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Massif, au bord de la déchéance, Charlie craignait, comme toujours, de s’endormir. Vers minuit, il mit ses pantoufles et monta sur le toit prendre le frais. Contente d’elle-même, la lune éclairait généreusement à la fois les toits plats des cottages jumeaux, l’aiguille de l’hôtel de ville et la petite rivière sinueuse qui, maintenant, semblait être pleine d’énigmes. La rivière exhalait un souffle humide et les grenouilles faisaient un vacarme assourdissant.

Charlie n’avait pas envie de retourner dans son inconfortable chambre de célibataire. De noires pensées l’assaillaient. Il n’avait aucune épargne pour les mauvais jours. Toute sa vie, il avait bossé pour la Western Company. Et avec quel résultat ?

Charlie arrêta son regard pensif sur l’imposant édifice de la banque, le dirigea sur le cube sombre de la prison et soupira. Non, l’opération du larynx n’était pas dans ses moyens. Il est vrai qu’ayant empoché l’argent de la visite, le médecin consola quelque peu Charlie en lui disant que le mal n’était pas mortel. Mais comment vivre en faisant des cauchemars chaque nuit ?

Partir n’importe où ? Vagabonder, traverser le continent ? Non, on ne se fuit pas soi-même.

Charlie cracha sur les pavés luisants.

Tout ce qu’on voudra, mais pas cette saleté. Les yeux à peine fermés, le cauchemar arrivait qui, tout de suite, éveillait Charlie, inondé d’une sueur glacée. Quelqu’un l’étranglait avec des doigts osseux, Charlie essayait, de toutes ses forces, de se libérer, mais en vain… Il se réveillait. Et c’était pareil chaque nuit.

Le médecin palpa longtemps la gorge de Charlie et il lui serra la main, on ne sait trop pourquoi, en partant.

Charlie perdit le papier avec le nom latin complexe de la maladie.

— Pensez à vous faire opérer, dit le médecin.

Facile à dire !

Charlie regarda la banque et soupira de nouveau.

La coupole rose en face était vivement illuminée. Le night-club prospérait. L’air frais portait jusqu’à Charlie les sanglots d’un groupe de jazz et les glapissements de femmes mêlés à des cris d’ivrognes. Charlie eut une expression méprisante et il se détourna de la bofte de nuit mal famée.

Un oiseau nocturne, battant bruyamment des ailes, survola obliquement la terrasse. Charlie se frotta les paupières pour chasser le sommeil.

Et dire que lui, Charlie MacGrown, a été un bon ingénieur ! Charlie sourit à ses souvenirs. Pendant un moment, il a même été le spécialiste N°1 de la Western, avant ce malencontreux incident avec Minou. Pauvre Minou ! Depuis que le chef l’a jeté de toutes ses forces contre un des murs du bureau, Minou n’a jamais pu s’en remettre.

Créé et formé par MacGrown, le protéique Minou devait recueillir des renseignements sur la surface de Pluton et les transmettre vers la Terre. Mais la fusée qui l’emmenait et dont il corrigeait le vol dévia de sa trajectoire et, après avoir fait le tour de la Lune, revint sur la Terre. Les radiogrammes que Minou envoyait ponctuellement, décrivant tout ce qu’il rencontrait sur son itinéraire terrestre furent d’abord pris pour des messages émis depuis Pluton, ce qui fut la cause de graves malentendus…

Oui, il a fallu en endurer pas mal… MacGrown s’efforçait de ne pas regarder le sinistre bâtiment de la prison. Il faut croire que toutes les prisons se ressemblent…

La compagnie l’a balancé comme un vulgaire torchon, sans aucun égard. Heureusement, le petit laboratoire n’a pas été saisi. En fait, c’est lui qui nourrissait Charlie, même si ce n’était pas à sa faim.

La fraîcheur s’accentua.

En bâillant, Charlie serra sa robe de chambre et alla au laboratoire qui était en réalité une cage minuscule, bourrée d’appareils et d’outils usés.

Dieu soit loué, il y avait du travail. Mrs. Johnson lui a apporté la veille sa main artificielle, se plaignant que les doigts de la prothèse ne se pliaient plus. On dirait qu’il y avait encore quelque chose dans la coordination des mouvements. Il faudra vérifier soigneusement les contacts. Quand même, une prothèse ne vaut pas une vraie main. Depuis qu’on a amputé Mrs. Johnson de la main — il y a environ trois ans —, la pauvre femme a dû demander l’aide de Charlie un nombre incalculable de fois. Il faut croire que ces scélérats de la compagnie des prothèses lui ont refilé de la qualité inférieure. Chaque fois que le temps était sur le point de changer, la main se tordait, la prothèse devait être continuellement réparée et des pièces remplacées. D’autres clients de Charlie connaissaient le même type d’ennuis. Mais d’un autre côté, s’il n’y avait pas d’escrocs à la compagnie des prothèses, qu’est-ce que Charlie aurait à se mettre sous la dent ?

