Le pays multicolore par Julian May

Prologue

1.

Avec une lenteur pesante qui était la confirmation de sa mort prochaine, le grand vaisseau ressurgit dans l’espace normal. Et la douleur qui accompagnait la transition, d’ordinaire si rapide, fut prolongée d’autant, multipliée par mille et, malgré leur force, leurs esprits maudirent le sort et gémirent quand leur vint la certitude d’être pris au piège. Ils demeureraient à jamais dans les limbes grises.

Avec le chagrin.

Mais le Vaisseau faisait de son mieux. Il partageait la souffrance de ses passagers, il poussait contre le tissu rigide des superficies, tentait de le forcer, et enfin des éclats noirs apparurent dans le gris. Le Vaisseau et ceux qu’il portait sentirent s’estomper leur angoisse qui finit par se fondre en une pure harmonie de vibrations quasi musicales qui se propagèrent en échos, pâlirent et s’éteignirent à la fin.

Ils dérivaient dans l’espace normal, entre les étoiles.

Le Vaisseau avait surgi dans le cône d’ombre d’une planète. Pendant longtemps, sans savoir vraiment ce qu’ils voyaient, les voyageurs, encore étourdis, contemplèrent le halo atmosphérique de ce monde et les ailes nacrées qui étaient nées de l’éclipse du soleil. Mais le Vaisseau poursuivait sa sinistre trajectoire : la chromosphère solaire réapparut peu à peu, puis les flammes orangées de la couronne, et enfin l’incandescente substance dorée du centre de l’astre.

La course du Vaisseau s’inclina. La surface éclairée de la planète parut se déployer de plus en plus vite tandis qu’ils approchaient. C’était un monde bleu, avec des nuages blancs, des montagnes enneigées, des terres ocre, rouges et gris-vert, et sans nul doute la vie y était possible. Le Vaisseau avait réussi.

Thagdal se tourna vers la petite femme qui se trouvait devant la console de direction. Brede des Deux Visages secoua la tête. Les menaçants diagrammes qui apparaissaient en violet sur l’écran-témoin d’énergie montraient à l’évidence qu’ils n’avaient atteint ce hâvre que par un effort ultime du Vaisseau. Désormais, ils ne pouvaient plus échapper aux forces gravifiques : ils étaient prisonniers de l’attraction du système.

Thagdal s’exprima alors, par la voix et par l’esprit :

— Ecoutez-moi, survivants des compagnies de bataille. Notre fidèle appareil est sur le point de périr. Il ne survit plus à présent que par la mécanique, mais elle ne tiendra plus longtemps. Nous sommes lancés sur une trajectoire d’impact et il nous faudra quitter le bord avant que la coque entre en contact avec la couche dense de l’atmosphère.

Le Vaisseau agonisant s’emplit d’émanations de rage, de tristesse et de peur. Questions et reproches faillirent submerger l’esprit de Thagdal, mais touchant le torque d’or qu’il portait au cou, il les força tous au silence.

— Au Nom de la Déesse, arrêtez ! Notre aventure était un pari énorme, et tous les esprits étaient contre nous. Brede s’inquiète parce que ce lieu pourrait ne pas être le refuge parfait que nous espérions. Pourtant, il nous convient, et il se trouve dans une galaxie lointaine où nul ne viendra jamais nous chercher. Nous sommes en sûreté et nous n’avons pas eu à nous servir de la Lance ou de l’Epée. Brede et notre Vaisseau ont su nous conduire jusqu’ici. Louons leur force !

Tous ensemble, ils chantèrent l’antienne. Mais au cœur même de la symétrie des paroles, une pensée se dressait, lancinante :

« Au diable tous les hymnes ! Allons-nous survivre ici ? »

Thagdal lui répliqua avec violence :

— Nous survivrons si Tana la Compatissante le veut, et nous retrouverons même cette joie qui nous fuit depuis si longtemps. Mais ce ne sera pas grâce à toi, Pallol ! Fils de l’ombre ! Vieil ennemi ! Parjure ! Quand nous aurons échappé à ce péril, tu me répondras de tout !

