26. Sennet

À peine avais-je eu le temps de parcourir le billet, que, bondissant sur moi, Aghia me l’arrachait des mains et le jetait par dessus le rebord de la plate-forme. Elle resta un instant immobile devant moi, mais ses yeux ne cessaient d’aller de mon visage à Terminus Est appuyée, entièrement remontée, sur un bras de la couchette. Je crois bien qu’elle redoutait de voir sa tête, proprement tranchée, suivre le chemin du billet. Cependant, comme je ne bougeais pas, c’est elle qui finit par dire : « L’avez-vous lu ? Sévérian, dites-moi que vous ne l’avez pas lu !

— Je l’ai bien lu, mais ne l’ai pas compris.

— Alors, n’y pensez plus.

— Ne pourriez-vous vous calmer, pendant un moment ? Ce billet ne m’était même pas destiné. Il a peut-être été écrit à votre attention ; mais dans ce cas, je me demande pourquoi il a été placé à un endroit où j’étais seul à pouvoir le voir. Avez-vous eu un enfant, Aghia ? Quel âge avez-vous ?

— Vingt-trois ans. Cela me donne largement le temps d’en avoir eu un, mais ce n’est pas le cas. Vous pouvez examiner mon ventre si vous ne me croyez pas. »

Je m’efforçai de faire un calcul mental rapide, mais je m’aperçus que j’ignorais trop de choses en ce qui concerne le développement de la femme. « Quand avez-vous eu vos premières règles ?

— À treize ans. Si j’avais été aussitôt enceinte, j’aurais eu quatorze ans au moment de la naissance du bébé. Est-ce cela que vous voulez savoir ?

— Oui. Autrement dit, l’enfant aurait maintenant neuf ans. Un gamin brillant serait bien capable d’écrire une note de ce genre… Voulez-vous que je vous dise ce qu’il y avait d’écrit ?

— Non !

— D’après vous, quel âge peut donc avoir Dorcas ? Dix-huit ans, dix-neuf peut-être ?

— Vous feriez mieux de ne plus y penser, Sévérian, quel que soit son contenu.

— Je n’ai pas envie de jouer à ce genre de jeu avec vous : vous êtes une adulte. Répondez : quel âge lui donnez-vous ? »

Aghia fit une moue dédaigneuse. « Je dirais que votre mystérieuse petite souillon a seize ou dix-sept ans ; elle est presque encore une enfant. »

Comme chacun a pu le remarquer – du moins je l’imagine –, il arrive parfois que l’on fasse apparaître une personne en parlant d’elle, comme lorsque l’on invoque un lémure. C’est ce qui se passa. L’un des panneaux du paravent fut repoussé, livrant passage à Dorcas. Ce n’était plus l’espèce de créature sculptée dans la boue à laquelle nous avions fini par nous habituer, mais une jeune fille élancée à la poitrine ronde et d’une grâce singulière. J’ai connu des femmes dont la peau était plus blanche – mais d’une blancheur maladive ; celle de Dorcas, en revanche, semblait luire doucement. Débarrassés de leur crasse, ses cheveux étaient couleur d’or pâle. Ses yeux étaient comme ils avaient toujours été, de ce même bleu profond caractéristique de l’Ouroboros, la rivière-monde de mon rêve. Devant la nudité d’Aghia, elle voulut retourner derrière le paravent, mais elle en fut empêchée par la servante, dont les imposantes proportions lui bouchaient le passage.

« Je ferais mieux de remettre mes guenilles, dit Aghia, avant que votre petite demoiselle ne s’évanouisse.

— Je ne regarderai pas, murmura Dorcas.

— Cela m’est complètement égal », lui répondit Aghia. Je remarquai cependant qu’elle nous tourna le dos pour enfiler sa robe. S’adressant à la muraille de feuillage, elle ajouta : « Nous devons vraiment partir, maintenant, Sévérian ; la sonnerie du clairon ne va pas tarder à retentir.

— Ce qui signifie ?

