t-elle ; j’ai toutefois cru comprendre, sur la foi de quelques déclarations très générales et fort prudentes qu’il a pu me faire, que la nature de ses activités était secrète et que, si Votre Grâce en avait la moindre connaissance – tout ceci n’étant, bien sûr, que simple hypothèse commode de ma part –, vous seriez contraint de traiter cette information avec une discrétion sans faille. Il va sans dire, j’imagine, que jamais ne me viendrait à l’idée d’user de mes faibles pouvoirs de persuasion pour vous inciter à violer la confiance placée en vous par une instance supérieure.

— Considérons comme acquis que nous saurons l’un et l’autre choisir ce que nous dicte l’honneur », répondit Finkle-McGraw avec un sourire désinvolte et rassurant.

« Merci. Mon mari continue de m’écrire des lettres, presque toutes les semaines, mais elles sont extrêmement générales, vagues et superficielles. Depuis ces derniers mois, toutefois, ces lettres m’ont paru remplies d’images et d’émotions étranges. Elles sont… bizarres. J’en suis venue à craindre pour l’équilibre mental de mon époux et pour les conséquences de toute entreprise qui reposerait sur sa seule sûreté de jugement. Et si je n’hésite pas à tolérer son absence aussi longtemps qu’il lui sera nécessaire pour accomplir sa tâche, l’incertitude commence à me ronger.

— Je ne suis pas entièrement ignorant en la matière et je ne pense pas violer la confiance de quiconque si je vous avoue que je ne suis pas le seul à avoir été surpris par la durée de son absence. Sauf erreur de ma part, les concepteurs de sa mission n’avaient jamais imaginé qu’elle durerait si longtemps. Vous serez sans doute en partie soulagée d’apprendre qu’on ne pense pas qu’il coure un quelconque danger. »

Mme Hackworth sourit respectueusement, mais cela ne dura pas.

« La petite Fiona semble bien supporter l’absence de son père.

— Oh, mais pour Fiona, il n’est jamais vraiment parti, dit Mme Hackworth. C’est le livre, voyez-vous, le livre ractif. Quand John le lui a donné, juste avant son départ, il lui a dit qu’il était magique et qu’il pourrait lui parler par son entremise. Je sais bien que c’est absurde, mais la petite croit vraiment que chaque fois qu’elle ouvre ce livre, son père lui lit une histoire, voire joue avec elle dans un monde imaginaire, de sorte qu’il ne lui manque pas du tout. Je n’ai pas le cœur de lui dire qu’il ne s’agit que d’un vulgaire média-programme informatisé.

— Je suis enclin à croire que, dans ce cas précis, la tenir dans l’ignorance est une politique fort sage.

— En tout cas, jusqu’ici, elle lui a bien servi. Mais, à mesure que le temps passe, elle devient de plus en plus étourdie, de moins en moins disposée à se concentrer sur ses études. Elle vit dans un monde imaginaire et elle y est très heureuse. Mais quand elle apprendra que l’imaginaire n’est que cela, j’ai bien peur qu’elle l’accepte mal.

— Elle n’est sûrement pas la première jeune personne à montrer les signes d’une imagination vivace, nota le Lord actionnaire. Tôt ou tard, tout cela semble rentrer dans l’ordre. »

Les trois petites exploratrices et leurs deux chaperons adultes regagnèrent bientôt la grande demeure. La lande désolée appartenant à Lord Finkle-McGraw était aussi éloignée des goûts des petites que pouvaient l’être le whisky pur malt, l’architecture gothique, les couleurs ternes et les symphonies de Bruckner. Une fois là-bas, ayant pu constater que l’endroit était dépourvu de licornes roses, de vendeurs de barbes-à-papa, de bandes d’adolescents ou de toboggans liquides vert fluo, leur intérêt retomba et elles commencèrent à se rapprocher du manoir – qui était en soi bien loin de Disneyland, mais entre les murs duquel une jeune utilisatrice aussi expérimentée et autoritaire qu’Elizabeth serait toujours susceptible de trouver quelques pépites consolatrices, par exemple un personnel de cuisine employé à plein temps et formé (entre autres talents parfaitement inutiles) à préparer du chocolat chaud.

Ayant autant qu’il était possible osé effleurer le sujet de la disparition de John Percival Hackworth, avant de s’en éloigner bien vite sans autre dommage que peut-être une rougeur des joues et des yeux brillants, Lord Finkle-McGraw et Mme Hackworth s’étaient repliés, d’un commun accord, vers des sujets moins brûlants. Les petites allaient rentrer déguster leur chocolat chaud, et bientôt pour les invitées sonnerait l’heure de regagner les quartiers à eux assignés pour la journée, où elles pourraient se débarbouiller et s’apprêter en vue du grand événement : le dîner.

« Je serais ravie de veiller sur l’autre petite – Nell – jusqu’à l’heure du dîner, dit Mme Hackworth. J’ai noté que le gentleman qui l’avait amenée ce matin n’est pas encore revenu de la chasse. »

Le Lord actionnaire étouffa un rire à l’idée que le général Moore aide une petite fille à s’habiller pour dîner. L’homme avait la grâce de connaître ses limites, aussi passait-il la journée à aller chasser jusqu’aux confins extrêmes du domaine. « La petite Nell sait fort bien se débrouiller toute seule et il se pourrait bien qu’elle n’ait ni le besoin ni l’envie d’accepter votre offre, si généreuse soit-elle. Mais sans doute sera-t-elle ravie de passer cet intermède avec Fiona.

— Pardonnez-moi, Votre Grâce, mais je m’inquiète à l’idée que vous puissiez laisser une enfant de son âge livrée à elle-même la plus grande partie de l’après-midi.

— Elle ne doit pas voir les choses ainsi, je puis vous l’assurer, et cela pour la même raison que la petite Fiona ne s’imagine pas que son père ait pu abandonner le logis familial. »

L’expression qui se lut à cet instant sur les traits de Mme Hackworth suggérait une légère incompréhension. Mais avant qu’elle ait pu expliquer à son hôte son erreur de jugement, ils furent interrompus par les éclats perçants d’un conflit acerbe qui leur parvenait depuis le hall. La porte s’entrouvrit, et Colin Finkle-McGraw apparut. Il avait encore le visage rougi par le vent sur la lande, et il arborait un sourire forcé qui ne différait pas franchement d’un rictus ; son front se plissait toutefois à intervalles réguliers au rythme des cris particulièrement perçants poussés par Elizabeth. Dans une main, il tenait un exemplaire du Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles. On pouvait voir derrière lui Mme Finkle-McGraw qui tenait par le poignet la jeune Elizabeth, avec une force évoquant les pinces d’un forgeron approchant de l’enclume un lingot dangereusement brûlant ; et l’éclat des joues rubicondes de la petite renforçait encore cette analogie. La femme s’était penchée de sorte que son visage était à la hauteur de celui d’Elizabeth, et elle était en train de la tancer d’une voix basse et sifflante.

« Désolé, père, dit le jeune Finkle-McGraw d’une voix empreinte d’un enjouement forcé pas vraiment convaincant. C’est l’heure de la sieste, apparemment. Et, se tournant avec un signe de tête : madame Hackworth. » Puis il fixa de nouveau le visage de son père et suivit son regard, baissé vers le livre. « Comme elle était impolie avec les domestiques, on lui a confisqué son livre pour le reste de l’après-midi. C’est la seule punition qui semble la marquer – aussi l’employons-nous avec une certaine fréquence.

— Alors peut-être qu’elle ne la marque pas autant que vous ne le supposez », observa Lord Finkle-McGraw, l’air désabusé et le ton perplexe.

Colin Finkle-McGraw choisit d’interpréter cette remarque comme un trait d’esprit visant d’abord Elizabeth – mais il faut bien dire que les parents d’enfants en bas âge doivent par nécessité avoir un sens de l’ironie bien différent de celui du reste de l’humanité non affligée d’un tel fardeau.

« On ne peut tout de même pas la laisser passer sa vie fourrée dans les pages de votre livre magique, Père. C’est pour elle comme un petit empire interactif, avec Elizabeth jouant les impératrices soumettant ses fidèles sujets à toutes sortes de décrets propres à vous glacer le sang. Il est important qu’on la ramène à la réalité de temps en temps, histoire de remettre les choses à leur vraie place.

— Leur vraie place… Parfait. Eh bien, je vous attends tous les deux, et avec Elizabeth à sa vraie place, pour l’heure du dîner.

— Bon après-midi, Père… Madame Hackworth », dit le jeune homme, et il referma la porte, lourd chef-d’œuvre d’ébénisterie et fort efficace piège à décibels.

Gwendolyn Hackworth crut alors discerner sur les traits de Lord Finkle-McGraw une expression qui lui donna envie de quitter la pièce. Après s’être acquittée des amabilités d’usage, c’est d’ailleurs ce qu’elle fit. Elle récupéra Fiona dans l’angle de cheminée où elle s’était installée pour déguster le reste de son chocolat chaud. Nell était là, elle aussi, plongée dans son exemplaire du Manuel, et Gwendolyn nota non sans surprise qu’elle n’avait pas du tout touché à sa boisson.

« Qu’est-ce que c’est ! ? s’exclama-t-elle en croyant prendre le ton sucré qui s’imposait. Une petite fille qui n’aime pas son bon chocolat chaud ! »

Nell était entièrement absorbée par son livre, et, durant un instant, Gwendolyn crut qu’elle ne l’avait pas entendue. Mais quelques secondes plus tard, il apparut évident que l’enfant ne faisait que retarder sa réaction, le temps qu’elle soit parvenue à la fin d’un chapitre.

Alors elle leva lentement les yeux de la page du livre. Nell était une petite fille raisonnablement séduisante, comme peuvent l’être presque toutes les petites filles avant que le déferlement immodéré des hormones amène certaines parties de leur visage à se développer de manière disproportionnée aux autres ; elle avait des yeux noisette, qui avaient des reflets orange à la lueur des flammes, et comme un éclat sauvage. Gwendolyn avait du mal à en détacher son regard ; elle se sentait pareille à un papillon prisonnier qui contemple à travers le verre grossissant d’une loupe l’œil calme et aiguisé du naturaliste.

« Le chocolat est parfait, dit Nell. La question est : en ai-je besoin ? »

Il y eut un assez long silence, le temps que Gwendolyn trouve une réponse adéquate. Nell ne semblait pas en attendre : elle avait livré une opinion, point final.

« Ma foi, dit enfin Gwendolyn, si jamais tu décides que tu pourrais éventuellement avoir besoin de quoi que ce soit, dis-toi bien que je serai dans ce cas ravie de t’assister.

— Votre offre est fort aimable. Et je vous en suis infiniment reconnaissante, madame Hackworth », dit Nell, sur le ton parfait des princesses dans les livres.

« Très bien. Bon après-midi », dit Gwendolyn. Elle prit Fiona par la main et la conduisit à l’étage. Fiona lambinait d’une manière presque idéalement calculée pour ennuyer, et elle ne répondait aux questions de sa mère que par des hochements de tête dans un sens ou dans l’autre parce que, comme toujours, elle avait l’esprit ailleurs. Une fois parvenues à leurs quartiers temporaires dans l’aile réservée aux invités, Gwendolyn mit au lit Fiona pour sa sieste, puis elle s’installa devant un secrétaire pour finir de rédiger sa correspondance. Mais c’était à présent au tour de Mme Hackworth de découvrir qu’elle avait l’esprit ailleurs, hanté par ces trois bien étranges petites filles – les trois plus intelligentes de l’académie de Miss Matheson – qui toutes entretenaient une relation bien spécifique avec leur Manuel. Son regard délaissa les feuilles éparses de papier médiatronique sur le secrétaire, pour se porter vers la fenêtre et contempler la lande sur laquelle un léger crachin s’était mis à tomber. Elle passa ainsi presque une heure à se torturer l’esprit avec des petites filles et des Manuels.

Puis il lui revint une affirmation énoncée par son hôte, au cours de l’après-midi, et qu’elle n’avait pas sur le coup appréciée à sa juste valeur : ces petites n’étaient pas plus étranges que toutes les autres petites filles, et faire retomber sur le Manuel les bizarreries de leur comportement était faire preuve d’une totale incompréhension.

Nettement rassurée, elle sortit alors son stylo en argent et entama une lettre à son époux disparu et qui ne lui avait jamais paru si lointain.

Miranda reçoit un message ractif inhabituel ; un trajet dans les rues de Shanghai ; l’hôtel Cathay ; une soirée raffinée ; Carl Hollywood la présente à deux personnages peu communs

Dans quelques minutes il serait minuit, et Miranda s’apprêtait à terminer sa vacation de la soirée et à descendre de scène. On était vendredi soir. Nell avait apparemment décidé pour une fois de ne pas passer une nuit blanche.

Les soirs d’école, on pouvait compter qu’elle aille au lit entre dix heures trente et onze heures, mais, le vendredi, c’était sa nuit pour s’immerger dans le Manuel comme elle le faisait étant petite, six ou sept ans plus tôt, au début de toute cette aventure. Pour l’heure, Nell était embarquée dans une partie de l’histoire qui devait lui paraître particulièrement frustrante : en gros, tenter de débrouiller l’énigme des rites sociaux d’une secte de fées passablement bizarres qui l’avaient jetée dans un labyrinthe souterrain. Elle finirait bien par trouver la solution – elle la trouvait toujours – mais pas ce soir.

Miranda s’offrit quatre-vingt-dix minutes de supplément en scène pour intervenir dans un ractif de samouraïs fort prisé au Japon : elle y jouait une fille de missionnaire blond platine enlevée de Nagasaki par un méchant rônin. Son rôle se limitait à piailler sans cesse en attendant d’être sauvée par un gentil samouraï. C’était vraiment malheureux qu’elle ne parle pas la langue et (par-dessus le marché) qu’elle connaisse mal le style théâtral nippon, car, d’après le script, ils étaient censés faire des trucs assez radicaux et intéressants au niveau du karamaku – l’« écran vide » ou « jeu vide ». Huit ans plus tôt, elle aurait fait le vol d’une heure jusqu’à l’archipel nippon pour apprendre la langue. Quatre ans plus tôt, elle aurait à tout le moins été dégoûtée d’elle-même à se voir jouer ce rôle stupide. Mais cette nuit elle lançait ses répliques au signal, couinait et se trémoussait aux bons moments, et elle repartit avec son cachet, en même temps qu’un joli pourboire et l’inévitable petit mot envoyé par le client – un cadre moyen d’Osaka qui tenait à faire plus ample connaissance. Bien entendu, la même technologie qui empêchait Miranda de retrouver Nell empêchait ce connard de retrouver Miranda.

Une offre d’emploi urgente clignota sur son écran juste au moment où elle remballait ses affaires. Elle consulta l’écran RENSEIGNEMENTS ; le boulot ne payait pas si bien que ça, mais il était de très courte durée. Elle l’accepta donc. Elle se demandait qui pouvait bien lui adresser ses offres d’emploi urgentes ; six ans plus tôt, c’était encore fréquent ; mais, depuis qu’elle s’était mise à travailler le soir, elle était plus ou moins devenue une de ces minettes occidentales interchangeables affublées d’un nom à coucher dehors.

Cela vous avait des allures de bizarre création d’art bohème, genre projet d’atelier ractif surgi de son passé lointain : un paysage surréaliste de formes géométriques abstraites et colorées, avec des visages qui surgissaient çà et là, en deux dimensions, à l’instant de dire la réplique. Ces visages étaient affichés en placage de texture, donnant ainsi l’impression d’être recouverts d’un maquillage élaboré ou d’avoir été modelés pour évoquer une pelure d’orange, une peau d’alligator ou une coque de noix exotique.

« Elle nous manque », dit l’un des visages ; la voix, vaguement familière, était numéritraitée pour donner un gémissement aux résonances spectrales inquiétantes.

« Où est-elle ? » s’enquit un autre visage, d’aspect déjà un peu plus familier.

« Pourquoi nous a-t-elle abandonnés ? » dit un troisième visage, et malgré le placage de texture et le traitement numérique de la voix, Miranda reconnut Carl Hollywood.

« Si seulement elle daignait venir à notre fête ! » s’écria un autre personnage, que Miranda identifia comme une ractrice de la compagnie du Parnasse – Christine ou quelque chose comme ça.

Le prompteur lui souffla sa réplique : Désolée, les enfants, mais je bosse tard ce soir.

« D’accord, d’accord, dit Miranda. Je vais improviser. Où êtes-vous tous ?

— La soirée de la troupe, idiote ! lança Carl. Tu as un taxi qui t’attend dehors – on s’est même fendu d’un modèle de pleine voie ! »

Miranda décrocha du ractif, acheva de ranger son plateau-cabine en la laissant ouverte pour qu’un autre membre de la compagnie puisse y pénétrer d’ici quelques heures pour travailler durant la période la plus demandée. Elle descendit l’escalier en spirale avec sa théorie de chérubins, muses et Troyens en stuc, traversa le foyer où un duo de ractifs stagiaires à l’œil vague étaient en train de nettoyer les détritus de la représentation en direct de la soirée, et sortit par la porte principale. Et là, dans la rue, illuminée par le néon rose et mauve nauséeux cernant l’enseigne, l’attendait effectivement un taxi de pleine voie, tous feux allumés.

Elle fut vaguement surprise quand le chauffeur prit la direction du Bund, et non celle des quartiers d’immeubles de faible hauteur de Pudong, résidences traditionnelles des Occidentaux sans tribu et de revenus modestes. Les soirées se passaient en général dans le séjour de l’un ou l’autre membre de la troupe.

Puis elle se souvint que le Parnasse était désormais une compagnie théâtrale à succès, qu’ils avaient quelque part un immeuble entier occupé par des développeurs qui mettaient au point de nouveaux ractifs ; que leur production actuelle de Macbeth avait coûté un paquet ; que Carl s’était envolé pour Tokyo, Shenzhen et San Francisco, à la recherche d’investisseurs, et qu’il n’en était pas revenu les mains vides. Pour le premier mois, les représentations se jouaient à guichets fermés.

Mais ce soir, il y avait eu beaucoup de sièges vides dans la salle, car la majorité du public de la générale était non chinois, or les non-Chinois hésitaient à sortir la nuit dans les rues à cause des rumeurs sur les Poings de la juste harmonie.

Miranda était nerveuse, elle aussi, même si elle refusait de l’admettre. Le taxi tourna à l’angle d’une rue et ses phares balayèrent un groupe de jeunes Chinois assemblés sous un porche, et quand l’un d’eux porta une cigarette à sa bouche, elle entrevit l’éclat d’un ruban écarlate noué à son poignet. L’angoisse l’étreignit, son cœur battit la chamade, sa gorge se serra. Mais les jeunes ne pouvaient rien discerner à travers les vitres miroirs du taxi. Ils ne fondirent pas sur elle, en brandissant des armes et en criant « Sha ! Sha ! »

L’hôtel Cathay se dressait au milieu du Bund, à l’intersection de la route de Nankin, la Rodeo Drive de l’Extrême-Orient. À perte de vue – et peut-être jusqu’à Nankin – l’artère était bordée de boutiques et de grands magasins, occidentaux et nippons, et l’espace aérien la surmontant était saupoudré d’aérostats guère plus gros que des amandes, équipés d’une ciné-caméra avec logiciel de reconnaissance de forme, qui leur permettait de surveiller tout rassemblement un peu louche de jeunes gens susceptibles d’appartenir à une cellule du Poing.

Comme tous les autres grands édifices occidentaux en bordure de rivage, le Cathay était souligné de bandeaux lumineux blancs, ce qui n’était sans doute pas un mal, car autrement il n’aurait guère fait impression. De jour, son aspect extérieur était en effet pour le moins sordide et délabré.

Miranda s’amusa à jouer au dégonflé avec le portier : elle se dirigea vers l’entrée, d’un pas décidé, certaine qu’il allait lui ouvrir la porte, mais l’autre restait derrière, les mains croisées dans le dos, en la lorgnant d’un air maussade. Finalement, il céda et lui ouvrit, même si elle dut quand même ralentir le pas pour ne pas s’écraser le nez contre la vitre.

George Bernard Shaw était descendu ici ; Noel Coward y avait écrit une pièce. Le hall était haut et étroit, en marbre Arts Déco, avec de splendides lustres en fer forgé et des arches de vitraux à travers lesquelles filtrait la lumière blanche des immeubles du Bund. Un orchestre de jazz rétro jouait au bar, slap-bass et percussions sur bidons. À l’entrée, Miranda se dressa sur la pointe des pieds pour repérer où se déroulait la soirée ; elle ne vit rien, hormis un groupe d’aérotouristes européens d’âge moyen en train de danser le slow et la brochette habituelle de jeunes gommeux Chinois, installés en rang d’oignon au bar et comptant bien la voir entrer.

Finalement, elle monta jusqu’au septième, où se trouvaient tous les restaurants originaux. La grande salle de banquets avait été louée par une vague organisation outrageusement fortunée, et elle était remplie de messieurs vêtus de costumes d’un luxe intimidant, de dames portant des robes encore plus intimidantes, et saupoudrée de quelques Victoriens aux tenues beaucoup plus sobres – quoique toujours coquettes et coûteuses. La musique était pour le moins discrète – juste un Chinois en smoking jouant du jazz derrière un piano à queue, mais, sur la scène au fond de la salle, un orchestre plus conséquent était en train d’installer son matériel.

Elle allait s’éclipser, en se demandant dans quelle arrière-salle pouvait bien se dérouler leur nouba de bateleurs minables, quand elle entendit une voix l’appeler de l’intérieur.

Carl Hollywood approchait, traversant par le milieu la salle de banquets comme s’il était chez lui, resplendissant avec ses bottes de cow-boy taillées main dans la peau souple de quantité de repaies et d’oiseaux exotiques, et portant un ample vêtement, sorte de croisement entre une cape et un cache-poussière occidental, qui balayait presque le sol et donnait l’impression qu’il mesurait deux mètres dix et non son malheureux mètre quatre-vingt-quinze. Ses longs cheveux blonds étaient peignés en arrière, et sa barbiche pharaonique pointait raide et taillée en pointe comme un sarcloir. Il était superbe, et il le savait, et ses yeux bleus transperçaient Miranda, la clouant sur place devant les portes ouvertes de l’ascenseur par lequel elle avait failli s’échapper.

Il l’étreignit à l’étouffer, puis la fît virevolter. Elle se ratatina contre lui, protégée de la foule du banquet sous le bouclier enveloppant de sa cape. « J’ai l’air d’une vraie pomme, souffla-t-elle. Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que ce serait une soirée de ce style ?

— Pourquoi ne l’aurais-tu pas su ? » rétorqua Carl. En bon metteur en scène, l’un de ses talents était de vous poser les questions les plus difficiles qu’il se puisse imaginer.

« J’aurais mis autre chose. J’ai l’air…

— T’as l’air d’une jeune artiste bohème, dit Carl, en reculant d’un pas pour examiner son justaucorps noir typiquement collant, qui se contrefiche des tenues prétentieuses et qui, dès qu’elle entre quelque part, fait paraître tous les autres trop habillés, et qui peut se le permettre parce qu’elle a ce petit quelque chose de spécial.

— Espèce de chien à la langue trop bien pendue, tu sais très bien que c’est du flan.

— Il y a quelques années, tu aurais traversé cette pièce en levant ton joli petit menton comme un bélier, et tout le monde se serait écarté pour t’admirer. Pourquoi plus maintenant ?

— Je n’en sais rien, admit Miranda. Je crois que c’est cette histoire avec Nell. J’ai hérité de tous les inconvénients de la maternité sans même réussir à avoir de gosse. »

Carl se détendit et se radoucit, et Miranda sut qu’elle avait prononcé les mots qu’il attendait. « Allez, viens, je veux te présenter quelqu’un.

— Si tu comptes essayer de me caser avec un de ces fils de pute pleins aux as…

— Loin de moi pareille idée…

— Pas question de devenir une femme au foyer qui joue la comédie à ses heures perdues.

— J’entends bien, dit Carl. À présent, veux-tu bien te calmer une minute ? »

Miranda se forçait à ignorer qu’ils étaient maintenant parvenus au beau milieu de la salle. Carl Hollywood monopolisait toute l’attention, ce qui lui convenait parfaitement. Elle échangea des sourires avec un couple de racteurs qui étaient apparus sur l’invitation interactive qui l’avait convoquée ici ; tous deux semblaient plongés dans une conversation fort agréable avec des gens très bien, sans doute des investisseurs.

« Qui m’emmènes-tu voir ?

— Un type nommé Beck. Une de mes vieilles connaissances.

— Mais pas un ami ? »

Carl eut un sourire gêné, puis il haussa les épaules. « On a été amis, durant un temps. On a également été collaborateurs. Partenaires en affaires. C’est la vie, Miranda : au bout d’un moment, on se bâtit un réseau de relations. On leur transmet des éléments de données susceptibles de les intéresser, et eux font de même. Vis-à-vis de moi, c’est ce genre de type.

— Je ne vois toujours pas pourquoi tu tiens à me le présenter.

— Je crois bien, dit Carl très doucement, mais en jouant sur sa voix en acteur de sorte qu’elle distingua parfaitement chaque mot, que ce gentleman est en mesure de t’aider à retrouver Nell. Et que tu es en mesure de lui fournir quelque chose qu’il recherche. »

Sur quoi, il s’écarta dans un grand mouvement de cape pour lui reculer un siège. Ils étaient maintenant à l’angle de la salle de banquets. De l’autre côté de la table, tournant le dos à la large baie vitrée à l’appui de marbre, le Bund illuminé et la cacophonie médiatronique de Pudong jetant une lueur sanglante sur les épaulettes lustrées de son costume, était assis un jeune Africain à nattes rasta, le nez chaussé de lunettes noires dont les minuscules lentilles circulaires contenaient une espèce de réseau spatial métallique d’une complexité ostentatoire. À ses côtés, mais c’est à peine si Miranda nota sa présence, se tenait un homme d’affaires nippon, vêtu du kimono noir traditionnel, qui fumait un truc sentant le vieux cigare démodé et foncièrement cancérigène.

« Miranda, voici M. Beck et M. Oda, tous deux corsaires. Messieurs, voici Miranda Redpath. »

Les deux hommes inclinèrent la tête dans un pathétique vestige de salut, mais aucun ne fit mine de vouloir lui serrer la main, ce qui était aussi bien – de nos jours, c’était incroyable les saloperies qui pouvaient se transmettre par simple contact épidermique. Miranda ne leur rendit même pas leur salut ; elle s’assit simplement et laissa Carl faire les présentations. Elle n’aimait pas les gens qui se présentaient comme des corsaires. C’était juste une façon prétentieuse de dire thète – un individu sans tribu.

C’était ça, ou alors ils appartenaient effectivement à une tribu – à leur dégaine, sans doute quelque phyle synthétique tordu dont elle n’avait jamais entendu parler –, mais pour quelque raison prétendaient le contraire.

Mais Carl poursuivait : « J’ai déjà expliqué à ces messieurs, sans entrer dans le détail, que tu désirerais réaliser l’impossible. Puis-je t’apporter quelque chose à boire, Miranda ? »

Après son départ, il y eut un assez long silence, sans doute mis à profit par M. Beck pour toiser Miranda, bien qu’elle n’aurait su dire, à cause des lunettes noires. La fonction essentielle de M. Oda semblait de jouer les spectateurs nerveux, comme s’il avait parié la moitié de sa fortune sur le réseau à deviner qui parlerait le premier, de Miranda ou de M. Beck.

Un stratagème lui vint à l’esprit. Il indiqua de la main l’estrade et hocha la tête d’un air entendu : « Vous aimez ce groupe ? »

Miranda les observa : une demi-douzaine d’individus des deux sexes et d’ethnies assorties. La question de M. Oda n’était pas évidente, car ils n’avaient pour l’instant pas encore interprété la moindre note. Elle reporta son attention sur ledit M. Oda qui pointait à présent le doigt sur sa propre personne, de manière éloquente.

« Oh ! vous êtes l’imprésario ? » dit Miranda.

M. Oda sortit de sa poche un petit objet scintillant qu’il fit glisser sur la table vers Miranda. C’était une broche émaillée en forme de libellule. Elle avait remarqué des ornements similaires portés par plusieurs invités. Elle la saisit avec précaution. M. Oda tapota son revers avec un signe de tête, l’encourageant à les imiter.

Elle préféra, provisoirement, la laisser où elle était, sur la table.

« Je ne vois rien du tout, dit enfin M. Beck, apparemment à l’intention de M. Oda. En première approximation, elle me paraît nette. » Miranda comprit que M. Beck l’avait inspectée en recourant à quelque système d’affichage intégré à ses verres phénoménoscopiques.

Elle cherchait encore à imaginer une réponse cinglante quand M. Oda se pencha vers elle, dans le nuage de fumée de son cigare. « Nous avons cru comprendre que vous désiriez établir certaine connexion. Et que ce désir était très fort. »

Des corsaires. Le terme sous-entendait également que ces messieurs, à leurs propres yeux tout du moins, avaient comme qui dirait leur petite entreprise, un moyen personnel de tirer des revenus de leur propre manque d’affiliation tribale.

« On m’a dit qu’une telle chose était impossible.

— Il serait plus correct de parler en termes probabilistes », dit M. Beck. Son accent était principalement d’Oxford, avec un rythme jamaïcain et une netteté qui avait quelque chose d’indien.

« Astronomiquement improbable, dans ce cas, reprit Miranda.

— Tout juste », dit M. Beck.

À présent, la balle avait en quelque sorte réussi à se retrouver dans le camp de Miranda. « Les gars, si vous croyez avoir trouvé un moyen de battre les probabilités, pourquoi n’entrez-vous pas dans les ractifs de Vegas pour faire fortune ? »

La blague parut à vrai dire amuser ces messieurs plus qu’elle ne l’aurait escompté. Ils n’étaient pas insensibles à l’ironie. Enfin un signe favorable dans le barrage presque insurmontable de signes négatifs qu’elle avait obtenus d’eux jusqu’ici.

L’orchestre se mit à jouer, un air de musique de danse bien rythmé. Les lumières s’atténuèrent, et la salle se mit à scintiller de la multitude d’éclats clignotants jetés par toutes les broches à libellules.

« Ça ne marcherait pas, expliqua M. Beck, parce que Vegas est un pur jeu de chiffres sans aucune signification humaine. L’esprit ne s’interface pas avec de simples chiffres.

— Mais les probabilités demeurent, dit Miranda.

— Imaginez que vous ayez rêvé une nuit que votre sœur est victime d’une catastrophe et que, la voyant le lendemain, vous apprenez qu’elle vient de rompre avec son petit ami ?

— Ce pourrait être une coïncidence.

— Oui. Mais guère probable. Voyez-vous, il est peut-être possible de vaincre les probabilités, quand le cœur intervient en même temps que l’esprit. »

Miranda supposa qu’aucun des deux hommes n’était conscient de la cruauté foncière de ce qu’ils étaient en train de lui dire. Mieux valait encore n’avoir aucun espoir. « Vous ne seriez pas tous les deux embringués dans une espèce de trip religieux ? »

MM. Beck et Oda se dévisagèrent de manière éloquente. M. Oda entreprit un petit rituel personnel de suçotement de dents et de raclements de gorge, qui devait sans aucun doute véhiculer des torrents d’informations pour un de ses compatriotes, mais ne dévoilait absolument rien à Miranda, en dehors de l’indication vague que la situation était passablement compliquée. M. Beck exhiba une antique boîte à priser en argent – peut-être une simple réplique –, prit une pincée de poussière de nanosites et se l’enfourna dans une de ses grandes narines circulaires, avant de se gratter nerveusement le dessous du nez. Il fit descendre ses lunettes, exposant ses grands yeux bruns, et fixa distraitement derrière Miranda le milieu de la salle, observant l’orchestre et la réaction des danseurs à sa prestation. Il portait lui aussi une libellule montée en broche, qui s’était mise à scintiller et à clignoter en jetant de superbes éclats multicolores, comme une flotte de voitures de police et de camions de pompiers assemblés autour d’un immeuble en flammes.

Le groupe enchaîna sur un bizarre magma sonore détonnant et sans rythme, qui engendra de lents courants de convection dans la foule des danseurs.

« Comment avez-vous connu Carl, tous les deux ? » demanda Miranda, espérant ainsi plus ou moins rompre la glace.

M. Oda hocha la tête pour s’excuser. « Je n’avais pas eu le plaisir de faire sa connaissance jusqu’à tout récemment.

— Et moi, j’étais sur sa production de thyuh-tuh à Londres.

— Vous êtes racteur ? »

Ricanement ironique de M. Beck. Un mouchoir de soie multicolore fleurit dans sa main, et il se moucha rapidement et proprement, en priseur expérimenté. « Je suis machiniste, expliqua-t-il.

— Vous programmez des ractifs ?

— Entre autres activités.

— Vous vous occupez des lumières et des décors ? ou plutôt des trucs numériques ? ou alors vous êtes nanotech ?

— Les distinctions désobligeantes ne m’intéressent pas. Je ne m’intéresse qu’à une chose, dit M. Beck, en levant son index, surmonté de la griffe d’un ongle imposant mais parfaitement manucuré, à savoir l’utilisation de la technologie pour véhiculer du sens.

— Ce qui couvre un vaste domaine, de nos jours.

— Certes, mais ça ne devrait pas. Ou si l’on veut, les distinctions en la matière sont bidons.

— Qu’y a-t-il de mal à simplement programmer des ractifs ?

— Absolument rien, de même qu’il n’y a rien de mal à pratiquer le théâtre traditionnel en direct, ou tant qu’on y est, à s’installer autour d’un feu de camp pour raconter des histoires, comme j’aimais le faire sur la plage quand j’étais môme. Mais, dès qu’il s’agit de trouver de nouvelles méthodes, c’est mon boulot de technicien de les découvrir. Votre art, madame, est de savoir être ractrice. Le mien, c’est de découvrir de nouvelles technologies. »

Le bruit venant de l’orchestre était devenu une suite de pulsations aléatoires. Alors qu’ils parlaient, les pulsations se regroupèrent pour composer un rythme plus régulier. Miranda se retourna pour regarder les danseurs sur la piste. Tous avaient un regard lointain, étrangement concentré. Les libellules à leur revers s’étaient mises à clignoter avec frénésie, émettant une puise cohérente de lumière blanche éclatante sur chaque temps de la musique. Miranda réalisa que les broches devaient être connectées par un moyen quelconque au système nerveux de leur porteur et qu’elles dialoguaient entre elles, créant collectivement la musique. Un guitariste se mit à tisser une ligne mélodique improvisée sur ce motif sonore qui se fondait graduellement, et le son vint se condenser autour, à mesure que les danseurs percevaient la mélodie. Une boucle de rétroaction était en train de s’instaurer. Une jeune femme se mit à psalmodier une espèce de récitatif qui semblait improvisé. Peu à peu, une mélodie en naquit. La musique était toujours bizarre et informe, mais elle commençait à s’approcher de ce qu’on était susceptible d’entendre sur un enregistrement professionnel.

Miranda se retourna pour dévisager M. Beck. « Vous pensez avoir inventé une nouvelle façon de véhiculer du sens par la technologie…

— Un moyen d’expression.

— Un nouveau moyen d’expression, et vous pensez qu’il peut m’aider à obtenir ce que je cherche… Parce que dès que le sens intervient, les lois de la probabilité peuvent être contournées.

— Il y a deux idées fausses dans votre raisonnement. Un : je n’ai pas inventé le moyen d’expression. D’autres l’ont fait, peut-être dans un but différent, et je suis tombé dessus par hasard, ou peut-être cela m’a-t-il été suggéré incidemment.

« Pour ce qui est des lois probabilistes, chère madame, il est impossible de les enfreindre, pas plus qu’on ne peut enfreindre n’importe quel autre principe mathématique. Mais les lois de la physique et les mathématiques sont comme un système de coordonnées, qui ne travaillerait que dans une seule dimension. Peut-être en existe-t-il une autre, perpendiculaire, invisible de ces lois de la physique, et qui décrit les mêmes choses avec des règles différentes, des règles écrites dans nos cœurs, en un recoin profond qui nous reste à jamais inaccessible, hormis peut-être dans nos rêves. »

Miranda jeta un œil vers M. Oda, espérant de lui un clin d’œil ou quelque autre signe, mais il fixait la piste avec une expression terriblement sérieuse, en dodelinant légèrement du chef, comme s’il était lui aussi absorbé dans de profondes réflexions. Miranda inspira un grand coup, puis soupira.

Quand elle regarda de nouveau M. Beck, il l’observait, ayant noté sa curiosité vis-à-vis de M. Oda. Il leva la main, paume vers le haut, et se frotta le gras du pouce avec les autres doigts.

Ainsi donc, Beck était le pirate et Oda le commanditaire. La relation la plus ancienne et la plus gênante qui soit dans le monde technologique.

« Nous avons besoin d’un troisième participant, dit M. Beck, rejoignant ses pensées.

— Pour faire quoi ? dit Miranda, à la fois évasive et sur la défensive.

— Toutes les entreprises technomédiatiques ont la même structure », expliqua M. Oda, s’activant pour la première fois depuis un bout de temps. Mais, désormais, une agréable synergie s’était développée entre le groupe et la salle, bon nombre de participants s’étaient mis à danser – des chorégraphies complexes et intimidantes mais aussi des piétinements pour le moins primitifs. « Une assise en trépied. » Oda leva le poing et se mit à tendre les doigts pour ponctuer son énumération. Miranda nota que ces doigts étaient noueux et courbés, comme s’ils avaient subi des fractures à répétition. M. Oda était peut-être un pratiquant aguerri de certains arts martiaux aujourd’hui dédaignés par la majorité des Nippons, à cause de leurs origines prolétaires. « Pied numéro un : une nouvelle idée technologique. M. Beck. Pied numéro deux : un financement adéquat. M. Oda. Pied numéro trois : l’artiste. »

MM. Beck et Oda regardèrent Miranda de manière éloquente. Elle rejeta la tête en arrière et réussit à rire de bon cœur, un grand rire qui lui secoua le diaphragme. Ça faisait du bien. Elle secoua la tête, balayant ses épaules avec sa chevelure. Puis elle se pencha au-dessus de la table, en criant pour surmonter la musique. « Faut-il que vous soyez aux abois, tous les deux. Je suis un vieux croûton, les mecs. Rien que dans cette salle, il doit bien y avoir une demi-douzaine de racteurs qui ont bien plus d’avenir que moi. Carl ne vous a donc pas mis au courant ? Je suis coincée depuis bientôt six ans sur le même plateau-cabine à faire des trucs pour enfants. Je ne suis pas une vedette.

— Le vedettariat est synonyme de maîtrise du ractif conventionnel. Ce qui est précisément la technologie que nous cherchons à dépasser », dit M. Beck, un rien dépité qu’elle n’ait pas saisi.

M. Oda indiqua l’orchestre en train de jouer. « Aucun n’était musicien professionnel – certains n’étaient pas même amateurs. Le talent musical n’a rien à voir dans l’affaire – ces gens symbolisent une nouvelle race d’artistes nés trop tôt.

— Presque trop tôt, précisa M. Beck.

— Oh ! mon dieu », dit Miranda qui commençait à saisir, Pour la première fois, elle se dit que ce dont parlaient Beck et Oda – quoi que ce puisse être – était une vraie possibilité. Ce qui voulait dire qu’elle était à quatre-vingt-dix pour cent convaincue – même si seuls ses deux interlocuteurs étaient à même de le comprendre.

Il y avait maintenant trop de bruit pour parler. En reculant, un danseur vint buter contre la chaise de Miranda et manqua la renverser. Beck se leva, contourna la table et tendit la main, l’invitant à danser. Miranda contempla l’agitation dionysiaque qui avait envahi la piste et comprit que le seul moyen d’être tranquille était de se joindre à la danse. Elle récupéra sur la table la broche à libellule et suivit Beck au milieu de la piste. Sitôt agrafée, la broche se mit à clignoter et Miranda crut déceler qu’un nouveau motif venait de s’ajouter à la trame musicale.

Extrait du Manuel, la princesse Nell pénètre sur les terres du Roi Coyote

Tout cet après-midi torride, Nell peina pour grimper les innombrables lacets, en saisissant à intervalles réguliers le sac pendu à sa ceinture pour en sortir une poignée des cendres de Pourpre qu’elle répandait derrière elle comme des semences. Chaque fois qu’elle s’arrêtait pour récupérer, elle pouvait contempler l’étendue de désert brûlé qu’elle venait de franchir : une plaine fauve saupoudrée de rochers volcaniques brun-rouge et de plaques gris-vert d’épineux aromatiques qui s’accrochaient comme de la moisissure dans tous les recoins protégés du vent perpétuel. Elle avait espéré que, en escaladant le flanc de la montagne, elle s’élèverait au-dessus de la couche de poussière, mais celle-ci l’avait suivie, lui recouvrant d’une croûte les lèvres et les orteils. Dès qu’elle respirait par le nez, l’air sec ne réussissait qu’à irriter ses narines desséchées, aussi avait-elle renoncé à vouloir sentir quoi que ce soit. Mais en toute fin d’après-midi, un souffle d’air humide et frais descendit de la montagne et lui baigna le visage. Elle inspira, espérant en profiter avant qu’il ne glisse vers le désert en contrebas. Il sentait les arbres à feuilles persistantes.

De lacet en lacet, elle traversait et retraversait ces délicieuses bouffées d’air parfumées, si bien qu’après chaque épingle qu’elle négociait sur la piste, elle était incitée à grimper vers la suivante. Les petits buissons accrochés aux roches et tapis dans les fissures devenaient de plus en plus nombreux et vigoureux, et bientôt des fleurs apparurent, d’abord de minuscules boutons blancs, pareils à des poignées de sel jetées sur la rocaille, puis des corolles plus larges, bleues, magenta ou orange vif, débordantes d’un nectar parfumé qui attirait des abeilles toutes duveteuses et jaunes de pollen dérobé. Des chênes noueux et des sapins épais et bas jetaient de courtes ombres en travers du chemin. La ligne de crête approchait, et les virages s’élargirent à mesure que la pente décroissait. Nell se réjouit quand les lacets disparurent et que la piste partit en ligne droite pour couper à travers les molles ondulations d’une prairie d’altitude couverte de bruyère aux fleurs pourpres et ponctuée de rares bosquets de grands sapins. Un instant, elle redouta que cette prairie ne soit qu’une corniche et qu’elle ait d’autres montagnes à gravir, mais en fait le chemin redescendait. La démarche hésitante, maintenant que de nouveaux muscles devaient soutenir son poids à la descente, elle traversa, mi-courant, mi-marchant, un vaste glacis, grêlé de minuscules bassins d’eau limpide, avec çà et là, des plaques de neige humide, jusqu’au moment où le sol se déroba brutalement devant elle ; elle dérapa et s’arrêta au dernier moment ; juchée en équilibre précaire, tel un faucon pèlerin, elle pouvait contempler une immense contrée ponctuée de lacs bleus et de montagnes vertes, drapée de nappes tournoyantes de brouillard argenté.


Nell tourna la page et vit le panorama tel que l’avait décrit le livre. C’était une reproduction en double page – une peinture en couleurs, estima-t-elle. Chaque fragment était aussi réaliste qu’une ciné-séquence. Mais la géométrie du tableau était bizarre, empruntant plusieurs effets surréalistes propres à la peinture de paysage classique chinoise ; les montagnes étaient trop escarpées, et elles s’éloignaient à l’infini jusqu’à l’horizon, et pour peu que Nell regarde attentivement, elle pouvait apercevoir de hauts châteaux accrochés au-dessus d’insondables précipices, et les bannières colorées ondulant à leurs mâts portaient des meubles héraldiques qui étaient animés : les griffons étaient prêts à bondir, les lions rugissaient, et elle pouvait distinguer tous ces détails, quand bien même ces châteaux devaient être à des kilomètres de distance ; chaque fois qu’elle contemplait un détail, il grossissait pour constituer une nouvelle image, et dès que son attention se relâchait – qu’elle cligne des paupières ou tourne la tête – l’image initiale reprenait aussitôt la place.

Elle passa un long moment à jouer de la sorte, parce qu’il y avait pour le moins des douzaines de châteaux sur l’image, et elle en vint à se dire que si elle continuait à regarder et à compter, elle pourrait bien continuer ainsi éternellement. Mais il n’y avait pas que les châteaux : il y avait aussi des montagnes, des cités, des fleuves, des lacs, des oiseaux et des animaux, des caravanes et toutes sortes de voyageurs.

Elle examina pendant un certain temps un groupe de voyageurs qui avaient arrêté leurs chariots dans une prairie au bord de la route et monté un camp ; assis autour d’un feu de joie, ils tapaient des mains au rythme du quadrille joué par un des leurs sur une petite cornemuse, à peine audible à cette distance de plusieurs kilomètres. Puis elle se rendit compte que le livre n’avait plus parlé depuis un long moment. « Que s’est-il passé ensuite ? » demanda-t-elle. Le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles ne dit rien. « Nell chercha un passage sûr pour descendre », hasarda-t-elle. Son point de vue se modifia soudain. Une plaque de neige apparut dans le champ. « Non, attends, s’exclama-t-elle. Nell introduisit de la neige fraîche dans sa gourde vide. »

Sur le tableau, Nell vit ses mains roses et nues ramasser de la neige et la glisser, morceau par morceau, par le goulot du récipient. Quand il fut plein, elle remit le bouchon (Nell n’eut pas besoin de spécifier ce détail), puis se mit à contourner le rocher, à la recherche d’un passage pas trop escarpé. Là non plus, Nell n’eut pas besoin de s’expliquer en détail ; dans le ractif, elle explorait le rocher d’une manière assez rationnelle et, au bout de quelques minutes, elle découvrait un escalier taillé dans la roche, qui descendait en sinuant à l’infini à flanc de montagne, jusqu’au moment où il disparaissait à travers la mer de nuages, bien loin en contrebas. La princesse Nell entama la descente, une marche après l’autre.

Au bout d’un moment, Nell tenta une expérience : « La princesse Nell descendit l’escalier durant de longues heures. »

Cela déclencha une succession de fondus enchaînés comme ; dans les vieux passifs : l’image se transforma en un gros plan de ses pieds, en train de descendre péniblement les marches, qui s’enchaîna sur une vue prise de beaucoup plus bas à flanc de montagne, à son tour suivie d’un cadrage serré sur la princesse Nell en train de déboucher sa gourde pour boire de la neige fondue ; une autre vue, toujours plus bas ; Nell assise pour récupérer ; un aigle prenant son essor ; l’approche de la mer de nuages ; de grands arbres ; la traversée de la brume ; enfin, Nell descendant pesamment les dix dernières marches et débouchant dans une clairière au milieu d’une forêt de sombres conifères, tapissée d’aiguilles de pins couleur de rouille. C’était le crépuscule et les loups commençaient à hurler. Nell prit ses dispositions habituelles pour la nuit, alluma un feu et se blottit pour dormir.

Étant parvenue à une halte convenable, Nell s’apprêtait à refermer le livre. Il faudrait qu’elle reprenne cette aventure un peu plus tard.

Elle venait d’entrer dans le pays du plus vieux et du plus puissant des Souverains des Fées. Les nombreux châteaux perchés sur les montagnes appartenaient à tous ses comtes et ducs, et elle subodorait qu’elle allait devoir les visiter tous, avant d’obtenir ce qu’elle était venue chercher. Ce n’était pas une aventure à expédier un petit matin de samedi. Mais alors qu’elle refermait le Manuel, de nouveaux mots apparurent avec une illustration sur la page qu’elle venait de lire, et un détail sur l’image l’amena à rouvrir le livre. Elle montrait un corbeau perché sur une branche au-dessus de la princesse Nell, tenant dans son bec un collier. Il était formé d’onze clefs ouvragées accrochées à une chaîne en or. La princesse Nell l’avait portée à son cou ; apparemment, le prochain événement du récit était que cet oiseau allait la lui dérober pendant son sommeil. Sous l’image, il y avait un poème, dit par le corbeau depuis son perchoir.

Châteaux, jardins, or et joyaux :

Satisfaction, pour les idiots

Comme la princesse Nell ; mais ceux qui

Cultivent leur esprit,

Tels que le Roi Coyote et ses corbeaux

Compilent leur pouvoir, morceau après morceau,

Le cachant en des lieux secrets

Que personne ne connaît.

Nell referma le livre. Tout cela était trop déroutant pour qu’elle y réfléchisse immédiatement. Elle avait couru après ces clefs presque toute sa vie. La première, elle l’avait subtilisée au Roi des Pies, juste après être arrivée avec Harv à Dovetail. Les dix autres, elle les avait récupérées une par une au cours des années ultérieures. Elle y était parvenue en se rendant dans les pays des divers Souverains des Fées qui les détenaient et en appliquant les tours appris de ses Amis de la Nuit. Elle avait ainsi récupéré chacune des clefs d’une manière différente.

L’une des plus difficiles à obtenir avait appartenu à une vieille Reine des Fées qui avait su déjouer tous les tours que Nell avait pu imaginer et détourner toutes ses attaques. Finalement, en désespoir de cause, la princesse Nell s’était abandonnée à la merci de cette reine en lui narrant la triste histoire de son frère Harv prisonnier du Château noir. La reine lui avait alors offert un bon bol de consommé de volaille avant de lui tendre sa clef avec un sourire.

Peu de temps après, Canard avait croisé sur son chemin une jeune et fringante cane colvert et il s’était envolé avec elle pour fonder une famille. Pourpre et la princesse Nell avaient alors continué à voyager de concert durant plusieurs années, et souvent, le soir venu, quand elles étaient assises autour d’un feu de bois au clair de lune, Pourpre enseignait à Nell les secrets qu’elle tenait de son livre magique et les savoirs anciens qu’elle gardait en mémoire.

Ces derniers temps, elles avaient parcouru mille milles à dos de chameau à travers un grand désert rempli de djinns, de démons, de sultans et de califes, pour finalement atteindre le palais coiffé d’un grand dôme en oignon qui abritait le souverain local – lui-même un djinn de grand pouvoir – régnant sur tous les déserts. La princesse Nell avait ourdi un plan compliqué pour mettre la main sur le trésor du djinn. Pour le réaliser, Pourpre et elle devaient vivre pendant deux ans dans la cité entourant le palais et effectuer de fréquentes expéditions dans le désert, à la recherche d’anneaux et de lampes magiques, de cavernes secrètes et autres éléments du même genre.

Finalement, Pourpre et la princesse Nell avaient pénétré dans la salle du trésor du roi djinn et trouvé la onzième clef. Mais voilà qu’elles avaient été surprises par le djinn en personne, qui les avait attaquées, déguisé en serpent cracheur de flammes. Pourpre s’était alors transformée en un aigle géant aux ailes métalliques et pourvu de serres résistantes au feu – à la grande surprise de la princesse Nell qui n’avait jamais imaginé que sa compagne eût possédé de tels pouvoirs.

La bataille entre Pourpre et le djinn avait fait rage durant un jour et une nuit, les deux combattants se transformant successivement en toutes sortes de créatures fantastiques et se jetant mutuellement toutes sortes de sorts dévastateurs, jusqu’à ce qu’en définitive l’imposante forteresse ne soit plus que ruines, le désert brûlé et défoncé à plusieurs kilomètres à la ronde, et Pourpre et le roi djinn étendus morts l’un et l’autre, sur le sol de ce qui avait été la salle du trésor.

Nell avait ramassé par terre la onzième clef, l’avait glissée sur sa chaîne, puis elle avait incinéré la dépouille de Pourpre et répandu ses cendres à travers le désert au cours des nombreux jours de marche de sa traversée, jusqu’aux montagnes et à cette terre verdoyante où les onze clefs venaient à présent de lui être dérobées.

Expériences de Nell à l’école ; une confrontation avec Miss Stricken ; les rigueurs du Complément d’études ; philosophie de l’éducation selon Miss Matheson ; trois amies se séparent

AGLAÉ | BRILLANT

EUPHROSYNE | JOIE

THALIE | ÉPANOUISSEMENT

Les noms des trois Grâces, ainsi que les diverses conceptions de ces dames par toutes sortes d’artistes, étaient gravés, peints et sculptés à foison à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Académie de Miss Matheson. Nell ne pouvait tourner son regard sans voir l’une ou l’autre gambader parmi les fleurs des champs, distribuer des couronnes de lauriers aux héros valeureux, brandir de concert une torche vers le ciel, ou déverser des rayons chatoyants sur des pupilles réceptives.

La partie du programme que préférait Nell était Thalie, qui était prévue à une heure du matin et une heure de l’après-midi. Dès que Miss Matheson tirait sur la vieille corde qui pendait du beffroi pour faire retentir un unique glas douloureux sur tout le campus, Nell et les autres filles de sa section se levaient, faisaient la révérence à leur institutrice, sortaient en file indienne dans le corridor pour sortir – puis couraient comme des dératées rejoindre la salle de culture physique, où elles troquaient aussitôt leur uniforme pesant, rugueux et compliqué, contre un uniforme léger, ample, rugueux et compliqué, mais qui leur laissait plus de liberté de mouvement.

Le cours d’Épanouissement était donné par Miss Ramanujan ou l’une de ses assistantes. En général, elles réservaient à la matinée les exercices vigoureux, tels que le hockey sur gazon, et à l’après-midi les plus gracieux, tels que les danses de salon, voire ces disciplines bizarres qui faisaient pouffer les filles, telles qu’apprendre à marcher, se tenir et s’asseoir comme une Dame.

Le Brillant était le domaine de Miss Matheson, même si elle laissait en général le travail à ses assistantes, se contentant de venir inspecter les salles de classe dans son vieux fauteuil roulant en bois et osier. Durant la période Aglaé, les filles se rassemblaient en groupes d’une demi-douzaine pour répondre aux questions ou résoudre les problèmes posés par les enseignants : par exemple, elles comptabilisaient le nombre d’espèces animales et végétales qu’on pouvait trouver dans un pied carré de forêt derrière l’école. Elles montaient une scène d’une tragédie grecque. Elles se servaient d’une simulation ractive pour modéliser l’économie d’une tribu lakota avant l’introduction du cheval. Elles concevaient des machines simples grâce à un système de nanoprésence, puis elles essayaient de les compiler dans le MC et de les faire fonctionner. Elles tissaient du brocart et faisaient de la porcelaine, comme jadis les dames chinoises. Et il y avait un océan de connaissances historiques à apprendre : l’histoire biblique, grecque et romaine pour commencer, puis celle de quantité d’autres peuples de par le monde, qui servaient pour l’essentiel d’assise à l’histoire des peuples anglo-saxons.

Curieusement, ce dernier sujet ne faisait pas partie du programme de Brillant ; il était confié aux mains fermes de Miss Stricken, maîtresse de la Joie[5].

En sus des deux périodes quotidiennes d’une heure, Miss Stricken retenait l’attention de l’ensemble des étudiantes, une fois le matin, une autre le midi et une dernière en soirée. Lors de ces assemblées, sa fonction essentielle était de rappeler à l’ordre les élèves ; de réprimander publiquement les brebis qui auraient par trop divagué depuis la dernière réunion ; de leur infliger les méditations qui pouvaient lui avoir dernièrement accaparé l’esprit ; et finalement, en termes révérencieux, de leur présenter le Père Cox, vicaire des lieux, qui se chargeait de conduire la prière. Miss Stricken héritait également de l’ensemble des étudiantes pendant deux heures le dimanche matin, et elle pouvait éventuellement requérir leur attention durant jusqu’à huit heures les samedis, pour peu qu’elle estime qu’elles avaient besoin d’un supplément d’orientation.

La première fois que Nell s’assit dans l’une des salles de classe de Miss Stricken, elle s’aperçut, détail pervers, que son pupitre avait été installé directement derrière celui d’une autre fille, de sorte qu’elle était incapable de voir quoi que ce soit, à part le nœud dans les cheveux de sa voisine de devant. Elle se leva, essaya de déplacer le pupitre et découvrit qu’il était boulonné par terre. En fait, tous les pupitres étaient disposés selon une trame parfaitement régulière, et tous tournés vers Miss Stricken ou l’une de ses deux assistantes, Miss Bowlware et Mme Disher.

Miss Bowlware leur enseignait l’histoire des Peuples anglo-saxons, en démarrant avec les Romains de Londinium, puis en cavalant à travers la conquête normande, la Grande Charte, la guerre des Deux-Roses, la Renaissance et la guerre de Sécession ; mais elle ne s’emballait réellement qu’à l’abord de la période géorgienne où, là, elle écumait littéralement en expliquant les défauts de ce monarque syphilitique, qui avaient amené les vertueux Américains à rompre avec dégoût avec la mère patrie. Elles étudiaient ensuite les passages les plus sordides de Dickens qui, prenait grand soin d’expliquer Miss Bowlware, étaient qualifiés de littérature victorienne parce qu’ils avaient été rédigés sous le règne de Victoria II mais qui traitaient en fait de temps pré-victoriens, avant d’ajouter que les mœurs des Victoriens originels – ceux qui avaient édifié l’Empire britannique d’antan – étaient en fait une réaction au comportement regrettable de leurs parents et grands-parents, dépeint en détail de manière si convaincante par Dickens, leur romancier le plus populaire.

Les filles devaient en définitive s’installer derrière leur pupitre et jouer quelques ractifs montrant à quoi ressemblait la vie à cette époque : elle n’avait en gros rien d’agréable, sauf si l’on sélectionnait l’option éliminant toutes les maladies. À ce point, Mme Disher ne manquait pas d’intervenir pour remarquer que si les élèves trouvaient ça effrayant, elles feraient mieux de voir comment vivaient les gens à la fin du vingtième siècle. Effectivement, après avoir vu en ractif l’existence d’un enfant du centre urbain de Washington D.C. dans les années 1990, la plupart des jeunes filles devaient bien convenir qu’elles auraient à tout coup préféré choisir de vivre dans une maison de correction de l’Angleterre pré-victorienne.

Tout ce qui précédait plantait le décor d’un examen parallèle sur trois fronts : l’Empire britannique ; l’Amérique d’avant le Viêt-Nam ; enfin l’histoire moderne et contemporaine de la Nouvelle-Atlantis. En général, Mme Disher traitait des éléments les plus récents et de tout ce qui concernait l’Amérique.

Miss Stricken se chargeait du grand dénouement à l’issue de chaque période et à la fin de chaque module. Elle débarquait en fanfare pour expliquer les conclusions auxquelles il convenait d’aboutir et s’assurer que chacune de ses élèves s’en était bien imprégnée. Elle avait également une façon bien à elle de s’introduire à l’improviste, tel un prédateur, dans la salle de classe pour venir caresser les phalanges des filles surprises à chuchoter, faire des grimaces aux professeurs, se passer des billets, griffonner, rêvasser, s’agiter, se gratter les jambes, se curer le nez, soupirer ou s’assoupir.

De toute évidence, elle devait les surveiller sur des moniteurs depuis le cagibi de son bureau voisin. Une fois, Nell était en salle de Joie et écoutait avec assiduité un cours sur le programme de prêt-bail. Lorsqu’elle entendit le grincement de la porte du bureau de Miss Stricken qui s’ouvrait derrière elle, elle réprima, comme toutes ses camarades, une envie panique de se retourner. Elle entendit les talons de Miss Stricken claquer dans sa rangée, entendit vrombir la règle et sentit soudain ses phalanges exploser.

« Se coiffer est une activité à laquelle on se livre en privé, pas en public, Nell, dit Miss Stricken. Les autres filles le savent ; à présent, vous aussi. »

Nell était cramoisie, et elle referma comme un bandage sa main valide autour de ses doigts blessés. Elle n’y comprenait rien, jusqu’au moment où l’une des autres filles accrocha son regard et fit un mouvement circulaire de son index plaqué contre la tempe : selon toute apparence, Nell s’était roulé les cheveux autour d’un doigt, comme bien souvent elle le faisait machinalement lorsqu’elle lisait le Manuel ou réfléchissait intensément à quelque chose.

La règle était une forme de discipline tellement ridicule, surtout comparée à une vraie raclée, qu’au début Nell fut incapable de la prendre au sérieux ; elle trouva même ça plutôt drôle les premières fois. Malgré tout, à mesure que les mois passaient, la punition lui semblait devenir de plus en plus douloureuse. Soit elle devenait douillette, soit – éventualité plus probable – la vraie dimension du châtiment commençait à la pénétrer. Elle s’était sentie tellement étrangère au début que rien n’avait d’importance. Mais à mesure qu’elle se mit à exceller dans les autres classes et à gagner le respect de ses enseignants comme de ses camarades, elle découvrit qu’elle avait de l’orgueil à perdre. Quelque chose en elle voulait se rebeller, tout balancer pour ne pas qu’on puisse le retourner contre elle. Mais elle appréciait tant ces autres cours qu’elle ne pouvait se résoudre à envisager plus longtemps une telle éventualité.

Un jour, Miss Stricken décida de porter toute son attention sur Nell. Cela n’avait rien d’inhabituel – il était de pratique courante de sélectionner au hasard certaines étudiantes pour une formation intensive. Alors qu’il ne restait que vingt minutes de cours et que Miss Stricken lui avait déjà frappé la main droite pour s’être tortillé les cheveux, et la gauche, pour s’être rongé les ongles, Nell réalisa avec horreur qu’elle était en train de se curer le nez et que Miss Stricken se tenait dans l’allée en la fixant de son œil de rapace. Nell planqua aussitôt ses deux mains sur ses genoux, sous le pupitre.

Miss Stricken se dirigea vers elle d’un pas décidé, plop, plop, plop. « Votre main droite, Nell, à cette hauteur. » Et elle indiqua du bout de la règle une altitude convenable pour l’attaque – assez loin au-dessus du bureau, pour que tout le monde dans la salle puisse bien en profiter.

Nell hésita un moment, puis elle tendit la main.

« Un peu plus haut, Nell », dit Miss Stricken.

Nell éleva un peu plus sa main.

« Deux centimètres encore, et ça devrait aller », dit Miss Stricken, jaugeant la main comme une sculpture de marbre récemment exhumée des ruines d’un temple grec.

Nell ne put se résoudre à l’élever plus.

« Encore deux centimètres, Nell, insista Miss Stricken, pour que les autres filles puissent observer et en profiter avec vous. »

Nell souleva imperceptiblement la main.

« Cela fait moins de deux centimètres, me semble-t-il », dit Miss Stricken.

Les autres filles de la classe se mirent à glousser bêtement – toutes s’étaient retournées vers Nell, et elle pouvait sentir leur exultation et, quelque part, Miss Stricken et sa règle perdirent soudain toute importance face aux autres filles. Nell releva sa main de deux bons centimètres, vit du coin de l’œil le mouvement ascendant de la règle, l’entendit vrombir. À la dernière seconde, sur une impulsion, elle retourna la main, prit la règle sur la paume, la saisit et la fit tourner de la manière que lui avait enseignée Dojo, la faisant tourner entre les doigts de Miss Stricken, de sorte que celle-ci fut contrainte de lâcher prise. À présent, c’était Nell qui tenait la règle et Miss Stricken était désarmée.

Son adversaire était une femme un rien bouffie, plus grande que la moyenne, assez imposante sur ses hauts talons, le genre d’enseignante dont l’embonpoint fait auprès de ses jeunes élèves l’objet d’un respect morbide et mêlé de crainte, et dont les pratiques de toilette personnelle – la tendance aux pellicules, le rouge à lèvres qui s’étale, les gouttes de salive figée à la commissure des lèvres – prennent dans l’esprit des élèves une ampleur plus intimidante encore que les pyramides d’Égypte, ou l’expédition de Lewis et Clark. Comme toutes les femmes, Miss Stricken bénéficiait d’une absence d’attributs sexuels extérieurs qui compliquait la tâche de Nell pour la mettre hors d’état de nuire, mais cette dernière n’avait toutefois aucune difficulté à imaginer une demi-douzaine de façons de la réduire en bouillie sanglante gisant au sol, et cela, sans perdre plus d’une quinzaine de secondes. Durant son séjour auprès de l’agent Moore, ayant noté l’intérêt de son bienfaiteur pour la guerre et les armes, elle s’était de nouveau intéressée aux arts martiaux ; aussi avait-elle repris dans son Manuel l’épisode de Dinosaure pour y découvrir avec plaisir, mais sans grande surprise, que Dojo continuait de donner ses cours, reprenant son enseignement à l’endroit précis où Belle la petite guenon l’avait abandonné.

En songeant à son ami le Dinosaure et à son sensei, Dojo le Souriceau, elle éprouva soudain une honte bien plus profonde que tout ce qu’avaient cru pouvoir lui infliger Miss Stricken ou ses camarades de classe avec leurs ricanements. Miss Stricken était une vieille taupe stupide, et ses camarades de classe étaient de petites morveuses clownesques, mais Dojo était son ami et son maître, il l’avait toujours respectée, lui avait accordé toute son attention, et lui avait enseigné avec soin les voies de l’humilité et de l’autodiscipline. Et voilà qu’elle avait perverti son enseignement pour prendre la règle de Miss Stricken. Elle n’aurait pu éprouver plus grande honte.

Elle rendit l’instrument, leva la main bien haut et entendit mais sans les sentir les impacts de la règle – dix en tout. « Je vous attends à mon bureau après les prières du soir, Nell, dit Miss Stricken lorsqu’elle eut terminé.

— Bien, Miss Stricken, dit Nell.

— Qu’est-ce que vous regardez, mesdemoiselles ? bredouilla Mme Disher, qui faisait cours aujourd’hui. Retournez-vous et faites un peu plus attention ! » Et, sur ces mots, l’incident fut clos. Nell termina l’heure assise derrière son pupitre, aussi immobile que si on l’avait sculptée dans un bloc de gypse.

