CHAPITRE V

Matveï n’était pas seul. Un petit homme vif aux cheveux noirs, aux yeux noirs, ressemblant à un bachelier, était assis sur la table de Matveï, ses mains glissées sous lui, agitant les jambes. C’était Etienne Lamondoy, la tête de physique-zéro contemporaine, le « physicien rapide », comme l’appelaient ses collègues.

— Je peux ? demanda Gorbovski.

— Le voilà, dit Matveï. Vous vous connaissez ?

Lamondoy sauta précipitamment de la table et, s’approchant très près, serra avec vigueur la main de Gorbovski, le regardant de bas en haut.

— Je suis content de vous voir, commandant, dit-il avec un gentil sourire. Nous étions justement en train de parler de vous.

Gorbovski recula et s’assit dans un fauteuil.

— Et nous, de vous, dit-il.

Etienne s’inclina vivement et regrimpa sur la table du directeur.

— Donc, je continue. Les « charybdes » se défen dent à mort. Il faut rendre justice à Malaïev : il a conçu d’excellentes machines. C’est curieux que la Vague nord soit d’un type totalement nouveau. Ces gosses ont déjà eu le temps de la baptiser la P-Vague ; qu’en dites-vous ? En hommage à Chota, Diable, je dois avouer que je m’arrache les cheveux ! Comment n’ai-je pas prêté plus tôt attention à ce magnifique phénomène ? Il me faudra m’excuser auprès d’Aristote. C’est lui qui avait raison. Lui et Camille. Je m’incline devant Camille. Déjà auparavant, je m’inclinais devant lui, mais à présent, je crois avoir compris ce qu’il voulait dire. A propos, vous savez que Camille est mort ?

Matveï fit un brusque mouvement de la tête.

— Encore ?

— Ah, vous êtes déjà au courant. Une bien étrange histoire. Il est mort et il est ressuscité. J’ai entendu parler de ces choses-là. Il n’y a rien de nouveau dans le monde. A propos, croyez-vous que Skliarov ait pu l’abandonner en pâture à la Vague ? Moi pas. Donc, la Vague du nord a atteint la ceinture des stations de contrôle. La première Lu-Vague est dispersée, la deuxième, la P-Vague, repousse les « charybdes » à la vitesse de vingt kilomètres heure. Ce qui fait que les semences du nord vont vraisemblablement être détruites malgré tout. On a été obligé d’évacuer les biologistes par hélicoptère …

— Je sais, dit le directeur. Ils se sont plaints.

— Que faire ? Bien que leur comportement soit compréhensible, il était, néanmoins, indigne. L’avance de la Vague sur l’océan est stoppée. On y observe un phénomène pour lequel Lu aurait donné la moitié de sa vie : la déformation de la Vague circulaire. Cette déformation satisfait à l’équation-kappa, et si la Vague est un champ-kappa, dans ce cas tout ce qui tracassait notre pauvre Malaïev devient clair : et la D-perméabilité, et la télégénie des fontaines, et des « revenants réitératifs » … Nom d’un chien, au cours de ces trois heures nous en avons appris plus sur la Vague qu’en dix ans ! Matveï, veuillez noter que dès que tout cela sera fini, il nous faudra un U-enregistreur, peut-être même deux. Considérez que j’ai déposé la demande. Des calculatrices ordinaires ne nous seront d’aucun secours. Seuls les Lu-algorythmes, seule la Lu-logique pourront nous venir en aide !

— Bon, bon, dit Matveï. Et où ça en est au sud ?

— Au sud, c’est l’océan. En ce qui concerne le sud, vous pouvez être tranquilles. La Vague a atteint la côte Pouchkine, a brûlé l’Archipel Sud et s’est arrêtée. J’ai l’impression qu’elle n’ira pas plus loin, et c’est très dommage, parce que les observateurs ont détalé de là-bas à une telle vitesse qu’ils ont abandonné tous les appareils, ce qui fait que nous ne savons presque rien sur la Vague du sud. (Dépité, il claqua les doigts.) Je comprends, votre intérêt est tout autre. Mais que faire, Matveï ? Envisageons la situation d’un point de vue réaliste. L’Arc-en-ciel est une planète de physiciens. C’est notre laboratoire.

