Gérard De Villiers La blonde de Pretoria

Chapitre premier

L’horloge au-dessus de la Nedbank indiquait 4 h 10. Church Street, une des artères rectilignes qui faisaient ressembler Pretoria à une petite ville américaine commençait à s’animer. De nombreux employés noirs et blancs, terminant à 4 h 30 s’esquivaient discrètement, s’amassant aux arrêts de bus. Une Mitsubishi Galant, noyée dans le trafic, mit son clignotant et se gara le long du trottoir, presque en face de la galerie marchande au pied de l’énorme building moderne qui abritait le quartier général de l’Armée de l’Air sud-africaine, au-dessus de la Nedbank.

Un des deux Noirs qui se trouvaient dans le véhicule en descendit, mit des pièces dans le parcmètre, puis remonta, sous l’œil indifférent des deux sentinelles postées à l’entrée du QG.

Quelques instants plus tard, une Toyota bleu ciel, couleur très répandue en Afrique du Sud, vint se ranger deux voitures derrière la Galant. Il y avait trois Blancs à bord. La circulation s’intensifiait dans Church Street et la marée des employés envahissait les trottoirs. Pourtant, dans une heure, chacun ayant regagné sa banlieue, ce centre-ville serait absolument désert. Après dix-huit heures, on aurait entendu une mouche voler dans les rues de Pretoria.

Aucun des passants ne prêtait la moindre attention aux deux Noirs ; depuis belle lurette, il y avait une classe moyenne noire en Afrique du Sud et on voyait presque autant de BMW conduites par des gens de couleur que par des Blancs.

Les seuls à s’intéresser aux occupants de la Galant étaient les trois hommes de la Toyota. Le passager, à l’avant, se tourna vers le conducteur :

— Qu’est-ce qu’on fait, Ferdi ?

Celui à qui il s’adressait était un quadragénaire costaud, un peu enveloppé, le visage adouci par un double menton, le crâne assez dégarni. Ses yeux gris très expressifs étaient sans cesse en mouvement. Un des meilleurs officiers des services de contre-espionnage sud-africain. Son bureau se trouvait juste en face, au 32e étage d’un building discret, un peu en retrait de Church Street. Il laissa tomber de sa voix lente, dans un anglais appliqué :

— On attend, c’est la seule chose à faire.

— C’est pas un peu risqué ? demanda l’homme assis à l’arrière.

Lui avait l’accent américain, des cheveux noirs frisés et de grosses lunettes. Steve Orbach, jeune fonctionnaire de la Central Intelligence Agency, avait été recruté à sa sortie de l’Université de Harvard. C’était son premier poste à l’étranger et il était très ému de se trouver mêlé à une affaire de cette importance. N’arrêtant pas d’essuyer discrètement ses mains moites à son mouchoir, il ne quittait pas des yeux la Galant. Son numéro était gravé dans son cerveau en lettres de feu : JDL 821 T. Ils la suivaient depuis Mamelodi, une des banlieues noires de Pretoria, paisible capitale de la République Sud-Africaine.

— Tant que les deux types ne bougent pas, on ne risque rien, remarqua le voisin de Ferdi.

Avec sa grande barbe en éventail, on aurait pu le prendre pour un authentique Afrikaaner, au lourd parler hollandais, mais son accent new-yorkais le trahissait. Burt Gluckenhaus, malgré tous les séjours à l’étranger effectués pour la Company[1], ne l’avait jamais perdu. Pretoria était son dernier poste avant la retraite dans les Catskill, au nord de New York, où il s’était acheté une petite maison de bûcheron.

C’était à cause de lui que les trois hommes se trouvaient là. Chef de station à Pretoria, il avait alerté ses homologues sud-africains sur une opération portant le nom de code IRA, menée par l’ANC[2], le groupe terroriste le plus virulent d’Afrique australe. Un trafiquant d’armes américain, surveillé par le FBI, avait réussi à expédier en Afrique du Sud un chargement d’explosifs volés dans une manufacture d’armement du Connecticut. Ceux-ci étaient munis de détonateurs sophistiqués, ce qui les rendait extrêmement dangereux. L’affaire sortant du territoire américain, le FBI avait repassé le bébé à la CIA. À la suite de transferts compliqués, une partie des explosifs avait finalement échoué dans un petit garage d’une banlieue noire de Pretoria, connu de la police sud-africaine pour être un nid de sympathisants de l’ANC.