Son entretien avec Miss Stricken en fin de journée fut bref et sérieux, sans violence ni même comédie. Nell fut informée que ses résultats au module Joie de son programme étaient si déficients qu’ils la mettaient en danger d’échouer et d’être définitivement renvoyée de l’établissement, et que son seul espoir était de venir chaque samedi faire huit heures d’études supplémentaires.

Nell aurait voulu plus que tout au monde pouvoir refuser. Le samedi était le seul jour de la semaine où elle n’avait pas à assister aux cours. Elle passait toujours sa journée à lire le Manuel, à explorer les champs et les bois autour de Dovetail, voire redescendre dans les Concessions rendre visite à Harv.

Elle sentait que, malgré ses erreurs personnelles, elle avait gâché sa vie à l’Académie de Miss Matheson. Jusqu’à ces derniers temps, la classe de Miss Stricken n’était tout au plus qu’une corvée routinière – une épreuve qu’elle devait subir afin de mieux goûter les parties plus distrayantes du programme. Elle n’avait qu’à revenir deux mois en arrière pour se rappeler comment elle rentrait chez elle l’esprit enflammé par tout ce qu’elle avait pu apprendre en cours de Brillant ; à ce moment-là, la partie Joie ne formait qu’une tache indistincte et périphérique. Mais ces dernières semaines, pour une raison quelconque, Miss Stricken avait acquis une place de plus en plus considérable. Et d’une manière ou de l’autre, elle avait réussi à déchiffrer les pensées de Nell et elle avait su choisir son moment pour entamer sa campagne de harcèlement. Elle avait minuté à la perfection les événements de la journée écoulée : elle avait fait remonter à la surface les sentiments les plus profondément enfouis de Nell, tel un maître boucher qui expose les entrailles en un ou deux habiles coups de couteau. Et, à présent, tout était gâché. À présent, l’Académie de Miss Matheson avait disparu, remplacée par la chambre des tortures de Miss Stricken, et le seul moyen pour Nell de s’en évader était de renoncer, quand ses amis du Manuel lui avaient appris qu’elle ne devrait jamais faire une chose pareille.

Le nom de Nell apparut sur un tableau devant la classe, surmonté, en grosses lettres de cuivre, de l’intitulé : ÉLÈVES EN COMPLÉMENT D’ÉTUDES. En l’espace de quelques jours, deux autres noms avaient rejoint le sien : Fiona Hackworth et Elizabeth Finkle-McGraw. Le désarmement par Nell de la redoutable Miss Stricken était déjà devenu l’objet d’une légende orale, et ses deux amies avaient à tel point été inspirées par cet acte de défi qu’elles avaient fait de considérables efforts pour se mettre elles aussi dans le pétrin. Désormais, les trois meilleurs éléments de l’Académie de Miss Matheson se retrouvaient condamnés au Complément d’études.

Tous les samedis, Nell, Fiona et Elizabeth arrivaient donc à l’école à sept heures du matin, elles entraient dans la salle et s’asseyaient au premier rang à trois places adjacentes. Cela faisait partie intégrante du plan diabolique de Miss Stricken. Un bourreau moins subtil aurait disposé les filles avec l’écart maximal pour les empêcher de se parler, mais Miss Stricken voulait au contraire les voir côte à côte, pour qu’elles soient plus tentées de copier et de se passer des notes.

Il n’y avait jamais aucun enseignant dans la salle. Elles supposaient qu’on devait les surveiller, mais sans jamais en avoir la certitude. Quand elles entraient, chacune trouvait une pile de livres sur son pupitre – de vieux bouquins à la reliure de cuir usée. Leur tâche était de recopier les livres à la main et de déposer les pages soigneusement empilées sur le bureau de Miss Stricken avant de rentrer chez elles. En général, les livres étaient les minutes de débats à la Chambre des lords datant du dix-neuvième siècle.

À leur septième samedi de Complément d’études, Elizabeth Finkle-McGraw lâcha subitement son stylo, referma brutalement le livre et l’expédia contre le mur.

Nell et Fiona ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Mais Elizabeth ne donnait pas l’impression d’être d’humeur franchement badine. Le vieux registre avait à peine échoué par terre qu’Elizabeth se précipitait pour le piétiner et taper dedans. À chaque coup de pied, un grognement furieux s’échappait de sa gorge. Le livre encaissait cette violence sans broncher, ce qui ne fit qu’accroître la rage d’Elizabeth ; elle tomba à genoux, rabattit violemment la couverture et entreprit d’arracher les pages par poignées.

Nell et Fiona se dévisagèrent, soudain redevenues sérieuses. Les coups de pied, c’était encore rigolo, mais il y avait quelque chose dans l’arrachage des pages qui les mettait toutes deux mal à l’aise. « Elizabeth ! arrête ! » dit Nell, mais Elizabeth ne semblait pas l’avoir entendue. Elle courut vers son amie et la maîtrisa par derrière. Fiona se précipita quelques instants après pour récupérer le livre.

« Bon Dieu de merde ! rugit Elizabeth. J’en ai rien à cirer de tous ces putains de livres, et rien à cirer non plus du Manuel ! »

La porte s’ouvrit à la volée. Miss Stricken entra d’un pas lourd, délogea Nell d’une simple bourrade, passa les deux bras autour des épaules d’Elizabeth et la fit sortir manu militari.

Quelques jours plus tard, Elizabeth partait en vacances prolongées avec ses parents, et sautant de clave en clave appartenant à la Nouvelle-Atlantis avec l’aéronef familial, ils devaient ainsi traverser le Pacifique et l’Amérique du Nord pour aboutir à Londres où ils s’installèrent pour plusieurs mois. Les tout premiers jours, Nell reçut un mot d’Elizabeth, et Fiona en eut deux. Par la suite, leurs propres lettres restèrent sans réponse et, bientôt, elles cessèrent de lui écrire. Le nom d’Elizabeth fut retiré de la plaque du cours de Complément d’Études.

Nell et Fiona continuèrent à tirer au flanc. Nell était arrivée au point où elle était capable de transcrire les vieux grimoires à longueur de journée sans en absorber en fait un seul mot. Lors de ses premières semaines de Complément d’Études, elle avait été terrifiée ; en fait, elle avait été surprise de l’intensité de sa terreur et en était venue à réaliser que l’Autorité, même en dehors de toute violence, pouvait se révéler un spectre largement aussi inquiétant que tout ce qu’elle avait pu connaître au cours des années précédentes. Après l’incident avec Elizabeth, elle était restée de longs mois à s’ennuyer, puis elle avait traversé une période de colère, jusqu’à ce que ses conversations avec Canard et Pourpre l’amènent à comprendre que cette colère la dévorait de l’intérieur. Aussi, au prix d’un effort conscient, avait-elle choisi de retourner à son ennui.

Sa colère venait du constat que perdre son temps à recopier ces vieux grimoires était d’une impardonnable stupidité. Elle ne comptait plus tout ce qu’elle aurait pu apprendre en lisant son Manuel au long de ces huit heures. Sur ce plan, le programme normal délivré par l’Académie de Miss Matheson eût été d’ailleurs parfaitement adéquat. Ce qui la torturait, c’était le côté irrationnel de cet établissement.

Un jour, alors qu’elle revenait des toilettes, elle nota avec ahurissement que Fiona avait à peine recopié une seule page, alors qu’elles étaient là depuis des heures.

Par la suite, Nell prit l’habitude de surveiller Fiona du coin de l’œil. Elle nota que celle-ci écrivait sans interruption, mais qu’elle ne prêtait aucune attention aux vieux bouquins. Dès qu’elle avait fini une page, elle la pliait et la glissait dans son réticule. De temps en temps, elle s’arrêtait pour regarder par la fenêtre en rêvassant durant quelques minutes, puis elle se remettait à écrire ; ou bien elle plaquait les deux mains sur son visage et se mettait à osciller sans bruit sur sa chaise, avant de se replonger dans une longue bouffée d’écriture frénétique qui pouvait l’amener à couvrir plusieurs pages en quelques minutes.

Miss Stricken entra dans la salle en fin d’après-midi, prit la pile de pages terminées posées sur le bureau de Nell, les feuilleta rapidement, et s’accorda un mouvement de menton vers le bas d’une amplitude de quelques minutes d’arc. Ce presque imperceptible vestige d’acquiescement était sa façon de signifier à Nell que c’était terminé pour aujourd’hui. Nell avait fini par comprendre qu’un des moyens employés par Miss Stricken pour mettre en relief son pouvoir sur les filles était de communiquer ses desiderata en utilisant les signes les plus imperceptibles qui soient, afin que ses ouailles soient forcées de l’observer avec anxiété en permanence.

Nell prit congé ; mais, après avoir fait quelques pas dans le couloir, elle fit demi-tour et revint en catimini jusqu’à la porte pour regarder par le carreau à l’intérieur de la classe.

Miss Stricken avait sorti les feuillets pliés du sac de Fiona et elle était en train de les lire avec attention, tout en faisant les cent pas devant l’estrade, telle la lente oscillation d’un pendule qui bat sur un rythme incomparablement laborieux. Fiona restait écrasée sur sa chaise, la tête basse rentrée dans les épaules.

Après avoir lu les feuillets durant un temps interminable, Miss Stricken les laissa choir sur le bureau et fit une sorte de brève déclaration, en hochant la tête avec une incrédulité navrée. Puis elle se retourna et quitta la salle.

Quand Nell rejoignit Fiona, elle avait toujours les épaules agitées de soubresauts silencieux. Nell l’entoura de ses bras, et Fiona se remit à sangloter et à soupirer. Au cours des minutes ultérieures, elle passa graduellement à ce stade des larmes où le corps semble se gonfler et mariner dans ses propres fluides.

Nell réprima un sursaut d’impatience. Elle savait fort bien, comme toutes les autres filles, que le père de Fiona avait disparu bien des années plus tôt et n’était jamais revenu. La rumeur disait qu’il s’était comporté en homme d’honneur lors d’une mission officielle ; mais les années passant, s’était peu à peu instauré à la place le soupçon de quelque acte infamant. Nell n’aurait guère eu de mal à faire observer qu’elle avait traversé bien pire. Mais, au vu du désespoir de Fiona, elle devait à présent envisager la possibilité que cette dernière se retrouve à présent dans une situation encore moins enviable.

Quand sa mère arriva dans une petite auto-tandem de location pour la récupérer et qu’elle vit le visage rouge et décomposé de sa fille, une rage noire l’envahit aussitôt et elle emmena Fiona sans même un regard pour Nell. Fiona apparut à l’église le lendemain, comme si de rien n’était, et elle ne dit pas un mot à Nell de toute la semaine suivante à l’école. En fait, Fiona ne parlait quasiment plus à personne, car elle passait désormais tout son temps à rêvasser.

Quand Nell et Fiona se présentèrent à sept heures du matin le samedi suivant, elles découvrirent avec surprise Miss Matheson qui les attendait devant la classe, assise dans son fauteuil roulant de cuir et d’osier, engoncée dans une couverture thermogène. Les piles de livres et de feuilles et les stylos-plumes n’étaient plus là, et leurs noms avaient été retirés de la plaque devant la salle. « C’est une journée de printemps magnifique, dit Miss Matheson. Allons cueillir des digitales. »

Elles traversèrent les aires de jeux pour gagner la prairie où poussaient les fleurs des champs ; les deux petites marchaient, et le fauteuil roulant de Miss Matheson la propulsait avec ses intelli-roues à rayons.

« Du jambon délicatement ciselé, grommela Miss Matheson derrière elle.

— Je vous demande pardon, Miss Matheson ? dit Nell.

— J’étais en train de regarder les intelli-roues, et ça m’a rappelé une publicité du temps de ma jeunesse, expliqua Miss Matheson. C’est que j’étais une battante, dans le temps. Je sillonnais les rues en planche à roulettes. Aujourd’hui, je suis toujours sur des roues, mais d’un autre genre. J’ai dû avoir largement ma dose de plaies et de bosses au début de ma carrière, j’en ai peur. »



« C’est une chose merveilleuse que d’être intelligent, et vous ne devriez jamais avoir d’autre idée en tête. Mais ce que vous apprenez en prenant de l’âge, c’est qu’il existe de par le monde quelques milliards d’autres individus qui cherchent tous à être malins en même temps et, quoi que vous fassiez, votre vie sera certainement vaine – engloutie dans l’océan – à moins que vous le fassiez avec des gens de même disposition d’esprit qui seront à même de se rappeler votre contribution et de la poursuivre. C’est pour cela que le monde est divisé en tribus. Il existe quantité de Phyles de moindre importance, et trois Grands. Quels sont les trois Grands ?

— La Nouvelle-Atlantis, commença Nell.

— Nippon, dit Fiona.

— Han, conclurent-elles ensemble.

— C’est exact, dit Miss Matheson. On inclut traditionnellement Han dans cette liste, à cause de sa taille et de son ancienneté qui sont considérables – même s’il est diminué depuis un certain temps par les querelles intestines. Et certains y ajouteront l’Hindoustan, alors que d’autres y verront un conglomérat hétéroclite de micro-tribus unies par une formule qui nous reste indéchiffrable.

« Cela dit, il fut un temps où l’on croyait que ce que pouvait accomplir l’esprit humain était déterminé par des facteurs génériques. Fariboles, bien sûr, mais cela parut convaincant durant de longues années, les distinctions entre tribus étant si manifestes. Nous savons aujourd’hui que toutes ces différences sont culturelles. Que c’est, après tout, ce qui caractérise une culture : un groupe d’individus qui partagent un certain nombre de caractères acquis.

« La technologie de l’information a libéré les cultures de la nécessité de posséder des territoires spécifiques pour se propager : aujourd’hui, nous pouvons vivre n’importe où. Le Protocole économique commun spécifie de quelle manière il convient de procéder.

« Certaines cultures sont prospères ; d’autres non. Certains font grand cas du discours rationnel et de la méthode scientifique ; d’autres, non. Certains encouragent la liberté d’expression, d’autres la découragent. Le seul point qu’elles aient en commun est que si elles ne se propagent pas, elles se feront absorber par d’autres. Tout ce qu’elles auront bâti sera détruit : tout ce qu’elles auront accompli sera oublié ; tout ce qu’elles auront appris et écrit sera dispersé aux quatre vents. Dans le temps, il était encore aisé d’en conserver la mémoire à cause de la nécessité constante de défendre ses frontières. Aujourd’hui, tout cela s’oublie si vite.

« La Nouvelle-Atlantis, à l’instar de bien des tribus, se propage essentiellement par l’éducation. C’est la raison d’être de cette Académie. Ici, vous développez votre corps par l’exercice et la danse, votre esprit par la conception de projets. Et puis vous allez chez Miss Stricken. À quoi sert une telle classe ? Celle-ci ou une autre ? Parlez, je vous prie. Vous risquez des ennuis, quoi que vous disiez. »

Après quelque hésitation, Nell répondit : « Je ne suis pas sûre qu’elle serve à quoi que ce soit. » À ces mots, Fiona se contenta de la regarder avec un sourire triste.

Miss Matheson souriait, elle aussi. « Vous n’êtes pas loin du compte. L’enseignement de Miss Stricken frôle dangereusement l’absence de tout contenu. Alors, dans ce cas, pourquoi s’y intéresser ?

— Je ne vois vraiment pas, dit Nell.

— Quand j’étais gamine, j’ai suivi des cours de karaté, dit Miss Matheson, révélation surprenante. J’ai laissé tomber au bout de quelques semaines : j’en avais ma claque. Je pensais que mon sensei m’enseignerait à me défendre quand je filerais dans la rue sur ma planche. Au lieu de ça, il a commencé par me faire balayer la salle. Puis il m’a expliqué que si je voulais me défendre, je ferais mieux de m’acheter un flingue. Je suis revenue la semaine d’après, et il m’a fait de nouveau balayer. Je ne faisais qu’un truc : passer le balai. Franchement, quel intérêt, là aussi ?

— Celui de vous enseigner l’humilité et l’autodiscipline, dit Nell. C’était une leçon apprise de Dojo depuis bien longtemps.

— Précisément. Deux qualités morales. C’est sur les qualités morales que se fonde en définitive une société. Toute la prospérité, tous les prodiges technologiques de la planète ne servent de rien sans ce fondement – nous l’avons appris à la fin du vingtième siècle, quand il est devenu démodé d’enseigner de telles vertus.

— Mais comment pouvez-vous dire que c’est moral ? dit Fiona. Miss Stricken n’est pas morale. Elle est si cruelle.

— Miss Stricken n’est pas quelqu’un que j’inviterais volontiers chez moi à dîner. Je ne l’engagerais pas comme gouvernante pour mes enfants. Ses méthodes ne sont pas les miennes. Mais les gens de cette sorte sont indispensables.

« Il n’est rien de plus difficile au monde que d’amener des Occidentaux à s’entendre, poursuivit Miss Matheson. C’est le boulot de personnes comme Miss Stricken. Nous devons oublier leurs imperfections. C’est comme un avatar – savez-vous, mes enfants, ce qu’est un avatar ? C’est l’incarnation physique d’un principe. Ce principe est qu’à l’extérieur des frontières confortables et bien gardées de notre phyle, il existe un monde impitoyable qui viendra nous faire du mal si nous n’y prenons pas garde. Ce n’est pas une tâche facile à assumer. Nous devons tous plaindre Miss Stricken. »

Elles ramenèrent à l’école des brassées de digitales pourpres et magenta, qu’elles répartirent dans des vases pour chaque classe, en déposant un bouquet particulièrement fourni sur le bureau de Miss Stricken. Puis elles prirent le thé avec Miss Matheson, et chacune s’en retourna chez soi.

Nell ne pouvait se résoudre à admettre ce qu’avait dit Miss Matheson ; mais elle découvrit qu’après cette conversation tout lui devenait plus facile. Elle cernait à présent parfaitement les néo-Victoriens. La société s’était miraculeusement transmuée en un système ordonné, comme les ordinateurs élémentaires qu’elles programmaient à l’école. Maintenant que Nell connaissait toutes les règles, elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait.

Joie reprit son statut antérieur d’inconvénient mineur aux lisières d’une merveilleuse journée scolaire. Miss Stricken la caressait bien de sa férule de temps à autre, mais bien moins souvent, quand bien même Nell se grattait ou somnolait.

Fiona Hackworth eut plus de mal et, en moins de deux mois, elle se retrouvait sur la liste du Complément d’Études. Quelques mois plus tard, elle cessait définitivement de fréquenter l’école. On annonça qu’elle et sa mère étaient parties s’installer à Atlantis/Seattle, et sa nouvelle adresse fut affichée dans le hall pour celles qui désiraient lui écrire.

Mais Nell avait entendu sur Fiona des rumeurs colportées par les autres filles qui les tenaient de leurs parents. Fiona était partie depuis un an environ quand le bruit courut que sa mère avait obtenu le divorce – qui, dans leur tribu, n’était prononcé qu’en cas de viol ou d’adultère. Nell écrivit à son ancienne camarade une longue lettre où elle lui disait qu’elle était affreusement désolée si son père s’était comporté de manière odieuse et lui offrait tout son soutien dans ce cas. Quelques jours plus tard, elle reçut un bref message dans lequel Fiona déchargeait son père de toute accusation. Nell lui renvoya une lettre d’excuses, mais n’eut plus jamais de nouvelles de Fiona Hackworth par la suite.

C’est deux années plus tard environ qu’on put lire sur tous les médias d’information l’histoire extraordinaire de la jeune héritière Elizabeth Finkle-McGraw, disparue du domaine familial dans la banlieue de Londres et qu’on disait avoir aperçue par la suite à Londres, Los Angeles, Hongkong, Miami et bien d’autres lieux, en présence d’individus qu’on suspectait d’appartenir aux plus hautes sphères de CryptNet.

Hackworth s’éveille d’un rêve ; retraite du monde des Tambourinaires ; discordances chronologiques

Hackworth s’éveilla d’un rêve de plaisir insoutenable et se rendit compte que ce n’était pas un rêve ; son pénis était à l’intérieur d’une autre personne, et il peinait en soufflant comme une locomotive emballée en s’acheminant vers l’éjaculation. Il n’avait aucune idée de ce qui se passait ; mais ne pouvait-on lui pardonner de ne pas faire ce qu’il fallait ? Avec un tortillement par ci, une poussée par là, il réussit à se faufiler, passer la barrière, les muscles lisses de l’appareil en question exécutant leur algorithme spinal.

Le temps de souffler rapidement pendant la période de rétraction, et il s’était déjà désengagé, poussant un petit cri provoqué par l’étincelle électrique du retrait ; il se releva aussitôt sur un coude pour voir qui il venait ainsi de violer. La lueur du feu suffit à lui révéler ce qu’il savait déjà : qui que soit cette femme, ce n’était pas Gwen. Hackworth avait enfreint le serment le plus important qu’il ait jamais prononcé, et il ne connaissait même pas l’identité de sa partenaire.

Mais il savait que ce n’était pas la première fois. Loin de là. Il avait eu des rapports sexuels avec quantité de gens ces dernières années – il s’était même fait enculer.

Il y avait par exemple cette femme…

Non, plutôt, cet homme qui…

Fait curieux, il ne pouvait se fixer sur un exemple précis. Il savait toutefois qu’il était coupable. C’était comme de s’éveiller d’un rêve avec une suite d’idées parfaitement claires en tête, et d’être parfaitement incapable de retrouver le raisonnement qu’on tenait à peine quelques secondes plus tôt, comme si votre conscience s’était écaillée à en devenir méconnaissable. À l’image d’un gosse de trois ans qui a le génie de se perdre dans la foule chaque fois qu’on a le dos tourné, les souvenirs d’Hackworth s’étaient enfuis vers ce lieu mystérieux où se réfugient les mots qu’on a sur le bout de la langue, les impressions de déjà vu, les rêves de la nuit passée.

Il savait qu’il avait de gros problèmes avec Gwen, mais que Fiona l’aimait toujours – Fiona, plus grande que sa mère, maintenant, si complexée par sa silhouette d’éternel échalas, toujours privée de ces dérivées secondes qui donnent du piment à l’existence.

Plus grande que Gwen ? Comment était-ce possible ?

Mieux valait se tirer d’ici avant de baiser une autre inconnue.

Il n’était plus dans la chambre centrale, plutôt dans un des anévrismes du tunnel, en compagnie d’une vingtaine d’autres personnes, aussi nues que lui. Il savait quel tunnel débouchait sur la sortie (pourquoi ?) et il s’y engouffra aussitôt en rampant, tant bien que mal, car il apparut bientôt qu’il était perclus de crampes. Ses dernières galipettes sexuelles n’avaient pas dû être très athlétiques – plutôt effectuées sur le mode tantrique.

Parfois, ils baisaient pendant des journées entières.

Comment savait-il cela ?

Les hallucinations avaient disparu, ce qui lui convenait tout à fait. Il rampa dans les tunnels durant un long moment. S’il essayait de penser à sa destination, il se perdait et se retrouvait finalement à son point de départ. Ce n’est que lorsque son esprit se mit à divaguer qu’il poursuivit sa route comme en pilotage automatique et finit par aboutir dans une longue chambre au sol en pente ascendante, éclairée d’une lumière argentée. Voilà qui avait quelque chose de familier, il avait déjà vu cet endroit quand il était encore jeune homme. Il monta jusqu’au bout et, là, sentit sous ses pieds un contact rocheux inhabituel. Un sas s’ouvrit au-dessus de lui, et plusieurs tonnes d’eau de mer glacée lui déboulèrent sur la tête.

Il rejoignit en titubant la terre ferme et se retrouva dans le parc Stanley, sol gris dans son dos, mur vert devant lui. Bruissement des fougères : Kidnappeur fit son apparition, il semblait lui aussi tout vert et duveteux. Il avait l’air d’ailleurs bien coquet pour un cheval-robot, avec le chapeau-melon d’Hackworth perché sur sa tête.

Hackworth leva les mains pour se tâter et découvrit avec surprise les poils sur son visage : il portait une barbe de plusieurs mois. Mais encore plus étrange, son torse était bien plus velu qu’auparavant. Une partie des poils étaient gris, les seuls poils gris qu’il ait jamais vus naître de ses follicules pileux.

Kidnappeur était vert et duveteux parce qu’il était envahi de mousse. Le melon était également en piteux état et couvert de moisissures. Hackworth tendit machinalement la main et le posa sur sa tête. Son bras était plus épais et velu que dans son souvenir, un changement pas vraiment désagréable, et même le chapeau semblait un peu serré.

Extrait du Manuel, la princesse Nell croise la route d’une énigmatique Armée des souris ; une visite à un invalide

La clairière, à peine visible à travers les arbres devant elle, était une apparition bienvenue, car les forêts du roi Coyote étaient d’une profondeur incomparable et perpétuellement noyées dans la fraîcheur des brumes. Des rais de soleil avaient commencé de percer les nuages, aussi la princesse Nell décida-t-elle de se reposer dans un endroit dégagé et, avec un peu de chance, de lézarder au soleil. Mais, lorsqu’elle déboucha dans la clairière, elle découvrit que ce n’était pas l’étendue de verdure jonchée de fleurs qu’elle avait escomptée ; c’était plutôt un andain taillé dans la forêt par quelque force titanesque, qui aurait couché les arbres et retourné le sol sur son passage. Une fois remise de son étonnement et de sa frayeur, la princesse Nell résolut de mettre à profit les talents de pisteuse qu’elle avait appris lors de ses nombreuses aventures, afin d’en savoir plus sur la nature de l’auteur mystérieux de ce prodige.

Comme elle le découvrit bientôt, il n’était pas nécessaire en l’occurrence d’avoir des talents de pisteur expérimenté. Un simple coup d’œil au sol piétiné révélait non pas (comme elle l’avait anticipé) des empreintes de pas géantes, mais au contraire des millions de petites, superposées en un tel nombre qu’aucune parcelle de sol n’était vierge de la marque de minuscules griffes ou pattes. Un torrent de chats était passé par ici ; même si la princesse Nell n’avait pas reconnu les empreintes, les pelotes de poil et les petites crottes, visibles partout, étaient suffisamment révélatrices.

Des chats se déplaçant en troupeau ! C’était un comportement des plus singuliers. Nell suivit leur piste durant un certain temps, espérant deviner la cause de ce prodige. Au bout de quelques kilomètres, la route s’élargissait pour déboucher sur un campement abandonné piqueté des restes d’innombrables feux de camp. Nell passa la zone au peigne fin, à la recherche d’autres indices, non sans succès d’ailleurs : elle trouva quantité de crottes de souris, ainsi que la marque de leurs pas autour des cendres. La disposition des empreintes indiquait que les chats avaient dû se regrouper sur quelques zones bien délimitées, alors que les rongeurs avaient apparemment déguerpi.

La dernière pièce du puzzle était un minuscule bout de cuir entortillé que Nell retrouva sur le sol près de l’un des feux de camp. En le retournant entre ses doigts, elle s’avisa qu’il ressemblait fort à une bride de cheval – sauf par sa taille, prévue pour se conformer à la tête d’un chat.

Elle se trouvait sur la piste d’une vaste armée de souris qui progressaient juchées sur le dos de chats, à la manière de chevaliers chevauchant leur monture.

Elle avait déjà entendu parler de l’Armée des souris, en d’autres régions du Pays d’Au-delà, et n’y avait vu que de vieilles superstitions.

Mais une fois, il y a bien des années, dans une auberge de montagne où elle avait passé la nuit, la princesse Nell avait été réveillée le matin par le bruit d’une souris fouillant dans son paquetage.

La princesse Nell avait alors prononcé une formule magique que lui avait enseignée Pourpre et qui fit jaillir une boule de lumière en suspension au milieu de la chambre. L’énoncé de la formule avait été masqué par le hurlement des vents de la montagne soufflant parmi les charpentes branlantes de l’auberge, aussi la souris fut-elle totalement surprise par l’irruption soudaine de la lumière. Nell découvrit alors avec ébahissement que la souris n’était pas en train de grignoter ses réserves de nourriture, comme toute souris qui se respecte, mais qu’elle fouinait plutôt dans ses papiers. Et ce n’était pas l’habituelle quête destructrice de matériaux pour tapisser son nid – pas du tout : cette souris-là savait lire et elle était en train de chercher des informations.

La princesse referma la main sur la souris espionne pour l’empêcher de s’échapper. « Qu’est-ce que tu cherches ? Dis-le-moi, et je te rendrai la liberté ! » dit-elle. Ses aventures lui avaient appris à être à l’affût des pièges de toute nature, et il était important qu’elle sache qui lui avait envoyé cet espion minuscule mais efficace.

« Je ne suis qu’une inoffensive souris ! couina l’espionne. Je ne désire même pas ta nourriture… juste de l’information !

— Je te donnerai un gros bout de fromage, rien que pour toi, si tu me fournis quelques renseignements », dit la princesse Nell. Elle prit la souris par la queue et l’éleva dans les airs, pour qu’elles puissent se parler face à face. Dans le même temps, de l’autre main, elle dénoua le lacet de son sac et en sortit une succulente portion de Stilton bleu.

« Nous cherchons notre Reine perdue, expliqua la souris.

— Je puis te garantir qu’aucun de mes papiers ne détient la moindre information sur un monarque rongeur disparu, dit la princesse Nell.

— Quel est votre nom ? demanda la souris.

— Ça ne te regarde pas, espèce d’espionne ! dit la princesse Nell. C’est moi qui pose les questions.

— Mais il est très important que je sache votre nom, dit la souris.

— Pourquoi ? Je ne suis pas une souris. Et je n’ai pas vu le moindre souriceau avec une couronne sur la tête. »

La souris espionne ne dit rien. Elle fixait attentivement la princesse Nell de ses petits yeux en vrille. « Viendriez-vous, par le plus grand des hasards, d’une île enchantée ?

— Tu as écouté bien trop de contes de fées, répondit la princesse Nell qui avait du mal à dissimuler sa surprise. Tu n’as guère été coopérative, aussi ne mérites-tu pas de fromage – mais comme j’admire ton culot, je vais t’en donner quand même un bout. Régale-toi ! » Elle redéposa la souris par terre et sortit son couteau pour trancher un morceau de Stilton ; mais le temps qu’elle ait fini, la souris s’était volatilisée. Elle eut juste le temps d’entrevoir sa petite queue rose qui disparaissait sous la porte.

Le lendemain, elle la retrouva morte sur le sol du couloir. Le chat de l’aubergiste l’avait attrapée…

Donc, l’Armée des souris existait bel et bien ! La princesse Nell se demanda si elles avaient réussi depuis à localiser leur Reine disparue. Elle suivit leur piste encore un jour ou deux, car elle se dirigeait à peu près dans la bonne direction, et qu’elle était presque aussi pratique qu’une route. Chemin faisant, elle dépassa plusieurs autres campements. Sur un de ces sites, elle découvrit même une petite sépulture, marquée par une minuscule pierre tombale formée d’un éclat de stéatite.

Les inscriptions gravées sur ce monument lilliputien étaient trop petites pour être déchiffrées. Mais la princesse Nell avait sur elle une loupe qu’elle avait chapardée dans le trésor de l’un des Souverains des Fées ; elle la sortit donc de son boîtier capitonné, la fit glisser hors de son étui de velours et s’en servit pour examiner l’inscription.

Le sommet de la pierre s’ornait d’un petit bas-relief représentant un chevalier souriceau, vêtu de son armure, l’épée à la main, et prosterné devant un trône. L’inscription disait :

Ci-gît Trèfle, de queue en cap,

Dont on dit que les vertus

De loin dépassaient les failles.

De sa selle, un jour elle chut,

Et périt sous les griffes de son chat de bataille.

Qui sait si son ultime chevauchée

L’a conduite en Enfer ou au Ciel

Mais où qu’elle réside désormais

Elle restera fidèle à la princesse Nell.

La princesse Nell examina les restes du feu, la surface du bois coupé par l’Armée des souris, l’état de dessiccation de leurs crottes, et en déduisit qu’elles étaient passées par ici bien des semaines auparavant. Un jour, elle les retrouverait et découvrirait enfin l’origine d’un tel attachement à son égard ; mais, pour l’heure, elle avait des considérations plus pressantes.



L’Armée des souris, il faudrait qu’elle s’en occupe plus tard. Demain, on était samedi, et, le samedi matin, elle descendait toujours dans les Territoires concédés rendre visite à son frère. Elle ouvrit la penderie au coin de sa chambre et sortit sa robe de voyage. Décelant ses intentions, son chaperon sortit de sa niche à l’arrière et se mit à geindre près de la porte.

Même à son âge encore tendre, quelques années à peine par-delà le seuil de la féminité, Nell avait déjà eu matière à se féliciter de la présence du mini chaperon bourdonnant qui la suivait partout dès qu’elle s’aventurait seule hors de chez elle. La maturité lui avait donné un certain nombre de traits propres à attirer l’attention du sexe opposé, voire des femmes ayant cette inclination. La plupart des commentateurs ne manquaient pas d’évoquer ses yeux, qu’on disait avoir un aspect vaguement exotique. Il n’y avait en fait rien de particulièrement inhabituel dans leur forme ou leur taille, et leur couleur – un mélange très tweed, de gris et de brun clair pailleté d’or – n’avait rien de remarquable au sein d’une culture à dominante anglo-saxonne. Mais le regard de Nell avait une vivacité sauvage qui captivait l’attention de quiconque venait à le croiser. La société néo-victorienne produisait quantité de jeunes femmes qui, bien que parfaitement éduquées et cultivées, étaient encore des ardoises vierges à l’âge de Nell. Mais les yeux de Nell révélaient bien autre chose. Quand on l’avait présentée à la bonne société quelques mois auparavant, avec d’autres jeunes filles du contingent de Dissémination extérieure issu de l’Académie de Miss Matheson, elle n’avait pas été la plus jolie du bal, et certainement pas la mieux mise ou la plus brillante en société. Elle avait pourtant attiré une foule de jeunes gens. Certes, ils ne s’étaient pas risqués ouvertement à former cercle autour d’elle : ils avaient plutôt préféré cherché à se maintenir à une distance minimale, de sorte que chaque fois qu’elle entrait dans la salle de bal, la densité locale de jeunes gens atteignait une valeur peu commune.

Elle avait tout particulièrement excité l’intérêt d’un garçon qui était le neveu d’un Lord actionnaire d’Atlantis/Toronto. Il lui avait écrit plusieurs lettres enflammées. Elle avait répondu en disant qu’elle ne souhaitait pas poursuivre cette relation, et il avait, peut-être avec l’aide de quelque moniteur caché, réussi à les rencontrer, elle et son mini chaperon, un matin qu’elle chevauchait en direction de l’Académie de Miss Matheson. Elle lui avait alors remis en mémoire la récente rupture de leurs relations en ne daignant pas le reconnaître ; il avait malgré tout persisté, et le temps qu’elle atteigne les portes de l’Académie, le mini chaperon avait recueilli des preuves suffisantes pour justifier des poursuites pour harcèlement sexuel, si Nell avait voulu s’engager dans une telle voie.

Elle n’y songeait évidemment pas, car cela aurait soulevé un nuage d’opprobre susceptible de ruiner la carrière du jeune homme. Au lieu de cela, elle prit un extrait de cinq secondes de la ciné-séquence enregistrée par le mini-chaperon : celle où, abordée par le garçon, Nell répondait : « Je suis désolée, mais j’ai peur que vous ne forciez votre avantage », tandis que le jeune homme, oublieux des conséquences éventuelles, insistait comme s’il n’avait pas entendu. Nell incorpora cette information dans une carte de visite interactive qu’elle s’arrangea pour faire déposer non loin du domicile familial du jeune homme. Elle ne tarda pas à recevoir de sa famille des excuses en bonne et due forme, et elle ne devait plus jamais entendre parler de l’importun.

Maintenant qu’elle avait été présentée à la bonne société, ses préparatifs de visite des Territoires concédés étaient aussi élaborés que ceux de n’importe quelle dame de la Nouvelle-Atlantis. Hors de l’enclave, elle et sa chevaline étaient entourées de toutes parts par une armure volante de gousses de surveillance qui tenaient lieu de première ligne de défense personnelle. Le corps de la chevaline d’une dame à la page affectait une sorte de forme creusée en Y qui éliminait la nécessité de monter en amazone, aussi Nell pouvait-elle à loisir porter une tenue parfaitement normale : un justaucorps qui mettait en valeur sa taille d’une étroitesse à la mode, si délicatement affinée sur les appareils de gymnastique de l’Académie qu’on aurait pu la croire façonnée au tour dans du bois de noyer. Par-dessus, la jupe, les manches, le col et le chapeau veillaient à ce qu’aucun des jeunes bandits des Territoires concédés n’ait l’occasion, par leur regard, de porter atteinte à son espace corporel, et de peur que ses traits remarquables ne se révèlent une trop grande tentation, elle portait également un voile.

Le voile était un champ de microscopiques aérostats en forme d’ombrelle, programmés pour voler en formation serrée à quelques centimètres de son visage. Tous pointaient vers l’extérieur. Normalement, les aérostats demeuraient fermés, ce qui les rendait presque invisibles ; tout au plus aurait-on dit une ombre devant son visage, même si, vu de côté, le mur qu’ils formaient était trahi par un subtil miroitement de l’air. Sur un ordre de Nell, ils s’ouvraient en partie. Entièrement déployés, ils se touchaient presque. Leur surface extérieure était réfléchissante, leur surface intérieure noir mat, de sorte que Nell pouvait voir au travers comme si elle regardait au travers d’une plaque de verre fumé. Mais les autres ne distinguaient qu’un voile chatoyant. On pouvait programmer les ombrelles selon diverses inclinaisons – afin qu’elles gardent toujours la même forme rigide, comme un masque d’escrimeur, ou bien ondulent comme une voilette de soie fine, selon le mode choisi.

Le voile offrait à Nell une protection contre les curiosités indésirables. Beaucoup de femmes actives de la Nouvelle-Atlantis utilisaient également le voile comme un moyen d’affronter le monde à leur avantage, en se garantissant qu’on les jugerait sur leurs mérites propres et non sur leur apparence. Le voile avait en outre une fonction protectrice, en réfléchissant les rayons solaires nocifs et en interceptant une bonne partie des nanosites délétères qui auraient sinon risqué de s’introduire sans obstacles dans la bouche ou les fosses nasales.

Sa dernière fonction était un souci particulier pour l’agent Moore, ce matin-ci. « Ça tourne au vilain, ces temps derniers, dit-il. Les combats ont été particulièrement méchants. » Nell avait déjà pu le déduire de certaines bizarreries de comportement du policier : il veillait tard la nuit, ces temps derniers, gérant quelque entreprise complexe étalée sur son plancher médiatronique, et elle soupçonnait qu’il devait s’agir d’une sorte de bataille, pour ne pas dire une guerre.

À la faveur de sa traversée de Dovetail, elle parvint avec sa chevaline au sommet d’une éminence qui offrait, par temps clair, une vue magnifique sur les Territoires concédés, Pudong et Shanghai. Mais aujourd’hui, l’humidité s’était figée en nappes de nuages qui formaient un tapis ininterrompu à quelque trois cents mètres sous leur niveau, de sorte que ce haut plateau surmontant New Chusan ressemblait à une île, seule dans l’univers, à l’exception du cône couronné de neige de la clave de Nippon, quelques kilomètres plus haut sur la côte.

Elle sortit par la porte principale et descendit la colline. Elle continuait d’approcher la couche de nuages mais sans jamais tout à fait y parvenir ; plus elle descendait, plus la lumière s’adoucissait et, après quelques minutes, elle n’était plus en mesure, lorsqu’elle se retournait, de distinguer l’entassement anarchique de petites communautés de Dovetail, pas plus que les clochers de St. Mark ou la Source Victoria au-dessus. Encore quelques minutes de descente, et le brouillard devint si épais que sa visibilité s’était réduite à quelques mètres ; déjà, elle percevait la puanteur primitive de l’océan. Elle dépassa le site originel de la clave Sendero. Les Senderos en avaient été extirpés de manière sanglante, quand l’Application du Protocole avait découvert qu’ils collaboraient avec les Rebelles du Néo-Taiping, un culte fanatique opposé à la fois aux Poings et à la République côtière. Ce bout de terrain était alors passé aux mains des Dong, minorité ethnique originaire de Chine du Sud-Ouest et chassée de ses terres natales par la guerre civile. Ils avaient abattu la haute muraille pour bâtir à la place une de leurs pagodes à degrés si caractéristiques.

À part cela, les TC n’avaient guère changé. Les opérateurs des gigantesques médiatrons muraux qui avaient tant effrayé Nell lors de sa première nuit dans les Territoires concédés avaient poussé la luminosité au maximum, pour tenter de compenser le brouillard.

Sur les quais, non loin de l’Aérodrome, les compilateurs de New Chusan avaient, geste charitable, dégagé un petit espace pour le Vatican. Les premières années, il n’avait abrité qu’une mission dont le bâtiment d’un étage logeait les thètes qui avaient poussé leur style de vie jusqu’à son terme logique et s’étaient donc retrouvés sans logis, drogués, traqués par les créanciers, ou fuyant les rigueurs de la loi et les abus de leurs proches.

Plus récemment, ces fonctions étaient devenues annexes, et le Vatican avait programmé les fondations de l’édifice pour extruder en quantité des étages supplémentaires. Le Vatican exprimait un certain nombre de réticences éthiques sérieuses vis-à-vis de la nanotechnologie, mais il avait finalement décidé qu’on pouvait l’admettre aussi longtemps qu’elle évitait de chambouler l’ADN ou de créer des interfaces directes avec le cerveau humain. Recourir à la nanotech pour extruder des bâtiments ne posait pas de problème, encore heureux, car Vatican/Shanghai devait chaque année ajouter deux étages au Libre Sanatorium de Phtisie. Désormais, le bâtiment dominait largement tous les autres édifices bâtis sur le front de mer.

Comme toujours avec les structures extrudées, le style était d’une monotonie extrême, tous les étages étant parfaitement identiques. Les murs étaient construits avec un matériau beige qui n’avait rien d’exceptionnel, déjà utilisé pour une bonne partie des bâtiments des TC, un détail malheureux, car il avait une attraction presque magnétique pour les cadavres cendrés des mites en suspension dans l’air. Comme tous les autres édifices constitués de la sorte, le Libre Sanatorium de Phtisie avait donc au cours des ans viré au noir, et même pas de manière homogène, mais en traînées verticales à cause de la pluie. Une plaisanterie éculée disait que l’extérieur du Sanatorium ressemblait fort à l’intérieur des poumons de ses locataires. Les Poings de la juste harmonie avaient toutefois fait de leur mieux pour l’égayer en y placardant nuitamment leurs affiches rouges.

Harv était étendu tout en haut d’une couchette à trois niveaux, au vingtième étage, partageant une petite salle et sa réserve d’air purifié avec une douzaine d’autres asthmatiques chroniques. Son visage était masqué par un phantascope et le pansement plaqué autour de ses lèvres enserrait un tube épais connecté à la prise d’alimentation murale. Ce tube véhiculait un nébulisat de médicaments directement issus du matri-compilateur et injectés dans les poumons pour empêcher le blocage spasmodique des bronches.

Nell attendit quelques instants avant de le tirer de son ractif. Certaines semaines, il avait l’air mieux que d’autres ; cette fois-ci, il n’avait pas l’air bien du tout. Son corps était bouffi, son visage rond et boursouflé, ses doigts tout gonflés : on l’avait mis sous corticoïdes. Mais elle aurait deviné de toute manière qu’il avait passé une mauvaise semaine, car, d’habitude, Harv n’était pas très porté sur les ractifs en immersion. Il préférait ceux qu’on tient sur les genoux, sur une feuille d’intelli-papier. Nell tâchait de lui écrire chaque jour une lettre simplement écrite en médiaglyphes et, pendant un certain temps, il avait essayé de lui répondre de la même manière. Mais depuis un an, il y avait également renoncé, même si elle continuait scrupuleusement à lui écrire.

« Nell ! dit-il après avoir décollé de ses yeux les épaisses lunettes. Désolé, j’étais occupé à chasser les riches Vickys.

— Pas possible ?

— Ouais. Enfin, Burly Scudd, je veux dire. Dans le ractif… tu vois, sa nana est tombée enceinte, alors bon, faut qu’elle se paye une Libératoire pour être débarrassée, alors elle arrive à se faire engager comme bonne à tout faire chez deux ou trois vieux cons de Vickys, et elle décide de les soulager de quelques vieilleries pas dégueu, en s’imaginant que c’est le moyen le plus rapide de se ramasser le fric.

Là-dessus, la nana se tire et ils la poursuivent avec leurs chevys, et c’est à ce moment que Burly Scudd se pointe avec son gros bahut, et ni une ni deux, v'là qu’il se lance à leurs trousses. Si tu te débrouilles bien, tu peux réussir à faire tomber tous les Vickys dans une grande fosse à purin ! L’éclate ! Tu devrais essayer, conclut Harv, puis, épuisé par un tel effort, il agrippa son tube d’oxygène et tira dessus pendant un certain temps.

— Effectivement, ça a l’air distrayant », réussit à dire Nell.

Momentanément bâillonné par le tube d’oxygène, Harv la dévisagea avec attention, sans paraître trop convaincu. « Désolé, bredouilla-t-il entre deux halètements, j’avais oublié que t’appréciais pas trop mon genre de ractif. J’parie qu’ils l’ont même pas mis dans ton Manuel, le Burly Scudd… »

Nell se força à sourire de la vanne que son frère répétait chaque semaine. Elle lui tendit la corbeille de biscuits et de fruits frais qu’elle avait apportés de Dovetail, et resta assise auprès de lui une heure encore, devisant des trucs dont ils aimaient bien discuter, jusqu’au moment où elle nota que son attention dérivait à nouveau vers les lunettes. Alors elle lui dit au revoir et à la semaine prochaine, puis l’embrassa avant de partir.

Elle régla son voile au niveau d’opacité maximal et se dirigea vers la porte. Harv agrippa spontanément son tube d’oxygène et prit plusieurs inspirations profondes, avant d’appeler son nom juste comme elle allait sortir.

« Oui ? dit-elle en se retournant vers lui.

— Nell, je voulais te dire combien t’étais super, exactement comme les plus belles de toutes les Vickys d’Atlantis. Je n’arrive pas à croire que tu es la même Nell à moi à qui je rapportais des trucs quand on créchait dans notre vieil appart’ – tu te souviens ? Je sais bien que toi et moi, on a pris des routes différentes, depuis ce fameux marin à Dovetail, et je sais que ça a pas mal à voir avec c’te Manuel. Je voulais seulement te dire, sœurette, que même si je dis des fois des horreurs sur les Vickys, je suis aussi fier de toi qu’il est possible de l’être, et tout ce que j’espère, c’est que lorsque tu liras ton Manuel – qu’est si plein de trucs que j’ai jamais pu réussir à piger ou même à lire – tu repenseras à ton vieux frangin Harv, qui l’avait trouvé jeté au caniveau, il y a toutes ces années, et s’était mis dans l’idée de le ramener à sa petite sœur. Dis, est-ce que tu t’en souviendras, Nell ? » Sur ces derniers mots, il se fourra de nouveau le tube d’oxygène dans la bouche et Nell vit ses côtes commencer à se soulever.

« Bien sûr que oui, Harv », murmura Nell, les yeux emplis de larmes, avant de retraverser en titubant la chambre pour serrer le corps boursouflé de son frère entre ses bras vigoureux. Le voile tourbillonna comme un rideau liquide devant les traits du garçon, toutes les ombrelles microscopiques se rétractant lorsqu’elle lui souleva la tête pour l’approcher de son visage et lui plaquer un gros baiser sur la joue.

Le voile se figea de nouveau lorsque Harv retomba sur le matelas de mousse – tout pareil aux matelas qu’il lui avait appris à faire compiler par le MC, il y avait si longtemps – et elle se retourna bien vite pour s’échapper de la chambre, en sanglots.

Hackworth se remet à jour grâce au grand Napier

« Avez-vous déjà eu l’occasion de parler à votre famille ? » demanda le colonel Napier, dont la voix sortait du dessus de table médiatronique ; il lui parlait de son bureau d’Atlantis/Shanghai.

Hackworth était quant à lui installé dans un pub d’Atlantis/Vancouver.

Napier était superbe maintenant qu’il avait un âge rassis – et même un rien plus imposant. Il avait travaillé sa prestance. Hackworth avait d’ailleurs été fugitivement impressionné au moment où l’image de l’officier s’était matérialisée sur le médiatron, et puis il se souvint de son propre aspect dans la glace. Une fois débarbouillé et la barbe taillée – il avait décidé de la garder – il s’était rendu compte qu’il avait lui aussi une certaine prestance. Même si l’origine d’une telle métamorphose le laissait toujours terriblement perplexe.

« J’ai pensé qu’il valait mieux que je sache d’abord ce qui était arrivé. Du reste… » Il s’arrêta un instant. Il avait du mal à retrouver son débit normal.

« Oui ? dit Napier, en feignant une patience excessive.

— Je venais juste de parler avec Fiona, ce matin.

— Après votre sortie des tunnels ?

— Non. Avant. Avant que je… que je me réveille, enfin, je ne sais pas. »

Napier fut légèrement décontenancé et il ne put que crisper une ou deux fois ses maxillaires, saisir sa tasse de thé, regarder sans raison par la fenêtre de son bureau qui devait donner sur une rue quelconque de New Chusan. Sur l’autre rive du Pacifique, Hackworth se contenta de fixer les profondeurs d’encre de sa pinte de bière brune.

Une image onirique lui revint à l’esprit, tel un débris remontant à la surface après un naufrage, chassant inexorablement au passage des tonnes de ténèbres verdâtres. Il vit un projectile d’un bleu étincelant jaillir entre les mains gantées de beige du docteur, suivi d’un épais cordon, il le vit se déplier et, mieux, s’épanouir pour former un bébé.

« Pourquoi ai-je pensé à ça ? » dit-il.

Napier parut intrigué par cette remarque.

« Fiona et Gwendolyn sont à Atlantis/Seattle, maintenant – à une demi-heure de métro de l’endroit où vous vous trouvez.

— Bien sûr ! Elles vivent – nous vivons – à Seattle, à présent. Ça, je le sais quand même. » Il se souvenait de Fiona arpentant la caldeira d’un volcan couvert de neige.

« Si vous avez l’impression d’avoir été en contact avec elle récemment – ce qui est tout à fait hors de question, j’en ai peur – alors ce ne peut être que par le truchement du Manuel. Nous sommes incapables de casser le cryptage des signaux qui ressortent de la caverne des Tambourinaires, mais les analyses de trafic suggèrent que vous avez passé un temps considérable à ragir au cours de ces dix années écoulées.

— Dix années ?

— Oui. Mais vous avez sûrement dû le suspecter, en fonction des indices.

— Ça m’a paru dix ans. Certes, je sens bien que dix années d’événements me sont arrivées. Mais l’hémisphère cérébral de l’ingénieur a toujours du mal à l’appréhender.

— Nous avons du mal à saisir pourquoi le Dr X a choisi de vous faire purger votre peine parmi les Tambourinaires, poursuivit Napier. Il nous semblait plutôt que votre hémisphère d’ingénieur, comme vous dites, restait votre trait le plus intéressant pour lui – vous n’ignorez pas que les Célestes souffrent d’une terrible pénurie d’ingénieurs.

— Je travaillais sur un truc », dit Hackworth. Des images d’un système nanotechnologique, d’une élégance et d’une compacité admirables, scintillaient devant son œil mental. La réalisation paraissait superbe, de celles qu’il n’était capable de produire qu’au prix d’un intense et long travail de réflexion. Comme celui que pourrait produire un prisonnier.

« Quel genre de truc, au juste ? demanda Napier, d’une voix soudain tendue.

— Impossible de cerner quoi », avoua finalement Hackworth avec un hochement de tête désabusé. Les vues détaillées d’atomes et de liaisons avaient été remplacées, dans son image mentale, par une espèce de grosse graine brune flottant dans l’espace, comme dans un tableau de Magritte. Avec un arrondi dédoublé à un bout, évoquant une paire de fesses, qui convergeait à l’autre extrémité vers une pointe en forme de mamelon.

« Bon sang, mais qu’est-ce qui s’est passé ?

— Avant votre départ de Shanghai, le Dr X vous a branché sur un matri-compilateur, non ?

— Oui.

— Vous a-t-il dit ce qu’il introduisait dans votre organisme ?

— J’ai pensé qu’il s’agissait d’hémocules d’une sorte ou d’une autre.

— Nous avons effectué des prélèvements sanguins avant votre départ de Shanghai.

— Comment ça ?

— Nous avons nos méthodes, dit le colonel Napier. Nous avons également procédé à un examen complet de l’une de vos amies de la caverne et trouvé dans son cerveau plusieurs millions de nanosites.

— Plusieurs millions ?

— Minuscules, précisa Napier, sur un ton rassurant. Ils s’introduisent par le sang, bien sûr – les hémocules empruntent la circulation sanguine qui les amène jusqu’aux capillaires du cerveau ; là, ils franchissent la barrière hémato-encéphalique pour se fixer à l’axone le plus proche. Dès lors, ils peuvent surveiller l’activité de cet axone ou le déclencher. Ces zites dialoguent en utilisant la lumière visible.

— Donc, dès que j’étais livré à moi-même, mes zites bavardaient entre eux, dit Hackworth, mais dès que je me trouvais à proximité immédiate d’une autre personne au cerveau infesté par ces trucs…

— Peu importe dans quel cerveau peut se trouver le zite. Tous dialoguent sans discrimination aucune, en formant un réseau. Réunissez quelques Tambourinaires dans une pièce sombre, et ils constituent une société-ruche.

— Mais l’interface entre les nanosites et le cerveau proprement dit…

— Oui, j’admets que quelques millions de ces spécimens juchés sur des neurones choisis au hasard constituent une bien piètre interface pour quelque chose d’aussi complexe que le cerveau humain. Nous ne prétendons pas que vous ayez partagé un cerveau commun avec ces gens.

— Dans ce cas, qu’ai-je partagé au juste avec eux ?

— De la nourriture. De l’air. De la compagnie. Des fluides corporels. Peut-être des sensations ou des émotions d’ordre général. Sans doute plus.

— C’est tout ce que j’ai fait pendant dix ans ?

— Vous avez fait tout un tas de choses, dit Napier, mais que vous avez accomplies dans une sorte d’état inconscient, onirique. Vous étiez somnambule. Quand nous avons réussi à résoudre cette énigme – après avoir réalisé la biopsie sur votre compagne troglodyte – nous avons réalisé que, d’un certain côté, vous n’aviez plus votre libre arbitre, et nous avons aussitôt conçu un traqueur-tueur chargé de repérer et de détruire les nanosites infestant votre cerveau. Nous l’avons injecté, sous une forme inactivée, dans le système sanguin de cette femme tambourinaire avant de la réintroduire dans votre colonie. Quand vous avez eu des rapports avec elle… ma foi, vous pouvez déduire vous-même la suite…

— Vous m’avez donné des informations, colonel Napier, et je vous en suis reconnaissant, mais cela ne fait qu’ajouter à ma confusion. Que désirait de moi le Céleste Empire, selon vous ?

— Le Dr X vous a-t-il demandé quoi que ce soit ?

— Juste de retrouver l’Alchimiste. »

Le colonel Napier parut ébahi. « Il vous a demandé ça il y a dix ans ?

— Oui. Sans autre explication.

— Voilà qui est fort singulier, admit Napier après un long interlude passé à triturer ses moustaches. Nous n’avons pris conscience de l’existence de ce mystérieux personnage que depuis cinq ans, tout au plus, et nous ne savons virtuellement rien de lui – sinon qu’il s’agit d’un artifex de génie qui complote avec le Dr X.

— Y a-t-il quelque autre information…

— Je ne puis rien révéler de plus, coupa brutalement Napier, qui en avait peut-être déjà trop dit. Prévenez-nous malgré tout si jamais vous le retrouvez. Et… euh, Hackworth, il n’est guère délicat d’aborder ce sujet, mais vous a-t-on averti que votre épouse a obtenu le divorce ?

— Oh ! Ça oui, dit doucement Hackworth. J’imagine que je m’en doutais. » Mais il n’en avait pas eu conscience jusqu’à cet instant.

« Elle s’est montrée remarquablement compréhensive devant une aussi longue absence, poursuivit Napier, mais, au bout d’un moment, il est devenu manifeste que, comme tous les Tambourinaires, vous aviez fini par vous livrer à une débauche sexuelle extrême.

— Comment l’a-t-elle su ?

— Nous l’avions mise en garde.

— Je vous demande pardon ?

— J’ai mentionné tout à l’heure que nous avions trouvé certains éléments dans votre sang. Ces hémocules étaient spécifiquement conçus pour se propager par l’échange de fluides corporels.

— Qu’en savez-vous ? »

Pour la première fois, Napier parut perdre patience. « Pour l’amour du ciel, mon vieux, nous savons ce que nous faisons. Ces particules ont deux fonctions : se disséminer par le truchement d’un échange de fluides corporels et interagir les unes avec les autres. Une fois que nous l’avons constaté, nous n’avions d’autre choix éthique que de prévenir votre femme.

— Bien sûr. Vous avez absolument raison. Au fait, d’ailleurs, je vous en remercie, dit Hackworth. Et il n’est guère difficile de comprendre les sentiments de Gwen à cette perspective de partager ses fluides corporels avec des milliers de Tambourinaires.

— Vous ne devriez pas ainsi battre votre coulpe. Nous-mêmes avons envoyé des explorateurs là-dessous.

— Vraiment ?

— Oui. Les Tambourinaires s’en contre-fichent. Les explorateurs ont relaté un comportement fort semblable à celui des individus dans leurs rêves : “Un moi aux frontières mal définies”, telle était leur phrase, si mes souvenirs sont exacts. Quoi qu’il en soit, votre comportement là-dessous n’était pas nécessairement une transgression morale en soi – votre esprit ne vous appartenait plus.

— Vous dites que ces particules interagissent les unes les autres ?

— Chacune est un réceptacle contenant quelques circuits logiques en barrettes et un peu de mémoire, expliqua Napier. Quand deux particules viennent à se rencontrer, in vivo ou in vitro, elles s’arriment l’une à l’autre et échangent des données pendant un laps de temps limité. En général, elles se désengagent ensuite pour poursuivre chacune leur route. Parfois, elles restent accolées pendant un temps plus long : c’est qu’un calcul intervient – on s’en rend compte à la chaleur dégagée par le circuit logique. Puis elles se déconnectent. Parfois, les deux particules repartent chacune de son côté, parfois l’une des deux meurt. Mais il en reste toujours une pour continuer. »

Les implications de cette dernière phrase n’avaient pas échappé à Hackworth. « Les Tambourinaires ont-ils des relations sexuelles uniquement entre eux ou bien…

— Ce fut également notre première question. La réponse est non. Ils ont des relations sexuelles avec quantité d’autres individus de tous les milieux. En fait, ils tiennent même des bordels à Vancouver. Ils visent en particulier la clientèle des Aérodromes et des gares de transit. Il y a quelques années, ils sont entrés en conflit avec les maisons de passe déjà installées parce que c’est tout juste s’ils monnayaient leurs services. Ils ont haussé leurs tarifs uniquement par diplomatie. Mais ils ne veulent pas d’argent – que diable pourraient-ils en faire ? »

Extrait du Manuel, une visite au Castel Turing ; un ultime bavardage avec Miss Matheson ; l’erreur fatale de Nell ; fuite ; aide d’un mystérieux bienfaiteur ; évasion de la clave de la Nouvelle-Atlantis

Le nouveau territoire dans lequel la princesse Nell venait de pénétrer était de très loin le plus complexe de tous les Royaumes féeriques décrits par le Manuel. Revenant à la double page de la première illustration panoramique, elle compta sept grands châteaux perchés au sommet de montagnes, et elle savait pertinemment qu’elle devrait les visiter tous et accomplir dans chacun une tâche délicate, pour y récupérer les onze clefs qu’on lui avait dérobées et la douzième qui restait encore à trouver.

Elle se fit du thé et des sandwiches qu’elle mit dans un panier pour emporter dans la prairie où elle aimait bien s’asseoir au milieu des fleurs des champs pour bouquiner. La maison de l’agent Moore était un endroit mélancolique en l’absence du policier, et cela faisait plusieurs semaines qu’elle ne l’avait plus revu. Au cours des deux dernières années, il avait été de plus en plus souvent appelé par ses affaires, disparaissant (comme elle le supposait) en Chine intérieure pendant des jours, puis des semaines et revenant déprimé, épuisé, pour ne trouver l’apaisement que dans le whisky (qu’il consommait en étonnamment petites quantités mais avec une concentration farouche), et dans des récitals nocturnes de cornemuse qui réveillaient tout le monde à Dovetail, voire pour certains dormeurs au sommeil léger, jusque dans la clave de la Nouvelle-Atlantis.

Lors de son voyage entre le campement de l’Armée des souris et le premier des châteaux, Nell avait dû mobiliser tous les talents de trappeur qu’elle avait appris au bout de plusieurs années de pérégrination dans le Pays d’Au-delà : elle avait dû combattre un lion des neiges, éviter un ours, traverser à gué des torrents, allumer des feux, bâtir des abris. Le temps que Nell ait réussi à conduire la princesse jusque devant les antiques portes couvertes de mousse du premier château, le soleil brillait déjà au ras de la colline et l’air commençait à fraîchir. Nell se drapa dans un châle thermogène et régla le thermostat un poil plus frais que le niveau de confort ; elle avait constaté que son esprit s’émoussait lorsqu’elle était trop à l’aise. Dans son panier, elle avait mis une bouteille isotherme remplie de thé au lait brûlant, et les sandwiches pourraient tenir un bout de temps.


La plus haute des nombreuses tours du château était surmontée d’une grande aile de moulin à quatre branches qui tournait avec régularité, même si la princesse Nell ne notait qu’une faible brise à son altitude, plusieurs centaines de mètres plus bas.

Encastré dans la porte principale, il y avait un guichet, et, encastré dans le guichet, il y avait un judas. Sous le judas, un grand heurtoir de bronze qui avait la forme de la lettre T, même si celle-ci était devenue indistincte, tant elle était recouverte de mousse et de lichen. La princesse Nell ne réussit à manœuvrer le heurtoir qu’au prix d’un gros effort et, vu son état de décrépitude, elle n’escomptait pas de réponse ; mais à peine le premier coup avait-il retenti que le judas s’ouvrit et qu’elle se trouva confrontée à un heaume : car le portier de l’autre côté était vêtu de pied en cap d’une armure toute rouillée et couverte de mousse. Mais le portier ne dit rien, se contentant de dévisager la princesse Nell ; du moins le supposa-t-elle, car elle ne pouvait voir ses traits derrière la mince fente de la visière du heaume.

« Bon après-midi, dit la princesse Nell. Je vous demande pardon, mais je parcours ces contrées, et je me demandais si vous auriez la bonté de m’accorder l’hospitalité pour la nuit. »

Sans un mot, le portier referma violemment le judas. Nell entendit grincer et cliqueter son armure tandis qu’il s’éloignait à pas lents.

Quelques minutes plus tard, elle l’entendit revenir, mais, cette fois, le bruit était dédoublé. Les verrous rouillés du guichet grognèrent et couinèrent. La porte s’ouvrit en grand et la princesse Nell fit un brusque écart pour éviter les éclats de rouille, fragments de lichen et autres paquets de mousse tombant en averse autour d’elle. Deux hommes en armure se tenaient à présent devant elle, l’invitant à entrer.

Nell franchit la porte et pénétra dans les sombres ruelles de la forteresse. La porte claqua dans son dos. Deux mains de fer se refermèrent de ses bras ; les hommes l’avaient saisie entre leurs gantelets. Ils la soulevèrent dans les airs et la transportèrent ainsi durant plusieurs minutes, à travers les rues, les escaliers et les passages du château. Tous étaient complètement déserts. Elle ne vit pas même une souris ou un rat. Nulle fumée ne s’élevait des cheminées, nulle lumière ne sourdait des fenêtres et, dans la longue galerie conduisant à la salle du trône, les torches pendaient, froides et noircies dans leurs appliques. De place en place, la princesse Nell remarqua d’autres soldats en armure, figés au garde-à-vous, mais, comme aucun ne bougeait, elle ne put dire s’il s’agissait d’armures vides ou de vrais hommes.

Nulle part elle ne vit les signes habituels du commerce et de l’activité humaine : crottin de cheval, pelures d’orange, aboiements de chiens, eaux usées dans les caniveaux. Non sans une certaine inquiétude, elle nota en revanche un nombre inusité de chaînes. Toutes étaient identiques, d’un dessin pour le moins étrange, et elle en voyait partout : empilées au coin des rues, débordant de corbeilles métalliques, pendant du haut des toits, tendues entre les tours.

Le cliquetis et le grincement de ses porteurs l’empêchaient presque complètement de distinguer d’autres bruits ; mais, à mesure qu’ils montaient et s’enfonçaient dans la forteresse, elle prit lentement conscience d’un sourd grincement, d’un feulement qui imprégnait jusqu’aux pierres de taille. Le bruit monta en crescendo, alors qu’ils se pressaient vers l’extrémité de l’ultime galerie, pour devenir un grondement quasiment sismique lorsqu’ils pénétrèrent enfin sous les voûtes de la salle du trône, sise au cœur même du château.

La salle était froide et obscure, même si un rai de lumière passait à travers les fenêtres hautes au ras des voûtes. Le pied des murs était tapissé d’hommes en armes, parfaitement immobiles. Assis au milieu de la salle, installé sur un trône deux fois haut comme un homme, un géant les attendait, vêtu d’une armure resplendissante comme un miroir. En dessous de lui, un soldat en armure, muni d’un chiffon et d’un tampon métallique, polissait d’un bras vigoureux une des jambières de son seigneur.

« Bienvenue au Castel Turing », dit le seigneur d’une voix métallique.