Une certaine charge d’animosité vulgaire vint se mêler à celle de Pallol, mais elle était embrumée par les esprits ternes qui venaient à peine d’être soulagés d’une souffrance atroce. Pour l’heure, nul ne voulait vraiment se battre. Seul l’irascible Pallol avait comme toujours le cœur au combat.

Brede-l’Epouse du Vaisseau se répandit comme un baume sur les conflits qui couvaient.

— Ce Pays Multicolore sera pour nous un bon endroit, mon Roi. Et toi, Pallol-Un-Œil, tu n’as rien à craindre. J’ai déjà sondé cette planète, légèrement, bien sûr, et je n’ai découvert aucun échange mental. Les formes de vie dominantes vivent dans l’innocence et sans langage et elle ne représenteront aucune menace pour nous avant plus de six millions d’orbites planétaires. Pourtant, le plasma de ses germes se prête à la nourriture et au service. Avec de la patience et de l’habileté, nous survivrons, très certainement. Il nous faut donc continuer et respecter la trêve encore quelque temps. Que nul ne parle de vengeance, encore moins de défiance envers mon Epoux bien-aimé.

— Voilà qui est bien dit, Presciente Dame, clamèrent tous les autres, à haute voix ou bien par la pensée. (Et tous les dissidents étaient à présent submergés.)

— Les petits planeurs sont prêts, dit Thagdal. Nous partons, que tous les esprits s’élèvent en un salut.

Il s’éloigna vers la passerelle de contrôle. Ses cheveux dorés et sa barbe étincelaient de colère jugulée, les plis de sa robe blanche effleuraient la surface de métalloïde ternie du pont. Eadone, Dionket et Mayvar le Faiseur de Rois le suivirent, et leurs esprits se joignirent pour le Chant tandis que leurs doigts couraient pour un dernier adieu sur les parois qui refroidissaient et qui, naguère, avaient trépidé sous l’effet d’une force bienveillante. Les uns après les autres, dans tous les secteurs du Vaisseau, tous, ils reprirent l’antienne jusqu’à ce que presque tous les esprits entrent en communion.

Les planeurs jaillirent du grand vaisseau moribond. Ils étaient plus de quarante, pareils à des oiseaux, et ils percèrent l’atmosphère comme autant de fléchettes brillantes avant de ralentir pour déployer leurs ailes. L’un prit la tête et les autres se disposèrent en formation derrière lui. Ils se dirigèrent vers la plus importante surface émergée de ce monde pour attendre le moment de l’impact. Ils remontèrent à partir du sud et survolèrent les parties les plus distinctes de la planète : un immense bassin marin, presque à sec, brillant de flaques de sel, qui formait une découpe irrégulière dans la partie ouest du principal continent. Une chaîne montagneuse et enneigée formait une barrière au nord de cette Mer Vide. Les planeurs dépassèrent les montagnes et survolèrent alors le cours d’un grand fleuve dont les eaux roulaient vers l’est. Ils attendirent.

Le Vaisseau prit une trajectoire vers l’ouest et laissa une piste flamboyante en pénétrant dans l’atmosphère. Il percuta le sol dans une terrifiante onde de choc qui calcina la végétation et modifia tous les minéraux de la région. L’enveloppe du Vaisseau explosa et des globules de verre fondu verts et bruns retombèrent en pluie sur les hautes terres orientales. L’eau des fleuves fut alors changée en vapeur.

Puis ce fut l’impact. La lumière, la chaleur, le son frappèrent à l’instant où le monde était déchiré par plus de deux milliards de tonnes de matière animée d’une vélocité de vingt-deux kilomètres/seconde. Le rocher fut métamorphosé et la substance du Vaisseau se consuma presque dans l’holocauste. Près de cent kilomètres cubes de la croûte planétaire explosèrent dans toutes les directions. Les plus fines particules montèrent en une longue colonne noire vers la stratosphère et les vents des couches supérieures les dispersèrent en un voile de deuil tout autour du monde.

Le cratère avait près de trente kilomètres de diamètre, mais il n’était pas très profond. Il était au centre de l’ulcère brillant qui était apparu dans la terre et les tornades engendrées par l’atmosphère outragée le balayaient sans cesse. Pendant plusieurs jours, les petits planeurs tournèrent autour solennellement, sans se soucier de l’ouragan de boue qui se déchaînait, attendant que les brasiers se refroidissent au sol. Quand la pluie eut fait son œuvre, les planeurs s’éloignèrent pour longtemps.