Plutôt que d’arrêter bêtement leurs détenteurs, les Sud-Africains avaient décidé d’intervenir au dernier moment afin de remonter la filière terroriste. Les explosifs, contenus dans deux valises Delsey bleues toutes neuves, se trouvaient maintenant dans le coffre de la Galant garée en face du QG de l’Armée de l’Air. D’après Gluckenhaus, expert en explosifs, une cinquantaine de kilos. Du C-4, deux fois plus puissant que le TNT.

Après l’intervention placide du chef de station de la CIA, le silence retomba. Pourtant leurs regards ne quittaient pas le coffre arrière de la Galant. Les deux Noirs, dont ils ne distinguaient que le dos, étaient aussi immobiles qu’eux. Le conducteur assez pauvrement vêtu, arborait un béret enfoncé jusqu’aux oreilles, l’autre portait un costume marron, une cravate et ses cheveux frisés étaient aplatis par une couche épaisse de gomina. Il fumait sans arrêt et on voyait les volutes sortir par la glace ouverte.

Un bus glissa le long de la Toyota, l’empestant d’un nuage bleu. Les trottoirs étaient noirs de monde. De grands bus jaunes se succédaient à une cadence accélérée, engloutissant les secrétaires, les vendeuses, les employés sagement alignés aux arrêts. Burt Gluckenhaus consulta sa montre : 4 h 17.

— Ces enfoirés vont probablement attendre que tout le quartier se vide et poser leurs saloperies dans un coin de la galerie marchande, suggéra-t-il.

— À moins qu’ils n’attendent quelqu’un, répliqua Ferdi. C’est curieux qu’ils prennent le risque de rester ici, avec ce truc dans leur coffre.

— Vous êtes sûr que ça ne peut pas péter ? demanda anxieusement Steve Orbach.

Ferdi eut un sourire rassurant :

— Ces deux salopards n’ont pas envie de se suicider ! Nous savons comment ils procèdent, il y a déjà eu des attentats. Ils sont toujours très prudents. Ils déposent leur bombe quelque part avec une minuterie généralement réglée sur trente minutes. Cela leur donne largement le temps de foutre le camp.

— Votre équipe d’intervention est prête ? demanda Gluckenhaus.

— Absolument, affirma l’officier sud-africain. Ils attendent dans le garage en dessous de mes bureaux, juste en face. C’est une chance que ces salopards soient venus ici. En deux minutes mes gus seront là. Il suffira de bloquer Kerkstraat dans les deux sens, après l’avoir fait évacuer, pour qu’on neutralise les explosifs.

Il disait Kerkstraat, au lieu de Church Street, utilisant machinalement l’afrikaans, sa langue natale.

Un flot de gens sortaient de la galerie marchande de la Nedbank, comme d’une bouche de métro, se répandant ensuite entre les différents arrêts de bus.

Ferdi poussa soudain un grognement inquiet. L’ultime véhicule qui les séparait de la Galant venait de décoller du trottoir. En jetant un simple coup d’œil dans le rétroviseur, ceux qu’ils surveillaient pouvaient maintenant les repérer. Les deux terroristes risquaient de prendre peur. S’ils sautaient de voiture et s’enfuyaient dans la foule, Ferdi et les deux Américains risquaient de les perdre et toute l’opération dérapait. Sans parler du danger que représentait l’explosif…

Ferdi se tourna vers Burt Gluckenhaus.

— On ne peut plus attendre, fit-il de sa voix lente. Je fais un saut à mon bureau. Je ramène du monde et l’équipe de déminage.

L’Américain n’avait pas compétence pour intervenir et ne tenait surtout pas à ce que trop de monde soit au courant de sa collaboration avec les Services Spéciaux sud-africains. Steve Orbach s’agita nerveusement sur la banquette arrière.

Ferdi ouvrit sa portière :

— À tout de suite. Je suis là dans cinq minutes.