Dans l’intervalle, les yeux de la princesse Nell s’étaient accoutumés à la pénombre, et elle nota quelque chose derrière le trône : un Axe monstrueux, aussi épais que le grand mât d’un dromon, fait du tronc d’un arbre gigantesque ligaturé et renforcé par des colliers et des plaques de laiton. L’Axe tournait avec régularité, et la princesse Nell réalisa qu’il devait transmettre le mouvement du gigantesque moulin installé tout là-haut sur le toit. D’énormes rouages, noirs et collants de graisse, étaient fixés à l’Axe et transmettaient son mouvement à d’autres arbres, plus petits, qui couraient à l’horizontale dans toutes les directions pour disparaître par des trous dans les murs. Les grincements et les couinements de tous ces arbres étaient à l’origine du bruit omniprésent qu’elle avait noté un peu plus tôt.

Un arbre horizontal courait le long de chaque mur de la salle du trône, à peu près à hauteur d’homme. À intervalles réguliers, l’axe traversait un carter d’engrenages. Un autre arbre, court et carré, sortait à angle droit de chaque carter, en saillie du mur. Ces boîtiers avaient tendance à coïncider avec la disposition des soldats.

Le soldat qui polissait l’armure du seigneur contourna le protège-genoux clouté du suzerain et, ce faisant, il tourna le dos à la princesse Nell. Celle-ci découvrit alors avec ébahissement le grand trou carré qu’il avait au milieu du dos.


Nell savait, vaguement, que ce nom de Castel Turing était un indice ; elle avait eu quelques notions concernant Turing à l’Académie de Miss Matheson. L’homme avait quelque chose à voir avec les ordinateurs. Elle aurait pu tourner les pages de l’Encyclopédie et consulter l’article, mais elle avait appris à laisser le Manuel lui raconter les choses à sa guise. Il était manifeste que les soldats n’étaient pas des hommes en armes, mais tout bêtement des créatures mécaniques, et il devait en aller de même du duc de Turing lui-même.

Après un entretien bref et guère intéressant, au cours duquel la princesse Nell tenta vainement d’établir si le duc était ou non humain, ce dernier lui annonça, sans broncher, qu’il la jetait au cachot jusqu’à la fin de ses jours.

Ce genre d’événement ne surprenait ni ne troublait plus Nell depuis belle lurette, car il s’était déjà produit des centaines de fois, lors de ses relations avec le Manuel. Du reste, elle avait su, dès le premier jour où Harv lui avait donné le livre, de quelle façon s’achèverait l’histoire. Le seul problème était que ce récit était de nature fractale ; plus on le lisait en détail, plus il développait de ramifications.


Un des soldats se détacha de son carter d’engrenages au mur et gagna d’un pas lourd l’angle de la salle pour y saisir une corbeille métallique emplie de ces chaînes bizarres que la princesse Nell avait vues partout. Il la rapporta devant le trône, pécha dedans pour en trouver l’extrémité qu’il inséra dans un orifice à l’angle du trône. Dans l’intervalle, un deuxième soldat s’était également détaché du mur pour prendre position de l’autre côté du trône. Le soldat releva sa visière, révélant une espèce d’appareillage à l’endroit où aurait dû se trouver sa tête.

Un cliquetis assourdissant jaillit de l’intérieur du trône. Le second soldat saisit l’extrémité de la chaîne lorsqu’elle émergea de son côté, pour l’insérer dans l’ouverture de sa visière. Un instant après, elle ressortait d’une trappe sur sa poitrine. Cela fait, le tronçon entier de chaîne, soit une longueur de sept ou huit mètres, fut lentement et bruyamment extrait du panier, pour pénétrer dans le bruyant mécanisme dissimulé sous le trône, entrer dans le gosier du second soldat et enfin ressortir de sa poitrine pour finir par s’accumuler en un tas graisseux. L’opération dura bien plus longtemps que ne l’avait au début imaginé la princesse Nell, car la chaîne changeait fréquemment de direction ; à plusieurs reprises, alors que le panier était presque vide, elle repartit en arrière jusqu’à ce qu’il se retrouve à nouveau presque plein. Mais, dans l’ensemble, la tendance générale était à un mouvement vers l’avant et, finalement, le dernier maillon quitta le panier pour disparaître à l’intérieur du trône. Quelques secondes plus tard, le tintamarre qui en émanait s’arrêta ; Nell pouvait maintenant déceler le cliquetis plus discret émis par le second soldat. Finalement, il se tut à son tour, et la chaîne tomba de sa poitrine. Le soldat la ramassa à pleins bras pour la déposer dans un panier vide, judicieusement disposé non loin de là. Puis il se dirigea vers Nell d’un pas décidé, s’inclina en se cassant presque en deux, lui plaquant son épaule dure, froide et passablement inconfortable au creux de l’estomac, afin de la soulever comme un sac de blé. Il la trimballa ainsi durant plusieurs minutes à travers le château, descendant la plupart du temps d’interminables escaliers de pierre, pour déboucher dans un cachot très profond, très sombre et très froid, et, arrivé là, il la déposa dans une cellule exiguë et parfaitement obscure.


Nell dit : « La princesse Nell recourut à l’une des formules magiques enseignées par Pourpre pour faire de la lumière. »


La princesse Nell put constater que la cellule mesurait environ deux pas sur trois, avec le long d’un mur, un banc de pierre en guise de lit et un trou dans le sol en guise de toilettes. Sur le mur du fond, une minuscule fenêtre à barreaux donnait sur un puits d’aération. Celui-ci était bien sûr fort étroit et profond, et le cachot de Nell devait être situé presque tout en bas, car aucun jour n’y parvenait. Le soldat sortit de la cellule et referma la porte derrière lui ; ce qui permit à Nell de constater que le verrou monté sur celle-ci était extraordinairement volumineux : presque aussi gros qu’une boîte à biscuits en tôle, tout plein de rouages et muni d’une grosse manivelle qui pendait en son milieu.

La porte était équipée d’un petit guichet. En regardant par l’ouverture, Nell constata que le soldat n’avait pas de clef à proprement parler : à la place, il saisit un court tronçon de chaîne, à peu près long comme son bras, qui pendait d’un crochet près de la porte et qu’il inséra dans le verrou géant. Puis il se mit à tourner la manivelle. Les rouages cliquetèrent, la chaîne grinça et, au bout du compte, le pêne sortit et s’engagea dans le chambranle, bouclant la princesse Nell dans le cachot. Aussitôt après, la chaîne sortit du verrou et dégringola par terre. Le soldat la ramassa et alla la raccrocher au mur. Puis il s’éloigna en ferraillant pour ne reparaître que plusieurs heures plus tard, chargé d’une miche de pain et d’un cruchon d’eau, qu’il glissa par le petit guichet ouvert au milieu de la porte, juste au-dessus du verrou mécanique.

Il ne fallut pas longtemps à la princesse Nell pour explorer l’espace confiné de sa cellule. Dans un coin, enfoui sous la poussière et les détritus, elle trouva quelque chose de dur et de froid qu’elle tira pour mieux l’examiner : c’était un bout de chaîne, passablement rouillé, mais à l’évidence d’un type identique à toutes celles qu’elle avait vues partout à Castel Turing.

La chaîne était plate. Chaque maillon était muni d’une barrette : un tronçon de métal monté sur un axe, qui pouvait pivoter pour basculer et s’enclencher dans deux positions fixes : parallèle ou perpendiculaire à la chaîne.

Lors de sa première nuit de détention, Nell fit deux autres découvertes : tout d’abord, le verrou du portillon par lequel on lui avait fait passer la nourriture était en partie accessible de l’intérieur et, au prix d’un léger effort, elle réussit à le tordre pour qu’il ne puisse plus se verrouiller convenablement. Cela fait, elle était désormais en mesure de passer la tête par le guichet pour examiner les alentours, y compris le fameux verrou mécanique. Ou bien elle pouvait passer un bras par l’ouverture pour tâter le verrou, tourner la manivelle, et ainsi de suite.

La seconde découverte intervint au milieu de la nuit, quand elle fut réveillée par un fracas métallique venant de la petite fenêtre du puits d’aération. Elle tendit la main dans le noir et parvint à repérer à tâtons l’extrémité de la chaîne pendue au mur. Elle tira dessus et, après une résistance initiale, celle-ci vint sans peine. Bientôt, elle avait réussi à en tirer plusieurs mètres qui s’amassèrent sur le sol de la cellule.


Nell savait à peu près quoi faire de la chaîne. Commençant par un bout, elle examina les barrettes et entreprit de relever leur position (le Manuel lui fournissait toujours des pages de brouillon si nécessaire). Elle inscrivait une marque horizontale pour les verrous parallèles à la chaîne, et une marque verticale pour ceux qui lui étaient perpendiculaires, ce qui donna ceci :


II – IIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIIIIIII – – IIIIIIIIII – IIIII – – IIIIIIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIIIIIIII – – – IIII – IIIIIIIIIIIIIIIIIIIII – III – – – – – IIIIIIIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIIIIIII – IIIIIIIII – IIIIIIIIIIIIII – IIIIIII –


Si elle comptait les marques verticales et les remplaçait par des chiffres, elle trouvait :


2 – 15 – 14 – 10 – 14 – 21 – 18 – –10 – 5 – –19 – 21 – 9 – 19 – – – 4 – 21 – 3 – – – – – 20 – 21 – 18 – 9 – 14 – 7 –


et si les chiffres correspondaient à des lettres de l’alphabet, les marques horizontales simples servant de séparation entre les lettres et les doubles marques horizontales indiquant les espaces, on obtenait :


BONJOUR JE SUIS – – – DUC – – – – – TURING


Peut-être que les marques horizontales multiples servaient de code pour les mots courants :


– – – le/la

– – – – (non utilisé : peut-être un/une ?)

– – – – – de


Si c’était le cas, alors le message devenait : BONJOUR JE SUIS LE DUC DE TURING, ce qui était intéressant, car le géant en armure s’était déjà également identifié sous ce nom, et Nell jugeait improbable qu’il ait décidé de lui envoyer un message par ce biais. Celui-ci devait donc émaner d’un autre individu qui se faisait lui aussi appeler le duc de Turing – peut-être un véritable être humain, bien vivant celui-ci.

Quelques années plus tôt, Nell aurait parié là-dessus. Mais les années passant, le Manuel était devenu bien plus subtil qu’au début et présentait quantité de pièges cachés : il n’était plus question de se reposer sur des suppositions faciles. Il était tout aussi possible que cette chaîne provienne directement de la salle du trône et que le duc mécanique, pour quelque obscure raison, cherche à la duper. Aussi, tout en étant ravie de répondre à ce message par la même méthode, Nell avait bien l’intention de rester prudente jusqu’à ce qu’elle ait pu établir si son auteur était un être humain ou une créature mécanique.

La suite du message était : DONNE – A – – – CHAÎNE – – – – SECOUSSE – – – – – – RÉPONDRE. En supposant que quatre marques horizontales correspondaient bien à un/une et six à pour, elle obtenait : DONNE À LA CHAÎNE UNE SECOUSSE POUR RÉPONDRE.

Nell se mit à faire basculer les barrettes des maillons, effaçant à mesure le message de ce personnage qui s’appelait le duc, pour le remplacer par : JE SUIS LA PRINCESSE NELL POURQUOI M’AVOIR EMPRISONNÉE. Puis elle imprima une secousse à la chaîne et, au bout d’un moment, celle-ci commença à se rétracter. Quelques minutes après, revenait le message :


BIENVENUE PRINCESSE NELL DÉCIDONS D’UN MOYEN DE COMMUNICATION PLUS EFFICACE


suivi d’instructions sur un mode d’emploi plus compact des barrettes basculantes pour représenter des chiffres, et sur la procédure pour convertir ces derniers en lettres et signes de ponctuation. Ce point une fois réglé, le duc dit :


JE SUIS LE VRAI DUC. J’AI CRÉÉ CES MACHINES, ET ELLES M’ONT EMPRISONNÉ DANS UNE HAUTE TOUR LOIN AU-DESSUS DE VOUS. LA MACHINE QUI SE FAIT APPELER LE DUC N’EST QUE MA CRÉATION LA PLUS IMPOSANTE ET LA PLUS COMPLEXE.


Nell répondit :


LA CHAÎNE PÈSE DES CENTAINES DE KILOS VOUS DEVEZ ÊTRE DRÔLEMENT MUSCLÉ POUR UN ÊTRE HUMAIN.


Le duc répondit :


TU ES FUTÉE, PRINCESSE NELL ! LE POIDS TOTAL DE LA CHAÎNE EST EN FAIT DE PLUSIEURS TONNES, ET JE LA MANŒUVRE GRÂCE À UN TREUIL SITUÉ DANS MA CHAMBRE QUI TIRE SA FORCE MOTRICE DE L’ARBRE PRINCIPAL.


La nuit était depuis longtemps tombée sur la prairie. Nell referma le Manuel et s’en retourna chez elle.

Elle veilla tard cette nuit-là, le livre ouvert sur les genoux, comme elle le faisait quand elle était petite, et c’est pourquoi elle fut en retard à l’église le lendemain matin. On y dit une prière particulière pour Miss Matheson, qui, paraît-il, ne sortait plus à cause de sa mauvaise santé. Nell passa la voir quelques minutes, après le service religieux, puis elle rentra directement chez elle pour se replonger dans son Manuel.

Elle s’attaquait à deux problèmes à la fois. Tout d’abord, il fallait qu’elle découvre le mécanisme du verrou de la porte. Ensuite, il fallait qu’elle découvre si l’individu qui lui envoyait les messages était humain ou mécanique. Si elle établissait avec une raisonnable certitude qu’il était humain, elle pourrait alors lui demander de l’aide pour crocheter le verrou, mais tant qu’elle n’aurait pas réglé ce dilemme, elle devrait garder ses activités secrètes.

Le verrou n’avait qu’un nombre limité de pièces visibles : la manivelle, le pêne et deux tambours de cuivre encastrés dans la partie supérieure, portant gravés les chiffres de 0 à 9, de sorte qu’en les faisant tourner dans un sens ou dans l’autre, il était possible d’afficher tous les nombres de 00 à 99. Ces tambours étaient en mouvement presque continu dès que la manivelle tournait.

Nell avait réussi à détacher plusieurs mètres sur la chaîne qu’elle utilisait pour converser avec le duc, aussi put-elle introduire divers messages dans le verrou afin de juger du résultat produit.

Le nombre affiché au sommet changeait à chaque maillon qui entrait dans la machine et il semblait déterminer dans certaines limites le comportement de celle-ci : par exemple, elle avait appris que si le nombre se trouvait être 09 et si le maillon suivant de la chaîne était en position verticale (ce que le duc appelait un un), les tambours pivotaient pour afficher le nombre 23. Mais si le maillon suivant était au contraire un zéro (comme le duc appelait les maillons à barrette horizontale), alors les chiffres des tambours affichaient 03. Mais ce n’était pas tout : dans ce dernier cas, l’appareillage inversait, pour une raison quelconque, le mouvement de la chaîne à l’intérieur de la machine et faisait en outre basculer la barrette du maillon de la position zéro à la position un. De sorte que la machine pouvait écrire sur la chaîne aussi bien qu’y lire.

Elle avait appris, incidemment, de ses conversations avec le duc, que les nombres inscrits sur les tambours étaient qualifiés d’états. Au début, elle ignorait quels états conduisaient à quels autres, de sorte qu’elle passait au jugé de l’un à l’autre, en notant sur papier les connexions. Bien vite, toutefois, elle obtint un tableau consignant trente-deux états différents avec les réactions du verrou à zéro ou à un quand il se trouvait dans l’une ou l’autre position. Il lui fallut du temps pour remplir toutes les cases vides du tableau, car certains états n’étaient pas évidents à obtenir – on ne pouvait les atteindre qu’en amenant la machine à inscrire sur la chaîne une série bien précise de uns et de zéros.

Tous ces uns et ces zéros auraient fini par la rendre folle s’il n’y avait pas eu les fréquentes interruptions du duc, qui n’avait manifestement rien de mieux à faire que de lui envoyer des messages. Ces deux recherches menées de front occupèrent intégralement les loisirs de Nell durant une quinzaine de jours, au cours desquels elle fit des progrès lents mais réguliers.

« Tu dois apprendre à manœuvrer le verrou de ta porte, dit le duc. Cela te permettra de t’évader et de venir me secourir. Je te donnerai des instructions. »

Tout ce qu’il voulait, en fait, c’était parler de technologie, ce qui n’aiderait guère Nell à décider s’il s’agissait d’un homme ou d’une machine. « Pourquoi ne forceriez-vous pas votre propre verrou, répondit-elle, pour venir me secourir ? Je ne suis qu’une pauvre petite chose sans défense, si seule au monde, terrifiée et abandonnée, quand vous semblez si héroïque et brave ; votre histoire m’a l’air tout à fait romantique et j’ai hâte d’en voir le dénouement, maintenant que nos destins sont liés.

— Les machines ont fixé sur ma porte un verrou spécial, expliqua le duc, pas une machine de Turing.

— Décrivez-vous, écrivit Nell.

— Rien d’original, j’en ai peur, écrivit le duc. Et toi ?

— Un peu plus grande que la moyenne, des yeux vert flamboyant, des cheveux de jais cascadant en vagues luxuriantes jusqu’à ma taille, sauf quand je les coiffe en chignon pour souligner mes pommettes hautes et mes lèvres charnues. Taille fine, seins altiers, jambes longues, teint d’albâtre qui devient écarlate dès que la passion m’habite, ce qui est fréquent.

— Ta description me rappelle ma défunte épouse, Dieu ait son âme.

— Parlez-moi de votre femme.

— Le sujet m’emplit d’une tristesse tellement inexprimable que je ne puis supporter de la décrire par des mots. À présent, attelons-nous plutôt à la tâche de travailler sur la machine de Turing. »

Puisque l’ouverture lascive avait abouti à une impasse, Nell essaya une tactique différente : jouer les idiotes. Tôt ou tard, le duc allait finir par s’irriter. Mais il se montrait avec elle d’une patience infinie, même après qu’elle eut répété pour la vingtième fois : « Pourriez-vous me le réexpliquer en le formulant autrement ? Je ne saisis toujours pas. » Bien sûr, pour autant qu’elle sache, il pouvait fort bien s’écorcher les mains à tambouriner sur les murs de sa prison, là-haut, tout en faisant simplement mine d’être patient avec elle. Mais un homme qui avait passé des années bouclé dans un donjon devait apprendre à être d’une patience extrême.

Elle essaya de lui envoyer des poèmes. Il lui renvoya des critiques vibrantes, mais se refusa à lui montrer ses propres créations, au prétexte qu’elles n’étaient pas assez bonnes pour être confiées au métal.

À son vingtième jour de cachot, la princesse Nell réussit enfin à forcer le verrou. Plutôt que de s’évader aussitôt, elle se boucla de nouveau et s’assit pour réfléchir à l’étape suivante.

Si le duc était humain, elle devrait le prévenir, afin qu’ils puissent élaborer un plan d’évasion. Si c’était une machine, agir ainsi conduirait au désastre. Elle devait avoir défini l’identité du duc avant de décider quoi que ce soit.

Elle lui transmit un autre poème.

Pour l’amour de ce Grec, elle donna son cœur,

Son père, sa couronne et sa terre natale.

Dans l’île de Naxos, ils avaient fait relâche.

Elle s’éveilla seule sur le rivage

Lors que du navire de son amant les voiles

Disparaissaient avec lenteur

Sous la courbe de l’horizon.

Sur le sable dur, Ariane

Alors tomba évanouie.

Et rêva de son pays.

Minos, aveuglé de rancœur,

Ne lui pardonna point :

Il la fit jeter dans le Labyrinthe.

Seule à présent, Ariane

Dut errer bien des nuits

Au milieu des ténèbres sans fin.

Mais toujours elle butait sur le souvenir

Qui partout encore demeurait lové.

Alors elle le roula sous ses doigts repliés

Comme on fait pour dénouer un lacet :

Ainsi réussit-elle à l’effacer.

Le lien fit un cadeau pour son geôlier.

Aveuglé de larmes, c’est du bout des doigts

Qu’il le déchiffra,

Avant de lui ouvrir alors ses bras.

La réponse arriva bien trop vite, et c’était toujours la même : « Si tu savais comme j’envie ton talent à manier les mots. Cela dit, si tu n’y vois pas d’inconvénient, reportons notre attention sur les rouages de la machine de Turing. »

Elle avait essayé d’être aussi claire que possible, et le duc n’avait toujours pas saisi le message. Ce devait être une machine.

Pourquoi cette duperie ?

À l’évidence, le duc mécanique désirait l’instruire sur les machines de Turing. Enfin, si l’on pouvait dire qu’une machine pût désirer quelque chose.

Il devait y avoir un problème dans la programmation du duc. Il avait dû s’en rendre compte et il avait besoin d’un humain pour être réparé.

Une fois que Nell fut parvenue à cette déduction, le reste de l’histoire du Castel Turing se résolut bien vite et sans difficulté. Elle se glissa hors de sa cellule pour explorer furtivement le château. Les soldats la remarquaient rarement et, quand c’était le cas, ils étaient incapables d’initiative : ils devaient retourner voir le duc pour se faire reprogrammer. La princesse finit par trouver, sous les ailes du moulin, une salle qui contenait une sorte de mécanisme d’embrayage. En désengageant celui-ci, elle réussit à arrêter l’Arbre de transmission. Au bout de quelques heures, les ressorts montés dans le dos des soldats s’étaient dévidés, et tous avaient fini par s’immobiliser sur place. Tout le château était figé, comme si elle lui avait jeté un sort.

Désormais libre de ses mouvements, elle ouvrit le trône du duc et découvrit à l’intérieur une machine de Turing. De chaque côté de la machine, une fente étroite traversait le sol à la verticale et s’enfonçait dans les profondeurs de la terre, aussi loin que portait le faisceau de sa torche. La chaîne qui contenait le programme du duc et qui pendait de chaque côté s’enfonçait dans ces failles. Nell essaya d’y jeter des cailloux mais ne les entendit jamais heurter le fond : la chaîne devait être d’une longueur insondable.

Tout en haut, dans l’une des tours du château, la princesse Nell découvrit un squelette, il était assis dans un fauteuil, le buste affalé au-dessus d’une table encombrée d’imposantes piles de livre. Les souris, les insectes et les oiseaux avaient grignoté toute la chair, mais des traces de cheveux gris et de poils de moustache jonchaient la table, et autour des vertèbres cervicales restait accrochée une chaîne en or portant un sceau marqué de la lettre T.

Elle passa un certain temps à parcourir les livres du duc. La plupart étaient des carnets dans lesquels il avait dessiné les inventions qu’il n’avait pas encore eu le temps de fabriquer. Il avait ainsi tracé les plans d’armadas de machines de Turing destinées à fonctionner en parallèle, de chaînes dont les anneaux pouvaient adopter plus de deux positions, de machines capables de lire et d’écrire sur des réseaux de mailles à deux dimensions au lieu de chaînes unidimensionnelles, ainsi que d’un réseau cubique de quinze cents mètres d’arête, parcouru par une machine de Turing mobile, qui aurait calculé tout en progressant dans les trois dimensions.

Peu importait la complexité croissante de ses plans, le duc trouvait toujours le moyen d’en simuler le comportement en introduisant une chaîne d’une longueur suffisante dans l’une de ses machines de Turing traditionnelles. Autant dire que si les machines parallèles et multidimensionnelles travaillaient plus vite que le modèle originel, leur fonctionnement restait identique à la base.

Un après-midi, Nell était assise dans sa prairie favorite, à lire tout cela dans son Manuel, quand une chevaline sans cavalier émergea des bois et galopa droit vers elle. Le fait n’était pas si inhabituel en soi ; les chevalines étaient suffisamment intelligentes pour qu’on les envoie, seules, retrouver telle ou telle personne. On les envoyait toutefois rarement à la recherche de Nell.

La chevaline fonça au triple galop puis, parvenue à quelques mètres de Nell, elle planta ses sabots dans le sol et s’arrêta pile – un tour qu’elle pouvait aisément réaliser quand elle n’avait pas un humain sur le dos. Sa seule charge, en l’occurrence, c’était un billet de la main de Miss Stricken : « Nell, je vous prie de venir immédiatement. Miss Matheson a réclamé votre présence et le temps presse. »

Nell n’hésita pas. Elle rassembla ses affaires, les entassa dans le petit compartiment à bagages de sa monture, puis enfourcha celle-ci. « Lu avant ! Puis, s’étant bien calée et saisissant les rênes, elle ajouta :

Vitesse illimitée. » En quelques instants, la chevaline se faufilait entre les arbres avec la vélocité d’un guépard au sprint, filant vers le sommet de la colline, en direction du rideau de ronces.

Au vu de la disposition des tuyaux, Nell devina que Miss Matheson était connectée à l’Alim de deux ou trois façons différentes, même si l’on avait pudiquement dissimulé le tout sous plusieurs épaisseurs de couvertures au crochet, empilées sur son corps comme les couches d’un millefeuille. Seuls son visage et ses mains demeuraient visibles et, en les regardant, Nell réalisa, pour la première fois depuis le jour où elles avaient fait connaissance, à quel point Miss Matheson était âgée. Sa force de personnalité avait masqué à Nell comme aux autres filles la brutale vérité de son âge.

« Je vous en prie, laissez-nous, Miss Stricken », dit Miss Matheson, et Miss Stricken se retira, résignée, non sans jeter derrière elle des regards emplis de réticence et de réprobation.

Nell s’assit au bord du lit et souleva une des mains de Miss Matheson, aussi délicatement que s’il s’agissait de la feuille séchée d’un arbre rare. « Nell, dit Miss Matheson, ne gâche pas mes quelques derniers instants avec des badinages.

— Oh, Miss Matheson… » commença Nell, mais les yeux de la vieille dame s’élargirent, et elle lui jeta un regard, aiguisé par des dizaines d’années de classe, qui n’avait en rien perdu sa force d’intimidation.

« Je t’ai fait venir parce que tu es mon étudiante préférée. Non ! ne dis pas un mot, l’admonesta Miss Matheson, alors que Nell s’avançait, les yeux emplis de larmes. Les enseignants ne sont pas censés avoir de favoris, mais le moment approche où je dois confesser tous mes péchés, alors voilà.

« Je sais que tu as un secret, Nell, même si je suis incapable d’imaginer de quoi il s’agit, et je sais que ton secret t’a rendue différente de toutes les autres filles à qui j’ai enseigné. Je me demande ce que tu comptes faire une fois que tu auras quitté cette Académie, comme il le faudra bientôt, pour entrer dans la vie…

— Prêter Serment, bien sûr, dès que j’aurai atteint l’âge d’éligibilité. Et je suppose que j’aimerais étudier l’art de la programmation et la conception des ractifs. Un jour, bien sûr, après que je serai devenue l’un des sujets de Sa Majesté, j’aimerais me trouver un gentil mari et peut-être élever des enfants…

— Oh, arrête, dit Miss Matheson. Tu es une jeune femme… et bien sûr, tu penses au moment où tu auras des enfants… comme toutes les jeunes femmes. Le temps m’est compté, Nell, et nous devons faire abstraction de ce qui te rend semblable aux autres filles pour nous concentrer sur ce qui te rend différente. »

À cet instant, la vieille dame agrippa la main de Nell avec une énergie surprenante et leva imperceptiblement la tête de l’oreiller. Les plis et les rides énormes de son front se creusèrent encore, et son regard prit une intensité brûlante sous les paupières tombantes. « D’une certaine façon, ta destinée est tracée, Nell. Je le sais depuis le jour où Lord Finkle-McGraw est venu me voir pour te demander de t’accepter – petite thète déguenillée – dans mon Académie.

« Tu peux essayer de te comporter comme les autres – nous avons essayé de te rendre identique aux autres – tu pourras toujours faire semblant à l’avenir, et si tu y tiens, tu pourras même prêter Serment – mais ce ne sera qu’un mensonge. Tu es différente. »

Ces paroles frappèrent Nell comme une bise soudaine d’air pur des montagnes, balayant le nuage soporifique de la sentimentalité. Désormais, elle se sentait exposée et totalement vulnérable. Mais ce n’était pas si désagréable.

« Êtes-vous en train de me suggérer de quitter le sein de la tribu d’adoption qui m’a nourrie ?

— Ce que je suggère, dit Miss Matheson, c’est que tu es l’une de ces rares personnes qui transcendent les tribus, et que tu n’as certainement plus besoin d’être nourrie au sein. Tu t’apercevras, en son temps, que cette tribu en vaut une autre – et même les surpasse, en fait. Miss Matheson poussa un profond soupir et donna l’impression de se dissoudre sous ses couvertures. Le temps m’est compté, désormais. Alors, embrassons-nous, et, ensuite, va ton chemin, petite. »

Nell se pencha et pressa ses lèvres contre la joue de la vieille femme – son aspect était tanné mais sa douceur surprenante. Puis, réticente à prendre congé de manière aussi abrupte, elle tourna la tête pour la reposer quelques instants sur la poitrine de Miss Matheson. Cette dernière lui caressa faiblement les cheveux avec un petit tsk-tsk désapprobateur.

« Adieu, Miss Matheson, dit Nell. Je ne vous oublierai jamais.

— Moi non plus, chuchota Miss Matheson, même s’il faut bien reconnaître que ça ne m’engage guère… »

Une chevaline imposante attendait, flegmatique, devant la maison de l’agent Moore, croisement, par la taille et la masse, entre un percheron et un éléphanteau. C’était l’un des objets les plus sales que Nell ait jamais vus – à elle seule, la croûte qui le recouvrait devait peser plusieurs quintaux et il en émanait une odeur de terreau nocturne et d’eaux stagnantes. Un bout de branche de mûrier encore garnie de feuilles et même de quelques baies s’était coincé dans la jointure flexible entre deux plaques de blindage adjacente, et de longs filaments d’achillée s’accrochaient à ses chevilles.

L’agent était assis au milieu de son bosquet de bambous, enfermé dans une armure d’hoplite, également crasseuse et balafrée, qui était deux fois plus grande que lui et rapetissait ridiculement sa tête chauve. Il avait arraché le casque et l’avait lâché dans le bassin aux poissons, où il flottait comme la coque éviscérée d’un cuirassé sabordé. Il paraissait décharné et il fixait, l’œil vide et sans ciller, les plans de kudzu qui étaient en train de conquérir, lentement mais sûrement, la glycine. Sitôt que Nell vit son regard, elle lui prépara du thé et le lui apporta. L’agent saisit la minuscule tasse d’albâtre entre des mains gantées de fer capables d’écraser les pierres comme des miches de pain rassis. Les lourds barillets des canons intégrés aux bras de son armure révélaient leurs compartiments noirs de suie. Il prit la tasse des mains de Nell avec une précision de robot chirurgical, mais il ne la porta pas à ses lèvres, redoutant peut-être que son épuisement le conduise à mal évaluer la distance et, par un geste malencontreux, briser la porcelaine contre sa mâchoire, voire se décapiter. Il se contenta donc de la tenir et de contempler la vapeur naissant à sa surface, ce qui parut l’apaiser. Ses narines se dilatèrent une première fois, une seconde. « Darjeeling, dit-il. Excellent choix. J’ai toujours considéré que l’Inde était un lieu plus civilisé que la Chine. Faudra me larguer tout cet oolong, à présent, et le Keemun, le lung jang, le lapsang souchong. Grand temps de passer au Ceylan, au pekoe, à l’Assam. » Il étouffa un rire.

Des traînées de sel desséché partaient du pli des paupières et disparaissaient sous ses cheveux. Il avait dû chevaucher nu-tête à toute vitesse. Nell aurait bien aimé le voir ainsi traverser la Chine au galop tonitruant de sa chevaline de guerre.

« J’ai pris ma retraite pour de bon, expliqua-t-il. Il hocha la tête en direction de la Chine. J’étais parti faire un peu de conseil pour un gentleman de là-bas. Compliqué, le bonhomme. Mort, à présent. Il avait bien des facettes, mais l’histoire ne se souviendra de lui que comme d’un de ces satanés chefs de guerre Chinois, un de plus, qui n’aura pas réussi. Un sentiment fort remarquable, l’amour, dit-il en considérant Nell pour la première fois, l’argent qu’il peut vous faire dilapider à ramer à contre-courant. Au bout du compte, on a tout intérêt à se retirer du jeu avant que la chance tourne. Pas très honorable, je suppose, mais enfin, on ignore l’honneur chez les consultants. »

Nell doutait que l’agent Moore avait envie de s’appesantir sur les événements récents, aussi changea-t-elle de sujet. « Je crois que j’ai fini par saisir ce que vous cherchiez à m’expliquer, il y a tant d’années, sur l’intérêt qu’il y a à devenir intelligent. »

L’ancien policier se dérida tout soudain. « Ravi de l’entendre.

— Les Vickys ont un code de conduite élaboré. Il est né de la misère morale d’une génération précédente, tout comme les Victoriens d’origine ont été précédés par les Géorgiens et la Régence. La vieille garde croit en ce code parce qu’elle avait dû s’y résoudre de force. Ils en ont inculqué à leurs enfants le respect – mais si leurs enfants y croient, c’est pour des raisons bien différentes.

— Ils y croient, poursuivit l’agent, parce qu’on les a endoctrinés pour y croire.

— Oui. Certains ne le mettent jamais en doute – ils sont destinés à devenir des gens d’esprit simpliste, capables de vous dire en quoi ils croient, mais pas pourquoi ils y croient. D’autres reviennent désillusionnés par l’hypocrisie de la société et se rebellent – comme Elizabeth Finkle-McGraw.


— Alors, quelle voie comptes-tu prendre, Nell ? dit l’agent, sur un ton fort intéressé. Conformisme ou rébellion ?

— Aucune des deux. Les deux sont simplistes – elles ne conviennent qu’aux individus incapables d’assumer la contradiction et l’ambiguïté.

— Ah ! excellent ! » s’exclama l’agent. Pour ponctuer ce propos, il frappa le sol de sa main libre, faisant jaillir une pluie d’étincelles et envoyant une vibration intense qui se propagea jusqu’aux pieds de Nell.


« Je soupçonne Lord Finkle-McGraw, en homme intelligent, de ne pas être dupe de toute l’hypocrisie de cette société, mais de tenir malgré tout à ses principes, parce que c’est ce qu’il y a de mieux à long terme. Et je le soupçonne de s’être préoccupée du meilleur moyen d’inculquer cette attitude à de jeunes gens qui ne sont pas à même d’en comprendre, comme lui, les antécédents historiques – ce qui pourrait expliquer son intérêt pour moi. Le Manuel pourrait bien venir d’une idée de Finkle-McGraw – une première tentative pour aborder la question de manière systématique.


— Le duc joue serré, observa l’agent Moore, de sorte que je ne peux pas dire si tes suppositions sont correctes. Mais j’admets que le raisonnement se tient.

— Merci.

— Que comptes-tu faire à présent que tu as réuni toutes les pièces du puzzle ? Encore quelques années d’éducation et de peaufinage, et tu seras en état de prêter Serment.

— Je suis, certes, consciente d’avoir des ouvertures favorables dans le phyle atlantéen, mais je ne pense pas qu’il serait approprié que j’emprunte la voie droite et étroite. Je m’en vais plutôt en Chine courir ma chance.

— Dans ce cas, dit l’agent Moore, fais attention aux Poings. Son regard erra sur son armure crasseuse et cabossée pour venir reposer sur le casque qui flottait toujours dans le bassin. Ils ne vont pas tarder à débarquer. »

Les meilleurs explorateurs, comme Burton, faisaient de gros efforts pour s’intégrer. Dans le même esprit, Nell s’arrêta à un MC public, ôta sa robe longue et se compila une nouvelle garde-robe – un bleu de travail ajusté, outremer foncé, orné de l’inscription LES EMMERDES, ÇA EXISTE, en lettres clignotantes orange fluo. Sur les quais, elle troqua ses anciens vêtements contre une paire de patins à moteurs, puis fila droit vers la Chaussée. Celle-ci s’élevait en pente douce pendant quelques kilomètres, puis la Zone économique de Pudong apparut à ses pieds, suivie de Shanghai, et, soudain, ses patins prirent de la vitesse et elle dut couper leur moteur auxiliaire. Elle venait de franchir la ligne frontière au-dessus des eaux. Nell était désormais seule en Chine.

Les Hackworth tiennent une réunion de famille ; Hackworth se lance dans sa quête ; un compagnon inattendu

Atlantis/Seattle était conçue avec efficience et compacité ; le détroit du Puget Sound, resserré, tortueux et déjà fort encombré d’îles naturelles, ne laissait guère de place pour des îlots artificiels. C’est pourquoi l’île qu’on y avait créée était étroite et allongée, parallèle aux courants et aux chenaux de navigation, en lésinant quelque peu du côté des parcs, prairies, landes, gentilhommières et autres domaines campagnards. La zone de Seattle était pour l’essentiel encore suffisamment riche, civilisée et policée pour qu’un Néo-Atlantéen ne trouve pas d’objection à y vivre, aussi de petites mini claves victoriennes avaient-elles essaimé un peu partout, mais principalement à l’est du lac, autour des domaines forestiers noyés de brume des khans logiciels. Gwen et Fiona s’étaient choisi une résidence urbaine dans un de ces secteurs.

Ces minuscules fragments de la Nouvelle-Atlantis se démarquaient des bois environnants comme un pasteur en soutane et col romain dans une caverne de Tambourinaires. L’architecture dominante dans le secteur, du moins pour ceux qui n’avaient pas adopté les préceptes néo-victoriens, était nettement troglodyte ; comme si ces gens étaient, quelque part, honteux de leur propre humanité et ne pouvaient supporter l’idée d’abattre ne fût-ce qu’une poignée des immenses pins Douglas qui montaient, en lignes monotones, à l’assaut des pentes jusqu’aux crêtes humides et couronnées de neige des Cascades. Même quand elle était à demi enfouie, une maison n’en était pas une à proprement parler : c’était plutôt une association de modules, essaimés de ci de là, et simplement reliés par des passages couverts ou des tunnels. Convenablement réunis et bâtis en hauteur, ces modules auraient pu constituer une maison fort convenable, et même d’une certaine grandeur ; mais pour Hackworth qui traversait le territoire pour aller rendre visite à sa famille, tout cela demeurait fort déroutant et même déprimant. Dix années parmi les Tambourinaires n’avaient pas affecté son sens esthétique néo-victorien. Il était incapable de dire où finissait une maison et où commençait la suivante, tant elles étaient entremêlées comme des neurones dans le cerveau.

Son imagination parut reprendre le contrôle du cortex visuel : les pins avaient disparu, remplacés par des axones et des dendrites suspendus dans un espace tridimensionnel tout noir, avec des paquets de circuits logiques naviguant entre eux comme des sondes spatiales, se croisant et copulant au milieu des fibres nerveuses.

Tout cela était un peu trop agressif pour une simple rêverie, et trop abstrait pour une hallucination. L’image ne se dissipa que lorsqu’une bouffée de vent froid lui ayant fouetté le visage, il rouvrit les yeux pour découvrir que Kidnappeur, au sortir du couvert des arbres, venait de s’immobiliser au sommet d’une crête moussue. Sous ses pieds s’ouvrait une cuvette rocheuse sillonnée d’un réseau d’allées pavées, un parc verdoyant bordé de géraniums rouges, une église au clocher blanc, des bâtiments géorgiens de trois étages aux murs chaulés et ceints de clôtures en fer forgé peintes en noir. La grille de sécurité apparaissait bien ténue : dans ce domaine, les khans logiciels étaient largement aussi doués que les spécialistes de Sa Majesté, et la clave de la Nouvelle-Atlantis pouvait dans cette région compter sur les voisins pour endosser l’essentiel du fardeau.

Kidnappeur entreprit avec précaution de descendre la pente escarpée, tandis qu’Hackworth parcourait du regard la minuscule clave, en notant, songeur, à quel point elle lui semblait familière. Depuis son retour de chez les Tambourinaires, il ne s’était jamais écoulé plus de dix minutes sans que ne l’assaille une impression de déjà vu et, en cet instant, elle était particulièrement vivace. Peut-être parce que toutes les communautés de la Nouvelle-Atlantis se ressemblaient plus ou moins. Mais il soupçonnait qu’il avait déjà contemplé cet endroit, d’une manière ou l’autre, lors de ses communications avec Fiona tout au long de ces années.

Un carillon retentit, et des adolescentes vêtues uniformément de jupes écossaises sortirent d’une école au toit en dôme. Hackworth savait que c’était l’école de Fiona et qu’elle était loin d’y être heureuse. Il attendit que la cohue des élèves eût dégagé la cour pour y pénétrer avec Kidnappeur et faire le tour de l’édifice, en lorgnant par les fenêtres. Il n’eut guère de difficultés à repérer sa fille dans la bibliothèque. Assise à une table, elle était penchée sur un livre, effectuant à l’évidence une punition quelconque.

Il avait terriblement envie d’entrer pour la serrer dans ses bras, car il savait qu’elle avait passé bien des heures à endurer des châtiments analogues et qu’elle était une pauvre petite fille solitaire. Mais il était à la Nouvelle-Atlantis, il y avait des priorités à respecter. Chaque chose en son temps.

Gwendolyn résidait à deux pas. Hackworth sonna, bien décidé à observer les formes, maintenant qu’il était un étranger sous ce toit.

« Puis-je m’enquérir du motif de votre visite ? » demanda la bonne, alors qu’Hackworth déposait négligemment sa carte sur le plateau. Il n’aimait pas cette femme, qui s’appelait Amelia, parce que Fiona ne l’aimait pas non plus, et si Fiona ne l’aimait pas, c’est parce que Gwen lui avait confié une certaine autorité disciplinaire dans son foyer, et qu’Amelia était femme à y avoir pris goût.

Il essaya de ne pas s’embrouiller l’esprit en se demandant comment il pouvait bien connaître tous ces détails.

« Pour affaires, répondit-il d’un ton agréable. Des affaires de famille. »

Amelia était à mi-hauteur de l’escalier quand ses yeux se portèrent enfin sur la carte d’Hackworth. Elle faillit laisser échapper son plateau et dut s’agripper d’une main à la rampe pour garder son équilibre. Elle resta ainsi figée durant plusieurs secondes, essayant de résister à la tentation de se retourner, pour y céder en définitive. Son expression était un mélange d’absolu mépris et de fascination.

« Veuillez vous acquitter de votre tâche, dit Hackworth, et dispensez-moi de toute comédie vulgaire. »

Visiblement déconfite, Amelia reprit son ascension en martelant les pas pour aller porter la carte maudite. Suivit une grande agitation dont les échos assourdis retentirent à l’étage. Au bout de plusieurs minutes, Amelia s’aventura jusqu’au palier pour encourager Hackworth à se mettre à l’aise au salon. Ce qu’il fit, en notant qu’en son absence Gwendolyn avait réussi à mettre en œuvre toutes les stratégies à long terme d’achat de mobilier qu’elle avait passé si longtemps à ourdir durant les premières années de leur mariage. Les veuves (et les veufs) des agents secrets du Protocole n’avaient pas de souci à se faire, on s’occupait bien d’eux, et Gwen n’avait pas laissé dormir le montant de son salaire.

Son ex-épouse descendit l’escalier avec précaution, puis s’arrêta pendant une minute derrière les glaces biseautées de la porte du salon pour le scruter derrière les rideaux de tulle, avant enfin de se glisser dans la pièce, sans croiser son regard, et d’aller s’asseoir à bonne distance. « Bonjour, monsieur Hackworth, dit-elle.

— Madame Hackworth… Ou dois-je à nouveau dire mademoiselle Lloyd ?

— Absolument.

— Ah. C’est dur. » Quand Hackworth entendait ce nom de Mlle Lloyd, cela lui évoquait l’époque où ils se faisaient la cour.

Ils restèrent une bonne minute sans rien se dire, dans un silence meublé seulement par le cliquetis pesant de l’horloge de parquet.

« Très bien, se lança Hackworth. Je ne vais pas vous ennuyer en évoquant des circonstances atténuantes, puisque je ne sollicite pas votre pardon et, en toute honnêteté, je ne suis pas sûr de le mériter.

— Merci de cette sollicitude.

— J’aimerais que vous sachiez, mademoiselle Lloyd, que je vois avec sympathie votre démarche pour obtenir un divorce sans pour cela nourrir la moindre amertume.

— C’est toujours bon à savoir.

— Vous devez également savoir que, quel qu’ait été mon comportement passé, et aussi inexcusable fut-il, jamais il n’a été motivé par un rejet de votre personne ou de notre mariage. À vrai dire, il s’agissait moins d’une réflexion vous concernant que d’une réflexion sur moi-même.

— Merci d’éclaircir ce point.

— Je me rends bien compte que, si sincère soit-il, tout espoir qu’en mon for intérieur j’aurais pu nourrir de renouer notre relation d’antan serait futile et donc voué à l’échec, aussi ne vous dérangerai-je plus après aujourd’hui.

— Je ne puis vous dire à quel point je suis soulagée de constater que vous comprenez aussi bien la situation.

— J’aimerais toutefois vous rendre service, à Fiona et à vous-même, en vous aidant éventuellement à résoudre les derniers détails.

— Vous êtes fort aimable. Je vous donnerai la carte de mon avocat.

— Et, bien entendu, j’escompte pouvoir rétablir un contact quelconque avec ma fille. »

La conversation qui, jusqu’ici, s’était déroulée avec l’aisance d’une machine bien huilée, se grippa tout soudain. Gwendolyn s’empourpra, se raidit.

« Espèce… espèce de salopard. »

La porte d’entrée s’ouvrit. Fiona entra dans le hall, portant ses livres de classe. Amelia s’avança aussitôt, manœuvrant pour s’interposer devant la porte du salon et bloquer la vue de Fiona, tout en s’adressant à elle à voix basse, sur un ton irrité.

Hackworth entendit la voix de sa fille. C’était une voix adorable, un alto un peu rauque, qu’il aurait reconnu n’importe où. « Ne me mens pas, j’ai reconnu sa chevaline ! » dit-elle, avant de repousser Amelia pour entrer en trombe dans le salon, dégingandée, godiche et superbe, l’incarnation même du bonheur. Elle fit deux pas sur le tapis oriental, puis elle plongea sur le canapé-lit pour se jeter dans les bras de son père, où elle resta blottie plusieurs minutes, partagée entre le rire et les larmes.

Gwen dut être accompagnée dehors par Amelia, qui revint immédiatement pour se poster à proximité, les mains croisées dans le dos, comme une sentinelle militaire, observant les moindres mouvements d’Hackworth. Hackworth avait du mal à imaginer de quelle horreur on le croyait capable – un inceste dans le salon ? Mais il était inutile de se mettre martel en tête et de gâcher ces instants, aussi évacua-t-il Amelia de son esprit.

On laissa père et fille converser durant un quart d’heure – à vrai dire, juste le temps de lister les sujets d’une conversation future. Dans l’intervalle, Gwen s’était suffisamment ressaisie pour revenir dans la pièce se poster aux côtés d’Amelia, tremblant à l’unisson, jusqu’au moment où cette dernière intervint.

« Fiona, ton… père… et moi, étions au milieu d’une conversation très sérieuse, quand tu as fais irruption en nous interrompant. Je te prierai de nous laisser seuls quelques minutes. »

Fiona obtempéra, à contrecœur. Gwen reprit aussitôt sa place antérieure, et Amelia ressortit de la pièce. Hackworth nota que, dans l’intervalle, Gwen était allée chercher une liasse de documents, retenus par un ruban rouge.

« Voici les papiers fixant les termes de notre divorce, y compris toutes les dispositions relatives à Fiona, dit-elle. Vous êtes déjà en infraction, j’en ai peur. Bien entendu, on peut passer l’éponge, puisque l’absence d’adresse où faire suivre votre courrier, nous a mis dans l’impossibilité de vous transmettre cette information. Inutile d’ajouter qu’il est impératif que vous vous familiarisiez avec ces documents avant de venir à nouveau assombrir le seuil de cette demeure.

— Naturellement, dit Hackworth. Merci de les avoir conservés à mon intention.

— Et maintenant, si vous voulez bien avoir l’amabilité de quitter les lieux.

— Bien entendu. Je vous salue », dit Hackworth, qui saisit la liasse de papiers avant de se retirer sans tarder. Il fut quelque peu surpris d’entendre Amelia le héler depuis le seuil.

« Monsieur Hackworth, Mlle Lloyd désire savoir si vous avez une nouvelle résidence où l’on puisse expédier vos effets personnels.

— Pas pour l’instant, je suis en transit. »

Le visage d’Amelia s’épanouit. « En transit pour où ?

— Oh, je n’en sais trop rien. » Un mouvement accrocha son regard et il avisa Fiona derrière une fenêtre à l’étage. Elle était en train de déverrouiller le châssis mobile pour le soulever. « Je me suis lancé dans une sorte de quête.

— La quête de quoi, monsieur Hackworth ?

— Je ne peux guère en dire plus. Secret d’État et tout le tremblement, si vous voyez ce que je veux dire… C’est en rapport avec un alchimiste. Qui sait, d’ici qu’on arrive au bout, il y aura peut-être également des fées et des lutins. Je serai ravi de vous tenir au courant à mon retour. D’ici là, veuillez demander à Mlle Lloyd si elle serait assez compréhensive pour garder encore quelque temps mes effets personnels. Cela ne devrait pas prendre plus d’une dizaine d’années encore. »

Sur quoi, Hackworth éperonna Kidnappeur, pour le faire partir d’un bon pas.

Fiona avait un vélocipède à roues assistées, qui avalait comme de rien les pavés inégaux. Elle avait rattrapé son père juste avant la grille de sécurité. Maman et Amelia venaient d’apparaître à bord d’une auto-tandem, une rue seulement derrière elle, et la brusque sensation de danger poussa Fiona à plonger fougueusement de la selle du vélocipède vers l’arrière-train de Kidnappeur, comme un cow-boy de cinéma sautant d’une monture à l’autre en plein galop. Ses jupes, mal adaptées à ce genre d’exercice, se prirent dans ses jambes, et elle se retrouva juchée derrière Kidnappeur comme un vulgaire sac de patates, agrippant d’une main le bouton résiduel où aurait dû se trouver sa queue s’il avait été un cheval, et l’autre bras enserrant la taille de son père.

« Je t’aime, maman ! s’écria-t-elle au moment où ils franchissaient la grille et sortaient de la juridiction des lois sur la famille de la Nouvelle-Atlantis. Je ne peux en dire autant de toi, Amelia ! Mais je serai bientôt de retour, ne vous en faites pas pour moi ! Au revoir ! » Et puis les fougères et la brume se refermèrent derrière elles, et ils se retrouvèrent seuls dans la forêt profonde.

Carl Hollywood prête Serment ; promenade au bord de la Tamise ; une rencontre avec Lord Finkle-McGraw

Carl prêta Serment à l’abbaye de Westminster, par une journée d’avril d’une surprenante douceur, puis il alla faire une grande promenade au long du fleuve, sans rejoindre directement la réception organisée en son honneur au théâtre Hopkins, non loin de Leicester Square. Même sans pédomobile, il marchait aussi vite que d’autres couraient. Depuis sa toute première visite à Londres, alors encore petit étudiant en art dramatique sous-alimenté, il avait toujours préféré la marche à tout autre moyen de transport. La marche, en particulier le long des quais relativement peu fréquentés par les autres piétons, lui donnait en outre la liberté de fumer ses gros barreaux de chaise authentiquement d’époque, voire à l’occasion une pipe de bruyère. Le seul fait d’être un Victorien ne signifiait pas qu’il devait renoncer à ses excentricités ; tout au contraire, même. Alors qu’il dépassait l’ancien obélisque de Cléopâtre criblé d’éclats d’obus, au milieu d’un halo cométaire de rouleaux de fumée visqueuse, il se dit qu’il pourrait même finir par y prendre goût.

Un gentleman en haut de forme se tenait accoudé au garde-fou, contemplant les eaux, flegmatique, et, lorsque Carl s’approcha, il reconnut lord Alexander Chung-Sik Finkle-McGraw qui, un ou deux jours plus tôt, lui avait annoncé, lors d’une conversation au cinéphone, qu’il aimerait bien le rencontrer en tête à tête dans un proche avenir pour discuter avec lui.

Se souvenant de sa nouvelle affiliation tribale, Carl Hollywood alla même jusqu’à se découvrir et saluer d’une inclination de tête. Finkle-McGraw lui rendit son salut, assez distraitement. « Je vous prie d’accepter mes sincères félicitations, monsieur Hollywood. Bienvenue au phyle.

— Merci.

— Je regrette de n’avoir pas été jusqu’ici en mesure d’assister à vos productions du Hopkins – mes amis toutefois ne tarissent pas d’éloges.

— Vos amis sont trop aimables », dit Carl Hollywood. Il n’était pas encore trop sûr de l’étiquette. Prendre le compliment pour argent comptant eût été faire preuve de vantardise ; sous-entendre que les amis de Sa Grâce étaient des juges incompétents ne valait guère mieux : il opta pour l’accusation moins dangereuse que ses amis souffraient d’une bonté excessive.

Finkle-McGraw quitta la balustrade et se mit à marcher le long du fleuve, d’un pas alerte pour un homme de son âge.

« Je suppose que vous constituerez une adjonction appréciable dans notre phyle qui, si brillant soit-il dans les domaines du commerce et de la science, a jusqu’ici souffert d’un cruel manque d’artistes. »

Refusant de se joindre à la critique d’une tribu à laquelle il venait de jurer solennellement fidélité, Carl pinça les lèvres tout en ruminant des réponses possibles.

Mais Finkle-McGraw poursuivait : « Selon vous, est-ce faute d’avoir réussi à encourager nos enfants à s’intéresser à l’art, ou d’avoir réussi à attirer suffisamment d’hommes de votre envergure, voire les deux ?

— Avec tout le respect que je vous dois, Votre Grâce, je ne partage pas obligatoirement vos présupposés. La Nouvelle-Atlantis a de nombreux artistes de talents.

— Oh, allons donc. Pourquoi tous viennent-ils de l’extérieur de la tribu, comme vous ? Réellement, monsieur Hollywood, auriez-vous prêté Serment si votre statut éminent de producteur de théâtre ne vous avait pas rendu la chose avantageuse ?


— Je crois que je vais choisir de voir en cette question un élément de dialogue socratique destiné à mon édification, avança prudemment Carl Hollywood, et non une allégation d’insincérité de ma part. À vrai dire, juste avant de vous rencontrer, je dégustais un bon cigare en contemplant Londres, en me faisant la réflexion que tout cela me convenait à merveille.


— Cela vous convient à merveille, parce que vous avez atteint un certain âge. Vous êtes un artiste à succès, désormais établi. La vie de bohème n’a plus aucun charme pour vous. Mais seriez-vous parvenu à votre position actuelle si vous n’aviez pas connu cette vie, étant jeune ?

— Maintenant que vous présentez les choses ainsi, dit Carl, j’admets que nous pourrions, à l’avenir, songer à prendre certaines dispositions à l’égard des jeunes bohèmes qui…

— Ça ne marcherait pas, coupa Finkle-McGraw. J’y songe depuis des années. J’ai eu la même idée : des sortes de parcs à thème pour jeunes artistes bohèmes, répartis autour de toutes les grandes métropoles, où les adolescents néo-atlantéens motivés en ce sens pourraient se retrouver et faire preuve d’esprit subversif quand ça leur chante. L’idée même est contradictoire. Monsieur Hollywood, j’ai consacré de gros efforts, au cours des dix dernières années, à l’encouragement systématique de la subversion.

— Pas possible ? Ne craignez-vous pas que nos jeunes subversifs n’aillent émigrer vers d’autres phyles ? »

Si Carl Hollywood avait pu se botter le cul, il l’aurait fait volontiers sitôt la phrase sortie de sa bouche : il avait oublié Elizabeth Finkle-McGraw et sa défection récente et largement commentée pour CryptNet. Mais le duc le prit sereinement.

« Certains le feront, comme le prouve le cas de ma petite-fille. Mais qu’est-ce que cela signifie réellement quand de jeunes gens comme elle partent s’installer dans un autre phyle ? Cela signifie qu’ils ont transcendé leur crédulité juvénile et ne désirent plus appartenir à une tribu sous prétexte que c’est la pente la plus facile – ils ont désormais acquis des principes, ils sont soucieux de leur intégrité personnelle. Cela veut dire, en bref, qu’ils sont mûrs pour devenir citoyens de plein droit de la Nouvelle-Atlantis – sitôt qu’ils auront acquis la sagesse de voir que c’est, en définitive, la meilleure tribu possible.

— Votre stratégie était par trop subtile pour que je puisse la suivre. Je vous remercie de me l’avoir exposée. Ainsi vous encouragez la subversion parce que vous pensez qu’elle aura un effet opposé à celui que l’on pourrait naïvement supposer…

— Oui. Et c’est tout l’intérêt d’être un Lord actionnaire, voyez-vous : veiller aux intérêts de la société dans son ensemble au lieu de se polariser sur sa seule entreprise personnelle, par exemple. Quoi qu’il en soit, cela nous ramène au sujet de l’annonce que j’ai passée dans la section ractifs du Times et à notre conversation cinéphonique subséquente.

— Oui, dit Carl Hollywood, vous recherchez les racteurs qui ont joué dans un projet intitulé le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles.

— Le Manuel était mon idée, à l’origine. Je l’ai commandité. J’ai payé les cachets des racteurs. Bien entendu, compte tenu de l’organisation du système médiatique, je n’avais aucun moyen de déterminer l’identité des racteurs à qui j’envoyais les cachets – d’où la nécessité de cette annonce publique.

— Votre Grâce, je me dois de vous le dire aussitôt – je vous en aurais d’ailleurs averti au cinéphone, si vous n’aviez pas insisté pour reporter toute discussion à un entretien en face à face : je n’ai personnellement jamais ragi dans le manuel. Mais une de mes amies, si. Dès que j’ai eu pris connaissance de l’annonce, j’ai pris sur moi d’y répondre en son nom.

— Je crois savoir que les ractrices sont souvent victimes des assiduités excessives de certains de leurs admirateurs, dit Finkle-McGraw, c’est pourquoi je pense deviner pourquoi vous avez choisi de jouer les intermédiaires en ce cas précis. Laissez-moi vous assurer que mes motivations sont parfaitement bénignes. »

Carl prit un air blessé. « Votre Grâce ! jamais je n’aurais supposé autre chose. Je me suis arrogé ce rôle, non pour protéger la jeune femme en question d’une supposée malignité de votre part, mais simplement parce que sa situation actuelle rend passablement délicat l’établissement d’un contact avec elle.

— Dans ce cas, dites-moi, je vous prie, ce que vous savez de la jeune femme. »

Carl fournit au Lord actionnaire une brève description de la relation de Miranda avec le Manuel.

Finkle-McGraw se montra vivement intéressé par le temps que la jeune comédienne y consacrait chaque semaine. « Même si vos estimations ne sont qu’approximativement exactes, cette jeune personne doit à elle seule avoir réalisé au moins quatre-vingt-dix pour cent du travail de racteur associé à cet exemplaire du Manuel.

— Cet exemplaire ? Vous voulez dire qu’il y en a d’autres ? »

Finkle-McGraw marcha sans un mot durant quelques instants avant de reprendre, d’une voix plus calme : « Il y a eu trois exemplaires en tout. Le premier est allé à ma petite-fille – vous l’aurez noté : je vous l’avoue en toute confiance. Un deuxième est allé à Fiona, la fille de l’artifex qui l’a créé. Le troisième est tombé entre les mains de Nell, une jeune thète.

« En résumé, les trois jeunes filles ont évolué de manière fort différente. Elizabeth est rebelle et fougueuse, et s’est totalement désintéressée du Manuel depuis plusieurs années. Fiona est brillante mais déprimée, le schéma classique de l’artiste maniaco-dépressive. Tout au contraire, Nell se révèle une jeune femme pleine de promesses.

« J’ai préparé une analyse des habitudes des trois jeunes filles, qui sont largement obscurcies par les procédures de secret inhérentes au système des médias, mais qu’on peut déduire des factures réglées pour la location des racteurs. Il est devenu clair que, dans le cas d’Elizabeth, la raction a été effectuée par des centaines d’artistes différents. Dans le cas de Fiona, les factures étaient notablement moins élevées, parce que l’essentiel du travail de racteur a été effectué par une personne qui ne facturait pas ses services – sans doute son père. Mais il s’agit ici de tout autre chose. Dans le cas de Nell, virtuellement tout le travail de racteur a été l’œuvre d’une seule et même personne.

— À vous entendre, nota Carl, on dirait que mon amie a établi une relation privilégiée avec l’exemplaire de Nell…

— Et, par extension, avec Nell, observa Lord Finkle-McGraw.

— Puis-je vous demander pourquoi vous désirez contacter la ractrice ?

— Parce qu’elle est le pivot de toute cette histoire, répondit le Lord actionnaire, ce que je n’avais absolument pas envisagé. Le plan initial ne prévoyait pas que le racteur pût acquérir une telle importance.

— Elle l’a fait, reprit Carl Hollywood, en sacrifiant sa carrière et une bonne partie de sa vie. Il est important que vous compreniez, Votre Grâce, qu’elle n’était pas simplement la tutrice de Nell. Elle est devenue sa mère. »

Ces mots semblèrent visiblement marquer Lord Finkle-McGraw. Il chancela, puis se mit à arpenter la berge sans un mot, perdu dans ses pensées.

« Vous m’avez laissé entendre, il y a quelques minutes, qu’établir le contact avec la ractrice en question ne serait pas une démarche facile, dit-il enfin, d’une voix plus calme. N’est-elle plus associée à votre troupe ?

— Elle s’est mise en congé, il y a déjà plusieurs années, afin de se consacrer entièrement à Nell et au Manuel.

— Je vois, dit le Lord actionnaire, en insistant légèrement sur les mots pour leur donner un ton d’exclamation. Il commençait à se passionner. Monsieur Hollywood, j’espère que vous ne vous formaliserez pas de mon indélicatesse, mais j’aimerais savoir s’il s’agissait d’un congé sans solde ?

— S’il avait fallu, je l’aurais volontiers garanti moi-même. Le fait est qu’il existe un autre bailleur de fonds.

— Un autre bailleur de fonds », répéta Finkle-McGraw. Il était à l’évidence fasciné, et quelque peu alarmé, par ce recours au jargon financier dans un tel contexte.

« La transaction était relativement simple, comme je suppose que le sont au fond toutes les transactions, expliqua Carl Hollywood. Miranda désirait localiser Nell. La pensée classique édicte que c’est impossible. Il est toutefois des penseurs non conformistes qui vous soutiendront que c’est réalisable par le truchement de processus irrationnels, inconscients. Il existe une tribu appelée les Tambourinaires, qui vivent normalement sous les eaux…

— Je les connais, coupa Lord Finkle-McGraw.

— Miranda a rejoint les Timbourinaires il y a quatre ans, dit Carl. Elle y était entrée dans un partenariat. Les deux autres partenaires étaient un gentleman de ma connaissance, également issu du milieu théâtral, et un bailleur de fonds.

— Qu’espérait y gagner le bailleur ?

— La concession d’un accès à l’inconscient collectif, dit Carl Hollywood. Il s’imaginait qu’il jouerait pour l’industrie du spectacle le rôle de la pierre philosophale pour l’alchimie.

— Et les résultats ?

— Nous avons tous attendu d’avoir des nouvelles de Miranda.

— Vous n’en avez eu aucune ?

— Seulement dans mes rêves », avoua Carl Hollywood.

Passage de Nell dans Pudong ; on la retrouve dans les bureaux de Madame Ping ; entretien avec cette dernière

La ville de Shanghai proprement dite était tout juste visible dans les minces fentes verticales séparant les hautes tours de la Zone économique de Pudong, tandis que Nell continuait de patiner en direction de l’ouest. Le centre de Pudong jaillit de l’étendue des rizières sur la rive est de la rivière Huangpu. Presque tous les gratte-ciel utilisaient des matériaux de construction médiatroniques. Certains s’ornaient de caractères profilés de l’alphabet japonais, peints avec un rendu bariolé, mais la majorité des panneaux étaient rédigés avec les caractères plus denses, à résolution plus élevée, de l’écriture chinoise, et ces derniers étaient généralement inscrits en rouge vif, ou bien en noir sur fond de cette même couleur.

Les Anglo-Américains avaient leur Manhattan, les Japonais avaient Tokyo. Hongkong était de la belle ouvrage, mais de style essentiellement occidental. Quand les Chinois d’outremer étaient revenus au pays pour bâtir leur propre monument à l’entreprise, ils l’avaient réalisé ici, en décidant qu’il serait plus grand, plus beau, et sans conteste plus rouge que ceux de toutes les autres cités. La ruse nanotechnologique permettant de bâtir des structures résistantes quoique plus légères que l’air était arrivée pile au bon moment, alors que les dernières rizières étaient remplacées par d’immenses fondations en béton, et qu’une flopée de constructions neuves avait fleuri au-dessus du sous-bois d’immeubles de soixante-dix ou quatre-vingts étages. Cette architecture nouvelle était naturellement de taille monumentale et de forme ellipsoïdale : le modèle typique était une immense boule ceinturée de néon et fichée sur une pique, si bien que la densité de Pudong était plus élevée à trois cents mètres au-dessus du sol qu’au niveau de la rue.

Vu depuis le sommet de la grande arche du Passage et à travers plusieurs kilomètres d’air pollué, le panorama apparaissait curieusement terne et sans relief comme si toute la scène avait été tissée dans un brocart fabuleusement complexe qu’on aurait laissé prendre la poussière pendant plusieurs décennies avant de l’accrocher à trois mètres du nez de Nell. Le soleil s’était couché peu de temps auparavant, et le ciel était encore d’un orange pâle tirant sur le pourpre, divisé en segments irréguliers par une demi-douzaine de colonnes de fumée qu’on voyait jaillir à la verticale jusqu’à la voûte sombre et polluée des deux, plusieurs kilomètres à l’horizon l’ouest, du côté des plantations de thé et de mûriers à soie qui s’étendaient entre Shanghai et Sou-Tcheou.