— Vous l’ignorez ? » Aghia se retourna et nous fit face. « Au moment où le disque solaire semble venir toucher les mâchicoulis du Mur d’enceinte de la ville, une sonnerie de clairon – la première – s’élève des Champs Sanglants. Certains s’imaginent qu’il s’agit d’un signal dans le cadre des combats qui ont lieu ici, mais c’est inexact. Il n’a pour but que de faire savoir aux gardes qui sont dans le Mur que l’heure de fermer les portes est venue. Mais c’est aussi à ce moment que les combats peuvent commencer – si vous êtes en place quand il retentit, c’est alors que le duel commence. Une fois que le soleil est passé sous l’horizon, et que la nuit véritable s’est installée, un autre clairon sonne l’appel du soir depuis le haut du Mur. Cela signifie que les portes ne seront plus ouvertes, même pour les porteurs de laissez-passer spéciaux ; quant à tous ceux qui ne se trouvent pas aux Champs Sanglants, alors qu’ils ont reçu un défi, on considère, après la seconde sonnerie, qu’ils se sont dérobés. Ils peuvent être attaqués en n’importe quel lieu, et un écuyer ou un exultant peut engager des assassins professionnels sans souiller son honneur. »

La servante qui, pendant tout ce temps, était restée auprès de l’escalier, approuvant ces explications de plusieurs hochements de tête, s’écarta pour laisser passer son maître, l’aubergiste. « Sieur, si vous avez un rendez-vous pour un duel à mort… commença-t-il.

— C’est exactement ce que mon amie était en train de me dire, l’interrompis-je. Nous devons partir. »

Dorcas demanda alors si elle pouvait avoir un peu de vin. Légèrement surpris, je lui fis signe que oui, et l’aubergiste lui en versa un verre qu’elle tint à deux mains, comme l’aurait fait un enfant. Je m’informai auprès du gros homme s’il tenait de quoi écrire à la disposition de ses clients.

« Souhaiteriez-vous rédiger votre testament, Sieur ? Suivez-moi donc ; nous avons un boudoir réservé à cet usage. Ce service est gratuit, et je peux même, si vous le voulez, vous trouver un jeune garçon qui portera le document à votre exécuteur. »

Je lui emboîtai le pas après avoir ramassé Terminus Est, laissant à Aghia et à Dorcas le soin de veiller sur l’averne. Le boudoir dont l’aubergiste se glorifiait n’était en fait qu’un espace exigu, perché sur une branche secondaire, mais qui comportait toutefois un petit bureau avec son tabouret, du papier, quelques plumes de corbeau taillées et une petite bouteille d’encre. Je m’installai, et recopiai les mots du billet tels que je les avais conservés dans ma mémoire ; pour autant que je pusse en juger, le papier était le même que celui de l’original, et l’encre avait la même nuance un peu diluée. Lorsque j’eus terminé et sablé mon griffonnage, je le repliai et le glissai dans l’une des poches de ma sabretache, que je n’utilisais que rarement ; puis je dis à l’aubergiste qu’il était inutile de requérir un messager et lui demandai s’il connaissait quelqu’un répondant au nom de Trudo.

« Trudo, Sieur ? s’enquit-il d’un air intrigué.

— Oui ; c’est un nom tout à fait courant.

— Certes, Sieur, certes ; je sais cela. J’essaye simplement d’imaginer une personne que je pourrais connaître, et que vous, dans la haute position qui est la vôtre, connaîtriez aussi. Un écuyer par exemple ou encore…

— N’importe qui, le coupai-je. Vraiment n’importe qui. Ce ne serait pas, par hasard, le nom du garçon qui nous a servis ?

— Non, Sieur ; il s’appelle Ouen. J’avais bien autrefois un voisin qui s’appelait Trudo, Sieur, mais cela date de plusieurs années. C’était avant que je n’achète cette auberge. Je ne pense pas qu’il s’agisse de lui, n’est-ce pas ? Reste mon garçon d’écurie : son nom est bien Trudo.

— J’aimerais pouvoir lui parler. »

L’aubergiste acquiesça d’un mouvement de tête qui fit disparaître son menton dans l’amas de graisse qu’était devenu son cou. « Comme il vous plaira, Sieur. Je serais bien étonné qu’il ait quelque chose à vous apprendre, toutefois. » Les marches craquaient sous son poids. « Il vient de très loin, du Sud, vous comprenez. » (Il parlait bien entendu des parties les plus méridionales de la ville, et non de ces territoires désertiques, sans arbres, qui s’étendent jusqu’aux premiers glaciers.) « De l’autre côté du fleuve, par-dessus le marché. Vous n’en tirerez pas grand-chose ; c’est pourtant quelqu’un de rude à la tâche.

— Je crois avoir mon idée sur la partie de la ville d’où il vient, répondis-je.