Les stations énergétiques ont disparu, et personne ne nous les rendra. Quand cette expérience sera terminée, nous les reconstruirons à nouveau, tous ensemble.Car nousaurons besoinde beaucoup d’énergie !Quant àla pêche,quediable … Les zéroïstes sont moralement prêts à renoncer à la soupe de calmars ! Ne nous en veuillez pas, Matveï.

— Je ne vous en veux pas, dit le directeur avec un gros soupir. Cependant, vous avez quelque chose d’un enfant, Etienne. Comme un enfant, vous cassez, enjouant, tout ce quiesttrès cher auy adultes. (Ilsoupira ànouveau.)Essayez de préser ver ne serait-ce que les semences du sud. Je n’ai aucune envie de perdre notre autonomie.

Lamondoy regarda sa montre, opina et, sans prononcer un mot, bondit hors du bureau. Le directeur se tourna vers Gorbovski.

— Qu’en dis-tu, Leonid ? demanda-t-il avec un triste sourire. Oui, mon vieux. Pauvre Postachéva. C’est un ange comparée à ces vandales. Quand je pense, qu’en plus de tous ces ennuis j’aurai encore le souci de recréer le système de ravitaillement et d’assainissement, j’en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. (Il tira sur sa moustache.) Pourtant, d’autre part, Lamondoy a raison : l’Arc-en-ciel est effectivement une planète de physiciens. Mais que dira Kanéko, que dira Gina ? … (Il secoua la tête et haussa les épaules.) Au fait ! Kanéko ! Où est Kanéko ?

— Matveï, dit Gorbovski, puis-je savoir pourquoi tu m’as appelé ?

Lui tournant le dos, le directeur s’occupait des touches du sélecteur.

— Tu es bien ? demanda-t-il.

— Oui, dit Gorbovski qui s’était déjà allongé.

— Tu as soif, peut-être ?

— Oui.

— Va prendre quelque chose dans le réfrigérateur. Tu as peut-être faim ?

— Pas encore, mais ça va bientôt venir.

— On en reparlera à ce moment. En attendant, ne m’empêche pas de travailler.

Gorbovski sortit des jus de fruits et un verre du réfrigérateur, se prépara un cocktail et se recoucha dans le fauteuil, inclinant le dossier. Le fauteuil était moelleux et frais, le cocktail glacé et bon. Il restait allongé, sirotant le mélange, et, les yeux mi-clos de plaisir, écoutait le directeur parler avec Kanéko. Kanéko disait qu’il ne pouvait pas se libérer, qu’on le retenait. Le directeur demanda : « Qui te retient ? » « Il y a quarante personnes ici, répondit Kanéko, et chacune d’elles me retient. » « Je t’envoie Gaba », dit le directeur. Kanéko protesta, disant qu’il y avait déjà suffisamment de bruit. Alors Matveï lui parla de la Vague et lui rappela d’un ton coupable qu’entre autres fonctions il était le chef de la S.S.I. de l’Arc-en-ciel. Kanéko dit avec humeur qu’il ne s’en souvenait pas, et Gorbovski compatit avec lui.