Toujours juchée sur ses patins à moteur, elle redescendit la pente ouest de l’arche, abordant la côte chinoise, et, déjà, le déferlement des néons lui passait au-dessus de sa tête, s’étalait pour l’embrasser, s’enflait en trois dimensions – alors qu’elle en était encore à plusieurs kilomètres. Les abords de la côte étaient formés d’une succession d’immeubles d’habitation de trois ou quatre étages en béton renforcé, d’aspect encore plus décrépit que la Grande Muraille, quand leur âge réel ne devait pas dépasser quelques dizaines d’années ; les façades donnant sur les rues étaient décorées, de larges panneaux d’affichage de style bande dessinée, parfois médiatroniques, voire simplement peints. Sur le premier kilomètre, en gros, la majorité de ces messages visaient les hommes d’affaires tout juste débarqués de New Chusan, et tout particulièrement ceux de la clave de la Nouvelle-Atlantis. Un coup d’œil au passage permit à Nell de conclure que les visiteurs de la Nouvelle-Atlantis jouaient un rôle important dans le marché des casinos et des bordels, l’un et l’autre type d’établissement se partageant entre le style classique et celui, plus récent, des supermarchés interactifs dont vous pouvez être le héros. Nell ralentit pour en examiner plusieurs de cette dernière catégorie, mémorisant les adresses de ceux dont la signalétique lui semblait particulièrement novatrice ou qu’elle trouvait bien exécutée.

Elle n’avait pas encore en tête de plan bien précis. Sa seule certitude était qu’elle devait toujours paraître avancer d’un air décidé. De cette manière, les jeunes gens accroupis sur les trottoirs pour discuter dans leur téléphone cellulaire continueraient à la lorgner mais la laisseraient tranquille. Au premier signe imperceptible d’hésitation de sa part, ils fondraient sur elle.

L’air moite et chaud le long du Huangpu soutenait des millions de tonnes de bouées aériennes, et Nell en sentait le moindre kilogramme peser sur ses côtes et ses épaules alors qu’elle sillonnait en patins le quartier des quais, cherchant toujours à maintenir son élan et son air pseudo-affairé. On était en République côtière, où les seuls principes établis semblaient être que l’argent était le roi et qu’il valait mieux être riche. Chaque tribu de la planète semblait y avoir son gratte-ciel ; certaines, comme la Nouvelle-Atlantis, s’abstenaient de tout recrutement actif, la taille et la splendeur de leur bâtiment suffisant à tenir lieu de monument à leur propre gloire. D’autres, comme les Boers, les Parsis ou les Juifs jouaient plutôt sur la discrétion, mais à Pudong, toute manifestation discrète était plus ou moins vouée à rester invisible. D’autres encore – les Mormons, la Première République dispersée et, bien entendu, la République côtière de Chine – utilisaient le moindre centimètre carré de leurs murs médiatroniques pour faire du prosélytisme.

Le seul phyle qui ne semblait guère apprécier l’esprit œcuménique de l’endroit était le Céleste Empire. Nell tomba par hasard sur son territoire, un demi-pâté de maisons ceint d’un mur de maçonnerie stuquée et percé à intervalles réguliers de portes circulaires, protégeant une structure à trois niveaux édifiée en style Ming classique, avec des avant-toits aux angles fortement incurvés et des dragons sculptés sur la panne faîtière. L’ensemble était si minuscule comparé au reste de Pudong qu’on pouvait s’imaginer trébucher dessus. Les portes étaient gardées par des hommes en armes, sans doute renforcés par d’autres systèmes de défense moins visibles.

Nell était quasiment certaine d’avoir été discrètement filée par au moins trois jeunes hommes, qui l’avaient suivie dès son premier passage et qui guettaient pour savoir si elle avait réellement un but précis ou si elle simulait juste. Elle avait déjà parcouru les quais d’un bout à l’autre, en jouant la touriste désireuse de contempler le Bund sur l’autre rive. Elle s’en retournait maintenant plonger vers le centre urbain de Pudong, où elle avait intérêt à donner l’impression de faire quelque chose.

En dépassant l’entrée principale d’un gratte-ciel – un édifice de la République côtière, pas un de ces trucs de barbares –, elle reconnut son logo médiaglyphique à l’un des signes qu’elle avait déjà aperçus en pénétrant en ville.

Nell pouvait toujours remplir un formulaire d’inscription : ça n’engageait à rien et ça lui permettrait déjà de tuer une heure dans un endroit relativement sûr et propre. L’important, comme Dojo le lui avait enseigné, il y avait bien longtemps dans un autre contexte, était de ne jamais s’arrêter ; immobile, elle était incapable de rien faire.

Hélas, la suite de bureaux de Madame Ping était fermée. Deux ou trois lumières étaient visibles à l’arrière, mais les portes étaient verrouillées et aucun réceptionniste n’était de garde. Nell ne savait pas si elle devait s’en amuser ou s’en formaliser : qui avait jamais entendu parler d’un bordel qui fermait dès la nuit tombée ? Cela dit, il ne s’agissait ici que des services administratifs.

Elle s’attarda quelques minutes dans le hall, puis se dirigea vers un ascenseur pour redescendre. À l’instant même où les portes se fermaient, un inconnu se précipita pour appuyer sur le bouton et les rouvrir. Un jeune Chinois, à la carrure fine et élancée, une tête forte, bien vêtu, portant des papiers. « Pardonnez-moi, lui dit-il, avez-vous besoin de quelque chose ?

— Je suis venue postuler un emploi. »

Les yeux de l’homme la toisèrent de haut en bas, avec un regard froidement professionnel, presque entièrement dénué de lubricité, partant de son visage pour y revenir enfin. « Comme interprète. » L’intonation était mi-interrogative, mi-affirmative.

« Comme scénariste. »

L’homme eut un sourire aussi soudain qu’inattendu.

« J’ai des qualifications que j’expliquerai en détail.

— Nous avons déjà des auteurs. Nous gérons leurs contrats par le réseau.

— Je m’étonne. Comment un auteur sous contrat perdu dans le Minnesota peut-il fournir à vos clients les services personnalisés qu’ils sont en droit d’exiger ?

— Vous pourriez presque à coup sûr décrocher un boulot d’interprète, insista le jeune homme. Vous débuteriez dès ce soir. Ça paye bien.

— Rien qu’à voir vos affiches en arrivant, j’ai compris que ce que payent vos clients, ce n’est pas des corps, mais des idées. C’est cela, votre valeur ajoutée, n’est-ce pas ?

— Excusez-moi ? dit le jeune homme, souriant à nouveau.

— Votre valeur ajoutée. La raison pour laquelle vos tarifs sont plus élevés que ceux d’un bordel, passez-moi l’expression, est que vous fournissez un scénario fantasmatique taillé sur mesure pour satisfaire aux exigences du client. Ça c’est dans mes cordes, dit Nell. Je connais ces gens-Là, et je peux vous faire gagner un tas d’argent.

— Vous connaissez quels gens ?

— Les Vickys. Je les connais de bout en bout.

— Entrez donc, je vous en prie, dit le jeune homme, en indiquant la porte à caissons en pointe de diamant avec l’inscription MADAME PING inscrite en lettres rouges. Vous prendrez bien une tasse de thé ? »



« Il n’y a que deux industries. Cela a toujours été vrai », dit Madame Ping, tenant entre ses doigts ridés une ravissante tasse en porcelaine, les ongles de cinq centimètres délicatement entrelacés comme les rémiges d’un rapace repliant les ailes après une longue et rude journée de vol dans les ascendances. « Il y a l’industrie des biens matériels et l’industrie du loisir. L’industrie des biens matériels passe d’abord. C’est elle qui nous fait vivre. Mais produire des biens est devenu facile maintenant que nous avons l’Alim. Cela a cessé d’être une activité lucrative.

« Une fois que les gens possèdent les biens nécessaires pour vivre, tout le reste relève du loisir. Et ça, c’est l’affaire de Madame Ping. »

Madame Ping avait ses bureaux au cent onzième étage et jouissait d’une vue superbement dégagée sur la rivière Huangpu et le centre de Shanghai. Quand le temps n’était pas brumeux, elle pouvait même apercevoir la façade de son théâtre qui était situé dans une venelle, deux rues en retrait du Bund, avec son enseigne médiatronique qu’on voyait scintiller entre les branches gris louvet d’un vieux sycomore. Elle avait fait fixer sur une de ses fenêtres une longue-vue qui était braquée sur l’entrée du théâtre et, notant la curiosité de Nell, elle l’invita à y mettre un œil.

Nell n’avait encore jamais regardé dans une véritable lunette. L’instrument avait tendance à vibrer, la mise au point à se dérégler, il était dépourvu de zoom, et faire un panoramique était délicat. Malgré cela, la qualité d’image était bien meilleure que photographique, et elle eut tôt fait de s’oublier et de s’en servir pour balayer toute la cité. Elle repéra, au cœur de la vieille ville, la petite clave du Céleste Empire et détailla deux mandarins, arrêtés sur un pont en zigzag enjambant un bassin, qui contemplaient un banc de carpes dorées, avec leur fine barbe argentée recouvrant la soie bariolée de leurs revers et les boutons bleu saphir de leur casquette qui miroitaient dès qu’ils hochaient la tête. Elle contempla une haute tour, située beaucoup plus à l’intérieur des terres, sans doute une concession étrangère, où des Euros avaient organisé un cocktail, certains s’aventurant sur le balcon, le verre de vin à la main, pour espionner eux aussi. Finalement, elle releva l’appareil vers l’horizon, par-delà ces immenses banlieues investies par les dangereuses triades, où l’on avait exilé de force, par millions, les pauvres de Shanghai pour faire place aux gratte-ciel. Plus loin, c’était la véritable terre agricole, un réseau fractal de canaux et de ruisseaux qui miroitaient comme un filet doré aux reflets blafards du couchant, et plus loin encore, comme toujours, quelques colonnes de fumée, éparses, tout près de l’horizon, marquant les endroits où les Poings de la juste harmonie brûlaient les lignes d’Alim des diables étrangers.

« Tu es curieuse, dit Madame Ping. C’est tout naturel. Mais tu ne devrais jamais laisser quiconque – surtout pas un client – remarquer ta curiosité. Ne cherche jamais d’information. Reste assise en silence et laisse-les te la servir. Ce qu’ils cachent t’en dira toujours plus que ce qu’ils révèlent. Comprends-tu ?

— Oui, madame », dit Nell, en se tournant vers son interlocutrice avec une petite révérence. Plutôt que de singer l’étiquette chinoise en en faisant tout un plat, elle avait choisi la voie victorienne, tout aussi efficace. En vue de cet entretien, Henry (le jeune homme qui lui avait offert du thé) avait avancé quelques ucus en espèces sonnantes, qu’elle avait utilisés pour se compiler une robe longue raisonnablement décente, un chapeau, des gants et un réticule. À son entrée, elle était nerveuse, mais, au bout de quelques minutes, elle avait réalisé que la décision de l’engager avait été en fait déjà prise et que ce bref tête-à-tête était tout au plus une session d’orientation.

« Pourquoi le marché victorien est-il si important pour nous ? demanda Madame Ping en fixant Nell de son regard pénétrant.

— Parce que la Nouvelle-Atlantis est l’un des trois phyles de première catégorie.

— Inexact. La richesse de la Nouvelle-Atlantis est considérable, certes. Mais sa population ne pèse que quelques pour cent. L’homme arrivé de la Nouvelle-Atlantis est débordé et n’a que peu de temps à consacrer aux fantasmes scénarisés. Il a beaucoup d’argent, c’est entendu, mais guère d’occasions pour le dépenser. Non, ce marché est important parce que tout le monde – dans tous les autres phyles, dont bon nombre à Nippon – veut ressembler aux Victoriens. Regarde plutôt les Ashantis, les Juifs, la République côtière. Portent-ils le costume traditionnel ? Parfois. Néanmoins, en temps normal, ils préféreront un costume de coupe victorienne. Ils portent un parapluie venu d’Old Bond Street. Ils ont un livre de Sherlock Holmes. Ils jouent dans les ractifs victoriens et, quand ils éprouvent le besoin de satisfaire leurs impulsions naturelles, ils viennent me voir et je leur fournis une fantaisie scénarisée, qui me fut demandée pour la première fois par un gentleman venu en catimini de la Nouvelle-Atlantis par la Chaussée. » Geste pour le moins incongru, Madame Ping transforma deux de ses doigts griffus en jambes qu’elle fit courir sur le dessus de la table, imitant un Vicky essayant furtivement de se glisser à Shanghai à l’insu des moniteurs. Saisissant l’allusion, Nell gloussa en se couvrant la bouche d’une main gantée.

« Ainsi, Madame Ping réalise un tour de magie : elle transforme un client satisfait de la Nouvelle-Atlantis en un millier de clients de toutes les autres tribus.

— Je dois confesser ma surprise, hasarda Nell. J’ai si peu d’expérience en la matière que j’avais supposé que chaque tribu manifesterait une préférence spécifique.

— Nous modifions quelque peu le script, indiqua Madame Ping, en fonction des différences culturelles. Mais la trame de l’histoire ne change jamais. Il y a des tas de gens et des tas de tribus, mais seulement un nombre limité de récits. »

Pratiques bizarres dans les bois ; la République dispersée réformée ; une conversation extraordinaire dans une cabane en rondins ; CryptNet ; le départ des Hackworth

Une demi-journée de lente chevauchée vers l’est les avait conduits déjà assez haut sur les contreforts des Cascades où les nuages, sans cesse amenés par le Pacifique et chassés en altitude par l’élévation du terrain, venaient s’y délester de leurs énormes réserves d’humidité. Les arbres étaient géants, dressant loin au-dessus d’eux leur tronc lisse et luisant de mousse. Le paysage était un damier de forêt ancienne et de parcelles tronçonnées au cours du siècle écoulé ; Hackworth essayait de guider Kidnappeur vers ces dernières, car la faible densité du sous-bois et du tapis de feuilles mortes Facilitait la progression. Ils traversèrent les ruines d’un village de bûcherons abandonné, moitié cabanes en planches à clin, moitié maisons mobiles couvertes de mousse et de traînées de rouille. Derrière leurs fenêtres crasseuses, des pancartes à demi effacées portant inscrit au pochoir un slogan, tout juste lisible : CE FOYER VIT DU BOIS DE CONSTRUCTION. De jeunes arbres hauts de trois mètres avaient poussé dans les fissures de la chaussée. Myrtilles et mûres de ronces jaillissaient des caniveaux ceinturant les maisons et des épaves de voitures gigantesques, gisant de guingois sur leurs pneus à plat ou craquelés, servaient à présent de treillage au lierre et au liseron. Ils dépassèrent également un ancien campement minier abandonné depuis plus longtemps encore. Dans la majorité des cas, les signes d’habitat moderne étaient relativement discrets. Les maisons dans ces montagnes tendaient toutes à reproduire ce style sans prétention élu par les khans logiciels des environs de Seattle, et, de temps en temps, ils en voyaient un certain nombre regroupées autour d’une place centrale, avec équipements de loisir, cafés, magasins et autres aménagements. Fiona et lui s’arrêtèrent en deux de ces hameaux pour troquer leurs ucus contre du café, des sandwiches et des gâteaux parfumés à la cannelle.

Ce réseau maillé en croix de chemins non balisés aurait été déroutant pour qui n’était pas natif de la région. Hackworth n’était encore jamais venu ici. Il avait trouvé l’itinéraire dans la boîte à gants de Kidnappeur, avec le second biscuit chinois dont le message était bien moins sibyllin que celui du premier. Il n’avait aucun moyen de savoir s’il allait vraiment déboucher quelque part. Sa confiance ne mollit qu’à l’approche du soir, alors que les nuages éternels passaient de l’argent au gris foncé, quand il nota que la chevaline les emmenait toujours plus haut, vers des terrains encore moins densément peuplés.

Puis il vit les rochers et sut qu’il avait choisi la bonne route. Un mur de granité brun, humide et sombre de brouillard condensé se matérialisa devant eux. Ils l’entendirent avant même de le voir : il n’émettait aucun son mais sa seule présence modifiait l’acoustique de la forêt. La brume se refermait sur eux, et c’est tout juste s’ils pouvaient apercevoir les silhouettes d’arbustes rabougris et tordus par le vent, alignés tant bien que mal sur la crête de la falaise.

Parmi ces arbustes, il y avait la silhouette d’un être humain.

« Silence », articula sans bruit Hackworth en se tournant vers sa fille, puis il tira sur les rênes de Kidnappeur.

La personne avait les cheveux taillés court et portait une grosse doudoune et un pantalon en tissu extensible ; la courbure des hanches leur révéla qu’il s’agissait d’une femme. Autour de ces hanches, elle avait fixé tout un harnachement de sangles vert fluo : un harnais d’escalade. Elle ne portait toutefois aucun autre équipement de plein air : ni sac à dos ni casque et, derrière elle, sur la crête, ils distinguaient simplement la silhouette d’un cheval, en train de renifler le sol. De temps en temps, la femme consultait son bracelet-montre.

Le mince filament d’une corde fluo était visible contre le flanc de la falaise au bord de laquelle elle se tenait. Les derniers mètres pendaient dans la brume devant une petite niche douillette protégée par le surplomb.

Hackworth se retourna pour attirer l’attention de Fiona, puis il lui indiqua du doigt quelque chose : un autre individu, en train de progresser au pied de la falaise, invisible de la femme postée au sommet. Avançant prudemment et sans bruit, l’homme réussit à gagner l’abri du surplomb. Il saisit avec précaution l’extrémité de la corde et l’attacha à quelque chose, apparemment un objet fixé dans la roche. Puis il repartit par où il était venu, silencieusement, en restant plaqué contre la paroi.

La femme resta calme et silencieuse plusieurs minutes encore, mais elle consultait sa montre de plus en plus fréquemment.

Finalement, elle s’écarta de plusieurs pas du bord de la falaise, sortit les mains de ses poches de blouson, parut prendre deux ou trois inspirations profondes, puis se rua en avant pour se jeter dans le vide. Elle poussa en même temps un cri, un cri destiné à chasser sa terreur.

La corde passait sur une poulie fixée près du sommet. La femme dégringola de plusieurs mètres, la corde se tendit, le nœud fait par l’homme résista, et la corde qui était légèrement élastique l’arrêta, avec fermeté mais relativement en douceur, juste au-dessus du méchant tas de déblais et de souches accumulés au pied de la falaise. Suspendue au bout de la corde, la femme la saisit d’une main et se renversa en arrière, ouvrant sa gorge à la brume, se laissant pendre sans énergie pendant quelques minutes, éperdue de soulagement.

Un troisième personnage, resté jusqu’ici invisible, émergea du couvert des arbres. Il s’agissait cette fois d’un homme d’âge mûr, vêtu d’une veste portant certains traits vaguement officiels, tels que brassard et insigne sur la poche de poitrine. Il s’avança vers la femme suspendue et passa un certain temps sous le surplomb, jusqu’à ce qu’il ait réussi à détacher la corde et à la déposer à terre saine et sauve. La femme se libéra toute seule de la corde, puis du harnais, et se lança dans une discussion affairée avec l’homme, qui leur servit à tous deux des boissons chaudes d’un Thermos.

Hackworth se tourna vers Fiona : « As-tu déjà entendu parler de ces gens ? La République dispersée réformée, lui dit-il, toujours à voix basse.

— Je ne connaissais que la Première.

— La Première République dispersée n’a pas d’homogénéité réelle – en un sens, elle n’a jamais été conçue pour ça. Au départ, ce n’était qu’un ramassis de types à tendance anarchiste. Comme tu l’as sans doute appris à l’école, elle a éclaté en une pléiade de groupuscules.

— J’ai des amis à la PRD, dit Fiona.

— Tes voisins ?

— Oui.

— Des khans logiciels, dit Hackworth. La PRD travaille pour eux, parce qu’ils ont un point commun – le bon vieil argent des programmes. Ils sont presque comme des Victoriens : la plupart franchissent la frontière pour venir prêter Serment dès qu’ils prennent de l’âge. Mais pour le gros de la classe moyenne, la PRD n’offre aucune religion fondamentale, aucune identité ethnique.

— D’où sa balkanisation.

— Tout juste. Ces gens, en revanche, dit Hackworth en désignant le couple au pied de la falaise, font partie de la RDR, la République dispersée réformée. Très semblable à la PRD. À une différence près. Essentielle.

— Le rituel auquel on vient d’assister ?

— Rituel est une bonne description. Un peu plus tôt aujourd’hui, cet homme et cette femme ont reçu l’un et l’autre la visite de messagers qui leur ont donné un lieu et une heure – rien de plus. Dans ce cas précis, le boulot de la femme était de sauter du haut de la falaise à l’heure dite. Celui de l’homme était d’attacher l’extrémité de la corde avant qu’elle ne saute. Un boulot tout simple…

— Mais qu’il ait omis de l’effectuer, et la femme serait morte.

— Précisément. Les noms sont tirés au sort dans un chapeau. Les participants ne sont prévenus que quelques heures à l’avance. Ici, le rituel est pratiqué avec une falaise et une corde, parce qu’une falaise se trouve à proximité. Dans d’autres sites de la RDR, le mécanisme sera différent. Par exemple, l’individu A pourra entrer dans une pièce, sortir d’une boîte un pistolet, le charger à balles réelles, le remettre dans sa boîte, puis sortir dix minutes. Pendant ce temps, l’individu B est censé entrer dans la pièce et remplacer le chargeur de balles réelles par des balles à blanc de même poids. Puis l’individu A va réintégrer la pièce, plaquer le canon contre sa tempe et presser la détente.

— Mais sans que l’individu A ait aucun moyen de savoir si l’individu B a fait son boulot ?

— Exactement.

— Quel est le rôle de la tierce personne ?

— C’est un censeur. Un fonctionnaire de la RDR qui veille à ce que les deux participants n’essayent pas de communiquer.

— Doivent-ils souvent se soumettre à ce rituel ?

— Aussi souvent que leur nom est désigné par le sort, peut-être une fois tous les deux ans. C’est un moyen de créer une dépendance mutuelle. Ces gens savent qu’ils peuvent se faire mutuellement confiance. Dans une tribu comme la RDR, dont la vision du monde ne contient aucun absolu, ce rituel sert à créer un absolu artificiel. »

La femme termina sa boisson chaude, serra la main du censeur, puis elle escalada une échelle de polymère fixée à la roche, qui lui permit de retrouver son cheval. Hackworth éperonna Kidnappeur qui se mit en route, le long d’un chemin courant au pied de la falaise sur cinq cents mètres environ, avant d’être rejoint par un autre sentier descendant en biais du sommet. Quelques minutes plus tard, la femme approcha, juchée sur son cheval, un antique modèle biologique.

C’était une femme vigoureuse, au visage ouvert, aux joues rebondies, encore vivifiée par son saut dans l’inconnu, et elle l’accueillit de loin, sans aucunement marquer cette réserve propre aux néo-Victoriens.

Hackworth la salua poliment en soulevant son melon.

La femme eut à peine un regard pour Fiona. Elle tira doucement les rênes de son cheval, sans cesser de dévisager Hackworth. Elle avait un regard éperdu. « Je vous connais, dit-elle. Mais j’ignore votre nom.

— Hackworth, John Percival, pour vous servir. Et voici ma fille, Fiona.

— Je suis sûre de n’avoir jamais entendu ce nom, dit la femme.

— Et moi, je suis bien sûr de n’avoir jamais entendu le vôtre, nota gaiement Hackworth.

— Maggie, dit la femme. Tout ça me rend folle. Où nous sommes-nous rencontrés ?

— Cela pourra vous sembler passablement étrange, dit doucement Hackworth, mais si nous pouvions vous et moi, nous souvenir de tous nos rêves – ce qui est bien sûr impossible – et si nous prenions le temps de comparer nos notes, nous trouverions sans doute que nous avons dû en partager un certain nombre au cours des ans.

— Des tas de gens ont des rêves similaires, observa Maggie.

— Excusez-moi, mais ce n’est pas ce que je voulais dire… Je fais référence à une situation où l’un comme l’autre conserveraient son point de vue personnel. Je vous vois. Vous me voyez. Nous pouvons dès lors partager certaines expériences – vues par chacun de sa propre perspective.

— Comme un ractif ?

— Oui, dit Hackworth. Mais sans avoir à payer. En argent, tout du moins. »



Le climat local incitait à boire chaud. Maggie ne retira même pas son blouson pour se rendre à la cuisine et placer une bouilloire sur le feu. Ils étaient dans une cabane en rondins, plus aérée qu’on n’aurait pu l’imaginer de l’extérieur, et Maggie la partageait apparemment avec plusieurs autres locataires qui n’étaient pas tous là pour l’instant. Fiona, qui n’arrêtait pas d’entrer et sortir de la salle de bains, semblait fascinée par ces preuves de la cohabitation d’hommes et de femmes qui vivaient, dormaient et se baignaient ensemble.

Alors qu’ils s’étaient assis tous les trois pour prendre le thé, Hackworth convainquit Maggie de glisser son doigt dans un appareil grand comme un dé à coudre. Quand il sortit l’objet de sa poche, Fiona ressentit une forte impression de déjà vu. Oui, elle l’avait déjà eu sous les yeux, et il était caractéristique. Elle savait que son père l’avait conçu ; il était absolument typique de son style.

Puis ils continuèrent de deviser tranquillement durant quelques minutes ; Fiona avait tout un tas de questions à poser sur l’organisation de la RDR, auxquelles Maggie, en adepte sincère, était trop heureuse de répondre. Hackworth avait étalé sur la table une feuille de papier vierge et, à mesure que s’écoulaient les minutes, des mots et des images apparurent, défilant vers le haut de la page dès qu’elle était remplie. Le dé, expliqua-t-il, avait injecté dans la circulation sanguine de Maggie un certain nombre de mites de reconnaissance qui avaient recueilli de l’information, puis s’étaient échappées des pores de la peau sitôt remplies leurs sauvegardes à bande, pour venir transférer au papier les données enregistrées.

« Il semble bien que vous et moi nous connaissions mutuellement, Maggie, dit-il au bout de quelques minutes. Nous avons un certain nombre de doublets en commun dans notre circulation sanguine. Or, ils ne peuvent se transmettre que par certaines formes de contact.

— Vous voulez dire, comme par… l’échange de fluides corporels ? » dit Maggie, d’un air déconcerté.

Fiona songea fugitivement aux transfusions sanguines de jadis, et elle n’aurait sans doute pas saisi le sens réel de cette phrase si son père n’avait pas rougi en lui jetant un regard à la dérobée.

« Je crois que nous nous comprenons à demi-mot… oui », dit-il enfin.

Maggie réfléchit un instant et parut contrariée, du moins aussi contrariée que pouvait l’être une personne d’une nature épanouie et généreuse comme la sienne. Elle s’adressa à Hackworth mais elle observait Fiona, comme si elle cherchait à élaborer la phrase suivante. « Malgré ce que vous autres Atlantéens pourriez penser de nous, je ne couche pas… je veux dire… je n’ai pas de relations sex… enfin, je n’ai pas tant de partenaires que ça.

— Je suis désolé de vous avoir donné l’impression erronée que je nourrirais des préjugés fâcheux à l’endroit de vos critères moraux, dit Hackworth. Mais soyez assuré que je ne me considère pas en position de juger les autres à cet égard. Toutefois, si vous voulez bien avoir la franchise de me dire qui, ou avec qui, au cours de l’année écoulée…

— Rien qu’un, dit Maggie. C’était une année tranquille. » Puis elle reposa sa tasse à thé sur la table (Fiona avait été ébahie par l’absence de soucoupes) et se cala contre le dossier de son siège, en fixant Hackworth, l’esprit en alerte. « C’est drôle que vous me racontiez tout cela… vous, un étranger.

— Permettez-moi de vous recommander de vous fier à vos instincts et de ne pas me traiter en étranger.

— J’ai eu une aventure. Il y a des mois et des mois. Rien de plus.

— Où ça ?

— À Londres. L’ombre d’un sourire apparut sur les traits de Maggie. On pourrait croire que, vivant ici, j’aurais plutôt choisi un endroit chaud et ensoleillé. Mais je suis allée à Londres. J’imagine qu’il y a un peu de Victorien en chacun de nous.

— C’était un mec, poursuivit Maggie. J’étais allée à Londres avec deux amies. La première était citoyenne de la RDR et la seconde, Trish, l’a quittée il y a trois ans environ pour devenir cofondatrice d’un point d’accès local à CryptNet. Ils ont installé une petite base à Seattle, non loin du marché.

— Veuillez m’excuser de vous interrompre ainsi, intervint Fiona, mais auriez-vous l’amabilité de m’expliquer la nature de CryptNet ? L’une de mes anciennes amies de classe semble s’y être inscrite.

— C’est un phyle synthétique. Insaisissable à l’extrême, répondit Hackworth.

— Chaque site est indépendant et autogéré, expliqua Maggie. Vous pourriez en trouver un demain si vous le vouliez. Les sites sont définis par contrat. On signe un contrat dans lequel on accepte de fournir certains services, à la demande.

— Quel genre de services ?

— En général, la livraison de données par le truchement de son organisme. On les traite avant de les transmettre à d’autres sites. Cela semblait une chose naturelle pour Trish parce qu’elle était codeuse, tout comme moi, mes compagnes de chambre et la plupart des gens du coin.

— Les sites ont donc des ordinateurs ?

— Ce sont les gens qui en ont, typiquement des systèmes intégrés, dit Maggie, en se massant inconsciemment l’os mastoïde, derrière l’oreille.

— Le site est donc synonyme d’individu ?

— Dans bien des cas, oui, mais, parfois, ce sont plusieurs personnes avec des systèmes intégrés qui se retrouvent liées par le même contrat de confiance.

— Puis-je vous demander l’échelon atteint par le site de votre amie Trish ? »

Maggie parut indécise. « Huit ou neuf, peut-être. Toujours est-il que nous sommes allées à Londres. Nous en avons profité pour assister à certains spectacles. Je voulais surtout voir les grosses productions. Elles étaient super – nous avons vu en particulier un Docteur Faust extra au Laurence Olivier.

— Le Faust de Marlowe ?

— Oui. Mais Trish avait le chic pour dénicher tous ces petits théâtres miteux dans des coins pourris que je n’aurais jamais pu trouver même au bout d’un million d’années – ils n’étaient répertoriés nulle part, ils étaient anonymes et, pour autant que je sache, ils ne faisaient pas vraiment de publicité. On y a vu des trucs d’un style pour le moins radical… franchement radical, même.

— Je devine que vous n’utilisez pas le terme dans son sens politique.

— Effectivement, non. Je fais allusion au style de la mise en scène. Dans l’un de ces spectacles, on entrait dans une vieille bâtisse de Whitechapel éventrée par les bombes, au milieu de toute une foule assemblée, et il a commencé de se passer des trucs pas possibles et, au bout d’un moment, j’ai réalisé qu’une partie de ces gens étaient des acteurs, que d’autres étaient le public, et que tous, nous étions quelque part les deux à la fois. C’était vraiment chouette – je suppose qu’on peut trouver ce genre de truc à tout moment sur le réseau, en ractif, mais c’était tellement mieux d’être là, entouré de vrais corps, vivants et chauds. Je me sentais heureuse. Bref, ce gars dont je vous parlais se rendait au bar prendre une bière, et il m’a proposé d’aller m’en chercher une. On a entamé la conversation. Et puis, de fil en aiguille… Il était vraiment intelligent, vraiment sexy. C’était un Africain qui en connaissait un bout sur le théâtre. L’endroit avait des pièces en coulisses. Certaines avec des lits…

— Par la suite, demanda Hackworth, avez-vous éprouvé des sensations bizarres ? »

Maggie rejeta la tête en arrière et se mit à rire, croyant à quelque humour tordu de la part de son interlocuteur. Mais Hackworth était sérieux.

— Par la suite ? répéta Maggie.

— Oui. Disons, au bout de plusieurs minutes. »

Elle parut soudain déconcertée. « Ouais, à vrai dire, je suis devenue brûlante. Vraiment brûlante. Il a fallu qu’on s’en aille, j’ai même cru que j’avais attrapé la grippe ou je ne sais quoi. Nous sommes rentrés à l’hôtel, et je me suis déshabillée et je suis sortie sur le balcon. J’avais plus de quarante de fièvre. Mais, le lendemain, je me sentais en pleine forme. Et je le suis restée depuis.

— Merci, Maggie », dit Hackworth, qui se leva et remit le papier dans sa poche. Fiona se leva également, sur un signe de son père. « Avant votre visite à Londres, votre vie sociale pouvait-elle être qualifiée d’activé ? »

Maggie rosit un peu plus. « Relativement active depuis quelques années, oui.

— Quel milieu fréquentiez-vous ? Le genre CryptNet ? Des gens qui passaient beaucoup de temps au bord de l’eau ? »

Maggie hocha la tête. « Au bord de l’eau ? Je ne saisis pas.

— Demandez-vous pourquoi vous êtes restée à ce point inactive, Maggie, depuis votre liaison avec ce monsieur… ?

— Beck, M. Beck.

— Avec M. Beck. Serait-ce parce que l’expérience vous a paru pour le moins… inquiétante ? Un échange de fluides corporels, suivi d’une violente poussée de fièvre ? »

Le visage de Maggie demeura de marbre.

« Je vous suggère de vous pencher sur le sujet de la combustion spontanée », dit Hackworth. Et, sans autre cérémonie, il récupéra dans l’entrée chapeau-melon et parapluie, puis sortit devant Fiona pour regagner la forêt.

Il s’adressa à sa fille : « Maggie ne t’a pas tout dit sur CryptNet. Pour commencer, on estime que le réseau entretient un certain nombre de connexions peu recommandables et qu’il est perpétuellement sous la menace d’enquêtes des services de l’Application du Protocole. Et… – Hackworth eut un rire désabusé – il est notoirement inexact que dix soit l’échelon le plus élevé.

— Quel est le but de cette organisation ? demanda Fiona.

— Elle se présente comme un simple collectif de traitement de données, au succès relativement modeste. Mais son objectif réel n’est accessible qu’à ceux qui ont eu le privilège insigne d’être admis au sein du trente-troisième échelon, et la voix d’Hackworth ralentit, comme il cherchait à se souvenir d’où il tenait tous ces détails. La rumeur prétend que, dans ce cercle très fermé, chaque membre peut tuer son voisin rien qu’en pensant à l’acte. »

Fiona se pencha en avant, serra fort les bras autour du corps de son père et vint nicher sa tête entre ses omoplates. Elle crut que le sujet de CryptNet était clos ; mais, un quart d’heure plus tard, alors que Kidnappeur redescendait à bonne allure vers Seattle, son père reprit la parole, poursuivant sa phrase là où il l’avait laissée, comme s’il s’était juste interrompu pour reprendre son souffle. Il parlait d’une voix lente, lointaine, presque comme s’il était en transe – tandis que les souvenirs percolaient depuis les profondeurs de sa mémoire, presque sans intervention consciente de sa part. « Le désir véritable de CryptNet est la Graine – une technologie qui, dans leur plan diabolique, est inéluctablement destinée un jour à supplanter l’Alim, sur laquelle se fondent notre société et tant d’autres. Pour nous, le Protocole a été ferment de paix et de prospérité – pour CryptNet, en revanche, c’est un système oppressif détestable. Ils croient que l’information détient un pouvoir quasi mystique de libre circulation et d’auto-réplication, tout comme l’eau est vouée à stagner à l’horizontale ou les étincelles à s’envoler dans les airs – et, privés de tout code moral, ils confondent l’inéluctable avec le Bien. Dans leur optique, un jour, au lieu d’avoir des Alims reliées à des compilateurs de matière, nous aurons des Graines qui, semées en terre, donneront des maisons, des hamburgers, des astronefs et des bouquins – la Graine naîtra inéluctablement de l’Alim, et c’est sur elle qu’on édifiera une société bien plus évoluée. »

Il s’arrêta un instant, prit une profonde inspiration, et parut s’éveiller de sa transe ; quand il reparla, c’était d’une voix plus claire, plus assurée. « Bien entendu, on ne peut le permettre – l’Alim n’est pas un système de contrôle ou d’oppression comme le soutient CryptNet. C’est simplement le seul moyen de maintenir l’ordre dans une société moderne – si chacun possédait une Graine, chacun pourrait produire des armes dont la puissance de destruction rivaliserait avec celle des armes nucléaires élizabéthaines. C’est pour cela que l’Application du Protocole voit d’un si mauvais œil les activités de CryptNet. »

Les arbres s’effacèrent, révélant un lac bleu allongé en dessous d’eux. Kidnappeur rejoignit bientôt la route et Hackworth le talonna pour qu’il prenne un petit galop. En quelques heures à peine, père et fille étaient installés dans les couchettes d’une cabine de seconde de l’aéronef Iles Falkland, en route pour Londres.

Extrait du Manuel, les activités de la princesse Nell, devenue duchesse de Turing ; Le Château des Écluses ; autres châteaux ; le marché aux Chiffreurs ; Nell se prépare pour son ultime voyage

La princesse Nell demeura plusieurs mois au Castel Turing. Au cours de sa quête des douze clefs, elle avait pénétré dans bien des châteaux, berné leurs sentinelles, forcé leurs serrures et raflé leurs trésors ; mais Castel Turing était un endroit bien différent, un endroit qui obéissait à des règles et des programmes conçus par des hommes et qui pouvaient être récrits par ceux qui étaient des adeptes de la langue des uns et des zéros. Pour elle, il n’était pas seulement question de s’introduire furtivement, s’emparer d’une breloque et prendre la fuite. Elle fit sien le Castel Turing. Son domaine devint le royaume de la princesse Nell.

Pour commencer, elle offrit au duc de Turing des funérailles décentes. Puis elle étudia ses livres jusqu’à ce qu’elle en eût maîtrisé le contenu. Elle se familiarisa avec les diverses procédures qui permettaient de programmer les soldats et le duc mécanique. Elle chargea le duc d’un nouveau programme maître, puis elle remit en route le grand Arbre qui actionnait l’ensemble du château. Ses premiers efforts restèrent vains, car son programme contenait de nombreuses erreurs. Le duc originel lui-même n’y avait pas échappé non plus ; il les appelait des bogues, ou parfois des punaises, par allusion à un gros scarabée qui s’était coincé dans une des chaînes lors d’une de ses expérimentations initiales, provoquant l’arrêt brutal de la première machine de Turing. Mais, au prix d’une patience inébranlable, la princesse Nell nettoya ces bogues et transforma le duc mécanique en un serviteur dévoué. Le duc, en échange, avait le tour de main pour charger les soldats de programmes simples, de sorte que tout ordre que lui donnait Nell était rapidement propagé à l’ensemble de la troupe.

Pour la première fois de sa vie, la princesse Nell disposait d’une armée et de serviteurs. Mais ce n’était pas une armée conquérante, car les ressorts montés dans le dos des soldats se détendaient rapidement, et ils n’avaient pas non plus les facultés d’adaptation des soldats humains. Malgré tout, c’était une force efficace derrière les murs du château, et qui la protégeait de tout agresseur imaginable. Se conformant aux programmes d’entretien établis par le duc originel, la princesse Nell chargea les soldats de graisser les rouages, réparer les arbres fissurés et les roulements usés, et de construire de nouveaux soldats à partir des stocks de pièces détachées.

Son succès la réconforta. Mais Castel Turing n’était que l’un des sièges ducaux de son royaume, et elle savait qu’elle avait encore bien du travail en perspective.

Le territoire alentour était recouvert de forêts épaisses, mais des prairies étaient visibles sur les collines à quelques kilomètres de là et, du haut des murs du château, en se servant de la longue-vue du duc originel, Nell pouvait distinguer des chevaux sauvages en train de paître. Pourpre lui avait enseigné les secrets du dressage des chevaux sauvages, aussi Nell monta-t-elle une expédition vers ces prairies pour revenir quinze jours après avec deux superbes mustangs, Café et Crème. Elle les équipa de la plus belle sellerie des écuries du Duc, marquée des armoiries au T – car les armes étaient désormais les siennes, et elle pouvait de plein droit se faire appeler la duchesse de Turing. Elle prit également une selle ordinaire, sans aucune marque, de manière à se faire passer pour une roturière si jamais le besoin s’en faisait sentir – bien que la princesse Nell fût devenue si belle avec les ans et qu’elle ait acquis un tel port de reine que bien peu auraient pu la confondre avec une roturière, même si elle avait choisi d’aller nu-pieds et vêtue de haillons.


Étendue sur sa couchette dans le dortoir de Madame Ping, lisant les mots inscrits sur une page qui luisait doucement au milieu de la nuit, Nell s’interrogea. Les princesses n’étaient pas génétiquement différentes des roturières.

De l’autre côté d’une cloison bien mince, elle entendait couler l’eau d’une demi-douzaine de lavabos, tandis que les jeunes femmes procédaient à leurs ablutions vespérales. Nell était la seule rédactrice à séjourner dans le dortoir de Madame Ping : les autres étaient des actrices, tout juste revenues d’une longue et vigoureuse séance de travail, pour se passer du liniment sur les épaules, endolories à force d’étriller le postérieur des clients, ou renifler à pleines narines des paquets de mites programmées pour aller se loger dans leurs fesses en feu et remettre en état dans la nuit leurs capillaires endommagés. Sans oublier, bien entendu, toutes sortes d’autres activités plus classiques, telles que prendre sa douche, se démaquiller, se réhydrater, et ainsi de suite. Les filles effectuaient toutes ces tâches avec entrain, avec cette efficacité sans aucune gêne qui semblait propre à toutes les Chinoises, tout en discutant des événements du jour au rythme sec du dialecte de Shanghai. Nell vivait depuis un mois maintenant parmi elles, et elle commençait tout juste à saisir deux ou trois mots. De toute façon, toutes parlaient anglais.

Elle veilla jusque tard dans la nuit, plongée dans son Manuel. Le dortoir était l’endroit idéal ; les filles de Madame Ping étaient des professionnelles et, après quelques minutes de murmures, de gloussements et autres chut ! faussement scandalisés, elles finissaient toujours par s’endormir.

Nell sentait bien qu’elle approchait de la fin du livre.

C’eût été manifeste, sans même qu’elle soit parvenue à proximité de Coyote, le douzième et dernier des Rois des Fées. Au cours des dernières semaines, depuis que Nell avait pénétré dans le domaine du roi Coyote, le caractère du livre avait changé. Auparavant ses Amis de la Nuit ou les autres personnages agissaient de leur propre initiative, même quand Nell se contentait de suivre passivement. La lecture du Manuel avait toujours été pour elle synonyme d’interaction avec les autres personnages du livre en même temps que d’une réflexion sur le meilleur moyen de se tirer soi-même d’une grande variété de situations intéressantes.

Mais, ces derniers temps, le premier élément avait presque disparu. Castel Turing n’avait été qu’un simple échantillon du domaine du roi Coyote : un endroit presque dépourvu d’êtres humains, quoique rempli de lieux et de situations fascinants.

Elle parcourut, solitaire, le domaine du roi Coyote, visitant un par un ses châteaux et rencontrant chaque fois une énigme différente. Le second (après Castel Turing) était bâti au flanc d’une montagne et possédait un système d’irrigation élaboré grâce auquel l’eau jaillissant d’une source bouillonnante était dirigée par tout un jeu de vannes d’écluse. Il y en avait plusieurs milliers, reliées entre elles par petits groupes, conçus de telle sorte que l’ouverture ou la fermeture d’une seule vanne influait, d’une certaine façon, sur toutes les autres du même groupe. Ce domaine avait ses propres cultures vivrières et souffrait d’une terrible famine, car le fonctionnement des écluses d’irrigation s’était plus ou moins détérioré. Un mystérieux chevalier noir était en effet venu visiter les lieux et à la faveur de la nuit, il s’était apparemment faufilé hors de sa chambre pour tripoter les connexions entre plusieurs vannes de telle manière que plus une goutte d’eau ne s’écoulait dans les champs. Puis il avait disparu, laissant derrière lui un billet déclarant qu’il réglerait le problème en échange d’une importante rançon en or et en bijoux.

La princesse Nell passa un certain temps à étudier le problème et finit par remarquer que le système d’écluses était en fait une version très élaborée de l’une des machines du duc de Turing. Une fois qu’elle eut saisi que le comportement des vannes d’écluse était réglé et prévisible, il ne lui fallut pas longtemps pour être en mesure de programmer leur fonctionnement et de localiser les virus que le chevalier noir avait introduits dans le système. Bientôt, l’eau coulait à nouveau dans le système d’irrigation et la famine était vaincue.

Les habitants du château étaient reconnaissants, ce qu’elle avait prévu. Mais voilà qu’ils lui mirent une couronne sur la tête et la prirent pour souveraine, ce qu’elle n’avait pas prévu.

Réflexion faite, toutefois, ce n’était que logique. Ils étaient promis à la mort si leur système d’irrigation ne fonctionnait pas parfaitement. La princesse Nell était la seule à savoir comment il marchait ; elle tenait entre ses mains leur destin. Ils n’avaient guère d’autre choix que de se soumettre à son bon vouloir.

Et c’est ainsi que, progressant de château en château, la princesse Nell se retrouva sans l’avoir voulu à la tête d’une rébellion en règle contre le roi Coyote. Chaque château était tributaire d’un système programmable, chaque fois un peu plus compliqué que le précédent. Après le château des Écluses, elle arriva à un château doté d’un orgue magnifique, mû par l’air comprimé et piloté par un ensemble déroutant de cames, qui pouvaient reproduire de la musique enregistrée sur un rouleau de carton perforé. Un mystérieux chevalier noir avait programmé l’orgue pour qu’il joue un air triste et déprimant, plongeant les lieux dans une dépression si profonde que personne ne travaillait ou même ne quittait son lit. Après quelques tâtonnements, la princesse Nell put établir qu’on pouvait simuler le comportement de l’orgue avec un arrangement fort complexe d’écluses et de vannes, d’où il découlait qu’on pouvait aussi bien le réduire à un programme pour machine de Turing de longueur et de complexité insondables.

Quand elle eut réussi à faire de nouveau fonctionner l’orgue correctement et que les résidents eurent retrouvé leur entrain, elle se dirigea vers un château qui fonctionnait selon les règles d’un grand livre rédigé dans une langue étrange. Certaines pages avaient été arrachées par le mystérieux chevalier noir et la princesse Nell dut les reconstituer et apprendre ce langage qui était extrêmement lapidaire et recourait abondamment aux parenthèses. Ce faisant, elle parvint à la conclusion prévisible que le système permettant de traiter cette langue se ramenait pour l’essentiel à une version plus élaborée de l’orgue mécanique, et qu’il s’agissait donc essentiellement d’une machine de Turing.

Le château suivant était divisé en une multitude de petites salles, dotées d’un système de transmission de messages par tubes pneumatiques. Dans chaque salle se trouvait un groupe de personnes qui y répondaient en se conformant à un certain nombre de règles écrites impliquant en général l’envoi de nouveaux messages dans d’autres salles. Après s’être familiarisée avec plusieurs de ces recueils et avoir établi que ce château était une nouvelle machine de Turing, la princesse Nell régla un problème dans le système de délivrance des messages, créé par l’irritant chevalier noir, hérita d’une nouvelle couronne ducale et se dirigea vers le château numéro six.

Cet endroit était entièrement différent. Il était bien plus vaste et plus riche. Et, contrairement aux autres châteaux du domaine du roi Coyote, il fonctionnait. Tout en approchant, elle apprit à son cheval à garder le bord de la route, car des messagers la doublaient et la croisaient sans cesse, fonçant au triple galop.

La cour du château était une vaste place de marché ouverte, avec des milliers d’emplacements, encombrés de chariots et de quantité de coursiers portant des marchandises dans toutes les directions. Mais ni légumes, ni poissons, ni épices, ni fourrage n’étaient visibles ; les seuls produits étaient de l’information rédigée dans des livres. Les livres étaient transbahutés d’un endroit à l’autre dans des charrettes à bras, puis déplacés sur de longs tapis roulants faits de chanvre et de toile d’emballage. Les coursiers se cognaient les uns contre les autres, comparaient listes et destinations et s’échangeaient les livres qu’ils transportaient. Des piles d’ouvrages étaient bruyamment vendues aux enchères – et payées non pas en or mais en autres livres. Aux abords du marché, il y avait des stands où l’on troquait les livres contre de l’or et, plus loin encore, quelques allées où cet or pouvait enfin être échangé contre de la nourriture.

Au milieu de ce charivari, la princesse Nell avisa un chevalier noir assis sur une monture tout aussi noire que lui. L’homme feuilletait un de ces livres. Sans demander son reste, Nell piqua des fers et dégaina son épée. Elle le tua en combat singulier, au beau milieu de la place du marché, et les vendeurs de livres s’étaient simplement écartés du passage, ignorant leur bataille furieuse. Dès que le chevalier noir fut tombé, raide mort, et que la princesse eut remis son épée au fourreau, l’agitation reprit autour d’elle, comme les eaux d’un torrent tumultueux se referment autour d’une pierre jetée.

Nell récupéra le livre que lisait le chevalier noir et découvrit qu’il ne contenait que du charabia. Il était rédigé dans une sorte de langage chiffré.

Elle passa un certain temps en reconnaissance, cherchant le centre de la place, et n’en trouva aucun : chaque étal était identique à son voisin. Il n’y avait ni donjon, ni salle du trône, ni système de pouvoir clairement établi.

Examinant chacun de ces éventaires plus en détail, elle nota toutefois qu’on y voyait toujours un homme installé derrière une table, qui se contentait apparemment de déchiffrer les livres, d’en recopier le contenu sur de longues feuilles de papier ministre qu’il tendait ensuite à d’autres individus, lesquels en examinaient la teneur, puis consultaient leur règlement avant de dicter leur réponse à un greffier muni d’une plume d’oie qui la chiffrait à son tour avant de la reporter sur de nouveaux livres, remis ensuite en circulation dans le marché pour être livrés. Elle nota que tous les hommes aux plumes d’oie portaient des clefs ouvragées accrochées à des chaînes pendues à leur cou ; la clef était apparemment l’insigne de la guilde des chiffreurs.

Ce château se révéla traîtreusement difficile à cerner, et Nell passa plusieurs semaines à travailler dessus. Le problème venait en partie du fait que c’était le premier château qu’elle visitait qui fonctionnait en réalité comme prévu ; le chevalier noir n’avait pas réussi à y mettre la pagaille, sans doute parce que tout ici se faisait par code et que tout était décentralisé. Nell découvrit ainsi qu’un système qui fonctionnait sans à-coups était bien plus difficile à déchiffrer qu’un système en panne.

Au bout du compte, la princesse Nell dut s’initier auprès d’un maître chiffreur et apprendre tout ce qu’on pouvait savoir sur les codes et les clefs qui les déverrouillaient. Cela fait, on lui attribua sa clef personnelle, insigne de sa fonction, et elle trouva un emploi dans l’un des stands du marché, pour chiffrer et déchiffrer les livres. Il s’avéra que la clef était plus qu’une simple décoration : roulé à l’intérieur de sa tige creuse, un fragment de parchemin portait inscrit un long chiffre qui pouvait vous servir à déchiffrer un message, si son expéditeur en exprimait le désir.

De temps en temps, elle gagnait la lisière du marché, échangeait un livre contre de l’or, puis allait s’acheter à manger et à boire.

À l’une de ces occasions, elle avisa un autre membre de la ligue des chiffreurs, qui observait lui aussi sa pause, et elle remarqua que la clef suspendue à son cou avait un aspect familier : c’était une des onze clefs que Nell et ses Amis de la Nuit avaient subtilisées aux Souverains des Fées ! Elle dissimula son excitation et fila le chiffreur jusqu’à son éventaire, prenant note de l’endroit où il travaillait. Au cours des jours suivants, en passant de stand en stand pour en examiner les chiffreurs, elle réussit à localiser le reste des onze clefs.

Elle parvint à jeter un œil à la dérobée sur les recueils de règles dont se servaient ses employeurs pour répondre aux messages codés. Ils étaient rédigés dans le même langage particulier utilisé dans les deux châteaux précédents.

En d’autres termes, une fois que la princesse Nell eut déchiffré les messages, son stand fonctionnait comme une nouvelle machine de Turing.

Il eût été facile de conclure que l’ensemble de ce château était, comme les autres, une nouvelle machine de Turing. Mais le Manuel lui avait appris à ne pas faire de suppositions à la légère. Le simple fait que son stand fonctionne selon les règles de Turing ne signifiait pas qu’il en allait de même de tous les autres. Et, même si chaque éventaire de ce château était effectivement une machine de Turing, elle ne pouvait malgré tout en déduire aucune conclusion définitive. Elle avait vu des cavaliers transporter des livres d’un château l’autre, ce qui signifiait que d’autres stands de chiffreurs devaient être à l’œuvre ailleurs dans ce royaume. Elle ne pouvait vérifier que tous étaient des machines de Turing.

Il ne fallut pas longtemps à Nell pour atteindre la prospérité. Au bout de quelques mois (qui, dans le Manuel, étaient résumés en autant de phrases), ses employeurs lui annoncèrent qu’ils avaient plus de travail qu’ils n’en pouvaient traiter. Ils décidèrent donc de fractionner leur affaire. Ils érigèrent un nouveau stand en lisière du marché et confièrent à Nell une partie de leurs recueils de règles.

Ils lui obtinrent également une nouvelle clef. La procédure consistait à transmettre un message codé particulier au château du roi Coyote, qui se trouvait à trois jours de cheval plus au nord. Sept jours plus tard, la clef de Nell lui revint dans un écrin écarlate frappé du sceau personnel du roi Coyote.

De temps en temps, un client venait à son éventaire et lui proposait de la lui racheter. Elle refusait toujours, mais trouva intéressant que les clefs puissent se négocier de cette façon.

Tout ce que Nell recherchait, c’était de l’argent, qu’elle amassa rapidement par d’habiles tractations au marché. Avant longtemps, les onze clefs étaient en sa possession et, après avoir liquidé ses avoirs pour acheter des pierres précieuses qu’elle cousit dans ses vêtements, elle enfourcha son cheval, quitta le sixième château et prit la route du nord, pour se rendre au septième : le château du roi Coyote, terme ultime de sa longue quête.

Nell se rend au théâtre de Madame Ping ; rumeurs sur la présence des Poings ; un client important ; attaque des Poings de la juste harmonie ; méditations sur les rouages internes des ractifs

Comme une bonne partie de ce qui était réalisé par nanotechnologie, les lignes d’Alim étaient principalement assemblées à partir d’un nombre réduit d’atomes simples et de petite taille situés dans l’angle supérieur droit de la table de Mendeleïev : carbone, azote, oxygène, silicium, phosphore, soufre et chlore. Les Poings de la juste harmonie avaient découvert, pour leur plus grande joie, que les objets fabriqués à partir de ces atomes brûlaient avec un bel entrain dès qu’on les enflammait. Les plaines basses du delta du Yangzi, à l’est de Shanghai, étaient une zone de sériciculture où abondaient les mûriers : il suffisait de les abattre, de les empiler sous les lignes d’Alim et d’y mettre le feu pour que celles-ci finissent par s’embraser comme des fusées éclairantes.

L’Alim nipponne était riche en phosphore et brûlait en jetant d’ardentes flammes blanches qui illuminaient le ciel nocturne en plusieurs endroits visibles du haut des tours de Pudong. Une ligne principale se dirigeait vers Nanjing, une autre vers Suzhou, une autre encore vers Hangzhou : ces feux lointains suscitaient inévitablement la rumeur, parmi les hordes de réfugiés de Shanghai, que ces cités étaient elles-mêmes la proie des flammes.

L’Alim néo-atlantéenne avait une forte proportion de soufre et, une fois enflammée, elle engendrait une puanteur plutonienne qui imprégnait toutes choses sur des dizaines de kilomètres dans le lit du vent, donnant l’impression que les incendies étaient bien plus proches qu’en réalité. Nell nota l’odeur soufrée qui empestait tout Shanghai lorsqu’elle y pénétra par l’un des ponts reliant le centre de Pudong au quartier plus ancien et bien plus bas du Bund. La rivière Huangpu était bien trop large pour être franchie aisément jusqu’à l’arrivée de la nanotechno ; c’est pourquoi les quatre ponts du centre-ville étaient fabriqués avec les nouveaux matériaux et semblaient incroyablement fragiles comparés aux monstres de béton renforcé, bâtis au nord comme au sud au cours du siècle précédent.

Quelques jours plus tôt, alors qu’elle travaillait sur un scénario, dans les bureaux de Madame Ping aux étages supérieurs, Nell avait remarqué par sa fenêtre une barge recouverte de bâches de couleur beige qui descendait le fleuve, tirée par un vieux remorqueur diesel délabré. Quelques centaines de mètres en amont de l’ouvrage imposant qu’elle était à présent en train de franchir, les bâches s’étaient mises à bouillonner et se tortiller, et une douzaine de jeunes gens en tunique blanche en avaient soudain jailli, ceinture de tissu écarlate nouée à la taille, rubans de même couleur attachés aux poignets et ceignant le front. Ils avaient envahi le pont de la barge, tranchant au couteau les cordages fixant les bâches qui étaient tant bien que mal retombées, révélant une couche de peinture rouge neuve irrégulière, et alignées sur le pont comme une rangée d’énormes pétards, plusieurs douzaines de bidons de gaz comprimé, également repeints en rouge vif pour l’occasion. Vu les circonstances, elle ne douta pas un instant que ces hommes soient des Poings et que le gaz soit de l’hydrogène ou autre matière hautement inflammable. Mais avant qu’ils aient pu atteindre le pont, les réservoirs avaient explosé, enflammés par un projectile trop petit et trop rapide pour être visible par Nell depuis son poste élevé. Sans un bruit, la barge se transforma en une escarboucle de flammes blanches qui prit la moitié de la largeur du Huangpu et, même si la fenêtre en diamant filtra entièrement la chaleur du rayonnement, Nell n’eut qu’à plaquer la main sur la vitre pour sentir la chaleur absorbée, guère supérieure à celle de la peau. L’ensemble de l’opération révélait une touchante infortune, dans une époque où une batterie tenant dans la paume pouvait stocker une énergie équivalente à toutes ces bonbonnes de gaz. Tout cela avait un relent vingtième siècle un peu suranné et rendit Nell bizarrement nostalgique d’un temps révolu où le danger était une fonction du volume et de la masse. Les passifs de cette époque étaient si rigolos à regarder, avec leurs grosses voitures stupides, leurs grosses armes stupides et leurs grosses foules stupides.

En amont comme en aval du pont, les jetées funéraires étaient encombrées de familles de réfugiés venues livrer des dépouilles au Huangpu ; les corps émaciés, roulés dans des linceuls blancs, ressemblaient à des cigarettes. Les autorités de la République côtière avaient instauré sur les ponts un système de visa d’accès pour empêcher les réfugiés de la campagne de venir submerger les artères, esplanades, forums et galeries relativement spacieux du centre de Pudong, et ainsi entraver la libre circulation des personnels de bureau. Le temps que Nell ait réussi à gagner l’autre rive, deux cents réfugiés avaient déjà repéré en elle le bon pigeon à plumer et l’attendaient de pied ferme avec leur numéro de mendiants bien rodé : des femmes brandissant leur bébé émacié ou serrant dans leurs bras des enfants plus grands entraînés à rester inertes et comateux ; des hommes exhibant des blessures ouvertes et de vieux culs-de-jatte intrépides, fendant la cohue à grands coups de tête dans les genoux des passants. Les chauffeurs de taxi restaient toutefois plus vigoureux et plus agressifs que les ruraux, et leur redoutable réputation leur ouvrait un espace dans la foule, plus précieux encore qu’un véritable véhicule : un véhicule se retrouvait toujours coincé dans les embouteillages, quand la casquette d’un chauffeur de taxi générait un champ de force magique autorisant son porteur à évoluer plus rapidement que n’importe qui.

Les chauffeurs de taxi convergeaient également sur Nell, qui choisit le plus imposant et se mit à marchander avec lui, les doigts tendus, tout en s’essayant à baragouiner en dialecte de Shanghai. Quand les chiffres eurent grimpé au niveau qu’il estimait convenable, il pivota d’un coup pour affronter la foule. La soudaineté du mouvement fit reculer tout le monde, il faut dire que la canne en bambou longue d’un mètre qu’il tenait en main y était pour quelque chose. Il s’ébranla, et Nell se hâta de le suivre, ignorant les myriades de doigts tirant sur sa jupe longue et tâchant de ne pas se demander lesquels de ces mendiants étaient des Poings dissimulant un coutelas. Si ses habits n’avaient pas été en nanomatériau parfaitement indéchirable, elle se serait retrouvée à poil avant le bout de la rue.

Chez Madame Ping, les affaires tournaient toujours gentiment. Sa clientèle était prête à affronter tous ces menus inconvénients pour se rendre chez elle. L’établissement n’était qu’à quelque distance de la tête de pont et la tenancière du bordel avait retenu par avance quelques truculents chauffeurs de taxi pour servir de gardes du corps personnels. L’entreprise occupait une surface étonnante compte tenu de la rareté du terrain à Shanghai ; elle mobilisait aujourd’hui presque tout un immeuble de quatre étages en béton renforcé datant de la dynastie Mao, après avoir commencé par deux appartements, pour s’étendre, chambre après chambre, au fil des ans.

Le hall d’accueil évoquait celui d’un hôtel décent, hormis l’absence de restaurant ou de bar ; aucun des clients n’avait envie de voir les autres ou d’être vu par eux. La réception était tenue par des concierges dont le boulot était d’éclipser les clients le plus rapidement possible, et ils s’y prenaient si bien qu’un passant non prévenu aurait pu croire que l’établissement de Madame Ping était une espèce d’officine d’enlèvement immédiat.

L’une de ces employées, un petit bout de femme d’allure étrangement guindée et asexuée, surtout au vu de sa minijupe de cuir noir, s’empressa de conduire Nell au dernier étage où l’on avait aménagé de vastes appartements ; c’est là qu’on réalisait maintenant les scénarios élaborés pour les clients de Madame Ping.

Étant scénariste, Nell n’entrait bien sûr jamais en personne dans la même pièce que le client. La femme en minijupe l’accompagna jusqu’au salon d’observation voisin, où une ciné-liaison en haute définition avec la pièce voisine couvrait presque tout un mur.

Si elle n’avait pas été déjà au courant, Nell aurait vu à l’uniforme du client qu’il s’agissait d’un colonel des Forces interarmes de Sa Majesté. Il portait un uniforme d’apparat, et les divers insignes et médailles accrochés à sa vareuse indiquaient qu’il avait passé une bonne partie de sa carrière attaché à diverses unités de l’Application du Protocole, qu’il avait été plusieurs fois blessé au combat et que, en une occasion, il avait manifesté un héroïsme exceptionnel. En fait, il était indéniable qu’il s’agissait d’un personnage important. En repassant l’enregistrement de la demi-heure précédente, Nell ne fut pas surprise de découvrir qu’il était arrivé en civil, sa tenue militaire pliée dans une sacoche en cuir. Porter l’uniforme devait faire partie du scénario.

Pour l’heure, il était assis dans un salon assez typiquement victorien et sirotait du thé dans une tasse en porcelaine de Chine roi Albert, décorée d’un motif d’églantines passablement hideux. Il paraissait nerveux ; il faut dire qu’on l’avait laissé poireauter une demi-heure – ce qui faisait également partie du scénario. Madame Ping n’arrêtait pas de répéter que personne ne s’était jamais plaint d’avoir dû trop longtemps attendre un orgasme ; que les hommes pouvaient se faire ça tout seul quand bon leur semblait et que ce qu’ils payaient, c’était ce qui les amenait jusque-là. Les données biologiques semblaient confirmer la règle de Madame Ping : le taux de sudation et le pouls étaient déjà élevés, et l’homme avait un début d’érection.

Nell entendit une porte s’ouvrir. Basculant sur un autre angle, elle vit entrer une femme de chambre. Son uniforme n’était pas aussi ouvertement sexy que la plupart de ceux fournis par la garde-robe de Madame Ping ; le client était raffiné. La femme était chinoise, mais elle jouait son rôle avec l’accent médio-atlantique actuellement en vogue chez les néo-Victoriens. « Mme Braithwaite va vous recevoir. »

Le client passa dans le salon voisin, où l’attendaient deux femmes : une Anglo massive d’âge mûr et une fort séduisante Eurasienne d’une trentaine d’années. On procéda aux présentations : la femme la plus âgée était Mme Braithwaite, la plus jeune était sa fille. Madame était un rien gâteuse et c’était, manifestement Mademoiselle qui dirigeait les opérations.

Cette partie du scénario ne changeait jamais et Nell l’avait vue et revue cent fois pour essayer de la peaufiner. Le client se fendit d’un petit speech pour informer Mme Braithwaite que son fils Richard était mort au combat, en manifestant tous les signes d’un grand héroïsme, et qu’il le proposait pour la Victoria Cross à titre posthume.

Nell s’était déjà occupée du plus immédiat, en parcourant scrupuleusement les archives du Times pour vérifier s’il s’agissait ou non de la reconstitution d’un événement réel survenu dans la vie du client. Pour autant qu’elle puisse dire, c’était plutôt une composition à partir d’une multitude d’événements similaires, peut-être avec une bonne dose d’imaginaire.

