CHAPITRE III La cabine

Ma main se porta à mon pistolet que je dégageai et braquai avant même d’en avoir conscience. La créature hirsute ne semblait guère différente de la silhouette bossue de la salamandre – celle qui avait failli me faire brûler vif à Thrax. Je m’attendais à la voir d’un instant à l’autre se redresser sur ses pattes arrière et exhiber la fournaise ardente de son cœur.

Elle n’en fit rien, et je ne tirai pas. Nous attendîmes, immobiles, pendant quelques instants ; puis elle s’enfuit, rebondissant et dérapant au milieu des boîtes et des ballots, comme un chiot maladroit à la poursuite de sa balle. Avec cet ignoble instinct de tuer tout ce qui lui fait peur que chaque homme possède au fond de soi, je fis feu. Le rayon – toujours potentiellement mortel, bien que réglé à son plus bas niveau depuis que j’avais scellé le coffret de plomb – fendit l’air et, paraissant se solidifier en un lingot d’or, sonna comme un gong. Cependant la créature, quelle qu’elle fût, se trouvait au moins à une douzaine d’aunes et disparaissait l’instant suivant derrière une statue emmitouflée dans son emballage.

Quelqu’un cria, et je crus reconnaître le contralto rauque de Gunnie. Il y eut un son pareil au chant d’une flèche, puis un cri monta d’une autre gorge.

La créature hirsute revint vers moi en bondissant, mais cette fois-ci, ayant repris mes esprits, je ne fis pas feu. Purn apparut et épaula son mousquet. Au lieu de l’éclair que je m’attendais à en voir jaillir, il en sortit une corde, quelque chose de souple et de vif paraissant noir dans l’étrange lumière et qui eut ce sifflement chantant que j’avais déjà entendu.

Ce cordage noir frappa la créature hirsute et l’enroula par deux ou trois fois, sans autre résultat, me sembla-t-il. Purn poussa un cri et bondit comme une sauterelle. Il ne m’était pas encore venu à l’esprit que dans cet immense entrepôt j’aurais pu aussi bondir comme sur le pont. C’est pourquoi je l’imitai (essentiellement parce que je tenais à ne pas perdre le contact avec Sidero tant que je ne me serais pas vengé) et manquai de peu me fracasser le crâne au plafond.

Pendant que j’étais en l’air, j’eus néanmoins le temps de jouir d’une vue exceptionnelle de l’endroit. Il y avait la créature hirsute, qui aurait sans doute été couleur fauve sous le soleil de Teur, avec des rayures noires, et qui continuait à se débattre avec une énergie frénétique. Pendant que je regardais, le mousquet de Sidero la paralysa encore plus. Purn était presque sur elle, suivi d’Idas et de Gunnie, laquelle fit feu tout en se déplaçant en bonds spectaculaires d’un endroit élevé à un autre, au milieu du désordre de la cargaison.

Je retombai à proximité, montai maladroitement sur l’affût incliné d’une caronade de montagne, et ne vis la créature hirsute que lorsqu’elle fut dans mes bras ou presque. Je dis « presque » parce que je ne la saisis pas réellement, pas davantage qu’elle ne me saisit. Nous restâmes malgré tout ensemble : les cordages noirs collaient à mes vêtements aussi bien qu’aux rubans plats (ni poil ni plume) qui recouvraient la créature hirsute.

Nous dégringolâmes de la caronade, et je découvris alors une autre des propriétés des cordages noirs : après avoir été lancés, ils rétrécissaient au-dessous de leur longueur initiale, avec beaucoup de force. Plus on se débattait, plus ils se resserraient, et mes efforts parurent amuser Purn et Gunnie au plus haut point.

Sidero enroula encore quelques longueurs de corde autour de la créature hirsute puis dit à Gunnie de me libérer, ce qu’elle fit en coupant mes liens avec sa dague.

« Merci, dis-je.

— Ça arrive tout le temps, répondit-elle. Je me suis trouvée transformée en panier, une fois ! Ne vous inquiétez pas. »

Conduits par Sidero, Purn et Idas s’éloignaient déjà en emportant la créature. Je me relevai. « Je crains d’avoir perdu l’habitude d’être la risée des gens.

— Parce qu’autrefois, vous l’aviez ? On ne le dirait pas.

— Quand j’étais apprenti. Tout le monde se moque des jeunes apprentis, en particulier leurs aînés. »

Gunnie haussa les épaules. « Les gens font des tas de choses amusantes, si l’on y pense. Comme dormir avec la bouche ouverte. Si vous êtes quartier-maître, personne ne rit ; mais sinon, vos meilleurs amis vous mettront un mouton de poussière dedans. N’essayez pas de les enlever comme ça. »

Les cordes noires s’étaient accrochées au velours de ma chemise, et je m’étais mis à tirer dessus. « Je devrais avoir un poignard sur moi, dis-je.

— Comment, vous n’en avez pas ? » Elle me regarda avec un air de commisération, les yeux aussi grands, noirs et doux que ceux d’une vache. « Mais tout le monde devrait porter un poignard.