Les chefs du Service de la Sécurité Individuelle suscitaient toujours chez lui un sentiment de pitié et de compassion. Sur toute les planètes défrichées, et même, parfois, sur celles qui ne l’étaient pas complètement, tôt ou tard commençaient à arriver des « extérieurs » : touristes, vacanciers (en famille et avec des enfants), artistes sans attaches à la recherche d’impressions nouvelles, ratés en quête de solitude ou d’un travail particulièrement difficile, dilettantes de toutes sortes, sportifs, chasseurs et autres quidams dont aucune liste ne faisait mention, inconnus à tout le monde sur la planète, liés avec personne et, souvent, évitant toute liaison. Le chef du S.S.I. était obligé de faire personnellement connaissance avec chaque « extérieur », de lui donner ses instructions, et de surveiller que tous, ils lui fassent quotidiennement savoir leur position par un signal envoyé à un dispositif enregistreur. Les équipes du S.S.I. avaient sauvé plus d’une vie humaine sur des planètes lugubres du genre de Yaïla ou Pandore, où de multiples dangers guettaient les novices à tout instant. Mais sur l’Arc-en-ciel, plate comme une planche, avec son climat égal, sa faune misérable et sa mer caressante, toujours calme, le S.S.I. devait inévitablement se tranformer en une vaine formalité et, d’ailleurs, l’avait déjà fait. Kanéko, poli, réservé, ressentant l’ambiguïté de sa situation, était loin de passer tout son temps à donner des instructions aux littérateurs venus travailler dans la solitude, ou à suivre les randonnées fantaisistes des amoureux et des jeunes mariés. Il s’occupait de sa planification ou d’autres choses sérieuses.

— Combien y a-t-il d’ » extérieurs » sur l’Arc-en-ciel actuellement ? demanda Matveï.

— Une soixantaine. Peut-être un peu plus.

— Kanéko, mon vieux, il faut les retrouver immédiatement tous et leur faire réintégrer la Capitale.

— Je ne comprends pas très bien le sens de cette entreprise, dit poliment Kanéko. Les « extérieurs » ne viennent presque jamais dans les régions menacées. Là, il n’y a qu’une steppe nue et sèche, ça sent mauvais, il fait très chaud …

— Je vous en prie, ne discutons pas, Kanéko, demanda Matveï. La Vague, c’est la Vague. A un moment pareil, il vaut mieux que tous les gens non concernés soient à portée de la main. Gaba arrive ici d’une minute à l’autre avec ses fainéants, et je te l’envoie. Organise-toi en conséquence.

Gorbovski retira sa paille et but une gorgée à même le verre. « Camille est mort, pensa-t-il. Et, après être mort, il est ressuscité. A moi aussi, il m’est arrivé des choses semblables. Apparemment, cette fameuse Vague a provoqué une belle panique. Lors d’une panique il y a toujours quelqu’un qui meurt et puis, on s’étonne beaucoup de le rencontrer dans un café à un million de kilomètres du lieu de sa mort. Il a la figure éraflée, sa voix est rauque et rapide. Il écoute des histoires et s’envoie sa sixième platée de crevettes marinées aux choux séchouans. »

— Matveï, appela-t-il. Où est Camille maintenant ?

— Ah oui, tu n’es pas encore au courant, dit le directeur. (Il s’approcha de la petite table et commença à préparer un cocktail au jus de grenades et au sirop d’ananas.) Je viens de parler avec Malaïev de Greenfield. On ne sait comment, Camille s’est retrouvé au poste d’avant-garde, s’est attardé là-bas et a été pris sous la Vague. C’est une histoire bien embrouillée. Skliarov — l’observateur — est arrivé comme un fou avec le flyer de Camille, a fait une crise d’hystérie et a déclaré que Camille avait été écrasé ; dix minutes plus tard, Camille s’est mis en liaison avec Greenfield, a émis ses prophéties habituelles et a redisparu. Comment peut-on prendre Camille au sérieux après des coups pareils ?

— C’est vrai, Camille est un grand original. Et ce Skliarov, qui est-ce ?

— C’est l’observateur de Malaïev, je te l’ai dit. Un gars très consciencieux, très gentil, très borné … Supposer qu’il a trahi Camille est absurde. Ce Malaïev a toujours des pensées absolument démentes …

— Ne dis pas du mal de Malaïev, fit’Gorbovski. Simplement, il est logique. Du reste, n’en parlons plus. Parlons plutôt de la Vague.