À ce point du synopsis, la vieille dame était prise de vapeurs et devait être évacuée par la femme de chambre aidée d’autres domestiques, laissant le client seul avec Mlle Braithwaite, qui semblait prendre la chose avec un grand stoïcisme. « Votre sang-froid est admirable, mademoiselle Braithwaite, dit le client, mais soyez assurée que personne ne vous reprochera de laisser libre cours à vos émotions en un moment pareil. » Lorsqu’il énonça cette phrase, sa voix avait un frémissement d’excitation parfaitement audible.

« Eh bien, parfait », dit Mlle Braithwaite. Elle sortit de son réticule un petit boîtier noir et pressa un bouton. Le client grogna en arquant le dos avec une telle violence qu’il tomba de sa chaise sur le tapis où il resta étendu, paralysé.

« Des mites… vous avez infecté mon corps d’insidieux nanosites… dit-il dans un souffle.

— Dans le thé.

— Mais c’est impossible – la majorité des mites sont extrêmement sensibles aux attaques thermiques – l’eau bouillante aurait dû les détruire.

— Vous sous-estimez les capacités de CryptNet, colonel Napier. Notre technologie est bien plus avancée que vous ne l’imaginez – comme vous aurez l’occasion de le découvrir au cours des prochains jours !

— Quel que soit votre plan… soyez certaine qu’il échouera !

— Oh ! je n’ai aucun plan en particulier, dit Mlle Braithwaite. Il ne s’agit pas d’une opération de CryptNet. Mais d’une affaire personnelle. Vous êtes responsable de la mort de mon frère Richard – et je compte bien vous obliger à faire pénitence.

— Croyez bien que je suis profondément attristé… »

Elle lui rebalança une dose. « Je n’ai que faire de votre tristesse. Je veux vous voir admettre la vérité : que vous êtes responsable de sa mort. »

Elle pressa un autre bouton, et le corps du colonel Napier devint inerte. Aidée d’une bonne, elle le fourra sur un monte-plats pour le faire redescendre à un étage inférieur où, après l’avoir rejoint par l’escalier, elles le ligotèrent sur un chevalet.

C’était à ce point que surgissait le problème. Le temps qu’elles aient fini de l’attacher, il ronflait profondément.

« Voilà qu’il recommence, dit la femme qui jouait le rôle de Mlle Braithwaite en s’adressant à Nell et à ceux qui surveillaient le déroulement de l’action. Ça va faire maintenant six semaines d’affilée. »

Quand Madame Ping avait expliqué la chose à Nell, cette dernière s’était demandé où était le problème. Qu’on laisse roupiller le bonhomme, tant qu’il continuait de venir et de payer sa note. Mais Madame Ping connaissait ses clients et redoutait que le colonel Napier perde intérêt et aille chercher son bonheur dans un autre établissement, à moins qu’elles n’insufflent un peu de variété dans le scénario.

« Les combats ont été violents, dit l’actrice. Il est sans doute épuisé.

— Je ne pense pas que ce soit ça », dit Nell. Elle venait d’ouvrir un canal d’ordres relié directement au tympan de la femme. « Je crois plutôt à un changement personnel.

— Ils ne changent jamais, ma choute, dit l’actrice. Une fois qu’ils y ont pris goût, ils s’y tiennent définitivement.

— Oui, mais des situations différentes peuvent déclencher ces sentiments à diverses périodes de l’existence, objecta Nell. Dans le passé, c’était la culpabilité pour la mort de ses soldats. Aujourd’hui, il a accompli son travail de deuil. Il a accepté sa culpabilité, et donc il accepte le châtiment. Il n’y a plus de conflit de volontés, puisqu’il s’est soumis.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Nous devons lui recréer un authentique conflit de volontés. Nous devons le forcer à faire une chose qu’il n’a vraiment pas envie de faire », dit Nell, qui pensait tout haut. Comment remplir un tel programme ? Elle reprit : « Réveillez-le ! Expliquez-lui que vous lui avez menti en lui affirmant que ce n’était pas une opération de CryptNet. Dites-lui que vous cherchez de vraies informations. Que vous voulez des secrets militaires. »

Mlle Braithwaite envoya la bonne chercher un seau d’eau froide qu’elle déversa sur le corps du colonel Napier. Puis elle joua le rôle que Nell lui avait suggéré, et elle le joua fort bien ; Madame Ping engageait des filles douées pour l’improvisation et, comme la plupart n’avaient en définitive jamais besoin d’avoir des rapports sexuels avec les clients, elle n’avait aucun mal à en trouver de bonnes.

Le colonel Napier parut surpris, mais pas désagréablement, par la modification du scénario. « Si vous croyez que je vais divulguer des informations susceptibles de conduire à la mort d’autres contingents de mes soldats, vous vous trompez lourdement. » Mais sa voix semblait un peu lasse et déçue, et les bio-mesures émises par les nanosites implantés dans son organisme ne montraient aucun des signes d’excitation sexuelle pour laquelle il payait sans doute. Elles ne répondaient toujours pas aux attentes de leur client.

Nell en informa Mlle Braithwaite sur son canal d’ordres : « Il n’accroche toujours pas. Ce n’est plus un scénario imaginaire. C’est la réalité. Madame Ping est effectivement une base de CryptNet. Depuis plusieurs années, nous avons cherché à l’attirer ici. Dorénavant, il nous appartient, et il va nous fournir des informations, et il continuera de le faire, car il est notre esclave. »

Mlle Braithwaite joua la scène comme suggéré, improvisant à mesure des dialogues toujours plus fleuris. Surveillant les bio-mesures, Nell constata que le colonel Napier était désormais aussi effrayé et excité que lors de sa toute première visite chez Madame Ping, bien des années plus tôt (on tenait scrupuleusement les archives). Elles étaient en train de réussir à lui rendre sa jeunesse et sa vivacité d’antan.

« Êtes-vous en rapport avec le Dr X ? demanda le colonel Napier.

— C’est nous qui posons les questions, souffla Nell.

— C’est moi qui pose les questions. Lotus, donne-lui trente coups de canne pour la peine ! » dit Mlle Braithwaite, et la femme de chambre se mit à rosser le colonel à coups de badine.

Le reste de la séance se déroula quasiment sur la lancée, ce qui convenait parfaitement à Nell, car elle avait été ébranlée par l’allusion de Napier au Dr X, qui l’avait soudain rendue songeuse, car elle se souvenait des commentaires de son frère concernant le même individu, bien des années auparavant.

Mlle Braithwaite connaissait son boulot et elle avait saisi instantanément la stratégie de Nell : le scénario n’excitait le client que s’il y avait un authentique affrontement de volontés, et le seul moyen pour elles de créer cet affrontement était de forcer Napier à dévoiler des renseignements confidentiels. Et certes il en dévoila, petit bout par petit bout, encouragé à la fois par la canne en bambou de Lotus et la voix de Mlle Braithwaite. L’essentiel concernait des mouvements de troupes et d’autres détails qu’il jugeait sans doute de la plus extrême importance. Pas Nell.

« Tâchez d’en savoir plus sur le Dr X, souffla-t-elle. Pourquoi a-t-il supposé une connexion entre CryptNet et le Dr X ? »

Après quelques minutes encore de bastonnade et de domination verbale, le colonel était prêt à tout déballer. « C’est un des gros coups qu’on prépare depuis maintenant de nombreuses années – le Dr X collabore avec un personnage haut placé dans la hiérarchie de CryptNet, l’Alchimiste. Ils travaillent sur un objet qu’on ne doit pas les laisser détenir.

— Ne te risque pas à me cacher quoi que ce soit… » menaça Mlle Braithwaite.

Mais avant qu’elle ait pu extraire d’autres informations sur l’Alchimiste, le bâtiment fut ébranlé par un choc terrible qui fit aussitôt courir un mince lacis de fissures sur le béton de l’antique bâtisse. Dans le silence qui suivit, Nell entendit des cris de femmes résonner dans tout l’immeuble, puis un son chuintant, crépitant, qui accompagnait un jet de poussière et de sable jailli d’une fissure au plafond. Puis ses oreilles réussirent à discerner un autre son : des hommes en train de crier « Sha ! Sha ! »

« D’après moi, quelqu’un vient de faire une brèche dans la façade de votre immeuble à l’aide d’une charge explosive, dit le colonel Napier, parfaitement impassible. Si vous vouliez bien avoir l’amabilité de terminer maintenant votre scénario et de me libérer, je tâcherai de me rendre utile quels que soient les événements à venir. »

Quels que soient les événements à venir. Les exclamations signifiaient simplement « Tue ! Tue ! » et c’était le cri de guerre des Poings de la juste harmonie.

Peut-être voulaient-ils s’en prendre au colonel Napier. Mais il était plus probable qu’ils avaient décidé d’attaquer cet endroit à cause de sa valeur symbolique d’antre de la décadence barbare.

Mlle Braithwaite et Lotus avaient déjà libéré de ses entraves le colonel Napier qui était en train de rajuster son pantalon. « Le fait que nous ne soyons pas tous morts implique qu’ils n’ont pas recouru à des méthodes nanotechnologiques, dit-il doctement. D’où l’on peut supposer sans grand risque que l’attaque émane d’une cellule voisine de niveau inférieur. Confiants en la doctrine du Poing, les assaillants se croient sans doute immunisés contre toute forme d’armement. Face à une telle situation, ça ne fait jamais de mal de leur remettre un peu les idées en place. »

La porte de la chambre de Napier s’ouvrit à la volée, dans le sifflement d’une salve d’échardes de bois blanc filant au ras du sol. Nell observait la scène, comme s’il s’agissait d’un vieux film, alors que le colonel Napier dégainait de son fourreau un sabre de cavalerie ridiculement étincelant et transperçait la poitrine de son premier adversaire. Celui-ci s’effondra contre le suivant, créant une confusion momentanée ; Napier en tira profit et, se carrant dans une attitude passablement efféminée, les épaules effacées, le bras tendu négligemment comme s’il se servait de la pointe de son arme pour fouiller dans une penderie obscure, il glissa celle-ci sous le menton du second assaillant, lui tranchant négligemment la gorge au passage. Sur ces entrefaites, un troisième Poing avait fait irruption dans la chambre ; ce dernier brandissait une longue perche munie d’un poignard fixé avec ce ruban de polymère gris que les paysans utilisent comme corde. Mais, lorsqu’il voulut faire tournoyer l’arme, le bas de sa perche se prit dans le râtelier auquel Napier était encore ligoté quelques instants plus tôt. Napier s’avança avec précaution en vérifiant où il mettait les pieds, comme s’il ne voulait pas tacher de sang ses bottes et, parant une attaque tardive, il poinçonna le thorax du dernier Poing de trois coups de sabre portés en succession rapide.

On donnait des coups de pied dans la porte de la pièce où se trouvait Nell.

« Ah, soupira le colonel Napier quand il parut manifeste qu’il ne restait plus aucun assaillant dans ce groupe, il est réellement fort singulier que, par le plus grand des hasards, l’idée me soit venue de prendre aujourd’hui mon grand uniforme d’apparat, car les armes tranchantes ne font pas partie de la panoplie habituelle. »

Plusieurs coups de pied n’avaient pu réussir à défoncer la porte de Nell, qui – au contraire de celles prévues pour les chambres du scénario – était construite en matériaux modernes impossibles à briser de cette façon. Mais Nell entendait des voix dans le couloir et elle suspectait que, contrairement aux spéculations du colonel, les assaillants pourraient bien disposer d’appareils nanotechnologiques primitifs – disons de petites charges d’explosifs susceptibles de faire sauter une porte.

Elle se débarrassa de sa robe longue, qui risquait juste de l’entraver, et se mit à quatre pattes pour lorgner sous la fente de la porte. Elle aperçut deux paires de pieds. Elle entendait les hommes discuter à voix basse, sur un ton affairé.

Nell ouvrit brusquement la porte d’une main, tendant l’autre pour plonger son stylo-plume dans la gorge de l’homme posté le plus près de l’ouverture. L’autre voulut saisir le vieux fusil mitrailleur qu’il avait en bandoulière. Cela fournit à Nell tout le temps voulu pour lui expédier son pied dans le genou : même s’il ne lui fit pas grand-mal, il le déséquilibra assurément. Le Poing cherchait toujours à épauler son arme tandis que Nell continuait à le bourrer de coups de pied. À la fin, elle réussit à subtiliser le fusil qu’il arrivait à peine à tenir d’une seule main, à le retourner contre lui, et à lui fracasser la crosse sur le crâne.

Le Poing au stylo fiché dans le cou était assis par terre et l’observait calmement. Elle braqua le canon vers lui et il éleva une main en détournant les yeux. Sa blessure saignait, mais pas tant que ça : Nell lui avait gâché sa semaine, mais sans toucher de point vital. Elle se dit qu’il lui serait de toute façon salutaire à long terme d’être débarrassé de cette croyance superstitieuse en son immunité aux armes.

L’agent Moore lui avait enseigné deux ou trois trucs en matière d’armes à feu. Elle retourna dans sa chambre, verrouilla la porte et consacra une petite minute à se familiariser avec les commandes du fusil, à en vérifier le chargeur (à moitié plein seulement) et à tirer un seul projectile (dans le battant de la porte, qui l’arrêta), juste pour voir s’il fonctionnait.

Elle essaya de réprimer un souvenir rétrospectif de l’incident avec le tournevis. Il la terrifiait toujours, jusqu’au moment où elle se rendit compte que, cette fois-ci, elle maîtrisait bien mieux la situation. Ses conversations avec l’agent n’étaient pas restées sans effet.

Puis elle retourna dans le couloir et prit l’escalier pour gagner le hall du rez-de-chaussée, en recueillant au passage une petite bande de jeunes femmes terrorisées. Elles passèrent devant plusieurs clients, en majorité des hommes, des Européens pour la plupart, que les terroristes avaient extraits sans ménagement de leurs salles de scénario avant de les massacrer en règle. À trois reprises, elle dut ouvrir le feu, étonnée chaque fois par la complexité de la manœuvre : habituée à l’univers du Manuel, Nell devait désormais prendre en compte les contraintes de la réalité.

Leur petite troupe retrouva dans le hall un colonel Napier presque aux trois quarts habillé, lancé dans un épique combat à l’épée avec un couple de Poings sans doute laissés en arrière pour couvrir la fuite de leurs compagnons. Nell songea à les abattre puis elle se ravisa, doutant de son adresse au tir, mais surtout magnétisée par cette scène.

Nell aurait été éblouie par le colonel Napier si elle ne l’avait pas vu, peu auparavant, ligoté sur un râtelier. Pourtant, et peut-être même à cause de cette contradiction, il y avait chez lui (et par extension chez tous les Victoriens) quelque chose qui le rendait fascinant. Ces gens vivaient dans un refus quasiment total de toute émotion – une forme d’ascétisme aussi extrême que celui d’un stylite médiéval. Et, pourtant, ils avaient des émotions, comme tout un chacun, mais auxquelles ils ne donnaient libre cours que dans des circonstances soigneusement choisies.

Napier embrocha calmement un terroriste tombé après avoir trébuché, puis il reporta son attention sur un nouvel adversaire, un personnage formidable et habile au maniement de l’épée. La confrontation entre arts martiaux d’Orient et d’Occident entraîna chacun des bretteurs d’un bout à l’autre du hall, chacun commençant par fixer dans les yeux son adversaire pour tâcher de deviner ses pensées et son état émotionnel. Lorsqu’il se déclencha, l’enchaînement d’assauts, de parades et de ripostes était trop rapide pour être analysé. Le style du Poing était absolument superbe à contempler, avec d’amples mouvements pleins de lenteur similaires aux étirements des grands félins au zoo. Le style de Napier dégageait en revanche un ennui profond : il tournait en effet autour de son adversaire, l’air maussade, le détaillant avec calme, et comme plongé dans d’intenses réflexions.

Regardant Napier dans ses œuvres, avec tous ces galons et médailles qui brinquebalaient en scintillant sur sa poitrine, Nell comprit que c’était précisément cette répression de toute émotion qui avait permis aux Victoriens de devenir le peuple le plus riche et le plus puissant de la planète. Loin d’être pathologique, leur aptitude à enfouir leurs sentiments relevait plutôt d’un art mystique qui leur donnait des pouvoirs presque magiques sur la nature et sur les autres tribus, plus intuitives. Telle était également la force des Nippons.

Avant que le duel ne soit parvenu à sa conclusion, une fléchette intelligente, pas plus grosse qu’un taon et traînant derrière elle une antenne-fouet mince comme un cheveu et longue comme le doigt, traversa en sifflant une fenêtre brisée pour venir se ficher dans le gras de la nuque du Poing. La piqûre n’était pas très profonde mais elle avait dû injecter un poison quelconque dans le cerveau de la victime. L’homme tomba brusquement assis, ferma les yeux et mourut sur-le-champ.

« Pas très chevaleresque, observa le colonel Napier, avec dédain. Je suppose que je dois en remercier un quelconque bureaucrate de New Chusan. »

Une inspection prudente du bâtiment révéla plusieurs autres Poings décédés de la même façon. Dehors, la sempiternelle foule de réfugiés, mendiants, passants et livreurs à vélo continuait de s’écouler dans la rue, aussi paisible que les eaux du Yangzi.

Le colonel Napier ne revint pas chez Madame Ping la semaine suivante, mais la tenancière du bordel ne tint pas rigueur à Nell de la perte de son client. Tout au contraire, elle la loua d’avoir correctement su deviner les souhaits de Napier et d’avoir su improviser aussi bien. « Une superbe performance », commenta-t-elle.

Nell n’avait pas vraiment envisagé son travail sous l’angle d’une performance, et, pour une raison quelconque, le fait que Madame Ping ait choisi ce terme l’agaça à tel point qu’elle mit du temps à s’endormir ce soir-là, restant les yeux grands ouverts dans le noir, à réfléchir, étendue sur sa couchette.

Depuis qu’elle était toute petite, elle avait inventé des histoires qu’elle récitait à son Manuel, histoires que, le plus souvent, ce dernier digérait pour les incorporer à ses propres récits. Nell avait eu le même réflexe naturel avec Madame Ping. Mais voilà que sa patronne appelait ça une performance, et Nell devait bien admettre que, dans un sens, ce n’était pas faux. Ses histoires étaient digérées, non plus par le Manuel, mais par un autre être humain, pour devenir partie intégrante de son mental.

Il n’y avait rien de bien sorcier là-dedans, mais l’idée la troublait pour une raison qui ne s’éclaircit qu’au bout de plusieurs heures de rumination dans un demi-sommeil.

Le colonel Napier ne la connaissait pas et ne la connaîtrait jamais. Leurs relations s’étaient exclusivement déroulées via le truchement de l’actrice jouant le rôle de Mlle Braithwaite, et de divers artifices technologiques.

Malgré tout, elle l’avait touché profondément. Elle avait pénétré plus loin dans son âme que n’importe quelle amante. Si le colonel Napier avait choisi de revenir la semaine d’après et si Nell n’avait pas été présente pour lui inventer son histoire, lui aurait-elle manqué ? Nell soupçonnait que oui. Du point de vue du colonel, quelque essence indéfinissable aurait fait défaut, et il serait reparti insatisfait.

Si cela pouvait arriver au colonel Napier dans son commerce avec Madame Ping, pouvait-il en aller de même avec Nell dans son commerce avec le Manuel ? Elle avait toujours pressenti qu’il y avait quelque chose de fondamental dans ce livre, une essence qui la comprenait, voire l’aimait, qui lui pardonnait si elle se trompait et la félicitait dans le cas contraire.

Toute petite, elle ne s’était guère posé de questions : tout cela faisait partie de la magie du livre. Plus récemment, elle avait réalisé que c’était la résultante des calculs d’un gigantesque ordinateur parallèle d’une puissance phénoménale, programmé avec soin pour comprendre l’esprit humain et lui offrir ce dont il avait besoin.

À présent, elle en était moins sûre. Les récents voyages de la princesse Nell dans les terres du roi Coyote et ses visites des multiples châteaux avec leurs ordinateurs toujours plus complexes mais qui n’étaient en définitive que des machines de Turing l’avaient prise au piège d’un cercle logique déroutant. Au Castel Turing, elle avait appris qu’une machine de Turing ne pouvait pas vraiment comprendre l’être humain. Mais le Manuel était lui-même une machine de Turing, du moins, c’est ce qu’elle suspectait ; alors comment pouvait-il comprendre Nell ?

Se pouvait-il que le Manuel ne soit qu’un conduit, un dispositif technologique assurant la médiation entre elle et un être humain de chair et de sang qui l’aimait réellement ? Elle savait bien que c’était en définitive à cela que se ramenait le fonctionnement des ractifs. L’idée était trop dérangeante pour être abordée de front, aussi tourna-t-elle autour avec circonspection, tâtant de diverses approches, comme une femme des cavernes qui découvre le feu pour la première fois. Mais plus elle s’en approchait, et plus elle trouvait sa chaleur réconfortante, et lorsqu’enfin son esprit glissa vers les brumes du sommeil, elle ne pouvait plus s’en défaire, ne pouvait plus envisager de retrouver l’univers obscur et froid qu’elle n’avait cessé de parcourir depuis tant d’années.

Carl Hollywood retourne à Shanghai ; ses ancêtres du territoire des Aigles solitaires ; la maison de thé de Mme Kwan

Une grosse pluie d’orage était venue de l’ouest se déverser sur Shanghai, tel un messager des Poings de la juste harmonie, héraut tonitruant de l’avènement du Céleste Empire. À peine descendu de l’aéronef de Londres, Carl Hollywood se sentit aussitôt dans une ville différente de celle qu’il avait quittée ; la vieille cité avait toujours été un peu sauvage, mais c’était une sauvagerie urbaine et raffinée, quand, aujourd’hui, il s’agissait de la sauvagerie d’une ville-frontière. Il perçut cette ambiance alors qu’il n’avait pas encore quitté l’Aérodrome ; elle suintait des rues comme l’ozone avant un orage. Derrière les vitres, il voyait dégringoler l’averse, nettoyant l’air de tous ses nanotechs qui filaient dans les caniveaux, d’où ils iraient polluer le Huangpu puis le Yangzi. Que ce soit le climat de folie ou la perspective de se faire doucher, il arrêta ses porteurs au seuil de la sortie principale pour pouvoir changer de couvre-chef. Ses cartons à chapeaux étaient empilés sur l’un des chariots ; le melon alla dans la plus petite boîte, tout en haut de la pile, qui était vide, puis il récupéra la plus grosse, qui était tout en bas, renversant l’empilement, pour sortir un imposant Stetson d’une largeur à couper le souffle, quasiment le diamètre d’un parapluie. Après avoir jeté un coup d’œil dans la rue, où un torrent impétueux d’eau brune emportait vers les égouts détritus divers, terre, effluents urbains saturés de vibrions cholériques et tonnes de nanotechs prisonniers, il décida d’échanger ses souliers de cuir contre une paire de bottes de cow-boy, taillées dans les peaux de reptiles et de volatiles criards, et dont on avait obturé les pores avec des mites destinées à lui garder les pieds au sec même s’il lui prenait l’envie de patauger dans le caniveau.

Ainsi reconfiguré, Carl Hollywood s’engagea dans les rues de Shanghai. Alors qu’il franchissait les portes de l’Aérodrome, son manteau s’enfla, soulevé par les rafales de vent glacial, et même les mendiants s’effacèrent devant lui. Il s’arrêta pour allumer un cigare avant de poursuivre sa route et personne ne vint le molester ; même les réfugiés, qui mouraient de faim ou à tout le moins le laissaient paraître, semblaient tirer plus de plaisir à le voir dans cet appareil qu’à briguer les pièces qu’ils pouvaient éventuellement avoir dans les poches. Il rejoignit son hôtel quatre rues plus loin, suivi obstinément par les porteurs et par une foule de gamins fascinés par le spectacle d’un authentique cow-boy.

Le grand-père de Carl était un Aigle solitaire qui, dans les années quatre-vingt-dix, avait un beau jour enfourché son cheval pour fuir la foule sordide de Silicon Valley et partir squatter un ranch abandonné au bord d’un torrent glacial et impétueux coulant au flanc oriental de la chaîne de Wind River. De sa retraite, il avait gagné confortablement sa vie en travaillant comme codeur et consultant indépendant. Sa femme l’avait quitté, préférant les lumières et l’éclat de la vie mondaine en Californie, et elle avait été fort surprise lorsqu’il avait réussi à convaincre un juge qu’il était plus à même qu’elle d’élever leur fils. Grand-papa avait surtout gratifié le père de Carl Hollywood d’une éducation au grand air : chasser, pêcher et couper du bois quand il n’était pas sur un banc à faire du calcul. Les années passant, ils avaient été peu à peu rejoints par d’autres compagnons partageant les mêmes idées et le même vécu, si bien que, lorsque survint l’Interrègne, ils avaient formé une communauté de plusieurs centaines d’individus, essaimés sur quelques milliers de kilomètres carrés de désert presque total mais, sous l’angle de l’électronique, aussi étroitement soudée que n’importe quelle bourgade au temps de la Conquête de l’Ouest. Leurs prouesses technologiques, leur fortune prodigieuse et leur stock d’armes de gros calibre en avaient fait un groupe dangereux, et les quelques desperados qui s’étaient risqués, au volant de leur plateau-cabine, à attaquer un ranch isolé, s’étaient retrouvés encerclés et défaits avec une promptitude cataclysmique. Grand-papa adorait raconter l’histoire de ces criminels, leurs efforts pathétiques pour excuser leurs forfaits en plaidant la détresse économique ou les effets nuisibles de l’abus de substances illicites, et la réaction des Aigles solitaires (dont beaucoup avaient eux-mêmes connu et surmonté la pauvreté et la drogue) qui les avaient passés par les armes avant d’abandonner les cadavres à la lisière de leur territoire, en guise de pancartes défense d’entrer déchiffrables même par le dernier des analphabètes.

L’instauration du Protocole économique commun avait calmé le jeu et, aux yeux des anciens, commencé à ramollir et à gâcher ce bel esprit communautaire. Pour entretenir celui-ci et renforcer le sens des responsabilités, rien ne valait en effet de se lever à trois heures du matin et de parcourir le périmètre de défense par cinq degrés sous zéro, le fusil chargé dans la main. Pour Carl Hollywood, ses meilleurs souvenirs, et les plus vivaces, étaient ceux de ces chevauchées avec son père. Mais lorsqu’ils étaient accroupis sur la neige damée autour du feu sur lequel bouillait le café, ils allumaient la radio et entendaient parler de la jihad qui ravageait le Sin-Kiang, repoussant les Han vers l’est, et des premiers ravages du terrorisme nanotechnologique en Europe de l’Est. Son père n’eut pas besoin de dire à Carl que leur communauté était rapidement en train de se muer en parc à thème historique et que, d’ici peu, ils devraient troquer les patrouilles montées contre des systèmes de défense plus au goût du jour.

Même après qu’on eut procédé à ces innovations et que la communauté eut pratiquement rejoint la Première République distribuée, Carl et ses père et grand-père avaient continué de vivre à l’ancienne, chasser l’élan, se chauffer avec des poêles à bois et veiller tard dans la nuit derrière leur écran pour bidouiller des lignes de code en langage assembleur. Leur foyer était purement masculin (la mère de Carl était morte dans un accident de rafting quand il avait neuf ans), et Carl avait fui sitôt qu’il en avait eu l’occasion pour se rendre à San Francisco, à New York et enfin à Londres, mettre ses talents au service des productions théâtrales. Mais plus il prenait de l’âge, et plus il comprenait à quel point il restait enraciné dans l’endroit qui l’avait vu grandir, et jamais il ne l’avait ressenti aussi intensément qu’en parcourant les rues bondées de Shanghai sous l’orage, tirant sur son gros cigare et regardant la pluie goutter du rebord de son chapeau. Les sensations les plus intenses et les plus vivaces de toute sa vie avaient inondé son jeune esprit sans défense lors de sa première patrouille à l’aube, quand il avait pris conscience que les desperados étaient tapis dans les parages. Il n’avait cessé de retourner ces souvenirs par la suite, en cherchant à retrouver la même pureté, la même intensité des sensations, ou en tâchant d’amener ses racteurs à l’éprouver eux-mêmes. Et aujourd’hui, pour la première fois depuis trente ans, il ressentait la même chose, cette fois dans les rues de Shanghai, enfiévrées et palpitantes au seuil d’une rébellion dynamique, comme les artères d’un vieillard sur le point de connaître son premier orgasme depuis des années.

Il ne fit que passer à l’hôtel, poser ses affaires, garnir ses poches de manteau d’un calepin, d’un stylo-plume, d’un étui en argent rempli de cigares comme un chargeur de munitions et de plusieurs minuscules boîtiers de nanobidules divers qui pourraient toujours lui servir à rajuster le fonctionnement de son cerveau et de son organisme. Il prit également une lourde canne de marche, une vraie baguette de sorcier bourrée d’aérostats de sécurité capables de le ramener à son hôtel en cas d’émeute. Puis il redescendit dans la rue, jouant des coudes pour parcourir les quinze cents mètres jusqu’à une maison de thé où il avait passé tant de longues nuits, du temps où il exerçait au Parnasse. La vieille Mme Kwan l’accueillit chaleureusement avec force courbettes, puis elle le conduisit à sa table de prédilection, à l’angle de la salle, d’où il pouvait surveiller l’intersection de la route de Nankin et d’une ruelle étroite encombrée de minuscules étals de marché. Tout ce qu’il en voyait pour l’instant, c’étaient le dos et les fesses des passants, plaqués contre la vitre par la pression de la cohue. Il commanda une grande théière de son thé vert favori, la variété la plus chère, cueillie en avril quand les feuilles sont encore jeunes et tendres, puis il étala sur la table ses feuilles de calepin. Cette maison de thé était totalement intégrée au réseau de communication mondial, aussi les pages se connectèrent-elles automatiquement. Sous ses ordres murmurés à voix basse, elles commencèrent à se garnir de colonnes de texte animé et de fenêtres remplies d’images et de ciné-séquences. Il but sa première gorgée de thé – toujours la meilleure – sortit de sa poche le gros stylo-plume, ôta son capuchon et se mit à rédiger des commandes sur la page, sous forme de mots et de dessins. Sitôt inscrits, les ordres se réalisaient devant lui, et dès qu’il reliait d’un trait les cases et les cercles, des liens s’établissaient et l’information circulait.

Au bas de la page, il écrivit le mot MIRANDA et l’entoura d’un cercle. Il n’était pour l’instant encore connecté à rien d’autre sur le diagramme. Il espérait bien que cela changerait d’ici peu. Carl Hollywood plancha sur ses papiers jusqu’à une heure fort avancée, et Mme Kwan continuait de remplir sa théière, de lui apporter des biscuits et de décorer le bord de sa table de bougies tandis que le soir tombait et que la nuit envahissait la salle, car elle se souvenait qu’il aimait travailler à la chandelle. Dehors, séparés de lui par un petit centimètre et demi de diamant treillissé, les Chinois le regardaient, leurs nez faisaient de blanches ellipses contre la vitre, et, à la lueur de la bougie, leurs visages luisaient comme des pêches mûres sous un feuillage sombre et luxuriant.

Les Hackworth en transit, puis à Londres ; l’East End ; une traversée remarquable ; Dramatis Personæ ; une soirée au théâtre

De lisses nuages arctiques au grain serré ondulaient doucement comme des congères dans le lointain, au-dessus d’une étendue de milliers de kilomètres, plate comme une cour en ciment, éclairée mais sans être chauffée par un soleil bas couleur d’abricot qui ne se couchait jamais. Étendue sur le ventre dans la couchette supérieure, Fiona regardait par le hublot et regardait sa respiration se condenser sur la vitre avant de s’évaporer dans l’air desséché.

« Père ? » murmura-t-elle, pour voir s’il était éveillé.

Non, mais il se réveilla tout de suite, comme au sortir d’un de ces rêves qui affleurent à la surface de la conscience, tel un aéronef rasant le sommet des nuages. « Oui ?

— Qui est l’Alchimiste ? Pourquoi le recherches-tu ?

— J’aimerais mieux ne pas avoir à t’expliquer pourquoi je le recherche. Disons que j’ai contracté des obligations qu’il convient de remplir. » La seconde partie de la question semblait préoccuper son père plus qu’elle ne l’avait envisagé, et sa voix était empreinte de regrets.

« Qui est-ce ? insista-t-elle doucement.

— Oh. Eh bien, ma chérie, si je le savais, je l’aurais trouvé.

— Père !

— Quel genre d’individu est-ce, c’est ce que tu me demandes ? On ne m’a guère fourni d’indices, malheureusement. J’ai essayé de tirer un certain nombre de déductions à partir des individus qui le recherchent, et de l’individu que moi-même je suis.

— Pardonne-moi, Père, mais quel rapport y a-t-il entre ta nature et celle de l’Alchimiste ?

— Certaines personnes bien informées sont parvenues à la conclusion que j’étais le mieux situé pour retrouver cet individu, même si je n’y connais rien en matière de criminalité, d’espionnage et ainsi de suite. Je ne suis jamais qu’un ingénieur en nanotechnologie.

— Ce n’est pas vrai. Père ! Tu es tellement plus que ça. Tu connais tant d’histoires – tu m’en as tant raconté quand tu n’étais pas là, souviens-toi…

— Je suppose que tu as raison, concéda-t-il, avec un curieux manque d’assurance.

« Et j’en lisais tous les soirs. Et même si c’étaient des histoires de fées, de pirates, de djinns et ainsi de suite, j’arrivais toujours à déceler ta présence derrière. Comme le marionnettiste qui tire les ficelles et donne à ses personnages voix et personnalité. Alors, j’estime que tu es plus qu’un ingénieur. Simplement, il te faut un livre magique pour l’exprimer.

— Ma foi…je n’avais pas envisagé la chose sous cet angle », dit son père, d’une voix soudain attendrie. Elle résista à la tentation de se pencher par-dessus le bord du lit pour regarder le visage de son père, car cela l’aurait plongé dans l’embarras. Au lieu de cela, elle se blottit dans sa couchette et ferma les yeux.

« Quoi que tu puisses penser de moi, Fiona – et j’avoue être agréablement surpris que tu me voies sous un jour aussi favorable –, pour ceux qui m’ont confié cette mission, je reste un ingénieur. Sans faire preuve d’arrogance, je pourrais ajouter que j’ai progressé rapidement dans ce domaine pour atteindre un poste de responsabilité non négligeable. Comme c’est la seule caractéristique qui me distingue des autres, ce ne peut être que l’unique raison qui m’a fait choisir pour retrouver l’Alchimiste. D’où j’en déduis que l’Alchimiste est lui-même un chercheur de pointe en nanotechnologie, apparemment occupé à mettre au point un produit intéressant bon nombre de Puissances.

— Tu parles de la Graine ? »

Il resta silencieux quelques instants. Quand il reparla, ce fut d’une voix crispée, aiguë. « La Graine. Comment es-tu au courant ?

— C’est toi qui m’en as parlé, Père. Tu m’as dit que c’était quelque chose de dangereux, et que l’Application du Protocole ne devait pas la laisser créer. Sans compter que…

— Sans compter quoi ? »

Elle faillit lui rappeler que ses propres rêves étaient depuis des années remplis de graines, et que toutes les histoires qu’elle avait vues dans le Manuel en étaient gorgées : graines qui poussaient dans les châteaux ; dents de dragon qui, une fois semées, engendraient des soldats ; graines qui germaient pour donner des fèves géantes ouvrant sur des univers alternatifs situés dans les nuages ; et graines que de vieilles sorcières offraient à des couples infertiles et qui donnaient des plantes aux gousses protubérantes abritant des bébés pleins de vigueur et de joie.

Mais elle sentait bien que si elle évoquait directement la chose, il lui refermerait au nez cette porte d’acier, qui venait tout juste de s’entrouvrir, bien tentante.

Elle se risqua : « Pourquoi selon toi les Graines sont-elles aussi intéressantes ?

— Elles sont intéressantes au même titre qu’un becher rempli de nitroglycérine. C’est une technologie subversive. Tu ne dois plus parler de la Graine, Fiona – des agents de CryptNet pourraient être n’importe où, espionnant notre conversation. »

Fiona soupira. Quand son père parlait librement, elle retrouvait l’homme qui lui avait conté les histoires. Mais dès qu’on abordait certains sujets, il se refermait pour redevenir un gentleman victorien comme un autre. C’était crispant. Mais elle sentait à quel point la même caractéristique, chez un autre homme que son père, pouvait être attirante. C’était une faiblesse si insigne que ni elle ni aucune femme ne pouvait résister à la tentation de l’exploiter – suggestion malicieuse et par conséquent séduisante qui devait accaparer les pensées de Fiona au cours des jours suivants, alors qu’ils avaient l’occasion de rencontrer d’autres membres de leur tribu à Londres.



Après un dîner rapide – bière et pâtisseries – dans un pub à l’orée de la City, ils franchirent le Pont de la Tour, traversèrent la mince couche d’un quartier chic en cours d’aménagement sur la rive droite du fleuve et pénétrèrent dans Southwark. Comme dans les autres districts atlantéens de Londres, on avait inséré les lignes d’Alim dans l’armature du site : elles se glissaient à l’intérieur des tunnels de service, s’accrochaient sous les arches gluantes des ponts et s’insinuaient dans les bâtiments par de minces orifices percés dans les fondations. Les petites maisons anciennes, les appartements exigus de ce quartier jadis déshérité avaient été presque tous réaménagés en pied-à-terre pour de jeunes Atlantéens issus de toute l’Anglosphère, pauvres en capitaux mais riches d’espérance, venus dans la grande métropole pour faire fructifier leur carrière. Les commerces installés aux rez-de-chaussée étaient en majorité des pubs, des cafés et des salles de spectacle. Tandis que père et fille progressaient vers l’est, à peu près parallèlement au fleuve, le lustre si manifeste aux abords du pont commença à s’étioler par plaques, et le caractère ancien du quartier ressortit peu à peu, comme les os des phalanges révèlent leur anatomie sous la peau tendue d’un poing refermé. De larges zones béantes s’ouvraient entre les programmes immobiliers des berges, leur offrant une vue sur les quartiers de l’autre rive, où la nappe de brume vespérale était déjà éclaboussée par les taches aux teintes sucrées et carcinogènes des grands médiatrons.

Fiona Hackworth remarqua dans l’air un scintillement qui se résolvait en une constellation dès qu’elle plissait les paupières pour accommoder. Une pointe d’aiguille de lumière verte, un infinitésimal éclat d’émeraude lui effleura la cornée, s’épanchant en un nuage lumineux. En deux battements de cils, il avait disparu. Tôt ou tard, celui-ci, comme tant d’autres, finirait par s’accumuler au pli des paupières, donnant à son regard une apparence grotesque. Elle sortit de sa manche un mouchoir et s’essuya les yeux. La présence d’une telle quantité de mites à émetteur lidar lui suggéra qu’ils avaient dû, depuis plusieurs minutes, pénétrer dans une vaste nappe de brouillard sans vraiment s’en rendre compte ; l’humidité du fleuve se condensait autour de ces gardes-frontières microscopiques. De vagues éclairs colorés illuminaient l’écran de brume devant eux, découpant la silhouette d’une colonne de pierre plantée au milieu de la route – ailes de griffon, corne de licorne – tranchant en noir sur un cosmos blafard. Un agent de police se tenait près du fronton, gardant symboliquement la barrière. Il salua de la tête les Hackworth et grommela sous sa mentonnière un vague commentaire bourru mais poli, au moment où père et fille quittaient la Nouvelle-Atlantis pour pénétrer dans une clave criarde et pleine de thètes rustauds qui se bousculaient en chantant à l’entrée des pubs. Fiona avisa un vieux drapeau britannique, puis marqua une pause en réalisant que les barres de la croix de Saint-André avaient été agrémentées d’étoiles, comme l’étendard de bataille des Sudistes. Elle fit accélérer sa chevaline pour venir se porter presque à la hauteur de son père.

Bientôt la cité devint plus sombre et plus calme – mais la foule restait toujours aussi dense – et ils longèrent plusieurs pâtés de maisons devant lesquels ils ne virent que des hommes bruns à moustache et des femmes réduites à l’aspect de colonnes d’étoffe noire. Puis Fiona perçut une odeur d’ail et d’anis, et ils traversèrent sur une brève distance le territoire vietnamien. Elle se serait volontiers arrêtée à une échoppe au bord du trottoir pour manger un bol de pho, mais son père ne ralentit pas, suivant le jusant qui redescendait la Tamise et, au bout de quelques minutes, ils avaient retrouvé la berge que longeaient d’antiques entrepôts de brique – catégorie d’ouvrages si obsolètes aujourd’hui qu’ils défiaient l’explication – reconvertis en bureaux.

Un embarcadère s’avançait sur le fleuve, oscillant au gré des marées, relié au quai de granité par une passerelle articulée. Un bâtiment noir et délabré y était amarré, sans la moindre lumière, seulement visible par son ombre noire se détachant des eaux gris fusain. Sitôt que les chevalines se furent immobilisées et que les Hackworth furent descendus, ils purent déceler des voix venant d’en bas.

John Hackworth sortit des billets de sa poche de poitrine et leur demanda de s’illuminer ; mais ils étaient imprimés sur un papier démodé qui ne contenait aucune source d’énergie propre, si bien qu’il dut recourir à la microtorche suspendue à sa chaîne de montre. Apparemment rassurés sur leur destination, il offrit son bras à Fiona et l’aida à emprunter la passerelle pour rejoindre l’embarcadère. Une minuscule lanterne dansait dans leur direction et se résolut bientôt en un Antillais, chaussé de lunettes sans monture et portant une antique lampe-tempête. Fiona le dévisagea tandis que ses yeux énormes, jaunis comme d’antiques boules de billard, épluchaient leurs billets. Sa peau somptueuse et chaude luisait à la lueur de la flamme, et il émanait de lui une discrète senteur d’agrume mêlée d’une odeur plus sombre et moins doucereuse. Lorsqu’il eut terminé son inspection, il releva la tête, mais son regard ignora les Hackworth pour se perdre dans le lointain, puis il tourna les talons et s’éloigna à grands pas. John Hackworth resta interdit quelques instants, attendant d’éventuelles instructions, puis il se redressa, effaça les épaules et, précédant sa fille, s’avança sur l’embarcadère pour rejoindre le bateau.

Celui-ci faisait huit à dix mètres de long. Il n’y avait aucune passerelle d’embarquement, et ceux qui étaient déjà montés durent se pencher et les agripper par les bras pour les hisser à bord, un manquement aux usages compassés qui survint si rapidement qu’ils n’eurent pas le temps d’en concevoir de la gêne.

Le bateau se ramenait en gros à une grosse baignoire plate, guère plus qu’un radeau de survie, avec quelques instruments à la proue, et fixé au tableau arrière, un quelconque système de propulsion moderne et donc d’une taille négligeable. Une fois que leurs yeux se furent accoutumés à la pénombre, ils purent, en scrutant le brouillard, aviser une petite douzaine d’autres passagers alignés sur le plat-bord, assis de manière à ne pas être éclaboussés par le sillage des bâtiments croiseurs. Constatant la sagesse de cette option, John conduisit Fiona vers le seul espace encore libre, et ils s’installèrent entre deux autres groupes : un trio de jeunes Nippons s’entraînant mutuellement à tirer sur des cigarettes, et un couple aux vêtements bohèmes mais luxueux, sirotant d’imposants bidons de bière et devisant avec un accent canadien.

De l’embarcadère, l’Antillais coupa les amarres et sauta à bord. Un autre employé avait pris la barre pour accélérer doucement dans le sens du courant, coupant les gaz au moment où ils allaient croiser le sillage d’une autre embarcation. Quand le bateau entra dans le chenal principal et prit de la vitesse, le temps fraîchit soudain, et tous les passagers murmurèrent pour demander plus de chaleur à leurs vêtements thermogènes. L’Antillais fit la tournée, traînant derrière lui une lourde caisse pleine de boîtes de bière blonde et de fillettes de pinot noir. Les conversations s’interrompirent quelques minutes tandis que les passagers, tous poussés par le même instinct originel, tournaient leur visage vers la brise et se relaxaient pour goûter le doux clapotis des vagues contre la coque.

La traversée prit presque une heure. Au bout de quelques minutes, les conversations reprirent, la plupart des passagers restant avec leur petit groupe. La caisse de rafraîchissements circula de nouveau. John Hackworth commença à réaliser, à quelques détails subtils, que l’un des jeunes Nippons était bien plus imbibé qu’il ne le laissait paraître et qu’il avait dû sans doute passer quelques heures dans un pub des quais avant de monter à bord. Il se servait chaque fois que la caisse de boissons passait devant lui et, au bout peut-être d’une demi-heure de trajet, il se leva tant bien que mal, se pencha par-dessus le bastingage et vomit. John se retourna vers sa fille avec un sourire narquois. Le bateau prit par le travers une vague invisible et roula dans le creux. Hackworth agrippa la main-courante, puis le bras de sa fille.

Fiona poussa un cri. Elle regardait les jeunes Nippons par-dessus l’épaule de son père. John se retourna et découvrit qu’ils n’étaient plus que deux : le malade avait disparu, et les deux autres s’étaient jetés à plat ventre sur le plat-bord, les bras tendus, leurs doigts scintillant comme des rayons blancs dans l’eau noire. John sentit le bras de Fiona se dégager, et il se tourna juste à temps pour la voir sauter dans l’eau.

Tout était terminé avant qu’il ait eu vraiment l’occasion d’avoir peur. L’équipage réagit avec une promptitude et une efficacité qui amenèrent Hackworth à soupçonner que le Nippon était en fait un acteur et tout cet incident un coup monté de la production. L’Antillais jura et leur cria de tenir bon, d’une voix claire et puissante comme un violoncelle Stradivarius, une voix de scène. Il renversa la glacière, vidant sur le pont toute la bière et le vin, puis en verrouilla le couvercle avant de la balancer par-dessus le tableau arrière, en guise de bouée de sauvetage. Dans le même temps, le pilote avait viré de bord pour tourner en rond. Plusieurs passagers, dont Hackworth, avaient allumé des microtorches et braqué leur faisceau sur Fiona, dont les jupes s’étaient gonflées quand elle avait sauté les pieds devant, et l’entouraient maintenant comme un radeau de fleurs. D’une main, elle tenait le jeune Nippon par le col, et de l’autre, la poignée de la glacière. Elle n’avait ni la force ni la flottabilité pour maintenir le jeune homme hors de l’eau, aussi l’un et l’autre étaient-ils régulièrement submergés par les vagues roulant dans l’estuaire.

L’homme aux nattes rasta hissa en premier Fiona et la confia à son père. Les microtissus constituant ses vêtements – ces innombrables mites reliées au coude à coude en un réseau bidimensionnel – s’attelèrent aussitôt à la tâche d’évacuer l’eau piégée dans les interstices de l’étoffe. Fiona se retrouva drapée dans un voile sinueux de brume qui flamboyait en interceptant la lumière des torches. Ses épais cheveux roux étaient libérés du confinement de son chapeau arraché par les vagues, et ils retombaient autour d’elle comme une cape de feu.


Elle fixait avec un air de défi son père, dont les sécrétions d’adrénaline avaient visiblement fini par se jeter dans la mêlée endocrine : au spectacle de sa fille en pareille posture, il avait l’impression qu’on faisait remonter inexorablement un bloc de glace de cinquante kilos le long de sa colonne vertébrale. Quand la sensation atteignit son bulbe rachidien, il tituba et dut presque s’asseoir. Elle s’était comme jetée à travers une barrière invisible et inconnue pour devenir une créature surnaturelle, naïade surgie des flots, toute drapée de vapeur et de feu. Dans quelque recoin de son esprit rationnel qui n’avait désormais plus voix au chapitre, Hackworth se demanda si Dramatis Personæ (car tel était le nom de la troupe qui montait ce spectacle) avait introduit des nanosites dans son système nerveux et, si oui, quels étaient au juste leurs effets sur son mental.


L’eau ruisselait des jupes de Fiona pour courir entre les planches, et bientôt elle était à nouveau sèche, visage et cheveux exceptés. Elle s’essuya d’un revers de manche, dédaignant le mouchoir tendu par son père. Aucun mot ne fut échangé entre eux, nulle étreinte, comme si Fiona était dorénavant consciente de l’impact qu’elle avait sur son géniteur comme sur tous les autres – une faculté, supposait Hackworth, qui devait être extrêmement pénétrante chez les jeunes filles de seize ans. Entre-temps, le jeune Nippon avait à peu près fini de cracher l’eau de ses poumons et il cherchait son souffle avec des halètements pitoyables. Sitôt que ses voies aériennes furent dégagées, il se mit à parler longuement d’une voix rauque. L’un de ses compagnons traduisit. « Il dit que nous ne sommes pas seuls – que l’eau est remplie d’esprits – qu’ils lui ont parlé. Il les a suivis sous les ondes. Mais sentant que son âme était sur le point de quitter son corps, il a pris peur et a nagé vers la surface où il fut sauvé par la jeune femme. Il ajoute que les esprits parlent à chacun de nous et que nous devons les écouter ! »

Inutile de dire que c’était fort embarrassant, aussi tous les passagers éteignirent-ils leurs torches en tournant le dos à leur compagnon éprouvé. Mais quand les yeux d’Hackworth se furent réhabitués à l’obscurité, il jeta un nouveau coup d’œil à l’homme et vit que les parties visibles de son épiderme s’étaient mises à irradier d’une lueur colorée.

Puis il regarda Fiona et vit qu’un bandeau de lumière blanche lui enserrait la tête comme une tiare, assez brillante pour filtrer en rouge au travers de sa chevelure, et portant une pierre précieuse dans l’axe du front. Hackworth avisa ce spectacle en gardant ses distances, ayant déjà compris qu’elle voulait dorénavant se libérer de son influence.

De larges lumières traînaient au ras des flots, dessinant la silhouette de vastes bâtiments qui n’arrêtaient pas de se dépasser, au gré des changements de parallaxe dus à la progression régulière de leur embarcation. Ils étaient parvenus non loin de l’embouchure de l’estuaire en un point à l’écart des chenaux de circulation habituels, où les navires venaient mouiller dans l’attente des retournements de marée, de vent… ou des marchés. Une constellation lumineuse demeurait immobile, se contentant de grandir à mesure qu’ils en approchaient. Se fondant sur les ombres et examinant les jeux de lumière plaqués sur les eaux par le bâtiment, Hackworth conclut que les faisceaux lumineux étaient délibérément braqués sur leurs visages, de sorte qu’ils ne pouvaient émettre aucun jugement sur la nature de leur source.

La brume se concrétisa lentement en un mur de rouille, si lisse et vaste qu’il aurait aussi bien pu se trouver à dix comme à cent pieds de distance. Le timonier attendit jusqu’à ce qu’ils soient sur le point de l’éperonner, puis il coupa les moteurs. Le radeau perdit instantanément de la vitesse et vint caresser la coque du grand vaisseau. Des chaînes visqueuses et dégoulinantes descendirent du firmament, divergeant sous les yeux d’Hackworth comme des rayons émanant de quelque demi-dieu de l’industrie lourde, messagers de ferraille cliquetante que l’équipage, la tête rejetée en arrière dans une pose extatique, la gorge exposée à cette bizarre révélation, reçut en son sein. Les hommes arrimèrent les chaînes aux anneaux métalliques insérés dans le plancher du bateau. Ainsi entravé, le bateau s’éleva hors des flots pour grimper le long de la muraille de rouille, vision fugitive et vertigineuse dans l’infini de la brume. Soudain, apparut une main-courante, derrière, un pont découvert et, çà et là, les îlots de lumière de quelques braseros rouge cigare ponctuant l’espace. Le pont glissa sous eux, puis grandit pour accueillir la coque de leur frêle esquif. Quand ils débarquèrent, ils purent noter des canots identiques répartis sur le pont.

« Douteuse » était une litote pour décrire la réputation de Dramatis Personæ dans les quartiers néo-atlantéens de Londres, mais c’était l’adjectif qui revenait néanmoins toujours prononcé dans un demi-murmure, avec force haussements de sourcils jusqu’à la racine des cheveux et coups d’œil entendus en douce. Hackworth avait rapidement compris qu’on pouvait se faire une mauvaise réputation, rien qu’en ayant eu vent de l’existence de ce groupe – et, dans le même temps, il était manifeste que presque tout le monde en avait entendu parler. Alors, plutôt que se voir encore éclaboussé d’opprobre, il était allé chercher les billets auprès d’autres tribus.

Après tout, cela ne le surprenait pas le moins du monde de voir que la plupart des autres spectateurs étaient des compatriotes victoriens, et pas seulement des célibataires venus s’encanailler pour la nuit, mais des couples ostensiblement respectables, qui déambulaient sur les ponts en haut de forme et voilette.

Fiona bondit du canot, avant même qu’il ait touché le pont, et disparut. Elle avait reconfiguré sa robe, troquant le motif à fleurs en indienne contre un blanc tout simple, avant de s’éclipser dans le noir, sa tiare intégrée scintillant comme une auréole. Hackworth fit lentement un tour du pont, en observant le manège de ses compagnons de tribu pour tenter de résoudre le problème suivant : s’approcher suffisamment d’un autre couple pour le reconnaître, sans toutefois s’en approcher au point qu’il puisse vous reconnaître à son tour. De temps à autre, des couples se reconnaissaient simultanément, ce qui les obligeait à dire quelque chose : les dames gloussaient malicieusement, et les messieurs émettaient un rire de gorge en se traitant mutuellement de canailles, des mots qui rebondissaient sur les planches du pont pour aller se perdre dans le brouillard comme des flèches tirées contre une balle de coton.

Une espèce de musique amplifiée émanait des compartiments des niveaux inférieurs ; de puissants accords atonaux traversaient le pont comme des perturbations sismiques. Le bâtiment était un cargo de vrac, pour l’heure vide, et qui dansait sur l’eau avec une facilité déconcertante pour une telle masse.

Hackworth était seul et isolé de toute humanité, un sentiment auquel il avait fini par s’accoutumer, comme à un ami d’enfance vivant au voisinage. Il avait trouvé Gwen comme par miracle et, durant quelques années, il avait perdu de vue cette vieille amie appelée solitude, mais voilà qu’ils s’étaient retrouvés pour cette petite balade, agréable et familière. Un bar improvisé à mi-pont avait attiré une douzaine de chalands, mais Hackworth savait qu’il ne pourrait pas se joindre à leur compagnie. Il était, de naissance, dépourvu de la capacité à se fondre et à se lier aux autres, comme certains, de naissance, sont dépourvus de mains.

« On reste au-dessus de tout ça ? dit une voix. Ou plutôt à l’écart, peut-être ? »

C’était un homme en costume de Clown. Hackworth y reconnut, vaguement, le symbole publicitaire d’une ancienne chaîne de restauration rapide américaine. Mais son costume était visiblement mal utilisé, comme si c’était l’unique vêtement d’un réfugié. Il était entièrement recouvert d’un damier de pièces en chintz, soie de Chine, cuir noir clouté, tissu rayé gris foncé, et toile de camouflage. Le Clown portait un maquillage intégral – son visage scintillait, évoquant ces jouets du siècle précédent en plastique moulé par injection, dotés d’une ampoule électrique à l’intérieur de la tête. C’était déroutant de le voir parler : on avait l’impression de contempler l’animation tomographique d’un homme en train de déglutir.

« Alors, vous en êtes ? Ou vous y êtes simplement ? » dit le Clown, en jetant sur Hackworth un regard rempli d’expectative.

Sitôt qu’Hackworth avait réalisé, depuis déjà plusieurs minutes, que ce spectacle de Dramatis Personæ allait relever du théâtre participatif, il avait redouté cet instant : celui de sa première réplique. « Veuillez m’excuser, dit-il d’une voix crispée et pas franchement assurée, ce n’est pas mon milieu.

— Ça, putain, c’est bougrement certain, dit le Clown. Passez ça », poursuivit-il en sortant quelque chose de sa poche. Il tendit le bras vers Hackworth qui se trouvait à deux ou trois mètres de lui – mais, horrible spectacle, sa main se détacha du bras pour s’envoler, le gant blanc noirci de suie évoquant une boule de neige sale traversant selon une trajectoire elliptique l’orbite des planètes intérieures. Il vint lui fourrer un objet dans sa poche de poitrine, puis se retira ; mais, sous les yeux d’Hackworth, la main décrivit un brusque huit dans l’espace avant de venir se recoller au moignon d’avant-bras. Hackworth comprit alors que le Clown était mécanique. « Mettez-les et soyez vous-même, môssieur le grand couillon de technocrate rationaliste méta-hautain, le genre loup des steppes perplexe, solitaire et aliéné. » Le personnage tourna les talons pour repartir ; ses chaussures de Clown à claquettes étaient équipées d’une sorte de dispositif à semelles pivotantes, de sorte que, lorsqu’il tourna les talons, il le fit au sens propre et décrivit même plusieurs rotations complètes avant de s’immobiliser, le dos tourné à Hackworth. « Révolutionnaire, non ? » lança-t-il, en filant comme le vent.


L’objet dans la poche d’Hackworth était une paire de lunettes de soleil foncées, aux verres panoramiques, avec un traitement de surface arc-en-ciel, le genre d’accessoire qu’on aurait vu porter, quelques dizaines d’années plus tôt, par un flic rebelle à pistolet Magnum, héros d’une série télé prématurément déprogrammée. Hackworth les déplia et fit glisser précautionneusement sur ses tempes les branches polies. Comme les lentilles approchaient de ses yeux, il vit qu’elles émettaient de la lumière : c’étaient des phénoménoscopes. Même si dans ce contexte, le terme phantascope eût été plus approprié. L’image grandit pour emplir son champ visuel, mais ne devenait nette que s’il chaussait complètement les montures ; il accepta donc à contrecœur de se plonger dans l’hallucination jusqu’à la fin de la séquence, mais voilà que les branches, comme prises d’une vie propre, s’étirèrent derrière ses oreilles pour lui enserrer la nuque comme un élastique qui claque, se rejoignant pour former un bandeau inviolable. « Libération », dit Hackworth, avant de parcourir toute la litanie des commandes d’irvu standardisées. Rien n’y fit : les lunettes refusaient de lui lâcher la tête. Finalement, un cône de lumière transperça l’espace, plongeant d’un point élevé situé derrière lui, pour venir éclabousser une scène. Des rampes de projecteurs s’allumèrent, et un homme en haut de forme émergea de derrière un rideau. « Bienvenue à votre spectacle, lança-t-il. Vous pouvez à tout moment ôter les lunettes en obtenant une ovation debout d’au moins quatre-vingt-dix pour cent du public. » Puis lumières et rideau s’évanouirent, et Hackworth se retrouva avec ce qu’il avait déjà vu : en gros, renforcée par un dispositif cybernétique de vision nocturne, l’image du pont du navire.

Il testa plusieurs autres commandes. La majorité des phénoménoscopes disposaient d’un mode transparent, ou du moins translucide, qui permettait à l’utilisateur de discerner ce qui était vraiment là. Mais celles-ci restaient obstinément opaques et ne lui présentaient qu’un rendu médiatronique de la scène. La foule bavarde des spectateurs était représentée par des silhouettes fil de fer schématisées à outrance, une technologie d’affichage abandonnée depuis au moins quatre-vingts ans et manifestement employée pour irriter Hackworth. Chaque personnage portait une grande pancarte accrochée sous la poitrine :


JARED MASON GRIFFIN III, 35 ans

(trop tard, pour devenir un personnage

intéressant comme toi !)

Neveu d’un Lord actionnaire portant le titre de comte

(n’es-tu pas jaloux ?)

Marié à la triste toupie qui est à sa droite

Ils se livrent à ces petites escapades

Pour échapper à leurs pauvres existences d’infirmes

(Et toi, que fais-tu ici ?)


Hackworth baissa les yeux pour essayer de déchiffrer sa propre pancarte, mais il ne pouvait converger dessus.

Quand il parcourait le pont, son point de vue se modifiait à mesure. Il disposait également d’une interface classique qui lui permettait de « survoler » le bateau ; Hackworth restait lui-même immobile, bien sûr, mais la perspective offerte par les lunettes perdait tout lien avec ses coordonnées réelles. Chaque fois qu’il recourait à ce mode, la légende suivante venait se superposer à son champ visuel, affichée en grosses lettres capitales rouges et clignotantes :


POINT DE VUE DIVIN DE JOHN PERCIVAL HACKWORTH


parfois accompagnées de l’image d’une espèce de magicien juché au sommet d’une montagne et scrutant un village peuplé de nains sordides. À cause de cet inconvénient, Hackworth évitait dans la mesure du possible de recourir à cette fonction. Mais à la faveur de sa reconnaissance initiale, il découvrit deux ou trois choses intéressantes.

Pour commencer, le Nippon passé par-dessus bord après son malaise avait rencontré, par une remarquable coïncidence, un groupe d’autres personnes qui étaient également tombées de leur canot avant d’arriver ici et qui, après leur sauvetage, s’étaient elles aussi mises à émettre une lumière colorée et avoir des visions qu’elles tenaient absolument à présenter à leur entourage. Tous ces individus formaient une belle cacophonie, criant en chœur pour décrire des visions qui semblaient plus ou moins reliées – comme s’ils venaient tous de s’éveiller du même rêve et se montraient tous aussi maladroits à le décrire. Ils restaient groupés malgré leurs différences, attirés par la même mystérieuse force d’attraction qui poussait les doux dingues harangueurs à poser leurs caisses à savon côte à côte, au même coin de rue. Peu après qu’Hackworth eut zoomé sur eux avec ses lunettes phénoménoscopiques, ils se mirent à délirer sur le thème d’un œil géant qui les scruterait du haut des cieux, avec la peau noire de ses paupières toutes piquetées d’étoiles.

Hackworth s’éclipsa discrètement pour se concentrer sur un autre vaste rassemblement : deux douzaines d’autres individus un peu plus âgés, le genre actif, mince et en forme, chandail de tennis jeté négligemment sur les épaules, et chaussures de marche lacées fermement (quoique pas trop serrées), en train de débarquer d’un petit aéronef qui venait de s’amarrer sur l’ancienne zone d’atterrissage pour hélicos aménagée à l’arrière du navire. L’aéronef possédait de nombreux hublots et il était décoré de guirlandes de publicités médiatroniques pour des visites guidées de Londres vu des airs. Sitôt descendus, les touristes avaient tendance à s’immobiliser sur place, de sorte qu’un sérieux engorgement se formait en permanence. Ils devaient être aiguillonnés vers les ténèbres extérieures par leur guide touristique, une jeune actrice attifée d’une tenue de diable, avec trident et cornes rouges clignotantes.

« Alors, c’est ça, Whitechapel ? » lança à la cantonade un des touristes, dans le brouillard. Il avait un accent américain. Ces gens étaient évidemment membres de la tribu d’Heartland, phyle prospère proche de la Nouvelle-Atlantis qui avait absorbé en masse les Blancs cultivés, sains, responsables, des classes moyennes du Midwest. Surprenant leurs conversations furtives, Hackworth devina que ces touristes avaient dû être ramassés à l’Holiday Inn de Kensington, appâtés par la promesse d’un tour de Whitechapel sur les traces de Jack l’Éventreur. Il put ainsi entendre la guide diabolique expliquer que l’ivrogne qui pilotait leur aéronef les avait débarqués par erreur sur un théâtre flottant et qu’ils pouvaient librement profiter du spectacle qui justement n’allait pas tarder à commencer ; une représentation gratuite de Cats, la comédie musicale la plus longtemps jouée de toute l’histoire du théâtre, et que la plupart avaient d’ailleurs déjà vue lors de leur première soirée à Londres.

Lorgnant toujours au travers des sous-titres en capitales écarlates et railleuses, Hackworth scruta rapidement les ponts inférieurs. La coque d’origine était divisée en une douzaine de compartiments caverneux. Quatre avaient été aménagés en une vaste salle de théâtre ; quatre autres tenaient lieu de scène et de coulisses. Hackworth localisa sa fille à cet endroit. Juchée sur un trône de lumière, elle était en train de répéter son texte. Apparemment, on l’avait déjà engagée pour l’un des premiers rôles.

« Je ne veux pas que tu me surveilles comme ça », dit-elle avant de disparaître de l’écran d’Hackworth dans un éclair de lumière.

La corne de brume du navire retentit. Un son que reprirent, en échos sporadiques, les autres bâtiments croisant dans les parages. Hackworth reprit sa vision naturelle du pont juste à temps pour voir un délire flamboyant se ruer sur lui : encore le Clown, qui avait apparemment le pouvoir bien particulier de traverser l’affichage d’Hackworth comme un phantasme. « Vous comptez peut-être veiller ici et passer la nuit à estimer la distance des autres navires en mesurant les échos ? Ou puis-je vous indiquer votre place ? »

Hackworth décida que le mieux encore était de ne pas se braquer. « Je vous en prie, faites.

— Eh bien, c’est ici », dit le Clown, en indiquant d’un gant maculé une bête banquette en bois installée devant eux sur le pont. Hackworth n’arrivait pas à croire qu’elle soit vraiment là, car il ne l’avait pas vue auparavant. Mais, avec ces lunettes, il n’aurait su dire.

Il s’avança, de la démarche de celui qui se dirige vers les toilettes dans une salle inconnue et mal éclairée : genoux fléchis, mains tendues, avançant le pied avec précaution pour ne pas s’érafler les tibias ou les orteils contre un obstacle. Le Clown s’était mis à l’écart pour l’observer avec dédain. « C’est comme ça que vous comptez entrer dans votre rôle ? Vous croyez vous en tirer jusqu’au bout de la nuit à coup de raisonnements scientifiques ? Qu’est-ce qui va se passer quand vous allez enfin vous décider à croire à ce que vous voyez ? »

Hackworth trouva son siège à l’endroit précis que lui avait indiqué son écran d’affichage, mais ce n’était plus une simple banquette en bois : il était recouvert de mousse et muni d’accoudoirs. C’était comme un fauteuil de théâtre, mais quand il voulut tâter de chaque côté, il n’en trouva pas d’autre. Alors il rabattit l’assise et s’y laissa choir.