Ils ne revinrent à la tombe que lorsque leur tâche fut accomplie et y restèrent pour un millier d’années.

2.

La petite ramapithèque était entêtée. Elle était certaine que le petit avait dû se perdre dans l’enchevêtrement du maquis. Son odeur était nette malgré les parfums lourds du thym, de la bruyère et du genêt.

Tout en lançant des appels plaintifs, la ramapithèque se fraya un chemin dans la zone autrefois calcinée, remontant vers le bord. Un vanneau, noir et jaune vif, lança un puitt ! sonore et s’enfuit en traînant l’aile. La ramapithèque savait que cette comédie était destinée à l’éloigner d’un nid sans doute proche. Mais, dans son esprit simple, il n’y avait pas place pour ce genre de proie. Tout ce qu’elle voulait, c’était son petit.

Elle s’échina sur la pente, se servant parfois d’une branche cassée pour repousser les buissons qui contrariaient sa marche. Car elle était capable de se servir d’un tel outil ainsi que de quelques autres. Elle avait le front bas, mais son visage était nettement vertical, avec une mâchoire inférieure plutôt petite, humanoïde. Son corps, qui ne dépassait guère un mètre de hauteur, était légèrement voûté et revêtu, à l’exception du visage et de la paume des mains, d’une courte toison brune.

Elle continuait d’appeler. C’était un message formulé sans paroles que chaque jeune pourrait reconnaître : « C’est Maman. Reviens, elle te protégera et te consolera. »

Comme elle atteignait la crête, le maquis se fit moins dense. Elle surgit enfin à découvert, regarda autour d’elle et émit un gémissement sourd de peur. Elle se trouvait au bord d’un monstrueux bassin qui contenait un lac d’un bleu intense. De part et d’autre, la crête l’encerclait, totalement dénudée de même que la pente abrupte qui dominait le lac.

A vingt mètres environ de l’endroit où elle se trouvait, elle vit un terrible oiseau. Il ressemblait à un gros héron, mais il était aussi haut et élancé qu’un pin. Il avait des ailes, une tête, et une queue qui traînait tristement sur le serf. A partir de son ventre pendait un appendice noueux avec de larges écailles en étages. L’oiseau était dur, il n’était pas fait de chair. Il était posé dans la poussière, encroûté et revêtu de lichen orange, gris et jaune. Sa peau avait dû être autrefois mince, noire et lisse. Tout autour de la cicatrice astrale, de toutes parts, la ramapithèque apercevait maintenant d’autres oiseaux, étrangement espacés, qui tous contemplaient le lac dans les profondeurs »

Elle se préparait à fuir quand elle perçut un son familier.

Elle poussa un bref huhulement. Immédiatement, une minuscule tête apparut à l’envers par l’orifice ventral du grand oiseau. L’enfant se mit à pépier joyeusement. Son appel signifiait : « Bienvenue, maman ! C’est drôle ! Regarde ce qui se passe ! »



Epuisée, terrassée par le soulagement, les pattes ensanglantées à force de briser les épines, la mère eut un grognement de fureur pour son rejeton. Il descendit en hâte l’échelle du planeur et courut précipitamment vers elle. Elle s’en saisit et le serra contre son torse avant de le reposer et de lui lisser les côtés de la tête, à droite puis à gauche, provoquant un babil de protestations.

Pour essayer de l’apaiser, il lui montra la chose qu’il avait trouvée. Cela ressemblait à un grand anneau, mais c’était fait en réalité de deux demi-cercles d’or torsadé, épais comme le doigt, arrondis, gravés de petits sillons sineux semblables à ceux laissés par les limnaires dans les bois marins.

Avec un sourire, le jeune ramapithèque ouvrit à coups de dents deux des torsades, de l’anneau. Les autres extrémités étaient articulées par deux charnières pivotantes qui permettaient aux deux segments de s’ouvrir en plein. L’enfant mit l’anneau autour de son cou, le tordit et le referma. Le torque d’or brillait maintenant sur sa toison brune. Il était bien trop large pour lui mais néanmoins puissant. Souriant toujours, il montra à sa mère ce qu’il pouvait faire.