— Oui, dit distraitement le directeur.

— C’est très dangereux ?

— Quoi ?

— La Vague ? Est-elle dangereuse ?

Matveï souffla.

— En principe, la Vague représente un danger mortel, dit-il. Le malheur, c’est que les physiciens ne savent jamais d’avance comment elle se comportera. Par exemple, elle peut se dissiper à tout moment. (Il se tut quelques instants.) Elle peut aussi ne pas se dissiper.

— Existe-t-il un moyen de s’en protéger ?

— Je n’ai jamais entendu que quelqu’un ait essayé de le faire. On dit que c’est un spectacle assez horrible.

— Comment, tu ne l’aurais jamais vue ?

Les moustaches de Matveï se dressèrent, menaçantes.

— Tu aurais pu te rendre compte, dit-il, que je n’ai pas beaucoup de temps pour bourlinguer sur la planète. Sans arrêt, j’attends quelqu’un, j’apaise quelqu’un ou quelqu’un m’attend … Je t’assure, si j’avais du temps libre …

Gorbovski s’enquit, marchant sur des œufs :

— Matveï, tu as probablement besoin de moi pour chercher les « extérieurs », non ?

Le directeur lui lança un regard coléreux.

— Tu as faim maintenant ?

— N … non.

Matveï fit le tour de son bureau.

— Je vais te dire ce qui me navre. Premièrement, Camille a prédit que cette expérience se terminerait mal. Ils n’y ont prêté aucune attention. En consé quence, moi non plus. Et à présent, Lamondoy reconnaît que Camille avait raison …

La porte s’ouvrit en grand et un jeune Noir de taille gigantesque, aux dents éblouissantes, vêtu d’un court pantalon blanc et d’une veste blanche, portant des chaussures blanches sur ses pieds nus, fit irruption dans le bureau.

— Me voilà ! déclara-t-il, agitant ses bras immenses. Que désires-tu, ô mon seigneur le directeur ? Tu veux que je détruise la ville ou que j’érige un palais ? Ayant deviné tes désirs, je voulais t’amener la plus belle femme de l’univers, Gina Pickbridge, mais son pouvoir magique s’est révélé plus fort que le mien, et elle est restée dans le village des Pêcheurs d’où elle t’envoie des salutations peu flatteuses.

— Je n’y suis absolument pour rien, dit le directeur. Elle n’a qu’à envoyer ses salutations peu flatteuses à Lamondoy.

— C’est la vérité vraie ! s’exclama le Noir.

— Gaba, dit le directeur, tu es au courant pour la Vague ?

— Vous appelez ça une Vague ? dit le Noir, méprisant. Quand ce sera moi qui entrerai dans la cabine de lancement et que Lamondoy baissera la manette de départ, alors là, vous aurez une vraie Vague ! Tandis que celle-ci, c’est une bagatelle, de la houle, des rides sur l’eau ! Mais je t’écoute et je suis prêt à t’obéir.

— Tu es avec ton équipe ? demanda le directeur patiemment. (Gaba fit un geste silencieux en direction de la fenêtre.) Va avec eux au cosmodrome, tu es désormais sous les ordres de Kanéko.

— J’y vole, dit Gaba.

Au même moment, derrière la fenêtre, des gosiers puissants entonnèrent, accompagnés d’un banjo, sur le motif du psaume Près des murs de Jéricho :

Sur notre bon vieil Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, Arc-en-ciel …

D’un seul pas, Gaba fut à la fenêtre et hurla :

— Silence !

La chanson s’arrêta. Une voix haute et claire traîna plaintivement :

Dig my grave both long and narrow ;

Make my coffin neat and strong[4]

— J’arrive, dit Gaba quelque peu gêné et, d’un bond puissant il sauta par la fenêtre.

— Les enfants …, grogna le directeur, souriant. (Il baissa la vitre.) Les bébés s’impatientent. Je ne sais pas ce que je ferais sans eux.