Trois heures et quart sonnèrent.

Ayant terminé de réparer la main en plastique de Mrs. Johnson, Charlie mit les écouteurs de sa biomémoire : il aimait beaucoup tenir un journal, et tout le rayon du bas de son armoire était rempli de blocs magnétiques avec ses enregistrements. Les blocs conservaient — pour qui, pour quoi — la chronique de la vie de Charlie.

Une aube terne filtrait à travers la fenêtre étroite. Charlie retira les écouteurs, ouvrit la porte grinçante de l’armoire et ajouta le cube du bloc nouvellement enregistré à l’impressionnante batterie de ceux qui le précédaient. « Là est toute l’histoire de ma vie », se dit Charlie, et il referma doucement la porte.

En sortant de la pièce, Charlie se cogna contre l’angle d’une caisse. Il se pencha et, faisant un effort, posa sur la table un vieux bioradiateur. MacGrown l’avait acheté d’occasion quand il travaillait à la Western. Depuis, il n’avait pas eu l’occasion de s’en servir.

Charlie chassa avec sa manche la poussière qui recouvrait l’antenne.

S’il pouvait piquer un somme. Mais ce cauchemar reviendrait.

Et si…

Frappé par une idée encore imprécise, Charlie regagna l’armoire et, tirant violemment la porte, saisit le premier bloc qui lui tomba sous la main et, en trois enjambées, se retrouva devant le biotransformateur. Ses mains tremblaient comme de vieillesse. Dans la pâle lumière du matin, il eut du mal à déchiffrer les mots déteints qu’il avait tracés, il y a très longtemps, sur le bloc : « Ouest. Été indien. Mes premières vacances. »

Le tableau de réglage… le relais temporisé… Charlie jura : le fusible intermédiaire était grillé…

Bref, malgré l’extraordinaire simplicité de l’idée de MacGrown, il lui fallut toute une journée pour tenter de la réaliser.

En revanche, Charlie dormit tranquillement pour la première fois depuis un long moment. Personne ne l’étranglait plus. Il voyait en rêve les champs de trèfle autour de Peterstown, où il avait travaillé il y a des années de cela, les nuits parfumées de la côte ouest et les douces mains de Miss Shella…

MacGrown se réveilla avec le sourire. La ville somnolait encore. Soulevant la poussière, un camion chargé de bois passa dans la rue et Charlie, éternuant, referma la fenêtre, agacé.

La sonnette tinta plaintivement dans l’entrée.

— Bonjour, Charlie, dit Mrs. Johnson. Où en êtes-vous avec ma main ?

— J’ai fait ce que je pouvais, dit MacGrown. Mais vous le savez, le nerf central est très mal conçu…

— Je n’en peux plus, geignit Mrs. Johnson, prenant la prothèse rose. Elle me fait souffrir tout le temps.

— Achetez-en une autre, conseilla Charlie, pour la vingtième fois, peut-être.

— C’est cher, répondit, comme toujours, Mrs. Johnson.

MacGrown ne dit rien.

— Croyez-moi, même la nuit elle me dérange…, continua Mrs. Johnson.

— La nuit ? s’anima Charlie. Mais asseyez-vous donc…

— Savez-vous, MacGrown, la nuit c’est encore pire que le jour, ajouta la dame. Le jour, je l’oublie un peu…

— Et vous voudriez que la main ne vous tracasse pas la nuit ? demanda Charlie, un sourire énigmatique aux lèvres.

— Si je le veux ? Mon Dieu ! Je donnerais tout pour cela ! s’exclama Mrs. Johnson.

— Pourquoi tout ? Cela vous coûtera beaucoup moins, remarqua Charlie. Vous ferez des rêves.

— Des rêves ? fit d’une voix désenchantée Mrs. Johnson.

— Oui, tous les rêves que vous voudrez. Et vous oublierez votre douleur…

Mrs. Johnson se taisait, ne sachant que dire.

— Par exemple, de quoi voudriez-vous rêver cette nuit ?… lui demanda Charlie.

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