— Vraiment ? Voilà qui est intéressant, Sieur, extrêmement intéressant. J’ai déjà entendu une ou deux personnes se vanter de pouvoir deviner ce genre de chose, à la seule façon dont un homme était habillé ou parlait, mais je ne savais pas que vous aviez posé les yeux sur lui, comme on dit. » Nous nous étions rapprochés du sol et il se mit à beugler : « Trudo ! Tru-u-do ! » Et puis, encore plus fort : « ÉCURIE ! »

Personne ne se montra. Une dalle de pierre d’un seul bloc, de la taille d’une table, servait de seuil au bas des marches, et nous nous y arrêtâmes.

C’était l’heure à laquelle les ombres, à force de s’allonger, cessent d’être des ombres et se transforment toutes en flaques de ténèbres, comme si quelque fluide encore plus sombre que les eaux du Lac aux Oiseaux s’élevait de la terre. Des centaines de personnes, certaines seules, d’autres en petits groupes, parcouraient d’un pas pressé l’étendue herbeuse qui nous séparait de la ville. Toutes paraissaient tendues vers un but bien précis, et on aurait dit qu’elles courbaient le dos sous le poids de la tension et du désir qui les animaient. La plupart ne portaient pas d’arme, d’après ce que je pouvais voir, mais j’aperçus quelques casiers à rapières et pus distinguer, à une certaine distance, la fleur blanche d’une averne, portée, à ce qu’il me sembla, sur une perche ou un bâton dans le genre du mien.

« Quel dommage qu’ils ne s’arrêtent pas ici, remarqua l’aubergiste, non point parce qu’il n’y en aura pas un bon nombre pour faire halte sur le chemin du retour ; mais c’est avec les repas pris auparavant que l’on gagne le mieux. Je vous en parle franchement, Sieur, car en dépit de votre jeune âge, je vois bien que vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre que le profit est le but de toute entreprise. J’essaye de faire de mon mieux ; comme je l’ai déjà dit, nous avons une excellente cuisine. Tru-u-do ! Je n’ai d’ailleurs pas le choix d’en faire une autre, car aucune nourriture médiocre ne me conviendrait – je mourrais de faim plutôt que d’avaler ce que mangent la plupart des gens. Trudo, espèce de pouilleux, où es-tu ? »

Un garçon crasseux sortit de derrière l’arbre, s’essuyant le nez à l’aide de sa manche. « Il n’est pas par là-derrière, notre maître.

— Où diable est-il passé, dans ce cas ? Va donc le chercher. »

J’étais toujours en train de regarder la foule qui défilait devant nous. « Ils se rendent tous aux Champs Sanglants ? » Pour la première fois, je crois, je pris pleinement conscience que j’avais de bonnes chances de mourir avant que la lune ne se lève. Se soucier du billet en cet instant me parut futile, enfantin.

« Tous ne viennent pas combattre, entendons-nous bien ; l’essentiel de cette foule est constitué par les spectateurs. Parmi eux, on trouve ceux qui assistent aux duels pour la première et unique fois – parce qu’ils connaissent quelqu’un qui se bat, ou même simplement parce qu’ils en ont entendu parler, qu’ils ont lu quelque chose à ce propos ou écouté une chanson. D’ordinaire, ceux-là se trouvent mal, parce qu’ils passent par mon auberge et descendent une ou deux bouteilles le temps de récupérer.

« Mais il y a aussi ceux qui viennent toutes les nuits, ou du moins quatre ou cinq nuits par semaine ; ce sont les spécialistes, qui ne s’intéressent qu’à une seule variété d’armes, peut-être à deux, et qui prétendent en connaître le maniement mieux que celui qui l’utilise – ce qui est parfois bien possible, après tout. Après votre victoire, Sieur, il y en aura bien deux ou trois pour venir vous proposer un verre. Si vous les laissez faire, ils vous diront les erreurs que vous avez commises comme celles de votre adversaire ; mais vous vous apercevrez qu’ils tombent rarement d’accord.

— Notre repas restera privé », répondis-je, entendant à ce moment-là le glissement de pieds nus sur les marches, derrière nous. Suivie de Dorcas, Aghia était venue nous rejoindre, portant l’averne, qui me parut encore plus grande dans la pénombre de la soirée.