Elle eut un cri aigu.

L’enfant, surpris, bondit. Il trébucha sur un rocher et tomba en arrière. Avant qu’il soit parvenu à se redresser sa mère était sur lui et arrachait l’anneau si vigoureusement que le métal lui égratigna les oreilles. Douloureusement. Mais la perte qu’il éprouva était bien pire que la douleur. Il fallait qu’il le reprenne !

Sa mère cria encore plus fort que lui lorsqu’il tenta d’arracher le torque. Sa voix résonna sur le lac du cratère. Elle s’empara de la chose et la lança aussi loin qu’elle le pût, dans un épais buisson d’ajoncs épineux. L’enfant se mit alors à gémir, le cœur brisé, mais elle ne perdit pas de temps : elle lui prit le bras et l’entraîna vers la piste qu’elle s’était frayée à travers le maquis en venant.

Bien caché, à peine éraflé, le torque scintillait dans l’ombre tavelée de lumière.

3.

Durant les premières années où l’humanité, quelque peu aidée par ses amis, s’installait sur les mondes habitables des autres systèmes, un professeur de mécanique ondulatoire nommé Théo Guderian découvrit le passage vers l’Exil. Ses travaux, comme ceux de tant d’autres penseurs de l’époque, inorthodoxes mais prometteurs, étaient financés par une libre subvention de l’Administration Humaine du Milieu Galactique.

Guderian vivait sur le Vieux Monde. Parce que la science avait tellement d’autres choses à assimiler en cette période mouvante (et parce que la découverte de Guderian ne semblait promise à aucune application pratique en 2034), la publication de son article définitif ne provoqua que quelques brefs battements d’ailes dans le pigeonnier de la physique cosmologique. Mais, bien que l’indifférence prévalût, il se trouva un petit nombre de chercheurs appartenant aux six autres races unies de la galaxie suffisamment intrigués par les découvertes de Guderian pour lui rendre visite dans sa modeste maison-atelier, non loin de Lyon. Bien que sa santé déclinât, le professeur accueillit ses collègues avec courtoisie et leur déclara qu’il serait honoré de renouveler son expérience devant eux si toutefois ils voulaient bien lui pardonner l’aspect rudimentaire de son montage qu’il avait déménagé dans la cave de la villa après que l’institut s’en soit désintéressé.

Il fallut un certain temps à Madame Guderian pour s’accoutumer à ces exotiques pèlerins venus d’autres étoiles. Il fallait bien, après tout, respecter les convenances sociales en se montrant affable avec ses invités. Mais c’était bien difficile ! Après d’intenses exercices mentaux, elle finit par dominer son aversion à l’égard des grands androgynes Gi et l’on pouvait toujours faire semblant de croire que les Poltroyens étaient des gnomes civilisés. Mais elle ne devait jamais s’habituer aux effrayants Krondaku, ni aux Lylmik semi-visibles. Quant aux Simbiari, moins repoussants, on ne pouvait que déplorer la façon qu’ils avaient de laisser leurs jus vert sur le tapis.

Ceux qui devaient être les derniers visiteurs appelèrent trois jours avant que le professeur ne soit frappé par la maladie. Madame ouvrit la porte et accueillit deux humains mâles des mondes extérieurs (l’un était plutôt ordinaire mais l’autre était énorme au point d’en être inquiétant), un petit Poltroyen affable qui portait la robe chatoyante de Plein Eclaircisseur, un Gi de deux mètres et demi de haut (fort heureusement habillé) et, Sainte Vierge ! rien moins que trois Simbiari !

Elle leur fit les honneurs de la maison, les invita à s’installer et disposa des cendriers et des corbeilles un peu partout.

Lorsque les politesses d’usage eurent été échangées, le professeur conduisit ses visiteurs extra-terrestres vers la cave de l’immense villa.

— Nous allons passer de suite à la démonstration, mes chers amis, leur dit-il. Vous voudrez bien m’excuser, mais aujourd’hui je me sens un peu fatigué.

— C’est très regrettable, dit l’aimable Poltroyen. Mais peut-être, mon cher professeur, tireriez-vous quelque bénéfice d’une séance de rajeunissement ?

Guderian sourit.