« Vous allez en avoir besoin », dit le Clown en lui plaquant dans la paume un objet tubulaire. Hackworth venait d’y reconnaître une espèce de torche, quand une violente commotion se produisit juste en dessous de lui. Ses pieds, qui jusqu’ici reposaient sur le caillebotis du pont ballaient maintenant dans le vide. En fait, il n’y avait pas que ses pieds : une trappe venait de s’ouvrir, béante, sous lui, et il était en train de tomber en chute libre. « Amusez-vous bien ! » lança le Clown, en inclinant son chapeau ; il l’observait depuis le bord d’un orifice carré dont la taille diminuait à toute vitesse. « Et tandis que vous vous précipitez vers le centre de la terre avec une accélération constante de neuf virgule huit mètres par seconde au carré, répondez donc à cette devinette : on peut simuler des sons, on peut simuler des images, on peut même simuler le vent vous fouettant le visage, mais comment diantre simule-t-on la sensation de chute libre ? »

Des pseudopodes avaient jailli de la mousse du siège pour lui envelopper la taille et le haut des cuisses. C’était heureux, car il s’était mis lentement à basculer en arrière pour se retrouver bientôt en train de dégringoler la tête la première, dépassant de grands nuages lumineux informes : une collection de vieux lustres que la troupe de Dramatis Personæ avait récupérés dans des immeubles en démolition. Le Clown avait raison : Hackworth était bel et bien en chute libre, une sensation qu’il n’était pas question de simuler avec des lunettes. S’il devait en croire ses yeux et ses oreilles, il plongeait droit vers le parterre du grand théâtre qu’il avait reconnu peu auparavant. Mais la salle n’était pas sillonnée de rangées régulières de fauteuils, comme celle d’un théâtre ordinaire. Les sièges étaient certes présents, mais semés au hasard. Et certains se déplaçaient.

Le parterre se précipitait toujours vers lui de plus en plus vite jusqu’au moment où, vraiment paniqué, Hackworth se mit à hurler. Alors, il ressentit à nouveau la gravité au moment où une force indéfinie commençait à le faire ralentir. Son fauteuil culbuta : il contemplait maintenant la constellation irrégulière de lustres, en même temps qu’il ressentait une brutale accélération de plusieurs G. Puis tout redevint normal. Le fauteuil pivota, de sorte qu’il se retrouva à l’horizontale, tandis que le phénoménoscope l’aveuglait d’un éclat d’une blancheur éblouissante. Les écouteurs lui déversaient du bruit blanc dans le crâne : mais quand il décrut, Hackworth se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un tonnerre d’applaudissements.

Il était incapable de distinguer quoi que ce soit jusqu’à ce que, à force de tâtonner avec l’interface, il réussisse à obtenir une vue moins schématique du théâtre. Cela lui permit alors de constater que la salle était presque à moitié remplie de spectateurs évoluant librement dans leurs fauteuils, qui semblaient motorisés, et que ces spectateurs étaient plusieurs dizaines à braquer leur torche sur lui, d’où l’éclat aveuglant. Il était l’attraction principale de la scène centrale. Il se demanda s’il était censé dire quelque chose. Une réplique vint défiler en travers de ses lunettes : Merci beaucoup, mesdames et messieurs, de me laisser ainsi vous tomber dessus à l’improviste… Nous vous avons concocté pour ce soir un grand spectacle…

Hackworth se demanda s’il était franchement obligé de lire cette phrase. Mais bientôt les torches se détournèrent, comme d’autres participants se mettaient à pleuvoir du plan astral des lustres. Les regardant dégringoler, Hackworth réalisa qu’il avait déjà vu un spectacle analogue dans les parcs d’attractions : ce n’était jamais que du saut à l’élastique. La seule différence était que ses verres avaient omis de lui révéler son propre élastique, histoire d’ajouter une pointe de frisson supplémentaire à l’expérience.

Les accoudoirs de son siège intégraient diverses commandes qui lui permirent d’évoluer dans la salle dont le plancher formait une cuvette fortement pentue vers le centre. Un piéton aurait eu du mal à s’y déplacer, mais la chaise était pourvue de puissants moteurs nanotechnologiques qui compensaient l’inclinaison.

C’était un théâtre en rond, sur le modèle du Globe. Le parterre conique était entouré d’un mur circulaire, percé çà et là d’ouvertures de tailles variées. Certaines étaient visiblement des bouches d’aération, d’autres les baies de loges ou de régies techniques, mais la plus vaste, et de loin, était une avant-scène qui occupait le quart de la circonférence et demeurait, pour l’heure, fermée par un rideau.

Hackworth nota que la partie centrale de la salle, en contrebas, était encore inoccupée. Il dirigea son fauteuil motorisé vers le bas de la pente et se retrouva soudain, avec un choc, enfoncé jusqu’à la taille dans une eau douloureusement glaciale. Il passa aussitôt la marche arrière mais le fauteuil ne répondait plus aux commandes. « En plein dans la flotte ! » s’écria le Clown ; sa voix résonnait, triomphante, comme s’il était tout près même si Hackworth ne pouvait pas le voir. Il réussit à détacher les fixations intégrées au siège et remonta tant bien que mal le plancher incliné, les jambes raidies de froid, empestant la marée. Il était évident que le tiers central du parterre plongeait en fait sous le niveau de l’eau et qu’il était ouvert sur la mer – autre point que les lunettes d’Hackworth n’avaient pas cru bon de lui dévoiler.

Une fois encore, des dizaines de torches étaient braquées sur lui. Le public rigolait, il entendit même quelques applaudissements sarcastiques. Allons, venez donc, elle est bonne ! suggéraient les lunettes, mais, une fois encore, Hackworth refusa de lire la réplique. Apparemment, ce n’étaient que des suggestions fournies par les auteurs de Dramatis Personæ, qui s’effaçaient dès qu’elles perdaient leur pertinence.

Les événements de ces dernières minutes – les phénoménoscopes qui se révélaient inamovibles, le saut à l’élastique imprévu, le plongeon dans l’eau de mer glaciale – avaient laissé Hackworth en état de choc. Il éprouvait un intense besoin d’aller se planquer dans un coin pour se remettre de sa désorientation. Il se hissa tant bien que mal jusqu’au périmètre de la salle, esquivant quelques fauteuils en goguette, et toujours poursuivi par les torches d’autres participants qui semblaient plus particulièrement intéressés par son histoire personnelle. Il y avait au-dessus de lui une ouverture baignée d’une chaude lumière et, l’ayant traversée, Hackworth se retrouva dans un petit bar confortable dont la verrière incurvée offrait une vue excellente sur la salle. C’était un refuge à plus d’un titre ; ici, il voyait normalement à travers les lunettes, qui semblaient enfin lui offrir une vision non trafiquée de la réalité. Il commanda au serveur une pinte de brune et alla s’installer sur un tabouret au comptoir devant la verrière. Aux alentours de sa trois ou quatrième lampée de bière, il se rendit compte qu’il s’était déjà soumis aux exigences du Clown : la plongée dans l’eau lui avait enseigné qu’il n’avait d’autre choix que de croire aux éléments que les lunettes présentaient à ses yeux et à ses oreilles – même s’il était conscient de leur fausseté – et d’en accepter les conséquences. La pinte de bière contribua en partie à lui réchauffer les jambes et à lui détendre l’esprit. Il était venu ici pour le spectacle – de ce côté, il n’était pas volé – et il n’avait aucune raison de résister. La troupe de Dramatis Personæ avait peut-être une douteuse réputation, mais personne encore ne les avait accusés de tuer des gens parmi leur public.

L’éclairage des lustres s’atténua. Les spectateurs maniant les torches s’agitèrent comme des étincelles ravivées par un courant d’air, certains se dirigeant vers les hauteurs, d’autres préférant rester au bord de l’eau. Tandis que le noir se faisait peu à peu dans la salle, ils s’amusaient à faire courir leurs faisceaux sur les murs et le rideau de scène, créant un ciel d’apocalypse vrillé par des centaines de comètes. Une langue de lumière gluante couleur d’algue apparut sous les eaux, laissant apparaître un long praticable étroit qui vint percer la surface, telle une résurgence de l’Atlantide. L’assistance le remarqua et braqua aussitôt ses torches vers l’élément liquide, interceptant quelques taches sombres sous leur feu croisé : les têtes d’une petite douzaine d’acteurs, surgissant lentement des flots. Tous se mirent à baragouiner à l’unisson, et Hackworth réalisa qu’il s’agissait de la bande de déjantés aperçue un peu plus tôt.

« Remonte-moi, Nick, dit une voix féminine dans son dos.

— Tu les avais repliés, hein ? dit le barman.

— Des clous. »

Hackworth se retourna et découvrit que c’était la jeune femme en costume de diablotin qui avait jusqu’ici joué les guides touristiques.

Elle était toute menue, vêtue d’une longue robe de soie noire fendue jusqu’à la hanche, et elle avait des cheveux superbes, très épais, d’un noir de jais. Elle rapporta un verre de bière blonde sur le comptoir, écarta du passage sa queue de diable, l’air guindé, dans un mouvement qu’Hackworth trouva désespérément aguichant, et prit un siège. Puis elle laissa échapper un énorme soupir et posa la tête sur les bras durant quelques instants, ses cornes rouges clignotantes se reflétant dans la baie incurvée, tels les feux arrière d’une limousine. Hackworth croisa les doigts autour de sa chope et huma son parfum. En bas, le chœur s’était lâché, pour se lancer dans une interprétation pour le moins ambitieuse d’un numéro de danse de Busby Berkeley. Ils révélaient une inquiétante capacité à agir de concert – sans doute en rapport avec les zites qui avaient investi leur cerveau – toutefois les corps restaient raides, débiles et mal coordonnés. Mais tout ce qu’ils faisaient, ils le faisaient avec une absolue conviction, ce qui compensait.

« Et ils ont gobé ça ? demanda Hackworth.

— Je vous demande pardon ? dit la femme, en levant brusquement la tête, comme un oiseau en alerte, à croire qu’elle n’avait pas remarqué sa présence.

— Ces Heartlanders croient-ils vraiment à cette histoire de pilote soûl ?

— Oh ! quelle importance ? »

Hackworth rit, ravi qu’un membre de la troupe lui délivre cette confidence.

« Là n’est pas la question, n’est-ce pas ? » reprit la femme, d’une voix plus basse, devenant un rien philosophe. Elle pressa une tranche de citron dans sa bière blonde, puis but une gorgée. « La conviction n’est pas un état binaire, pas ici, tout du moins. Est-ce que quelqu’un croit à quelque chose à cent pour cent ? Croyez-vous tout ce que vous voyez au travers de ces binocles ?

— Non, concéda Hackworth, les seules choses auxquelles je crois pour l’instant, c’est que j’ai les jambes mouillées, que cette brune a bon goût et que votre parfum me plaît. »

Elle parut certes un rien surprise, mais pas désagréablement, même si elle n’était pas du genre à se laisser aussi aisément séduire. « Alors, pourquoi êtes-vous ici ? Quel spectacle êtes-vous venu voir ?

— Que voulez-vous dire ? Je suppose que je suis venu voir celui-ci.

— Mais il n’y a pas de celui-ci. Il s’agit de toute une famille de spectacles. Entrelacés. » Elle rangea sa bière et exécuta la Phase 1 de la manœuvre dite “à-droite-la-petite-église”. Le spectacle auquel vous assistez dépend du canal que vous visionnez.

— Je n’ai pas l’impression de pouvoir le moins du monde maîtriser ce que je vois.

— Ah, donc vous êtes un acteur.

— Jusqu’ici, j’ai plutôt l’impression de m’être montré un bouffon passablement inepte.

— Un bouffon inepte ? N’est-ce pas un rien redondant ? »

Ce n’était pas si drôle que ça, mais elle l’avait dit avec esprit, et Hackworth gloussa poliment.

« Il semblerait qu’on vous ait sélectionné pour être acteur.

— Allons donc…

— Cela dit, je n’ai pas pour habitude de révéler nos secrets de cuisine, poursuivit la femme en baissant le ton, mais, en général, quand quelqu’un est choisi pour jouer, c’est qu’il est venu ici avec une autre idée en tête que celle d’assister, passif, à un simple divertissement. »

Hackworth bégaya, cherchant ses mots. « Est-ce que… est-ce que c’est fait ?

— Oh, que oui ! Et la femme quitta son tabouret pour prendre celui voisin d’Hackworth. Le théâtre, ce n’est pas simplement trois pelés et quatre tondus qui font les clowns sur scène, sous les yeux de ce troupeau de veaux. Je veux dire, parfois, ce n’est que ça. Mais cela peut être tellement plus – réellement, cela peut-être n’importe quelle sorte d’interaction entre des individus, ou entre des individus et de l’information. » La femme s’abandonnait maintenant, entièrement prise par son sujet. Hackworth retirait un plaisir infini rien qu’à l’observer. Quand elle était entrée dans le bar, il avait cru tout d’abord qu’elle avait un visage assez quelconque, mais plus elle laissait tomber sa garde pour s’exprimer sans embarras, et plus elle devenait mignonne. « Nous sommes reliés absolument à tout, ici – branchés sur la galaxie entière de l’information. C’est un véritable théâtre virtuel. Au lieu d’être câblés, la scène, les décors, la troupe, le texte, tout est logiciel… l’ensemble peut être à tout moment reconfiguré par simple déplacement de quelques éléments.

— Oh. Et donc le spectacle – ou l’ensemble de spectacles entrelacés – peut être différent chaque soir ?

— Non, vous n’avez toujours pas saisi », dit-elle, s’excitant de plus en plus. Elle tendit la main, agrippa son avant-bras juste sous le coude et se pencha vers lui, avide de lui faire comprendre ce qu’elle allait dire. « Ce n’est pas simplement jouer un spectacle, le reconfigurer, puis en jouer un autre le lendemain. Les changements sont dynamiques et ils interviennent en temps réel. La représentation se remodèle dynamiquement en fonction de ce qui se produit à chaque instant – et, voyez-vous, de ce qui se produit, pas seulement ici, mais dans le monde entier… C’est une pièce interactive – un organisme intelligent.

— Donc, si, mettons, une bataille entre les Poings de la juste harmonie et la République côtière se déroulait en Chine continentale en ce moment même, alors, les renversements de la bataille pourraient d’une certaine manière…

— Pourraient changer la couleur d’un projecteur ou une réplique du dialogue – pas nécessairement d’une manière simple et déterministe, voyez-vous…

— Je crois que je comprends. Les variables internes de la pièce dépendent de la totalité du continuum d’information extérieur… »

La femme hocha la tête avec vigueur, et le ravissement faisait briller ses yeux noirs.

Hackworth poursuivit : « De même que, par exemple, l’état d’esprit d’un individu à un moment donné dépend des concentrations relatives d’un nombre incalculable de substances chimiques circulant dans son sang.

— Oui, dit la femme, comme lorsqu’on se trouve dans un bar, qu’un séduisant jeune homme vous tient la jambe, et que les mots qui sortent de votre bouche sont affectés par la quantité d’alcool que vous avez introduite dans votre organisme et, bien entendu aussi, par les concentrations d’hormones naturelles – là encore, pas d’une manière purement déterministe –, tous ces éléments sont des signaux d’entrée.

— Je crois que je commence à saisir ce que vous voulez dire…

— Remplacez la représentation de ce soir par le cerveau, et l’information circulant sur le réseau par les molécules contenues dans la circulation sanguine, et vous avez le topo », conclut la femme.

Hackworth était un peu déçu qu’elle ait choisi de laisser tomber la métaphore du bar, qu’il avait trouvée plus immédiatement intéressante.

La femme poursuivit. « Ce manque de déterminisme en amène certains à réfuter l’ensemble du processus pour n’y voir que de la branlette intellectuelle. Mais, en fait, c’est un outil incroyablement puissant. Certains l’ont compris.

— Je crois bien que j’en suis », dit Hackworth, qui voulait désespérément qu’elle le croie.

« Et c’est pourquoi certains viennent ici, parce qu’ils sont embarqués dans telle ou telle quête : tenter de retrouver un amour perdu, mettons, ou de comprendre pourquoi tel bouleversement terrible est intervenu dans leur vie, ou pourquoi il y a tant de cruauté dans le monde, ou pourquoi ils ne sont pas heureux dans leur vie professionnelle… La société a toujours eu du mal à répondre à ces interrogations – le genre de questions qu’on ne peut pas résoudre simplement en consultant une base de données de référence.

— Alors que le théâtre dynamique permet de s’interfacer de manière plus intuitive avec l’univers des données.

— C’est précisément le point. Je suis tellement ravie que vous ayez saisi.

— Quand je travaillais sur l’information, il m’est souvent venu à l’esprit, sans que j’approfondisse, qu’une telle idée pouvait être désirable, dit Hackworth. Mais tout cela dépasse l’entendement.

— Où avez-vous entendu parler de nous ?

— J’ai été envoyé ici par un ami qui s’est trouvé associé avec vous par le passé, plus ou moins vaguement.

— Oh ! Puis-je vous demander qui ? Peut-être que nous avons un ami commun », dit la femme, comme si cela pouvait être merveilleux.

Hackworth se sentit rougir et il laissa échapper un gros soupir. « Très bien, dit-il. J’ai menti. Ce n’était pas réellement un ami. C’était une personne qu’on m’a indiquée.

— Ah, nous y voilà…Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de mystérieux chez vous. »

Hackworth resta interdit. Il plongea le nez dans son verre de bière. La femme le dévisageait, et il sentait son regard le vriller, aussi intense que la chaleur d’un projecteur de poursuite.

« Donc, vous êtes bien venu ici à la recherche de quelque chose. N’est-ce pas ? Une chose que vous ne pouviez pas trouver en consultant une base de données.

— Je recherche un type appelé l’Alchimiste. »

Soudain, tout devint éblouissant. Le côté du visage de la femme tourné vers la fenêtre était brillamment illuminé, comme une sonde spatiale frappée d’un côté par les rayons directifs du soleil. Hackworth perçut, quelque part, qu’il ne s’agissait pas d’un simple renversement de situation. Se tournant vers la salle de théâtre, il vit que presque tous les spectateurs braquaient leurs torches vers l’intérieur du bar, et que tous les autres clients avaient depuis le début observé et écouté sa conversation avec la femme. Les lunettes l’avaient trompé en rajustant le niveau d’éclairage apparent. La femme avait également un aspect différent ; ses traits avaient retrouvé l’aspect qu’ils avaient à son entrée dans la salle, et Hackworth comprenait désormais que son image à travers les lunettes avait évolué graduellement au cours de leur dialogue, en rétroaction avec les données reçues de la partie de son cerveau qui réagissait lorsqu’il voyait une femme superbe.

Le rideau s’ouvrit, révélant une large enseigne lumineuse qui descendait des cintres : JOHN HACKWORTH dans LA QUÊTE DE L’ALCHIMISTE avec en vedette JOHN HACKWORTH dans SON PROPRE RÔLE.

Le Chœur entonna :

Ce sacré John Hackworth

Il est tellement coincé !

Pas fichu de trahir une émotion

Mêm’si sa vie en dépendait

D’où méchantes répercussions,

D’ailleurs voyez plutôt :

L’a perdu son boulot,

L’a perdu sa moitié.

Alors il s’est lancé

Dans une sacrée Quête

Et il parcourt le monde

Traquant cet Alchimiste

Hormis quand il s’arrête

Pour lever une poulette.

Mais ce soir sur la piste

Peut-être qu’il saura

Enfin bien se tenir

Et remplir son contrat :

Aventure fabuleuse

Plein de bruit, de fureur,

De visions prodigieuses.

Alors, vas-y, ô John Hacker

Et mets-y tout… ton… cœur !

Quelque chose tira violemment Hackworth par le cou. La femme lui avait passé un nœud coulant pendant qu’il regardait par la baie vitrée, et elle s’en servait pour le tirer vers la porte du bar tel un cabot récalcitrant. Sitôt qu’elle eut franchi le seuil, sa cape se dilata comme sous l’effet d’une explosion à retardement, et elle jaillit à quatre mètres de hauteur, propulsée par des jets d’air comprimé apparemment intégrés à son costume – elle avait donné du mou à sa laisse pour éviter qu’Hackworth ne se retrouve pendu. Survolant l’assistance comme le cône de flammes d’un moteur-fusée, elle traîna un Hackworth titubant jusqu’au bas du plancher incliné, au bord de l’eau. L’avant-scène était reliée à la rive par deux étroites passerelles et Hackworth se hasarda sur l’une d’elles, sentant sur ses épaules la chaleur de centaines de projecteurs, intense au point, lui semblait-il, d’enflammer ses vêtements. La femme lui fit traverser directement le centre du Chœur, passer sous l’enseigne électrique, gagner les coulisses et franchir une porte qui se referma en claquant derrière lui. Puis elle disparut.

Hackworth se retrouva entouré sur trois côtés par des murs bleus qui luisaient doucement. Il étendit la main pour effleurer une de ces parois et reçut une faible décharge pour sa peine. Il fit un pas et trébucha sur un objet qui glissa par terre : un os desséché, long et massif, plus gros qu’un fémur humain.

Il franchit la seule ouverture disponible et découvrit d’autres murs. On l’avait déposé au cœur d’un labyrinthe.

Il lui fallut une heure pour se rendre compte que toute évasion par des moyens traditionnels était impossible. Il ne chercha même pas à définir le plan du dédale ; au contraire, partant du fait qu’il ne pouvait logiquement être plus vaste que le navire, il suivit la méthode éprouvée qui consistait à tourner à droite à chaque coin et qui, comme le savent tous les garçons intelligents, doit fatalement conduire à une sortie. Mais pas cette fois-ci, et il ne comprit pas pourquoi, jusqu’au moment où, du coin de l’œil, il vit l’un des panneaux coulisser et refermer un passage existant pour en ouvrir un autre. C’était un labyrinthe dynamique.

Il trouva par terre un boulon rouillé, le ramassa et le jeta contre un mur. Il ne rebondit pas mais passa au travers et résonna en tombant de l’autre côté. Donc, les murs n’étaient que des fictions créées par ses lunettes. Le labyrinthe était constitué d’informations. S’il voulait s’évader, il faudrait qu’il joue les pirates logiciels.

Il s’assit par terre. Nick le barman apparut, traversant les murs sans encombre, avec un plateau sur lequel était posée une autre pinte de brune qu’il lui tendit, en même temps qu’une soucoupe de cacahuètes salées. À mesure que la soirée avançait, d’autres personnes se mirent à passer devant lui : des gens qui dansaient, chantaient, se battaient en duel, s’engueulaient ou faisaient l’amour. Aucun de ces individus n’avait de lien particulier avec la Quête d’Hackworth, et d’ailleurs ils n’avaient, semblait-il, rien à voir non plus les uns avec les autres. Apparemment, la Quête d’Hackworth n’était (comme le lui avait expliqué la femme-diable) qu’une des multiples histoires en lice ce soir, coexistant dans le même espace.

Donc, quel rapport pouvait avoir tout ceci avec la vie de John Hackworth ? Et que venait y faire sa fille Fiona ?

Alors qu’il songeait à sa fille, un panneau coulissa devant lui, révélant plusieurs mètres de couloir. Au cours des deux heures suivantes, il nota que cela se reproduisait à plusieurs reprises : chaque fois qu’une idée lui venait, un mur se déplaçait.

C’est ainsi qu’il se mit à progresser par à-coups dans le labyrinthe, au rythme de ses passages d’une idée à l’autre. Indubitablement, le sol continuait de descendre, ce qui allait finir par le conduire en dessous du niveau de la mer ; et, effectivement, il commençait à percevoir un lourd martèlement qui traversait les caillebotis du pont et qui aurait pu être le bruit de puissants moteurs hormis le fait que ce navire, pour autant qu’il sache, n’allait nulle part. Il sentit devant lui une odeur marine et avisa bientôt de pâles lueurs brillant sous la surface, fragmentées par les vagues, et devina que les ballasts immergés du bâtiment devaient être tissés de tout un réseau de tunnels sous-marins, lesquels tunnels étaient occupés par les Tambourinaires. Ce ne devait sans doute toujours pas être le clou du spectacle : au plus un épiphénomène dans le cadre d’un processus plus vaste et mystérieux au sein de leur esprit collectif.

Un panneau coulissa pour lui livrer passage vers la mer. Hackworth resta quelques minutes accroupi au bord de l’eau, écoutant les tambours, puis il se leva et entreprit de dénouer sa cravate.



Il avait terriblement chaud, il était en nage, il avait des lumières éblouissantes dans les yeux, et aucun de ces éléments ne cadrait avec le fait d’être sous l’eau. Il s’éveilla et découvrit un ciel bleu éclatant au-dessus de lui, tâtonna son visage et s’aperçut que les lunettes avaient disparu. Fiona était là, vêtue de sa robe blanche, et elle l’observait, souriant avec timidité. Il sentait le sol vibrer contre ses fesses. Manifestement, il était resté étendu un bon moment, car les saillies osseuses de son postérieur étaient écorchées et douloureuses. Il réalisa qu’ils se trouvaient sur le plancher du canot, sur le chemin du retour vers les docks de Londres ; qu’il était nu et que Fiona l’avait recouvert d’une feuille de plastique pour le protéger de la morsure du soleil. Quelques spectateurs du théâtre étaient visibles à bord, avachis les uns contre les autres, totalement passifs, comme des réfugiés, ou comme des gens au sortir de la plus grande partouze de toute leur vie, ou au lendemain d’une cuite mémorable.

« Tu as fait un sacré tabac », dit Fiona. Et soudain, Hackworth se revit parcourant l’avant-scène en triomphe, nu et dégoulinant, sous les tonnerres d’applaudissements du public debout.

« La Quête est finie, bafouilla-t-il. On rentre à Shanghai.

— Tu rentres à Shanghai, rectifia Fiona. Je t’accompagne jusqu’au ponton. Ensuite, j’y retourne. » D’un signe de tête, elle indiqua la poupe.

« Tu retournes à bord ?

— J’ai encore eu plus de succès que toi, expliqua-t-elle. J’ai trouvé ma voie, Père. J’ai accepté une invitation à entrer dans la troupe de Dramatis Personæ. »

Carl Hollywood joue les pirates

Pour la première fois depuis de longues heures, Carl Hollywood se laissa aller contre le dossier de laque dure de sa chaise d’angle et se massa le visage des deux mains, en se raclant les paumes contre ses favoris. Cela faisait bientôt vingt-quatre heures qu’il était assis dans la maison de thé, il avait consommé douze théières et, par deux fois, fait appel aux masseuses pour qu’elles lui dénouent le dos. La lumière de l’après-midi filtrant par les baies derrière lui se mit à trembloter tandis que la foule à l’extérieur commençait à se disperser. Ils avaient eu droit à un remarquable spectacle multimédia gratuit, passant des heures à regarder par-dessus son épaule se dérouler les exploits dramaturgiques de John Percival Hackworth, pris sous divers angles de vue, affichés dans les ciné-fenêtres ouvertes sur les pages posées devant Carl Hollywood. Aucun ne savait lire l’anglais, aussi avaient-ils été incapables de suivre l’histoire des aventures de la princesse Nell au pays du roi Coyote, qui continuait dans le même temps de défiler sur les pages, le scénario fluctuant et se rebouclant sur lui-même tel un nuage de fumée qui tournoie et se déchire, entraîné par d’invisibles courants d’air.

Toutes les pages étaient redevenues blanches et vierges. Carl tendit paresseusement le bras et entreprit de les remettre en tas, histoire de s’occuper les mains pendant que son esprit travaillait – même si, pour l’instant, il travaillait moins qu’il ne trébuchait à l’aveuglette dans un labyrinthe obscur, à la John Percival Hackworth.

Carl Hollywood suspectait depuis longtemps qu’entre autres caractéristiques le réseau des Tambourinaires tenait lieu de mégasystème de décryptage. Les algorithmes de codage qui permettaient au réseau médiatique de fonctionner en toute sécurité, ceux qui permettaient des transactions monétaires sûres, étaient tous fondés sur l’utilisation comme clefs magiques de nombres premiers gigantesques. En théorie, ces clefs pouvaient être forcées, pour peu que l’on attelle au problème une puissance de calcul suffisante. Mais pour un niveau donné de puissance de calcul, l’élaboration d’un code était toujours considérablement plus facile que son décryptage, de sorte qu’aussi longtemps que le système continuerait de recourir à des nombres premiers de plus en plus grands à mesure de l’accroissement de la vitesse de calcul des machines, les cryptographes garderaient éternellement plusieurs longueurs d’avance sur les craqueurs de code.

Toutefois, l’esprit humain ne fonctionnait pas comme un ordinateur numérique et il était capable de réaliser des exploits singuliers. Carl Hollywood se remémora l’un des Aigles solitaires, un vieillard qui était capable d’additionner mentalement d’interminables colonnes de chiffres aussi vite qu’on les énonçait. Cela n’était en soi que la simple duplication d’une possibilité d’un ordinateur numérique. Mais cet homme était également capable de réaliser des tours mathématiques bien moins évidents à programmer sur ordinateur.

Si un grand nombre d’esprits se trouvaient reliés dans le réseau des Tambourinaires, peut-être réussiraient-ils de la même façon à déchiffrer la marée de données cryptées qui déferlait en permanence sur les canaux de l’espace médiatique, et à conduire tous ces bits en apparence aléatoires à se combiner d’une manière qui ait un sens. Les hommes qui étaient venus parler à Miranda et l’avaient persuadée d’entrer dans le monde des Tambourinaires avaient laissé entendre que la chose était possible ; que par leur entremise, Miranda pourrait retrouver Nell.

Au premier abord, le résultat serait désastreux, car cela détruirait le système utilisé pour les transactions financières. Ce serait comme si dans un monde au commerce régi sur l’échange d’or, quelqu’un avait trouvé le moyen de transmuter le plomb en or. Un Alchimiste.

Mais Carl Hollywood se demandait si cela faisait réellement une différence. Les Tambourinaires ne pouvaient réaliser pareils exploits qu’en se fondant dans une société-ruche. Comme le démontrait l’exemple d’Hackworth, sitôt qu’un Tambourinaire se retirait de cette ruche, il perdait entièrement contact avec elle. La communication entre les Tambourinaires et la société normale des hommes s’effectuait au niveau inconscient, par l’entremise de leur influence sur le Réseau, grâce à des motifs qui apparaissaient de manière subliminale dans les ractifs que chacun jouait chez soi ou voyait défiler sur les murs des immeubles. Les Tambourinaires savaient casser le code, mais ils étaient incapables d’en tirer un avantage flagrant, ou peut-être simplement n’y voyaient-ils pas d’intérêt. Ils savaient fabriquer de l’or, mais en posséder ne les intéressait plus.

En un sens, John Hackworth était plus doué que quiconque pour assurer la transition entre la société des Tambourinaires et la tribu victorienne et, chaque fois qu’il traversait la frontière, il semblait rapporter quelque chose avec lui, accroché à ses vêtements comme une trace de parfum. Ces échos impalpables de données interdites ramenés dans son sillage entraînaient de part et d’autre de la frontière toute une série de répercussions aussi embrouillées qu’imprévisibles, et dont Hackworth n’était peut-être même pas conscient. Carl Hollywood savait encore bien peu de chose sur Hackworth jusqu’à ces dernières heures, quand, alerté par une amie de Dramatis Personæ, il s’était connecté à l’histoire en cours sur les ponts clandestins du bateau-théâtre. À présent, il avait l’impression de connaître une foule de détails : qu’Hackworth était le précurseur du Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles et qu’il avait noué une relation étroite avec les Tambourinaires, relation qui allait bien au-delà d’un lien aussi simpliste que la captivité. Il ne s’était pas contenté de manger du lotus et de prendre son pied durant toutes ces années passées sous les ondes.

Désormais, Carl avait les clefs et, vis-à-vis du Réseau, il était désormais indiscernable de Miranda, de Nell ou du Dr X, voire d’Hackworth en personne. Tous étaient transcrits à la surface d’une page étalée devant lui, en longues colonnes de chiffres regroupés par blocs de quatre. Carl Hollywood dit à la feuille de se replier avant de la fourrer dans sa poche de poitrine. Il pourrait ultérieurement s’en servir pour démêler toute cette affaire, mais ça, ce serait pour une prochaine nuit de piratage. Tabac à priser et caféine avaient fait leur possible. Il était temps de rentrer à l’hôtel, prendre un bon bain, dormir un peu et se préparer pour le dernier acte.

Extrait du Manuel, le voyage de la princesse Nell jusqu’au château du roi Coyote ; description du château ; une audience avec un Sorcier ; son triomphe final sur le roi Coyote ; une armée enchantée

Dans sa chevauchée vers le nord, la princesse Nell rencontra un orage épouvantable. Les chevaux étaient quasiment rendus fous de terreur par la véritable canonnade du tonnerre et les éclairs d’un bleu surnaturel de la foudre, mais usant d’une main ferme et de mots apaisants chuchotés à l’oreille, Nell les pressa de continuer. Les monticules d’ossements essaimés au bord du chemin témoignaient que ce col n’était pas un endroit où il faisait bon lambiner et, de toute façon, les pauvres bêtes n’auraient pas été plus rassurées en restant blotties sous un surplomb rocheux. Pour ce qu’elle en savait, le grand roi Coyote était capable de contrôler jusqu’aux éléments, et il avait préparé cette réception pour mettre à l’épreuve la détermination de la princesse Nell.

Enfin, elle parvint au sommet du col, et ce n’était pas trop tôt, car les sabots des chevaux commençaient à déraper sur une épaisse couche de glace, sans parler du givre qui s’était mis à recouvrir les rênes et à lester la queue et la crinière des bêtes. Redescendant tant bien que mal la route en lacet, elle laissa derrière elle le plus gros de l’orage pour s’enfoncer dans des rideaux de pluie aussi dense qu’une jungle. Elle avait bien fait de prendre quelques jours de repos avant l’ascension et d’en profiter pour réviser tous les manuels de magie de Pourpre, car, à l’occasion de cette traversée nocturne des montagnes, elle avait dû recourir à tous les charmes que Pourpre lui avait enseignés : des charmes pour créer de la lumière, pour choisir le bon itinéraire à une fourche, pour calmer les bêtes et réchauffer les corps frigorifiés, pour se redonner du courage, pour déceler l’approche de tout monstre assez stupide pour s’aventurer dehors par un temps pareil, et pour vaincre ceux assez désespérés pour attaquer. Ce voyage de nuit était peut-être un acte téméraire, mais la princesse Nell avait su se montrer à la hauteur du défi. Le roi Coyote ne s’attendrait sûrement pas à la voir effectuer une telle traversée. Dès demain, une fois dissipée la tempête en altitude, il dépêcherait ses corbeaux sentinelles qui franchiraient le col et redescendraient dans la plaine pour l’espionner comme ils l’avaient fait tous ces derniers jours, et ils en reviendraient avec une nouvelle consternante : la princesse avait disparu ! Même les meilleurs pisteurs du roi Coyote seraient incapables de repérer son itinéraire depuis son bivouac de la veille, tant elle avait habilement maquillé ses vraies traces pour les remplacer par des fausses.

L’aube la trouva au cœur d’une grande forêt. Le château du roi Coyote était bâti sur un haut plateau cerné de montagnes ; elle estima qu’elle avait encore plusieurs heures de trajet. Passant au large de la grande route empruntée par les messagers du Marché aux Chiffreurs, elle bivouaqua sous un surplomb rocheux au bord d’une rivière, abritée de la bise humide et protégée des regards inquisiteurs des corbeaux sentinelles, et là, elle alluma un tout petit feu sur lequel elle se prépara du thé et des flocons d’avoine.

Elle fit un somme jusqu’au milieu de l’après-midi, puis se leva, se baigna dans l’eau glaciale du torrent et ouvrit le paquet emballé dans une toile cirée qu’elle avait pris avec elle. Il contenait l’un des costumes portés par les messagers à cheval qui faisaient la navette avec le Marché aux Chiffreurs. Il contenait également plusieurs livres remplis de messages chiffrés – des messages authentiques émanant de divers stands du marché et adressés au château du roi Coyote.

Alors qu’elle sortait des bois pour rejoindre la grand-route, elle entendit passer une bruyante cavalcade et comprit que le premier contingent de messagers venait de franchir le col après avoir attendu la fin de la tempête. Elle attendit quelques minutes, puis elle les suivit. Dès qu’elle eut quitté les bois touffus et rejoint la grand-route, elle serra la bride de sa jument et s’arrêta, interdite, en contemplant pour la première fois le château du roi Coyote.

Elle n’avait jamais rien vu de semblable dans tous ses voyages au Pays d’Au-delà. Sa base était large comme une montagne, et ses murailles s’élevaient, lisses et verticales, pour se perdre dans les nuages. Une nuée galactique de lumière scintillait de sa myriade de fenêtres. L’édifice était défendu par d’imposantes fortifications, équivalentes chacune à un château de bonne taille, quoique pas édifiées sur des fondations de pierre mais à même les nuages ; car le roi Coyote, dans sa grande ingéniosité, avait conçu le moyen de bâtir des édifices qui flottaient dans les airs.

La princesse Nell piqua des fers, car, nonobstant sa torpeur, elle pressentait qu’on pouvait fort bien surveiller la grand-route depuis l’une des fenêtres sous auvent scintillant au sommet des tours. Tout en fonçant au galop vers le château, elle était partagée entre la conscience de sa stupidité à oser s’attaquer à une aussi puissante forteresse et son admiration pour l’œuvre du roi Coyote. De minces nuages de ténèbres diaphanes suintaient entre tours et palissades et, lorsqu’elle fut plus près, la princesse vit qu’il s’agissait en réalité de régiments de corbeaux pratiquant leurs exercices militaires. Ils étaient ce qui chez le roi Coyote se rapprochait le plus d’une armée ; car, comme le lui avait expliqué un de ces volatiles, après qu’il lui eut dérobé la onzième clef suspendue à son cou:

Châteaux, jardins, or et joyaux :

Satisfaction, pour les idiots

Comme la princesse Nell ; mais ceux qui

Cultivent leur esprit,

Tels que le roi Coyote et ses corbeaux

Compilent leur pouvoir, morceau après morceau,

Le cachant en des lieux secrets

Que personne ne connaît.

Le roi Coyote ne maintenait pas son pouvoir par la force armée, mais par l’ingéniosité, et les sentinelles étaient la seule armée dont il ait besoin, et l’information sa seule arme.

Alors qu’elle galopait pour franchir les derniers kilomètres menant à la grille, en se demandant si ses jambes et son dos allaient tenir le coup, un mince panache noir jaillit d’un étroit portail tout en haut de l’une des courtines flottantes, puis grossit pour former une boule transparente avant de plonger vers elle comme une comète en piqué. Elle ne put s’empêcher de rentrer la tête dans les épaules devant cette illusion de masse et de vitesse, mais, parvenu à un jet de pierre de son crâne, le vol de corbeaux se divisa en plusieurs contingents qui se mirent à tournoyer et à converger sur elle de plusieurs directions à la fois, la frôlant de si près que leurs battements d’ailes lui soulevaient les cheveux, avant finalement de se regrouper en formation bien disciplinée qui regagna sa courtine sans demander son reste. Apparemment, elle avait réussi l’inspection. Quand elle parvint à l’imposant portail, on l’avait ouvert pour elle et personne ne le gardait. La princesse Nell s’avança dans les larges rues du château du roi Coyote.

C’était la plus belle cité qu’elle ait jamais vue : ici, l’or et le cristal n’étaient pas dissimulés au fond du trésor royal, mais servaient de matériaux de construction. Plantes et verdure étaient omniprésentes, car le roi Coyote était fasciné par les secrets de la nature, et il avait dépêché ses agents jusqu’aux confins du monde pour qu’ils lui ramènent des semences exotiques. Les larges boulevards de la cité du roi Coyote étaient bordés d’arbres dont les branches maîtresses s’incurvaient au-dessus des parements en pierre de taille pour former de hautes voûtes bruissantes. Le dessous des feuilles était argenté et semblait émettre une douce lumière, et les branches étaient chargées de broméliacées violettes et magenta, vastes comme des chaudrons, d’où émanait une suave odeur épicée, aux corolles recouvertes de nuées de colibris à gorge rouge et remplies d’eau où vivaient des scarabées et de minuscules rainettes fluorescentes.

La Route des Messagers était jalonnée de plaques de laiton poli encastrées entre les pavés. Son itinéraire empruntait un grand boulevard qui menait dans un parc encerclant la ville, puis une rue qui grimpait en spirale autour du promontoire central. Plus sa monture se rapprochait de la couche de nuages, plus la princesse Nell sentait ses oreilles claquer, et chaque coude de la route lui offrait un nouveau panorama sur la cité en contrebas et sur la constellation de courtines flottantes d’où s’envolaient toujours les corbeaux sentinelles, allant et venant par compagnies et par escadrons pour rapporter des nouvelles des quatre coins de l’empire.

Elle passa devant un site où le roi Coyote faisait procéder à des agrandissements ; mais, au lieu d’une armée de maçons et de charpentiers, elle ne vit qu’un seul ouvrier, un gros bonhomme à barbe grise, qui tirait sur une longue pipe fine, un sac en cuir accroché à la ceinture. Arrivé au centre du chantier de construction, il plongea la main dans son sac et en ressortit une graine de la taille d’une pomme qu’il planta dans le sol. Le temps de rejoindre le bord de la route en spirale, une grande hampe de cristal scintillant avait jailli du sol et montait déjà loin au-dessus de leur tête, étincelante au soleil, pour se diviser en branches comme un arbre. Lorsque la princesse Nell le perdit de vue au coin de la route, le bâtisseur tirait sur sa pipe d’un air satisfait en contemplant une voûte cristalline qui recouvrait à présent presque entièrement la parcelle.

La princesse Nell contempla tout cela, et bien d’autres prodiges, durant sa longue ascension sur la route en spirale. Les nuages se dissipèrent et Nell découvrit que la vue portait jusque fort loin dans toutes les directions. Le domaine du roi Coyote était situé au cœur même du Pays d’Au-delà, et son château était bâti sur un haut plateau au centre de son domaine de sorte que, depuis ses fenêtres, il pouvait voir jusqu’aux rives scintillantes de l’océan ceignant l’île. Nell ne cessait de scruter l’horizon tandis qu’elle grimpait vers le donjon intérieur du Roi, espérant toujours apercevoir l’île lointaine où Harv se languissait, prisonnier du Château noir : mais il y avait quantité d’îles sur la mer au loin, et il était difficile de distinguer les tours du Château noir des escarpements rocheux.

Enfin, la route devint plate et obliqua vers l’intérieur pour franchir un autre porche, toujours non gardé, percé dans une autre imposante muraille ; bientôt la princesse Nell se retrouva dans une cour gazonnée et fleurie, sous le donjon du Roi – un haut palais qui semblait avoir été taillé dans un seul diamant de la taille d’un iceberg. Maintenant que le soleil s’enfonçait à l’ouest, ses rayons orangés enflammaient les murs de l’édifice en projetant une myriade de minuscules arcs-en-ciel, pareils aux éclats d’un vase en cristal brisé. Une douzaine de messagers faisaient la queue aux portes du donjon. Ils avaient laissé leurs chevaux dans un coin de la cour où se trouvaient un abreuvoir et une mangeoire. La princesse Nell fit de même puis se joignit à la file.

« Je n’ai encore jamais eu l’honneur de porter un message au roi Coyote, dit la princesse Nell au messager qui la précédait dans la queue.

— Vous verrez, c’est une expérience inoubliable, dit le messager, un jeune homme puant d’assurance, brun et barbichu.

— Pourquoi faut-il attendre dans cette queue ? Dans les stands du Marché aux Chiffreurs, on dépose les livres sur la table et on passe son chemin. »

Plusieurs messagers se retournèrent alors pour toiser la princesse Nell avec dédain. Le messager barbichu fit un visible effort pour maîtriser son amusement et dit : « Le roi Coyote n’est pas un de ces moins-que-rien installés derrière un étal du Marché aux Chiffreurs ! D’ailleurs, vous ne tarderez pas à le constater par vous-même !

— Mais ne prend-il pas ses décisions de la même façon que tous les autres : en consultant un manuel de règles ? »

À ces mots, les autres messagers ne cherchèrent même plus à retenir leur amusement. Le barbichu adopta un ton nettement sarcastique : « Dans ce cas, quel serait l’intérêt d’avoir un Roi ? Il n’a besoin de nul manuel pour inspirer ses décisions. Le roi Coyote a construit une puissante machine à penser, Magicien 0.2, qui contient toute la sagesse du monde. Quand nous lui apportons un livre, ses acolytes le déchiffrent et consultent Magicien 0.2. Parfois, il faut des heures au Magicien pour qu’il prenne sa décision. Je vous conseille de patienter respectueusement et d’observer le silence quand vous serez en présence de la grande machine !

— Je n’y manquerai pas », dit la princesse Nell, plus amusée que fâchée par l’impertinence de cet humble messager.

La queue progressait régulièrement et, tandis que le soir tombait et que s’éteignaient les rayons orangés du soleil, la princesse Nell nota des lumières bariolées qui flamboyaient à l’intérieur du donjon. Ces lumières semblaient redoubler d’intensité chaque fois que Magicien 0.2 cogitait et scintiller d’un pâle éclat le reste du temps. La princesse Nell essaya de distinguer d’autres détails de ce qui se passait à l’intérieur de la forteresse, mais les innombrables facettes brisaient la lumière et la réfractaient dans toutes les directions, de sorte qu’elle ne voyait que des fragments épars : tenter de voir à l’intérieur du sanctuaire du roi Coyote était comme chercher à vouloir se remémorer les détails d’un rêve oublié.

Finalement, le messager barbichu émergea, gratifia la princesse Nell d’un ultime sourire condescendant et lui rappela de faire preuve du respect voulu.

« Suivant ! » annonça l’acolyte d’une voix chantante, et la princesse Nell pénétra dans le donjon.

Cinq acolytes se tenaient dans l’antichambre, chacun derrière un bureau encombré de piles de vieux registres poussiéreux et de longs rouleaux de ruban de papier. Nell avait apporté trente livres du Marché aux Chiffreurs et, selon leurs instructions, elle les distribua aux divers acolytes pour qu’ils les déchiffrent. Les acolytes n’étaient ni jeunes ni vieux, mais au mitan de leur vie, et tous vêtus de blouses blanches frappées des armes du roi Coyote brochées de fil d’or. Chacun portait en outre une clef autour du cou. La princesse attendit qu’ils aient déchiffré le contenu des registres qu’elle avait apportés et qu’ils aient inscrit les résultats en perforant les bandes de papier à l’aide de petites machines astucieusement intégrées à leurs tables.

Alors, avec grande cérémonie, les treize bandes de papier furent enroulées et disposées sur un énorme plateau d’argent porté par un jeune enfant de chœur. Deux larges portes s’ouvrirent toutes grandes, et les acolytes, l’enfant de chœur et la princesse Nell formèrent une manière de procession qui s’introduisit à pas lents dans la Chambre du Magicien, une vaste salle voûtée, et en descendit la longue allée centrale.

Tout au bout de la chambre se trouvait… rien. Une sorte de vaste espace vide entouré par tout un attirail complexe de machines et de mouvements d’horlogerie avec devant, un petit autel. Cela évoquait pour la princesse une scène de théâtre, mais sans décor ni rideaux. À proximité de la scène se tenait un grand prêtre, plus âgé que les autres, et vêtu d’une robe blanche encore plus impressionnante.

Quand ils furent parvenus au bout de l’allée, le prêtre accomplit un cérémonial de pure forme, pour louer la beauté du Magicien et requérir sa coopération. Alors qu’il prononçait ces mots, des lumières s’allumèrent et la machinerie se mit à ronronner. La princesse Nell vit que cette cave n’était en définitive que l’antichambre d’un espace bien plus vaste contenu à l’intérieur et que cet espace était rempli de tout un appareillage complexe : d’innombrables tringles fines et brillantes, à peine plus larges que des mines de crayon, disposées en un fin lacis, et qui coulissaient en avant et en arrière, mues par des cames montées sur des arbres de transmission qui traversaient la pièce de part en part. Tout ce dispositif dégageait de la chaleur en fonctionnant, et la température dans la salle était passablement élevée, malgré le vigoureux courant d’air glacé des montagnes chassé par des ventilateurs aussi grands que des moulins à vent.

Le prêtre prit sur le plateau le premier des treize rouleaux de bande perforée et l’introduisit dans une fente au-dessus de l’autel. C’est à cet instant que Magicien 0.2 entra véritablement en action, et la princesse Nell constata que tous les bourdonnements, tous les vrombissements qu’elle avait perçus jusqu’ici n’avaient été qu’un prélude : le bruit de la machine tournant à l’extrême ralenti. Chacune de ses millions de cames était minuscule, mais la force nécessaire pour les mouvoir toutes en même temps était d’une amplitude sismique, et Nell percevait les vibrations formidables des arbres de transmission et des réducteurs à l’œuvre sous le robuste plancher du donjon.

Des lampes s’allumèrent tout autour de la scène, certaines étant incorporées à sa surface même, d’autres dissimulées dans la machinerie alentour. La princesse Nell vit avec surprise une sorte de forme lumineuse tridimensionnelle commencer à se concrétiser au centre de la scène vide. Apparut graduellement une tête qui acquit de nouveaux détails tandis que l’appareillage tonnait et sifflait de plus belle : c’était un vieillard chauve à la longue barbe blanche, le visage profondément ridé par la réflexion. Au bout de quelques instants, la barbe explosa en une nuée d’oiseaux blancs et la tête devint une montagne rocailleuse autour de laquelle tournoyaient les oiseaux, puis la montagne entra en éruption, crachant un fleuve de lave orange qui remplit graduellement le volume entier de la scène, jusqu’à former un cube massif et scintillant de lumière orangée. C’est ainsi que chaque image se fondait en une autre, spectacle fort prodigieux qui se prolongea plusieurs minutes, et, durant tout ce temps, l’appareillage gémissait tout ce qu’il savait, au grand effroi de la princesse Nell qui suspectait que si elle n’avait pas déjà eu l’occasion de voir à l’œuvre d’autres machines moins complexes au Castel Turing, elle aurait sans doute tourné les talons et pris la fuite.

Finalement, malgré tout, les images s’éteignirent, la scène redevint vide et l’autel cracha un ruban de papier perforé, que le prêtre replia soigneusement avant de le confier à l’un de ses acolytes. Après une brève prière d’action de grâces, le prêtre introduisit la deuxième bande dans l’autel, et tout le processus recommença, cette fois avec des images différentes mais tout aussi remarquables.

Et cela continua, bande après bande. Quand la princesse Nell se fut accoutumée au bruit et aux vibrations du Magicien, elle se mit à prendre goût à ces images qui lui semblaient refléter une certaine qualité artistique – plus proche d’une création de l’esprit humain, sans aucun caractère mécanique.

Le Magicien toutefois était indéniablement une machine. Elle n’avait pas encore eu le loisir de l’étudier en détail, mais, après toutes ses expériences dans les autres châteaux du roi Coyote, elle avait l’impression qu’il s’agissait encore une fois d’une machine de Turing.

Son étude approfondie du Marché aux Chiffreurs, et en particulier des livres de règles employés par ces derniers pour répondre aux messages, lui avaient en effet enseigné qu’en dépit de toute sa complexité ce n’était jamais qu’une nouvelle machine de Turing. Elle était montée jusqu’au château du roi Coyote pour vérifier si le Roi répondait à ses messages en se conformant à des règles analogues. Auquel cas, l’ensemble du système – l’ensemble du royaume – ne serait rien d’autre qu’une vaste machine de Turing. Et comme elle l’avait constaté, durant son séjour au cachot, en communiquant avec le duc mystérieux par l’entremise de messages inscrits sur une chaîne, une machine de Turing, si complexe soit-elle, n’avait rien d’humain. Elle n’avait pas d’âme. Elle était incapable de faire ce que faisait un homme.

La treizième bande fut introduite dans l’autel, et la machinerie se mit à gémir, puis à ronfler, puis à gronder. Les images apparaissant au-dessus de la scène se firent encore plus exotiques et délirantes, et, en contemplant les visages du prêtre et des acolytes, la princesse Nell put constater que même eux étaient surpris ; qu’ils n’avaient encore jamais rien vu de semblable. Plus les minutes passaient, et plus les images devenaient fragmentées et bizarres, pures incarnations de concepts mathématiques ; finalement, l’obscurité complète envahit la scène, seulement traversée de rares éclairs colorés aléatoires. Le Magicien s’était mis dans un tel état que tous se sentaient piégés dans les entrailles d’une machine colossale capable à tout moment de les pulvériser. Le jeune enfant de chœur finit par craquer et s’enfuit par l’allée centrale. En moins d’une minute, les acolytes firent de même, l’un après l’autre, reculant pas à pas jusqu’à mi-longueur de l’allée, avant de faire demi-tour pour détaler au pas de course. Finalement, même le grand-prêtre tourna les talons et s’enfuit. Le grondement des machines avait atteint désormais une intensité propre à faire croire à un séisme mémorable, et Nell dut se retenir en posant une main sur l’autel. La chaleur émanant de l’arrière de la machine était comparable à celle d’une forge, et Nell apercevait un faible éclat émanant de ses entrailles, preuve que certaines bielles étaient chauffées au rouge.

Finalement, tout cessa. Le silence était assourdissant. Nell réalisa qu’elle s’était faite toute petite et elle se redressa. La lueur rouge émanant des entrailles du Magicien s’éteignit peu à peu.

Une lumière blanche se déversa soudain, venue de partout. La princesse Nell se rendit compte qu’elle provenait de l’extérieur des murs de diamant du donjon. Quelques minutes auparavant, c’était encore la nuit. À présent régnait la lumière, mais ce n’était pas celle du jour ; elle provenait de toutes les directions à la fois, et c’était une lumière froide et sans couleur.

Nell se précipita dans l’allée pour ouvrir la porte de l’antichambre mais elle n’était plus là. Il n’y avait plus rien. L’antichambre avait disparu. Et plus loin, le jardin fleuri également, et les chevaux, et le mur d’enceinte, et la route en spirale, la cité du roi Coyote, et le Pays d’Au-delà. Ne restait plus à la place que cette douce lumière blanche.

Elle se retourna. La chambre du Magicien était toujours là.

Tout au bout de l’allée, elle avisa un homme assis sur l’autel, qui la contemplait. Il portait une couronne. Autour de son cou était une clef – la douzième clef du Château noir.

La princesse Nell redescendit l’allée vers lui. Le roi Coyote était un homme d’âge mûr, aux cheveux blond pâle et décolorés, aux yeux gris, portant une barbe un rien plus foncée que les cheveux, et pas franchement bien taillée. Alors que la princesse approchait, il parut prendre conscience de la présence de la couronne sur sa tête. Il éleva la main, l’ôta et la jeta négligemment sur l’autel.

« Très drôle, dit-il, vous avez réussi à glisser une division par zéro à travers toutes mes défenses. »

La princesse Nell refusa de se laisser entraîner par cette décontraction étudiée. Elle s’immobilisa à quelques pas de lui. « Puisque je ne vois personne ici pour procéder aux présentations, je prendrai la liberté de le faire moi-même. Je suis la princesse Nell, duchesse de Turing », sur quoi elle lui tendit la main.

Le roi Coyote parut légèrement embarrassé. Il descendit d’un bond de l’autel, s’approcha de la princesse Nell et lui baisa la main. « Le roi Coyote, pour vous servir.

— Ravie de faire votre connaissance.

— Tout le plaisir est pour moi. Désolé ! j’aurais dû me douter que le Manuel vous aurait enseigné les bonnes manières.

— Je n’ai pas l’heur de connaître le Manuel auquel vous faites référence, dit la princesse Nell. Je ne suis qu’une princesse lancée dans une quête : obtenir les douze clefs du Château noir. Je note que l’une d’elles est en votre possession. »

Le roi Coyote leva les mains, les paumes en avant. « N’en dites pas plus. Un combat singulier ne sera pas nécessaire. Vous avez déjà la victoire. » Il ôta de son cou la douzième clef et la tendit à la princesse Nell. Elle la prit avec une légère révérence ; mais, au moment où la chaîne glissait autour de ses doigts, le roi resserra brusquement son étreinte, de sorte que tous deux se trouvaient liés par la chaîne. « À présent que votre quête est achevée, pouvons-nous mettre bas les masques ?

— Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire, Majesté. »

Il fit mine de contrôler son exaspération. « Quelle était votre intention réelle en venant ici ?

— Obtenir la douzième clef.

— À part ça ?

— En savoir plus sur Magicien 0.2.

— Ah.

— Découvrir que c’était, en fait, une machine de Turing.

— Eh bien, vous tenez votre réponse. Magicien 0.2 est assurément une machine de Turing – la plus puissante jamais construite.

— Et le Pays d’Au-delà ?

— Intégralement créé à partir de graines. Des graines inventées par moi.

— Et c’est donc également une machine de Turing ? Entièrement contrôlée par Magicien 0.2 ?

— Non, dit le roi Coyote. Gérée par Magicien. Contrôlée par moi.

— Mais les messages du Marché aux Chiffreurs contrôlent bien tous les événements qui se produisent au Pays d’Au-delà, n’est-ce pas ?

— Vous êtes fort perspicace, princesse Nell.

— Ces messages transmis à Magicien… encore une machine de Turing.

— Ouvrez l’autel », dit le roi Coyote, en indiquant une large plaque de laiton percée en son centre d’un trou de serrure.

La princesse Nell utilisa sa clef pour ouvrir la serrure et le roi Coyote rabattit le couvercle de l’autel. À l’intérieur, se trouvaient deux petites machines, une pour lire les bandes, l’autre pour les écrire.

« Suivez-moi », dit le roi Coyote et il rabattit une trappe encastrée dans le sol derrière l’autel.

La princesse Nell descendit derrière lui un escalier en colimaçon qui accédait à une petite salle. Les tringles de liaison sortant de l’autel y descendaient pour aboutir à une petite console.

« Magicien n’est même pas raccordé à l’autel ! Il ne fait rien, s’étonna la princesse Nell.

— Oh, mais Magicien en fait beaucoup. Il m’aide à garder la trace des choses, il fait des calculs, et ainsi de suite. En revanche, tout ce cinéma, là-haut sur la scène, n’est là que pour la galerie – juste pour impressionner les gens du commun. Quand un message arrive ici du Marché aux Chiffreurs, je le lis moi-même et j’y réponds de même.

« Vous pouvez donc constater, princesse Nell, que le Pays d’Au-delà n’est en fait pas du tout une machine de Turing. C’est en réalité une personne – plusieurs personnes, pour être précis. Maintenant, elle est tout à vous. »

Le roi Coyote reconduisit la princesse Nell au cœur de son donjon et lui offrit une visite guidée des lieux. Le clou en était la bibliothèque. Il lui montra les livres contenant les règles de programmation de Magicien 0.2, et d’autres expliquant comment amener les atomes à s’organiser pour créer des machines, des bâtiments, des univers entiers.

« Vous voyez, princesse Nell, vous venez aujourd’hui de conquérir ce monde et, maintenant que vous l’avez conquis, vous n’allez pas tarder à découvrir que c’est un endroit passablement ennuyeux. Votre responsabilité dorénavant sera de créer, pour les autres, d’autres mondes à leur faire explorer et conquérir. » D’un geste de la main vers la fenêtre, le roi Coyote indiqua le vaste espace vide occupé naguère par le Pays d’Au-delà. « Ce n’est pas la place qui manque…

— Qu’allez-vous faire, roi Coyote ?

— Appelez-moi John, Votre Altesse Royale. Dorénavant, je n’ai plus de royaume.

— John, qu’allez-vous faire ?

— Je me suis, moi aussi, lancé dans une quête.

— Et quelle est-elle ?

— Retrouver l’Alchimiste, qui qu’il puisse être.

— Et y a-t-il… »


Nell suspendit un instant sa lecture du Manuel. Ses yeux s’étaient emplis de larmes.

« Y a-t-il quoi ? demanda la voix de John sortant du livre.

— Y a-t-il quelqu’un d’autre ? une autre personne qui m’aurait accompagnée tout au long de ma quête ?

— Oui, effectivement », dit John, tranquillement, après une brève pause. En tout cas, j’ai toujours senti sa présence.

— Est-elle là en ce moment ?

— Seulement si tu lui fais une place, dit John. Lis les livres, et ils te montreront comment faire. »


Sur quoi, John, ex-roi Coyote et empereur du Pays d’Au-delà, s’évanouit dans un grand éclair, laissant la princesse Nell seule dans la grande bibliothèque poussiéreuse. La princesse Nell posa la tête sur un vieux grimoire relié de cuir et huma son parfum intense. Une larme de joie roula de chacun de ses yeux. Mais elle maîtrisa l’envie de pleurer et ouvrit plutôt le grimoire.

Tous ces livres étaient des livres magiques, et ils absorbèrent à tel point la princesse Nell que, durant de longues heures, et même des jours peut-être, elle oublia tout ce qui l’entourait ; ce qui n’importait guère, car rien ne subsistait du Pays d’Au-delà. Mais à la longue, elle finit par sentir quelque chose lui chatouiller le pied. Machinalement, elle tendit la main pour se gratter. Quelques instants plus tard, le chatouillement reprit. Cette fois, elle baissa les yeux et découvrit avec surprise que le plancher de la bibliothèque était intégralement recouvert d’un tapis gris-brun, moucheté çà et là de taches blanches et noires.

C’était un tapis mobile et vivant. C’était en fait, l’Armée des souris. Tous les autres édifices, lieux et créatures vus par la princesse Nell au Pays d’Au-delà avaient été des inventions produites par Magicien 0.2 ; mais, apparemment, les souris constituaient une exception, car elles existaient indépendamment des machinations du roi Coyote. Quand le Pays d’Au-delà avait disparu, tous les obstacles divers qui avaient tenu l’Armée des souris éloignée de la princesse Nell avaient disparu en même temps, et sous peu, elles avaient réussi à la situer et converger sur leur Reine tant recherchée.

« Que voulez-vous me voir faire ? » demanda la princesse Nell. Car elle n’avait encore jamais été reine et elle ignorait tout du protocole.

Un chœur de couinements excités émana des souris tandis qu’elles lançaient et relayaient des ordres. Le tapis fut agité d’une commotion violente mais parfaitement organisée, à mesure que les souris se regroupaient en pelotons, compagnies, bataillons et régiments, commandés chacun par un officier. Une souris escalada le pied de la table de la princesse Nell, s’inclina devant elle, puis entreprit de couiner des ordres depuis ce poste élevé. Comme à la parade, les souris exécutèrent alors un mouvement de repli jusqu’aux extrémités de la pièce, se disposant en forme de boîte vide et laissant un vaste rectangle ouvert au milieu du plancher.

La souris juchée sur la table, que Nell avait décidé de surnommer la Généralissime, émit une longue série d’instructions, en courant aux quatre coins pour s’adresser aux divers contingents de son armée. Quand la Généralissime eut terminé, une musique aiguë se fit entendre, lorsque les cornemuseux de l’Armée des souris se mirent à souffler dans leur instrument et les tambours à frapper leurs peaux.

De petits groupes de souris se mirent à gagner l’espace vide, chaque groupe se dirigeant vers un endroit différent. Une fois que chacun eut atteint son emplacement désigné, chacune des souris se disposa de telle manière que le groupe tout entier dessinait une lettre. De la sorte, le message suivant apparut sur le plancher de la bibliothèque :


SOMMES ENSORCELÉES

DEMANDONS ASSISTANCE

REPORTEZ-VOUS AUX LIVRES


« Je ferai tout mon possible pour vous désensorceler », promit la princesse Nell et, aussitôt, un formidable cri de gratitude jaillit, assourdissant, de toutes les gorges minuscules de l’Armée des souris.

Trouver le livre requis ne fut pas long. L’Armée des souris éclata en petits détachements, chacun se chargeant qui d’aller récupérer un livre sur une étagère, qui de le déposer par terre, qui de l’ouvrir et de courir de page en page, à la recherche des formules magiques idoines. En moins d’une heure, la princesse Nell nota qu’un large corridor dégagé s’était ouvert au sein de l’Armée des souris et qu’un grimoire l’empruntait pour se diriger vers elle, semblant flotter à deux centimètres au-dessus du sol.

Avec précaution, elle le récupéra sur le dos des rongeurs qui le transportaient et le feuilleta jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une formule pour désenvoûter les souris. « Bon, très bien », dit-elle, et elle se mit à lire la formule ; mais soudain l’air s’emplit de couinements surexcités et toutes les souris se mirent à détaler, prises de panique. La Généralissime escalada la page, sautant sur place dans un état d’excitation extrême, en agitant avec frénésie ses petites pattes avant au-dessus de sa tête.

« Ah ! je comprends », dit la princesse Nell. Elle prit le livre et sortit de la bibliothèque, en prenant garde de n’écraser aucun de ses sujets, et elle les suivit dans le vaste espace vide à l’extérieur.

Une fois encore l’Armée des souris effectua un exercice époustouflant pour emplir la plaine vide et blême, regroupée en pelotons, compagnies, bataillons, régiments et brigades ; mais, cette fois, la parade occupait un espace bien plus vaste, car les souris avaient pris soin de se disposer avec un espacement égal à une longueur de bras humain. Certains pelotons durent ainsi parcourir l’équivalent, pour eux, de plusieurs lieues pour parvenir jusqu’aux lisières de la formation. La princesse Nell profita de ce délai pour passer en revue les troupes et répéter la formule.