Une liaison radio aurait été plus pratique, mais afin de ne pas attirer l’attention des terroristes, ils avaient utilisé pour leur filature une voiture banalisée sans équipement radio.

L’officier sud-africain remonta d’un pas rapide le trottoir jusqu’au croisement de Schubart Street et attendit pour traverser que le feu passe au rouge. Les deux Américains le virent disparaître dans la galerie marchande, de l’autre côté de la rue. Le building abritant ses bureaux se trouvait un peu en retrait. Burt Gluckenhaus reporta son attention sur les deux terroristes toujours immobiles dans la Galant. L’Américain glissa une main sous son blouson de cuir et en sortit un Browning automatique à quatorze coups. D’un geste précis, il fit monter une balle dans le canon et posa ensuite le pistolet sur le siège à côté de lui.

— Pourvu que ces deux cons ne se tirent pas maintenant, soupira Steve Orbach.

Son mouchoir n’était plus qu’une boule froissée entre ses mains moites. Il aurait bien voulu être ailleurs.


* * *

La pendule de la Nedbank indiquait 4 h 27. Toutes les dix secondes, Steve Orbach examinait le trottoir espérant apercevoir la silhouette trapue de Ferdi. Quelques instants plus tôt, un des deux Noirs était descendu se dégourdir les jambes, s’attardant devant une vitrine et les pulsations de son cœur étaient aussitôt montées à 130 ! Heureusement, le terroriste était très vite remonté dans la Galant. Il n’y avait plus que trois voitures arrêtées le long du trottoir : la Mitsubishi des terroristes, la Toyota et une autre voiture, vide, celle-là.

— Shit ! Qu’est-ce qu’il fait ? grommela Gluckenhaus.

L’Américain commençait à éprouver une inquiétude vague qui lui nouait l’estomac. Si les deux terroristes tentaient de se sauver, il était obligé d’intervenir, lui un Américain. Qui sait comment cela pouvait se terminer, car ils étaient sûrement armés. Steve Orbach ne pouvait guère lui prêter main-forte, n’étant ni armé, ni entraîné. Il se retourna vers son adjoint :

— Stevie ! Va le chercher et dis-lui qu’il se grouille.

Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait la lenteur des Sud-Afs. Steve Orbach ouvrit la portière, heureux de bouger et s’arrêta aussitôt, retenu par sa ceinture de sécurité. En Afrique du Sud, on ne plaisantait pas avec le code de la route. Nerveusement, il la déboucla, puis émergea sur la chaussée. Il dut patienter pour traverser, frôlé par un flot de véhicules qui faisaient trembler le bitume. Alors qu’il se préparait enfin à se lancer à travers la rue, il aperçut Ferdi de l’autre côté de la rue. Deux hommes l’accompagnaient.

— Ça va, reviens ! jeta Gluckenhaus qui avait vu aussi l’officier sud-africain.

Steve Orbach se rassit. Ferdi ne semblait plus pressé. Il ne profita pas de la chaussée vide et de nouveau, la circulation les sépara. Cependant, la présence de leur homologue rassurait les deux Américains : il avait sûrement la situation en main. Dans quelques minutes tout allait être terminé et les terroristes seraient hors d’état de nuire.

Ferdi remontait vers le feu au coin de Schubart Street pour traverser. La pendule de la Nedbank indiquait 4 h 29.


* * *

Ferdi observait machinalement les gens qui attendaient de pouvoir se lancer sur la chaussée, au coin de Schubart Street. Peu à peu, le quartier changeait d’atmosphère. Les boutiques fermaient les unes après les autres, les fenêtres s’éteignaient dans les imposants buildings commerciaux bordant Church Street, tous semblables et froids avec leurs ouvertures carrées et leur façade blanchâtre. Toute cette partie était récente et n’existait pas quinze ans auparavant, quand Pretoria n’était encore qu’une bourgade tranquille, capitale de la République d’Afrique du Sud. Maintenant, c’était presque une grande ville, mais le gouvernement siégeait six mois par an à Capetown, deux mille kilomètres au sud, afin de ne pas faire de jaloux.