— Non, non. Une vie est bien assez pour moi. Je pense que j’ai eu beaucoup de chance de vivre à l’époque de la Grande Intervention, mais je dois avouer que les événements semblent aller plus vite que mon tempérament ne peut le tolérer. En fait, j’attends la paix ultime.

Ils franchirent une porte métallique pour pénétrer dans ce qui était apparemment une ancienne cave à vin reconvertie.

Sur trois mètres carré, le dallage de pierre avait été enlevé pour laisser apparaître la terre nue. Le montage de Guderian était installé au milieu de cette surface.

Le vieil homme farfouilla un instant dans un antique placard en chêne, près de la porte, et revint avec une petite pile de plaques de lecture qu’il distribua aux chercheurs.

— Ces plaques contiennent un précis de mes théories ainsi que des diagrammes de l’appareil. C’est mon épouse qui les a préparées à l’intention de nos visiteurs. Vous voudrez bien excuser la simplicité du format. Notre principale source de subvention est depuis longtemps épuisée.

Les visiteurs eurent un murmure de sympathie.

» Je vous prierai de vous tenir ici pour la démonstration. Vous aurez remarqué que cet appareil a quelque ressemblance avec un translateur sub-spatial et qu’il ne requiert que très peu d’énergie. Les modifications que j’ai apportées visaient à entrer en phase avec les éléments magnétiques résiduels de la strate rocheuse locale ainsi qu’avec les champs contemporains plus profonds générés sous la plate-forme continentale. C’est en entrant en interaction avec les matrices des champs du translateur qu’ils produisent la singularité.

Guderian glissa une main dans la poche de sa blouse et en sortit une carotte. Avec un haussement d’épaules bien français, il remarqua :

— C’est pratique, même si c’est un peu ridicule.

Il posa la carotte sur un tabouret de bois parfaitement ordinaire qu’il emporta jusqu’à l’appareil. Le montage de Guderian ressemblait plutôt, en vérité, à une ancienne pergola ou à un belvédère en croisillons revêtu de vigne. Cependant, la charpente était faite d’un matériau transparent, vitreux, sur lequel se détachaient les nodules noir mat des composants. Quant à la « vigne », il s’agissait en vérité de câblages d’alliages colorés qui semblaient pousser à partir du sol de la cave pour monter en rampant entre les croisillons de façon bizarre avant de disparaître brusquement au ras du plafond.

Lorsque le tabouret et la carotte furent en place, Guderian alla rejoindre ses invités et mit l’appareil en marche. Il n’y eut pas le moindre son. Le belvédère scintilla un instant, puis il sembla se couvrir de plaques de miroir qui en cachèrent complètement l’intérieur.

— Vous comprenez, bien sûr, qu’il faut compter avec une certaine période d’attente, dit le vieil homme. La carotte est presque toujours efficace, mais il y a quelques déceptions, de temps à autre.

Les sept visiteurs attendirent. L’humain aux énormes épaules serrait sa plaque de lecture entre ses deux mains mais son regard ne quittait pas le belvédère miroitant. L’autre colon, un personnage placide qui venait de quelque institut de Londinium, examinait attentivement le panneau de contrôle. Le Gi et le Poltroyen lisaient leurs opuscules avec conscience. L’un des plus jeunes Simbiari laissa tomber par inadvertance une goutte émeraude sur le sol et la frotta rapidement.

Sur le chronomètre fixé au mur, les chiffres défilaient. Cinq minutes passèrent. Puis dix.

— Maintenant, nous allons voir si le gibier est bien là, dit le professeur en adressant un clin d’œil à l’homme de Londinium.

L’écran d’énergie miroitante disparut. Pendant une brève nanoseconde, stupéfaits, les scientifiques eurent un aperçu d’une créature qui avait la forme d’un poney, là, à l’intérieur de la pergola. Presque instantanément, elle devint un squelette articulé. Puis les os tombèrent et se désintégrèrent pour n’être plus qu’une poussière grisâtre.

— Merde ! s’exclamèrent à l’unisson les éminents chercheurs.

— Du calme, chers confrères, dit Guderian. Un tel dénouement est malheureusement inévitable. Mais nous allons maintenant faire une projection holographique au ralenti afin d’identifier notre capture.