Finalement, la Généralissime s’approcha, fit une profonde révérence et lui donna le feu vert en levant le pouce, même si la princesse Nell dut d’abord repérer le minuscule chef, puis loucher pour déceler son geste.

Elle se rendit à l’emplacement qu’on lui avait laissé à la tête de la formation, ouvrit le livre et prononça la formule magique.

Il y eut un violent coup de tonnerre, et un coup de vent brutal qui la fit tomber à la renverse. Elle leva les yeux, hébétée, et découvrit qu’elle était entourée par une armée gigantesque composée de centaines de milliers de jeunes filles, de quelques années à peine ses cadettes. Un concert délirant de vivats s’éleva, et toutes s’agenouillèrent comme un seul homme, dans une scène de jubilation tapageuse, jurant fidélité à la reine Nell.

Hackworth en Chine, déprédations des Poings ; une rencontre avec le Dr X ; une procession inhabituelle

On disait que les Chinois avaient le plus grand respect pour les fous, et que durant la Guerre des Boxers certains missionnaires occidentaux, sans doute déjà de caractère fragile, étant restés plusieurs semaines coincés sous des amoncellements de décombres, ayant fui pour éviter les tirs croisés des assaillants Boxers et des troupes impériales, ayant entendu les cris de leurs ouailles brûlées vives et torturées dans les rues de Pékin, ces hommes avaient définitivement perdu l’esprit et avaient pu rejoindre, indemnes, les rangs des assiégeants qui les avaient nourris et traités avec déférence.

John Percival Hackworth s’était installé dans une suite au dernier étage du Shangri-La de Pudong (ou Shong-euh-li-lah pour reprendre l’accent chantant des chauffeurs de taxi) et il venait d’enfiler une chemise propre ; son plus beau gilet, ceint d’une chaîne en or d’où pendaient son sceau, ses boîtes à priser, sa montre de gousset ainsi qu’un visiophone ; un long manteau de cheval à queue de pie ; des bottes de cuir noir aux éperons de cuivre astiqués à la main dans le hall du Shong-euh-li-lah par un coolie aussi servile qu’insolent, et qu’Hackworth soupçonnait d’être un Poing ; des gants neufs en chevreau ; et son chapeau melon, certes débarrassé de sa mousse et plus ou moins rafistolé, mais qui avait assurément connu bien des tribulations en terrain difficile.

Alors qu’il traversait la rive gauche du Huangpu, la foule habituelle de paysans affamés et d’amputés professionnels vint l’encercler comme une vague déferlant sur une grève plate car, même s’il était toujours risqué de se déplacer ici à cheval, cela n’avait rien d’insensé, et Hackworth n’avait d’ailleurs pas la réputation d’un forcené. Il gardait ses yeux gris obstinément fixés sur la palissade de lignes d’Alim en flammes, qui délimitaient une frontière de la République côtière se rétrécissant comme peau de chagrin, et il les laissait tirer sur ses basques mais ne faisait même pas attention à eux. À plusieurs reprises, trois tout jeunes paysans, identifiables comme tels à leur hâle prononcé et à leur ignorance des technologies modernes de sécurité, commirent l’erreur de tendre la main vers sa chaîne de montre et reçurent une décharge d’avertissement pour leur peine. L’un d’eux refusa de lâcher jusqu’à ce que l’odeur de chair brûlée monte de sa paume, alors il ôta sa main avec une lenteur étudiée, en dévisageant Hackworth pour lui montrer qu’il n’était pas douillet, tout en ajoutant d’une voix forte et claire une remarque qui fit courir dans la foule un rire étouffé.

Il emprunta la route de Nankin, qui lui fit traverser le cœur du quartier commerçant de Shanghai, aujourd’hui réduit à un interminable gantelet de mendiants basanés accroupis sur leurs talons, agrippant les sacs de plastique bariolés qui leur tenaient lieu de valise, et se passant tranquillement des mégots de cigarettes. Dans les vitrines des échoppes au-dessus de leur tête, des mannequins animés paradaient et posaient, vêtus du dernier cri de la mode en République côtière. Hackworth nota que leur style était bien plus classique que dix ans auparavant, lors de son dernier passage par la route de Nankin. Les mannequins de femme n’exhibaient plus de jupes fendues. Beaucoup ne portaient même plus de jupe du tout, mais des pantalons de soie, ou des robes longues qui en révélaient encore moins. Un étalage était centré sur un personnage de patriarche allongé sur une estrade, coiffe d’un bonnet rond à pompon bleu : un mandarin. Un jeune lettré s’inclinait devant lui. Autour de l’estrade, quatre groupes de mannequins manifestaient les quatre autres formes de relations filiales.

Donc, il était de nouveau chic d’être confucéen, ou à tout le moins de bonne politique. D’ailleurs, cette vitrine était l’une des rares à n’être pas entièrement recouverte d’affiches rouges du Poing.

Hackworth passa devant des villas de marbre bâties par des Juifs irakiens aux siècles passés, devant l’hôtel où Nixon avait séjourné jadis, devant les enclaves de tours qui avaient servi de tête de pont aux hommes d’affaires occidentaux lors du développement post-communiste qui avait conduit à la sordide abondance de la République côtière. Il passa devant des boîtes de nuit vastes comme des stades ; des fosses de jai-lai où des réfugiés hébétés contemplaient, bouche bée, la bousculade des parieurs ; des venelles remplies d’échoppes ; une rue consacrée aux produits de luxe en alligator ; une autre aux fourrures ; une autre aux objets en cuir ; un district nanotech formé de minuscules entreprises qui faisaient de l’ingénierie à façon ; des stands de fruits et légumes : un cul-de-sac où des trafiquants vendaient des antiquités posées sur des charrettes à bras, l’un spécialisé dans les écrins en cinabre, l’autre dans le kitsch maoïste. Chaque fois que la densité faisait mine de décroître et qu’il pensait avoir atteint les limites de la ville, il retombait sur un nouveau faubourg composé de galeries marchandes miniatures serrées sur trois niveaux, et tout recommençait.

Mais, alors que la journée tirait à sa fin, il parvint quand même par atteindre les limites de la ville et poursuivit sa route vers l’ouest : dès lors, il devint évident qu’il était fou et les passants se mirent à le considérer avec une crainte respectueuse en s’écartant sur son passage. Vélos et piétons se firent plus rares, remplacés par des engins militaires, plus lourds et plus rapides. Hackworth n’aimait pas chevaucher sur le bas-côté des grandes voies de communication, aussi demanda-t-il à Kidnappeur de lui trouver un itinéraire moins direct pour Suzhou, qui emprunterait des routes plus étroites. On était en plein delta du Yangzi, à quelques centimètres seulement au-dessus du niveau des eaux, où les canaux de transport, d’irrigation et de drainage étaient plus nombreux que les routes. Les canaux se ramifiaient dans ce terrain noir et puant comme des vaisseaux sanguins irriguant les tissus du cerveau. La plaine était fréquemment ponctuée de petits tumulus contenant les cercueils de tel ou tel ancêtre, disposés juste assez haut pour rester hors d’atteinte des inondations régulières. Plus à l’ouest, des collines escarpées s’élevaient au-dessus des rizières, noires de végétation. Les postes de contrôle installés par la République côtière aux carrefours étaient gris et floconneux, telles des plaques de moisissure grandes comme des maisons, tant était forte la densité du réseau fractal de défense et, lorsque son regard voulut transpercer le nuage d’aérostats macro et microscopiques, Hackworth eut du mal à distinguer les hoplites postés en leur centre, avec les ondes de chaleur qui s’élevaient des radiateurs accrochés dans leur dos et faisaient vibrer cette soupe aérienne. Ils le laissèrent passer sans encombre. Hackworth s’attendait à rencontrer d’autres postes de contrôle, à mesure qu’il s’enfoncerait en territoire contrôlé par les Poings, mais le premier devait être le dernier ; la République côtière n’avait pas les moyens d’assurer une défense en profondeur et ne pouvait mobiliser qu’un barrage unidimensionnel.

Quinze cents mètres après le poste, à une autre petite intersection, Hackworth découvrit deux croix improvisées taillées fort récemment dans des troncs de mûrier – des feuilles vertes flottaient encore sur les branches. Deux jeunes Blancs avaient été ligotés aux croix par des serre-câbles en plastique gris, brûlés à plusieurs endroits puis méthodiquement éviscérés. À leur coupe de cheveux, aux strictes cravates noires qu’on leur avait ironiquement laissées autour du cou, Hackworth jugea qu’il devait s’agir de Mormons. Un long écheveau d’intestin traînait de l’un des ventres jusque dans la poussière du chemin, au milieu duquel un porc efflanqué tirait dessus avec obstination.

Hackworth vit peu d’autres cadavres mais leur odeur imprégnait l’air moite et chaud. Il crut à un moment entrevoir un réseau de barrières de défense nanotechnologique jusqu’au moment où il réalisa qu’il s’agissait d’un phénomène naturel : chaque voie d’eau d’un épais rideau noir de grosses mouches lymphatiques. Dès lors, il sut que s’il tirait légèrement sur les rênes de sa monture pour la guider vers les berges de l’un ou l’autre canal, il découvrirait que ses eaux charriaient des monceaux de corps ballonnés.

Dix minutes après avoir passé le poste frontière de la République côtière, il traversa le centre d’un campement du Poing. N’ayant détourné le regard ni à gauche ni à droite, il ne put vraiment en estimer la taille ; les Poings avaient investi un village aux bâtiments bas de brique stuquée. Une longue balafre noire rectiligne courant au sol marquait la trace d’une ligne d’Alim brûlée et, en la franchissant, Hackworth s’imagina que c’était un méridien gravé à même la chair du globe par quelque cartographe astral. La plupart des Poings allaient sans chemise, vêtus d’un pantalon indigo, retenu par une large ceinture écarlate passée à la taille, avec parfois un bandeau de même couleur noué autour du cou, du front, ou du biceps. Ceux qui n’étaient pas occupés à filmer ou dormir faisaient des exercices d’arts martiaux. Hackworth traversa lentement leurs rangs, et ils firent mine de ne pas le remarquer, sauf un type isolé qui sortit en courant d’une maison, brandissant un couteau et criant « Sha ! Sha ! », et dut être maîtrisé par trois de ses camarades.

Sur les soixante kilomètres du trajet jusqu’à Suzhou, rien ne changea dans le paysage, sinon que les ruisseaux devinrent des rivières et les étangs des lacs. Les camps des Poings devenaient de plus en plus vastes et resserrés. Quand, trop rarement, l’air lourd daignait souffler en brise, il décelait la puanteur moite et métallique des eaux stagnantes, preuve qu’il était proche du grand lac de Tai Wu – ou Taifu comme le prononçaient les habitants de Shanghai. Un dôme d’écaille grise s’élevait au-dessus des rizières à quelques kilomètres de distance, et Hackworth devina qu’il devait s’agir de Suzhou, aujourd’hui place forte du Céleste Empire, drapée sous son écran de protection aérienne comme une courtisane derrière un voile translucide en soie du pays.

À l’approche des rives du grand lac, il rejoignit une route importante qui descendait vers le sud en direction de Hangzhou. Il fit obliquer Kidnappeur vers le nord. Suzhou avait lancé des vrilles d’urbanisation le long des grands axes et, à mesure qu’il s’approchait du centre, il vit apparaître allées marchandes et concessions commerciales, aujourd’hui détruites, abandonnées ou colonisées par des réfugiés. La plupart de ces établissements s’adressaient aux chauffeurs routiers : motels, casinos, maisons de thé et de restauration rapide. Mais plus un seul camion désormais ne parcourait la route, et Hackworth chevauchait au beau milieu de la chaussée, transpirant d’abondance sous ses grands habits noirs et se désaltérant fréquemment à la gourde réfrigérée rangée dans la boîte à gants de Kidnappeur.

Un panonceau McDonald gisait, décapité, en travers de la route, telle une monstrueuse barrière de péage ; quelque chose avait carbonisé le pylône unique qui naguère encore le dressait en l’air. Deux jeunes étaient postés devant, cigarette au bec, et, comme Hackworth le comprit bientôt, ils guettaient son arrivée. Dès qu’il fut assez près, ils écrasèrent leurs cigarettes, s’avancèrent vers lui et s’inclinèrent. Hackworth effleura son chapeau melon. L’un des jeunes saisit les rênes de Kidnappeur, geste purement cérémonial dans le cas d’un cheval-robot, tandis que son compagnon invitait Hackworth à descendre de sa monture. Les deux hommes étaient vêtus de combinaisons pesantes mais souples, munies de tout un réseau de tubes et de câbles traversant l’étoffe : la couche intérieure d’une armure. Ils pouvaient à tout moment se transformer en hoplites prêts au combat en encliquetant les éléments de blindage les plus massifs, sans doute planqués quelque part à portée de main. Leur bandeau écarlate les désignait comme des Poings. Hackworth devait être un des rares membres des Tribus extérieures à se trouver en présence de rebelles qui ne se ruaient pas sur lui, le couteau brandi en glapissant « Tue ! Tue ! », et il trouva intéressant de les voir d’humeur plus indulgente. Ils se montraient dignes, compassés et pleins de retenue, comme de vrais soldats, en s’abstenant de ces hennissements paillards tant à la mode en République côtière chez les jeunes de leur âge.

Hackworth gagna le McDonald en traversant le parking, suivi à distance respectueuse par un des soldats. Un autre lui ouvrit la porte, et Hackworth poussa un soupir de soulagement quand un courant d’air sec et froid lui baigna le visage, commençant à chasser la chaleur moite des fibres de ses vêtements. L’endroit avait subi un début de pillage. Il décela une odeur graisseuse froide, presque clinique, émanant de derrière le comptoir où les conteneurs de matière grasse avaient été déversés sur le sol et s’étaient figés comme de la neige. L’essentiel en avait été récupéré par les pillards : Hackworth distingua les traces parallèles de doigts féminins. La décoration de la salle s’inspirait du thème de la Route de la Soie, avec des panneaux médiatroniques translucides présentant les superbes panoramas essaimés sur son itinéraire, jusqu’au terminus antique de la Route, à Cadix.

Le Dr X était installé dans une stalle d’angle, visage rayonnant dans la lumière froide du soleil aux UV filtrés. Il était coiffé d’un bonnet de mandarin, avec des dragons brodés en fil d’or, et vêtu d’une somptueuse robe de brocart. La robe était ouverte à l’encolure et dotée de manches courtes, dévoilant à Hackworth la sous-combinaison d’une tenue de hoplite. Le Dr X était en guerre, il avait quitté le périmètre sûr de Suzhou et devait être prêt à une attaque. Il buvait dans une tasse McDonald géante du thé vert préparé selon la tradition locale : grands nuages de grosses feuilles vertes nageant dans un gobelet d’eau bouillante. Hackworth ôta son melon et s’inclina à la mode victorienne, ce qui était parfaitement approprié en la circonstance. Le Dr X lui rendit son salut et, lorsque sa tête s’inclina, Hackworth remarqua le bouton de son bonnet : il était rouge, couleur des échelons les plus élevés de la hiérarchie, mais en corail, le désignant comme un mandarin de second rang. Un bouton de rubis l’aurait placé tout en haut de l’échelle. Suivant la terminologie occidentale, cela faisait du Dr X l’équivalent approximatif d’un secrétaire d’État ou d’un général de corps d’armée. Hackworth supposa que c’était l’échelon le plus élevé que les Mandarins daignaient conférer à des barbares.

Hackworth s’assit en face de lui. Une jeune femme sortit à petits pas des cuisines et posa devant lui un autre gobelet de thé vert. La regardant s’éloigner en se dandinant dans ses chaussons de soie, Hackworth fut à peine choqué de voir que ses pieds ne mesuraient guère plus d’une vingtaine de centimètres. Il devait exister des moyens moins brutaux de procéder de nos jours, peut-être par régulation de la croissance des tarsiens durant l’adolescence. Cela ne devait sans doute même pas être douloureux.

Réalisant cela, Hackworth réalisa également, pour la première fois, qu’il avait fait le bon choix dix ans plus tôt.

Le Dr X l’observait, et sans doute avait-il lu ses pensées. Cela parut le rendre songeur. Il resta quelques instants sans rien dire, se contentant de regarder dehors, en buvant juste parfois une gorgée de thé. Hackworth n’y voyait aucun inconvénient, lui qui avait fait une longue route.

« Avez-vous tiré un enseignement de votre peine de dix ans ? dit enfin le Dr X.

— Il semblerait. Mais ça n’a pas mordu tout de suite », répondit Hackworth.

L’expression était un peu trop idiomatique pour le Dr X. En guise d’explication, Hackworth sortit une carte de visite, vieille de dix ans et portant le tampon dynamique du Dr X. Lorsque le vieux pêcheur sortit des eaux le dragon, le Dr X saisit soudain et sourit avec appréciation. Cela trahissait une grande sensibilité – à supposer qu’elle fût authentique – mais peut-être que l’âge et la guerre l’avaient rendu téméraire.

« Avez-vous trouvé l’Alchimiste ? demanda le Dr X.

— Oui, dit Hackworth. C’est moi.

— Quand vous en êtes-vous rendu compte ?

— Seulement depuis peu, avoua Hackworth. Ensuite, j’ai tout compris en un instant – ça avait mordu, dit-il en mimant le geste du pêcheur ferrant une prise. Le Céleste Empire avait du retard sur Nippon et Atlantis en matière de nanotechnologie. Les Poings pouvaient toujours brûler les lignes d’Alim des barbares, mais cela ne ferait que plonger dans la pauvreté les masses paysannes et amener la population à convoiter d’autant plus les produits étrangers. On décida par conséquent de court-circuiter les tribus barbares en développant la technologie de la Graine. Au début, vous avez poursuivi le projet en coopération avec des phyles de second ordre comme Israël, l’Arménie et la Grande Serbie, mais ils se révélèrent peu fiables. Et sans cesse, vos réseaux soigneusement élaborés étaient dispersés par l’Application du Protocole.

« Mais ces échecs vous avaient pour la première fois mis en contact avec CryptNet, en qui vous avez sans doute dû voir une autre forme de triade – une bande de conspirateurs méprisables. Toutefois, CryptNet était lié à une structure plus sérieuse et plus intéressante – la société des Tambourinaires. Avec leur point de vue d’Occidental, parcellaire et sans profondeur, les membres de CryptNet n’ont pas saisi toute la force de l’esprit collectif des Tambourinaires. Vous, en revanche, vous en avez été tout de suite conscient.

« Tout ce qu’il vous fallait pour lancer le projet Graine, c’était l’esprit rationnel, analytique d’un ingénieur en nanotechnologie. Je faisais parfaitement l’affaire. Vous m’avez lâché dans la société des Tambourinaires, comme on plante une graine dans un sol fertile, et mon savoir s’est disséminé parmi eux, imprégnant leur esprit collectif – de même que leurs pensées se diffusaient dans mon inconscient. Ils devinrent comme une extension de mon propre cerveau. Des années durant, j’ai peiné sur le problème, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

« Et puis, avant d’avoir pu achever la tâche, j’ai été muté par les supérieurs à l’Application du Protocole. J’avais quasiment fini. Mais pas encore tout à fait.

— Vous supérieurs avaient découvert vos plans ?

— Soit ils sont parfaitement ignorants, soit ils savent tout et font semblant de rien, dit Hackworth.

— Mais vous leur avez certainement tout révélé, à l’heure qu’il est, murmura le Dr X, d’une voix presque inaudible.

— Si je devais répondre à cette question, rien ne vous empêcherait alors de me tuer », avoua Hackworth.

Le Dr X hocha la tête, moins pour admettre le fait que pour exprimer sa sympathie devant le cynisme admirable des réflexions de son interlocuteur – comme si Hackworth, après une série de mouvements apparemment peu concluants, avait tout soudain fait basculer un large territoire de pierres sur un damier de go.

« D’aucuns seront enclins à défendre ce point de vue, à cause de ce qui s’est passé avec les filles », observa le Dr X.

Hackworth fut si abasourdi d’entendre cela qu’il fut pris d’un léger vertige et momentané trop embarrassé pour parler. « Les Manuels d’éducation se sont-ils révélés utiles ? » demanda-t-il finalement, en tâchant de ne pas paraître trop frivole.

Le Dr X eut un large sourire. Puis le sentiment repassa sous la surface, comme une baleine en plongée. « Ils ont bien dû être utiles à quelqu’un, confia-t-il. Mon avis est que nous avons commis une erreur en sauvant les filles.

— Comment un acte humanitaire peut-il avoir été une erreur ? »

Le Dr X pesa la question. « Il serait plus exact de dire que, même s’il était vertueux de les sauver, il était erroné de croire qu’on pouvait les éduquer convenablement. Comme nous manquions des ressources pour les élever individuellement, nous les avons élevées grâce aux livres. Mais le seul moyen convenable d’élever un enfant est au sein d’une famille. Le Maître ne nous aurait pas dit autre chose, si nous avions écouté ses paroles.

— Certaines de ces filles choisiront un jour de suivre la voie du Maître, dit Hackworth, et dès lors sera démontrée la sagesse de vos décisions. »

Voilà qui semblait une idée parfaitement inédite pour le Dr X. Son regard se reporta vers la fenêtre. Hackworth sentit que l’affaire des filles et des Manuels d’éducation venait d’être conclue.

« Je serai ouvert et franc, dit le Dr X, après quelques gorgées de thé méditatives, même si vous n’allez pas me croire parce que, dans les Tribus extérieures, on s’est mis dans la tête que nous ne parlons jamais avec franchise. Mais peut-être qu’avec le temps vous discernerez la vérité de mes paroles.

« La Graine est presque achevée. Après votre départ, sa construction s’est fortement ralentie – plus que nous ne l’avions escompté. Nous pensions qu’au bout de dix ans les Tambourinaires auraient absorbé tout votre savoir et pourraient poursuivre la tâche sans vous. Mais il y a dans votre esprit un élément hérité tout au long de ces années d’études savantes et que les Tambourinaires, s’ils l’ont jamais détenu, ont renoncé à garder et ne peuvent récupérer à moins de ressortir de leurs ténèbres pour revivre à nouveau en pleine lumière.

« La guerre contre la République côtière est parvenue à une phase critique. Nous vous demandons maintenant de nous aider.

— Je dois avouer qu’il m’est presque inconcevable de vous aider en la circonstance, dit Hackworth, à moins que cela soit dans l’intérêt de ma tribu, ce qui ne me paraît pas une éventualité réaliste.

— Nous avons besoin de vous pour nous aider à finir d’élaborer la Graine », s’obstina le Dr X.

Seules des décennies d’entraînement au refoulement des émotions empêchèrent Hackworth de lui rire au nez. « Monsieur, vous êtes un homme d’expérience et un fin lettré. Vous êtes sans aucun doute au courant de la position du gouvernement de Sa Majesté, et en tout cas de celle du Protocole économique commun, au sujet des technologies de la Graine. »

Le Dr X souleva la main de quelques centimètres, la paume tournée vers la table, et fit mine de balayer l’air. Hackworth reconnut le geste des Chinois aisés pour congédier les mendiants, voire rayer d’un trait un argument considéré comme risible. « Ils ont tort, dit-il. Ils ne comprennent pas. Ils voient la Graine avec l’œil de l’Occidental. Vos cultures – et celle de la République côtière – sont bien mal organisées. Il n’y a aucun respect de l’ordre établi, aucune révérence pour l’autorité. L’ordre doit être appliqué d’en haut, sinon c’est l’anarchie. Vous avez peur de donner la Graine à votre population parce qu’elle pourrait s’en servir pour fabriquer des armes, des virus, ses propres drogues, et détruire l’ordre établi. Vous imposez l’ordre par le contrôle de l’Alim. Mais dans le Céleste Empire, nous sommes disciplinés, nous respectons l’autorité, l’ordre règne dans nos esprits, et c’est pourquoi la famille est disciplinée, le village est discipliné, l’État est ordonné. Entre nos mains, la Graine serait inoffensive.

— Pourquoi en avez-vous besoin ?

— La technologie nous est indispensable pour vivre, expliqua le Dr X., mais nous devons l’associer à notre propre ti. »

Un bref instant, l’oreille d’anglophone d’Hackworth crut entendre une allusion au breuvage. Mais les doigts du docteur tracèrent rapidement des idéogrammes sur le dessus de la table, d’un mouvement preste et gracieux, la manche de brocart raclant le revêtement de plastique. « Le yong est la manifestation extérieure d’une chose. Le ti en est l’essence sous-jacente. La technologie est un yong associé à une forme de ti particulier, qui est… – à ce point, le docteur hésita et, au prix d’un effort manifeste, se retint d’employer des termes péjoratifs comme barbares ou gwailo – qui reste occidental et nous est donc totalement étranger. Depuis des siècles, depuis l’époque des Guerres de l’opium, nous luttons pour absorber le yong de la technologie sans importer le ti occidental. Mais cela s’est révélé impossible. Tout comme nos ancêtres n’ont pu ouvrir nos ports à l’Occident sans accepter le poison de l’opium, nous n’avons pu ouvrir nos existences à la technologie de l’Occident sans accueillir en même temps ses idées, qui ont été un véritable fléau pour notre société. La conséquence en a été des siècles de chaos. Nous vous demandons de mettre fin à cela en nous donnant la Graine.

— Je ne vois pas en quoi la Graine pourra vous aider.

— La Graine est une technologie ancrée dans le ti chinois. Nous vivons à son rythme depuis cinq mille ans, expliqua le Dr X. D’un geste de la main, il indiqua la fenêtre. Il y avait des rizières avant qu’il y ait des parkings. Le riz était la base de notre société. Les paysans qui semaient les graines avaient le statut le plus élevé dans la hiérarchie confucéenne. Comme l’a dit le Maître : Que les producteurs soient nombreux, et rares les consommateurs. Quand l’Alun a débarqué d’Atlantis, de Nippon, nous avons cessé de semer, parce que le riz sortait désormais des compilateurs de matière. Ce fut la destruction de notre société. Quand notre société était fondée sur l’agriculture, on pouvait dire à juste titre, en répétant les paroles du Maître : La vertu est la racine ; l’abondance le résultat. Mais avec le ti occidental, l’abondance ne vient plus de la vertu mais de l’astuce. De sorte que les relations filiales en sont bouleversées. C’est le chaos… conclut le Dr X, avec regret ; puis, quittant des yeux sa tasse de thé pour indiquer la fenêtre : les parkings et le chaos. »

Hackworth demeura silencieux une bonne minute. Des images lui étaient revenues à l’esprit et, cette fois, pas des hallucinations fugitives mais la vision parfaitement concrète d’une Chine libérée du joug de l’Alim étrangère. C’était une situation qu’il avait déjà vue, peut-être même contribué à créer. Elle révélait un spectacle qu’aucun gwailo n’aurait jamais l’occasion de voir : le Céleste Empire à l’avènement de l’Ère de la Graine. Des paysans cultivaient leurs champs et leurs rizières, et même en période de sécheresse ou d’inondation, la terre procurait une moisson abondante : des vivres, bien sûr, mais aussi quantité de plantes inhabituelles, des fruits qui donnaient des médicaments, des bambous mille fois plus résistants que les variétés naturelles, des arbres qui produisaient du caoutchouc synthétique et des granulés de carburant propre et sans danger. En bon ordre, des paysans hâlés apportaient leurs productions aux grands marchés dans des villes propres nettoyées des conflits et du choléra, où tous les jeunes gens étaient des étudiants studieux et respectueux, et où tous les anciens étaient honorés et bien soignés. C’était une simulation ractive vaste comme la Chine entière, et Hackworth aurait pu s’y perdre, et peut-être s’y perdit-il durant un laps de temps qu’il n’aurait su estimer. Mais finalement il cligna les yeux pour dissiper le rêve et but une gorgée de thé pour revenir sur la voie de la raison.

« Vos arguments ne sont pas sans mérite, dit-il au Dr X. Merci de m’avoir aidé à envisager la question sous un jour différent. Je vais y réfléchir en retournant à Shanghai. »

Le Dr X le raccompagna jusqu’au parking du McDonald. La chaleur lui parut d’abord agréable, comme un bain relaxant, même si Hackworth savait qu’il ne tarderait pas à avoir l’impression de s’y noyer. Kidnappeur s’approcha au pas et replia les jambes, pour aider Hackworth à l’enfourcher plus aisément.

« Vous nous avez aidés de votre plein gré pendant dix ans, dit le Dr X. Votre destin est de créer la Graine.

— Balivernes, dit Hackworth. J’ignorais tout de la nature du projet. »

Sourire du Dr X. « Vous le connaissiez parfaitement bien. » Il sortit une main des longues manches de sa robe et agita le doigt, comme un instituteur indulgent qui fait mine de gronder un élève intelligent mais dissipé. « Vous avez agi non pas pour servir votre Reine mais pour servir votre propre nature, John Hackworth, et votre nature, je la comprends. Pour vous, l’ingéniosité est un but en soi, et une fois que vous avez découvert une manière ingénieuse de réaliser quelque chose, vous n’avez d’autre choix que de la réaliser, tout comme l’eau qui trouve une fissure dans une digue n’a d’autre choix que de s’y introduire pour inonder les terres de l’autre côté.

— Adieu, docteur X, dit Hackworth. Vous comprendrez que, même si je vous tiens personnellement en très haute estime, je ne puis honnêtement vous souhaiter bonne chance dans vos efforts actuels. » Il effleura son chapeau et s’inclina bien bas, forçant Kidnappeur à rectifier légèrement sa position pour lui permettre de garder l’équilibre. Le Dr X lui rendit son salut, lui présentant une dernière fois le bouton corallin de son bonnet. Hackworth piqua des fers pour regagner Shanghai.



Pour le retour, il suivit un itinéraire plus septentrional, empruntant une des nombreuses radiales qui convergeaient sur la métropole. Après un certain temps de chevauchée, il prit nettement conscience d’un son resté jusqu’ici aux limites de sa perception : un martèlement sourd, lointain, rapide, peut-être deux fois plus rapide que son propre pouls. Il songea bien sûr immédiatement aux Tambourinaires, et il fut tenté d’aller explorer les canaux proches pour voir si leur colonie avait étendu ses vrilles jusqu’aussi loin à l’intérieur des terres. Et puis il tourna ses regards en direction du nord et vit à trois kilomètres de là, sur la plaine, une longue procession qui progressait sur un autre grand axe, noire colonne de piétons marchant sur Shanghai.

Il nota que leurs deux itinéraires convergeaient, aussi poussa-t-il Kidnappeur au petit galop, dans l’espoir de parvenir à l’intersection avant qu’elle soit obstruée par cette colonne de réfugiés. Kidnappeur les distança sans peine mais en vain ; quand il parvint à la fourche, ce fut pour découvrir qu’elle avait été réquisitionnée par l’avant-garde de la colonne qui y avait établi un barrage et refusait de le laisser passer.

Le contingent qui contrôlait maintenant le carrefour était entièrement composé de jeunes filles, certaines âgées à peine d’une douzaine d’années. Elles étaient plusieurs dizaines, et elles avaient apparemment enlevé l’objectif à un groupe de Poings inférieur en nombre, qu’on pouvait voir allongés, ligotés, sous un bosquet de mûriers, saucissonnés avec de la corde en plastique. Les trois quarts des filles étaient de faction, presque toutes armées de pieux de bambou aiguisés, même si l’on pouvait noter également quelques fusils et des armes blanches. Le quart restant était de repos : accroupies en cercle près de l’intersection et buvant des tasses d’eau bouillie, elles étaient toutes plongées dans des livres. Hackworth reconnut ceux-ci : ils étaient tous identiques, et tous avaient une couverture couleur jade marbrée, même si tous avaient été personnalisés par des autocollants, des graffiti et autres décorations au fil des années.

Hackworth s’avisa que plusieurs autres filles, organisées en groupes de quatre, l’avaient suivi sur la route à bicyclette : elles venaient de le dépasser pour rejoindre leur groupe.

Il n’avait d’autre choix que d’attendre que la colonne soit passée. Le roulement de tambour continua de s’amplifier jusqu’à ce que la chaussée tremble à chaque martèlement et que les amortisseurs incorporés aux jambes de Kidnappeur entrent en action, fléchissant imperceptiblement à chaque secousse. Une autre avant-garde passa devant eux ; Hackworth put sans peine en évaluer la taille à deux cent cinquante-six éléments : un bataillon était formé de quatre pelotons, eux-mêmes formés de quatre compagnies de quatre pelotons de quatre filles. L’avant-garde était constituée d’un tel bataillon, avançant au pas redoublé, sans doute pour prendre de l’avance sur le gros de la troupe avant le prochain grand carrefour.

Puis ce fut enfin la colonne principale, divisée en bataillons, chaque pied heurtant le sol à l’unisson de tous les autres. Chaque bataillon portait plusieurs chaises à porteur, qui passaient de peloton en peloton toutes les deux minutes pour répartir le fardeau entre les filles. Ce n’étaient pas des palanquins luxueux : on les avait improvisées avec du bambou et de la corde en nylon, puis garnies de matériaux récupérés de vieux mobilier de cafétéria en plastique. Juché sur ces chaises, Hackworth vit des filles qui ne semblaient pas différentes des autres, sinon qu’elles pouvaient avoir un ou deux ans de plus. Elles n’avaient pas l’apparence d’officiers : elles ne donnaient pas d’ordre, ne portaient aucun insigne particulier. Hackworth ne comprenait pas pourquoi elles voyageaient en chaise à porteur jusqu’au moment où il en détailla une, qui avait croisé les jambes et ôté l’un de ses chaussons. Son pied souffrait d’une malformation : il était trop court de plusieurs centimètres.

Mais toutes les autres filles en chaise étaient profondément absorbées par leur Manuel. Hackworth dégrafa un petit instrument d’optique fixé à sa chaîne de montre ; c’était un combiné télescope/microscope nanotech qui était souvent bien pratique, et il s’en servit pour regarder par-dessus l’épaule de la jeune fille. Elle examinait le diagramme d’un petit appareil nanotechnologique, parcourant un didacticiel rédigé par Hackworth plusieurs années auparavant.

La colonne passa devant Hackworth bien plus vite qu’il ne l’avait redouté ; elle glissait sur la route comme un piston. Chaque bataillon avait sa bannière, modeste étendard improvisé avec un drap de lit peint. Chaque bannière arborait le numéro du bataillon et un blason qu’Hackworth connaissait bien, car il jouait un rôle important dans le Manuel. Au total, il compta deux cent cinquante-six bataillons.

Soixante-cinq mille filles étaient passées devant lui au pas de course, fonçant à toute allure sur Shanghai.

Extrait du Manuel, le retour de la princesse Nell au Château noir ; la mort d’Harv ; Les Livres du Livre et de la Graine ; la quête de la princesse Nell pour retrouver sa mère. Destruction de la Chaussée ; Nell tombe aux mains des Poings ; une évasion débouchant sur un plus grand danger ; délivrance

La princesse Nell aurait pu user de tous les pouvoirs qu’elle avait acquis durant sa grande quête pour creuser la tombe d’Harv ou bien confier la tâche à l’Armée désenvoûtée, mais cela ne lui semblait pas convenable, aussi alla-t-elle plutôt dénicher une vieille pelle rouillée accrochée dans l’un des communs du Château noir. Le terrain était sec, rocailleux et veiné de racines de buissons épineux et, plus d’une fois, sa pelle cogna contre des ossements anciens. La princesse Nell creusa la fosse toute la journée, ramollissant de ses larmes le sol aride, mais elle ne relâcha pas ses efforts tant qu’elle n’y fut pas enfoncée jusqu’au cou. Alors, elle retourna dans la petite chambre du Château noir où Harv était mort de phtisie, enveloppa délicatement son corps émacié d’un linceul de soie blanche et le porta en terre. Comme elle avait trouvé des lis sauvages qui avaient envahi le jardin d’agrément près du cottage du petit pêcheur, elle en jeta une brassée dans la tombe avec lui, en même temps que le petit livre de contes pour enfants qu’Harv lui avait offert en cadeau bien des années plus tôt. Harv ne savait pas lire, et bien souvent, la nuit, alors qu’ils étaient assis auprès du feu dans la cour du Château noir, Nell lui avait lu ces contes, et elle se dit qu’il aimerait peut-être les avoir avec lui, quelle que puisse être à présent sa destination.

Remplir la tombe ne prit pas longtemps : la terre émiettée emplissait sans peine le trou. Nell déposa d’autres lis au-dessus du tertre bas et allongé qui marquait désormais la dernière demeure de son frère. Puis elle tourna les talons et pénétra dans le Château noir. Les murs de granité terne avaient accroché les reflets saumon du ciel au crépuscule, et elle soupçonnait qu’un superbe soleil couchant devait être visible depuis la chambre au sommet de la haute tour où elle avait installé sa bibliothèque.

Lente était l’ascension par l’escalier humide et moisi qui montait en colimaçon à l’intérieur de la plus haute tour du Château noir. Dans la chambre circulaire aménagée au sommet et dotée tout autour de fenêtres à meneaux, Nell avait rangé tous les ouvrages qu’elle avait réunis durant sa quête : des livres offerts en cadeau par Pourpre, des livres de la bibliothèque personnelle du Souverain des Pies, le premier Roi des Fées qu’elle ait vaincu, et d’autres livres encore, venus du palais du djinn, de Castel Turing, et de quantité d’autres bibliothèques secrètes ou salles au trésor qu’elle avait découvertes ou pillées en cours de route. Et, bien sûr, il y avait la librairie entière du roi Coyote, qui contenait tant de livres qu’elle n’avait même pas encore eu le temps d’y jeter un œil.

Il y avait tant de travail à faire. Réaliser des copies de l’ensemble de ces ouvrages pour les distribuer à toutes les filles de l’Armée désenvoûtée. Le Pays d’Au-delà avait disparu et la princesse Nell voulait le recréer. Elle voulait consigner par écrit sa propre histoire dans un grand livre destiné aux jeunes filles. Et il lui restait encore à accomplir une quête qui lui avait occupé l’esprit ces derniers temps, durant son long voyage sur la mer vide pour rallier l’île du Château noir : elle voulait résoudre l’énigme de ses propres origines. Elle voulait retrouver sa mère. Même après la destruction du Pays d’Au-delà, elle avait décelé la présence de quelqu’un d’autre auprès d’elle, quelqu’un qui avait toujours été là. Le roi Coyote en personne le lui avait confirmé. Il y avait bien longtemps, elle avait été offerte à son père adoptif, le gentil pêcheur, par des sirènes ; mais où les sirènes l’avaient-elles trouvée ?

Elle soupçonnait que la réponse était inaccessible sans la sagesse contenue dans la bibliothèque. Elle entreprit donc d’établir un catalogue, débutant par les premiers livres qu’elle avait reçus lors de ses aventures initiales avec ses Amis de la Nuit. Dans le même temps, elle installa dans la grande salle du château un atelier de copie, où des milliers de filles, assises à de longues tables, recopiaient scrupuleusement tous les ouvrages.

L’essentiel des livres du roi Coyote avait trait aux secrets de l’atome et à leur méthode d’assemblage pour construire des machines. Naturellement, tous étaient des livres magiques : les illustrations étaient animées, et on pouvait leur poser des questions et obtenir des réponses. Certains étaient des manuels d’initiation et d’exercices pour débutants, et la princesse Nell consacra quelques jours à étudier l’art d’assembler des atomes pour constituer des machines simples, puis à les regarder fonctionner.

Venait ensuite une vaste collection d’ouvrages assortis contenant simplement des listes d’articles : un catalogue de milliers de paliers manchonnés, un autre d’ordinateurs à barrettes, un autre d’appareils de stockage d’énergie, et tous étaient ractifs, de sorte qu’elle pouvait s’en servir pour adapter les diverses machines à ses propres spécifications. Puis, il y avait d’autres manuels, traitant des principes généraux d’assemblage de tels appareils pour constituer des systèmes.

En dernier, la bibliothèque du roi Coyote possédait plusieurs ouvrages rédigés de la main même du souverain et qui contenaient les plans de ses plus grands chefs-d’œuvre. Parmi ceux-ci, les deux plus beaux étaient le Livre du Livre et le Livre de la Graine. C’étaient de superbes infolio, aussi épais que la main de la princesse était large, reliés d’un cuir somptueux, enluminé de motifs entrelacés aux filets dorés fins comme des cheveux et dotés de lourdes ferrures et de robustes fermoirs en laiton.

Le fermoir du Livre du Livre cédait à la clef que la princesse Nell avait prise au roi Coyote. Elle s’en était aperçue au tout début de son exploration de la bibliothèque, mais n’avait pas été capable de saisir le contenu de ce volume tant qu’elle n’avait étudié les autres et appris les secrets de ces machines. Le Livre du Livre contenait un jeu complet de plans pour un livre magique qui racontait des histoires à une jeune personne, les adaptant aux besoins et aux intérêts de l’enfant – allant même jusqu’à lui apprendre à lire si nécessaire. C’était un travail redoutablement complexe, et la princesse Nell se contenta de le parcourir au début, consciente qu’en saisir les détails pourrait requérir des années d’étude.

Le fermoir du Livre de la Graine refusait de céder à la clef du roi Coyote comme à toutes les autres clefs en sa possession, et comme ce livre avait été construit atome par atome, il était plus solide que toute autre substance mortelle et était donc Impossible à forcer. La princesse Nell ignorait donc de quoi il traitait ; mais sa couverture était illustrée en incrustation d’une graine dénudée, analogue à la graine grosse comme une pomme qu’elle avait vu utiliser pour bâtir un pavillon de cristal dans la cité du roi Coyote, et cet indice présageait assez clairement du sujet de l’ouvrage.


Nell ouvrit les yeux et se redressa sur un coude. Le Manuel se referma et glissa de son ventre sur le matelas. Elle s’était assoupie en le lisant.

Les filles dormaient étendues sur leurs couchettes tout autour d’elle ; elles respiraient avec régularité et sentaient bon le savon. Cela lui donna envie de s’étendre pour dormir à son tour. Mais pour quelque raison, elle était là, relevée sur un coude. Un vague instinct lui avait dicté de se lever.

Elle se redressa, remonta les genoux contre sa poitrine, dégageant de sous les draps l’ourlet de sa chemise de nuit, puis elle pivota et sauta sur le plancher sans un bruit. Ses pieds nus la menèrent en silence entre les rangées de lits jusqu’au petit espace aménagé à l’angle de la salle, où les filles pouvaient s’asseoir pour boire du thé, se recoiffer, regarder de vieux passifs. L’endroit était vide à cette heure, les lampes étaient éteintes, et les fenêtres d’angle révélaient un vaste panorama : au nord-est, les lumières de New Chusan et des concessions hindoustani et nippone, situées à quelques kilomètres au large, et celles des faubourgs de Pudong. Le centre de Pudong les entourait de toutes parts, avec ses gratte-ciel médiatroniques flottants, pareils à de bibliques colonnes de feu. Au nord-ouest, c’étaient le Huangpu, Shanghai, ses faubourgs et, plus loin, les terres ravagées des plantations de thé et des cultures de soie. Plus aucun incendie n’était visible : toutes les lignes d’Alim avaient brûlé jusqu’aux portes de l’agglomération, et les Poings s’étaient arrêtés à la périphérie de celle-ci où ils restaient tapis, attendant de trouver un moyen de pénétrer les lambeaux du rideau de sécurité.

Le regard de Nell fut attiré par les eaux. De nuit, le centre de Pudong offrait le panorama urbain le plus spectaculaire qui soit, mais elle se surprenait toujours à regarder plus loin, vers la rivière Huangpu ou le Yangzi, plus au nord, voire la courbe de la côte pacifique, derrière New Chusan.

Elle s’aperçut qu’elle avait rêvé. Ce n’était pas une perturbation extérieure qui l’avait réveillée, mais un événement survenu dans ce rêve. Il fallait qu’elle se le remémore ; mais bien sûr, elle en était incapable.

Tout juste quelques bribes : un visage de femme, jeune et belle, peut-être coiffée d’une couronne, mais qui restait brouillé, comme vu à travers des eaux turbulentes. Et un objet qui scintillait dans ses mains.

Non, qui pendait sous ses mains. Un bijou au bout d’une chaîne en or.

Une clef, peut-être ? Nell était incapable de recomposer l’image, mais son instinct le lui assurait.

Un autre détail encore : un éclair scintillant qui passait rapidement devant son visage, une, deux, trois fois. Quelque chose de jaune, tissé d’un motif répétitif : un blason composé d’un livre, d’une graine et de clefs entrecroisées.

Un drap d’or. Il y avait bien longtemps, quand les sirènes l’avaient apportée à son père adoptif, elle avait été enveloppée dans un drap d’or, et c’est pour cela qu’elle avait toujours su qu’elle était une princesse.

La femme du rêve, voilée d’eaux tourbillonnantes, devait être sa mère. Le rêve était un souvenir de sa petite enfance perdue. Et avant de la confier aux sirènes, sa mère avait donné à la princesse Nell une clef dorée accrochée au bout d’une chaîne.

Nell se jucha sur l’appui de fenêtre, se cala le dos contre la vitre, ouvrit le Manuel et le feuilleta pour revenir au tout début. Il recommença comme toujours sur la même histoire, mais narrée maintenant dans une prose plus adulte. Elle lut le récit expliquant comment son père adoptif l’avait reçue des sirènes, et le relut encore, extrayant de nouveaux éléments, posant des questions, réclamant des illustrations toujours plus détaillées.

Et là, sur une des images, elle le vit : le coffre à secrets de son père adoptif, une humble malle en bois aux ferrures rouillées, munie d’un lourd cadenas à l’ancienne et glissée sous son lit. C’était dans cette malle qu’il avait rangé le drap d’or – et peut-être également la clef.

Avançant dans les chapitres, elle tomba sur un récit, oublié depuis longtemps, qui narrait comment à la suite de la disparition de son beau-père, sa méchante marâtre avait emporté le coffre à secrets sur une haute falaise dominant la mer et l’avait jeté dans les vagues, détruisant ainsi toute preuve que la princesse Nell fut de sang royal. Elle n’avait jamais su que sa fille adoptive l’observait derrière les branches d’un bosquet où elle allait souvent se réfugier lors des accès de colère de sa marâtre.

Nell se porta à la dernière page du Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles.


Comme la princesse Nell parvenait au bord de la falaise, progressant avec précaution dans l’obscurité, en prenant garde de ne pas accrocher aux ronces la traîne de sa chemise de nuit, elle eut l’impression singulière que l’océan tout entier était devenu vaguement luminescent. Elle avait souvent noté ce phénomène du haut des fenêtres de sa bibliothèque dans la tour et conclu que les vagues devaient refléter l’éclat de la lune et des étoiles. Mais le temps cette nuit était nuageux, le ciel était comme une coupe creusée dans l’onyx, ne laissant passer la moindre lumière céleste. La lumière qu’elle voyait devait émaner des profondeurs océanes.

S’avançant avec précaution jusqu’au bord de la falaise, elle vit que sa conjecture était exacte : l’océan – la seule constante dans ce monde – le lieu d’où elle était sortie, nouveau-née, celui où le Pays d’Au-delà s’était développé à partir de la graine du roi Coyote, et au sein duquel il était retourné se dissoudre – l’océan était vivant. Depuis le départ du roi Coyote, la princesse Nell s’était toujours figurée qu’elle était seule au monde. Mais, à présent, elle discernait des cités de lumière sous les vagues et comprit qu’elle n’était solitaire que de son propre choix.


« “La princesse Nell saisit à deux mains l’ourlet de sa chemise de nuit et la leva par-dessus sa tête, laissant le vent froid caresser son corps et emporter la chemise”, lut Nell à haute voix. “Puis, inspirant à fond et fermant les yeux, elle fléchit les jambes et sauta dans le vide.” »

Elle était en train de lire la description des vagues illuminées se précipitant vers elle quand soudain la pièce fut inondée de lumière. Elle se retourna vers la porte, pensant que quelqu’un venait d’entrer et d’allumer, mais elle était toujours seule, et la lumière vacillait sur le mur. Elle tourna la tête de l’autre côté.

Le tronçon central de la Chaussée n’était plus qu’une boule de lumière blanche projetant dans la nuit son bouclier marbré de matière sombre et froide. La sphère s’étendit jusqu’à paraître occuper presque tout l’intervalle entre New Chusan et la plage de Pudong, même si entre-temps, la couleur s’était assombrie pour devenir rouge orangé et si l’explosion avait creusé sur les eaux un cratère d’envergure qui se muait en une onde circulaire de vapeur et d’embruns, filant maintenant sans obstacle à la surface de l’océan comme le rond de lumière jeté par une lampe de poche.

Des fragments de la ligne d’Alim géante qui constituait l’essentiel de la masse de la Chaussée avaient été projetés dans les airs par l’explosion et tourbillonnaient à présent dans le ciel avec une lenteur qui trahissait leur masse ; ils brûlaient avec ardeur, jetant sur la ville la lueur de flammes jaune soufré attisées par le vent de leur rotation. Cette lueur délimitait deux formidables colonnes de vapeur qui jaillissaient de l’océan au nord et au sud de la Chaussée ; Nell réalisa que les Poings avaient dû faire sauter les Alims nippone et hindoustani au même moment. Donc les Poings de la juste harmonie disposaient désormais d’explosifs nanotechnologiques ; ils avaient fait des progrès depuis leur première tentative de destruction du pont enjambant le Huangpu à l’aide de quelques malheureuses bonbonnes d’hydrogène.

L’onde de choc ébranla la fenêtre, réveillant brusquement plusieurs filles. Nell les entendit murmurer entre elles dans le dortoir. Elle se demanda si elle devait retourner les avertir que Pudong était désormais coupée du monde, que l’assaut final des Poings avait commencé. Mais même si elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’elles se disaient, le ton de leur voix était sans équivoque : l’événement ne les surprenait pas ; et ne les chagrinait pas non plus.

Elles étaient toutes des Chinoises qui deviendraient sujettes du Céleste Empire en enfilant simplement la tenue traditionnelle de cette tribu et en manifestant le respect dû au premier mandarin qui se présenterait. Nul doute que ce serait leur attitude, sitôt que les Poings auraient investi Pudong. Certaines subiraient peut-être privations, emprisonnement ou viol, mais, d’ici un an, toutes se retrouveraient intégrées au C.E. comme si la République côtière n’avait jamais existé.

Mais si les infos venues de l’intérieur disaient vrai, les Poings tueraient Nell à petit feu en lui tailladant et lui brûlant la peau, une fois qu’ils se seraient lassés de la violer. Ces derniers jours, elle avait souvent vu de jeunes Chinoises discuter par petits groupes en lui jetant des regards à la dérobée, et le soupçon l’avait prise que certaines aient pu être averties de l’attaque à l’avance et n’aient décidé de la livrer aux Poings comme preuve de leur loyalisme.

Elle entrouvrit la porte et vit deux de ces filles se diriger à petits pas vers le cagibi où elle dormait d’habitude, munies de longs rubans de polymère rouge.

Dès qu’elles se furent introduites dans sa chambre, Nell fila dans le couloir et gagna les ascenseurs. Elle attendit la cabine, en proie à une terreur comme elle n’en avait jamais connu : la vision des cruels rubans rouges dans les petites mains de ces filles avait, pour quelque raison, suscité chez elle une frayeur plus grande encore que la vue des couteaux dans les mains des Poings.

Un cri perçant jaillit du cagibi.

La cloche de l’ascenseur retentit.

Elle entendit la porte du cagibi s’ouvrir à la volée, puis des pas précipités.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit.

Une des filles surgit dans le hall, la vit et cria quelque chose aux autres avec un couinement de dauphin.

Nell pénétra dans la cabine, pressa le bouton rez-de-chaussée et maintint le doigt sur la touche de fermeture de la porte. La fille réfléchit un instant, puis s’avança pour retenir la porte. Plusieurs autres arrivaient derrière elle. Nell lui expédia son pied dans la figure et elle bascula à la renverse dans une gerbe de sang. La porte de la cabine se refermait déjà. Juste avant que les deux panneaux se rejoignent, par la fente qui se refermait elle vit l’une des filles plonger vers le bouton d’appel. Les portes se refermèrent. Il y eut un bref temps d’arrêt, puis elles s’ouvrirent à nouveau en coulissant.

Nell s’était déjà mise en position de défense. S’il fallait qu’elle batte à mort chaque fille une par une, elle n’hésiterait pas. Mais aucune n’envahit la cabine. Au lieu de cela, la meneuse avança d’un pas et braqua quelque chose sur Nell. Il y eut un petit bruit sec, Nell sentit une piqûre d’aiguille au thorax et, en quelques secondes, ses bras devinrent d’un poids insurmontable. Elle s’affaissa ; inclina la tête ; fléchit les genoux. Elle était incapable de garder les yeux ouverts ; alors qu’ils se refermaient, elle vit les filles se précipiter vers elle, souriant de plaisir, en agitant leurs rubans rouges. Nell était incapable de bouger le petit doigt mais elle demeurait parfaitement lucide, alors qu’elles la ligotaient avec leur ruban. Elles procédaient avec lenteur, méthode et application : c’est ce qu’elles faisaient chaque jour de leur vie.

Les tortures des heures qui suivirent furent d’une nature purement expérimentale et préliminaire. Elles ne durèrent pas longtemps et n’occasionnèrent aucun dommage irrémédiable. Ces filles s’étaient fait un métier de ligoter et torturer les gens d’une manière qui ne laissait pas de trace, et c’était à vrai dire la seule chose qu’elles savaient faire. Quand la meneuse s’avisa de plaquer une cigarette contre la joue de Nell, c’était entièrement inédit, et les autres filles en restèrent plusieurs minutes interdites et silencieuses. Nell sentit que la plupart n’avaient pas le cran de se livrer à de telles exactions et voulaient simplement la remettre aux Poings en échange de leur statut de citoyennes du Céleste Empire.

Les Poings commencèrent d’arriver une douzaine d’heures plus tard. Certains étaient vêtus de stricts complets civils, d’autres portaient l’uniforme des vigiles de l’immeuble, d’autres encore donnaient l’impression de s’être fringués pour aller en boîte draguer les filles.

Tous avaient une mission précise dès leur arrivée. Il était évident que cette suite allait plus ou moins tenir lieu de Q.-G. local quand la rébellion aurait commencé pour de bon. Ils se mirent à apporter des fournitures avec le monte-charge et paraissaient passer un temps considérable au téléphone. De nouveaux contingents arrivaient d’heure en heure, jusqu’au moment où ils furent près de deux douzaines à occuper la suite de Madame Ping. La plupart étaient crevés, crasseux, et ils filaient se coucher pour s’endormir aussitôt.

En un sens, Nell aurait préféré qu’ils fassent ce qu’ils avaient à faire et qu’on n’en parle plus. Mais il ne se passa rien durant un bon bout de temps. À l’arrivée des premiers Poings, les filles les conduisirent auprès de Nell qu’on avait fourrée sous un lit et qui gisait maintenant dans une mare de sa propre urine. Le chef lui braqua brièvement une lampe sur le visage, avant de se détourner, pas intéressé le moins du monde. On aurait dit qu’une fois vérifié que les filles avaient accompli leur part pour la révolution, Nell cessait pour lui d’avoir le moindre intérêt.

Elle supposa qu’il était inévitable que, le moment venu, ces hommes prendraient avec elle ces libertés qu’on a toujours considérées, pour ces combattants rebelles qui se sont délibérément coupés des influences féminines débilitantes de la société civilisée, comme un droit de réquisition à l’égard de celles qui ont eu l’infortune d’être leurs captives. Pour rendre cette perspective encore moins attrayante, elle avait pris la mesure désespérée de se laisser souiller par les émissions fétides de ses fonctions naturelles. Mais la plupart des Poings étaient trop occupés et, dès que le plus moche des fantassins se pointait, les filles de Madame Ping étaient trop heureuses de se rendre utiles en ce domaine. Nell réfléchit qu’une poignée de soudards qui se retrouvaient consignés dans un bordel arrivaient tout naturellement avec un certain nombre d’idées préconçues et que les occupantes des lieux seraient bien mal avisées de les décevoir à cet égard.

Nell était entrée dans le siècle pour trouver son destin, et voilà ce qu’elle avait trouvé. Elle comprenait dorénavant mieux que jamais la sagesse des remarques de Miss Matheson sur l’hostilité du monde et l’importance d’appartenir à une tribu puissante ; tout l’intellect de Nell, tout son vaste savoir, tous ses talents accumulés au long d’une vie de formation intense ne pesaient d’aucun poids en face d’une poignée de paysans organisés. Elle n’arrivait pas vraiment à dormir dans sa position actuelle : elle divaguait au seuil de la conscience, visitée parfois par des hallucinations et des rêves éveillés. Plus d’une fois, elle rêva que l’Agent avait revêtu sa tenue d’hoplite pour venir la sauver ; et sa douleur quand elle reprenait entièrement conscience et réalisait que son esprit lui avait menti était pire que n’importe quelle torture infligée par ses bourreaux.

À la longue, ils se lassèrent de la puanteur émanant de sous le lit et la tirèrent de sa mare de fluides corporels à demi desséchés. Sa capture remontait à trente-six heures au moins. La meneuse des filles, celle qui lui avait collé la cigarette sur la joue, trancha le ruban rouge, coupant en même temps la chemise de nuit d’une saleté immonde. Les membres de Nell s’affalèrent au sol, inertes. La meneuse avait apporté un de ces fouets qu’elles employaient parfois avec leurs clients et elle s’en servit pour la frapper jusqu’à ce que la circulation revienne. Cela attira un petit groupe de rebelles qui s’entassèrent dans la chambre pour mieux jouir du spectacle.

La fille traîna Nell, à quatre pattes, vers un placard à balais et la força à en sortir un seau et une serpillière. Puis elle l’obligea à nettoyer les saletés sous le lit, inspectant fréquemment le résultat et la battant ensuite, dans un simulacre apparent de riche Occidental grondant un pauvre chien errant. Il devint clair, au bout de la troisième ou quatrième séance de récurage, que ce manège visait plus la distraction des soldats que des raisons d’hygiène.

Puis, ce fut le retour au placard à balais, où Nell fut de nouveau ligotée, cette fois avec des entraves ultralégères, et abandonnée là, par terre dans l’obscurité, nue et sale. Quelques minutes après, on vint y jeter ses possessions – quelques habits qui ne plaisaient pas aux filles, et un bouquin qu’elles étaient incapables de lire.

Quand elle fut certaine que la fille au fouet était partie, elle s’adressa à son Manuel et lui demanda de faire de la lumière.

Elle avisa un gros matri-compilateur posé au fond du placard ; les filles s’en servaient pour fabriquer les objets de grande taille dont elles avaient besoin. Cet immeuble était apparemment relié à l’Alim de Pudong en République côtière, puisque les services d’Alim n’avaient pas été coupés avec l’explosion de la Chaussée ; d’ailleurs, les Poings n’y auraient sans doute pas établi leur quartier général s’il avait été coupé de tout.

Une fois toutes les deux heures environ, un Poing entrait dans ce cagibi et ordonnait au MC de créer quelque chose, en général un banal produit en vrac, genre ration alimentaire. En deux de ces occasions, Nell subit les outrages dont elle avait depuis le début redouté la survenue inéluctable. Elle ferma les yeux durant l’accomplissement de ces atrocités, sachant que, quoi que ces individus et leurs acolytes puissent faire endurer au simple réceptacle de son âme, cette dernière demeurait aussi sereine, aussi protégée de leur étreinte que l’est la pleine lune des incantations furieuses d’un chaman aborigène. Elle essaya plutôt de réfléchir à la machine qu’elle était en train de concevoir avec l’aide du Manuel, à l’engrènement de ses rouages et à la disposition de ses roulements, à la programmation de la logique à barrettes et au stockage de sa force motrice.

Lors de sa seconde nuit au placard, après que la majorité des rebelles se furent couchés et que l’utilisation du matri-compilateur eut apparemment cessé pour la nuit, elle donna l’ordre au Manuel de charger son plan dans la mémoire du MC, puis elle rampa jusqu’à la machine et actionna le bouton marche avec la langue.

Dix minutes plus tard, la machine se repressurisait avec un cri perçant. Toujours avec la langue, Nell commanda l’ouverture de la porte. Un sabre et un couteau reposaient sur le plancher du MC. Elle se retourna, à tout petits mouvements précautionneux, respirant profondément pour ne pas gémir de la douleur émanant des parties de son corps les plus fragiles et les plus vulnérables, malgré tout vicieusement lésées par ses ravisseurs. Elle tendit vers l’arrière ses mains entravées et saisit le manche du couteau.

Des pas se rapprochaient dans le couloir. Quelqu’un avait dû entendre siffler le MC et se dire qu’il était l’heure de manger. Mais Nell ne pouvait précipiter les choses ; elle devait rester prudente.

La porte s’ouvrit. C’était un des officiers, peut-être l’équivalent d’un sergent. Il lui braqua une torche sur le visage, puis étouffa un rire et alluma le plafonnier.

Le corps de Nell lui bloquait la vue de la machine, mais il était évident que la prisonnière cherchait à attraper quelque chose. Sans doute se dit-il que ce n’était que de la nourriture.

Il entra dans le placard et lui flanqua négligemment un coup de pied dans les côtes avant de la saisir par le bras pour l’éloigner du MC, lui faisant tellement mal aux poignets que les larmes ruisselèrent sur son visage. Mais elle ne lâcha pas le couteau.

Le Poing regardait à l’intérieur du MC. Il resta abasourdi, et ça devait durer un certain moment. Nell manœuvra le couteau pour que la lame ne touche que le lien reliant les menottes, puis elle pressa le bouton MARCHE. Ça réussit : le fil de la lame s’anima, telle une tronçonneuse nanotech, et cisailla le lien en un instant, aussi facilement qu’on coupe un ongle. Sur son élan, Nell ramena ensuite l’arme devant elle et l’enfouit dans les reins du rebelle.

Il chut sans un mot – ne ressentant aucune douleur de la blessure, ni d’ailleurs d’aucun point situé au-dessous de la ceinture. Avant qu’il ait pu saisir de quoi il retournait, elle avait de nouveau plongé le couteau à la base du crâne.

Il portait la tenue toute simple des paysans : pantalon indigo et débardeur. Elle les enfila. Puis elle noua ses cheveux sur la nuque à l’aide de bouts de ficelle coupés sur un balai à frange et consacra une ou deux précieuses minutes à faire des étirements des quatre membres.

Aussitôt après, direction le couloir, le couteau glissé dans la ceinture, le sabre tenu à deux mains. Au premier coin, elle coupa en deux un homme à l’instant même où il sortait de la salle de bains : emportée par l’inertie, la lame du sabre creusa dans le mur une longue entaille. Cet assaut avait engendré l’épanchement d’une quantité de sang prodigieuse, que Nell préféra oublier le plus vite possible. Un autre homme était en faction sur le palier de l’ascenseur et, lorsqu’il arriva, attiré par le bruit, elle le transperça rapidement à plusieurs reprises, emportant cette fois une page du livre de Napier.

Les ascenseurs étaient désormais soumis à un contrôle centralisé et sans doute placés sous surveillance ; au lieu de presser le bouton d’appel, elle découpa un trou dans les portes, rengaina son épée, pénétra dans la cage et s’accrocha à une échelle de service qui courait sur la paroi.

Elle se força à descendre avec lenteur et précaution, en s’aplatissant contre les barreaux chaque fois qu’une cabine passait. Le temps qu’elle ait descendu une cinquantaine d’étages, l’immeuble s’était réveillé pour de bon : toutes les cabines étaient en service, et quand elles passaient à sa hauteur, elle pouvait entendre à l’intérieur des voix discuter avec animation.

La cage était inondée de lumière plusieurs niveaux en dessous. On avait forcé les portes. Deux Poings passèrent prudemment la tête à l’intérieur et se mirent à scruter la cage de haut en bas, en braquant çà et là leurs torches. Plusieurs étages en dessous, d’autres Poings finissaient de forcer une autre porte, mais ils durent prestement rentrer la tête, quand une cabine montante faillit les décapiter.

Elle avait imaginé tout d’abord que le bordel de Madame Ping avait accueilli une cellule isolée de rebelles, mais il était maintenant clair que les Poings avaient investi la plupart, sinon la totalité des étages de l’immeuble. D’ailleurs, l’intégralité de Pudong faisait peut-être dorénavant partie du Céleste Empire. Nell était considérablement plus isolée qu’elle ne l’avait craint.

La peau de ses bras s’éclaira en rose jaunâtre dans le faisceau d’une torche venant d’en dessous. Elle ne commit pas l’erreur de baisser les yeux au risque d’être éblouie ; c’était d’ailleurs inutile : la voix excitée de l’homme lui révéla qu’elle avait été découverte. Un instant après, la lumière disparut et la cabine montante s’interposa entre Nell et les Poings qui l’avaient repérée.

Elle se souvint d’Harv et de ses copains avec leurs séances de surf sur ascenseur dans leur vieil immeuble et estima le moment opportun pour s’y mettre. Au moment où la cabine parvenait à sa hauteur, elle sauta de l’échelle, tâchant de se donner une poussée suffisante pour égaler sa vélocité. Elle atterrit rudement sur le toit, car la cabine montait plus vite qu’elle ne pouvait sauter. Sous le choc, ses pieds se dérobèrent et elle tomba à la renverse, projetant les bras en arrière comme Dojo le lui avait enseigné, pour absorber l’impact avec les poings et les avant-bras plutôt que le dos.