Le cœur de l’officier sud-africain battait quand même un peu vite. C’était la première fois qu’il y avait une tentative d’attentat en plein Pretoria. Lui qui vivait dans cette ville depuis sa naissance, en éprouvait une sorte d’indignation angoissée, incrédule. Une Noire le bouscula et s’excusa d’un sourire. Il regarda sa montre, 4 h 30. Encore quatre minutes pour que l’équipe de déminage soit à pied d’œuvre. Il faudrait intervenir aussitôt après l’arrestation des deux terroristes. Plusieurs dizaines d’hommes étaient en train de se déployer dans les galeries marchandes et les rues avoisinantes afin de boucler le périmètre dangereux.

Un silence relatif tomba sur Church Street. Le feu venait enfin de passer au rouge. Une grappe de passants se rua sur la chaussée. Ferdi balaya la rue du regard et remarqua aussitôt une femme qui, comme lui, ne semblait pas pressée de traverser, se laissant bousculer par les passants. Bientôt, elle resta seule au bord du trottoir.

Une Blanche, environ trente ans, blonde et mince. Ses cheveux droits, presque raides, tombaient sur ses épaules et elle semblait avoir un visage avenant. Son chemisier vert brillait dans la lumière de fin d’après-midi et sa jupe marron était assortie à ses mocassins. Elle portait un sac en bandoulière. Ferdi se dit que c’était une jolie femme, ce qui n’excitait pas outre mesure son intérêt. Il était un mari extrêmement fidèle et il lui arrivait lorsqu’il se trouvait seul en déplacement dans certains dîners un peu gais, de porter un toast à son épouse absente, avec une solennité qui déclenchait parfois quelques sarcasmes. Son regard glissa donc, traversa la chaussée et se posa sur un groupe de Noirs bruyants. Puis il revint vers la blonde.

Elle n’avait pas bougé. Bien sûr, cela n’avait rien de bizarre. Elle attendait probablement quelqu’un.

Ferdi suivit la direction de son regard. Il eut l’impression de recevoir un violent coup de poing en pleine poitrine. La jeune femme blonde fixait la Galant des deux terroristes. D’un regard précis, insistant, concerné. Ferdi sentit le sang se ruer dans ses artères, mais demeura immobile. L’inconnue semblait fascinée par cet innocent véhicule garé une centaine de mètres plus bas, de l’autre côté de la rue.

Soudain, l’officier sud-africain fut certain qu’elle connaissait le sinistre contenu de la Galant ! Lors d’un stage en Israël, ses instructeurs lui avaient appris comment, dans un aéroport, reconnaître des terroristes, simplement aux regards qu’ils échangeaient entre eux. Ils l’avaient fait une fois, tous ensemble, en Europe et le test s’était avéré positif.

Un de ses adjoints s’approcha et dit, presque sans bouger les lèvres :

— Ça y est, Colonel, tout le monde est en place.

Ferdi sursauta. Il ne pensait plus aux démineurs.

— Attendez ! dit-il.

Comme un automate, il se dirigea vers la blonde, tâtant la crosse de son pistolet dans la poche de son blouson. Arrivé à quelques mètres de la jeune femme qui ne bronchait pas, il distingua la couleur de ses yeux. Un bleu froid de cobalt, minéral. Son regard passa sur lui, calme et indifférent… Alors qu’il se préparait à l’aborder, elle se déplaça enfin, s’éloignant en direction Schubart Street, d’un pas tranquille. Les soupçons de Ferdi se seraient peut-être évanouis à ce moment, si l’inconnue n’avait alors plongé la main dans son sac.

L’officier sud-africain s’attendait à ce qu’elle en sorte quelque chose, mais il n’en fut rien. Elle continua à marcher, d’un pas qui lui parut plus raide, lui tournant le dos, la main enfoncée dans son sac.

En un éclair, Ferdi comprit ce qui se passait. Une boule obstrua sa gorge et il s’arrêta net. Il avait très peu de temps pour prendre sa décision. D’un bloc, il se retourna, puis se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait, d’abord sur le trottoir, puis traversant la chaussée de Church Street en biais. Ses deux adjoints le virent jaillir devant eux, courant vers la Toyota des deux Américains.