— Je portais une épée, autrefois. Au bout d’un temps j’y ai renoncé, sauf pour les cérémonies. Lorsque j’ai quitté ma cabine, j’ai estimé que mon pistolet suffirait largement.

— Pour se battre, oui. Mais un homme comme vous a-t-il besoin de se battre ? » Elle fit un pas en arrière et feignit d’évaluer mon aspect. « Ils doivent être rares, ceux qui vous cherchent noise. »

La vérité était qu’avec ses bottes marines à semelle épaisse, elle était aussi grande que moi ; et en tout endroit où il y aurait eu une pesanteur normale, elle aurait été tout aussi lourde. C’étaient de vrais muscles qui recouvraient son ossature, sous une bonne couche de graisse.

J’éclatai de rire et admis qu’un poignard m’aurait été utile lorsque Sidero m’avait poussé de la plate-forme.

« Oh ! non, une lame ne l’égratignerait même pas. » Elle sourit. « Comme disait le souteneur en voyant arriver le marin. » Je ris encore, et elle passa un bras sous le mien. « De toute façon, un couteau, c’est pour travailler plus que pour se battre. Comment couper un cordage ou ouvrir les boîtes de ration, si vous n’en avez pas un ? Gardez les yeux bien ouverts ; on ne sait jamais sur quoi on peut tomber dans ces soutes.

— Nous allons dans la mauvaise direction, remarquai-je.

— Je connais un autre chemin et si nous ressortions par là où nous sommes arrivés, vous ne retrouveriez plus rien. C’est trop court.

— Et si Sidero éteint la lumière ?

— Il ne le fera pas. Une fois qu’on la met en marche, elle continue de briller jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne. Ah ! je vois quelque chose. Regardez là. »

J’obtempérai, et me sentis soudain sûr qu’elle avait dû remarquer le couteau pendant que nous poursuivions la créature hirsute, et qu’elle faisait simplement semblant de l’avoir trouvé à l’instant. On ne voyait dépasser que la poignée en os.

« Allez-y. Personne ne se formalisera si vous le prenez.

— Ce n’était pas ça qui m’inquiétait », dis-je.

Il s’agissait d’un couteau de chasse, très pointu, le dos de la lame de deux empans de long formant scie. Exactement ce qu’il fallait pour des travaux grossiers.

« Prenez aussi le fourreau. Vous n’allez pas le tenir à la main toute la journée. »

Il était en cuir noir sans motif, mais comportait une pochette ayant dû contenir autrefois un petit outil, et je me souvins alors de celle, en peau humaine, qui abritait la pierre à affûter de Terminus Est. L’arme me plaisait déjà, mais elle me plut encore davantage quand je vis ce détail.

« Mettez-le à votre ceinture. »

Je m’exécutai, le plaçant à ma gauche, pour équilibrer le poids du pistolet. « Je me serais attendu que les marchandises soient mieux rangées que cela sur un tel vaisseau, dis-je.

— Ce n’est pas là la vraie cargaison, fit Gunnie en haussant les épaules. Juste des bricoles. Est-ce que vous savez comment le vaisseau est construit ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. »

Ma réponse la fit rire. « En vérité, je me dis que personne ne le sait. Nous avons nos petites idées que nous échangeons, mais nous finissons toujours par nous rendre compte qu’elles sont fausses. Ou à tout le moins en partie fausses.

— J’aurais cru que vous connaissiez votre appareil.

— Il est trop vaste, et il comporte trop d’endroits où l’on ne nous envoie jamais, ou que nous ne pouvons trouver seuls, ou dans lesquels nous ne pouvons pénétrer. Mais il possède sept côtés, afin de pouvoir porter plus de toile, si vous me suivez.

— Je comprends.

— Certains ponts – trois, je crois – ont des soutes profondes. C’est là que se trouve la cargaison principale. Sous les autres, on a ménagé des remises en forme de coin, et certaines servent à mettre les bricoles, comme celle-ci. On y trouve aussi des cabines pour l’équipage et je ne sais quoi encore. À propos de cabine, il vaudrait mieux revenir. »

Elle m’avait conduit jusqu’à une autre échelle et une autre plate-forme. « J’avais cru, dis-je, que nous passerions par quelque panneau secret, ou qu’au-delà de ces bricoles, pour parler comme vous, on déboucherait sur un jardin. »

Gunnie secoua la tête et sourit. « Je vois que vous l’avez déjà un peu visité. Vous êtes poète, non ? Et un sacré menteur, je suis prête à le parier.

— J’étais l’autarque de Teur ; ce qui demande de savoir un peu mentir, je le concède. Nous appelons cela de la diplomatie.

— Eh bien, je peux au moins dire qu’il s’agit d’un vaisseau qui marche ; simplement, ce ne sont pas des gens comme vous et moi qui l’ont construit. Autarque… Cela veut-il dire que vous étiez le maître de toute la planète ?

— Non, seulement d’une petite partie, même si légalement j’étais à la tête de Teur dans son intégralité. Et je sais, depuis que j’ai entrepris ce voyage, que je ne serai plus autarque à mon retour, en cas de succès. Ça n’a pas l’air de vous impressionner le moins du monde.