Il alluma un projecteur Tri-D dissimulé et une image apparut. Figé dans l’action, ils virent un petit animal semblable à un cheval, aux yeux paisibles, avec des sabots triples et un pelage roux légèrement strié de blanc. Il se tenait à côté du tabouret, les fanes de la carotte dépassant de sa bouche.

— Un Hipparion gracile. Une espèce cosmopolite très répandue sur Terre à l’époque du Pliocène.

Guderian laissa tourner le projecteur. Le tabouret s’effaça peu à peu. Le cuir et la chair du petit cheval se flétrirent avec une lenteur affreuse, tombèrent en lambeaux du squelette pour exploser en un nuage de poussière tandis que les organes se gonflaient, puis rétrécissaient avant d’éclater et de disparaître. Les os restèrent seuls debout avant de s’effondrer en arcs gracieux. Dès qu’ils touchèrent le sol de la cave, ils furent réduits à leurs composants minéraux.

Le sensible Gi, avec un soupir, ferma ses grands yeux jaunes. Le Londinien était devenu pâle tandis que l’autre humain, qui venait du monde rude et morose appelé Shqipni, mâchonnait sa grosse moustache brune. Le jeune Simb atteint d’incontinence se précipita, lui, vers une des corbeilles.

— Pour ce piège, dit Guderian, j’ai utilisé aussi bien des appâts végétaux ou animaux. Les carottes, les lapins ou les souris ne souffrent pas du voyage aller vers le Pliocène mais, durant le retour, toute forme de vie qui se trouve à l’intérieur du champ-tau est inévitablement victime du fardeau que représentent plus de six millions d’années d’existence terrestre.

— Et la matière inorganique ? demanda le Skipetar.

— D’une certaine densité, d’une certaine structure cristalline, oui, bien des spécimens ont fait le voyage aller-retour en bonne condition. Je suis même parvenu à faire revenir deux formes de matière organique : de l’ambre et du charbon qui ont voyagé sans mal.

— Mais c’est très intrigant ! s’exclama le Premier Contemplateur du Vingt-Sixième Collège de Simb. La théorie du plissement temporel appartient à notre répertoire depuis bientôt soixante-quinze de vos années, très estimé Guderian, mais quant à sa démonstration… elle a échappé aux plus brillants esprits du Milieu Galactique… jusqu’à présent. Le fait que vous, un savant humain, ayez partiellement réussi là où tant d’autres ont échoué est certainement une confirmation supplémentaire des capacités uniques des Enfants de la Terre.

Le ton aigre-doux de ce discours ne fut pas perdu pour le Poltroyen dont les yeux rubis étincelèrent tandis qu’il déclarait :

— L’Amalgame de Poltroy, à la différence de certaines des autres races unies, n’a jamais douté que l’intervention n’ait été justifiée pleinement.

— Pour vous et votre Milieu, peut-être, fit Guderian à voix basse. (Dans ses grands yeux sombres, teintés de tristesse, derrière les lunettes sans monture, l’amertume put se lire.)

» Mais qu’en est-il de nous ? Nous avons dû abandonner tant de choses : nos diverses langues, la plupart de nos philosophies et de nos dogmes religieux, nos prétendus styles de vie improductifs… jusqu’à notre souveraineté humaine, même si une telle perte peut sembler risible aux intellects anciens du Milieu Galactique.

— Mais comment pouvez-vous douter de la sagesse de tout cela, professeur ? s’exclama l’homme de Shqipni. En tant qu’humains, nous n’avons abandonné que quelques babioles culturelles pour gagner une énergie suffisante, un lebensraum sans limites et le droit d’être membres d’une civilisation galactique ! A présent que nous n’avons plus à gaspiller notre temps et à simplement nous contenter de survivre, rien ne ralentira plus l’humanité ! Notre race commence à peine à utiliser son potentiel génétique, qui pourrait bien être plus grand que celui de tout autre peuple !

Le Londinien tiqua visiblement.

Le Premier Contemplateur dit d’un ton suave :

— Ah, la proverbiale capacité de reproduction humaine ! Avec elle, pas question de voir le fond du fond génétique. On se souviendra de la supériorité reproductrice bien connue de l’organisme adolescent comparé à celui de l’individu mature dont le germe, quoique moins prodigalement distribué, peut néanmoins bourgeonner avec plus de prudence à la poursuite d’optima génétiques.