Interloqués, ils le regardèrent sans comprendre. Il se retourna et cria :

— La blonde, là-bas, avec un chemisier vert, rattrapez-la !

Disciplinés, ils se précipitèrent vers le carrefour. L’inconnue blonde avait disparu au coin de Schubart Street.

Burt Gluckenhaus avait suivi le manège de Ferdi, se disant que le Sud-Africain devait attendre quelque chose. La femme blonde était trop loin pour qu’il la remarque. Lorsqu’il vit le colonel des Services spéciaux revenir sur ses pas en courant, il fut aussitôt en alerte. Il tourna la tête vers la Galant. Les deux terroristes n’avaient pas bougé.

Son regard se reporta sur Ferdi au moment où ce dernier se lançait comme un fou dans la circulation de Church Street, gesticulant dans sa direction au risque d’alerter les occupants de la Galant.

Effectivement, le Noir aux cheveux plaqués, assis à côté du conducteur, se retourna. L’Américain croisa son regard brusquement affolé. Le terroriste se pencha vers la portière. Au même moment, Burt rafla son Browning sur la banquette et ouvrit sa portière d’un coup d’épaule. L’heure n’était plus à la ruse ; le Noir l’aperçut au moment où il mettait le pied sur la chaussée et s’immobilisa. Ferdi avait disparu, dissimulé par un bus qui lui avait coupé la route.

La pendule de la Nedbank indiquait 16 h 32.

Ceux qui se trouvaient dans Church Square, calme place bordée par le Palais de Justice et plusieurs banques, à six blocs de là, entendirent une effroyable déflagration et, aussitôt, une vague d’air sous pression fit trembler toutes les vitres. Certains témoins affirmèrent même qu’ils avaient vu osciller la statue de bronze de Paul Kruger, fondateur de l’Afrique du Sud, érigée au milieu du square.

Tous les passants se retournèrent, et s’immobilisèrent, terrifiés et médusés : à la hauteur de Bosman Street, Church Street était barrée par un nuage épais de fumée noire mêlée de flammes rouges qui montaient jusqu’au dixième étage des immeubles. Puis le bruit de l’explosion les assourdit et un souffle brûlant les balaya.


* * *

Ferdi se trouvait au milieu de la chaussée quand la bombe explosa. Il n’eut même pas le temps de s’abriter, mais un gros bus fit écran. Ses vitres se désintégrèrent, criblant les passants d’éclats de verre et les passagers commencèrent à hurler. À côté de Ferdi, un homme porta la main à son œil droit et la retira rouge de sang. Il se mit à crier, tournant sur lui-même comme un derviche. Le colonel sud-africain eut l’impression que le bitume se soulevait sous ses pieds et tomba à genoux. Puis une rafale d’air brûlant le projeta à terre, tandis que l’énorme enseigne de la Nedbank de l’autre côté de la rue semblait voler à travers les airs, perdant les lettres au fur et à mesure.

L’officier sud-africain se releva au bout d’un temps qui lui parut très long avec la sensation de vivre une scène de cauchemar : les vitrines se pulvérisaient autour de lui dans un silence absolu, criblant les voitures en stationnement d’éclats, comme pendant un bombardement. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser que l’explosion l’avait assourdi. Il toussa sous la fumée âcre et noire, essuya du sang qui coulait d’une blessure au cuir chevelu et contourna le bus. Il buta sur quelque chose en plein milieu de la chaussée : le corps d’un jeune Noir, contorsionné dans une position grotesque, les genoux à vif. Il découvrit alors un spectacle d’horreur. La Toyota des deux Américains grillait comme une sardine à la broche, avec de grandes flammes claires. Il aperçut une silhouette recroquevillée à l’intérieur. Steve Orbach.

Il vit quelque chose de plus atroce encore. Burt Gluckenhaus était toujours à la même place, debout près de la voiture, mais il flambait ! Sa barbe, ses cheveux, ses vêtements. Une torche vivante. Il fit quelques pas, puis tomba en avant et continua à brûler, allongé sur le ventre, dans Church Street.