Il resta debout devant la fenêtre, et Gorbovski, plissant les yeux, regarda son dos. Celui-ci était incroyablement large, mais, curieusement, si voûté et si malheureux que Gorbovski s’inquiéta. Matveï, un pilote interstellaire, un ancien commando ne pouvait simplement pas avoir un tel dos.

— Matveï, dit Gorbovski. C’est vrai que tu as besoin de moi ?

— Oui, dit le directeur. Particulièrement.

— Il regardait toujours par la fenêtre.

— Matveï, dit Gorbovski. Raconte-moi ce qui se passe.

— Angoisse, pressentiments, soucis, récita Matveï et il se tut.

Gorbovski s’agita un peu, s’installant confortablement, mit son diffuseur en marche, tout bas, et dit, à voix tout aussi basse :

— D’accord, ami. Je vais rester ici avec toi comme ça, sans rien faire.

— Oui. Reste, s’il te plaît.

Une guitare résonnait tristement, paresseusement, un ciel chaud et vide flamboyait derrière la fenêtre, dans le bureau plein d’ombre il faisait frais.

— Attendre. On va attendre, dit le directeur à haute voix et il regagna son fauteuil.

Gorbovski ne répondit rien.

— Ah oui ! dit-il soudain. Que je suis impoli 1 J’ai complètement oublié. Comment va Génia ?

— Merci, elle va bien.

— Elle n’est pas revenue ?

— Non, elle n’est toujours pas revenue. Je crois que maintenant elle n’y songe même plus.

— Tout pour Aliocha ?

— Bien sûr. C’est étonnant à quel point tout cela s’est révélé important pour elle.

— Et tu te souviens de ses serments : « Qu’il naisse seulement !.. »

— Je me souviens de tout. Je me souviens de choses que tu ne connais même pas. Au début, elle a souffert le martyre avec lui. Elle se plaignait. « Non, disait-elle, je n’ai pas d’instinct maternel. Je suis un monstre. Un bout de bois. » Et puis, quelque chose s’est passé. Je n’ai même pas remarqué comment. Il est vrai que c’est un petit loup très sympathique. Très tendre, intelligent. Un soir, je me suis promené avec lui dans le parc. Soudain, il me demande : « Papa, qu’est-ce qui s’accroupit là-bas ? » Au début, je n’ai pas compris. Puis … Tu vois, il faisait du vent, le réverbère se balançait et projetait des ombres sur le mur. « S’accroupit » ; une image très exacte, non ?

— C’est vrai, dit Gorbovski. Ça fera un écrivain. Seulement, ce serait quand même bien de le mettre à l’internat.

Matveï fit un geste découragé de la main.

— Pas question, dit-il. Elle ne voudra pas. Et tu sais, au début j’ai insisté, puis j’ai pensé : « Pourquoi ? Pourquoi enlever à quelqu’un le sens de sa vie ? » Et c’est ça, le sens de sa vie à elle. Pour moi c’est inconcevable, avoua-t-il ; mais je le crois parce que je le vois. Peut-être tout vient-il du fait que je suis beaucoup plus âgé qu’elle. Aliocha est né bien trop tard pour moi. Parfois je pense combien j’aurais été seul si je n’avais pas su que je pouvais le voir tous les jours. Génia dit que ce n’est pas comme un père que je l’aime, mais comme un grand-père. Eh bien, c’est tout à fait possible. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Oui. Mais je ne connais pas ça. Moi, Matveï, je n’ai jamais été seul.

— Oui, dit Matveï. Depuis que je te connais, tu es perpétuellement avec des gens qui s’agitent autour de toi parce qu’ils ont besoin de toi coûte que coûte. Tu as un très bon caractère, tout le monde t’aime.

— Non, ce n’est pas ça, dit Gorbovski. C’est moi qui aime tout le monde. J’ai vécu presque cent ans et, figure-toi, Matveï, que je n’ai pas rencontré une seule personne désagréable.