— Avez-vous dit mature ? ricana le Skipetar, ou bien atrophié ?

— Collègues ! Collègues ! s’exclama le petit Poltroyen diplomate. Nous allons finir par agacer le professeur.

— Non, tout va bien, dit le vieil homme, mais il avait les traits gris et semblait malade.

Le Gi s’empressa de changer de sujet :

— Il est certain que cet effet dont vous venez de nous faire la démonstration serait un magnifique outil pour la paléobiologie.

— Je crains, répliqua Guderian, qu’au niveau galactique, l’intérêt pour des formes de vie disparues du couloir Rhône-Saône, sur Terre, soit limité.

— Mais, vous n’avez pas pu… euh… régler l’appareil pour d’autres secteurs ? demanda le Londinien.

— Hélas, non, mon cher Sanders. Pas plus que d’autres chercheurs ne sont parvenus à renouveler mon expérience en d’autres points de la Terre ou sur les autres mondes. (Il tapota sur une plaque de lecture.) Comme je l’ai mentionné ici, le problème est d’intégrer les subtilités de l’énergie géomagnétique. Cette région de l’Europe méridionale est certainement l’une des plus complexes de la planète sur le plan géomorphologique. Ici, dans les Monts du Lyonnais et le Forez, nous avons un avant-pays de la plus haute antiquité qui se trouve côte-à-côte avec de récentes intrusions volcaniques. Dans les régions proches du Massif Central, nous voyons encore plus clairement les effets du métamorphisme intracrustal, l’anatexis engendré au-dessus d’un ou plusieurs diapirs asthénosphériques ascendants[1]. A l’est, nous trouvons les Alpes, avec leurs prodigieux plissements de nappes. Au sud se trouve le Bassin Méditerranéen avec des zones de subduction active, et qui, incidemment, était dans une condition extrêmement particulière durant la Période du Pliocène Inférieur.

— Vous êtes donc dans une impasse, alors ? remarqua le Skiptera. Quel dommage que le Pliocène de la Terre n’ait pas été toujours aussi passionnant. Simplement quelques millions d’années pour marquer le passage du Miocène aux Glaciations. La queue du cénozoïque, pour ainsi dire.

Guderian se munit d’une petite pelle et d’une balayette et entreprit de nettoyer le belvédère.

— C’était un âge d’or, dit-il, juste avant l’aube de l’humanité rationnelle. Le climat y était favorable et la vie animale et végétale foisonnante. Un âge d’abondance, préservé, tranquille. Comme un automne avant le terrible hiver de la glaciation du Pleistocène. Rousseau aurait aimé le Pliocène ! Sans intérêt dites-vous ? Même de nos jours, dans ce Milieu Galactique, il y a des gens dont l’esprit est las et qui ne seraient certainement pas d’accord avec votre jugement.

Les savants échangèrent des regards.

— Si seulement ce n’était pas un voyage sans retour, commenta l’homme de Londinium.

Guderian restait calme.

— Aucun de mes efforts pour modifier le faciès de la singularité n’a abouti. Elle est fixée dans le Pliocène, sur les hautes terres de la vallée de ce fleuve vénérable. Et nous voici enfin au cœur du sujet ! Le voyage dans le temps, cette grande réussite, se révèle n’être qu’une simple curiosité scientifique.

Une fois encore, il eut son haussement d’épaules bien français.

— Mais les chercheurs qui viendront plus tard ne manqueront pas de tirer profit de vos travaux de pionnier, déclara le Poltroyen.

Et les autres s’empressèrent d’ajouter d’autres encouragements de leur cru.

— Il suffit, chers collègues, dit Guderian avec un rire. Vous avez été très aimables de rendre ainsi visite à un vieil homme. A présent, nous devons rejoindre Madame Guderian qui nous attend avec des rafraîchissements. Je lègue à des esprits plus subtils le soin de trouver une application pratique à cette petite expérience bizarre.

Il laissa tomber la poussière dans une corbeille et fit un clin d’œil à l’adresse des colons humains. Au fond de la corbeille, les cendres de l’hipparion se mirent à flotter en petits îlots gris sur la bave verte de l’extra-terrestre.

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