Ferdi se rua en avant. Des gens couraient dans tous les sens. Il eut le temps de voir que l’immeuble de la Nedbank était en ruine jusqu’au quatrième étage, avec des morceaux de poutrelles pendant dans la rue.

De la voiture des deux terroristes, il ne restait qu’un chaudron de flammes dégageant une épaisse fumée noire. La chaussée était jonchée de débris divers, de bouts de glace tombés des immeubles. Des corps étaient étendus partout, des gémissements stridents commençaient à s’élever dans toutes les directions. Des gens se précipitaient affolés de la partie de Church Street protégée de l’explosion. Des soldats en uniforme entreprirent de boucler la rue. Machinalement Ferdi se dit que seuls les parcmètres ne semblaient pas avoir souffert de l’explosion. La première sirène d’ambulance se mit à hurler au moment où il s’agenouillait près de Burt Gluckenhaus. Avec son blouson, Ferdi essaya d’étouffer les flammes, en se brûlant les mains. Un de ses adjoints, pistolet au poing, stupide, regardait une femme à qui il manquait la moitié du visage, les jupes relevées jusqu’à l’aine, serrant encore son sac dans la main droite. Une grosse Noire se traînait sur le trottoir, sans réaliser qu’elle n’avait plus de jambe gauche, le regard mort. Une autre, les cheveux très courts, une blouse blanche maculée de sang, fixait les flammes, immobile, ailleurs.

Le menton de Ferdi se mit à trembler. Il aperçut les démineurs qui arrivaient en courant et murmura pour lui-même :

— My God ! My God !


* * *

Les sirènes hurlaient sans interruption. Les voitures de pompiers stationnaient en haut de Church Street, des ambulances arrivaient et repartaient sans arrêt. Un gros véhicule du « Mobile Control » était arrêté au milieu de la chaussée. Trois hommes passèrent en courant près de Ferdi, portant un corps dans un drap blanc.

Hébétés, des passants regardaient, ne sachant comment se rendre utiles. Des membres des Services spéciaux en civil, avec des walkie-talkies, jaillis des bureaux du trente-deuxième étage, essayaient de rétablir un peu d’ordre. Les gros incendies étaient éteints, mais l’odeur âcre de la fumée continuait à imprégner l’air de Church Street, comme s’il s’était solidifié. Seules, des flammes continuaient à ravager les débris des voitures. On soignait les blessés les plus graves à même le sol, dans un tohu-bohu de médecins et d’infirmiers. Ferdi se pencha sur le visage devenu rose vif de Burt Gluckenhaus :

— You are OK ?

L’Américain était allongé sur la chaussée sur un drap blanc. On lui avait enlevé ses vêtements et on ne voyait que sa peau uniformément rose. Grâce à la morphine, il ne semblait pas trop souffrir. L’aiguille d’un goutte à goutte tenu par un infirmier était plantée dans son bras gauche. On attendait une ambulance spéciale pour l’évacuer, Church Street étant trop étroite pour permettre à un hélicoptère de se poser. Ferdi avait vu qu’il était brûlé sur presque toute la surface du corps. Et pourtant, il était parfaitement conscient. Ses yeux aux cils calcinés fixaient le Sud-Af calmement :

— Steve. OK ?

Ferdi inclina la tête.

— On l’a emmené, fit-il, la gorge serrée.

Il ne restait de Steve Orbach qu’une momie noirâtre d’un mètre de long qu’on n’avait même pas pu extraire des débris de la Toyota. Il fallait d’abord s’occuper des vivants. D’un coup de pied, Ferdi écarta un pot d’échappement encore brûlant, tombé près de l’Américain. À côté de lui, des pompiers firent dégringoler une structure métallique dans un fracas d’enfer. Deux civils passèrent, portant une femme hébétée au pantalon taché de sang.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Gluckenhaus. Où sont les deux types ?

— Ces salauds sont morts, grommela le colonel sud-africain. Il y avait quelqu’un d’autre en dehors d’eux. Une femme. Qui a déclenché l’explosion de la charge par télécommande. Je l’ai vue.