Redoublement de voix surexcitées à l’intérieur de la cabine. La trappe d’accès au toit jaillit dans les airs, délogée de son cadre par un adroit coup de pied jeté d’en dessous. Une tête apparut brusquement par l’ouverture ; Nell l’embrocha sur son poignard. L’homme retomba dans la cabine. Il était inutile de s’attarder ; les événements se précipitaient, et Nell n’avait d’autre choix que la violence. Elle roula sur le ventre et, projetant violemment les pieds en avant, sauta par la trappe dans la cabine, atterrit lourdement sur un cadavre et, chancelante, se redressa sur un genou. En sautant, elle s’était éraflé la pointe du menton au rebord de la trappe et s’était de surcroît mordu la langue, aussi était-elle un peu étourdie. Un type émacié coiffe d’un bonnet de cuir noir se tenait juste au-dessus d’elle ; il voulut saisir son arme et, alors qu’elle lui transperçait le thorax de son poignard, elle heurta quelque chose derrière elle. Elle se releva d’un bond et pivota, terrifiée, le couteau prêt à frapper, pour découvrir un autre homme, bien plus terrifié qu’elle, vêtu d’un bleu de travail, figé près du panneau de commande de l’ascenseur, et qui était en train de hurler, les bras levés devant son visage.

Nell recula d’un pas, rabaissa la pointe du couteau. L’homme portait l’uniforme d’un ouvrier d’entretien, et on l’avait manifestement arraché à ses activités pour lui confier les commandes de l’ascenseur. Celui que Nell venait de tuer, le type au bonnet de cuir noir, devait être un vague sous-officier de la rébellion qui ne pouvait se rabaisser à presser les boutons lui-même.

« Vous arrêtez pas ! montez ! montez ! » lui dit-elle en indiquant le plafond. La dernière chose qu’elle voulait, c’était qu’il arrête la cabine à l’étage de Madame Ping.

L’homme s’inclina rapidement plusieurs fois de suite, tripota son tableau de commande, puis se retourna vers Nell, avec un sourire reconnaissant.

En tant que citoyen de la République côtière employé dans les services, il connaissait quelques mots d’anglais, et Nell savait quelques mots de chinois. « En bas… des Poings ? demanda-t-elle.

— Beaucoup Poings.

— Rez-de-chaussée… Poings ?

— Oui. Beaucoup Poings rez-de-chaussée.

— La rue… Poings ?

— Poings, armée se battre dans la rue.

— Autour de cet immeuble ?

— Poings autour immeuble partout. »

Nell avisa le panneau de commande de l’ascenseur : quatre colonnes serrées de boutons, aux couleurs différentes selon l’affectation de chaque niveau : en vert, les commerces ; en jaune, les logements ; en rouge, les bureaux ; en bleu, les étages de service. La plupart de ces derniers étaient en sous-sol, mais il y en avait un, cinq niveaux avant le toit.

« Service d’entretien ? demanda-t-elle en l’indiquant.

— Oui.

— Poings, là-haut ?

— Non. Poings tous en bas. Mais Poings sur le toit !

— Allez à cet étage. »

Quand la cabine s’arrêta à cinq étages du sommet, Nell ordonna au machiniste de l’immobiliser, puis elle remonta sur son toit et détruisit les moteurs pour la bloquer sur place. Elle sauta sur le plancher de la cabine, en évitant de regarder les corps ou de sentir l’odeur de sang et d’autres fluides corporels qui l’avaient envahie et qui étaient en train de s’écouler par les portes ouvertes et de goutter dans la cage. Il ne faudrait pas longtemps avant que tout ceci soit découvert.

Elle avait toutefois un léger répit ; tout ce qu’il fallait, c’était décider comment l’employer. Le placard d’entretien de l’étage avait un compilateur de matière, analogue à celui qu’elle avait utilisé pour lui confectionner des armes, et elle savait qu’elle pourrait y compiler des explosifs pour piéger le palier. Mais les Poings avaient eux aussi leurs explosifs, et ils pouvaient fort bien régler la question en faisant sauter les derniers étages de l’immeuble.

D’ailleurs, ils étaient sans doute quelque part au sous-sol, dans un poste de commande, à surveiller le trafic sur le réseau d’Alim du bâtiment. Utiliser le MC risquait tout simplement de trahir sa position ; ils n’auraient qu’à couper l’Alim et monter tranquillement la cueillir.

Elle fit un rapide tour de l’étage pour évaluer ses ressources. Un coup d’œil par les baies panoramiques du bureau, lui permit de constater le nouvel état des lieux régnant dans les rues de Pudong : une bonne partie des gratte-ciel avaient été raccordés aux lignes d’Alim extérieures et se retrouvaient à présent plongés dans le noir, même si, par endroits, des flammes jaillissaient des fenêtres défoncées et jetaient une lueur primitive sur les rues trois cents mètres en contrebas. Ces édifices avaient été presque entièrement évacués, de sorte que les artères étaient encombrées d’une foule bien supérieure à leur capacité. L’esplanade jouxtant la tour où Nell se trouvait prisonnière avait été bouclée par un barrage de Poings et était relativement dégagée.

Elle trouva une pièce sans fenêtre équipée d’un mur médiatronique qui affichait un vertigineux collage d’images : fleurs, détails de cathédrales européennes et de temples shintoïstes, estampes de paysages chinois, photos agrandies d’insectes et de grains de pollen, divinités indiennes aux bras multiples, planètes et lunes du système solaire, motifs abstraits du monde islamique, graphes d’équations mathématiques, portraits de modèles des deux sexes. En dehors de cela, la pièce était vide, à l’exception d’une maquette du bâtiment qui se dressait au beau milieu, presque aussi grande que Nell. Le revêtement extérieur de la maquette était médiatronique, tout comme celui du bâtiment réel, et il reproduisait (du moins le supposa-t-elle), les images qui étaient en ce moment même affichées sur les façades de l’édifice : pour l’essentiel, des panonceaux publicitaires, même si quelques Poings avaient apparemment réussi à s’introduire pour les recouvrir de graffiti.

Nell avisa, posés sur le toit du modèle réduit, un stylet – en fait, une simple tige noire pointue à son extrémité – et une palette exhibant un disque chromatique et diverses autres commandes. Nell s’en empara, effleura de la pointe du stylet la zone verte du disque chromatique et l’appliqua ensuite à la surface de la maquette. Un trait lumineux vert apparut sur la trace du stylet, défigurant une publicité pour une compagnie aérienne.

Quelles que soient les initiatives qu’elle puisse prendre dans le peu de temps qui lui restait, il y avait une chose bien précise qu’elle pouvait faire ici, vite et bien. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais une intuition lui dictait que ce pourrait être utile ; à moins que ce soit une pulsion artistique, le besoin de créer une œuvre qui lui survivrait, ne fût-ce que quelques minutes. Elle commença donc par effacer tous les grands panneaux publicitaires des étages supérieurs du gratte-ciel. Puis elle traça un simple dessin au trait, en couleurs primaires : un écu bleu avec pour meubles un livre dessiné en rouge et blanc ; deux clefs jaune d’or entrecroisées ; et une graine marron. Elle commanda l’affichage de sa création sur les quatre façades de l’édifice, entre les cent et deux centièmes étages.

Puis elle réfléchit au meilleur moyen de s’évader de ces lieux. Peut-être y avait-il des aéronefs sur le toit. Il devait certainement y avoir des gardes, mais peut-être que par une combinaison de surprise et de furtivité, elle parviendrait à en venir à bout. Elle emprunta l’escalier d’incendie pour gagner l’étage supérieur, puis le suivant, et le suivant. Deux niveaux au-dessus, elle entendit les gardes postés sur le toit, qui bavardaient et jouaient au mah-jong. Loin en contrebas, elle entendait d’autres Poings en train de gravir l’escalier, volée après volée, à sa recherche.

Elle méditait sur sa prochaine action quand les gardes au-dessus d’elle furent brutalement interrompus par des ordres aboyés dans leurs émetteurs radio. Aussitôt, plusieurs Poings dévalèrent l’escalier au pas de charge, en poussant des cris surexcités. Nell, bloquée dans la cage, se prépara à les cueillir par surprise, mais, au lieu de cela, ils traversèrent au galop le dernier étage pour gagner le palier de l’ascenseur. En moins de deux minutes, une cabine était arrivée et les embarquait. Nell attendit quelques instants, aux aguets, sans parvenir à entendre le contingent qui approchait par en dessous.

Elle escalada les dernières volées de marches pour émerger enfin sur le toit de l’immeuble, soulagée à la fois par le contact de l’air pur et par la découverte que l’endroit était entièrement désert. Elle gagna le bord du toit et scruta la rue, presque huit cents mètres en contrebas. Dans les fenêtres obscures du gratte-ciel mort d’en face, elle apercevait l’image inversée du blason de la princesse Nell.

Au bout d’une minute ou deux, elle nota qu’un phénomène assimilable à une onde de choc était en train de descendre la rue tout en bas, progressant au ralenti, recouvrant un nouveau pâté de maisons toutes les deux minutes. Les détails étaient difficiles à distinguer à cette distance : il semblait s’agir d’un groupe de piétons parfaitement structuré, tous vêtus de la même tenue sombre, qui s’enfonçaient dans la cohue des réfugiés, chassant les barbares paniqués vers le barrage de Poings ou sur les côtés, dans les halls des immeubles abandonnés.

Nell resta plusieurs minutes fascinée par le spectacle. Puis son œil se porta, par hasard, vers une autre rue, et elle y vit se dérouler un phénomène identique.

Elle parcourut rapidement le périmètre du toit du gratte-ciel. En définitive, c’étaient plusieurs colonnes qui avançaient inexorablement vers les fondations de l’édifice au sommet duquel elle était juchée.

À la longue, une colonne traversa l’ultime barrage de réfugiés et parvint à la lisière de la vaste esplanade au pied de son immeuble, où elle se retrouva face aux défenses rebelles. À ce point, la petite troupe stoppa brutalement et attendit quelques minutes, le temps de se reprendre et d’attendre l’arrivée des autres colonnes.

Nell avait supposé d’abord qu’il pouvait s’agir de renforts de Poings convergeant vers cet immeuble qui était visiblement destiné à servir de Q.-G. aux rebelles avant leur assaut final contre la République côtière. Mais il fut bientôt évident que ces nouveaux venus avaient d’autres projets. Après quelques minutes d’une tension insupportable dans un silence presque parfait, au même signal non audible, toutes les colonnes se ruèrent soudain sur l’esplanade. Sitôt après avoir débouché des rues étroites, elles éclatèrent pour se disposer en éventail avec précision, comme à la parade, avant de charger les groupes de rebelles soudain paniqués et totalement désorganisés, en poussant un formidable cri de guerre. Quand ce cri se répercuta sur les deux cents niveaux de la tour pour parvenir jusqu’aux oreilles de Nell, celle-ci sentit ses cheveux se dresser sur la tête, parce que ce n’était pas le cri grave et puissant de guerriers mâles, mais un piaillement furieux sorti de la gorge de milliers de jeunes filles, aigu et strident comme un bagad de cornemuses.

C’était la tribu de Nell, et elles étaient venues sauver leur chef. Nell tourna les talons et se précipita dans l’escalier.

Le temps qu’elle ait rejoint le rez-de-chaussée et jailli, assez étourdiment, dans le hall d’accueil, les filles avaient défoncé en plusieurs endroits les murs de l’immeuble pour y faire irruption et submerger ses derniers défenseurs. Elles agissaient par groupes de quatre : une fille (la plus grande) se ruait sur un adversaire, brandissant un pieu de bambou aiguisé pointé sur sa poitrine. Pendant qu’elle accaparait son attention de la sorte, deux autres filles (les plus petites) convergeaient sur lui de part et d’autre. Elles le saisissaient chacune par une jambe et, avec ensemble, le soulevaient dans les airs. Dans l’intervalle, la quatrième (la plus rapide) était passée derrière la victime pour lui enfoncer dans le dos la lame d’un couteau ou toute autre arme blanche. Nell vit appliquer cette technique six ou sept fois, sans le moindre échec, et sans autre dommage pour les filles que quelques bleus ou éraflures.

Elle ressentit soudain un instant de panique totale, lorsqu’elle crut qu’elles s’apprêtaient à lui faire subir le même sort ; mais après qu’elles l’eurent soulevée dans les airs, aucune attaque ne survint de l’avant ou de l’arrière, et pourtant des filles continuaient d’arriver de partout, ajoutant chacune sa modeste contribution au but suprême qui était d’élever Nell le plus haut possible dans les airs. Tandis que les derniers opposants étaient traqués et anéantis jusque dans les ultimes recoins du hall, Nell se retrouva juchée sur les épaules de ses petites sœurs et conduite vers l’entrée de l’immeuble pour gagner l’esplanade, où près de cent mille filles – Nell était incapable de compter tous les régiments et les brigades – s’agenouillèrent avec ensemble, comme toutes frappées par un vent divin, et lui présentèrent la panoplie de leurs armes, pieux de bambou, pics, pioches, tuyaux de plomb et nunchakus. Les commandantes provisoires de ses divisions se tenaient au premier rang, accompagnées de ses ministres provisoires de la défense, des affaires étrangères, de la recherche et du développement : toutes s’inclinèrent avec une révérence de leur cru, intermédiaire entre la courbette chinoise et le salut victorien.

Nell aurait dû être muette et paralysée de stupeur, mais non : pour la première fois de sa vie, elle comprenait pourquoi on l’avait mise au monde et se sentait enfin à l’aise dans sa situation. À un moment, son existence n’était qu’une horreur absurde, l’instant d’après, tout prenait un sens éclatant. Elle se mit à parler, les mots lui venaient avec la même aisance que si elle les avait lus sur les pages du Manuel. Elle acceptait l’allégeance de l’Armée des Souris, les félicitait pour leurs actes héroïques et, balayant du geste l’esplanade, par-delà les têtes de ses petites sœurs, elle embrassa les milliers et milliers de résidents isolés en Nouvelle-Atlantis, à Nippon, en Israël et dans toutes les autres Tribus extérieures. « Notre premier devoir est de les protéger, dit-elle. Montrez-moi la situation de la ville et de tous ceux qui l’habitent. »

Elles voulaient la porter, mais elle sauta sur les pavés de l’esplanade pour se diriger à pied vers leurs rangs, qui s’ouvrirent pour lui laisser le passage. Les rues de Pudong étaient remplies de réfugiés affamés et terrifiés, et, passant parmi eux, vêtue d’une simple tenue de paysanne maculée de son sang et de celui des autres, les entraves brisées pendant encore aux poignets, suivie du cortège de ses généraux et de ses ministres, s’avançait la princesse barbare, avec son livre et son épée.

Carl Hollywood va se promener sur les quais

Carl Hollywood fut réveillé par un carillonnement à ses oreilles et une brûlure à la joue qui s’avéra due à un éclat de vitre long de trois centimètres enfoncé dans sa chair. Quand il s’assit sur le lit, celui-ci émit une série de cliquetis et de craquements en se délestant d’un lourd fardeau de verre brisé, en même temps que l’assaillait un flot d’exhalaisons fétides venues de l’extérieur par la fenêtre défoncée. Les vieux hôtels avaient leur charme, mais leurs inconvénients aussi – comme des carreaux en matériaux antiques.

Par chance, un reste d’instinct de cow-boy du Wyoming l’avait amené à laisser ses bottes au pied du lit la veille au soir. Il les renversa l’une après l’autre et vérifia qu’elles ne contenaient aucun éclat de verre avant de les enfiler. Ce ne fut qu’après s’être entièrement habillé et avoir récupéré toutes ses affaires qu’il se rendit à la fenêtre.

Son hôtel était situé près des quais du Huangpu. Regardant sur l’autre rive, il vit que de vastes secteurs de Pudong apparaissaient comme des taches noires sur le fond indigo du ciel au petit matin. Quelques immeubles, raccordés aux Alims indigènes, étaient encore éclairés. Sur sa rive, la situation n’était pas aussi simple ; contrairement à Pudong, Shanghai avait connu bien des guerres et avait par conséquent été prévue pour résister ; la cité était truffée de sources d’approvisionnement secrètes : vieux groupes électrogènes, Alims et Sources privées, réservoirs d’eau et citernes. La population avait gardé l’habitude d’élever des poulets à l’ombre du gratte-ciel de la Hongkong & Shanghai Banking Corporation. Shanghai saurait résister à l’assaut des Poings bien mieux que Pudong.

Mais Carl Hollywood était un Blanc, et lui risquait de ne pas y résister du tout. Mieux valait traverser la rivière et rejoindre Pudong, avec le reste des Tribus extérieures.

D’ici aux quais, il y avait trois pâtés de maisons ; mais on était à Shanghai et cet intervalle était truffe de l’équivalent, dans toute autre cité, de kilomètres de complications. Le problème essentiel allait être les Poings : il entendait déjà les « Sha ! Sha ! » qui montaient de la rue, et, en glissant une lampe de poche à travers les barreaux de son balcon, il découvrit des masses de Poings, enhardis par la destruction des Alims étrangères, qui couraient en exhibant sans honte leurs brassards et bandeaux écarlates.

S’il n’avait pas eu les yeux bleus et mesuré un mètre quatre-vingt quinze, il aurait sans doute essayé de se grimer en Chinois pour se glisser jusqu’aux quais, et cela n’aurait sans doute pas marché. Il fouilla dans la penderie et sortit son grand pardessus, qui lui battait presque les chevilles. Il était à l’épreuve des balles et des projectiles nanotech.

Il y avait dans ses bagages un étui allongé qu’il avait posé sur l’étagère sans l’ouvrir. Ayant entendu parler de désordres, il avait pris la précaution d’apporter avec lui ces reliques : un fusil à pompe de calibre 44 à culasse gravée, équipé d’une lunette de visée optique et, ultime recours, un revolver Colt. C’étaient des armes inutilement prestigieuses, mais il s’était depuis longtemps débarrassé de toutes celles qui étaient dénuées de valeur historique ou artistique.

Deux détonations retentirent à l’intérieur de l’immeuble, tout près de sa chambre. Bientôt, on frappa à sa porte. Carl s’enveloppa dans son pardessus, au cas où l’intrus se déciderait de tirer à travers le battant, puis il jeta un œil par le judas. À sa surprise, il découvrit un gentleman anglo-saxon à cheveux blancs et moustache en guidon de vélo, qui tenait un semi-automatique. Carl l’avait rencontré la veille au bar de l’hôtel ; il essayait de régler une vague affaire avant la chute de Shanghai.

Il ouvrit la porte. Les deux hommes se dévisagèrent brièvement. « On pourrait croire qu’on est venus assister à un congrès d’amateurs d’armes de collection, marmonna le gentleman dans sa moustache. Dites, je suis affreusement désolé de vous déranger ainsi, mais j’ai pensé qu’il vous intéresserait de savoir que l’hôtel est truffé de Poings. » Il indiqua le corridor avec le canon de son arme. Carl glissa la tête dehors et découvrit le cadavre d’un chasseur étendu devant une porte ouverte, tenant encore en main un long coutelas.

« Il se trouve que j’étais déjà levé, répondit Carl Hollywood, et que j’envisageais d’aller faire un tour sur les quais. Ça vous dit de m’accompagner ?

— Avec plaisir. Colonel Spence, des Forces royales interarmes. En retraite.

— Carl Hollywood. »

Pendant la descente de l’escalier d’incendie, Spence tua deux autres employés de l’hôtel qu’il avait, sur des indices pour le moins ambigus, identifiés comme des rebelles. Dans l’un et l’autre cas, Carl était resté sceptique jusqu’à ce que Spence ouvre leur chemise et révèle la ceinture écarlate cachée dessous. « Ce n’est pas qu’ils appartiennent réellement à leur bande, expliqua Spence sur un ton jovial. C’est simplement que, lorsque les Poings débarquent, ce genre de bêtise devient terriblement à la mode. »


Après avoir échangé quelques blagues forcées sur l’intérêt ou non de régler leur note avant de partir et sur le montant du pourboire à donner au chasseur qui vous tombe sur le râble avec un couteau à découper, ils estimèrent d’un commun accord qu’il était sans doute plus sûr de s’éclipser par les cuisines. Une demi-douzaine de cadavres de Poings jonchaient le sol, le corps lacéré de marques d’emporte-pièce. Parvenus à la porte, ils trouvèrent deux autres clients de l’hôtel, des Israéliens, qui les fixaient avec ce regard figé qui trahit l’existence d’un pistocrâne. Quelques secondes après, ils étaient rejoints par deux conseillers de gestion zoulous qui étaient munis de longues perches télescopiques à l’extrémité desquelles étaient fixées des nanolames et grâce auxquelles ils détruisaient toutes les appliques lumineuses sur leur passage. Il fallut à Carl une minute pour prendre la mesure de leur plan : tous s’apprêtaient à déboucher dans une ruelle sombre et ils auraient besoin de leur vision nocturne.


La porte se mit à trembler dans son chambranle et à résonner de coups violents. Carl s’avança pour regarder par le judas : c’étaient deux espèces de loubards qui l’attaquaient à la hache d’incendie. Il s’écarta, décrocha le fusil de son épaule, chargea un projectile et tira au travers du battant, en visant à côté des ados. Les coups cessèrent brusquement, puis ils entendirent le tintement d’une lame heurtant le pavé.

L’un des Zoulous ouvrit la porte d’un coup de pied et bondit dans la ruelle, en faisant décrire à sa lance un large cercle aussi meurtrier qu’un rotor d’hélicoptère, mais il ne réussit qu’à découper une poubelle sans faire de mal à personne. Quand Carl déboula dehors quelques secondes plus tard, il vit plusieurs jeunes loubards qui s’égaillaient au bout de l’impasse, en esquivant quelques douzaines de réfugiés, rôdeurs et badauds qui tous s’empressèrent de montrer du doigt le dos des fuyards, afin qu’il soit bien entendu que la seule raison de leur présence dans cette ruelle à cette heure nocturne était de tenir lieu plus ou moins d’îlotiers pour les visiteurs gwailo.

Sans avoir eu à se donner le mot, ces derniers improvisèrent une avance en formation, maintenant qu’ils avaient un peu plus de place pour évoluer : les Zoulous marchaient devant, faisant tournoyer leurs perches au-dessus de la tête et poussant une espèce de cri de guerre traditionnel propre à écarter de leur chemin la majorité des Chinois. L’un des juifs suivait, utilisant son pistocrâne pour abattre les Poings qui les chargeaient. Puis venait Carl Hollywood qui, compte tenu de sa taille et de son arme à feu, semblait avoir hérité de la tâche de reconnaissance et défense à longue portée. Enfin, le colonel Spence et l’autre Israélien fermaient la marche, avançant à reculons la plupart du temps.


Cela leur permit d’atteindre le bout de la ruelle sans trop d’encombre, mais c’était la partie la plus facile ; quand ils débouchèrent dans la rue principale, ils cessèrent d’être le point focal pour redevenir de simples poussières dans une tempête de sable. Le colonel Spence dut tirer en l’air presque un chargeur entier ; les détonations étaient quasiment inaudibles dans ce chaos, mais les traits de lumière jaillis du canon attirèrent suffisamment l’attention pour que les passants du voisinage immédiat s’écartent devant eux. Carl vit un des Zoulous commettre un acte fort regrettable avec sa longue pique et détourna vivement le regard ; puis il se dit que c’était la tâche des Zoulous d’ouvrir la voie et la sienne de se concentrer sur des menaces plus lointaines. Il tournait lentement sur lui-même tout en avançant, en tâchant d’ignorer les menaces immédiates pour mieux embrasser l’ensemble de la scène.

Ils étaient tombés dans un combat de rue complètement désorganisé entre les forces de la République côtière et les Poings de la juste harmonie, situation d’autant moins claire qu’une bonne partie des Côtiers avaient déserté en nouant des bouts de chiffon rouge autour de leurs manches d’uniforme, et qu’une bonne partie des Poings ne portaient aucune marque distinctive, et qu’enfin nombre d’autres individus qui n’avaient pas de préférence affichée profitaient de la situation pour piller les boutiques et se retrouvaient aux prises avec des vigiles ; par ailleurs, un certain nombre de pillards étaient eux-mêmes agressés par des bandes organisées.

Ils étaient sur la route de Nankin, une large artère qui filait droit vers le Bund et le Huangpu, bordée d’immeubles de trois et quatre étages, de sorte que de nombreuses fenêtres les dominaient, qui toutes pouvaient abriter un tireur embusqué.

Quelques-unes en abritaient effectivement, Carl s’en rendit compte, mais la plupart se canardaient mutuellement d’un côté à l’autre de la rue, et ceux qui tiraient vers le bas auraient aussi bien pu tirer sur n’importe qui. Carl vit un type équipé d’un fusil à visée laser vider à la file ses chargeurs dans la rue, et il reconnut que cela constituait un danger immédiat ; donc, pour l’heure, leur progression était momentanément arrêtée et, tandis que les Zoulous attendaient qu’une mêlée Côtiers contre Poings particulièrement acharnée trouve sa conclusion devant eux, Carl prit position, épaula son arme, visa et tira. Dans la vague lumière des torches et des feux s’élevant de la rue, il vit une gerbe de poussière jaillir de l’encadrement en pierre de la fenêtre, juste au-dessus de la tête du tireur embusqué. L’homme se recroquevilla, puis se mit à balayer la rue avec son laser, cherchant l’origine du tir.

Carl sentit quelqu’un le secouer par-derrière : c’était Spence ; il avait été touché et il avait perdu l’usage d’une jambe. Un Poing était juste devant lui. Carl lui balança le canon de son arme dans le menton, l’envoyant bouler à reculons dans la mêlée, les yeux révulsés. Puis il chargea une autre balle, épaula de nouveau et essaya de repérer la fenêtre de son copain le franc-tireur.

Il était toujours là, dessinant patiemment une ligne rouge rubis à la surface bouillonnante de la foule. Carl inspira profondément, souffla lentement, pria pour que personne ne le bouscule et pressa la détente. Le recul le frappa sèchement à l’épaule et, au même instant, il vit l’arme du franc-tireur dégringoler par la fenêtre en tournoyant, le faisceau laser balayant le brouillard et la fumée comme un spot sur un écran radar.

Ce n’avait pas été une si bonne idée : si jamais d’autres tireurs embusqués avaient assisté à la scène, ils voudraient se débarrasser de lui, quel que soit leur camp. Carl engagea une autre balle dans la culasse, puis laissa son fusil pendre négligemment, pointé vers le sol, histoire de moins se faire remarquer. Il glissa sa main libre sous l’aisselle du colonel pour l’aider à continuer de marcher. Les bouts de sa moustache frétillaient, tandis qu’il continuait imperturbablement son inénarrable baratin ; Carl n’en saisit pas un traître mot mais lui adressa un signe de tête encourageant. Même le plus farouche néo-Victorien n’aurait pu se laisser prendre à ce numéro de flegme forcé ; Carl se rendit bientôt compte qu’il fallait le prendre au second degré. Pour le colonel Spence, c’était moins une façon de dire qu’il n’avait pas la trouille que, par une sorte de code, d’admettre sans perdre la face qu’il avait bien au contraire le trouillomètre à zéro et, pour Carl, de reconnaître qu’il ne valait guère mieux.

Un groupe de Poings les attaqua simultanément ; les Zoulous en descendirent deux, l’Israélien de tête un troisième, mais un quatrième parvint à s’infiltrer et son couteau rebondit sur le gilet de protection de l’Israélien. Carl releva son fusil, calant la crosse entre le bras et le corps, et tira à hauteur de hanche. Le recul manqua lui faire échapper son arme ; le Poing fit quasiment un saut périlleux arrière.

Il n’arrivait pas à croire qu’ils n’aient toujours pas réussi à attendre les quais ; cela faisait des heures qu’ils se tapaient ce cirque. Quelqu’un le heurta violemment dans le dos, ce qui le fit trébucher vers l’avant ; il se retourna et vit un type qui cherchait à le transpercer à la baïonnette. Un autre se précipita et essaya de lui arracher le fusil des mains. Carl, trop surpris pour réagir aussitôt, finit par lâcher Spence pour se retourner et lui fourrer les doigts dans les yeux. Une violente explosion l’assourdit : il se retourna et vit que Spence avait pivoté pour tirer sur l’assaillant à la mitraillette. L’Israélien qui fermait la marche avait purement et simplement disparu. Carl braqua son arme vers les hommes qui convergeaient sur eux de l’arrière ; son fusil plus le pistolet de Spence dégagèrent un espace bienvenu dans leur sillage. Mais quelque chose de plus puissant, de plus effrayant chassait d’autres personnes qui arrivaient par leur flanc, et quand Carl voulut se rendre compte de la situation, il s’aperçut qu’il y avait maintenant une vingtaine de Chinois entre les Zoulous et lui. La panique et la souffrance se lisaient sur leurs traits ; ils n’attaquaient pas : ils étaient attaqués.

Soudain, tous les Chinois eurent disparu. Carl et le colonel Spence se retrouvèrent mêlés à une petite douzaine de Boers – pas seulement des hommes, mais des femmes, des enfants et des vieillards, tout un laager, un camp entier en déplacement. D’instinct, tous se ruèrent vers l’avant, réabsorbant bientôt l’avant-garde du petit groupe de Carl. Ils n’étaient plus qu’à un pâté de maisons du fleuve.

Le chef des Boers, un quinquagénaire corpulent, dut estimer que Carl Hollywood était le meneur de la petite troupe, et, rapidement, ils redéployèrent leurs maigres effectifs pour l’ultime assaut en direction des quais. Le seul souvenir que Carl devait garder de cette conversation fut la remarque de l’homme : « À la bonne heure, vous avez des Zoulous. » Les Boers de l’avant-garde portaient des armes automatiques chargées de balles nanotechs garnies d’explosifs à forte puissance qui, utilisées sans discrimination, auraient pu facilement transformer la foule en rempart de chair à pâté ; mais ils tiraient par salves disciplinées, même quand les charges des Poings arrivaient à moins d’une longueur d’épée. De temps en temps, l’un d’eux levait la tête et arrosait une rangée de fenêtres d’une salve en tir automatique ; des fantassins basculaient dans l’obscurité pour dégringoler vers la rue en tournoyant comme des poupées de chiffon. Les Boers devaient être équipés d’un dispositif quelconque de vision nocturne. Le colonel Spence se fit soudain bien pesant sur le bras de Carl, qui réalisa que l’officier était inconscient, ou pas loin. Carl repassa le fusil sur son épaule, se pencha et souleva Spence pour le porter comme un secouriste.

Ils débouchèrent enfin sur les quais et établirent aussitôt un périmètre de défense. La question immédiate était : y avait-il des embarcations ? Mais cette région de la Chine était à moitié sous les eaux et possédait apparemment autant de bateaux que de vélos. La plupart avaient apparemment réussi à descendre le cours de la rivière jusqu’à Shanghai durant l’attaque progressive des Poings. Aussi, lorsqu’ils arrivèrent sur la berge, purent-ils découvrir des milliers de personnes dans des embarcations, avides de faire des affaires. Mais comme le fit remarquer à juste titre le chef des Boers, ce serait du suicide de faire éclater leur groupe en le répartissant sur plusieurs barques minuscules et sans moteur : les Poings avaient mis à prix leurs têtes de barbares. Il était bien plus sûr d’attendre qu’accoste un des bâtiments de plus grande taille qui parcourait le chenal : ils pourraient alors marchander avec le capitaine et monter tous ensemble à bord.

Plusieurs navires, du yacht à moteur au chalutier, rivalisaient déjà pour être le premier à accoster : ils couraient bord à bord, inexorablement, pour traverser ce paillis de minuscules embarcations agglutinées le long de la berge.

Un battement rythmé s’était mis à résonner dans leurs poitrines. Au début, on aurait cru un roulement de tambours, mais, à mesure qu’il s’approchait, ce devint le chœur de centaines de milliers de voix chantant à l’unisson : « Sha ! Sha ! Sha ! Sha ! » La route de Nankin se mit à vomir une foule immense, chassée sur le Bund comme des gaz d’échappement propulsés par un piston, qui s’étala tout au long des berges.

Une armée d’hoplites – des guerriers professionnels en armure de combat – marchait vers la rivière, à vingt de front, prenant toute la largeur de la route de Nankin. Ce n’étaient pas des Poings ; mais l’armée régulière, l’avant-garde du Céleste Empire, et Carl Hollywood découvrit, consterné, que le seul obstacle à subsister entre eux et les trente pas qui les séparaient encore des rives du Huangpu était formé par Carl Hollywood, son calibre 44, et une poignée de civils faiblement armés.

Un yacht élégant venait d’arriver à quelques encablures de la rive. Le dernier Israélien, qui parlait couramment mandarin, avait déjà entamé des négociations avec le capitaine.

L’une des Boers, une grand-mère sèche et nerveuse à chignon blanc et béret noir crânement posé dessus, conféra brièvement avec un chef boer. Il acquiesça, puis saisit son visage entre ses mains et l’embrassa.

Elle tourna le dos au fleuve et se mit à marcher vers la tête de la colonne de Célestes qui avançait toujours. Les quelques Chinois assez inconscients pour demeurer le long des quais, par respect pour son âge et sa démence probable, lui ouvrirent le passage.

Les négociations à bord semblaient plus ou moins dans l’impasse. Carl Hollywood voyait certains hoplites bondir à une hauteur d’un ou deux étages pour se précipiter, tête la première, contre les fenêtres de l’Hôtel Cathay.

La grand-mère boer continuait obstinément à progresser, jusqu’au moment où elle se retrouva au milieu du Bund. Le meneur de la colonne céleste s’avança alors, braquant sur elle une espèce d’arme à feu intégrée au bras de son armure, et lui faisant signe de s’écarter avec les autres. La femme boer s’agenouilla avec précaution au milieu de la route, joignit les mains en signe de prière et inclina la tête.

Puis elle devint une perle de lumière blanche dans la gueule du dragon. En un instant, la perle s’enfla jusqu’aux dimensions d’un aéronef. Carl Hollywood eut la présence d’esprit de fermer les yeux et de détourner la tête, mais il n’eut pas le temps de se jeter à terre ; l’onde de choc s’en chargea, le projetant de tout son long sur les pavés de granité de la promenade des quais et lui arrachant la moitié de ses vêtements.

Un moment s’écoula avant qu’il ne reprenne vraiment conscience ; il avait l’impression qu’il s’était écoulé une bonne demi-heure, mais comme les débris continuaient de pleuvoir autour de lui, ce devait être plus près de cinq secondes. La coque du yacht blanc avait cédé sur un côté et une partie de l’équipage avait été projetée dans la rivière. Mais, une minute plus tard, un chalutier accosta et embarqua les barbares après de brèves négociations de pure forme. Carl faillit oublier Spence et le laisser en plan ; il découvrit qu’il n’avait plus la force de le soulever du sol et dut par conséquent le traîner à bord avec l’aide de deux jeunes Boers – des jumeaux de douze ou treize ans, parfaitement identiques. Tandis qu’ils se dirigeaient vers l’autre rive du Huangpu, Carl Hollywood se blottit sur un filet de pêche roulé ; mou et faible, comme si tous ses os avaient été brisés, il contemplait le cratère de trente mètres au centre du Bund et fixait l’intérieur des chambres de l’Hôtel Cathay entièrement coupé en deux par la déflagration de la bombe contenue dans le corps de la vieille femme.

En moins d’un quart d’heure, ils débarquaient, libres, dans les rues de Pudong. Carl Hollywood retrouva le camp néo-atlantéen local, se présenta à son poste et consacra d’abord quelques minutes à rédiger une lettre pour la veuve du colonel Spence ; blessé à la jambe, le colonel était mort, vidé de son sang, durant la traversée de la rivière.

Puis il étala ses pages par terre devant lui et reprit la tâche qui l’avait accaparé tous ces derniers jours dans sa chambre d’hôtel, à savoir sa quête de Miranda. Il avait entamé ses recherches à la demande de Lord Finkle-McGraw, les avait poursuivies avec une passion grandissante au cours des jours suivants, plus il se rendait compte à quel point elle lui manquait, et désormais il hâtait la tâche avec l’énergie du désespoir ; car il avait compris que c’était sans doute dans cette quête que résidait l’unique espoir de salut pour les dizaines de milliers de membres des Tribus extérieures, aujourd’hui réunis dans des camps de réfugiés dans les rues mortes de la Zone économique de Pudong.

L’assaut final des Poings ; la victoire du Céleste Empire ; des réfugiés dans le domaine des Tambourinaires ; Miranda

La rivière Huangpu bloqua l’armée du Céleste Empire dans sa progression vers la mer, mais ayant traversé la rivière plus en amont, elle poursuivit son avancée vers le nord au pas de marche à travers la péninsule de Pudong, chassant devant elle des troupeaux de paysans affamés, comme ceux qui avaient été les précurseurs de leur arrivée à Shanghai.

Les occupants de Pudong – mélange de barbares, de Chinois de République côtière redoutant les persécutions de leurs cousins du Céleste Empire, et des petites sœurs de Nell, fortes de trois cent mille éléments et constituant un nouveau phyle à elles toutes seules – se retrouvèrent ainsi coincés entre les Célestes au sud, la rivière Huangpu à l’oust, le Yangzi au nord, et l’océan à l’est. Toutes les liaisons avec les îles artificielles bâties au large avaient été coupées.

Du haut de leurs temples classiques et gothiques dominant New Chusan, les géotects de l’Imperial Tectonics firent divers efforts pour bâtir un pont provisoire entre leur île et Pudong. Il n’était guère compliqué de lancer une poutre armée ou un pont flottant sur le chenal, mais les Célestes disposaient désormais de la technologie pour les faire sauter plus vite qu’ils n’étaient construits. Au deuxième jour de siège, ils tentèrent de relier leur île à Pudong avec un étroit pseudopode de corail intelligent ancré sur le plancher océanique. Mais cette méthode avait des limites évidentes et manifestes en rapidité de croissance et, tandis que les réfugiés continuaient d’affluer dans les défilés étroits du centre de Pudong, porteurs de nouvelles de plus en plus alarmantes sur l’avance des Célestes, il devint évident pour chacun que l’isthme artificiel ne serait jamais achevé à temps.

Les camps des diverses tribus se déplacèrent vers le nord et l’est, chassés du centre-ville par la pression croissante des réfugiés et par la peur des Célestes, jusqu’à ce que plusieurs kilomètres de rivage se retrouvent colonisés par tous ces groupes. La partie sud de la côte était tenue par les Néo-Atlantéens qui s’étaient préparés à contenir toute invasion arrivant de la plage. La chaîne de camps s’étendait à partir de là en direction du nord, suivant la courbe du rivage, puis remontait vers l’est le long des rives du Yangzi jusqu’à l’extrémité opposée, où Nippon se chargeait de la garantir d’éventuels assauts via les plaines côtières. Toute la partie centrale était protégée d’une attaque frontale par la tribu de la princesse Nell et son armée de gamines de douze ans, qui troquaient progressivement leurs pieux aiguisés contre des armes plus modernes, compilées sur les Sources portatives appartenant aux Nippons et aux Néo-Atlantéens.

Carl Hollywood avait été versé dans l’armée d’activé sitôt qu’il s’était présenté aux autorités de la Nouvelle-Atlantis, malgré ses efforts pour convaincre ses supérieurs qu’il leur serait plus utile en poursuivant ses recherches en cours. Mais un message arriva bientôt des plus hauts échelons du gouvernement de Sa Majesté. La première partie félicitait Carl Hollywood de ses actions qualifiées d’héroïques pour extraire de Shanghai le colonel Spence, et suggérait qu’il pourrait être élevé à la dignité de chevalier s’il parvenait jamais à sortir de Pudong. La seconde partie le nommait plus ou moins émissaire particulier auprès de Son Altesse Royale, la princesse Nell.

Lisant le message, Carl fut momentanément abasourdi de voir que sa Souveraine accordait un statut équivalent à Nell : mais réflexion faite, il vit que c’était à la fois juste et pragmatique. Durant son bref séjour dans les rues de Pudong, il avait vu suffisamment d’éléments de l’Armée des souris (comme elles se baptisaient elles-mêmes) pour savoir qu’elles constituaient en définitive une sorte de nouveau groupe ethnique dont Nell était désormais le chef incontesté. L’estime que manifestait Victoria pour la nouvelle reine se justifiait donc entièrement. Dans le même temps, le fait que l’Armée des souris contribue en ce moment même à empêcher de nombreux Néo-Atlantéens de devenir pour le moins les otages du Céleste Empire, faisait d’une telle reconnaissance une démarche éminemment pragmatique.

Il revenait à Carl Hollywood, qui n’était membre de sa tribu adoptive que depuis quelques mois, de transmettre à Sa Majesté ce salut et ces compliments à la princesse Nell, une jeune fille dont il avait beaucoup entendu parler par Miranda, mais qu’il n’avait jamais rencontrée et pouvait tout juste cerner. Il ne lui fallut guère longtemps pour voir derrière tout ceci la main de Lord Alexander Chung-Sik Finkle-McGraw.

Libéré des responsabilités courantes, il quitta par le nord le camp de réfugiés néo-atlantéens, au troisième jour de siège, et suivit la grève. Tous les dix mètres, il tombait sur une frontière tribale et devait présenter un visa qui, aux termes du Protocole économique commun, était censé lui permettre le libre passage. Certaines zones tribales ne faisaient guère plus d’un ou deux mètres de largeur, mais leurs propriétaires en gardaient jalousement l’accès à la mer, veillant toute la nuit à scruter les vagues et guetter l’arrivée d’un salut indéfini. Carl Hollywood parcourut ainsi les camps d’Ashantis, de Kurdes, d’Arméniens, de Navajos, de Tibétains, de Senderos, de Mormons, de Jésuites, de Lapons, de Pathets, de Tutsis, de citoyens de la Première République distribuée avec ses innombrables ramifications, d’Heartlanders, d’Irlandais, plus une ou deux cellules locales de CryptNet désormais apparues au grand jour. Il découvrit des phyles synthétiques dont il n’avait encore jamais entendu parler, mais cela ne le surprit pas.

Il parvint finalement devant une généreuse portion de front de mer gardée par de jeunes Chinoises de douze ans. Là, il présenta ses lettres de créance, émanant de Sa Majesté la reine Victoria II, et dont le libellé était si impressionnant que de nombreuses jeunes filles se rassemblèrent autour pour les admirer. Carl Hollywood fut surpris de toutes les entendre s’exprimer dans un anglais impeccable au style victorien assez prononcé. Elles semblaient préférer cette langue pour discuter de matières abstraites, mais lorsqu’il s’agissait de détails pratiques, elles revenaient au mandarin.

On lui fit passer les lignes pour pénétrer dans le camp de l’Armée des souris, qui se réduisait à un hôpital de campagne pour tous les rebuts en haillons, malades ou blessés des autres phyles. Ceux qui n’étaient pas étendus sur le dos, soignés par des souris infirmières, étaient assis sur le sable, les bras autour des genoux, et fixaient la mer en direction de New Chusan. La grève était relativement en pente douce à cet endroit, et on pouvait patauger dans les vagues jusqu’à un bon jet de pierre du rivage.

Une personne l’avait fait : une jeune femme dont les longs cheveux cascadaient sur les épaules et traînaient dans l’eau autour de sa taille. Elle avait le dos à la plage, tenait un livre entre ses mains, et resta ainsi un long moment sans bouger.

« Qu’est-ce qu’elle fait là-bas ? » demanda Carl Hollywood à la militaire qui l’escortait et portait cinq étoiles à son revers. À Pudong, il avait déchiffré leurs insignes : cinq étoiles signifiaient qu’elle était responsable de 45 éléments, soit 1024 personnes. Elle commandait donc un régiment.

« Elle invoque sa mère.

— Sa mère ?

— Sa mère est sous les vagues, expliqua la fille. C’est une reine.

— Reine de quoi ?

— C’est la reine des Tambourinaires qui vivent sous les flots. »

Dès lors, Carl Hollywood sut que la princesse Nell cherchait également Miranda. Il laissa sur le sable son grand manteau et s’avança en pataugeant dans le Pacifique, accompagnée par l’officier, en se maintenant à bonne distance de Nell, en partie par simple respect, et en partie parce qu’elle avait une épée glissée à la taille. Le visage penché, elle examinait son livre ouvert, l’œil fixe comme une loupe, et il s’attendait presque à voir les feuillets se ratatiner et roussir sous l’intensité de son regard.

Elle quitta un instant le Manuel. L’officier lui parla à voix basse. Carl Hollywood ignorait le protocole quand on se retrouvait à mi-cuisse dans la mer de Chine orientale, aussi s’avança-t-il pour s’incliner autant que le permettaient les circonstances, avant de tendre à la princesse Nell le rouleau de parchemin de la reine Victoria II.

Elle l’accepta sans un mot et le lut de bout en bout, puis elle revint au début et le parcourut une deuxième fois. Elle le tendit ensuite à son officier, qui le roula de nouveau avec soin. La princesse Nell laissa quelques instants son regard errer vers l’horizon avant de se retourner vers Carl pour le regarder droit dans les yeux et lui dire, d’une voix calme : « J’accepte vos lettres de créances et vous demande de transmettre mes salutations et mes remerciements les plus chaleureux à Sa Majesté, en même temps que mes excuses pour mon incapacité, par suite des événements, à composer une réponse plus solennelle à son aimable missive, ce qui, en d’autres circonstances, eût été bien entendu ma priorité essentielle.

— Je le ferai aussitôt que faire se pourra, Votre Majesté », répondit Carl Hollywood. À ses mots, la princesse parut un instant décontenancée, et elle déplaça les pieds pour garder son équilibre, même si cela ne faisait que trahir une tension sous-jacente. Carl réalisa qu’on ne s’était jamais encore adressé à elle sur ce ton ; que, jusqu’à ce qu’elle soit ainsi reconnue par Victoria, elle n’avait pas encore pris pleinement conscience de sa nouvelle fonction.

« La femme que vous cherchez s’appelle Miranda », lui annonça-t-il.

Toutes pensées de couronnes, de reines et d’armées parurent s’effacer de l’esprit de Nell ; elle n’était plus, de nouveau, qu’une jeune femme, cherchant – quoi au juste ? sa mère ? son mentor ? son amie ? Carl Hollywood lui parla d’une voix basse et douce, qui portait juste assez pour dominer le murmure des vagues. Il lui parla de Miranda, et du livre, et de récits anciens narrant les exploits de la princesse Nell qu’il avait en fait observés des coulisses, quand, bien des années plus tôt, il monitorait le canal utilisé par Miranda, au théâtre Parnasse.

Les deux jours suivants, une bonne partie des réfugiés de la plage purent s’en aller par la voie des eaux ou des airs, mais certains de ces vaisseaux furent détruits dans un embrasement spectaculaire avant qu’ils aient pu se trouver hors de portée des armes du Céleste Empire. Les trois quarts de l’Armée des souris adoptèrent, pour leur évacuation, la technique consistant à se diriger, nues, vers l’océan, et de s’y enfoncer d’un bloc, en se tenant par la main pour former un radeau souple et insubmersible qui traversa peu à peu le bras de mer jusqu’à New Chusan en pagayant lentement sans relâche. Des rumeurs se répandirent bien vite d’un bout à l’autre de la cote ; les frontières tribales semblaient accélérer plutôt qu’entraver ce processus, car les interfaces entre langues et cultures engendraient chaque fois de nouvelles variantes, adaptées aux terreurs et préjugés locaux. La rumeur la plus populaire disait que les Célestes envisageaient d’accorder à tout le monde le libre passage, et que les attaques étaient le fait de mines intelligentes qui avaient échappé à tout contrôle ou, au pire, de quelques officiers fanatiques qui défiaient les ordres et qu’on ne tarderait pas à remettre au pas. Il courait une seconde rumeur, plus étrange, qui incitait certains à demeurer sur la plage et à ne pas se fier aux bâtiments d’évacuation : une jeune femme armée d’un livre et d’une épée créait des tunnels magiques jaillissant des profondeurs pour les conduire tous en lieu sûr. De telles idées étaient bien entendu accueillies avec scepticisme par les cultures plus rationnelles, mais, au matin du sixième jour de siège, la marée de morte-eau vint déposer sur la grève un étrange présage : une récolte d’œufs translucides gros comme des ballons de volley. Quand leurs coquilles fragiles se déchirèrent, on découvrit qu’ils contenaient des sacs à dos sculptés, délicatement percés d’ouïes découpées selon un motif fractal. Un tube rigide sortait de leur partie supérieure et se raccordait à un masque respiratoire. Compte tenu des circonstances, il n’était pas sorcier de deviner l’utilisation de ces appareils. Les gens se les sanglèrent dans le dos, mirent le masque, et plongèrent dans l’océan. L’équipement simulait des branchies en procurant une alimentation constante en oxygène.

Aucun de ces sacs à branchies ne portait d’identification tribale ; ils échouaient sur la plage, par milliers, à chaque marée haute, nés organiquement de la mer. Les Atlantéens, Nippons et autres supposaient chacun qu’ils émanaient de leur propre tribu. Mais beaucoup décelaient un rapport entre ces objets et les rumeurs insistantes courant sur la princesse Nell et ces fameux tunnels déployés sous les vagues. Tous ceux-là se déplacèrent vers le milieu de la côte de Pudong, où l’on avait concentré les tribus les plus faibles, les plus minuscules, celles des doux dingues. Cette contraction de la ligne défensive devint inévitable à mesure que fondaient les effectifs de défenseurs pour cause d’évacuation. Les frontières entre tribus devinrent instables et finirent par se dissoudre : dès le cinquième jour de siège, les barbares étaient tous devenus fongibles et ne formaient plus qu’une masse indifférenciée de plusieurs dizaines de milliers d’individus, parqués à l’extrême pointe de la péninsule de Pudong, dans une zone à peine plus large que deux ou trois pâtés de maisons. Plus loin, c’étaient les réfugiés chinois, en majorité des individus fortement attachés à la République côtière, qui savaient qu’ils ne réussiraient jamais à se fondre dans le Céleste Empire. Ceux-là n’osaient pas envahir le camp de réfugiés, qui étaient toujours puissamment armés, mais en avançant centimètre par centimètre sans jamais reculer, ils faisaient insensiblement décroître le périmètre, tant et si bien que bon nombre de barbares finirent par se retrouver dans l’océan jusqu’aux genoux.

La rumeur se répandit alors que la princesse Nell avait un sorcier et conseiller du nom de Carl, qui était un beau jour sorti de nulle part, sachant presque tout ce que la princesse Nell savait, plus quelques autres choses qu’elle ne savait pas. Toujours selon la rumeur, cet homme avait en sa possession un certain nombre de clefs magiques qui leur conféraient, à lui et à la princesse, le pouvoir de parler aux Tambourinaires qui vivaient sous les vagues.

À l’aube du septième jour, la princesse Nell entra, nue, dans l’océan, disparut sous les vagues rosies par le levant et ne revint jamais. Carl la suivit une minute plus tard, même si, contrairement à la princesse, il avait pris la précaution de se munir d’un sac à branchies. Puis, tous les barbares s’enfoncèrent à leur suite dans l’océan, laissant leurs habits crasseux épars sur la plage et abandonnant au Céleste Empire la dernière parcelle de sol chinois qu’ils détenaient encore. Tous s’avancèrent dans les flots jusqu’à ce que leur tête disparaisse. L’arrière-garde était formée des derniers éléments de l’Armée des souris, qui chargèrent, nues, dans les vagues, se tenant pour former un assemblage flottant qui dériva lentement vers le large, emportant les quelques malades et blessés sur ces radeaux de fortune. Le pied de la dernière fille avait à peine quitté la grève que l’extrémité de la péninsule était déjà revendiquée par un homme à la taille ceinte d’un bandeau rouge, qui s’arrêta sur la plage, riant à gorge déployée en songeant que désormais l’Empire du Milieu était enfin redevenu un pays à part entière.

Le dernier diable étranger à quitter l’Empire du Milieu fut un gentleman victorien blond aux yeux gris, qui demeura quelques instants au milieu du ressac pour contempler Pudong derrière lui, avant de se retourner et poursuivre sa descente. Quand la mer s’apprêta à le recouvrir, il souleva son chapeau melon qui continua à flotter sur les vagues durant plusieurs minutes, tandis que les Chinois faisaient sauter des pétards sur la plage et que de petits fragments d’emballage en papier rouge dérivaient sur la mer comme autant de pétales couleur cerise.



Lors d’une de ses incursions dans les vagues, Nell avait rencontré un homme – un Tambourinaire – qui était remonté à la nage des profondeurs, entièrement nu, à l’exception de son sac à branchies. Elle aurait dû s’en étonner ; au lieu de cela, elle avait su qu’il venait de là avant même de le voir et, quand il s’approcha d’elle, elle sentit dans son esprit se produire des choses venues de l’extérieur. Il y avait dans son cerveau un élément qui lui permettait d’être connectée aux Tambourinaires.

Nell avait élaboré un certain nombre de plans généraux en demandant à ses ingénieurs de travailler dessus, et ces derniers les avaient transmis à Carl, qui les avait à son tour confiés à un MC portatif en état de marche installé dans le camp néo-atlantéen, pour y compiler un petit système capable d’examiner et de manipuler les appareils nanotechnologiques.

Dans l’obscurité, des points lumineux crépitaient sous la peau de Nell, comme des balises aériennes dans le ciel nocturne. Ils en raclèrent un à l’aide d’un scalpel afin de l’examiner. Ils trouvèrent des éléments similaires dans sa circulation sanguine et comprirent aussitôt qu’elle avait dû être infectée lors de son viol. Il était clair que ces lumignons clignotants dans sa peau étaient des signaux adressés aux tiers, de l’autre côté du golfe qui sépare chacun de nous de ses voisins.

Carl ouvrit un des objets trouvés dans le sang de Nell et trouva à l’intérieur un circuit logique à barrettes accompagné d’une mémoire à bandes contenant plusieurs giga-octets de données. Ces dernières étaient divisées en plusieurs blocs, chacun crypté de manière différente. Carl essaya toutes les clefs fournies par John Percival Hackworth et découvrit que l’une d’elles – la clef personnelle de ce dernier – décryptait certains des blocs. Quand il en examina le contenu décodé, il constata qu’il s’agissait de fragments des plans d’un appareil nanotechnologique non défini.

Ils soumirent plusieurs volontaires à des prélèvements sanguins et découvrirent que l’un d’eux avait également dans son sang des éléments analogues. Quand ils en rapprochaient deux, ils se verrouillaient en utilisant une liaison par lidar et profitaient de cette étreinte pour échanger des données et accomplir une sorte de calcul qui dégageait une forte chaleur résiduelle.

Ces nanomachines vivaient dans le sang de l’homme comme des virus et se transmettaient d’un individu à l’autre au cours des rapports sexuels ou lors d’échanges de fluides corporels ; c’étaient en fait des paquets de données intelligents, analogues à ceux qui parcouraient les réseaux médiatiques, et en s’accouplant dans la circulation sanguine, ils formaient un vaste système de communication organique, parallèle et sans doute lié à l’autre Réseau minéral à base, lui, de fibres optiques et de fils de cuivre. Comme le Réseau minéral, le Réseau organique pouvait être utilisé pour le calcul – pour faire tourner des programmes. Et il était désormais clair que John Percival Hackworth s’en servait précisément dans ce but, pour exécuter en mode parallèle un vaste programme écrit par lui. Il était en train de concevoir quelque chose.

« Hackworth est l’Alchimiste, dit Nell, et il se sert du Réseau organique pour concevoir la Graine. »



Cinq cents mètres au large, les tunnels commençaient. Certains devaient être là depuis de nombreuses années, car ils étaient rugueux comme l’écorce des arbres, incrustés d’algues et de palourdes. Mais il était manifeste que, au cours des derniers jours, ils avaient fourché et bifurqué en se développant de manière organique, comme des racines à la recherche d’humidité ; de nouvelles tubulures avaient perforé la couche incrustée pour remonter la pente vers la grève, tout en se divisant et se subdivisant de manière à offrir aux réfugiés un grand nombre d’orifices d’accès. Ces pousses se terminaient par des lèvres qui saisissaient les gens et les aspiraient, un peu à la manière d’une trompe d’éléphant, avalant les réfugiés avec un minimum d’eau de mer. Les parois intérieures des tunnels étaient bordées d’images médiatroniques invitant ces derniers à s’enfoncer vers les abysses ; ils avaient sans cesse l’impression qu’un espace tiède, sec et bien éclairé les attendait, juste un peu plus bas. Mais la lumière avançait avec eux, tant et si bien qu’ils étaient attirés vers le fond des tunnels par une sorte de mouvement péristaltique. Les réfugiés débouchèrent ainsi dans le boyau principal, le plus ancien, tout incrusté, et continuèrent leur progression, désormais rassemblés en foule compacte, jusqu’au moment où ils furent dégorgés dans une vaste cavité ouverte bien loin sous la surface de l’océan. Ils y trouvèrent des vivres et de l’eau potable et se restaurèrent aussitôt goulûment.

Deux personnes s’abstinrent de boire ou de manger quoi que ce soit, en dehors des provisions qu’elles avaient apportées ; il s’agissait de Nell et de Carl.

Après la découverte dans la chair de Nell des nanosites qui la reliaient aux Tambourinaires, elle avait veillé toute la nuit pour concevoir des contre-nanosites, capables de traquer et de détruire les dispositifs adverses. Carl et elle se les étaient injectés dans le sang, de sorte qu’ils étaient désormais définitivement libérés de l’influence des Tambourinaires. Toutefois, ils ne voulurent pas tenter le diable en mangeant la nourriture qu’on leur présentait et ils firent bien car, après leur repas, les autres réfugiés devinrent somnolents et s’allongèrent pour dormir ; de la vapeur s’élevait de leur peau nue et bientôt des étincelles apparurent, pareilles aux étoiles qui s’allument dans le ciel quand le soleil descend. Au bout de deux heures, les étoiles s’étaient fondues en une surface continue de lumière ondulante, assez vive pour qu’on puisse lire à son éclat, comme si la pleine lune se reflétait sur les corps de joyeux noceurs endormis dans une prairie. Les réfugiés, dorénavant Tambourinaires, dormaient en rêvant tous le même rêve, et les tracés abstraits courant sur les parois médiatroniques de la caverne fusionnèrent peu à peu pour s’organiser au rythme des souvenirs obscurs issus des tréfonds de leur inconscient. Nell vit ainsi apparaître des éléments de sa propre existence, des expériences depuis longtemps intégrées au texte du Manuel mais qui ressortaient une nouvelle fois sous une forme brute, terrifiante. Elle ferma les yeux ; mais les murs émettaient des sons également, auxquels elle ne pouvait échapper.

Carl Hollywood analysait les signaux transmis par les parois des tunnels, se forçant à éviter le contenu émotionnel de ces images en les réduisant à des chiffres binaires, tout en cherchant à en décoder les codes et protocoles internes.

« Il faut qu’on parte », dit finalement Nell, et Carl se leva et la suivit par une issue prise au hasard. Le tunnel bifurquait à l’infini, et Nell se fiait à son intuition pour choisir l’itinéraire à chaque embranchement. Parfois, les tunnels s’élargissaient pour former de vastes cavernes emplies de Tambourinaires luminescents qui dormaient, baisaient ou martelaient simplement les parois. Les cavernes étaient toujours dotées de quantités d’issues qui bifurquaient, s’embranchaient, puis convergeaient vers d’autres cavernes, formant un réseau de tunnels si vaste et complexe qu’il semblait envahir l’océan entier, comme des tubes neuronaux dont les dendrites se soudent et se ramifient pour occuper le volume entier de la boîte crânienne.

Un martèlement sourd, aux limites de l’audible, les accompagnait depuis qu’ils avaient quitté la caverne où somnolaient les réfugiés. Nell l’avait d’abord pris pour le battement de courants sous-marins contre les parois du tunnel, mais le bruit s’amplifia et elle réalisa qu’il s’agissait des Tambourinaires réunis dans une caverne centrale et qui dialoguaient, en expédiant des messages sur tout le réseau. L’ayant compris, elle éprouva un sentiment d’urgence qui confinait à la panique, à la perspective de tomber sur cette assemblée centrale et, durant un bon moment, ils coururent dans ce labyrinthe en trois dimensions parfaitement déroutant, pour tenter de localiser l’épicentre de ces bruits de tambours.

Carl Hollywood ne courait pas aussi vite que l’agile Nell et il ne tarda pas à la perdre à un embranchement du tunnel. Dès lors, il dut se fier à son propre jugement et après un certain temps – qu’il lui fut impossible d’évaluer – son tunnel se raccorda à un autre qui emportait un flot de Tambourinaires vers le fond de l’océan. Carl reconnut parmi eux d’anciens réfugiés des plages de Pudong.

Au lieu de monter progressivement, le son de tambours explosa en un fracas assourdissant dès que Carl émergea dans une vaste caverne, un amphithéâtre conique qui devait bien mesurer un kilomètre de diamètre, coiffé d’une tempête d’images médiatroniques jouant sous un vaste dôme. Visibles à la lumière fluctuante des écrans au-dessus d’eux mais aussi repérables par leur propre éclairage interne, les Tambourinaires montaient et redescendaient les pentes du cône en une sorte de mouvement convectif. Emporté par un remous, Carl se retrouva transporté vers le centre où il découvrit que se déroulait une orgie de proportions phénoménales. Un véritable nuage de sueur vaporisée s’élevait de la fosse. Les corps pressés contre la peau nue de Carl étaient si brûlants que leur contact était presque douloureux, comme si tous ces gens souffraient d’une fièvre intense et, dans quelque compartiment abstrait de son esprit qui réussissait à poursuivre sa démarche de raisonnement logique, il comprit pourquoi : ils échangeaient des paquets de données par l’entremise de leurs fluides corporels, ces paquets s’accouplaient dans leur circulation sanguine et les circuits logiques évacuaient la chaleur accumulée dans leur cœur.

L’orgie se poursuivit durant des heures, mais les courants de convection ralentirent peu à peu pour se condenser en arrangements stables, analogues à la circulation dans une salle de théâtre à mesure que les spectateurs gagnent leur place à l’approche du lever de rideau. Un large espace dégagé s’était ouvert au centre de la fosse, et le premier cercle de spectateurs était formé d’hommes, comme s’ils étaient en quelque sorte les gagnants de ce gigantesque tournoi de fornication qui approchait de son ultime reprise. Un Tambourinaire isolé parcourait ce cercle intérieur en distribuant des objets : en fait, des préservatifs médiatroniques qui se mettaient à briller vivement dès que les hommes les enfilaient sur leur phallus en érection.

Une femme pénétra dans l’arène. Au centre précis de la fosse, le sol s’éleva sous ses pieds, la propulsant dans les airs comme sur un autel. Le martèlement atteignit un crescendo insupportable avant de s’arrêter d’un coup. Puis il reprit, sur un rythme très lent, régulier, et les hommes du cercle intérieur se mirent à danser autour d’elle.

Carl Hollywood vit que la femme au centre était Miranda.

Tout était clair à présent : les réfugiés avaient été attirés au royaume des Tambourinaires pour qu’ils moissonnent les données récentes parcourant leur sang, données qui avaient été infusées dans le Réseau organique au cours de la grande orgie, et qui allaient à présent être chargées en Miranda pour que son corps accueille la phase culminante d’un calcul au terme duquel elle serait très certainement brûlée vive. C’était l’œuvre d’Hackworth ; c’était le couronnement de ses efforts pour concevoir la Graine et, ce faisant, dissoudre les fondations sur lesquelles étaient bâties la Nouvelle-Atlantis, Nippon et toutes les sociétés qui s’étaient développées autour du concept d’une Alim centralisée, hiérarchisée.

Une silhouette isolée, remarquable à son épiderme qui n’émettait aucune lumière, essayait de se frayer un chemin vers le centre du cercle. Elle jaillit dans l’espace dégagé, renversant un danseur qui se trouvait sur son passage, et grimpa sur l’autel central où Miranda gisait, étendue sur le dos, les bras ouverts comme crucifiée, le corps recouvert d’une galaxie de lumières bariolées.

Nell prit la tête de Miranda au creux de ses bras, se pencha et la baisa sur la bouche, non pas une douce caresse des lèvres mais un baiser sauvage et profond, la bouche ouverte, en la mordant avec force pour que par leurs lèvres leurs sangs se mêlent. La lumière émise par le corps de Miranda décrut et s’éteignit lentement à mesure que les nanosites étaient traqués et détruits par les chasseurs-tueurs transmis par le sang de Nell. Miranda s’éveilla et se redressa, enlaçant de ses bras sans force le cou de la jeune fille.

Le tambourinement avait cessé ; assis, impassibles, les Tambourinaires semblaient prêts à attendre – des années, s’il le fallait – que vienne une femme capable de remplacer Miranda. La lumière qu’émettait leur peau avait décru et, au plafond, le médiatron était devenu pâle et indistinct. Carl Hollywood, voyant enfin un rôle à sa mesure, s’avança au centre de l’arène, glissa un bras sous les genoux de Miranda et un autre sous ses épaules, et la souleva dans les airs. Nell se retourna pour les guider hors de la caverne, brandissant devant elle son épée ; mais aucun Tambourinaire ne fit mine de les arrêter.

Ils remontèrent en parcourant quantité de tunnels, choisissant toujours la fourche ascendante, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent au-dessus d’eux la lumière du soleil traversant les vagues et jetant des rais de lumière blanche sur le toit translucide. Alors, Nell trancha le tunnel derrière eux en faisant décrire à son épée le mouvement d’une aiguille de pendule. L’eau tiède les inonda. Nell remonta en nageant vers la lumière. Miranda n’avait pas autant de force et Carl était déchiré entre un désir panique de gagner la surface et sa responsabilité envers Miranda. Puis il avisa des ombres qui descendaient vers eux : des dizaines de jeunes Chinoises qui nageaient à leur rencontre, des guirlandes de bulles argentées ruisselant de leur bouche, leurs yeux en amande brillant de malice et d’excitation. Carl et Miranda furent saisis en douceur par toutes ces mains et portés vers la lumière.

Bientôt, New Chusan se dressait au-dessus d’eux, à quelques brasses à peine et, au flanc de la montagne, ils entendirent résonner les cloches de la cathédrale.


FIN
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