— Des mondes, il y en a tellement. » Soudain, elle s’accroupit et bondit, s’élevant dans l’air comme un gros oiseau bleu. Bien qu’ayant moi-même accompli de tels sauts, il me parut étrange de voir une femme en faire un. Elle arriva ainsi à une coudée à peine au-dessus de la plate-forme et s’y posa, aurait-on dit, comme une plume.

Sans avoir réfléchi, j’avais supposé que les quartiers de l’équipage devaient se réduire à quelque pièce étroite comme celle du château avant du Samru. Au lieu de cela, il y avait toute une série de grandes cabines et de nombreux niveaux donnant sur des coursives, qui elles-mêmes entouraient un large conduit d’aération commun. Gunnie déclara qu’elle devait retourner à son travail, et me suggéra de chercher une cabine vide.

J’étais sur le point de lui dire que je possédais déjà une cabine, que j’avais quittée à peine une veille auparavant ; mais quelque chose m’arrêta. J’acquiesçai et lui demandai dans quel coin la choisir – signifiant par là, ce qu’elle comprit, mon désir d’être près de la sienne. Elle me l’indiqua, et nous nous séparâmes.

Sur Teur, les serrures les plus anciennes sont maintenues fermées par des charmes. Ma suite autarchique possédait un verrou vocal, et si les écoutilles et la porte donnant sur la soute s’ouvraient autrement, les portes vert olive des quartiers d’équipage en étaient également équipées. Les deux premières m’informèrent qu’elles étaient occupées ; il devait néanmoins s’agir de mécanismes anciens, à voir comment leur personnalité avait commencé à se différencier.

La troisième m’invita à entrer, en disant : « Quelle jolie cabine ! »

Je lui demandai depuis combien de temps cette jolie cabine n’avait pas été occupée.

« Je l’ignore, maître. Bien des voyages.

— Ne m’appelle pas maître. Je n’ai pas encore décidé de te prendre. »

La porte ne répondit pas. Sans doute ces serrures étaient-elles d’une intelligence extrêmement limitée ; sans quoi elles pourraient être soudoyées et ne tarderaient pas à sombrer dans la folie. Au bout d’un instant, le battant s’ouvrit, et j’entrai.

Ce n’était pas une jolie cabine comparée à la suite autarchique que j’avais laissée. J’y trouvai deux couchettes étroites, une armoire et un coffre, ainsi qu’une installation sanitaire dans un angle. Une telle couche de poussière recouvrait tout que j’imaginai instantanément un nuage soufflé par le système de ventilation – nuage que l’on aurait pu voir uniquement en compressant le temps comme le compressait le vaisseau ; qu’aurait pu peut-être voir un homme vivant de la vie végétale des arbres, pour lesquels un an est un jour, ou de la vie de Gyoll, qui roule ses flots dans la vallée de Nessus depuis des millénaires.

Tout en pensant à ces choses (une méditation bien plus courte que le temps qu’il m’a fallu pour la transcrire), j’avais trouvé un chiffon rouge dans l’armoire ; après l’avoir mouillé au lavabo, je commençai à enlever la poussière. Une fois nettoyé le dessus du coffre et le cadre de l’une des couchettes, je compris que j’avais décidé – inconsciemment – de rester. J’avais bien entendu l’intention de retrouver ma suite, et d’aller y dormir le plus souvent.

Mais je disposerais aussi de cette cabine. Quand l’ennui me gagnerait, je me joindrais à l’équipage et en apprendrais davantage sur la manœuvre du vaisseau qu’en restant simple passager.

Il y avait également Gunnie. Suffisamment de femmes étaient passées entre mes bras pour que je n’eusse aucune vanité quant à leur nombre : on s’aperçoit rapidement que ces étreintes, quand elles n’exaltent pas l’amour, ne font que l’amoindrir, et bien souvent la pauvre Valéria venait hanter mes pensées ; néanmoins, je désirais ardemment l’affection de Gunnie. En tant qu’autarque, j’avais eu peu d’amis en dehors du père Inire, et de ceux-ci Valéria était la seule femme. Quelque chose dans le sourire de Gunnie me rappelait Théa (comme elle me manquait encore !) et le long voyage jusqu’à Thrax avec Dorcas. Voyage qui alors signifiait uniquement l’exil pour moi, si bien que chaque jour en avait été marqué au sceau d’une hâte fébrile. Je savais maintenant que, de bien des façons, j’avais vécu là l’été de mon existence.

Je rinçai le chiffon, conscient d’avoir bien souvent fait ce geste, mais incapable de dire combien de fois ; lorsque je cherchais des yeux une nouvelle surface à essuyer, je m’aperçus que j’étais passé partout.

Le matelas n’était pas aussi facile à traiter, mais il fallait bien le dépoussiérer d’une manière ou d’une autre, car il était aussi crasseux que l’avait été le reste, et nous aurions certainement envie de nous y allonger, à l’occasion. Je le traînais sur la coursive qui surplombait le conduit d’aération et le secouai et le frappai jusqu’à ce qu’il n’en tombât plus de poussière.

J’avais terminé et le ramenais vers la cabine, lorsqu’un cri sauvage monta du conduit d’aération.

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