Ferdi s’arrêta. Toute sa vie, il regretterait sa décision. Peut-être que s’il avait sauté sur la femme blonde, elle n’aurait pas eu le temps d’agir. Il ne le saurait jamais. Son premier réflexe avait été de sauver ses deux copains. La terroriste aurait attendu quelques secondes de plus, les deux Américains ne seraient pas morts…

Un Noir à moitié déshabillé se mit à hurler quand un médecin tenta de colmater les brèches de sa poitrine. Son pantalon arraché laissait voir ses mollets brûlés jusqu’à l’os. Il y avait des dizaines de blessés légers, déjà emmenés, à cause des éclats de mosaïque et de verre, projetés dans toutes les directions.

— Vous êtes sûr ? demanda Gluckenhaus.

— Presque, fit Ferdi.

Il aurait pu dire à cent pour cent. À cause de son instinct.

— Vous pourriez la reconnaître ? C’était une Noire ?

— Une Blanche, fit tristement le colonel. Et je me souviendrai de son visage sur mon lit de mort.

Une nouvelle ambulance stoppa non loin d’eux et plusieurs infirmières s’approchèrent avec une civière. On allait évacuer Burt Gluckenhaus.

— Vous avez prévenu chez moi ? demanda l’Américain.

— N’ayez pas peur, je vais le faire, assura Ferdi. Votre femme va venir vous voir à l’hôpital.

— Pas tout de suite. Je ne suis pas présentable…

Un médecin avait écarté le drap et l’examinait. On lui fit une nouvelle piqûre et avec d’infinies précautions, on le chargea sur la civière. Un peu plus loin, on était en train d’opérer une femme sur un comptoir du Woolworth dont la vitrine n’existait plus. Un gradé des pompiers s’approcha de Ferdi qu’il avait reconnu.

— Vous avez une idée des dégâts ? demanda ce dernier.

— On a déjà emporté dix-huit cadavres. Surtout des Noirs, annonça le fonctionnaire. Et des dizaines et des dizaines de blessés. Certains très gravement.

Il parlait à voix basse, choqué. Ferdi rejoignit l’ambulance où se trouvait Burt, stationnée à côté d’une 504 qui semblait avoir été mitraillée. Il attira le médecin à part et lui mit sous le nez son accréditif militaire.

— Cet homme travaille avec nous, dit-il et c’est un officiel de l’ambassade des États-Unis. Quel est votre pronostic ?

Le médecin le regarda longuement, avant de répondre :

— Il est perdu. Sa peau est brûlée à quatre-vingts pour cent. Nous pouvons peut-être le prolonger quelques heures, mais il risque de beaucoup souffrir. Si le cœur tient…

— Où l’emmenez-vous ?

— À l’hôpital militaire. C’est le meilleur endroit pour soigner les grands brûlés.

— Je viens avec vous.

Il monta dans l’ambulance qui démarra aussitôt dans un hululement sinistre, coupant les barrières de police. Deux motards l’attendaient et entreprirent de lui ouvrir la route. Burt Gluckenhaus était toujours conscient. Ferdi se pencha sur lui.

— It’s going to be all right[3] dit-il, la voix étranglée.It’s going to be all right.

L’Américain esquissa un vague sourire, trop choqué pour remarquer son émotion. Ferdi n’arrivait pas à croire qu’il allait mourir, il semblait si calme, si peu atteint, Burt Gluckenhaus fixa avec anxiété son homologue sud-africain et dit :

— Cette femme, il faut la retrouver.

— Vous m’aiderez, fit Ferdi. Dès que vous serez sur pied. Vous vous en êtes bien sorti.

Le médecin l’écarta, posant un stéthoscope sur la poitrine du blessé, et le silence retomba, troublé par les hurlements de la sirène. L’ambulance filait vers le nord, à 130 à l’heure, à travers les rues déjà désertes de Pretoria. Ferdi ferma les yeux et se mit à prier. Il avait toujours été profondément religieux.

Il y eut des virages, encore des virages, des ralentissements, puis le médecin releva la tête et son regard croisa celui de Ferdi. Burt Gluckenhaus semblait juste un tout petit peu plus calme.

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