— Tu es un homme très riche, prononça Matveï.

— A ce propos, se rappela Gorbovski, un livre est paru à Moscou : Rien n’est plus amer que ta joie, de Sergueï Volkovoï. Une nouvelle bombe des émo-tionnistes. Guenkine a pondu tout de suite un article bilieux. Très spirituel, mais peu convaincant : la littérature, d’après lui, doit être telle qu’on ait du plaisir à la disséquer. Les émotionnistes riaient fielleusement. Il est probable que tout cela dure encore. Je ne comprendrai jamais. Pourquoi ne peuvent-ils pas être plus tolérants les uns vis-à-vis des autres ?

— C’est très simple, dit Matvéï. Chacun d’eux s’imagine qu’il fait l’histoire.

— Mais il la fait ! protesta Gorbovski. Chacun, effectivement, fait l’histoire ! Car nous autres, gens ordinaires, nous sommes tout le temps, d’une façon ou d’une autre, sous leur influence.

— Je ne veux pas discuter de ça, dit Matveï. Je n’ai pas le temps d’y penser, Leonid. En tout cas, moi, je ne subis pas leur influence.

— Bon, ne discutons pas, dit Gorbovski. Buvons du jus de fruits. Si tu veux, je peux même prendre du vin local. Mais ceci seulement au cas où cela t’aiderait vraiment.

— U n’y a qu’une chose qui puisse m’aider vraiment : que Lamondoy arrive ici et déclare, déçu, que la Vague s’est dissipée.

Pendant quelque temps ils burent en silence, se regardant par-dessus leurs verres.

— Ça fait longtemps que plus personne ne t’appelle, dit Gorbovski. C’est même un peu bizarre.

— La Vague, dit Matveï. Tout le monde est occupé. Les discordes sont oubliées. Tout le monde décampe.

La porte au fond du bureau s’ouvrit, et Etienne Lamondoy apparut sur le seuil. Son visage était pensif et il se déplaçait avec une lenteur stupéfiante. Le directeur et Gorbovski le regardèrent avancer sans rien dire, et Gorbovski eut une sensation désagréable au creux de l’estomac. Il n’avait pas encore la moindre idée de ce qui se passait ou venait de se passer, mais il savait déjà qu’il n’aurait plus l’occasion d’être confortablement allongé. Il éteignit son diffuseur.

Etant arrivé près de la table, Lamondoy s’arrêta.

— Je crois que je vais vous causer du chagrin, dit-il d’une voix lente et égale. Les « charybdes » n’ont pas tenu. (La tête de Matveï s’enfonça dans ses épaules.) Le front est rompu au nord et au sud. La Vague se propage et son accélération est de dix mètres par seconde. La liaison avec les stations de contrôle est coupée. J’ai eu le temps de donner l’ordre d’évacuer les équipements de valeur et les archives.

Il se tourna vers Gorbovski :

— Commandant, nous comptons sur vous. Ayez l’amabilité de dire quelle est votre capacité de chargement ?

Sans répondre, Gorbovski regardait Matveï. Les yeux du directeur étaient clos. D caressait distraitement la surface de la table avec ses mains énormes.

— La capacité de chargement ? répéta Gorbovski, et il se leva.

Il s’approcha du tableau de commande du directeur, se baissa vers le microphone de diffusion générale et dit :

— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Le navigateur Valkenstein et l’ingénieur du bord Dickson doivent regagner immédiatement leur vaisseau.

Puis il revint vers Matveï et lui posa la main sur l’épaule.

— Rien de terrible, ami, dit-il. On aura de la place. Donne l’ordre de faire évacuer l’Enfance. Moi, je m’occupe de la crèche. (Il tourna la tête vers Lamondoy.) Quant à ma capacité de chargement, elle est réduite, Etienne, dit-il.

Les yeux d’Etienne Lamondoy étaient noirs et tranquilles : les yeux d’un homme qui sait qu’il a toujours raison.

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