J’ai déjà mentionné avec quelle force je désirais Aghia. Lorsque nous parlons aux femmes, nous nous exprimons comme si l’amour et le désir étaient deux entités différentes. Quant aux femmes, qui souvent nous aiment, et nous désirent quelquefois, elles contribuent au maintien de cette fiction. Le fait est qu’il ne s’agit que des deux aspects différents d’une seule et même chose – tout comme j’aurais pu parler à l’aubergiste du côté sud de son arbre et de son côté nord. Lorsque nous désirons une femme, nous en venons rapidement à l’aimer, par la manière dont elle condescend à se soumettre à nous (c’est cette attitude qui, au départ, a véritablement fondé mon amour pour Thècle) ; et comme, quand nous la désirons, elle se soumet toujours à nous, ne serait-ce que dans notre imagination, on trouve toujours quelque chose qui tient de l’amour. Si, d’un autre côté, nous l’aimons, nous ne tardons pas à la désirer, car être désirable est l’un des attributs que toute femme doit posséder, et nous ne pouvons supporter l’idée qu’il ne puisse rien avoir de désirable en elle ; c’est de cette manière que les hommes en viennent à désirer même des femmes dont les jambes sont fermées comme par la paralysie, et les femmes à désirer des hommes totalement impuissants, sauf vis-à-vis d’autres hommes.

Mais il n’y a personne pour dire d’où proviennent, d’où naissent ce que nous appelons (presque selon notre bon plaisir) amour et désir. Tandis qu’Aghia descendait l’escalier, la moitié de son visage éclairée par les dernières lueurs du jour mourant, l’autre moitié se perdant dans l’obscurité, une fente de sa robe, qui montait presque jusqu’à la taille, me permit d’entr’apercevoir l’éclat d’une cuisse soyeuse. Et le désir d’elle que j’avais perdu à peine quelques instants auparavant, quand je l’avais repoussée, me submergea à nouveau, deux fois plus puissant. Elle lut cela sur mon visage, j’en suis sûr, et Dorcas, qui la suivait d’une marche, le vit aussi et détourna les yeux. Aghia était cependant toujours en colère contre moi (comme elle en avait peut-être le droit), si bien qu’en dépit de son sourire de politesse et de son incapacité à masquer la douleur qui lui tenaillait encore les reins, elle resta sur la réserve tant qu’elle put.

Je pense que c’est en cela que réside la véritable différence entre ces femmes pour lesquelles nous devons jouer notre vie si nous voulons rester des hommes, et celles que nous devons (toujours pour rester des hommes) surpasser en force comme en astuce, si nous le pouvons, et utiliser comme nous ne le ferions jamais d’une bête : car les secondes ne nous permettront jamais de leur donner ce que nous donnons aux premières. Aghia jouissait de mon admiration et aurait été transportée d’extase par mes caresses. Mais même si je m’étais répandu en elle plus d’une centaine de fois, nous nous serions quittés comme des étrangers. Je compris tout cela tandis qu’elle descendait les toutes dernières marches, retenant le pan déchiré de son corsage d’une main, et portant bien haut l’averne de l’autre. Elle avait fait du baliveau mal dégrossi une hampe qu’elle arborait comme un baculus[5]. Et malgré tout je l’aimais toujours, ou du moins je l’aurais aimée si je l’avais pu.

Le jeune garçon revint en courant. « La cuisinière dit que Trudo est parti. Elle était sortie prendre de l’eau, parce que la fille de la plonge était partie, et elle l’a vu s’enfuir à toute vitesse, et ses affaires ne sont plus à l’écurie.

— Il est donc parti définitivement, dans ce cas, dit l’aubergiste. À quel moment l’a-t-elle vu prendre la poudre d’escampette ? À l’instant ? »

Le garçon hocha affirmativement la tête. « Il a su que vous le recherchiez, Sieur, je le crains bien. Quelqu’un a dû vous entendre lorsque vous avez mentionné son nom, et a couru le prévenir. Vous aurait-il dérobé quelque chose ? »

Je secouai la tête. « Il ne m’a fait aucun tort, et j’ai même le sentiment qu’il essayait de me faire du bien, d’une manière ou d’une autre. Je suis désolé d’être cause de la perte de l’un de vos domestiques. »

L’aubergiste écarta les bras. « Je lui devais des gages, je ne perds donc rien. »

Comme il s’éloignait de nous, Dorcas en profita pour me glisser à l’oreille : « Et je suis désolée de vous avoir frustré de votre plaisir, là-haut. Je n’aurais pas voulu vous en priver. Mais, Sévérian, je vous aime. »

Venant d’un point imprécis, mais peu éloigné, l’appel sonore d’un clairon s’élança vers les premières étoiles qui scintillaient dans le ciel.

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